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French Pages [320] Year 2022
DANS LA MÊME COLLECTION L’Événement Anthropocène La Terre, l’histoire et nous Christophe Bonneuil, Jean-Baptiste Fressoz, 2013 Les Apprentis sorciers du climat Raisons et déraisons de la géo-ingénierie Clive Hamilton, 2013 Toxique planète Le scandale invisible des maladies chroniques André Cicolella, 2013 Nous sommes des révolutionnaires malgré nous Textes pionniers de l’écologie politique Bernard Charbonneau, Jacques Ellul, 2014 L’Âge des low tech Vers une civilisation techniquement soutenable Philippe Bihouix, 2014 Prix de la fondation de l’écologie politique 2014 La Terre vue d’en haut L’invention de l’environnement global Sebastian Vincent Grevsmühl, 2014
Ils changent le monde ! 1001 initiatives de transition écologique Rob Hopkins, 2014 Nature en crise Penser la biodiversité Vincent Devictor, 2015 Comment tout peut s’effondrer Petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes Pablo Servigne, Raphaël Stevens, 2015 Crime climatique Stop ! L’appel de la société civile Collectif, 2015 Sortons de l’âge des fossiles Manifeste pour la transition Maxime Combes, 2015 La Part inconstructible de la Terre Critique du géo-constructivisme Frédéric Neyrat, 2016 La Grande Adaptation Climat, capitalisme et catastrophe Romain Felli, 2016 Comment les économistes réchauffent la planète Antonin Pottier, 2016
Un nouveau droit pour la Terre Pour en finir avec l’écocide Valérie Cabanes, 2016 Une écosophie pour la vie Introduction à l’écologie profonde Arne Næss, 2017 Homo detritus Critique de la société du déchet Baptiste Monsaingeon, 2017 Géopolique d’une planète déréglée Le choc de l’Anthropocène Jean-Michel Valantin, 2017 Sentir-penser avec la Terre Une écologie au-delà de l’Occident Arturo Escobar, 2018 Notre empreinte cachée Tout ce qu’il faut savoir pour vivre d’un pas léger sur la Terre Babette Porcelijn, 2018 La Part sauvage du monde Penser la nature dans l’Anthropocène Virginie Maris, 2018 Une autre fin du monde est possible Vivre l’effondrement (et pas seulement y survivre) Pablo Servigne, Raphaël Stevens, Gauthier Chapelle, 2018
Cyberminimalisme Face au tout-numérique, reconquérir du temps, de la liberté et du bien-être Karine Mauvilly, 2019 Le bonheur était pour demain Les rêveries d’un ingénieur solitaire Philippe Bihouix, 2019 La Recomposition des mondes Roman graphique. Postface d’Alain Damasio Alessandro Pignocchi, 2019 Lettre à la Terre Et la Terre répond Geneviève Azam, 2019 Une écologie décoloniale Penser l’écologie depuis le monde caribéen Malcom Ferdinand, 2019 L’Aigle, le Dragon et la Crise planétaire Jean-Michel Valantin, 2020 Lettre à Greta Thunberg Laurent de Sutter, 2020 Leur écologie et la nôtre Anthologie d’écologie politique André Gorz, 2020 La Servitude électrique Du rêve de liberté à la prison numérique
Gérard Dubey, Alain Gras, 2021 Nous ne sommes pas seuls Léna Balaud, Antoine Chopot, 2021 Invitation au vivant Repenser les Lumières à l’âge de l’Anthropocène Andreas Weber, 2021 Sous les pavés, la Terre Agricultures urbaines et résistances dans les métropoles Flaminia Paddeu, 2021 Greenwashing Manuel pour dépolluer le débat public Sous la direction d’Aurélien Berlan, Guillaume Carbou et Laure Teulières
ISBN
978-2-02-143934-2
© Éditions du Seuil, octobre 2022 www.seuil.com Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.
« Le sang indigène sait que la Terre recèle le ventre fertile qui engendre tous les temps, et des savants indigènes zapotèques racontent que ce fut à l’intérieur d’une colline que le temps et la vie entamèrent leur laborieux chemin. Avant cela, celui que l’on ne peut toucher par la pensée, le Coqui Xee, dormait dans une grotte. C’était la grotte du temps sans temps, où il n’y avait place ni pour le début ni pour la fin. […] S’il est vrai, comme c’est le cas, que la vie a d’abord entrepris son voyage sous forme liquide dans les grottes qui abondent en terre indigène, que les grottes furent et sont le ventre que les dieux premiers se sont donné pour naître et exister et que les grottes ne sont que les trous que la floraison de la vie a laissés sur la Terre comme autant de cicatrices, alors c’est à l’intérieur de la Terre que nous pourrions lire, outre le passé, les divers chemins qui devront nous porter jusqu’au lendemain. En ce mois de janvier, le couple créateur, Cosana et Xonaxi, épouse le ventre de la Terre et la soulage pour la convertir en fertile terre nourricière. Non seulement pour qu’en elle revive la lutte du rebelle qui est lutte collective, car seulement ainsi peut-on être rebelle, mais aussi pour qu’y naisse le songe avec la couleur de nous qui sommes la couleur de la terre. » Sous-commandant insurgé Marcos, Mexique, Calendrier de la résistance, Paris, Rue des Cascades, 2007.
TABLE DES MATIÈRES Titre Dans la même collection Copyright Prologue 1. - L'engagement terrestre : pour une politique animique La réciprocité des existants Vers une politique animique Pour une cohabitation interspécifique Peupler en terrestres Métamorphoses institutionnelles 2. - La personne terrestre : une relation perspectiviste « Nous sommes la nature qui se défend » La personne relationnelle L'anima terrestre Des personnes-chimères Perspectivisme interspécifique 3. - Cosmopolitiques terrestres : personnifications et conflits de mondes Des mondes en souffrance dans les États-nations La personnalisation juridique de la Nature Personnifications cosmopolitiques de la Terre
État-Pachamama ou Terre-Pachamama ? Incorporer les points de vue d'une Terre-mondes L'agone : une cosmopolitique en acte 4. - Peuples terrestres : instituer nos communs attachements Peuples de l'eau et conquête de l'Ouest Réhabiter l'Elwha : une communauté terrestre en devenir Résister à la gouvernementalité anthropocénique Le soulèvement des peuples terrestres Nouer des parentèles multispécifiques 5. - Les Conseils terrestres : partager la souveraineté La colonialité du pouvoir d'État Une Terre divisée : l'invention de la souveraineté moderne Revendiquer la coutume pour décoloniser nos liens à la terre Les ambiguïtés du droit coutumier Du juridique au politique : politiser les conflits de normes Une souveraineté partagée au sein de Conseils terrestres Après l'État-Capital, un triumvirat Public/Coutume/Terre 6. - Les temps terrestres : géomémoire contre géopouvoir La résistance d'une montagne Le temps-mètis des institutions terrestres Le temps animique des peuples terrestres Géogène ou le temps des révolutions terrestres Une Terre noire de métamorphoses Schéma des conditions Épilogue Notes Glossaire
Remerciements
Prologue L’enfant dit : Loire, ô Loire, pourquoi ne sont-elles pas revenues ? Où sontelles ? Que font-elles ? Loire répond : Elles ne reviendront pas cette année, ni les années prochaines. Peut-être ne reviendront-elles jamais plus. L’enfant dit : Pourtant, avant, elles revenaient. Tous les printemps nous allions à leur rencontre, ma mère, mon père, mes amis, là sur tes berges. Au crépuscule, elles remontaient et tournoyaient dans tes ondulations, se confondant aux sinuosités marbrées de ta houle. Lorsque le vent tombait et que les oiseaux se rassemblaient, que les digues se vidaient et les maisons se fermaient, nous attendions en silence que s’éveillent à la surface de ton eau paisible les palpitations d’une danse invisible. Et lorsque, ferrée à notre ligne, elles surgissaient, telles des flammes argentées, de tes profondeurs obscures, s’enroulant autour de nos bras jusqu’à l’étouffement, nous chantions, ô Loire, l’histoire de nos ancêtres, et de tous ceux qui, avant nous, fêtaient leurs retrouvailles. Loire, ô Loire, pourquoi ne sont-elles pas revenues ?
Loire répond : Parce qu’elles se meurent. Elles souffrent, gémissent et disparaissent sous les assauts répétés de l’Hydre qui les empoisonne, les étouffe et les déchire. L’enfant dit : Loire, ô Loire, mais comment les aider, comment les soigner, elles, qui nous donnent la vie ? Qui nous nourrissent et te nourrissent. Elles qui connaissent le cycle de tes eaux, elles qui remontent ton cours, elles qui, venues des profondeurs de l’océan, reviennent chaque année pour annoncer le recommencement du monde. Comment le monde pourra-t-il continuer à recommencer si les anguilles ne reviennent plus ? Loire répond : Pour que le monde recommence, pour que le jour renaisse, pour que le crépuscule murmure à nouveau et que les cycles reprennent leur cours, il te faudra lever mon peuple, le peuple de Loire, et tous les peuples qui, comme le tien, chantent le retour des anguilles : peuples des océans, peuples des montagnes, peuples des forêts. Il te faudra soulever les peuples de la Terre pour combattre et terrasser l’Hydre qui les engloutit. * Ce livre prend sa source en bord de Loire. Enfants d’exilé·e·s, nous y avons trouvé refuge. Son histoire est devenue la nôtre, sans pour autant effacer la mémoire de tous ces lieux qui, au cours de nos vies et de celles de nos ancêtres, nous ont constitués et continuent à nous habiter. Ici comme ailleurs, les effets de la catastrophe écologique en cours se font sentir. Sécheresses, réchauffement climatique, irrégularités saisonnières, disparition d’espèces. Vivre auprès de Loire et s’en préoccuper, c’est suivre au quotidien les soubresauts d’une Terre blessée par les attaques d’un système économique, politique et civilisationnel qui s’est érigé en lui tournant le dos. Vivre auprès de Loire et l’écouter, c’est aussi se
laisser traverser par les palpitations d’une Terre vivante et résistante, une Terre qui ne demande qu’à persister. Pas besoin de toutes les médiations technologiques inventées par nos sociétés modernisées en panne de relations pour écouter ce que, quotidiennement, Loire nous apporte comme nouvelles du monde. La sterne y revient, chaque année, de ses migrations lointaines en pays africain, et nous dit que là-bas aussi, et peut-être plus encore qu’ici, les choses vont mal. Mais il y a aussi tous ces êtres qui nous parlent par leur silence, parce que, comme l’anguille ou le saumon, ils ne reviennent plus ou de moins en moins. C’est à toutes ces présences invisibles que ce livre est dédié. C’est pour elles et pour tous ceux qui désirent continuer à habiter la Terre que nous avons entrepris le voyage. Un voyage qui nous a menés dans différents lieux du monde. Ce que nous y avons cherché ? Des espoirs, des désirs, des combats et des réponses pour faire face à l’effondrement en cours. Mais surtout pour imaginer et accompagner l’émergence de mondes naissants. Car le recommencement des mondes ne se fera pas sans nous. « Nous » renvoyant non pas seulement aux êtres humains mais à l’ensemble des existants avec lesquels ils partagent une commune condition : la condition terrestre. Celle-ci désigne la relation de coappartenance des humains et des autres qu’humains 1 à la Terre et leur capacité à faire advenir des mondes habitables. Or c’est bien la possibilité d’habiter la Terre qui se trouve aujourd’hui mise en péril du fait de la catastrophe écologique, de notre sortie de l’Holocène, ou encore de ce que la philosophe Isabelle Stengers a appelé « l’intrusion de Gaïa 2 ». Par là, il s’agit de nommer un événement qui bouleverse les coordonnées qui jusqu’alors structuraient l’horizon de l’agir humain. Gaïa, nom grec de la déesse de la Terre, ne désigne ni la nature bienfaitrice des Anciens, ni la nature mécanisée et maîtrisable des Modernes, mais une puissance réagissant aux assauts répétés d’une civilisation mortifère et destructrice, une civilisation qui depuis des siècles organise le pillage de ses forces vitales transformées en ressources
exploitables. Gaïa, c’est le nom donné à ce qui arrive lorsque la Terre se dérobe sous nos pieds, lorsque les ouragans se déchaînent, lorsque les grands feux pullulent, lorsque les eaux montent, lorsque les terres deviennent stériles, lorsque les virus prolifèrent, lorsque l’air devient de moins en moins respirable. C’est le nom d’une expérience toute nouvelle pour les membres des sociétés modernisées : celle de leur irréductible vulnérabilité. C’est en effet contre l’expérience de la vulnérabilité que se sont construits les imaginaires et les institutions politiques de l’époque moderne. Prenant leur source dans ce désir, érigé en mot d’ordre politique, de « se rendre comme maître et possesseur de la nature 3 », ils ont, dans les théories du contrat social, mis en scène une nature humaine violente et égoïste en prise avec l’instabilité d’un état de nature sauvage dont l’État, ce grand ordonnateur de la « machine » sociale, devait accomplir le dépassement en la soumettant à la rationalité des lois physiques et économiques. Ce fantasme a aussi nourri les projets révolutionnaires modernes et leur volonté de faire advenir un Homme nouveau, un Homme (et non une femme) libéré des « chaînes » de la nature, de ses contraintes et limites, capable de soumettre le réel aux lois de son seul esprit. Cet imaginaire de l’Homme nouveau n’est pas étranger au désastre totalitaire et au mot d’ordre qui le sous-tend : « Tout est possible 4. » Dans La Condition de l’homme moderne 5, la philosophe Hannah Arendt a tenté de répondre à ce fantasme de toute-puissance en resituant l’action humaine dans une condition mortelle indépassable, en la réinscrivant dans une temporalité se déclinant sous la forme de la vita activa qui articule les trois activités humaines fondamentales : le travail, l’œuvre, l’action. Arendt avait vu la nécessité d’un ancrage terrestre de l’existence humaine et dénonçait dans l’idée d’une humanité projetée dans l’espace extraterrestre une nouvelle version de ce fantasme. Cependant, en allant chercher dans la polis grecque et dans la Cité romaine les seuls modèles d’une pensée
politique capable de répondre à ce « Tout est possible », elle reconduisait le partage nature/culture constitutif de la modernité en séparant l’espace politique de celui où se déterminent et se jouent les conditions de l’habiter et les relations terrestres qu’il actualise. Arendt réservait ainsi au seul être humain la capacité d’initier, de commencer, d’inventer, assimilant la nature au règne du déterminisme, de la nécessité et de la répétition. Elle projetait ainsi dans le monde contemporain un ordre cosmologique définitivement révolu : celui d’un univers stable sur le fond duquel se dérouleraient les actions humaines. Cet univers n’est plus, et peut-être n’a-t-il jamais véritablement été. C’est ce que la crise écologique nous révèle, par l’entrée fracassante et irruptive des autres qu’humains dans l’arène politique moderne et, dans leur sillage, de tous les êtres que celle-ci a dû soumettre ou exclure pour s’instituer : les femmes, les ouvriers, les paysans, les peuples indigènes, les racisés. Cette irruption de la Terre et des existants terrestres dans l’espace politique est devenue ce à partir de quoi nous devons penser et réapprendre à faire communs en tenant compte des différentes manières d’habiter en mondes. L’enjeu se situe donc bien au-delà d’une interpellation des décideurs politiques à prendre acte de la catastrophe en cours. Dire que le recommencement des mondes ne se fera pas sans « nous », c’est aussi dire qu’il ne suffira pas de s’en remettre au bon vouloir des gouvernants pour procéder à des réformes adaptées. Cela non pas seulement parce qu’ils ne seraient pas capables d’y répondre, soit parce qu’ils sont en prise avec des intérêts contradictoires (intérêt général contre intérêts privés), soit parce que les cadres politiques existants ne leur permettent pas d’y faire face, du fait de leur caractère anthropocentrique et de leur incapacité à se projeter dans des temps longs. Mais surtout parce que l’événement qui nous arrive remet en question les fondements mêmes de la politique moderne, la manière dont
elle a pensé et mis en œuvre la capacité collective à décider des formes du vivre ensemble. Le présupposé moderne de l’agir politique est qu’il est initié par et pour les êtres humains, qui affirment par là leur liberté, c’est-à-dire leur indépendance à l’égard de toute autorité transcendante, que celle-ci soit appelée Dieu ou Nature. Ce n’est plus dans un ordre naturel transcendant mais en eux-mêmes, dans leur conscience et raison, que les êtres humains trouveraient les lois et principes devant régir leurs comportements et définir les conditions de leur commune existence. Que devient cette liberté lorsqu’elle se confronte à l’intrusion de Gaïa ? Que devient ce pouvoir d’initier lorsqu’il fait face à une puissance d’agir plus grande que lui, qui le précède et le conditionne : celle de la Terre ? Penser l’agir politique depuis l’irruption de la Terre implique de reposer de manière profonde et radicale la question de l’autorité et de l’institution : qui est autorisé à décider et pour qui ? Depuis quel lieu, depuis quel temps, depuis quelles valeurs s’autorise-t-on à décider, à agir ? Sur quoi reposent nos institutions ? Peut-on encore concevoir une action politique qui vaille à partir de la métaphysique du « gouvernement », cette prétention à connaître et agir à distance depuis un centre surplombant et hors-sol ? Peut-on se contenter de réformer les institutions existantes ou faut-il au contraire donner naissance à de nouvelles institutions plus en phase avec la condition terrestre ? Quelles formes devraient alors prendre ces institutions ? Faut-il pour cela sacrifier la liberté humaine et reconnaître l’existence d’un ordre naturel auquel les êtres humains devraient se soumettre ? Ou faut-il au contraire voir dans cette liberté une modalité d’expression d’une puissance d’invention et de génération plus vaste à laquelle les êtres humains participent au lieu de la dominer ? Poser la question de l’institution revient à poser celle de notre capacité collective à inventer les cadres de notre agir commun et les formes de sa perpétuation dans le temps.
Or le risque serait de répondre à ces questions en érigeant Gaïa au statut de nouvelle figure surplombante et tutélaire, de nouvelle autorité transcendante à laquelle les existants terrestres devraient se soumettre. Ce risque se profile déjà dans la transformation des politiques gouvernementales d’inspiration néolibérales et autoritaires. Prenant acte de l’entrée dans l’Anthropocène, elles définissent les cadres d’une gouvernementalité planétaire s’appuyant sur une nouvelle forme de droit naturel pour imposer aux peuples de la Terre des normes génériques et universelles auxquelles ils devraient se conformer afin de maintenir les conditions globales d’une habitabilité planétaire. Ces politiques dessinent les contours d’un géopouvoir qui envisage la Terre comme un système à gouverner. Elles prolongent ainsi l’ambition moderne de maîtrise de la nature en la réduisant à sa version sécuritaire et économique, abandonnant définitivement l’exigence émancipatrice dont elle était porteuse au profit d’un appel à l’adaptation continue : géo-ingénierie, contrôle des populations via les technologies numériques, modification et artificialisation du vivant. Par là, elles ne dénient pas seulement la capacité des peuples à décider de leur destin et à se réinventer, mais aussi la multiplicité des manières de faire monde et d’habiter la Terre. Si ces politiques de gouvernement remettent en question le partage entre Société et Nature qui, selon Bruno Latour, définit la « Constitution moderne 6 », c’est-à-dire les partages ontologiques qui structurent et configurent les relations entre humains et autres qu’humains au cours de l’époque moderne, elles ne vont pas jusqu’à destituer le fantasme de toutepuissance qui la fonde. Celui-ci trouve actuellement une de ses expressions les plus paradigmatiques dans la foi sans bornes qu’elles accordent au développement technologique pour organiser, modifier, voire « améliorer » le contrôle des forces terrestres au profit d’un développement économique inchangé. Ce fantasme révèle la pièce manquante de la « Constitution moderne » décrite par Latour qui, en mettant l’accent sur les modes de
représentation (politique vs scientifique), maintient dans l’invisibilité ce sur quoi ils reposent. Entre la Société et la Nature, entre l’État et la Science, se tient le Capital, c’est-à-dire la mise au travail des corps au sein de l’économie pour la production et l’accumulation infinies de valeurs échangeables. Les luttes écologistes et terrestres qui aujourd’hui se développent un peu partout ne cessent de buter sur les obstacles que leur imposent les États et l’économie. Elles nous révèlent ainsi que ce qui structure la « Constitution moderne » consiste d’abord dans la mise en œuvre d’un pouvoir de capture sans précédent des forces terrestres (à la fois humaines et autres qu’humaines) : celui qu’organise le monstre bicéphale de l’État-Capital. L’État et le capitalisme se sont distribué l’exercice de ce pouvoir déléguant à l’un la prise en charge de l’esprit (les valeurs, l’autorité politique, les institutions représentatives censées porter la voix du peuple, les opinions des individus qui le composent) pendant que l’autre s’occupe de l’administration des corps (de leur mise au travail). L’État, en tant que théâtre de la représentation, opère ainsi la coupure permettant à la fois d’organiser la dépossession des êtres terrestres en livrant leur corps à l’économie et d’invisibiliser cette dépossession par la mise en scène, horssol, d’un espace politique isonomique et abstrait. C’est pourquoi la proposition consistant à transformer les institutions représentatives existantes pour y inclure les voix de celles et de ceux qui en ont été exclus 7 nous semble insuffisante pour répondre à la catastrophe écologique provoquée par le développement du capitalisme et l’aliénation radicale à laquelle il soumet l’ensemble des corps, humains et autres qu’humains 8. Aussi, loin de remettre en question cette Constitution moderne, le géopouvoir qui semble aujourd’hui prendre forme sous l’égide d’une Terre érigée au statut de figure tutélaire et transcendante (le Système-Terre) pourrait n’en être que la version réactualisée et intégrée, combinant dans un même dispositif de contrôle biotechnologique ces deux aspects que la modernité maintenait séparés (Société/Nature). Ce faisant, il poursuit une
logique de mise en gouvernement du monde fondée sur la vision surplombante, sur l’hétéronomie des peuples et leur réduction au statut de populations administrables et exploitables. Ce qui caractérise une politique de gouvernement, c’est de systématiser la relation dissymétrique qui fait que celui qui agit n’est jamais lui-même agi en retour et qu’il reste indemne des décisions qu’il prend et des catastrophes qu’il engendre. En ce sens, aucune politique de gouvernement ne peut être véritablement ni écologique ni terrestre. Ce n’est donc pas seulement l’opposition entre Nature et Société qu’il s’agit de remettre en question mais aussi et surtout la posture gouvernementale qui structure la conception moderne d’un espace politique adossé à l’État et à l’économie. Face à ce nouveau pouvoir, les résistances se multiplient qui revendiquent d’autres manières de répondre à la catastrophe écologique. En nous mettant à leur écoute, nous avons tenté de formuler ou de thématiser certains des questionnements et problèmes qui s’y posent. Comment poursuivre l’ambition démocratique et émancipatrice d’une certaine modernité tout en tenant compte de l’intrusion de Gaïa ? Comment penser la liberté humaine non plus comme l’affirmation d’une capacité à initier exclusive et opposée à la nature, mais comme un mode d’expression de la puissance génératrice de la Terre 9, comme une puissance coexistant et interagissant avec d’autres puissances, celles des autres qu’humains, pour créer les conditions d’une commune habitation terrestre ? Comment mettre en œuvre des processus institutionnels qui, plutôt que de renforcer le pouvoir des États et de l’économie en faisant appel à une nouvelle autorité transcendante, laissent vivre la pluralité des manières de faire monde et d’habiter la Terre ? Quelles institutions seraient les mieux à même d’accompagner les devenirs terrestres en cours et de contribuer à l’émergence de peuples terrestres qui incluent humains et autres qu’humains ?
Ces questions prennent forme à l’aune d’un ensemble de déplacements et de reconfigurations institutionnelles qui ont émergé au début du e XXI siècle et qui dessinent des manières de faire communauté non plus depuis les forces productives humaines mais depuis la Terre et les différents mondes qui la composent. C’est, par exemple, la reconnaissance en Bolivie et en Équateur des droits de la Terre-mère ou encore la reconnaissance, en Nouvelle-Zélande, de la rivière Whanganui comme personne juridique. Mais c’est aussi la multiplication de luttes d’émancipation pour réhabiter les milieux de vie en décolonisant les corps et les terres. Au sein des luttes territoriales, s’inventent des « Assemblées des usages 10 » où s’expriment d’autres manières de se relier aux milieux de vie, qui passent par une attention portée aux gestes, aux pratiques et aux coutumes, c’est-à-dire par de nouvelles manières de cohabiter avec les autres qu’humains en renouant les liens à la Terre. En parallèle de ces processus, nous assistons, d’une manière plus générale, à un désir d’émancipation des corps à travers la remise en question des frontières de genre et d’espèce. Les êtres humains se découvrent constitués par des relations et des identités multiples faisant bouger les catégorisations qui jusqu’alors structuraient l’espace social et politique. Ils ne s’opposent plus aux autres qu’humains comme des sujets à des objets mais les considèrent comme des sujets participant activement à la constitution d’un milieu de vie partagé. Ils se sentent liés à eux par l’expérience d’une continuité vitale et affective que nous qualifions d’« animique ». Les contours de l’espace politique se réinventent donc depuis les corps et leur cohabitation située. Le vivre ensemble prend forme depuis l’habiter, depuis des relations de coaffection reposant sur la confiance forgée au quotidien, depuis l’incorporation subjective et la réactivation du lien animique qui en émerge. Il ne peut plus se concevoir comme le résultat d’un pur acte de volonté, à l’image du théâtre de la représentation de l’espace public.
À la démocratie représentative des institutions politiques modernes, se substituent ainsi, progressivement, des espaces de conflictualité agonistique directement en lien avec des milieux de vie et des manières de l’habiter. Nous qualifions d’« agone » les processus et les scènes d’une conflictualité politique qui se déploient depuis et en lien à l’habiter, et à l’élaboration desquels les exclus et les invisibilisés de la démocratie représentative peuvent directement prendre part en confrontant et échangeant leurs perspectives et leurs manières de faire monde. L’agone ouvre la pratique de la démocratie directe à des formes d’expression qui ne passent pas par la seule parole. Grâce à elle les communautés d’habitants forgent des alliances pour inventer des institutions et constituer des peuples terrestres. La politique devient cosmopolitique puisqu’il s’agit de créer, collectivement, les conditions d’une cohabitation des mondes : entre les mondes humains mais aussi avec les mondes des autres qu’humains. C’est donc depuis les milieux de vie que s’inventeront les institutions terrestres permettant aux habitants de réinventer les mondes et de les personnifier, et de dépasser l’horizon mortifère de l’État-Capital. C’est depuis l’habiter et l’ensemble des relations multispécifiques qui s’y nouent qu’émergeront des devenirs collectifs capables de faire advenir des peuples terrestres : peuples-rivières, peuples-montagnes, peuples-déserts, peuplesarchipels… De même que se redessinent les contours de l’espace politique, de même en va-t-il des peuples qui sortiront de ces devenirs terrestres dont les configurations ne répondront plus aux formations nationales existantes. C’est pourquoi les institutions terrestres qu’ils porteront et qui les soutiendront ne pourront résulter d’une simple réforme des institutions héritées de la modernité mais se développeront d’abord en parallèle à elles, depuis l’expérience partagée de corps-territoires et des perspectives qui s’y enchevêtrent, pouvant parfois s’y opposer, exigeant petit à petit un partage de la souveraineté.
Il ne faudrait pas confondre ce partage de la souveraineté avec la division des pouvoirs au sein d’un État dont l’unité de principe ne serait jamais questionnée. Il s’agit d’aller au-delà, de diviser l’unité de l’État luimême, en tenant compte des différents niveaux relationnels mis en jeu dans l’habiter : les relations entre humains (cultures, coutumes, histoires), les relations multispécifiques, mais aussi celles en lien avec les différentes temporalités terrestres. Ce n’est donc plus de la seule conscience et raison humaine que les institutions tiendront leur autorité et légitimité mais de leur capacité à renouveler les cycles et formes de vie terrestres en tenant compte des temps longs de la Terre. Si ces inventions institutionnelles héritent en quelque manière des révolutions politiques qui ont marqué la modernité, ce ne sera donc pas sous la forme d’une création ex nihilo s’érigeant contre le passé, mais au contraire en s’inscrivant dans les dynamiques des révolutions terrestres ouvertes par le Géogène : ce temps des recommencements d’une Terre composée de plusieurs mondes, d’une Terre-mondes. L’ambition de cet ouvrage est de prendre acte des transformations à l’œuvre qui nous engagent à devenir terrestres et de porter ainsi au grand jour la possibilité sans précédent que nous avons, humains et autres qu’humains, de redessiner de fond en comble l’espace politique tel que les modernes l’ont cristallisé en le coupant des milieux de vie, excluant par là toutes celles et tous ceux pour qui l’existence ne peut se concevoir de manière détachée de la Terre. La dynamique de l’ouvrage tente d’esquisser les nouvelles lignes d’une cosmopolitique à venir, en cours d’élaboration, qui tienne compte des critiques décoloniales et écoféministes. Elle implique de sortir des institutions relatives à la condition de l’homme moderne en réinventant d’autres modalités d’agir, d’autres manières de se percevoir, de se sentir appartenir à une communauté de destin, portée par des êtres et des relations multispécifiques, par des identités partagées, par des personnes
relationnelles, et nouant les temps historiques aux temps géologiques et mythographiques du Géogène : les temps de notre condition terrestre. * Le livre se structure autour de six chapitres, chacun partant d’un lieu, d’une situation, d’un combat, et portant une perspective qui participe à transformer nos manières d’habiter la Terre en communs. Chaque situation nous permet d’aborder ce qui nous semble constituer un point de basculement politique et anthropologique capable d’ouvrir la voie à des devenirs terrestres. À l’intersection de ces devenirs une autre image de l’habitation terrestre se fait jour, dont nous avons tenté d’esquisser les contours. En effet, il ne s’agit pas d’imaginer, ex nihilo, les formes de l’agir politique mais de nous appuyer sur la réalité des transformations en cours pour les accompagner et prolonger la puissance d’invention dont elles sont porteuses. Dans le premier chapitre, il est question de la rivière Whanganui en Nouvelle-Zélande, qui, grâce à la longue lutte portée par les peuples maoris, a pu être reconnue comme une personne du nom de Te Awa Tupua. De cette reconnaissance sont nées des institutions politiques dont l’objectif n’est plus seulement de défendre les intérêts humains au détriment des autres formes de vie, mais de défendre l’existence et les capacités de renouvellement de la rivière avec tous les êtres qui la peuplent, engageant les êtres humains et autres qu’humains dans un destin politique commun. Le fait de considérer des formes de vie autres qu’humaines comme des personnes pouvant agir dans l’espace politique ouvre la voie à l’invention d’une politique animique. Ce chapitre dresse le tableau général d’un horizon terrestre dont les chapitres suivants permettront d’approfondir les lignes de force. Dans le deuxième chapitre, nous nous appuyons sur l’expérience qui se déroule à la Zone à Défendre (ZAD) de Notre-Dame-des-Landes, en France, où des habitant·e·s et militant·e·s se sont battus, pendant des
années, pour empêcher la construction d’un aéroport qui aurait recouvert par des kilomètres de béton des terres bocagères où foisonnent des espèces vivantes. La défense du bocage et des êtres qui l’habitent a contribué à déplacer les subjectivités et les manières de vivre les rapports entre humains et autres qu’humains, ainsi qu’à inventer des manières de faire politique et de faire communauté en rupture avec l’individualisme et l’anthropocentrisme moderne. De là émergent les contours d’une personne relationnelle que nous qualifions de personne terrestre. Dans le troisième chapitre, il est question de la Bolivie, où, pour la première fois, la Terre a été reconnue comme un acteur politique à part entière sous le nom, d’origine andine, de « Pachamama ». Là-bas, les peuples boliviens ont tenté d’inventer et de mettre en œuvre une cosmopolitique capable d’accueillir la pluralité des mondes dont la Terre est porteuse. C’est l’histoire d’une tentative immense et des obstacles qu’elle doit affronter au premier rang desquels l’économie capitaliste et son appétit insatiable, et l’État qui, au nom de l’unité, tend à écraser la pluralité des mondes. Nous nommons agone les pratiques conflictuelles situées qui, en tentant de déjouer ces obstacles, mettent en œuvre une cosmopolitique terrestre capable de faire émerger un espace politique nouveau, celui de l’habiter commun. Le quatrième chapitre prend appui sur le processus qui se déroula sur les berges du fleuve Elwha, sur la côte ouest des États-Unis, où la convergence de la tribu Klallam du bas Elwha et de militants écologistes permit le démantèlement d’un des plus grands barrages américains, libérant le fleuve de ses contraintes et, avec elles, l’horizon d’un peuple à venir. Le long processus politique qui a mené au démantèlement a changé le regard que les riverains portaient sur leur fleuve, préfigurant l’émergence de communautés et de peuples terrestres en devenir. Ceux-ci ouvrent une voie alternative à celle qui semble se profiler aujourd’hui avec la montée de pouvoirs conservateurs ou autoritaires qui, un peu partout, cherchent à
imposer aux peuples de la Terre les normes contraignantes d’une gouvernementalité planétaire. À la condition cyborg promise par ce géopouvoir, les peuples terrestres opposent l’invention d’institutions capables de prendre en charge notre condition terrestre. Dans le cinquième chapitre, nous nous intéressons à l’invention institutionnelle actuellement à l’œuvre en Kanaky/Nouvelle-Calédonie, cet archipel au milieu de l’océan Pacifique considéré comme faisant partie d’une France qui peine encore à affronter son passé colonial. Heureusement, le combat porté par le peuple kanak tente de rendre justice à cette histoire de violences et d’exterminations en exigeant la reconnaissance d’autres manières d’habiter la Terre que celles imposées par la colonisation. En revendiquant la Coutume et le lien à la Terre, il engage l’État français à décoloniser son système politique et à partager sa souveraineté. Ce combat entre en résonance, aujourd’hui, avec d’autres combats menés en France métropolitaine et qui, s’appuyant sur une réactivation des pratiques coutumières, mettent en avant d’autres sources de légitimation politique. À partir de ces processus, nous tentons d’imaginer comment remettre pratiquement en question la conception absolutiste de la souveraineté des États modernes afin de rendre possible l’émergence d’institutions terrestres en prise avec les territoires de vie : par exemple des Conseils terrestres. Dans la sixième partie, il est question de la montagne du Chiapas, au Mexique, où vivent et résistent les enfants du révolutionnaire mexicain Emiliano Zapata : les zapatistes. Là-bas, les peuples indigènes aux côtés des militants révolutionnaires qui, au cours des années 1970, ont rejoint leur résistance posent aujourd’hui les bases d’un monde plus juste, d’un monde désirable, d’un monde habitable. Leurs paroles et leurs luttes portent l’espoir d’une Terre capable d’accueillir les mondes, d’une Terre entrée en rébellion pour rendre justice aux morts et aux générations à venir. Puisant dans la mémoire de la Terre, dans la géo-mémoire, ils font surgir un autre temps que celui de la flèche du progrès moderniste, un temps qui, défiant le
récit dominant de l’Anthropocène, est capable de soigner et d’ouvrir au recommencement des mondes. À ce temps nous donnons le nom de Géogène.
1.
L’engagement terrestre : pour une politique animique « Ko au te Awa, ko te Awa ko au. »
La réciprocité des existants « Je suis la rivière et la rivière est moi » : cet adage maori, figurant en exergue, se trouve au cœur du processus politique et juridique qui, en Nouvelle-Zélande, a abouti le mercredi 15 mars 2017 à la reconnaissance de la rivière Whanganui 11 comme Te Awa Tupua, c’est-à-dire comme entité vivante dotée d’une personnalité juridique. Le fleuve est donc reconnu au titre de personne morale ayant le droit de se défendre à travers ses gardiens contre toute atteinte à sa « santé » et à son « bien-être ». Le fleuve, c’est-àdire le cours d’eau qui va de la montagne à la mer, le lit de la rivière, les êtres vivants et ancestraux qui s’y trouvent, l’espace aérien sur l’eau ainsi que les collectifs d’êtres humains qui exercent des droits et responsabilités coutumiers à l’égard de la Whanganui (les iwi et hapu). Ce processus est le fruit d’un conflit politique s’étendant sur plus d’un siècle au cours duquel
les peuples maoris ont revendiqué la reconnaissance par l’État néozélandais de la spoliation dont ils ont fait l’objet lors de la colonisation 12. Ainsi, la personnification de la rivière Whanganui n’est pas seulement une invention d’ordre juridique 13 mais d’abord le fruit d’une victoire politique : il s’agit de la traduction législative d’un accord signé en 2012 entre la Couronne britannique et les iwi et hapu de la Whanganui, accord dénommé le Ruruku Whakatupua 14. Cet accord ne se limite ni à un dispositif juridique environnemental 15 ni à une restitution aux peuples colonisés de fragments de territoires sous la forme de propriétés collectives 16. Il constitue un traité politique à part entière contracté par l’État avec les peuples anciennement colonisés et qui reconnaît la cosmologie maorie en la personne de Te Awa Tupua définie comme « un tout indivisible et vivant, comprenant la rivière Whanganui de ses montagnes jusqu’à la mer, incluant ses éléments physiques et métaphysiques 17 ». Comme si la modernité occidentale, après cinq siècles d’extension de sa domination sur la planète Terre, commençait à rétrocéder du territoire à d’autres cosmologies, d’autres compositions entre habitants humains et autres qu’humains des milieux terrestres. Te Awa Tupua forme une « entité physique et spirituelle qui soutient à la fois la vie et les ressources naturelles de la rivière Whanganui ainsi que la santé et le bien-être des iwi, hapu et les autres communautés de la rivière 18 ». Il s’agit moins d’une zone géographique que d’un espace cosmologique composé d’entités non dénombrables mais formant une texture singulière faite de l’enchevêtrement d’une multiplicité de lignes de vie, humaines et autres qu’humaines, composé d’entités vivantes et ancestrales. En tant qu’espace cosmologique, celui-ci ne peut faire l’objet d’une possession ou propriété, ce qui supposerait une hiérarchisation des rapports entre les humains et l’ensemble des autres existants habitant le fleuve. L’usage du fleuve n’est pas synonyme de possession puisque ce dernier est « contrôlé et possédé par les dieux 19 ». L’être humain appartient,
au même titre que l’ensemble des autres êtres, à un ensemble qui le dépasse et dans lequel il s’inscrit. En effet, dans la cosmologie maorie, les êtres humains ne sont pas dissociables du paysage. Ils sont constitués physiquement et spirituellement par les relations qui s’y trouvent mises en jeu, c’est-à-dire par des formes de réciprocité qui mettent en rapport les existants les uns avec les autres. Le physique et le spirituel ne constituent pas deux dimensions hétérogènes, mais expriment selon des modalités différentes une puissance commune qui anime le paysage et qui permet de dire que l’allure du fleuve, par-delà ses composants isolés, « se porte bien ». C’est cette relation de réciprocité qui s’exprime dans l’adage « Je suis la rivière et la rivière est moi » et dont les institutions humaines se doivent de prendre soin. Ce traité est donc à l’origine de la création d’un ensemble d’institutions en charge de veiller à la santé et au bien-être de Te Awa Tupua et qui en forment la « face humaine ». Elles s’articulent autour de trois cercles : 1) le Te Pou Tupua, qui comprend deux personnes, une nommée par les iwi et une autre par la Couronne ; 2) le Te Kawewao, groupe consultatif qui soutient le Te Pou Tupua ; 3) le Te Kopuka, groupe stratégique pour le Te Awa Tupua qui inclut les iwi, les autorités locales, les départements d’État, des usagers commerciaux et récréatifs et des groupes environnementaux. Dans le cadre de ces institutions, les acteurs doivent donc envisager leurs actions depuis la perspective de Te Awa Tupua et non plus seulement depuis le seul intérêt humain, en tenant compte aussi des différents niveaux de temporalités constitutifs de la rivière. Ainsi, ils n’agissent plus seulement en tant qu’acteurs sociaux, mais d’abord en tant qu’acteurs terrestres 20. Comme l’indique à juste titre Marie-Angèle Hermitte, « en faisant reconnaître la spécificité de leur vision, les tribus imposent une souveraineté seconde agissant dans le cadre de la souveraineté nationale 21 ». En la personne de la rivière, c’est le peuple-Whanganui 22 qui
trouve une expression, au sens où ce peuple se constitue indissociablement d’humains et d’autres qu’humains. Faire peuple veut dire ici une manière de peupler, d’habiter la Terre depuis l’épreuve d’un monde commun plus qu’humain. La reconnaissance de la personnalité de la rivière Whanganui participe d’un tournant politique majeur. Un seuil est franchi qui ouvre la possibilité de repenser et réinventer les cadres et modalités d’exercice du politique en accueillant la multiplicité des entités vivantes et des manières de faire monde qui en avaient été exclues. À travers la personnification de la rivière, nous assistons à un dépassement de la scène politique traditionnelle, celle de l’État-nation moderne, par l’introduction d’un ensemble d’êtres et de relations qui jusqu’alors n’étaient pas considérés comme pouvant avoir droit au chapitre politique. Cette reconnaissance de la rivière au titre de personne s’inscrit dans la continuité d’un ensemble d’initiatives qui, depuis la fin du XXe siècle, cherchent à obtenir la reconnaissance à la fois juridique et politique d’entités naturelles autres qu’humaines (droit des animaux, droit des végétaux, droits des écosystèmes). Mais la plupart de ces initiatives impliquent le plus souvent la reconnaissance juridique d’entités locales, individuées, auxquelles on attribue des droits ainsi que la possibilité d’ester en justice, c’est-à-dire de porter plainte et d’aller au tribunal pour demander réparation des préjudices dont elles ont été victimes. Malgré les progrès qu’elles représentent et les déplacements majeurs qu’elles contribuent à opérer sur le plan juridique en interrogeant la frontière entre chose et personne, ces initiatives ne vont pas jusqu’à remettre en question les manières de faire politique puisqu’elles visent essentiellement à étendre aux entités autres qu’humaines les dispositifs politiques et juridiques hérités de la modernité 23. Cette extension bute sur plusieurs difficultés. La première est de faire rentrer des entités non humaines dans des catégories du droit forgées pour les humains, catégories qui reposent sur
une métaphysique individualiste et propriétaire. Cette difficulté s’avère plus grande encore lorsqu’elle porte sur des milieux et non plus seulement sur des individus non humains. Car, en toute logique, une rivière ou une montagne ne peuvent plus être considérées comme la propriété d’êtres humains à partir du moment où elles sont reconnues comme des sujets à part entière auxquels les humains appartiennent. Une deuxième difficulté porte sur la représentation des autres qu’humains du fait que seuls les êtres humains sont en mesure de parler. Le dispositif juridique est d’abord un théâtre de la parole et ce sont ceux qui maîtrisent la parole qui détiennent, en définitive, tous les atouts. Mais dans le cas de la personnification de la rivière Whanganui, le véritable théâtre n’est pas le tribunal mais le paysage lui-même. Lors d’un procès, nous n’avons pas affaire à un groupe humain qui parle au nom de la rivière, selon une relation de représentation supposant une différence de nature entre le représentant et le représenté, mais bien à Te Awa Tupua qui parle « en son nom » par l’intermédiaire de sa « face humaine ». « Je suis la rivière et la rivière est moi », disent les Maoris, ce qui veut dire que la rivière parle à travers moi parce que je suis en elle. La relation est chiasmatique : elle doit s’appréhender en termes de perspectives croisées. Ce qui, à travers moi – humain –, porte plainte, c’est la rivière dont l’allure générale a été atteinte, abîmée, blessée, c’est-à-dire que les relations de réciprocité qui l’animent et qui contribuent à la vitalité de ma propre allure humaine ont été brisées. Je sens que la rivière va mal car je me sens mal comme la rivière dont je fais partie et réciproquement la rivière me sent mal dans ma condition humaine parce qu’elle ne peut plus contribuer à me nourrir. La relation n’est pas d’identité ni d’empathie, mais bien d’alliance, c’est-à-dire de don et de contre-don entre les existants qui forment le Te Awa Tupua. Ainsi, à travers la personnification de la rivière Whanganui, il ne s’agit pas seulement d’introduire des entités autres qu’humaines dans un espace politique originellement défini par et pour les êtres humains. En
accueillant la cosmologie maorie, le traité Ruruku Whakatupua reconnaît d’autres manières de faire politique qui remettent en question les fondements anthropocentriques de la conception politique moderne. Il ouvre la voie à l’invention d’un nouveau paradigme tant politique qu’anthropologique qui réinscrit l’Anthropos au sein d’une Terre animée.
Vers une politique animique Il n’est pas nécessaire d’être maori ni d’adhérer à la cosmologie maorie pour prendre acte, par-delà la situation particulière de la Nouvelle-Zélande, des déplacements politiques majeurs qui s’y trouvent mis en jeu. De la même manière, il n’est pas nécessaire de croire à la « Pachamama » pour saisir les enjeux des processus constitutionnels qui, en Équateur et en Bolivie, aboutirent en 2010 à la Déclaration universelle des droits de la Terre-mère 24. La crise écologique planétaire ne cesse en effet de nous révéler à quel point l’idée moderne d’une société humaine construite sur la séparation d’avec les formes de vie autres qu’humaines n’est qu’une illusion dont les effets sont dévastateurs pour l’ensemble des existants terrestres dont la vie humaine elle-même 25. Les effets catastrophiques de la crise climatique qui ne cessent tous les jours de frapper à nos portes nous rappellent combien nos existences dépendent de celles de toutes les autres entités terrestres. Mais si c’est encore essentiellement sous la modalité négative de la perte ou de la dépendance que, chez les peuples modernisés, s’exprime la multiplicité des liens rattachant les êtres humains à la trame du tissu terrestre, il n’en reste pas moins que le fait de retrouver ou de renouer des attachements à la Terre apparaît dorénavant comme une nécessité pour ceux qui désirent l’habiter. Si la condition de l’homme moderne, comme le vit de manière si clairvoyante Hannah Arendt 26, trouvait son fondement dans le fantasme
d’une possible extraction de la vie humaine de sa « prison terrestre », la crise écologique nous appelle au contraire à prendre acte de notre condition terrestre. Bien loin d’être perçue comme une « prison » qu’il faudrait fuir, la Terre apparaît de plus en plus comme la condition même de toute possible existence et habitation, de toute possible invention et émancipation. Car l’humain ne vit pas et n’agit pas sur la Terre comme sur un objet qui lui serait extérieur, mais participe, au même titre que les autres formes d’existence, à ses transformations et réinventions. L’être humain est constitué par la Terre, et par tous les êtres qui la forment, tout autant qu’il participe à sa constitution. Penser la condition terrestre revient donc à saisir les conséquences qui découlent de cette double articulation : celle de la coappartenance des humains à la Terre et celle de leur transformation réciproque. Les êtres humains n’habitent donc pas sur Terre, ils sont habités par elle et, ce faisant, participent à l’invention et à l’élaboration des mondes qui naissent en son sein. Si la Terre a pu être pensée comme une prison, c’est parce qu’elle a subi des siècles de désanimation 27, d’abord sous l’égide d’une transcendance religieuse la transformant en théâtre d’ombres au nom d’une vie véritable située dans l’au-delà, puis sous celle d’une immanence scientifique pour laquelle la vérité de l’existence matérielle est l’inertie muette au-dessus de laquelle s’érige la toute-puissance de la parole humaine. Les entités terrestres ont ainsi été vidées de leur puissance d’agir et de pâtir dont l’attribution a été réservée au seul humain. « Désanimation » des entités matérielles d’un côté, « suranimation » des êtres appelés « humains » de l’autre, ainsi se dessine le partage 28 qui fonde le théâtre politique moderne. Et si celui-ci trouve sa plus exemplaire incarnation dans le Léviathan de Thomas Hobbes, c’est que le politique s’y trouve défini depuis le seul théâtre de la parole humaine. Le Léviathan est le masque dont se dotent les humains réunis sous le sceau du contrat pour porter tous ensemble leur voix contre une nature considérée comme essentiellement brutale et apolitique.
L’État moderne est cet artifice humain qui résulte de cette rupture entre collectif humain et « monde matériel ». Ce modèle artificialiste du politique rompait lui-même avec une conception politique héritée de l’Antiquité et qui, d’inspiration aristotélicienne, considérait la Cité politique comme un prolongement de l’unité naturelle collective première que serait la famille. Selon Aristote, la Cité politique accomplirait l’essence humaine qui est en germe dans la famille, essence qui consisterait à agir en tant qu’être rationnel et parlant. L’être humain est un être sensible et sentant, c’est-à-dire un animal inscrit dans un ordre cosmique plus grand que lui mais dans lequel il occupe une place privilégiée. Sa véritable nature n’est pas du côté de l’animalité mais du côté du politique en lequel il accomplit son essence, c’est pourquoi il peut être défini comme zoon politikon. C’est à ce modèle de la polis grecque que se réfère Arendt et par lequel elle entend revenir sur la coupure provoquée par la modernité et les conséquences tragiques qui en ont découlé sous la forme des totalitarismes. Mais ce faisant, elle reconduit la hiérarchisation des êtres à l’œuvre dans le modèle politique aristotélicien. En effet, l’institution de la polis (de l’espace politique) repose sur une double domination et exclusion. Premièrement, l’exclusion des femmes, des enfants, des étrangers et des esclaves de la sphère publique, tous relégués du côté de l’oikos, de l’espace domestique. Deuxièmement, l’exclusion de la nature sauvage. Cette double séparation tient à la différence établie entre vie et liberté 29, corrélative de celle entre répétition et nouveauté. Selon Arendt, la liberté politique suppose de pouvoir s’extraire des cycles de répétition liés aux nécessités vitales en créant un espace dans lequel l’homme a le pouvoir d’initier, de commencer, de faire advenir du nouveau 30. La Cité se distingue donc de la nature sauvage grâce à l’exercice de la parole et à l’œuvre humaine qui lui offre une durée permettant de dépasser la succession naturelle des vies et des morts.
Or la crise écologique remet en question ces partages puisque la Cité des humains est de part en part investie et travaillée par des entités autres qu’humaines qui mettent en crise son unité et identité. Les puissances agissantes et sensibles des humains et des autres qu’humains, jusqu’alors reléguées dans le « hors-scène », font irruption sur la scène politique pour en révéler l’artificialité. Derrière le théâtre de la parole, une autre scène se fait jour. La Terre n’est ni le cosmos ordonné, hiérarchisé, du monde antique, ni ce globe que l’homme moderne pouvait saisir dans ses mains et maîtriser par son esprit, mais un paysage mouvant et instable en lequel les corps s’éprouvent réciproquement par et à travers leur puissance d’agir et de pâtir. La Terre est animée, parcourue de forces, de puissances et d’expressions que les mots ont de plus en plus de mal à contenir. Et les corps humains se retrouvent, au même titre que l’ensemble des autres corps, soumis aux variations et instabilités de ces puissances cosmiques. Le monde moderne semble s’effondrer sous l’assaut de ces puissances qui ouvrent la voie à d’autres manières de faire et de penser les relations entre existants dans l’horizon d’un devenir terrestre plus large. La condition politique apparaît dès lors moins comme l’accomplissement d’une nature humaine 31 que comme une modalité d’articulation du vivre-avec dont l’anthropologie a d’ailleurs montré la relativité. En effet, de nombreux peuples de par le monde ne séparent pas les humains des autres qu’humains, ni sur le plan cosmologique ni sur le plan politique. L’anthropologue Philippe Descola a ainsi mis en lumière l’existence d’autres manières de faire monde 32 qui ne reconduisent pas l’opposition caractéristique du naturalisme, dominant dans le contexte occidental, entre d’un côté une nature unique composée par l’ensemble des corps et régie par des lois et déterminismes universels, et d’un autre côté des cultures différenciées mais exclusivement instituées par les êtres humains. Dans les autres cosmologies au contraire, les autres qu’humains peuvent être dotés de fonctions ou de modalités politiques et culturelles.
L’anthropologue Viveiros de Castro a montré que dans certaines cosmologies animistes d’Amazonie tous les êtres du cosmos se perçoivent eux-mêmes comme des humains et voient ceux que les naturalistes qualifient d’« humains » comme des « non-humains ». Ce perspectivisme implique de concevoir des pratiques de diplomatie interspécifique (assumée par les chamans) pour empêcher les conflits ou y parer entre les différentes perspectives « humaines 33 ». Plus profondément encore, il apparaît que l’articulation du vivre-avec passe par des enchaînements pratiques et symboliques (rituels, don/contredon…) qui ne peuvent être considérés qu’en termes de « faits sociocosmiques totaux ». Nous reprenons et augmentons l’expression de « fait social total » de Marcel Mauss 34 qui désignait par là des pratiques mettant en jeu de manière transversale soit la totalité, soit une grande partie des institutions d’une société humaine. Dans la perspective de Mauss, il n’est pas possible de comprendre la société en la décomposant en domaines séparés (le politique, le droit, l’économie, la religion, etc.). Celle-ci doit être abordée comme un tout articulé depuis des pratiques qui traversent et mettent en lien ces différents domaines. Mais là où Marcel Mauss pensait encore le fait social total dans l’horizon de la société humaine, l’anthropologie contemporaine a montré à quel point ces faits sociaux s’articulent à une totalité cosmique qui inclut les autres qu’humains. Ces travaux anthropologiques ainsi que les nouvelles philosophies du vivant 35 prennent une importance de plus en plus grande dans les débats publics contemporains parce qu’ils fournissent d’autres cadres d’interprétation et de compréhension des relations interspécifiques nous permettant de faire face aux recompositions fondamentales qui se dessinent actuellement du fait de la crise écologique. Et si l’enjeu principal de ces travaux se cristallise autour d’une remise en question du grand partage nature/culture longtemps considéré comme évident dans le contexte de la pensée occidentale, c’est que les relations entre humains et autres
qu’humains apparaissent de plus en plus enchevêtrées et cela à tellement de niveaux (biologique, social, psychique, symbolique…) qu’il paraît difficile de revenir au système de hiérarchisation antique. Dorénavant, la condition humaine doit s’envisager dans l’horizon d’une condition terrestre qui se caractérise par l’imbrication multirelationnelle et multidimensionnelle des humains et autres qu’humains (incluant les animaux, les végétaux, les minéraux, les phénomènes météorologiques, les ancêtres, les dieux). Un éleveur de brebis voit son univers s’effondrer lorsqu’une meute de loups surgit et dévore une partie de son troupeau. Il découvre alors que la montagne est habitée par des formes de vie avec lesquelles il doit apprendre à composer. L’irruption du virus Covid-19 à la fin de l’année 2019 est un autre exemple tragique de cette imbrication. Elle a rappelé à quel point la santé humaine repose sur des équilibres complexes entre êtres vivants. C’est avec stupeur que certains ont alors découvert que la déforestation au profit de la production agricole pouvait être la cause d’une pandémie, parce que, en détruisant les habitats d’espèces jusqu’alors séparées des communautés humaines, elle les poussait à se rapprocher de ces dernières, favorisant des contaminations jusqu’alors inédites, nommées « zoonoses ». Et que dire de ces microplastiques que des chercheurs ont retrouvé dans le sang humain 36 ? Après avoir pollué les veines de la Terre, des rivières aux océans, ils s’infiltrent aujourd’hui dans tous les corps, dont les corps humains. Sans oublier la montée des eaux provoquée par le réchauffement climatique ou la fonte des glaciers qui risque, dans les prochaines décennies, d’engloutir des villes entières. Il n’est donc plus possible de s’envisager comme simples acteurs des sociétés humaines 37. Nous sommes pris dans des agencements socio-cosmiques en lesquels des forces et des puissances hétérogènes s’enchevêtrent et doivent apprendre à cohabiter. Mais cette cohabitation ne sera possible qu’à la condition de décoloniser les terres, les corps et les esprits, et de rompre avec le récit et le projet
moderniste qui a cherché à faire rentrer la multiplicité des entités terrestres dans le théâtre de la seule économie humaine. C’est dans le cadre du processus colonial, qui s’est amorcé avec la conquête des Amériques en 1492, que s’est forgé le paradigme politique et anthropologique moderne. Ce n’est donc pas un hasard si les modes de vie des peuples auparavant qualifiés de « primitifs » constituent l’arrière-fond sur lequel ou plutôt contre lequel se sont définies les théories politiques modernes 38. Systématiquement assimilés à une nature fantasmée, présentée comme un objet à conquérir et à transformer par les moyens de la technique, ces peuples ont été exterminés ou réduits en esclavage au même titre que l’ensemble des autres corps terrestres, vidés de leur puissance d’agir et de pâtir. La mine et la plantation coloniale posent ainsi les fondements d’un rapport déterrestré à la Terre, d’une manière d’occuper l’espace et le temps fondée sur l’extraction indéfinie des forces de la nature réifiées en ressources exploitables 39. L’État moderne est la colonne vertébrale d’une machine politicoéconomique dont le bras armé sera la « mise en valeur » du globe comme mise au travail de tous les vivants terrestres 40 par la destruction des autres cosmologies et façons d’habiter la Terre, et dont le corps fantasmé prendra le nom de « nation ». Si l’unité et l’identité de ce fantasme national forment aujourd’hui le théâtre de tant de drames et de conflits politiques, c’est qu’il n’est peut-être plus que le masque illusoire d’un cadavre en cours de décomposition. Dans les marges ou interstices de ce grand corps malade qu’est devenu le Léviathan, de nouvelles forces et formes de vie trouvent à s’affirmer. Et lorsque l’anthropologue brésilien Viveiros de Castro en appelle aux peuples des marges 41 pour décoloniser l’espace politique, c’est moins pour exprimer la marginalité d’une résistance à des formes de domination devenues hégémoniques à l’échelle globale 42 que pour mettre en question la légitimité d’un pouvoir qui se veut unique et totalisant, un
pouvoir qui devient plus monstrueux à mesure qu’il se sent mis en péril dans ses propres fondements. Lorsque l’État brésilien lui demande de répondre à la question « Qu’estce qu’un Indien ? », Viveiros de Castro renverse le propos : « Au Brésil tout le monde est indien, sauf qui ne l’est pas 43. » Car il s’agit moins de penser les conditions d’intégration des « Indiens » amazoniens dans la nation brésilienne en les assimilant en tant que citoyens brésiliens, que de repenser le Brésil depuis les « devenirs indiens » qui le traversent et de mettre ainsi au jour un « Brésil “inconstant et sauvage”, rétif à la soumission à un organe séparé de pouvoir et à la transformation des individus en “force de travail” nationale » 44. Et si l’on procédait au même renversement pour la France et pour l’Europe ? Et si on les repensait depuis leurs marges : depuis toutes celles et tous ceux qui ont été invisibilisés par l’État, non seulement du fait d’appartenir à des groupes dominés (les ouvriers, les paysans, les racisés, les descendants d’esclaves, les femmes, les autochtones, les autres qu’humains), mais aussi du fait d’être porteurs d’autres manières d’habiter le monde. C’est alors un tout autre visage qui apparaîtrait sous celui du nom de « France » ou d’« Europe », visage chimérique d’une multiplicité en devenir. Qu’ils passent par la perpétuation de pratiques de subsistance 45, de pratiques coutumières 46 ou de relations animistes aux autres qu’humains 47, ces « devenirs indiens » persistent encore, sous des formes parfois infrapolitiques chez certains paysans, vignerons, chasseurs ou gardes forestiers, dans les lisières des logiques d’homogénéisation imposées par les États et l’économie 48. Mais ils s’affirment aussi et font de plus en plus irruption dans l’espace politique jusqu’à le remettre en question dans ses fondements et modes opératoires. C’est le cas avec la montée en puissance des revendications autochtones et l’affirmation de cosmologies et d’historicités alternatives à la cosmologie naturaliste ainsi que de l’histoire univoque de la colonialité 49. Mais c’est aussi le cas avec la multiplication
des luttes territoriales et les diverses tentatives de réhabitation des territoires de vie par l’invention de pratiques collectives et d’institutions alternatives. Ces différents processus sont souvent l’occasion de se mettre sensiblement à l’épreuve d’une dimension plus qu’humaine. Lutter pour la défense d’une forêt, d’une rivière, d’un lac ou d’un glacier, réhabiter ou soigner des milieux abîmés impliquent d’aller plus loin qu’une logique de défense et de protection d’une nature générique et abstraite pour s’exposer aux liens vivants qui trament ensemble des formes de vie hétérogènes au sein d’un milieu commun. Ces « devenirs indiens » donnent ainsi lieu, au cœur même de l’Occident, à la résurgence de nouvelles formes d’animisme. Par « animisme » nous n’entendons pas ici un système de croyances, une forme de religion païenne des peuples non civilisés qui consisterait à attribuer des esprits anthropomorphes à tous les êtres. Cette définition commune de l’animisme est tributaire d’une vision coloniale qui repose sur la dissociation implicite ou explicite entre peuples civilisés, s’appuyant sur la rationalité scientifique, et peuples sauvages, enfermés dans leurs systèmes de croyances. Nous qualifions d’« animique » un type de relation entre humains et autres qu’humains qui reconnaît tout autant la capacité d’agir et de sentir des autres qu’humains que le caractère intrinsèque et nécessairement réciproque des liens qui unissent les humains à ces derniers. Nous allons dans le sens de la définition de l’animisme proposée par Graham Harvey qui considère que « le monde est plein de personnes, dont certaines d’entre elles seulement sont humaines, et que la vie est toujours vécue en interrelation avec d’autres 50 ». Ces résurgences « animistes » ouvrent la voie à l’invention d’une politique animique par laquelle il s’agit de créer les conditions et pratiques en mesure de renouer les liens et alliances entre humains et autres qu’humains au sein de milieux de vie partagés : de reconnaître le lien vivant qui les unit.
Pour une cohabitation interspécifique Cette transformation des relations sociales et des manières de faire politiques ne se produit pas seulement dans les luttes territoriales. Elle contamine et déplace aussi les structures politiques héritées de la modernité, comme l’institution juridique. Le droit est en effet devenu un témoin exemplaire de la profondeur des recompositions à l’œuvre. En quelques décennies, la question du statut juridique à accorder aux entités autres qu’humaines s’est progressivement imposée dans un champ qui semblait par définition les exclure. Si l’on suit la généalogie du droit occidental proposée par Yan Thomas, c’est en effet contre la nature que celui-ci se serait construit, et cela dès l’époque romaine, inaugurant ainsi les prémices de l’anthropocentrisme prométhéen qui s’est généralisé à l’époque moderne en l’espèce du développement technique et économique 51. Thomas reconstitue cette généalogie au moment même où la possibilité de faire de la nature un sujet de droit fait irruption dans le champ juridique, possibilité qu’il perçoit comme une dénaturation du droit qui réside dans sa capacité à produire une fictio legis ou « fiction d’inexistence », c’est-à-dire dans le pouvoir de substituer à l’existence d’un fait une fiction produite par la seule volonté humaine. Thomas donne deux exemples : l’adoption et l’esclavage 52 qui constituent des créations juridiques allant à l’encontre des relations existant à l’état naturel. La conséquence qu’il en tire est que l’opération du droit revient au fond à se donner les moyens de dénier une existence par la production arbitraire d’une fiction. Cet arbitraire trouve sa légitimité dans son acceptation et son institution par une communauté humaine donnée. Or cette fiction d’inexistence se trouve aujourd’hui confrontée à l’existence de plus en plus manifeste des irruptions terrestres, telles que les dérèglements écologiques rendant la Terre de moins en moins habitable pour une part croissante des vivants. Mais ces dérèglements posent aussi des limites à l’extension indéfinie du pouvoir de
transformation des sociétés humaines. Persister dans la voie de la fiction d’inexistence reviendrait à faire du droit une institution autonome et autoréférencée défaite du souci éthique et politique de l’altérité et des conditions de son accueil. Prendre en compte l’existence des irruptions terrestres, c’est au contraire laisser vivre des temps qui échappent à celui des communautés humaines présentes, que ce soient les temps d’un fleuve ou d’une montagne. Avec des brèches dans la fiction juridique moderne, tel que le statut de personne reconnu à la Whanganui, le pouvoir fictionnel du droit 53 se trouve retourné contre la seule volonté humaine. Des « volontés » plus qu’humaines opposent leur persistance vitale à la fiction d’une production anthropique ex nihilo. C’est pourquoi des juristes contemporains envisagent de les reconnaître en tant que « personnes », c’est-à-dire en tant que sujets de droit pouvant se défendre devant la loi. Mais il serait aussi tentant de renverser la perspective en reconnaissant aux autres qu’humains la capacité de « fictionner » des mondes à l’intérieur desquels nous sommes pris. Ces « éco-fictions » tiennent à la capacité qu’ont les corps à inventer les formes leur permettant de participer aux enchevêtrements complexes du réel. N’est-ce pas à ces éco-fictions que certains militants ou artistes cherchent à donner voix lorsqu’ils tentent de rendre sensibles les modes de perception et d’habitation des autres qu’humains 54 ? Dans le domaine juridique, c’est sans doute l’essai de Christopher Stone de 1972, posant la question de savoir si les arbres devaient pouvoir plaider en justice 55, qui ouvrit la polémique. La question de l’attribution du statut de sujet de droit aux entités autres qu’humaines se pose du fait que le droit n’accorde la reconnaissance d’un préjudice qu’à des personnes. Or c’est du côté des choses qu’étaient rangées jusqu’alors les entités non humaines, la personnalité n’étant réservée qu’aux membres de l’espèce humaine. Se trouve ainsi remis en question un des partages fondamentaux du droit, la
summa divisio qui oppose les personnes aux choses. Cette summa divisio, qui institue la supériorité des humains sur les autres formes de vie, apparaît de plus en plus inadéquate et trop rigide pour répondre aux défis d’une justice terrestre. Les questions qui se posent alors sont : dans quelle mesure peut-on étendre la catégorie de personne (juridique) à des entités autres qu’humaines sans remettre en question la summa divisio au principe du droit ? Faut-il considérer la possibilité d’inventer un statut de personne qui, comme celui de la personne morale, n’identifie pas personne juridique et personne physique (sous-entendu « humaine ») ? Faut-il faire rentrer les entités autres qu’humaines dans le cadre des catégories juridiques existantes ou au contraire réinventer ces catégories au regard des recompositions des relations entre humains et autres qu’humains ? Or ces questions ne peuvent trouver de réponse dans le seul cadre juridique. Le droit ne peut être coupé des présupposés anthropologiques, philosophiques ou scientifiques qui traversent et fondent une société. Il ne s’agit pas seulement d’attribuer aux autres qu’humains des qualités humaines au titre desquelles leur reconnaître le statut de sujet, ni de défendre la nature comme condition nécessaire de la vie humaine, mais de « forger une nouvelle anthropologie de la cohabitation [entre humains et autres qu’humains] où le droit a un rôle à jouer à côté de la politique, des sciences et des philosophies 56 ». Le problème principal qui se pose à l’idée d’introduire des entités autres qu’humaines dans la catégorie juridique de personne (i.e., sujet de droit) consiste dans une multiplication potentiellement infinie des sujets de droit, puisque « l’on ne donnera pas les mêmes droits à un champ de coquelicots qu’à une troupe de gorilles 57 ». Le présupposé philosophique et anthropologique d’une telle approche est celui d’un individualisme spéciste, comme s’il était possible d’isoler les espèces des milieux au sein desquels elles évoluent. Nous serions alors assez loin d’une nouvelle anthropologie de la cohabitation qui implique de prendre en
compte les recompositions multidimensionnelles des relations entre existants terrestres. Parmi les récentes évolutions juridiques, celle qui dans le contexte français concerne la reconnaissance de « préjudice direct ou indirect aux intérêts collectifs que [des associations ou collectivités territoriales] ont pour objet de défendre » semble au contraire aller dans le sens d’un renouvellement des formes de cohabitation. C’est lors du procès de l’Erika, du nom du pétrolier de Total qui, le 12 décembre 1999, a fait naufrage au large de la Bretagne provoquant une gigantesque marée noire qui a souillé les côtes françaises, du Finistère à la Charente-Maritime et fait périr des milliers d’oiseaux mazoutés, qu’a été consacré le préjudice écologique. Au titre de la défense des « intérêts collectifs », des sujets humains peuvent ainsi « demander en leur nom réparation des préjudices subis par la nature 58 ». Des associations se trouvant investies d’une mission de défense d’intérêts collectifs peuvent dès lors entrer en concurrence ou en conflit avec les intérêts de l’État. Mais si la loi française peine encore à reconnaître en tant que personnalité juridique les collectifs terrestres (composés d’humains et d’autres qu’humains), l’Équateur a franchi le pas en attribuant à « la nature » le statut de sujet de droit. Celle-ci s’appuie sur la référence des peuples indigènes à la Pachamama comme déesse de la Terre-mère non seulement pour rendre justice aux peuples indigènes colonisés mais aussi pour inscrire dans la Constitution de l’Équateur une valeur plus fondamentale que celle de la seule société humaine, c’est-à-dire l’indissociabilité des êtres humains et des entités autres qu’humaines. Cependant, l’assimilation entre personnification cosmologique (Terre-mère, « nature ») et personnalisation juridique (sujet de droit) ne va pas sans poser problème puisqu’elle tend à confondre entité religieuse et entité juridique. Le risque serait alors d’hypostasier la Terre assimilée à « la nature » pour en faire l’objet d’un gouvernement « éclairé », reconduisant la vision
panoptique, déterrestrée, de la politique moderne. Aussi, dans le cas même de l’Équateur, cette sacralité de la Terre-mère ne peut véritablement se comprendre que dans l’horizon du sumak kawsay, expression quechua désignant la « bonne vie » et caractérisée par l’harmonie régnant entre les différentes parties de la société, hommes et femmes, communautés entre elles, et hommes-nature. La reconnaissance de « la nature » comme sujet de droit prend son sens dans l’horizon d’un habiter commun, d’une manière de s’inscrire sensiblement dans un milieu, d’y tramer des relations. De ce point de vue, la logique à l’œuvre dans la personnification de la rivière Whanganui semble plus adéquate puisqu’il s’agit moins d’instituer « la nature » comme sujet de droit rabattant ainsi le juridique, le politique (État-nation) et le cosmologique l’un sur l’autre que d’inventer une nouvelle articulation entre ces trois dimensions tout en les maintenant dissociées : d’articuler la personnalisation juridique à un processus de personnification cosmopolitique. Ce n’est pas « la nature » dans sa généralité qui se trouve personnifiée, mais bien tel mode d’habitation singulier qui trame le paysage de la rivière Whanganui. La dimension religieuse ou spirituelle est bien prise en compte mais en tant qu’elle articule et donne consistance à cet habiter commun singulier. La communauté terrestre qui peuple la Whanganui peut ainsi se doter d’institutions spécifiques qui prennent en compte et articulent sur le plan politique les différents modes d’habiter qui trament le paysage. Ces institutions doivent permettre d’éviter les fixations identitaires mais aussi la mainmise de l’économie sur les terres et favoriser les passages et jonctions au sein d’un collectif hybride qui met en jeu différentes manières d’habiter. La dimension de personnalité juridique n’est qu’un aspect d’un montage cosmopolitique qui prend forme depuis l’épreuve d’une cohabitation terrestre.
Peupler en terrestres Mais comment imaginer et mettre en place des processus politiques terrestres là où la modernité a réprimé, voire parfois effacé, toute idée et tout sentiment d’attachement aux entités terrestres autres qu’humaines ? Comment s’inspirer d’un processus tel que celui de la rivière Whanganui dans des contextes où la séparation entre société humaine et nature semble constitutive de toutes les relations ? Comment donner forme à la condition terrestre là où manquent les peuples terrestres ? Une possible réponse consiste à dire qu’aujourd’hui, aux quatre coins de la Terre, même dans les nations les plus modernisées, des processus collectifs se trouvent à l’œuvre, qui tentent de répondre à la crise écologique à travers d’autres manières de composer avec les autres qu’humains. Celles-ci s’expriment notamment dans la réhabilitation ou le renouvellement de pratiques agricoles ancestrales à travers lesquelles prend forme une nouvelle relation à la terre/Terre. Ces pratiques agricoles s’inscrivent en rupture avec le modèle industriel et plantationnaire qui conçoit la terre et les êtres cultivés comme de simples instruments de production substituables. Au contraire, tant dans les pratiques d’agriculture sauvage, de permaculture que d’agroforesterie, il s’agit de favoriser les conditions d’une cohabitation entre espèces et entités hétérogènes à la fois minérales, végétales et animales. C’est tout le cycle de renouvellement des conditions de la vie qui se trouve ainsi remis en jeu, défait de la logique de production dans laquelle il se trouvait emprisonné : la variété des graines et leur implantation dans des sols vivants, habités par des milliers de bestioles de différentes tailles, leur dissémination par les vents ou par les insectes pollinisateurs, la variabilité saisonnière et atmosphérique, les déjections ou alimentations animales… Les êtres humains redécouvrent la multidimensionnalité des mouvements naturels avec lesquels ils doivent apprendre à vivre et composer. Mais ces pratiques, quoique nécessaires
pour rendre effectives d’autres manières d’habiter la Terre, ne peuvent avoir de véritable effectivité que si elles remettent en question les logiques et dynamiques modernistes et capitalistes fondées sur l’anthropocentrisme et l’extractivisme. Il y a une dimension conflictuelle irréductible qui met en jeu non plus seulement des groupes sociaux au sein d’une société humaine, mais aussi des manières de faire monde, d’habiter le monde, profondément hétérogènes et antithétiques, voire antinomiques. Faire de l’agriculture bio sans remettre en question la logique de production qui sous-tend l’économie capitaliste, n’est-ce pas au fond se contenter de niches et d’îlots au sein d’un océan dévasté et valider la poursuite de la destruction en cours en se donnant l’illusion de ne pas y contribuer ? N’est-ce pas en s’inscrivant dans un horizon de conflictualité plus vaste contre une logique d’appropriation capitalistique que ces pratiques contribueront au tournant terrestre qu’exige la crise écologique 59 ? S’il y a bien persistance du conflit de classe corrélatif du mode de production capitaliste qui repose sur l’inégalité des positions dans le système de production, la condition terrestre fait apparaître ce conflit sous un nouveau jour puisque ce sont les conditions mêmes d’existence du rapport au monde induit par ce système de production (le privilège accordé à l’économie sur toute autre dimension de l’existence, la croyance dans le progrès technologique, dans la croissance, dans la production…) qui se trouvent mises en question. Les réponses aux problèmes d’inégalité et d’injustice sociale doivent donc se réenvisager dans la perspective d’une justice terrestre, c’est-à-dire d’un rapport au monde basé sur la réciprocité des existants qui tient compte de leurs singularité et altérité irréductibles. Il s’agit d’aller plus loin qu’une logique de défense générique des droits des êtres vivants pour imaginer des formes de cohabitation et d’engagement qui mettent l’accent sur la réinvention des relations en situation, qui donnent lieu à de nouveaux usages et à d’autres manières de prendre soin des relations et des êtres 60.
