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French Pages 168 [169] Year 1995
Kostas Axelos
Une vie pensée - Une pensée vécue
Du même auteur
Sous le pseudonyme de Frédéric Haverland: Quelques corps au passage, récit (Ed. Luneau Ascot, Paris, 1983). Rien à Casa, récits (Ed. Luneau Ascot, Paris, 1985).
@ L'Harmattan,
1995
ISBN: 2-7384-2844-4
Eric HAVILAND
Kostas Axelos
Une vie pensée
-Une pensée vécue
Préface de Jean-Michel Palmier
Éditions L'Harmattan 5-7, rue de l'École-Polytechnique 75005 PARIS
Je remercie mon épouse, Brigitte Haviland, de l'aide précieuse qu'elle m'a apportée pour la mise au point du manuscrit de ce livre.
Collection « La philosophie en commun » Jean Ruffet, Kleist en prison. Jacques Poulain, L'âge pragmatique ou l'expérimentation totale. Karl-Otto Apel, Michael Benedikt, Garbis Kortian, Jacques Poulain, Richard Rorty et Reiner Wiehl, Le partage de la vérité. Critiques du jugement philosophique. Geneviève Fraisse, Giulia Sissa, Françoise Balibar, Jacqueline Rousseau-Dujardin, Alain Badiou, Monique David-Ménard, Michel Tort, L'exercice du savoir et la différence des sexes. Armelle Auris, La ronde ou le peintre interrogé. Sous la direction de Jacques Poulain et Wolfgang Schirmacher, Penser après Heidegger. Eric Lecerf, Lafamine des temps modernes. Urias Arantes, Charles Fourier ou l'art des passages. PietTe-Jean Labarrière, L'utopie logique. Reyes Mate, La raison des vaincus. Jean-Louis Déotte, Le Musée, l'origine de l'esthétique. Jacqueline Rousseau-Dujardin, Ce qui vient à l'esprit dans la situation psychanalytique. Josette Lanteigne, La question du jugement. Chantal Anne, L'amour dans la pensée de Soren Kierkegaard. Sous la direction de Dominique Bourg, La nature en politique. Jacques Poulain, La neutralisation du jugement. Saverio Ansaldi, La tentative schellingienne, un système de la liberté est-il possible? Solange Mercier Josa, Théorie allemande et pratique française de la liberté. Philippe Sergeant, Dostoïevski la vie vivante. Jeanne Marie Gagnebin, Histoire et narration chez Walter Benjamin. Sous la responsabilité de Jacques Poulain et Patrice Vermeren, L'identité philosophique européenne. Philippe Riviale, La conjuration, essai sur la conjuration pour l'égalité dite de Babeuf. Sous la responsabilité de Jean BotTeil et Maurice Matieu, Ateliers l, esthétique de l'écart. Gérard Raulet, Chronique de l'espace public. Utopie et culture politique (1978-1993). Jean-Luc Evard, Lafaute à Mo'ise. Essais sur la condition juive.
Ce livre est dédié à mon ami Christian Estèbe, qui en a eu l'idée. Il a réalisé avec moi de nombreux entretiens, a écrit quelques très belles pages, notamment sur l'une des compagnes d'Axelos, Francine Combelles, puis s'est éloigné du
projet.
Kostas Axelos vu par Molfessis
ŒUVRES DE KOSTAS AXELOS Aux Éditions de Minuit Le déploiement de l'errance
HÉRACLITE ET LA PHILOSOPHIE (1962). MARX PENSEUR DE LA TECHNIQUE (1961). VERS LA PENSÉE PLANÉTAIRE (1964). Le déploiement
du jeu
CONTRIBUTION À LA LOGIQUE (1977). LE JEU DU MONDE (1969). POUR UNE ÉTHIQUE PROBLÉMATIQUE
(1972).
Le déploiement d'une enquête
ARGUMENTS D'UNE RECHERCHE HORIZONS DU MONDE (1974). PROBLÈMES DE L'ENJEU (1979).
(1969).
SYSTÉMATIQUE OUVERTE (1984). MÉTAMORPHOSES (1991). Chez d'autres
éditeurs
ESSAIS PHILOSOPHIQUES (en grec, Ed. Papazissis, Athènes, 1952). EINFÜHRUNG IN EIN KÜNFTIGES DENKEN (Ed. Niemeyer, Tübingen, 1966). ENTRETIENS (Ed. Fata Morgana, Montpellier, 1973). POURQUOI PENSER? QUE FAIRE? (en grec, Ed. Nepheli, Athènes, 1993).
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Préface Écrire sur un penseur, un penseur vivant, dont l'œuvre et la vie sont si intimement imbriquées dans une même passion, un même mouvement est une entreprise difficile. Aussi l'essai qu'Eric Haviland consacre à Kostas Axelos se situe-t-il délibérément à mi-chemin entre l'approche biographique et l'approche théorique. Ce choix de les croiser se justifie amplement, lorsqu'il s'agit d'explorer la genèse, le déploiement d'une œuvre philosophique d'une richesse aussi complexe. En interrogeant Kostas Axelos sur sa vie, en le questionnant sur ses expériences et celles de sa génération, les événements qui l'ont marqué, c'est tout un pan de la vie intellectuelle européenne de ces cinquante dernières années qu'il nous invite à découvrir. Avec sa construction exemplaire de monument classique, sa parfaite ordonnance, l' œuvre d'Axelos est aussi une symphonie de thèmes qui se répondent, se rencontrent et ne cessent de s'enrichir. Le chemin labyrinthique qu'il trace d'écrit en écrit a trouvé dans le monde entier de multiples résonances, au point que plusieurs de ses ouvrages sont devenus des classiques que l'on lit, que l'on médite. En France, parce qu'elle se situe à l'écart des modes de pensée en vogue, refuse tout sacrifice à la simplicité, méprise la superficialité, son œuvre n'a finalement rallié qu'un public de lecteurs exigeants qui, dans la cendre de l'affadissement général de la pensée, savent entrevoir les diamants. La trouble ambivalence avec laquelle est souvent accueilli chacun des livres de Kostas Axelos est un symptôme peu rassurant de l'audience que peut rencontrer aujourd'hui un réel effort de pensée philosophique. Ellé n'a d'égal que le peu d'attrait d'Axelos pour la recherche d'une gloire factice. 13
Derrière ce style admirablement ciselé, il y a d'abord une fantastique intelligence, une sensibilité avec ses ombres et ses lumières. Né à Athènes en 1924, Axelos est sans aucun doute une figure de premier plan de la pensée contemporaine et sa vie, d'une extrême richesse, car elle n'a jamais dissocié le pensé et le vécu, est à la hauteur de ses exigences philosophiques. Militant communiste dans sa jeunesse, condamné à mort après sa participation à la Résistance et à la guerre civile, il s'exila à Paris où il vit toujours. Marqué par le marxisme et la philosophie allemande, Hegel, Nietzsche, Heidegger en particulier, mais aussi les présocratiques, il s'est attaché toute sa vie à développer dans des livres d'une très haute exigence philosophique, une pensée d'une rare originalité. De ses premiers écrits Héracliteet la philosophie,Marx penseur de la technique, Vers la pensée planétaire jusqu'à ses Horizons du monde, Problèmes de l'enjeu, et Métamorphoses, il a édifié une œuvre qui constitue une totalité éclatée, où chaque texte, chaque livre, reprend et approfondit les mêmes intuitions, dans de surprenants développements qui brisent toutes les catégories traditionnelles. La seule œuvre philosophique d'Axelos mériterait une étude importante. Un certain nombre de thèses lui ont été consacrées à l'étranger et ses écrits sont traduits au total en seize langues. L'originalité d'Axelos tient aussi bien à sa méthode qu'à la position paradoxale qu'il a choisie: sans évacuer la pensée de Marx et l'importance du politique, il s'inscrit ~u cœur même de la tradition philosophique occidentale. Etranger aux systèmes, il parvient à intégrer une réflexion sur la modernité à partir des concepts fondamentaux de la philosophie. Unissant la démarche la plus rigoureuse à une référence à l'art, à la poésie, il s'efforce de jeter les fondements d'un autre type de pensée philosophique où se rencontrent aussi bien Hôlderlin et Rimbaud qu'Héraclite, Hegel, Marx, Nietzsche ou Heidegger. Ennemi des systèmes et des idées reçues, il a développé les concepts fondamentaux de « systématique ouverte », de «jeu», de «problématisation», de «questionnement», d'« errance», de «monde» qui lui permettent
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de jeter sur le monde contemporain un regard d'une étrangeté et d'une profondeur à peu près uniques. Au-delà de. son importance comme philosophe - ou comme penseur -, sa trajectoire est liée à tout le mouvement des idées du xxe siècle. Son apport philosophique à la réflexion sur le marxisme e~t évident. Il fut aussi, pendant un certain temps, l'ami de Heidegger, connut Picasso, Breton, Bataille, Lacan et devint le rédacteur en chef de la revue Arguments. Il publia dans la collection du même nom aussi bien Hegel, Novalis et Fink que Lukacs, Korsch, Lefebvre etc. Il a participé à travers son œuvre à toutes les interrogations de la seconde moitié du xxe siècle, qu'elles concernent la philosophie ou la politique, le dépassement de la métaphysique ou la crise de la modernité. La distance qu'il a toujours adoptée par rapport aux événements, l'éclairage théorique qu'il projette sur eux, un scepticisme ironique, une lucidité au vitriol font qu'il est l'un des rares intellectuels de sa génération à ne pas rougir des textes qu'il a publiés il y a plus de trente-cinq ans. S'inscrivant dans une gigantesque spirale, chaque nouveau livre d'Axelos, dont la genèse fait toujours l'objet d'une lente élaboration, quelquefois à partir de conférences qu'il a données dans le monde entier, d'un travail d'approfondissement constant de ses intuitions philosophiques les plus fondamentales, enrichit le précédent. La progression de sa pensée n'est pas nécessairement dialectique: elle ne cesse de faire retour à son ancrage fondamental pour dispenser une nouvelle lumière, s'attacher à de nouveaux objets. .A côté de l'œuvre, écrite dans une langue splendide, lapidaire, poétique, à nulle autre pareille, il y a l'homme. Axelos est une énigme. Sa vie est inséparable de son œuvre. Combattant ou philosophe, il est toujours inquiétant. Il est toujours là où on ne l'attend pas, parti quand on croyait le saisir. C'est quelqu'un d'authentique, de paradoxal ét surtout de tragique. On ne peut séparer sa vie de ses idées. Lecteur de ses écrits depuis plus de vingt ans, ayant eu l'occasion de m'entretenir avec lui à de nombreuses reprises, je ne pourrais l'évoquer qu'à travers des images: il y a en lui quelque chose de l'esthéticien
- Don
Juan ou Faust au sens de Kierkegaard-,
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mais avec une dimension presque dostoïevskienne. L'étrangeté de son œuvre est à l'image de son auteur. Axelos vit pour ses idées, celles qu'il a faites siennes. Son radicalisme, son refus du compromis, des mondanités ainsi que ses positions à l'égard du culte de Sartre -, l'ont conduit non vers une solitude orgueilleuse ment voulue mais à une sorte de poste d'observation, tel que Nietzsche le conçoit: dans la glace, les neiges éternelles, à la recherche de l'étrange et du problématique de
l'existence, où l'homme « n'a pas cette hideuse prétention au bonheur». Axelos n'a jamais accepté de compromis. Certes, il vit comme tout le monde, achète son journal, mais il suffit d'échanger quelques phrases avec lui pour mesurer la hauteur, la profondeur du personnage, cette surprenante intelligence qui ne laisse rien en paix. Le radicalisme des exigences qu'il adresse à la pensée dans son rapport au monde, à la vie, à sa propre vie est à l'origine des réactions si cQntradictoires qu'il suscite. Comme le dit Adorno de Benjamin, il ne laisse le choix qu'entre la fascination et le recul horrifié. Généreux à l'extrême mais impitoyable envers lui-même, le jeu qu'il joue avec le monde laisse entrevoir à chaque instant
derrière le rêve, la mort.
.
Rien d'étonnant à ce qu'en Grèce comme en France, il ait souvent été transformé en personnage de roman. Contrairement à tant d'hommes de sa génération, Axelos, par pudeur ou refus d'une certaine mystique du vécu, n'a jamais écrit d'autobiographie. La plupart de ceux qui en ont rédigé prouvent par l'absurde qu'ils n'ont finalement que très peu de choses à raconter. Chez Axelos, tout est insolite. Sa fierté, sa simplicité, sa conscience paradoxale du monde. Dans son univers, tout se conquiert durement, l'amitié ou l'amour. Il n'y a de place pour aucune facilité. Et on ne saurait trop s'étonner du silence qui entoure souvent ses recherches, des attaques, venues de tous bords, dont il a fréquemment été l'objet. Elles sont en général à son honneur. Tout cela, l'essai d'Eric Haviland le montre bien. C'est un livre écrit sans complaisance, avec sensibilité, ironie, intelligence, dont la démarche est d'une réelle originalité. Il vient à son heure pour offrir une sorte de fil d'Ariane, 16
incomparable et nécessaire, à qui veut pénétrer dans l'univers d'Axelos et ses paysages de la pensée. Il est d'autant plus nécessaire qu'il constitue, en langue française, en dehors du livre d'Henri Lefebvre et Pierre Fougeyrollas, Le jeu de Kostas Axelos 1, d'articles ou d'entretiens, la première introduction réelle à son œuvre. TI comble d'énormes lacunes. En s'effaçant en permanence derrière celui qu'il interroge, en l'amenant, à travers ses questions, à se dévoiler pas à pas, Eric Haviland nous permet d'entrevoir plus que la genèse d'une œuvre philosophique. Son essai est un témoignage sur un homme exceptionnel, attachant pour les uns, inquiétant pour les autres, mais dont la rencontre ne saurait laisser indifférent. C'est une contribution essentielle à la connaissance de l'une des rares figures originales, absolument inclassable, de la pensée contemporaine qui restitue les articulations d'une vie, d'une œuvre, d'un engagement théorique. Assurément, l' œuvre philosophique de Kostas Axelos mériterait qu'on lui consacre de savantes exégèses. Quant à l'homme, il appartient peutêtre aux rares personnes vivantes dont l'on pourrait dire qu'on se sentirait plus pauvre de ne pas l'avoir connu. Jean-Michel Palmier
1. Henri Lefebvre, Pierre Fougeyrollas, Le jeu de Kostas Axelos, Montpellier, Éditions Fata Morgana, 1973. 17
I. Premier tour d'horizon
Axelos, histoire d'un nom
Nous ne trouvons pas lenoIrJ. d'Axelos dans la Grèce ancienne. Et il est très peu fréquent dans la Grèce moderne: une seule famille, ramifiée, semble le posséder. Chez Homère, dans L'Iliade, nous rencontrons un Axylos et, dans les Vies parallèles de Plutarque, un Alexos. Le préfixe alex - vient du verbe alexôqui signifie repousser les maux, défendre, protéger. Alexandre veut dire« celui qui protège les hommes ». Selon toute vraisemblance, le nom d'Axelos a été formé par l'anagramme d'« alex» en « axel ». Une stèle funéraire sculptée entre 330 et 320 avant Jésus-Christ, dite « stèle d'Alexos » - appelée aussi «stèle
d'Axelos»
-
se
trouve
au
Musée
national
d'Athènes. Ce Grec était de Sounion, à une soixantaine de kilomètres de la capitale, là où s'érigent encore les ruines monumentales de l'un des plus beaux temples doriques de l'Attique. Elle ressemble quelque part au penseur du jeu du monde. Dans son livre De l'Olympe au Forum; panorama des arts grec et romain l, l'historien d'art allemand Willy Zschietzschmann reproduit cette stèle funéraire. Il la décrit: « Certes, on ne saurait nier que par l'attitude et par l'expression, la statue d'Axelos, qui orne un monument funéraire attique, soit apparentée à la statuaire de la frise du Parthénon; mais un certain ~.
1. Willy Zschietzschmann, De l'Olympe au Forum, Paris, Hachette, 1962,édition en langue allemande, 1955. 19
relâchement de la forme, une tendance à la superficialité qui annonce une détérioration de la substance sculpturale, l'expression triste, les stigmates de la vieillesse - cheveux clairsemés, épiderme ridé -, et surtout la façon dont, ici, l'image de la vieillesse frôle le portrait, tout cela fait qu'elle se distingue nettement des effigies classiques. On
croit voir Axelos en personne! » Un peu plus loin il ajoute: «Les personnages jouant un rôle dans la vie publique: hommes politiques, orateurs, philosophes, écrivains, étaient portraiturés, mais il est probable qu'à l'époque où mourut Axelos de simples citoyens
possédaient déjà leur portrait 1. » Depuis plusieurs générations, de lointains parents de Kostas Axelos étaient membres de l'aristocratie de Constantinople, devenue Istanbul en 1453. Là florissait une importante communauté grecque. Ils s'appelaient d'ailleurs Aristarques, nom de jeune fille de sa grandmère paternelle. C'étaient des lettrés, des érudits, des diplomates, des gouverneurs. Ses arrière-grands-parents paternels, dont certains furent des hommes politiques, étaient installés dans un bourg important du mont Pélion, Makrinitsa, où se trouvent encore aujourd'hui quelques-unes de leurs demeures seigneuriales, qui ne sont plus habitées par les Axelos. Là naquit son arrière-grand-père, Georges, en 1800. Il partit s'installer dans l'île de Kassos, près de la Crète, où il exerça un métier médical et sanitaire. Il épousa une Crétoise. Un frère de cet arrière-grand-père fut un héros de la guerre d'indépendance contre la Turquie qui dura six ans, de 1821 à 1827.Avec quelques compagnons, tous armés jusqu'aux dents, il fit irruption dans l'Acropole occupée par les Turcs et soutint le siège jusqu'en 1827. Cette année-là, "Capodistria était élu premier gouverneur du nouvel Etat grec libre par une Assemblée nationale qui, refusant l'idée d'une monarchie, se prononça pour la démocratie; mais en 1831, il se faisait assassiner par des opposants. Homme de guerre et homme de loi, cet Axelos - Constantin de son prénom, et dont Kostas est l'abréviation - fut le procureur du 1. Op. cit. , pp. 159-161.
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tribunal militaire qui condamna les assassins à mort: l'un d'eux avait été lynché par la foule en colère avant le procès, l'autre fut exécuté et un de leurs comparses fut ensuite gracié. Ce diable d'homme fut aussi député, consul à Bucarest, éditeur d'un Journal militaire et d'un Journal juridique. Le grand-père de Kostas Axelos, né à Kassos,. fut préfet en Crète puis, dans la dernière partie de sa vie, vint s'installer à Athènes où ses deux fils firent leurs études supérieures. Miltiade, le futur père de Kostas, étudia la médecine; Michelle droit, bien qu'ayant de vifs talents artistiques. Kostas Axelos est né le 26 juin 1924 à Athènes. Dans cette Grèce encore pré-industrielle, l'enfance d'Axelos a été celle de tous les fils de bourgeois aisés de l'Europe d'avant-guerre. Une vie d'enfant gâté, mais sévèrement élevé, d'aîné choyé par tous. Son père était médecin généraliste, chef de service interne d'un grand hôpital de la capitale; sa mère, Constantina, était fille de propriétaires fonciers, athéniens depuis des générations. Quant à son oncle, Michel Axelos, malgré ses études juridiques, il travailla dans la section artistique de la Banque de Grèce où il conçut plusieurs billets de l'époque. C'étaient les typiques grands-bourgeois de cette époque, tels qu'on les voit sur les photos anciennes avec les hommes en costume sombre et chapeau, les dames en robe longue. Le couple s'entendait très moyennement, bien que ses parents aient été par ailleurs étroitement liés l'un à l'autre. La mère était intelligente et volontaire, avec un solide sens des réalités; le père était plus réservé, apparemment effacé, très poli, mais lui aussi poursuivait avec ténacité ses buts. Kostas était le préféré de presque tous les membres de la famille, à la fois réservé et séducteur, sachant complimenter ses tantes pour les plats et les desserts qu'elles lui avaient préparés. A ses côtés son frère, Christos, de trois ans et demi son cadet, très influencé par son aîné. Extrêmement intériorisé, plutôt replié sur lui-même, il était peu démonstratif, peu communicatif, mais patient, persévérant comme son père et très méthodiquement intelligent. Axélos dit parfois qu'il 21
regrette de ne pas avoir eu aussi une sœur. C'est peutêtre, aujourd'hui encore, ce qui motive sa recherche, à travers l'amitié - pour mieux dire: l'amicalité envers le monde - d'une âme-sœur. C'est dans cet univers protégé, confortable, cultivé mais aussi, dirait-on aujourd'hui, politisé, puisque sa famille appartenait à cette frange de la grande bourgeoisie de tendance progressiste, libérale et rationaliste -, que Kostas Axelos.a grandi. Quelques grands drames eurent cependant lieu. Pour n'en citer que trois: suicide de sa grand-mère maternelle, d'un de ses cousins, psychose de la sœur de son père. Les Axelos se reconnaissaient pour la plupart dans le courant politique qu'incarnait un homme comme Venizélos, avec qui le père de Kostas rtait d'ailleurs lié. Modernisateur patient et acharné de l'Etat grec, il voulait orienter son pays vers le progrès social et technique en le tirant de son provincialisme. Sa famille était donc ouverte, aussi européenne et internationale que grecque. Aussi Kostas a-t-il eu des gouvernantes allemandes et françaises; assez vite il a parlé et lu ces deux langues, en même temps que le grec, sa langue maternelle. Concernant l'Allemagne, il y avait eu un arrière-grandparent ambassadeur à Berlin au milieu du XIxe siècle. Et les liens avec la France étaient étroits: un cousin du grand-père paternel d'Axelos, Nicolas Axelos, écrivain, vivait à Paris. Il avait notamment publié, en 1903, un roman La part dtl cœur. Par la suite, il fit paraître dans plusieurs journaux parisiens des articles sur des sujets politiques d'actualité. Dans l'un d'eux, daté d'août 1915, il justifie la neutralité grecque et la prudence du roi Constantin face aux Turcs et aux Allemands. Néanmoins, on sent dans cet article un ton chaleureusement francophile. Nicolas Axélos ne cite-t-il pas, avec ironie, La Gazette de Francfort lorsqu'elle vitupère contre les
Athéniens qui « ne parlent que le français et qui singent les mœurs corrompues et ridicules des Parisiens» ? C'est dans cette atmosphère que Kostas a baigné. En partie censurés par le gouvernement français - on était en pleine guerre - ces articles étaient ensuite réédités 22
en brochure, toujours à Paris, et cette fois dans leur version intégrale. Quelques années plus tard, le père d'Axelos, après des études médicales dans son pays, était lui aussi allé à Paris pour y approfondir ses connaissances. Enfin, l'une des parentes de Kostas Axelos, Céline Axelos, ayant vécu à Alexandrie, a publié de la poésie en français, surtout dans les années quarante et cinquante. Et dans plusieurs villes de France, outre Kostas Axelos, vivent encore des membres de cette famille, exerçant des professions diverses. Ainsi, par exemple, un certain Georges Axelos est grossiste en salaisons à Saint-Avertin; un autre, Jean Axelos, est officier de l'armée française. Kostas Axelos ne les voit pas. Plus près de nous, un Axelos diplomate, qui vivait à Alexandrie, était lié avec Lawrence Durell: dans son roman Cefalû, l'un des personnages s'appelle Axelos. Et ce nom a été pris comme pseudonyme par un jeune éditeur grec qui fonda, il y a quelques années, une petite maison d'édition appelée « Le penseur ». Mais les livres d'Axelos traduits en grec sont publiés ailleurs. La famille compte également plusieurs artistes: l'oncle de Kostas Axelos, Michel, outre ses talents d'illustrateur, était un bon peintre. Aujourd'hui, deux de ses cousines, avec qui il a été élevé et qu'il considère un peu comme ses sœurs, pratiquent cet art ou entretiennent des liens très étroits avec lui. Elles vivent toujours à Athènes. L'une est peintre; l'autre publie des miniatures et des manuscrits byzantins; dans les années cinquante, elle a soutenu son mémoire de maîtrise à Paris avec le byzantinologue André Grabar. Axelos fréquenta le lycée grec, l'école allemande et l'Institut français pour les langues. TI lira donc les deux langues qui forment la base de la culture classique: le grec ancien et le latin. La première - le grec - est l'une des langues de la pensée spéculative. Outre sa langue maternelle, le grec moderne, dont la poésie et la littérature sont riches, il aura une parfaite connaissance du français: de ses deux grands penseurs, Descartes et Pascal, de ses poètes et écrivains. Dans son livre Vers la pensée planétaire, un essai sera consacré à « La pensée fragmentaire de la 23
totalité chez Pascal ». Axelos voit en lui le scrutateur « monde divin disloqué
jamais fragmentaire.
