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French Pages 613 [627] Year 1986
Roger Laporte
Une vie La veille ~ Une voix de fin silence ~ Pourquoi? Fugue ~ Supplément ~ Fugue 3 Codicille ~ Suite Moriendo biographie
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Une vie
DU MÊME AUTEUR
Éditions Gallimard La Veille Une voix de fin silence Pourquoi ? Fugue Supplément Éditions Fayard Une double stratégie, in Ecarts (ouvrage collectif consacré à Jacques Derrida, avec la participation de Sarah Kofinan, Lucette Finas, JeanMichel Rey) Éditions Fata Morgana
Souvenir de Reims (illustrations de Lars Fredrikson) Deux lectures de Maurice Blanchot (en collaboration avec Bernard Noël) Une Migration, suivi de Le Partenaire (illustration de Zao Wou-Ki) Gladiator Bram Van Velde ou « cette petite chose qui fascine »
Editions Flammarion Quinze variations sur un thème biographique Fugue 3
Editions Christian Bourgeois
Misère de la littérature (ouvrage collectif) Éditions Hachette/P.O.L Carnets (extraits) Souvenir de Reims et autres récits Suite (Les cinq premières séquences de Suite ont été publiées en « Feuilleton » aux Editions Orange Export Ltd)
Éditions P.O.L
Moriendo
Editions Portail
Mozart 1790
Roger Laporte
Une vie La Veille, Une voix de fin silence, Pourquoi ? Fugue, Supplément, Fugue 3 Codicille, Suite Moriendo
Biographie Ouvrage publié avec le concours du Centre National des Lettres
P.O.L 26, me Jacob, Paris 6e
© Gallimard pour La Veille (1963), Une voix de fin silence (1966), Pourquoi ? (1967), Fugue (1970), Supplément (1973). © Flammarion, 1976, pour Fugue 3. © Hachette, 1979, pour Suite. © P.O.L éditeur, 1983, pour Moriendo. © P.O.L éditeur, 1986, pour la présente édition.
ISBN 2-86 744-050-5
La Veille
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à Emmanuel Lévinas
À I
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« Ils ne comprennent pas comment ce qui s’écarte s’accorde avec soi-même : ajustement à rebours comme de l’arc et de la lyre. »
Heraclite (51). « ... A jamais demeure ceci : le monde, jour après jour, est tout entier toujours lié. Souvent cependant un Grand paraît ne pas convenir à un Grand. Tout le temps ils se tiennent néanmoins, comme auprès d’un abîme l’un à côté de l’autre... » Hôlderlin. (L’Unique : 3‘ version.)
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Il a disparu. — Le moment propice est donc enfin venu de mettre mon projet à exécution, mais pourquoi ce malaise inattendu ? Je redoutais, en décidant d’écrire, de commettre une imprudence, de lui offrir malgré moi un terrain propice, de susciter sa venue de manière si prompte que je n’aurais même pas eu le temps d’écrire le premier mot, et certes, pendant longtemps, il me suffisait d’envisager même timidement mon projet pour qu’z’Z mît fin à ma tranquillité, mais cette fois mon appréhension a été vaine : j’écris, et pourtant il ne s’est toujours pas manifesté. — Ai-je vraiment craint son retour ? Je ne voulais exécuter mon projet qu’en toute quiétude, donc en son absence : cette condition préalable était réalisée, car, avant de me mettre à écrire, j’ai plusieurs fois, et en toute tranquillité, pensé à mon projet, et pourtant je ne l’ai pas mis à exécution. Il me harcelait, le répit dont je bénéficiais pouvait donc sans préavis se terminer d’un moment à l’autre : pourquoi, bien loin de me saisir de l’occasion, ai-je longtemps tergiversé et perdu ce temps libre sans m’en émouvoir ? — Il me faut avouer ce que j’aurais pu dire dès le début : il s’était tout à fait effacé, mais, contrairement à mon attente, mon projet, au lieu d’être enfin exécutable, s’était décoloré de tout attrait à tel point que ce n’est pas par désir, mais par dépit, que j’ai commencé d’écrire.