Lorsque, sur la Zone à Défendre de Notre-Dame-des-Landes, le conflit s’est exprimé en termes d’opposition de « mondes » (« le monde de l’aéroport contre le monde de la ZAD »), c’est bien le sens d’un tel déplacement dans les sens et les formes de la conflictualité politique qui est apparu. Il ne s’agissait pas seulement de défendre des pratiques alternatives au sein d’un cadre politique et économique donné (celui de l’entité bicéphale État-capital), ni d’affirmer une politique et une économie alternatives (communisme ou anarchisme) au sein d’un cadre anthropologique présupposé (le naturalisme), mais de repenser le sens même du politique depuis l’épreuve d’un habiter commun prenant en compte des existences humaines et autres qu’humaines, c’est-à-dire depuis des manières hétérogènes de faire monde. Ainsi la ligne de conflictualité qui oppose le « monde de l’aéroport » et « le monde de la ZAD » n’apporte pas en elle-même la réponse politique nécessaire à la condition terrestre, puisque le « monde de la ZAD » n’est ni homogène, ni uniforme, ni généralisable. Cette ligne de conflictualité indique moins une frontière déterminée entre deux entités identifiables (comme c’était le cas dans le conflit de classes) qu’un clivage entre une logique d’occupation planétaire et des modes hétérogènes d’habitation. Habiter un monde, ou habiter en mondes, suppose un travail permanent de « composition de mondes 61 » dont les lois et pratiques d’interprétation peuvent être différentes, voire parfois contradictoires. C’est ce travail de composition que dénie la logique d’occupation capitaliste qui cherche sans cesse à unifier le monde à l’aune d’une seule loi et d’un système d’interprétation global. Habiter implique au contraire de créer et renouer sans cesse des alliances 62 en inventant des formes de diplomaties entre mondes et entre des êtres non exclusivement humains. L’expérience de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes a ainsi amorcé des processus de composition de mondes multispécifiques 63. Elle a laissé entrevoir une manière de penser le politique qui s’articule à de l’habiter, qui accueille des
formes de vie autres qu’humaines et qui invente des institutions singulières, adaptées à la situation vécue et répondant aux formes de cet habiter. À l’homogénéisation du territoire promu par l’État et l’économie, elle a opposé des pratiques en situation. Elle a suspendu le projet de gouvernement pour ouvrir l’expérience collective d’une coexistence multispécifique. Des collectifs de la ZAD ont ainsi amorcé les formes d’un processus institutionnel capable de faire émerger un ou plusieurs peuples terrestres. Car un peuple terrestre n’est jamais donné. Il est une certaine manière de faire consister un monde en articulant les trois dimensions d’une écologie élargie : l’écologie sociale, l’écologie environnementale et l’écologie psychique (et/ou spirituelle 64). Si, dans le cas néo-zélandais, la cosmologie maorie favorise l’émergence d’un peuple terrestre en la personne de Te Awa Tupua, celui-ci n’en est pas moins le fruit d’une longue lutte qui a permis l’articulation d’un ensemble de collectifs maoris (euxmêmes métissés du fait de la colonisation) avec des habitants non maoris. Si quelque chose comme un peuple peut advenir, celui-ci est nécessairement le fruit d’un travail de composition de mondes, selon une logique similaire au processus constitutionnel qui, en Bolivie, a abouti à la Déclaration des droits de la Pachamama. Dans des contextes où domine encore l’opposition nature/culture (contextes de sociétés modernisées), l’émergence de peuples terrestres ne pourra se faire qu’en mettant en œuvre des processus agonistiques et en s’appuyant sur les alliances qui s’inventent entre une multiplicité de collectifs terrestres se déployant actuellement à différentes échelles géographiques et mémorielles. Ces alliances constituent les prémices de dynamiques d’inventions institutionnelles qui, à l’image du traité Ruruku Whakatupua, impliquent la reconnaissance d’autres formes de souverainetés que celle de l’État, souverainetés s’actualisant par la création d’instances intermédiaires à même de répondre aux enjeux situés soulevés par la crise écologique et que nous appelons les « Conseils terrestres ».
Si la condition terrestre consiste à prendre acte de l’irruption dans l’espace politique de l’événement Terre 65, cela ne pourra se faire qu’en situation, selon les forces matérielles qu’elle met en jeu mais aussi en fonction de la mémoire des lieux, mémoire qui seule rend possible une inscription dans un ensemble plus vaste. Là se situe la différence essentielle entre un collectif et un peuple. Si le collectif terrestre cherche à répondre à une situation donnée, le peuple terrestre est porteur d’un monde, il s’articule depuis une inscription dont il se fait le vecteur et le gardien. La singularité d’un milieu tient à la fois au tissu relationnel qui s’y noue à un moment donné et au tissu mémoriel qui lui donne son épaisseur temporelle en l’ouvrant au-delà de lui-même, au-delà de sa situation présente. Faire l’épreuve de la condition terrestre c’est, à l’image d’Aldo Leopold saisi par le regard de la louve qu’il vient d’abattre, découvrir que notre acte s’inscrit dans des temps plus larges, immémoriaux, et que le temps du chasseur n’aura de sens qu’à entrer en résonance avec les temps de la montagne 66. Leopold découvre, dans le regard de la louve, que la montagne sait ce que lui, humain, ne sait pas. Elle sait, parce qu’elle porte une mémoire immémoriale. C’est aussi de ce savoir que témoigne, en Alaska, le vieux sage gwich’in lorsqu’il dit à l’anthropologue Nastassja Martin que « tout est constamment “enregistré” et [que] la forêt est “informée”. Everything is being recorded all the time […]. Les arbres, les animaux, les rivières, tout ce que l’on dit, et même parfois, ce que l’on rêve et ce que l’on pense. C’est pour ça qu’il faut faire très attention aux pensées que nous formulons, puisque le monde n’oublie rien, et que chacun des éléments qui le composent voit, entend, sait. Ce qui s’est passé, ce qui advient, ce qui se prépare. Il existe un qui-vive des êtres extérieurs aux hommes, toujours prêts à déborder leurs attentes. Aussi chaque forme-pensée que nous déposons hors de nous-mêmes vient se mêler et s’ajouter aux anciennes histoires qui informent l’environnement, ainsi qu’aux dispositions de ceux qui le peuplent 67 ».
Faire peuple suppose que le ou les collectifs ne soient plus seulement ceux-là qui habitent des lieux, mais qu’ils soient eux-mêmes habités par la mémoire immémoriale qui trame le paysage, qu’ils deviennent les vecteurs et les acteurs de ce « qui-vive » qui nécessairement les déborde, de ce commun inappropriable, inaliénable, qui engage les existants dans des relations de réciprocité. Prendre acte de la condition terrestre c’est donc moins hypostasier la Terre pour l’élever au rang de divinité que s’ouvrir à l’épreuve existentielle d’une transversalité et d’une liminarité entre les êtres : Terre-Te Awa Tupua, Terre-Gaïa, Terre-Pachamama, Terre-Ayiti 68 sont quelques-uns des noms de cette zone métamorphique 69 en laquelle les êtres peuvent se réinventer dans leurs rencontres et relations réciproques.
Métamorphoses institutionnelles Nous nous trouvons actuellement à un moment de bifurcation dont il semble difficile de mesurer l’ampleur. Nous assistons, un peu partout, à des recompositions inédites, à des irruptions et soulèvements qui, telles des plaques tectoniques qui entreraient en collision, font chavirer la terre ferme sur laquelle nous, « modernes », pensions jusqu’alors marcher. Les frontières et délimitations stabilisées se déplacent, basculent, se transforment et laissent place à la prolifération d’entités instables, transgenres, trans-espèces ou trans-individuelles. Les peuples se soulèvent, les révoltes se multiplient, les États chavirent et se recomposent sous de nouvelles formes, les épidémies pullulent. Nous vivons un temps de métamorphoses. L’instabilité à laquelle ce temps nous confronte ne peut aller sans provoquer une certaine crainte, sans réveiller la peur, voire la panique, face à ce qui semble nous faire courir le risque de sombrer dans le chaos. Les incertitudes et inquiétudes qu’elle suscite peuvent ainsi réveiller des
pulsions de conservation qui préféreraient la mort et la destruction à la transformation ou à la métamorphose. Le défi auquel nous confronte notre temps n’est donc pas seulement celui du dépassement d’une modernité dont les modes de représentation et les formes institutionnelles semblent de plus en plus inadéquats pour répondre à ce qui nous arrive, qu’on l’appelle catastrophe écologique, effondrement ou Anthropocène. Il s’agit aussi de faire face aux pulsions mortifères qui s’expriment dans la montée en puissance d’idéologies racistes, identitaires, patriarcales et fanatiques. Celles-ci érigent les images d’un passé fantasmé pour masquer l’instrumentalisation de la peur au profit de volontés de puissance débridées qui transforment les migrants, ces premières victimes de l’effondrement, en boucs émissaires du « mal » politique et écologique. Mais ces pulsions prennent aussi la forme d’un capitalisme toujours plus prédateur et d’États de plus en plus autoritaires. Bien loin d’être remis en question par la catastrophe, ces derniers semblent en effet y trouver l’occasion et le ressort d’une mutation inédite et monstrueuse. C’est ainsi que l’imaginaire catastrophiste se trouve aujourd’hui mobilisé par des États qui cherchent à justifier une privation de plus en plus grande des libertés, inaugurant la mise en place d’un géopouvoir 70 mettant en œuvre une gouvernementalité anthropocénique. La gestion de la pandémie de Covid19 qui est survenue au cours de l’année 2019 n’a fait que la révéler au grand jour 71 en étant menée de sorte qu’il n’y ait surtout pas de « monde d’après ». Cette forme de gouvernementalité entend répondre à l’instabilité croissante des phénomènes naturels et sociaux par l’installation de technologies de surveillance et de contrôle réduisant les populations à la passivité de données statistiques et de consommateurs enfermés dans leur bulle numérique. Ce dispositif de pouvoir a pour caractéristique d’avoir intégré la donne écologique pour élargir son champ d’action à l’ensemble des formes de vie jusqu’à imaginer transformer la Terre elle-même en usine de production, en grande infrastructure dont il faut assurer la continuité des
flux. Le transhumanisme, cette théorie selon laquelle l’espèce humaine serait obsolète et qu’il faudrait la transformer, grâce aux moyens technologiques, en cyborg capable de s’adapter aux conditions catastrophiques de l’ère anthropocénique, n’est que la pointe de cet iceberg. Il signale que, avec la catastrophe écologique, ce sont aussi les valeurs humanistes et progressistes, au sens d’épanouissement et de perfectibilité des vies humaines par l’égalité sociale, l’éducation et la culture qui s’effondrent. Face à ces réponses mortifères, et loin de l’opposition paresseuse entre « progrès » et « écologie punitive » qui domine le débat médiatique, l’enjeu de notre temps est de trouver des réponses émancipatrices collectives pour faire face à la destruction des milieux de vie dont nous sommes quotidiennement les témoins et souvent indirectement les acteurs. Il s’agit de maintenir ou relire dans une perspective terrestre ce qui de la modernité pouvait être porteur d’émancipation, de liberté et d’égalité, et de prendre en charge les métamorphoses en cours dans une perspective désirable et partageable, soucieuse de justice humaine et écologique, pour regagner en vitalité, en biodiversité et en cosmovisions. Pour cela, il paraît nécessaire de remobiliser et revisiter depuis un point de vue écologique la pensée critique qui a émergé en Europe au cours de l’époque moderne, en particulier sous l’impulsion des mouvements populaires et sociaux des XIXe et XXe siècles, que ce soient les pensées socialistes, communistes ou anarchistes. Mais cette démarche serait incomplète si elle ne tenait pas aussi compte des critiques qui lui ont été adressées, notamment par les luttes féministes et décoloniales. Et cela non pas tant parce que, comme le dit Bonaventura de Sousa Santos, « la théorie critique occidentale eurocentrique est épuisée 72 », que parce que cette critique a elle-même reconduit des formes de domination et d’invisibilisation politiques et épistémiques, notamment en ce qui concerne les questions coloniales qu’elle peine encore à prendre en considération.
Après « avoir passé cinq siècles à faire la leçon au reste du monde », il est temps pour les sociétés industrielles « d’apprendre des expériences du monde », de retrouver « sa capacité à apprendre selon des termes non coloniaux, c’est-à-dire selon des termes autorisant l’existence d’histoires autres que l’histoire universelle de l’Occident » 73. On peut en effet faire, avec de Sousa Santos, le constat que les luttes récentes les plus novatrices et les plus transformatrices ont pour la plupart émergé dans les pays du Sud. Celles-ci s’appuient sur des savoirs et des épistémologies qui mobilisent d’autres schèmes de lecture et d’analyse que ceux hérités des traditions dominantes européennes : « terre », « eau », « territoire », « autodétermination », « dignité », « respect » 74, « bien-vivre », « Terremère ». Elles permettent de renouveler la pensée critique et d’inventer un internationalisme métis qui articule les traditions de pensée critique issues des épistémologies du Nord et celles issues des épistémologies du Sud pour redessiner une constellation politique terrestre capable d’affronter la résille planétaire de l’État-Capital. Ce à quoi nous engage le temps des métamorphoses ne peut se limiter à une réforme du tissu institutionnel existant. Il ouvre un temps des recommencements qui implique de réimaginer et à récrire les récits de nos vies singulières et collectives. Cette réécriture ne pourra pas se faire sur un mode utopique au sens que la modernité avait donné à ce terme : un modèle de société idéale et hors-sol fonctionnant comme idéal régulateur. C’est au contraire en partant des soulèvements et inventions collectives déjà à l’œuvre à même les lieux de vie, en s’appuyant sur les expériences d’habitation, de coopération et de création qui y sont portées et sur leur mémoire refoulée, que nous pourrons déployer et articuler les puissances métamorphiques capables d’ouvrir de nouveaux devenirs. Le présent est chargé de puissances qui persistent, à l’état latent, à même le réel, et l’ouvrent potentiellement à la métamorphose. Ces puissances cherchent aujourd’hui à s’actualiser pour construire un monde
habitable autant pour les humains que pour les autres qu’humains. Elles fourmillent dans les interstices du corps social, parfois en creux sous la forme de crises existentielles par où s’exprime le sentiment d’une perte de sens face à l’absurdité d’un monde consumériste et technocratique, mais aussi de manière souterraine et invisible, dans la multiplication des microgestes de résistance, de tactiques de détournement ou d’aspirations à une vie plus sobre. Nous les voyons aussi apparaître, un peu partout, dans les revendications d’hospitalité, d’égalité, d’émancipation portées par les migrants, les femmes, les populations prolétarisées et les peuples autochtones, dans les luttes en faveur des droits des animaux, dans la défense des forêts, des rivières, des glaciers, des zones humides, des bocages. À travers ces luttes les êtres humains se confrontent à d’autres temps et espaces et se réinscrivent dans une cosmicité qui dépasse le cercle des sociétés humaines. La découverte de la complexité de la vie végétale et des multiples interrelations entre végétal et animal remet en question les partages propriétaires et la stabilité des identités. Elle rouvre des zones de contamination réciproque et nous fait voir la Terre moins comme un globe observé depuis la Lune que comme ce tramage incessant et complexe de lignes de vie, constitué de zones liminaires et de formations chimériques. Ce processus trouve un prolongement dans la réinvention des pratiques de soin qui tiennent compte d’une approche plus holistique du corps et de ses relations avec les autres formes de vie terrestres. Il trouve aussi un prolongement dans la réinvention des pratiques agricoles qui privilégient l’enrichissement mutuel des espèces et ouvrent des zones de réciprocité entre existants. Cette transformation des sensibilités et des pratiques implique de laisser émerger des espaces transitionnels entre l’urbain et la campagne avec la nécessité de repenser la ville, de retrouver la pratique des communaux, de faire émerger des solidarités interespèces, de remettre en question l’hermétisme intrahumain de l’espace urbain, maintenant étendu à la métropole et ses réseaux interconnectés, pour en faire un espace poreux
et troué de l’intérieur, un espace effrangé, fragmenté, traversé par du sauvage. Ces puissances de métamorphose, nous en voyons une expression privilégiée dans la multiplication des personnifications chimériques et trans-spécifiques qui reconfigurent les imaginaires collectifs de notre temps. Personnifier, cela revient à incorporer et exprimer le point de vue d’un ensemble de relations, à tenter de donner voix et corps à des attachements, à des affects, à des puissances vitales. La conception de la personne sur laquelle nous nous appuyons ici n’est pas celle de la personne moderne, c’est-à-dire du sujet individué capable de se représenter le monde et d’agir sur lui (le sujet pensé depuis le dualisme esprit/corps, sujet/objet), mais plutôt celle de la personne relationnelle, c’est-à-dire par la capacité qu’a un corps, de par sa singularité, d’ouvrir une perspective à l’intérieur d’un ensemble de relations. C’est donc moins en suivant le modèle de la prise de conscience subjective que s’accompliront les devenirs terrestres, qu’à travers la multiplication de processus de subjectivations incorporés, situés à l’image de celui à l’œuvre sur la rivière Whanganui. Mais si ces puissances de métamorphose sont déjà à l’œuvre, elles cherchent encore les formes institutionnelles qui leur permettront de s’inscrire dans le temps et de se substituer progressivement aux structures et institutions étatiques et capitalistes héritées de la modernité. Par « institution » nous désignons l’ensemble des dispositions affectives et cognitives partagées ainsi que les formes de médiation et les règles collectives permettant de structurer un monde commun qui préexiste et survit à chaque génération à travers l’actualisation et la perpétuation des relations socio-cosmiques que des puissances de vie composent pour habiter en commun. Le présent ouvrage entend contribuer à l’invention et à l’imagination de ces formes institutionnelles en s’appuyant sur des processus déjà à l’œuvre de par le monde. Dans chaque territoire, les peuples sont mis au défi
d’inventer leurs devenirs terrestres. Ces inventions se font dans la texture même du réel, avec tout ce que celui-ci peut avoir de contradictions, de résistances et d’impasses. Dans les chapitres qui suivent, nous avons tenté de démêler quelques-uns des fils qui s’enchevêtrent dans la matérialité concrète. Ce faisant, nous n’avons sans doute pas échappé au fait de laisser dans l’ombre certains des aspects et des fils qui composent ces matérialités. Nous ne prétendons pas à l’objectivité. Nous adoptons une position à la fois plus humble et plus risquée. Humble au sens où elle reconnaît la complexité contradictoire du réel. Risquée parce qu’il s’agit, malgré tout, de tenter de faire émerger, en chaque situation, les fils capables d’ouvrir la voie à des devenirs terrestres et de tisser la trame d’un imaginaire instituant partageable, d’une image de ce qui n’existe pas encore mais qui nous semble en train d’éclore. Car imaginer, faire récit, c’est déjà déployer l’espace-temps des métamorphoses à même la trame du réel.
2.
La personne terrestre : une relation perspectiviste « Nous sommes la nature qui se défend » « Nous ne défendons pas la nature, nous sommes la nature qui se défend. » Cette revendication, reprise lors du conflit qui se déroula à NotreDame-des-Landes contre la construction d’un aéroport, témoigne d’une modification fondamentale des rapports entre humains et autres qu’humains au cœur même de l’Occident modernisé. Le « nous » ici en jeu semble se déplacer de la condition humaine se percevant comme espèce séparée des autres espèces à la condition terrestre comme expérience d’une appartenance multispécifique. Cette nouvelle forme de subjectivation politique ne peut se comprendre que si l’on considère les modalités particulières des luttes et des engagements au sein desquels elle a émergé, que ce soit l’occupation, l’habitation ou la reprise de terres, c’est-à-dire par l’expérience partagée, dans le temps, d’autres manières d’habiter la Terre, de cohabiter en terrestre. La subjectivation politique s’avère ici indissociable d’un engagement existentiel et personnel qui modifie en profondeur le sens de notre humanité, de notre personne humaine.
L’histoire de la lutte de Notre-Dame-des-Landes est caractéristique du basculement qui, au cours de la fin du XXe siècle et au début du XXIe siècle, marque une sortie de l’anthropocentrisme au sein même des luttes sociales. À partir de 1974, les bocages de Notre-Dame-des-Landes se trouvent dans une situation critique puisqu’ils sont requalifiés par l’État modernisateur comme ZAD (Zone d’Aménagement Différé) pour la construction d’un aéroport international conçu pour le Concorde et comme une des pierres angulaires de la future métropole Nantes/Saint-Nazaire. Par l’implantation de cette infrastructure de grande ampleur, l’ensemble du territoire allant de Nantes à Saint-Nazaire jusqu’à Rennes serait couvert d’une résille de voies de communication favorisant la circulation des flux économiques du marché global. Le petit village de Notre-Dame-des-Landes, ses champs, ses prairies bocagères et ses forêts auraient soudain été propulsés sur la scène du capitalisme international. Face à cette logique d’aménagement, plusieurs vagues de mobilisations se sont organisées au cours des années, dont l’évolution témoigne d’un profond changement dans les sensibilités et d’un déplacement important des lignes de conflictualité politique. D’abord contestée par les paysans-travailleurs qui entendaient défendre leur « outil de travail », la mobilisation contre l’aménagement urbain a évolué vers la dénonciation plus globale du « monde de l’aéroport » au profit de la défense d’un mode de développement plus écologique du territoire. L’aéroport, comme lieu du décollage, de la surconsommation de carbone et de l’accélération généralisée, est devenu le symbole d’un univers hors-sol, déterrestré, aux antipodes des préoccupations écologiques grandissantes. La Zone d’Aménagement Différé devient dès lors Zone à Défendre. Outre la volonté de maintenir des terres agricoles, de nouveaux arguments sont avancés mettant l’accent sur la qualité des sols menacés, prairies humides et bocagères, riches en variétés animales et végétales, dont plusieurs espèces sont protégées par la législation environnementale européenne et nationale, dont trois plantes (la sibthorpie d’Europe [Sibthorpia europaea], la pulicaire
commune [Pulicaria vulgaris], la cicendie naine [Exaculum pusillum]), un mammifère (le crossope aquatique [Neomys fodiens]) et un amphibien (le triton de Blasius [Triturus cristatus x T. marmoratus]). La défense de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes trouve alors d’autant plus d’échos et de soutiens qu’elle répond à la perte de légitimité des instances politiques héritées de la modernité. Si celles-ci trouvent historiquement leur légitimité dans la défense de la chose publique (la res publica) et de l’intérêt général, le tournant néolibéral de l’État français déléguant à une entreprise privée (Vinci) la construction et la gestion de l’aéroport témoigne d’une démission au service d’intérêts privés. L’État apparaît de plus en plus comme n’étant plus le garant d’une vie publique partagée. Mais cette crise interne de légitimité de l’État se trouve doublée d’une crise de légitimité liée à l’apparition de la crise climatique et écologique. L’anthropocentrisme au principe de la conception politique moderne rencontre ici ses limites externes. Ce n’est plus seulement du public que l’État n’est plus le garant, mais, plus profondément, des communs entendus comme conditions de renouvellement de la vie humaine et autre qu’humaine. La logique économique soutenue par l’État vient mettre en péril la préservation de ces communs multispécifiques que l’on appelle couramment « nature » et qui a ici historiquement pris la forme du bocage 75 après avoir été celle des landes. À défaut de pouvoir construire l’aéroport, les promoteurs publics ont progressivement constitué une réserve foncière destinée à un usage agricole 76. À partir de 2008, ces terres sont devenues le lieu de convergence d’un ensemble de processus politiques et collectifs (paysans, militants politiques autonomes, écologistes, naturalistes, squatteurs) désireux d’expérimenter d’autres manières de vivre collectivement et de s’inscrire dans une approche plus respectueuse de la nature. Ces expériences ont petit à petit déplacé le sens et les termes du conflit puisque la défense portait non plus seulement sur des terres agricoles ou l’intérêt de certaines zones
humides ou encore des espèces protégées, mais aussi sur la relation qui s’est nouée entre les différentes formes de vie, humaines et autres qu’humaines, dans une pratique de cohabitation. L’occupation des terres a ouvert l’expérience d’une habitation interspécifique commune. Il s’agissait non seulement de défendre une idéologie politique, un principe éthique ou écologique, mais une relation effective et affective : celle d’un attachement intime né de la rencontre sensible et de l’affection réciproque d’habitants engagés dans la redéfinition commune de leur lieu de vie. Au conflit de classe s’ajoute un conflit écologique pour aboutir au final à un conflit de mondes : « le monde de la ZAD contre le monde de l’aéroport », disaient les zadistes. Par « monde » il est possible d’entendre la relation d’attachement qui s’est nouée entre des êtres humains et autres qu’humains au cours des expériences de vie collective. Car pour certains habitants et militants 77, les espèces protégées défendues n’étaient plus seulement considérées comme des êtres faisant partie d’un environnement naturel extérieur à l’humain, mais comme des cohabitants dont dépendait leur existence humaine. Des habitants de la Zone à Défendre ont ainsi pu faire tomber, dans et à travers la pratique d’un vécu commun, la frontière entre humains et autres qu’humains érigée par la modernité. Ils ont pu sentir à quel point l’existence des autres qu’humains était constitutive de leur propre existence : les tritons, les châtaigniers, les vaches, les grenouilles, les orchidées… Ils se sont découverts terrestres autant qu’humains. Si la ZAD de Notre-Dame-des-Landes est devenue, en France et audelà, le lieu de ralliement de luttes très diverses (paysannes, écologistes, altermondialistes, féministes, autonomes, autochtones), c’est qu’elle semble avoir ouvert une brèche, au sein même de l’Occident modernisé, au basculement de « la condition de l’homme moderne » vers la condition terrestre. Là où la modernité avait posé la nature comme une réalité extérieure à la société des hommes, à la fois décor immuable et passif sur le fond duquel se déroulaient les actions humaines, réservoir de ressources
indéfiniment exploitables, ou encore, dans sa version écologiste, « réserve » à protéger, c’est au contraire une nouvelle alliance avec la nature qui s’est vécue et exprimée à Notre-Dame-des-Landes. Si, dans le syntagme « nous ne défendons pas la nature », le « nous » semble assez clairement désigner les êtres humains encore pensés comme séparés de la nature, dans la seconde partie de la phrase (« nous sommes la nature qui se défend »), le « nous » inclut l’être humain dans la multiplicité des relations interspécifiques qui composent cette « nature ». Loin de la chose muette et passive à laquelle elle avait été réduite, la nature prend ici la parole et se fait personne en se dotant d’une puissance d’agir et de sentir capable de répondre à une agression. La personnification ici en jeu concerne moins « la nature » en tant que totalité englobante que la relation interspécifique qui s’est nouée en situation. Elle rend manifestes un engagement réciproque et un partage du sensible en prenant en charge la condition terrestre qui s’est fait jour. Cette revendication indique donc un double déplacement. Le premier consiste dans un déplacement du partage chose/personne corrélatif du partage nature/culture instaurant un rapport d’exclusion et de séparation entre humains et autres qu’humains. La capacité d’agir de l’humain apparaît au contraire comme indissociable et nécessairement en relation avec celle des autres qu’humains envisagés comme autant de puissances animées 78. La condition humaine s’inclut dans une condition plus large qui l’enveloppe et dont elle ne peut s’extraire : la condition terrestre. Le second déplacement révèle que l’humain n’est pas exclusivement autre que le non-humain, il est constitué par les relations de réciprocité qu’il noue avec les autres qu’humains. Reconnaître cette relation de réciprocité interspécifique implique donc de reconnaître à la relation elle-même une qualité de personne agissante et sensible : une personne terrestre.
La personne relationnelle La question de la reconnaissance des entités autres qu’humaines en tant que personnes est devenue un enjeu central des débats juridiques qui cherchent à prendre en compte les problématiques écologiques. L’enjeu de ces débats est double. Il tient d’abord à la question de la justice : comment rendre justice de ce qui apparaît dorénavant comme une violence, comme une agression, à l’endroit d’êtres qui jusqu’alors étaient réduits au statut de choses potentiellement destructibles ? Cette question rend compte d’une modification profonde dans les sensibilités puisqu’elle fait surgir un tort là où auparavant il n’en était pas question. Cette transformation, que l’on retrouve aussi dans le questionnement moral porté par l’éthique environnementale s’interrogeant sur la possibilité d’inclure les non humains dans la sphère de la moralité jusqu’alors réservée aux êtres humains, témoigne d’une mutation anthropologique sur le sens de ce que veut dire être un humain cohabitant sur Terre avec d’autres êtres vivants. La séparation entre humain et autre qu’humain, héritée de l’humanisme rationaliste, en particulier cartésien, a perdu de son évidence, un trouble s’est insinué dans le clivage des genres et des espèces qui transparaît dans la remise en question contemporaine de la summa divisio au principe du système juridique dont nous sommes les héritiers : le grand partage personne/chose. L’animal par exemple, sans doute le plus proche en ressemblance des êtres humains, se trouve encore rangé du côté des choses ou des biens. Malgré l’introduction de sous-catégories telles que celle de « bien meuble » ou celle promue par certains juristes de « bien vivant », ces sous-catégories peinent non seulement à rendre justice à un être que le droit lui-même a pourtant reconnu comme « être sensible » depuis 1976, mais aussi à lui donner les moyens d’être défendu pour lui-même et non relativement aux préoccupations humaines. De plus, cette reconnaissance de l’animal comme être sensible ne vaut que pour les animaux domestiques,
et non pour les animaux sauvages dont la capacité à souffrir n’est pas reconnue. Si ces derniers peuvent bénéficier d’une protection, ce ne sera alors qu’en tant que membre d’une espèce protégée, ce qui au lieu de les considérer depuis leur valeur intrinsèque revient à subordonner la valeur de leur existence à la fonction qu’ils remplissent au sein d’un écosystème. Malgré tout, la protection de certaines espèces animales a contribué à rendre visible leur monde, à mettre en lumière que celui-ci n’était pas réductible à un milieu physiologique mais incluait aussi une dimension affective, sociale et mentale. Ainsi, la protection des animaux dans les élevages fait appel à des notions qui intègrent les conditions de déplacement dans l’espace, le fait de pouvoir se cacher, de fouiller la terre, de jouer, ainsi que les relations entretenues avec les autres membres de la même espèce. « Les poules que l’on élève, pour sursélectionnées qu’elles soient, retournent facilement à l’état sauvage lorsqu’elles sont abandonnées. Or, à l’état sauvage, elles vivent en petites bandes, les jeunes mâles quittant la troupe au printemps pour dominer un nouveau territoire et de nouvelles poules. Très protecteurs et inquiets, les mâles mangent peu, gardent et protègent les femelles affairées à picorer et conduire leur progéniture qu’elles cachent sous leurs ailes à la moindre alerte. Tout ce petit monde aime les endroits boisés, plus sécurisés, où des nids sont faciles à construire 79. » Laissées à l’état sauvage, les poules redeviennent sylvestres et nouent des relations avec d’autres espèces, animales, végétales, mais aussi avec les entités minérales. L’animal apparaît donc de plus en plus comme une personne, comme un être doté d’une puissance d’agir et de sentir, d’établir des relations sociales, de percevoir et de donner sens aux autres êtres qui l’entourent. Pourquoi alors ne pas reconnaître aux animaux la personnalité juridique ? Certains juristes 80 argumentent sur le caractère essentiellement technique de la personnalisation juridique, qui a pu, à ce titre, être attribuée à des personnes morales (associations, entreprises, État). Il ne s’agirait pas
de statuer sur la nature des êtres personnalisés et d’enlever à l’être humain la valeur absolue que l’humanisme moderne lui a donnée, mais de se doter des moyens, au sein d’un système technique qui ne donne la possibilité d’ester en justice qu’aux sujets de droit, de protéger les entités autres qu’humaines de l’arbitraire et de la destruction. Or, comme le rappelle Marie-Angèle Hermitte, la distinction entre personne procédurale et personne substantielle 81, si elle est techniquement vraie sur le plan du droit, perd sa pertinence sur les plans symbolique, politique et anthropologique. Aussi le droit n’est pas cette sphère autonome revendiquée par certains positivistes, mais est toujours traversé et en prise avec ces différentes dimensions. Accorder la personnalité à des entités autres qu’humaines implique nécessairement de reconsidérer ce que l’on entend par le mot « personne », au sens substantiel, c’est-à-dire les relations dont elles sont porteuses. Car derrière celle de la personne se posent nécessairement la question de la forme de la société et la manière de penser les rapports entre les êtres qui en sont membres. C’est ce qu’indique l’étymologie romaine du mot persona qui désigne le masque porté au théâtre puis, par extension, le rôle social ou rituel incarné par un individu. Ce n’est que très tardivement, avec le christianisme, que la personne a été assimilée à l’individu humain, plus particulièrement à son « moi », c’est-à-dire à l’intériorité subjective qu’abrite son corps. De là une conception de la société pensée comme association d’individus libres et indépendants. Cette conception de la personne identifiée à l’individu trouve une illustration exemplaire dans la fiction de l’état de nature imaginée par les philosophes contractualistes (Hobbes, Locke, Rousseau) pour justifier la création de la Société. Celle-ci serait seconde par rapport à l’individu, ce qui veut dire que les relations restent, en définitive, toujours extérieures à l’individu dans son noyau le plus intime. Et si l’on incluait au contraire les autres qu’humains dans le
sens et la définition de la personne, quelle conception du corps social en ressortirait ? Ceux qui résistent à l’idée de personnaliser les animaux ont sans doute perçu la brèche que celle-ci contribuait à ouvrir au sein de l’édifice anthropologique et politique moderne en redéfinissant le sens et les termes de ce qui fait société. Car pourquoi limiter cette personnalisation aux seuls animaux ? N’est-ce pas encore reconduire la logique anthropocentriste en transposant sur les êtres considérés les plus proches du point de vue de l’évolution (les animaux) le modèle jusqu’alors réservé aux humains ? Mais alors, comment défendre, pour elles-mêmes, des entités autres qu’animales ? Comment défendre une forêt ou une rivière ? Une rivière aussi déploie un mode d’être singulier. Selon qu’elle est canalisée pour servir les seules finalités humaines (transport maritime, alimentation des barrages ou refroidissement des centrales nucléaires) ou, au contraire, qu’on lui laisse son propre espace de liberté 82 lui permettant de méandrer et ainsi d’accueillir une multiplicité d’espèces (animales et végétales), c’est l’identité même de la rivière qui s’en trouve affectée. Faut-il pour autant reconnaître la rivière en tant que personne ? C’est ce problème qui se trouvait implicitement mis en jeu dans le procès de l’Erika en 2012 et qui a abouti, en 2016, à la reconnaissance juridique du « préjudice écologique pur 83 » consacré par la loi sur la biodiversité, aux articles 1386-19 et suivants du Code civil. Dans le procès de l’Erika, la cour a en effet reconnu que la nature et ses composantes, dans ce cas-là la côte bretonne et ses habitants autres qu’humains, avaient subi un préjudice en tant que telles. Le juge a cependant établi une distinction entre un préjudice moral reconnu aux associations défendant les oiseaux et autres habitants autres qu’humains (LPO [Ligue pour la protection des oiseaux], Robins des Bois) et un préjudice écologique reconnu à la nature elle-même, reconduisant ainsi le partage humain (personne)/nature (chose). Cette distinction nous maintient
encore dans le cadre moderniste d’une défense de la nature par l’homme. Cependant, comme l’a mis en lumière Marie-Angèle Hermitte, ce jugement repose sur une incohérence puisque le préjudice écologique n’a lui-même été reconnu que comme extension du préjudice moral. C’est-à-dire que pour pouvoir reconnaître le préjudice commis à l’endroit des oiseaux, le jugement a dû les ramener dans l’animus societatis de la LPO. En effet, seuls des êtres reconnus comme personnes peuvent subir des préjudices. C’est donc en tant que membre de la personne LPO que les oiseaux ont pu être reconnus comme ayant subi un préjudice. La question qui se pose alors est : quel est l’animus qui relie les oiseaux aux humains dans le cadre de l’animus societatis que constitue la LPO ? Celle-ci ne peut se traduire dans les termes d’un « patrimoine » ou d’un « bien » relatif à la personne morale LPO. Il y a bien quelque chose de plus qui fait lien entre les humains membres de la LPO et les oiseaux impliquant à la fois leur reconnaissance spécifique et leur reconnaissance réciproque. Ce qui s’est ainsi trouvé défendu en justice au titre de la notion de personne, ce n’était plus seulement une espèce particulière, ni un groupe social humain, mais une relation interspécifique qui nouait indissociablement humains et autres qu’humains. On voit ici en quoi un certain animisme juridique 84 ouvre potentiellement la voie à un animisme 85 élargi aux questions politiques et anthropologiques. Car considérer comme personne une relation et non plus seulement un individu (ou un regroupement d’individus), c’est dépasser le partage nature/culture caractéristique du naturalisme moderne. Qu’est-ce qui interdirait alors de considérer comme une personne des relations telles que triton-bocagehumain ou rivière-saumon-humain si celles-ci sont blessées ou dégradées ? Cela reviendrait à poser les jalons d’une justice terrestre, car la personne ainsi reconnue ne serait ni humaine ni non humaine, mais terrestre. Mais cette justice, si elle peut mobiliser l’arme du droit pour assurer sa défense,
ne pourra se passer d’un combat politique exprimant l’engagement réciproque des existants dans la commune habitation d’un lieu de vie. Penser la personne terrestre voudrait donc dire considérer que les multiples entités naturelles, vivantes et non vivantes, humaines et autres qu’humaines, sont susceptibles de faire l’objet d’une relation d’attachement, d’une relation de coaffection réciproque par laquelle elles partagent un animus ou plutôt une anima commune qui les lie à la Terre, marquant ainsi le passage du paradigme patriarcal de la « Société » à une condition terrestre écoféminisée. Ce qui serait défendu, ce ne serait donc pas seulement tel ou tel individu « naturel », membre d’une espèce protégée ou reconnu comme doté de sensibilité, mais la relation terrestre elle-même envisagée comme condition de possibilité d’une cohabitation interspécifique, relation qui n’exclut pas les perspectives de chacune des entités individuées, mais les inclut et les envisage depuis la relation qu’elles ont nouée en situation.
L’anima terrestre Sur la ZAD de Notre-Dame-des-Landes la personne terrestre s’est notamment manifestée dans le couple interspécifique Camille-Triton. Camille est le nom transgenre que se sont donné les habitants humains de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes et Triton représente le triton de Blasius, une des espèces protégées du territoire à travers lesquelles les humains ont senti et vécu des expériences interspécifiques. Comme l’explique Malâla, une habitante de la ZAD, « on peut dire que la ZAD, c’est un endroit ouvert au queer. “Queer”, ça veut dire bizarre ou étrange. C’est aussi un terme qui indique qu’on ne veut pas avoir un rapport normé au genre 86 ». La ZAD est un lieu d’expérience et de transformation qui fait bouger les identités, un territoire existentiel tramé au cours des rencontres. Les subjectivités et
sensibilités s’y métamorphosent au contact des autres, révélant « une aptitude réciproque à se laisser traverser par d’autres formes de vie, quitte à se décaler du groupe auquel on se référait, à aller voir ailleurs 87 ». À l’image du triton, cet animal amphibie capable de passer de l’eau à la terre, l’existence à la ZAD est transfrontalière, tant du point de vue des relations entre humains que des rapports aux autres qu’humains. Des paysans aux écologistes, en passant par les squatteurs, les militants autonomes, les naturalistes et les néoruraux débarqués de la ville, la ZAD dessine un paysage humain hétérogène de par la diversité des formes de vie qui s’y enchevêtrent et qui doivent apprendre à cohabiter jusqu’à parfois entrer en conflit ou se contaminer les unes les autres. Cette ouverture intrahumaine s’imbrique avec une ouverture à la variété des formes de vie animales, végétales ainsi qu’aux variations minérales et aquatiques du milieu. La ZAD est un lieu de passage où chacun s’expose à devenir autre, à se déplacer, dans et à travers les rencontres : à devenir chimère. La chimère désigne un être composé de fragments d’éléments hétérogènes. Dans la mythologie grecque, elle correspond à une créature imaginaire formée pour moitié du lion et pour l’autre moitié de la chèvre, avec la queue d’un serpent. Le devenir chimère en jeu ici se produit au niveau d’une expérience à la fois psychique et sensible, redessinant les contours des territoires subjectifs et des incorporations vécues. De ces déplacements existentiels, les noms des lieux portent témoignage : le Sabot, les Cent Chênes, La Vache rit, le Talus, la Chat Teigne, les Chicanes, les Noues qui poussent, l’École des tritons. Habiter la ZAD veut dire ouvrir une zone de réciprocité entre humains et autres qu’humains qui passe par le dialogue sensible, quotidien, d’un vivre-avec. Le trouble dans les genres et les espèces demande ici à être habité, au sens où l’expérience de l’habiter implique d’abord d’être habité par autre chose que soi. « Habiter ici ce n’est pas juste y manger, y dormir et y avoir ses chiottes, c’est être en relation forte avec cet endroit-là. Ça peut être venir y cueillir des champignons, venir chasser,
ça peut être un lien à la lutte, c’est 10 000 choses, en tout cas c’est dangereux de limiter ça à avoir une cabane ici. Parce que ce qui se passe ici, ces rencontres entre des mondes, c’est ça qui est précieux. Le pourquoi je ne me dis pas “zadiste”, c’est que je ne suis pas ici à défendre un territoire délimité par des frontières, ce que je défends ici ce sont des relations, des liens sociaux, des manières de s’organiser. C’est cela qui m’intéresse, d’être en prise sur notre vie 88. » La chimère Camille-Triton n’épuise donc pas la multiplicité des relations qui se sont nouées à la ZAD de Notre-Dame-desLandes, mais c’est une des relations d’attachement qui ont pris forme dans le combat contre la construction de l’aéroport et elle s’est érigée en figure de la résistance. « Triton crêté contre béton armé » était un autre mot d’ordre du conflit qui opposait les habitants aux promoteurs de l’aéroport. Le triton constitue donc plus qu’un symbole, si l’on entend par là la représentation imagée d’une chose par effet d’association. Penser la relation au triton sur un plan essentiellement symbolique, ce serait reconduire la coupure entre réalité et imaginaire qui relègue cette dernière du côté de l’irréalité. D’après l’anthropologue Tim Ingold 89, cette coupure moderne entre réalité matérielle et imagination a conduit à jeter le discrédit sur les relations affectives qui nous lient au monde en les assignant à la seule intériorité subjective. Cette désaffection va de pair avec la réification de la nature, elle organise un détachement et une déterrestration (un sentiment de ne plus être terrestre). Elle est solidaire du partage nature/culture : nature muette et passive d’un côté et culture loquace de l’autre, tout entière faite de symboles et de signes abstraits. Le passage du triton comme membre d’une espèce protégée au personnage constitutif de la copule Camille-Triton doit plutôt être compris comme l’incorporation de cette relation d’attachement. La danse du triton géant au cours des manifestations en faveur de la défense de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, à la manière des dragons des carnavals chinois, témoigne de cette relation d’incorporation interspécifique. Si les dragons orientaux expriment les
qualités des esprits des eaux (leur puissance, leur dignité, leur fertilité et leur sagesse), nous pourrions dire que le triton exprime un des esprits 90 des relations interspécifiques qui ont pris forme sur la ZAD de Notre-Damedes-Landes, l’esprit d’une relation caractérisée par ses qualités amphibies. Car ce que l’on appelle « esprit » est moins la projection d’une entité surnaturelle sur une nature muette que la manifestation d’une relation sensible, d’un lien animique, qui articule une manière d’être au monde, un habiter. Si la danse du triton géant participe d’une dimension imaginaire, celle-ci doit se concevoir comme la capacité à accueillir et à donner forme, sur le plan de l’affect, aux puissances d’animation dont la réalité matérielle est porteuse. Le défilé carnavalesque qui se produisit lors de l’événement « Enracinons l’avenir » organisé en février 2018 quelques jours avant Mardi gras pour fêter l’abandon du projet d’aéroport mettait en scène un double basculement : celui de la nouvelle vie qui attendait la ZAD maintenant que la menace de l’aéroport ne pesait plus sur elle, mais aussi le changement des saisons. La vie politique trouvait ainsi racine dans la vie terrestre pour en prolonger les rythmes. Les habitants de la ZAD disent de leur carnaval qu’il est « la fête des humbles chahutant les puissants, la fête des passages, où une saison vient de se finir sans que l’on ait encore basculé dans la suivante. La fin de cette lutte d’un demi-siècle contre l’aéroport laisse place à de nouveaux enjeux et combats, ici et ailleurs. Le carnaval ne célèbre pas un changement d’ère, il l’accompagne, voire le suscite. Nous sommes ici pour enraciner l’avenir : car enracinés, nous le sommes depuis longtemps déjà, enracinés par nos pères et mères dans ces landes qu’ils ont travaillées, choyées… Enracinés, nous le serons plus encore par tous ces arbres dont nous allons prendre soin et que nous planterons dès que le temps le permettra 91 ». Zone de passage et de transformation transgenre, transgénération et trans-espèce, le carnaval s’est fait le théâtre concret et imaginaire d’une anima commune s’exprimant sous le thème large et équivoque : « Nous sommes le bocage. » C’est précisément parce que les
puissances qui animent la réalité matérielle, c’est-à-dire les liens d’attachement qui la tissent dans l’espace et à travers le temps, ne sont pas réductibles à ce que l’on peut en voir à l’œil nu, que l’imagination est la mieux à même de leur donner forme et consistance. La danse du triton géant actualise dans un ensemble de gestes ritualisés et d’images dynamiques l’expérience collective des devenirs trans-espèces des habitants de Notre-Dame-des-Landes et leur inscription dans un temps long : leur anima terrestre. C’est alors la personne terrestre de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes qui se met en scène dans la danse du triton géant pour exprimer la relation d’attachement singulière formée par la chimère Camille-Triton-Bocage. La personne terrestre ne représente pas un groupe d’individus, mais personnifie une relation, elle-même prise dans la multiplicité des relations potentielles et actuelles qui trament la zone. En effet, chaque être individué est luimême porteur de multiples relations ouvrant autant de processus de personnification potentiels. Ce sont toutes ces personnifications ou tous ces esprits qui étaient appelés à se réveiller lorsque, pendant le carnaval, chaque participant était invité à incarner son devenir terrestre. « Revêtez vos plus belles cornes de buis, arborez un superbe pelage de boue ou des plumes de granit…, peu importe, nos costumes seront du bois dont on a défendu et sauvé cette terre 92. » Triton est une perspective potentielle de l’habitant humain comme l’humain est une perspective potentielle de l’habitant triton, comme le chêne ou la chauve-souris sont aussi des perspectives potentielles de l’un et de l’autre. Chaque personne terrestre peut se concevoir comme un nœud de perspectives, c’est-à-dire de relations, pris dans le double mouvement d’individuation (devenir soi) et de dividuation (constitué par l’ensemble des relations qui la lie à autre chose qu’elle-même). L’animus humain apparaît comme prolongé et constitué par une anima terrestre qui traverse l’ensemble des existants. Et c’est la singularité de l’apparition sur
la ZAD de Notre-Dame-des-Landes de cette anima commune qui a été incorporée dans la chimère Camille-Triton-Bocage.
Des personnes-chimères Et si le passage de la condition moderne à la condition terrestre faisait ressurgir au cœur même de l’Occident cette caractéristique relationnelle de la personne que les anthropologues ont mise en lumière chez les peuples non occidentaux ? Comme l’a montré l’historien Jérôme Baschet, le caractère arelationnel de la personne humaine pensée comme pure individualité est une exception historique qui date de la modernité. Jamais, auparavant, l’être humain ne s’était pensé indépendamment de toute relation à autre chose que lui-même, que cette altérité soit appelée Dieu ou qu’elle renvoie à des principes animiques en relation à d’autres espèces vivantes 93. Encore aujourd’hui, chez de nombreux peuples 94, l’expérience de la personne n’implique pas de dissocier d’un côté l’individu et de l’autre les relations qu’il entretient avec d’autres entités, mais suppose au contraire de concevoir indissociablement les deux. Marshall Sahlins rappelle ainsi que « les études ethnographiques parlent d’un “moi interpersonnel” (les Indiens d’Amérique), ou d’un moi comme “lieu de relations sociales ou de biographies partagées” (les îles Carolines), ou encore de personnes comme de “lieux multiples et composites des relations qui les constituent” (les hauts plateaux de Nouvelle-Guinée). […] Les personnes au sens d’acteurs individuels ne sont pas perçues comme des “individus” en Asie du Sud, c’est-à-dire comme des unités bien définies et indivisibles comme dans la théorie sociale et dans la psychologie occidentale, ou même pour le sens commun. Les personnes semblent plutôt considérées en Asie du Sud comme “dividuelles” ou divisibles. Pour exister, les personnes dividuelles se nourrissent d’influences matérielles hétérogènes. Elles doivent également
céder des particules de leur substance propre, comme des essences, des résidus ou d’autres sources actives d’influence. Elles peuvent alors se reproduire dans d’autres objets dont la nature est celle des personnes où elles ont pris naissance 95 ». Concevoir la personne sur un mode relationnel n’implique pas seulement de remettre en question le partage sujet/objet forgé à l’époque moderne, mais aussi la frontière entre intériorité (conscience individuelle) et extériorité (corps/environnement). La personne relationnelle se conçoit dans une plus grande porosité par rapport à son milieu de vie qui participe à sa constitution et individuation. L’être humain est habité et constitué par les êtres avec lesquels il cohabite et entre en relation. Or les relations trans-spécifiques expérimentées dans le contexte de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes et la porosité entre intérieur et extérieur qu’elles ont provoquée semblent avoir fait ressurgir des caractéristiques de la personne relationnelle que la modernité paraissait avoir éradiquées grâce aux techniques d’assujettissement exercées par l’Église (en particulier par l’Inquisition) puis par l’État et l’individualisme possessif libéral 96, techniques qui ont progressivement conduit à une intériorisation de l’esprit sous la forme de la conscience. Ce dont témoigne le devenir chimère Camille-Triton-Bocage tient au contraire d’une forme de désintériorisation de la conscience à travers l’expérience matérielle d’une porosité pathique 97 entre le « moi » et le « monde », ou plutôt entre ce qui me compose comme relation et ce qui fait monde. C’est ce processus de désintériorisation de la conscience dans l’expérience d’une coaffection entre un moi-corps et un monde-de-corps qui fait réémerger, aujourd’hui, cette nouvelle conception de la personne que nous qualifions de « personne terrestre ». Par « personne terrestre », nous n’entendons donc pas un individu ou un sujet opposé à une chose (un objet), ni un autre qu’humain reconnu comme sujet (de droit), mais une relation interspécifique située, car c’est la relation qui fait « personne ». La personne terrestre se constitue par « greffes
d’ouvert », pour reprendre l’expression de Jean Oury 98. À l’image des greffes que l’on réalise sur les plantes pour leur permettre de se reproduire en se réinventant, la greffe d’ouvert permet une réinvention du « soi » par la rencontre qu’elle rend possible entre des existences hétérogènes, réouvrant dans une unité pleine et fermée sur elle-même un intervalle transformateur. Pour ce qui concerne la personne terrestre, cette « greffe d’ouvert » met en jeu des puissances d’agir humaines et autres qu’humaines qui, par leur rencontre, font émerger des relations nouvelles. Celles-ci induisent une porosité entre l’intérieur de l’un et l’extérieur de l’autre, entre la réalité et le fantasme, rendent incertaine l’identité d’espèce, de genre ou de race. De même que, dans le dernier roman d’Alain Damasio 99, le devenir « furtif » des humains ne passe pas par une médiation technique mais par un surcroît de sensibilité, il ne s’agit pas ici d’une greffe organique, technologique ou programmatique (de type informatique ou systémique comme on la trouve figurée dans le cyborg), mais bien de relations qui mettent en jeu de nouvelles formes de subjectivations. Par « relation » nous n’entendons pas ici un rapport objectivable ou médiatisé, sous une forme technologique ou statistique, mais un mouvement réciproque de coaffection réalisé dans l’expérience d’une rencontre et d’une fréquentation. La relation implique une transformation d’ordre existentiel 100. La personne terrestre vient actualiser une métamorphose, sans la fixer, puisque persiste en elle la possibilité de nouvelles rencontres et relations. Elle actualise une rencontre qui a eu lieu entre des formes de vie hétérogènes, et a ouvert un monde, pour un moment ou durablement, en un espace et un temps donnés. La personne terrestre est donc par définition située. Née de greffes d’ouvert, elle tient de la chimère, au sens que l’anthropologue Carlo Severi donne à ce terme dans ses études des masques ou gravures qui ornent certains instruments de musique d’Afrique et d’Océanie : « Une chimère africaine ou océanienne est comparable à une “image double” parce qu’elle relève d’un double processus. D’une part, elle est engendrée par
l’articulation de fragments provenant d’êtres différents : l’oiseau, le serpent et la foudre dans le cas Hopi. D’autre part, elle repose sur un équilibre entre une partie visible donnée à voir et une autre partie qui est donnée à penser 101. » Double caractéristique de la chimère qui, d’un côté, associe de manière singulière des fragments hétérogènes, et, d’un autre, opère le passage d’une face visible à une face invisible. La face visible correspond à la composition et à l’articulation d’une pluralité de formes dans un ensemble quelque peu stabilisé, qui composent l’unité singulière de la personne relationnelle telle qu’elle prend forme en situation. C’est un des aboutissements du processus de métamorphose. Mais cet aboutissement, cette quasi-stabilisation, porte toujours en lui une face invisible qui l’ouvre potentiellement à d’autres relations et rencontres, à d’autres devenirs, et qui n’est pas objectivable, mais tient plutôt de ce que nous appelons le « pathique » : ce qui touche réciproquement les existants, les affecte et les voue à des changements plus ou moins profonds, plus ou moins durables. La chimère est donc l’expression d’une transformation métamorphique, celle qui se met en branle lorsque le corps se trouve affecté par d’autres corps, lorsqu’il rentre dans ce que Deleuze et Guattari appellent une « synthèse disjonctive » : « un système de permutations possibles entre des différences qui reviennent toujours au même, en se déplaçant, en glissant 102 ». La métamorphose suppose la rencontre de formes hétérogènes, mais c’est la capacité à se laisser affecter par l’autre, dans la rencontre, qui actualise la métamorphose dans une formation synthétique et ouverte à de nouveaux devenirs. Les expériences chimériques trans-espèces, apparues dans des situations particulières, puis entretenues par des formations collectives durables que nous appelons « personnes terrestres », sont constituées par des relations d’attachement, de coaffections réciproques, liées à l’expérience d’une cohabitation et partageant une anima commune : une animation qui est leur communauté de destin.
Perspectivisme interspécifique Si la ZAD a pu être le terrain d’une telle expérience métamorphique et relationnelle, c’est notamment du fait que les habitants ont petit à petit fait l’expérience qu’ils étaient constitués par leur milieu de vie et que les relations qui le composaient les engageaient auprès de leurs autres cohabitants, tant humains qu’autres qu’humains. « Engager », littéralement, cela veut dire qu’une part de soi-même peut toujours être « mise en gage », se détacher de soi sous la forme d’un objet donné ou d’un acte. L’objet ou l’acte matérialisent, incorporent la relation constitutive de la personne. Ils ne la représentent pas mais la présentent, la mettent en présence. Ce qui est « mis en gage » tient d’une puissance de sentir, puissance qui m’ouvre à la transformation. « Ce qu’on essaie de faire sur la ZAD, c’est de permettre des situations avec une place pour l’imprévu : c’est assez bizarre, parce qu’il s’agit de permettre de ne pas contrôler… On refuse ce qui existe déjà, tout ce qui serait des avenirs certains, des mondes déjà connus. Il y a déjà des choses ici qui sont totalement inédites. Plein de gens se sont jetés dans la vie sur la zone, sans filet. On est comme tombés dedans, ça nous a engagés totalement. Être dans cette disposition, ça nous a transformés, et en même temps ça nous fait chercher ce que seraient nos exigences les plus profondes. C’est un cheminement personnel, mais aussi politique 103. » Dans l’engagement terrestre, le gage incorpore/actualise une relation pathique et articule une zone de métamorphose, de transformation réciproque. Il ouvre un espace de trans-individuation. Ce sont ces gages que le collectif a plantés sous la forme de bâtons le 8 octobre 2016 pour signifier le serment collectif de défendre le bocage de Notre-Dame-desLandes. Ces gages sont « les canaux de ce grand réseau de luttes par où circule notre énergie commune 104 », nous rappellent les habitants de la ZAD deux ans plus tard lors de la fête du carnaval. Ce serment a donné corps à la personne terrestre Camille-Triton-Bocage, parce qu’elle se trouve animée
d’une énergie commune lui permettant de durer dans le temps. L’engagement interspécifique n’a de valeur que parce qu’il permet une persistance de relation : il noue une confiance, une connivence ou une alliance, qui ouvre à la transformation réciproque. La personne terrestre manifeste donc la persistance d’une individuation tierce, celle d’une relation interspécifique capable d’inclure les différents points de vue qui la composent sans pour autant les subsumer. Si la personnification ici en jeu ne relève pas de la représentation, elle ne tient pas pour autant de la fusion ou de l’identification empathique. Le « soi » ne s’efface pas au sein d’une totalité plus englobante (qu’on l’appelle « nature » ou « bocage »). Le « soi » ne doit pas ici se concevoir comme un sujet doté d’une indépendance d’esprit s’identifiant, par un acte de volonté, à une volonté générale, englobante, pour former un sujet au carré 105. Les expériences subjectives dont témoignent des habitants de Notre-Dame-desLandes ont ceci de particulier qu’elles ne se produisent jamais hors-sol, dans l’espace du « pur » esprit ni dans le théâtre de la représentation coupé de toute inscription terrestre. Elles engagent toujours une mise en jeu du corps qui rencontre d’autres corps dans la nécessité de vivre ensemble en un lieu de vie et un temps partagé. Le « soi » ici en question doit donc plutôt s’envisager comme une perspective incarnée, comme un point de vue articulé à même le corps. Pour comprendre la manière dont s’articulent ces points de vue subjectifs inscrits à même le corps et l’expérience de trans-individuation mise en jeu dans la personne terrestre, nous nous appuierons sur la méthodologie perspectiviste mise en lumière par l’anthropologue Viveiros de Castro pour penser les relations interspécifiques des peuples animistes d’Amazonie 106. La reprise de cette méthodologie dans un contexte social et anthropologique qui n’est pas celui de la cosmologie animiste nous semble pertinente à plus d’un titre.
Tout d’abord il est évident que de plus en plus de processus de résistance politique se trouvent, au sein même de l’Occident, traversés par des « processus animiques 107 », par des manières de mettre en jeu la vie qui ne dissocient plus les dimensions matérielles, biologiques, affectives, mentales et spirituelles. Cette caractéristique que l’on peut clairement identifier chez les écoféministes 108 se développe de façon plus diffuse dans d’autres mouvements sociaux et politiques et passe par l’invention de récits, de pratiques collectives, de rituels à même de donner corps à ce déplacement de sensibilité 109. Ils tentent ainsi de répondre à la nécessité de dépasser le partage moderne entre corps et esprit corrélatif de celui entre nature et culture, et de réanimer une Terre désanimée par le règne multiséculaire d’un certain positivisme scientifique 110. En ce sens, ils accompagnent et donnent corps aux devenirs terrestres qui traversent nos sociétés. La méthodologie perspective permet de penser l’irruption ou le réveil de ces processus animiques au sein même de la tradition naturaliste dominante. Ensuite, il est à noter que cette approche perspectiviste déplace précisément le point de vue à partir duquel penser les processus de subjectivation et les relations dans lesquelles ils s’inscrivent, puisque celuici (le point de vue) n’est plus situé dans l’esprit mais dans le corps. Le principe du perspectivisme peut se résumer à cette phrase : « Le point de vue est dans le corps 111. » La tradition de pensée naturaliste dominante en Occident tend à assimiler le point de vue à la capacité du sujet (humain) à faire varier mentalement une nature unique et objectivement identique. Le point de vue surplombe le corps comme la culture surplombe la nature. Cette conception toute « mentale » du point de vue suppose que les êtres se distinguent entre eux par leur esprit et non par leur corps. Ainsi, tous les êtres partageraient, en tant que corps, une même matière répondant aux mêmes lois universelles, et se distingueraient entre eux par leur esprit singulier (leur âme particulière). De là le fait que l’être humain est
considéré comme séparé des autres existants puisque lui seul serait doté de conscience et serait, à ce titre, capable de déroger aux lois universelles de la nature pour engendrer des univers culturels différents. La méthodologie perspectiviste de Viveiros de Castro, qui s’est mis à l’école philosophique des peuples amazoniens, ne postule pas ce partage nature/culture et le partage corps/esprit qui lui est corrélatif. Le point de vue (ou la perspective) n’est plus considéré comme celui d’un esprit sur une nature posée comme extérieure, mais se conçoit comme coextensif ou immanent au corps lui-même. Le point de vue correspond au nœud de relations actuelles et potentielles qui articule l’expérience singulière du corps, son mode d’être au monde. Ce qui veut dire que l’esprit ne peut plus se dissocier du corps. C’est bien plutôt l’inverse : le corps est une expression/manifestation de l’esprit, c’est-à-dire d’un mode d’être et de sentir, de rentrer en relation avec d’autres êtres. Le corps est animé et c’est l’actualisation de cette animation dans une forme corporelle singulière qui lui permet d’ouvrir une perspective, un point de vue qui lui est propre. La perspective ne peut donc jamais se couper des relations qui la constituent. Et pourtant il y a bien des perspectives singulières selon la manière dont le corps permet ou non d’actualiser, d’incarner de façon sensible, ces relations. Ainsi, le triton, de par son corps, sa manière de se déployer dans l’espace et le temps, de passer de l’eau à la terre, etc., articule un ensemble de relations singulières, à la fois en tant que membre d’une espèce et en tant que corps singulier. Du point de vue de l’espèce, le triton pourra être considéré comme porteur d’une culture, d’un ensemble de techniques et de manières d’habiter qui sont corrélatifs de sa forme corporelle. En tant que corps singulier, ce tritonci entre en relation avec ce bocage-ci, cette forêt-ci, ces autres tritons, etc. Ainsi, l’opposition nature/culture au principe du mode de pensée naturaliste tombe, puisque le triton n’est plus seulement cet animal qui appartient à une nature inculte.
Penser la perspective depuis le corps revient à reconnaître que tous les existants sont porteurs d’une culture spécifique, la culture de leur espèce et la culture singulière à leur lieu de vie. La nature n’est donc pas un état antérieur ou primitif de quelque chose qui aurait évolué et qui serait la culture. Il n’y a plus les humains qui, seuls, seraient dotés d’une culture et de l’autre les êtres autres qu’humains réduits à des êtres incultes, mais des modes culturels et techniques hétérogènes qui s’enchevêtrent au sein de cet ensemble ouvert que l’on appelle communément « nature 112 ». La « nature » pour Camille apparaît donc comme la « culture » du triton et, inversement, la « culture » de Camille apparaît comme la « nature » pour le triton. La culture n’est pas la prérogative d’une espèce au détriment des autres mais appartient à chaque espèce selon son point de vue 113. Toutefois, bien que chaque espèce développe sa propre culture, son monde spécifique, celui-ci ne peut jamais se clore sur lui-même. Il n’est pas la bulle dont parle 114 Uexküll à propos des mondes animaux, bulle qui coexiste avec d’autres bulles sur le fond d’un milieu humain capable de les inclure tout en les dépassant. Les « mondes » humains et autres qu’humains sont toujours pris dans une multiplicité de relations interspécifiques, de relations passives ou actives qui ouvrent leur champ de monde. C’est en cela que le monde de l’existant terrestre peut être considéré comme une perspective : une ouverture qui engage l’existant dans un rapport à une altérité, à autre chose que lui-même, altérité qui en même temps le constitue. Dans la situation de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, la perspective humaine est pour partie constituée par l’altérité triton, tout comme la perspective triton est pour partie constituée par l’altérité humaine. Le corps depuis lequel s’ouvre l’expérience d’un monde ne doit donc pas seulement s’envisager d’un point de vue physiologique. Les relations ouvertes par la perspective incluent aussi les relations sociales, affectives, imaginaires de chaque existant, sa manière de faire monde. La « nature » se conçoit donc comme un ensemble de perspectives enchevêtrées les unes dans les autres.
Entre les perspectives ou mondes il y a des zones de passage et de contamination réciproque qui engagent chaque existant à faire l’épreuve d’un seuil, d’une transformation. Dans ces zones de passage, l’existant fait l’expérience d’une anima trans-espèce et découvre qu’il participe à une mémoire qui dépasse sa seule condition spécifique, mémoire commune à l’ensemble des existants terrestres. Non pas seulement au sens où les humains sont des êtres vivants issus de la coévolution des espèces, mais aussi au sens où ils sont habités par les autres qu’humains, psychiquement, imaginativement et affectivement : ils sont mus par un même mouvement d’animation, celui-là même qui anime la Terre, qui la met en mouvement, qui la meut et l’émeut. Les humains d’espèce sont constitués des autres qu’humains parce qu’à travers leurs coaffections et échanges réciproques ils expriment l’émotion terrestre elle-même : corps venus d’autres corps et qui, par leur toucher, peuvent éprouver une Terre commune composée de plusieurs mondes. Le temps linéaire de l’évolution se double alors d’un autre temps, celui d’une mémoire immémoriale : une géomémoire. Cette mémoire persiste à même les corps. Elle est la mémoire d’un passé qui n’est jamais définitivement révolu puisqu’il peut à tout moment ressurgir, du fait d’une rencontre ou d’une réactualisation ritualisée. C’est à ce temps qu’en appelle le serment des bâtons plantés, c’est aussi ce temps qui se trouve mis en jeu dans le carnaval : temps des passages et des renversements, temps sensible qui ouvre aux transformations et métamorphoses. Temps mythique au sens où il ne devient jamais pur passé, car il est le lieu d’une mémoire chargée de la puissance pathique des corps qui ont vécu et combattu, de cette « énergie commune » à laquelle en appelaient les habitants de la ZAD et qui trouva une incorporation singulière dans la personne terrestre de Camille-TritonBocage. Et ce que ces habitants de la ZAD nous ont alors permis de comprendre, dans cet appel à une mémoire trans-générationnelle, transgenre
et trans-espèce, c’est que là, et peut-être là seulement, réside la puissance terrestre capable de faire advenir un peuple.
3.
Cosmopolitiques terrestres : personnifications et conflits de mondes Des mondes en souffrance dans les Étatsnations En août 2006 s’est amorcé en Bolivie un processus d’Assemblée constituante qui a abouti à la reconnaissance de la nature-Pachamama comme sujet de droit et qui a trouvé son prolongement dans la Déclaration universelle des droits de la Terre-mère proclamée en 2010 à Cochabamba lors de la Conférence mondiale des peuples sur le changement climatique et les droits de la Terre-mère. Cette Assemblée s’est exprimée au nom des « peuples et nations de la Terre » et reconnaissait la Terre-mère (traditionnellement appelée « Pachamama » par les peuples indigènes andins d’Amérique latine) comme « communauté de vie indivisible composée d’êtres interdépendants et intimement liés entre eux par un destin commun 115 », considérant que tous les existants terrestres, qu’ils soient humains et autres qu’humains, ont une valeur intrinsèque qui mérite respect et soin. D’abord portée par les peuples indigènes amérindiens, cette déclaration avait pour but de donner une voix à toutes celles et à tous ceux que le processus de colonisation avait invisibilisés : les peuples colonisés,
les paysans arrachés à leurs terres ainsi que l’ensemble des autres qu’humains indifféremment rangés du côté d’une « nature » générique et universelle. À travers la figure de la Pachamama, la Terre a fait irruption dans l’espace-temps de l’État moderne révélant l’existence persistante de diverses manières de faire monde qu’il avait dû exclure pour s’édifier. Ce faisant, elle a aussi mis en lumière les limites, voire l’impossibilité constitutive du dispositif étatique à répondre au défi de l’événement Terre. Elle a manifesté la nécessité d’inventer une cosmopolitique terrestre qui, se déployant à même les situations et formes de l’habiter commun, laisse place à la multiplicité des manières d’habiter la Terre. C’est au cours de l’Assemblée constituante voulue par le président Evo Morales que se dessinent les premiers contours de la cosmopolitique terrestre. Pour comprendre les défis auxquels elle a cherché à répondre, revenons d’abord sur le processus historique qui la rendit possible. Le projet d’Assemblée constituante à l’échelle de l’État bolivien résulte d’une promesse électorale faite par Evo Morales, représentant du Mouvement vers le socialisme (MAS, Movimento al socialismo), élu président en janvier 2006. Le MAS articule différentes traditions politiques, principalement marxiste, nationaliste-révolutionnaire et indianiste, et forme une identité collective complexe basée d’abord sur l’identité de la classe paysanne puis de plus en plus sur l’indianité. L’émergence d’un mouvement politique indianiste répond au constat d’échec du mouvement communiste suite à la chute du mur de Berlin et à l’effondrement de la croyance dans la possibilité d’une révolution portée par la classe ouvrière. Face à la montée en puissance du néolibéralisme, les peuples indigènes se substituent dans l’imaginaire émancipateur à la classe ouvrière jusqu’alors incarnée par les mineurs 116. Le Vivir Bien (sumaq qamaña) ou le Buen Vivir (sumak kawsay) deviennent dès lors les expressions principales du nouvel horizon émancipateur. L’élection du MAS résulte donc d’une transformation en
profondeur du paysage politique national et international à la fin du e XX siècle, mais c’est véritablement à la faveur des conflits sociaux qui ont émergé au cours des années 2000-2005 contre les politiques néolibérales de démantèlement des infrastructures publiques et d’appropriation des ressources naturelles qu’il parvient au pouvoir. Parmi ces conflits, les plus importants sont sans doute ceux connus sous les noms de « guerre de l’eau » (2000) et « guerre du gaz » (2003-2005). La « guerre de l’eau » qui se déroula à Cochabamba au cours des années 2000 opposa un mouvement social composite, dirigé par la Coordination de défense de l’eau et de la vie (CDEV), au gouvernement national, autour de la concession des services de l’eau à un consortium privé transnational, Aguas del Tunari. Elle s’inscrivait dans le prolongement d’une tradition de lutte contre l’appropriation des ressources naturelles, en particulier hydriques, par les communautés paysannes du département 117. Ces dernières opposaient alors à la conception technocratique et modernisatrice de la SEMAPA 118 une vision de l’eau empreinte de la cosmologie andine. L’usage de l’eau est considéré par les communautés indigènes paysannes comme un droit ancestral basé sur des us et coutumes qui, bien que différant d’une vallée à une autre, ont en commun de défendre la propriété collective et la gestion démocratique de l’eau et des infrastructures 119. « L’eau est considérée comme le sang de la Terre-mère (Pachamama), qui donne vie aux êtres humains et ne peut donc appartenir au domaine public ou au marché capitaliste 120. » Pablo Solón rappelle que, dans la tradition du Vivir Bien ou Buen Vivir des peuples andins, « Pacha » renvoie d’abord au Tout 121, incluant à la fois les êtres vivants, les êtres inertes, les esprits et les astres 122. Selon cette vision holistique, tous les éléments sont reliés entre eux par un principe d’animation commun. Dire que l’eau est le sang de la Pachamama revient à l’assimiler à un principe générateur de vie. L’eau est ce qui donne la vie et qui lie entre elles les différentes formes de vie. « Les montagnes considérées comme féminines sont celles qui
fournissent les sources d’eau. Elles proviennent des ‘‘veines de la terre’’ : il y a assimilation entre eaux d’irrigation, eaux souterraines, et plans d’eau (les lacs) érigés en point d’origine 123. » L’eau n’est donc pas réductible à une « ressource » exploitable et monnayable mais s’envisage plutôt comme une source inépuisable et inaliénable. Elle porte en ce sens un caractère « sacré » qui fait d’elle un commun inappropriable. Les mouvements syndicaux impliqués dans la lutte aux côtés des communautés paysannes indigènes vont, de leur côté, traduire cette conception de l’eau dans le langage du « bien public » défendant ainsi l’accès gratuit à l’eau pour tous. L’eau est alors moins conçue comme source de vie que comme une ressource naturelle à partager et à gérer collectivement et de manière autonome pour garantir les conditions de vie des êtres humains. Au cours de la « guerre de l’eau » les communautés paysannes et indigènes des campagnes et les habitants et organisations urbaines de la ville de Cochabamba 124 (dont les syndicats) convergèrent pour organiser une défense et une réappropriation communes des structures collectives de gestion des eaux s’appuyant notamment sur l’expérience ancestrale d’autogestion développée dans le cadre des ayllus 125, cellules de base de l’organisation communautaire andine précolombienne qui persiste à structurer des pans entiers de la société bolivienne malgré les métissages et hybridations forcées provoqués par la colonisation. La « guerre de l’eau » donna lieu à la mise en place d’un réseau territorialisé d’associations privilégiant l’organisation décentralisée et dispersée et l’action collective à l’échelle locale, contribuant au tournant territorial 126 et communautaire des mouvements sociaux boliviens. Mais l’événement politique qui aura définitivement mis le feu aux poudres fut la « guerre du gaz » qui commença en 2003 et qui alla jusqu’à contraindre à la démission le président élu quelques mois plus tôt, Gonzalo Sánchez de Lozada, remplacé par son vice-président Carlos Mesa Gisbert, lui-même démissionnaire en juin 2005 face à une opposition populaire
grandissante qui appela à la nationalisation immédiate du gaz. En effet, de 1996 à 2002, d’immenses gisements de gaz naturel furent découverts, tous situés dans le département de Tarija, dans le sud du pays 127, faisant de la Bolivie la deuxième réserve de gaz du continent sud-américain. Or la loi sur les hydrocarbures, promulguée par le gouvernement de Sánchez de Lozada, sous la pression du FMI, livre les ressources de combustibles fossiles du pays aux entreprises multinationales qui les auraient « découvertes » 128. Cette loi participe d’un ensemble de réformes structurelles qui visent à libéraliser l’économie du pays en l’ouvrant au capital étranger tout en favorisant le désengagement de l’État 129. Cet abandon des ressources du pays à une exploitation presque exclusivement étrangère réveilla une mémoire douloureuse chez le peuple bolivien qui remontait à ses origines coloniales. Dès le XVIe siècle le sol du pays était exploité par l’Espagne au détriment des populations indigènes. La Bolivie, transformée en pays minier, a vu ainsi au cours des siècles, et cela malgré les changements de régimes ou de gouvernements 130, tous ses minerais exploités et exportés (de l’argent à l’étain, en passant par l’or, le zinc, le cuivre, le plomb, le lithium) sans que cela bénéficie à la population locale considérée comme une des plus pauvres de l’Amérique latine. La reconduction de ce schéma après la découverte des gisements de gaz réveilla un énorme sentiment d’injustice qui se soldera par l’élection du MAS, défenseur d’un programme de nationalisation des ressources du pays. Le gaz est alors perçu comme l’occasion de développer économiquement la Bolivie à travers l’instauration d’un État fort qui assure une redistribution des richesses à l’ensemble de la population bolivienne. « Le “capitalisme andinoamazonien”, pour reprendre la terminologie de certains dirigeants du MAS, assurera le bond en avant socialiste par le biais d’un État qui se sera consolidé en s’appropriant le contrôle des ressources naturelles 131. » Le MAS se trouva donc, dès le départ, pris dans une tension entre d’un côté un indianisme qui, pour la première fois dans l’histoire de la Bolivie,
reconnaissait les communautés paysannes indigènes et leurs mondes en leur concédant une relative autonomie politique et en leur donnant une place dans le jeu politique national, et de l’autre côté une politique énergétique moderne qui entendait restaurer un État fort et encourager une économie de développement extractiviste, dans une perspective héritière du marxisme et du développementisme. Cette tension traduisait la double dynamique sociale qui avait émergé au cours des « guerres » de l’eau et du gaz. En effet, ces deux « guerres » mirent en jeu des manières contradictoires de penser et de gérer lesdites « ressources naturelles ». Si la « guerre de l’eau » aboutit à une structuration politique inspirée des pratiques autogestionnaires paysannes indigènes, la « guerre du gaz » alla dans le sens d’un renforcement de l’État. Derrière cette divergence de structuration politique se profilait une divergence plus fondamentale qui portait sur la relation aux communs et à la Terre, une divergence qui engageait des manières hétérogènes de faire monde et de faire politique. Faire monde : là où l’eau interrogeait le rapport des habitants aux conditions de renouvellement de la vie réinscrivant les pratiques humaines dans des milieux de vie et dans le temps long des cycles terrestres, le gaz induisait la mise en place d’une logique extractiviste au service exclusif de l’économie et reposant sur l’exploitation des ressources que recèle ce que la modernité a nommé « nature ». Faire politique : là où la défense de l’eau déployait une scène politique en prise avec un habiter commun, l’exploitation du gaz était défendue dans les arènes d’une scène politique coupée des conditions matérielles de subsistance et d’existence des communautés de vie. Le processus d’Assemblée constituante établi suite à l’élection d’Evo Morales allait mettre sur la table des négociations ces divergences relationnelles sur les communs sans pour autant les surmonter. De ce processus de négociation émergera une nouvelle figure de la Pachamama,
une Pachamama métissée visant à personnifier l’alliance nouée entre différents mondes et se substituant à la personnification anthropocentrée de l’État moderne comme Léviathan.