1
», l'expérimentateur
Dansee
du
du Tout à
même livre, un autre essai
intitulé « Rimbaud et la pensée du monde planétaire» cherche à saisir « la course rimbaldienne, errante et migratrice, [qui] suit les sillages métaphysiques tout en s'efforçant d'accéder à une nouvelle voie 2...» Ce poète et ce penseur sont par ailleurs souvent cités dans ses livres. Enfin, maîtrisant parfaitement l'allemand, il aura un accès direct à la troisième langue de la grande pensée et à sa poésie. Ultérieurement,. son œuvre se déploiera dans ces trois langues: le grec - ancien et moderne -, le français, l'allemand. Pendant les vacances, la famille de Kostas allait chez la grand-mère maternelle. Elle possédait une propriété au bord de la mer, au Phalère, une localité déjà assez fréquentée, entourée d'une belle campagne, à cinq kilomètres d'Athènes. Les Axelos prenaient aussi une partie de leurs vacances au nord de la capitale. Ils avaient une maison dans un lieu très boisé, au pied d'une petite montagne. Assez souvent, le jeune Kostas, la plupart du temps en compagnie de son frère, partait camper avec les scouts au bord de la mer ou à la montagne; pendant l'année, ceux-ci organisaient également des excursions le dimanche. De quoi parlait-on, au cours de ces vacances? De chacun des membres de la famille, de leur vie; de ce cousin de son grand-père paternel, le parisien qui signait ses romans Axel Oss et ses essais politiques, Nicolas Axélos. Le père, à cette occasion, racontait des souvenirs d'étudiant, et, chose plus singulière, commentait quelques cas médicaux pour instruire sa famille sur ce chapitre.
1. Vers la pensée planétaire, p. 106. 2. Op. cit. , p. 139.
24
Comme un pressentiment du Monde Quand ce jeune garçon, semblable à tous les autres, comme on dit, a-t-il commencé à ruer dans les brancards? Ce sont des choses que nul n'atteint, ces moments de l'adolescence où un caractère, un style de vie se dessine. Flaubert, à propos de sa vocation d'écrivain, parle dans une lettre d'une promenade en barque qu'il fit seul après un bal. Mais ni lui ni nous n'en sommes plus avancés. Au cours même de son enfance et au tout début de son adolescence, très tôt, vers treize-quatorze ans, bien qu'il soit difficile de donner une date à ces choses-là, le jeune Kostas, habité par une inquiétude profonde, a senti un malaise face à sa classe sociale, à ses façons de vivre. Et vers quinze-seize ans, Axelos commence à lire Nietzsche, Marx, Freud, Rousseau, Dostoïevski, Shakespeare, Goethe ainsi que les écrivains scandinaves: Strindberg, Ibsen, Hamsun. On était bien loin des certitudes bourgeoises de son entourage. Sa famille, comme l'écrasante majorité de la population, était de religion orthodoxe. Mais en Grèce, il n'y avait pas de séparation entre l'Église et l'État; la religion orthodoxe était donc la religion officielle. Axelos reçut une certaine forI]1ation religieuse, très laxiste, à la maison puis à l'école, où c'était une matière obligatoire. Il avait pratiqué sans aucune ferveur jusqu'à la puberté. Et tout se passait en famille: dans la propriété de sa grandmère, il y avait une jolie petite église blanche. Aux grandes fêtes, on emmenait les enfants à la messe et on les faisait communier. Mais par ailleurs, et sans se soucier de religion, les petits Axelos, leurs nombreux cousins, cousines et camarades jouaient à l'ombre de l'église - et parfois même à l'intérieur! Et voilà qu'assez soudainement l'adolescent Kostas lit des livres qui, pour beaucoup d'entre eux, devaient être ignorés, que les siens, souvent, réprouvaient. Qui le poussait? Personne. Quoi alors, quel événement important? Aucun, sauf peut-être le sentiment puissant et obscur que d'autres forces que la Famille, la Science ou la Religion, mettaient le monde en branle; le sentiment de 25
l'incomplétude de tous les mondes particuliers, un pressentiment du monde. Il y a eu aussi ce jour - l'un de ceux qui sont décisifs dans une vie - où, vers quinze ans, Kostas est allé au
théâtre avec sa mère. On jouait une pièce de O'Neill, Au-
delà de l'horizon. C'est l'histoire d'une famille de fermiers. Au début de l'œuvre, on voit l'un des deux fils qui aime s'asseoir sur une clôture et regarder silencieusement audelà des champs, au-delà de l'horizon. fi adore les livres, la poésie et veut partir faire le tour du monde, obéissant à l'appel du lointain. Kostas s'était violemment identifié au désir de ce garçon. Enfin, vers seize ans, Axelos a eu ce qu'il appelle sa vision du monde; comme une vision du grand tout: chèvres, pierres, étoiles, hommes, tout est un. Ce qu'il ne savait pas encore appeler monde lui apparut presque comme un ensemble de forces qui implosent et explosent en même temps. Plus de trente ans après, en 1974, fruit de ces deux moments mais aussi de mille autres, paraîtra un livre d'Axelos intitulé Horizons du monde.
Une mitraillette d'une main, Rilke de l'autre
En 1940, la Grèce, qui s'était jusqu'ici tenue à l'écart, va entrer au cœur même du conflit qui est en train d'embraser la planète. Ce pays vivait sous une dictature de droite de type fascisant depuis août 1936. Cependant, en octobre 1940, la Grèce rejeta l'ultimatum par lequel l'Italie avait demandé le passage de ses troupes. Elle se rangeait ainsi au côté de la Grande-Bretagne. Mussolini, jaloux des premiers succès militaires des nazis, et vaniteux de surcroît, pensait que la conquête de la Grèce ne serait qu'une promenade militaire. C'était compter sans la vigueur du sentiment national grec et les traditions de lutte de ce pays contre tous les envahisseurs qui voulurent l'occuper. L'armée repoussa les Italiens jusque dans les montagnes d'Albanie. Les Allemands, à la suite des Italiens, attaquèrent la Grèce le 6 avril 1941. Celle-ci ne put résister à la seconde invasion quoique, de l'aveu même du commandement allemand, les combats fussent 26
acharnés jusqu'à la fin. Le gouvernement et son roi quittèrent le pays. Ce fut la capitulation dès le 24 avril de la même année et le drapeau nazi flotta sur l'Acropole. L'Allemagne nazie, l'Italie fasciste et la Bulgarie occupèrent alors le pays. Les élèves les plus politisés du lycée d'Axelos, comme une bonne partie de la jeunesse, étaient en ébullition. C'est à ce moment-là qu'Axelos rencontra ses premiers camarades, à peine plus âgés que lui, qui étaient déjà communistes. Il avait dix-sept ans. Il entra d'abord aux Jeunesses .communistes, à la fin de l'année 1941, ensuite au Parti. Il travailla comme organisateur, théoricien et propagandiste. Il fut l'un des dirigeants de la jeunesse universitaire, rédacteur au journal clandestin des étudiants, Flamme. Il s'agissait d'un communisme de guerre, dans un pays balkanique à la modernité relativement jeune, la Grèce ne s'étant libérée de l'occupant turc que dans la première moitié du XIxe siècle. La ligne du Parti était stricte, marxiste, léniniste, stalinienne, comme le disaient eux-mêmes les militants. Kostas Axelos fut-il un communiste orthodoxe, levé à l'aube, couché après minuit, un théoricien et propagandiste marxiste rédigeant des tracts et tenant la mitraillette, capable de tirer à balles verbales et à balles réelles? Assurément: oui. Il y croyait, comme on dit, et risquait quotidiennement sa vie. Mais, en même temps, travaillait souterrainement autre chose qui allait s'avérer plus fort que tout. Cet « autre chose », qui, répétons-le, n'est pas .
exactement dicible - le Monde? - l'entraînait à regarder par-delà l'horizon limité. Déjà, adolescent, il s'était dressé contre sa famille et était allé voir au-delà de son cercle étroit. De même, la puissance de ce qui habitait Axelos et qui le poussait en avant lui fit aussi trouver le communisme, ses buts, ses organisations beaucoup trop étriqués. «Un vrai communiste doit savoir tenir une mitraillette d'une main et les poésies de Rilke de l'autre », lançait-il à ses camarades. Il est vrai que chez les jeunes communistes, qui eux-mêmes appartenaient à une organisation de jeunesse plus large, l'E.P.O.N., il y avait des écarts, et au-delà de la lutte elle-même, des interrogations sur un autre style de vie possible. 27
Un jour, en pleine clandestinité, Axelos a fait un exposé à des militants sur le problème érotique de la jeunesse, s'appuyant sur le marxisme évidemment, mais aussi sur Freud, sans trop le nommer, c'est-à-dire sur ce qu'il avait lu et commencé à méditer depuis son adolescence. Là encore, il regardait ailleurs et différemment de là où le Parti exigeait qu'on regarde. Il est vrai qu'Axelos, issu d'une famille très dispersée mondialement, n'a jamais identifié le monde de sa jeunesse à un seul pays, une seule doctrine, un seul régime politique. A la suite de Kostas son frère s'engagea aussi dans le Mouvement des lycéens de gauche, organisation qui était sous la tutelle du Parti. Il milita pendant la Résistance, fut même arrêté par les Allemands et emprisonné. Vu son jeune âge, il fut relâché peu après. Durant cette période, leurs parents redoutaient le pire pour leurs deux fils. Christos luttait dans la même organisation lycéenne que celle où militait courageusement Hélène Ahrweiler, née Glykatzi. Très attachée à la France, elle fut ensuite professeur d'histoire byzantine à la Sorbonne, recteur de l'académie de Paris, chancelier des universités de Paris et un temps présidente du Centre Georges Pompidou. Cet «autre chose », cet « ailleurs », qui nous meut obscurément - mais ce qui est obscur est puissant - pour Kostas Axelos, c'était aussi l'amitié, entendue comme la quête de cette « âme-sœur» dont il a déjà été question. Pour lui l'amitié, qui n'est pas seulement un lien « psychologique» ou «romantique», est, aujourd'hui comme hier, quelque chose d'extrêmement important. En 1943, en pleine clandestinité, déjà, elle est là. Axelos était très lié avec un camarade de son âge qui occupait avec lui des foncti.Ds dirigeantes chez les jeunes communistes. Un jour il lui dit: « Kosmas (c'était son pseudonyme), j'aimerais qu'on devienne amis. - Mais nous sommes amis. .
- Non! Nous sommes camarades de combat, nous ne sommes pas amis. L'amitié est autre chose. - Mais nous pourrons devenir amis après la victoire. » TIentendait la victoire du communisme en Grèce. 28
Un an plus tard, il était tué dans une manifestation de rue. En octobre 1944, la rapide avancée de l'armée Rouge vers les Balkans, la menace d'un débarquement des Alliés, et la lutte des partisans dans le pays entier obligèrent les Allemands à battre en retraite. Athènes et Le Pirée sont libérés le 12 octobre. Une brigade anglaise sous le commandement du général Scobie, chargé également du commandement des Forces alliées, débarqua en Grèce le 14 octobre, suivie quelques jours plus tard du gouvernement grec formé en exil et des troupes royalistes et nationalistes. Les organisations communistes s'installèrent alors dans un grand immeuble avec des bureaux spacieux, de multiples services: une puissance bureaucratique. Plus qu'avant encore, Axelos s'est senti une envie de ruer dans les brancards, de tout remettre en question. Mais les événements se précipitèrent: les Britanniques - et avec eux le gouvernement dit « d'union nationale» exigèrent le désarmement des partisans. L'E.L.A.S. l'armée communiste, qui comptait aussi des compagnons de route - refusa de se dissoudre et résista aux forces anglaises et à ses alliés grecs. Les premiers jours de décembre 1944, la guerre civile éclata dans les rues d'Athènes. Axelos était en première ligne, dans les troupes de choc du Parti communiste. Et ses critiques? «
On n'a pas le temps de peser ses doutes.
»
A Athènes, lors d'une attaque armée contre le bâtiment de la Sûreté générale, Axelos est arrêté et sauvagement battu. Avec plusieurs autres prisonniers, on le colle au mur. Les miliciens les mettent en joue. Son compagnon le plus proche lui lance: «Arrête d'avoir ce sourire
ironique. » Les miliciens tirent. A blanc. On les transfère dans une prison, puis dans un camp de concentration au bord de la mer. Axelos s'en évade, avec une cinquantaine de camarades: une nuit de décembre, il passe sous les barbelés, court jusqu'aux rochers; d'un mirador une mitraillette fait feu, il plonge dans l'eau glacée. Ceux qui ont hésité, même une seconde, sont fauchés. Il nage. Quarante camarades seulement regagnent Athènes, toujours en proie à la violence de la guerre civile. 29
Cet épisode de sa vie, où Axelos, par deux fois, traversa les flammes, le rapproche - radicalement - d'un
écrivain, auteur du Joueur, qui lui aussi traversa les flammes et que le penseur du jeu du monde relit sans cesse: Dostoïevski. Ensuite, il y eut une longue et pénible retraite de l'armée communiste vaincue. Elle se regroupa au centre et au nord du pays, attendant l'évolution du cours des choses, indécise quant à l'avenir. Dans son essai « La guerre civile en Grèce », publié pour la première fois en décembre 1953 dans la revue La vie intellectuelle, et repris en 1969, sous une forme plus élaborée, dans son livre Arguments d'une recherche,Axelos fait, selon ses propres termes, « l'analyse marxiste d'un fait marxiste». Prenant du recul par rapport à la lutte armée qu'il avait menée, il montre d'une façon particulièrement percutante que le Parti communiste grec n'ayant pas de projet de société défini, pas de soviets grecs, même embryonnaires, la guerre civile à elle seule -et aussi efficace soit-elle - ne pouvait permettre l'avènement d'une société nouvelle. Et ce d'autant plus que les accords entre les Alliés avaient décidé que la Grèce, une fois les nazis chassés, n'appartiendrait pas au bloc communiste. Joignant, selon le mot de Marx,l'« arme de la critique» à la « critique des armes », Axelos entreprend l'analyse d'un épisode de l'histoire qui se confondavecsa vie même. Cet essai nous permet d'apercevoir deux choses.
-
La première, c'est d'explorer la racine marxiste mais attention, ce n'est pas la seule - de la pensée d'Axelos. La
seconde, c'est qu'apparaît pour la première fois de façon éclatante ce qui est la quête même de son existence: lier vie et pensée, théorie et pratique, l'opposition et l'union des deux t~rmes demeurant problématiques. Dès février 1945, un armistice fut conclu entre les forces en lutte avec l'accord de Varkiza, garanti par les Britanniques. Cependant, un climat de terreur dû à la droite et l'extrême-droite s'instaura dans le pays. Axelos fut de nouveau arrêté, puis relâché. Il dirigea encore un séminaire de formation marxiste pour les militants du Parti et anima un journal d'étudiants, La voix étudiante, où il publia plusieurs articles dont certains ont été repris 30
dans un livre publié ultérieurement en grec, Essais philosophiques. Mais il avait perdu la foi dans la capacité du communisme à créer une société nouvelle. Axelos, cependant, resta encore au Parti. Il ne voulait pas avoir l'air de rejoindre sa classe d'origine et encore moins d'avoir peur devant le régime d'extrême-droite qui s'installai t.
A bord du Mataroa
t
Après l'armistice, une sorte de dépression toucha les intellectuels les plus à gauche. TIscomprenaient que cette guerre civile avait été une absurdité, découvrant que la Grèce, d'après des accords précédant ceux de Yalta, appartenait à la sphère d'influence anglo-américaine. En effet, le Parti communiste avait lancé dans la guerre civile, c'est-à-dire vers la mort, ses éléments les plus conscients, alors que tout était déjà joué. Axelos, dans une note additive à son essai « La guerre civile en Grèce », apporte des précisions - pour le moins éclairantes - sur ce
point:
«
Depuis, grâce à la publication des Mémoiresde
Winston Churchill, on a appris pas mal de choses. Churchill est allé visiter Staline à Moscou en octobre 1944. Là les deux grands hommes ont réglé dans quelques instants et avec un cynisme parfait les affaires balkaniques, avant d'aborder les affaires mondiales. La Russie prédominerait à 90 0/0en Roumanie et à 75 ~/oen
Bulgarie; la Grande-Bretagne (en accord avec les Etats-
t
t
Unis) prédominerait à 90 0/0 en Grèce; quant à la Yougoslavie et la Hongrie, chacun aurait son 50 0/0. Churchill avait commencé par déclarer: "Réglons nos affaires des Balkans. Vos armées se trouvent en Roumanie et en Bulgarie. Nous avons ges intérêts, des missions et des agents dans ces pays. Evitons de nous heurter pour des questions qui n'en valent pas la peine." Churchill prit un papier, écrivit les pourcentages ci-dessus et le poussa devant Staline. Staline, lui, prit son crayon bleu, y traça un gros trait en matière d'approbation et rendit le papier. "Tout fut réglé en moins de temps qu'il ne faut pour l'écrire", note le Premier Britannique dans 31
I
ses Mémoires. Ensuite il y eut un long silence. Le papier rayé de bleu demeurait au centre de la table. Churchill dit: "Ne trouvera-t-on pas un peu cynique que nous ayons l'air d'avoir réglé ces problèmes dont dépend le sort de millions d'êtres d'une façon aussi cavalière? Brûlons ce papier." Staline répondit: "Non, gardez-le." Ensuite on passa au plan des opérations dans le Pacifique et à la question allemande. Cf les Mémoires sur la Deuxième Guerre mondiale de Winston Churchill, I, VI, 1re partie, chap. XV, Paris, Plon, 1953 (...) Dans toute cette affaire nous avons un bel exemple de la convergence théorique et pratique des pratiques et des théories capitalistes et "socialiste" 1. » Voyant la tournure des événements, un des camarades d'école d'Axelos, Adonis, dit Ado Kyrou parvint, en tant que journaliste, à quitter la Grèce. Axelos et lui se connaissaient depuis le cour préparatoire et ils étaient amis intimes. Le père dirigeait un journal de droite tandis que son fils écrivait dans le journal officiel du Parti communiste. Gravement blessé par un commando d'extrême-droite, il boita légèrement toute sa vie. Une fois installé à Paris, il rompit ses liens avec le Parti en même temps qu'Axelos. Membre du groupe surréaliste de 1950 à 1954, il anima la revue L'âge du cinéma de 1951 à 1952, fut membre du comité de rédaction de la revue Positif de 1954 à 1970. Il réalisa plusieurs courts métrages, un film grec, BIoko (1965) et un autre en français, Le moine (1972). Il fut réalisateur à la télévision (feuilletons et reportages) les dix dernières années de sa vie et mourut d'une rupture d'anévrisme en 1985, à soixante-deux ans. Aidé par la France - il avait été élève à l'Institut français - et sous couvert diplomatique, Axelos quitta à son tour la Grèce pour Paris avec les boursiers du gouvernement français dans les derniers jours de décembre 1945. Avec lui, sur le même bateau, le Mataroa, d'autres Grecs qui deviendront connus: Cornélius Castoriadis, de deux ans son aîné, qui avait fait à Athènes des études de droit, d'économie et de philosophie. Après un passage aux Jeunesses 1. Arguments
d'une recherche, note 4, pp. 130-131.
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communistes, il milita durant la Résistance et au-delà dans une organisation trotskiste, puis dans le P.C.I. (section française de la IVe Internationale). En 1946, avec
Claude Lefort, il créa une tendance qui rompit avec le trotskisme en 1948 et se constitua en groupe autonome. Ils fondèrent alors la revue Socialisme ou Barbarie (19491965) dont il fut le principal animateur. Il y publia de très nombreuses études sur et contre le capitalisme bureaucratique de l'ex-U.R.S.S. (qu'il préfère appeler Russie) et les luttes prolétariennes. Concernant ces analyses regroupées dans les deux tomes de son ouvrage
La société bureaucratiquel - Axelos estime qu'elles sont pertinentes bien que les perspectives révolutionnaires qu'elles tracent ne parviennent pas à se libérer du poids de l'illusion et de l'utop~e. Vivant toujours à Paris, Castoriadis enseigne à l'Ecole des hautes études en sciences social~s, travaille comme psychanalyste et a publié aux Editions du Seuil plusieurs études d'épistémologie, d'analyse et de critique sociale, de psychanalyse, de philosophie politique: L'institution imaginaire de la société, en 1975; Les carrefours du labyrinthe, en 1978; Domaines de l'homme, en 1986; Le monde morcelé, en 1990. Aux yeux d'Axelos, ce sont des livres intéressants, encore que trop anthropologiques, restant axés sur des problématiques psychologiques et sociologiques qu'ils ne dépassent pas. Le projet d' « autonomie» individuelle et sociale qui traverse toute ses dernières œuvres manque de contenu. Une autre résistante encore, Mimica Cranaki, elle aussi boursière du gouvernement français. Elle vit également à Paris, a été chercheur au C.N.R.S., a enseigné la philosophie à l'université de Nanterre. Elle publia en grec des nouvelles et des romans; en français, un guide touristique plutôt sophistiqué, La Grèce 2 et un livre intitulé Les îles grecques 3. Son dernier ouvrage, un gros roman: Philellènes, a été publié à Athènes. Elle fut intimement liée avec Axelos durant leurs deux premières 1. C. Castoriadis, La société bureaucratique, Paris, Christian Bourgois éditeur, coll. «10/18 », 1973. 2. M. Cranaki, La Grèce,Paris, Éditions du Seuil, 1975. 3. M. Cranaki, Les îles grecques,Paris, Éditions du Seuil, 1979. 33
années parisiennes, où ils habitèrent dans un petit hôtel du Quartier latin. Son roman Contretemps 1 retrace cette période de la vie d'Axelos. Les deux héros du livre, sous un déguisement romanesque, ne sont autres que Castoriadis et Axelos, elle-même étant l'héroïne. Le penseur du jeu du monde, pour sa part, préfère aux œuvres romanesques contemporaines les situations romanesques dans la vie effective. Kostas Papaioannou était lui aussi avec Axelos dans le même bateau - on serait tenté de dire dans la même barque! Ancien résistant, socialiste, il a été chercheur au Centre national de la recherche scientifique, enseigna la philosophie ~ la Sorbonne et au Centre Censier, la sociologie à l'Ecole des hautes études en sciences sociales. TIpublia plusieurs livres en grec sur le marxisme et sur le totalitarisme, traduisit Hegel en français et publia dans cette langue des études sur les philosophes et les tragiques de l'ancienne Grèce, sur l'art grec et byzantin, sur Hegel, Marx, le marxisme. TIest mort d'un cancer en 1981, à cinquante-six ans. Hegel 2,L'idéologiefroide 3, De Marx et du marxisme 4ouvrage posthume, comptent parmi ses livres les meilleurs. Parmi ses compagnons, un historien, Nicolas Svoronos, d'une dizaine d'années plus âgé qu'Axelos, ancien professeur d'histoire dans un lycée d'Athènes, farouche résistant et militant communiste. Il a été chercheur au C.N.R.S. et a enseigné l'histoire byzantine à l'École pratique des hautes études. TIpublia de savantes études historiographiques concernant diverses questions byzantines, postbyzantines et néo-helléniques. Son Histoire de la Grèce moderne 5 lui valut de violentes attaques dans son pays. Déchu de la nationalité grecque par un gouvernement ultranationaliste, il s'attira aussi les foudres de la direction du Parti communiste grec, à l'époque en exil dans les « démocraties populaires ». Le 1. M. Cranaki, Contretemps,Athènes, 1947. 2. K. Papaioannou, He~el,Paris, Éditions Pauvert, 1962. 3. K. Papaioannou, L'Ûléologiefroide, Paris, Éditions Se~hers, 1967. 4. K. Papaioannou, De Marx et du marxisme, Paris, Éditions Gallimard, 1983. 5. N. Svoronos, Histoire de la Grècemoderne,Paris, P. U. F. , coll. « Que sais- je ? », 1953.
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livre était pourtant d'une facture marxiste orthodoxe, pour ne pas dire stalinisante; mais sait-on jamais ce qu'est l'orthodoxie? Après sa retraite, Svoronos retourna en Grèce, réhabilité, et dirigea la Section des sciences humaines, équivalent grec du C.N.R.S. TImourut en 1989. Constantin Byzantios : peintre reconnu et discret, il vit toujours à Paris et expose régulièrement. TIfut l'ami intime de Giacometti et du poète André du Bouchet, eut des catalogues préfacés par Ionesco, Foucault et Jean-Paul Aron. Parti de la peinture figurative, après un passage par l'abstrait, il revient au figuratif, sur un mode personnel. Axelos et lui entretiennent des relations intermittentes. Les rapports amicaux qu'a eus Axelos avec quelques peintres - en dehors de Picasso - jouèrent d'ailleurs un certain rôle dans sa vie: ils lui apprenaient à voir autrement qu'avec les yeux de la pensée, lui révélant la richesse plastique du monde dit sensible. Il y eut enfin une poétesse, Matsie Hadjilazaros, elle aussi boursière du gouvernement français; par la suite, elle publia plusieurs recueils de poèmes en français chez Guy Lévis Mano, illustrés par les gravures de son compagnon, le peintre Javier Vilato. C'est par leur intermédiaire qu'Axelos rencontrera plus tard Picasso. Quant à Iannis Xenakis, lui, grand résistant communiste, blessé lors de la guerre civile de décembre 1944 au cours de laquelle il perdit un Œil et eut le visage balafré, il gagna clandestinement la France mais seulement en 1947. En Grèce, il avait déjà fait ses études d'architecture; en France, il travailla avec Le Corbusier, avant de devenir le compositeur qué chacun connaît. Les liens tissés entre Axelos et Xenàkis demeurent solides. En septembre 1966 eut lieu à Stockholm un colloque international sur le thème «Art et technologie ». Et les deux seuls Français invités étaient Axelos et Xenakis. Lorsqu'ils débarquèrent à l'aéroport de Stockholm, ils entendirent au haut-parleur une douce et jolie voix de jeune femme dire: «Nous souhaitons la bienvenue à la délégation française, au compositeur Iannis Xenakis et au philosophe Kostas Axelos.» Le premier fit une conférence sur «Axiomatique et formalisation de la 35
composition
musicale»
et le second sur « Art, technique
et technologie planétaires 1. » En 1950, un autre camarade de la Résistance vint s'installer à Paris: le peintre et sculpteur Jason Molfessis. Depuis cette époque, les deux amis ont de fréquentes discussions sur les rapports entre art et technique. Un fragment de leur dialogue est d'ailleurs paru dans Arguments d'une recherche 2. Molfessis a effectué plusieurs dessins d'Axelos. Certains d'entre eux ont déjà été publiés dans Le jeu de Kostas Axelos 3 ainsi que dans plusieurs journaux et périodiques. Tous ces êtres, appartenant à la même génération, ne sont pas évoqués ici gratuitement, comme on réunirait dans un musée des collections d'objets précieux. D'intenses liens d'amitié ont existé entre eux, ce qui n'empêchait ni la recherche et la discussion communes, ni les divergences et les ruptures créant inévitablement de l'éloignement et de la distance. Leur enthousiasme, leur jeunesse, leurs intérêts communs succombèrent peu à peu à l'usure du temps et aux directions différentes dans lesquelles chacun s'engagea. Mais par la suite, même à distance, des liens forts demeurèrent entre eux.