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Je me suis mis au travail à un moment où j’aurais pu tout aussi bien ne pas écrire, j’ai espéré commettre ainsi une imprudence sans recours, mais elle a été sans conséquence : j’écris, mais il ne s’est toujours pas montré. Chaque fois qu’ZZ était à proximité, je me suis gardé d’écrire ; depuis qu’ZZ s’est retiré, condition que j’ai cru nécessaire à l’exécution de mon projet, je n’ai plus éprouvé la moindre envie d’écrire : c’est à contrecœur que je poursuis cette tâche inutile ; j’ai le sentiment que mon dessein est devenu irréalisable, mais je persévère dans la même voie, car j’espère encore provoquer son apparition en exposant pleinement mon projet. — Quel projet ? De quoi s’agissait-il donc ? Je suis incapable de le dire ! Peu m’importe que ce projet soit inexécutable, mais j’ai le sentiment d’être abandonné et je redoute qu’ZZ ne s’éloigne encore davantage. Parler ainsi est inexact : naguère il était proche, trop proche, mais à présent je ne peux même pas dire qu’ZZ est très loin, car le terme d’éloignement est impropre : la distance ne peut ni diminuer, ni augmenter, car aucun espace ne nous sépare. Je ne peux même pas me plaindre d’être délaissé, car je dois dire seulement : je n’ai avec lui aucun rapport. — Comment ai-je jamais pu écrire ! Un instant je me suis arrêté d’écrire, car, au moment où je ne Z’attendais plus, je me suis aperçu, non sans frémir, que de nouveau il était proche. — En son absence, la notion même de danger était exclue, mais j’écrivais sans écrire ; à présent il est si dangereusement proche que je suis tenté de ne plus écrire avant même d’avoir dit le moindre mot de mon projet primitif que je suis maintenant capable d’exposer. — Voilà bien des années que j’ai commencé ma première œuvre, écrire a pris dans ma vie une place sans cesse croissante, mais ce métier m’est pourtant devenu de moins en moins familier : écrire avait de sens seulement chaque fois qu’ZZ apparaissait, mais comment pouvais-je lui être lié et pourquoi lui être lié était-ce écrire ? Je l’ignorais, ou plutôt cette liaison indubitable ne laissait pas de me déconcerter, et c’est pourquoi je me suis proposé de ne point écrire une autre œuvre que celle dont l’objet serait de répondre à cette énigme. Maintenant qu’ZZ est à proximité, écrire me surprend encore bien davantage, car, sans lui, je n’écrirais point, mais je ne sais pas, je ne peux pas parler de lui : depuis que j’écris, il est toujours resté le même, et
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pourtant, plus encore qu’au premier jour, il m’est inconnu. Cet aveu, je ne le fais que maintenant, mais, depuis le début de ce récit, n’ai-je pas implicitement reconnu ma maladresse à le nommer en le désignant, faute de mieux, par ce « il » que je me suis du moins gardé d’écrire en majuscules ? Lorsqu’il est à proximité, j’ai certes le sentiment d’une noblesse, ou du moins d’une sévérité altière et taciturne qui invite au recueillement et je suis tenté de dire qu’z’Z est un dieu ou du moins quelque chose de sacré, mais ce serait trop dire, ou peut-être au contraire pas assez dire ; j’ai ainsi la conviction qu’z'Z n’est ni homme, ni dieu, mais il me faut surtout reconnaître que j’ignore tout de sa nature et de son identité. — Sur lui est-ce que je ne sais donc rien ? Je ne suis sûr que d’un seul point, mais il est essentiel : écrire dépend de lui. Il ne me voit pas, et je ne le vois pas ; jamais je ne Z’étreindrai, et il demeurera à distance, car il est celui que l’on ne rencontre pas ; il ne parle pas et ne m’entend pas ; bref, aucun organe des sens ne peut le détecter. Je ne dois néanmoins le déplorer ni pour lui, ni pour moi, car sa nature est étrangère à toute saisie sensorielle à tel point qu’on ne peut même pas le dire intouchable ou invisible. Comment suis-je donc en relation avec lui ? Comment même puisje être assuré de son existence ! Lorsque je pense à lui et surtout lorsque j’écris, il arrive, comme en ce moment même, que je le sente à proximité ; il se peut aussi que je n’écrive pas, que je ne pense même pas à lui, mais qu’à l’improviste, en même temps que je le sens à proximité, s’éveille en moi le désir d’écrire. Il m’invite à écrire, mais il ne se soucie jamais de savoir si les circonstances me permettent ou non de Z’accueillir : parfois j’écrirais volontiers, mais ma vie d’homme m’interdit de travailler ; si je veux profiter d’une journée libre pour entreprendre un long travail, écrire me donne parfois, comme aujourd’hui, le sentiment d’une tâche tout à fait vaine, mais, le même jour, à l’heure habituellement réservée au sommeil, il peut soudain arriver que j’éprouve le désir d’écrire. Je ne le soupçonne d’aucune malignité, mais il me faut bien dire qu’z'Z ne règle point sa venue sur un principe d’opportunité : temps, lieux ou circonstances lui sont indifférents. — Je viens de faire allusion à ma vie d’homme, mais j’ai eu le sentiment d’une parole illicite ou du moins inutile, car il n’y a aucune relation directe entre ma vie d’homme et lui, et c’est pourquoi on ne peut même pas dire qu’il m’est interdit de parler