La personnalisation juridique de la Nature La reconnaissance des droits de la Terre-mère par la Bolivie se produit trois ans après le processus d’Assemblée constituante. Celui-ci s’inscrit dans l’héritage du processus constitutionnel équatorien qui s’est réalisé quelques années auparavant inaugurant l’hybridation de la figure traditionnelle de la Pachamama et d’un droit de l’environnement d’inspiration occidentale 132. Mais le syncrétisme bolivien diffère de l’équatorien. En effet, à la différence de la Bolivie, l’Équateur a donné une importance considérable à l’appareillage juridique qui soutient la figure de la Pachamama en se dotant de moyens effectifs pour traîner en justice tous ceux qui mettent en péril les milieux et formes de vie autres qu’humaines. Ce système de droits permet donc à « toute personne, communauté, peuple ou nationalité 133 » de faire condamner des entreprises (publiques comme privées) contribuant à la destruction de milieux et formes de vie autres qu’humaines 134. C’est ce qui a rendu possible le procès en défense de la rivière Vilcabamba 135, alors reconnue comme sujet de droit. En Bolivie, l’accent a moins été mis sur l’opérativité juridique 136, sur la capacité à ester en justice des entités autres qu’humaines 137, que sur le processus de composition cosmopolitique. En effet, la mise en place d’une Assemblée constituante répondait à la volonté, de la part du MAS arrivé à la tête du gouvernement, de réinscrire dans le cadre de l’État les différentes dynamiques sociales qui avaient émergé au tournant du millénaire. L’Assemblée constituante tint ses sessions de 2006 à 2008 et s’envisagea comme un prolongement des
assemblées locales qui avaient émergé des mouvements. Elle devait donner voix aux différentes composantes de la société bolivienne. Mais sa radicale nouveauté consista à donner une place aux communautés indigènes qui avaient, jusqu’alors, toujours été exclues de l’espace politique. Cette inclusion allait avoir des implications politiques plus profondes encore que celles consistant à intégrer des minorités jusqu’alors invisibilisées ou exclues de l’espace public, à l’image des femmes ou des personnes racisées, voire des appartenances religieuses, en les reconnaissant comme citoyens à part entière de l’État. L’argument porté par les libéraux, opposants au MAS, selon lequel la reconnaissance des communautés indigènes allait remettre en question les fondements mêmes de la République 138 n’était pas simplement un propos raciste mais révélait, en négatif, la non-évidence des soubassements anthropologiques sur lesquels cet espace public repose. Notre hypothèse est que les dominations sociales, raciales et genrées qui caractérisent les États modernes sont indissociables d’une structure de domination systémique qui trouve sa source dans la colonisation moderne. L’édification de l’État moderne repose sur une triple exclusion : celle des peuples indigènes et des racisés, celle des femmes et celle des autres qu’humains, c’est-à-dire sur une exclusion de manières d’habiter liées à la terre et qui, de ce fait, résistent à la rationalisation économique des conditions matérielles de subsistance et d’existence 139. L’État moderne dessine ainsi les contours d’une scène politique coupée de l’habiter sous la forme de l’espace public articulé au dispositif du droit. Si l’État moderne a pu inclure la conflictualité inhérente au socius 140 à travers l’institution de la démocratie, celle-ci reconduit malgré tout une manière de penser l’élaboration du commun qui repose sur la coupure entre exercer la politique et habiter un milieu de vie. En cherchant à refonder l’État sur des bases qui remettaient en question son origine coloniale, le processus constitutionnel allait soulever et réveiller tout ce que l’État national moderne avait dû dénier pour s’édifier, déni qui
ne portait pas seulement sur des groupes sociaux ethniques ou culturels mais aussi, plus fondamentalement, sur des manières hétérogènes de faire monde. C’est à ce déni que devait tenter de répondre la création d’un État plurinational. Lors de la scénographie des défilés d’ouverture de l’Assemblée constituante les mondes étouffés par la colonisation ont fait irruption dans l’espace politique bolivien. « Les peuples indigènes ne sont pas venus seuls. Ils sont venus à Sucre avec tout : costumes, ornements, instruments, offrandes, animaux et esprits. Et ils comptaient bien entrer en République avec toutes ces entités 141. » Ces entités ne sont pas seulement des individus d’une autre espèce auxquels il s’agirait de trouver de nouveaux sièges dans l’arène républicaine en leur attribuant des porte-parole spécifiques. Elles expriment d’abord des formes de relations étrangères à celles de l’espace politique moderne. Là où ce dernier ne reconnaît que des sujets de droit individués, réunis par un contrat, les peuples indigènes se présentent d’emblée en tant que personnes relationnelles. L’enjeu ici n’est pas seulement celui d’une reconnaissance culturelle au sens d’un ensemble de pratiques et de valeurs symboliques portées par une communauté humaine, mais bien celui d’une reconnaissance de mondes, c’est-à-dire une manière de pratiquer et de penser les relations entre humains et autres qu’humains à l’échelle collective. C’est ce que Blaser et Escobar, s’inspirant des travaux issus du tournant ontologique de l’anthropologie, qualifient d’ontologie politique : toute « vision du monde crée une manière particulière de voir et de faire la politique 142 » qui s’actualise à travers des cadres spatio-temporels pouvant invisibiliser ou exclure d’autres manières de penser et de vivre les relations entre existants. Comme l’ont montré les anthropologues Descola ou Viveiros de Castro, le concept occidental de « culture » fonctionne essentiellement par opposition à celui de « nature » et renvoie aux différentes formes d’organisation des communautés humaines sans prendre
en compte les relations interspécifiques qui les constituent et qui conditionnent les manières d’habiter. Au contraire, l’idée de « monde » renvoie à un ensemble relationnel ouvert associant humains et autres qu’humains. Le « monde » n’est pas relatif à une identité ethnique mais à une manière d’être en relation. Un monde est donc toujours voué à la recomposition et à la transformation selon les relations qu’il tisse ou articule. Si le « monde » peut être assimilé à une « culture », ce sera donc en un autre sens que celui de l’héritage moderniste. Par « culture » nous entendrons une manière singulière de cultiver des relations, de les entretenir, de les reproduire et de les transformer dans le temps. Le « monde » qui domine en Occident et dans l’espace politique moderne pense la relation entre humains et autres qu’humains sur le mode de l’exclusion, ce que Descola qualifie d’« ontologie naturaliste », là où les peuples indigènes la conçoivent sur le mode de l’inclusion. Cette différence de « mondes » va trouver une traduction dans la substitution de la figure inclusive de la Pachamama à celle du Léviathan qui, depuis Hobbes, personnifie l’État dans l’imaginaire politique moderne. À travers cette substitution, c’est la colonialité du modèle politique moderne qui est mise en question. Car ce n’est pas seulement un pouvoir politique qui a été imposé aux peuples colonisés mais aussi une manière univoque de faire monde et de faire politique : une cosmopolitique universaliste et unifiante 143 plutôt qu’une cosmopolitique pluriverselle et multisituée, capable de laisser vivre et d’articuler une pluralité de mondes. La colonisation n’a pas seulement consisté dans la mise en esclavage des peuples, dans leur extermination par les moyens du génocide ou de l’écocide 144, mais aussi en un véritable cosmocide. En visibilisant les relations entre humains et autres qu’humains sous-jacentes à l’ontologie moderne occidentale, la crise écologique a permis de prendre conscience que d’autres manières de penser et de pratiquer ces relations étaient
possibles et légitimes. C’est donc à l’aune des conflits de mondes que nous nous intéresserons au processus de reconnaissance de la Terre au titre de personne. Mais il nous paraît ici nécessaire de distinguer entre deux manières de penser la personne « Terre ». En effet, personnifier la Terre implique de faire un pas supplémentaire par rapport à la personnalisation juridique visant à protéger la Nature, à lui donner une couverture légale lui permettant de se défendre devant un tribunal. Car cette reconnaissance juridique de la Terre n’est pas suffisante pour garantir les conditions de renouvellement de l’habiter commun. Nous distinguons donc la personnalisation juridique de la personnification cosmopolitique. La personnalisation juridique est issue du droit moderne. Ce qui caractérise le droit, c’est sa capacité à créer des fictions, à instituer une relation par un artifice là où celle-ci n’existe pas naturellement 145. Selon les tenants du fictionnalisme juridique, il faudrait voir la personnalité juridique comme un simple artifice, un masque dont se doteraient les individus humains pour porter la cause d’êtres non humains, pour parler en leur nom 146. Mais cette approche strictement juridique pose plusieurs problèmes. Tour d’abord, elle évacue la singularité du lien à la Terre des peuples colonisés pour en rester à la dimension formaliste du droit, reconduisant la coupure entre espace public et habiter commun. Le risque étant de procéder à une assimilation culturaliste des différentes manières de faire monde au sein de l’État (en les subordonnant à ses normes propres), plutôt que de reconnaître d’autres manières d’habiter la Terre. Aussi, le droit occidental repose sur une métaphysique qui dissocie la représentation et la réalité, l’esprit et le corps, l’artifice et la nature. Il reconduit ainsi l’idée d’une « Nature » envisagée comme totalité générique distincte de l’humain. De plus, l’ontologie du droit moderne est essentiellement individualiste et propriétaire : on accorde des droits à des entités discernables, à des
puissances d’agir ou à des « volontés » individuées (même si collectives) dotées d’un « patrimoine ». Au contraire, un milieu n’a jamais de contours strictement identifiables. Il est plutôt traversé et constitué par un ensemble de seuils mouvants et stratifiés par de multiples niveaux relationnels. Faire rentrer un milieu au sein du dispositif de la personnalité juridique pourrait se traduire par une objectivation accrue des écosystèmes décomposés en unités mesurables permettant de délimiter des totalités discernables. Rien n’empêcherait dès lors que, même protégée, la « Nature » donne lieu à une évaluation en termes de « services écosystémiques », à sa traduction en unités de mesure équivalentes, compensables et échangeables sur le marché. Cependant, le droit occidental n’est pas intemporel et peut être amené à changer au contact d’autres cosmologies. Ainsi, l’attribution d’un droit ou d’une personnalité juridique à des écosystèmes implique déjà un déplacement métaphysique de l’individualisme vers le holisme, vers l’appréhension d’un ensemble relationnel dont les limites ne sont jamais définitivement tranchées. À terme, cela ne peut que modifier la conception individualiste de la subjectivité moderne et aura sans doute pour conséquence de transformer en profondeur le dispositif juridique hérité du droit romain. Reconnaître un milieu (une forêt, une rivière, une montagne) en tant que sujet de droit ne peut que remettre en question le modèle de la personne morale calquée sur la personne humaine individuelle (sujet juridique) et le sujet au sens métaphysique que lui donna la modernité, c’est-à-dire l’individu rationnel se distinguant des objets qui l’entourent. Cela suppose de reconnaître à ces entités terrestres une animation propre, un principe de vie. Ce n’est pas un hasard si les milieux naturels qui, depuis la Déclaration universelle des droits de la Terre-mère, ont été personnalisés ont d’abord été des milieux dotés d’une valeur spirituelle, comme c’est le cas pour la Whanganui de Nouvelle-Zélande, le Gange et la Yamuna en Inde. Ce mouvement s’est depuis étendu jusqu’en Europe : la Loire 147, puis quelques mois plus tard le Rhône en France et en Suisse, et le Tavignanu en
Corse ont amorcé un processus visant leur reconnaissance comme sujets de droit. L’attribution de la personnalité juridique à des milieux semble alors répondre à quelque chose de plus qu’à la nécessité de représenter en justice des entités non humaines, c’est pourquoi elle s’accompagne de processus institutionnels visant à composer des assemblées de la rivière, comme c’est le cas sur la Loire 148. Elle fait aussi signe d’un déplacement anthropologique, politique et cosmologique plus profond au cœur même des sociétés où domine l’ontologie naturaliste. Par-delà les processus de personnalisation juridique qui voient le jour, se déploient des processus de personnification cosmopolitique redéfinissant le sens même de ce qui fait commun et communauté à travers la reconnaissance des relations d’interdépendance fondées sur le partage d’une animation commune. Personnifier, c’est d’abord, avant toute instrumentalité juridique ou même politique, reconnaître une relation de coaffection et d’attachement réciproque liée à l’expérience d’un habiter commun. Personnifier un être revient à lui attribuer une subjectivité ou une animation propre avec laquelle je peux entrer en relation. Il s’agit non seulement de le sortir de la condition d’objet subordonné au pouvoir d’un sujet, tel que le permet la personnalisation des autres qu’humains ou de « la nature », mais c’est surtout incorporer des relations entre humains et autres qu’humains depuis l’expérience d’une cohabitation terrestre. Si le droit peut être un levier, il reste insuffisant pour permettre l’incorporation vécue du lien à la Terre et aux autres qu’humains constitutif d’un faire peuple terrestre 149. Se limiter à une stricte approche juridique des problématiques écologiques, c’est risquer de reconduire la neutralisation des conflits de mondes et des rapports de domination systémiques qui les ont provoqués. De ce point de vue, le dispositif de la personnalisation juridique apparaît moins comme une finalité en soi que comme un des vecteurs possibles d’une composition entre des cosmologies différentes, ouvrant la voie à des personnifications cosmopolitiques.
Personnifications cosmopolitiques de la Terre Les travaux de Diego Landivar et d’Émilie Ramillien ont montré en quoi l’Assemblée constituante a pu devenir le lieu d’une invention diplomatique inédite à travers la mise en dialogue et la traduction de cosmologies profondément hétérogènes. Ils proposent de lire les conflits de mondes qui ont surgi entre les collectifs représentés à l’aune des catégories ontologiques définies par l’anthropologue Philippe Descola, faisant ainsi apparaître un tableau à trois entrées : naturalisme, animisme et analogisme. Ce découpage a une fonction essentiellement heuristique puisque, dans la pratique, les différents groupes en présence articulaient plusieurs catégorisations ontologiques 150. Les partis républicains traditionnels défendaient « avec virulence une nature naturaliste, d’abord associée aux ressources naturelles, qui doit être gérée et protégée par le politique dans la mesure où elle est un réservoir de richesses pour enclencher une dynamique de développement 151 », rejoignant ainsi la conception marxiste d’une nature pensée comme « réalité objective 152 » ne pouvant être comprise qu’au moyen de la science et devant être mise au service du développement économique. Au contraire, les peuples indigènes considéraient « la nature » comme un ensemble d’existants actualisant des « relations et modalités ontologiques diverses (êtres morts, et/ou divins, et/ou géographiques – montagnes, lacs… – et/ou non humains (animaux, plantes, etc.) 153 ». Animisme et analogisme différaient quant à l’imputation de sacralité à tous les existants ainsi que dans leur relation au pouvoir d’État (les peuples animistes des basses terres étant plus éloignés des structures d’État), mais ils convergèrent progressivement grâce à la figure de la Pachamama. « Cette figure qui n’est pas animiste va pourtant être adoptée par eux dans l’Assemblée constituante, grâce à l’importance symbolique qu’elle a acquise dans les luttes indigénistes et environnementales passées, sur
l’Altiplano comme dans les basses terres 154. » De même, certains « naturalistes » (au sens anthropologique) ont petit à petit intégré la figure de la Pachamama. Les marxistes voyaient dans l’articulation proposée par la Pachamama, à la fois entité sacrée et espace terrestre, la possibilité de faire barrage aux logiques d’appropriation capitalistiques de la nature. Les écologistes voyaient, de leur côté, l’occasion de faire passer la nature du statut d’objet à celui de sujet, et, ce faisant, de reconnaître à la nature la qualité de sujet de droit. Cela se traduira par la reconnaissance juridique de la Terre-mère en tant que « sujet collectif d’intérêt public » mais avec une portée beaucoup plus limitée, essentiellement symbolique, par rapport à celle réalisée en Équateur. La Pachamama qui émergea du processus constituant bolivien n’était donc ni vraiment la figure mythique ancestrale caractéristique de la tradition andine ni vraiment la personne juridique issue d’une transformation du droit occidental mais la personnification cosmopolitique résultant d’une négociation entre plusieurs manières de penser « la nature ». Loin de la figure folklorisante à laquelle l’ont réduite certains analystes 155, « la Pachamama est devenue au cours du processus constituant une entité dont les attributs pouvaient être négociés, un espace non stabilisé permettant des convergences, un travail de création, de re-création, d’instauration de la part des constituants 156 ». Elle a pris la forme d’une entité métisse associant le formalisme et la malléabilité du droit, sa capacité de fiction et de création, et un animisme andin chargeant ce droit formel et rationnel d’une « âme », d’un esprit qui fait lien : sorte de figure chimérique composée de fragments de « mondes ». Forgée au sein d’un processus de négociation politique, la Pachamama formait donc une entité diplomaticoontologique bien plus complexe que celle de la personnalité juridique attribuée à un écosystème pour en permettre la défense. Personnifier la Terre revenait à reconnaître, par-delà les différences de mondes, le partage possible d’un lien commun à la Terre.
Là où la figure moderne du Léviathan ne reconnaît que des individus réunis dans un espace public isonomique institué par le contrat social, la personne Pachamama reconnaît une multiplicité de mondes et figure l’alliance terrestre qui les lie. C’est donc moins la Terre en tant que planète ou écosystème qui se trouve ici personnifiée que la relation Terre-mondes qui s’est nouée dans le contexte bolivien de l’Amérique latine et selon l’historicité singulière des divers peuples qui l’habitent. Ce que la personnification exprime et rend manifeste, c’est que la Terre n’est plus seulement le sol sur lequel on habite : elle devient ce à travers quoi nous pensons et percevons ce qui fait commun, ce qui nous habite et nous permet d’habiter. S’inaugure ainsi un autre rapport au politique, rapport qui ne consiste pas seulement dans une redéfinition du cadre au sein duquel se déroule l’action politique par l’intégration des autres qu’humains, mais dans un déplacement des coordonnées mêmes du politique. Pachamama devient un des noms du Terrestre, au sens que lui donne Bruno Latour : celui d’être un « agent qui participe pleinement de la vie publique 157 ». « Tant que la Terre semblait stable on pouvait parler d’espace et se situer à l’intérieur de cet espace et sur une portion de territoire que nous prétendions occuper. Mais comment faire si le territoire lui-même se met à participer à l’histoire, à rendre coup sur coup, bref, à s’occuper de nous ? L’expression “j’appartiens à un territoire’’ a changé de sens : elle désigne maintenant l’instance qui possède le propriétaire 158. » Dire que la Terre est « l’instance qui possède le propriétaire » revient à destituer l’autorité tutélaire qui jusqu’alors organisait et définissait l’espace du commun (l’État-Léviathan) au profit d’une nouvelle instance tierce, celle de la Terre, appelée « Pachamama » dans un contexte amérindien, mais qui, dans d’autres contextes, s’appelle Te Awa Tupua, Gaïa, Ayiti ou encore, comme le signale Donna Haraway, « Naga, Tangoroa, Terra, Oya, Raven, et tant d’autres encore 159 ». La Terre se déclinerait ainsi en une multiplicité de
personnifications collectives selon la diversité des aires géographiques et culturelles qui la composent : une Terre-mondes.
État-Pachamama ou Terre-Pachamama ? Mais la logique d’une telle personnification politique ne comporte-t-elle pas un risque ? Celui de refonder l’espace du politique dans de nouvelles figures surplombantes et tutélaires capables d’intégrer dans un grand Tout englobant et indifférencié les humains et les autres qu’humains. Le risque ne serait-il pas de donner naissance à de nouvelles formes de Léviathans augmentés aux autres qu’humains, à des « cosmocolosses 160 » toutpuissants ? Cette tentation qui consiste à retrouver dans la Terre, élevée au statut d’entité suprême, la valeur d’universalité incarnée par la figure moderne de l’Humanité aurait pour traduction politique la transformation de l’État exclusif des autres qu’humains en un super-État intégrateur surplombant et gouvernant la pluralité des formes de vie pour composer un grand corps politique hybride : un État-Léviathan au carré. L’analyse proposée par Landivar et Ramillien, consistant à voir dans la tentative bolivienne de constituer un État-Pachamama la formation d’un hyper-sujet capable de se substituer au sujet anthropocentré de la modernité incarné par l’image du Léviathan, semble aller dans ce sens. Le concept d’hyper-sujet a été forgé en référence au concept d’hyperobjet proposé par Timothy Morton pour désigner des objets qui « ne sont pas à la mesure de l’homme » tels que le réchauffement climatique, la biosphère, un trou noir, ou encore « la somme totale de tous les matériaux nucléaires présents sur la terre 161 ». Mais il en constitue aussi le revers symétrique. Si le concept d’hyper-objet comme celui d’hyper-sujet s’accordent pour considérer l’Anthropocène comme un phénomène global dans lequel toutes les entités sont engluées, l’hyper-sujet, tel qu’il
s’esquisse dans la figure mixte de la Pachamama, met plutôt l’accent sur la capacité d’agir du sujet collectif ainsi constitué. Ce sujet collectif n’est plus, à la différence du sujet-Léviathan, le fruit d’un contrat entre humains mais intègre l’ensemble des êtres vivants interreliés dans un grand Tout. Cet hyper-sujet devrait permettre de répondre à la délégitimation dont l’Étatnational est devenu l’objet en se faisant le garant d’une nouvelle conception du bien public qui intègre les communs humains et autres qu’humains. En effet, pour les naturalistes et marxistes boliviens qui dominaient le MAS, « la stratégie consistait à instaurer la Pachamama comme bouclier, comme rempart au néolibéralisme. La Pachamama, loin d’invoquer une quelconque sacralité déique pour ces constituants (marxistes et naturalistes), était avant tout une opération de “sacralisation” du territoire et des ressources naturelles. La Pachamama étant sacrée, ses territoires et ressources devenaient inatteignables et donc inaliénables, inviolables. Elle devenait alors la meilleure garantie contre les privatisations et l’extractivisme […]. La loi de la Terre-mère de 2011, avant d’être une loi sur l’environnement, doit être lue comme un manifeste d’économie politique qui protège les territoires, les ressources naturelles de toute privatisation et qui assigne au droit un rôle bien spécifique. Celui-ci va opérer comme un “rattachement” ou une “réinscription” du droit et de l’économie à un territoire, opération stratégique consistant à utiliser un dieu comme médiateur d’un droit foncier (et plus particulièrement inspiré du paradigme de la nationalisation) 162 ». Envisagée comme hyper-sujet, la Pachamama deviendrait la figure personnifiante d’un nouvel État, d’une autorité souveraine capable de trancher tout en intégrant en son sein les entités autres qu’humaines qui jusqu’alors en avaient été exclues. « L’Anthropocène rappelle […] la nécessité d’instaurer de nouveaux tiers garants capables, comme la religion et l’État à d’autres époques, de garantir la densité ontologique des collectifs humains 163. »
La conception du territoire (foncier) et du pouvoir (tiers surplombant) qui domine dans le paradigme de l’hyper-sujet semble ainsi prolonger tout en l’augmentant le paradigme de la souveraineté étatique moderne. Ce pouvoir serait capable d’intégrer la pluralité des « cosmovisions » au sein d’un dispositif unique (celui de l’État plurinational) auquel se trouverait rattaché un territoire aux frontières circonscrites qu’il s’agirait de réguler et d’administrer. Mais ce faisant, il détacherait ces « cosmovisions » des liens réels qui les unissent à la terre, c’est-à-dire des lieux de vie habités par les communautés qu’il serait censé représenter. Paradoxalement, la perspective d’un État-Pachamama aurait pour conséquence de reconduire le geste de déterrestration en coupant les communautés habitantes de leurs attachements terrestres, en transformant les différentes manières d’être au monde en simples représentations d’un monde un et unifié par l’État. Si la théorie de l’hyper-sujet pose problème c’est qu’elle reconduit, en l’augmentant, la conception du sujet et de la personne forgée à l’époque moderne et que l’État-Léviathan érige en modèle politique. Le sujet moderne, tel qu’il se dessine sous la plume d’un Descartes ou d’un Locke, se caractérise par sa capacité à s’autofonder par et dans l’élément de la conscience, indépendamment de l’existence de tout corps. Cet acte d’autofondation coupe le sujet humain de toute relation à une extériorité, que celle-ci soit assimilée à Dieu ou à des puissances animiques. De manière similaire, l’État moderne se constitue par un acte d’autofondation politique que la scène du contrat des théories politiques du XVIIe siècle permettra de figurer. Les analyses de Dardot et Laval confirment cette hypothèse en lui donnant une profondeur et un ancrage historique. L’État moderne n’est pas sorti de l’esprit des philosophes modernes telle Athéna du crâne de Zeus, mais résulte d’un long processus historique que les auteurs de Dominer font remonter au XIe siècle, au moment où le pape Grégoire VII institue l’Église en souverain autonome et exclusif par rapport aux pouvoirs politiques royaux 164. « Ce qui est véritablement nouveau dans
le geste de Grégoire VII, c’est cette autoattribution inconditionnelle de la souveraineté de la part d’un pape 165. » Dorénavant, il ne revient plus aux empereurs mais au clergé de faire les lois. Les différents pouvoirs (spirituel et temporel) se voient ainsi rassemblés dans une puissance unique. Cet acte par lequel l’Église se pose en souverain unique et absolu constitue le geste inaugural au fondement de l’État moderne, ce qui fait dire à Dardot et Laval que l’État-Église est le modèle de l’État moderne. Ainsi s’amorce un mouvement historique complexe qui conduira à une sécularisation progressive de l’État assimilé à un organe administratif conçu par les juristes. « Si les théologiens ont contribué au transfert de la sacralité de l’Église vers l’État en détachant l’idée de l’État du simple pouvoir personnel pour mieux la concevoir comme un ‘‘corps mystique du royaume’’ à l’instar de l’Église, ce sont les juristes qui ont forgé les concepts nécessaires à la constitution sur le long cours d’une entité abstraite proprement distincte des réalités contingentes et tangibles du pouvoir de la personne du monarque, assurant au royaume continuité et indépendance tant à l’égard de l’Empire [i.e., Saint Empire romain germanique] que de la papauté 166. » La formation de l’État moderne trouvera ainsi un modèle dans la théorie de la personne juridique romaine. Appliquée dans l’ordre politique à des entités collectives, la théorie de la personne morale héritée du droit romain vise d’abord à répondre au problème de la succession et de la possibilité de conserver un patrimoine ou de transférer des biens d’un individu à un autre en dépit de la mort ou de la disparition du premier. « Dans l’attente de l’acceptation d’une succession, il fallait bien éviter le flottement des biens suspendus entre un mort qui n’existait plus et un héritier qui n’existait pas encore : la succession ellemême tenait alors lieu de personne 167. » La personne se pense alors sur le modèle du masque romain, la persona, qui, au théâtre, vient doubler le visage de l’individu réel d’un autre visage, celui du rôle qui lui a été attribué. La personne morale est de ce point de vue un pur artifice, un
masque dont se dote une communauté pour symboliser son unité dans l’espace et sa continuité dans le temps. Cet artifice juridique a pour fonction principale de contrer les limites, variations et imprévisibilités naturelles en créant un temps artificiel et contre nature, un temps proprement humain. C’est ce caractère contre nature du droit qui, selon Yan Thomas, définit l’essence du droit. « Le droit, loin de trouver sa source dans la nature, serait plutôt construit contra naturam, contre cet “obstacle” physique qui peut lui imposer des limites dont il cherchera à se départir par une véritable technique, celle des fictions 168. » Le droit pourrait aller jusqu’à dénier les conditions réelles de l’existence pour leur substituer des artifices produits par la seule imagination humaine. Mais, pour ce faire, il ne se contente pas de produire des fictions redoublant ou contrecarrant une réalité préexistante. Il organise aussi une coupure entre le monde naturel et le monde social en renversant le rapport d’antécédence du premier sur le second. C’est en ce sens que Thomas peut dire que la Cité romaine institue la nature (comme réalité seconde). La Cité humaine devient le point de référence ultime à partir duquel sont ensuite redistribués les statuts et propriétés des choses, organisés en différents cercles concentriques à partir du centre défini par la société des hommes. De manière similaire, lorsque l’État moderne reprend à son compte la théorie de la personne morale pour penser la forme de son institution, il se pose en garant d’un nouveau temps et devient celui qui, en définitive, distribue toutes les places et propriétés. L’État moderne prend donc forme à la conjonction d’un double héritage, celui par lequel un pouvoir s’auto-institue en source unique de toute législation et gouvernement, et celui par lequel il inaugure un nouveau temps grâce à l’artifice du droit. Ce double geste trouve dans la métaphore de l’horloge, à laquelle Hobbes compare l’État, une image paradigmatique. L’horloge, ce produit humain, a pour caractéristique de fonctionner de manière automatique, indépendamment de toute action ou intervention extérieure, elle est bouclée sur elle-même. De manière similaire, l’État
moderne, administratif, est structurellement hors-sol, bouclé sur lui-même, et n’a pas besoin de se référer à autre chose qu’à l’artifice du droit pour se légitimer. C’est ce double geste que la scène fondatrice du contrat social actualise. Le visage anthropomorphe du Léviathan est le masque que porte l’automate pour figurer l’entité collective issue de l’acte de création humain. Le Sujet-État résulte ainsi de l’assujettissement de l’ensemble des individus réels au pouvoir unique du Souverain. Or l’intégration des autres qu’humains dans cet artifice que l’on appelle État ne change pas fondamentalement sa nature, c’est-à-dire la logique d’autofondation par laquelle il s’institue en principe premier de toute législation et du gouvernement du monde. S’il change de visage pour prendre les traits d’une figure mixte d’humain et d’autre qu’humain (les êtres vivants de manière générale), le corps collectif qui le supporte n’en est pas moins le produit d’un assujettissement de l’ensemble des individus réels à l’intérieur d’une totalité plus englobante, d’une matrice technique et socio-économique produite par l’être humain. L’État-Pachamama conçu comme hyper-sujet pourrait, de ce point de vue, servir de matrice à la théorisation d’un État Cyborg capable d’hybrider les humains, les autres qu’humains ainsi que les différentes manières de faire monde à l’intérieur d’un dispositif de gouvernement unique érigeant la Terre en nouvelle figure transcendante légitimant à nouveaux frais la souveraineté de l’État. À la différence de la conception individualiste, dualiste et mécaniste qui préside à la formation du sujet moderne et qui fait de l’être humain « un empire dans un empire », l’hyper-sujet s’appuie sur une conception holiste, moniste et systémique des rapports humain-nature. Selon Frédéric Neyrat, celle-ci trouve des sources d’inspiration tant du côté de l’écocentrisme que de l’écoconstructivisme et s’exprime de manière paradigmatique dans les théories écosystémiques cybernétiques. Ces différentes approches des rapports humain-nature ont pour principe commun le postulat selon lequel « tout est relié ». L’hyper-sujet qu’est l’État-Pachamama viendrait
personnifier ce lien indéfectible entre l’ensemble des êtres vivants, c’est-àdire ce lien plus qu’humain, mais à l’intérieur d’un artifice produit par l’humain. Le problème que soulève une telle démarche est double. Il consiste d’abord à dénier l’altérité et la singularité irréductibles de chaque existant au profit d’une totalité englobante et indifférenciante. « En combattant les séparations, en fusionnant l’ensemble des strates de la réalité, une pensée de l’écologie ne fera qu’entretenir l’anaturalisme par colonisation radicale de tout ce qui est non humain par l’humain, quand bien même grimé sous le visage d’Homo naturans 169. » Mais le problème tient aussi au fait de dénier le don de vie primordial qui a pour nom la Terre et qui se matérialise à travers la multiplicité des formes d’existence et la diversité des milieux de vie. À la différence de l’acte d’autofondation qui préside à l’institution de l’État, le don de la Terre n’est pas un point initial, un point de départ qui pourrait trouver son modèle dans l’acte de création divin ou humain, mais « un événement qui ouvre une relation dès lors que ce don est reçu et perçu comme tel 170 ». Ce propos de Geneviève Azam indique deux choses. La première est que le don n’est pas une origine mais une ouverture ou plutôt un écart générateur de relations 171. C’est pourquoi ce don ne peut être saisi qu’à travers la multiplicité et la singularité des formes qui l’actualisent en situation, c’est-à-dire à travers des milieux de vie particuliers et la multiplicité des relations qui les composent. C’est pourquoi aussi la reconnaissance de ce don est d’abord celle d’une profondeur de temps qui précède et échappe à l’humain, celle d’une mémoire immémoriale inscrite à même la Terre. « Cet événement est gratuit, il est le fruit du hasard. Il n’est pas l’œuvre humaine, il la précède et la rend possible 172. » La seconde chose est que les relations ne préexistent pas telles quelles mais se constituent dans et à travers l’acte de reconnaissance réciproque, c’est-à-dire à travers le fait de recevoir et de rendre à un autre que soi. « S’il
n’y a plus de don, l’obligation de recevoir disparaît. Et avec elle, celle d’entretenir et de rendre 173. » Instituer l’État en garant unique et primordial du commun revient à méconnaître le don de vie dont tous les existants sont tributaires pour en faire les débiteurs exclusifs de l’État. La relation se transforme ainsi en aliénation. Plutôt que de rendre à la Terre, c’est-à-dire aux milieux de vie, ce qu’elle donne, les sujets s’aliènent à l’État qui s’institue en fondement de leurs conditions d’existence. L’État, même sous l’égide de la Pachamama, ne peut donc que reconduire le geste de capture de la vie à l’œuvre dans la logique d’exploitation des ressources. Cette capture est la condition de l’aliénation de l’ensemble des êtres et de leur assujettissement au sein du grand corps global. Si le destin de l’État moderne est indissociable de celui qui a vu naître le capitalisme, c’est qu’il vise à réaliser les conditions matérielles et institutionnelles d’une transformation de l’énergie vitale et sociale en énergie productive par le développement de l’économie. C’est pourquoi l’État moderne est structurellement lié au capitalisme. Et c’est sur ce lien structurel qu’ont échoué les différents projets de révolution « communiste ». L’État moderne peut aussi être, à ce titre, qualifié d’État-Capital. C’est d’ailleurs ce que semble avoir confirmé l’expérience politique qui a suivi la Déclaration universelle des droits de la Terre-mère en Bolivie. En érigeant la Pachamama en nouvelle figure de la Personne-État, le gouvernement progressiste a transformé en entité abstraite et formelle ce qui, dans la tradition andine, exprime et personnifie l’ensemble des relations de réciprocités entre humains et autres qu’humains. Coupé des communautés de vie et de leurs relations réelles au paysage, le Vivir Bien est devenu, après le processus constituant, un mot d’ordre désincarné. Au lieu de protéger la « nature » que la Pachamama était censée incarner, il a contribué à neutraliser les critiques et résistances faisant obstacle à son exploitation. Sous le gouvernement de Morales, les projets extractivistes ont augmenté plus qu’ils n’ont diminué. Et cela d’autant plus que les
résistances et luttes opposées jusqu’alors par les mouvements et communautés indigènes aux gouvernements néolibéraux qui le précédaient ont été affaiblies par des pratiques de clientélisme, de mise sous tutelle et de fausses promesses. Selon Pablo Solón, « l’erreur essentielle fut de croire que le Vivir Bien pouvait être mis en œuvre depuis le pouvoir d’État, quand, en réalité, le Vivir Bien est une proposition qui se construit depuis la société. La constitutionnalisation du Vivir Bien augmenta le mirage et donna à penser qu’à travers un plan national de “développement” depuis l’État il serait possible d’aller dans le sens du Vivir Bien alors qu’en réalité le secret de cette vision réside dans le renforcement de la communauté, de ses capacités à compléter les autres communautés et dans l’autogestion de son territoire 174 ». Si les personnifications de la Terre sont le signe d’une invention cosmopolitique terrestre, à la fois décoloniale et écologique, celle-ci ne pourra se réaliser dans le cadre du dispositif étatique. La puissance destituante 175 de l’événement Terre doit moins donner lieu à la constitution d’une nouvelle distribution des pouvoirs au sein d’une nouvelle gouvernementalité intégrative qu’à l’invention de processus institutionnels terrestres en correspondance avec le basculement anthropologique mis en jeu par la condition terrestre et depuis la réalité des milieux de vie et manières de faire monde dont les personnifications sont l’expression. Nous opposons donc à l’État-Pachamama la perspective d’une Terre-Pachamama résultant de la négociation, en situation et depuis l’habiter, d’un commun partagé. Réanimer la Terre implique de remettre en question l’État comme horizon exclusif du politique et d’inventer des manières de faire politique qui soient en prise avec la singularité et la multiplicité des formes de vie terrestres, qui laissent vivre l’altérité irréductible de chaque existant en reconnaissant la puissance génératrice et relationnelle dont la Terre est porteuse. Les personnifications de la Terre se concevraient dès lors comme les expressions cosmopolitiques d’autres manières de se vivre en terrestre,
d’autres manières d’exister en relation aux autres qu’humains depuis les communautés d’habitants et leurs manières de faire monde. L’enjeu consiste à tirer jusqu’au bout les conséquences politiques de ce que peut vouloir dire : sentir-penser 176 depuis la Terre.
Incorporer les points de vue d’une Terremondes Sentir-penser depuis la Terre cela implique d’abord de faire l’expérience, sensible, intime, située, de notre condition terrestre : du fait que les relations qui nous lient, intrinsèquement, aux autres formes de vie sont le fruit d’une épreuve mise en jeu dans la rencontre d’une altérité. Miriam Tola 177 s’appuie sur les travaux menés par des chercheuses écoféministes pour montrer que la figure de la Pachamama, reprise dans le cadre de la Déclaration universelle des droits de la Terre-mère, n’a pas seulement subi la neutralisation du formalisme juridique. Celle-ci, nous ditelle, a été préparée par la neutralisation cosmologique menée auparavant par l’Église au cours de la période coloniale. Les déités féminines de la Terre étaient assimilées, dans les discours des missionnaires, à la figure unique, transcendante et universelle de la Vierge Marie. Cette assimilation préparait le terrain d’une domestication de la nature en procédant à sa pacification par la confusion entre le principe féminin et le principe maternant incarné par la Vierge. L’historienne Carolyn Dean 178 citée par Miriam Tola, a, au contraire, montré que, dans l’ancien monde andin, les personnifications des milieux de vie étaient bien plus variées et complexes, mettant en jeu, au sein d’un même paysage, des portions décrites comme féminines et d’autres comme masculines. De plus, les interactions avec la Pachamama étaient beaucoup plus incertaines et instables que ne le laisse entendre l’idée générique de « nature ». « Elles [les personnifications des
milieux de vie] pouvaient apporter la prospérité autant que la destruction. Les archives des temps préhispaniques font état de négociations permanentes entre les gens et les imprévisibles puissances terrestres. L’affirmation et la préservation du pouvoir politique inca exigeaient un combat permanent pour rendre maîtrisables les indisciplines des entités non humaines au travers de la persuasion, les cajoleries ou l’usage de la force. Lorsqu’elle était traitée avec respect, la terre pouvait répondre par des récoltes abondantes. Un défaut d’attention envers la Pachamama, cependant, pouvait au contraire provoquer l’aridité des sols, les maladies et même la mort. Bien que capable de générer la vie, la Pachamama préhispanique pouvait difficilement être décrite comme une mère bienveillante et généreuse 179. » L’analyse de Tola met en lumière le caractère irréductiblement « récalcitrant 180 » des autres qu’humains, ce que l’irruption de l’événement Terre a remis à l’ordre du jour. Loin de la stabilité pacifiée mise en scène par le dispositif des droits de la nature, les relations entre humains et autres qu’humains apparaissent comme le fruit de négociations et d’alliances multiples et continues. Ces alliances s’actualisent, en situation, à travers la reconnaissance et le renouvellement du don de vie terrestre comme condition de l’habiter commun. Il ne s’agit donc pas de rejeter toute forme de holisme, mais d’opposer au holisme systémique un holisme perspectiviste, qui reconnaisse et laisse vivre la singularité et l’altérité irréductibles de chaque existant tout en considérant les relations qui l’attachent à un milieu de vie. Un holisme qui ne suture pas l’écart générateur de relations avec tout ce que celui-ci peut comporter de conflictualité. Le travail anthropologique de Marisol de la Cadena réalisé auprès des peuples andins nous semble pouvoir contribuer à l’élaboration d’un tel holisme perspectiviste. Dans Earth Beings, elle explique en quoi, chez les peuples andins de la cordillère des Andes, les humains et autres qu’humains
(animaux, plantes, montagnes, lacs, pluie) sont intrinsèquement liés, entrelacés comme les fils d’un même tissu 181. L’anthropologue dit à propos de ces peuples que les interactions avec les entités autres qu’humaines ne sont ni naturelles ni surnaturelles. Les tirakuna (autres qu’humains) constituent des êtres qui forment avec les runakuna (les habitants ou personnes humaines) des collectifs « socio-naturels » qui ne reconnaissent pas les divisions entre Dieu, nature et humanité 182. L’ayllu définit l’unité relationnelle qui actualise un collectif « socio-naturel ». Le terme de « socio-cosmique » serait peut-être plus juste pour qualifier cette ligne transversale au partage naturaliste entre nature, humanité et divinité. Ainsi, contrairement à la lecture qu’en proposent de nombreux anthropologues ou penseurs politiques de gauche, l’ayllu ne se laisse pas enclore dans la définition d’un groupe humain habitant sur un territoire auquel il est connecté par des relations qui peuvent être économiques ou rituelles. Si cette lecture n’est pas complètement fausse, elle ne rend pas compte du rapport d’inclusion intrinsèque et dynamique qui lie les personnes humaines à la terre. Elle reste prisonnière du clivage humanité/nature constitutif de la cosmologie naturaliste. Il n’y a pas d’un côté les habitants humains et d’un autre le territoire ou le milieu composé d’autres qu’humains, mais des humains (runakuna) et autres qu’humains (tirakuna) qui émergent depuis la relation définie par l’ayllu. Le lieu de vie n’est pas une donnée extérieure au collectif, mais est constitutif du collectif socio-cosmique lui-même, qui inclut aussi bien les lacs que les montagnes, les animaux ou les plantes. « Les personnes ne viennent pas d’un lieu, mais sont le lieu qui émerge de manière relationnelle à travers elles 183. » La subjectivité humaine se forme donc à l’intersection de tous les rapports de force et de l’imprévisibilité des événements du milieu ou paysage. Car les tirakuna ne sont pas les entités pacifiées d’une nature idéalisée mais sont porteuses de forces parfois hostiles et inquiétantes avec lesquelles il est nécessaire de négocier.
C’est pourquoi l’appartenance à la communauté ne se définit pas par un privilège biologique, mais par la reconnaissance et la mise en œuvre de pratiques de réciprocité qui réactualisent le lien et qui font vivre la communauté : par l’expérience partagée et sans cesse réactivée d’une anima commune. Ce lien n’est jamais donné, gagné d’avance, mais se constitue dans l’épreuve d’une rencontre. Dans cette rencontre se joue une mise au défi de l’autre pour qu’il réponde à l’appel, pour qu’il donne en retour. La rencontre devient dès lors l’occasion d’une alliance visant la reproduction des conditions de renouvellement du lien, c’est-à-dire l’obligation de recevoir et de rendre ce qui a été donné. Elle permet de faire émerger un fait socio-cosmique total qui, à la différence de la logique englobante de l’hyper-sujet, traverse l’ensemble des dimensions de l’existence d’un lieu de vie sans les subsumer au sein d’un grand Tout. L’idée même d’alliance n’a de sens que depuis l’épreuve d’une altérité. Non pas d’une altérité absolue, à l’image de celle du Dieu monothéiste, mais d’une altérité située au sens où elle est toujours conditionnée par l’existence des autres, par la nécessité d’entretenir des relations de réciprocité. Si l’expérience des peuples « indigènes » peut nous aider à redéfinir les termes du politique, ce sera alors au sens où être indigène signifie moins appartenir à un groupe ethnique qu’appartenir à une communauté dont les pratiques et coutumes ont pris forme en rapport à un milieu habité et aux habitants autres qu’humains qui le composent. Comme l’indique le philosophe amérindien Brian Burkhart 184, la condition d’« indigène » désigne moins un fait de naissance qu’une capacité à se mettre à l’écoute de ce qui trame le milieu, des manières d’habiter le pays, de le payser. Le lien à la Terre n’est pas un lien de filiation naturelle mais un lien d’attachement qui oblige à la réciprocité. Pachamama, Te Awa Tupua, Gaïa, Ayiti se conçoivent dès lors comme différentes manières de personnifier l’ensemble des liens de réciprocité et des usages qui donnent vie à un milieu, à un paysage composé d’humains et d’autres qu’humains. Elles ne sont pas les
figurations d’un contrat passé entre individus ou d’une connexion systémique, mais elles sont différentes manières d’incorporer et d’exprimer le point de vue d’un ensemble de relations terrestres nouées en situation. Nous parlons ici d’incorporation plutôt que de représentation, car c’est depuis l’expérience de l’entrelacement des relations de réciprocité multispécifiques en situation qu’il faut considérer le point de vue en jeu. Il s’agit moins de rendre possible la coexistence entre les visions du monde de différents peuples au sein d’un cadre unique (l’État) que de rendre compossibles les mondes qui s’expriment à travers ces peuples, c’est-à-dire les mondes dont ils sont les points de vue terrestres. Un peuple parle depuis son « monde » et non pour lui : il parle depuis la multiplicité relationnelle que ce monde actualise dans un espace et un temps donnés, à travers une distribution spatiale et une ouverture temporelle qui l’inscrit en résonance (ou non) avec les autres temporalités terrestres. À l’inverse de la persona, c’est-à-dire du masque qui, dans la tradition romaine, fonctionne comme un artifice venant doubler l’individu réel d’une représentation fictive, dans la personnification terrestre, c’est l’être réel qui devient le porte-voix de l’ensemble des relations qui le constituent. Il laisse parler à travers lui les voix et relations qui le composent et le singularisent. Le point de vue n’est pas ici relatif à l’esprit (à une conscience) surplombant un réel qui lui serait extérieur, mais au corps, à sa manière de se situer et de se mettre en relation avec d’autres êtres au sein d’un faire monde commun. La cosmopolitique terrestre ouvre l’horizon d’une Terremondes, d’une Terre composée d’une multiplicité de mondes enchevêtrés. Terre-Pachamama pourrait se concevoir comme la personnification d’un monde issu de la négociation/composition cosmopolitique du bassin de vie andin. Selon cette perspective, la Terre est irréductible à un territoire à protéger ou une ressource à gérer. Elle est plutôt une source vivante dont la préservation est la condition de l’animation des différentes formes
d’existence terrestres. Les pratiques de réciprocité ne sont pas seulement des formes culturelles ou spirituelles donnant sens à des milieux « naturels » qui en seraient par eux-mêmes dépourvus. Elles engagent les humains et les autres qu’humains à garantir la bonne circulation de l’anima qui donne au collectif sa consistance de monde. Par-delà l’opposition nomos/physis (culture/nature) qui, depuis l’Antiquité grecque, détermine la forme de l’espace politique par son opposition à la nature, il y a la reconnaissance d’un lien d’attachement intrinsèque entre les existants terrestres (humains et autres qu’humains) qu’il s’agit de soigner pour en permettre la perpétuation. Défendre la Terre revient donc à défendre son existence même en tant que personne et le monde dans lequel elle s’inscrit, c’est-à-dire défendre les liens d’attachement réciproque qui forment la communauté et les pratiques effectives qui en permettent l’actualisation. Ainsi, celui qui s’exprime au nom de sa communauté ne parle pas pour elle mais depuis elle. Il parle depuis le lien vivant qui fait commun. L’espace du politique ne se dissocie plus de l’habiter mais émerge depuis lui, c’est-àdire depuis les pratiques d’usage et de réciprocité qui reconnaissent ce don de vie. C’est pourquoi la cosmopolitique terrestre met en jeu une politique animique au sens où l’enjeu du politique, de la détermination collective de ce qui fait commun, passe par la mise en œuvre de pratiques de réciprocité capables de revivifier, de régénérer et de faire circuler l’anima terrestre qui fait vivre le commun.
L’agone : une cosmopolitique en acte Mais comment créer les conditions d’une réciprocité entre existants terrestres et d’une circulation de l’anima qui fasse vivre le commun si le sens et la détermination de ce commun font défaut ? Comment créer les conditions d’émergence d’un commun entre une pluralité de manières de
faire monde et d’habiter la Terre sans reconduire un dispositif unifiant et surplombant tel que celui de l’État ? En effet, ce que nous appelons « commun » n’est pas un universel qui préexisterait sous la forme de la Nature ou de la Terre et sur lequel les différents groupes humains devraient se mettre d’accord. L’enjeu d’une cosmopolitique terrestre est de permettre à une pluralité de mondes de cohabiter, de rendre possible l’enchevêtrement de différentes manières d’articuler les humains et les autres qu’humains en fonction de chaque situation et milieu de vie. Un commun terrestre consiste dans le lien négocié entre des mondes hétérogènes qui se reconnaissent à travers des pratiques de réciprocité situées. En tant que fruit d’une invention collective, le commun exige une scène où il puisse être négocié et institué. Nous appelons agone la scène cosmopolitique où s’élabore le commun terrestre. En référence au concept grec d’agôn, signifiant à la fois le « débat » et le « combat », l’agone vise à repenser le sens et les formes de la politique démocratique en la défaisant de la référence anthropocentrique de la polis grecque. En effet, cette dernière repose sur la coupure entre, d’un côté, l’espace proprement politique de la citoyenneté (réservé aux hommes) et, de l’autre, les espaces de la domesticité (réservés aux femmes, aux enfants et aux esclaves) et de la nature sauvage. L’agone envisage au contraire le débat/combat démocratique comme indissociable des conditions matérielles d’habitation et des conflits de mondes qui peuvent s’y jouer. L’agone désigne donc l’ensemble des situations et processus agonistiques qui contribuent à opérer le passage d’une politique démocratique anthropocentrée à une cosmopolitique animique garante des communs multispécifiques. Pour penser les contours de l’agone, nous prendrons pour exemple le conflit qui émergea en Bolivie au cours de l’été 2011 et qui fit voler en éclats le pacte scellé lors de la Constituante. Ce qui est resté gravé dans les mémoires sous le nom de « conflit du TIPNIS » a fait apparaître au grand
jour les contradictions de l’État-Pachamama tiraillé entre les déclarations des droits de la Terre-mère et une logique économique fondée sur la rente des hydrocarbures, mais aussi, plus profondément, entre une perspective décoloniale visant à reconnaître le tort commis à l’endroit des peuples indigènes et une adhésion au modèle politique et économique hérité de la colonisation. Ce conflit est à l’image de ceux, nombreux, qui surgissent actuellement un peu partout dans le monde et qui, le plus souvent, mettent en contradiction les communautés d’habitant·e·s ainsi que les autres qu’humains (milieux naturels, espèces en voie de disparition) face à des entreprises et/ou des États parfois soutenus par d’autres communautés d’habitants. Ces conflits se caractérisent par leur caractère situé et mettent en jeu la défense de milieux naturels et de formes de vie collectives contre leur destruction par des logiques extractivistes et urbanistiques au service du développement économique 185. Le conflit du TIPNIS a pour enjeu la construction d’une autoroute de 350 kilomètres traversant le parc naturel avec pour conséquence la destruction d’une partie de la forêt. Le territoire indigène et parc national Isiboro-Sécure (TIPNIS) forme une aire naturelle protégée de 12 000 kilomètres carrés, située à cheval sur les départements du Béni et de Cochabamba. Il est habité par plusieurs milliers d’indigènes natifs regroupés en 64 communautés de trois ethnies différentes – les MoxeñoTrinitarios, les T’simanes et les Yuracarés. De l’autre côté vivent, sur le même espace mais en périphérie, quelque 15 000 colons qui se partagent 125 000 hectares. Ces derniers sont des Indiens quechuas venus de l’Altiplano à partir de 1983, descendus du Chaparé voisin, la zone de production de coca située sur les piémonts andins, pour profiter des terres « libres » du TIPNIS. Une tension existait déjà sur le site du TIPNIS entre les colons, cultivateurs de coca, et les peuples originaires, souvent sédentarisés, pratiquant l’agriculture tout en utilisant les ressources de la forêt (bois, gibier, etc.), mais était stabilisée par un partage du territoire
réalisé en 2009 par le gouvernement. Cette relative stabilité va être bousculée par le projet de construction d’autoroute, divisant autant les peuples originaires que les colons. Le 15 août 2011, environ 500 membres de communautés indigènes ont entamé à Trinidad une marche pour protester contre la construction de la route. Ils sont arrivés le 19 octobre au siège du gouvernement bolivien, à La Paz, forts du soutien d’une grande partie des organisations sociales (paysannes comme le CONAMAQ ou la CIDOB, ou syndicales ouvrières comme la COB) et d’une opinion publique acquise à leur cause 186. La construction de la route s’inscrivait dans le cadre d’un projet national de « développement des territoires ». Selon le ministre Álvaro García Linera, elle devait permettre un désenclavement des basses terres et une liaison entre les deux départements au milieu desquels il se situe, favorisant l’installation des paysans, anciens mineurs quechuas ou aymaras, pour devenir propriétaires terriens. Elle contribuerait ainsi à accentuer la colonisation agraire-productiviste déjà à l’œuvre pour la culture extensive de soja et à développer les fermes d’élevage en plaçant en avant-garde de la conquête une main-d’œuvre précarisée de petits paysans. Mais elle était aussi liée à la mise en place d’un réseau de transports et d’infrastructures énergétiques à l’échelle continentale. Largement financée par la Banque nationale de développement économique et social brésilienne, elle devait servir de voie de communication entre l’Atlantique et le Pacifique, afin de faciliter les échanges du Brésil avec l’Asie. Or la Bolivie est dépendante du Brésil vers lequel elle exporte une grande partie de ses hydrocarbures. La construction de la route apparaissait donc à ses opposants comme une concession de la Bolivie à son voisin. Contre le projet du gouvernement, les communautés en appelaient aux droits des peuples indigènes à l’autodétermination dans leurs territoires, reconnue par la Constitution, et cela d’autant plus que le gouvernement agissait sans aucune consultation préalable des habitants. Face à l’écocide
provoqué par la destruction de la forêt, les communautés ont invoqué le caractère sacré de la Pachamama dans la Constitution bolivienne en s’appuyant sur la loi no 071 du 21 décembre 2010 sur les droits de la Terremère. En effet, le TIPNIS est d’une importance écologique immense car il forme un nœud entre plusieurs bassins et sous-bassins et se distingue par son impressionnante variété en termes de flore et de faune : fougères, arbustes et arbres caractéristiques, tels le palo santo (ou « arbre diable »), oiseaux, chauves-souris, grenouilles transparentes, pumas, jaguars, tatous géants, pour ne citer que quelques-unes des espèces présentes. Autant d’espèces avec lesquelles les communautés indigènes ont appris à vivre au cours du temps. Mais l’analyse du conflit laisse apparaître une réalité plus complexe que la simple opposition binaire entre des intérêts antagonistes (l’État, les multinationales, les colons, face à des communautés indigènes soutenues par des ONG écologistes ainsi que par une large couverture médiatique et une opinion publique favorable). Lorsque les communautés indigènes du TIPNIS reprochent à l’État de construire des infrastructures mettant en péril leurs pratiques de chasse et de cueillette, elles ne font pas que débattre sur des modèles économiques divergents. Elles dénoncent le cosmocide commis à leur endroit, c’est-à-dire la destruction de leur manière de faire monde. L’État bolivien allait ainsi reconduire le geste colonial qui, depuis des siècles, organise l’arrêt de monde 187 des peuples indigènes, arrêt de monde qui commence presque toujours par un écocide, par une destruction des conditions de renouvellement de la vie 188. Derrière les intérêts défendus par chaque groupe se jouent en fait des relations et des compositions relationnelles profondément hétérogènes. Défendre le progrès social ou le développement économique n’implique pas le même type de relations que défendre un milieu de vie plus qu’humain. Si la logique de l’intérêt est d’ordre individuel et rationnel, la logique relationnelle est holistique et pathique : elle met en jeu des liens d’attachement qui ne peuvent se laisser
traduire dans l’ordre du calcul ou de la compensation car ils engagent les êtres qui habitent et fréquentent le milieu de vie dans des rapports d’obligations réciproques. Face à ce genre de conflit, les États répondent dans la majorité des cas soit par la répression soit par la consultation. Ils déterminent donc toujours, en dernier ressort, les termes d’interprétation du conflit et les modes de résolution possibles. Cela se conclut le plus souvent par un déni des formes ou conditions de vie collectives des habitants, de leurs manières d’habiter la Terre, soit par leur extermination, soit par leur déplacement, soit par leur intégration dans des dispositifs normatifs qui ont pour conséquence de détruire la spécificité de leur tissu relationnel 189. Cette incapacité de l’État moderne tient notamment à la nature des conditions de possibilité de sa scène politique qui est coupée des conditions matérielles d’existence et d’habitation des communautés de vie. Ce que nous révèle un conflit comme celui du TIPNIS est que cette scène politique (celle de l’espace public moderne) n’est plus adéquate aux enjeux cosmopolitiques de la condition terrestre. Ainsi, tout conflit politique qui ne sera pas « intégrable » dans cette scène risquera de dégénérer en conflit guerrier. L’agone renvoie au contraire à l’émergence d’une nouvelle forme de spatialité politique : celle de l’habiter commun. L’agone désigne le processus conflictuel permettant aux habitants d’instituer les scènes agonistiques où ils pourront se ressaisir de leur lieu de vie, en mettant en scène les conflits d’usage et les conflits de mondes (les compositions relationnelles) qui les sous-tendent. Elle ouvre l’espace d’une cosmopolitique en acte, inscrite à même les milieux de vie. Elle inclut l’ensemble des habitants, dont tous les minorisés non reconnus par l’État en tant que citoyens : migrants sans papiers, peuples indigènes, racisés, femmes, autres qu’humains. Par « habitant » nous n’entendons pas le résident mais celui qui contribue, par sa pratique et son existence, à nourrir
le tissu de vie commun et qui se sent attaché à ce lieu de vie qu’il a contribué à nourrir. Les saumons qui reviennent annuellement dans la rivière contribuent à tisser le commun, de même que le migrant sanspapiers qui s’engage dans la vie de la communauté. Ces scènes ne reposent pas sur la représentation d’intérêts divergents de groupes d’individus qui peuvent n’avoir aucun lien d’attachement avec le lieu. Par exemple, une entreprise multinationale n’aura pas sa place dans cette scène au même titre que les habitants. Mais parmi ces habitants il pourra y en avoir qui travaillent pour cette multinationale et qui voudraient qu’elle poursuive son activité. Le conflit ne se situe pas directement entre habitants et multinationales ou État mais est déplacé pour devenir un enjeu entre habitants. L’agone vise à rendre possible (même si elle peut échouer) le passage de conflits duaux, frontaux, dont le modèle est la guerre (le polemos), à des conflits agonistiques. À la différence du polemos, l’agôn ne présuppose pas l’opposition entre des amis et des ennemis dans une lutte à mort pour la prise de pouvoir et dans laquelle chacun poursuit l’accomplissement de ses intérêts (même si ceux-ci se présentent comme relevant de « l’intérêt général »). La logique du polemos implique une identification a priori des opposants. Chacun est enfermé par l’autre, l’ennemi, dans une position donnée et définie. Elle ne laisse pas de place à une transformation réciproque 190. Au contraire, l’agôn trace la voie d’un combat ou d’une confrontation qui obéit à des règles, qui s’inscrit à l’intérieur d’un cadre, ici la scène : un espace de transformation collectif visant à dépasser la fixation des rapports de force en introduisant un écart ou une altérité tierce capable de rendre possible un décentrement vers les relations. Cette altérité tierce n’est pas une altérité surplombante, transcendante, à l’image d’un juge ou d’un arbitre (roi, État ou Dieu), mais une altérité immanente qui oblige chacun des protagonistes à reconnaître sa participation à un ensemble de
relations qui le dépasse, à reconnaître le don de vie terrestre dont il n’est qu’un des destinataires. C’est pourquoi l’agone ne se limite pas à une scène où s’affrontent des groupes humains, mais tient aussi compte des points de vue des autres qu’humains qui sont, tout autant que les humains, impliqués dans les relations d’interdépendance qui forment le milieu de vie. Mais il ne faudrait pas, comme évoqué plus haut, confondre la perspective, nécessairement relationnelle, avec le point de vue individuel, relatif à une conscience. Prendre en compte les perspectives des autres qu’humains suppose de considérer les relations qui les constituent, c’est-à-dire aussi là où elles se croisent et s’enchevêtrent avec d’autres perspectives, avec d’autres compositions relationnelles. Ce n’est que depuis ces points de rencontre que s’ouvre la possibilité d’une altération, d’une transformation réciproque. Le croisement des perspectives rendu possible par l’agone doit relever le défi d’une métamorphose collective. De ce point de vue, l’agone donne corps à une politique animique en ouvrant la voie d’un perspectivisme institutionnel, c’est-à-dire d’institutions qui donnent voix à des perspectives de mondes croisées depuis l’expérience partagée de la condition terrestre. Que devient la forêt amazonienne lorsqu’on la perçoit du point de vue du jaguar ? Que devient la rivière lorsqu’on l’envisage du point de vue du saumon ? Les autres qu’humains peuvent devenir les vecteurs d’un changement de perspective qui décrirait sous un tout autre jour les relations qui composent le milieu de vie. En donnant voix aux saumons, aux jaguars, aux pumas, aux arbres de la forêt, aux rivières, on pourrait transformer la manière de lire le paysage et les pratiques qui s’y inscrivent. Depuis le point de vue du saumon, il deviendra vite apparent que la lecture du territoire ne peut se limiter à la localité du milieu habité mais demandera aussi de considérer et d’ouvrir des négociations avec les habitants et acteurs des territoires en amont de la rivière, à différentes échelles de temps et d’espace. Depuis le point de vue de la rivière, ce sont toutes les circulations
et tous les échanges entre la terre et le ciel, les pluies, la météorologie qui seront impliqués, redessinés depuis le milieu de vie. Depuis le point de vue du jaguar, ce seront toutes les zones de tension, de friction et de prédation potentielle qui redessineront le milieu, les portions à ne pas empiéter ou l’éventualité d’une cohabitation par alternance selon les périodes de fréquentation. Cette modification dans la manière de lire le paysage ouvrirait la voie à une réinvention des pratiques d’usage et à la constitution d’une alliance entre les différents protagonistes de la scène. Le passage d’une logique conflictuelle fondée sur les intérêts et leur mise en concurrence à une logique conflictuelle impliquant des rapports au monde change les coordonnées qui structurent le champ politique. Il opère un décentrement des individus au profit des relations qui conditionnent leur coexistence au sein d’un lieu de vie commun, en tenant compte de la manière dont les différents êtres habitant ou fréquentant le lieu sont touchés par le conflit. Ce déplacement transforme aussi la nature du conflit, puisqu’il ne met plus en jeu des groupes d’individus opposés selon une logique duale ami/ennemi, mais des ensembles relationnels, des interdépendances plus complexes et enchevêtrées qui engagent les êtres dans leur mode d’existence. La relation paysan-coca n’est possible qu’à la condition d’un sol fertile qui implique de laisser vivre une biodiversité propice à cette fertilité. Le paysan cultivateur de coca vit donc en interdépendance avec la forêt, la rivière et les habitants autres qu’humains, même si ceux-ci n’apparaissent pas, à première vue, dans la lecture intéressée de son rapport au monde. Si ce qui apparaît en première lecture pour le paysan producteur de coca est le marché national et international pour lequel il produit, celui-ci n’est pas la condition de son existence, mais la finalité contingente et consciente de son activité de paysan. L’agone doit permettre de faire émerger, aux regards des paysans, les relations d’interdépendances qui conditionnent leur existence même. Ce processus n’est pas seulement de nature théorique mais aussi et surtout d’ordre
pathique, au sens où il fait émerger la dimension relationnelle de sa personne, le fait qu’il soit constitué et lié aux autres êtres avec lesquels il doit apprendre à cohabiter. L’agone s’envisage donc comme un espace de transformation sensible dans lequel chaque protagoniste doit faire l’épreuve de ce qui l’attache (ou non) à son milieu de vie. Cette transformation est la condition de tout possible engagement, de toute possible alliance. L’agone ouvre donc un espace de transformation collectif, un rituel d’ethnogenèse pour constituer un commun terrestre. Elle crée les conditions pour que puissent émerger des peuples terrestres. Si, auparavant, le commun se constituait par l’adhésion collective à une figure universelle (l’Homme, la Patrie, la Classe ouvrière), il se constitue maintenant par l’ouverture de zones de déplacement et de transformation réciproques capables de faire émerger des affects communs, des sousjacences partagées, à travers la prise de conscience des relations qui nous constituent et la création d’idiomes qui nomment et reconnaissent ces relations. L’agone permet ainsi d’échapper à la double impasse d’un universalisme abstrait, négateur de la singularité des manières de faire monde, et d’un relativisme identitaire et communautariste n’autorisant plus à penser et à faire commun. L’agone a donc une fonction de transformation et de création politique visant à faire émerger un commun là où se cristallisent les oppositions et les différends en tenant compte des diverses manières d’habiter la Terre. Les différends mis en jeu par l’agone doivent être entendus au sens fort que Lyotard donne à ce terme : « À la différence d’un litige, un différend serait un cas de conflit entre deux parties (au moins) qui ne pourrait pas être tranché équitablement faute d’une règle de jugement applicable aux deux argumentations 191. » Comment rendre justice lorsque le tort subi par les victimes ne peut être entendu dans le langage de celui qui détient le monopole de la loi ? Comment rendre justice d’un cosmocide si le langage
dans lequel doivent s’exprimer et se défendre ceux qui ont vécu la destruction de leur monde est celui de ceux qui ont contribué à le détruire ? Comment imaginer un espace qui laisse vivre et rende possible la confrontation de normes et de pôles de légitimité hétérogènes sans chercher à résorber les différences sous la loi du même et de la raison universelle ? C’est à ce défi que tente de répondre l’agone 192. Pour répondre à ce défi, le droit ne peut être le seul outil mobilisé. Ce dernier n’est qu’une modalité d’expression et de résolution de conflit à l’intérieur d’un processus agonistique plus large qui commence par tenir compte des différents langages, coutumes, cultures et normes mis en jeu, à la manière dont le fit la Constituante bolivienne, mais en situation, sur le lieu même où le conflit a éclaté, où la blessure a été infligée. L’agone répond à un triple enjeu : 1° Faire surgir le différend en lien à l’habiter commun en provoquant des situations agonistiques. Elle doit rendre possible le passage d’une politique anthropocentrique à une cosmopolitique animique en tenant compte des points de vue des autres qu’humains. 2° Ouvrir des scènes agonistiques pour renverser le rapport de force qui place l’État-Capital en position de premier protagoniste. L’agone suppose au contraire que ce soient les communautés, collectifs, associations, habitants qui prennent la parole et déterminent les formes et conditions de la scène politique où celle-ci pourra s’exprimer : d’antagonistes aux politiques d’État, ils deviennent les protagonistes d’une scène cosmopolitique terrestre. 3° Déployer des processus agonistiques. Faire apparaître, par-delà les conflits d’intérêts, les conflits de mondes impliqués par les différents usages et manières d’habiter la Terre en exposant les compositions relationnelles mises en jeu dans les divers rapports au milieu de vie 193. Et créer les conditions d’émergence d’une alliance cosmopolitique pérenne en renégociant un monde partagé qui trouvera son expression dans une personnification terrestre.
L’agone peut se décliner sous plusieurs formes en fonction du lieu, des enjeux et des protagonistes du conflit. Nous qualifierons d’« agonistique » tout type de conflit qui met en jeu les conditions d’habitation et de renouvellement des formes de vie et des mondes en tenant compte des autres qu’humains. Elle implique d’ouvrir et d’articuler la scène des débats démocratiques à des dispositifs qui mobilisent les habitants dans leurs relations sensibles à leurs milieux de vie (par exemple par la transmission et le partage de savoir-faire et d’usages, par les enquêtes, par les marches, par les rituels, et par d’autres biais encore à imaginer). L’articulation de ces différentes scènes aurait pour but de faire émerger et reconnaître les liens d’interdépendance qui constituent le milieu de vie pouvant donner forme à une personnification cosmopolitique, à une entité chimérique résultant de la négociation entre les différentes manières d’habiter le lieu. Cette personnification exprimerait l’alliance par laquelle chacun s’engage auprès des autres (humains et autres qu’humains) à respecter et à mettre en œuvre des obligations garantissant le renouvellement des formes de vie. Cette alliance constituerait à ce titre une alliance terrestre. Elle ne renverrait pas à un contrat passé entre humains mais exprimerait la reconnaissance commune et mutuelle du don de vie dont les habitants du lieu sont les bénéficiaires. Reconnaître ce don, c’est s’engager, en situation, en fonction des relations réelles, singulières, qui trament un lieu de vie, à en permettre le renouvellement. L’engagement relève moins de l’obéissance à la loi que du contre-don : d’une modification concrète, pratique, des modes d’existence. Reconnaître le don revient donc à accepter de relever le défi de la transformation. Le contre-don ne doit pas ici se comprendre au sens d’une simple restitution d’un état donné, fixe, mais au sens d’une relance, d’une reprise de l’initiative du don, mettant en jeu la liberté et l’autonomie de chaque protagoniste. Comme le dit Marcel Hénaff, « le premier don ne crée pas une dette mais lance un appel ; il suscite chez le bénéficiaire l’exigence de répondre 194 ». L’alliance terrestre définit les termes de la
relance, la manière dont chacun s’engage, dans le temps, à préserver et à régénérer des pratiques de réciprocité entre humains et autres qu’humains au sein du milieu de vie. Elle vise à rendre possible l’enchevêtrement des différentes compositions relationnelles et de leurs chaînes d’interdépendances en un lieu de vie partagé. Une alliance terrestre résulte donc d’un processus de transformation collectif, d’une métamorphose impliquant une reformulation du problème de départ. La question n’est plus seulement : comment habiter un lieu ? Mais : par quoi/par qui ce lieu est habité avec lequel je dois composer ? Comment ce lieu m’habite et me permet d’habiter ? Ce processus de transformation collectif est indissociable d’un processus d’apprentissage trans-individuant puisqu’il s’agit de se laisser habiter par les voix et les êtres qui habitent les lieux. Il n’en va plus seulement de la défense de ses intérêts individuels mais d’abord des relations qui rendent ce milieu habitable. Habiter c’est accepter d’être habité par le lieu, par la multiplicité des êtres et relations qui le composent. C’est pourquoi l’agone engage un processus de personnification cosmopolitique : elle donne lieu à l’émergence d’une entité collective qui symbolise l’alliance terrestre et personnifie le lien vivant, l’anima d’un peuple terrestre en devenir.
4.