Paris ou l'heure des ruptures A peine installé à Paris, Axelos va faire preuve d'une rare lucidité sur la situation politique en France et sur l'état du mouvement communiste mondial. Concernant ce dernier point, bien des intellectuels français n'ouvriront
les yeux que beaucoup plus tard et souvent avec bien des hésitations. Axelos avait l'expérience d'un communisme de guerre, massif et organisé. Pour lui, la Résistance grecque avait été autrement plus efficace que la Résistance française, tant dans les villes que dans les maquis montagneux. Elle avait d'ailleurs fait, en proportion, beaucoup plus de victimes qu'en France. A 1. Arguments d'une recherche, pp. 173-176. 2. Op. cit. , pp. 177-180. 3. Op. cit. , voir note 1, page 17.
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Athènes et dans toutes les grandes villes du pays, des manifestations de masse avaient eu lieu ainsi que des opérations militaires d'envergure dans les maquis, toutes menées par les membres du Parti communiste grec et sa mouvance, organisée dans un front. A ces hommes, la Résistance française avait paru bien molle. Paris était plutôt resté silencieux. La vague collaborationniste, l'attitude attentiste, .pusillanime des Français les avait choqués. La figure du général de Gaulle leur paraissait assez sympathique mais trop bourgeoise et nationaliste. Quand vint l'heure de la Libération, ils trouvèrent que la majorité des Français s'autoglorifièrent et ne cherchèrent pas à comprendre les causes de leur défaite militaire - si rapide. Ils voyaient très bien que, comme la grande majorité des Français s'était rangée sous la bannière de Pétain et du pétainisme, c'était cette même masse, plus des résistants authentiques, qui devenait soudain massivement gaulliste. En effet, de Gaulle pansait les plaies, non par un examen critique de la situation l'ayant précédé, mais presque par un mensonge historique qui avait l'avantage de faire l'unanimité du pays: la France ayant perdu une bataille et gagné la guerre, la France globalement résistante. Aussi le lyrisme gaullien, celui, par exemple, du célèbre discours de l'Hôtel de ville: « Paris! Paris outragé! Paris brisé! Paris martyrisé! Mais Paris libéré! Libéré par lui-même, libéré par son peuple avec le concours des armées de la France, avec l'appui et le concours de la France tout entière, de la France qui se bat, de la seule France, de la vraie France, de la France éternelle...», laissait-il Axelos de marbre. TIn'oubliait pas les faits: le 22 août 1944, Eisenhower donnait l'ordre à la 2e DB - seule unité française "importante débarquée le 6 juin dans les bagages des Alliés - de marcher sur Paris. A l'est de la capitale, une division américaine se tenait prête à prêter main forte aux hommes de Leclerc et à la Résistance intérieure qui couvrait Paris de barricades, acculant rapidement les Allemands à la reddition. Quant aux communistes français, eux aussi Axelos les jugeait sévèrement. Leur passivité dès le début de la guerre et au commencement de la Résistance; par la suite, leur haine presque hystérique à l'égard des Américains et 37 .
des Alliés qui chassèrent l'occupant, tout cela le choquait. Là encore, tout se passait comme si Paris et la France s'étaient libérés seulement grâce aux Français, ce qui évidemment n'était pas le cas. Sur un plan plus politique, Axelos trouva le Parti communiste français extrêmement petit-bourgeois, aucunement révolutionnaire malgré une phraséologie révolutionnariste. Les premiers contacts qu'il prit avec un membre du comité central- il ne se souvient plus lequellui dessillèrent les yeux: on lui expliqua que la guerre civile dans laquelle s'était lancé le Parti communiste grecnon sans ambiguïtés il est vrai - n'était pas le fait d'un parti communiste, mais d'un mouvement trotskiste, ce qui signifiait d'un mouvement de traîtres, de déviants, d'aventuriers, pire, d'alliés objectivement au service du capitalisme, selon le jargon de l'époque. Dans l'essai
d'Axelos « La guerre civileen Grèce », déjà cité, on trouve ces lignes: «En France, Maurice Thorez accorda sans difficulté au général de Gaulle la dissolution des milices patriotiques et le P.C.F. fit tout ce qu'il put pour restaurer l'économie et l'armée de l'État capitaliste et bourgeois. L'U.R.S.S. ne semblait pas désirer l'Europe occidentale; le P.C.F. pouvait alors se poser comme défenseur de la propriété et demander l'intensification de la production. Forte de sa sagesse française et petite-bourgeoise, la direction du P.C.F. accusa la direction du P.C.G. de s'être lancée dans une aventure trotskiste en refusant la démobilisation de l'armée populaire, en refusant par conséquent l'acceptation totale de la règle du jeu des alliés occidentaux
et de la bourgeoisie
nationale 1. »
Dès son arrivée en France, Axelos coupa donc tout contact avec le P.C.F. Et il se fit bientôt exclure du Parti communiste grec: il dénonçait au grand jour la bureaucratie et la sclérose idéologique du mouvement communiste. Sans se laisser pour autant séduire par le trotskisme. Lorsque son compatriote Michel Raptis-Pablo, secrétaire de la IVe Internationale - le contacta pour lui demander d'apporter son aide au Mouvement, il refusa catégoriquement. Le trotskisme n'était pour lui qu'une 1. Arguments d'une recherche, note 2, page 126.
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variante du marxisme-léninisme, et, tout cela, c'est-à-dire l'ensemble des mouvements dits révolutionnaires, lui paraissait trop peu radical et surtout manquant d'une pensée radicale; il le trouvait tourné vers le passé, manquant le présent et aveugle quant à l'avenir. Ces ruptures n'empêcheront pas, quelques années plus tard, la condamnation à mort, par contumace, d'Axelos, qui fut prononcée par une cour martiale grecque, sous un gouvernement de droite.
En chemin vers la pensée
Axelos comprit alors de façon parfaitement claire, que toute action dite révolutionnaire et réellement existante ne visait que la prise du pouvoir par une nouvelle
bureaucratie d'Etat. Cela n'avait rien à voir avec l'appel total à tout changer qu'est une révolution. Gardant cependant une sensibilité de gauche, il se détourna alors définitivement du militantisme marxiste, et même de tout militantisme. Depuis, Axelos, tout en refusant catégoriquement des qualificatifs comme apolitique ou apatride, ne parviendra jamais plus à s'identifier à quelque cause que ce soit au point d'adhérer à une organisation politique. Désormais, par sa vie et. sa pensée, Axelos va tenter de faire percer une autre lecture de l'époque et du monde, qui dénonce au passage les illusions et les terreurs révolutionnaires, ainsi que la platitude et l'exploitation capitalistes. Très tôt, il a senti le besoin d'une révolution dans et par la pensée, renonçant de ce fait à une influence directe sur les événements politiques. Le gouffre entre théorie et pratique lui sautait aux yeux et il voyait nettement qu'il fallait penser et vivre autrement que par le dogmatisme marxiste-léniniste. Quant à l'avenir de la politique planétaire, il indique souvent dans son œuvre qu'elle lui semble vouée à la puissance techno-bureaucratique, démocratico-totalitaire et au capitalo-socialisme d'État dont le social-libéralisme fait partie. Le règne du marché s'étend. Pour le dire 39
autrement: la grande politique est remplacée par la gestion et l'administration technicisées de la planète. Heureux d'être en vie, heureux d'avoir échappé au stalinisme triomphant qui l'avait - lui et bien d'autres berné, Axelos ne sera pas même le compagnon de route d'un parti. Tout en méditant Marx, Axelos ne se dit plus, depuis l'immédiat après-guerre, marxiste philosophiquement parlant - pas plus d'ailleurs qu'il ne se dira heideggerien ou héraclitéen par la suite. A l'engagement politique radical où l'on risque sa vie - s'est substitué l'engagement dans la pensée, radical lui aussi. Cependant, en 1946, Axelos admettait encore le marxisme comme instrument d'analyse sociologique, tant de la société capitaliste que de la société prétendument marxiste. Il aspirait également à l'émancipation de la classe ouvrière, à l'abolition de la propriété privée des moyens de production, à la justice sociale. Kostas Axelos, qui avait 21 ans lorsqu'il arriva en France, commença ses études. En Grèce, l'enseignement dispensé par la faculté de philosophie n'étant pas satisfaisant, il s'était inscrit, de façon formelle, à la faculté de droit et de sciences économiques. Mais il avait aussitôt gagné la lutte et la clandestinité. A Paris, la plupart de ses maîtres de la Sorbonne l'ont profondément ennuyé: plates explications de très grandes pensées, académisme, et après Kant, très peu de penseurs étudiés. Aucun souffle philosophique. Jusqu'à son année de licence )qu'il obtint l'automne 1947, Axelos mena l'existence des étudiants étrangers à Paris. Comme ses amis les plus proches, il ne se laissa guère séduire par les modes dominantes. Ses centres d'intérêt théoriques se situaient ailleurs. Axelos était beaucoup plus préoccupé par la philosophie de Hegel, la pensée de Marx - qu'il distinguait du marxisme, répétant souvent la réponse de Marx lui-même à quelqu'un qui le questionnait: «Moi, je ne suis pas marxiste» -, par Nietzsche, Freud et la psychanalyse. Il ne lira Heidegger d'une façon suivie qu'à partir de 1950. L'existentialisme, le personnalisme de Mounier, la littérature engagée, tout cela lui paraissait trop superficiel, constituant des modes plutôt que des courants profonds. Même un Camus, par
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exemple, ne le touchait pas directement, car il avait été marqué dans sa jeunesse par des œuvres qui lui paraissaient autrement plus fortes et grandes: certaines figures de la littérature scandinave et russe comme nous l'avons déjà vu. Néanmoins, il fréquentait aussi mais pour se distraire - les deux cafés «intellectuels» de Saint-Germain-des-Prés, Le Flore et Les Deux-Magots ainsi que le fameux cabaret de La Rose Rouge qu'avait fondé l'un de ses compatriotes, le futur cinéaste Niko Papatakis. De quelques années son aîné, il s'était installé en France juste avant la Drôle de guerre. Non sans un certain plaisir, il alla écouter les chansons de Juliette Gréco au Tabou, la boîte célèbre du moment. Mais cette espèce de séduction pour la bohême germano-pratine restait épidermique. Quant à Montparnasse, il était, à cette époque, surtout fréquenté par quelques peintres. En outre, Axelos n'étudia pas qu'à Paris. De l'automne 1948 à l'été 1949, il vécut deux semestres à Bâle où il suivit les cours et les séminaires de Karl Jaspers; il étudia également les présocratiques avec le grand philologue classique von der Mühll. Pendant cette période, il était lié avec une jeune AlleII!ande, sculpteur, Doris Mindt, qui émigra ensuite aux Etats-Unis. Même s'il avait voulu rester plus longtemps à Bâle, et de là passer peut-être en Allemagne, il ne le put pas. Le gouvernement grec avait demandé son extradition et la police suisse l'obligea à quitter le pays. Il revint donc à Paris. Les deux années qui suivirent, Axelos vécut avec une toute jeune femme, Denise Peltier, fille d'un amiral qui vqyait d'un très mauvais Œil cette liaison. Les vacances de Pâques 1950, Axelos les passa avec son frère à Vézelay; tous deux s'initièrent à l'art roman. Denise était allée voir ses parents à Moscou où son père était en poste comme attaché militaire, naval et de l'air. Elle envoya un télégramme tendre à Kostas, lui souhaitant «bonnes Pâques ». A peine le pli reçu, deux gendarmes locaux, motorisés et agressifs, pénétrèrent dans le petit hôtel où séjournaient les deux frères et exigèrent des explications: comment et pourquoi un ancien communiste, condamné à mort, pouvait-il recevoir un télégramme de Moscou, envoyé par la fille de l'attaché militaire, naval et de l'air
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de l'ambassade? On était alors en pleine guerre froide. Axelos les prit de haut et, dans un français émaillé d'imparfaits du subjonctif, leur déclara que sa vie privée ne les regardait pas. Maintenant encore, il entretient des rapports amicaux avec Denise: depuis toujours amateur d'art, elle travaille actuellement à la Direction des musées de France. Malgré cette algarade, la guerre froide laissait Axelos à peu près froid. Il est vrai que l'expression - et donc la situation qu'elle désigne - ne date pas d'aujourd'hui; elle a été inventée au XIVe siècle par un grand seigneur espagnol, à la fois guerrier et lettré, le prince Juan Manuel, pour caractériser un conflit dans lequel les principaux adversaires ne s'affrontent pas directement mais à travers des conflits localisés. Tout semblait indiquer- en effet que, selon un mot de
Churchill qui fit fortune:
«
De Stettin sur la Baltique à
Trieste sur l'Adriatique un rideau de fer s'est abaissé à travers le continent.» «Coup de Prague» en février 1948; purges et pendaisons dans les démocraties populaires; blocus de Berlin de juin 1948 à mai 1949 ; Allemagne coupée en deux; avènement du communisme en Chine; guerre en Corée de juin 1950à novembre 1951; enfin, bombe A soviétique en réplique à la bombe H américaine, deux blocs antagonistes étaient en train de naître, c'était une évidence pour à peu près tout le monde. Mais pas pour Axelos. Tranchant sur les prédictions apocalyptiques, partisanes, ou apeurées, il déplorait les pertes en vies humaines, disant que tout cela avait lieu pour rien. Ou plutôt - ce qui pour lui revenait presque au même pour aboutir à un énorme marché mondial où se confondraient capitalisme et socialisme. Il faut lui rendre ce mérite: dès le début des années cinquante, il a vu ce qui restait invisible à bien d'autres. Très tôt, il a énoncé la convergence du capitalisme et du soi-disant socialisme, ne pensant pas qu'ils constituaient deux mondes. Presque prophétiquement, il esquissait, dans et par la pensée, ce qui allait advenir bien plus tard. C'est pour cela aussi que ses prévisions planétaires furent tellement attaquées, non pas critiquées ou réfutées, mais tenues quasiment pour folles. On ne pardonne jamais à
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ceux qui voient les choses trop tôt, c'est-à-dire avant qu'elles soient universellement admises. Ensuite, elles deviennent des banalités indéfiniment répétées. On prend même soin d'oublier ceux qui ont initialement énoncé eux-mêmes orientés par des regards anticipateurs les précédant - ce qui était en train d'advenir. De 1950 à 1957, Axelos fut chercheur au C.N.R.S. Et de 1957 à 1959, chercheur à l'École pratique des hautes études. Au cours de ces neuf années, il va mener à bien ses deux thèses pour le doctorat d'État - il Y en avait deux à cette époque, la principale et la complémentaire sur Marx et sur Héraclite.
Des surréalistes
bien décevants
Durant cette période, Axelos va faire trois rencontres intellectuellement importantes: Breton, Picasso et Heidegger. Il ne cherchait pas à connaître volontairement les personnes qui l'intéressaient. Il pensait que le hasard conduirait nécessairement à leur rencontre. Ce qui eut lieu en effet. C'est en 1947 qu'Axelos a rencontré André Breton. Il voulait voir le surréalisme en action, si l'on peut dire. Le Il avril 1947, Tristan Tzara prononçait une conférence dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne. Breton l'attaqua violemment - verbalement -, se leva même de son pupitre, alla vers la chaire, prit le verre d'eau destiné à l'orateur et, au lieu de le lui jeter à la figure, le but. Des étudiants se ruèrent sur Breton pour le frapper et l'expulser de la salle. Avec quelques autres, Axelos le défendit et lui ménagea une sortie honorable. Au café Dupont, une jeune étudiante grecque, amie du poète surréaliste, vint offrir à Breton une rose...
A la suite de cette première rencontre « à chaud », Breton invita Axelos à venir lui rendre visite. Ils se virent à plusieurs reprises; Axelos alla même deux fois au groupe surréaliste qui se réunissait régulièrement dans un petit café. Au cours de l'été 1953, en vacances en Dordogne, il alla voir Breton à Saint-Cirq-Lapopie. A ses côtés, Benjamin Péret et quelques jeunes membres du 43
groupe. Axelos,passa une journée avec eux, à jouer à des jeux surréalistes. Bien que n'attendant pas grand-chose de cette visite, il fut vite déçu, trouvant ces séances apoétiques et ennuyeuses. Le surréalisme, plus que son chef, l'avait un moment intéressé; mais ce jour-là, de façon définitive, ce mouvement lui apparut comme appartenant irrévocablement au passé, bien qu'il ait marqué - et marque encore - notre sensibilité. Le côté pape de Breton, son orthodoxie, son exclusivisme, le culte de la personnalité auquel s'adonnait le groupe, tous les petits jeux surréalistes tardifs qui se survivaient, toute cette «mécanique de l'imaginaire », comme l'appelle ironiquement Axelos, ne l'enchantaient guère, l'attristaient même. Un peu comme auparavant pour le marxisme, il trouva qu'il y avait un gouffre entre les propositions théoriques et poétiques des surréalistes et leur mode de vie réel. Cependant, lorsqu'en 1956 Breton lui demanda un texte pour sa revue Le Surréalismemême, il lui donna un ensemble d'aphorismes regroupés sous le titre: « Fragments d'un livre de fragments ». Ils parurent en 1957, dans le n° 3 de la revue et furent ensuite repris et insérés dans son livre Lejeu du monde.
Picasso, ami et rival
C'est l'été 1948 qu'Axelos a connu Picasso, à Vallauris, par l'intermédiaire de l'un de ses neveux Javier Vilato et de Matsie Hadjilazaros. Nous retrouvons là une exilée, partie avec Axelos sur le Mataroa. Axelos avait un profond désir de se trouver face à ce grand peintre, de pouvoir contempler ses yeux, de pouvoir le regarder peindre, sculpter, faire de la céramique. Très vite, Axelos est tombé amoureux de la compagne de Picasso, à cette époque Françoise Gilot. Mais il n'a pas voulu ou même n'a pas pensé pouvoir troubler le couple et ne s'est pas manifesté plus avant. Un début d'amitié est né entre Picasso et Axelos, impressionné par le dynamisme créateur de ce génie. Arianna Stassinopoulos Huffington, dans son livre au demeurant fort agressif et trop 44
systématiquement négatif, Picasso,créateuret destructeur 1, raconte: «/lJe préfère Héraclite à Platon", lui dit Picasso [à Axelos] lorsqu'ils se rencontrèrent. Il n'avait lu ni l'un ni l'autre, mais il possédait une mystérieuse faculté lui permettant de saisir l'essence de ce qu'il voulait connaître. Platon se méfiait du pouvoir magique propre aux artistes qui éloignait les hommes de la vérité. Picasso avait entendu cela dans ses discussions philosophiques avec ses amis poètes; il n'aimait donc pas Platon. Mais il adorait les aphorismes retentissants et paradoxaux d'Héraclite. Aussi Kostas Axelos et lui sympathisèrent-ils tout de suite et les choses allèrent encore mieux quand il devint évident qu'Axelos n'était pas le genre d'homme à s'adonner à la fla~terie. En fait, il regardait les toiles que Picasso lui montrait et ne disait rien. A ses yeux l'art, qui autrefois avait uni le ciel et la terre, était arrivé à son terme. "L'art de Picasso, disait-il, était déjà entré dans sa période de décadence. Ille savait." «Picasso aimait bien l'intelligence d'Axelos, son indépendance farouche et son type de beauté classique. "Essentiellement, tu as toujours aimé la beauté classique, lui avait dit un jour Braque. - C'est vrai, répondit Picasso. Même aujourd'hui, c'est vrai pour moi. On n'invente pas un type de beauté tous les ans" 2. » Quant à Françoise Gilot, à propos de ce début d'amitié elle déclare: « Je n'avais jamais rencontré personne qui fût aussi vivement conscient des illusions de ce monde que Kostas. Lui et moi atteignions dans nos discussions des profondeurs que je n'avais jamais atteintes avec personne
d'autre 3. » Axelos a de nouveau rencontré Françoise Gilot, en 1953. Elle était à Paris pour travailler sur les décors et les costumes d'un ballet de Jeanine Charrat. Comme elle l'a raconté dans son livre, elle était à ce moment-là dans une 1. AriaJUla Stassinopoulos Huffington, Picasso, créateur et destructeur, Paris, Editions Stock, 1989. 2. Op. cit. I pp. 358-359. Nous modifions la traduction en plusieurs endroits selon l'édition originale, Pan Books, Londres, 1989. 3. Françoise Gilot, Vivre avec Picasso, Paris, Calmann-Lévy, 1965, p. 359.
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période difficile de sa vie avec le peintre. Axelos s'avérera être un soutien actif. Elle décida alors de quitter Picasso avec ses deux enfants, Claude et Paloma, pour vivre avec Axelos,« un homme de sa génération », comme elle disait. Une relation très intense s'est établie entre eux durant quelques mois, bien qu'elle ait été d'emblée extrêmement problématique. Après qu'Axelos se fut déclaré, Françoise Gilot décrit ainsi ses sentiments: «Je dis à Kostas que j'étais profondément émue par ses paroles, mais que je ne croyais pas l'aimer. Il m'assura que c'était sans importance: il y a des moments où une seule personne peut porter pour deux le fardeau de
l'amour.
»
Dans cette situation, chacun n'a pu surmonter
son passé et ses propres orientations et la relation s'est défaite. Françoise Gilot, qui elle-même peignait et écrivait, était avant tout préoccupée par des questions d'ordre pictural et littéraire, tandis que pour Kostas Axelos la plus haute exigence était celle de la pensée philosophique et de l'interrogation permanente. Quand ils décidèrent de vivre ensemble, Françoise Gilot s'installa avec Axelos à Paris, toujours au Quartier latin, dans un modeste appartement où le couple et les enfants vécurent très simplement. Claude et Paloma avaient l'habitude de demander à leur père un dessin avant de s'endormir. Une fois à Paris, c'est à Axelos qu'ils demandèrent de dessiner et celui-ci, qui adore les enfants, bien qu'il ne sache pas du tout dessiner ou peindre, ne se faisait jamais prier. Mais Picasso, de son côté, continuait à envoyer des dessins à ses enfants. « Tu dessines mieux que papa », disaient à Axelos Claude et Paloma, quelque peu désorientés par l'art de leur père. Kostas et Françoise laissaient les deux enfants faire des cocottes en papier et des avions avec les dessins de Picasso, qui valaient déjà une fortune. Mais là n'était pas la question. Comment ne pas songer à Héraclite: « Le temps est un enfant qui joue, en déplaçant des pions: la royauté d'un enfant. » Ou encore à Anaxagore, auquel, dans Arguments
d'une recherche,un essai est consacré: « Selon le logos de la légende, Anaxagore aurait demandé, peu avant sa mort, que des fêtes d'enfants soient organisées lors de ses 46
anniversaires. Cette coutume se conserva paraît-il. Les
jeux d'enfants perpétuaient ainsi les jeux de la pensée 1.» Malgré la rupture, l'amitié est demeurée. Le 23 avril 1973, Françoise Gilot écrivit de New York à Axelos : «[u.] il y a bien longtemps que notre dialogue a exorcisé l'aspect caduque d'un attachement à la personne de Pablo. Quant à son œuvre, en m'efforçant d'y voir clair à travers certains déchets et nettoyant un peu I/les écuries d'Augias" il me semble être parvenue depuis quelque temps à percevoir des éléments intéressants dont personne n'a paru s'apercevoir jusqu'ici et dont un jour il sera bon de révéler certains apports »[...]. Peut-être ne sais-tu pas à quel point je m'appuie sur toi, je m'augmente de toi et si tu le savais avec la même certitude tu pourrais aussi t'appuyer sur moi, car j'ai confiance en ton être et en ton œuvre. «
Après avoir vécu avec intensité
dans le bruit et la
fureur, qu'il nous soit permis de résoudre les contraires en une harmonie durable dont l'invisible pouvoir règne sur les graines que nous aimons et les induisent vers une évolution faste. «Pour ma part, sois assuré que j'ai pour toi un sentiment unique, qui, une vie humaine étant contenue dans les limites que nous savons, vient d'un point unique et irreproduisible à l'intérieur de cette même vie, car cela en est le centre.» Françoise Gilot vit aujourd'hui aux États-Unis, mariée à Jonas Salk, inventeur du vaccin contre la poliomyélite et pionnier de la recherche sur le sida. Axelos voit toujours Fr~nçoise et son mari, ainsi que Claude et, plus rarement, Paloma Picasso. Amitié,.recherche scientifique et pensée se mêlant, Salk et Axelos ont ensemble de fréquentes
discussions, le scientifique dialoguant avec le penseur
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que certains ont appelé métaphilosophe - sur ce que pourrait être une possible métabiologie. TIs'agirait d'une biologie « ouverte », au-delà du positivisme dominant, qui scruterait mieux ses tenants et ses aboutissants; elle approfondirait le plus possible la nature du vivant en n'oubliant jamais qu'il n' est pas seul dans le monde.
1. Arguments d'une recherche, «Anaxagore et l'origine de la faille », p. 18. 47
Concernant Picasso, pendant de très longues années, Axelos a été fasciné par sa peinture et ses dessins. Il le considérait et le considère toujours comme un très grand peintre, concluant et parachevant une longue tradition picturale, inaugurant en même temps une autre modernité. A la dissolution du monde, à l'émiettement des perspectives, des figures et des représentations, correspondent les formes disséquées et recomposées qui caractérisent ses œuvres. Aujourd'hui, il a tendance à voir chez lui comme un manque de «spiritualité» (en soulignant la valeur des guillemets). Faut-il alors « opposer» Picasso à la pensée d'Axelos qui scrute la profondeur de l'horizon du Monde? Ou encore, pour continuer à comparer ce qui est différent, ajouter que, pour ce qui est de la musique, ses préférences vont vers Bach et Mozart, qu'il écoute plutôt chez lui ?
Retour en Grèce
L'été 1956, pour la première fois' depuis la fin de la guerre, Axelos retourna en Grèce: plusieurs années après sa condamnation à mort, il venait d'être àmnistié. Le climat qu'il retrouva n'était plus celui de la Grèce grandebourgeoise de son enfance; ni celui de la Grèce révolutionnaire de la clandestinité et des maquis. C'était une Grèce petite-bourgeoise qui, comme le reste de la planète, voulait à toute force entrer dans la société dite du bien-être et de la consommation. Par quels moyens? En devenant le «bain de pieds» de l'Europe et de l'Amérique. Cela, Axelos l'a vu très tôt. Un de ses
articles,
«
Le destin de la Grèce moderne », paru dans la
revue Esprit dès 1954, avait d'ailleurs fait scandale. A la manière aiguë et questionnante qui est la sienne, Axelos posait à ceux qu'il appelle les «Néohéllènes» les questions de fond: « La Grèce ne fournit certainement pas le prototype d'une nation moderne, mais elle vit toutefois au milieu du monde moderne. Fait-elle seulement comme si elle était moderne? Ou bien vit-elle une existence pareille à celle des fellah ou des "primitifs", qui vivent aussi à la fois en marge et au milieu du monde 48
hautement civilisé? Ses détracteurs pourraient l'affirmer, mais en l'affirmant diraient-ils la vérité ou seraient-ils
dans l'erreur? » Rapprocher ironiquement les Néohéllènes des fellah, voilà qui pouvait heurter le patriotisme ombrageux des Grecs. Presque quarante ans plus tard, au printemps 1989, la revue Autrement a republié de larges extraits de l'article qui est plus que jamais d'actualité. De façon plus intime, en dehors de la joie de revoir son père
- sa
mère
était brutalement
décédée
en 1950
- ses
cousines, quelques amis d'enfance et de jeunesse, Axelos constata douloureusement qu'au sein de sa génération une sorte de diaspora s'était produite. Les uns étaient partis pour les démocraties populaires des pays de l'Est ou l'U.R.S.S., les autres en France, aux Etats-Unis ou en Allemagne comme son frère. Parmi ses amis d'enfance et ses camarades de classe, un grand nombre avaient été tués: par les Italiens, par les Allemands, par les Anglais, par les fascistes grecs. Et par le Parti communiste luimême, parce que considérés comme droitiers ou gauchistes, ou parce qu'ils avaient couché avec une fille dans le maquis
...
Ce même été, Axelos rencontra une jeune femme grecque, Réa. Sa famille appartenait au milieu cultivé d'Athènes: le poète Georges Séféris était un ami de la famille et elle avait été liée, sentimentalement, avec le poète Elytis. Voulut-il emporter en France un peu de sa terre maternelle? Toujours est-il que le 13 décembre 1956, Réa et Kostas se marient à Paris.
L'insaisissable Martin Heidegger C'est au cours même de son travail de thèse que Kostas Axelos, en 1955, va connaître Heidegger. Il souhaitait depuis longtemps cette rencontre, mais ne voulait pas la provoquer artificiellement. Et c'est tout naturellement, au cours de l'été, que Jean Beaufret téléphona à Axelos - il habitait toujours dans un petit hôtel 49
du Quartier latin - pour lui demander d'aller accueillir avec lui, sur les quais de la gare de l'Est, Heidegger et sa femme. C'était la première fois qu'Heidegger venait à Paris, où il passa quelques jours avant qu'ils n'aillent tous ensemble au colloque de Cerisy qu'Axelos avait organisé avec Jean Beaufret. Le contact entre Heidegger et Axelos
s'établit instantanément. Auparavant, en Grèce, pendant la lutte antifasciste, dans une période de sa vie où c'est Marx qui dominait, un ami poète lui en avait très brièvement parlé. Heidegger s'était mis à exister souterrainement pour lui. TIl'a lu ensuite, après la guerre. A Paris, Axelos fut le traducteur de Heidegger lors de sa rencontre avec René Char. Ensuite, Heidegger, son épouse, Beaufret et Axelos furent invités à passer quelques jours à Guitrancourt dans la maison de campagne de Lacan et de sa femme (ex-Sylvia Bataille). On a beaucoup parlé des rapports entre la pensée de Heidegger et la théorie de Lacan. Aux yeux d'Axelos, ils sont plus que problématiques. Lacan ne connaissait qu'un certain aspect de l' œuvre du penseur et Heidegger ne s'intéressait absolument pas à la psychanalyse. Le dialogue entre eux deux fut donc impossible et il était manifeste que le plan où se situaient les deux h~mmes était totalement différent: Heidegger scrutait l'Etre et Lacan l'être humain. Au colloque de Cerisy, en août 1955, Axelos traduisait les exposés de Heidegger et les réponses qu'il apportait aux problèmes que soulevait sa conférence: Qu'est-ce que la philosophie? TIl'a ensuite traduite, annotée et publiée toujours avec Jean Beaufret 1. Durant les séminaires des jours suivants consacrés à des textes de Kant, Hegel, Hôlderlin, Axelos était également son traducteur. Ensuite, toujours en Normandie, Heidegger eut l'occasion de rencontrer Braque à Varengeville et Axelos l'assista également. « [...] je vous remercie encore une fois pour l'aide extraordinaireque vous m'avez offerte avec une si libre disponibilité durant tout mon séjour », lui écrivit Heidegger un mois après leur rencontre. 1. Première édition, Paris, Éditions Gallimard, 1957; repris dans Heidegger, Questions II, trade Kostas Axelos et Jean Beaufret, Éditions Gallimard,1968. 50
En août 1955, à Guitrancourt Axelos, Lacan, Beaufret
(de gauche à droite) : Heidegger,
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Et il poursuivait: «C'est presque comme un cadeau de remerciement que vous recevez avec ce passeport qui vous a été octroyé. [Axelos venait de recevoir un passeport lui permettant désormais de voyager normalement.] A présent le chemin entre nous est ouvert.
Nous nous réjouissons déjà de votre visite. » Ce fut le point de départ d'une amitié avec
« l'homme Heidegger» qui dura sept ans environ, c'est-à-dire jusque vers 1962-1963. Si nous avons employé l'expression «l'homme Heidegger», c'est que dans son cas, l'homme et le penseur semblaient faire «deux», et cela n'a pas manqué de déconcerter et de décevoir Axelos. D'un coté, le très grand penseur de l'être et de l'étant; de l'autre, un petitbourgeois allemand, conservateur et conventionnel dans sa façon de vivre. Axelos, qui a passé avec Heidegger Noël 1955-1956 à Todtnauberg, dans la Forêt-Noire, a inclus le récit de cette rencontre essentielle dans son œuvre même: «
Le dernier soir, je lui posai un ensemble de questions
relatives à ce qui pourrait continuer sa pensée en la dépassant, dépassant en même temps la philosophie traditionnelle. Et, chose unique, je vis un homme, un grand penseur, s'élever au-dessus de sa propre pensée et donner une leçon suprême de profonde humilité, porter jusqu'au langage l'échec couronnant toute entreprise humaine, sa propre tentative également, indiquer ce qui pourrait l'assumer pour la dépasser, exigeant qu'on cesse de bavarder sur l'Etre. [u.] Je rne trouvais pris dans un dialogue avec un homme vieillissant qui demandait à un jeune de ne pas le répéter, mals d'essayer de penser dans la dimension de la vérité de l'Etre, de l'horizon du Temps et de l'ouverture du Monde, en s'ouvrant pleinement à la technique et à l'avenir; c'était un homme qui demandait l'abandon de l'emploi du langage heideggerien, un penseur qui s'efforçait de voir les tâches d'une pensée
future 1. » pas
Au sein d'un rapport si libre et si profond, Axelos n'a manqué de questionner Heidegger, à plusieurs
1. Vers la pensée planétaire, «Heidegger philosophie», pp. 224-225. 52
et le problème
de la
reprises, sur son adhésion au nazisme. Il n'a jamais rencontré que le silence ou, au mieux, l'aveu que le national-socialisme n'était pas à ses débuts ce qu'il est devenu ensuite, ou quelque chose comme cette phrase:
«J'ai commis une erreur, je dois la payer. » Leur amitié dura ainsi plusieurs années. Discussions sur le destin et le retrait de l'être, sur le rien et sur le nihilisme mais Heidegger ne voulait pas qu'on aborde ce sujet devant sa femme! Promenades dans la Forêt-Noire, à ski ou à pied selon les saisons, puis conversations banales avec les voisins et les visiteurs. Axelos arrivait à ne plus pouvoir respirer dans cette atmosphère si feutrée et plutôt étouffante. En 1957, Axelos lui proposa une discussion avec la
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revue Arguments sur le volet politique pour mieux dire: l'absence de volet politique - dans sa pensée. Heidegger
répondit:
«Faisons un séminaire là-dessus avec » Là, cessant d'être un grand penseur, il redevenait le professeur qui voulait traiter tout le monde comme ses propres étudiants. Car un séminaire - au sens
Arguments.
universitaire allemand du terme - est une forme d'activité pédagogique où un enseignant fait travailler des étudiants. Une discussion, en revanche, est une aventure plus dangereuse. Alentour 1962-1963, Axelos écrivit à Heidegger une lettre décisive, citant, entre autres, Holderlin qui dit dans des artisans, des son Hypérion 1 voir en Allemagne prêtres, des maîtres et des serviteurs, mais non pas des hommes. Et il lui posait une fois encore cette question: comment peut-on vivre dans cette scission entre vie et pensée et comment pourrait-on porter cette scission jusqu'au langage? Heidegger n'a jamais répondu. Ce fut, de fait, la fin de leur relation, sans qu'on puisse parler de rupture mais plutôt d'une amitié qui passe, qui meurt parce qu'elle ne peut aller plus loin.
1. Hypérion, trade Philippe }acottet, Paris, Éditions Gallimard, coll. «Bibliothèque de la Pléiade», 1967, pp. 267-270. 53
Harmonie des tensions opposées, comme celle de l'arc et de la lyre (Héraclite)
Il ne faudrait cependant pas opposer de façon trop
simpliste la vie « faussée» d'Heidegger à celle d'Axelos, plus authentique. Certes, les deux hommes ont des styles profondément différents, mais toute existence poursuivant des buts élevés ou affrontant des questions difficiles comporte sa part d'utopie, un véritable effort de pensée étant animé par une quête de l'impossible. A l'utopie de Heidegger: vie d'un côté, pensée de l'autre, répond l'utopie d'Axelos : que vie et pensée ne fassent qu'un. Car pourquoi devraient-elles se rejoindre à tout prix? Le peuvent-elles? La poursuite de ce but ne sécrète-t-elle pas elle aussi ses pièges? En rencontrant des «grands hommes» comme Heidegger, Picasso ou Breton, le jeùne Axelos était surtout désireux de ne pas seulement les lire ou regarder leurs tableaux, mais de connaître aussi leur « fonctionnement» dans la vie quotidienne. Car le penseur du jeu du monde était quasiment obsédé par le « jeu de la vie ». Et ces rencontres et les ruptures qu'elles entraînèrent souvent lui apprirent beaucoup. Elles ne l'enthousiasmèrent pas, sans pour autant le décevoir à proprement parler. Il trouva ce qu'il cherchait: l'accord discordant (Héraclite) entre pensée et vie, un écart toujours significatif entre la grandeur de l'œuvre et une certaine petitesse de la vie. Tout se passe comme si l'adulte Axelos poursuivait toujours un rêve enfantin: l'accord entre le rêve et la réalité. Même en vieillissant, il garde encore quelques traces de ce rêve tombé en morceaux et souffre de la brisure entre la prose de la vie et la prose du monde qu'il oppose douloureusement à ce qu'il appelle quelque part la rose du monde, tout en sachant que chacune est inséparable de l'autre. Concernant sa rupture avec Heidegger, certains l'interpréteront différemment: pour Axelos, il s'agissait en réalité de la« mise à mort du père». Le penseur du jeu du monde, plutôt réservé, nous le verrons, au sujet de la psychanalyse, refuse inflexiblement cette dernière hypothèse: «Heidegger est pour moi un penseur qui 54
compte beaucoup, avec qui j'ai été"lié, mais en aucun cas un père philosophique. Je me suis intéressé à la pensée
bien avant de le lire ou de le rencontrer. » Heidegger penseur décisif, penseur éclatant, l'un des premiers du siècle - souvent considéré comme le premier cela, Axelos l'affirme volontiers, bien qu'il n'aime pas trop les distributions de prix, et sans pour autant qu'il soit question d'un rapport maître-élève qui n'a jamais existé entre eux. Amitié, une fois encore, est le mot qui convient. De plus, Axelos n'a jamais été monothéiste: lorsqu'il approfondissait Heidegger, simultanément il approfondissait Hegel, Nietzsche, Pascal, Marx, Héraclite.
.. .Celui qui oublie où mène le chemin (Héraclite)
Depuis, Axelos n'a pas cessé de méditer Heidegger et d'apprendre de lui. Cependant, les limites de sa pensée lui sont apparues de plus en plus nettement: pensée questionnant l'être et la pensée, mais souvent aveugle quant à l'étant; pleine d'aperçus fulgurants sur toutes choses mais n'abordant pas de façon vraiment radicale la question du monde et tout ce qu'elle implique. Cette scission, ce pli entre l'être et l'étant qu'Heidegger a mis en lumière se manifestait aussi à son propre niveau. Il a cheminé sur plusieurs chemins à la fois, tantôt divergents, tantôt convergents, non sans ambivalence et ambiguïté et parfois de façon contradictoire, éclairé et obnubilé par la question de l'être en tant qu'être, tout en résolvant, à la fin de son œuvre, l'être dans ce qu'il appelle l'avènement appropriant (Ereignis) qui donne être et temps et qui fut son ultime formule clôturant la question de l'être 1.Mais pour autant, il n'osait pas interroger plus avant le monde contemporain et ouvrir l'avenir. Tout en ayant dit des choses décisives sur lui, il n'arrivait pas à voir les conséquences extrêmes et les limites de sa propre pensée; il ne pouvait pas se mettre en question. 1. Heige~ger, Questions IV, Paris,
EdItions
Gallimard,
«
Temps et être », trad. François Fédier,
1976.
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Naturellement, Heidegger savait certaines choses sur lui-même. Souvent, lorsqu'il travaillait à sa thèse sur Marx, Axelos lui disait: «Mais vous ne vous êtes pas exprimé suffisamment sur Marx et la technique.»
Heidegger lui répondait:
«
Faites-le, vous.
»
Car il y avait
chez lui - en même temps qu'un orgueil obstiné, l'orgueil d'un certain philistinisme allemand très dépendant du cadre étroit de sa petite ville de Fribourg, de ses rapports avec sa femme, ses collègues, l'université - une profonde modestie: celle d'un grand penseur devant la tâche de la pensée. Enfin, dans sa toute dernière période, Heidegger fait d'un dieu énigmatique le salut suprême: «Seulement un dieu peut encore nous sauver. Il nous reste pour seule possibilité de préparer dans la pensée et la poésie une disponibilité pour l'apparition du dieu ou pour l'absence du dieu dans notre déclin; que nous déclinions à la face du dieu absent », confie-t-il à l'hebdomadaire allemand Der Spiegel dans son dernier entretien, qui eut lieu en septembre 1966 mais parut quelques jours après sa mort, le 31 mai 1976 1. Il obligeait Axelos à prendre davantage de distance encore avec Heidegger. Comprenant qu'il vivait à la fois dans l'exercice de la pensée et la crainte de la pensée, le refus de Dieu et le souci d'un dieu, il réalisa qu'Heidegger appartenait à la tradition des très grands penseurs et que, comme ce fut souvent le cas, il était un grand penseur d'une part, et de l'autre un homme qui n'osait pas porter au langage la vie érotique, politique, amicale et reculait même devant l'audace de sa propre pensée. Pascal, par exemple, qu'Axelos considère comme l'un des penseurs de la totalité fragmentaire et fragmentée du monde multidimensionnel et ouvert, malgré une nature complexe, contradictoire et une pensée parfois audacieuse, était~ aussi un dévot, respectant totalement l'autorité de l'Eglise, y compris dans le domaine théologique. C'était un défenseur résolu de la monarchie de droit divin et des privilèges des nobles. 1. Cet entretien a été publié en français sous le titre: Heidegger, Réponses et questions sur l'histoire et la politique, trad. Jean Launay, Paris, Mercure de France, 1977. 56
En ce qui concerne l'adhésion d'Heidegger au nazisme, Axelos estime qu'il n'était pas au clair avec cette réalité historique et politique. Comme beaucoup d'Allemands de sa génération, Heidegger était hanté par ce qui est proprement germanique par opposition aux pays latins et anglo-saxons. On peut lire à ce sujet les essais de Thomas Mannlui, antinazi. Dans Schopenhauer, Nietzsche et Wagner, rédigé entre 1915 et 1918, il écrit notamment: Le phénomène spirituel qu' est Wagner est si fortement allemand qu'il faut absolument, me sembla-t-il toujours, avoir vécu son œuvre avec passion pour pressentir, sinon «
pour
saisir, quelque chose à la profonde
splendeur et
aussi à la torturante problématique de l'essence allemande; mais outre que cette œuvre en est la manifestation éruptive, elle en est aussi la représentation théâtrale dont l'intellectualisme et la crudité d'effets atteignent
qui, pour
au grotesque, à la parodie
parler
- une représentation
très grossièrement,
n'échappe
pas
complètement au soupçon d'entretenir des relations avec le tourisme. Elle semble destinée à arracher à un public de l'Entente,
frémissant de curiosité, l'exclamation: Ah, ça,
c'est bien allemand par exemple! * 1. » Et dans Souffrances et grandeur de Richard Wagner,
conférence prononcée à Munich en février 1933, on trouve ces lignes: « Puisqu'il est ici question du tempérament de Wagner, plein de contradictions et de retours, nous ne pouvons omettre de parler de la simultanéité grandiose, de l'intime mélange de l'élément allemand et de l'élément mondial en ce tempérament, qui par ce mélange tient une place unique, et force à réfléchir. « Il y a toujours eu, il y a encore aujourd'hui un art allemand de haut rang - je pense plus particulièrement à la littérature - qui appartient en propre à l'Allemagne discrète et silencieuse, un art allemand si spécifique et si intime que, de façon très noble, il ne peut agir, il ne peut forcer l'admiration que dans "le secret", et cet art n'est pas susceptible d'une gloire européenne, mondiale. C'est
* En français dans le texte. 1. Thomas Mann, Wagner et notre temps, Paris, «
Pluriel »,1978, p. 31. 57
Hachette,
coll.
là une destinée comme une autre, et qui n'a rien à faire
avec la valeur de l'œuvre 1.» Pour Axelos, la pensée de Heidegger et le nationalsocialisme font radicalement deux, bien qu'il y ait certains « ponts» de l'un à l'autre: l'idée du propre, l'idée d'appropriation, l'idée de racine, d'enracinement; la constante référence à un sol. Méditant la parole de Hôlderlin, tirée du poème Souvenir: «Mais ce qui demeure, seuls les poètes le fondent», Heidegger écrit: « Cette parole projette une lumière sur notre question concernant l'essence de la poésie. La poésie est fondation par la parole et dans la parole. Et qu'est-ce qui est fondé? Ce qui demeure. Mais ce qui demeure peut-il être fondé? N'est-ce pas ce qui toujours est déjà là subsistant? Non! Il faut précisément que ce qui demeure soit amené à persister contre le flux qui l'emporte; le simple doit être arraché à la complication, la mesure être préférée à l'immense. TIfaut que vienne à découvert ce qui supporte et régit l'étant en son ensemble. TIfaut que l'être soit mis à découvert, pour que l'étant apparaisse
2. »
Cette même question est également abordée dans l'essai de Heidegger intitulé « Retour» 3 qui, par endroits, peut nous fournir des indications sur la manière dont une pensée questionnante s'articule avec un patriotisme assez simp!iste
:
Etant posé donc que ceux qui ne sont qu'installés sur le sol du pays natal sont ceux qui ne sont pas encore rentrés dans le secret du pays; posé d'un autre côté aussi qu'il [le secret du pays] appartient à l'essence POÉTIQUE du Retour d'être, par-delà la simple possession contingente des choses domestiques et de la vie particulière, ouvert à l'origine de la joie, ces deux choses étant posées, les fils du pays alors, qui loin du sol de la patrie, mais le regard tourné vers la Sérénité de la patrie qui luit à leur rencontre, emploient leur vie pour le fond encore réservé et la prodiguent en sacrifice, ne sont-ils pas alors, ces fils de la patrie, les proches alliés du poète? «
1. Op. cit. , p. 124. 2. Heidegger, Approches de Holderlin , «Hôderlin et l'essence de la poésie », trade Henri Corbin, Paris, Éditions Gallimard, 1973, p. 52.
3. Op. cit., « Retour»,
trad. Michel Deguy.
58
t .