Peuples terrestres : instituer nos communs attachements Peuples de l’eau et conquête de l’Ouest En 2011 commence le démantèlement des deux barrages installés sur le fleuve Elwha qui traverse le parc national Olympique dans l’État de Washington aux États-Unis. Ce qui, jusqu’à ce jour, est considéré comme le plus grand projet de démantèlement au monde n’a été possible qu’à la faveur d’un long processus politique et agonistique qui a conduit les riverains à reconsidérer profondément leur manière d’habiter le fleuve. Ce processus n’a pas été sans soulever de conflits. En effet, comme en témoigne la multiplication des luttes et oppositions qui, de par le monde, cristallisent les projets de construction mais aussi de destruction des barrages, tant en Amérique latine, qu’en Asie, en Afrique ou en Europe, la relation à l’eau met en jeu des usages et des rapports au monde hétérogènes, voire contradictoires. Les conflits opposent le plus souvent des entreprises énergétiques ou des agriculteurs, dont les usages économiques (génération d’électricité, mobilisation d’eau pour l’irrigation) dépendent des barrages, à des peuples autochtones défendant leurs modes de vie et leurs moyens de
subsistance ou à des écologistes soucieux de la préservation des conditions de régénération des milieux de vie. L’eau n’est pas seulement une ressource naturelle, elle est la condition même du renouvellement de l’ensemble des formes de vie qui composent un milieu. C’est pourquoi les fleuves ont toujours été les lieux les plus propices à l’installation des communautés humaines. Mais l’eau n’est pas seulement une chose ou un bien commun, une ressource que les êtres humains gèrent en commun 195. Parce qu’elle passe de corps en corps, l’eau matérialise le lien vivant qui existe entre les différents êtres qui peuplent un fleuve et qui doit être respecté en tant que tel. Certains peuples reconnaissent ainsi les cours d’eau comme des personnes habitées par différentes formes de vie, humaines et autres qu’humaines. Le passage d’une logique de bien commun à une approche du milieu en termes de personne redéfinit non seulement les contours de ce que l’on appelle commun mais aussi les manières de faire communauté et de faire peuple. C’est la possibilité d’un tel déplacement qui nous intéresse dans le processus de démantèlement du barrage qui s’est produit sur le fleuve Elwha. Face au double péril auquel nous confronte le réchauffement climatique, celui d’une sécheresse accrue et celui d’une montée des eaux, la réponse visant à accorder des usages différenciés de l’eau au sein d’une nouvelle gouvernementalité environnementale nous semble insuffisante. L’enjeu serait plutôt de reconsidérer ce qui peut lier ensemble des êtres humains et autres qu’humains dans un milieu de vie partagé pour envisager une communauté de destin multispécifique. Que devient une communauté humaine lorsqu’elle se met à éprouver son milieu de vie et la multiplicité des formes de vie qui l’habitent ? Que veut dire faire communauté et faire peuple depuis la condition terrestre ? Comment penser l’inclusion des autres qu’humains dans les manières de faire communauté et de faire peuple ? Que serait un peuple-Elwha et non pas seulement un peuple de
l’Elwha ? Qu’est-ce que cela impliquerait de reconnaître un fleuve au titre de peuple et, symétriquement, de penser le peuple depuis la capacité instituante d’un fleuve ? Depuis des centaines d’années, les Klallams vivaient sur les rivages du fleuve Elwha entourés de forêts. Répartis en petits villages, ils puisaient là tous leurs moyens de subsistance, du bois pour construire maisons et canoës, mais surtout de la nourriture, dont le saumon qui remontait tous les ans le fleuve, annonçant un nouveau cycle saisonnier. À l’image de nombreux autres peuples amérindiens, l’eau et les poissons du fleuve n’étaient pas seulement considérés comme des ressources permettant leur subsistance, mais comme les sources mêmes de leurs relations et attachements communautaires 196, les conditions de leur existence en tant que peuple. Avant l’arrivée des Européens, le territoire habité par les Klallams s’étendait sur la côte nord de la péninsule Olympique, de l’embouchure de la rivière Hoko à l’ouest jusqu’à la baie de Port Discovery à l’est. Unis par la langue et la tradition, les Klallams entretenaient de nombreuses relations avec les autres tribus environnantes (les Chimakums et Skokomishs) et pratiquaient régulièrement des potlatchs, ces fêtes rituelles où les clans mettaient en jeu leur statut social. Au cours du XIXe siècle, ces peuples de l’eau voient débarquer sur la côte pacifique des colons blancs venus de l’est avec lesquels ils tentent de cohabiter 197. À la relation de cohabitation se substitue progressivement une relation de domination qui voit les peuples autochtones perdre leur autonomie politique autant que leur autonomie de subsistance. En 1855, les Klallams signent le traité Point No Point, en vertu duquel ils doivent abandonner leurs terres et déménager dans la réserve de Skokomish en échange d’une aide gouvernementale sous forme de rations et d’instruction. Mais ils refusent ce déplacement, considérant que le bassin versant de l’Elwha est leur seul et véritable foyer, celui dont ils ont reçu leur nom (les « nəxȿsƉ̕ á yƾəmƾ », signifiant « Strong People ») et auquel ils sont attachés
physiquement et spirituellement par des relations de parenté et d’obligations. Un basculement décisif s’opère lorsque Thomas Aldwell, un entrepreneur canadien, arrive dans la petite ville de Port Angeles. L’auteur de À la conquête de la dernière frontière voit dans le fleuve un moyen de participer au développement industriel de la région en le transformant en source d’électricité pour la péninsule Olympique grâce à la construction d’un grand barrage. Le barrage matérialise la « Frontière » (Frontier Thesis) qui, dans le livre (The Frontier in American History, 1920) de l’historien Frederick Jackson Turner, sert de mythe fondateur à la nation américaine en symbolisant la marche vers l’ouest jusqu’à l’intégral achèvement de son territoire. Aldwell incarne la figure même du pionnier aventurier et individualiste aux prises avec une nature vierge et sauvage qu’il se donne pour tâche de conquérir et domestiquer. « Selon Turner, les habitants de l’Est et des immigrants européens, dans leur avancée progressive vers les terres sauvages et inhabitées de la Frontière, se sont défaits des signes extérieurs de la civilisation, ont redécouvert leurs énergies raciales primitives, ont réinventé les institutions démocratiques directes et ont ainsi renoué avec une vigueur, une indépendance et une créativité qui sont la source de la démocratie américaine et du caractère national. Perçus sous cet angle, les espaces sauvages ne deviennent pas seulement un lieu de rédemption religieuse, mais également un lieu du renouveau national, c’està-dire le lieu qui incarne la quintessence de l’américanité 198. » Selon l’historien William Cronon 199, le récit de Turner n’est que la version fantasmée d’un rapport à la terre qui vise d’abord à organiser l’instrumentalisation des ressources naturelles et la mise au travail des corps au profit du marché et de l’industrie. La véritable « Frontière », c’est celle qui permet d’ériger des métropoles, de transformer les champs en gisements de ressources et les forces naturelles en énergies motrices. Derrière l’image idéalisée d’un peuple uni dans l’adversité face à une nature sauvage se
cache en fait l’acte d’une prise de terres violente à des peuples qui y vivaient déjà. C’est pourquoi Cronon voit dans l’imaginaire de la wilderness, cette nature sauvage indomptée, l’autre face de la conquête, son envers et non son contraire. Si le peuple américain, comme expression caractéristique du peuple moderne, a pu se constituer mythiquement par son opposition à une nature sauvage, dans les faits il a au contraire intégré « la nature » au titre de corps-machines appropriables et exploitables au service d’une nouvelle classe possédante 200. De là la dualité inhérente à la culture américaine entre une croyance profonde dans le travail, l’industrie et le progrès et une fascination pour la nature sauvage. De manière exemplaire la « Frontière » dessine la ligne de partage ambivalente qui traverse et constitue les rapports entre humains et autres qu’humains au sein de l’écologie exclusive de la modernité. La « nature » y apparaît à la fois comme l’autre de l’Homme et comme son instrument. Le peuple qui s’affirme dans le « We are the people of America » prend sa source dans un acte d’appropriation qui institue par contrecoup, et pour se légitimer, l’existence d’un état de nature dans lequel les terres seraient restées telles qu’aux premiers âges du monde 201. L’« état de nature » fictionné par les philosophes des XVIIe et XVIIIe siècles, en particulier par Locke, justifie d’un même mouvement l’institution de l’État comme garant du pacte social au fondement du Peuple et l’appropriation des terres par le travail humain, c’est-à-dire par le sujet de volonté exerçant sa loi sur une matière passive. Ce faisant, elle contribue à délégitimer et à invisibiliser d’autres manières de faire peuple et de se lier à la terre. Or pour les Klallams, comme pour les autres nations amérindiennes, faire peuple ne peut se concevoir depuis le seul acte d’autoaffirmation volontaire rassemblant sous le sceau de la loi des individus isolés, mais depuis un ensemble de relations avec d’autres formes de vie dont ils dépendent pour habiter. Le lien qui unit et tient ensemble un peuple ne se conçoit pas à l’intérieur d’une écologie exclusive qui pose la nature dans
une relation d’extériorité ou d’altérité par rapport à l’espace de légifération humaine, mais est formé par les relations dynamiques et trans-spécifiques qui constituent les peuples dans le temps. C’est pourquoi les Klallams peuvent se reconnaître comme peuple-saumon. Le saumon est à la fois leur condition de subsistance et la condition de leur existence en tant que peuple constitué par l’ensemble des relations qui les lient à leur milieu de vie. Cette confrontation entre différentes manières d’habiter le monde, Cronon la voit notamment à l’œuvre dans l’incompréhension qui saisit les Amérindiens face à des colons qui leur proposent de racheter leurs terres 202. Car si ces premiers se livraient à de nombreux échanges commerciaux entre eux mais aussi avec les nouveaux arrivants (notamment le commerce des fourrures), ces échanges ne pouvaient valoir que pour des objets transportables et non pour la terre qui, plus qu’un bien, est la condition même de toute existence possible. La colonisation américaine s’est réalisée sur la base d’un différend ontologique quant au sens donné à la terre, au lien qui s’y rapporte. Les colons européens ont substitué à des coutumes ou à des usages participatifs au monde des vivants et des esprits de la Terre, un usage productif de l’espace administré selon les critères de la norme propriétaire. Pour ériger le barrage, Aldwell et son collaborateur George Glines commencent par acheter les terres en bordure du fleuve, transformant en propriété individuelle régie par le droit foncier des communs jusqu’alors partagés et traversés par une multiplicité de formes de vie. Ils fondent l’Olympic Power and Development Company qui conduira à la construction d’un premier barrage en 1910. Un deuxième barrage sera édifié en 1927 à 13,6 kilomètres au-dessus du premier pour parachever le processus d’exploitation de l’énergie motrice du fleuve. L’installation des barrages permettra en effet le développement économique de la ville de Port Angeles en créant des emplois et en construisant les routes que le comté n’avait pas les moyens de payer. Il alimentera en électricité la principale usine de la
ville. Mais déjà les conséquences du développement économique se font sentir sur les Klallams qui, dès le départ, s’opposaient à la construction du barrage. L’usine de production de cellulose s’alimente du bois des forêts environnantes et accentue la déforestation commencée par la construction des barrages. En quelques années, les poissons ainsi que toutes les autres formes de vie autres qu’humaines qui habitaient le fleuve commencent à disparaître. Le racisme à l’égard des Amérindiens redouble le barrage physique d’un barrage social et politique, ceux-ci se trouvant exclus de la citoyenneté américaine, relégués dans des réserves et privés de leurs moyens de subsistance. Mais l’idée qu’un fleuve soit réduit à une machine de production énergétique rencontre aussi, parmi les citoyens américains blancs, une certaine résistance, du côté tant des pauvres immigrés blancs, qui eux aussi subsistent au moyen de la pêche, que de certains écologistes. Ce à quoi répond, en 1938, la création du parc national Olympique dans le but de protéger les « ressources naturelles et culturelles 203 » du fleuve 204. Mais la classification de la zone fluviale en parc naturel national ne freinera aucunement la disparition des saumons, truites arc-en-ciel et autres anadromes, empêchés de remonter le fleuve à cause du barrage. Avec la disparition des poissons, c’est tout le cycle de régénération du fleuve qui est perturbé, puisque les nutriments marins qu’ils apportent de leur vie océanique contribuent à fertiliser le fleuve en nourrissant toute une chaîne trophique (insectes, oiseaux, ours, végétation). Le barrage a aussi d’autres conséquences néfastes : l’augmentation de la température de l’eau, l’augmentation de la prédation liée à la création de retenues et l’accumulation des sédiments, débris ligneux et autres déchets. Ces derniers effets contribuent fortement à fragiliser les barrages sur le long terme qui risquent alors de s’effondrer 205. Lorsque dans les années 1970, dans un contexte de montée des luttes environnementales aux États-Unis, l’opérateur qui gère les barrages sur
l’Elwha se voit dans l’obligation de demander à la commission fédérale de renouveler le permis d’exploitation du fleuve pour une durée de cinquante ans, des militants et associations écologistes 206 se mobilisent pour réclamer le démantèlement des barrages. Depuis la loi de 1921, il était interdit d’accorder un permis d’exploitation au sein d’un parc. Les associations environnementales s’allient alors aux Klallams pour défendre la vie du fleuve auprès du Sénat. C’est notamment autour de la protection des saumons et de la restauration de leurs habitats que le combat juridique et politique est mené, aboutissant en 1992 au Federal Elwha Act visant le démantèlement des barrages, ainsi qu’au projet intergouvernemental de restauration de l’écosystème du fleuve, de sa continuité écologique 207. Mais alors que le gouvernement américain semble prêt à lancer le processus de démantèlement, des habitants de Port Angeles et des environs manifestent leur opposition. Les ouvriers des usines ainsi que les citoyens résidents qui bénéficient de l’électricité perçoivent ce projet de démantèlement comme une privation de leurs propres conditions matérielles de subsistance, notamment par la mise à l’arrêt des usines qui bénéficient de l’énergie hydroélectrique et la suppression de nombreux emplois que cela entraînerait. En fait, c’est tout le récit de la conquête américaine qui semble être remis en question et avec lui un des pendants du mythe national qui fonde le peuple américain. En effet, le projet de démantèlement semble faire valoir des normes qui, jusqu’alors, n’avaient pas de place dans ce récit national, ou de manière essentiellement négative. Pourquoi privilégier le retour des saumons au développement économique de la ville ? Faut-il donner autant d’importance aux autres qu’humains qu’aux humains ? Fautil redessiner l’ensemble du territoire depuis l’écoulement de l’eau plutôt que depuis la frontière instituée par le barrage ? Comment penser, sur un plan politique, les rapports entre la géographie administrative des États fédéraux et la géographie écosociale des bassins versants ? Sont-elles
concurrentes ? Superposables ? Faut-il s’inspirer des modes de vie des Klallams pour repenser les formes et modalités d’une communauté plus qu’humaine ? Mais alors que veut dire « être américain » ? Derrière ce qui semble en apparence être des conflits d’usage, se profilent des problèmes et des questions qui portent sur ce que cela veut dire de faire peuple et de se projeter dans un destin commun. Pour répondre au conflit qui a vu le jour, les responsables politiques locaux décident de mettre en place un comité citoyen consultatif composé de personnes n’ayant pas manifesté publiquement de position tranchée sur le barrage. Au cours des différents mois qu’ont duré les débats, les opinions des habitants et leur regard sur le fleuve ont progressivement changé, jusqu’à s’inverser en faveur du démantèlement 208. C’est comme si le fleuve s’était mis à leur parler 209. Ou plutôt, comme si ses riverains étaient devenus capables de l’entendre, et d’écouter les « Géants » (les espritsmontagnes gardien et gardienne du fleuve Elwha) qui, enfin, se réveillaient 210. Le processus amorcé sur l’Elwha semble rejoindre celui qui se déroula, en Nouvelle-Zélande, sur la Whanganui. Tous deux sont le signe d’un basculement sensible dans la manière qu’ont les habitants de vivre leur relation au paysage et aux entités autres qu’humaines qui le composent. Mais ils posent aussi les conditions d’un basculement cosmopolitique et d’une transformation en profondeur des institutions existantes. Qu’arrive-til lorsque des communautés se mettent à écouter leur milieu de vie et à le considérer comme quelque chose de plus qu’un environnement ou un ensemble de ressources à exploiter ? Est-il possible qu’un point de contact ou une rencontre puisse alors se produire « entre ces mondes, qui ont tant d’origines communes, mais qui sont aujourd’hui si éloignés qu’on peut trouver, à un extrême, des gens qui vivent avec un fleuve dont ils honorent l’esprit, et à l’autre, des gens qui le considèrent comme une ressource, le
consomment et l’exploitent 211 » ? Cette rencontre serait-elle l’occasion qui rendra possible l’émergence de communautés et de peuples terrestres ?
Réhabiter l’Elwha : une communauté terrestre en devenir Le processus agonistique qui s’est déroulé sur les berges du fleuve Elwha a ouvert une autre scène du politique, puisque c’est désormais depuis le milieu de vie et la possibilité de l’habiter que vont se définir les formes et contours de la communauté. De tiers-exclu au titre d’« environnement naturel » extérieur à l’espace social, le fleuve est devenu le tiers-inclus rendant possibles la rencontre et la redistribution des positions sociales et politiques établies. Depuis le fleuve Elwha s’ouvre un processus de réhabitation et de réinstitution des relations multispécifiques capables de faire émerger une communauté terrestre. Au sein de la société, les places et positions sont déterminées et fixées à partir de la polarité de l’État et de l’économie. Depuis l’État, les riverains de l’Elwha occupent la place de citoyens appartenant à la nation américaine. Depuis l’économie, ils occupent une position de producteurs (d’ouvriers, d’agriculteurs, de pêcheurs, de chômeurs), dans laquelle entrent en jeu des clivages de race et de genre. La position des membres de la société est donc déterminée : a) par leur position de pouvoir (ou non) au sein de l’espace public de la citoyenneté ; b) par leur position dans le système de production, c’est-à-dire dans des rapports de classe ; c) par leur position dans l’espace social du fait de leur appartenance à un groupe minorisé soit du point de vue de la race, soit du point de vue du genre. Les Klallams occupent, quant à eux, une position encore plus marginalisée par rapport à l’ensemble de ces positions (citoyenneté, classe, race, genre), puisqu’ils se réclament d’une autre appartenance que celle du peuple
américain et revendiquent leurs propres institutions politiques, leur souveraineté, leur manière de faire monde. Quant aux chercheurs scientifiques, ils occupent une position intermédiaire. D’un côté, ils appartiennent à l’espace de la citoyenneté politique (ONG, associations) et/ou au système de production en tant que chercheurs-experts – la position de surplomb de l’expert peut même avoir pour effet de refixer la distribution des places en confirmant, par sa prétention objectivante, les positions et rapports de force qui structurent le champ social. Mais, d’un autre côté, en se plaçant du point de vue du milieu, en se décentrant du point de vue humain vers une perspective biocentrée ou écocentrée, ils peuvent être amenés à se démettre de la position surplombante de l’expert, ce qui pourra se traduire soit par une sensibilité accrue au milieu, soit par un engagement militant. Il y a alors rupture avec la simple position d’expert, mais aussi avec la simple position de citoyen défendant ses propres intérêts, au profit de la cause de ceux qui ont été historiquement exclus de la société : les autres qu’humains. Ceux-ci sont les grands exclus de la société au sein de laquelle ils n’existent qu’à titre d’objets. Quant aux militants écologistes, ils apportent une culture de l’attention en se faisant les garants des espèces, et, pour certains, aguerris aux luttes et aux actions directes, démontrent à leur corps défendant leur engagement terrestre. En quoi la scène agonistique permet-elle de redistribuer les places et positions occupées au sein de la société (polarité État-économie) et d’ouvrir l’espace d’un habiter terrestre ? Par l’entrecroisement des différentes perspectives depuis le tiers-inclus du fleuve. Du point de vue du fleuve, un riverain-citoyen-producteur, un ouvrier par exemple, découvre qu’il n’habite pas son milieu de vie, que sa relation au fleuve s’est essentiellement limitée soit à une posture instrumentale d’exploitation, soit à une posture de contemplation extérieure lorsqu’il va s’aérer ou marcher « dans la nature ». Il découvre sa condition de déterrestré : du fait qu’il a été dépossédé de la possibilité d’habiter le fleuve
par un système politique et économique qui l’assigne soit à la position de citoyen, soit à celle de producteur. S’il a pu, en tant qu’ouvrier, s’inscrire dans un processus de subjectivation politique à travers des conflits sociaux, cette subjectivation ne lui a pas pour autant permis de s’envisager au-delà des limites de l’espace social. Le Klallam, au contraire, occupe un lieu en marge de l’espace social. S’il travaille en tant qu’ouvrier, il pourra avec ses collègues partager une condition de classe, et s’il s’agit d’une femme, partager une condition de genre. Mais en tant que membre de la nation klallam, il apparaîtra de manière essentiellement négative pour le riveraincitoyen-producteur, c’est-à-dire comme porteur d’une identité ethnique discriminée, identité dont les non-Klallams se sentent exclus. Depuis le fleuve, le lieu occupé par le Klallam acquiert une existence et une consistance positive irréductible à la fixation identitaire déterminée par l’espace social. Depuis le fleuve, être klallam apparaît comme mettant en jeu une relation d’attachement permettant d’habiter et d’affirmer un monde. Depuis le fleuve, les places fixées au sein de l’espace social sont redistribuées et remises en perspective les unes par rapport aux autres. Le fleuve rend possible une intersectionnalité non catégorielle, puisque, depuis son point de vue, ce qui importe ce sont les attachements et relations qui inscrivent chaque habitant dans une identité partagée. Ainsi, au contact du Klallam, le riverain-citoyen-producteur découvre que le saumon peut être plus qu’un objet extérieur à son existence, un objet de contemplation ou d’exploitation, qu’il peut devenir le vecteur d’une nouvelle relation au milieu, d’une nouvelle manière de faire communauté au sein du fleuve. Si le riverain pratique la pêche, il peut se rendre compte qu’il partage avec lui une relation d’usage en tant que pêcheur. Depuis le fleuve, le citoyenpêcheur et le Klallam se découvrent un commun d’usage dont ils ont été également dépossédés à cause du barrage. De son côté, le Klallam peut se saisir des moyens de lutte et d’action hérités des conflits sociaux et politiques pour dénoncer la dépossession dont il a été l’objet et s’affirmer
comme sujet politique. Mais sa subjectivation politique sera indissociable de celle des entités non humaines qui participent de son monde. C’est pourquoi il peut trouver des alliés du côté des écologistes. Depuis le fleuve, la conscience objective que l’écologiste peut avoir de la catastrophe écologique planétaire en cours prend corps et se charge d’un affect pour le lieu et pour les êtres qui le peuplent. Il découvre qu’il partage avec le Klallam un affect commun. À l’intersection de la position du riverain-citoyen-producteur, de l’écologiste et de l’autochtone, une nouvelle subjectivation politique prend forme qui articule une perspective de conflictualité sociale et politique, une perspective écologique de prise en compte des non-humains et une perspective d’habitation interspécifique capable de faire monde. La rencontre au sein de la scène agonistique opère un triple déplacement : déplacement de la condition de riverain-citoyen à celle d’habitant, déplacement du sujet sociopolitique au sujet cosmopolitique, déplacement de l’environnement au « corps-territoire 212 ». Depuis le fleuve, ce n’est plus seulement la parole qui fait loi, mais la relation d’usage et la relation d’attachement. Le citoyen se demandera : Qu’est-ce qui me lie au fleuve ? Qu’est-ce qui fait de moi un habitant de l’Elwha ? Si ce dernier n’était pour lui, jusqu’alors, qu’un décor sur le fond duquel il menait sa vie sociale, l’irruption du fleuve dans l’espace social va le conduire à se questionner sur la nécessité de sa présence en ce lieu, sur ce qui l’attache à ce lieu plutôt qu’à un autre. La scène agonistique crée les conditions d’une conversion subjective. Le riverain-citoyen devient habitant en découvrant ce qui le lie à cette terre, tant sur le plan matériel qu’affectif, en découvrant qu’il n’est pas seulement un individu occupant une position dans un espace quelconque mais un corps habité par le lieu, habité par l’eau du fleuve, par l’atmosphère qu’il respire, par le poisson qu’il a mangé, par les pesticides qu’il a avalés, par la mémoire des gestes et des rencontres qui, au cours de millénaires, ont façonné ce lieu et lui permettent aujourd’hui de
l’habiter. Ce qu’il découvre, c’est qu’en deçà de son existence de citoyen conscient et désirant, en deçà de son existence en tant que force de travail, il existe en tant que corps inscrit dans une multiplicité d’échanges, de dons et contre-dons, qui le précèdent et dont il bénéficie. Il découvre que son corps est un prolongement du territoire, qu’ils forment un corps-territoire. Le problème qui se fait jour ici est qu’il ne suffit pas de résider quelque part pour habiter. L’habitation met en jeu une manière sensible de s’inscrire dans l’espace et dans le temps, elle engage celui qui habite dans une relation de coaffection avec les êtres qui l’entourent 213. L’habitation n’est pas un état de fait mais une relation que l’on invente et que l’on peut perdre. C’est pourquoi le terme de « réhabitation » avancé par les biorégionalistes 214 est sans doute plus juste. C’est en effet à partir du constat d’une perte que ceux-ci s’engagent, au cours des années 1970 en Californie, à penser et mettre en œuvre les conditions d’une possible réhabitation. Ils observent que, depuis les années 1960, de plus en plus de personnes issues des mouvements sociaux (hippies, diggers, militants) quittent la métropole pour fonder des communautés autonomes, à la recherche de formes de réancrage dans des lieux de vie qui tiennent compte des interdépendances entre êtres vivants. Cet exode urbain semble répondre à la crise profonde du sens de l’habiter provoqué par la mondialisation, l’uniformisation des espaces et des formes de vie subordonnés aux logiques d’une société consumériste et productiviste. Selon Kirkpatrick Sale 215, un des principaux théoriciens du mouvement biorégionaliste, le paradigme industrialo-scientifique est un des principaux responsables de l’organisation de cette déterrestration collective par la transformation des puissances de vie terrestres en ressources exploitables et en données mesurables. La globalisation capitaliste marque l’aboutissement d’un processus commencé à l’orée de l’époque moderne se traduisant par des vagues successives d’expropriation des terres, de migrations et de réinstallations forcées des populations à l’échelle mondiale dans des cadres
de vie produits hors-sol par des ingénieurs, des aménageurs, des spéculateurs, des entrepreneurs, des banquiers ou des fonctionnaires d’État. Le projet humaniste d’une citoyenneté mondiale semble être le revers d’une prise de terres globalisée. Il repose, en définitive, sur la perte d’une inscription corporelle, sensible, dans une mémoire terrestre plus vaste à laquelle Sale donne le nom de Gaïa. Réhabiter devient dès lors un mot d’ordre politique qui passe par un changement d’échelle de la vie communautaire et de l’activité politique en lien avec un territoire de vie appelé « biorégion », dont les limites géographiques correspondent au bassin versant. Réhabiter les lieux, nous dit Gary Snyder, veut dire « apprendre à vivre et à penser “comme si” nous étions totalement engagés dans un lieu sur le long terme. Ceci ne veut pas dire une sorte de retour à un mode de vie primitif ou à provincialisme utopique ; ça implique simplement un engagement envers la communauté et une recherche de pratiques économiques qui soient à la fois sophistiquées et durables et qui permettraient aux gens de vivre régionalement tout en contribuant à une société planétaire et en apprenant d’elle. […] Ces gens sont, indépendamment de leurs origines ethniques ou nationales, en passe de devenir quelque chose de plus profond que “des citoyens américains (ou mexicains ou canadiens)”, ils deviennent des natifs de “l’île Tortue” 216 ». « Île Tortue » : le poète reprend ici à son compte le nom donné par des récits autochtones à l’Amérique du Nord et qui semble être devenu, à son époque, le nom de ralliement du territoire existentiel où convergent tous ceux qui veulent « apprendre à réhabiter dans les marges du monde urbain et rural ». L’île Tortue, c’est le nom d’un marronnage collectif en lequel se retrouvent tout autant des autochtones que des citoyens américains pour tenter de faire émerger des communautés terrestres. Le processus amorcé sur le fleuve Elwha n’est-il pas une des actualisations de ce devenir Tortue de l’Amérique du Nord ? Autrement dit, le fleuve Elwha pourrait-il être un des lieux du basculement cosmopolitique
rendant possible le passage progressif d’un peuple national à un peuple terrestre ? En effet, habiter l’Elwha implique de percevoir son existence non plus seulement depuis les interactions civiques, sociales ou économiques que les humains entretiennent au sein de la société nationale mais depuis les relations de voisinage et de cohabitation avec tous les autres êtres qui composent le fleuve. « Je » n’est plus seulement résident de l’État de Washington ou de Port Angeles, mais habitant de telle montagne, de tel affluent, de telle forêt. Ses voisins ne sont pas seulement le fermier, l’éleveur, le marchand ou le conducteur de camion, mais aussi les oiseaux, les saumons, les ours, les loups, les arbres, le sable, les pierres, qui composent son territoire de vie. Réhabiter, c’est découvrir que l’on fait toujours déjà partie d’une communauté multispécifique, que nos interactions humaines sont traversées et constituées par nos interactions avec les autres qu’humains, que nous héritons et sommes les porteurs d’interactions qui nous précèdent et nous conditionnent. « Je est un nous 217. » Mais il y a un écart entre découvrir que l’on fait partie d’une communauté multispécifique d’habitants et prendre part activement à l’élaboration d’une communauté terrestre qui engage réciproquement tous les êtres du milieu. Prendre part, c’est s’engager dans des relations de réciprocité qui font des autres êtres non plus seulement les objets passifs d’un environnement mais des partenaires à part entière d’un corps-territoire que chacun participe, à sa manière, à nourrir. C’est le fleuve qui institue la communauté terrestre en réinscrivant les relations humaines dans un ensemble de relations interspécifiques et multispécifiques à travers l’enchevêtrement de plusieurs niveaux de relations de réciprocité. Le premier est le niveau interspécifique de la communauté d’habitants. Celle-ci met en jeu les interactions entre les habitants humains et les habitants autres qu’humains mais en tenant compte du point de vue
particulier, de la perspective de chaque espèce. En effet, la communauté humaine ne peut plus se concevoir indépendamment des relations qu’elle entretient avec les autres espèces. Que ce soit pour se nourrir, pour s’habiller, pour se loger, pour se soigner, elle est toujours en prise, en interaction, avec d’autres espèces et formes de vie avec lesquelles elle doit composer. Cependant, au niveau interspécifique, c’est d’abord depuis son point de vue d’humain, depuis les nécessités relatives à son espèce, que s’envisagent les relations nouées avec les autres espèces. Par exemple, c’est en tant que pêcheur ou pêcheuse ayant besoin de s’alimenter et d’alimenter la communauté qu’il ou elle envisagera sa relation à la communauté des saumons. La relation humain-saumon prend ici sens depuis une relation d’usage et d’interdépendance. Le commun se traduit alors par l’enchevêtrement des intérêts particuliers des différentes espèces et les différents usages qu’elles font du milieu 218. À ce niveau relationnel, c’est depuis une perspective humaine que j’appartiens à l’Elwha. Mais il existe un deuxième niveau de relation qui est celui, multispécifique, de la communalité des existants. La notion de « communalité » est traditionnellement utilisée pour désigner l’ensemble des biens communs à un groupe humain. La communalité a donc essentiellement nourri des pensées relatives aux biens communs mis en partage ou collectivement gérés par des collectifs humains. Or dans la perspective de la communauté terrestre, les autres qu’humains n’étant plus considérés comme des biens ou des choses appartenant aux humains ou pouvant être gérés par eux, mais comme des partenaires ou sujets participant à la coconstitution du commun, la notion de communalité acquiert un autre sens et désigne la réunion de l’ensemble des perspectives qui forment le milieu de vie. Les relations humaines ne se perçoivent plus seulement depuis leur perspective d’humains mais sont capables d’adopter, plus largement, les points de vue des autres espèces. Ils se découvrent comme personnes terrestres, constituées par les espèces avec lesquelles
elles interagissent : les perspectives spécifiques peuvent devenir réversibles, chacun pouvant adopter la perspective de l’autre. Ce qui compte c’est le fait que tous participent ensemble au tissage du corps-territoire, qu’ils se sentent solidaires les uns avec les autres, affectés par la mort ou la destruction des uns des autres. Ainsi s’explique le fait que l’on puisse être touché par la mort d’animaux ou par la destruction d’une forêt. C’est souvent au moment où l’on fait face à une perte, à une destruction, que l’on découvre ce niveau relationnel comme constitutif de notre être même. C’est le scientifique qui, voyant disparaître les poissons qu’il étudiait jusqu’ici en « toute objectivité », découvre la relation d’affection que la fréquentation de ces poissons avait fait naître en lui, relation d’affection qui pourra le conduire à s’engager pour défendre leur droit à l’existence. C’est le riverain qui, voyant disparaître la forêt qui tramait le fond de ses activités quotidiennes, découvre qu’elle n’était pas un simple décor interchangeable mais constitutive de son inscription dans le paysage. Dans l’histoire des peuples, ces relations de coappartenance multispécifique ont pu être personnifiées sous la forme des ancêtres ou des esprits. Car la communalité ne se joue pas seulement au présent, elle se tisse aussi dans le temps. Ainsi, chez certains peuples, les ancêtres peuvent être des animaux, des montagnes, des rivières. Car du point de vue de la communalité, les relations et les héritages sont multispécifiques. À ce niveau relationnel, c’est en tant que personne terrestre que j’appartiens à l’Elwha. Ceci fait apparaître un troisième niveau relationnel, celui des communs terrestres, qui ont la particularité d’être trans-spécifiques puisqu’il n’y a plus de différenciation stabilisée entre les perspectives d’espèces, mais un espace de métamorphose qui comprend l’ensemble des conditions matérielles et immatérielles de renouvellement des cycles de vie à l’échelle de la Terre : le cycle de l’eau envisagé sur plusieurs millions d’années ; les changements climatiques, les dépressions météorologiques de grande ampleur, les tempêtes de sable et les ouragans voyageant d’un continent à
l’autre ; les tremblements de terre, les tsunamis ou la lente stratification des montagnes. Mais ce sont aussi toutes les traces (empreintes fossiles, esprits, mémoire des lieux, virus et autres bactéries en attente de refaire surface) laissées par les existants terrestres au cours de l’histoire de la Terre qui composent la texture des milieux de vie et traversent l’ensemble des corps. C’est la Terre en tant que puissance génératrice et régénératrice de l’ensemble des existences terrestres, en tant que condition de possibilité des mondes. C’est la Terre dans ce qu’elle a d’inaliénable : celle à laquelle appartiennent et d’où proviennent tous les êtres terrestres. Seule la société moderne, nous dit Hartmut Rosa, a tenté de réduire à néant cette indisponibilité, en cherchant, par des moyens scientifiques, techniques, médiatiques, politiques ou économiques, à rendre le monde totalement disponible, accessible 219, en tentant d’aliéner toutes les relations de coaffection à la loi de la seule maîtrise humaine, en cherchant à épuiser la puissance génératrice de la Terre transformée en stocks d’énergies exploitables et appropriables. À ce niveau, j’appartiens à la Terre-monde Elwha. Je suis terrestre parce que je suis inscrit dans Elwha qui fait monde. Mais si ces trois niveaux nous permettent de qualifier le type de relation en jeu dans l’élaboration de la communauté terrestre, comment penser la forme que prennent ces relations ? Celles-ci ne relèvent pas du contrat, c’est-à-dire d’un « accord explicité entre deux partenaires visant, par un échange de biens ou de services, à générer un avantage égal pour l’un et pour l’autre 220 », fondé sur l’équivalence et la substituabilité des termes. Les relations en jeu ne peuvent faire l’objet d’une équivalence puisqu’elles s’établissent depuis des corps et des manières d’habiter incommensurables les unes avec les autres, mais aussi parce que les conditions de renouvellement de la vie sont inaliénables. Mais nous n’avons pas non plus affaire à des relations de causalité ni à de simples boucles de rétroaction, car cela reviendrait à dénier le statut de sujet ou de partenaire aux êtres du milieu. La meilleure manière pour décrire le type de relation à l’œuvre dans
l’élaboration de la communauté terrestre est le don, renouant ainsi avec l’étymologie du mot « communauté » : com-munus, de cum (« avec ») et munus pouvant étymologiquement signifier « le don » ou « l’obligation » 221. Prendre part à la communauté terrestre voudrait donc dire : être capable de donner en retour de ce qui nous a été donné, et cela à chaque niveau relationnel. Nous entendons ici par « don » la relation mise en lumière par l’anthropologue Marcel Mauss dans son Essai sur le don 222. En montrant que le don s’articule, dans de nombreuses sociétés, autour de la triple obligation de « donner-recevoir-rendre », il fait apparaître que l’enjeu réside moins dans la chose donnée que dans la relation sociale établie par l’acte de donner. Ce n’est pas un objet qui est offert mais une part de soi dont cet objet est le vecteur. « Tout bien lancé dans le mouvement des dons est compris comme une partie de l’être du donneur. Lequel sera satisfait quand il aura reçu à son tour un don qui réponde au sien ; non pas de n’importe qui, mais précisément de celui à qui il a été donné ; après avoir donné quelque chose de soi, il faut recevoir quelque chose de l’autre 223. » Le don est un signe de reconnaissance du lien qui m’attache à l’autre : il est le signe d’une alliance. C’est pourquoi l’absence de réplique, de contre-don, de reconnaissance, signifie au contraire la rupture du lien, de l’alliance, et la menace du conflit. Cette alliance n’est pas interindividuelle. Elle ne prend sens qu’à l’aune du lien communautaire qu’elle contribue à nourrir, c’est-àdire à l’intérieur et en relation avec une chaîne d’alliances plus large. En ce sens, prendre part à la communauté terrestre veut dire : contribuer à nourrir et réactiver le lien animique, participer au renouvellement des alliances qui la constituent dans le temps. Car les alliances s’inscrivent dans un ensemble plus vaste de cycles de dons et de contre-dons différés dans le temps selon le rythme et le mode d’existence propres à chaque être. La communauté terrestre prend forme dans l’entrelacement des différences rythmiques d’un fleuve (les variations et différences d’état que traverse
l’eau au cours du cycle hydrologique), d’une montagne (de ses stratifications, sédimentations, érosions), d’une forêt (ses cycles de reproduction, sa longévité), des insectes, des poissons, des oiseaux, des ours ou des êtres humains qui la composent. Replanter des arbres en amont dans la montagne 224 ou éviter de polluer l’eau, c’est-à-dire en prendre soin, peuvent être des manières de faire alliance, indirectement, avec les saumons pour leur permettre de revenir, de nourrir les humains tout en nourrissant le fleuve. Fêter le retour annuel du saumon à travers l’organisation d’une cérémonie, d’un événement, peut aussi être une manière de reconnaître le lien, de renouveler l’alliance, tout en renforçant l’incorporation subjective du lien animique par les membres de la communauté. Concevoir les relations terrestres en termes d’alliances passées via des dons et contredons, c’est redonner à la com-munus, au faire commun, la confiance pour tenir dans la durée. C’est ritualiser notre condition terrestre.
Résister à la gouvernementalité anthropocénique Le processus à l’œuvre sur l’Elwha n’est pas un cas isolé. Un peu partout dans le monde, des initiatives collectives émergent pour tenter de donner corps et voix à des communautés terrestres en devenir. Un des signes de cette montée en puissance, et de la force du désir de transformation qu’elle manifeste, est sans doute la violence de la répression dont elle fait l’objet partout où elle s’exprime, même dans les sociétés les plus démocratiques. Dans de nombreux pays, des militants écologistes sont accusés d’être des terroristes ou traités comme tels et des militants autochtones sont abattus sans autre forme de procès. Les mouvements de défense des milieux naturels (rivières, zones humides, forêts, glaciers) ainsi
225
que les mouvements sociaux et assemblées populaires sont réprimés à coups de bulldozers ou de matraques. Les espaces d’expérimentation de formes de vie collectives alternatives sont interdits ou rendus quasiment impossibles 226. Les habitats légers ou nomades sont rendus illégaux et le modèle d’habitation résidentiel imposé comme norme unique. En France, aucune redistribution des terres n’a été faite depuis la Révolution française, si ce n’est pour les mettre au service de la production industrielle et de la concentration capitaliste, avec le remembrement au cours des années de l’après-guerre. En 2013, comme pour conjurer toute tentative de vivre en commun, le gouvernement français supprime, par une « loi de modernisation », la possibilité de constituer des biens sectionaux 227, biens dont la jouissance revient aux habitants d’une section de commune. En ville, des zones maraîchères autonomes ou communales sont détruites, à grand renfort de béton, en faveur de la métropolisation des territoires. Les terres sont ainsi prises en main et gérées de manière administrative par les États, les collectivités territoriales ou des structures para-étatiques 228, quand elles ne sont pas livrées à peu de frais aux entreprises privées. La prise de terres orchestrée par l’État-Capital s’accompagne d’une numérisation à marche forcée de l’ensemble des relations sociales, accélérant toujours plus le processus de déterrestration commencé à l’époque moderne. Bien loin d’ouvrir à une décélération et à une remise en question profonde du système politique moderne, la crise écologique semble aussi et paradoxalement être l’occasion d’une réorganisation générale du pouvoir politique et économique à l’échelle planétaire, donnant lieu à une reconcentration des forces productives et des énergies (fermes-usines, numérisation de l’agriculture, mégasites énergétiques, centrales nucléaires, champs d’éoliennes et de panneaux photovoltaïques, exploitation des communs sous-marins…). Face aux catastrophes qui, déjà, nous arrivent, sous la forme d’épidémies, de réchauffement climatique, de montée des eaux, de migrations forcées, les États répondent par des politiques
d’adaptation des vivants via l’imposition de normes globales et de dispositifs de contrôle technologiques. Notre époque semble être à un point de bifurcation où se joue l’avenir des formes de vie terrestres. Pour reprendre une distinction de Bruno Latour, il va nous falloir choisir entre devenir terrestres ou rester modernes 229. Or ceux qui, actuellement, prêchent la modernisation ne sont plus ceux qui, parmi les modernes, croyaient en l’humanisme, en l’égalité humaine et en le progrès social. Les modernisateurs d’aujourd’hui ont déjà pris acte de l’irruption de Gaïa mais d’une manière qui vise à en conjurer l’événementialité, en la plaçant sous l’égide d’une « transition énergétique ». L’horizon qu’ils ouvrent n’est pas celui d’une émancipation terrestre mais au contraire celui d’une aliénation radicale des corps au sein d’une gouvernementalité anthropocénique post-sociale en instaurant un géopouvoir, version adaptée à l’Anthropocène du biopouvoir. Quels sont les contours de ce géopouvoir ? Sur quoi repose-t-il ? Comment répond-il à l’événement Terre ? Comment les communautés terrestres en devenir pourront-elles y résister ? Selon la philosophe Aliènor Bertrand 230, l’intégration des problématiques environnementales dans les politiques gouvernementales globales est ce qui a rendu possible l’émergence, dans la période de l’aprèsSeconde Guerre mondiale, d’une nouvelle forme de biopolitique, qu’elle qualifie de « biopolitique environnementale ». L’analyse de la façon dont les politiques publiques ont pris en compte les problématiques écologiques permet à Aliènor Bertrand de remettre en perspective l’archéologie du biopouvoir proposée par Michel Foucault 231. Selon ce dernier, la biopolitique se développe au cours du XVIIIe siècle, dans le contexte d’une nouvelle rationalisation des pratiques gouvernementales inspirées par le libéralisme. Elle a pour objectif l’organisation des conditions optimales de la mise au travail des corps et l’augmentation de la croissance économique et démographique qui formera la « richesse des nations ». Aliènor Bertrand
discute cette périodisation et situe plutôt l’émergence de la biopolitique dans le contexte de l’histoire coloniale. « La biopolitique pourrait bien n’avoir été pour commencer qu’un dispositif colonial, une réponse à la difficulté de définir une souveraineté sur des territoires déjà habités par d’autres peuples sans reconnaître ceux-ci comme peuples ni accorder aux individus soumis le statut de citoyens de plein droit 232. » Le racisme est l’opérateur à partir duquel les États coloniaux organisent la « naturalisation » des peuples colonisés justifiant leur ségrégation sociale et leur mise au travail forcée tout en aménageant leurs conditions de vie ou de survie. « L’administration coloniale se transforme alors en un laboratoire expérimental d’une première forme de biopolitique 233 » dont les techniques seront par la suite importées en Europe 234. Aliènor Bertrand distingue ainsi trois grandes formes de biopolitique rythmant l’histoire de l’expansion du marché et de l’économie capitalistes : une biopolitique esclavagiste dans le cadre colonial, une biopolitique sanitaire dans le cadre national et une biopolitique environnementale qui émerge au cours de la seconde moitié du XXe siècle et qui se développe à l’échelle planétaire. « La biopolitique sanitaire était l’outil libéral des puissances nationales, la biopolitique environnementale est celui des grandes organisations internationales imposant leurs règles commerciales à tous les États 235. » En effet, dès les années 1970, les institutions financières internationales, comme le FMI ou la Banque mondiale, s’emparent des questions environnementales et destinent l’attribution de leurs aides financières à des objectifs environnementaux planétaires comme la protection de la biodiversité, la déforestation, le changement climatique. La philosophe s’interroge sur le caractère en apparence contradictoire des prérogatives affichées par ces instances et qui apparaît dans toute sa violence dans les politiques de « déplacement » et de « réinstallation » des peuples autochtones chassés de leurs terres, soit pour y installer des projets
extractivistes et industriels, soit pour les transformer en parcs naturels ou zones naturelles protégées. Elle voit là une nouvelle étape dans le processus de colonisation du monde avec la reconduction du partage culture/nature qui sous-tend la matrice ontologico-politique dominante en Occident et qui repose sur la négation des modes relationnels que les peuples autochtones entretiennent avec la Terre. Ces derniers se voient réduits au statut de populations n’ayant droit de cité que dans la mesure où ils se conforment aux normes environnementales définies par les instances internationales, ou vont dans leur sens. Cette nouvelle phase de la colonisation semble correspondre à une recomposition du capitalisme mondialisé à l’échelle planétaire. Les « réinstallations » sont les effets d’une nouvelle prise de terres et d’une phase d’accumulation du capital produisant une nouvelle forme de commensurabilité des terres et des territoires ainsi qu’une redistribution générale des ressources. Prenant acte de l’épuisement des ressources fossiles, une partie de la classe dominante imagine de nouvelles stratégies de capture et d’appropriation. À l’encontre de la politique de la terre brûlée du capitalisme fossile, elle prône le passage à un capitalisme « vert ». Il ne s’agit pas de mettre un terme à la logique d’extraction et d’appropriation 236 au principe de l’accumulation du capital mais de la différer dans le temps grâce à une politique de zonage consistant à « troquer une partie d’un territoire national contre une autre, ou une ressource contre une autre (la préservation du bois contre la destruction du gibier), indépendamment des usages, des coutumes et des volontés des populations locales 237 ». D’un côté le pillage des ressources, de l’autre la protection de certains territoires pour permettre une régénération des ressources et créer les conditions d’un pillage futur. C’est notamment au cours des grands sommets internationaux (telles les COP ou Conférences des parties – Conferences of the Parties) que vont se définir les principes régulateurs de cette gouvernementalité
environnementale planétaire et leur déclinaison sous la forme d’accords multi-échelles (entre institutions internationales et États, entre États et entreprises, entre États et collectivités locales et entre ces derniers et les citoyens). Celle-ci s’exerce via l’implémentation de normes environnementales qui se définissent par trois caractéristiques : globalisées, 1) elles s’imposent à tous les États ; 2) elles promeuvent un contrôle territorial qui agrège sans médiation le local et le global en se jouant des frontières nationales ; 3) elles prescrivent des accords « négociés » et s’opposent à tous les niveaux aux règles politiques et juridiques contraignantes 238. Le « Rapport mondial des Nations unies sur la mise en valeur des ressources en eau 239 » (2021) semble, de ce point de vue, exemplaire. Il vise à répondre, de manière globale, aux problèmes soulevés par le réchauffement climatique en matière de gestion des ressources en eau. Assimilée à un ensemble de « services écosystémiques », l’eau y apparaît au titre de variable dont il est nécessaire de tenir compte afin de garantir le développement économique et humain. La question se pose de savoir comment déterminer la « valeur de l’eau » d’un point de vue qui ne soit pas seulement monétaire mais qui tienne compte de l’ensemble des formes d’évaluation de l’eau (usage domestique, droit fondamental à l’eau, croyances coutumières ou religieuses liées à l’eau, préservation de la biodiversité) pour les intégrer dans les processus décisionnels au niveau de la gestion des territoires. Le rapport liste différents modèles visant à déterminer la valeur de l’eau et découpe les champs de « valeur » selon des catégories transversales comme l’économie et l’industrie, l’agriculture, l’alimentation, la culture. Les différentes valeurs attribuées à l’eau sont ainsi intégrées en tant que variables abstraites et génériques défaites de leur contexte politique et anthropologique. À l’image des musées ethnographiques qui intégraient les objets produits par les peuples colonisés à l’intérieur d’un récit civilisateur, les peuples et habitants de la planète se
trouvent intégrés au titre d’« acteurs » à l’intérieur d’un grand récit environnemental planétaire. Ce caractère intégratif apparaît de manière encore plus frappante lorsque le modèle « pluri-valeur » élaboré dans le cadre du programme onusien donne lieu à la production de dispositifs de modélisation numériques. La métropole de Bordeaux a ainsi procédé à une « cartographie des services écosystémiques pour faciliter les débats et arbitrages dans les politiques d’aménagement du territoire 240 », notamment en matière de gestion des eaux. Le nom du dispositif cartographique informatique est, à lui seul, très évocateur. Intitulé InVEST, il a été développé par le Natural Capital Project. Par-delà l’idée de capital naturel qui a déjà fait l’objet de nombreuses critiques 241, nous voudrions ici mettre l’accent sur les techniques de gouvernement mobilisées. Il s’agit ici d’une méthode visant à évaluer les « services écosystémiques » en réunissant et en superposant des couches d’informations spatiales de différentes natures (apport d’eau, occupation et usage du sol, précipitations, profondeur du sol, évapotranspiration, fraction d’eau utilisable par les plantes, limite des bassins versants, modèle numérique du terrain), de manière à rendre visibles les interactions et de produire « le service écosystémique de filtration d’eau ». Or l’objectif de ce dispositif technologique n’est pas seulement de « rendre visibles » des interactions. Il semble surtout servir à modéliser des données en vue de déterminer des principes d’action et de gouvernement des populations en concordance avec des standards et des normes environnementales globales. Le concept de « services écosystémiques » semble être un des opérateurs centraux de cette gouvernementalité environnementale. En plus de réduire les interdépendances vitales à des « services » économiques destinés aux seuls humains 242, il dénie les différents niveaux relationnels constitutifs des communautés terrestres au profit de totalités homogènes et gouvernables, qualifiées d’« écosystèmes ». La vision qui préside à ces
approches prend sa source dans les théories cybernétiques. Science du contrôle dans l’animal et la machine ou encore science des systèmes autorégulés, la cybernétique est inventée par l’ingénieur mathématicien Norbert Wiener dans le contexte de la Seconde Guerre mondiale. Comme l’indique son étymologie (kubernetes : « gouvernail »), l’enjeu de la cybernétique est l’invention d’une nouvelle technique de gouvernement capable de se substituer aux politiques des États nationaux hérités de la modernité européenne pour favoriser la mise en place de mécanismes d’autorégulation à la fois globaux et locaux. Ce qui explique sa convergence historique avec le néolibéralisme. La cybernétique s’appuie sur les technologies de communication pour forger une nouvelle métaphysique dans laquelle nous n’avons plus affaire à des êtres de natures différentes au sein d’un grand Tout qui serait la Nature, mais à des boîtes noires interagissant grâce à l’échange d’informations (« data ») au sein d’un grand Système composé de sous-systèmes (techniques, infrastructurels, économiques, sociaux, biologiques, environnementaux). L’enjeu du nouveau gouvernement est de développer des technologies de régulation des échanges d’informations permettant leur circulation optimale au sein de ces différents systèmes. Comme le rappelle Céline Lafontaine : « Dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’écologie [scientifique] converge vers la cybernétique et s’incorpore au paradigme informationnel. […] Le concept d’écosystème […] participe [alors] d’une naturalisation du modèle cybernétique à l’échelle planétaire 243. » La convergence du concept scientifique d’écosystème et du concept technopolitique de système cybernétique a pour conséquence de réduire ce qui, dans la nature, échappe à la « logique » humaine, soit pour l’éliminer au titre de « bruit », soit pour l’intégrer au titre de donnée (« data ») à administrer. Aussi, elle donne au gouvernement un nouvel horizon d’action : celui de la Terre conçue comme Système 244, inaugurant le passage du biopouvoir au géopouvoir.
La convergence historique de la cybernétique, de l’écologie et du néolibéralisme constitue le cadre au sein duquel prend forme la gouvernementalité environnementale du géopouvoir. « Tandis que le biopouvoir enregistre la distribution optimale des facteurs biosociaux des populations (natalité, longévité, santé, productivité), le géopouvoir organise le métabolisme social, coordonne l’interaction entre des flux énergétiques, des flux de matières premières et des “services écosystémiques”. Il se préoccupe de réguler des cycles géochimiques et d’en contenir les écarts à travers des appareils cognitifs, militaires et bureaucratiques de géosécurité 245. » Selon Federico Luisetti, la naissance du géopouvoir peut être située au moment de la Conférence des Nations unies sur l’environnement humain de 1972 qui se tint à Stockholm, au cours de laquelle les États posent pour la première fois le problème global du réchauffement climatique. Les Conférences qui suivront permettront d’aboutir, en 2009, à la définition des « limites planétaires », limites à ne pas dépasser pour ne pas compromettre les conditions d’habitabilité sur Terre. Le géopouvoir entend gouverner de manière indifférenciée des populations humaines, non humaines, des flux de matière ou d’énergie, dans un contexte d’instabilité climatique chronique et globale. L’Anthropocène est le nom donné par des experts des sciences du Système-Terre à ce nouveau cadre spatio-temporel : celui d’une déstabilisation générale des cycles naturels liés aux conséquences des activités industrielles modernes, c’est-à-dire à l’activité d’une humanité élevée au rang de force géologique. C’est pourquoi nous pouvons aussi qualifier de « gouvernementalité anthropocénique » cette nouvelle forme d’exercice du pouvoir. Ce nouveau récit promeut la nécessaire adaptation de l’espèce humaine (prise comme catégorie générique) aux conditions planétaires provoquées par le réchauffement climatique. Il entend organiser cette adaptation forcée et continue par l’implémentation généralisée des dispositifs et logiques cybernétiques. La diversité des processus sociaux et
naturels est « systématiquement » traduite en données numériques abstraites et équivalentes, et intégrées dans des boucles de rétroaction multiéchelles 246, grâce à la généralisation des technologies de traçabilité numérique et du téléphone portable, au puçage des vivants et à la transformation des corps terrestres en cyborgs 247. Aucun mouvement ne doit, en dernier ressort, pouvoir échapper à l’œil omnipotent des satellites, ni tenter de s’extraire du « grand Dedans 248 » de l’écologie intégrative définie par la gouvernementalité anthropocénique. Car si le Léviathan moderne avait pour fond une écologie exclusive, reposant sur l’opposition entre société et nature, la gouvernementalité anthropocénique conçoit l’exercice de son pouvoir dans l’horizon d’une écologie intégrative, celle d’un gouvernement post-social et biocentré du Système-Terre. Nous appelons « condition cyborg » l’horizon techno-sécuritaire inauguré par le géopouvoir. En transformant les relations constitutives des milieux de vie en modèles normatifs calculables, l’écologie intégrative de la gouvernementalité anthropocénique cherche à instaurer un pouvoir sur les phénomènes et habitants de la Terre, à capturer et à neutraliser les puissances émancipatrices des devenirs terrestres en cours. Face à l’instauration forcée de cette « condition cyborg », les communautés terrestres ne pourront exister qu’à condition d’affirmer leur puissance instituante en faisant émerger des peuples terrestres.
Le soulèvement des peuples terrestres Une communauté se distingue d’un peuple par la capacité qu’elle se donne d’instituer une autorité en lieu et place de celle qui lui est imposée de l’extérieur. Ce faisant elle peut transformer sa puissance instituante en puissance destituante. Une communauté détermine ses conditions
d’habitation et peut fonctionner de manière autonome sans nécessairement remettre en question l’autorité qui gouverne les institutions politiques établies. De nombreuses communautés ont ainsi pu vivre et se perpétuer de manière relativement indépendante par rapport ou au sein de grands États centralisés. Mais lorsque des communautés, à l’instar des peuples minorisés (Catalans, Corses, Aymaras, Krenaks, Kanaks, Maoris…), revendiquent, face à l’État dominant, d’être reconnues au titre de peuples, elles expriment une revendication politique qui va plus loin que leur reconnaissance en tant que communautés. Elles revendiquent leur droit à s’autodéterminer depuis une autorité qu’elles ont elles-mêmes instituée, autorité distincte et égale à celle à laquelle obéit l’État en place. À la différence de la communauté, le peuple porte en lui le pouvoir de remettre en question l’autorité instituée et l’ordre des places que celle-ci définit pour affirmer la force souveraine d’une autorité nouvelle. Les penseurs contractualistes modernes ne s’y sont pas trompés lorsqu’ils ont reconnu dans le peuple la puissance sur laquelle reposent, en définitive, les institutions politiques, ce dans quoi elles puisent leur force et légitimité : le « droit sacré » (pour reprendre la formule de Rousseau 249) qui les supporte. Mais ils ont aussi tout fait pour fixer et stabiliser cette puissance au sein du dispositif de souveraineté étatique. De là l’insistance de Hobbes à affirmer l’irréductible différence entre peuple et multitude : « Il n’y a aucune action qui doive être attribuée à la multitude comme sienne propre [car elle consiste en] autant d’actions qu’il y eut de personnes. » Si le peuple se gouverne régulièrement par l’autorité du magistrat et compose une personne civile, lui attribuant ainsi une volonté, la multitude en revanche se dit de ce « qui ne garde point d’ordre, qui est comme une hydre à cent têtes, et qui doit ne prétendre dans la république qu’à la gloire de l’obéissance » 250. En pensant le peuple comme corps constitué par le pacte social, Hobbes évacue sa puissance instituante et destituante. Celle-ci est assimilée à la part instable et passionnelle de la
multitude que l’État, cet automate érigé en « dieu mortel », se donne pour tâche de rationaliser et de discipliner. L’évacuation de cette part instable (passionnelle) du peuple ne peut se faire qu’au prix d’une coupure artificielle avec l’instabilité des phénomènes naturels rendue possible par le dispositif scénographique du théâtre dans lequel le peuple se représente (à) lui-même. Ce dispositif opère ainsi un clivage au sein du peuple. D’un côté le peuple constitué, qui n’existe qu’en tant que désencastré 251 de la communauté réelle, de ses variations et instabilités, projeté dans un espace abstrait, délimité et maîtrisable : le théâtre de la représentation et de la conscience rationnelle de soi. D’un autre côté, le corps réel du peuple qui se voit livré à la mainmise de l’économie à travers le remplacement des pratiques de subsistance communautaires par des mécanismes arraisonnants d’exploitation et d’appropriation « des forces de travail 252 ». Hobbes inaugure ainsi un partage qui sera par la suite thématisé à travers l’opposition sociologique entre société et communauté, corrélative des dualismes esprit/corps, rationalité/affect, individualisme/holisme, culture/nature, puisque la société, selon la définition qu’en donnera Durkheim dans la continuité de Tönnies, rassemble des individus sous le sceau d’un contrat rationnel, à l’image du peuple définit par Hobbes, alors que la communauté les lie par des relations d’affect. Mais si, à l’image de l’automate répétant sans cesse les mêmes mécanismes, cette coupure artificielle ne prend acte que par sa réitération, c’est que les limites entre « communauté » et « société » ne sont jamais, dans la réalité, si clairement définies que cela. Bien plus, aucune société n’est possible sans le lien communautaire qui tient ensemble les êtres par un sentiment partagé. Comme l’indique Frédéric Lordon, relisant Spinoza : « La genèse de l’État […] commence par la genèse d’une communauté morale 253 » qui trouve sa source dans une « puissance générique », celle de la multitude, par laquelle un « affect commun » s’institue en norme. « C’est
la norme qui fait autorité. […] la potentia multitudinis est le principe concret de cette autorité » 254. Son analyse permet de mettre en lumière que l’autorité tire sa force de la puissance des affects. Elle prend sa source non dans un principe rationnel intemporel mais dans une relation de coaffection entre êtres humains. Lordon entend par là légitimer l’existence de ce qu’il appelle « État général » comme concept ou principe universel et déhistoricisé. Mais ce faisant, il semble invalider toute position critique par rapport à l’idée d’État, présupposant qu’aucune société (ou institution politique) ne pourrait exister sans ou en dehors de l’État. C’est qu’il reconduit l’assimilation moderne entre État et peuple. La puissance de l’affect commun capable de faire autorité n’engendre pas un État mais un peuple. Le recouvrement moderne entre État et peuple repose sur une capture de la puissance instituante du peuple au profit de la souveraineté de l’État, empêchant de penser la formation de l’affect commun par-delà le cercle anthropocentrique de la société. D’après l’étymologie, auctoritas vient du verbe augeo qui veut dire « augmenter », « accroître ». L’auctor est celui qui fait pousser, qui fait croître. « La racine indo-européenne aug désigne la ‘‘force’’ et tout particulièrement la force des dieux 255. » Ce que Montaigne appelait « le fondement mystique de l’autorité » renverrait donc à une force créatrice et initiatrice, une force capable de porter à l’existence quelque chose qui n’existait pas auparavant : « acte créateur qui fait surgir quelque chose d’un milieu nourricier et qui est le privilège des dieux ou des grandes forces naturelles, non des hommes 256 ». L’autorité instituée, reconnue, ne serait que l’expression cristallisée dans un ensemble de valeurs, de dispositions, de pratiques et de règles, d’un excès de vie qui précède, conditionne et soutient les actions et passions humaines : la puissance génératrice de la Terre. Cette puissance capable de faire advenir une institution persiste au sein de celle-ci et lui assure une continuité 257 : elle est la condition d’une transmission entre générations, « à la fois obligation héritée et ressource
pour l’action commençante 258 », principe d’engendrement et de permanence 259. L’autorité est ce « pouvoir des commencements » qui insuffle dans le corps social sa vitalité perdurante, opérant telle une force liante 260. Aussi, il est possible de lire les différentes formes prises par les institutions au cours de l’histoire (dont l’État n’est qu’une possibilité 261) comme autant de modalités différenciées d’actualiser, d’articuler ou de capturer une anima terrestre qui n’appartient pas seulement à l’humain, mais qui traverse l’ensemble des formes de vie, et de laquelle les êtres humains tirent leur force pour créer, pour inventer, pour initier, pour commencer et recommencer. Un peuple terrestre n’émergerait qu’à la condition de redonner à la Terre l’autorité dont il tire sa force. Ce faisant, il reconnaîtrait la puissance animique de la Terre au titre d’autorité capable de se substituer à l’autorité moderne et anthropocentrée de la souveraineté étatique. Aux antipodes de l’image de la machine-horloge, à l’aune de laquelle Hobbes pensait les contours des peuples modernes, c’est à l’image des bassins versants qu’il s’agit de penser les peuples terrestres, comme des totalités ouvertes faites de dynamiques et de lignes enchevêtrées, accueillant en leur sein une multiplicité de formes de vie à la fois humaines et autres qu’humaines, minérales, végétales et animales. Peuples-rivières 262, mais aussi peuplesmontagnes, peuples-déserts, peuples-archipels : c’est à partir des alliances tissées à même les milieux de vie entre des collectifs et des communautés terrestres en devenir que se formeront les peuples terrestres à venir. Déjà, les scènes agonistiques se multiplient partout et voient converger ou se croiser des mouvements sociaux, des luttes d’habitation et d’occupation, des associations, des institutions, des ONG, des conventions citoyennes ou des tribunaux populaires. Pratiquant des formes de démocratie directe et instituant des assemblées des usages en prise avec les territoires de vie, elles contribuent à forger des manières de faire politique
qui sont alternatives aux logiques gestionnaires et technocratiques de la gouvernementalité anthropocénique. Nous qualifions d’« écologie inclusive », par différence avec l’écologie intégrative du géopouvoir, les processus cosmopolitiques visant à faire advenir des communautés et des peuples terrestres en tenant compte de la diversité des manières d’habiter la Terre. L’écologie inclusive désigne une manière de nouer des relations qui reconnaissent et laissent vivre l’irréductible altérité des formes de vie tout en nourrissant les liens, en perpétuant les alliances nécessaires à leur renouvellement. Elle inclut sans intégrer, sans neutraliser ou absorber les différences. Elle définit une manière de penser et de soigner les relations, de préserver les écarts comme conditions de la coaffection. Mais l’écologie inclusive constitue aussi un mot d’ordre politique en faisant de l’intersectionnalité des luttes 263 une des dimensions essentielles de l’agonistique. Nous appelons « écologie inclusive » la ligne de front et de ralliement des écologies radicales 264, des écoféminismes, des blackféminismes, des écologies queer, des écologies déviantes et des écologies indigènes. Ces écologies radicales ont pour point commun de penser la différence et l’identité partagée, la personne multiple, comme une force et un moyen de transformation collectifs. Ces écologies nous engagent à multiplier les relations et rencontres, à renforcer réciproquement nos existences depuis la pluralité de nos expériences et appartenances. À l’encontre des fantasmes purificateurs et mortifères d’une écologie identitaire et fascisante, elles nous invitent à penser les différences comme les moyens d’une revitalisation de la communauté terrestre. L’écologie inclusive est le vecteur et le processus d’un empuissantement réciproque, d’une puissance de transformation collective qui trouve son expression dans la multiplicité des devenirs transgenre, trans-culturel, trans-générationnel et trans-espèce qui s’initient au sein d’un maillage de communautés hétérogènes.
Car c’est en puisant dans les devenirs et les puissances transformatrices du corps-territoire que les peuples terrestres trouveront les forces leur permettant de s’élever à la hauteur d’autorités cosmopolitiques et d’imposer aux États nationaux un nouveau partage des souverainetés. Pour cela, ils devront inventer les institutions terrestres capables d’accompagner ces devenirs, de donner voix aux personnifications cosmopolitiques, d’incorporer ces autorités et leur permettre de s’inscrire dans le temps : institutions-rivières 265, institutions-montagnes, institutions-déserts, institutions-archipels… L’institution telle que nous la comprenons ici ne se réduit pas au sens socio-juridique qui lui est habituellement donné pour désigner les appareils d’État, les institutions judiciaires ou scolaires. Par « institution », nous entendons la capacité à structurer un monde qui préexiste et survit à chaque génération 266 en forgeant des alliances permettant de réactiver et d’inscrire dans le temps les relations constitutives d’un peuple. L’institution articule un processus de création, d’invention, et la capacité à faire perdurer cette création dans le temps à travers l’ouverture d’un espace commun, de règles de vie partagées et d’usages réitérés. Dans le cas des peuples terrestres, l’institution ne peut se penser comme une création ex nihilo dérivant de la seule volonté humaine. Bien au contraire, l’invention prolonge et actualise sous la forme d’alliances des relations multiples, proliférantes, plus ou moins instables mais préexistantes. Ces alliances instituent l’espace de l’habiter commun à travers l’invention collective d’un corps-territoire. L’institution doit donc s’envisager de manière dynamique et processuelle, c’est-à-dire comme processus institutionnel 267. Le processus institutionnel terrestre doit s’envisager à deux niveaux. Le premier est celui qui forge le corps du peuple (peuple-rivière, peuple-montagne, peuple-archipel…), c’est-à-dire les alliances interspécifiques et multispécifiques qui constituent le corps-territoire et réactivent l’anima terrestre de la communauté. Ces alliances ne prennent
pas la forme de lois définitives mais doivent sans cesse être renouvelées, en situation, sous la forme de dons et contre-dons, en tenant compte de l’instabilité des relations au sein du milieu de vie. Leur but est de garantir l’égalité des relations, c’est-à-dire l’équilibre des dons et contre-dons permettant à chaque existant de persister dans l’existence. L’égalité n’est pas ici celle d’un droit formel, mais renvoie à l’ensemble des conditions matérielles garantissant le renouvellement des différentes formes de vie. Le processus institutionnel contribue ici à l’élaboration d’un monde partagé à travers l’entrelacement de la communauté d’habitants, de la communalité des existants et des communs terrestres. Il répond à la nécessité d’inscrire les communautés terrestres dans le temps, de leur permettre de perdurer tout en les fédérant à travers des personnifications cosmopolitiques alternatives à la personnification moderne de l’État-Léviathan. Mais il existe un second niveau institutionnel, correspondant à ce qu’on pourrait appeler la « face humaine » du corps-territoire 268, c’est-à-dire les lieux et assemblées agonistiques où les perspectives se rencontrent, se confrontent, se discutent et s’échangent par l’intermédiaire de leur « face humaine ». Ces institutions politiques peuvent prendre la forme de Conseils terrestres au sein desquels sera prise en charge l’organisation collective des usages et des conditions de cohabitation, aux échelles locales, fédérales ou confédérales. Ces institutions politiques constitueront les porte-voix des peuples terrestres en formation : institutions-rivières, institutionsmontagnes, etc. Les peuples terrestres tirent leur autorité de cette double capacité institutionnelle consistant à articuler une communauté terrestre dans le temps et à la doter des moyens politiques lui permettant de s’exprimer.
Nouer des parentèles multispécifiques
Outre la capacité institutionnelle d’ouvrir un processus de personnification cosmopolitique pour affirmer un monde partagé, l’autre moyen institutionnel de faire tenir dans le temps des engagements et coaffections terrestres serait d’étendre nos filiations de parenté spécifique à des « philiations 269 » transversales en instituant des parentèles multispécifiques. Ainsi, au sein du corps-territoire l’ensemble des attachements et appartenances qui structuraient l’espace social moderne se redistribuerait, prenant acte de la remise en question des frontières entre espace domestique (familial), espace politique (social) et espace naturel. En effet, la fréquentation interspécifique et la cohabitation multispécifique font naître de nouvelles alliances et de nouveaux apparentements du fait d’une commune habitation au sein d’une « maisonnée 270 » ou d’un territoire de vie lié à un attachement interspécifique (par exemple, entre un pêcheur et une espèce de poisson). Ainsi, depuis le corps-territoire, l’hypothèse formulée par Donna Haraway consistant à « faire des parents plutôt que des enfants 271 » peut se transformer en exigence pratique et politique par sa capacité à donner une forme concrète aux alliances multispécifiques nouées en situation. Elle engagerait effectivement les êtres humains à prendre soin des êtres dont ils dépendent et avec lesquels ils co-constituent leur milieu de vie. Selon Marshall Sahlins la parenté est « un réseau relationnel entre personnes et entre groupes de personnes qui se reconnaissent solidaires dans leur être au monde 272 ». Les parentèles multispécifiques élargiraient cette solidarité au-delà de l’humain. En effet, les parentés sont avant tout des institutions sociales. Ce qu’illustre l’exemple de l’adoption : le lien de parenté n’est pas le fruit d’un lien généalogique mais celui d’une institution établissant un lien privilégié entre deux êtres mettant en jeu des rapports d’obligation et de responsabilité réciproques. Comme l’ont montré les travaux anthropologiques de Lévi-Strauss ou de Durkheim, la parenté est d’abord le fruit d’une alliance passée entre humains pour symboliser des
liens d’attachement et de soin réciproques. Cependant, leur compréhension de la parenté reste encore prisonnière de la naturalisation d’un modèle généalogique des liens issus de la procréation sexuée 273 et donc d’une conception restreinte de la famille essentiellement définie par l’acte de reproduction. Ils auraient essentiellement étudié la signification ou la reconnaissance sociales de liens biologiques préexistants reconduisant l’universalisation des normes d’un modèle d’origine occidental 274. David M. Schneider défend ainsi que la tendance à privilégier les liens du sang est caractéristique de la conception occidentale de la parenté 275. Il a été amené à reconsidérer son interprétation des liens de parenté dans les îles océaniennes de Yap (État de Yap, l’un des États fédérés de Micronésie). Après avoir mis en lumière un système où l’appartenance aux « lignages patrilinéaires » et aux « clans matrilinéaires » était déterminée par des liens généalogiques, il va montrer que c’est moins du fait de ces liens qu’en vertu du travail de la terre et des actes nourriciers que se définissent les obligations et les droits, notamment les droits de possession sur la terre. Le « père » ou la « mère » ne correspondent donc pas nécessairement au géniteur ou à la génitrice. Il ne s’agit pas de dénier tout lien entre généalogie et parenté, mais de montrer que ce lien, lorsqu’il existe, est à géométrie variable en fonction des contextes cosmologiques. L’anthropologue Bodenhorn a ainsi montré, à propos des Inuits, que le fait de vivre ensemble et de partager la même nourriture pouvait créer des formes d’apparentement (relatedness) alors que des parents « biologiques » peuvent cesser de l’être s’ils ne se comportent pas de manière appropriée 276. Cela montre l’importance du corps dans l’établissement des parentés, mais pas nécessairement sous l’angle exclusif de la reproduction. Ainsi, chez de nombreux peuples, la parenté est souvent associée au fait de partager une même substance corporelle. « Pour certains habitants de Malaisie, consommer la même nourriture produit des corps similaires : la commensalité est source de consubstantialité 277. » Les
systèmes de parenté dépendent des conceptions de la personne et du corps en jeu dans la cosmologie du peuple considéré. Le temps des métamorphoses qui est le nôtre est aussi celui d’une recomposition générale des manières qu’ont les êtres humains de s’appréhender comme corps et comme personnes. Les relations de parenté n’échappent pas à ces transformations. « Avec les nouvelles technologies, la fréquence accrue du divorce et du concubinage ou encore les familles homoparentales, on assiste à une multiplication des types de parents : il y a des géniteurs et des génitrices, des mères porteuses, des coparents et des beaux-parents (à la fois le ou la conjoint·e d’un parent et les parents d’un·e conjoint·e), mais aussi différentes sortes de frères et sœurs (« demi », « de gènes », par alliance, etc.) et donc une multiplication des allié·e·s et des collatéraux 278. » Nous assistons déjà à l’éclatement du modèle de la famille bourgeoise au profit d’univers de parenté beaucoup plus complexes et différenciés, où les frontières entre « naturel » et « social » sont de plus en plus brouillées. Ces mutations se produisent encore dans une sphère intrahumaine, mais il est probable qu’elles s’étendent progressivement audelà, du fait de l’inscription des êtres humains dans des communautés plus qu’humaines. Deux mutations profondes sont actuellement à l’œuvre, qui nous incitent à penser dans ce sens. La première concerne la révolution produite par certaines recherches en biologie dans la manière d’appréhender les rapports généalogiques entre les êtres humains et autres qu’humains. La seconde tient au basculement anthropocosmique de notre condition terrestre, qui fait que les êtres humains se conçoivent de plus en plus comme des personnes relationnelles au sein de communautés élargies aux autres qu’humains. Selon Lynn Margulis et Dorion Sagan, « les témoignages fossiles de la vie microbienne primitive, le décodage de l’ADN et des découvertes sur la composition des cellules humaines ont fait exploser les idées reçues concernant l’origine de la vie et la dynamique de l’évolution sur Terre. Tout
d’abord, ces découvertes ont montré quelle folie c’était de considérer l’homme comme une espèce spéciale, à part et souveraine. Le microscope a progressivement révélé l’immensité du microcosme et il donne maintenant une vue saisissante de la véritable place de l’homme dans la nature. Il apparaît maintenant que les microbes – que l’on appelle aussi microorganismes, germes, protozoaires et bactéries, selon le contexte – non seulement constituent le jeu de la construction de la vie, mais aussi sont présents dans toutes les structures vivantes de la planète 279 ». Cela les conduit à remettre en question le schéma évolutionniste qui postule une logique de progression temporelle du vivant allant du plus simple au plus complexe. Il s’agit, selon les auteurs, de faire un pas de plus que celui consistant à dire que l’humain est un animal évolué, pour se mettre à l’écoute et explorer les proximités latérales, les affinités interspécifiques, les métissages et symbiogenèses qui se produisent entre les êtres vivants 280 et d’où surgissent de nouvelles formes de vie. Cette attention ne peut que remettre en question la représentation arborescente des liens entre vivants telle qu’elle se trouve mise en scène dans la théorie de l’évolution darwinienne. Chaque organisme y est représenté par une ligne imageant la transmission de caractéristiques héréditaires spécifiques qui peuvent se recombiner au fil des générations pour former d’autres vies. Les différentes lignes constituent autant de bifurcations que l’on peut faire remonter à une origine commune, à un ancêtre spécifique commun. S’inspirant des travaux de Margulis et Sagan, Natasha Myers et Carla Hustak substituent le concept d’involution à celui d’évolution pour comprendre la nature de ces liens trans-spécifiques. Elles mettent ainsi en lumière l’existence fourmillante et épaisse d’une écologie relationnelle multispécifique fondée sur l’affect. Cette écologie affective ne relève pas d’une logique comptable et mesurable (en termes de dépense d’énergie au sens économique selon le schème de compréhension qui domine dans l’interprétation néodarwinienne) mais repose sur « des jeux d’attraction et
de rejet entre des corps : les affinités, les ruptures, les enchevêtrements et les répulsions entre des organismes inventant sans cesse de nouvelles manières de vivre 281 ». Le cours des affects suit ainsi le cours de relations trans-spécifiques au sein d’un milieu actif gorgé d’énergies vitales. Dans les interstices des grandes lignes de l’évolution se trame une multiplicité enchevêtrée de lignes obliques et rhizomatiques formant l’épaisseur du tissu de la vie, son humus. Dans cet écheveau de lignes impures prolifèrent les amorces de métamorphoses et d’assemblages métis, les potentiels chimériques d’une cohabitation terrestre. Se rendre attentif à ces proximités latérales, c’est donc se mettre à l’épreuve d’un commun qui n’appartient à personne puisqu’il est cette chair partagée, la Terre, à partir de laquelle émergent et réémergent toujours de nouveaux modes et formes de vie. Si l’on reprend la métaphore aquatique, cela reviendrait à relire nos généalogies depuis la multiplicité des sources et des zones de passage qui forment la complexité enchevêtrée des milieux de vie. En effet, qu’est-ce qui mieux que l’eau permet d’imager cette interdépendance et interpénétration des corps les uns dans les autres ? Pourquoi alors ne pas réécrire nos généalogies depuis ces racines du ciel qui, à l’image des pluies, rechargent les nappes phréatiques 282 ? La réécriture des liens généalogiques permet de reconsidérer les attachements qui lient les humains entre eux et aux autres qu’humains dans le temps long et stratifié d’une mémoire multispécifique (et non plus seulement historique). Elle constitue le terreau à partir duquel pourront s’inventer de nouvelles parentèles : autant de manières d’inscrire dans la durée les alliances interspécifiques constitutives des communautés terrestres. Cette institution implique celle, corrélative, de récits collectifs qui actualisent les virtualités trans-spécifiques sous la forme de relations interspécifiques pouvant faire l’objet de parentèles. Celles-ci permettraient ainsi de donner une consistance temporelle aux devenirs terrestres en
contribuant à forger de nouvelles alliances et responsabilités plus qu’humaines, en donnant jour à des générations terrestres. N’est-ce pas une alliance de cet ordre que figure l’ancestralité plus qu’humaine qui attache les peuples maoris à la rivière Whanganui ? On la retrouve notamment dans les dessins et motifs qui ornent les maisons communales le long de la rivière. « Sur […] cette pièce de bois gravée, on voit bien la généalogie, la dimension familiale aussi, qui structure la vision de la rivière. Vous avez là une représentation qui s’éloigne des motifs abstraits – des méandres – pour réellement incarner l’entité : à gauche, la mère-Terre, Papa, et à droite, Rangi, le père-Ciel. La Terre et le Ciel – mère et père – s’enlacent et vont engendrer les autres êtres, dont la rivière. Cette représentation ne doit pas pour autant être considérée comme une anthropomorphisation. Cette figuration rend simplement plus accessible l’idée d’ancestralité, de lignage entre les espèces 283. » De manière similaire, les peuples aborigènes d’Australie incluent les êtres vivants de leur territoire de vie à l’intérieur de leur système de parenté. Chaque famille est composée d’humains et d’autres qu’humains liés entre eux par un ancêtre commun appartenant au temps du Rêve, c’est-à-dire au temps mythique de la génération et régénération du monde. « Par exemple, le Rêve Brolga est l’ancêtre du “peuple brolga” contemporain, et de toutes les grues brolgas. La femme de Daly, Mirmir, est une personne brolga ; le Rêve de son père était brolga et le sien également. Les grues brolgas sont sa famille, ses compatriotes. Daly, lui, est une personne poisson-chat, mais à travers un autre type de connexion de parenté : sa mère était une personne poisson-chat, donc il l’est aussi 284. » Tout comme chez les Maoris, ces parentèles interspécifiques trouvent une traduction visuelle dans les motifs dessinés par les aborigènes à même les sables du désert. Ces motifs reproduisent sous la forme de spirales les lieux où sont apparus les ancêtres et sous la forme de lignes entrelacées les chemins qui les relient entre eux 285. Ces spirales qui s’enroulent vers le centre sont les indices d’une
zone sacrée, d’un lieu-vortex, un foyer de vie qui rayonne et déploie la vie alentour : autant de sources d’où la vie pourra rejaillir et se métamorphoser. Point d’émergence et de régénération de la vie, ces foyers d’ancestralité forment les ombilics d’une mémoire commune que la multiplicité des alliances par parentèle permet de préserver, de protéger contre toute tentative d’appropriation ou d’extraction. Mais pourquoi passer par les parentèles pour instituer des alliances plus qu’humaines ? Parce que celles-ci actualisent et inscrivent dans le temps des relations d’attachement, d’engagement subjectif et sensible. Ce qui veut dire aussi que les parentèles seront nécessairement sélectives, que l’invention d’une parentèle supposera la reconnaissance d’une relation privilégiée avec un être, sans que cela exclue pour autant les autres de manière définitive. L’institution des parentèles fonctionnerait donc de manière complémentaire avec celle du don, puisque si cette dernière doit garantir une circulation générale de l’anima au sein d’une communauté terrestre, la première permet d’articuler au sein de ce champ de circulation ouvert des relations de réciprocité localisées, privilégiées, entre certains êtres qui en deviendraient ainsi les gardiens. Les copules chimériques formant les parentèles ne devraient donc pas se concevoir sur un mode essentialiste, puisqu’elles émergeraient depuis et dans l’épreuve d’une coaffection, d’une cohabitation, réveillant les virtualités dynamiques du milieu et relançant sa continuité animique. Les alliances se formeraient dans l’expérience d’une fréquentation. Elles naîtraient dans les zones de voisinage et de cohabitation, là où se dessinent des relations de concordance ou de discordance (dans l’espace) et de correspondance (dans le temps). À la fin de son livre Vivre avec le trouble, Donna Haraway imagine l’histoire d’une parenté chimérique sur cinq générations entre une lignée de Camille et une lignée de papillons monarques. Elle invente le récit d’une collaboration trans-spécifique permettant de « cultiver et d’inventer des arts
de vivre avec et pour des mondes abîmés 286 ». Suivant le fil de ce récit imaginaire, pourquoi ne pas imaginer, à notre tour, que le devenir saumon, anguille, chauve-souris, chêne ou abeille d’une partie des habitants d’un corps-territoire puisse ouvrir la voie d’une parentèle potentielle ? Mais pour que cette parentèle potentielle devienne effective, elle devrait s’intégrer dans un récit collectif, dans une manière d’écrire et de donner sens aux « philiations » entre les êtres, ainsi que dans les pratiques symboliques et rituelles qui en permettraient l’incorporation. Instituer des parentèles terrestres reviendrait à mettre en œuvre des dispositions et pratiques permettant la perpétuation, la réactualisation et la régénération d’un ensemble de relations socio-cosmiques. Au sein même des sociétés où domine le naturalisme, certaines personnes revendiquent déjà cette appartenance à des parentèles multispécifiques en se renommant. C’est par exemple le cas de la philosophe écoféministe Val Plumwood qui reprit le nom de l’arbre plumwood (Eucryphia moorei), espèce emblématique de la forêt qu’elle a habitée et qui l’a habitée. C’est dans cette forêt qu’elle s’est fait enterrer pour que d’autres vies puissent naître de la sienne, assumant par ce geste un « matérialisme écologiste et animiste 287 ».