Leur sacrifice accueille en soi l'appel que le poète adresse aux Préférés en la patrie pour que le trésor réservé puisse demeurer tel. 1/ «
Ille demeure,
si ceux
qui ont leurs soucis dans la
patrie" deviennent les Soucieux d'une manière essentielle. Alors il y a alliance avec le poète. Alors il y a retour. Et ce
retour est l'avenir de l'être historiaI des Allemands 1.» Et dans un cours - non encore traduit en français
r
, ~
-
consacré à Héraclite qu'il a donné pendant le semestre d'été 1943à l'université de Fribourg, Heidegger indique: «Nous ne faisons pas ici de l'histoire historiciste accompagnée d'une application utilitaire et moralisatrice et comportant des allusions aux conditions actuelles, mais nous questionnons et en questionnant nous savons aussi que ce questionnement ne peut être qu'un savoir très précurseur, que ce savoir questionnant doit cependant être, si toutefois les Allemands et seulement eux peuvent sauver l'Occident dans son histoire 2. » Ce problème demande à être exploré sous l'angle politique, historique et bien sûr par la pensée. Mais non pas journalistiquement comme c'est trop souvent le cas, la presse et les médias restant enfermés dans une logique simpliste de la polémique et de l'apologie où s'affrontent stérilement des «pour» et des «contre» qui ne vont jamais au fond du problème, mais restent axés sur des interprétations partielles et partiales ou sur de soi-disant « événements»:
publication
d'un
livre,
de
correspondances jusqu'ici inconnues, etc 3. Il nous faut maintenant positionner le travail d'Axelos par rapport à celui de Heidegger: Là où Heidegger parle du Dasein - l'être-là (de l'homme), comme on l'a traduit
- Axelos
se réfère au jeu à
travers l'homme qui ne relie plus ce dernier à l'Être qui se manifeste en s'occultant, mais au jeu du monde qui s'offre et se refuse, nous anime et nous brise. Quand Heidegger parle de la vérité, comme dévoilement ou comme clairière du retrait, Axelos essaie de faire parler l'errance 1. Ov. cit. , p. 36. 2. Heidegger, Œuvres complètes, vol. 55, pp. 107-108. 3. Sur cette question, voir Hugo Ott, Martin Heidegger, une biographte, Paris, Éditions -Payot, 1990. 59
Éléments pour
incontournable dont la «vérité» n'est qu'une figure triomphante. Lorsque toute la tentative de pensée de Heidegger trouve son mot final dans l'Ereignis, l'avènement appropriant, l'effort de pensée d'Axelos vise un monde et ses fragments, dont les hommes, qui ne relèvent plus de la propriété, de l'appropriation ou de l'appartenance. Par ailleurs, aucun dieu, quelle que soit l'acception de ce terme, ne saurait nous sauver ou sauver le monde. Enfin, ou plutôt, dès le début et jusqu'à la fin, là où Heidegger, qui ne cesse d'être le penseur des lointains, respecte les ruines et le sol sans pour autant négliger d'interroger l'horizon qui fuit, Axelos, lui aussi penseur de l'horizon, sans proposer quoi que ce soit, ouvre une autre brèche. Si le premier semble prôner une existence authentique, assez rustique, champêtre et campagnarde, axée sur le souci du travail, s'insérant dans le cadre d'une famille et obéissant à l'appel de la patrie, le second obéit à un autre appel. Il envisage - mais non pas seulement théoriquement - un style de vie, « style de jeu» et « style de mort» accueillant les tempêtes, expérimentant l'ébranlement de tout sol et s'ouvrant à l'éclair qui déchire l'horizon. La tentative pensante d'Axelos et l'épreuve de sa vie sont déterminées par ce qui ébranle de fond en comble tout ce qui existe ou est. Sans doute, elle ne parvient pas à exclure tout compromis mais elle veut, à toutes forces, en faire le moins possible. Nous, ce qu'on appelle les hommes, aurions à nous ouvrir à un autre type de sérénité combative, différente de tous les prototypes: affrontant la force terrible de la banalité, nous aurions à prendre congé de toute appropriation. Et la pensée de Heidegger a sa place au cours de cette difficile recherche. Elle reste"._.vivante pour Axelos à condition d'être questionnée productivement, sans souci d'orthodoxie ou de vulgaire polémique; elle est d'ailleurs pleine de tensions internes, et même de contradictions non explicitées, d'inconséquences. Sous l'épaisse écorce des interprétations auxquelles elle donne lieu, scolastiques, sophistiquées ou futiles, il y a un noyau « bougeant» et « bougé» qui se propose à nous. A l'aide de cette pensée, un cheminement à la fois continu et discontinu est 60
possible, qui se propose à nous en même temps qu'il se retire. Mentionnons à cette occasion l' œuvre d'Eugen Fink qui, dans une certaine mesure, se rencontre avec celle d'Axelos. On a quelquefois parlé de l'influence de Fink sur Axelos mais, en réalité, il s'agit d'un autre type de rapport: partant des mêmes prémisses, les deux hommes arrivent souvent à des résultats voisins. Disciple original de Husserl et de Heidegger (né en 1904,il avait quinze ans de moins que ce dernier), professeur à l'université de Fribourg, Fink invita Axelos à y donner des conférences. TIseurent ensemble de nombreuses discussions. Intéressés par les mêmes grands penseurs - Héraclite, Hegel, Nietzsche, Heidegger, à l'exception de Marx, sur lequel Fink ne s'est pas beaucoup prononcé et de Husserl, sur lequel Axelos n'a jamais insisté -, ils étaient tous deux également préoccupés par la poursuite du chemin de la pensée. Axelos fit publier dans la collection « Arguments» trois des livres majeurs de Fink: La philosophiede Nietzsche, De la phénoménologie,Le jeu comme symboledu mondeI, qui suscitèrent un grand intérêt. Mais le jeu est et demeure
pour
Fink un symbole
- fût-il
privilégié - du monde. Alors qu'il constitue - non constitutivement - pour Axelos, le déploiement même du monde, son secret le plus intime. Il « est» plus et autre chose qu'une métaphore: aussi bien la philosophie ou la métaphysique que toute métaphore, toute pensée poétique ont pour horizon le jeu du monde, qui est leur berceau et leur tombeau.
Autour d'Héraclite avec André Masson Pendant qu'il travaillait à ses deux thèses, Axelos, de même qu'il s'était intéressé au marxisme non seulement théoriquement, mais aussi pratiquement, ne s'est pas 1. Eugen Fink, La p,hilosophie de Nietzsche, trad. H. Hildenbrand et A. Lindenberg, Paris, Editions de Minuit, coll. «Arguments », 1965; Le jeu comme symbole du monde, trad. H. Hildenbrand et A. Lindenberç;, Paris, Éditions de Minuit, coll. «Ar~ments », 1966; De la phénomenologie, trad. D. Franck, Paris, Éditions de Minuit, coll. «Arguments », 1974. 61
contenté d'étudier Héraclite et ses grands interprètes; il
s'est également penché sur les « échos « de la pensée de l'Ephésien chez les créateurs contemporains, car elle a inspiré beaucoup d'artistes. Parmi les poètes, outre Breton, René Char. Axelos l'a rencontré une ou deux fois à Paris, en 1955, avec Heidegger et Beaufret; il trouve son écriture de qualité, mais un peu surfaite. Parmi les
peintres, outre Picasso, Masson, avec lequel Axelos a correspondu, Flocon, avec qui il fera un livre. Et il vit avec intérêt un court métrage réalisé en 1952 du Hollandais Beert Haanstra, Ta pan ta rhei : «Tout s'écoule». Précisons cependant que cette parole ne semble pas être authentiquement héraclitéenne. A partir de Platon, on l'a souvent envisagée comme un « résumé» de la pensée de l'Ephésien, réduite ainsi à une banalité commode. Axelos n'est pas un passionné de la peinture d'André Masson, mais cependant il lui écrivit et reçut cette réponse, envoyée d'Aix-en-Provence en date du 5 novembre 1948 : «A part Le fleuve Héraclite je n'ai fait que deux peintures (portraits imaginaires du philosophe d'Ephèse), l'un d'eux est, je crois, à la Galerie Louise Leiris, et l'autre est ici, mais je n'en ai pas de photographies. D'autre part un grand dessin représentant un Héraclite a paru dans un des derniers numéros du Minotaure (1939 ?). « C'est tout, si je me souviens bien, à propos d'effigies ou de tableaux symboliques relatifs à notre présocratique. «Il m'est arrivé de le citer aussi dans des articles anciens sur la peinture. Je l'admire beaucoup mais aujourd'hui Épicure m'intéresse de nouveau et plus fortement que jamais. Mon exposition, d'ailleurs, où dans les choses les plus récentes sont écartées toutes notions de souffraJlce (du moins en apparence) témoigne de l'esprit, en faveur d'une philosophie du plaisir (bien
entendu dans le sens le plus « spirituel»). «Jean Wahl a décelé une influence héraclitéenne dans ma Mythologie
de l~être.
»
Mais les peintres aussi sont ambivalents. Exactement dix jours plus tard, Masson, dans une seconde lettre, écrivait:
62
«Oui, Héraclite est peut-être le seul philosophe avec lequel je me sente porté ( à tort ou à raison - tout cela est très subjectif). «
Je me suis refusé à écrire un article sur l'admirable
"présocratique" pour une revue de philosophie m'en sentant incapable - mais par la peinture j'ai tenté d'apporter un hommage. «Un tableau Le fleuve Héraclite, plusieurs portraits imaginaires, peints, gravés ou dessinés, - et même une allusion dans un poème écrit en Espagne... apportent peut-être un témoignage. «Bonne chance pour votre livre.» (Sa thèse en préparation, sur Héraclite.) C'est une fatigue de peiner et de se plier sous mes mêmes maîtres (Héraclite)
En 1959, Axelos acheva et soutint ses deux thèses, qui donneront plus tard deux livres: Héraclite ou la philosophie,sous-titré La premièresaisiede l'être en devenir de la totalité (1962), où Axelos tente de penser et de comprendre en profondeur l'origine de la philosophie et de la dialectique: que celle-ci soit platonicienne, théologique ou chrétienne, hégélienne ou marxiste, il faut remonter à Héraclite qui nous offre une pensée originelle, avant même la constitution systématique de la philosophie et de la métaphysique, avant le fractionnement en branches et disciplines (logique, théologie, métaphysique, biologie, anthropologie, éthique, politique, esthétique). Axelos s'efforce de présenter la pensée de l'Ephésien dans son ensemble cohérent, dans sa totalité fragmentée et fragmentaire. Cette pensée, qui reconnaît la vérité de l'errance et la puissance de la bêtise, contient déjà les pensées qui se développèrent plus tard et constituèrent des perspectives autonomisées; elle éclaire toute la problématique de la fondation et du dépassement de la philosophie. Pour mener son travail à bien, Axelos nous donne le texte des fragments d'Héraclite, les traduit, les interprète et les groupe autour de leurs grands foyers: le logos, le cosmos, le divin, l'homme, la cité. Mais chaque 63
fragment émane d'un centre commun et converge vers lui: l'être en devenir de la totalité une, le Jeu suprême. Héraclite, non pas « l'obscur» comme l'appelaient ses adversaires et ses commentateurs, mais celui qui voit l'unité inextricable de l'ombre et de la lumière, est resté et reste énigmatique. C'est cette énigme qu'essaye de scruter Axelos. Marx penseur de la technique, sous-titré De l'aliénation de
l'homme à la conquête du monde (1961)
1, où Axelos
dialogue de façon vivante et anticipatrice avec le fondateur du marxisme. Il tente d'atteindre le centre de la pensée de Marx et vise à découvrir le fil d'Ariane qui traverse toute son œuvre, des écrits du très jeune Marx, à travers les travaux philosophiques fondamentaux du jeune Marx, jusqu'aux études politiques et économiques finales. Il essaie de comprendre comment et pourquoi cette pensée a pu informer la réalité historique du xxe siècle. La problématique marxienne est reprise et remise en question pour que le marxisme intégré et le nihilisme reconnu comme tel, le duel qui met aujourd'hui aux prises l'homme aliéné (mais de quoi, au juste ?) et le Monde (à conquérir?) puisse être situé dans un horizon. Il s'agit
d'accomplir
un pas
- ce
qu'Axelos
appellera
plus
tard « le pas suivant» - par-delà Marx et le marxisme, Heidegger et l'existentialisme afin de parvenir à une meilleure compréhension de la technique mondiale, promouvoir une nouvelle pensée: ouverte et multidimensionnelle, historiale (c'est-à-dire cherchant à saisir le sens profond de notre destinée passée, présente, future) et non pas historiciste (c'est-à-dire historique dans un sens étriqué, petitement rationaliste et causal), questionnante et planétaire. Plus de trente ans après, Axelos estime toujours que, si le marxisme-léninisme s'est ridiculement effondré, la pensée de Marx et le lieu d'où elle prend son élan demandent à être interrogés. Marx lui-même nous réservet-il encore des surprises? Qui pourrait répondre? Les penseurs, situés sous le signe de leur impensé, sont habituellement reconnus post festum. A nous de dégager le 1. Marx penseur de la technique, 2 vol. , Paris, réédition Christian Bourgois, coll. « 10/18 », 1974. 64
centre du rayonnement de la pensée de Marx et d'envoyer aux poubelles de l'histoire sa vulgarisation et sa prétendue réalisation. Pour le faire, il faudrait au préalable le débarrasser des tonnes de commentaires qui s'y entassent et voir en lui quelqu'un, un parmi très peu d'autres, qui commence, encore qu'assez gauchement, à se pencher sur la technique et pas seulement sur les forces productives, les rapports sociaux de production, la lutte des classes, la base économico-sociale et la superstructure idéologique. Cependant, Marx lui-même ne parvint pas à surmonter toute idéologie. Il ne voit pas non plus comment sa propre interprétation de la technique appartient à l'ère technicienne. La soutenance fut extrêmement C?rageuse. Deux des cinq membres du jury, P.-M. Schuhl et Jacqueline de Romilly, respectivement professeurs de philosophie et de littérature grecque, attaquèrent avec beaucoup de formalisme la thèse sur Héraclite. P.M. Schuhl en vint même à blâmer Axelos pour le français
d'une phrase. Il lui répondit:
«
Vous n'avez pas vu,
Monsieur, que cette phrase se trouve entre guillemets,
références à l'appui, et qu'elle est de René Char. » La salle entière éclata de rire. Maurice de Gandillac et Paul Ricœur, professeurs de philosophie à la Sorbonne, défendirent la thèse sur Marx. Quant à Raymond Aron, il fulminait. Ce qu'il n'arrivait pas à comprendre, au fond, c'est que Kostas Axelos n'était ni marxiste, ni antimarxiste mais qu'il tentait de reprendre, méditer et problématiser, les recherches et les résultats d'un Marx penseur, sans le transformer en porte-drapeau d'une idéologie politique totalitaire: le communisme. En bon rationaliste, R. Aron lui posa la question suivante: -« Qu'est-ce que Marx a écrit sur la technique? Quelle
fut sa philosophie de la technique?
»
Axelos répondit: - « Finalement, il se peut qu'un auteur ne pense pas l'objet majeur de sa pensé. »
65
Le dialogue ne pouvait aller plus loin, comme le constate le sociologue lui-même dans ses Mémoires 1. Cependant, le candidat obtint le titre de docteur ès lettres, avec la mention la plus haute, très honorable, mais non pas à l'unanimité du jury. Selon la tradition, une réception suivit la soutenance; elle était organisée par Jean et Françoise Choay, qui sont les premiers et les plus anciens amis d'Axelos en France. Jean Choay, mort en 1993, était biochimiste, fondateur et président de l'Institut pharmaceutique Choay ; Françoise, historienne de l'art et théoricienne de la ville, est professeur à l'université de Paris VIII. Tous deux ont collaboré, naturellement, à la revue Arguments dont nous aurons à parler.
Naissance, croissance et mort de la revue Arguments Un autre axe de travail important pour Axelos, durant toutes les années cinquante, fut la mise en question des formes conventionnelles de la politique et des idéologies qui s'y rattachent. Vers la fin de l'année 1956, sous l'impulsion de l'insurrection hongroise et du mouvement révolutionnaire polonais, dans un climat favorisant une mise en question plus radicale non pas seulement de la pensée de droite, mais aussi de celle de gauche, se créa à Paris un Cercle international des intellectuels révolutionnaires. Parmi ses fondateurs: Antelme, Axelos, Bataille, Breton, Castoriadis, Césaire, Damisch, Duvignaud, Glissant, Lefort, Leiris, Mascolo, Memmi, Morin, Nadeau, Péret, Schuster, Vittorini... Il avait établi des liens avec les revues Les Lettres nouvelles, Socialisme ou barbarie, Le surréalisme même, Arguments. Il tint quelques réunions privées, une réunion publique, publia un Appel et disparut. Il faisait montre de vues généreuses sur les problèmes historiques et idéologiques de l'époque, mais ces vues s'entachaient de trop d'utopie. Dans l'une des 1. Raymond Aron, Mémoires, Paris, Julliard, 1983 ; édition du Livre de Poche, p. 349. 66
premières
séances privées, le 15 novembre
1956, Axelos
présenta un bref exposé: « Que penser? Que faire? » Il constatait que « leur interrogation manque de positivité. La question que penser? reste béante. Nous ne savons pas, par conséquent, que penser et que faire. La question nous assaille: nous la posons et on nous la pose: que faire? La réponse se dérobe». Et le 7 mars 1957, au cours de l'unique séance publique du Cercle, à la salle de Géographie à $aint-Germain-des-Prés, dans l'exposé qu'il
fit, intitulé « Eléments d'une mise en question », Axelos affirmait que « pour arriver à poser toutes ces questions et mettre en question les réponses idéologiques, il faudrait dépasser les conceptions étroites de la vérité et de l'erreur» et il parlait de «l'actuelle histoire mondiale qui semble précipitée dans l'errance planétaire ». L'Appel, les exposés d'Axelos, ses «Douze thèses lacunaires sur le problème de la praxis révolutionnaire », le programme de la revue et de la collection « Arguments» - plusieurs personnes ayant collaboré à l'élaboration de certains des textes - seront repris dans son article «Des "Intellectuels révolutionnaires" à "Arguments" », publié ultérieurement dans ses Arguments d'une
recherche
1.
La politique semblait encore exercer quelque attrait sur le futur auteur du Jeu du monde. Nostalgie ou désir d'anticiper l'avenir? Quand il était jeune militant, il trouvait très pertinente une déclaration de Napoléon et l'utilisait souvent dans ses discours politiques: lorsque Goethe et Napoléon se rencontrèrent à Erfurt, le 2 octobre 1808, ils en vinrent à parler du théâtre tragique et du destin. Le vainqueur des Prussiens à la bataille d'Iéna
déclar~ alors: « La politique, c'est le destin. » Vers 19551956, Axelos était sur la route de sa propre pensée; il commençait à comprendre en profondeur, en essayant d'en tirer toutes les conséquences, que cette fameuse phrase n'était plus valable dans un monde où d'autres puissances sont en jeu, où s'affrontent l'homme et le monde, la pensée et la technique, le destin de l'ultime enjeu se donnant en se retirant. 1. Arguments
d'une recherche, pp. 150-167.
67
Presque simultanément à la fondation du Cercle international des intellectuels révolutionnaires, il y eut la création de la revue Arguments. En 1955,le projet d'une revue était dans l'air. Des intellectuels en rupture de Parti communiste comme Edgar Morin, Jean Duvignaud, Pierre Fougeyrollas, Henri Lefebvre, ou des écrivains comme Roland Barthes, souhaitaient penser au-delà du marxisme orthodoxe. Et là encore, le rapport Krouchtchev, puis l'envoi des chars soviétiques contre les soviets ouvriers de Budapest, avaient autorisé bien des espoirs et en même temps cristallisé cette opposition. Les rédacteurs d'Arguments, comme ils l'écrivaient dans l'éditorial du premier numéro de la revue, avaient l'impression de vivre «
l'éclatement du stalinisme ».
Elle devait correspondre à une revue italienne qui existait déjà, Ragionamenti, formée par un groupe d'intellectuels très ouverts. Parmi eux, le poète italien Franco Fortini, avec qui Edgar Morin était en contact depuis déjà un certain temps. Elle s'est donc appelée Arguments. Axelos avait toute sa place dans un tel projet, lui qui dans sa thèse examinait les rapports de Marx avec la
technique, au moment où c'est un marxisme idéologique -
et non un Marx penseur - qui triomphait. La revue Arguments fut créée fin 1956. Elle était publiée par les Éditions de Minuit, qui n'intervenaient cependant pas dans le travail de rédaction. Axelos fut collaborateur d'Arguments à partir du numéro 3, dès 1957 ; rédacteur à partir de 1958; rédacteur en chef de 1960 jusqu'à ce que la revue cesse de paraître, fin 1962. Arguments tranchait sur les groupes et les chapelles de l'époque. Aussi est-ce d'abord négativement qu'elle se définissait: elle ne voulait pas inventer une idéologie, créer un - isme.
Ses rédacteurs refusaient le marxisme orthodoxe, sinon le marxisme lui-même, cherchant un autre type de pensée. Ils refusaient aussi ses dérives plus existentialistes: Sartre et Les temps modernesde l'époque. Ce n'étaient pas non plus des chrétiens personnalistes et progressistes: Mounier et Esprit. Par ailleurs, les recherches du groupe surréaliste finissant et les positions de l'Internationale 68
situationniste leur paraissaient trop sectaires et dogmatiques. Ces deux groupes passaient le plus clair de leur temps à polémiquer avec tout le monde et à exclure certains de leurs membres. Dans leur revue, à longueur de numéro, les situationnistes insultaient ceux qu'ils appelaient avec mépris les « argumentistes » ; ils vouaient une haine toute particulière à Kostas Axelos. Enfin le travail du groupe Socialismeou Barbarie,animé par Cornélius Castoriadis et Claude' Lefort, semblait aux rédacteurs d'Arguments encore trop révolutionnariste et utopique. Des écrivains comme Bataille ou Blanchot suivaient de très près le travail de la revue. Le premier écrit à Axelos, le 15 novembre 1960: « Merci de votre mot. De mon côté, je garde le meilleur souvenir de nos trop rares rencontres et je vous enverrai volontiers le texte dont vous me parlez. J'écris actuellement un livre qui doit paraître sous le titre de Larmes d'Eros et qui portera en particulier sur l'érotisme de la période préhistorique: il serait surprenant qu'un passage ne puisse en être détaché pour Arguments. Je suis actuellement à Guitrancourt chez le Dr Lacan, où je me
repose sur conseil médical. » Quant «
à Blanchot,
Pardonnez-moi
il lui écrit le 15 juin 1962:
de vous répondre tardivement,
mais j'ai
été quelque temps absent. Je voudrais vous dire que je serai, moi aussi, heureux de vous rencontrer. Depuis longtemps, je lis ce que vous écrivez, et il me semble qu'une même recherche nous tient à proximité l'un de l'autre. « Pour ce qui est de votre projet, lIa réédition, dans la collection «Arguments », dè Lautréamont et Sade en édition revue et augmentée; elle parut en 1963]nous nous en expliquerons ensemble et, s'il se peut, en tenant compte d'un souci plus général. Donc j'irai volontiers vous voir, soit aux Éditions de Minuit, soit où on voudra. Seulement, dites-le moi un peu à l'avance, car je séjourne régulièrement hors de Paris, quoique près de Paris. » La revue demandait un travail quotidien qui s'effectuait à son siège, dans un bureau des Éditions de Minuit. Il y avait une permanence chaque lundi après69
midi, fréquemment visitée par des amis, des collaborateurs ou de simples curieux. C'était bien souvent l'occasion de rencontres fortes, de débats passionnés. Au cours d'innombrables dîners qui réunissaient les rédacteurs d'Arguments, on mangeait, discutait, buvait et préparait les prochains numéros. Entre les membres du comité de rédaction, il y avait une atmosphère chaleureuse faite de pensée partagée, d'échanges amicaux, érotiques même. Les débats et conflits étaient intéressants et productifs. Car chacun, à travers eux, cherchait à préciser ses positions et, plus encore, ses recherches et son style de pensée. Les membres du comité de rédaction et les collaborateurs occasionnels de la revue étaient d'ailleurs libres de compléter par des commentaires critiques les articles publiés. Et ce « droit de dialogue» permanent, réellement amical et fécond, fut fréquemment utilisé. Pour Axelos, Arguments fut donc aussi l'occasion de vivre une vie conviviale qui~ aujourd'hui encore, est un souvenir heureux et vivace. Evidemment, comme depuis toujours sans doute, il se sentait un peu à part: chacun cherchait à avancer dans un secteur particulier. Les uns voulaient orienter la revue dans un sens plutôt sociologique ou politique, les autres dans un sens plutôt littéraire, d'autres encore dans un sens anthropologique. Axelos représentait l'exigence d'une pensée centrale, globale, radicalement questionnante. Réa Axelos devint en 1960, à partir du dix-huitième numéro, secrétaire de rédaction de la revue. Auparavant, elle avait travaillé à la Galerie du Dragon, qui exposait des œuvres d'art contemporaines. Peu d'argent, beaucoup de travail, beaucoup d'amis, de sorties dans un SaintGermain-des-Prés pas encore touristique; des vacances en Grèce le plus souvent, à Athènes où vivaient le père d'Axelos et les parents de Réa, émaillées de voyages et d'excursions. Là non plus, vie et pensée n'étaient pas disjointes. Le couple, un peu à l'image d'Arguments, bien que très lié, demeurait ouvert. Mais après six ans de vie commune, Réa et Kostas se séparèrent «très amicalement». L'amitié, en effet, l'avait-elle emporté sur l'amour? Peut70
~.
, ~ ~
~ ~
être. Maison ne se sépare jamais pour une seule raison. Réa rencontra Claude Simon, qu'elle épousa plus tard. Aujourd'hui, Axelos reste profondément lié à Réa et entretient avec Claude Simon des rapports amicaux. Un biographe se penchera peut-être un jour sur cette énigme: Axelos, penseur planétaire, croise par deux fois le destin de femmes qui s'attacheront à des hommes « mondiaux» : Réa, qui se lie ~ Odysseus Elytis, puis plus tard à Claude Simon, tous deux prix Nobel; et auparavant Françoise Gilot, alors liée à Picasso et plus tard à Jonas Salk. Dans la plupart des cas, le penseur du jeu du monde est ou a été lié d'amitié avec tous ces hommes « mondiaux ». Axelos, via des femmes « prédestinées» femmes qui sont des médiatrices, comme on sait planétaire aussi dans l'amitié? S'agissant de la relation entre Claude Simon et Kostas Axelos, elle est assez singulière. Au cours de leurs conversations, les deux amis n'abordent jamais des questions touchant à la pensée spéculative. «Je ne suis pas philosophe, je n'ai rien à dire là-dessus », déclare parfois Claude Simon. Et avec son ami, Axelos n'aborde que rarement des questions littéraires. Cependant, dans l'une de ses lettres, Claude Simon fait allusion - avec une très grande modestie - à des discussions qu'il a eues avec sa femme
et Axelos sur ce qu'on pourrait appeler des
problèmes de philosophie du langage: « S'il n'y avait personne pour dire la montagne, la rivière, l'arbre? Comment et où existeraient-ils? [...] Ce sont Kostas et Réa qui me troublent. Kostas dit qu'il ne faut jamais employer les mots "réel" et "réalité" qu'entre guillemets. Réa me dit: "Je ne peux pas très bien l'expliquer, mais je le sens: ce qui n'est pas nommé n'existe pas..." Comme elle est beaucoup plus intelligente que moi, ça me perturbe... Où peut-être je comprends mal ce qu'elle veut dire par là 1...» Axelos, pour sa part, dit communiquer avec Simon sur le « sensoriel »: « Si Claude me parle de cette rose, il me fait voir qu'elle n'est pas simplement jaune, mais que 1. L. Dallenbach, Claude Simon, Paris, Éditions du Seuil, coll. «Les contemporains », 1988; lettre à L. Dallenbach du 9 janvier 1985, p. 166. 71
certains de ses pétales ont de petites dentelures orangées,
etc. » Est-ce d'ailleurs seulement une coïncidence si Axelos en 1964 et Claude Simon en 1967, se réfèrent tous deux aux mêmes vers des Élégiesde Duino ? Le premier, à la fin de son « Introduction» au livre Vers la pensée planétaire, cite Rilke: Et nous: spectateurs, en tous temps, en tous lieux, Tournés vers tout et jamais au-delà. Cela nous submerge. Nous l'organisons. Cela tombe en morceaux. Nous l'organisons de nouveau et tombons nous-mêmes en morceaux.