5.
Les Conseils terrestres : partager la souveraineté La colonialité du pouvoir d’État En 1998, la République française et la communauté kanak de NouvelleCalédonie signent les Accords de Nouméa en avançant l’idée d’un partage de la souveraineté. L’État français reconnaît ainsi l’existence d’un autre peuple au sein de son territoire « national » mais attribue aussi, corrélativement, des pouvoirs de décision propres relativement indépendants à la Nouvelle-Calédonie. Les Accords de Nouméa constituent une tentative de dépasser le conflit colonial qui, depuis la fin du XIXe siècle, oppose l’État français au peuple autochtone kanak. Ce conflit colonial a connu, à partir de 1984, un épisode sanglant qui est resté dans les mémoires sous le nom de « les événements » : la mise à mort violente d’insurgés kanaks, qui, à Ouvéa, avaient pris en otage des militaires français pour protester contre la domination coloniale, a marqué un point de bascule dans le processus de revendication indépendantiste porté par les Kanaks. La stratégie adoptée par les Kanaks sous l’égide du FLNKS (Front de libération national kanak et socialiste) correspond à celle adoptée par les nombreux peuples colonisés qui, dans la seconde moitié du XXe siècle,
revendiquent leur indépendance face au pouvoir et aux institutions coloniales. Rien que sur le territoire français, les années 1960-1970 ont vu naître une pluralité de fronts de lutte pour l’indépendance souvent alliés aux mouvements et États socialistes dans leur combat contre l’hégémonie capitaliste : en Algérie, en Corse, au Pays basque, en Bretagne, en Guadeloupe ou en Guyane… La liberté du peuple impliquait de reconquérir le pouvoir et de destituer l’État colonial lui-même au profit de l’institution d’un nouvel État souverain représentatif de la nation colonisée. C’est sur le constat de l’échec d’une cogestion entre l’État français et les Kanaks qu’a été créé, en 1984, le FLNKS lorsque, à la suite des vaines tentatives du Front indépendantiste (coalition de mouvements indépendantistes créée en 1979) de composer un gouvernement d’alliance dans le cadre de l’Entente nationale et la formation du Conseil de gouvernement, les indépendantistes décident d’adopter une ligne de durcissement et de rupture avec les institutions existantes 288, rejetant la proposition d’indépendance-association proposée par l’État français. Cette logique de rupture se traduisit, dans les années qui suivirent, par une hésitation et une tension grandissante entre une stratégie de conquête du pouvoir par la lutte armée (sur le modèle des révolutions socialistes) et une stratégie de conquête électorale, notamment incarnée par la figure de Jean-Marie Tjibaou 289. Le désastre provoqué par « les événements » va mettre fin à l’hésitation et conduire les indépendantistes kanaks à abandonner la stratégie de prise de pouvoir « par les armes », sans pour autant abandonner la lutte en faveur de l’indépendance. Les Accords de Matignon, signés en juin 1988 à la suite des « événements », tentent de rétablir le « dialogue » entre loyalistes (à la République française) et indépendantistes, ce qui se traduira par une amnistie générale pour les preneurs d’otages (dont ceux présumés meurtriers des gendarmes et des soldats) ainsi que pour les militaires, présumés auteurs d’exactions ou d’exécutions sommaires. Dix ans plus tard,
les Accords de Nouméa prévoient le transfert de certaines compétences de la France vers la Nouvelle-Calédonie dans de nombreux domaines à l’exception des fonctions régaliennes, que ce soient celles de la défense, de la sécurité, de la justice, de la monnaie, des affaires étrangères et de la diplomatie. Ils décident aussi de la tenue de trois référendums sur l’indépendance de la Kanaky/Nouvelle-Calédonie (devant se tenir entre novembre 2018 et décembre 2021 290) au cours desquels les habitants devront déterminer par le vote le statut institutionnel de l’île. Les citoyens néo-calédoniens et les résidents du territoire sont appelés à se prononcer par « oui » ou par « non » à la question : « Voulez-vous que la NouvelleCalédonie accède à la pleine souveraineté et devienne indépendante ? » Mais cette question, pourtant cruciale, en cache une autre peut-être plus déterminante encore qui ne semble jamais vraiment explicitée comme telle : l’accès à l’indépendance est-il suffisant pour répondre et rendre justice à la violence de l’histoire coloniale, au cosmocide qu’elle a provoqué ? Autrement dit, un État, même indépendant, peut-il vraiment être décolonial et terrestre ? La stratégie des Accords de Nouméa s’inscrit donc en rupture avec celle de la lutte armée sans pour autant abandonner l’objectif d’une indépendance. En effet, le FLNKS ne cessera de revendiquer un « État libre et souverain ». Si les moyens changent, la finalité reste la même : il s’agit d’obtenir l’institution d’un État kanak souverain : la Kanaky. Cette stratégie n’est pas sans poser problème, et cela tant du point de vue de la justice sociale que de la justice décoloniale. En effet, dans la plupart des luttes portées par les fronts de libération, l’acquisition de l’indépendance sous l’égide d’un nouvel État national n’a pas mené à la décolonisation escomptée. Soit les États indépendants ont tout simplement adopté le modèle politique, économique et social, hérité de la colonisation reconduisant les dominations de classe inhérentes à la société coloniale, soit, lorsqu’ils ont pris la forme d’un État socialiste, ils ont réitéré l’exercice
d’un pouvoir totalitaire, à la manière du modèle soviétique. D’autre part, la revendication nationaliste qui a le plus souvent porté les fronts de libération a pu aussi avoir pour conséquence, une fois le pouvoir conquis, de minoriser les autres « nationalités » présentes sur le territoire. Contre ce risque, le FLNKS revendique l’égale reconnaissance des différentes composantes culturelles de Nouvelle-Calédonie : Kanaks, Caldoches, communauté de Wallis-et-Futuna, Japonais. Cependant, dans quelle mesure l’État, dans sa forme moderne, est-il capable de laisser place à une pluralité de communautés et de peuples porteurs de mondes ? Le risque n’est-il pas de verser dans un multiculturalisme hors-sol en phase avec le développement d’une économie capitaliste, c’est-à-dire, au fond, de substituer une nouvelle forme de colonisation à une autre ? Tout dépend de ce que l’on entend par « colonisation ». Faut-il la comprendre comme la domination exercée par une puissance étrangère sur un peuple ou bien comme une logique et un mode d’organisation du pouvoir qui reposent sur l’anéantissement progressif de toute forme de vie collective qui ne répond pas aux impératifs et aux normes de l’ÉtatCapital ? Pour clarifier cette différence, certains auteurs contemporains 291 préfèrent parler de « colonialité du pouvoir », désignant par là un régime de pouvoir qui émerge à l’époque moderne avec la colonisation et l’avènement du capitalisme. Celui-ci ne s’achève pas avec le processus de décolonisation dans les années 1950-1960, mais continue d’organiser les rapports sociaux de pouvoir actuels dans le système politique et économique dominant. Selon cette approche, la naissance du capitalisme et la conquête coloniale sont co-constitutives l’une de l’autre. La colonisation du monde n’est pas seulement un prolongement du capitalisme mais sa condition de possibilité. La colonialité du pouvoir désigne la face immergée du capitalisme, ce qui en fait une réalité plus complexe qu’un système économique mais plonge ses racines dans une anthropologie et une métaphysique. Ainsi, la colonialité du pouvoir ne réside pas seulement dans la reconduction de
dominations raciales et sociales mais aussi dans la délégitimation de formes de savoirs et de modes de vie qui ne répondent pas aux normes de la rationalité moderne. De ce point de vue, il est possible de considérer que cette colonialité du pouvoir ne s’est pas seulement exercée dans les pays colonisés mais a aussi été mise en œuvre par les classes dominantes des pays colons sur leurs propres peuples. La colonialité du pouvoir se caractériserait donc par sa dimension cosmocidaire, par sa capacité à anéantir des manières hétérogènes de faire monde à la norme productive du capitalisme, à forcer les peuples à abandonner leurs coutumes et modes de vie pour adhérer aux dispositifs sociaux, économiques, épistémiques et culturels produits par la modernité capitaliste. Dans cette perspective, la lutte pour l’indépendance de l’État paraît bien insuffisante pour répondre au tort colonial, car l’État, dans sa forme moderne, serait en lui-même, structurellement, colonial. L’historien Ajay Parasram parle ainsi de « colonialité de l’État 292 ». Si l’État, dans sa conception large, correspond à une organisation du pouvoir qui a pu prendre des formes différentes au cours de l’histoire, « l’Étatnation moderne […] correspond à une forme d’organisation spatiale récente qui a été universalisée avec la rencontre coloniale en seulement quelques centaines d’années 293 ». Cette colonialité de l’État tient, selon Parasram, à l’imposition d’un certain type de spatialité et de temporalité qui exclut d’autres manières d’habiter la Terre et de faire communauté, par exemple des manières d’organiser le vivre ensemble sur le mode de l’archipellisation ou en accordant une valeur spirituelle aux entités autres qu’humaines. Sur le plan spatial, l’État moderne conçoit le territoire comme une unité homogène, réduisant la Terre à un ensemble de ressources exploitables. Pardelà l’acquisition de l’indépendance, la colonialité du pouvoir se poursuit sous une forme économique, à travers l’alliance de l’État indépendant avec des multinationales 294. Sur le plan temporel, l’État moderne impose aux peuples de suivre la marche du progrès, que celle-ci soit pensée en termes
de civilisation ou de développement. Là aussi, même un État indépendant peut défendre une politique de développement économique 295, reproduisant le modèle des États colons. Ce caractère exclusif de l’État moderne à toute hétérogénéité tient dans le principe fondamental qui le structure : le principe de souveraineté absolue. En effet, c’est dans la forme de la souveraineté une et indivisible que s’est pensé l’exercice du pouvoir politique depuis le début de l’époque moderne, c’est-à-dire au moins depuis Jean Bodin qui, dans Les Six Livres de la République (1576), fut le premier à établir le concept de la souveraineté. Celle-ci repose sur l’institution d’une hiérarchie des normes (tous les autres systèmes normatifs étant subordonnés à un seul) et sur l’homogénéité et l’unité du territoire auxquelles ces normes s’appliquent. La stratégie indépendantiste de prise de pouvoir ne rompt pas avec ce modèle et c’est sans doute ce qui explique, par-delà les contingences historiques, l’échec auquel elle conduit partout où elle « aboutit ». L’analyse décoloniale fait apparaître l’insuffisance de la stratégie indépendantiste en mettant en lumière la manière dont les dominations coloniales persistent en dépit du retrait de l’État colon, tant dans les formes institutionnelles, dans les formes de savoir que dans les choix et modèles de développement économique. Et pourtant, on comprend que la revendication d’indépendance se révèle, dans le cadre du dispositif politique étatique moderne, le meilleur moyen de retrouver le pouvoir d’autodétermination dont les peuples colonisés ont été dépossédés. Le problème semble circulaire et la perspective de penser la politique par-delà l’État difficile à réaliser pratiquement. Car comment remettre en question la colonialité de l’État sans rentrer dans un rapport de force frontal et asymétrique avec lui ? Et sans s’exposer à des ambitions impériales étrangères ? Comment créer, dans un espace surdéterminé par l’État, des institutions alternatives ayant leur propre source de légitimation, équivalente voire supérieure à l’État ? C’est
ici que la lutte des Kanaks nous semble ouvrir une voie. En effet, la lutte pour l’indépendance a permis aux communautés kanaks d’imposer à l’État français la reconnaissance de la coutume, à égalité avec les institutions de droit civil, c’est-à-dire la reconnaissance d’autres manières de faire politique et de faire peuple, jusqu’à ouvrir l’horizon d’un éventuel partage de la souveraineté. Un tel partage de la souveraineté est-il possible et pensable ? En quoi la reconnaissance de la coutume ouvre-t-elle une brèche dans l’hermétisme d’un dispositif étatique qui semble, dans la pratique, quasiment indépassable ? Dans quelle mesure l’invention d’autres formes d’institutions politiques permettrait-elle d’accueillir et donner voix aux peuples terrestres en devenir ? L’hypothèse défendue dans ce chapitre est que la reconnaissance de la coutume peut être un levier important pour imaginer l’invention d’institutions politiques qui permettent aux communautés habitantes de renouer des liens à la Terre.
Une Terre divisée : l’invention de la souveraineté moderne Depuis l’époque moderne, l’unicité du pouvoir souverain trouve sa traduction spatiale dans l’unicité et l’homogénéité du territoire sur lequel son droit s’exerce. Le territoire reflète l’ordre juridico-politique du pouvoir souverain sur un modèle qui est celui de la propriété. Souveraineté et propriété apparaissent en effet de manière contemporaine au cours de la première modernité (XVIe siècle), au moment même où s’amorce, en Angleterre, le phénomène historique des enclosures : mouvement qui substitue aux pratiques agricoles traditionnelles fondées sur un système de coopération et de gestion collective des terres un système de propriété privée des terres (dorénavant encloses et fermées aux usages des non-
propriétaires). Dans la pensée de Grotius, un des principaux théoriciens du droit moderne, « le dispositif d’assignation de l’individu à une portion d’espace via le concept de propriété s’articule de façon explicite à la façon dont l’État se taille un territoire qu’il va placer sous sa loi : propriété et souveraineté sont deux versions, deux types d’application d’une rationalité domaniale, toutes deux dérivent, sous des formes analogues quoique variées, d’une reprise du concept antique de dominium 296 ». Le concept romain de dominium désigne « le pouvoir de maîtrise privée tel qu’il s’exerce à travers la propriété des choses 297 » et se distingue du pouvoir de commander (imperium). Le dominium doit s’entendre comme « propriété absolue fondée sur un titre 298 » et se distingue de la propriété fondée sur l’usage. Ainsi, au moment même où se constitue, en Europe, un système étatique basé sur la rationalité juridique, c’est-à-dire sur un droit formel détaché de la singularité matérielle des relations interpersonnelles, on assiste progressivement à la remise en question des pratiques coutumières collectives au profit de l’institution d’un droit de propriété individuel. C’est alors une toute nouvelle manière de penser le rapport à la terre qui émerge. L’historien Edward P. Thompson caractérise la coutume par son lien à la terre, à la localité d’un lieu de vie et aux relations interpersonnelles qui s’y nouent. « La coutume se situe à l’interface entre le droit et la pratique agraire. La coutume elle-même est cette interface, puisqu’elle peut être considérée à la fois comme pratique et comme droit 299. » La coutume peut faire droit, au sens où elle institue des normes d’usage qui vont être perpétuées par une communauté. Avant le droit écrit, la coutume était même la source du droit objectif. Pour devenir coutume, un usage doit s’inscrire dans le temps, c’est-à-dire être mis en œuvre depuis longtemps, selon une certaine constance, et être reconnu par une communauté sous la forme d’une obligation. Thompson rappelle ainsi que « le concept central de la coutume féodale n’était pas celui de la propriété mais celui de la réciprocité
des obligations 300 ». Mais si elle peut faire droit, la coutume ne se réduit pas au droit et cela du fait de sa dimension orale et pratique, de son lien à l’usage et à la terre. La coutume est une loi non écrite et elle peut, pour cette raison, coexister avec, ignorer, voire contredire la « common law » (le droit positif). Selon l’historien la coutume a deux piliers : la communauté et l’usage immémorial. La coutume est donc une manière de faire communauté depuis une relation à la terre qui s’inscrit dans un temps long. Elle met en jeu une inscription des corps dans un paysage à travers laquelle se forge le commun d’une communauté de vie. Dans ce sens, la singularité d’une communauté, son attachement à la terre, ne tient pas d’une relation essentielle (« naturelle » ou substantielle) mais se forge dans le temps à travers l’enchevêtrement de pratiques plurielles et stratifiées qui sont autant de pratiques de réciprocité impliquant un engagement affectif, interpersonnel. Le lien qui se noue est d’abord celui d’une expérience partagée. La coutume n’exclut donc pas a priori l’autre, l’étranger, mais l’invite à partager l’expérience de vie collective depuis laquelle se forge le commun, notamment à travers des alliances. C’est pourquoi la coutume suppose que les limites spatiales des terres communes ne soient pas clairement définies, permettant à différents types d’usagers d’en bénéficier et à différents types de relations de se constituer. « Aussi longtemps que les friches restèrent vastes et libres, les propriétaires et les communiers purent coexister sans définition précise de leurs droits 301. » La coutume est avant tout une pratique sociale qui instaure un lien collectif à la terre se perpétuant à travers une tradition orale. Cette dernière est moins une répétition à l’identique du même qu’une relance continue du lien pour le maintenir vivant à travers des gestes et des incorporations qui se transforment au cours du temps. Si la dimension de l’ancestralité est centrale dans la coutume, c’est qu’elle institue un temps fondé sur des relations de parenté et de transmission intergénérationnelle et
interpersonnelle, plutôt que sur des dispositions statutaires 302. Ce lien tenu dans le temps fait de la coutume quelque chose de plus qu’un simple usage. Or c’est précisément ce lien, cette inscription spatiale et temporelle, qui va progressivement se perdre dans le conflit qui oppose les défenseurs des enclosures aux communiers (commoners), ces habitants qui résistent à la mise à mort organisée des communaux et des coutumes qui y sont attachées. Thompson décrit les différentes étapes qui ont mené, à travers différents conflits et procès, à la destruction des coutumes. Une étape importante est marquée par la séparation entre droit d’usage et usager dont les propos de Chambers et Mingay sont représentatifs : « Les occupants des chaumières dotés de droit collectif […], qui jouissaient de droits collectifs en vertu de l’occupation de leur chaumière, ne recevaient aucune compensation parce qu’ils n’étaient évidemment pas les propriétaires des droits 303. » Au moment où certaines terres sont encloses, la question de la compensation de ceux qui en bénéficiaient se pose. La désignation de ceux qui ont droit à la compensation permet d’opérer une dissociation entre habitant et propriétaire corrélative à celle entre usager et droit d’usage. Cette dissociation va progressivement mettre fin aux pratiques communales en enlevant à des pans entiers de la population la possibilité d’user de certaines terres et donc de perpétuer le lien communautaire. Elle va aussi instaurer la prééminence du droit positif (écrit) sur la coutume. Cette dissociation entre usager et droit d’usage se double d’une seconde opération qui consiste à transformer le droit d’usage en droit des choses. « Le droit d’usage avait été transféré de l’usager à la maison ou au lieu d’une ancienne propriété. Il devint non pas un usage mais une propriété 304 », c’est-à-dire un bien qui peut être loué, vendu ou légué. Le lien d’ancestralité se transforme ainsi en patrimoine à hériter. Là où la coutume encastre les activités de subsistance dans un vivre ensemble plus large, les institutions capitalistes (l’intérêt et la rente, les droits de propriété et l’évaluation par les prix) vont
faire exactement l’inverse en imposant progressivement les lois de l’échange marchand à tout ce qui leur résiste, comme le don ou le partage. Paradoxalement, les communiers « n’ont d’arme pour résister à ce processus que d’arracher la coutume à sa disparition progressive en l’élevant, par l’action collective, au rang politique du droit 305 ». Et cela notamment par la création de personnes morales collectives sans lien particulier à la terre. C’est sans doute pourquoi les communiers des villes ont mieux su résister au processus des enclosures en faveur de la défense des communaux. Mais ce qu’ils gagnaient du fait de la reconnaissance juridique des communaux ils le perdaient du point de vue du lien à la communauté et à la terre. Les communiers des villes étaient sans doute plus en phase avec la forme nouvelle que prenait l’espace politique liée à l’émergence d’une souveraineté d’État fondée sur un dispositif juridique formel et rationnel et d’un capitalisme reposant sur la propriété et sur l’individu contractualiste. L’institution d’un droit rationnel va de pair avec l’émergence d’une propriété publique d’État distincte de la propriété personnelle de l’empereur qui prévalait dans le système féodal. Ainsi, dans le Saint Empire romain germanique, il n’existait pas de droit public proprement dit 306. La forme politique du Saint Empire s’appuyait sur un système où dominait le droit privé, mettant en jeu des relations personnelles, des tractations, accords et unions multiples entre une pluralité d’instances et autorités collectives. L’idée d’un espace public dans lequel prévaudrait une loi commune à l’ensemble du territoire, indépendamment des différentes communautés ou groupes sociaux qui l’habitent, n’émerge qu’avec l’État moderne. Ainsi, si le dominium est le modèle de l’État moderne, c’est par l’inclusion de la défense de la propriété privée dans une logique de propriété publique. L’État se conçoit d’après le modèle de l’individu propriétaire, mais un individu collectif, à l’image du personnage représentant l’État-Léviathan en frontispice du livre de Hobbes. L’empire de l’époque féodale se distingue
donc profondément de la souveraineté moderne puisque l’empereur incarne un principe transcendant les différences communautaires tout en les autorisant et ne détient pas les attributs nécessaires à l’exercice du pouvoir 307, là où le souverain moderne se détache de la personne du monarque pour incarner une personne morale réunissant dans un corps collectif homogène l’ensemble des sujets sur lesquels il est le seul légitime, en dernière instance, à exercer un pouvoir. « L’État moderne semble se caractériser par un glissement du territoire pensé comme maillage de juridictions à un territoire pensé comme espace d’une souveraineté 308. » L’unité et l’homogénéité du territoire sont corrélatives de l’indivisibilité de la souveraineté comme source unique de la loi. Ceci implique la normalisation progressive des pratiques et usages, des différentes manières d’habiter la Terre selon la localité et leur historicité particulière, au profit d’une législation imposant à l’ensemble du territoire un système unique de normes. À partir du XVIIIe siècle, la Common Law s’impose progressivement comme cadre de référence dans les jugements rendus par les tribunaux au détriment de la coutume 309. L’émergence de l’État moderne va donc de pair avec la destruction des liens communautaires qui attachaient des collectifs à la localité d’un lieu de vie et avec l’émergence d’une économie capitaliste qui place en son cœur l’individu propriétaire. L’État se fait le garant de la propriété privée dont il doit assurer la sécurité. Mais l’institution d’un droit rationnel au fondement du pouvoir souverain ne répond pas seulement à la volonté d’installer une économie capitaliste. Elle vise aussi à dépasser les conflits religieux qui se sont multipliés depuis la Réforme et qui ont mis à mal les autorités politiques jusqu’alors reconnues comme légitimes. Le droit rationnel permet de substituer ce que Weber qualifie de « domination légale » à caractère rationnel (reposant sur « la croyance en la légalité des règlements arrêtés et du droit de donner des directives qu’ont ceux qui sont appelés à exercer la domination par ces moyens ») à la « domination traditionnelle » (reposant
sur « la croyance quotidienne en la sainteté de traditions valables de tout temps et en la légitimité de ceux qui sont appelés à exercer l’autorité par ces moyens ») et à la « domination charismatique » (reposant sur « la soumission extraordinaire au caractère sacré, à la vertu héroïque ou à la valeur exemplaire d’une personne, ou encore [émanant] d’ordres révélés ou émis par celle-ci » 310). Ce basculement permet de traduire les conflits religieux en litiges frontaliers « susceptibles d’être défaits de leur charge théologique au profit d’une régulation juridique et administrative 311 ». La personne morale de l’État prend ainsi la forme d’une administration du territoire. Et le droit devient similaire à une machine neutre excluant par principe les points de vue religieux-ritualistes et magiques 312. En effet, les pratiques coutumières n’impliquent pas seulement une gestion collective des terres communes. Ou plutôt cette gestion est indissociable d’une relation « magique » à la terre, c’est-à-dire de l’expression d’une relation d’attachement collective qui passe par des pratiques orales, par des gestes, par des expressions sensibles. La coutume est l’expression et l’actualisation dans le temps du lien vivant de la communauté, de son être au monde. Elle est inscrite dans une manière de faire monde dont elle permet la perpétuation. L’abolition des pratiques coutumières au profit de l’installation d’un capitalisme rural constitue aussi l’arrière-fond sur lequel prend sens la chasse aux sorcières menée au cours des XVe et XVIe siècles en Europe, comme l’a montré Silvia Federici. « Ces phénomènes [l’abolition du droit coutumier et la première vague inflationniste de l’Europe moderne] n’ont pas seulement amené une croissance de la pauvreté, de la faim et une dislocation sociale, ils ont aussi transféré le pouvoir entre les mains d’une nouvelle classe de “modernisateurs” qui regardaient les formes de vie communautaires, typiques de l’Europe précapitaliste, avec crainte et dégoût 313. » Federici établit un parallèle entre le processus des enclosures qui exproprie la paysannerie des terres communales, la chasse aux sorcières qui
exproprie les femmes de leur corps 314 et l’esclavagisation des peuples colonisés qui les exproprie de leurs terres et de leur corps 315. « Les destinées des femmes en Europe et celles des Amérindiens et des Africains dans les colonies étaient tellement liées que leur influence fut réciproque. La chasse aux sorcières et les accusations de satanisme furent importées en Amérique afin de briser la résistance des populations locales, justifiant la colonisation et la traite des esclaves aux yeux du monde entier. En contrepartie, d’après Luciano Parinetto, “ce fut l’expérience américaine qui poussa les autorités européennes à croire à l’existence de populations entières de sorcières, et qui les amena à appliquer en Europe les mêmes techniques d’extermination de masse développées en Amérique” 316 ». La référence au diable permet ainsi aux puissances dominantes de chasser toute forme d’influence concurrente, d’inspiration animiste, réaffirmant Dieu comme seul souverain. « Il [le diable] consolida tellement le pouvoir de Dieu sur les choses humaines, qu’en l’espace d’un siècle, avec l’avènement de la physique newtonienne, Dieu pourrait alors prendre congé du monde, satisfait de surveiller de loin ses opérations réglées comme du papier à musique 317. » La rationalisation de l’espace physique est contemporaine de la rationalisation de l’espace politique. Dans les deux cas, le souverain (Dieu ou monarque) devient le seul détenteur de l’exercice du pouvoir sur les corps et les esprits. Ce pouvoir transcendant et concentré se substitue à la puissance immanente et dispersée déployée dans la coutume. C’est pourquoi le paradigme de la souveraineté d’État ne peut se comprendre à partir de la seule rationalisation du droit. Celle-ci est aussi l’instrument d’une nouvelle « mystique » du pouvoir. Si, comme le théorisa Bodin, la souveraineté d’État est une et indivisible, c’est que le corps social est généré par l’acte souverain de promulguer la loi, tout comme Dieu génère le monde en l’énonçant. Cette logique d’engendrement du peuple par la loi trouvera une formalisation paradigmatique dans la théorie du contrat social, tant chez Hobbes que chez
Rousseau. Chez Rousseau le souverain et le peuple se confondent par un acte d’autoengendrement réalisé par la médiation de la loi. Le souverain incarne sur le plan collectif le modèle de l’individu moderne qui trouve son identité dans l’exercice de sa volonté une et indivisible 318. Le peuple est alors pensé à l’image du Sujet moderne, individuel, abstrait, rationnel et hors-sol. Cette vision idéalisée du peuple n’est en fait que la version hypostasiée d’un système de production capitaliste s’instituant en lieu et place des relations coutumières et magiques qui prévalaient au Moyen Âge.
Revendiquer la coutume pour décoloniser nos liens à la terre Cette recontextualisation historique des liens entre la disparition des pratiques coutumières, la naissance du capitalisme et l’émergence du paradigme moderne de la souveraineté nous permet de souligner le caractère inédit de la reconnaissance en Nouvelle-Calédonie, devenue depuis l’Accord de Nouméa du 5 mai 1998 une collectivité d’outre-mer à statut particulier, de la coutume kanak à égalité avec le droit civil commun. Cette reconnaissance peut être lue comme le signe d’une rupture à l’intérieur d’une tradition politique forgée à l’époque moderne et qui semblait avoir pris les allures d’une évidence intemporelle. C’est ainsi que, depuis les Accords de Nouméa, ont été mis en place un Sénat coutumier et des Aires coutumières gérées de manière autonome par les Kanaks, institutions qui sont reconnues comme ayant un pouvoir équivalent aux institutions étatiques, mais seulement dans l’ordre du droit civil, le droit pénal restant la prérogative de l’État français. Le Sénat coutumier est la principale instance coutumière de NouvelleCalédonie. Composé de seize membres issus des différentes Aires coutumières, selon un mode de désignation choisi par chacun des Conseils
coutumiers. Le Sénat coutumier intervient sur les questions relatives à la coutume et au statut personnel des Kanaks. Il constate la désignation des autorités coutumières et délibère sur les projets de loi du pays qui touchent à l’identité kanak (signes identitaires, statut civil coutumier, régime des terres coutumières, modalités d’élection du Sénat coutumier et des Conseils coutumiers) et peut faire une contre-proposition au Congrès. Il peut consulter les Conseils coutumiers et faire des propositions au Congrès, au gouvernement ou à une province. L’Aire coutumière, quant à elle, correspond à une subdivision du territoire de la Nouvelle-Calédonie parallèle aux subdivisions administratives et regroupe les personnes kanaks de statut civil personnel particulier, ne relevant pas du droit commun. Chaque Aire est représentée par un Conseil coutumier, consultatif, dont les membres sont désignés selon des règles propres à chaque Aire. Le Conseil coutumier n’est compétent que pour les affaires de droit privé liées à ce statut, les terres coutumières ou les questions relatives à la culture kanak. Ainsi, les Kanaks de statut particulier/coutumier qui portent en justice des contentieux les opposant et relevant du droit civil se retrouvent face à des juridictions dites « coutumières », uniques dans le système judiciaire français contemporain. Ces tribunaux sont composés d’un magistrat professionnel et d’« assesseurs coutumiers » kanaks bénévoles en nombre pair (deux le plus souvent), nommés chaque année par le palais de justice de Nouméa sur proposition des responsables kanaks des huit « Aires coutumières » de l’archipel. Le rôle officiel des assesseurs consiste à expliquer au juge professionnel ce que prévoit la « coutume » kanak dans les litiges civils opposant des justiciables de statut coutumier, et à rendre la justice au nom de cette coutume. Chaque assesseur dispose d’une voix délibérative équivalente à celle du juge, et tous, juge et assesseurs, signent le jugement final. Dans le cadre du droit civil, la souveraineté est donc effectivement partagée entre les normes d’État et la coutume. Une étape supplémentaire consisterait à inventer des institutions perspectivistes qui
accueillent dans un espace agonistique commun ces systèmes de valeur hétérogènes. Il ne faut donc pas voir dans la reconnaissance de la coutume kanak une simple manière de renouer avec un passé précolonial et précapitaliste qui ne tiendrait pas compte des transformations historiques provoquées par la colonisation et par les évolutions du monde kanak lui-même. Penser ainsi la coutume, en la renvoyant à un « avant » idéalisé et figé, risquerait au contraire de l’enfermer dans une identité fantasmée. Toutefois, la place institutionnelle laissée à la coutume kanak au sein du système juridique et politique français permet de mettre en lumière et de reconnaître la légitimité et la pertinence d’autres manières d’habiter la terre/Terre à un moment où ses cycles de vie sont mis en péril par les logiques d’appropriation capitalistiques. En effet, dans la tradition coutumière kanak, la terre n’est pas une simple possession foncière, mais le socle d’une identité individuelle et collective. La terre est tout autant une réalité matérielle qu’un ensemble de liens immatériels, un lieu de mémoire. Le lien à la terre est le fruit d’un ensemble de pratiques et de relations sociales forgées dans le temps qui s’articulent autour de relations de parenté dans lesquelles l’étranger (celui venu d’ailleurs) occupe une place structurante. Comme le disait JeanMarie Tjibaou (1996) : « Les généalogies kanaks sont inscrites à même l’espace. » Ce que confirme la Charte du peuple kanak : « LE NOM donné en langue kanak lie la personne à son clan et à la terre. Il traduit l’histoire de son clan dans le cycle intergénérationnel, dans l’espace et le temps./LE LIEN À LA TERRE traduit la relation charnelle et spirituelle d’un clan avec l’espace naturel où se situe son tertre d’origine où apparut l’ancêtre et avec les espaces des tertres successifs qui jalonnent son histoire. Plus largement, le lien à la terre traduit la relation affective liant la famille/le clan et la terre qui l’a vu naître 319. » C’est pourquoi, souligne le juriste Régis Lafargue, le concept de propriété est inadéquat à la normativité
autochtone. La relation des humains à la terre n’est pas une relation de propriété entre un sujet et un objet mais une relation d’appartenance réciproque. « La terre n’est pas une chose que l’on s’approprie mais d’abord une obligation, une fonction sociale, pour ses détenteurs actuels : elle est un lieu de fiducie 320. » Le lien à la terre ne peut donc se penser en termes de « droits réels », puisqu’il ne relève pas de droits directs sur une chose, mais renvoie plutôt à « l’idée de droits personnels découlant de la Terre et même de droits de la personnalité 321 ». Régis Lafargue qualifie de « Terre-personne » ce lien à la terre qui la rend indissociable des histoires généalogiques de la communauté d’habitants. Ainsi la fête de l’igname est-elle l’occasion d’une cérémonie au cours de laquelle est rappelée et réactivée la mémoire des généalogies. « Le lien à la terre est le fondement de la vie kanak. La terre est fécondée par l’igname qui est le fruit du travail des hommes. Les hommes portent l’igname qui est le fruit de la terre. L’ensemble fonde la coutume kanak réunissant les hommes et les femmes autour de leurs terres et de leurs familles. Elle est leur ancrage […] En aucun cas la terre coutumière n’est un droit direct sur la terre. Elle est un droit par les hommes et pour les hommes sur la terre. Elle exprime des héritages humains et non une possession foncière directe. […] Il n’y a pas de lien direct, c’est-à-dire de droit réel, mais bien des liens personnels et interpersonnels entre les clans et les chefferies pour la conservation et la jouissance de la terre. Ces liens personnels forment l’unité clanique autour de la terre […], ces liens naissent toujours de l’accueil des hommes par le clan maître de la terre […], ce que les Lifou mettent en lumière c’est cette nécessaire interdépendance entre le pouvoir du grand chef sur les hommes, et la terre que les clans occupent, et dont le grand chef est garant de l’harmonie. […] Le grand chef n’exerce pas un pouvoir vertical mais sert les clans […], sans le grand chef, le clan maître de la terre n’est rien. Sans le clan maître de la terre le grand chef n’est rien non plus 322. » Cet extrait du jugement du tribunal de Lifou
(25 juillet 2012) explicite non seulement la singularité du lien à la terre de la coutume kanak mais aussi la relation au pouvoir qui en découle. Selon la Charte, le chef n’est pas, contrairement à ce qui est le cas dans la tradition occidentale, celui qui occupe une position de surplomb transcendante par rapport à la communauté qu’il soumet à son pouvoir, mais le gardien vivant des généalogies et des relations de cohabitation entre les membres du peuple. Il n’a pas pour fonction de les dominer mais de les servir. Cependant, il est important de noter que cette vision de la chefferie est le fruit d’une reconstruction historique. En effet, la notion même de chefferie n’existait pas telle quelle à l’époque précoloniale et a été introduite par la colonisation. La reconstitution, par l’anthropologue Alban Bensa, de l’histoire de la chefferie kanak fait apparaître toutes les ambiguïtés liées à cette notion. C’est l’administration coloniale française qui va, dès 1864, substituer une chefferie administrative, à savoir un titre de « chef de district », à « la multitude des autorités politiques kanaks d’alors » de manière à créer un « ordre [politique] simplifié et maîtrisable » 323. Avant la colonisation, la relation au territoire se structurait autour d’une oscillation entre l’espace itinérant du clan, composé d’itinéraires reliant entre elles les unités locales dispersées d’un même clan, et l’espace rayonnant du pays identifié à sa chefferie polyclanique. Les colons vont s’appuyer sur cette seconde configuration pour homogénéiser le territoire et substituer à la logique des itinéraires celle de propriétés exclusives. « La volonté française de s’établir solidement sur des espaces conçus comme de grands parallélépipèdes, aux contours bien délimités, repoussa vers l’arrière-pays nombre de réfugiés et renforça alors pour les Kanaks la nécessité de s’ancrer solidement dans des territoires du même type 324. » On assiste à une production de l’espace 325 qui possède de nombreux traits communs avec celle qui s’est réalisée lors des enclosures en Europe, où la pluralité des institutions, autorités et pratiques s’est vue progressivement remplacée par des circonscriptions spatiales structurées autour d’un pouvoir centralisé,
suivant le modèle de la souveraineté territoriale moderne. Et c’est d’ailleurs sur la base de cette rationalisation administrative du territoire que s’est réalisé l’accaparement colonial de terres kanaks. La différence principale entre les enclosures menées en Europe et celles réalisées dans les colonies tient au caractère raciste et racialisé des secondes qui ont fixé les colonisés dans une identité essentialisée. La ségrégation spatiale induit une ségrégation raciale qui sera formalisée dans le Code de l’indigénat. Il y a donc un véritable enjeu décolonial à qualifier les terres kanaks de « terres coutumières » plutôt que de « territoires coutumiers » et à rappeler, comme le fait Régis Lafargue, que « la normativité autochtone en matière de terres n’a guère à voir avec l’idée d’une souveraineté territoriale 326 ». La notion de territoire, telle qu’elle se conçoit dans le paradigme de la souveraineté moderne, forme une unité d’espace délimitée depuis le point de vue surplombant et unificateur qui est celui du souverain, en complète contradiction avec le caractère relationnel et personnel du lien à la terre kanak. Cette différence doit aussi trouver une traduction politique en évitant de concevoir les autorités politiques kanaks sur le modèle d’une souveraineté similaire à celle de l’État, s’exerçant sur des territoires circonscrits (des « réserves » ou des « districts »), modèle qui trouverait son expression institutionnelle dans le fait de reconnaître les clans kanaks comme « des entités de droit public investies de pouvoirs de puissance publique à la tête d’un patrimoine régi par des règles proches de celles de la domanialité publique 327 ». Cela reviendrait à reconduire le geste colonial en forçant à l’intérieur de cadres politiques et juridiques prédéterminés des pratiques coutumières qui leur sont profondément étrangères. À la lumière des analyses réalisées précédemment, il n’est pas difficile d’imaginer les conséquences d’une telle logique politique qui reviendrait, en définitive, à fixer une identité culturelle kanak idéalisée en la coupant des pratiques et du lien à la terre qui la supporte. La coutume kanak risquerait ainsi d’être transformée en simple option culturelle parmi d’autres sur le fond d’un
système politique et économique inchangé : ce que, dans le langage du libéralisme, on désigne par « multiculturalisme ». La logique coloniale se maintiendrait en dépit de la « reconnaissance culturelle », elle aurait simplement substitué à l’identification raciale une identification culturelle. Décoloniser implique plus que la reconnaissance d’une différence culturelle. Cela veut dire : rendre possible d’autres manières de faire communauté ou peuple depuis d’autres usages de la terre. C’est notamment pour mettre l’accent sur la singularité du lien à la terre que les peuples dits « indigènes » ont lutté de longues années, au sein de l’ONU, pour que le terme indigenous people soit officiellement traduit en français par « peuples autochtones », expression qu’il faut entendre au pluriel pour rendre compte de la diversité des contextes historiques, sociaux et politiques que recouvre ce terme. En effet, en France notamment, le mot « indigène » renvoie au statut employé par les colons français à l’époque coloniale pour désigner les habitants des colonies qu’ils considéraient comme inférieurs car non civilisés. « Indigène » tend donc encore, dans le contexte français, à renvoyer à une catégorie officielle de la période coloniale, qualifiant ainsi tout ce qui avait trait aux droits et institutions des habitants des colonies qui continuaient à exister en parallèle du droit français. Les personnes qualifiées d’« indigènes » se retrouvaient ainsi considérées comme des « sujets français » de seconde catégorie, privés de la majeure partie de leurs droits et libertés. C’est pourquoi certains voient dans l’intégration juridique de la coutume kanak une perpétuation du différentialisme institué lors de la période coloniale, qui distinguait deux systèmes « juridiques » parallèles. Les anthropologues Christine Demmer et Christine Salomon pointent ainsi le risque consistant « à institutionnaliser, par et dans le droit, une définition de l’identité [qui] revient à une forme d’assimilationnisme, mais à une échelle inférieure à celle de l’État 328 ». Ainsi, soulignent-elles, « une fois légalisées, les affirmations identitaires de type “ethnique” rendront
suspectes toutes les autres identifications possibles : de genre, de classe, de profession, d’obédience politique ou religieuse, etc. 329 ». Or une telle fixation institutionnelle n’est-elle pas contraire au sens même de la coutume ? Car, comme nous l’avons vu précédemment avec Thompson, la coutume renvoie moins à une tradition fixe qu’à un ensemble de pratiques permettant de perpétuer le lien vivant d’une communauté. Ce lien ne peut être dit « vivant » que s’il accompagne les transformations de la communauté dans le temps, qu’en se faisant l’expression de ses métamorphoses. Le lien ne se maintient pas contre le temps mais avec lui, c’est-à-dire avec ce qu’il impose de variations et d’adaptations. Aussi, si son maintien a constitué, chez de nombreux peuples colonisés, une forme de résistance à la colonisation, la coutume n’a été ni constante ni continue. De même, la coutume kanak, à l’instar d’autres pratiques coutumières, ne s’est pas maintenue telle quelle dans le temps mais a dû se revivifier et se réinventer dans et à travers la lutte contre la domination. De plus, cette lutte ne pourra se maintenir vivante qu’à la condition de tenir compte des transformations des Kanaks au contact des autres habitants de Kanaky/Nouvelle-Calédonie. Demmer et Salomon citent ainsi un recensement de 2009 posant la question de l’affiliation à l’identité kanak, où 9 % de la population, particulièrement les jeunes, se déclaraient « métis » 330. Les pratiques coutumières ne sont pas imperméables aux transformations sociales mais, au contraire, les accompagnent. C’est notamment le cas en ce qui concerne la place des femmes, traditionnellement exclues des charges de responsabilité, dont le statut coutumier est actuellement en train de changer du fait des luttes féministes portées au sein du mouvement kanak 331. De plus, il peut y avoir conflit entre différentes pratiques coutumières. Le problème ne réside pas tant dans la reconnaissance de la coutume que dans le fait de la subordonner à l’ordre du droit civil commun, c’est-à-dire dans la volonté défendue par certains de
« civiliser » la coutume 332, avec toutes les ambiguïtés et la condescendance coloniale que ce terme comporte.
Les ambiguïtés du droit coutumier Le passage de la coutume en tant que pratique orale et immémoriale au droit coutumier n’a rien d’une évidence et recèle de nombreuses ambiguïtés. Ainsi, le « statut civil coutumier kanak », établi lors des Accords de Nouméa en 1998, se démarque tout autant du statut de « droit particulier » qui existait auparavant (héritage colonial) que de la « coutume » kanak elle-même, « dans la diversité de ses incarnations régionales en Grande Terre et aux îles Loyautés 333 ». Le risque d’une institution de droit coutumier est d’abord celui d’une homogénéisation et fixation des pratiques et usages depuis le droit, plutôt qu’une reconnaissance juridico-politique de la diversité des usages depuis la coutume. Comme le disent les anthropologues Patrice Godin et Jone Passa, « si l’on peut raisonnablement soutenir que la “coutume” est du “droit”, que devient véritablement ce “droit” lorsqu’il est administré par une forme d’institution – un tribunal – qui lui était, il y a peu encore, totalement étrangère 334 » ? Le problème soulevé par les anthropologues, qui ne font ici que rapporter la parole et l’expression grandissante de la méfiance des Kanaks à l’égard des institutions de droit coutumier, est politique. Car si ce dernier reconnaît en droit la coutume kanak, les procédures institutionnelles qui l’actualisent dans les faits court-circuitent les pratiques institutionnelles coutumières des communautés kanaks elles-mêmes. Pour illustrer leur propos, ils analysent le cas particulier d’un litige entre Kanaks concernant la reconnaissance du droit de paternité au père biologique d’un enfant. Cette affaire portée au tribunal est jugée en référence et en respect des règles de la tradition kanak et de leur système de parenté puisque, selon la coutume
kanak, la paternité n’est pas biologique mais sociale. Or le problème ne se situe pas au niveau du contenu de la coutume elle-même. Il se pose au niveau de la légitimité des institutions les mieux à même de statuer sur une telle affaire. « L’affaire n’est pas traitée dans le cadre habituel d’une tribu kanak d’un conseil des clans ou d’un conseil de district, mais entre les murs d’un tribunal de Nouméa ayant à sa tête un magistrat d’origine métropolitaine. En fait, si le contenu des débats est bien d’ordre coutumier, ni le lieu, ni le temps, ni la forme du jugement – de style juridique avec ses attendus et ses conclusions – ne sont kanaks 335. » L’un des problèmes ici posés réside dans l’assimilation du juridique et du politique, caractéristique de la conception politique de l’État. Cette assimilation va dans le sens d’une subordination de la coutume à l’ordre du droit qui, sous couvert d’intégration et d’unification du Code civil, pourrait conduire à une disparition de la coutume. Étienne Cornut souligne ainsi les problèmes soulevés par la volonté du Congrès de Nouvelle-Calédonie « de créer un Code civil de Nouvelle-Calédonie qui serait commun à tous, s’appliquerait à chacun nonobstant son statut personnel, se substituant au droit dont les personnes relèvent actuellement selon leur statut, droit commun autant que coutumier 336 ». Le premier problème consiste à dénier la spécificité de la coutume dans sa manière de faire monde. « La coutume, ensemble impalpable pour un juriste de droit écrit, ne se compose pas seulement de “normes” au sens juridique du terme mais plus largement d’éléments de représentation du monde 337. » La coutume est orale et inscrite dans des pratiques collectives alors que le droit est écrit et peut s’autonomiser des pratiques sociales et du lieu de vie. Selon la Charte kanak, la coutume se caractérise par la parole. Elle s’actualise sur des échelles territoriales fluctuantes à travers un enchevêtrement complexe de compétences coutumières mettant en jeu la communauté dans son ensemble.
Cet enchevêtrement complexe de pratiques et d’acteurs risquerait d’être défait par l’écriture de la coutume. Car qui serait l’auteur de la rédaction ? Et quelle serait l’unité territoriale de la coutume écrite ? Le Sénat coutumier ? Les Conseils coutumiers ? « La rédaction des coutumes supposera donc de définir quelles autorités et/ou institutions coutumières auront compétence et surtout légitimité à le faire. De même pour rédiger la coutume, il faut que celle-ci sorte de la case, que la parole soit dite pour être portée sur le papier […]. L’écrit permet en effet de prendre du recul sur la norme, et surtout, de la comparer. Il est alors tentant de modifier la coutume en l’écrivant, c’est-à-dire de ne pas seulement la retranscrire, mais de la transformer. La mise au jour permet une mise à jour. Mais ce faisant la coutume est trahie, car le rédacteur se mue en créateur, en législateur. La règle écrite n’est plus coutumière parce qu’elle est, dès l’instant de sa rédaction, déconnectée des pratiques, du fait, du temps, de l’espace, des mythes coutumiers 338. » Étienne Cornut décrit ici tout le processus de déconnexion qui a, à l’orée de l’époque moderne, conduit à la destruction de la coutume au profit de l’instauration hégémonique du droit civil, corrélatif de l’institution de la souveraineté d’État. Un autre problème est que le rapport de force entre coutume et droit civil est inégal et encore largement en faveur du second. « Dans ces conditions, il serait naïf de penser que le futur droit civil commun emprunterait à égalité dans la coutume et dans le droit de la tradition métropolitaine. Et l’on peut craindre alors que, sous couvert d’intégration de la coutume, ce soit en réalité sa disparition de la scène juridique qui se produise 339. » Les auteurs du rapport sur L’Intégration de la coutume dans le corpus normatif contemporain en Nouvelle-Calédonie prônent ainsi l’idée d’aller plus loin encore dans la mise en place d’un pluralisme juridique qui reconnaisse, à égalité différents systèmes de normes qui coexistent actuellement sur le sol néo-calédonien, le droit français d’origine métropolitaine, le droit calédonien issu des lois du pays, les délibérations du
Congrès et celles des assemblées provinciales, ainsi que la coutume kanak et celle de Wallis-et-Futuna. Cette égalité impliquerait à la fois la mise en place de méthodes de règlement des conflits de normes, pouvant prendre appui, par exemple, sur les méthodes en vigueur dans le droit international entre États souverains. Mais elle pourrait aussi donner lieu à des combinaisons de normes, ou à l’influence réciproque d’un système de normes sur un autre via la présence, dans les différentes instances judiciaires, de représentants de chaque système normatif (magistrats de l’État français, magistrats de Nouvelle-Calédonie, assesseurs coutumiers). Ainsi, rien n’empêcherait qu’une situation juridique relevant du droit civil puisse recourir à la coutume kanak comme étalon dans la détermination de la faute comme du dommage. Du point de vue du droit de l’environnement par exemple, en droit non coutumier, les atteintes à l’environnement sont essentiellement vues comme des atteintes objectives (à la faune, à la flore, au milieu de vie). « Pour le monde coutumier kanak, l’atteinte est également subjective. La terre est sacrée, vivante, c’est d’elle que vient l’homme, il y fonde son identité et il a un devoir sacré à sa protection. L’atteinte se double ici d’une atteinte à l’environnement culturel, identitaire, mythique, parce que l’homme n’est pas seulement dans la nature, il est une part de celle-ci. […] Par extension la réparation ne sera pas la même et la séparation en nature, par la remise en état des lieux, et/ou en argent, sera certainement insuffisante sinon dénuée de sens 340. » On voit ici l’intérêt d’un tel pluralisme juridique, et particulièrement de la reconnaissance de la coutume, dans la possibilié qu’il ouvre de transformer un système juridique et politique hérité de la modernité de plus en plus en décalage avec les recompositions sociales et écologiques mises en jeu par la condition terrestre. Car la défense d’un tel pluralisme juridique exige aussi, et peut-être d’abord, la mise en place d’un pluralisme politique. Avant d’être juridique, un conflit de normes est avant tout politique : il engage les membres d’un peuple à confronter et à décider des valeurs qui présideront à
leur « destin commun ». Quelle pourrait être la traduction politique d’un tel pluralisme institutionnel ? En quoi remet-il en question la conception moderne de l’État et de la souveraineté ?
Du juridique au politique : politiser les conflits de normes La tension entre droit coutumier et coutume a trouvé, au cours des années 1990, une expression politique à travers la défense d’une stratégie politique alternative à celle du nationalisme des partis indépendantistes du FLNKS. Cette stratégie portée par une nébuleuse de mouvements a fait des « droits des peuples autochtones » son principal cheval de bataille. Elle pointe le risque, pressenti par certains Kanaks, que le « destin commun » promis par l’indépendance pourrait conduire à une dissolution de la coutume kanak au sein d’une nouvelle totalité homogène d’un point de vue politique et institutionnel, bien que composite d’un point de vue culturel, reprenant à nouveaux frais le modèle étatique hérité de la colonisation. Ce serait commettre une erreur que de lire dans ces revendications « autochtones » une réaction « identitaire » à un processus de transformation politique et culturel. Nous y voyons, au contraire, une tentative de résistance à l’étatisation des formes de vie coutumières. Cette résistance fait apparaître une ligne de clivage politique entre des institutions étatiques fondées sur le modèle de la souveraineté moderne et des institutions coutumières portées par les communautés d’habitant·e·s. Les conflits survenus autour de la mine d’extraction de nickel de Goro, sur la commune de Yaté, dans le sud de la Nouvelle-Calédonie, expriment particulièrement bien les termes de ce clivage. L’anthropologue Claire Levacher propose de les lire à partir des différentes manières de pratiquer l’espace et de donner sens et valeur aux lieux. Face à une logique
de gestion des ressources minières défendue par l’État et les multinationales, émerge, au début des années 2000, le collectif Rhéébu Nùù qui regroupe une pluralité d’acteurs coutumiers, des élus de la commune de Yaté et des responsables politiques, des syndicalistes, des associations environnementales et citoyennes, des associations et des collectifs défendant le droit des peuples autochtones, des ONG, des partis politiques et des associations écologistes locales et métropolitaines. Ce collectif vise à structurer la contestation contre l’appropriation des ressources minières. Si Rhéébu Nùù rejoint les critiques portées par les indépendantistes kanaks contre l’appropriation privée des ressources par les multinationales, il s’en démarque par l’accent mis sur la valeur du lien à la terre et des pratiques qui l’actualisent, valeur non économique mais symbolique, sociale, anthropologique et environnementale. L’enjeu est moins celui d’une nationalisation de l’exploitation des mines que celui de la reconnaissance d’autres manières d’habiter les lieux, ouvrant la voie à l’institution d’une scène agonistique visibilisant les conflits de mondes. « Les contestations s’inscrivent dans un vécu empirique, matériel et politique du territoire. Différents registres de valeurs des lieux coexistent face au projet minier en fonction de la nature des lieux, des manières de l’habiter et des formes de territorialité locales 341. » Rhéébu Nùù se caractérise par la convergence des luttes coutumières et des luttes écologistes qui se retrouvent dans la revendication d’un rapport à la terre qui tienne compte de la diversité des formes de vie, induisant une tout autre perception des milieux de vie. Les acteurs coutumiers font ainsi valoir l’existence de lieux « tabous » situés dans l’empreinte du projet. Comme l’explique le grand chef de la tribu de Goro, en 2003 : « Dans le site de la mine, il y a des sites tabous, des sites sacrés, des lieux de passage, des sentiers, des crânes, des coquillages, des toutoutes. C’est là que vivent nos ancêtres. Il n’y a pas de langage pour lever les sites tabous. Nous on ne pourra jamais donner notre accord pour que le projet aille sur ces sites 342. ». Les sites tabous constituent des
matérialisations spatiales de l’interdit visant à la fois la protection des ressources naturelles et la délimitation des espaces claniques. Le tabou peut prendre la forme d’un bois gravé, sculpté, porteur des « génies » du lieu. Ces « génies » expriment les relations entre les êtres humains et les autres qu’humains puisqu’ils sont considérés comme les médiateurs entre le monde naturel et le monde humain. « Les génies circulent dans l’espace et les humanisent pour que, par la suite, les hommes puissent s’y installer ou s’y déplacer. Ils constituent une étape dans la “chaîne des êtres vivants qui s’engendrent successivement les uns à partir des autres” dans les mythes d’origine 343. » Cette « circulation » dessine une géographie difficilement compatible avec le découpage administratif du territoire. « Il participe d’une affirmation d’une forme de souveraineté qui reformule les valeurs associées au vivrier en termes de “droit de la terre, de la rivière, de la mer” 344. » La scène agonistique ouverte par le collectif Rhéébu Nùù a rendu possible l’affirmation d’une « souveraineté » alternative à celle de l’État, mettant en jeu des formes de socialités et des compositions relationnelles reposant sur d’autres normes et manières de s’inscrire dans l’espace et le temps. Le conflit autour des mines fait ainsi apparaître l’existence d’un différend quant à ce qui doit faire peuple. Ce différend a trouvé une traduction dans la création, en 2004, de deux instances institutionnelles, un comité de pilotage du projet et un comité d’information, de concertation et de surveillance (CICS). À la différence du premier qui répond à la volonté des instances étatiques de prendre en charge des compétences en matière environnementale tout en priorisant les finalités de développement économique, le CICS fait plus nettement une place aux autorités coutumières et au comité Rhéébu Nùù et est plus ouvert à une requalification des valeurs dans des termes non économiques. Ce double traitement peut, dans une perspective libérale, être interprété comme relevant d’une simple répartition dans l’exercice des compétences de l’État (compétence économique vs compétence environnementale). Mais
ce serait là passer à côté de l’invention institutionnelle exigée par la spécificité des rapports à la terre mis en jeu tant du côté des autochtones que des écologistes. « Aux juridictions territoriales formelles, traduites en termes fonciers par des délimitations nettes entre le domaine public du gouvernement et le domaine foncier des provinces qui enserrent l’enclave [minière], la mobilisation autochtone vient superposer une juridiction sortant des espaces qui lui sont historiquement dévolus, les réserves, pour affirmer une autorité plutôt en termes fonctionnels 345. » « Fonctionnel » s’oppose ici à « formel » et se distingue de la logique statutaire caractéristique des institutions d’État. La définition fonctionnelle de l’institution est mieux à même d’accompagner et de répondre à la particularité des problèmes, nécessités et manières de vivre liées au lieu (par exemple la question des emplois, la préservation des savoirs locaux, le reboisement et la réparation environnementale des zones impactées par le projet). L’institution qui se dessine ici se construit depuis le lieu de vie et la singularité des problématiques auxquelles ses habitants se trouvent confrontés, en relation aux pratiques coutumières qui s’y déploient. À la différence de la souveraineté d’État qui fait valoir un développement économique global et hors-sol, ces autorités alternatives font primer les relations liées à l’habiter, réinscrivant les luttes autochtones au côté des luttes écologiques dans l’horizon d’une condition terrestre qui dépasse les clivages identitaires tout en laissant place à l’expression d’une pluralité de manières d’habiter la Terre. Malheureusement, le collectif Rhéébu Nùù n’a pas réussi à affronter jusqu’au bout le projet minier, faute d’un rapport de force suffisant 346. Toutefois, la perspective institutionnelle qu’il pointe nous semble indiquer une voie pour, dans l’avenir, inventer les structures politiques à même de renforcer l’émergence de peuples terrestres en devenir. En faisant valoir des systèmes normatifs équivalents en légitimité à celui de l’État moderne, la scène agonistique permet de faire émerger des institutions politiques
capables de porter et d’incarner ces systèmes normatifs qui auraient une légitimité et un pouvoir d’exercice équivalents, voire à terme supérieurs, à ceux de l’État, contribuant à mettre en question le paradigme moderne de la souveraineté. Il s’agirait d’aller plus loin qu’une division des pouvoirs au sein de l’État pour opérer une division de la souveraineté même de l’État. On passerait ainsi d’un pluralisme juridique au sein de l’État à un « pluralisme » politique dont l’État ne serait plus qu’un des protagonistes. Si la Kanaky/Nouvelle-Calédonie constitue sans doute un des lieux où ce processus a, pour le moment, été porté le plus loin (bien que non encore abouti), il nous semble percevoir les prémices d’un basculement politique similaire dans des processus agonistiques qui se déroulent sur le sol « métropolitain » français. Ces processus agonistiques se développent à des échelles sans doute moins grandes que celle de la Kanaky/NouvelleCalédonie, mais ils partagent avec la situation kanak le fait d’affirmer la légitimité d’autres manières de faire peuple depuis des usages et des coutumes mettant en jeu un lien à la Terre et la nécessité corrélative d’inventer les institutions politiques capables de leur donner voix. Ces dernières s’affirment généralement en parallèle et dans un rapport agonistique avec les institutions étatiques existantes parce qu’elles mobilisent d’autres manières de découper et d’habiter les territoires. C’est, par exemple, ce dont témoigne ce document réalisé en 2021 par le collectif du quartier libre des Lentillères de Dijon intitulé « Tordre le droit pour défendre les Lentillères. La Zec : Zone d’Écologie communale ». « Les Lentillères » est le nom donné à un ensemble de terres maraîchères menacées par la construction d’un éco-quartier (« un parc de logements en béton ») par la mairie. Il est occupé depuis 2010 par des habitants de Dijon et d’ailleurs (une majorité des habitants étant des migrants) désireux de protéger ce qui reste de terres nourricières en ville. « Depuis le début de l’occupation en 2010, le rapport de force avec la mairie s’est construit en cultivant les terres fertiles, en posant des caravanes sur la friche, en habitant
le quartier de mille manières. » Le quartier libre des Lentillères renoue ainsi avec la coutume par le privilège accordé au fait d’habiter et aux usages associés à cette habitation plutôt qu’au statut juridique de citoyenneté. Cet usage coutumier de la terre trouve une nouvelle actualité en s’inspirant tout autant des nouvelles manières de penser le droit relativement aux communs que du droit autochtone. Le collectif des Lentillères fait ainsi ressurgir une ligne de conflit qui semblait avoir disparu en Europe, tout du moins dans les zones urbanisées, mais qui a parfois survécu, de manière souterraine ou invisibilisée, dans les campagnes ou chez certaines populations paysannes sous la forme de pratiques vernaculaires, et cela malgré la dislocation du lien social provoquée par les percées du capitalisme. Cette ligne de conflit distingue des pratiques d’usage infrajuridiques tirant leur légitimité de leur reconnaissance collective au sein d’un espace habité en commun et des cadres et textes juridiques contredisant ou risquant de normaliser ces pratiques. Ainsi, le découpage du territoire en zones (zones urbaines, zones à urbaniser, zones agricoles, zones naturelles) s’avère en complète inadéquation avec les usages et modes d’habiter du quartier où l’urbain, l’agricole et le naturel se mêlent de manière inextricable. « On voulait attaquer en justice le nouveau plan local d’urbanisme (PLU), notamment sur le fait qu’il classe les Lentillères comme “zone à urbaniser” alors que le maire a annoncé l’abandon du projet. Le PLU est une forme de réglementation de tous les usages d’un territoire, basée sur la séparation des espaces : les zones naturelles mises sous cloche, les espaces urbains surdensifiés et les espaces agricoles. Aux Lentillères, notre vie ne rentre pas dans les cases. On essaie d’entrelacer les trois dimensions : on travaille les terres en les habitant, on les protège parce qu’on les connaît… précisément parce qu’on y habite ! La coexistence des usages est clé : ils s’apportent des choses mutuellement. On a donc écrit une proposition politico-juridique, avec un zonage qui traduirait notre réalité sur le terrain du droit, parce qu’il
semble que c’est la seule manière qu’a la mairie de la comprendre ! Il y a deux lignes directrices. Premièrement, reconnaître l’entremêlement des usages, avec un mélange entre habitats, cultures, préservation du vivant. Deuxièmement, reconnaître l’autonomie de décision des personnes qui vivent et ont l’usage du territoire, notamment à travers une “Assemblée des usages’’ » 347. De là la nécessité d’inventer la ZEC pour faire reconnaître un autre rapport au territoire. Lors d’un débat sur le PLUi (plan local d’urbanisme intercommunal), un habitant des Lentillères exprime ainsi sa résistance à systématiser le recours au droit pour défendre le quartier. Les habitants des Lentillères se retrouvent dans une position similaire à celle des peuples autochtones obligés de « tordre le droit » pour défendre leurs modes de vie. Le groupe juridique des Lentillères va puiser dans les survivances du droit pour permettre la reconnaissance de pratiques échappant au droit. Ainsi s’appuie-t-il sur l’article 542 du Code civil 348 en revendiquant l’héritage des luttes paysannes « pour la défense des communaux lors de la Révolution française. [L’]histoire [de cet article de droit] ne laisse pas de doute sur le fait qu’il signifie que les biens communaux appartiennent aux habitant·e·s et non pas à la personne morale de la commune ». Cette tension entre droit et coutume marque un déplacement du lieu du politique qui s’organise moins dans l’horizon de la Cité politique, ici incarnée par la mairie, que dans celui de l’habiter qui fait communauté par et à travers son lien à la terre/Terre (ici incarnée par l’Assemblée du quartier). « La question de l’autonomie de décision par les usager·e·s est centrale. Le PLU décide des usages, mais pas de la propriété et donc de “qui décide”. On trouvait intéressant le fait de se servir de ce document réglementant les usages pour donner un pouvoir de décision fort à l’Assemblée du quartier. C’est une manière détournée d’exclure la propriété privée. La mairie resterait propriétaire de la terre, mais les usager·e·s prendraient les décisions. Nous affirmons que ce sont les usager·e·s qui [prennent soin d’un lieu] qui
doivent avoir le pouvoir de décision, la légitimité de penser l’avenir d’un territoire » 349 ! L’espace de vie et de légitimité politique se définit depuis les usages et la communauté d’usage. Cette relation à l’habiter rend possibles une véritable préservation des communs multispécifiques, une manière de vivre en commun qui inclut les autres qu’humains. La scène agonistique ouverte par les Lentillères permet ainsi de mettre en lumière trois niveaux de responsabilité politique : un niveau concernant les affaires publiques, un concernant les pratiques coutumières et un troisième concernant la préservation des communs. Comment prendre en charge ces différents niveaux au sein d’institutions politiques communes, et cela à diverses échelles territoriales ? Comment des assemblées des usages ou des communautés d’habitant·e·s pourraient prendre en charge les trois perspectives (le public, la coutume, les communs terrestres) en faisant valoir la souveraineté du peuple et non celle de l’État ? La création du Syndicat de la montagne limousine en 2019 nous semble aussi participer d’une telle dynamique d’invention institutionnelle. « Un syndicat pour se regrouper sur le territoire que nous habitons et défendre nos intérêts communs. Une force collective qui soit plus que la somme des parties qui le constituent, et qui puisse s’opposer aux puissances qui façonnent sur notre dos l’avenir du territoire, les banques, les administrations diverses, les lobbies économiques locaux, régionaux, internationaux 350… » Le Syndicat a été créé par les habitants pour se reconnaître et se coordonner mais aussi pour obliger les institutions d’État à reconnaître d’autres sources de légitimation et manières d’habiter le territoire. Il fait valoir l’unité d’un territoire vécu contrairement à la gestion administrée des collectivités intercommunales, ces dernières divisant le plateau de Millevaches en deux du fait de leur rattachement à des départements distincts 351. Depuis ce territoire vécu l’action du Syndicat se distribue à travers divers groupes de travail autour de l’éducation, du
logement, de l’énergie, de l’alimentation, des mobilités, du soutien aux personnes en souffrance psychique, de l’agriculture, des forêts, de l’eau. Le Syndicat a ainsi permis la convergence et l’articulation d’une diversité de dynamiques associatives, militantes et citoyennes participant, depuis des années, au tramage du tissu de vie commun et se déployant de manière fédérative à différentes échelles territoriales : celle d’une communauté d’habitant·e·s qui regroupe un ensemble de villages distribués sur le plateau de Millevaches, celle de la communalité de la montagne limousine qui s’inscrit elle-même dans le Massif central et les bassins versants de la Loire et de la Garonne. Ces dynamiques institutionnelles ont pour point commun d’émerger depuis les territoires de vie : depuis des pratiques, des affects communs et des valeurs que les institutions étatiques ne peuvent incarner. S’appuyant sur les usages et réactivant des pratiques coutumières, elles contribuent à redessiner le paysage politique et institutionnel et à envisager les termes d’un partage de la souveraineté qui aille bien au-delà d’un simple partage des compétences. Elles contribuent à dessiner les contours d’institutions politiques capables de prendre en charge les défis de la condition terrestre et que nous appelons les « Conseils terrestres ».