Après
ces vers,
introduction:
«
le penseur
conclut
ainsi
son
Ces paroles ont été dites par quelqu'un
qui, un jour, a posé la question: "Pourquoi, errants que nous sommes, avons-nous, quoi que nous fassions, cette allure de celui qui s'en va ?" » Le romancier, lui, fait précéder son roman Histoire 1 par les deux derniers vers du même fragment de poème. Mais le style des deux hommes est foncièrement différent. Claude Simon achève son roman par cette fin d'une longue phrase: «[...] la femme penchant son mystérieux buste de chair blanche enveloppé de dentelles ce sein qui déjà peut-être me portait dans son ténébreux tabernacle sorte de têtard gélatineux lové sur lui-même avec ses deux énormes yeux sa tête de ver à soie sa bouche sans dents son front cartilagineux
d'insecte, moi?
...»
1962, six ans après sa naissance et avec 28 numéros parus, Arguments se saborda. Pourtant la revue marchait bien. Elle tirait à trois mille exemplaires et souvent, il fallait la réimprimer. Nul n'était rétribué. Seule la secrétaire de rédaction était modestement payée. Les lecteurs de la revue étaient des lycéens, des étudiants, des enseignants du secondaire, des professeurs de faculté, des membres des professions libérales, des artistes. Mais le public de la revue variait aussi avec les numéros qui 1. Éditions de Minuit, 1967. 72
étaient tantôt plus philosophiques, tantôt plus sociologiques et politiques, tantôt plus anthropologiques, tantôt plus littéraires et esthétiques. Il y avait eu des numéros consacrés à la philosophie marxiste, à Nietzsche, à la pensée anticipatrice, au problème cosmologique, aux intellectuels; d'autres sur la bureaucratie, le problème mondial, l'ère planétaire, la révolte de Cronstadt, la Chine sans mythes, le communisme aujourd'hui, la classe ouvrière aujourd'hui, la crise française; d'autres encore, axés sur l'hommeproblème, l'amour-problème, les difficultés du bien-être; d'autres enfin consacrés à la littérature aujourd'hui et à l'art en question. La plupart de ces interrogations seront d'ailleurs « agitées» en mai 68. Sommaires prestigieux et variés l, bonne situation financière, bonne audience, pourquoi, alors, s'arrêter? Par refus du « ron-ron », du succès institué. On ajoute un numéro à l'autre mais la pensée, la recherche féconde doivent se déployer autrement. Morin et Axelos étaient d'accord sur ce point. Mais c'est surtout Axelos qui poussa au sabordage. Alors, après un dernier numéro
double consacré à « La question politique; la civilisation technicienne; le langage et le silence », comportant aussi deux textes terminaux « La fin d'un commencement» de Morin, et « Le jeu de l'autocritique» d'Axelos, l'ensemble s'achevant par la présentation et le plan de la collection «Arguments », la revue disparut. 1. Ont écrit dans la revue, outre Morin, Axelos, Duvi~aud, Barthes, Fejtô et Fougeyrollas, beaucoup de théoriciens et d'lntellectuels de l'époque. Notamment: Th. W. Adorno, J. -P. Aron, C. Audry, G. Balanaier, D. Bell, J. Berque, M. Blanchot, J. Bollack, L. Bolk, A. du Bouchet, Y. Bourdet, P. Broué, B. Cases, F. Châtelet, J. et F. Choay, M. Colline t, J. M. Crozier, H. Damisch, M. Deguy, G. Deleuze, M. de Dié~ez, J. M. Domenach, J. -P Faye, L. Flam, J. Fourastié, P. Fr~ncastel, G. Friedmann, J. Gabel, G. Genette, L. Goldmann, A. -J. Grelmas, B. Groethuysen, D. Guérin, A. et R. Guiducci, M. Heidegger, W. Heisenberg, L. de Heusch, F. Hoveyda, R. Jakobson, B. de Jouvenel, L. KolakowsKi, K. Korsch, G. Lapassade, R. Lapoujade, H. Lefebvre, C. Lefort, G. Lukacs, S. Lupasco, S. Mallet, C. Malraux, H. Marcuse, G. Martinet, D. Mascolo, G. Mathieu, A. Memmi, T. Mende, R. Misrahi, F. Momigliano, V. Morin, S. Moscovici, D. Mothé, R. Munier, P. Naville, R. ParIs, O. Paz, F. Perroux, B. Pingaud, R. Pividal, A. Pizzorno, H. Raymond, B.Rizzi, D. Romain, J. Rous, D. Rousset, M. Rubel, A. Soboul, M. Sperber, J. Starobinski, E. Témine, A. Touraine. . . 73
Dans ce dernier texte pour Arguments, Axelos écrivait: « Les événements en Pologne et en Hongrie semblaient alors ouvrir quelques brèches. Nous n'avions notre place nulle part. Nous n'étions pas chrétiens ou libéraux, social-démocrates ou progressistes, surréalistes ou existentialistes. Nous n'étions plus marxistes - faut-ildire dogmatiques? - et staliniens. Et nous n'étions pas encore écrivains et universitaires, chercheurs, penseurs et journalistes. Tous ces termes requièrent de l'ironie, comme de bien
- ou
de mal
- entendu.
»
Mais, constate-t-il plus loin, «la nostalgie révolutionnaire du passé n'est plus de mise, ni la fuite en avant vers des utopies vides. Le temps n'est pas à la pensée. (A quoi est-il sinon au Temps ?) Les revues sont
un passe-temps qui n~ doit pas s'éterniser. » Et il conclut: « Avec et sans joie et tristesse, la revue Arguments est sabordée par ses capitaines. » Sa vie et sa mort seront abondamment commentées dans les journaux et les revues. ~ené Lourau, l'un des auteurs de la collection « Arguments», dans son livre
Autodissolutiondesavant-gardes1 se penchera sur le destin et la fin de certains groupes radicaux, telle surréalisme, le mouvement en tant que tel se terminant théoriquement et pratiquement en 1969. Il examine aussi certaines revues novatrices: Arguments cesse de paraître en 1962; Socialisme ou Barbarie en 1965 ; Internationale situationniste
en 1971. La revue Arguments inspira la naissance d'une revue allemande Das Argument, éditée dans l'ex-Berlin-Ouest. Elle fait preuve d'une étonnante longévité puisqu'elle paraît encore aujourd'hui, toujours à Berlin. Sa tendance est marxiste-opportuniste, pourrait-on dire. On est loin de l'aventure de la revue française qui lui donna son titre. En 1976, parurent dans la collection 10/18 deux volumes regroupant des textes d'Argu1nents sur La bureaucratie et sur Marxisme, révisionnisme, métamarxisme et en 1978 deux autres volumes: Les intellectuels. La pensée anticipatrice
et RévolLltion, classe, parti.
1. René Lourau, Autodissolution des avant-gardes, Paris, Éditions Galilée, 1980. 74
En 1983,à l'initiative et par les soins d'Olivier Corpet, une édition intégrale de la revue - deux grands tomes en fac-similé - fut publiée aux Éditions Privat. Elle comporte trois préfaces - qui sont des mises au point - de Morin, Axelos, Duvignaud. Écrit plus de vingt ans après la fin de la revue, le texte d'Axelos, intitulé «Une problématique », interroge Arguments du point de vue de la pensée: « A l'époque de la fin de la philosophie, nous n'avons pas su [...] endurer ensemble les tâches de la pensée que requièrent l'époque présente et l'annonce de l'avenir. Ce qui ne nous a pas été donné: non pas d'ouvrir surtout des perspectives, mais, en dépassant les arguments, de constituer des pensées et de les faire exister, en puissance du moins, historic.o-mondialement, ce qui ne signifie pas: dans les marécages de ce qui est situé et interprété comme culture, dans le perpétuellement éphémère affairisme culturel. Ces tâches de la pensée ne résident pas non plus dans les expériences principalement littéraires ou étroitement scientifiques, "poétiques" ou livresques, mais relèvent de l'expérience, de l'épreuve, de la poéticité du
m/Monde lui-même. » Depuis 1962, de nombreux mémoires de maîtrise, de nombreuses thèses universitaires ont pris comme objet d'étude la revue Arguments. Grèce, France, Allemagne, ce triangle au centre duquel se tient Kostas Axelos, on peut maintenant le dessiner une première fois, très clairement, en se penchant sur cette période de sa vie. En 1955, vivant en France, il s'apprête à rencontrer «l'homme Heidegger ». Trois ans auparavant, il publiait en grec, à Athènes, Essais philosophiques (1952). Défi à ceux qui l'avaient condamné à mort? Assurément. Mais aussi fidélité à sa racine
grecque. Ces Essais - non encore traduits en français
- sur
le problème de la jeunesse,'l'enseignement, le mouvement étudiant, sur Héraclite, Marx, Freud, Nietzsche, le nihilisme, ont été conçus ou écrits soit pendant la clandestinité, soit pendant les premiers temps de la Libération. D'autres, les premières années de sa vie à Paris. Ils ébauchent les trilogies ultérieures. Les grands penseurs, les grandes questions sur lesquels Kostas 75
Axelos écrit ici pour la première fois, il les méditera et les approfondira encore de façon ininterrompue durant toutes ces années cinquante - qui sont aussi des années d'études - et au-delà jusqu'à aujourd'hui. Au début des années soixante, avec la fin d'Arguments, une période de la vie d'Axelos s'achève. Les années suivantes seront intellectuellement plus solitaires. Et sa pensée va se radicaliser et s'approfondir.
76
II. Le dépIoiem.ent de l' œuvre
Naissance d'une collection « Arguments
». Première trilogie
axelienne Si la revue Arguments
était morte en 1962~ il existait aux Editions de Minuit, dirigée d'emblée par Axelos. Il pensait que certaines recherches, en France et à l'étranger, méritaient d'être promues et regroupées. En 35 ans, la collection « Arguments» a publié plu"s de cent volumes, le président-directeur général des Editions de Minuit, Jérôme Lindon, collaborant très activement à son élaboration. Des œuvres de pensée philosophique et poétique: Hegel, Novalis, Jaspers, Fink, Bataille, Deleuze et, bien sûr, Axelos; des travaux sur Nietzsche, la phénoménologie husserlienne et sur Heidegger. Des livres de marxistes ouverts: Lukacs, Korsch, Marcuse, Lefebvre, Fougeyrollas. Des recherches d'inspiration psychanalytique: Lou Andreas-Salomé, Binswanger, Granoff, Roustang. D'inspiration anthropologique et sociologique: Morin, Lapassade, Gabel, Lourau. Des écrits politiques, économiques et historiques: Trotski, Wittfogel, Hilferding, Broué, Samir Amin, Carr, Moshé Lewin. Des linguistes: Jakobson, Hjemslev, Jespersen. Des ouvrages d'histoire: Arrien, Châtelet - et de philologie grecque: Reinhardt. Des enquêtes sur l'histoire juive: Flavius
depuis 1960une collection « Arguments»
Josèphe,
Gutwirth
-
et les chambres
à gaz:
Kogon-
Langbein-Rückerl. Des essais de théorie et de critique littéraires - Blanchot - et des livres sur Barthes, Beckett,
Claude Simon,Robbe-Grillet.
77
C'est également dans cette collection que Kostas Axelos publie quasiment toute son œuvre écrite en français. Elle se déploie dans un ordre logique et non chronologique. En 1962, Héraclite et la philosophie et, en 1961, Marx penseur de la technique, ses deux thèses dont nous avons déjà parlé. Elles ouvrent une première trilogie: «Le déploiement de l'errance ». Achevant celle-ci, paraît en 1964 Vers la pensée planétaire.Ce livre questionne les grandes puissances officielles
- la religion,
la poésie et l'art, la philosophie,
et les institutions
- et
les ramène
les sciences
aux fondements
à partir
desquels elles surgissent: la foi, la poéticité et la graphie, le travail et la lutte, le langage et la pensée, l'amour et la mort et enfin, mais non pas en dernier lieu, le jeu. A la fois historiquement, systématiquement et, surtout, prospectivement, Axelos cherche à interroger le sens de la marche de l'histoire mondiale, à questionner les grandes dimensions de la pensée et du monde et à ouvrir la problématique d'une nouvelle voie. C'est pourquoi cet ouvrage est sous-titré: Le devenir-pensée du monde et le devenir-monde de la pensée. Il remonte à l'aurore de l'antiquité grecque -les présocratiques -, scrute l'énigme de la pensée chrétienne à propos de Pascal, et affronte la problématique de la modernité en étudiant Rimbaud, Marx et le marxisme, Freud et la psychanalyse, Heidegger. Il aborde trois importantes questions contemporaines avec « Le "mythe médical" au xxe siècle », « L'errance érotique» et « La politique planétaire ». La dimension politique et la dimension érotique jouent un rôle important dans la pensée et la vie d'Axelos. Si en arrivant en France, fin 1945, il cessa, comme nous l'avons vu, tout activisme politique, il se mit à soumettre à l'épreuve de la pensée l'agitation politique. Et dans ce domaine, soit dit en passant, il fait preuve d'une acuité que beaucoup de théoriciens du « social-historique» et du politique pourraient lui envier. Quant au plan de l'amourérotisme-sensualité, il est pour lui très important en théorie et en pratique. Poursuivre l'errance érotique, ses havres, son reflux ne constitue pas ce qu'on appelle trop 78
facilement une expérience ou une série d'expériences. Faire l'épreuve de la force et des faiblesses de l'érotique (ici substantif plus qu'adjectif),ne revient pas à faire des expérimentations. La vie n'est pas une science expérimentale. Seule la recherche constante d'un style de vie érotique, impliquant des séjours et des péripéties, des plages relativement lisses et le tumulte des corps et des affects enchevêtrés peut révéler amour-érotismesensualité comme rapport au monde; comme une approche vécue de l'ouverture et de ses différents moments, brefs ou longs. Pour autant, pouvons-nous dire que l'expérience de la politique planétaire, celle de l'errance érotique, ou encore celle de la pensée marquent le sommet d'une quête? Non, car toutes trois font partie intégrante d'un jeu plus global qui, tout en les régissant, est marqué également par elles. Une certaine poésie les implique et les prolonge, tout autant qu'une pensée méditative. Les choses se passent comme si le sacré, à travers son éclipse, connaissait une certaine relève par les forces de l'érotique et du politique finissant. Car son dépassement conduit à d'autres métamorphoses, destructives, mais surtout, productives. La parole, la dimension poétique, ce qui sera appelé plus tard la poéticité du monde, et la pensée qui vise à s'inscrire au centre du réseau des réseaux relaient l'appel et le domaine de ce qui fut appelé divin. Le point nodal où les différentes dimensions de l'homme-et-du-monde prennent leur racine constitue en même temps l'abîme où elles s'engouffrent. Placé au cœur du livre, juste après le chapitre sur Pascal, l'essai «Rimbaud et la poésie du monde planétaire» permet d'apercevoir très nettement le chemin méditatif qui est celui d'Axelos. Méditatif et non « littéraire», pas plus qu'il n'est « politique» dans son essai « La politique planétaire» ou « psychanalytique» dans « Freud analyste de l'homme ». Il y envisage les questions que posent à l'homme la poésie et le sacré à l'aube de l'ère technicienne. Voici comment, à l'aide de la «pensée poétique» d'Arthur Rimbaud, ainsi qu'il la nomme, le penseur du jeu
79
du monde aborde ce qu'il appellera ailleurs «Dieuproblème» : « La divinité, les dieux païens et le Dieu judéo-chrétien étant morts, parce que tués par l'homme, l'homme luimême ayant fini après avoir joué tous les rôles, dans quel horizon s'inscrirait la dimension du sacré que les mortels régénérés rencontreraient dans leur recherche? Quel horizon engloberait la nouvelle totalité humaine? Nous avons déjà entendu la voix de Rimbaud nous dire:
-
Car l'homme a fini! l'Homme a joué tous les rôles! Au grand jour, fatigué de briser des idoles Il ressuscitera, libre de tous ses Dieux, Et, comme il est du ciel, il scrutera les cieux!
«Un peu plus loin la même voix nous dit: Le grand ciel est ouvert! les mystères sont morts' Devant l'Homme, debout, qui croise ses bras forts Dans l'immense splendeur de la riche nature! Il chante... et le bois chante, et 1£fleuve murmure 1. «
La puissance sacrée du divin engendre les dieux
(païens), le Dieu (judéo-chrétien) et la problématique divinité métaphysique. Le divin prend figure avec les dieux païens et à ceux-ci succède la figure du Dieu chrétien. C'est au niveau du Dieu chrétien que Dieu s'accomplit et meurt. Cependant la divinité, les dieux et Dieu émanent de la dimension sacrée du divin. La dimension divine du sacré pourrait-elle resurgir libre de toutes ses concrétisations et figurations, libérée également de l'abstraction métaphysique? « L'homme scrutant les cieux, après s'être libéré des dieux et de Dieu, des idoles et des mystères, pourrait-il accéder à cette dimension sacrée du divin? Cette dimension serait alors lumineusement énigmatique et n'épouserait pas une forme particulière ou abstraitement universelle. Le salutaire - l'entier, l'intègre, l'altier, le 1. Arthur Rimbaud, Œuvres complètes,Paris, Éditions Gallimard, coll. «
Bibliothèque de la Pléiade », 1954, « Soleil et chair », p. 48 et p. 50. 80
-
holon, (das Heil ) constituerait ainsi la clarté de l'ouverture de l'être de la totalité du monde. "Dans l'immense splendeur de la riche nature", l'être humain se laisserait animer par l'être (sacré) de ce qui est, quitte à ne
pas nommer l'être et le divin. "La lumière nature"
1
éclairerait par sa luminosité "divine" tout ce qui se manifeste, tout ce qui se fait et tout ce qui se défait et permettrait aussi au néant coessentiel à l'''être'' - et non au rien vide
- de
resplendir
2».
Tantôt en filigrane, tantôt de façon explicite, ce livre prend en considération la provocation que lance la technique à l'égard de tout ce qui est. Il avance l'idée que par-delà la signification et l'absurdité, la vérité et l'erreur, notre planète - cet astre errant - pourrait penser et expérimenter le monde comme jeu. Cette errance, on la comprendra mieux sans doute à travers l'analyse que donne Axelos du mot « planétaire»
:
- pensée
planétaire parce que, premièrement,le monde
- parce
que, deuxièmement, le mot
est unifié par la technique qui couvre et mobilise à présent toute la planète. « planète », qui
vient du grec, signifie errant. La Terre entière est cet astre errant à l'époque de l'errance universelle; à l'époque d'une humanité qui ne sait où elle va ni pourquoi elle va. - pensée planétaire, troisièmement, parce que, via la technique, nous sommes à l'heure de la planification de tout ce qui est: économique, politique, société civile sous
toutes ses formes, y compris ce qu'on appelle « culture ».
- pensée planétaire, quatrièmement, parce qu'elle doit nécessairement affronter et penser la platitude coextensive à toute l'entreprise. Pensée globale et visant la totalité fragmentaire et ouverte, pensée de l'universelle errance, pensée de l'échafaudage technicien qui maîtrise la planète, pensée d'un style élevé qui affronte la platitude de nos vies, nous tenons là quatre lignes de force du travail d'Axelos. Ces quatre faisceaux partent d'un même point et y 1. Id., Ibid., » Une Saison en enfer », p. 236. 2. Vers la pensée planétaire, pp. 169-170. 81
retournent: le Monde, qui n'est pas un point, qui est sans arché et sans télos. Car la pensée autant que l'homme Axelos - songeons à son adolescence et à sa jeunesse sont axés sur le Monde. Ils affrontent la question du monde qui nous met en question, qui se déploie comme jeu, n'ayant ni sens ni règles qui lui soient extérieurs. Le monde se déploie comme temps, offre l'horizon suprême et éclaté qui se manifeste et se retire. Au jeu du monde correspond le jeu dans le monde. Ou encore, comme le dit épigrammatiquement Axelos: le Monde: l'enjeu de l'homme; l'homme: l'enjeu du Monde. Axelos écrit souvent le Monde avec un «M» majuscule pour le différencier du monde comme ensemble de tout ce qui est, des divers mondes naturels et historiques et de toutes les constellations intramondaines. Il n'est pas entièrement satisfait du procédé et a tendance, dans ses écrits actuels et ceux destinés à des publications futures, à écrire monde, en soulignant le mot par des italiques. Souvent, il appelle aussi le monde en question Cela ou le Même, ce « même» incluant l'autre et la différence (le différent et le différend). Son effort, effort radical et central, effort soutenu durant une existence entière, vise à dire, penser, expérimenter l'Un-Tout irreprésentable et infondable, à la limite injouable, bref, l'Un-Multiple, le Tout-Rien, le Monde - Cela, le Même - qui nous vivifie et nous foudroie, nous fait ramper, marcher, bondir et déjoue tous nos jeux. Le jeu du monde, répétons-le, se différenciant fortement de tous les jeux intramondains et humains et n'ayant absolument rien de ludique, d'enjoué. Le monde? Plus que ce point, cet aleph imaginé par Borges d'ou l'on peut voir la terre entière sous toutes les perspectives possibles. Au VIe siècle avant notre ère, Héraclite a parlé du cosmos, du jeu du temps qui joue. L'incubation de cette parole a duré très longtemps. A partir de Platon, il y a une certaine coupure entre logos et cosmos, le monde occupant une place subordonnée par rapport à un autre monde, un au-delà. Même là où il est vu comme l'ensemble de tout ce qui est et se fait, ensemble empirique
-
82
et réel, ou idéel, il n'est pas question du monde qui ne se laisse pas réduire Ici et là, toutefois
chez Fink
- il
- chez
Nietzsche,
chez Heidegger,
a été entrevu comme une constellation
irréductible. Mais il se trouvait conçu d'une façon limitée, obéissant à l'une de ses dimensions et non affronté, éprouvé. Même là où il a été parlé du Monde, la pensée ne demeurait pas au centre de cette question Ces trois penseurs, tout en l'apercevant, scotomisaient la question du Monde; dans le même mouvement, ils la voyaient et l'écartaient du champ de leurs préoccupations. La vérité demeure un genre d'erreur pour Nietzsche, un dire énigmatique qui pourrait se manifester pour Heidegger et le jeu est un symbole du monde pour Fink. Axelos, lui, tente de s'ouvrir au monde, au jeu du temps, à l'errance, en essayant autant que possible de ne pas user de métaphores mais de scruter les métamorphoses du même. Quant aux sciences de la nature, elles n'ont pas affaire au monde mais à l'univers, la totalité illimitée mais non infinie des objets de toutes les expériences, mesures, calculs et théorisations possibles à effectuer par des sujets humains. Même en relativisant à l'extrême les notions de sujet et d'objet, les sciences ne parviennent pas à les surmonter et chaque science a pour objet une région ou une dimension de l'univers, fût-ce un aspect de tout ce qui est, qu'elle observe et construit.
Le Monde? « Mais il y a un monde entre le monde physique, coupé également du monde historique et humain, et le Monde (un et total, bien que fragmentaire et fragmenté, horizon invisible de toutes choses intramondaines, monde qui à proprement parler n'existe pas comme un être) 1. »
La seconde trilogie
Kostas Axelos publie ensuite une seconde trilogie, « Le déploiement
du jeu» qui s'articule
comme
suit:
1. Ibid., « La pensée fragmentaire de la totalité chez Pascal », p. 124. 83
à la logiqueouvre la trilogie. Bien que paru en 1977,cet ouvrage précède « logiquement» Le jeu du Contribution
monde paru, lui, huit ans plus tôt. Ce livre interroge la logique de la pensée et, plus encore, du monde, logique toujours errante. En plongeant celle-ci dans les jeux du langage dont elle est issue, Axelos pose la question: que penser, voire: comment penser? Ce qui est cherché, c'est la voie d'une pensée nouvelle qui ne cesserait pas, pour autant, d'achopper contre l'impensé et l'impensable. En explorant les diverses logiques et en les systématisant dans le jeu d'une combinatoire mondiale et problématique, le but visé est de frayer un chemin conduisant, poétiquement et méditativement, à l'assomption - c'est-à-dire au-delà - de la logique. Cette volonté acharnée d'avancer est particulièrement évidente dans la cinquième section du chapitre intitulé «Que penser?». Là, Axelos médite 'à son heure les intuitions de deux penseurs décisifs qui l'ont précédé: Aristote, qui déclare dans sa Métaphysique: «Car il est impossible que le même existe et n'existe pas en même temps pour le même et sous le même rapport.» Et Hegel qui lui répond, vingt-trois siècles plus tard dans la Science
de la logique: « Sous un seul et même rapport quelque chose est (à la fois) ce qu'il est en lui-même et son propre manque ou le négatif de lui-même .» Puis Axelos tente d'aller de l'avant: Qu'avons-nous à faire, nous, de la contradiction? Nous avons certes à percer le secret de la tautologie et à élucider le problème de l'hétérologie. A surmonter la pensée à structure binaire ou ternaire. En pensant en même temps l'identité, la médiation et la différence. Sans sacrifier la cohérence, voir en toute chose, tout concept, l'unité de soi-même et de son contraire. Il y va de l'unité des contraires - et des contradictoires - plus que de leur identité. En acceptant que la contradiction existe, qu'elle soit surmontée et pas, nous donnons raison à la fois à Aristote et à Hegel, en les problématisant. Les contradictoires, les contraires, les opposés, les polarités s'ajointent, jouent séparément et unis, forment un ensemble qui n'ignore pas les différences. La coincidentia oppositorum, la concordia discors et la discordia concors sont «
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à méditer à nouveau, à interroger. Sont à questionner également, sans essayer de les minimiser, l'ambivalence et l'ambiguïté. Quant au principe du tiers exclu, nous ne pouvons nous empêcher de le voir jouer sur un plan formel, strictement logique, tout en reconnaissant aussi ses limite. Aussi, chaque fois qu'un mot d'ordre du type A ou non-A est inscrit sur une bannière qui claque au vent, c'est en général une tierce possibilité, celle-là justement qui était exclue, qui s'inscrit dans le monde. Ainsi triomphent les mixtures, les mélanges, les
compromis 1.» Quant au principe de raison suffisante énoncé par Leibniz, qu'on peut formuler positivement ou
négativement:
« Tout ce qui est a sa raison d'être.
Rien de
ce qui est n'est sans raison d'être », Axelos, en quelques lignes percutantes, l'adosse au Rien: «A l'intérieur du monde toute chose intramondaine a sa et ses raisons d'être (son et ses fondements). Tout étant repose s,,!r un ou des fondements. Mais le Monde lui-même ou l'Etre est sans fondement, sans raison d'être. Monde et Être ne s'appuient sur rien, ouverts au sans fond, à l'abîme d'où tout a surgi et où tout retourne. C'est
en quoi le principe de raison suffisante renvoie au Rien 2.» Le livre ne prétend pas clôturer le débat sur la logique. «Au lieu de vouloir clôturer, nous dit la dernière phrase du livre, mieux vaut s'ouvrir au propos qui tend à ouvrir les questions et les problèmes, pour proposer une
ouverture et esquisser le pas suivant. » Fort complexe, cet ouvrage demande à être lu très attentivement. Il constitue une sorte de propédeutique et pourrait aussi être appelé Lejeu dela pensée. TIexige à la fois d'assumer la et les différentes logiques et de dépasser la rigidité de toute logique, qu'elle soit formelle, transcendantale ou dialectique et phénoménologique, voire positiviste et analytique. Cela ne signifie nullement qu'on débouche sur un irrationalisme ou une mystique. Ce qui est exigé, c'est une pensée rigoureuse qui ne se laisse pas prendre dans les rêts des logiques déjà établies, 1. Contribution à la logique, pp. 68-69. 2. Ibid., p. 69.
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puisqu'elles sont assumées, conduites assomption et en même temps surmontées.
vers
leur
Le jeu du monde (1969),livre à la fois encyclopédique et aphoristique, systématique et fragmentaire, tente d'approcher Cela qui broie tout calcul, toute appellation, toute signification, toute transgression. L'homme est à la fois le joueur et le jouet du Monde, déjoué par lui. Le jeu du monde contient et dépasse - lui-même horizon sans fond - tout jeu dans le monde. Comme jeu du temps, il supporte toutes les lectures massives ou sophistiquées qui en sont données, même celles qui l'occultent, et il révolutionne toutes les appellations. En lui et par lui toutes les vérités apparaissent comme des figures triomphales de l'errance. Les fragments ou aphorismes - pouvant aller d'une phrase à plusieurs pages - qui composent ce livre forment
un ensemble cohérent. On commence avec les « grandes puissances»
qui ordonnent
mOJ}de (magie,
en ~glise
mythes
-, poésie
l'insertion
et religion
et art, politique
- qui
- qui
de l'homme
au
s'institutionnalise
s'institutionnalise
en Etat -, philosophie -, qui s'institutionnalise en écoles et universités -, sciences et techniques) ; ces puissances sont elles-mêmes déterminées par les « forces élémentaires» : le langage et la pensée; le travail qui anime l'économie et la lutte pour
le pouvoir;
l'amour
- qui
s'institutionnalise
en famille - et la mort immortelle; enfin le jeu de l'homme qui correspond au jeu du monde, qu'il le sache ou pas. Ce commencement devient visible à partir du Logos comme «
langage et pensée de l'homme et du monde ». C'est lui
qui nous conduit au chapitre central du livre intitulé « Cela» et sous-titré « Le jeu de l'être en devenir de la totalité fragmentaire et fragmentée du monde multidimensionnel et ouvert» dont « un schéma nonschématique et un cercle problématiquement circulaire» ordonne toutes les entrées et les sorties: spéculatives et techno-scientifiques. Sont ensuite affrontés «Dieuproblème », « la physis, le monde cosmique », « l'homme dans le monde», « l'histoire mondiale» et « le monde de la poésie et de l'art ». Le tout risquerait de sombrer dans « l'être-néant, le tout-rien, le monde immonde », mais « le 86
jeu du monde », initial et final, le Même, reprend tout et continue. Au cœur de ce vaste et puissant ouvrage, le chapitre intitulé « Cela », avec audace, tente l'impossible: dire le mouvement même du monde qui joue. En voici quelques fragments: «Cela "est" : l'horizon des horizons qui se retire; on pourrait l'appeler tout simplement Monde. Vous appelez cela un monde? L'homme n'est pas sans le monde et le monde n'est pas... c'est-à-dire n'est pas dit et fait, ne fait pas problème - sans l'homme. Aucun d'eux n'est l'autre et aucun d'eux ne va sans l'autre. Ils ne font ni un ni deux. Comment donc instituent-ils le même? Voilà le jeu 1.» «Qu'est-ce que l'être? Voilà la question. Elle ne comporte cependant pas de réponse positive, car aussitôt que l'on fixe l'être en disant qu'il est ceci ou cela, on fait de lui un étant particulier; c'est ainsi qu'opère la philosophie appelée ensuite métaphysique. L'être ne se réduit ni à l'infinitif verbal, ni au verbe devenu substantif, bien qu'il soit plus près de son allure verbale que de l'allure nominale. Il ne se réduit pas non plus à la copule et au jugement. Il n'est pas même quelque chose qui est, ni le fondement ou la totalité de tout ce qui est. Alors? Il est, mais n'existe pas en tant qu'être. Impliquant le néant et impliqué par lui, l'être est en devenir, est le devenir de
la totalité du monde, le jeu de l'errance 2. » «Brutalement qui existe?
3»
posée, la question se formule:
qu'est-ce
« Au centre se tient ce vide invisible qui maintient tout ce qui jaillit de lui et converge vers lui, foyer de lumière qui rend tout visible, abîme qui engloutit tout, cercle brisé d'où rayonnent et où retournent les lignes droites et
courbes conquérantes et cassées 4. » «Quelles sont les figures principales du jeu de Cela? Evidemment, Dieu, la nature, l'homme 5.» (Dernier fragment du chapitre avant« Dieu-problème ».) ~
1. Le jeu du monde, p. 157. 2. Ibid., p. 160. 3. Ibid., p. 162. 4. Ibid., p. 199. 5. Ibid., p. 229.
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Peut-on dire que cet ouvrage est l' œuvre maîtresse d'Axelos, celle en qui se concentrent et où reviennent toutes les perspectives de son travail? Oui, mais Axelos n'a pas l'habitude de déclarer que l'un des livres d'un penseur est son ouvrage capital et de considérer les autres, même implicitement, comme secondaires. Car il s'agit de saisir l'élan et le déploiement articulé d'une pensée et non pas de la disséquer selon des rubriques diverses. Pour une éthique problématique (1972), achève cette seconde trilogie. Il ne s'agit pas d'un traité de morale qui dirait: « Tu dois faire ou ne pas faire ceci ou cela », mais d'une problématisation de toute la vie individuelle et sociale, privée ou publique, des hommes de l'époque planétaire. Axelos, en effet, établit une distinction tranchée entre morale et éthique. La première est chose romaine et elle concerne les règles qui régissent les mœurs. Elle ne va pas sans un certain moralisme qui est en principe affirmé et généralement piétiné. La deuxième est grecque d'origine et elle se focalise sur le jeu qui traverse l'homme, homologue au jeu du monde. En d'autres termes, Axelos tente dans ce livre de faire comprendre comment le jeu de l'homme s'insère dans le jeu du monde et d'ouvrir un horizon à la question angoissante: Que faire? La réponse, tant théorique que pratique, ne peut qu'être et demeurer elle-même questionnante. «Guarda e passa! » qui veut dire plus que «Regarde et passe» semble être le mot final de cette éthique. Il signifie: Pense, bâtis, produis, combats, brise-toi et casse, en un mot joue - en marche vers une problématique sérénité et, si possible, vers la sagesse même. Auparavant, dans un vertigineux « Finale », Axelos nous a donné quelques conseils: «Jouer, au sens ample et fort du terme, en essayant tant que faire se peut de sauver le rêve, à défaut de le réaliser, tâche impossible. Ne pas chercher un sens du monde ou de la vie, mais s'insérer dans leur jeu. Accorder la liberté à la nécessité reconnue et assumée. [...] Pousser vers son éclatement le désaccord entre ce que les hommes 88
font et ce qu'ils disent et pensent. Faire preuve de tact et d'esprit de révolte, cultiver le souvenir et l'initiative, déclencher quand il le faut la salutaire violence, aspirer au renouvellement. Sachant qu'il n'y a pas de maître du jeu, jouer le plus productivement, le plus poétiquement possible. Savoir accueillir ce qui vient vers nous, savoir perdre, savoir prendre congé de ce qui s'éloigne de nous. Ce vers quoi on porte attention avec suffisamment d'intensité, mort ou vif, ne manquera pas, tôt ou tard, de
se manifester 1.» Outre cette trilogie paraît en 1973 aux Éditions Fata Morgana, illustré par Folon, un livre d'Axelos intitulé Entretiens. Y sont publiés des entretiens ayant effectivement eu lieu, Axelos étant tantôt l'interrogeant,
tantôt l'interrogé, avec Guy de Bosschère,Roland Jaccard, Alain Jouffroy, Jean-Pierre Forget, Pierre Fougeyrollas et Henri Lefebvre. Il comporte aussi un «Entretien imaginaire» où Axelos, trouvant ses interlocuteurs trop timorés, répond à des questions qu'en général on n'aime guère se poser. Comme celle-ci par exemple: «Pensezvous dire quelque chose de neuf sur le temps, quelque chose qui n'ait pas été dit d'Héraclite à Heidegger et notamment par Héraclite et Heidegger? Deuxièmement: votre théorie de l'errance n'est pas si neuve. Nietzsche définissait déjà la vérité comme un genre d'erreur. Qu'ajoutez-vous à la conception nietzschéenne de la vérité-erreur? Enfin la pensée du jeu se trouve aussi, vous le dites vous-même, chez le premier penseur (Héraclite) et
chez Heidegger. Quel serait votre apport? 2 » Le livre se clôt par un bref et dense texte intitulé « Entretien avec "soi-même"
».
Bien qu'il laisse ouvertes ces questions
« ultimes », il faut noter qu'Axelos y répond à sa manière tout au long de ses livres. Si Nietzsche est le penseur du retour éternel de l'identique et s'il propose la figure du surhomme qui assimile et dépasse la mort de Dieu et le nihilisme, Axelos .
pense comme temps le retour éternel du même, franchement différent de l'identique. En outre, l'homme à 1. Pour une éthique problématique, 2. Entretiens., p. 94.
pp. 109-110.
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venir n'est pas pour lui le surhomme. L'homme est en voie d'assomption. Il peut donc s'ouvrir au jeu qui le traverse, car il n'y a pas d'« être humain» figé ou de «nature humaine ». Axelos ne définirait pas non plus, comme le fait l'auteur du Gai Savoir, la vérité comme un genre d'erreur. A cela, il oppose l'errance tout à la fois du jeu de l'homme et du jeu du monde. Concernant Heidegger, à la vérité de l'être et l'attente d'un dieu salvateur, Axelos oppose la force du jeu, amical et conflictuel tout à la fois, qui traverse l'homme et constitue le déploiement du monde, dans lequel il n'y a pas de salut mais qui « demande» l'acceptation sereine et combative ainsi que l'ouverture à la poéticité qui secoue hommes et mondes.
L'esquisse d'un mode de vie et de questionnement
planétaires
Cette deuxième trilogie - comme les autres - n'est pas planétaire seulement dans les mots. Certes, le port d'attache de Kostas Axelos est Paris. Et il a obtenu, avec beaucoup de difficultés, la nationalité française en 1965.
Mais il déclare vivre à Paris « comme vivant partout et nulle part ». Rappelons que ses ancêtres étaient partis à Paris, Berlin ou Alexandrie. Aussi, bien avant son engagement dans le Parti communiste, Axelos avait-il pensé qu'il vivrait soit en Allemagne, soit en France. La Grèce, déjà, paraissait trop provinciale, trop étouffante au futur auteur de Vers la pensée planétaire. Après la guerre, l'Allemagne était un champ de ruines encore tout imprégné de la génération nazie qui était toujours là. Cependant, son frère Christos s'y installera dans les années cinquante. Les deux frères ont d'ailleurs suivi un chemin semblable et différent, Kostas, l'aîné, ouvrant la voie en quelque sorte à celui qui s'est tracé ensuite son propre chemin. Christos, après avoir terminé ses études secondaires et commencé des études médicales, s'orienta résolument vers la philosophie. Il vint rejoindre Kostas à Bâle, au printemps 1949, presque au moment où celui-ci fut obligé 90
de quitter la Suisse. Christos suivit activement les cours et les séminaires de Jaspers. Il vécut ensuite de nombreuses années à Fribourg-en-Brigsau où il suivit les cours et les séminaires de Heidegger et de Fink; il Y soutint sa dissertation (sorte de thèse de troisième cycle) : « Liberté et moralité. Le sens et les limites de la philosophie kantienne de la raison pratique ». Elle fut publiée en
1954-1955, condensée, sous le titre
«
Attitude héroïque et
action morale», dans le numéro 2 de la très sérieuse revue Kant-Studien. A partir de 1953, et pour de nombreuses années, il fut chargé de cours de grec moderne à l'université de Fribourg et consacra même une étude savante à «La disparition du datif grec comme phénomène de l'histoire de l'esprit ». Il dirigea aussi par intermittence des exercices pratiques consacrés à des textes de Platon et d'Aristote. Il vint ensuite à Berlin où il enseigna la philosophie à la Haute école technique. Puis il s'installa définitivement à Hambourg. C'est dans cette ville qu'il soutint son « habilitation» (grande thèse) sur Leibniz. Il devint alors professeur de philosophie à l'université. Il a pris récemment sa retraite. Christos Axelos a publié plusieurs études philosophiques - historico-systématiques - sur Platon, Aristote, Kant, Hegel; il a également traduit en allemand la Logique de Port-Royal. Son volumineux livre, d'orientation rationaliste et progressiste, sur Les fondements ontologiques de la
théoriede la libertéchezLeibniz1 constitue une importante
contribution à l'étude d'un grand moment de l'histoire de la philosophie, qui donna lieu à de nombreuses discussions au sein de l'Université. Longtemps amicalement liés, les deux
frères
- après
la mort
de leur père en 1965
- ne
communiquent plus. Quelque brûlant que soit le sujet, il faut dire ici - sans pour autant vouloir accuser l'un ou l'autre - que c'est le cadet qui s'éloigna. Revenons à Kostas Axelos, en quête d'un lieu où vivre. Si son frère a choisi l'Allemagne, Axelos, lui, a choisi la France, c'est-à-dire Paris. Mais il ne se veut ni particulièrement grec, ni particulièrement français, ni particulièrement allemand. Simplement, il habite dans 1. Christos Axelos, Les fondements ontologiques de la théorie de la liberté chez Leibnitz, Berlin, 1973.
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l'un des angles du triangle. Les petites villes universitaires allemandes, comme Fribourg, Heidelberg ou Tübingen, lui paraissent chaleureuses et très attirantes dans un premier temps, mais étouffantes ensuite. Et en Allemagne, il faut vivre à l'allemande. Les outsiders - qu'on pense à Novalis, Kleist, Marx, Holderlin ou Nietzsche -, meurent jeunes, se suicident, sont expulsés ou deviennent fous. Même si Axelos souffre souvent de la frivolité de l'esprit français, à Paris on ne s'occupe pas de vous, on peut vivre comme on l'entend, en compagnie de tous et de
personne -pour parler avec le Zarathoustra de Nietzsche.
Axelos entretient avec ces trois pays - la Grèce, la France, l'Allemagne - des rapports ambivalents, en ayant la conviction qu'ambiguïté et ambivalence sont au cœur de tout. Chacun, pour des raisons différentes, l'attire et le repousse. Il rêve parfois d'une terre idéale qui réunirait le « meilleur» de chaque pays: l'esprit de la Grèce antique; la profondeur de la pensée, la musique et la poésie allemandes; et un certain style de vie français. Mais une telle synthèse ne s'opérera jamais -et pour personne. De 1962 à 1973, Axelos enseigna la philosophie, soit dans les anciens bâtiments de la Sorbonne, soit dans le Centre Censier, ce qui accompagna et vivifia le déploiement de son œuvre. Mais là encore, comme avec sa famille, comme avec le Parti communiste grec, comme avec la revue Arguments, Kostas Axelos s'est mis et a été
mis à part. Entretenant des rapports amicaux avec ses collègues et ses étudiants, aimant son métier de professeur, concernant l'institution universitaire ellemême, il avait« un pied dedans et un pied dehors ». n fut enseignant, chargé de cours de philosophie et dirigea des travaux pratiques, mais n'a jamais été professeur titulaire. /~'Université ne s'est pas empressée de l'accueillir et de lui donner un poste fixe; elle l'excluait plutôt du sérail, le fait d'être étranger jouant en sa défaveur. De son côté, Axelos n'a peùt-être pas fait exactement tout ce qu'il fallait pour obtenir ce poste, y compris les inévitables concessions et compromis. Il a été fortement combattu par les professeurs de droite, pas très aimé par les enseignants de la gauche communisante et laissait indifférents les tièdes centristes. De plus, il n'a 92
jamais eu un style de vie académique et universitaire, avec ses obligations, ses échanges de services, ses mondanités. Dans ses cours et ses groupes de travail, il abordait frontalement les hauts moments de l'histoire de la philosophie, affrontait la systématique de certains grands problèmes de pensée et faisait également passer les questionnements, la voie et les résultats de ses propres recherches - qui se cristallisaient en livres -, permettant ainsi aux étudiants d'y participer. Comme membre des jurys de thèses - consacrées à Héraclite, au marxisme, au nihilisme, à Heidegger, au langage, à la technique ou à l'époque planétaire - ayant à apprécier le travail du candidat au doctorat, il faisait preuve tout à la fois de beaucoup d'amicalité et d'une grande exigence. Dans la deuxième moitié des années soixante, Axelos collabora activement avec un groupe de philosophes yougoslaves. Depuis 1964, ils avaient une revue, Praxis,
-
éditée à Zagreb et comportant une édition internationale en français, anglais et allemand et une édition en serbo-
-
croate. En outre, ils organisaient des conférences et des discussions à l'école d'été de Korcula, une belle île de l'Adriatique où se retrouvaient des enseignants et des étudiants des pays les plus divers dans une atmosphère très conviviale. Axelos était un membre actif du comité de la revue qui réunissait non pas seulement des philosophes yougoslaves mais aussi des personnalités telles que Ernst Bloch, Eugen Fink - qui croise de nouveau la vie d'Axelos à cette occasion -, Erich Fromn, Lucien Goldmann, Jürgen Habermas, Agnes Heller, Leszek Kolakowski, Karel Kosik, Henri Lefebvre, Serge Mallet, Herbert Marcuse. TIy publia plusieurs textes et prononça des conférences à l'école d'été. Ceux-ci n'étaient pas consacrés au marxisme - ou même au postmarxisme - mais concernaient divers aspects de la pensée du jeu du monde en cours d'élaboration. Le but de la revue et de l'école était d'ouvrir de nouveaux horizons à la pensée marxiste. Mais les limites imposées à la tolérance, dans un pays du socialisme réellement existant, ne tardèrent pas à se faire sentir. Leurs publications et activités étaient d'ailleurs 93
régulièrement attaquées par la Pravda. En 1974, le gouvernement yougoslave mit fin à ses aides et subventions; ainsi, la revue cessa de paraître et l'école de fonctionner. La vie d'Axelos - on pourrait dire aussi sa quête pensante et méditante - fut et est toujours rythmée par des voyages dans le monde entier: conférences dans les universités et les institutions universitaires des pays de l'Europe de l'Ouest et de l'Est, du Nord et du Sud, aux États-Unis et en Amérique latine, au Canada et en Afrique du Nord. Car Axelos aime voyager, parler et discuter, aussi bien avec les habitants des pays dits «avancés », qu'avec ceux des pays dits «sous-développés ». Dans les premiers, ses conférences et les discussions qui s'ensuivent présupposent un très haut niveau de culture générale, mais ses auditeurs et interlocuteurs, saturés, sinon blasés, par tout ce qui s'offre abondamment à eux, manifestent des signes d'usure et de fatigue. Dans les seconds, la tradition de la pensée n'est pas aussi vivante, les gens sont coupés des racines de la civilisation occidentale qui devient mondiale, mais auditeurs et interlocuteurs sont plus avides de savoir et de pensée, font preuve d'une bien plus grande inquiétude intellectuelle et humaine. La division entre ces deux types de gens et de pays n'est pas, naturellement, aussi schématique. De toute manière, selon Axelos, leur destin est commun, mû par la technique planétaire.
Axelos se veut un « penseur déambulant» comme il le dit lui-même, explorateur et annonciateur, contribuant à préparer à sa manière le XXle siècle et le troisième millénaire. Son trayaillui-même porte la trace de son mode de vie: dans Vers la pensée planétaire, par exemple, l'essai sur Rimbaud est le texte développé d'une conférence prononcée en juin 1956 à Berlin; celui sur' Pascal, le texte développé d'une conférence prononcée en juillet 1957 à Berlin et en mars 1963 à Bruxelles. Dans ses livres, 1'« origine» de chaque chapitre est d'ailleurs souvent et très délibérément indiquée. A travers la nomination de ces lieux et de ces moments, un rythme de pensée et de vie 94
déploie, non sans charme, une sobre poésie. Ainsi, Problèmes de l'enjeu, dernier pan d'une troisième trilogie, se clôt sur des «précisions éditoriales» qui ne sont pas gratu!tes : «Ecrites entre 1973 et 1979, ces sept études convergentes s'articulent en un ensemble étoilé. Elles sont restées inédites. Les problèmes qu'elles ont affrontés et déployés ont fourni, pendant qu'elles s'élaboraient, la base à certaines conférences données aux universités et aux institutions universitaires de Paris (la Sorbonne, Vincennes, Institut de psychanalyse, hôpital Sainte-Anne, Ecole des beaux-arts) ; de Bruxelles et de Louvain; de Ljubljana, de Zagreb et de Belgrade; de Urbino, de Naples et de Salerne; de Varsovie, de Lublin et de Cracovie. « Ces études tentent de "conclure" le troisième volume d'une troisième trilogie et d'ouvrir un chemin 1. »
Ses écrits, traduits au total en seize langues, font passer sur la planète une pensée qui, délibérément, ignore les frontières: outre les langues « de culture» comme l'anglais, l'allemand, l'espagnol, l'italien, on peut donc lire Axelos en arabe, hébreu, japonais, suédois, serbo-croate, polonais, hongrois, portugais... Il écrit directement en français, qui n'est pas sa langue maternelle. Le fait mérite d'être souligné. Quand on aborde avec lui cette question, souvent par le biais des problèmes de traduction, Axelos répond que toute langue est spécifique, a son propre génie, mais qu'il y a comme une langue originaire qui fonde et dépasse les langues et les idiomes particuliers. Toute langue est rapport au monde (à Cela, au Même), et, pour une personne qui se tient dans ce rapport, celui-ci peut passer d'une langue à l'autre. Et ceux qui parlent plusieurs langues les parlent toujours de la même façon. TIse réfère volontiers à Leibniz, qui écrivait en latin, français, allemand. Mais pourquoi Axelos a-t-il préféré le français? Est-ce parce qu'il vivait en France? Ou par besoin d'une plus grande clarté? Il ne le sait d'ailleurs pas lui-même. 1. Problèmes de l'enjeu, p. 190.
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En 1966,Axelos publie en allemand Introduction à une pensée future. Ce livre - non encore traduit en français - est
sous-titré: Sur et au-delà de Marx et de Heidegger.Fidèle à la problématique de ses thèses, Axelos tente de faire un pas de plus en méditant à nouveau des penseurs essentiels. Ce livre a été directement pensé et écrit en allemand; certaines de ses parties avaient fait l'objet de plusieurs conférences dans les universités de Fribourg, Berlin, Tübingen. Ainsi Axelos, vivant en France, enseignant en français, pensait en allemand lorsqu'il écrivait ce livre. Sans qu'il faille appréhender la chose comme un exploit, parce que la mondialité de sa pensée est inscrite dans son intellect même. En France, certains de ses livres ont connu plusieurs réimpressions. Héracliteet la philosophie,par exemple, en a connu cinq depuis sa parution.