Une souveraineté partagée au sein de Conseils terrestres Dans un article intitulé « Propos sur la notion de ‘‘souveraineté partagée’’ ou sur l’apparence de remise en cause du paradigme de la souveraineté », Félicien Lemaire revient sur le cas de la NouvelleCalédonie pour interroger la pertinence du concept de « souveraineté partagée ». Ce concept semble avoir gagné un regain d’intérêt du fait d’un renouvellement du rapport à l’État et à la distribution des pouvoirs à
l’échelle internationale, avec l’émergence d’entités supranationales à l’image de l’Europe qui pourraient, à terme, s’envisager sur le mode d’une fédération, ou encore avec les revendications d’autonomie de collectivités infra-étatiques, à l’instar de la Catalogne, du Pays basque, de la Corse ou de la Nouvelle-Calédonie. Or, souligne-t-il, dans ces deux cas, celui du fédéralisme ou de l’autonomie, le principe de l’unité de l’État qui définit son pouvoir souverain n’est pas remis en question et repose en dernière instance sur l’unicité de l’ordonnancement constitutionnel. Cela se vérifie notamment sur le plan de la reconnaissance internationale. Le système politique international est, depuis le traité de Westphalie (1648), fondé sur la reconnaissance des États en tant qu’entités souveraines. Ce principe n’est remis en question ni par l’idée de condominium, ni par celle de fédéralisme. Le condominium implique l’association d’États pour coadministrer des territoires communs. Mais c’est alors moins le territoire qui est administré que les corps des « nationaux » qui sont subordonnés au pouvoir souverain de tel ou tel État. « Les États disposant de compétences personnelles – c’est-à-dire de pouvoirs juridiques sur leurs nationaux mais non en propre d’une souveraineté sur le territoire ou une portion –, les normes applicables étaient en principe différentes selon les destinataires, sauf lorsqu’elles résultaient d’une autorité conjointe et visaient en conséquence l’ensemble des habitants 352. » Le statut de ces territoires doit être distingué de celui d’autonomie qui, lui aussi, ne remet pas fondamentalement en cause l’idée de souveraineté puisqu’il consiste essentiellement dans une délégation de compétences. Ainsi, un territoire « autonome » n’est pas reconnu en tant que tel par les autres États dans l’arène politique internationale (à l’ONU par exemple), mais devra toujours passer par l’État « référent ». Ces territoires autonomes « jouissent de compétences comparables à celles existantes dans des structures fédératives 353 ». Or « cela ne change rien au fait que l’État de référence détermine les règles constitutionnelles fondamentales et dispose seul de la
souveraineté au sens du droit international 354 ». Le fédéralisme s’oppose au principe d’un gouvernement qui serait entièrement centralisé, mais cette opposition reste interne et ne remet pas en question la souveraineté de l’État fédéral du point de vue externe. Ainsi, en Suisse, il est possible pour des cantons de conclure à titre exceptionnel des traités mais à condition que les dispositions adoptées ne soient contraires ni aux intérêts et droit de l’État fédéral, ni au droit d’autres cantons. Félicien Lemaire en vient donc à invalider le concept de souveraineté partagée comme étant contradictoire. Ce concept reposerait sur une double confusion : d’abord entre la souveraineté de l’État et la souveraineté dans l’État, puis entre le principe de la souveraineté (propre à l’État) et ses attributs. Au fond, la multiplication contemporaine de droits locaux, la fragmentation des sources du droit ou même la promulgation d’un droit international ne remettraient pas fondamentalement en question le paradigme de la souveraineté. Elles ne feraient qu’imposer des limites à la puissance des États nationaux en procédant à un transfert de compétences. C’est moins le principe de souveraineté hérité de la modernité qui serait ainsi mis en question que les modalités de son exercice. Ce processus est lié au développement de l’idéologie néolibérale et aux nouvelles logiques de « gouvernance » qu’elle vise à installer, beaucoup moins fondées sur l’exercice d’un pouvoir centralisé que sur une stratification des territoires et des logiques de cogouvernance entre l’État, les collectivités et les acteurs privés 355. Cette confusion entre « partage des compétences » et « partage de souveraineté » se retrouve aussi dans la formulation des Accords de Nouméa : « Le partage des compétences entre l’État et la NouvelleCalédonie signifiera la souveraineté partagée 356. » Selon Lemaire, cette confusion a pour objet politique « d’apaiser le conflit entre la population mélanésienne et celle d’origine européenne […] en accréditant plus ou moins la fausse idée d’un partage des responsabilités entre les deux
communautés. Mais sur le plan juridique, rappelle-t-on assez que, dans l’État unitaire, les pouvoirs ne sont que délégués par l’État, et que ce que ce dernier a donné, rien ne l’empêche en principe de le retirer 357 » ? Mais ce serait là réduire le statut de la Nouvelle-Calédonie à celui de certaines collectivités territoriales, alors que les compétences qui lui sont dévolues dépassent largement celles admises pour les autres collectivités. Le caractère exceptionnel de ce transfert de compétences ne prend-il sens que dans l’horizon de la future indépendance de la Kanaky/Nouvelle-Calédonie envisagée comme un « État en devenir » ? Ce serait donc encore dans le seul horizon de l’État souverain que s’envisagerait le « partage de souveraineté ». Loin de remettre en question le modèle étatique moderne, le concept contemporain de « partage de souveraineté » participerait d’une redéfinition du champ et des modalités d’exercice du pouvoir souverain plutôt que d’un véritable partage d’un principe et d’un pouvoir surplombant. Alors que pourrait être un véritable partage de la souveraineté ? Faut-il purement et simplement abandonner ce concept ou au contraire le pousser dans ses ultimes conséquences politiques ? Comment donner une traduction politique au pluralisme juridique expérimenté en Kanaky/NouvelleCalédonie ? Que devient la souveraineté d’État lorsqu’elle se trouve confrontée à des systèmes de normes et à des formes de socialités qui échappent à ses cadres normatif, spatial et temporel ? Quelles institutions seraient le mieux à même de donner voix aux coutumes et leur permettre de peser face à la souveraineté d’État ? Tant dans le cas de la théorie de la souveraineté que dans celui de sa critique, le problème est toujours posé depuis la structure du pouvoir d’État et de la fiction du droit, et non depuis les socialités qu’il encadre et légifère. On reste enfermé dans le paradigme politique de la souveraineté moderne non pas seulement au sens d’un pouvoir unique et indivisible, mais aussi et peut-être surtout dans le fait de penser la société depuis l’État. Selon ce
paradigme, l’unité de la souveraineté n’est que la conséquence de l’unité du peuple qui n’est lui-même que la conséquence du dispositif de représentation étatique. Penser depuis l’État, c’est se condamner à rester emprisonné dans la circularité hors-sol du principe de souveraineté. Au contraire, les revendications liées à la reconnaissance de la coutume mettent en lumière la nécessité de repenser et de réinventer des institutions depuis les différentes formes de socialités qui font communauté, depuis les différentes manières d’habiter la terre, tant du point de vue de l’inscription spatiale et temporelle que des normes qu’elles supportent. L’unité d’espace et de temps qui définit la structure de la souveraineté de l’État entre en contradiction avec des formes de socialités qui mettent en jeu d’autres temporalités et spatialités et qui inscrivent en leur cœur la transmission orale, l’ancestralité, la réitération de gestes, la coutume. L’enjeu consiste donc à réencastrer le politique dans le social, en redonnant aux peuples leur puissance souveraine. Revenons donc au moment historique où s’est forgée la conception moderne de la souveraineté pour proposer une bifurcation qui n’a pu alors avoir lieu mais dont il serait possible de renouer le fil aujourd’hui, en le mettant en résonance avec les problématiques contemporaines. Ce fil est celui de la pensée de Johannes Althusius (1563-1638), philosophe et homme politique allemand contemporain de Bodin mais dont la théorie de la souveraineté s’oppose en tout point à celui-ci. Althusius est, contre Bodin, celui qui élabora une théorie de la souveraineté populaire. Il pourrait paraître étonnant que même des philosophes comme Rousseau, qui lui aussi chercha, contre Hobbes, à fonder une théorie du pouvoir politique s’appuyant sur le peuple, ne fassent aucune référence à Althusius, et que la pensée de celui-ci, particulièrement dans l’histoire intellectuelle française, soit complètement passée sous silence 358. Notre hypothèse est que, contrairement à la pensée de Bodin ainsi qu’à celle des différents philosophes contractualistes qui lui
succédèrent, la pensée d’Althusius n’était pas compatible avec l’individualisme et la polarité souveraineté/propriété qui ont favorisé l’émergence du système capitaliste 359. Il ne postulait pas la conception du Sujet moderne qui sert de modèle à la théorie politique du pouvoir souverain. Sa conception reste tributaire du pluralisme communautaire hérité de l’époque impériale, même si elle vise à le dépasser pour penser un espace public forgé par les interactions humaines. À la différence de la plupart des théories politiques modernes, il ne s’agit pas, pour Althusius, de reconstruire le corps social en fonction des critères théoriques, politiques et stratégiques des classes dominantes mais de penser les conditions de possibilité d’une vie politique commune non soumise à un pouvoir religieux ni à une autorité transcendante statique. Son point de départ, c’est la dynamique des différentes formes d’associations populaires. S’il reprend à son compte le concept de « souveraineté », c’est alors pour désigner moins un pouvoir surplombant et unificateur que « le principe d’unité vivifiant les diverses associations sociétales et politiques 360 », lien organique de la vie sociale que l’art et les institutions politiques ont pour mission de cultiver, d’entretenir et de fortifier. « L’objet proprement politique est […] le fait que les hommes sont les obligés les uns des autres, mettant et gérant en commun les choses qui sont utiles et nécessaires à la vie sociale et commune de tous les jours 361. » Ainsi, contrairement aux différentes théories du contrat, le peuple n’est pas créé par la loi ou le droit, mais leur préexiste, de même que l’association ne résulte pas nécessairement d’un acte de volonté. À la différence de Bodin, comme de ses successeurs, Althusius ne cherche pas à inférer les principes de la République depuis des règles de droit qui résultent de la description des lois positives. Ces derniers procèdent à une confusion de la politique et du juridique, opérant un saut qualitatif qui ne permet pas de considérer, pour elles-mêmes, la factualité et la générativité propres au socius 362. Le philosophe allemand opère au
contraire une distinction entre « l’analyse à partir des faits de ce qu’il est nécessaire pour parvenir à constituer et conserver une République saine et dynamique et la considération du droit jugé utile et nécessaire à la préservation de la vie sociale 363 ». Il s’agit donc de partir et de penser le lieu du politique depuis la réalité polymorphe du socius et non de déduire la forme de ce dernier depuis le postulat du droit et en fonction de finalités politiques prédéfinies. Cette réalité est essentiellement plurielle et dynamique, mais aussi polytemporelle et polyspatiale, puisque c’est la diversité des liens d’obligation réciproque, et non le modèle abstrait de l’échange contractuel, qui sert à penser les relations entre les êtres. La question n’est pas ici de critiquer le droit en lui-même, mais de dénoncer la confusion entre une technique particulière (le droit) et une pratique politique. Si l’une peut devenir l’instrument de l’autre, elle ne peut en constituer le modèle. La forme du politique doit traduire la variété des formes de sociabilité plutôt que d’y opposer la contrainte d’un système univoque de normes hétéronomes et transcendantes. À la différence des philosophies contractualistes, l’anthropologie d’Althusius n’est pas individualiste mais plutôt holistique. Les êtres humains, comme les autres êtres vivants, engendrent, par le mouvement même de leur existence, un espace relationnel. C’est lui qui définit le lieu du politique, lieu qui ne se conçoit pas, comme c’est le cas dans la tradition de pensée politique depuis Aristote, de manière séparée de la sphère privée, c’est-à-dire selon le partage oikos/polis (espace domestique/espace politique). Ainsi, les droits premiers, individuels, dont le politique se doit d’être le garant, se conçoivent moins sur le modèle des droits subjectifs modernes, droits inhérents à l’individu humain, que comme des droits devant servir de base à la socialité. « Les droits suprêmes ne sont pas la conséquence d’une prise en compte de l’essence humaine dans ce qu’elle aurait de plus essentiel et de plus individuel, mais découlent d’une considération sur la possibilité d’établir entre les hommes des relations
normées par le respect du bien 364. » Est considéré comme « souverain » ce qui conditionne la possibilité d’une vie sociale ou ce qui, de l’existence, doit être inviolable, comme l’intégrité du corps et de la liberté de chaque être humain, et le respect d’autrui dans sa dimension morale et dans son autonomie matérielle 365. Ces minima dus à chaque être humain sont nécessaires à la vitalité du collectif. Althusius opère donc un déplacement du regard qui va de l’individu vers les zones de partage. Ainsi, « tout rassemblement découle de la nature humaine spontanément ouverte au partage. […] Les associations que détaille Althusius ne sont donc pas seulement sociales, soit des regroupements volontaires d’ordre privé sur un objectif commun, mais toutes les formes de vie qui fonctionnent à plus de trois personnes : la famille, les corps de métiers, les regroupements territoriaux et l’association universelle ou République le sont aussi 366 ». Cette pluralité des formations collectives n’empêche pas leur communication réciproque, bien au contraire, puisque la communicatio constitue un des concepts fondamentaux de la pensée d’Althusius. Celle-ci se définit par « l’acte de mettre en commun et de gérer en commun l’objet partagé » 367. L’acte de communiquer est la condition de possibilité de la politique et permet à la socialité de se réaliser pratiquement. Toutes les associations humaines possèdent un pouvoir d’auto-organisation qui les inscrit dans un processus dynamique à la fois interne et externe. Althusius « n’a pas besoin de recourir au principe unitaire et absolu que conçoit Bodin pour unir, unifier et ordonner les différents corps sociaux et politiques parce que, pour lui, l’intégration ordonnée de tous les corps sociaux et politiques s’opère progressivement, à chacune des strates associatives. Les diverses associations sont comprises comme ayant en elles-mêmes les principes de leur intégration ; elles s’allient à d’autres associations lorsque leurs compétences ne résolvent pas toutes les nécessités de la vie humaine, ou lorsqu’elles ne suffisent pas à satisfaire toutes leurs attentes. Suite à ces
deux cas de figure, elles vont entrer dans une association plus vaste, qui, comme elles, possède un organe propre d’autogestion 368 ». Il y a donc à la fois indépendance des différentes formes de vie collectives qui possèdent leur logique d’auto-organisation en fonction de leurs finalités propres et interdépendance entre elles puisqu’elles ont besoin les unes des autres pour exister et se perpétuer. Ces relations d’interdépendance conduisent Althusius à reconnaître la nécessité de dépasser le pluralisme institutionnel de l’époque médiévale, essentiellement de droit privé, au profit de la création d’un espace public commun et transversal aux différents groupes sociaux. Mais à la différence des théories du contrat social héritières de la tradition juridique romaine de l’universitas, l’espace public ne s’oppose pas à l’espace privé, ni le collectif à l’individu. « Althusius raisonne dans les catégories du droit germanique, dont la tradition de la Gesamte Hand (la “main commune”) a préparé la Genossenschaft (“compagnonnage”) qu’il utilise ici essentiellement. Raymond Saleilles la définit comme ‘‘un groupement de compagnons liés entre eux par des rapports de confraternité et de solidarité, rapports qui ne se retrouvent plus dans l’association à but purement idéal du droit moderne’’ 369. » Et si l’association ou la collectivité peuvent constituer un sujet de droit, celui-ci ne subsume jamais l’intégralité des droits individuels de ceux qui la composent. « Il n’y a pas d’aliénation totale, comme dans le Contrat social de Rousseau ; il y a mise en commun sous réserve de certains droits séparés qui subsistent 370. » L’espace public se constitue donc par degrés d’association entre plusieurs formes d’organisations collectives, chacune ayant son autonomie de fonctionnement propre. Il n’y a pas de différence de nature entre associations privées et associations publiques, mais seulement une différenciation par augmentation quantitative et qualitative de la taille de l’association. « L’organisation sociopolitique est progressive et non duelle. » Le passage du privé au public ne recoupe donc pas l’opposition
individu/collectif, mais correspond à l’inscription territoriale du second par rapport au premier et aux relations d’interdépendance qui en découlent. L’association privée se définit par sa capacité à disposer, en toute liberté, de ses compétences, alors que l’association publique doit prendre en considération les relations de dépendance avec les autres associations sur un territoire donné. La finalité du politique est, à cette échelle, de veiller à l’harmonie de l’ensemble des corps associés, là où les associations privées veillent d’abord à leur autogestion. La réalité sociale ne forme donc pas un corps homogène soumis à une loi unique mais « une organisation polymorphe d’associations organisées en un corps symbiotique » 371. Il faut entendre ici le terme de « symbiose » en son sens littéral de vivre ensemble, même si la référence organique à l’idée de dépendance réciproque s’inscrit dans l’approche holistique défendue par l’auteur. Les citoyens sont ainsi pensés comme des convives ou symbiotes. « La ‘‘symbiotique’’, synonyme ici de politique, renvoie à l’idée d’une union organique. Vivre en symbiose indique une forme d’union consubstantielle quasi fusionnelle, constituée de parties intrinsèquement dépendantes 372. » Cependant, cette idée d’union organique n’est pas sans poser problème, particulièrement si elle est conçue comme une donnée ou un ordre naturel préexistant auquel il faudrait se conformer. C’est pourquoi il nous paraît plus juste de privilégier le terme de sympoïesis, forgé par Donna Haraway 373. La sympoïesis ou « sympoïétique » met l’accent sur la dimension de création, de fabrication, de technique 374 qui préside à l’émergence des relations. Elle renvoie à des pratiques qui façonnent, dans et à travers leurs rencontres, des liens d’association ou de « consociation » (des alliances au sens maussien 375), là où la symbiose prend modèle sur des formations organiques préexistantes (champignons, coraux). La sympoïétique n’érige pas les phénomènes biologiques en modèles du social, mais elle permet d’établir entre eux des liens d’analogie, de réciprocité et de compagnonnage. Elle permet ainsi
d’inclure les liens d’association multispécifiques, entre humains et autres qu’humains, ce qu’Althusius n’avait pas envisagé. La théorie de la souveraineté populaire d’Althusius pourrait ainsi être adaptée à l’horizon politique de la condition terrestre en incluant les autres qu’humains au titre de sympoïètes ou de compagnons avec lesquels les êtres humains entretiendraient différentes relations d’obligation et de dépendance. Ces relations s’envisageraient à partir d’une réinscription des communes et des villes dans des milieux de vie plus larges, à l’image des bassins versants, et trouveraient à s’exprimer au sein de Conseils terrestres.
Après l’État-Capital, un triumvirat Public/Coutume/Terre L’horizon politique qu’il s’agit de dessiner depuis ce réencastrement du politique dans le social est moins celui d’une grande communauté universelle résultant de la conjugaison et de l’emboîtement de l’ensemble des formations collectives sous le sceau d’un système de gouvernement global (holisme systémique), que celui d’un espace institutionnel dynamique, multiperspective et multi-échelle, articulant indépendance et interdépendance. En effet, tout l’enjeu d’une cosmopolitique terrestre consiste à rendre possible un espace agonistique de confrontation et de cohabitation des différentes manières de faire monde sans les intégrer dans une logique globale unificatrice et normalisante. Pour cela, nous privilégierons au concept de pluralisme institutionnel celui de perspectivisme institutionnel visant à faire émerger des institutions terrestres composées de plusieurs perspectives : les Conseils terrestres. En effet, le pluralisme institutionnel 376 tend à concevoir les différentes institutions sur le mode de la juxtaposition, voire de la concurrence, à l’intérieur du cadre étatique. L’intérêt du pluralisme institutionnel est de
reconnaître la diversité des manières de vivre et de faire communauté en les dotant de structures propres leur permettant de porter leur voix et de faire valoir des normes alternatives à celles de l’État dominant. Mais il est trop empreint du modèle libéral (multiculturalisme) et contient le risque de figer les communautés dans des revendications identitaires plutôt que de favoriser les transformations nécessairement induites par les relations d’interdépendance et de réciprocité. Le pluralisme ne permet pas de penser et de traduire politiquement les relations d’interdépendance terrestres qui conditionnent l’ensemble des formations collectives et déterminent la sphère de l’habiter commun. Il ne prend pas en compte la nécessité de faire politique depuis le point de vue de la Terre. La sphère de l’habiter commun ne doit pas se penser comme un état de fait, mais comme le fruit d’une institution de liens par et à travers des alliances. L’institution d’une commune habitation actualise le « principe d’unité vivifiant » du peuple terrestre, son anima. Les zones de partage et relations d’interdépendance réciproque entre les diverses formations collectives forment l’espace d’un commun à géométrie variable selon la perspective mise en jeu. Les Conseils terrestres formeraient un espace agonistique de confrontation entre les différentes perspectives à l’intérieur d’un ensemble relationnel, polyspatial et polytemporel, incluant la communauté, la communalité et les communs. Ces perspectives font apparaître sous un certain jour et selon certaines valeurs ou normes des compositions relationnelles que les autres perspectives ne peuvent envisager, laissent dans l’ombre ou excluent. Il s’agirait de substituer progressivement à la souveraineté d’État une souveraineté populaire multiperspective. Chaque perspective singulière participerait à un ensemble de relations partagées. Au sein d’un Conseil terrestre, les perspectives se déclineraient au nombre de trois : celle du Public, celle de la Coutume, celle de la Terre.
La perspective du Public défendrait un espace public transversal aux différentes communautés humaines cohabitant sur un territoire. L’espace public doit ici s’entendre au sens donné par Althusius et non au sens moderne d’une scène politique coupée des conditions matérielles de l’habiter. Cette perspective défendrait les droits humains et serait garante de la convivialité (de l’égalité et de la coexistence harmonieuse entre les différents individus et groupes sociaux). Elle défendrait les relations intrahumaines et en prendrait soin (par la gestion/coordination des infrastructures de soins, d’éducation, d’énergie, d’alimentation) tout en tenant compte de leurs interactions avec les communautés autres qu’humaines. Les instances étatiques existantes seraient intégrées dans cette perspective publique aux côtés d’acteurs associatifs, de coopératives (ou diverses structures œuvrant pour la communauté), à l’exclusion des entreprises marchandes visant le profit. Cette perspective aurait aussi pour fonction de réguler/limiter les échanges marchands pour éviter les logiques de prédation ou d’appropriation capitalistiques. La perspective de la Coutume défendrait les différentes pratiques coutumières liées aux lieux de vie et à leurs manières de faire monde en tenant compte de leurs échelles territoriales spécifiques. Cette fonction ne défendrait pas nécessairement des identités ethniques ou communautaires en tant que telles mais devrait créer les conditions d’une coexistence et d’un dialogue entre différentes formes de coutumes tout en accompagnant leur transformation ou remise en question réciproque en lien avec des lieux de vie partagés. Cette perspective devrait aussi créer les conditions d’une hospitalité vis-à-vis d’étrangers ou de migrants en permettant leur inclusion dans le tissu des pratiques et relations d’usage. La perspective de la Terre défendrait les points de vue des autres qu’humains, ainsi que les conditions de renouvellement de la pluralité des formes de vie sur Terre (la part inaliénable). Elle tiendrait compte des temps longs de la Terre, des relations d’interdépendances multispécifiques. Elle
s’exercerait à l’échelle de territoires qui, à l’image des bassins versants, permettent de tenir compte de diverses échelles relationnelles constitutives des milieux de vie. Dans l’horizon de la condition terrestre ce n’est plus l’État qui constitue le référent ultime de la hiérarchie des normes. Il n’y a plus de référent transcendant et surplombant. Les seules limites externes aux perspectives Publique ou Coutumière deviennent les conditions de possibilité du renouvellement des milieux de vie. Ces limites externes caractérisent ce qui de la Terre relève de l’inaliénable et ne peut être soumis à aucune logique d’appropriation, publique ou privée. Ces limites peuvent faire l’objet d’une juridiction spécifique et partagée à l’échelle interrégionale, mais elles impliquent surtout une renégociation agonistique permanente en situation, au niveau des communautés habitantes, à partir du postulat de valeurs ou normes fondamentales 377 partagées à des échelles transrégionales 378. Les Conseils terrestres, articulés à l’habiter commun dont ils émergent, se déclineraient sous la forme de conseils locaux, de conseils fédéraux (mettant en lien les conseils locaux) et de conseils confédéraux (mettant en lien les conseils fédéraux indépendamment des frontières nationales). Cette définition des échelles d’exercice du politique n’a qu’une fonction imaginative, puisque la recomposition des territoires ne pourra se faire qu’au fur et à mesure, là où émergeront les conseils, selon des alliances et des configurations imprévisibles. Au dispositif étatique hérité de la modernité il s’agirait donc de substituer, progressivement, une institution chimérique à triple perspective, un triumvirat composé d’une perspective du Public, d’une perspective de la Coutume et d’une perspective de la Terre. Chaque perspective est indissociable des autres et ne trouve de légitimité que complétée par les autres. Ce triumvirat se conçoit comme un espace agonistique à géométrie variable à l’échelle d’un territoire de vie et vise à favoriser l’émergence de peuples terrestres. Il ne s’imposerait pas comme une institution déjà
constituée, mais comme un processus instituant : il émergerait depuis les milieux et les conflits de mondes propres à chaque situation, à chaque territoire, soit par une transformation des institutions existantes soit par la création de nouvelles institutions. De ce fait, il est destiné à prendre, en fonction des situations, des milieux et des historicités propres à chaque contexte, des formes différentes. Il vise cependant à reconfigurer de fond en comble l’espace politique de manière à répondre au basculement de la condition terrestre.
6.
Les temps terrestres : géomémoire contre géopouvoir « Face à la destruction de la planète, une montagne naviguant au petit matin. » Sous-commandant insurgé Moisés, Mexique, octobre 2020.
La résistance d’une montagne Lorsque, le 22 juin 2021, une délégation zapatiste pose le pied sur la péninsule Ibérique, elle procède à un retournement historique qui invite les peuples du monde à recommencer, à inventer de nouveaux récits et à ouvrir des temps terrestres dont le symbole des Caracoles (« escargots ») nous indique la voie. Les sept militant·e·s zapatistes rebaptisent alors l’Europe du nom de slumil k’ajxemk’op, que l’on peut traduire par « Terre rebelle » ou « Terre qui ne se résigne pas, qui ne défaille pas » 379. Venus des montagnes du Chiapas mexicain, elles et ils ont traversé l’océan Atlantique pour se rendre à Madrid, le 13 août, date anniversaire de la conquête de Mexico-Tenochtitlan par Cortes en 1521, et rappeler à la mémoire de la
puissance coloniale « que nous n’avons pas été conquis. Que nous sommes toujours en résistance et en rébellion 380 ». Cinq cents ans après la fin de l’Empire aztèque, les zapatistes nomment leur traversée de l’Atlantique : « la conquête inversée ». Ce retour dans l’espace marque aussi une inversion de la flèche du temps. Il s’agit non pas de revenir en arrière, puisque le nombre incalculable des morts engendrés par la colonisation et l’expansion du capitalisme à travers la planète ne peut être effacé, mais, bien au contraire, de déjouer les positions fixées par le récit d’une histoire dominante et de faire entendre les voix de toutes celles et ceux qui, dans cet intervalle de temps, ont perdu la vie et continuent à réclamer justice. Cette inversion de la flèche du temps signale l’échec du projet civilisationnel moderne tel qu’il s’est ouvert avec la conquête des Amériques, ce moment où la révolution cosmologique qui marqua le passage du « monde clos » (des Anciens) à « l’univers infini » 381 (des Modernes) trouva sa traduction politique dans l’aspiration d’une conquête planétaire. Paradoxalement, cette domination, dont nous vivons aujourd’hui l’acmé, indique la fin de la croyance dans le « Progrès », cette reconstruction fictive de l’histoire humaine qui sacrifia, sur l’autel du développement économique, non seulement les vies de millions d’êtres humains réels mais aussi les conditions de renouvellement de la vie sur terre : guerres mondiales, exterminations de masse, crises politiques et affaiblissement des démocraties, augmentation sans précédent des inégalités sociales et économiques, montée du racisme, de la xénophobie, de l’intolérance, mais aussi déplacements de populations, migrations économiques et climatiques, ceci s’accompagnant de catastrophes écologiques majeures, d’un réchauffement climatique brutal et durable, de pandémies dues à une expansion anthropique trop prégnante, et enfin d’une sixième extinction massive d’espèces.
Le tableau que la globalisation dessine quotidiennement sous nos yeux est digne des visions apocalyptiques de saint Jean. Sauf qu’il ne nous donne pas à voir un futur, celui qui viendrait au terme d’une histoire pour ouvrir au temps du salut, mais le présent sans avenir ni rédemption auquel nous ont conduits cinq siècles de capitalisme. Face à ce déferlement dévastateur, les zapatistes débarquent en Europe en brandissant la bannière d’une « Déclaration pour la vie ». Cette vie, ce n’est pas seulement celle des vivants d’aujourd’hui, c’est aussi celle de tous les morts qui, à travers eux, parlent et celle de tous les vivants qui, demain, continueront à habiter la Terre. C’est la vie d’une mémoire immémoriale qui persiste à travers eux et qui nous ouvre les chemins d’un futur habitable : la vie d’une Terre blessée, outragée, mais rebelle. La déclaration est signée : « Nous. Planète Terre, 1er janvier 2021 ». Recommencer donc, mais d’où ? Non pas seulement depuis quel lieu mais aussi depuis quel temps ? Et comment recommencer ? Qu’est-ce que cela peut vouloir dire de re-commencer ? Est-ce, comme l’a cru la tradition révolutionnaire moderne, faire table rase du passé ? Est-ce instaurer une nouvelle fondation en lieu et place des ruines dont nous héritons ? Ce n’est pas le pari que nous invitent à faire les zapatistes. La grande singularité de leur lutte tient sans doute à avoir profondément transformé la manière de penser et de pratiquer le temps révolutionnaire. Car que peut vouloir dire être révolutionnaire quand la Terre fait irruption dans les affaires humaines ? Que devient la révolution quand les coordonnées du politique sont bousculées par la condition terrestre ? Comment faire la révolution lorsque l’espace-temps au sein duquel elle se projetait subit à son tour une révolution, lorsque les soulèvements terrestres semblent emporter dans leurs soubresauts les soulèvements humains ? « La montagne nous a parlé de prendre les armes pour avoir ainsi une voix… Elle nous a parlé de garder notre passé pour avoir ainsi un lendemain. Dans la montagne vivent les morts […] » (27 juillet 1996, sous-
commandant Marcos) 382. Tout recommence donc dans et depuis la montagne. Mais dans cette histoire, la montagne n’est pas seulement le lieu qui accueille la résistance, elle est aussi celle qui entre en résistance. C’est la montagne qui se déplace jusqu’à l’Europe, qui initie la « conquête inversée », et qui, à travers son voyage, trace les sillons d’une Terre où pourront fleurir les luttes et résistances. À travers la montagne, l’esprit d’un autre temps se met à parler : celui d’une Terre habitée par des générations de vivants. Au début des années 1980, le groupe initial de l’EZLN (Armée zapatiste de libération nationale) issu du FLN (Front de libération nationale) s’installe dans la Selva (la jungle du Chiapas) avec toute la tradition des guérillas latino-américaines des années 1960, avec son idéologie marxisteléniniste d’avant-garde qui lutte pour la transformation du monde, cherchant à prendre le pouvoir pour imposer une dictature du prolétariat. Et c’est là-bas, dans la jungle, qu’ils font la rencontre de peuples indigènes qui ont réussi à vivre pendant des siècles dans les franges délaissées de l’histoire nationale et mondiale : Tzeltals, Tsotsils, Tojolabals, Chols et Zoques 383 ainsi qu’une population rurale mexicaine ignorée 384. « Où on vit, à savoir dans les régions montagneuses, dans les montagnes, certains grands espaces sont transformés en réserves ; par exemple, ce qu’ils [les responsables politiques du Mexique contemporain] appellent la biosphère de Montes Azules. Ils ne savent même pas s’il y a des populations indigènes qui y vivent. Personne ne comptait le nombre de naissances de petits garçons, de petites filles. Autrement dit, le capitalisme ne sait rien, personne ne fait les comptes, car, pour eux, on n’existe pas. Alors, comment survit-on là-bas ? Eh bien, avec la Terre-mère. Celle qui nous a donné la vie quand le gouvernement, les gouverneurs ou les maires nous oubliaient, hommes et femmes 385. » Le sous-commandant insurgé Moisés raconte ainsi les temps qui ont précédé la naissance du mouvement zapatiste. Les communautés indigènes paysannes semblent alors vivre dans les marges
oubliées d’une histoire devenue mondiale du fait de l’expansion du capitalisme. La rencontre des révolutionnaires avec les communautés indigènes n’est donc pas seulement la découverte d’une culture différente. Elle est peut-être, avant tout, la rencontre avec un autre temps : un temps qui n’appartient ni à l’État ni à l’économie, un temps qui n’est ni comptable ni comptabilisé, un temps qui puise dans la terre/Terre les forces qui permettent aux communautés de se ressourcer et de persister dans la durée. Le début des années 1990 est marqué par un tournant politique néolibéral qui va obliger ces communautés à sortir de l’oubli. Non pas pour intégrer la flèche du temps imposée, sous le nom de « Progrès », par le développement de l’économie mais, au contraire, pour lui opposer la résistance et la persistance d’une mémoire inappropriable. Ce tournant trouvera sa traduction dans un ensemble de réformes structurelles préparant le chemin pour l’ALENA (Accord de libre-échange nord-américain). Ainsi, en 1983, le gouvernement mexicain décide de changer l’article 27 de la Constitution autorisant la privatisation des ejidos, cette forme juridique de répartition et de gestion collective des terres agricoles issue de la révolution mexicaine. Il s’attaque ainsi à l’un des acquis de la révolution qui se déroula au Mexique entre 1910 et 1920. En 1911, Emiliano Zapata a pris la tête de la révolution pour exiger la restitution des terres prises par les grands propriétaires terriens à son village natal. Le Plan d’Ayala promulgué en 1911 ouvre la voie à une réforme agraire qui restitue à tous les villages du Mexique les terres dont ils avaient la propriété collective au temps de la colonie espagnole. En remettant en question le principe même de la réforme agraire, la réforme constitutionnelle de 1983 marque une nouvelle étape dans l’expansion du capitalisme mondial. Des zones jusqu’alors plus ou moins délaissées, oubliées, deviennent les objets d’une nouvelle convoitise. « Les meilleures terres qu’ils [les grands propriétaires] ont utilisées pendant de nombreuses années ne leur suffisent plus. Ils réalisent aujourd’hui que dans les collines, dans les montagnes, se trouve une marchandise qu’on a
déjà mentionnée ici : la richesse de la nature. Ils commencent donc à s’organiser pour mettre en place de nouvelles expulsions. […] Nos arrièregrands-parents, comme on dit, ont préservé ces terres que le capitalisme veut précisément accaparer en détruisant, en quelques années, ce qui se trouve sur la Terre-mère depuis des milliers de millions d’années 386. » C’est pourquoi les zapatistes luttent pour la mémoire et contre l’oubli. Leur lutte pour la restitution des terres prend sens dans un mouvement plus large qui est celui de la reconnaissance de la Terre-mère, de cette puissance génératrice et régénératrice de vie. Ils luttent pour la terre comme moyen de subsistance et pour la Terre comme condition de persistance de la multiplicité des formes de vie. Lorsqu’ils discutent et interagissent avec l’État, ils le font depuis une puissance et une autorité supérieure à l’État : celle de la Terre. La revendication, par les zapatistes, d’une reconnaissance de la culture indigène prend dès lors un sens irréductible à l’assignation identitaire dans laquelle l’État mexicain cherche à l’enfermer. Le mouvement zapatiste revendique un double héritage : celui de la révolution nationale portée par Zapata et celui de la Terre-mère portée par les peuples indigènes. Il prend forme à la croisée d’un devenir indigène de l’EZLN et d’un devenir révolutionnaire des indigènes, esquissant, petit à petit, les contours d’un devenir terrestre. Car le « choc culturel et politique 387 » provoqué par la rencontre des guérilleros et des communautés indigènes ne s’est pas fait en un jour. « Combien de temps nous a-t-il fallu pour nous rendre compte que nous devions d’abord apprendre à écouter et, après, à parler ? Je n’en suis pas certain, de l’eau a coulé sous les ponts depuis, mais je calcule que cela a dû nous prendre au moins deux ans. C’est-à-dire que ce qui, en 1984, était une guérilla révolutionnaire classique (soulèvement armé des masses, prise du pouvoir, instauration du socialisme par le haut et de martyrs, purges, etc., bref, le meilleur des mondes) était devenu en 1986 un groupe armé
composé d’une majorité écrasante d’indigènes, qui écoutait avec attention et qui bredouillait avec difficulté ses premiers mots, avec un nouveau maître d’école : les peuples indigènes 388. » Cette disposition à l’écoute, à l’attention à ce qui est différent, constitue sans doute la première étape de tout devenir terrestre en tant que devenir révolutionnaire. Car le renversement du pouvoir commence peut-être là, dans cette destitution du Sujet s’autoaffirmant dans sa toute-puissance quitte à faire table rase de ce qui le précédait pour lui imposer la loi de sa seule et unique volonté. Se mettre à l’écoute, c’est au contraire reconnaître que quelque chose nous préexiste avec quoi nous devons composer pour nous réinventer. C’est ouvrir la condition d’une réciprocité. Si tout processus révolutionnaire met en jeu un nouveau commencement, celui auquel nous invitent les zapatistes n’est pas le commencement ex nihilo de la révolution moderne, commencement sourd et autoritaire, mais bien plutôt le recommencement silencieux qui s’ouvre depuis l’épreuve d’une rencontre avec l’existant. C’est pourquoi les zapatistes préfèrent aujourd’hui se dire rebelles, désignant par là un devenir révolutionnaire qui, tout en remettant en question le modèle moderne de la révolution, en conserve l’exigence de justice et de transformation radicale de la réalité. Le mouvement zapatiste ouvre la voie à des révolutions terrestres. Si celles-ci impliquent de renoncer au schéma traditionnel du processus révolutionnaire, c’est qu’elles mettent en jeu un basculement bien plus profond qu’un simple changement de stratégie pour gouverner l’État et transformer l’économie. C’est tout un ethos, une manière de s’inscrire dans le temps et d’habiter la Terre, qui s’y dessine. Devenir révolutionnaire veut donc dire ici, de manière apparemment paradoxale, renoncer à « prendre le pouvoir », c’est-à-dire à s’installer aux commandes d’un dispositif panoptique et surplombant capable de transformer « les forces étrangères en objets qu’on peut observer et mesurer et donc ‘‘inclure’’ dans sa vision 389 ». Du point de vue du pouvoir, l’altérité
n’est pas l’occasion d’une rencontre et d’une réciprocité mais un objet à identifier, à dominer ou à contrôler, un danger ou un risque potentiel à conjurer. C’est ce qu’avait bien compris Zapata qui, au moment de la prise de Mexico, refusa de prendre le pouvoir, préférant revenir à ses terres et à sa vie de paysan. Le lieu du pouvoir est un non-lieu, il est hors-sol, déterrestré par essence. Le schéma suivi par la révolution russe de 1917 suit un mouvement diamétralement inverse à celui impulsé par Zapata. Alors que celui-ci renonce au pouvoir, les révolutionnaires bolcheviques organisent, de l’autre côté du monde, la prise de pouvoir de l’État russe avec le résultat que l’on connaît, celui de l’instauration d’un État totalitaire et écologiquement destructeur. Et ce n’est sans doute pas par hasard si l’une des premières exactions commises par l’État bolchevique fut le massacre des « armées vertes », ces armées de paysans à la tête desquelles se trouvait le pendant ukrainien de Zapata, le paysan anarchiste Nestor Makhno. D’abord alliées aux bolcheviques dans leur combat contre les armées blanches défendant la monarchie tsariste, les armées vertes seront par la suite écrasées par les « armées rouges », notamment en Ukraine, occasionnant des déplacements de population massifs, des pillages et des destructions de récoltes. Le modèle économique de la révolution « rouge » est aussi hors-sol que son schéma politique, puisqu’il se pense essentiellement depuis la ville et le développement d’une industrie productiviste dont la figure de l’ouvrier constitue le symbole. Le temps de l’industrie se confond avec celui de la production et de l’extraction. La « réappropriation des moyens de production » prônée par Marx n’est donc pas une garantie suffisante pour assurer l’autonomie des classes populaires. La revendication, par l’État socialiste, d’une égalité sociale masque la destruction des liens communautaires et terrestres qui seuls, en définitive, offrent les conditions de possibilité d’une autonomie collective. La destruction de ces liens aliène les peuples à l’État et à l’économie dont ils deviennent dépendants. Car du
point de vue de l’industrie, la Terre n’est qu’une ressource à exploiter et non un lieu habité. Pour les paysans au contraire, la Terre est la condition de leur subsistance et de leurs relations communautaires. Et cette terre est ellemême prise dans un ensemble plus large de cycles et de dynamiques terrestres. La Terre ne donne aux communautés qui l’habitent, ici et maintenant, que parce qu’elle est elle-même habitée et traversée par une multiplicité d’êtres, humains et autres qu’humains, vivants et non vivants, qui, chacun à sa manière, participent ou ont participé à la forger. Dans la perspective zapatiste, devenir rebelle veut donc aussi dire devenir terrestre. C’est se reconnaître en tant qu’habitant d’une Terre habitée par une multiplicité d’existants et réinscrire les temps de la vie humaine dans les temps des vies et cycles terrestres, dans les temps d’une mémoire qui précède et déborde l’humain. Les devenirs terrestres doivent permettre aux peuples de retrouver les conditions matérielles et spirituelles de leur invention collective, de leur capacité à faire peuples et à faire mondes depuis leur condition de terrestres. À faire advenir des peuples « qui ont la couleur de la terre 390 ».
Le temps-mètis des institutions terrestres « Dans la nuit du 1er janvier [1994], une armée indigène s’empare, pour la première fois dans l’histoire, de San Cristobal de Las Casas, Ocosingo, Las Margaritas, Altamirano, et, un peu plus tard, occupe brièvement trois autres municipalités chiapanèques au cri de “¡Ya basta !” suscitant la terreur de l’élite des coletos (prétendument descendants des conquérants espagnols) 391. » Au moment même où devait entrer en vigueur l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA) avec les États-Unis et le Canada, la montagne indigène du Chiapas surgit dans l’espace politique mexicain. Ce
faisant, elle ne fait pas que prendre par surprise un pouvoir en passe de vendre les terres et ressources mexicaines aux classes dominantes des pays du Nord, elle ouvre aussi la scène d’un autre temps, elle introduit le rythme d’un autre calendrier : le calendrier d’une résistance. La plus grande force des zapatistes tient sans doute dans leur capacité à se soustraire au temps du pouvoir, à la cadence du Capital (les superflux des datas, des valeurs d’échange, des biens et des populations) et au calendrier de l’État (les lois-cadres, sa lourdeur administrative et infrastructurelle, l’establishment des partis politiques et le temps restreint de l’électoralisme). Ils s’autorisent un autre temps, celui de la Terre-mère. C’est d’elle qu’ils tirent la force permettant de provoquer des tremblements de terre : non pas seulement pour user de tactique en inventant des stratagèmes capables de déjouer « le jeu de l’autre, c’est-à-dire [les règles] de l’espace institué par d’autres 392 », mais pour instituer leurs propres espaces, pour initier leurs propres dynamiques collectives et organisationnelles. Le calendrier de la résistance zapatiste dessine les contours d’un processus institutionnel agonistique leur permettant de dépasser l’opposition stratégie/tactique telle que la définit Michel de Certeau. Cette distinction, le philosophe la forge à partir d’une analyse de la vie qui fourmille dans les interstices des dispositifs de savoir-pouvoir érigés sous l’égide de la rationalité moderne d’une société de consommation (de l’espace urbain au supermarché en passant par les médias télévisés). Ces dispositifs opèrent sur un mode « stratégique ». Ils instaurent une maîtrise sur le temps par la délimitation d’un territoire propre à partir duquel ils peuvent « capitaliser des avantages, préparer des expansions futures et se donner ainsi une indépendance par rapport à la variabilité des circonstances 393 ». Les usagers de ces dispositifs se retrouvent à devoir faire œuvre de « tactique » pour se frayer des chemins dans les mailles serrées du pouvoir. La tactique, nous dit Certeau, « n’a pour lieu que celui de l’autre. Aussi, doit-elle jouer avec le terrain qui lui est imposé tel que l’organise la
loi d’une force étrangère. Elle n’a pas le moyen de se tenir en elle-même, à distance, dans une position de retrait, de prévision et de rassemblement de soi : elle est mouvement “à l’intérieur du champ de vision de l’ennemi” 394 ». Il entend ainsi montrer que, contrairement à l’impression d’omnipotence que tente d’imposer l’État sur son territoire afin d’obliger ses « sujets » à la résignation, les femmes et hommes de la vie ordinaire inventent mille usages et pratiques de subversion pour renverser le sens attribué par le pouvoir aux signes censés organiser leur soumission. Certeau observe, dans le tissu social de la vie moderne, des logiques et conflictualités similaires à celles à l’œuvre dans les territoires colonisés. « Ainsi la réussite spectaculaire de la colonisation espagnole auprès des ethnies indiennes a été détournée par l’usage qui en était fait : même soumis, voire consentants, souvent ces Indiens utilisaient les lois, les pratiques ou les représentations qui leur étaient imposées par la force ou par la séduction à d’autres fins que celles des conquérants ; ils en faisaient autre chose ; ils les subvertissaient du dedans – non pas en les repoussant ou en les transformant (cela arrivait aussi), mais par cent manières de les employer au service de règles, de coutumes ou de convictions étrangères à la colonisation qu’ils ne pouvaient fuir 395. » Les communautés zapatistes semblent, de leur côté, œuvrer à la création des conditions de possibilité d’une telle « fuite » collective car elles composent avec la variabilité des circonstances tout en se tenant, en ellesmêmes, dans une relative position de retrait, c’est-à-dire en construisant l’autonomie leur permettant de se maintenir dans la durée. De ce fait, elles ne sont pas sans cesse exposées au regard et à la loi du pouvoir avec lequel elles doivent cependant interagir, composer ou combattre. Elles ne sont pas, non plus, sans cesse soumises à sa cadence temporelle, notamment à la tyrannie médiatico-spectaculaire du pouvoir politique contemporain. C’est que les zapatistes choisissent toujours le moment de leur apparition publique, selon un agenda qui n’est pas celui de l’arène politique.
Ils peuvent ainsi disparaître et réapparaître quelques années plus tard, lorsque cela leur semble propice ou nécessaire, mais toujours selon une temporalité qui leur appartient. C’est ainsi qu’ils ont décidé, en 2012, de refaire irruption dans l’espace public, à un moment où le gouvernement mexicain faisait courir la rumeur qu’ils avaient disparu, que le souscommandant Marcos était mort 396. La plupart des déclarations publiques du sous-commandant Marcos sont datées du 1er janvier, « mois qui invoque conjointement passé, présent et futur 397 ». Manière, à nouveau, de marquer l’initiative temporelle et de réintroduire du mouvement au sein d’un ordre des places fixé par en haut : d’ouvrir un temps agonistique. Mais cette capacité à composer avec la variabilité des circonstances tout en se tenant dans la durée s’exprime peut-être de manière plus exemplaire encore dans l’inventivité institutionnelle du mouvement zapatiste. Dans la suite du soulèvement de 1994, les zapatistes créent des conseils composés de femmes et d’hommes élus par les municipalités autonomes appelées les « Aguascalientes 398 ». Les circonstances de cette création témoignent de la grande plasticité des zapatistes et de leur capacité à se mettre à l’écoute du monde, du peuple mexicain et des compas qui leur sont fidèles. En effet, le soulèvement de 1994 s’envisage d’abord comme une déclaration de guerre à l’État mexicain et en particulier au gouverneur Salinas dont ils réclament la destitution. Mais devant la réaction de la population mexicaine qui demande que cessent les combats, les zapatistes décident de changer de stratégie et de s’engager sur une voie moins armée que politique. S’ouvre alors une période d’intenses interactions avec la société civile qui donnent lieu à la création des Aguascalientes, mais aussi à diverses entités collectives portant les revendications indigènes et paysannes, notamment en ce qui concerne la reprise collective de terres, jusqu’à la création, en 1996, du Congrès national indigène (CNI). L’horizon que se donnent alors les zapatistes est de construire « un nouveau projet de
nation et de jeter les bases d’une nouvelle constitution 399 » qui donnerait toute leur place aux communautés indigènes en reconnaissant leurs droits et leur culture. Mais lorsque, en 2000, le gouvernement mexicain trahit le pacte scellé au cours de plusieurs années de négociations (les Accords de San Andrès) en proposant une contre-réforme constitutionnelle qui repose sur une conception assimilationniste et assistentialiste de l’indigénisme, les zapatistes abandonnent la stratégie politique nationale au profit de l’affirmation, en acte, de l’autonomie. Car ils comprennent alors qu’il est nécessaire, dès à présent, d’inventer le monde juste qu’ils souhaitent voir advenir et les institutions qui y correspondent : les institutions de l’autonomie. « Pour nous, l’autonomie ne signifie pas la fragmentation d’un pays ou le séparatisme, mais l’exercice du droit de gouverner et de se gouverner 400. » En 2003, les Aguascalientes seront dissoutes pour être remplacées par les Caracoles, nom donné aux cinq centres politicoadministratifs des grandes régions qu’ils et elles gèrent, et qui sont le siège des Conseils de bon gouvernement zapatistes. Le temps des institutions autonomes tient moins de la stratégie et de la tactique que de la mètis, au sens que lui donne James C. Scott 401. Ainsi, au métissage forcé que l’État mexicain chercha à imposer aux communautés indigènes pour qu’elles intègrent le fantasme d’un corps national(-colonial) homogène, les zapatistes opposent la ruse de la mètis, qui se caractérise par sa souplesse, sa dynamique, sa localité et son hétérogénéité. Scott reprend ce concept grec pour distinguer les formes de savoir vernaculaire, ancrées dans l’expérience locale, des formes de savoir abstrait, plus général et horssol, déployées par l’État et ses administrations techniques. À la différence de la tactique, la mètis ne se définit pas par rapport et contre le pouvoir mais, comme le montre Scott, tient en elle-même ses propres règles de déploiement. Il la distingue ainsi du couple épistémê/technê (« science/technique ») corrélatif de la logique d’État. La
technê repose sur l’application de règles rigides reproduisant un idéal-type, en cela elle diffère radicalement de la mètis 402. Cette distinction nous permet d’établir une différence entre ce que nous pourrions nommer une « institution-mètis » (située, autonome et vernaculaire) et une « institutioncadre » (étatique, faite de règles et de déterminations logiques générales et surcodées). Si l’on peut faire une analogie entre des modes techniques et des modes politiques de gouvernement, c’est que l’institution correspond à la mise en œuvre d’une « technique » collective, à la modalité processuelle d’un « faire communauté ». Par « technique » il ne faut donc pas seulement entendre un ensemble de procédures et de règles capables d’articuler la vie collective, mais, de manière plus large, les différentes manières de donner forme à des relations situées, dans l’espace et dans le temps. Au chapitre 4, nous avons défini l’institution comme la capacité à structurer un monde qui préexiste et survit à chaque génération en forgeant des alliances permettant de réactiver et d’inscrire dans le temps les relations constitutives d’un peuple. Or c’est moins dans le modèle technique de la machine – modèle par excellence de l’institution politique moderne – que nous trouverons de quoi penser la forme et la fonction des institutions autonomes que dans l’art de la mètis. Car entre la mètis et la machine se dessinent deux manières hétérogènes de penser l’inscription de la communauté dans le temps : la machine, elle, vise la perpétuation par la répétition du même et se conçoit comme un produit exclusivement humain, tout en étant capable de fonctionner indépendamment des êtres humains qui l’ont fabriqué, mais aussi sans considération pour les milieux de vie qui l’alimentent ; au contraire, la mètis articule, de manière indissociable, le temps de la vie communautaire, les pratiques qui l’actualisent et les situations matérielle et relationnelle dans lesquelles elle se déploie. Comment procèdent donc les communautés zapatistes pour inventer, en situation, des temps et institutions-mètis en dehors du cadre et du joug de l’État-Capital ? Et quelles en sont les diverses expressions ?
Tentons de relever les différents traits de la mètis telle que ces communautés la pratiquent sur le terrain et qui reconfigurent l’art d’un « bon gouvernement » en tenant compte des variations et frictions de terrain et des mémoires ancestrales qu’elles portent. 1/ Tout d’abord, on peut en voir une expression dans le caminar preguntando 403. Celui-ci peut être qualifié de processus institutionnel métis au sens où il s’invente en cheminant. Il s’agit là d’une disposition temporelle consistant à savoir regarder vers l’arrière pour pouvoir cheminer vers l’avant. Regarder en arrière, c’est se donner la possibilité de reconnaître que l’on a pu se tromper, que l’on a pris la mauvaise route ou que celle-ci n’est plus adaptée aux circonstances. C’est puiser dans le passé les potentialités non actualisées ou survivantes d’une réinvention au présent. Le processus institutionnel qui use de l’art de la mètis se caractérise par sa capacité à faire avec la variabilité et l’imprévisibilité des circonstances. La mètis est tout à fait adaptée aux contextes mouvants, indéterminés et particuliers, c’est pourquoi l’on peut dire d’une telle institution qu’elle est « autonome », c’est-à-dire adaptée à la situation et juste dans sa manière de cheminer avec le peuple, non malgré lui ou contre lui. Mais si la mètis compose avec les potentialités contenues dans le moment présent, elle ne se limite pas pour autant à une simple réactivité immédiate, à une action opportuniste. « Au cours de l’épreuve, l’homme de la mètis se montre […] tout à la fois plus concentré dans un présent dont rien ne lui échappe, plus tendu vers un avenir dont il a par avance machiné divers aspects, plus riche de l’expérience accumulée dans le passé 404. » L’art de la mètis, c’est aussi la capacité à « prévoir, par-delà le présent immédiat, une tranche plus ou moins épaisse du futur 405 ». Le temps-mètis ouvre des chemins dans l’épaisseur d’une mémoire ancestrale et terrestre, dans les enchevêtrements complexes du présent, du passé et du futur.
2/ Les Caracoles, ces institutions zapatistes, portent aussi un temps-mètis dans leur manière d’habiter les milieux de vie parce qu’ils sont locaux et situés, s’adaptant toujours au milieu singulier dans lequel ils s’inscrivent durablement. Ils composent avec les cycles de germination qui garantissent le retour de la vie, pratiquant une politique animique des usages terrestres plutôt que la politique extractiviste, productiviste et hors-sol que mène l’agro-industrie. Ils inventent et entretiennent des savoirs vernaculaires changeant d’un endroit à l’autre et tenant compte des enchevêtrements relationnels de chaque situation. « L’une des grandes raisons pour lesquelles la mètis est dénigrée, en particulier au sein du cadre hégémonique du savoir scientifique, tient au fait que ses “découvertes” sont pratiques, opportunes et contextuelles et non intégrables aux conventions générales du discours scientifique 406. » Du point de vue de la mètis, il n’y a pas la forêt (comme catégorie générale) mais cette forêt-ci articulant un ensemble de relations différenciées. Situées, ces institutions que sont les Caracoles se construisent à partir des villages et des communautés habitantes. Chaque communauté définit ses règles de vie locale, selon son historicité, les peuples qui la composent, sa situation géographique, son milieu de vie. Mais cela ne rend pas pour autant l’autonomie synonyme d’autarcie. Le Caracol n’est pas une bulle, il dessine une spirale indiquant tout à la fois un mouvement qui va de l’extérieur vers l’intérieur et de l’intérieur vers l’extérieur. La différence entre « intérieur » et « extérieur » n’est pas de nature mais de degré. Chaque degré forme un seuil, une zone de transition qui implique négociation, alliance. Le sous-commandant Marcos explique ainsi comment, à partir des différentes communautés, le mouvement a échafaudé plusieurs niveaux de structuration : le niveau local du village, le niveau régional qui regroupe entre 40 et 60 villages, le niveau municipal qui regroupe entre 3 et 5 régions
et qui constitue le niveau de la Commune autonome 407, chacune dotée de son Conseil de bon gouvernement et regroupant une grande diversité d’ethnies. Ce tissu institutionnel trouve un prolongement dans différentes modalités de lien avec la « société civile » 408 mexicaine mais aussi au-delà, au niveau international. L’enjeu consiste à « reconstruire la nation mexicaine par le bas 409 ». Cela exige d’articuler plusieurs niveaux de construction. Un premier niveau, « interne », qui répond à la nécessité de coordonner les différentes communautés autonomes, de rééquilibrer les écarts (de richesse notamment), de répondre aux conflits qui peuvent émerger en leur sein et sur leurs marges. Un deuxième, « externe », qui met en lien, crée des ouvertures, des espaces de dialogue, de partage, avec la « société civile » mexicaine. Un troisième niveau qui consiste à créer un réseau de solidarité internationale, à soutenir des processus similaires ailleurs dans le monde, bref, à contribuer aux révolutions terrestres en cours. L’intérieur et l’extérieur sont ainsi entrelacés, forgeant au cours du temps des Caracoles ouverts sur le monde tout en se ré-inventant selon leurs problématiques propres : ils instituent des temps-mètis, spiralés, et se relient entre eux tout en gardant une relative autonomie. 3/ Mais quelle que soit l’échelle d’exercice, la démocratie directe reste la condition nécessaire de l’autonomie et de la capacité des institutions autonomes à s’adapter à la spécificité de chaque situation, de chaque milieu de vie. De là un des principes fondamentaux qui articulent la dynamique relationnelle d’un bon gouvernement zapatiste : « Commander en obéissant ». Ceux qui « commandent », c’est-à-dire les délégués désignés par la population, ne dirigent pas mais obéissent en appliquant les décisions prises par la collectivité. Ils peuvent donc à tout moment être destitués s’ils ne respectent pas leur mandat 410. En effet, seule la démocratie directe permet
d’éviter le phénomène de déterrestration caractéristique de toute logique étatique. Elle seule peut véritablement tenir compte de la singularité des êtres et relations qui composent la communauté d’habitation, non seulement sur le plan politique et social, en garantissant l’égalité des êtres humains (femmes et hommes), en retissant quotidiennement la trame de leurs alliances, mais aussi au niveau écologique, en tenant compte des alliances multispécifiques entre les différents êtres qui composent les milieux de vie, en prenant soin de réinscrire les activités humaines dans les cycles et temporalités terrestres. 4/ Si l’autonomie est une des conditions du caractère terrestre d’une institution, l’inverse n’est pas le cas. Une institution peut être autonome d’un point de vue politique et social sans pour autant être terrestre. En effet, les institutions terrestres ne sont pas seulement situées, elles sont aussi relationnelles. L’institution se définit par sa capacité à nouer des alliances dans le temps. Alliances qui permettent d’activer et de réactiver des relations à différents niveaux : communautés, communalités, communs 411. Les institutions terrestres se démarquent ainsi du modèle grec de la démocratie envisagée depuis la perspective de la polis, puisqu’elles ne postulent pas de séparation entre l’espace public démocratique, l’espace de la vie domestique et celui de la nature sauvage, mais reconnaissent une continuité entre différentes expressions et manifestations de la vie au sein d’ensembles socio-cosmiques relationnels enchevêtrés 412. L’espace de la décision politique est associé à celui des usages de la terre et tient compte des relations multispécifiques qui articulent les communautés de vie. L’action politique ne se conçoit plus comme séparée des autres formes d’activités humaines et autres qu’humaines, mais comme capacité à garantir le renouvellement des conditions de vie collective, à tisser la trame d’un corps-territoire commun. Cela remet en question la distribution genrée et spécifique des espaces et des temps, au profit d’une pluralité d’alliances et
de cycles temporels à la fois transgenrés et multispécifiques. En ce sens, l’institution terrestre vise moins à garantir la répétition du même qu’à accompagner les processus de transformations collectifs en nouant les alliances permettant d’inscrire ces transformations dans la durée. 5/ De là le dernier trait caractéristique de la mètis que l’on retrouve dans les institutions zapatistes : l’art de la métamorphose. Lorsque les zapatistes portent le passe-montagne, ce n’est pas seulement comme moyen de protection et d’anonymisation face au pouvoir de l’État mexicain, mais aussi comme signe d’une désidentification, d’un écart à soi et d’une ouverture à l’autre. Le passe-montagne devient le masque à travers lequel peut s’exprimer une foule de voix. « Derrière notre visage noir, derrière notre voix armée, derrière notre nom imprononçable, derrière ce que vous pouvez voir de nous, derrière, c’est nous-vous qui êtes là. Derrière cela, ce sont les mêmes hommes et les mêmes femmes simples et ordinaires qui se répètent dans toutes les races, qui sont peints de toutes les couleurs, qui se parlent dans toutes les langues, qui vivent en tous lieux. Les mêmes hommes et les mêmes femmes oubliés, les mêmes exclus, les mêmes qui ne sont pas tolérés, les mêmes qui sont persécutés. Nous sommes les mêmes, vous et nous. Derrière nous, c’est nous-vous qui êtes là. Derrière nos passemontagnes, il y a le visage de toutes les femmes exclues, de tous les indigènes oubliés, de tous les homosexuels persécutés, de tous les jeunes traités avec mépris, de tous les immigrants frappés, de tous les prisonniers enfermés par leurs mots et pour leur pensée, de tous les travailleurs humiliés, de tous les morts, morts de l’oubli, de tous les hommes et toutes les femmes simples et ordinaires qui comptent pour rien, qui ne sont pas vous, qui ne sont pas nommés, qui n’ont pas de futur 413. » Le visage noir se fait porte-voix de tous les exclus et oubliés : des vivants et des morts, des humains et autres qu’humains. Depuis la montagne, le passe-montagne
devient le porte-voix de la multiplicité des mondes et de leurs devenirs terrestres.
Le temps animique des peuples terrestres Dans son Calendrier de la résistance, le sous-commandant Marcos raconte comment, au cours d’une nuit, fut prise la décision de dissoudre les Aguascalientes et de les remplacer par les Caracoles. Le gastéropode à coquille apparaît dans le récit du vieil Antonio racontant « l’histoire de celui qui soutenait le ciel ». « Selon nos plus lointains ancêtres, il faut soutenir le ciel pour éviter qu’il ne tombe. […] Et celui-là parmi ceux qui soutiennent le ciel ne dort jamais, il doit toujours veiller et être prêt à réveiller ses semblables quand le mal vient frapper la terre. Et les plus anciens, les plus sages dans la marche et dans la parole, disent qu’un escargot pend sur la poitrine de celui-là parmi ceux qui soutiennent le ciel et qu’avec cet escargot il écoute les bruits et les silences du monde pour voir si tout est comme il faut, et qu’avec cet escargot il appelle les autres qui soutiennent le ciel pour qu’ils ne s’endorment pas ou pour qu’ils se réveillent 414. » Lorsque, comme aujourd’hui, en ces temps de catastrophes et de destruction planétaire, le ciel semble littéralement nous tomber sur la tête, l’escargot devient le symbole de la réactivation et du réveil de forces collectives capables de faire face à l’effondrement. Il devient la métaphore d’une institution qui, loin de la rigidité imperturbable et hors-sol de l’État, loin, aussi, de l’instabilité artificiellement produite par le capitalisme pour obliger les individus à s’adapter incessamment à ses normes, tisse la trame d’une durée collective dans les interstices mouvants d’une terre animée. L’escargot désigne ici tout à la fois la conque qui sert à appeler les assemblées et « la structure qui se développe lentement en spirale, plutôt que vite et verticalement 415 », structure capable d’épouser les plis de la
terre, ses variations et ses irrégularités. Structure poreuse qui articule le passage de l’extérieur vers l’intérieur et de l’intérieur vers l’extérieur. « Ces Caracoles seront donc comme des portes permettant d’entrer dans les communautés et permettant aux communautés de sortir ; comme des fenêtres pour nous voir dedans et pour que nous puissions voir dehors ; comme des porte-voix permettant d’envoyer au loin notre parole et pour écouter la parole de qui est au loin. Mais surtout, pour nous rappeler que nous devons veiller et être attentifs à la bonne marche des mondes qui peuplent le monde 416. » L’institution est donc une porte par laquelle il est possible de rentrer et de sortir, mais c’est aussi la marque d’un seuil : celui d’un recommencement. Car instituer cela veut dire aussi, et peut-être avant tout, instituer un temps, une durée collective. L’institution du Caracol ne vise pas à fonder un nouvel État mais à ouvrir le seuil d’un passage et d’une transformation pour laisser émerger « un monde nouveau 417 », c’est-à-dire une autre manière de faire consister du commun dans le temps, et ce, tout en cohabitant avec d’autres mondes possibles, passés et à venir. Le Caracol fait donc image d’un autre rapport au temps, et cela à double titre. Face à l’accélération du capitalisme mondialisé et au présentisme que nous impose la gouvernementalité anthropocénique, le Caracol nous invite au contraire à décélérer, à prendre le temps, à reprendre la main sur un temps que nous semblons avoir définitivement perdu pour retisser les liens à même nos lieux de vie. Le pari zapatiste consiste à dire que, de manière apparemment paradoxale, ce n’est pas en accélérant que l’on répondra à l’urgence de la crise planétaire, urgence qui devient aujourd’hui un prétexte pour justifier l’instauration de pouvoirs autoritaires, toujours plus coercitifs et déterrestrés. C’est au contraire en ralentissant que l’on pourra devenir terrestres, en se mettant à l’écoute des rythmes de la Terre, de ses soubresauts et variations que l’on apprendra à faire avec son instabilité et à inventer, en fonction des situations, les alliances adéquates :
à voir et sentir depuis la Terre, depuis « le ventre fertile qui engendre tous les temps 418 ». Mais instituer le Caracol, ce n’est pas seulement faire le pari de la lenteur contre l’accélération, c’est aussi reconsidérer le temps selon la dynamique d’un mouvement spiralé contre la flèche unidirectionnelle de l’histoire dominante. C’est relire l’histoire à rebrousse-poil et puiser dans la mémoire les forces de la persistance et du recommencement. Car la mémoire qu’invoquent les zapatistes n’est pas celle d’un passé révolu, d’un temps initial et originel qu’il s’agirait de perpétuer ou de répéter, mais celle où persiste la présence des absents, celle des morts ou des ancêtres qui, malgré leur disparition, continuent à vivre avec nous et à dessiner les contours de nos existences contemporaines. « Nous sommes en janvier et c’est l’Oaxaca. Le Soleil y dévoile progressivement une colline à la cime tronquée et coiffée de constructions préhispaniques. Différentes époques ont donné différents noms à cette colline. Ainsi fut-elle nommée colline du Tigre, on l’appela colline des Pierres précieuses et elle fut connue comme la colline de l’Oiseau pur. Actuellement nos contemporains l’appellent Monte Alban. […] En haut, un orage salue de ses éclairs le vol décidé de l’ara… En bas, Monte Alban repose avec son bâtiment flèche qui rompt la monotonie de cet ensemble cérémoniel et signale qu’il manque des pièces pour comprendre ce que nous voyons. Comme s’il nous rappelait que ce qui manque est plus grand et merveilleux que ce qui s’offre aux regards. […] C’est pourquoi il faut s’interroger sur ce que nous avons là. Se demander par exemple qui sont ces absents qui rendent cependant possible qu’existent aujourd’hui des images de dieux, de caciques et de prêtres. Se demander qui se tait quand ces ruines parlent 419. » Le récit du sous-commandant Marcos met ici en jeu ce que l’on pourrait appeler une géologie de la mémoire : une relecture terrestre de la mémoire, de ses stratifications et transformations. Manière de dire que la mémoire est
d’abord celle des corps. Elle est la trace de corps et la trace de leurs relations, survivant à travers les âges, insistant à revenir ou persistant en sous-jacence. En faisant remonter ces traces, la géologie de la mémoire destitue les fictions du pouvoir, les récits fondateurs par lesquels il invisibilise et fait basculer dans l’inexistence ce qui le précède ou le conteste. La mémoire fait ressurgir l’inactuel dans l’actualité resserrée du présentisme, elle réveille des forces ou des récits perdus dans les limbes de l’oubli. En ce sens, il serait possible de voir dans le Caracol une image inversée de la figure romaine du dieu Janus, dieu de la transition – des fins, des commencements, des entrées, des sorties et des passages. Janus bifrons a un de ses visages tourné vers le passé et l’autre vers l’avenir. Il marque la césure et le passage entre le passé et l’avenir, l’ouverture d’un nouveau cycle. Le premier mois du calendrier mensuel porte son nom : janvier. Le nom de Janus est relié étymologiquement au terme ianua, la porte, et Janus est lui-même désigné comme le janitor – le gardien des portes du ciel. Or là où les zapatistes conçoivent la tension entre passé et avenir sous la modalité du cheminement, d’un processus de transformation et de remise en question, les Romains l’ont érigé en principe fondateur. Ils ont transformé l’épreuve initiatique du passage en moment initial, en pur commencement, en point de départ absolu. Le but étant de fonder une « Rome éternelle » qui peut s’étendre à l’infini par la conquête territoriale ; le centre ne bougeant pas, Rome est l’assise stable d’une expansion aux limites mouvantes et potentiellement infinies. Janus, aussi qualifié de « Père » (Pater) pour signifier sa place primordiale dans le panthéon romain et de « Semeur » (Consivius) pour marquer son rôle d’initiateur, de créateur, est donc, par excellence, le symbole de l’autorité romaine. Les Romains avaient en effet compris que, si l’institution fait tenir une communauté, ce qui tient l’institution elle-même, c’est l’autorité qui la légitime.
Ils distinguaient donc l’auctoritas de la potestas 420. Cette dernière met l’accent sur l’exercice du pouvoir, alors que la première désigne ce qui légitime cet exercice. Si le commandement permet d’agir au présent, dans l’espace, l’autorité, elle, permet d’envisager son inscription dans le temps. Et cela en un double sens, puisque l’autorité n’est pas seulement ce qui fait tenir dans le temps, dans une durée qui préexisterait de manière « naturelle », elle est aussi ce qui ouvre et institue un temps nouveau, une nouvelle manière de raconter les relations entre existants, de retracer des généalogies, de lier le passé et l’avenir. Ce qui fait qu’elle a été si souvent associée à la religion dont l’étymologie renvoie notamment à l’idée de lien (religare au sens de « relier »). La temporalité mise en jeu par l’autorité est paradoxale puisqu’elle précède et ouvre la successivité du temps tout en maintenant le lien dans la succession. C’est pourquoi l’autorité est généralement associée à une puissance divine et mise en scène à travers un récit mythique, c’est-à-dire inscrit dans un temps « hors temps ». Le mythe de la fondation de Rome vise à instituer une autorité qui permettra à la Cité de tenir dans le temps, par-delà la succession des vies et des morts. Selon Arendt, cet acte de fondation servira de modèle aux révolutions modernes 421, même si elles déplaceront le lieu à partir duquel prend forme l’autorité, celle-ci résidant moins dans un acte originel passé que dans la promesse d’un accomplissement futur. Or l’assimilation établie par les Romains entre autorité et fondation n’a rien de naturel ni d’évident, contrairement à ce que semble supposer Arendt. Si l’autorité renvoie à la puissance des commencements, l’acte qui consiste à circonscrire cette puissance dans un lieu et un temps défini – celui de la fondation – revient en fait à la capturer pour la transformer en pouvoir. Le récit qui ouvre et autorise l’institution de la civitas romaine relate ainsi l’acte décisif auquel toutes les actions ultérieures devront se rapporter pour être reconnues et légitimées d’un point de vue politique. L’acte de fondation constitue un principe originaire et suprême qui, telle
une source première et unique abreuvant les membres de la communauté et leurs descendants, fournirait aux institutions les ressources vitales nécessaires à leur perpétuation. S’engager dans l’existence politique n’a pas d’autre sens, pour les Romains, que de conserver la fondation de la cité de Rome. « Tout se passe comme si cet acte de fonder sécrétait pour ainsi dire nécessairement sa propre stabilité, sa propre permanence 422. » Cette conservation se réalise par la perpétuation de la tradition, par la transmission du passé et du témoignage des ancêtres (masculins) d’une génération à l’autre. Fonder veut donc dire : arrimer la puissance génératrice, par définition flottante et multiple, à un principe de gouvernement univoque, c’est-à-dire à un système normatif homogène. L’acte de fondation est une capture du temps. En assimilant le temps du mythe à celui de l’acte fondateur, les Romains ont assis leur prise sur le temps historique, ils ont subordonné la pluralité des temporalités humaines et terrestres à l’univocité d’un événement unique. Le récit mythique de la fondation intègre, pour mieux la neutraliser et l’effacer de la mémoire, la puissance qui la précédait 423. C’est ainsi que, dans le récit de la fondation de Rome, la puissance de la nature à la fois sauvage et nourricière, incarnée par la louve qui nourrit les frères fondateurs de Rome, Remus et Romulus, se trouve capturée et domestiquée au sein de la Cité politique. La Constitution des États-Unis d’Amérique ne procédera pas autrement. Comme le rapporte l’historien Jack Weatherford, les « pères fondateurs » se sont largement inspirés de l’esprit et des formes de gouvernement des peuples iroquois tout en prenant soin d’effacer de la mémoire collective les traces de leur dette 424. Tout autre est le geste zapatiste. Il ne s’agit pas de fonder mais au contraire de destituer toute prétention univoque et fondatrice pour rouvrir la voie à l’émergence de la pluralité des mondes, étouffée par la domination de « l’hydre capitaliste ». Car leur autorité, les peuples zapatistes ne la tirent pas d’un acte de fondation mythifié mais de la Terre considérée comme
puissance génératrice, Terre qui s’exprime notamment à travers les voix des ancêtres. L’invocation de la mémoire vise donc moins à asseoir une identité ou un pouvoir qu’à convoquer les puissances terrestres. En ce sens, la mémoire tient d’un temps mythique, mais dans un sens tout autre que celui du mythe fondateur romain. C’est pourquoi le sous-commandant Marcos peut dire que sa rencontre avec les communautés indigènes fut aussi l’occasion de découvrir « un usage du temps très curieux : on ne sait pas de quelle époque ils te parlent ; ils peuvent te raconter une histoire qui peut aussi bien s’être passée il y a une semaine, il y a 500 ans ou quand le monde a commencé 425 ». Ainsi, dans le récit mémoriel qu’en produisent les zapatistes, la date de 1997 (moment où les 1 111 délégués zapatistes arrivent à Mexico) et celle de 1914 (lorsque Zapata arriva à Mexico) se superposent jusqu’à se confondre : « Cela se passait en 1914. Aujourd’hui, en 1997, l’histoire n’a pas changé 426 » (10 avril 1997). C’est aussi cette apparente assimilation du temps historique et du temps mythique qui semble à l’œuvre dans l’identification de la figure de Zapata à celle de Votán, connu comme le troisième jour du calendrier tzeltal et comme figure tutélaire, « cœur et protecteur du peuple 427 ». C’est pourquoi, « quand Marcos raconte la vie de Zapata au vieil Antonio, celui-ci rit d’une si pauvre version et commence à relater, depuis l’origine du monde, la véritable histoire de Ik’al et de Votán, dont Zapata n’est à ses yeux qu’une manifestation particulière (13 décembre 1994). La figure de Votán Zapata, principe atemporel successivement incarné dans différents temps historiques, est la claire expression d’un temps mythique selon lequel le même revient toujours sous des apparences distinctes : “Nom sans nom, Votán Zapata a regardé en Miguel [Hidalgo], a cheminé en José María [Morelos], en Vicente [Guerrero] a été, s’est nommé en Benito [Juárez], a volé en Pajarito,
chevauché en Emiliano [Zapata] et crié en Francisco [Villa], s’est vêtu en Pedro” (10 avril 1994) 428 ». Le temps de la mémoire ne suit pas le cours linéaire de l’enchaînement des événements mais celui spiralé d’une incorporation paradoxale, celle d’un « esprit » (ou relation affectante) qui, revenant à travers un nouveau corps, se nourrit dans un même mouvement d’hier, d’aujourd’hui et de demain. Le temps mythique mobilisé par la mémoire ne s’oppose donc pas au temps historique mais s’entrelace à lui de manière continue et dynamique à travers des spirales temporelles pour donner forme à ce que nous appelons « le temps animique ». Pour comprendre ce temps animique, il faut revenir à la lecture que l’anthropologue Eduardo Viveiros de Castro propose du mythe à partir de sa rencontre avec les peuples amérindiens d’Amazonie. Si le mythe raconte le moment de création, de survenue d’un monde depuis des puissances primordiales et chaotiques, il ne s’assimile pas à un événement unique, à un état originel, mais à une condition précosmique, préindividuelle et métamorphique qui persiste, de manière latente, dans le présent 429. Le temps « hors temps » du mythe relève d’un temps événementiel, au sens que Deleuze donne à l’événement – « la part, dans tout ce qui arrive, de ce qui échappe à sa propre actualisation ». Cet événement n’est autre que l’excès de vie par lequel des puissances virtuelles font naître des formes et des institutions tout en débordant les formes instituées qui en ont émergé. Il ne se déroule pas dans un avant fondateur, mais doit, pour se maintenir, être sans cesse remis en jeu, réactivé, réarticulé. Il renvoie donc moins à un temps des origines et de l’initial qu’à un temps du passage, de l’initiatique. C’est la fonction du rituel que de réactiver et de réarticuler, au présent, les puissances qui supportent et animent les institutions, qui tiennent ensemble une communauté de destin : il doit ouvrir le passage du virtuel à l’actuel, du latent au manifeste, de l’absent au présent, des morts aux vivants. Si le temps de l’histoire est celui des forces actualisées (des
« faits » constatables, observables), celui du mythe met en jeu des forces virtuelles qui persistent en sous-jacence et qui peuvent à tout moment faire irruption et bouleverser les coordonnées qui structurent un champ de forces constitué. Histoire et mémoire ne mettent donc pas en jeu le même régime de forces, ce qui ne veut pas dire qu’elles s’opposent. Une relecture critique de l’histoire peut réactiver une mémoire et réveiller des forces refoulées ou écrasées par un système de domination, là où au contraire l’histoire du pouvoir peut invisibiliser ou capturer à son profit certaines forces mémorielles pour imposer sa domination. L’appel à la mémoire des zapatistes doit se comprendre comme un appel à des forces qui ont été refoulées, écrasées par le pouvoir et qui seules seront capables de déjouer la répétition factuelle de l’histoire dominante. Zapata n’est donc pas la répétition de Votán au sens où il reproduirait, de son vivant, un même enchaînement d’événements. Ce n’est pas la factualité historique qui se répète à travers Zapata, mais une certaine manière de réveiller et d’incorporer des forces (des relations affectantes), des puissances virtuelles qui persistent de manière latente et qui peuvent à tout moment ressurgir. Zapata est le nom d’une force virtuelle et impersonnelle, d’un esprit. Il en est la personnification temporaire, une des possibles incorporations. C’est pourquoi cette force ne disparaît pas avec la mort de Zapata. Elle revient à l’état de virtualité qui peut à nouveau faire irruption. De Votán à Zapata en passant par Miguel, José Maria, Vicente, Benito, Pajarito, Francisco et Pedro, ce sont les mêmes forces qui s’incorporent de manières différentes au cours de l’histoire. Puissance destituante de la mémoire mais aussi puissance instituante, créatrice. Dans un article intitulé « Principes du “bon gouvernement”, politique et rituel chez les mayas tsotsils du Chiapas », Rocío Noemí Martínez González met en lumière la manière dont les communautés zapatistes articulent le principe politique du bon gouvernement autonome et l’autorité de la Terre-mère incarnée par
l’ancêtre immémorial Me’el (la grand-mère) au cours du rituel du K’in tajimol (« les jeux du soleil »). « Cette entité incarne la totalité de l’univers maya (osil balamil), associant deux territoires complémentaires, les Hautes et les Basses Terres, tout en figurant dans le même temps un “moi collectif” qui revient chaque année du monde des morts pour rappeler aux vivants les principes du bon gouvernement que les a’mtel patan (autorités du monde des vivants) doivent respecter, comme un service au peuple. Ce que produit la ‘‘Terre-mère’’ doit être distribué en réciprocité du travail (comme service) que réalisent les collectivités humaines qui s’en nourrissent. Ceci n’implique pas seulement l’aspect biologique de se nourrir de la Terre, mais aussi de se nourrir, en tant qu’éléments constitutifs de la Terre dans l’imaginaire collectif des Tsotsils, entre personnes et collectivités (humaines, animales, végétales). Ne pas respecter cette réciprocité pourrait déclencher les forces destructrices de la “Terre-mère”, provoquant catastrophes et maladies 430. » L’institution du Caracol tire donc son autorité d’une mémoire ancestrale envisagée comme pouvoir de recommencement attaché à l’immémorialité de la Terre et aux cycles de la vie terrestre. C’est ainsi que, durant les cinq jours du mois le plus court de l’année maya, « les morts se réveillent avec toutes leurs puissances (protectrices et destructrices) et viennent sur terre “nous montrer qui nous sommes”, faisant resurgir la mémoire des conflits non résolus tout au long de l’histoire 431 ». Le rituel articule sur un plan collectif une fonction politique et curative. C’est sans doute une des raisons pour lesquelles il est repris et reconstitué par la communauté tsotsile en 1996, après le soulèvement de 1994, « manière de lutter “pour la mémoire et contre l’oubli”, dans un territoire qui donnera refuge à plus de 12 000 déplacés, résultat de l’offensive contre-insurrectionnelle du gouvernement fédéral à l’encontre des zapatistes 432 ». Le rituel met en scène des équipes, incarnant des puissances cosmiques différenciées, conflictuelles mais complémentaires, dont la tâche est de
réveiller les morts qui vivent sous terre 433. Les morts incarnent des « entités animiques extérieures au corps humain constituées par des animaux, mais aussi par des éléments naturels ou des artefacts. C’est de ces âmes que l’on reprend la force 434 ». Ils remplissent le plus souvent une fonction de guérisseur/guérisseuse. Ainsi en est-il de Me’Tsakel et de M’Kabinal « séparément, les deux moitiés du monde conformant une totalité. À elles s’adresseront les autorités du monde des vivants pour solliciter leur bienveillance envers les villages qui constituent la totalité des communautés formant le territoire 435 ». Mais le rituel rend aussi possible l’inclusion, parmi les peuples originaires mayas tsotsils, de « ceux qui viennent de l’extérieur : les noirs et les métis 436 ». Le rituel permet donc de renouer les liens de la communauté tout en l’inscrivant dans un processus d’ouverture et de transformation. L’analyse de Martínez González nous permet de mettre en lumière la double dimension de ce que nous avons appelé « la géologie de la mémoire ». Il y a d’abord la mémoire singulière des peuples, celle qui, pour les zapatistes, va de Votán à Zapata. Dans d’autres contextes, il serait possible de dessiner d’autres lignes généalogiques/géologiques sur lesquelles défileraient d’autres personnages, d’autres incorporations de ces puissances affectantes. C’est la mémoire de ce à quoi l’on tient, de ce qui nous affecte et nous singularise dans cet affect, la mémoire qui permet à un peuple d’habiter un lieu, de le tisser de relations. Mais il y a aussi une autre dimension de la mémoire : mémoire de ce qui nous tient, nous fait tenir, qui donne consistance à la multiplicité des devenirs singuliers, des manières de faire peuple. Cette autre dimension est celle de l’immémorialité de la Terre : non pas sol où s’enraciner ni principe fondateur mais écart générateur de relations : géomémoire. Mémoire de la Terre comme puissance régénératrice. Pour éviter de se refermer sur lui-même, un peuple doit sans cesse puiser dans la mémoire immémoriale des forces terrestres, il doit mettre en
œuvre un rapport spiralé au temps : non pas temps linéaire de la succession des « maintenant », mais capacité à ressourcer, à réactiver, à relancer les liens, les attachements socio-cosmiques, par-delà la mort. C’est ainsi que, lorsque le zapatiste Galeano est tué, le sous-commandant Marcos s’éteint et ressuscite au même moment sous le nom de sous-commandant Galeano 437. La géologie de la mémoire pratiquée par les zapatistes met en jeu un rapport au temps qui n’oppose pas l’histoire au mythe, ni ne réduit le mythe à un acte de fondation initiant une continuité historique linéaire : il s’agit d’un temps animique qui relance l’histoire et ses rapports de force constitués en réactivant des puissances virtuelles pour que surgissent de nouvelles forces créatrices et instituantes, de nouveaux devenirs.