L'amour et la mort: Francine Combelles
N'ayant jamais cloisonné sa vie, d'un côté le professeur ou le directeur de collection, de l'autre l'ami ou l'amant, ses cours furent évidemment l'occasion de rencontres amicales mais aussi amoureuses ou érotiques. Encore qu'Axelos ait eu pour règle, au cours de sa carrière d'enseignant, de ne pas se lier avec un être pendant qu'il se trouvait en position de pouvoir vis-à-vis de lui: par exemple, une étudiante à qui il aurait fait passer un examen à la fin de l'année. Après, le chemin était ouvert. L'une de ces rencontres, à travers laquelle Axelos se mesura à la plus grande liberté, apparaît comme tragique. En 1964, il se lia avec une étudiante en philosophie, Francine Combelles. Elle n'avait pas été son élève mais vint le rencontrer avec les fondateurs de la revue Aletheia et suivit ensuite ses cours. Axelos vécut près de deux ans avec elle. Leur liaison fut très intense sur tous les plans,
extrêmement libre, fortement expérimentale, avec des hauts et des bas, de brèves périodes de séparation. A la fin, elle semblait devenue harmonieuse. Extrêmement douée pour la pensée, peu avant d'entamer son mémoire 96
de maîtrise sur Lafin de l'histoire et de la philosophie selon Hegel, elle se suicida. A 22 ans. Cinq semaines plus tard, comme par un ricochet fatal, la jeune sœur de Francine, qui venait de passer son baccalauréat de philosophie, se donna la mort à son tour. Kostas Axelos a été très affecté par ce suicide redoublé; il faut mêD;ledire: très profondément ébranlé. Là a vacillé tout un savoir, toute une expérience de la vie. Sa compagne s'était échappée par la porte de la nuit, celle-là même à qui l'avenir promettait tant de chants neufs. Seul un chant funèbre a répondu. Très aidé, en ces heures qui comptent parmi les plus difficiles de son existence, par ses fidèles amis Choay, Axelos, de lui-même, demanda à faire une cure de sommeil dans une clinique. Beaucoup plus tard, il écrira dans Problèmes de l'enjeu un chapitre percutant intitulé «Le problème de la folie». On y trouve ces lignes: «Exposés aux coups qui pleuvent de tous côtés, les mortels ne savent pas comment faire pour affronter le sort qui les assaille. Savent-ils même comment faire face à la mort qui les habite et constamment les menace? Dans l'espace-temps d'un imaginaire profondément perturbé perturbé, sans qu'il y ait référence à une norme -, nous avons perdu le secret de la santé, sans avoir découvert celui de la folie 1. »
TIfallut du temps à Axelos pour comprendre comment Francine portait sa propre mort en elle, ce qu'il n'avait pas décelé, tant elle était vivante, intellectuellement frémissante, avide de tout; même son inquiétude et son angoisse, les hauts et les bas de son humeur pouvaient apparaître comme des signes d'un désir de débordement visant à transgresser les limites habituelles de la vie. De plus, elle était très sportive, mais d'une sportivité suicidaire: ski à toute vitesse sur les arêtes des montagnes, plongeons du haut d'énormes rochers. Peu ~ peu, Axelos est parvenu à reconnaître et accueillir cette mort - pourrait-on dire « amicalement» ? Quelques amis s'étaient rassemblés autour de Francine et de la revue Aletheia. Ils demandaient conseil à Axelos, 1. Problèmes
de l'enjeu, p. 113.
97
leur grand aîné, et étaient fortement influencés par Arguments. Un numéro est paru avec des lettres et des textes de Francine Combelles l, puis la revue a fermé ses portes après son sixième numéro, paru en avri11967. Lettres à Kostas Axelos
(juin 1964) «Aucun article de Châtelet dans L'Express de ce matin: pas plus sur toi que sur quiconque. «Temps radieux: j'ai donc passé la journée dans l'eau - et donc pas lu la moindre ligne de latin, dont j'aurai pourtant l'avantage demain de parler avec M. de Gandillac. Mais l'anglais a si bien marché! «
Deleuze et moi nous nous sommes rencontrés hier au
cours de nos activités professionnelles respectives
-
mais heureusement à quelques tables de distance. Quelque temps auparavant, j'eus un entretien avec Derrida. Il m'a comme adieu recommandé à tes bons conseils philosophiques. «
Je fus hier invitée par LucienSebagà prendre un pot:
ce jeune homme se défie grandement de tes conseils aux jeunes mariés: trop dissolvants. Mais lui tout seul avait le matin même envoyé une lettre de rupture à Judith. Cherche une remplaçante et clame ses désirs à tout le Quartier latin. « Mon bateau est censé arriver au Piré lundi le 6 juillet
à 14 h 30.
«Je t'embrasse. Je pense à toi. » (août 1964) « "La vie, c'est beaucoup de jours, jour après jour" Ulysse. «Alors quand ils ne veulent pas venir l'un après l'autre, sagement, mais se mettent à se décaler, à mordre
1. Aletheia, n° S, 1966.
98
la queue de l'un, l'épaule de l'autre, toute chose semble prise
d'ivresse
- des
pannes, des courts-circuits - jusqu'à
la lumière blanche. «
J'espère qu'en ce moment tu te reposes bien, joues,
fais de l'équitation. «
Je t'embrasse.
Téléphone-moi. »
(avril 1965 ; non envoyée) «
Une sorte de vide s'est emparé de moi, qui voudrais
des cris, des folies érotiques, quelque exténuement physique ou "moral". Je ne vois de possible que le sommeil - ou si j'avais de la drogue. Les objets ont trop de présence - ou pas assez: la chambre laisse passer trop de bruit. La musique serait trop légère - elle devrait combler tous les intervalles comme une sirène qui monterait, ne voudrait pas s'arrêter, passerait le seuil du son et emplirait tout jusqu'à la destruction - exaltation. Je voudrais que la matière se mette à vibrer, de plus en plus fort, jusqu'à éclater - devenir aussi compacte qu'un bloc de béton» Dans ce numéro, Aletheia a également publié des extraits des textes et du journal intime - et secret - de celle qui voulait que sa vie soit tout entière jouée et vouée à une haute exigence. On y trouve ces lignes, datées du 11 avril 1965 : «Je fais Un récit "par le petit bout de la lorgnette" sans doute et comme Françoise Gilot sur Picasso. Mais même si K. est génial, ça ne change rien a~ fait que je ne peux pas vivre comme ça. Quand il est parti (en voyage), j'étais soulagée, l'impression qu'un poids énorme m'était ôté, que la vie allait reprendre. Pourtant cette "vie", je ne la trouvais pas tellement joyeuse avant, ni tellement "vivante" .» Deux ans auparavant, Francine Combelles avait écrit: «J'ai peur. Il faudrait que je meure. N'importe comment - mais moi je n'ai pas le courage, pas la force de me suicider - du moins pas d'accomplir ce geste violent et définitif. Juste le désir de me détruire et c'est ce que je fais 99
- à petit feu. Mais à si petit feu que cela ressemble beaucoup à la vie - suspect. TIfaut que je trouve un moyen de m'exposer plus directement, physiquement et intellectuellement. Seulement comme je n'ai pas le courage de me suicider au grand jour - trouvons des camouflages. Une action exigeante, contraignante, complètement aliénante qui garde de beaux dehors. Évidemment je pourrais aussi bien aller faire le trottoir mais je risquerais les remords de conscience, les beaux retours et peut-être pourrais-je vivre 40 ou 50 ans comme ça. Plus horrible. Non, je suis mûre pour l'héroïsme inutile. Juste ce qu'il me faut pour me débarrasser de moi-même. Pourquoi ce suicide?
J'ai peur
- peur
de ce que je vais devenir
- de
toutes les lâchetés, les paresses, les habitudes et les complaisances qui sont en moi. Pas de volonté sur moimême. Rien que le facile, le mécanique qui me laisse bien à l'abri, toute une cour. » (1963 ?)
La troisième trilogie
Dans les années soixante-dix, une troisième et dernière trilogie est parue, « Le déploiement d'une enquête ». Elle s'ouvre avec Arguments d'une recherche, (1969). C'est un livre qu'Axelos considère comme le laboratoire ou l'atelier de sa pensée. Reprenant certains essais et articles publiés dans diverses revues, il nous propose les matériaux nécessaires au déploiement des deux trilogies de l'errance, du jeu et nous montre le chemin, plus que la méthode, qui a été suivi. Il groupe des études relatives à la pensée grecque (Héraclite, Anaxagore), un long essai sur «La spiritualité et l'art byzantins», et pose des jalons pour un postmarxisme en réfléchissa~t sur la Révolution française, Marx et Heidegger, l'Ecole de Francfort, la décolonisation, la guerre civile en Grèce, l'agitation en France au mois de mai 68. Il donne des précisions sur le jeu planétaire, l'art, la technique et la technologie, l'homme et la pensée planétaires, essaie de démêler quelque peu le nœud que forment le jeu de l'homme et le jeu du monde.
-
100
Ce livre, qui reprend le titre de la revue et de la collection Arguments, est un ouvrage fluide et polyphonique. Il montre l'intrication de certains thèmes et thèses en train de s'élaborer. Tous semblent s'unir et se séparer, communiquent entre eux, portés par un mouvement qui les dépasse. Certes, ce n'est pas ce qu'on appelle un grand livre, mais un recueil vivant qui se situe à la croisée de plusieurs chemins de recherche. Ce qui est manifeste dans Arguments d'une recherche, c'est que l'interrogation, les questions, comptent beaucoup plus que des résultats tangibles et facilement utilisables. Horizons du monde (1974), remonte tout d'abord à l'origine de tout horizon, « L'horizon mythologique» qui ne cesse de se manifester partout et toujours, tout en se retirant. Il se penche ensuite sur la problématique du
« métier de penseur», la question de la méthode et de la doctrine, aborde, encore une fois, « Le jeu de l'ensemble
des ensembles », puis «Marx, Freud et les tâches d'une pensée future ». Le livre trouve son achèvement dans« La question de la fin de l'histoire ». Car pour Axelos, nous sommes déjà entrés dans l'ère de la fin de l'histoire, fin destinée à perdurer, histoire virtuellement parachevée, puisque rien de radicalement nouveau ne semble pouvoir surgir. Nous sommes les hommes qui ont à parachever la modernité historique et dont la tâche consiste à aller, audelà d'elle, vers un horizon ouvert. C'est un chapitre particulièrement percutant, l'un des plus dérangeant de son œuvre. En effet, nous raisonnons spontanément de façon historique et voilà qu'Axelos nous somme brutalement de ne plus le faire, formulant tout autrement .
la question: « C'.est chez Hegel et depuis 'Hegel qu'il est question de la fin de l'histoire, bien que cette fin n'ait jamais fait à proprement parler question pour tous ceux qui, agités ou ahuris, c'est-à-dire pour presque tous, s'imaginent vivre encore ou réfléchir historiquement. Le problème de la fin de l'histoire se laisserait formuler ainsi: tout ayant été dit et contredit, dans un certain langage, le langage de la philosophie métaphysique surtout, et le langage de
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l'antiphilosophie
qui renverse la métaphysique, y a-t-il
encore quoi que ce soit à dire - et dans quel langage ? 1 »
Et, plus avant dans le chapitre, il résume ainsi la situation: «Le sens du sens gisant épuisé et morcelé, les fondations n'ayant plus de fondement premier et ultime, le centre renvoyant à son décentrement, l'unité de soimême et de son contraire étant acceptée et la mort passablement reconnue et assumée comme finitude du jeu - humain et mondain -comme mort du sens, le chemin de la réitération s'ouvrant tout grand et n'excluant pas les impasses, toutes thèses contraires pourront être dites et faites, redites et refaites - indéfiniment - séparément autant que dans une synthèse fragmentaire où viendraient se recueillir, après leur épuisement, toutes les possibilités historiques et discursives, l'immense combinatoire allant jusqu'à engendrer l'illusion du nouveau par les liaisons mettant en rapport des systèmes anciens 2. » Beaucoup plus tard, dans Métamorphoses (1991), Axelos fluidifiera, si l'on peut dire, la notion d'horizon telle qu'elle est employée dans Horizon du monde. Au fil de son travail, il s'apercevra que l'emploi de ce terme semble impliquer une certaine clôture. Il dira alors: pardelà l'horizon et même par-delà l'horizon des Horizons, vers l'ouverture illimitée mais finie. Problèmes de l'enjeu (1979) est une œuvre très complexe et difficile qui, à cause justement de sa difficulté, n'a pas trouvé l'écho qu'elle méritait. On s'est arrêté à telle ou telle étude, mais on n'a pas vu que les sept études qui la constituent sont convergentes et s'articulent en un
ensemble étoilé. Il y est question, premièrement, de « ce qui nous concerne»
- le
monde, cela, le même, le jeu
- qui
est vécu et pensé comme ne nous concernant pas. Ce qui nous concerne n'est rien d'autre que l'Enjeu qui met justement en jeu l'homme et le Monde. Nous restons inconscients quant à sa portée décisive: la science opérante, la techno-science, prend le pas sur la pensée questionnante qui ne semble pas concerner beaucoup de 1. Horizons du monde, p. 103. 2. Ibid., p. 120.
102
monde. Nous vivons dans des villes - une vie presque invivable - et, bien que la ville fasse problème, nous n'osons pas lui faire face, résolument. Nous vivons une époque où folie, névroses et psychoses étendent leur règne et, pourtant, nous ne savons ou ne pouvons pas affronter «le problème de la folie». Nous sommes placés devant la
nécessité d'accomplir. « le pas suivant» ; ce pas demeure cependant lui-même énigmatique. Nous cherchons une « issue» ; au-delà de l'espoir utopique et du désespoir passif, nous avons à trouver notre vie. Mais comme l'écrit Axelos, dans l'ultime chapitre du livre, précisément intitulé « Issue?» « Et si l'on affirme: qu'il n'y a ni de l'issue, ni qu'il n'yen a pas, personne n'entend cette voix 1. » Cependant, « lejeu continue» 2. Avec la éclatée et l'homme, « extrêmes
direction
fin du livre, achèvement d'une méditation ramassée sur le jeu du Monde, le jeu de l'enjeu, sont abordées des questions », à la limite de l'impensable, toujours en
Posant le « Il serait tentant et cela s'imposerait presque d'opérer un retrait de la parole pensante, de la pensée parlante. Dans ce monde de beaucoup de bruit pour rien, une certaine issue ne consisterait-elle pas à ne rien dire? 3.» Axelos y répond - entre autres - ainsi: « Même s'il n'est pas possible de tout dire, le voudrait-
problème
d'une problématique
- crucial - du
ouverture.
retrait et du silence:
on, le démon poétique de la pensée vous pousse cependant à dire tout ce qui peut être dit. Ceux qui s'adonnent à cette tâche doivent clairement savoir qu'ils seront sacrifiés. La société restera insupportablement médiocre et mensongère. Il n'y aura que de nouveaux appareils pour remplacer les vieilles machines. Le penser demeurera extrêmement gênant, donc évité, troublant trop souvent les tromperies et se faisant tromper par elles. De toute manière, on ne peut qu'obéir à la voix de son appel: on ne choisit pas le jeu de son issue: dire ou ne pas dire 4. » 1. Problèmes de l'enjeu, p. 160. 2. Ibid., 3. Ibid., 4. Ibid.,
p. 175. p. 172. p. 177.
103
Ce livre multidimensionnel est riche, non pas seulement en problèmes, mais beaucoup plus profondément, en questions élaborées et méditées qui restent néanmoins ouvertes.
L'articulation des trois trilogies
On peut se demander pourquoi Axelos s'est adonné à ce jeu de trois trilogies: dans toutes les trois, il y va de l'errance, du jeu, d'une enquête. L'enjeu des trois n'est autre que le Monde. Axelos n'a pourtant pas arbitrairement choisi de les écrire et de les publier; elles n'émanent pas d'un acte intellectuel volontaire, voire volontariste. Elles se sont proposées et imposées à lui au cours de la marche de son travail. La première trilogie - « Le déploiement de l'errance» scrute principalement l'origine de la pensée occidentale et non pas seulement ses débuts. Elle commence avec Héraclite, une pensée historiale et ouvrante qui n'appartient pas au passé révolu mais qui, présenteabsente, nous ouvre vers l'avenir. Elle n'est pas derrière nous, mais bel et bien devant nous. Marx est interrogé comme étant un des premiers penseurs de la technique, celle-ci restant néanmoins chez lui l'impensé. Il correspond à la crise du présent et, interprétant à sa manière le passé historique, se veut le promoteur du futur. Mais il reste aussi prisonnier du monde qu'il combat, du monde bourgeois et capitaliste, économiste et productiviste, sans parvenir vraiment à tracer une autre perspective. La penséeplanétaireplonge ses racines dans le passé, essaie de faire tre'mbler sur ses bases le temps présent et reçoit l'appel de l'avenir qu'elle veut préparer. Elle ose proposer un rapport au monde plus questionnant, plus méditant, plus poétique, au travers et par-delà les traditions survivantes et les révolutions échouées. Ainsi donc la première trilogie, celle de l'errance, interroge le temps du monde, son passéprésent-avenir, au-delà de toute tentative qui prétendrait fonder la vérité du jeu et de ses métamorphoses. 104
L'errance
ne cesse de se manifester tout au long du temps,
joue en tant que telle et se trouve saisie par la pensée. C'est justement le jeu que scrute la deuxième trilogie «
Le déploiement du jeu ». Dans Contribution à la logique
le langage rompt, autant que faire se peut, les amarres qui le fixent. La pensée « métalogique» qu'il vise, au-delà de l'articulation grammaticale et syntaxique et au-delà de la
proposition logico-ontologique- « ceci est cela» ou « ceci n'est pas cela» - est-elle, non pas seulement pensable, mais aussi praticable? La question demeure posée. Car toute pensée, à la fois intuitive et discursive, s'abîme dans le jeu du monde tout en l'illuminant, affrontant centralement le monde qui se déploie. C'est dans cette perspective que Le jeu du monde tente de saisir les métamorphoses du monde, sans prétendre englober le tout ou la totalité. Il s'agit plutôt dans cet ouvrage de saisir ce qui nous saisit: l'ensemble ouvert des ensembles, un, mais aussi fragmentaires, dont l~ centre est partout et la périphérie nulle part. Quant à l'Ethique problématique, loin, nous y insistons, de formuler des règles, elle est envisagée dans ce livre comme cette ouverture - qui n'exclut pas sa fermeture - où se rencontrent les dispositions, les actions, les passions et les omissions, autant que les jugements théorico-pratiques des hommes guettés toujours par l'échec. Ni autonome, ni hétéronome elle forme un réseau s'inscrivant dans le réseau des réseaux qui inclut l'aventure humaine.
La troisième trilogie est axée sur
«
Le déploiement
d'une enquête ». La quête à laquelle elle s'adonne co;mmence avec les Arguments d'une recherche qui mettent à jour les matériaux et la «méthode» d'une recherche en train de se constituer. Elle n'offre pas de résultats acquis, mais le cheminement même d'une recherche une et unique qui exige l'examen de thèmes divers. Elle est comme un carnet de notes ou de voyage où sont consignées les étapes d'une longue route qui commence avec les présocratiques pour arriver jusqu'à nous, contemporains sidérés devant l'immense tâche de la pensée. Horizons du monde veut nous faire entrevoir les axes selon lesquels se meuvent, non plus des arguments, mais des pensées articulées. De l'exploration de l'horizon mythologique 105
jusqu'à l'interrogation concernant la question de la fin de l'histoire, sont abordés et mis à la question: le métier de penseur, sa méthode (plus que sa doctrine), le jeu de l'ensemble des ensembles, ceci en vue d'une tâche centrale: l'élaboration d'une pensée future. Le questionnement porte ici sur l'horizon qui englobe le combat entre l'hoqune et le monde où nous ne savons plus qui est l'un et qu'est-ce que l'autre. Problèmes de l'enjeu développe, non pas les différentes problématiques des enjeux, mais thématise l'enjeu un, global et diversifié à la fois, qui constitue l'homme pour le monde et le monde pour l'homme. L'enjeu n'est autre que le centre du rapport entier homme et monde où diverses pensées et situations se trouvent mises en jeu. Cette recherche n'est donc pas pour autant désincarnée: ville et folie - entre autres - y sont méditées. Et elle essaie d'esquisser le pas suivant, qui outrepasse la métaphysique, posant autrement qu'on ne le fait habituellement le problème de l'issue de l'histoire mondiale. Jetés dans l'aventure planétaire, nous avons à continuer notre chemin et à percevoir un paysage, non pas plus heureux, mais plus ouvert, traversé par des chemins qui, tout à la fois, mènent et ne mènent pas quelque part.
Les quatre époques du monde
Les trois trilogies d'Axelos s'appuient sur une méditation approfondie des grandes époques du monde: L'époque de l'antiquité grecque est axée sur la physis divine habitée par le logos, langage et pensée du monde plus que de l'homme. Pour un Grec en effet, ce que nous appellerons beaucoup plus tard nature et culture, en opposant les deux termes, sont unis. La source, la nymphe qui s'y cache et l'homme qui boit l'eau de cette source sont issus du même monde, éternel et incréé. Mais, pourrions-nous demander, pour ce Grec, la nymphe existe-t-elle en réalité? Le mot « réalité» n'a pas son équivalent dans le vocabulaire du grec ancien. L'époque juive et chrétienne est axée sur Dieu, créateur absolu, qui enjoint à une créature privilégiée, l'homme, de 106
créer à son tour, ainsi qu'il est écrit dans La Genèse:
«
Et
Dieu créa l'homme à son image; il le créa à l'image de Dieu; il les créa mâle et femelle. Et Dieu les bénit; et Dieu leur dit: Croissez et multipliez, et remplissez la terre, et l'assujettissez, et dominez sur les poissons de la mer et sur les oiseaux des cieux, et sur tout animal qui se Irleut sur la terre 1.» La tradition juive et le Moyen Age constituent ce deuxième âge du monde. Du polythéisme on passe au monothéisme, ce qui n'empêche pas un certain déclin du divin. Dieu se séparant alors de sa création. L'époque européenne et moderne est axée, depuis la Renaissance et surtout depuis Descartes, sur l'homme, sujet objectif sur lequel se fonde tout ce qui est, et qui veut par la technique, théorique et pratique, se rendre maître et possesseur de la nature. Cette troisième époque connaît une expansion mondiale. Loin d'être terminée, elle marche vers son paraccomplissement planétaire, met en mouvement individus, peuples et sociétés sur la terre tout entière et veut partir à la conquête d'autres astres du ciel. Le processus de son parachèvement sera sans doute long. La nature, Dieu et J'homme se manifestaient certes tout au long de l'histoire mondiale. Mais plus que synchroniques, ces trois absolus, chacun d'eux relayant l'absolu précédent, se déployèrent diachroniquement, forgeant chacun le style d'un âge du monde. Au règne de la nature succède le règne de Dieu qui gouverne la nature, au règne de celui-ci succède le règne de l'homme qui veut se mettre à la place de Dieu. Avec cette modernité européenne, nous passons en quelque sorte à un certain athéisme. De l' onto-théologie nous passons à une certaine anthropo-théo-logie. Et au règne de l'homme semble succéder l'empire de la technique protéiforme qui s'empare de tout ce qui est et se fait; elle ne constitue plus un absolu. Son fer de lance est l'activité théorique et pratique - technico-scientifique. Ces trois absolus - les trois visages et masques de ce qu'Axelos appelle monde - constituèrent les trois grandes 1. La Genèse, versets 27-28. 107
pensées de l'humanité, les trois formes de son rapport au monde. Mais en tant que tels, ils ont connu ou connaissent leur épuisement. A travers le parachèvement de la modernité européenne sur un plan mondial se dessine d'ores et déjà quelque chose comme un quatrième âge du monde qui, comme les autres, relaye l'âge qui le précède. Nous entrons péniblement dans l'ère planétaire. Certaines fins préparent ce quatrième pas: la fin virtuellement parachevée de l'histoire comme histoire du sens, destinée à perdurer, à connaître de multiples métamorphoses, et l'entrée dans la posthistoire ; la fin de la grande politique qui devient technique d'administration et de gestion; la fin de la philosophie qui se mue en un autre type de pensée; la fin du grand art et de la 'grande poésie à laquelle peuvent succéder, selon Axelos, diverses techniques artistiques et, surtout, l'expérience de la poéticité du monde lui-même; la fin de l'homme - celui de l'humanisme
triomphateur
- qui
ne conduit pas vers un
quelconque surhomme mais vers son assomption dans et par le monde. Cette fin peut durer indéfiniment et connaître renaissances, résurgences, manifestations fortes et épigonales. Si la technique continue à être le moteur de cette quatrième époque et connaît même en elle son plein développement, il n'est pas exclu qu'une métamorphose de notre rapport à la technique commence à se manifester. Sans pessimisme et sans optimisme, sans espoir utopique et sans désespoir passif, au-delà de ces catégories
étriquées
et de ces refuges,
Axelos
- usant
parfois du mot très ancien et peut-être futur de sagesse entrevoit la possibilité d'un rapport plus amical de l'homme avec la technique, sans que cette amitié exclue conflits et combats. Scrutant ces grandes époques du monde, Axelos tente de penser aussi bien l'expérience de la vie dite individuelle que l'aventure qu'il appelle historicomondiale. Celle-ci passe de la préhistoire et des peuples qui se meuvent «hors» de l'histoire (