Géogène ou le temps des révolutions terrestres Recommencer donc, pour rendre justice. Pour soigner le passé, le présent et l’avenir. Et affronter ce qui nous arrive. « En vrais spécialistes de fins du monde, les Mayas et tous les autres peuples indigènes des Amériques ont beaucoup à nous apprendre maintenant que nous nous trouvons au seuil d’un processus de transformation de la planète en quelque chose de ressemblant à l’Amérique du XVIe siècle : un monde envahi, rasé, décimé par de barbares étrangers 438. » Car ce ne sont plus seulement les peuples indigènes des Amériques qui sont aujourd’hui concernés par la « chute du ciel 439 », mais l’ensemble des habitants de la Terre confrontés à la destruction de leurs milieux de vie. De l’acidification au réchauffement des océans, de la destruction des écosystèmes à la sixième extinction massive d’espèces, les données se multiplient pour indiquer que tous les seuils et limites qui
maintenaient le fragile équilibre naturel ont été franchis, nous plongeant dans une ère nouvelle synonyme d’instabilité et d’inconnu. Face à ce qui se présente à nous tel un effondrement, les peuples indigènes ont, comme le disent Danowski et Viveiros de Castro, beaucoup à nous apprendre, car ils ont su résister et persister à vivre malgré la dévastation et la destruction de leurs mondes, et cela non pas en érigeant de nouveaux pouvoirs mais en puisant dans les temps d’une mémoire immémoriale, la géomémoire, les forces capables d’affirmer la vie. Mais qui sont les « barbares étrangers » qui, aujourd’hui, sèment le chaos sur leur passage ? Et comment nommer le temps qui s’ouvre dans leur sillage ? Certains savants contemporains, particulièrement dans les sphères des sciences du Système-Terre, envisagent de donner à l’époque qui s’ouvre le nom d’Anthropocène. Cette qualification, qui n’a pour l’instant pas été adoptée par la Commission internationale de stratigraphie, a été forgée en 2001 par le chimiste Paul Josef Crutzen et le biologiste Eugene Filmore Stoermer. Ce terme a ceci de particulier qu’il ne nomme pas une période de l’histoire, mais une ère géologique, celle qui succéderait à l’Holocène. L’hypothèse défendue à travers ce concept est qu’après avoir connu, dans le cadre de l’Holocène, 13 000 ans d’une relative stabilité interglaciaire permettant l’émergence des civilisations humaines, les conséquences provoquées par la révolution industrielle du XIXe siècle en termes d’extraction des ressources et de pollutions terrestres auraient élevé l’humanité au statut de force géologique comparable aux éruptions volcaniques ou aux tsunamis dans leurs impacts sur l’équilibre planétaire. De là le qualificatif d’« anthropocène » signifiant « l’âge de l’homme ». C’est ainsi que l’histoire humaine rencontrerait l’histoire de la Terre inaugurant le temps d’une géohistoire, d’une histoire devenue indissociable des transformations et basculements géologiques. Ce faisant, le concept d’Anthropocène fait tomber une illusion : la croyance moderne dans une histoire humaine séparée de la nature.
L’Anthropocène serait le nom de la « fin de l’histoire », c’est-à-dire d’une histoire qui se pensait indépendante des autres formes d’existence terrestres, d’une histoire (moderne) qui posait la Terre comme un cadre extérieur et passif face aux actions humaines, un grand décor de théâtre. Mais au moment même où il démasque l’illusion moderne, il la porte aussi à son comble. En effet, en inscrivant l’époque « nouvelle » (« cène ») sous la figure tutélaire de l’Anthropos, il réitère le principe unificateur et abstrait de la modernité en présentant l’Humanité, réduite au statut d’« espèce humaine », comme un tout homogène et indifférencié 440, niant par là les conflits de classe qui structurent la géopolitique internationale ainsi que la diversité des manières d’habiter la Terre 441. De ce point de vue, le concept de Capitalocène 442 semble plus juste pour nommer les causes de la dévastation en cours et pour nous aider à identifier les « barbares étrangers » qui, aujourd’hui, détruisent les conditions de renouvellement de la vie terrestre (des États aux multinationales). C’est moins l’Humanité que le capitalisme et son processus d’accumulation infini qui ont mené au désastre écologique. Cependant, le concept de Capitalocène ne va pas jusqu’à remettre en question la centralité du protagoniste humain ni la fiction d’une « commensurabilité de l’agir humain avec le globe 443 », laquelle commensurabilité est véhiculée par le récit de l’Anthropocène. Or il ne faudrait pas s’y tromper, nommer une nouvelle époque n’est pas seulement un acte descriptif, mais comporte aussi une dimension prescriptive, et cela d’autant plus lorsque cette nomination entend participer à l’institution d’une nouvelle autorité, contribuer à légitimer un nouveau pouvoir. De quoi l’Anthropocène est-il le nom ? Selon le philosophe Federico Luisetti 444, le récit de l’Anthropocène rejouerait à nouveaux frais la fiction de l’état de nature proposée au XVIIe siècle par Hobbes pour justifier l’institution de l’État-Léviathan. Mais à la différence du scénario hobbessien, l’état de nature anthropocénique ne décrit pas l’état de guerre
permanent entre des individus humains mais une situation de chaos socioenvironnemental global justifiant l’instauration d’un géopouvoir. Face à l’instabilité climatique, l’Humanité (c’est-à-dire en fait l’élite des savants et experts) devrait reprendre la Terre en main pour lui imposer ses propres normes. Ce qui trouve une confirmation dans les ambitions géoingénieuriales de Crutzen qui propose de procéder à des manipulations à grande échelle de l’environnement afin de limiter le réchauffement climatique 445. Le fait même de situer le début de l’Anthropocène au moment de la révolution industrielle marquée par l’invention de la machine à vapeur permettrait ainsi, en retour, de valider le projet politique d’une réponse elle aussi industrielle. Mais, par-delà les figures savantes, l’ambition générale d’une maîtrise et d’une appropriation des conditions de reproduction de la vie elle-même (et non plus seulement des conditions d’habitabilité des milieux naturels) telles qu’elles se trouvent à l’œuvre dans les technologies atomiques ou génétiques est révélatrice du caractère paroxystique du fantasme démiurgique qui sous-tend le récit de l’Anthropocène. Là où la fusion et la fission nucléaires tentent d’agir sur la composition de la matière à son niveau le plus élémentaire, la modification génétique cherche à contrôler le phénomène de la vie à son seuil d’émergence. Le géopouvoir désigne un mode de gouvernement se dotant des moyens d’intervenir techniquement sur (et non dans) le milieu Terre dans le but de lui imposer une normativité. Ce mode de gouvernement « suppose […] une approche de la Terre comme environnement total, à savoir comme espace dont toute composante peut être envisagée comme moyen en vue d’une fin au sein d’une pensée technico-politique, qui est déjà inscrite dans une géopolitique 446 ». Selon Pierre de Jouvancourt, le récit de l’Anthropocène vient donner et valider un cadre temporel à un mode de gouvernement qui s’est mis en place à l’échelle internationale au cours de la guerre froide à travers le déploiement d’une résille technico-politique traduisant en temps réel les
phénomènes terrestres pour les objectiver sous la forme de données manipulables : ce que nous avons appelé « gouvernementalité anthropocénique » 447. La Terre serait ainsi transformée en « monde clos » et maîtrisable, en objectif gouvernable : en un Système cybernétique enveloppant l’ensemble des existences terrestres dans des circuits de capteurs en forme de boucles. Derrière la figure de l’Anthropos ne se cacherait plus le moderne Dieu mortel du Léviathan-Horloger mais le Cyborg de la posthumanité érigé en Dieu semi-im/mortel, mélange d’organisme (mortel) et de technologie (fantasmatiquement immortelle car en fait non mortelle). En effet, la mise en scène de la figure de l’Anthropos dans le récit anthropocénique repose sur un apparent paradoxe. L’espèce humaine aurait provoqué les conditions de sa propre disparition de la surface de la Terre. Elle devrait dorénavant se transformer radicalement pour pouvoir s’adapter à la nouvelle condition planétaire. « L’âge de l’humain » annoncerait en même temps la fin de l’humain et son règne illimité. C’est ce paradoxe qu’incarne la figure posthumaine du cyborg, cet humain mutant produit par les sciences et technologies modernes pour dépasser l’obsolescence humaine provoquée par la Première puis la Seconde Guerre mondiale. Le récit de l’Anthropocène fonctionnerait ainsi comme une tentative de relève de la crise de l’autorité liée à la perte de croyance dans l’humanisme moderne. Il fournirait le cadre temporel où les posthumains pourraient proliférer et légiférer, où la posthumanité pourrait être instituée en nouvelle norme planétaire, inaugurant les contours d’un nouveau nomos de la Terre 448. Mais il répondrait aussi au problème soulevé par l’effondrement du pacte temporel caractéristique de la modernité. Car si la République romaine tirait du passé son autorité, les Républiques modernes la tiraient d’une promesse sur l’avenir. Le récit de l’Anthropocène rompt avec cette promesse. Le temps qu’il ouvre est celui des catastrophes, de l’effondrement, de l’extinction. L’état d’urgence devient la nouvelle norme
gouvernementale et la politique se confond de plus en plus avec une gestion des catastrophes doublée d’une injonction à l’adaptation 449, justifiant le court-circuitage des processus de décision démocratiques au profit de commandements tendanciellement autoritaires et technocratiques 450. Le philosophe Bruno Latour est un de ceux qui ont le mieux compris à quel point le récit de l’Anthropocène a pour enjeu l’émergence d’une nouvelle forme d’autorité, c’est-à-dire d’un nouveau « pouvoir des commencements ». Réactualisant le scénario qui se déroula en Europe entre la fin du Moyen Âge et le début de l’époque moderne – un conflit des temps qui se traduit par un conflit des croyances et des autorités –, il présente la scène cosmopolitique ouverte par l’Anthropocène comme le théâtre d’une guerre des religions. « Gaïa, nous le comprenons maintenant, est bien moins une figure religieuse que la Nature. Nul besoin, par conséquent, de cacher cette personnification : donnons à celle-ci la majuscule et le genre que cela mérite en réservant à la “Nature” le pronom personnel “Elle” avec majuscule. C’est que Gaïa met fin à l’hypocrisie de l’invocation d’une Nature dont on cachait le fait qu’Elle était le nom d’une divinité ; qu’Elle omettait de mentionner par quel droit Elle convoquait les peuples ; et surtout la manière particulièrement désanimée qu’Elle avait de distribuer ses séries de causes et de conséquences » 451. La guerre des religions de notre époque n’opposerait plus les catholiques et les protestants mais le peuple de la Nature (les Humains de la Modernité) et le peuple de Gaïa (les terrestres de l’Anthropocène) 452. Ce faisant, Bruno Latour opère un déplacement à l’intérieur du récit anthropocénique en substituant Gaïa, la déesse grecque de la Terre, à l’Anthropos d’une Humanité déifiée. Ce déplacement permet de destituer la figure centrale d’une (post)humanité toute-puissante au profit d’une entrée en scène des puissances terrestres. Ce n’est plus depuis l’humain qu’il s’agirait de penser et gouverner la Terre en lui imposant ses normes mais depuis la Terre elle-même, depuis ses dynamiques propres. Renversant le
propos de Carl Schmitt qui pense le droit (le nomos) depuis l’enracinement dans le sol d’une terre fantasmée et qui définit le geste politique primordial en termes de « prises de terres », Latour nous invite, en tant que terrestres, à nous laisser prendre par la Terre, par une Terre non plus conçue comme nature stable et inanimée mais comme active et mouvementée. « Alors que les Humains sont définis comme ceux qui prennent la Terre, les Terrestres sont pris par elle 453. » Toutefois, l’opération latourienne n’est pas sans comporter un risque, celui qui consiste à confondre et à superposer dans une nouvelle figure tutélaire et fondatrice (le « cosmocolosse » Gaïa) la Terre et le Cyborg de la posthumanité. Cette ambiguïté traverse toute l’œuvre de Bruno Latour qui, tout en proposant une critique de la vision zénithale et globale défendue par certains anthropocénologues, n’en partage pas moins le fond géoconstructiviste 454. Quelle que soit la figure proposée, Anthropos ou Gaïa, le problème consiste peut-être d’abord et surtout à instituer une autorité unique en lieu et place de l’autorité déchue de l’humanisme moderne, risquant ainsi de substituer une « théocratie » géologique à la « théocratie » humaniste déclinante. Être pris par la Terre, n’est-ce pas d’abord se mettre à l’écoute de l’événement Gaïa 455, de ses irruptions et réinventions ? N’est-ce pas d’abord se mettre à l’épreuve de sa part ingouvernable, de sa puissance métamorphique, de sa capacité à donner naissance à une multiplicité de mondes ? Gaïa serait alors moins le nom d’une nouvelle figure tutélaire que celui d’un déplacement tectonique dans les lignes de partage du sensible : l’événement d’un réveil et d’un soulèvement des corps qui refusent la mainmise autoritaire et disciplinaire que cherche à leur imposer le géopouvoir. Ce réveil des corps, Anna Tsing le voit notamment à l’œuvre dans la multiplication des phénomènes de féralité, cette « situation dans laquelle une entité, élevée et transformée par un projet humain d’infrastructure, poursuit une trajectoire au-delà du contrôle humain » et redevient sauvage 456. Gaïa, la « chatouilleuse 457 », serait un des noms de la
Terre-rebelle, d’une Terre entrée en rébellion pour réaffirmer sa part sauvage. La question politique et existentielle qu’elle nous pose n’est pas seulement « comment répondre, en tant qu’humains, à la catastrophe provoquée par le capitalisme ? » mais aussi : « comment se vivre, en tant que corps, dans les bouleversements de la puissance de Gaïa ? » L’irruption de Gaïa nous invite à prolonger le geste zapatiste d’une « conquête inversée » en opposant au récit de l’Anthropocène le récit d’une Terre-rebelle. Il s’agit non pas de dénier l’ampleur des effets destructeurs provoqués par le capitalisme sur les conditions de renouvellement de la vie terrestre, mais de refuser l’équivalence établie par le géopouvoir entre les millions d’années de formation des conditions de vie sur Terre et l’autorité d’un gouvernement planétaire. De même que les zapatistes ne dénient pas la dévastation provoquée par la colonisation mais refusent le calendrier qui consiste à penser le temps depuis l’arrivée de Christophe Colomb et la prétendue « découverte » des Amériques, de même il s’agit de refuser le calendrier imposé par l’autorité de l’État-Capital. Refuser ce calendrier, ce n’est pas simplement prôner un « retour aux sources du Pleistocène 458 », une réconciliation « avec notre héritage naturel », postulant ainsi l’idée, d’inspiration rousseauiste, d’un état primitif et originel de l’humanité qui aurait précédé sa corruption par la civilisation. Cette naturalisation du temps humain, réduit au statut d’espèce, ne tient pas compte de cette autre dimension du temps : le temps du passage, des fins et des commencements, le temps mythico-politique qui ouvre et rend possibles des manières de faire peuple et d’habiter le monde. Ce n’est pas par une naturalisation alternative que l’on pourra répondre à la naturalisation du temps opérée par l’État-Capital, mais en destituant l’idée même d’un temps naturel, linéaire, orienté et successif, en réinscrivant les actions humaines dans les dynamiques cycliques d’une Terre qui les précèdent et les conditionnent. Manière d’affirmer que ce n’est pas aux humains, mais à la Terre, que revient, en définitive, le pouvoir de
commencer et de recommencer. Ce qui, en revanche, revient aux humains, c’est leur capacité à imaginer et à inventer les alliances terrestres qui rendront possible leur inscription dans ces temps du recommencement. À l’image du Pachakuti qui, dans la tradition aymara, désigne le basculement spatio-temporel annonciateur de révolutions indissociablement sociales et cosmiques, nous qualifierons de « Géogène » le temps ouvert par l’événement Gaïa : celui d’une rébellion des corps pour réaffirmer leurs puissances de réinvention, d’imagination, de métamorphose. Penser les temps que nous vivons en termes de Géogène implique plusieurs choses. C’est d’abord dire que la Terre n’est pas une totalité unifiée ni unifiable sous le sceau d’une autorité et d’un gouvernement univoque mais une multiplicité de strates mouvantes depuis lesquelles peuvent émerger différentes manières de faire monde, de mettre en résonance les temps, de nouer des relations, d’écrire les généalogies. Géogène dit le temps d’une réinvention des mondes depuis les soulèvements de la Terre, depuis ses puissances de génération et régénération. Il dit l’émergence d’une Terre-mondes. Car l’événement qui nous arrive sous le nom de Gaïa réveille des strates mémorielles plus profondes encore que celles de l’Holocène ou même du Pléistocène, provoquant des résonances avec le Paléogène et le Néogène, ces périodes géologiques s’étendant sur plusieurs millions d’années. Certains paléontologues opèrent ainsi un parallèle entre notre époque, celle de la sixième extinction massive d’espèces 459, et celle de la cinquième extinction massive qui marqua la fin des dinosaures il y a 65 millions d’années, au cours du Crétacé-Paléogène. Ce parallèle peut sans doute contribuer à réveiller la crainte anxiogène d’une disparition de l’espèce humaine de la surface de la Terre, mais il permet aussi de réinscrire les formes de vie humaines dans des temporalités qui obligent les humains à un décentrement temporel, c’est-à-dire à s’envisager depuis et en relation à la multiplicité des formes et forces vitales qui conditionnent et ont conditionné
leur existence. Répondre à l’événement Gaïa ne pourra se faire, pour les humains, qu’en multipliant les perspectives terrestres, en se réinscrivant dans des généalogies et parentèles multispécifiques. Le Géogène désigne le temps ouvert par l’événement Gaïa : un temps spiralé qui puise dans les différentes strates de la géomémoire les forces permettant aux formes de vie terrestres de se réinventer. Prendre en compte ce temps spiralé veut dire que l’enjeu ne réside plus tant dans une bataille pour dater LE point de rupture décisif qui a conduit à la catastrophe en cours (révolution industrielle selon Crutzen, plantations coloniales selon Tsing, premières manifestations du réchauffement climatique selon Latour, il y a 400 000 ans avec la maîtrise du feu selon Scott) mais dans la prise en compte de ces différents basculements, comme autant de strates temporelles persistant dans la géomémoire, pour soigner le temps de la fin, vécu comme irréversible, et réimaginer les relations qui nous ont constitués. Nommer « Géogène » l’époque des révolutions terrestres, c’est donc prendre acte de l’entrelacement inextricable de l’historique et du mythique. C’est faire l’expérience troublante d’un temps où les récits mythiques de fin du monde trouvent une confirmation dans l’histoire des catastrophes provoquées par la dévastation capitaliste. À la différence près que, là où l’histoire nous place devant l’irréversible, le mythe rend possibles, ou tout du moins pensables, une régénération, une réinvention, une recréation.
Schéma du Géogène
Une Terre noire de métamorphoses Les mondes arrivent à leur fin, mais vont aussi vers de possibles recommencements. La question à laquelle il s’agit de répondre revient dès lors à ceci : comment passer du temps de la fin au temps des recommencements ? Comment faire le deuil de ce qui meurt et rendre possible l’émergence de nouveaux mondes ?
Dans un article intitulé « Retour du temps du mythe 460 » Nastassja Martin et Baptiste Morizot s’interrogent sur le type d’époque que nous vivons. Derrière la crise climatique et la fragilisation des dynamiques écologiques se jouerait un basculement à la fois plus profond et plus discret portant sur la nature même de nos relations aux autres formes de vie. Un peu partout, les limites et frontières qui structuraient l’être-au-monde des communautés humaines semblent se déplacer, se déliter, se désagréger. Les relations deviennent instables, imprévisibles. Les glaciers fondent, les abeilles disparaissent, les eaux montent, les montagnes se déplacent, les loups reviennent. Signe de ces temps incertains, le « coywolf », « être métamorphique né des amours politiques fécondes entre loups et coyotes », défie les lois de l’évolution puisque, contrairement à ce que soutenait jusqu’alors la biologie, cet être hybride est capable de se reproduire. Autre signe de ces temps troubles, les Gwich’in d’Alaska voient, année après année, leur monde se décomposer. Les poissons ne reviennent plus, les oiseaux migrateurs s’arrêtent de moins en moins dans les régions subarctiques, les lacs se font plus rares, les points d’eau s’assèchent, les caribous ne descendent plus dans leurs contrées et les maladies se multiplient 461. Ce qui revient, au contraire, ce sont des êtres énigmatiques et mystérieux, jusqu’alors inconnus, tel le « pizzly », hybride de grizzly et d’ours polaire. À l’image des entités liminaires que les Gwich’in appellent traditionnellement naa’in, shag’an ou chatt’an, ces êtres indistincts font signe d’un « retour du temps du mythe », de ce temps « hors temps » en lequel persistent les puissances chaotiques et primordiales, où prolifèrent les amorces de métamorphose. Que ces entités puissent sortir des marges où elles se trouvent habituellement confinées, qu’elles puissent franchir les frontières établies par l’ensemble des relations stabilisées qui font monde indique de manière inquiétante que ce monde arrive à sa fin. Tout comme celui de la modernité occidentale. Car le « retour du temps du mythe » ne
concerne pas seulement les peuples animistes mais aussi les peuples naturalistes modernes qui se retrouvent « dans un monde, qui, du fait des métamorphoses environnementales et des métamorphoses théoriques qu’elles induisent, est peuplé d’une prolifération d’êtres qui nous échappent, dont le statut n’est pas instauré, et dont nos relations à eux ne sont plus viables ni stabilisées 462 ». De là sans doute la profusion, dans l’imaginaire collectif contemporain, de récits et de figures mythiques : de Gaïa à Pachamama, en passant par Chthulu 463 et autres personnifications chimériques. Mais si les récits sont essentiels pour redonner sens au monde, ils ne peuvent suffire pour affronter l’effondrement. La mise en parole de la perte de sens et de repères est nécessaire pour tenter de reconstruire et de se réapproprier son histoire, mais elle ne permet pas de retrouver une inscription dans un tissu de liens qui engage les corps. Comment prendre en charge, par et à travers le corps et son expressivité, la violence de la désagrégation à laquelle nous confronte ce temps des métamorphoses ? À un moment où les espaces de partage collectif de la souffrance ont quasiment disparu, les travaux de l’anthropologue italien Enersto de Martino peuvent nous être d’un grand secours. Ce dernier s’est tout particulièrement intéressé aux expériences vécues de fin du monde et à la manière dont elles ont pu être prises en charge sur le plan collectif par des communautés paysannes du sud de l’Italie. Dans les recherches ethnologiques qu’il a menées après la Seconde Guerre mondiale, il explore les survivances de pratiques populaires magico-religieuses grâce auxquelles des communautés subalternes se sont dotées des moyens pour affronter et soigner des ruptures, des drames, des crises. Ceux-ci sont compris par de Martino comme les manifestations d’une « crise de la présence 464 », d’une perte d’évidence de l’être au monde liées à l’expérience d’une fragmentation du « moi ». La crise surgit lorsque le sujet subit une action extérieure et reste passif, bloqué. Il se trouve confronté à un événement
externe et menaçant qui lui révèle la fragilité et la précarité de son existence et de la conscience qu’il a de lui-même. Ernesto de Martino aborde cette crise sur un plan existentiel et non psychologique. Il s’inspire de l’anthropologie de Ludwig Binswanger parlant des crises existentielles comme d’une « altération du devenir vital » ou d’un « moi vidé et devenu étranger à soi-même » 465 pouvant se traduire par une profonde dépression mélancolique, de la stupeur ou des crises de possession. N’est-ce pas précisément à une telle altération des identités et relations que nous confronte le temps des métamorphoses ? Les pratiques étudiées par de Martino mettent en jeu la corporéité, le malaise de ces communautés paysannes du sud de l’Italie se raconte à travers le corps. Ainsi, c’est parce qu’il est réinscrit dans un dispositif rituel collectif, capable de prendre en charge l’expressivité corporelle de la crise, que le récit prend une dimension curative, en permettant au corps d’expulser les contraintes et les blocages qu’il subit passivement. Le rituel construit alors un lieu de protection collectif. Il permet d’incorporer, à travers un ensemble de gestes stylisés, un récit collectif capable de transposer sur un plan mythique des conflits psychiques n’ayant « pas trouvé de solution sur le plan de la conscience 466 » ou encore des situations de crise face à l’irréversible. Dans Mort et Pleurs rituels, il explore plus particulièrement la manière dont la mort est prise en charge grâce à l’institution d’un rite de plainte funèbre (les pleurs rituels). Celui-ci accompagne la crise du deuil grâce à une opération de « déshistoricisation ». Par là il ne faut entendre ni une négation ni une sortie du temps historique mais plutôt la projection de l’événement irréversible sur un plan mythique, effaçant, pour quelque temps, la frontière entre temps historique et « hors-temps » mythique, suspendant temporairement l’irréversibilité de l’événement subi. « Les pleurs rituels ont un terme fixe et c’est quand celui-ci est atteint que se produit le moment clé marquant la séparation entre les vivants et le mort, éloigné pour toujours dans un espace “autre” que celui où demeurent les
vivants : à partir de ce moment il est réellement “perdu” comme membre de la communauté. Cette séparation et cette perte, décidées par les vivants, décrètent la deuxième mort, culturelle, qui se superpose à la mort physique, en permettant à ceux qui restent de reprendre les travaux imposés par la vie quotidienne 467. » Le rite opère ici une séparation et une jonction entre le monde des morts et celui des vivants. Il permet à la fois de reconnaître l’irréversibilité de cette mort-ci, singulière, tout en réinscrivant cette mort singulière dans un processus d’animation plus vaste, impersonnel, qui appartient à la mémoire collective. Le rite permet ainsi de prendre acte de la rupture sur le plan de l’histoire tout en instaurant, sur le plan du mythe, une continuité. Il réinstaure une forme de présence en prenant acte de la discontinuité. Dans une perspective terrestre, nous dirions que l’opérateur technique et institutionnel du rite permet de réactiver les puissances animiques capables de faire lien, de retisser des relations entre les membres de la communauté, par-delà la disparition et la mort de certains d’entre eux, par-delà aussi la distinction entre humains et autres qu’humains. Or n’est-ce pas ces puissances animiques qui reviennent aujourd’hui sous le nom de Gaïa ? Le « retour du temps du mythe » ne marque-t-il pas aussi le retour de puissances qui ont été refoulées par le projet moderne de rationalisation de la nature 468 ? Quel est le visage de la Terre-Gaïa qui aujourd’hui fait intrusion ? Car à en croire l’historien Jean-Pierre Vernant, la Gaïa de la mythologie grecque a deux faces. Une face lumineuse, celle qui préside à l’avènement de Zeus et au bon gouvernement de l’univers. C’est la Terre stabilisée, défaite de son pouvoir de métamorphose, celui-ci ayant été capturé par le pouvoir souverain. Rappelons que, pour s’emparer de la souveraineté, Zeus ne peut se contenter du soutien de Kratos (le pouvoir) ni de Biè (la violence). Il lui faut aussi la mètis, l’intelligence rusée. Mètis a le pouvoir de métamorphose. Zeus lui demande alors de se transformer en lion. Il prend peur et lui demande de se transformer en goutte d’eau. Il l’avale. La
souveraineté de Zeus n’était possible qu’à ce prix : conjurer la mètis, l’intelligence de la ruse, mais aussi la métisse, celle qui croise d’autres chemins, d’autres espèces, d’autres races. Conjuration et capture de la métamorphose semblent deux traits caractéristiques du pouvoir souverain parce que c’est sur elles que repose son autorité. En capturant la puissance de métamorphose, le souverain s’institue en figure du commencement, en principe premier et absolu à partir duquel prendront forme l’agencement du monde et sa permanence. Et puis il y a une face obscure, celle de Gaïa la « Terre noire », aussi nommée « Khaos » ou « Béance originelle, quand il n’existe encore au monde rien qu’un immense gouffre obscur, une ouverture sans fond », d’où surgissent « ces enfants de la nuit », ces figures féminines de la mort, que sont les sirènes, harpies, sphinges ou gorgones 469. Gaïa l’obscure qui, pour détrôner Zeus, lui envoie son fils Typhée (ou Typhon), antisouverain par excellence, vivant dans les souterrains brumeux de la Terre noire, aux antipodes du ciel d’Ouranos et de sa lignée de mâles. Si la femme est associée à la mort, ici la mort informe et indifférenciée (les Kères ou Méduse) par opposition à la belle mort du héros (aidé par le mâle Thanatos), ce n’est pas seulement parce que la mythologie grecque véhicule les valeurs patriarcales de la société dont elle est issue. C’est aussi que les femmes ont, depuis des temps immémoriaux, pris en charge les morts. Dans son livre Les Femmes avant le patriarcat 470, Françoise d’Eaubonne rapporte l’existence, 4 000 ans avant notre ère, de peuples fondés sur une culture féminine prépatriarcale se signalant par l’ensemble agriculture/sédentarisme/importance du rite funéraire/culte de la fécondité-fertilité/Déesse Mère. Les figurines de cette époque font état d’un « des premiers complexes structurels du culte le plus vieux […], celui que Mircea Eliade désigne par fertilité-lune-serpent 471 ». Le serpent incarne, dans notre imaginaire judéo-chrétien, un être néfaste, maléfique. En effet, sa
signification a été inversée par le patriarcat au profit de l’institution de la figure d’un Dieu mâle, patriarche. Cette inversion, déjà à l’œuvre dans la mythologie grecque, invisibilise le sens prépatriarcal du serpent, « animal chtonien, emblème de la Déesse Mère » et, avant cela, « emblème lunaire et céleste » associé au cycle des eaux, notamment des marées 472. Françoise d’Eaubonne établit un lien entre le changement de la signification attribuée au serpent 473 et l’évolution des techniques agricoles marquées par le passage d’une méthode « quiétiste », associée à la gynocratie, à un « volontarisme soumettant et combattant la nature (irrigation et charrue) 474 » instauré par le patriarcat. Le serpent est, progressivement, assimilé à un phallus divinisé là où il incarnait, dans le contexte des sociétés gynocratiques, la puissance de la sagesse souterraine, la perpétuelle régénération, le cycle lunaire sans fin qui se noue et se dénoue comme la fertilité du sol et la fécondité femelle 475. Il était alors le symbole d’une vie qui se renouvelle dans les profondeurs de la Terre. Ainsi, les femmes des sociétés prépatriarcales étaient en même temps celles qui enterraient les morts et celles qui enterraient le grain, elles faisaient le lien entre la mort humaine et l’activité agricole. La relation établie par d’Eaubonne entre les sociétés gynocratiques et le cycle de renouvellement de la vie n’a rien à voir avec le cliché patriarcal selon lequel la femme serait conditionnée à enfanter. Il s’agit au contraire de défendre que ces sociétés, dans lesquelles les femmes étaient pleinement reconnues et valorisées à égalité avec (sinon davantage que) les hommes, ont développé un rapport au cycle vie-mort qui ne dissociait pas l’acte humain d’enfanter des cycles de régénération terrestre, celui de la fertilité végétale et celui de la fécondité animale. Ainsi en était-il des communautés d’Amazones, vivant au-delà de la mer Noire, que les Grecs respectaient et en même temps rejetaient car elles défiaient leurs conventions patriarcales, les Amazones n’ayant rien à envier aux hommes du point de vue de leur capacité à guerroyer ou à assumer des fonctions politiques 476.
Selon d’Eaubonne, la réduction de la femme au statut d’instrument dont la finalité serait d’abord et essentiellement d’assurer (au sein de l’espace circonscrit du foyer) la reproduction de l’espèce constitue une des opérations clés du « grand renversement » patriarcal 477, c’est-à-dire de la capture, par la gent masculine, de la double source de vie (la fertilité et la fécondité). Le patriarcat exerce alors sur le corps des femmes le même type de domination qu’il cherche à exercer sur la Terre. Il sépare dans l’espace (espace public/foyer/Terre) et dans le temps (vie/mort/survie) ce que la gynocratie relie en considérant la continuité du cycle de génération et de régénération de la vie (incluant aussi le passage par la mort) au sein de la totalité socio-cosmique. C’est ainsi que la « Grande Déesse, avatar de la Terre-mère, et ses filles les Déesses – séparation de la Vie et de la Mort entre Déméter et Perséphone – signalent cette évolution qui va de l’intuition immédiate, la non-séparation de l’humain et du divin, à la “religion” qui accompagne le proche triomphe du patriarcat et de la conscience d’être né, d’être hors de la femme et de la nature 478 ». C’est aussi ce lien animique qui unit, de manière immanente, la nature, l’humain et le divin, que la colonisation puis le capitalisme ont cherché à refouler et à capturer. Il nous semble en effet possible d’établir un lien entre la Terre noire de la « Déesse Mère » et la Terre Noire ou « Nègre, en tant que nom de la “Terre tout entière” ou, du moins, de ses entrailles », dont parle Achille Mbembe dans son livre Brutalisme 479. Ce dernier retrace l’histoire de la violence radicale perpétrée par la colonisation à l’encontre des peuples africains. Le pouvoir colonial ne les a pas seulement réduits en esclavage, pillés, exterminés, il a surtout provoqué la disparition de leurs mondes. Mbembe compare la répression subie par les sorcières, qui, à la fin de la Renaissance en Europe, ont été brûlées sur les bûchers de l’Église, et celle subie par les peuples africains colonisés. Ces derniers avaient ceci de commun d’entretenir un rapport animiste au monde, reposant sur une métaphysique du devenir et non de la substance. De ce fait, ils remettaient
en question le fantasme d’unité, d’identité et de pureté qui semble dominer la pensée occidentale. Comme les sorcières, les Africains ont été diabolisés, rejetés du côté de « la nuit de l’animal intime 480 », parce qu’ils vivaient avec les forces de la nature, avec les puissances vitales dont les corps sont porteurs. À travers leurs pratiques rituelles, leurs cérémonies, ils accompagnaient « la circulation continuelle de l’énergie vitale et des passages constants d’une forme à l’autre 481 », perpétuant des pratiques ancestrales héritées de temps antérieurs. Elles et ils incarnaient, pour le pouvoir, les puissances métamorphiques de la matière, ces puissances instables des corps qu’il s’agissait soit de refouler (christianisme), soit d’accaparer (capitalisme) pour les transformer en ressource exploitable : « corps-chair [de l’esclave], corps-minerai, corps-métal, corps-ébène 482 ». Selon Françoise d’Eaubonne, l’histoire du pouvoir comme histoire de la capture du mouvement vital est sans aucun doute la grande responsable de la catastrophe écologique que nous vivons aujourd’hui. « La maîtrise de la fertilité a abouti à la destruction des ressources ; celle de la fécondité à la surpopulation éminemment explosive 483. » S’il existe une continuité entre le patriarcat, le colonialisme et le capitalisme, ainsi que le géopouvoir posthumaniste, elle réside dans la tentative d’appropriation des conditions de renouvellement de la vie par une caste ou une classe sociale, dans la capture des puissances animiques qui traversent et relient les existants terrestres au profit de leur contrôle et de leur domination, c’est-à-dire au profit de l’instauration d’un pouvoir souverain en lieu et place du pouvoir des commencements terrestres. L’intrusion de Gaïa, la noire, la révoltée, correspond, au contraire, à ce moment où le pouvoir des commencements est rendu à la Terre, où les autorités instituées perdent leur légitimité, où la distribution des places et l’agencement des relations que ces autorités organisent sont remis en question. En ce sens, l’intrusion de Gaïa exprime une rupture du temps : un bouleversement du régime des propriétés qui organise et hiérarchise les
êtres, du règne qui les commande et les ordonne. Non pas donc seulement une crise dans le temps mais une fissure du temps lui-même. Comme le disent Danowski et Viveiros de Castro dans « Arrêt de monde 484 », avec Gaïa c’est le temps lui-même, comme manifestation du changement, qui change. Ainsi, l’événement Gaïa nous oblige à mettre en œuvre une nouvelle politique de soin qui ne consiste pas seulement dans une « redistribution des places qu’occupent les uns et les autres », mais dans « d’autres façons de négocier et résoudre les conflits que suscitent différentes manières antagonistes d’habiter le monde, un vaste réordonnancement des relations » 485. Cette politique de soin ne pourra se faire qu’à la faveur d’une invention institutionnelle capable de prendre en charge l’irréversibilité des ruptures auxquelles nous sommes confrontés : en réinventant les récits et les rites nous permettant de traverser le temps des métamorphoses et de faire le deuil. En renouant avec les forces animiques successivement refoulées par le patriarcat, le christianisme, le colonialisme et le capitalisme, le « retour du temps du mythe » est l’occasion de réinventer notre rapport à la mort, notre capacité à l’affronter, en rupture avec le fantasme posthumaniste d’un dépassement de la finitude grâce aux technologies. Ce fantasme n’est que le symptôme d’une peur et d’une impuissance radicale face à l’épreuve qu’elle représente, puisque plutôt que d’affronter la mort il propose de la dénier. Derrière ce déni se profile déjà l’exercice d’une violence reposant sur l’élimination de tout ce qui pourrait faire barrage à la réalisation du fantasme : éradication des « faibles », invisibilisation des « vieux » ou prétendants à mourir, sélection et/ou manipulation génétique de tous les vivants (humains et autres qu’humains), atomisation et contrôle biopolitique des populations, mort sociale et anonymisation des êtres superflus dans le superflux du marché mondialisé. Il nous revient donc de penser et de prendre en charge la mort, c’est-à-dire la puissance de métamorphose des
corps, non depuis l’illusion d’un dépassement posthumain mais depuis l’inscription dans la mémoire d’une Terre animée : la géomémoire. La difficulté majeure à laquelle nous sommes confrontés tient sans doute au fait que les traditions dans lesquelles nous pouvons puiser pour donner forme à ces rites et récits sont aujourd’hui parcellaires et fragmentées. Mais cette difficulté peut elle aussi être saisie comme une chance pour dépasser ce que ces différentes traditions pouvaient comporter d’exclusif, de dominateur, d’inégalitaire et leur donner des formes plus adéquates à la singularité de notre situation historique et existentielle : des récits et des rites capables de prendre en charge notre condition terrestre. En effet, le deuil aujourd’hui en jeu ne concerne pas seulement les autres humains mais aussi les autres qu’humains et les relations que nous entretenons avec eux. Les « deuils terrestres », ainsi que les nomme de Martino, devront être à la hauteur des passages et partages multispécifiques, c’est-à-dire aussi des passages et partages permettant de renouveler les générations terrestres. Penser le « retour du temps du mythe » comme temps des métamorphoses, c’est penser l’événement Gaïa comme condition d’un devenir Autre de la Terre et des êtres qui l’habitent. Devenir Autre, ce n’est pas muter vers une forme nouvelle grâce à des moyens technologiques développés par le Même, l’Anthropos. Ce n’est pas non plus fantasmer une délocation terraformatrice sur Mars, manière d’extrapoler ce sentiment moderne qui a fait de la Terre une planète étrangère à conquérir. C’est, au contraire, inverser le mouvement de conquête en faisant l’expérience de l’étrangeté terrestre qui nous habite, de cette Terre noire de métamorphoses. C’est faire l’expérience que nous sommes constitués par les autres qu’humains et donc composés, tissés d’une géomémoire commune. Êtres vivants issus de la coévolution des espèces mais aussi existants terrestres habités, psychiquement, imaginativement et spirituellement, par les autres coexistants : nous sommes mus par un même mouvement d’animation,
celui-là même qui anime la Terre, qui la met en mouvement, qui la meut et l’émeut. Les humains d’espèce sont constitués des autres qu’humains parce qu’à travers leurs coaffections et échanges réciproques ils expriment l’émotion terrestre elle-même : corps venus d’autres corps et qui, par leur toucher, peuvent éprouver une Terre composée de plusieurs mondes. Condition nécessaire pour habiter une Terre en communs.
Épilogue Au terme de ce long parcours, notre conviction est qu’il ne sera possible de répondre à la situation catastrophique à laquelle l’État-Capital moderne a conduit les peuples de la Terre qu’en se donnant les moyens collectifs de réhabiter et de devenir terrestres. Devenir terrestres, en effet, car la condition terrestre n’est jamais un état de fait, une donnée définitive et acquise. Nous ne pouvons que devenir et redevenir terrestres. Si la colonisation et le développement du marché mondial ont provoqué d’immenses pertes et destructions dont les habitants de la Terre portent encore le poids de l’absence, devenir terrestres ne voudra pas dire, pour autant, revenir à un état antérieur à la modernisation du monde. La face de la Terre a irréversiblement changé et avec elle toutes celles et ceux qui la peuplent. Il s’agit maintenant d’accepter de changer avec elle, non pour s’adapter aux normes génériques imposées par des pouvoirs autoritaires ni pour effacer des mémoires les blessures et cicatrices dont son corps porte encore, et sans doute pour longtemps, la marque indélébile, mais pour trouver dans ses puissances régénératrices les forces qui permettront de soigner les attachements et de faire advenir des mondes : pour puiser en elle les forces du recommencement. Les espoirs portés par la modernité sont déjà, d’une certaine manière, derrière nous. Ce qu’il en reste s’agence en de nouvelles compositions qui en modifient le sens et la portée. Les idéaux modernes d’une humanité réunie, de l’égalité, de la liberté, de la fraternité et du progrès, ont subi des
épreuves qui les ont rendus méconnaissables. Ils se sont en partie brisés sur les rocs de la Seconde Guerre mondiale, des camps d’extermination, des génocides, de la bombe atomique et des totalitarismes. Les développements technologiques et les techniques de rationalisation les plus poussés ont conduit à une défiguration irréversible de l’humain et de la face de la Terre. Comment encore croire aux bienfaits de la « Raison » après cela 486 ? La « Raison » est-elle suffisante pour garantir une morale, une justice ? La croyance qui l’a élevée au statut de divinité n’a-t-elle pas contribué à créer une société aveugle et insensible à la souffrance des autres ? N’est-ce pas plutôt, comme l’ont mis en lumière des penseuses féministes 487, en renouant avec notre existence et notre expérience sensible que nous retrouverons le sens d’une plus grande attention à l’autre et d’un soin des liens et attachements : en descendant des hautes sphères d’une universalité surplombante et impérative pour réapprendre à tisser des relations, là où nous vivons, auprès des proches et en résonance avec les lointains, en renouvelant les aspirations à l’égalité et à la liberté ? Les peuples et habitants de la Terre se trouvent au cœur d’un temps de métamorphoses inédites, à un point de basculement historique où les dés, nous l’espérons en tout cas, ne sont pas encore joués quant au destin qui les attend. S’il est probable que nous soyons soumis à des bouleversements écologiques majeurs sur lesquels nous n’aurons pas de prise, il revient à ceux qui souhaitent encore habiter la Terre d’esquisser un cap, d’ouvrir des voies dans les remous à venir. Les voies que nous avons tenté de tracer dans ce livre s’appuient sur des expériences et des processus déjà en cours et qui nous semblent participer à l’émergence de peuples et d’institutions terrestres. Il est à craindre que les obstacles majeurs qu’ils auront à affronter ne soient pas tant les soulèvements intempestifs et imprévisibles d’une Terre meurtrie, que ceux que lui opposeront le géopouvoir et le fantasme de toute-puissance qui le nourrit.
Nous nous trouvons donc à un tournant, à un point de bifurcation à partir duquel le choix nous échoit de poursuivre le projet de rationalisation de la Terre par des moyens technologiques toujours plus performants et des dispositifs de contrôle toujours plus pénétrants, ou d’accepter de nous frayer des chemins collectifs et sinueux dans les eaux troubles et mouvantes d’une Terre animée : de poursuivre le projet de modernisation ou de devenir terrestres. C’est ce point de bifurcation que nous avons tenté de résumer dans le « Schéma des conditions », page 363. Depuis « la condition de l’homme moderne » se profilent aujourd’hui deux voies principales : « la condition cyborg » et « la condition terrestre ». La première voie est celle que nous promettent le géopouvoir et la gouvernementalité anthropocénique, celle d’une « condition cyborg » reposant sur une écologie intégrative. Là où la modernité distribuait les existants terrestres entre d’un côté ceux appartenant à la Société et ceux appartenant à la Nature, le géopouvoir de l’Anthropocène entend gérer des écosystèmes composés d’humains, de non-humains, d’entités hybrides ou génétiquement modifiées, réduits au statut de données administrables. Son horizon est la gestion du Système-Terre et son point de vue celui hors-sol du contrôle satellitaire. Il s’appuie sur les technologies cybernétiques pour administrer les processus terrestres interprétés comme des boucles de rétroaction, intégrant l’imprévisibilité au titre de variable ou d’écart à réguler. Cette gouvernementalité poursuit la promesse moderne d’un maintien de la sécurité globale, mais à quel prix ? Celui d’une multiplication des guerres de territoire et des stratégies de conquête impériales, d’un pillage global mais régulé des ressources, justifié par des logiques de compensation, d’une concentration toujours plus grande des capitaux dans les mains d’une minorité et celui d’une perte radicale de liberté. Sans doute, nous rétorquera-t-on, le tableau que nous dessinons ici ressemble à une diabolisation exagérée de politiques qui peuvent parfois s’avérer positives. C’est en effet le cas pour ce qui concerne l’application de
certaines normes environnementales favorisant la protection d’espèces en voie de disparition ou de milieux dégradés, ou au niveau de la diplomatie internationale lorsqu’il s’agit de prévenir ou d’empêcher certaines guerres ou certains actes terroristes, ou encore dans la gestion de pandémies ou de catastrophes écologiques transnationales. Ce à quoi nous répondrons que ces aspects positifs ne rendent pas pour autant ce monde viable, ni vivable, ni désirable, puisqu’ils participent d’une politique qui ne fait que poursuivre le projet de modernisation unimondiste et hors-sol qui nous a conduits à la catastrophe. Le seconde voie, celle sur laquelle nous fondons nos espoirs, est portée par toutes ces initiatives qui prolifèrent actuellement dans les interstices des stratégies gouvernementales, dans les expériences situées de collectifs ou de communautés qui tentent d’inventer des manières désirables d’habiter la Terre en prenant acte de notre « condition terrestre ». Ces initiatives ne sont pas seulement locales, elles se déploient aussi à grande échelle, comme en Bolivie ou en Nouvelle-Zélande, même si cela implique que les obstacles rencontrés soient eux aussi plus grands. Elles ont pour caractéristiques communes de refuser la centralisation du pouvoir, l’uniformisation des valeurs et manières d’habiter le monde, la coupure entre espace politique et milieu habité, l’asymétrie entre l’agissant et l’agi, et la domination des savoirs experts sur les savoirs vernaculaires. Elles s’appuient sur des histoires multiples, entrelacent des traditions, des coutumes et des manières de faire hétérogènes. Elles donnent lieu à des alliances entre militants écologistes, féministes, autochtones, paysans, scientifiques, activistes anarchistes ou autonomes, syndicalistes, juristes, saumons, tritons, escargots, forêts, rivières, montagnes. Nous qualifions d’« écologie inclusive » le processus qu’ils et elles mettent en œuvre à travers leurs alliances et associations : une écologie des relations qui respecte les différences et se nourrit d’elles, qui fait de l’intersectionnalité des luttes et des alliances interspécifiques un moteur de la réinvention collective.
Ces initiatives ouvrent des processus et des scènes agonistiques qui redistribuent les positions, les relations et les manières de faire politique en lien à l’habiter. Héritant des pratiques de démocratie directe, elles participent à donner forme à des corps-territoires en lesquels s’enchevêtrent des perspectives et des manières différentes de faire monde. Elles produisent le terreau sur lequel poussent des alliances multispécifiques, des temps spiralés et des processus institutionnels situés. Assemblées des usages, école des Tritons, Syndicat de la montagne limousine, Caracoles, universités de la Terre, reprises de savoirs scientifiques, vernaculaires, coutumiers, populaires, reprises de gestes pour soigner le quotidien, la maisonnée, les communautés d’habitant·e·s, création de tribunaux populaires multispécifiques ou de conseils de bassins versants pour nourrir les puissances d’émancipation, invention de rituels qui incorporent des devenirs chimériques et personnifient les mondes… Ces poussées esquissent les contours de peuples terrestres à venir et des institutions (les Conseils terrestres) qui en accompagneront l’émergence. Plutôt que de se projeter dans un futur utopique idéalisé, ces initiatives réactivent et réinventent des coutumes perdues, abandonnées, oubliées ou méprisées. Elles vont puiser dans la mémoire de la Terre, dans la géomémoire, les survivances de mondes endormis ou refoulés. Ce faisant, elles contribuent à soigner les relations abîmées par des siècles d’extractivisme, de colonialisme et de patriarcat. Ce qui se trouve à l’œuvre ici et là, c’est la possibilité de faire advenir une Terre composée d’une multiplicité de mondes : une Terre-mondes.
Notes 1. Nous préférons l’expression « autres qu’humains » à celle de « non-humains », conception qui pense encore les existences terrestres depuis l’axe anthropocentrique. 2. Isabelle Stengers, Au temps des catastrophes. Résister à la barbarie qui vient, Paris, La Découverte, 2013. 3. René Descartes, Discours de la méthode, Paris, Flammarion, 1966. 4. Paul Ricœur, Préface à La Condition de l’homme moderne, d’Hannah Arendt, Paris, Calmann-Lévy, 1983. 5. Hannah Arendt, La Condition de l’homme moderne, op. cit. 6. Bruno Latour, Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique, Paris, La Découverte, 2006. 7. De ce point de vue, la pensée de Bruno Latour nous semble avoir justement évolué pour repenser un agir politique plus en prise avec les territoires et les attachements. Voir Bruno Latour, Où atterrir ? Comment s’orienter en politique, Paris, La Découverte, 2017. 8. Voir Silvia Federici, Caliban et la Sorcière. Femmes, corps et accumulation primitive, Montreuil et Paris, Éditions Entremonde et Éditions Senonevero, 2014 ; Jason W. Moore, Capitalism in the Web of Life. Ecology and the Accumulation of Capital, Londres, Verso, 2015. 9. Puissance de génération à laquelle, dans un livre précédent intitulé Le Toucher du monde, techniques du naturer (éditions Dehors, 2019), nous avons donné le nom de « naturer » pour mettre l’accent sur le caractère actif et dynamique de ce que les modernes appelaient « la nature ». 10. Expression utilisée à la ZAD de Notre-Dame-des-Landes pour qualifier le lieu de réunion et de prise de décision collectif. 11. Comme le souligne justement Sacha Bourgeois-Gironde, en français nous parlerions plus de fleuve que de rivière, mais cela impliquerait d’enlever une des caractéristiques de la Whanganui qui, pour les Maoris, est considérée comme une entité féminine. Voir Sacha Bourgeois-Gironde, Être la rivière, Paris, PUF, 2020. 12. « Dès 1870, les Maoris avaient adressé à la Couronne des pétitions contre diverses formes d’exploitation de la rivière, et l’affrontement, sporadique, n’avait jamais cessé. Une première formalisation des termes d’un accord fut trouvée en 2009, développée en 2012 et en 2014, pour une conclusion en 2017 » (Marie-Angèle Hermitte, « Artificialisation de la nature et droit(s) du vivant », in Philippe Descola (dir.), Les Natures en question, Paris, Odile Jacob, 2018, p. 266).
13. Comme ce fut le cas du Gange en Inde. 14. Voir Victor David, « La nouvelle vague des droits de la nature. La personnalité juridique reconnue aux fleuves Whanganui, Gange et Yamuna », Revue juridique de l’environnement, 2017/3, vol. 42, p. 409 à 424. 15. Comme le signale Victor David, à la différence des systèmes juridiques de « protection de la nature au nom de la protection du droit de leurs ressortissants à un environnement équilibré et respectueux », la reconnaissance de la personnalité juridique à des fleuves obéit à une « logique différente et témoigne d’une volonté d’aller au-delà du simple respect et de la protection de la nature par l’homme ». Elle inaugure un basculement du droit « moderne » vers la redéfinition des relations Homme-Nature et une sortie de l’anthropocentrisme. Voir Victor David, « La nouvelle vague des droits de la nature. La personnalité juridique reconnue aux fleuves Whanganui, Gange et Yamuna », art. cité, p. 411. 16. Andrew Erueti, « Réparations pour les peuples autochtones : Canada, Nouvelle-Zélande et Australie », in Irène Bellier (dir.), Terres, territoires, ressources, Paris, L’Harmattan, 2014, p. 162. 17. Te Awa Tupua (Whanganui River Claims Settlement) Bill, Government Bill, Subpart 2, 12, p. 14, URL : http://www.legislation.govt.nz/bill/government/2016/0129/latest/DLM6830851.html?src=qs 18. Ibid., Subpart 2, 13(a), p. 14. 19. Waitangi Tribunal, « The Whanganui River Report : Wai 167 », Wellington, Government Print Publications, 1999, p. 48. 20. Le traité issu de la négociation entre les iwi maoris et la Couronne rencontre encore de nombreuses limites. Nous en noterons principalement deux. La première est que, paradoxalement, le traité ne permet pas au Te Awa Tupua de « posséder » sa propre eau ! « The legislation creating legal rights for the Whanganui River expressly states that nothing in the Act “creates, limits, transfers, extinguishes, or otherwise affects any rights to, or interests in, water” (s 16). This means that the river, although it includes the entire catchment from the mountains to the sea, does not own the rights to its own water. » Voir Erin O’Donnell, Legal Rights for Rivers, Competition, Collaboration and Water Governance, Londres et New York, Routledge, 2019, p. 165. La deuxième est que l’État néo-zélandais domine encore dans la manière de poser les cadres et termes d’application du traité, subordonnant à la souveraineté d’État la souveraineté du peuple maori. 21. Marie-Angèle Hermitte, « Artificialisation de la nature et droit(s) du vivant », in Philippe Descola (dir.), Les Natures en question, op. cit., p. 267. 22. Nous mettons un trait d’union entre peuple et Whanganui pour indiquer que le peuple n’est pas le collectif humain habitant la rivière mais l’ensemble interspécifique qui forme la rivière. 23. Comme c’est le cas, nous semble-t-il, dans la proposition de Will Kymlicka et Sue Donaldson qui, dans leur ouvrage intitulé Zoopolis. Une théorie politique des droits des animaux (Paris, Alma éditeur, 2016), envisagent d’attribuer le statut de citoyenneté aux animaux. 24. Voir Diego Landivar et Émilie Ramillien, « Du sujet de droit à l’hyper-sujet du droit. Une analyse anthropologique comparée du droit des entités de la nature en Bolivie et en Équateur »,
Revue juridique de l’environnement, numéro spécial « Le bon usage de la Terre : penser le droit dans une planète finie », 2018, p. 69-88. 25. Les travaux de l’anthropologue Philippe Descola, notamment son livre somme Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des Sciences humaines », 2005, réédition en poche, Gallimard/Folio essais, 2015, ont été décisifs pour mettre en lumière l’illusion moderniste. 26. Hannah Arendt, La Condition de l’homme moderne, op. cit. 27. Bruno Latour, Face à Gaïa, Paris, La Découverte, coll. « Les Empêcheurs de penser en rond », 2015, p. 91-92. 28. Ibid. 29. Pour une remise en question de cette opposition, voir Aurélien Berlan, Terre et Liberté. La quête d’autonomie contre le fantasme de délivrance, Saint-Michel-de-Vax (Tarn), La Lenteur, 2021. 30. Hannah Arendt, La Condition de l’homme moderne, op. cit. 31. Voir sur ce point Baptiste Morizot, Raviver les braises du vivant, Arles, Actes Sud, 2020. 32. Philippe Descola, Par-delà nature et culture, op. cit. Descola a mis en lumière l’existence, à côté du naturalisme, de trois autres manières de faire monde : l’animisme, l’analogisme et le totémisme. 33. Eduardo Viveiros de Castro, Métaphysiques cannibales, Paris, PUF, 2009, p. 21 : « L’ethnographie de l’Amérique indigène est peuplée de ces références à une théorie cosmopolitique qui décrit un univers habité par divers actants ou d’agents subjectifs, humains et non humains – les dieux, les animaux, les morts, les plantes, les phénomènes météorologiques, très souvent les objets et les artefacts aussi. […] les animaux et les autres non-humains pourvus d’âme “sont des personnes”, c’est-à-dire des objets intentionnels ou à deux faces (visible et invisible), constitués par des relations sociales et existant sous le double mode pronominal du réflexif et du réciproque, c’est-à-dire du collectif. » Voir aussi, Politique des multiplicités. Pierre Clastres face à l’État, Bellevaux (Haute-Savoie), Éditions Dehors, 2019, p. 108-109. 34. Marcel Mauss, Essai sur le don, [1925], Paris, PUF, 2007. 35. Dont quelques-uns des représentants sont Vinciane Despret, Basptiste Morizot, Anna Tsing et Donna J. Haraway. 36. Une étude menée par des scientifiques néerlandais de l’université libre d’Amsterdam, commandée par l’association de défense de l’environnement Common Seas et l’organisation ZonMw (Netherlands Organisation for Health Research and Development), montre qu’on trouve des microplastiques jusque dans le sang humain. Voir Heather A. Leslie, Martin J. M. Van Velzen, Sicco H. Brandsma, A. Dick Vethaak, Juan J. Garcia-Vallejo et Marja H. Lamoree, « Discovery and Quantification of Plastic Particle Pollution in Human Blood », Environment International, vol. 163, mai 2022, URL : https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S0160412022001258?via%3Dihub 37. Au sens de sociétés humaines « purifiées » de toute altérité non humaine considérée comme parasite, nuisible ou domestiquée, conception qui trouve son accomplissement dans un espace
totalement urbanisé qui ne laisse plus de place à l’action d’autres formes de vie sur le paysage vécu. 38. Autant chez Hobbes que chez Locke, et même chez Rousseau. 39. Malcolm Ferdinand, L’Écologie décoloniale. Penser l’écologie depuis le monde caribéen, Seuil, Paris, 2019 ; Maristella Svampa, Afrontar las crisis desde América Latina et id., Las fronteras del neoextractivismo en América Latina, Bielefeld (Allemagne), Bielefeld University Press, 2019 ; Anna Bednik, Extractivisme, Paris, Le Passager clandestin, 2016. 40. Voir Silvia Federici, Caliban et la Sorcière. Femmes, corps et accumulation primitive, op. cit., et Jason W. Moore, Capitalism in the Web of Life. Ecology and the Accumulation of Capital, op. cit. 41. Eduardo Viveiros de Castro, Politique des multiplicités, Pierre Clastres face à l’État, op. cit., p. 63. 42. On pense aux technologies de contrôle de plus en plus perfectionnées, et de manière plus générale à la gouvernance algorithmique comme un des dispositifs de gouvernement de ce que nous appelons « gouvernementalité anthropocénique » : voir le chapitre 4 de ce livre. Sur le concept de « gouvernance algorithmique », voir les travaux d’Antoinette Rouvroy et Thomas Berns, « Le nouveau pouvoir statistique. Ou quand le contrôle s’exerce sur un réel normé, docile et sans événement car constitué de corps “numériques” », Multitudes, 2010/1, no 40, p. 88 à 103 ; URL : https://www.cairn.info/revue-multitudes-2010-1-page-88.htm 43. Eduardo Viveiros de Castro, Politique des multiplicités, Pierre Clastres face à l’État, op. cit., p. 142. 44. Ibid., p. 115. 45. Geneviève Pruvost, Quotidien politique. Féminisme, écologie, subsistance, Paris, La Découverte, 2021. 46. Charles Stepanoff, L’Animal et la Mort. Chasse, modernité et crise du sauvage, Paris, La Découverte, 2021. 47. Dusan Kazic, Quand les plantes n’en font qu’à leur tête. Concevoir un monde sans production ni économie, Paris, La Découverte, 2022. 48. James C. Scott, Dans l’œil de l’État. Moderniser, uniformiser, détruire, Paris, La Découverte, 2021 ; id., La Domination et les Arts de la résistance. Fragments du discours subalterne, Paris, Éditions Amsterdam, 2009. 49. Dénètem Touam Bona, Sagesse des lianes. Cosmopoétique du refuge 1, Fécamp (SeineMaritime), Post-éditions, 2021. 50. Graham Harvey, Animism : Respecting the Living World, Londres, C. Hurst & Co., 2005. 51. « Le sujet de droit, la personne et la nature. Sur la critique contemporaine du sujet de droit », Le Débat, 1998/3, no 100, p. 85 à 107. « […] en droit, les Anciens – disons les Romains puis, après l’absorption du droit romain par le christianisme, les médiévaux – ont élaboré et construit ce qui est précisément imputé aux Modernes : le sujet de droit comme support d’une puissance d’agir, la nature comme objet auquel s’applique cette puissance, la dénaturation du monde comme moyen technique de cette action – une technique qui, avant d’avoir été industrielle, fut institutionnelle. » Yan Thomas, loc. cit., p. 105.
52. Yan Thomas, Les Opérations du droit, Paris, EHESS, coédition Gallimard/Seuil, coll. « Hautes Études », 2011, p. 21. 53. C’est-à-dire le pouvoir du droit à élaborer des créations juridiques fictionnelles pour en faire le fondement de droits nouveaux. 54. C’est, nous semble-t-il, le cas du travail de David Abram, Comment la Terre s’est tue. Pour une écologie des sens, Paris, La Découverte, 2013. 55. Christopher Stone, Les Arbres doivent-ils pouvoir plaider ?, Paris, Le Passager clandestin, 2022. 56. Marie-Angèle Hermitte, « La nature, sujet de droit ? », Annales. Histoire, Sciences sociales, 2011/1, 66e année, p. 173-212, loc. cit., p. 202. 57. Ibid., p. 203. De plus, cette logique pourrait être reprise par l’idéologie transhumaniste dans sa volonté de différencier l’espèce humaine elle-même entre humains augmentés et humains non augmentés. 58. Ibid., p. 206. 59. L’échec des politiques progressistes des différents gouvernements de gauche d’Amérique latine de la dernière décennie tient sans doute à n’avoir pas saisi ce déplacement. L’anthropologue Florencia Tola montre ainsi que les différents gouvernements de gauche partageaient avec le libéralisme qu’ils entendaient combattre la même croyance « dans le progrès, dans l’appropriation des ressources naturelles ainsi que dans la croissance économique à travers l’exportation de matières premières ». Ils ont donc poursuivi le processus de destruction des environnements naturels et cela contre leur propre base électorale composée pour l’essentiel de paysans et d’indigènes. Voir Florencia Tola, « “La terre est notre vie.” La relation des Toba du Gran Chaco à leur territoire », in [collectif] Les Amériques indiennes face au néolibéralisme, revue Actuel Marx, no 56, Paris, PUF, 2014, p. 97-108. 60. Voir sur ce point l’éthique du care de Carol Gilligan, Une voix différente : La morale a-telle un sexe ?, Paris, Flammarion, 2019. 61. Expression de l’anthropologue Philippe Descola. 62. Sur cette idée d’alliances interspécifiques voir aussi les travaux de Baptiste Morizot, Les Diplomates. Cohabiter avec les loups sur une autre carte du vivant, Marseille, Éditions Wildproject, 2016, et de Léna Balaud et Antoine Chopot, Nous ne sommes pas seuls, Paris, Seuil, 2021. 63. C’est aussi une telle composition de mondes qui se trouve à l’œuvre dans le processus de personnification de la rivière Whanganui, ainsi que dans le processus constitutionnel qui a abouti, en Bolivie, à la Déclaration universelle des droits de la Terre-mère (appelée communément Déclaration des droits de la Pachamama). 64. Cette dimension spirituelle n’est pas spiritualiste, elle ne renvoie pas à un dogme religieux à respecter, mais à une certaine texture relationnelle qui ne peut se réduire à une forme positivable de relation ou à un champ de signes détectables par des instruments rationnels. Voir Félix Guattari, Les Trois Écologies, Paris, Galilée, 2008. 65. Isabelle Stengers, Au temps des catastrophes. Résister à la barbarie qui vient, op. cit.
66. Aldo Leopold, L’Éthique de la Terre suivi de Penser comme une montagne, Paris, Payot et Rivages, 2019, p. 57. 67. Nastassja Martin, Croire aux fauves, Paris, Gallimard, coll. « Verticales », 2019, p. 114. 68. Nom que Malcolm Ferdinand donne à l’île caribéenne d’Haïti : voir Malcolm Ferdinand, Une écologie décoloniale. Penser l’écologie depuis le monde caribéen, op. cit., p. 407. 69. Bruno Latour, Face à Gaïa, op. cit., p. 79. 70. Sur le géopouvoir, voir les travaux de Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz, L’Événement Anthropocène, Seuil, 2013 ; de Federico Luisetti, « Geopower : On the States of Nature of Late Capitalism », European Journal of Social Theory, vol. 22, no 3, 2019, p. 342363 ; de Pierre de Jouvancourt, « Dire l’événement géologique. Une archéologie du concept d’Anthropocène », thèse de doctorat, soutenue le 28 janvier 2022 à l’université de Paris Panthéon-Sorbonne. 71. Il est d’ailleurs significatif que l’apparition de la pandémie n’ait aucunement modifié les logiques de fond des politiques gouvernementales néolibérales mais ait au contraire servi de prétexte pour porter ces logiques à leurs plus extrêmes conséquences. Pour ne prendre qu’un exemple : au lieu de rouvrir des lits (massivement supprimés les années précédentes pour faire « des économies ») et de modifier la structure et la politique des hôpitaux publics, les gouvernants néolibéraux tirent profit de l’écœurement et de la désertion que ces conditions de travail suscitent chez les soignants pour faire péricliter le système des hôpitaux publics et lui substituer un système de cliniques privées. Voir David gé Bartoli et Sophie Gosselin, « Covid19 : vers une gouvernementalité anthropocénique », Terrestres, septembre 2020, à lire à l’adresse : https://www.terrestres.org/2020/09/30/covid-19-vers-une-gouvernementaliteanthropocenique/ 72. Bonaventura de Sousa Santos, Épistémologies du Sud, Mouvements citoyens et polémiques sur la science, Paris, Desclée de Brouwer, 2016, p. 28. 73. Ibid., p. 46. 74. Idées qui étaient en fait présentes dans le premier mouvement socialiste en Europe et dans nombre de soulèvements populaires écrasés par le progressisme. 75. Le bocage défendu par les habitants de Notre-Dame-des-Landes est paradigmatique des communs qu’il s’agit de défendre puisque, en tant que zone humide et régulatrice, il permet à diverses populations animales et végétales de vivre tout en rendant possible un élevage respectueux. 76. Cécile Rialland-Juin, « Le conflit de Notre-Dame-des-Landes : les terres agricoles, entre réalités agraires et utopies foncières », Norois [en ligne], p. 238-239 | 2016, mis en ligne le 17 octobre 2018 : http://journals.openedition.org/norois/5907 77. Par exemple pour certains naturalistes en lutte. Cette vision se trouve aujourd’hui portée, sur la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, par des initiatives comme l’école des Tritons ou les Ateliers de la désertion. 78. Que les scientifiques aient été convaincus de cela dans leur pratique, c’est la thèse de Bruno Latour dans Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique, op. cit.
79. Marie-Angèle Hermitte, « La nature, sujet de droit ? », Annales. Histoire, Sciences sociales », 2011/1, 66e année, p. 173-212, loc. cit., p. 186. 80. Jean-Pierre Marguénaud s’inspirant de René Demogue, voir Le Fleuve qui voulait écrire. Les auditions du parlement de Loire, mise en récit de Camille de Toledo, Paris, Les Liens qui libèrent, 2021. 81. Marie-Angèle Hermitte emploie le terme de « personne substantielle » lorsque les textes et la jurisprudence dotent certaines choses de caractères qui étaient jusque-là réservés aux personnes humaines, et de « personnification procédurale » lorsque des mécanismes d’action en justice donnent une voix plus ou moins perceptible à des autres qu’humains (« La nature, sujet de droit ? », art. cité, p. 175). La personnification procédurale se veut donc plus technique et implique moins d’engagement sur le plan anthropologique. 82. Expression utilisée par les géographes pour désigner l’espace laissé à un fleuve pour se déployer librement, sans les contraintes et finalités imposées par la société humaine. 83. Le préjudice écologique « pur » recouvre l’hypothèse des atteintes à l’environnement luimême, indépendamment de ses répercussions sur les personnes et/ou les biens. 84. Marie-Angèle Hermitte, Le Sang et le Droit. Essai sur la transfusion sanguine, Paris, Seuil, 1996. 85. Dans le domaine juridique, tout ce qui n’est pas naturaliste est rangé du côté de l’animisme. Nous reprenons ici ce sens large d’« animisme » et non le sens technique proposé par l’anthropologue Philippe Descola renvoyant à la cosmologie animiste. Chez l’anthropologue, l’animisme est un « mode d’identification » aux côtés du naturalisme, du totémisme et de l’analogisme. Il se caractérise par le fait d’attribuer à tous les êtres humains et autres qu’humains le même genre d’intériorité, de subjectivité, d’intentionnalité, et place la différence du côté des propriétés et manifestations physiques : apparence, forme du corps, manières d’agir, comportements. Cette définition de l’animisme a d’abord été proposée par l’anthropologue Eduardo Viveiros de Castro. 86. Collectif Mauvaise Troupe, Contrées. Histoires croisées de la ZAD de Notre-Dame-desLandes et de la lutte No TAV dans le Val Susa, Paris, L’Éclat, 2016, p. 284. 87. Ibid., p. 270. 88. Jeanne, occupante depuis 2010, « fabriqueuse » de cabanes et mécanicienne à la CURCUMA, in ibid., p. 268. 89. Tim Ingold, Marcher avec les dragons, Bruxelles, Zones sensibles, 2003. 90. Barbara Glowczewski, Réveiller les esprits de la Terre, Bellevaux, Éditions Dehors, 2021. 91. Déclaration du 10 février 2018 lors de la fête « Enracinons l’avenir ! ». URL : https://www.ainfos.ca/18/feb/ainfos00399.html 92. « Le 10 février à midi, grandes déambulations carnavalesques à la ZAD de Notre-Damedes-Landes ». URL : https://zad.nadir.org/spip.php?article5060 93. « On se souvient qu’on a fait état, tant pour le monde chrétien-ecclésial que pour les sociétés non européennes mentionnées au chapitre précédent, de ce que l’on a nommé le paradoxe de l’intériorité : si les entités animiques constituent la part la plus intérieure de la personne, elles instaurent en même temps des relations avec ce qui lui est le plus extérieur. Elles
sont les vecteurs d’une extériorité qui vient se loger dans l’intériorité de la personne. Dans le monde chrétien-ecclésial, cette extériorité n’est rien moins que la transcendance divine, et l’âme cette forme d’intériorité qui inscrit dans la personne un lien constitutif avec Dieu. Or, si la conscience de soi supplante entièrement l’âme, comme c’est le cas chez Locke, tout lien avec quelque extériorité que ce soit s’efface de la définition de la personne. Reste alors une intériorité pure qui ne dépend que d’elle-même. » Voir Jérôme Baschet, Corps et Âmes. Une histoire de la personne au Moyen Âge, Paris, Flammarion, 2016, p. 284-285. 94. Nous renvoyons ici aux travaux anthropologiques de Maurice Leenhardt ou de Marilyn Strathern. 95. Marshall Sahlins, La Nature humaine, une illusion occidentale, Paris, L’Éclat, 2009, p. 52. 96. Par les techniques de l’aveu décrites par Michel Foucault dans L’Origine de l’herméneutique de soi, Paris, Vrin, 2013, mais aussi par la mise au travail des corps décrite par Silvia Federici dans Caliban et la Sorcière. Femmes, corps et accumulation primitive, op. cit. 97. Le « pathique » désigne la puissance de coaffection entre des corps. Sur le concept de « pathique », voir David gé Bartoli et Sophie Gosselin, Le Toucher du monde : techniques du naturer, op. cit. 98. Jean Oury, Le Collectif. Le séminaire de Sainte-Anne, [1986], Nîmes, Champ social, 2005. 99. Alain Damasio, Les Furtifs, Clamart (Hauts-de-Seine), Éditions La Volte, 2019. 100. Notre interprétation s’inscrit dans le prolongement des travaux phénoménologiques sur le corps et le toucher, notamment ceux de Maurice Merleau-Ponty et d’Erwin Straus. Voir aussi, David gé Bartoli et Sophie Gosselin, Le Toucher du monde : techniques du naturer, Bellevaux, Éditions Dehors, 2019. 101. Entretien de Carlo Severi sur Le Principe de la chimère, dans Art Presse, vol. 2, no 13, « Images cachées », mai-juin-juillet 2009, p. 48 ; Carlo Severi, Le Principe de la chimère. Une anthropologie de la mémoire, Paris, Éditions Rue d’Ulm-musée du quai Branly, 2007. 102. Félix Guattari et Gilles Deleuze, L’Anti-Œdipe, Paris, Éditions de Minuit, 1972, p. 18. 103. Kevin, occupant installé en 2014, in Collectif Mauvaise Troupe, Contrées. Histoires croisées de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes et de la lutte No TAV dans le Val Susa, op. cit., p. 307. 104. Déclaration du 10 février 2018 lors de la fête « Enracinons l’avenir ! », URL : https://zad.nadir.org/spip.php?article4992 105. Comme c’est le cas dans le modèle de personnification du contrat social tel qu’il a été pensé par Rousseau notamment. Hannah Arendt a critiqué la conception de la politique qui s’appuie sur l’identification des volontés individuelles à une volonté collective et y a vu une des prémices du totalitarisme politique moderne. Elle avait compris la nécessité de penser la politique depuis l’acte et non depuis la volonté/esprit. Cependant, l’espace dans lequel cet acte se déploie reste encore prisonnier du modèle de la représentation, de la scène de théâtre coupée de son inscription terrestre. Voir Hannah Arendt, « Qu’est-ce que la liberté ? », in La Crise de la culture, Paris, Gallimard, 1972, et La Condition de l’homme moderne, op. cit. 106. Eduardo Viveiros de Castro, Métaphysiques cannibales, op. cit.
107. Nous empruntons l’expression « processus animiques » à l’anthropologue Tim Ingold : « En me concentrant sur l’étude de ce processus [processus historique en lequel se nouent des humains et d’autres qu’humains], je me suis davantage intéressé à distinguer les ontogénies (c’est-à-dire les différents chemins de développement) que les ontologies (ou philosophies de l’être). J’essaie de ne plus penser en termes d’animisme, de naturalisme ou d’analogisme (autant de philosophies déjà définies), mais plutôt en termes de processus animiques en développement ». Voir Philippe Descola et Tim Ingold, Être au monde. Quelle expérience commune ?, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2014, p. 37. 108. Notamment dans les expériences rituelles néopaïennes de Starhawk, Rêver l’obscur. Femmes, magie et politique, Paris, Cambourakis, 2015. 109. C’est ce type de pratique que met en œuvre, sur la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, le collectif The Laboratory of Insurrectionary Imagination, cofondé par Isabelle Frémaux et John Jordan. 110. David Abram, Comment la Terre s’est tue. Pour une écologie des sens, op. cit. 111. Eduardo Viveiros de Castro, Métaphysiques cannibales, op. cit. 112. Ce que nous avons nommé par ailleurs « les techniques du naturer ». Voir David gé Bartoli et Sophie Gosselin, Le Toucher du monde : techniques du naturer, op. cit. 113. C’est pourquoi Viveiros de Castro forge le néologisme de « multinaturalisme » pour désigner la cosmologie perspective, l’opposant ainsi au « multiculturalisme » caractéristique du naturalisme. 114. Jakob von Uexküll, Milieu animal et Milieu humain, [1934], Paris, Rivages, 2010. 115. Déclaration universelle des droits de la Terre-mère, proclamée le 27 avril 2010 lors de la Conférence mondiale de Cochabamba. 116. Pablo Solón, Es posible el Vivir Bien ? Reflexiones a Quema Ropa sobre Alternativas Sistémicas, Fundacion Solón, 2016. 117. Notamment la « guerre des puits » portée en 1994 par les communautés et bourgs ruraux de Cochabamba ; voir à ce sujet Mathieu Uhel, « La “guerre de l’eau” à Cochabamba. De la réappropriation de l’espace politique à la reproduction d’un lieu symbolique de la contestation », L’Espace politique [en ligne], 37 | 2019-1, mis en ligne le 4 octobre 2019. URL : http://journals.openedition.org/espacepolitique/6288 118. L’entreprise municipale de gestion des eaux. 119. Cette gestion communautaire est portée par les ayllus. L’ayllu était la communauté paysanne de base, sous l’Empire inca. Liée à la propriété collective d’un territoire (marka), elle avait ses propres autorités (kuraka), responsables des affaires locales. L’ayllu a survécu aux bouleversements de la colonisation espagnole et aux tentatives d’homogénéisation entreprises par les gouvernements républicains qui se sont succédé depuis deux siècles. 120. Mathieu Uhel, « La “guerre de l’eau” à Cochabamba. De la réappropriation de l’espace politique à la reproduction d’un lieu symbolique de la contestation », art. cité. 121. Pablo Solón, Es posible el Vivir Bien ? Reflexiones a Quema Ropa sobre Alternativas Sistémicas, op. cit., p. 18.
122. Ibid., p. 18. 123. Franck Poupeau, « L’eau de la Pachamama. Commentaires sur l’indigénisation de la modernité », L’Homme, no 198-199, 2011, p. 247-276, mis en ligne le 18 juillet 2013. URL : http://journals.openedition.org/lhomme/22781 124. La « guerre de l’eau » rassembla ainsi « des ouvriers précarisés, des indépendants et des jeunes chômeurs localisés dans les quartiers urbains périphériques, des petits commerçants, des routiers et des paysans situés dans les vallées de la Province du Cercado et des communautés indigènes vivant dans les hauteurs du département » (Mathieu Uhel, « La “guerre de l’eau” à Cochabamba. De la réappropriation de l’espace politique à la reproduction d’un lieu symbolique de la contestation », art. cité). 125. Les membres d’un ayllu se considèrent comme parents et descendants de la même généalogie ancestrale et sont liés par des rapports de réciprocité. 126. Mathieu Uhel, « La “guerre de l’eau” à Cochabamba. De la réappropriation de l’espace politique à la reproduction d’un lieu symbolique de la contestation », art. cité. 127. Le gisement de Margarita équivaut à 13,4 TCF de réserves prouvées probables et possibles ; celui d’Ipati en affiche 12, San Alberto 11,8 et Sabalo 10,8. Voir Laetitia Perrier Bruslé, « Le gaz bolivien. La Bolivie face à son avenir », Outre-Terre, 2007/1, no 18, p. 235-251, URL : https://www.cairn.info/revue-outre-terre1-2007-1-page235.htm 128. L’État bolivien ne se réservant qu’une taxe de 18 % applicable sur le brut à sa sortie du puits qui, après avoir été raffiné et élaboré dans des entreprises au Chili, en Argentine ou au Brésil, sera revendu à la Bolivie au prix du marché mondial. 129. Laetitia Perrier Bruslé, « Le gaz bolivien. La Bolivie face à son avenir », art. cité. 130. L’indépendance du pays ne va en effet rien changer au schéma. 131. Laetitia Perrier Bruslé, « Le gaz bolivien. La Bolivie face à son avenir », art. cité. 132. « L’Assemblée constituante équatorienne a bénéficié du conseil du cabinet Community Environmental Legal Defense Fund, spécialisé dans l’architecture des droits de la nature » (voir Diego Landivar et Émilie Ramillien, « Du sujet de droit à l’hyper-sujet du droit. Une analyse anthropologique comparée du droit des entités de la nature en Bolivie et en Équateur », Revue juridique de l’environnement, numéro spécial « Le bon usage de la Terre : penser le droit dans une planète finie », 2018, p. 69-88, loc. cit., p. 77). 133. Article 71 de la Constitution équatorienne : « La Nature ou Pachamama, où se reproduit et se réalise la vie, a droit à ce que l’on respecte intégralement son existence et le maintien et la régénération de ses cycles vitaux, sa structure, ses fonctions et ses processus évolutifs. Toute personne, communauté, peuple ou nationalité pourra exiger des autorités publiques de faire respecter les droits de la nature […] » (Victor David, « La lente consécration de la nature, sujet de droit. Le monde est-il enfin Stone ? », Revue juridique de l’environnement, vol. 37, no 3, 2012, p. 469-485, URL : https://www.cairn.info/revue-revue-juridique-de-l-environnement2012-3-page-469.htm). 134. Victor David, « La lente consécration de la nature, sujet de droit. Le monde est-il enfin Stone ? », art. cité.
135. Cette stratégie juridique se développe de plus en plus en Amérique du Sud, pour protéger différents types d’écosystèmes. Voir Gregorio Mesa, « Ecosistemas como sujeto de derecho : qué son y cuáles son sus implicaciones ? », 2 octobre 2020, Periódico, URL : https://unperiodico.unal.edu.co/pages/detail/ecosistemas-como-sujeto-de-derecho-que-son-ycuales-son-sus-implicaciones/ ; « Corte Suprema ratifica al Parque Natural Los Nevados como sujeto de derechos », URL : https://sostenibilidad.semana.com/actualidad/articulo/cortesuprema-ratifica-declaracion-de-parque-los-nevados-como-sujeto-de-derechos/57959 136. Victor David, « La lente consécration de la nature, sujet de droit. Le monde est-il enfin Stone ? », art. cité. 137. C’est pourquoi de nombreux Boliviens reprochent justement aux droits de la Terre-mère de manquer d’efficacité. 138. Salvador Schavelzon, « Cosmopolitique constituante en Bolivie : la Constitution ‘‘ouverte’’ et le surgissement de l’État plurinational », Recherches amérindiennes au Québec, vol. 42, no 2-3, 2012, p. 79-96, URL : https://doi.org/10.7202/1024104ar 139. Voir Silvia Federici, Caliban et la Sorcière. Femmes, corps et accumulation primitive, op. cit. ; Carolyn Merchant, La Mort de la nature. Les femmes, l’écologie et la révolution scientifique, Marseille, Éditions Wildproject, 2021. 140. C’est-à-dire propre au comportement social des êtres vivants. 141. Diego Landivar et Émilie Ramillien, « Reconfigurations ontologiques dans les nouvelles constitutions politiques andines », Tsantsa, « L’anthropologie et le tournant ontologique », no 20, 2015, p. 32. 142. Arturo Escobar, Sentir-penser avec la Terre. L’écologie au-delà de l’Occident, Paris, Seuil, 2018, p. 116 ; et Mario Blaser, « Political Ontology », Cultural Studies, vol. 23, no 5-6, 2009, p. 873-896. Ils appellent « ontologie politique » cette manière de penser ensemble la question politique et celle des mondes au sein desquels elle s’inscrit. Prendre en considération cette ontologie politique, c’est à la fois dire que toute la question politique doit prendre en compte les enjeux de conflits de mondes et que chaque monde est porteur d’un rapport singulier au politique. 143. Nous pensons au cosmopolitisme défendu par Emmanuel Kant dans son Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique (Entwurf zu einer allgemeinen Geschichte in weltbürgerlicher Absicht, 1784). Celle-ci expose l’idée d’une histoire universelle de l’humanité qui aurait, par et à travers cette histoire, à accomplir son essence : la réalisation de sa liberté au sein de la nature. 144. Valérie Cabanes, Un nouveau droit pour la Terre. Pour en finir avec l’écocide, Paris, Seuil, 2016. 145. La fiction d’inexistence comprend deux aspects : le fait qu’une fiction puisse postuler une inexistence et surtout la production d’un récit qui va contrer un ou d’autres récits. 146. Voir le chapitre 2 de ce livre. 147. Quelques mois après le processus engagé sur la Loire, l’Appel du Rhône a aussi été lancé avec une perspective similaire.
148. Le projet de « parlement de Loire » aujourd’hui porté par différentes associations de la ville de Tours en est un exemple. 149. Insuffisance qui nous est concrètement apparue lors des auditions du parlement de Loire : voir Le Fleuve qui voulait écrire. Les auditions du parlement de Loire, mise en récit de Camille de Toledo, op. cit. 150. Ainsi le MAS, composé d’Aymaras, de Quechuas, de métis et de Blancs (intellectuels indigénistes, représentants des mouvements sociaux et indigènes des basses et hautes terres), est-il porteur des trois catégorisations ontologiques. Ou encore l’AS, composé d’Aymaras, de métis, de Quechuas (intellectuels socialistes et indigénistes), chez qui l’on retrouve des modes d’identification naturalistes et analogistes, ainsi que la CN-PI (autorités indigènes et traditionnelles des communautés de l’Altiplano) ou la CONAMAQ (Confédération de communautés indigènes de l’Altiplano) essentiellement composées d’Aymaras. Au contraire, la CIDOB (Confédération des communautés indigènes de l’Orient bolivien), composée de Guaranis et autres ethnies des basses terres, serait surtout animiste. Et les MNR-CCFRI/Podemos/UN, correspondant aux partis politiques traditionnels réunissant des représentants des populations urbaines, des intellectuels et des constitutionnalistes et composés de métis et de Blancs, ou encore le MCSFA, composé de métis, Blancs, Aymaras et Quechuas (intellectuels marxistes, universitaires, constitutionnalistes), seraient exclusivement naturalistes. Pour un tableau plus complet du classement des 255 constituants « selon leur appartenance autodéclarée, puis en extrapolant leur mode d’identification », voir Diego Landivar et Émilie Ramillien, « Reconfigurations ontologiques dans les nouvelles constitutions politiques andines », Tsantsa, « L’anthropologie et le tournant ontologique », art. cité, p. 32. 151. Ibid., p. 33-34. 152. Ibid. 153. Ibid., p. 34. 154. Ibid., p. 35. 155. Maëlle Mariette, « À la recherche de la Pachamama », Le Monde diplomatique, mars 2018 ; Renaud Lambert, « Le spectre du pachamamisme », Le Monde diplomatique, février 2011. 156. Diego Landivar et Émilie Ramillien, « Du sujet de droit à l’hyper-sujet du droit : une analyse anthropologique comparée du droit des entités de la nature en Bolivie et en Équateur », Revue juridique de l’environnement, numéro spécial « Le bon usage de la Terre : penser le droit dans une planète finie », art. cité, p. 80. 157. Bruno Latour, Où atterrir ? Comment s’orienter en politique, op. cit., p. 57. 158. Ibid., p. 57-58. 159. Habiter le trouble avec Donna Haraway, textes réunis et présentés par Florence Caeymaex, Vinciane Despret, Julien Pieron et al., Bellevaux, Éditions Dehors, 2019, p. 223. 160. Bruno Latour, Face à Gaïa, op. cit. 161. Timothy Morton, Hyperobjets. Philosophie et écologie après la fin du monde, traduit de l’anglais par Laurent Bury, Saint-Étienne, Éditions de la Cité du design, 2018.
162. Diego Landivar et Émilie Ramillien, « Du sujet de droit à l’hyper-sujet du droit : une analyse anthropologique comparée du droit des entités de la nature en Bolivie et en Équateur », Revue juridique de l’environnement, art. cité, p. 82. 163. Ibid., p. 84. 164. « Préparée par la création d’un ‘‘parti maximaliste’’, sous la papauté (1049-1054) de Léon IX (1002-1054) qui entendait reprendre en main l’Église, dont fut membre le futur Grégoire VII, elle fut rendue possible par le décret du pape Nicolas II, en 1059, réservant l’élection des papes aux seuls cardinaux de manière à la soustraire à l’influence des empereurs et des grandes familles romaines. Cette “prise du pouvoir” fut l’événement singulier et contingent qui constitua le début du processus historique menant à l’affirmation pratique, politique et intellectuelle de la souveraineté de l’État » (voir Pierre Dardot et Christian Laval, Dominer. Enquête sur la souveraineté de l’État en Occident, Paris, La Découverte, 2020, p. 84). 165. Ibid., p. 92. 166. Ibid., p. 269. 167. Yan Thomas, Les Opérations du droit, op. cit., p. 94. 168. Ibid., p. 9. 169. Frédéric Neyrat, La Part inconstructible de la Terre, Paris, Seuil, 2016, p. 270. 170. Geneviève Azam, « Une dette écologique ? », Que donne la nature ?, Paris, La Découverte-MAUSS, 2013/2, no 42, p. 30-40, loc. cit., p. 37. 171. Ce que Frédéric Neyrat appelle de son côté « séparation ». 172. Geneviève Azam, « Une dette écologique ? », Que donne la nature ?, op. cit., p. 38. 173. Ibid. 174. Pablo Solón, Es posible el Vivir Bien ? Reflexiones a Quema Ropa sobre Alternativas Sistémicas, op. cit., p. 54. 175. Sur la question de la destitution dans son articulation à une potentialité instituante, voir l’article de Stefan Nowotny, « Le double sens de la destitution », Multitudes, no 28, 2007/1, p. 83-93, URL : https://www.cairn.info/revue-multitudes-2007-1-page-83.htm 176. Nous reprenons ici l’expression d’Arturo Escobar, Sentir-penser avec la Terre. L’écologie au-delà de l’Occident, op. cit. 177. Miriam Tola, « Between Pachamama and Mother Earth : Gender, Political Ontology and the Rights of Nature in Contemporary Bolivia », Feminist Review, 118, 2018, URL : https://journals.sagepub.com/doi/10.1057/s41305-018-0100-4 178. Ibid. 179. Ibid. 180. Carolyn Merchant, Autonomous Nature, New York et Londres, Routledge, 2015. 181. Marisol de la Cadena, Earth Beings : Ecologies of Practice Across Andean Worlds, Durham (NC), Duke University Press, 2015. 182. Ibid., p. 206. 183. Ibid.
184. Brian Burkhart, Indigenizing Philosophy Through the Land : A Trickster Methodology for Decolonizing Environmental Ethics and Indigenous Futures, East Lansing (MI), Michigan State University Press, 2019. 185. Par « économie » nous entendons ici toute la chaîne de production qui va de l’extraction jusqu’à la vente en passant par la transformation avec tout ce que ces étapes comportent de « production de l’espace » : mines, autoroutes, centres de stockage, zones industrielles, supermarchés, parkings, etc. 186. Franck Poupeau, « La Bolivie entre Pachamama et modèle extractiviste », Écologie & Politique, no 46, 2013/1, p. 109-119, URL : https://www.cairn.info/revue-ecologieet-politique1-2013-1-page-109.htm 187. Déborah Danowski et Eduardo Viveiros de Castro, « Arrêt de monde », in Émilie Hache (dir.), De l’univers clos au monde infini, Bellevaux, Éditions Dehors, 2014. 188. C’est ainsi que la construction des réseaux ferroviaires nécessaires au développement économique de l’Amérique moderne supposait d’abord l’extermination des bisons et leur substitution par des troupeaux de vaches permettant l’installation de modes de vie sédentaires en lieu et place des modes de vie nomades des peuples amérindiens. La destruction ou la persistance d’un monde, c’est-à-dire des formes de relationalités qui le constituent, implique toujours une distribution spatiale et temporelle qui met en jeu des manières d’actualiser et de renouveler le mouvement primordial de donation de la vie. 189. C’est par exemple ce qui se passe dans de nombreux conflits mettant en jeu les peuples autochtones, où on leur demande au final de renoncer à leurs formes de vie collectives pour s’intégrer dans les normes étatiques, mais c’est aussi ce qui se passa en France, dans le cas du conflit de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes où les collectifs d’habitants en lutte furent obligés de rentrer dans les cadres imposés par la préfecture reposant sur une individualisation des pratiques agricoles et une parcellisation du territoire en zonages fonctionnels (PLU). 190. C’est elle qui est à l’œuvre dans le modèle dialectique, notamment dans sa conception hégélienne puis marxiste. Le dépassement de l’opposition ne remet jamais fondamentalement en question l’identité des opposants qui s’échangent alternativement leur place selon une logique de prise de pouvoir. « En termes hégéliens, la lutte des adversaires est frontale, elle commence sans médiation, c’est pourquoi elle est mortelle ; la mort n’est évitée qu’en introduisant après coup, après la capitulation d’un des combattants, la médiation qui manquait au début. Étrange médiation, puisqu’elle réside dans la personne même du vaincu en tant que celui-ci est épargné – “servus”. Dans le don cérémoniel, il y a d’emblée l’offre de l’objet comme gage et substitut, le présent, qui médiatise les rapports des partenaires ; le conflit n’intervient que si les dons sont refusés ou s’il n’y en a point eu […] Le modèle hégélien suppose en somme que l’esprit du don cérémoniel a disparu. Ce modèle définit la relation conflictuelle des individus modernes. Quand la médiation de la chose donnée n’est plus là, la dialectique produit le Trois à partir du Deux » (voir Marcel Hénaff, Le Prix de la vérité. Le don, l’argent, la philosophie, Paris, Seuil, coll. « La Couleur des idées », 2002, note 63, p. 183). 191. Jean-François Lyotard, Le Différend, coll. « Critiques », Paris, Les Éditions de Minuit, 1983, p. 18. 192. Nous rejoignons de ce point de vue l’excellente analyse du Différend proposée par JeanLouis Déotte, « Lyotard, penseur du différend culturel », Appareil [en ligne], 10 2012, mis en
ligne le 9 février 2008, consulté le 8 juillet 2022. URL http://journals.openedition.org/appareil/115 ; DOI : https://doi.org/10.4000/appareil.115
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193. Le sens n’est pas seulement ni essentiellement de nature rationnelle – ce qui ne veut pas dire exclure la rationalité de l’ordre de la signification –, mais il ne peut y être réduit. Si le concept de sens exprime aussi une orientation dans l’espace et dans le temps, c’est que la signification mentale est indissociable d’un déploiement et d’une inscription spatio-temporelle. Le sens se déploie sensiblement. Et c’est ce déploiement sensible qui donne à un ensemble de relations une consistance de monde. Sur le concept de « différend », voir Jean-François Lyotard, Le Différend, op. cit., p. 9. 194. Marcel Hénaff, Le Prix de la vérité. Le don, l’argent, la philosophie, op. cit., p. 186. 195. Olivier Petitjean, « Démanteler un barrage aux États-Unis : l’occasion de se mettre d’accord entre différents utilisateurs de l’eau ? », URL : https://www.ritimo.org/Demanteler-unbarrage-aux-Etats-Unis-l-occasion-de-se-mettre-d-accord-entre 196. Comme le montre Damien Short dans Redefining Genocide, Settler Colonialism, Social Death and Ecocide (Londres, Zed Books, 2016), pour la plupart des peuples indigènes, la relation à la Terre est constitutive de leur identité culturelle indienne. Couper les indigènes de leurs relations à la Terre revient à les détruire en tant que peuple, c’est-à-dire à provoquer leur mort sociale. C’est une forme de génocide. 197. Sur les dates qui ont marqué la rencontre des Klallams et des colons, voir le site des Lower Elwha Klallam Tribe : https://www.elwha.org/culture-history/elwha-klallam-historical-timeline/ 198. William Cronon, « Le problème de la wilderness, ou le retour vers une mauvaise nature », Écologie & Politique, no 38, 2009/1, p. 173-199. DOI : 10.3917/ecopo.038.0173 ; URL : https://www.cairn.info/revue-ecologie-et-politique1-2009-1-page-173.htm 199. William Cronon, Nature’s Metropolis : Chicago and the Great West, New York et Londres, W. W. Norton & Co., 1992. 200. Silvia Federici, Caliban et la Sorcière. Femmes, corps et accumulation primitive, op. cit. 201. Matthieu Renault, L’Amérique de John Locke. L’expansion coloniale de la philosophie européenne, Paris, Éditions Amsterdam, 2014. 202. William Cronon, Nature’s Metropolis : Chicago and the Great West, op. cit. 203. https://www.nps.gov/olym/learn/historyculture/loader.cfm? csModule=security/getfile&PageID=131452–National Park Service 204. Cette protection incluait notamment le droit des peuples indigènes à subvenir à leurs besoins par la pêche. Celui-ci ne sera jamais respecté puisque les Klallams seront même arrêtés par les gardes-pêche et poursuivis en justice pour avoir pêché dans leur fleuve ancestral. Voir le documentaire Le Fleuve Elwha : quand la nature reprend ses droits, réalisé par Jessica Plumb et John Gussman, France, 2014. 205. Comme ce fut le cas pour le barrage sur le fleuve Rio Doce au Brésil dont l’effondrement en 2015 provoqua un des plus grands désastres écologiques connus à ce jour, privant tous les riverains d’un accès au fleuve et à une eau potable, dont au premier chef le peuple krenak pour lequel tout le mode de vie reposait sur le lien au fleuve. Voir URL : https://www.francelibertes.org/fr/cri-krenak-contre-lextractivisme/
206. Rick Rutz, militant écologiste, va réunir quatre associations : Seattle Audubon Society, Olympic Park Associates, Amis de la Terre, Sierra Club Cascade Chapter. 207. J. Dan Abbe, « Elwha River https://www.uvm.edu/~shali/elwha.pdf
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»,
avril
2004,
URL
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208. La négociation aboutit à imposer deux conditions au démantèlement : 1/ de trouver des sources d’approvisionnement électrique alternatif pour faire tourner l’usine de cellulose, 2/ de veiller à ne pas priver d’eau la ville de Port Angeles. 209. Voir le documentaire de Jessica Plumb et John Gussman, Le Fleuve Elwha : quand la nature reprend ses droits, op. cit. 210. Voir le très beau témoignage de Ben Charles Jr lors de la cérémonie publique annonçant le démantèlement du barrage : https://www.youtube.com/watch?v=jMBkuh4_JmA 211. Ailton Krenak, Idées pour retarder la fin du monde, Bellevaux, Éditions Dehors, 2020, p. 42. 212. La notion de « corps-territoire » a été forgée par des écoféministes mayas du Guatemala pour signifier le lien inextricable entre le corps, le territoire et la Terre. Voir Jules Falquet, « “Corps-territoire et territoire-Terre” : le féminisme communautaire au Guatemala. Entretien avec Lorena Cabnal », Cahiers du Genre, vol. 59, no 2, 2015, p. 73-89. 213. Sophie Gosselin et David gé Bartoli, Le Toucher du monde : techniques du naturer, op. cit. 214. Mathias Rollot et Marin Schaffner, Qu’est-ce qu’une biorégion ?, Marseille, Éditions Wildproject, 2021. Le biorégionalisme est le nom d’un mouvement porté par des personnes issues du mouvement anarchiste californien des Diggers, comme Peter Berg, Judy Goldhaft, Raymond Dasmann, Allen Van Newkirk, Gary Snyder. Dans le sillage des critiques sociales libertaires, du mouvement des droits civiques, des Black Panthers et des féministes radicales, mais aussi marqués par l’idée d’un retour à la Terre s’inspirant des cultures autochtones, les militants opposent aux logiques gestionnaires surplombantes de l’environnementalisme d’État la perspective d’une réhabitation communautaire s’inscrivant à l’échelle des milieux de vie que sont les bassins versants. 215. Kirkpatrick Sale, L’Art d’habiter la Terre : la vision biorégionaliste, Marseille, Éditions Wildproject, 2020. 216. Gary Snyder, Le Sens des lieux, Marseille, Éditions Wildproject, 2018, p. 249. 217. Jean-Philippe Pierron, Je est un nous. Enquête philosophique sur nos interdépendances avec le vivant, Arles, Actes Sud, 2021. 218. Nous renvoyons ici aux travaux de Thom Van Dooren qui décrivent de manière située les interactions interspécifiques entre humains, corbeaux et d’autres espèces ; voir son livre Dans le sillage des corbeaux. Pour une éthique multispécifique, Arles, Actes Sud, 2022. 219. Hartmut Rosa, Rendre le monde indisponible, Paris, La Découverte, 2020. 220. Marcel Hénaff, Le Don des philosophes. Repenser la réciprocité, Paris, Seuil, 2012, p. 119. 221. Roberto Esposito, Communauté, Immunité, Biopolitique. Repenser les termes de la politique, Paris, Les Prairies ordinaires, 2010, p. 27.
222. Marcel Mauss, Sociologie et Anthropologie, Paris, PUF/Quadrige, 2013. 223. Marcel Hénaff, Le Prix de la vérité. Le don, l’argent, la philosophie, op. cit., p. 168. 224. C’est ce qu’ont fait les pêcheurs de la baie de Kesennuma, au Japon. Ils ont compris la nécessité de replanter les forêts de feuillus en amont du fleuve, sur le mont Murrone, pour la fertilité de la mer. Voir Hatakeyama Shigeatsu, La Forêt amante de la mer, Marseille, Éditions Wildproject, 2019. 225. Comme ce fut le cas en France avec le mouvement des Gilets jaunes. 226. Comme cas exemplaire il est possible de citer la ZAD de Notre-Dame-des-Landes en France ou encore Freetown Christiania au Danemark. 227. Voir le travail de Sarah Vanuxem, et, entre autres, « Des petites républiques ordonnées autour de Communs. Du Haut Atlas au Massif central ». Cette communication a été donnée dans le cadre du colloque intitulé « Vers une république des biens communs », 2016, URL : https://www.radiofrance.fr/franceculture/des-petites-republiques-ordonnees-autour-decommuns-du-haut-atlas-au-massif-central-4423827 228. Comme les SAFER (Sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural) en France. 229. Bruno Latour, Face à Gaïa, op. cit. 230. Aliènor Bertrand, « Une archéologie philosophique des normes environnementales : biopolitique et droit des peuples autochtones », Revue générale de droit, vol. 43, 2013, p. 223274. 231. Michel Foucault, Sécurité, Territoire, Population, cours au Collège de France, 1977-1978, Paris, Gallimard/Seuil, 2004. 232. Aliènor Bertrand, « Une archéologie philosophique des normes environnementales : biopolitique et droit des peuples autochtones », art. cité, p. 252. 233. Ibid., p. 256. 234. Ce que confirment les analyses développées par Ferhat Taylan dans Mésopolitique. Connaître, théoriser et gouverner les milieux de vie (1750-1900), Paris, Éditions de la Sorbonne, 2018. 235. Aliènor Bertrand, « Une archéologie philosophique des normes environnementales : biopolitique et droit des peuples autochtones », art. cité, p. 263. 236. Jason W. Moore, « The Capitalocene Part II : Accumulation by Appropriation and the Centrality of Unpaid Work/Energy », The Journal of Peasant Studies, 2017, URL : http://dx.doi.org/10.1080/03066150.2016.1272587 237. Aliènor Bertrand, « Une archéologie philosophique des normes environnementales : biopolitique et droit des peuples autochtones », art. cité, p. 238. 238. Ibid., p. 235-236. 239. « Rapport mondial des Nations unies sur la mise en valeur des ressources en eau », URL : https://doi.org/10.18356/5d4348d9-fr 240. Harold Levrel et al., « L’usage de la cartographie des services écosystémiques pour faciliter les débats et les arbitrages dans les politiques d’aménagement du territoire : l’exemple
de Bordeaux Métropole », Sciences Eaux & Territoires, vol. 21, no 4, 2016, p. 70-75. 241. Karen Bakker, Neoliberalization of Nature, in Tom Perreault, Gavin Bridge et James J. McCarthy (dir.), The Routledge Handbook of Political Ecology, Londres, Routledge, 2015 ; N. Castree, « Neoliberalising Nature : The Logics of Deregulation and Reregulation », Environment and Planning, vol. 40, no 1, janvier 2008, p. 131-152 ; Nick Heynen, James McCarthy, Scott Prudham et Paul Robbins (dir.), Neoliberal Environments : False Promises and Unnatural Consequences, Londres, Routledge, 2007 ; Luigi Pellizzoni, « Governing through Disorder : Neoliberal Environmental Governance and Social Theory », Global Environmental Change, vol. 21, no 3, 2011, p. 795-803. 242. Voir la fine analyse critique de cette conception développée par Virginie Maris dans son ouvrage Nature à vendre. Les limites des services écosystémiques, Versailles, Quae, 2014. 243. Céline Lafontaine, L’Empire cybernétique. Des machines à penser à la pensée machine, Paris, Seuil, 2004, p. 77. 244. Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz ont ainsi montré les relations inextricables qui unissent, pendant la guerre froide, les recherches des sciences du « Système-Terre » et les logiques politiques globales, les secondes s’appuyant sur les premières pour élaborer leurs stratégies géopolitiques et les premières s’appuyant sur les secondes pour forger une nouvelle vision du monde. Voir Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz, L’Événement Anthropocène, op. cit., p. 77. 245. Federico Luisetti, « Contronature nel pianeta neoliberale », communication faite lors d’une journée d’étude universitaire, à paraître dans Shift. International Journal of Philosophical Studies, Sesto San Giovanni (Milan, Italie) en 2023. 246. C’est ainsi que « l’unité abstraite du gaz à effet de serre en “équivalent CO2” – dans les échanges financiers, “une tonne de CO2 équivalente”(1tCO2e) – est le référent des marchés du carbone et de l’Accord de Paris. Le gaz à effet de serre caractérisé par son origine, sa durée, ses propriétés, sa toxicité et ses conséquences sociales multiples, est réduit à un objet spéculatif unique. En assimilant de manière arbitraire ces effets sur le réchauffement climatique global à ceux du dioxyde de carbone, cette unité abstraite produit une équivalence écologique absurde entre des forêts et des combustibles fossiles, entre la consommation et la subsistance, entre le présent et le futur » (Federico Luisetti, « Contronature nel pianeta neoliberale », art. cité). 247. Contraction de « cyberorganisme ». 248. Federico Luisetti, « Contronature nel pianeta neoliberale », art. cité. 249. Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social ou Principes du droit politique, [1762], Paris, Éditions Garnier Frères, « Classiques Garnier », 1962 (réédition 1969). 250. Thomas Hobbes, Le Citoyen ou les Fondements de la politique, [De cive, 1642], traduit de l’anglais en 1649 par Samuel Sorbière, Paris, Flammarion, 1982, VI, 1, p. 148-150. 251. Au sens de Karl Polanyi, La Grande Transformation, Paris, Gallimard, 1972. 252. Voir sur ce point le travail de Geneviève Pruvost, Quotidien politique. Féminisme, écologie, subsistance, op. cit. 253. Frédéric Lordon, La Condition anarchique, Paris, Seuil, 2017, p. 29.
254. Ibid., p. 31. 255. Myriam Revault d’Allonnes, Le Pouvoir des commencements. Essai sur l’autorité, Paris, Seuil, 2006, p. 71. 256. Ibid. 257. Ibid., p. 72. 258. Ibid. 259. Ibid., p. 34. 260. Ibid. 261. Pierre Clastres, La Société contre l’État : Recherches d’anthropologie politique, [1974], Paris, Les Éditions de Minuit, 2011. 262. Nous privilégions le terme de « rivière » à celui de « fleuve » pour ne pas nous focaliser sur le cours d’eau principal d’un bassin versant, mais considérer que tous les cours d’eau, sources ou rivières souterraines participent du bassin versant. 263. C’est-à-dire de la prise en compte de la complexité des identités se construisant à l’intersection d’une pluralité d’appartenances : de race, de classe, de genre et d’espèce. 264. Les écologies radicales regroupent les écologies qui placent en leur cœur les enjeux de justice sociale et environnementale. C’est par exemple le cas de l’écologie sociale de Murray Bookchin, mais aussi du biorégionalisme ou de l’écologie profonde. 265. Nous empruntons l’expression d’« institution-fleuve » à Marin Schaffner. Voir Marin Schaffner, Mathias Rollot, François Guerroué (dir.), Les Veines de la Terre. Une anthologie des bassins-versants, Marseille, Éditions Wildproject, 2021. 266. Myriam Revault d’Allonnes, Le Pouvoir des commencements. Essai sur l’autorité, op. cit., p. 253. 267. Nous nous inspirons ici de la pensée de l’institution développée par la psychothérapie institutionnelle qui opère une distinction entre établissement, le dispositif de gouvernement hiérarchisé reposant sur la différenciation des statuts, et l’institution, l’espace démocratique où se redéfinissent en permanence les rôles et les fonctions. 268. De manière similaire à l’institution du Te Pou Tupua sur la Whanganui, correspondant à la « face humaine » de la personne-fleuve Te Awa Tupua. 269. Philia désigne, en grec, le sentiment d’amitié. 270. Geneviève Pruvost appelle « maisonnée » un espace communautaire de vie quotidienne et de subsistance où se croisent et se fréquentent des êtres de différentes espèces. (Voir Quotidien politique. Féminisme, écologie, subsistance, op. cit., p. 210). 271. Donna J. Haraway, Vivre avec le trouble, Vaulx-en-Velin (Rhône), Les Éditions des mondes à faire, 2020. 272. Marshall Sahlins, « What Kinship is (Part One) », Journal of the Royal Anthropological Institute, vol. 17, no 1, 2011, p. 2-19. 273. David M. Schneider, A Critique of the Study of Kinship, Ann Arbor (MI), The University of Michigan Press, 1984. Voir aussi Olivier Allard, La Parenté en substance. La critique de
Schneider et ses effets, Montréal (Québec, Canada), Les Éditions de l’Homme, 2006. 274. Jane Collier et Sylvia Yanagisako, Gender and Kinship, Essays Toward a Unified Analysis, Stanford, Stanford University Press, 1987. 275. Voir David M. Schneider, American Kinship : A Cultural Account, Englewood Cliffs (NJ), Prentice Hall, 1968 ; et David M. Schneider, A Critique of the Study of Kinship, op. cit. 276. Bodenhorn Barbara, « Whales, Souls, Children and Other Things that Are “Good to Share” : Core Metaphors in a Contemporary Whaling Society », Cambridge Anthropology, vol. 13, no 1, 1988, p. 1-18. 277. Olivier Allard, « Parenté », in Juliette Rennes (dir.), Encyclopédie critique du genre, Paris, La Découverte, 2021, p. 523-533, URL : https://www-cairn-info.proxy.scd.univtours.fr/encyclopedie-critique-du-genre--9782348067303-page-523.htm 278. Ibid. 279. Lynn Margulis et Dorion Sagan, L’Univers bactériel, Paris, Seuil, 2002. 280. Natasha Myers et Carla Hustak, Le Ravissement de Darwin. Le langage des plantes, traduit de l’anglais (États-Unis) par Philippe Pignarre, Paris, La Découverte, coll. « Les Empêcheurs de penser en rond », 2020, p. 67-68. Ces auteures s’appuient notamment sur les travaux de Lynn Margulis. 281. Ibid., p. 6. 282. Astrida Neimanis, Greg Garrard et Richard Kerridge (dir.), Bodies of Water : Posthuman Feminist Phenomenology, Londres et New York, Bloomsbury Publishing Plc, 2017, p. 106. 283. Sacha Bourgeois-Gironde, « Jour IV : vers des institutions animistes », Le Fleuve qui voulait écrire. Les auditions du parlement de Loire, mise en récit de Camille de Toledo, op. cit., p. 281-282. 284. Deborah Bird Rose, « Oiseaux de pluie », in Marin Schaffner, Mathias Rollot et François Guerroué (dir.) Les Veines de la Terre. Une anthologie des bassins versants, Marseille, Éditions Wildproject, 2021, p. 66. 285. Tim Ingold, Une brève histoire des lignes, Bruxelles, Zones sensibles, 2011, p. 131. 286. Donna J. Haraway, Vivre avec le trouble, chapitre 8 : « Histoire de Camille. Les enfants du compost », op. cit., p. 306. 287. Val Plumwood, Dans l’œil du crocodile. L’humanité comme proie, Marseille, Éditions Wildproject, 2021, p. 181. 288. Voir « Front indépendantiste https://fr.wikipedia.org/wiki/Front_ind%C3%A9pendantiste
»,
Wikipedia,
289. De là l’alliance historique entre les mouvements indépendantistes et les mouvements socialistes/communistes. 290. Ce processus agonistique devait prendre fin à la suite du troisième référendum. À cause de la situation complexe provoquée par la Covid-19, les indépendantistes ont demandé le report du référendum, ce qui a été refusé par l’État français. Craignant l’issue favorable pour la position indépendantiste, il l’a maintenu en dépit des accords décidés avec les Kanaks. Les
indépendantistes ont donc appelé la population à s’abstenir de voter, annulant la légitimité de ce référendum. Le processus semble donc être actuellement dans l’impasse. 291. Notamment des auteurs d’Amérique latine comme Aníbal Quijano, Edgardo Lander, Enrique Dussel, Nelson Maldonado-Torres. 292. Ajay Parasram, « Postcolonial Territory and the Coloniality of the State », Caribbean Journal of International Relations & Diplomacy, vol. 2, no 4, 2014, p. 51-79, URL : https://journals.sta.uwi.edu/ojs/index.php/iir/article/view/510 293. Ibid., p. 53. 294. C’est ce qui s’est passé en Amérique du Sud, notamment en Bolivie. Voir le chapitre 3 de ce livre. 295. Comme c’est le cas dans la plupart des pays d’Afrique subsaharienne. 296. Pierre Charbonnier, Abondance et Liberté. Une histoire environnementale des idées politiques, Paris, La Découverte, 2020, p. 55. 297. Pierre Dardot et Christian Laval, Dominer. Enquête sur la souveraineté de l’État en Occident, op. cit., p. 56. 298. Ibid., p. 57. Nous soulignons. 299. Edward P. Thompson, Les Usages de la coutume. Traditions et résistances populaires en Angleterre (XVIIe-XIXe siècle), Paris, EHESS/Gallimard/Seuil, 2015, p. 155. 300. Ibid., p. 187. 301. Ibid., p. 195. 302. Par exemple, le fait d’avoir des papiers en règle certifiant que l’on a le droit, du point de vue de l’État, de vivre sur tel ou tel territoire, indépendamment des relations de réciprocité réelles qui se sont nouées entre des êtres du fait d’une habitation partagée. Cette logique statutaire est par essence contraire à toute idée d’hospitalité qui implique un geste d’accueil de la part d’habitants dans leur foyer et non un système politique et policier autorisant ou interdisant l’installation d’étrangers d’après des dispositions juridiques générales. 303. Edward P. Thompson, Les Usages de la coutume. Traditions et résistances populaires en Angleterre (XVIIe-XIXe siècle), op. cit., p. 189. 304. Ibid., p. 196. 305. Federico Tarragoni, « La méthode d’Edward P. Thompson », Politix, vol. 2, no 118, 2017, p. 183-205, URL : https://www.cairn.info/revue-politix-2017-2-page-183.html 306. Gaëlle Demelemestre, Les Deux Souverainetés et leur destin. Le tournant Bodin-Althusius, Paris, Cerf, 2011, p. 173-174. 307. Ibid., p. 154. 308. Pierre Dardot et Christian Laval, Dominer. Enquête sur la souveraineté de l’État en Occident, op. cit., p. 69. 309. Ainsi, le caractère local d’une pratique coutumière devient un argument pour sa disqualification : « Si cette coutume faisait partie de la Common Law du royaume, elle s’imposerait dans chaque partie du royaume et serait pratiquée de façon générale et uniforme. »
Voir Edward P. Thompson, Les Usages de la coutume. Traditions et résistances populaires en Angleterre (XVIIe-XIXe siècle), op. cit., p. 202. 310. Pierre Dardot et Christian Laval, Dominer. Enquête sur la souveraineté de l’État en Occident, op. cit., p. 69. 311. Pierre Charbonnier, Abondance et Liberté. Une histoire environnementale des idées politiques, op. cit., p. 70. 312. Edward P. Thompson, Les Usages de la coutume. Traditions et résistances populaires en Angleterre (XVIIe-XIXe siècle), op. cit., p. 65. 313. Silvia Federici, Caliban et la Sorcière. Femmes, corps et accumulation primitive, op. cit., p. 269. 314. Ibid., p. 290. 315. Ibid., p. 314. 316. Ibid. 317. Ibid., p. 323-324. 318. Voir Hannah Arendt, « Qu’est-ce que la liberté ? », in La Crise de la culture, [Between Past and Future, 1re édition, 1961], Paris, Gallimard/Folio essais, 1972. 319. Rapport de recherche L’Intégration de la coutume dans le corpus normatif contemporain en Nouvelle-Calédonie, sous la direction scientifique d’Étienne Cornut et Pascale Deumier, Convention no 214.02.18.14. 320. Régis Lafargue, « Terres de mémoires. Les terres coutumières, une question d’identité et d’obligations fiduciaires », in Rapport de recherche L’Intégration de la coutume dans le corpus normatif contemporain en Nouvelle-Calédonie, op. cit., p. 119. 321. Ibid., p. 106. C’est pourquoi les terres coutumières disposent d’un statut particulier répondant à la règle dite des « 4 i » : inaliénables, insaisissables, incommutables et incessibles. 322. Ibid., p. 128-129. 323. Alban Bensa, « Le chef kanak : les modèles et l’histoire », in Alban Bensa et Isabelle Leblic (dir.), En pays kanak. Ethnologie, linguistique, archéologie, histoire de la Nouvelle-Calédonie, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme (MSH), 2011, p. 28. 324. Alban Bensa, Histoire d’une chefferie kanak. Le pays de Koohnê (Nouvelle-Calédonie), Paris, Karthala, 2005, p. 96. 325. Expression que nous empruntons à Henri Lefebvre, La Production de l’espace, [1974], Paris, Éditions Economica, 2000. 326. Régis Lafargue, « Terres de mémoires. Les terres coutumières, une question d’identité et d’obligations fiduciaires », in Étienne Cornut et Pascale Deumier (sous la dir. scientifique), rapport de recherche L’Intégration de la coutume dans le corpus normatif contemporain en Nouvelle-Calédonie, op. cit., p. 103. 327. Ibid., p. 103. 328. Christine Demmer et Christine Salomon, « Droit coutumier et indépendance kanak », Vacarme, vol. 64, no 3, 2013, p. 63-78.
329. Ibid. 330. « Être kanak aujourd’hui, qu’on soit né “en brousse” ou à Nouméa, c’est se sentir appartenir à cette communauté tout en ayant des idées et des pratiques qui n’expriment pas des valeurs uniquement ancrées dans le précolonial, mais aussi dans les remaniements contemporains. Alors qu’au début des années 1980, l’étude déjà citée indiquait qu’une moitié des jeunes – 52 % des filles et 47,5 % des garçons – critiquaient la prééminence masculine et se démarquaient ainsi de l’idéologie ancienne, aujourd’hui c’est très majoritairement – 83 % des filles et 71 % des garçons – que les jeunes Kanaks entre 16 et 25 ans adhèrent à l’idée de l’égalité absolue des droits dans la famille ; une large majorité d’entre eux – 76 % des filles, 61 % des garçons – considèrent même, contrairement aux idées du passé, que l’homosexualité est une sexualité comme les autres » (Christine Demmer et Christine Salomon, « Droit coutumier et indépendance kanak », art. cité). 331. Christine Salomon, « Quatre décennies de féminisme kanak », Mouvements, vol. 91, no 3, 2017, p. 55-66. 332. Étienne Cornut, « Intégration directe ou indirecte de la coutume dans le corpus normatif de la Nouvelle-Calédonie », in Rapport de recherche L’Intégration de la coutume dans le corpus normatif contemporain en Nouvelle-Calédonie, sous la direction scientifique d’Étienne Cornut et Pascale Deumier, op. cit., p. 509. 333. Patrice Godin et Jone Passa, « De quoi le ‘‘droit coutumier’’ est-il le nom ? Réflexions sociologiques autour des juridictions civiles coutumières en Nouvelle-Calédonie », in Rapport de recherche L’Intégration de la coutume dans le corpus normatif contemporain en NouvelleCalédonie, op. cit., p. 261. 334. Ibid., p. 262. 335. Ibid., p. 270. 336. Étienne Cornut, « Intégration directe ou indirecte de la coutume dans le corpus normatifs de la Nouvelle-Calédonie », in Rapport de recherche L’Intégration de la coutume dans le corpus normatif contemporain en Nouvelle-Calédonie, op. cit., p. 509. 337. Ibid., p. 509. 338. Ibid., p. 515. 339. Ibid., p. 510. 340. Ibid., p. 520. 341. Claire Levacher, « Penser la ressource minière en Nouvelle-Calédonie. Souveraineté, développement et valeur des lieux », Développement durable et territoires, vol. 7, no 3, décembre 2016, p. 6, URL : https://doi.org/10.4000/developpementdurable.11429 342. Ibid. 343. Ibid., p. 7. 344. Ibid., p. 8. 345. Ibid., p. 10. 346. Les institutions créées à l’occasion n’ont pas véritablement permis que les pratiques coutumières et attachements à la terre soient garantis. La baie a été polluée à plusieurs reprises,
un lieu sacré (une grotte) a été détruit. 347. Propos de Tristan, « Défendre des terres en les habitant autrement : les communs au quartier libre des Lentillères », entretien, Fondation Danielle-Mitterrand – France Libertés, En route pour la métamorphose, URL : https://www.france-libertes.org/wpcontent/uploads/2022/05/entretien-autour-des-communs-les-lentilleres.pdf? utm_source=sendinblue&utm_campaign=Mise%20en%20lumire%20vol4&utm_medium=email 348. Article 542 du Code civil : « Les biens communaux sont ceux à la propriété ou au produit desquels les habitants d’une ou plusieurs communes ont un droit acquis. » 349. Propos de Lucie, « Défendre des terres en les habitant autrement : les communs au quartier libre des Lentillères », entretien cité. 350. Brochure du Syndicat de la montagne limousine, URL : https://syndicat-montagne.org/ 351. « Comme une charte alternative articles/231-comme-une-charte-alternative
»,
https://www.journal-ipns.org/les-articles/les-
352. Félicien Lemaire, « Propos sur la notion de “souveraineté partagée” ou sur l’apparence de remise en cause du paradigme de la souveraineté », Revue française de droit constitutionnel, vol. 92, no 4, 2012, p. 827. 353. Ibid., p. 828. 354. Ibid. 355. Martin Vanier, « Partager la souveraineté territoriale : objets, modes et principes de l’État “glocal” », Rives nord-méditerranéennes [devenues depuis Rives méditerrranéennes], no 25, 2006/3, « La dynamique des territoires, un défi institutionnel », p. 2. 356. Félicien Lemaire, « Propos sur la notion de “souveraineté partagée” ou sur l’apparence de remise en cause du paradigme de la souveraineté », art. cité, p. 842. 357. Ibid., p. 843. 358. Il n’existe actuellement aucune traduction des œuvres complètes d’Althusius, seulement des traductions partielles réalisées par Gaëlle Demelemestre. 359. Ruben Alvarado, The Debate that Changed the West : Grotius versus Althusius, Pantocrator Press, 2018. 360. Gaëlle Demelemestre, Les Deux Souverainetés et leur destin. Le tournant Bodin-Althusius, op. cit., p. 177. 361. Ibid., p. 183. 362. C’est-à-dire propre au comportement social des êtres vivants. 363. Gaëlle Demelemestre, Les Deux Souverainetés et leur destin. Le tournant Bodin-Althusius, op. cit., p. 182. 364. Ibid., p. 201. 365. L’autonomie matérielle n’étant pas nécessairement synonyme de propriété. 366. Gaëlle Demelemestre, Les Deux Souverainetés et leur destin. Le tournant Bodin-Althusius, op. cit., p. 179. 367. Ibid.
368. Ibid., p. 178. 369. Ibid., p. 207. Althusius s’oppose ici à la conception individualiste de l’espace public défendue par Yan Thomas : « L’individu avait depuis toujours été, en droit romain, un présupposé nécessaire. Il nous faut mesurer toute l’importance historique du fait que l’acte juridique, à l’origine de sa très longue histoire occidentale, fut d’abord un acte exclusivement individuel : l’acte d’un citoyen, jamais celui d’un groupe, a fortiori pas celui d’une cité. » Voir Yan Thomas, « La construction de l’unité civique. Choses publiques, choses communes, choses n’appartenant à personne et représentation » (Mélanges de l’École française de Rome. Moyen Âge, tome 114, no 1, 2002, p. 7-39 ; disponible à l’adresse : https://www.persee.fr/docAsPDF/mefr_1123-9883_2002_num_114_1_9181.pdf). 370. Gaëlle Demelemestre, Les Deux Souverainetés et leur destin. Le tournant Bodin-Althusius, op. cit. 371. Ibid., p. 178. 372. Ibid., p. 184. 373. Donna J. Haraway, Vivre avec le trouble, op. cit., p. 120. La philosophe reprend aussi à son compte cet imaginaire symbiotique pour repenser les rapports entre humains et autres qu’humains (voir Vivre avec le trouble, op. cit., p. 115). 374. Au sens que nous donnons à la technique comme « technique du naturer », voir Sophie Gosselin et David gé Bartoli, Le Toucher du monde : techniques du naturer, op. cit. 375. Voir le chapitre 4 de ce livre. 376. Danielle Juteau, « Le pluralisme », Les Cahiers du Gres, vol. 1, no 1, p. 47-52, automne 2000, URL : https://doi.org/10.7202/009417ar 377. À la manière dont Arne Næss envisageait l’idée de normes fondamentales à préciser au cours du débat démocratique. 378. Cela veut dire aussi que l’État ne détient plus le monopole de l’exercice de la violence légitime. La gestion – ou le règlement – des conflits et de la violence (en dehors de la guerre) se verrait gérée par divers dispositifs de régulation au sein de l’espace social. Nous ne pouvons, dans ce présent livre, tirer toutes les conséquences de la proposition ici avancée. La question du traitement de la violence dans la perspective d’une cosmopolitique terrestre mériterait un développement en soi, ainsi que bien d’autres hypothèses avancées ici. 379. Gaspard d’Allens, « Les zapatistes viennent en Europe raviver les braises de la rébellion », 3 mai 2021, URL : https://reporterre.net/Les-zapatistes-viennent-en-Europe-raviver-les-braisesde-la-rebellion 380. Sous-commandant insurgé Moisés, Mexique, octobre 2020 https://enlacezapatista.ezln.org.mx/2020/10/09/sixieme-partie-une-montagne-en-haute-mer/
:
381. Alexandre Koyré, Du monde clos à l’univers infini, [1973], traduit de l’anglais par Raïssa Tarr, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1988. 382. Jérôme Baschet, La Rébellion zapatiste, Paris, Flammarion/Champs histoire, 2019, p. 207. 383. Peuples de racine maya.
384. Sous-commandant Marcos, Calendrier de la résistance, Paris, Rue des Cascades, 2007, p. 9-10. 385. Sous-commandant insurgé Moisés, « Économie politique I », Commission Sexta de l’EZLN, Pistes zapatistes, La pensée critique face à l’hydre capitaliste, Albache-NadaSolidaires, 2018, p. 102. 386. Ibid., p. 103. 387. Jérôme Baschet, La Rébellion zapatiste, op. cit. 388. Sous-commandant Marcos, Calendrier de la résistance, op. cit., p. 300. 389. Michel de Certeau, L’Invention du quotidien, tome 1 : Arts de faire, Paris, Gallimard/Folio essais, 1990, p. 60. 390. Sous-commandant Marcos, Calendrier de la résistance, op. cit. 391. Jérôme Baschet, La Rébellion zapatiste, op. cit., p. 33. 392. Michel de Certeau, L’Invention du quotidien, tome 1 : Arts de faire, op. cit., p. 35. 393. Ibid., p. 60. 394. Ibid., p. 61. 395. Ibid., p. 54. Nous soulignons. 396. Jérôme Baschet, La Rébellion zapatiste, op. cit., p. 49. 397. Sous-commandant Marcos, Calendrier de la résistance, op. cit., p. 9. 398. En mémoire de la convention entre les partisans de Francisco Villa et ceux d’Emiliano Zapata dirigée contre Venustiano Carranza durant la guerre civile entre factions révolutionnaires. 399. Jérôme Baschet, La Rébellion zapatiste, op. cit., p. 38. 400. Sous-commandant Marcos, Calendrier de la résistance, op. cit., p. 331. 401. James C. Scott, L’Œil de l’État. Moderniser, uniformiser, détruire, traduit de l’anglais (États-Unis) par Olivier Ruchet, Paris, La Découverte, 2021. 402. Ibid., p. 481. 403. Cheminer en questionnant. 404. Marcel Detienne et Jean-Pierre Vernant, Les Ruses de l’intelligence, la mètis des Grecs, Flammarion, 1974, p. 21, et réédition Flammarion/Champs, « Champs essais », 2018. 405. Ibid., p. 22. 406. James C. Scott, L’Œil de l’État, Moderniser, uniformiser, détruire, op. cit., p. 487. 407. Commission Sexta de l’EZLN, Pistes zapatistes…, op. cit., p. 110. 408. « Société civile » est toujours indiqué entre guillemets dans les textes zapatistes. 409. Sous-commandant Marcos, Calendrier de la résistance, op. cit., p. 340. 410. Ibid., p. 346. 411. Voir le chapitre 4 de ce livre.
412. Voir Geneviève Pruvost, Quotidien politique. Féminisme, écologie, subsistance, op. cit. ; Aurélien Berlan, Terre et Liberté. La quête d’autonomie contre le fantasme de délivrance, op. cit. 413. Marcos Rafael Sebastián, « Commandement de l’EZLN : Message pour l’Aguascalientes des Pyrénées (Auzat) », Chimères. Revue des schizoanalyses, no 29, automne 1996, numéro thématique « L’indestructible », p. 21-26, URL : https://www.persee.fr/doc/chime_09866035_1996_num_29_1_2098 414. Sous-commandant Marcos, Calendrier de la résistance, op. cit., p. 322-323. 415. Commission Sexta de l’EZLN, Pistes zapatistes…, op. cit., p. 492. 416. Sous-commandant Marcos, Calendrier de la résistance, op. cit., p. 324. 417. Propos du sous-commandant Marcos, le 2 février 1994, in Jérôme Baschet, La Rébellion zapatiste, op. cit., p. 72. 418. Sous-commandant Marcos, Calendrier de la résistance, op. cit., p. 12. 419. Ibid., p. 14-15. 420. Myriam Revault d’Allonnes, Le Pouvoir des commencements, op. cit., p. 28. 421. Hannah Arendt, « Qu’est-ce que l’autorité ? », in La Crise de la culture, op. cit., p. 183. 422. Myriam Revault d’Allonnes, Le Pouvoir des commencements, op. cit., p. 57. 423. Les révolutions américaines ne procédèrent pas autrement dans leur relation aux peuples indigènes, comme l’a montré l’historien Jack Weatherford dans son livre Ce que nous devons aux Indiens d’Amérique, et comment ils ont transformé le monde, Paris, Albin Michel, 2021. 424. Ibid., p. 229-230. 425. Jérôme Baschet, La Rébellion zapatiste, op. cit., p. 196. 426. Ibid., p. 192. 427. Ibid., p. 197. 428. Ibid. 429. Eduardo Viveiros de Castro, Métaphysiques cannibales, op. cit., p. 39. 430. Rocío Noemí Martínez González, « Principes du ‘‘bon gouvernement’’, politique et rituel chez les Mayas tsotsils du Chiapas », Les Cahiers du CFPCI, no 7, 2020, p. 175. 431. Ibid., p. 177. 432. Ibid., p. 177. 433. Ibid., p. 178. 434. Ibid., p. 182. 435. Ibid., p. 180. 436. Ibid., p. 178. 437. Voir sous-commandant insurgé Galeano, « Entre la luz y la sombra », Mexico, mai 2014, disponible à l’adresse : https://enlacezapatista.ezln.org.mx/2014/05/25/entre-la-luz-y-la-sombra/
438. Déborah Danowski et Eduardo Viveiros de Castro, « Arrêt de monde », in Émilie Hache (dir.), De l’univers clos au monde infini, op. cit., p. 323. 439. Davi Kopenawa et Bruce Albert, La Chute du ciel. Paroles d’un chaman yanomami, préface de Jean Malaurie, Paris, Plon, 2010. 440. Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz, L’Événement Anthropocène, op. cit. 441. Ibid. 442. Développé par des penseurs comme Jason Moore ou Andreas Malm. 443. Pierre de Jouvancourt, « Dire l’événement géologique. Une archéologie du concept d’Anthropocène », thèse citée, p. 255. 444. Federico Luisetti, « Geopower : On the States of Nature of Late Capitalism », European Journal of Social Theory, vol. 22, no 3, 2019, p. 342-363. 445. C’est ainsi qu’en 2006, dans la revue Climatic Change, Paul Crutzen est le premier à formellement décrire une méthode de géo-ingénierie atmosphérique : disperser dans la stratosphère des particules en grande quantité afin d’occulter une part du rayonnement solaire. Et « contrebalancer » ainsi l’augmentation de l’effet de serre et faire baisser la température moyenne du globe. Voir « La géo-ingénierie, un pari inventif… et risqué », Le Monde, 12 décembre 2017, URL : https://www.lemonde.fr/climat/article/2017/12/12/la-geo-ingenierieun-pari-inventif-et-risque_5228551_1652612.html 446. Pierre de Jouvancourt, « Dire l’événement géologique. Une archéologie du concept d’Anthropocène », thèse citée, p. 189. 447. Voir le chapitre 4 de ce livre. 448. Expression empruntée à Carl Schmitt par Bruno Latour, Face à Gaïa, op. cit. 449. Barbara Stiegler, Il faut s’adapter. Sur un nouvel impératif politique, Paris, Gallimard, coll. « NRF Essais », 2019 ; Frédéric Neyrat, Biopolitique des catastrophes, Saint-Raphaël et Bellevaux, Éditions MF et Éditions Dehors, 2008. 450. Grégoire Chamayou, La Société ingouvernable, Paris, La Fabrique éditions, 2018. 451. Bruno Latour, Face à Gaïa, op. cit., p. 268 et p. 276. 452. Ibid., p. 325. 453. Ibid., p. 324. 454. Frédéric Neyrat, La Part inconstructible de la Terre, op. cit. 455. Isabelle Stengers, Au temps des catastrophes. Résister à la barbarie qui vient, op. cit. 456. Anna Tsing, « La vie plus qu’humaine https://www.terrestres.org/2019/05/26/la-vie-plus-quhumaine/
»,
Terrestres,
URL
:
457. Isabelle Stengers, Au temps des catastrophes. Résister à la barbarie qui vient, op. cit. 458. Ainsi que nous invite à le faire le paléontologue Paul Shepard, Retour aux sources du Pléistocène, Saint-Raphaël et Bellevaux, Éditions MF et Éditions Dehors, 2013. 459. Anthony D. Barnosky et al., « Has the Earth’s sixth mass extinction already arrived ? », Nature, vol. 471, no 7336, 3 mars 2011, p. 51-57. DOI : 10.1038/nature09678.
460. Nastassja Martin et Baptiste Morizot, « Retour du temps du mythe. Sur un destin commun des animistes et des naturalistes face au changement climatique à l’Anthropocène » [en ligne], Journal of Art & Design, no 1, 13 décembre 2018, URL : https://issue-journal.ch/focusposts/baptiste-morizot-et-nastassja-martin-retour-du-temps-du-mythe-2/ 461. Nastassja Martin, Les Âmes sauvages. Face à l’Occident, la résistance d’un peuple d’Alaska, Paris, La Découverte, Paris, 2016, p. 30. 462. Nastassja Martin et Baptiste Morizot, « Retour du temps du mythe. Sur un destin commun des animistes et des naturalistes face au changement climatique à l’Anthropocène », art. cité. 463. Nom d’une petite araignée californienne que Haraway croise avec le monstre Cthulhu issu du récit de Lovecraft. Voir Donna J. Haraway, Vivre avec le trouble, op. cit., p. 223. 464. Voir les travaux de Federico Luisetti sur le lien entre crise écologique et « crise de la présence ». On se reportera aussi à sa communication « Contronature nel pianeta neoliberale », à paraître dans Shift. International Journal of Philosophical Studies”, Sesto San Giovanni (Milan, Italie), Éditions Mimésis, en 2023. 465. Ludwig Binswanger, Mélancolie et Manie, [1960], Paris, PUF, 2002. 466. Ernesto de Martino, La Terre du remords, Paris, Gallimard « Bibliothèque des sciences humaines », 1966. 467. Marcello Massenzio, « La sagesse cachée des pleurs rituels », Introduction à Mort et Pleurs rituels d’Ernesto de Martino, Paris, éditions de l’EHESS, 2022, p. 17. 468. Carolyn Merchant, La Mort de la nature. Les femmes, l’écologie et la révolution scientifique, Marseille, Wildproject, 2021. 469. Jean-Pierre Vernant, L’Individu, la Mort, l’Amour, Paris, Gallimard, 1989, p. 135, réédition Gallimard/Folio histoire, 1996. 470. Françoise d’Eaubonne, Les Femmes avant le patriarcat, Paris, Payot, 1976. 471. Ibid., p. 40. 472. Ibid., p. 45. 473. « Au cercle ténébreux et fertile du serpent lové, le Féminin, il convenait d’opposer le serpent dressé comme le javelot du guerrier ou l’épi de l’agriculture masculine » (Françoise d’Eaubonne, Les Femmes avant le patriarcat, op. cit., p. 205). 474. Ibid., p. 46. 475. Ibid., p. 47. 476. Ces Amazones ont aussi été déniées par nos historiens, jusqu’à récemment, rangées du côté de la légende pour en neutraliser la portée émancipatrice. Il a fallu, après d’Eaubonne, une enquête minutieuse, menée par une femme, Adrienne Mayor, pour faire converger suffisamment de preuves et d’analyses afin d’attester leur présence aux abords du monde grec mais aussi partout dans le monde. Adrienne Mayor, Les Amazones. Quand les femmes étaient les égales des hommes (VIIIe siècle av. J.-C.-Ier siècle apr. J.-C.), Paris, La Découverte, Paris, 2017. 477. Qui devient possible, selon d’Eaubonne, à partir du moment où l’homme découvre la part qu’il prend dans le processus de fécondation.
478. Françoise d’Eaubonne, Les Femmes avant le patriarcat, op. cit., p. 84. Cette thèse est reprise et développée par Émilie Hache qui revient sur la substitution de la Terre-mère par la figure du Christ et d’Adam comme ayant enfanté l’Humanité. Voir « Né·e·s de la Terre. Un nouveau mythe pour les Terrestres », Terrestres, 2020, URL : https://www.terrestres.org/2020/09/30/nee-de-la-terre-un-nouveau-mythe-pour-les-terrestres/ 479. Achille Mbembe, Brutalisme, Paris, La Découverte, 2020, p. 235. 480. Ibid., , p. 206. 481. Ibid, p. 234. 482. Ibid. 483. Françoise d’Eaubonne, Les Femmes avant le patriarcat, op. cit., p. 221. 484. Déborah Danowski et Eduardo Viveiros de Castro, « Arrêt de monde », art. cité, in Émilie Hache (dir.), De l’univers clos au monde infini, op. cit. 485. Achille Mbembe, Brutalisme, op. cit., p. 236-237. 486. C’est notamment la question posée par les membres de l’École de Francfort, parmi lesquels Max Horkheimer et Theodor W. Adorno. 487. Carol Gilligan, Une voix différente. La morale a-t-elle un sexe ?, Paris, Flammarion/Champs, 2019.
Glossaire Agone Ensemble des situations et processus conflictuels qui contribuent à opérer le passage d’une politique démocratique anthropocentrée à une cosmopolitique animique garante des communs multi-spécifiques. L’agone se distingue du polemos, conflit guerrier qui conçoit l’espace politique depuis le partage ami/ennemi, supposant que la victoire d’un camp implique l’annihilation de l’autre. Elle se distingue aussi du modèle de la démocratie grecque qui repose sur la coupure entre espace public (politique), espace privé (oikos) et espace naturel. L’agone donne une place aux voix et aux perspectives de tous ceux que le modèle de la citoyenneté exclut (dont les jeunes, certains handicapés, les peuples indigènes, les migrants sans papiers, les esclaves ou personnes subissant la traite sous toutes ses formes, et les autres qu’humains) parce qu’elle pense l’exercice de la politique depuis l’habiter commun. Nous qualifions d’« agonistique » tout type de conflit qui met en jeu les conditions d’habitation et de renouvellement des formes de vie et des mondes en tenant compte des autres qu’humains. Animique Caractère indissociable du physique et du psychique au sein d’un corps affecté et affectant. L’animique va à l’encontre de la conception moderne dualiste des rapports entre corps et esprit, ainsi que de la conception mécaniste de la matière. C’est l’expression d’une continuité vitale et
affective entre les êtres cohabitant au sein d’un milieu de vie. Cette continuité vitale et affective n’est pas un donné, mais émerge des interactions et relations nouées en situation. – politique animique : politique qui repose sur la reconnaissance : a) que les autres qu’humains sont dotés d’une capacité d’agir et de sentir grâce à laquelle ils participent à l’élaboration des communautés terrestres ; b) du caractère intrinsèque et réciproque des liens qui unissent les humains et les autres qu’humains. Ce qui lie ensemble les membres d’une communauté terrestre ne relève pas d’un contrat (qui repose sur une vision anthropocentrée fondée sur la parole), mais d’un lien animique qui passe par les corps et leur capacité à s’affecter réciproquement du fait d’habiter un lieu de vie partagé. Nous appelons « anima terrestre » ce lien. La politique animique a pour but de réactiver/relancer ce lien en créant les conditions et pratiques en mesure de reconduire les alliances entre humains et autres qu’humains au sein du lieu de vie. – temps animique : entrelacement du temps historique et du temps mythique à travers des spirales temporelles se produisant depuis le réveil de la géomémoire afin de soigner les blessures de l’histoire, de ce qui semble irrémédiable et irréversible pour les vivants. L’intrusion de Gaïa dans l’espace politique ouvre un temps animique. Conseils terrestres Institutions cosmopolitiques destinées à prendre la place des États en articulant plusieurs perspectives : celle du Public (espace de transversalité entre communautés), celle de la Coutume (qui tient compte des pratiques coutumières et de la spécificité de leur lien à la Terre), celle de la Terre (qui tient compte et protège les conditions de renouvellement de la vie terrestre). C’est pourquoi elles sont aussi qualifiées d’« institutions perspectivistes », dans le sens où elles doivent inclure et tenir compte des trois perspectives dans l’élaboration des politiques (c’est-à-dire dans l’organisation des
formes de vie et de cohabitation). Elles s’opposent à la souveraineté absolue des États modernes et exigent la mise en œuvre d’une souveraineté partagée. Corps-territoire La notion de corps-territoire a été avancée par des écoféministes mayas du Guatemala pour signifier le lien inextricable entre le corps, le territoire et la Terre. Nous la reprenons à notre compte pour décrire la relation entre les membres des communautés terrestres et leur milieu de vie. Parce qu’elle inclut les autres qu’humains, une communauté terrestre se confond avec le corps du territoire, c’est-à-dire avec son milieu d’habitation. La communauté n’habite pas la rivière mais est la rivière et l’ensemble des liens qui la constituent de manière dynamique. Ces liens ne doivent pas se penser comme des déterminismes mécanistes mais comme des alliances forgées dans des rapports de don et contre-don entre espèces et formes de vie. Ils se déclinent selon trois niveaux relationnels : communauté des habitants, communalité des existants, communs terrestres. Écologie inclusive (/Écologie exclusive/Écologie intégrative) La notion d’écologie inclusive vise à concevoir une manière de penser les relations entre existants terrestres qui se distingue de l’écologie exclusive de la modernité reposant sur l’opposition nature/culture (correspondant à ce que l’anthropologue Philippe Descola qualifie d’« ontologie naturaliste »). Elle se distingue aussi, en nos temps posthumanistes et anthropocéniques, de l’écologie intégrative de la condition cyborg. Cette dernière prétend dépasser l’opposition moderne entre nature et culture en neutralisant les différences entre existants par leur intégration indifférenciée dans des logiques systémiques homogénéisantes. L’écologie intégrative s’appuie sur le modèle cybernétique pour organiser la traduction de l’ensemble des interactions terrestres en informations ou données mesurables et gouvernables (des datas).
Au contraire, l’écologie inclusive définit une manière de penser et de soigner les relations, de préserver les écarts et différences comme conditions de la coaffection et de la cohabitation. Elle fait de la différence (de l’identité partagée ou de la personne multiple) un moteur de transformation des communautés terrestres. C’est pourquoi elle peut constituer un front de ralliement politique pour les écologies radicales, les écoféminismes, les blackféminismes, les écologies queer, les écologies déviantes et les écologies indigènes. Géogène Le Gégogène désigne le temps ouvert par l’événement Gaïa. C’est le temps des recommencements permettant de soigner les blessures présentes et passées en réveillant les forces de la géomémoire. Ce réveil doit permettre aux existants terrestres de réimaginer et réinventer leurs relations pour faire face à la catastrophe écologique et à son « temps de la fin ». Le Géogène propose un récit inverse à celui de l’Anthropocène. Ce dernier reconduit le fantasme moderniste d’une toute-puissance de l’espèce humaine en l’érigeant au statut de force géologique. Le Géogène dit au contraire que les temps qui s’ouvrent ne doivent plus se penser depuis l’humain mais depuis la Terre, depuis ses puissances de génération et régénération. Géomémoire C’est la mémoire de la Terre. Elle est liée au fait qu’en tant qu’êtres vivants nous sommes tous issus de la coévolution et qu’en tant qu’existants terrestres nous sommes habités, psychiquement, imaginativement et spirituellement, les uns par les autres. Tous les êtres terrestres sont mus par un mouvement d’animation, celui de la Terre, qui se stratifie dans le temps sous la forme de la géomémoire. Cette stratification temporelle n’appartient pas à un passé révolu, mais persiste à même le présent sous la forme de traces géologiques, bactériologiques, épigénétiques, psychiques ou spirituelles. Ces traces peuvent à tout moment se réveiller et réactiver dans
le présent des formes de vie ancestrales. C’est en puisant dans les forces de la géomémoire que les peuples terrestres se rendent capables d’affronter le géopouvoir et ses techniques de gouvernement, nous figeant dans un présentisme sans horizon ou dans une futurologie guerrière de type Star Wars menée par des robots, clones et autres cyborgs (= gouvernementalité anthropocénique). Personne terrestre Personne qui est constituée par ses relations avec les autres formes de vie. La personne terrestre est à ce titre une personne relationnelle. Se distingue de la personne moderne conçue un Sujet s’autoconstituant dans l’élément de la conscience de soi (sur le modèle du sujet cartésien) indépendamment de toute extériorité. La crise écologique révèle l’illusion de cette conception moderne de la personne humaine. Celle-ci apparaît dorénavant comme étant liée et constituée par les autres qu’humains, tant sur les plans physique que psychique ou spirituel, ces dimensions étant dorénavant considérées comme indissociables (= animiques). Le concept de personne terrestre vise à dépasser le dualisme corps-esprit au fondement de la pensée moderne. Parce qu’elle est constituée par les autres qu’humains, la personne terrestre peut aussi être qualifiée de personne-chimère au sens où toute existence singulière met en jeu une composition avec d’autres formes de vie, elle est le lieu d’une identité partagée. De plus, la personne terrestre étant constituée des relations qui l’inscrivent, en tant que corps, dans un milieu de vie, elle est toujours prise dans un perspectivisme interspécifique, impliquant que chacun soit, potentiellement, amené à voir et à sentir depuis le point de vue de l’autre ou des autres qui le constituent (selon qu’il est pris dans une relation interspécifique avec une autre espèce ou pris dans une relation multispécifique comme dans le cas d’une forêt). Personnifications de mondes
Lorsqu’une communauté veut habiter un lieu en commun, le lien animique qui lie les habitants peut prendre la forme d’une personnification, c’est-àdire d’une figure qui incarne sous la forme d’une personne (une entité agissante) une manière de faire monde et les valeurs dont elle est porteuse. La personnification est le fruit d’une négociation et l’expression d’une alliance cosmopolitique. Par elle, un peuple incarne l’autorité sur laquelle il repose et depuis laquelle il peut affirmer sa souveraineté. La personnification de mondes se distingue de la personnification de l’État mise en scène par le philosophe Thomas Hobbes sous la figure du Léviathan. Les personnifications de mondes affirment l’autorité du lien à la Terre : une Terre-mondes. Ce lien trouve des formes de personnification différentes selon les aires géographiques, les êtres qui les habitent et les histoires culturelles qui les traversent : Terre-Gaïa, Terre-Pachamama, Terre-Te Awa Tupua, Terre-Ayiti, etc. Peuples terrestres Les peuples terrestres se distinguent des communautés terrestres par leur capacité à instituer des autorités (personnifications de mondes) capables de se substituer à l’autorité de l’État moderne. Ils s’opposent au statut de « populations » administrables, auquel la gouvernementalité anthropocénique cherche à les réduire, en affirmant leur puissance instituante et destituante. C’est à l’image des bassins versants qu’il faut penser les peuples terrestres, comme des totalités ouvertes faites de dynamiques et de lignes enchevêtrées, accueillant en leur sein une multiplicité de formes de vie à la fois humaines et autres qu’humaines, minérales, végétales et animales : peuples-rivières, peuples-montagnes, peuples-déserts, peuples-archipels…
Remerciements Nous remercions tout particulièrement et très chaleureusement Christophe Bonneuil pour son soutien et sa confiance indéfectibles, ses relectures et ses conseils, ainsi que pour tous les échanges et discussions qui ont accompagné l’élaboration de ce livre. Un grand merci aussi à Geneviève Azam, à Josée Benoit et à Patrice Brétaudière pour leur soutien, leurs conseils et relectures au cours de l’écriture du livre. Merci à Rémi Diall pour la réalisation de la couverture et pour les graphiques, ainsi que pour les très belles discussions que l’écriture du livre a occasionnées. Merci à Hervé Gosselin, à Marion Weber, à Marin Schaffner, à Geneviève Pruvost, à Maxime Chédin, à José Carlos Solón Romero Peredo, à Nicco Andres Tiburcio, à Pierre Bonneau pour leurs relectures et pour les échanges qu’elles ont suscités. Merci à Anna Barseghian, à Stefan Kristensen, à Federico Luisetti, à Rocío Noemí Martínez González, à Jérôme Baschet, à Luca d’Ambrosio, à Anaël Marec, à Frédéric Neyrat, à Bernard Aspe et à Léna Balaud pour toutes les discussions et tous les échanges qui ont contribué à nourrir ce livre. Merci à Camille de Toledo et à tous les acteurs du « parlement de Loire » pour la richesse des débats. Merci aussi à Yann Dissez, à Emmanuelle Dunand, à la Ligue de l’enseignement de l’Indre (FOL36) et à Ciclic-Centre-Val de Loire pour leur soutien. Merci aux membres de l’Université Pour la Terre de Tours (UPT), au collectif Terrestres, ainsi qu’aux collectifs Reprise de terre et
Reprise de savoirs qui ont constitué des milieux propices à l’émergence des questionnements et propositions de ce livre.
Découvrez Anthropocène La terre en partage. Créée en 2013 par Christophe Bonneuil, « Anthropocène » interroge les enjeux écologiques globaux et l’avenir de la planète, pour penser ensemble ce nouvel âge.
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