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de moi : il ne me méprise point, mais il m’ignore entièrement. Il était néanmoins bon de dire que je ne suis pas seulement une main qui écrit, mais afin de préciser combien étroit est le domaine par lequel je lui suis lié : il ne convient pas de parler de moi indépendamment de mon unique relation avec lui, sinon je sortirais du seul domaine que lui-même institue et circonscrit, car sa revendication sur le langage est si absolue qu’une œuvre qui ne se soucie pas de lui, et de lui seul, est rejetée sans appel. — Dois-je en être surpris ? S’il n’existait pas, jamais je n’aurais eu à écrire ! Entre lui et le langage il y a une liaison si intime que toute autre relation est inconcevable, et c’est pourquoi il me faut ajouter : si je n’écrivais pas, si je disposais seulement de mes yeux ou de mes oreilles, je /'ignorerais entièrement. Si je me demande : « Existet-il vraiment ? où est-z’Z ? que fait-z'Z lorsque je connais le temps de la sécheresse ? royaume solitaire, continuera-t-z'Z d’exister le jour où plus personne ne fera œuvre ? », je peux seulement répondre : « il n’existe pas », car toute tentative de le saisir en dehors d’une œuvre est vouée à l’échec. Je m’étais demandé : « Pourquoi lui être lié estce écrire ? », mais comment aurais-je pu ou pourrais-je jamais faire autre chose puisqu’ il se manifeste seulement si l’on fait une œuvre ! Ecrire n’est certes qu’un aspect contingent et secondaire, car, si j’étais musicien ou peintre au heu d’être écrivain, ce serait toujours avec lui que je serais en relation ; quel que soit mon métier, on devrait toujours affirmer : s’il n’y avait l’œuvre, il demeurerait inconnu. — Ai-je donc répondu à l’énigme ? Tout au contraire je m’étonne et à la pensée de cet inconnu pourtant si proche je suis saisi d’effroi : comment lui qui ne parle ni n’entend peut-z’Z se manifester et seulement par une œuvre ? A coup sûr nous sommes différents, mais sommes-nous liés dans la mesure où je parle pour lui ? S’il parlait, jamais je n’aurais eu à écrire : est-ce que j’écris parce qu’il en a besoin ? — Formonsnous un seul être : lui, la source ; moi, la bouche ? Parler de la pauvreté de cette source serait trop dire, car elle n’a jamais coulé : il ne s’agit donc pas d’une source au débit du moins rare, mais parler d’une absence serait mal dire, car son âpre sécheresse est indéniable à tel point que tout entier cette avidité le résume. Une soif donc plutôt qu’une source, mais ainsi appel à un langage, et c’est pourquoi la seule réponse immédiatement adaptée à sa venue est toujours : « Oui, j’écrirai. » — Jamais il ne parlera, écrire est16
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il donc nécessaire à tel point que cesser ce travail ce serait le rendre muet ? Il y a peu, j’ai été tenté de ne plus écrire pour écarter de moi sa proximité dangereuse, mais, sans être en danger, je viens de m’arrêter d’écrire pendant quelques instants. — Lorsque j’ai commencé d’exposer mon projet définitif, le danger, provoqué par sa proximité, s’est à peine estompé et même, un peu plus tard, il s’est avivé : pourquoi en a-t-il été ainsi ? Je l’ignore. Je sais seulement qu’à partir du moment où j’ai pensé qu’ZZ avait besoin d’une œuvre, j’ai été soulagé : j’ai d’abord été heureux que le danger se soit affaibli, puis, peu à peu, j’ai eu l’impression d’un malaise d’autant plus mal définissable que je ne voulais pas reconnaître ce que je sentais bien et qu’il me faut maintenant avouer : ce que j’ai écrit correspond fort mal à ce qu’il aurait fallu dire. — Je suis mécontent et d’autant plus décontenancé que j’ai le sentiment d’être responsable, sans en connaître la raison, de ce point presque mort où maintenant je me trouve. J’ai appris qu’en son absence j’étais sans pouvoir, mais, une fois qu’z'Z est proche, serais-je donc responsable du maintien ou du retrait de sa proximité ! En quoi y suis-je donc pour quelque chose ? Je l’ignore. Je présume seulement que le maintien ou non de cette proximité dépend de ce que j’écris : que me faut-il donc écrire ? Je ne le sais pas, mais j’ai dû toucher juste, car à nouveau je le sens si proche que j’en serais presque à regretter d’avoir malgré moi ravivé cette proximité si je ne me sentais maintenant capable de dénoncer l’erreur que j’ai commise. Il vient pour que j’écrive : voilà ce que j’ai toujours naïvement cru et, depuis que j’ai commencé ce travail, je suis allé jusqu’à prétendre qu’écrire correspondait à son désir préalable de je ne sais quelle expression : j’ai osé dire que ne pas écrire, ce serait le rendre muet et, à part moi, j’ai éprouvé de la compassion et même une fugitive tendresse pour un être aussi faible et dépendant de mon bon vouloir. Si je me dérobais à la tâche d’écrire, sans doute en éprouverais-je du remords, et pourtant il est faux de dire qu’en écrivant j’accomplis un devoir, car il n’y a pas entre lui et moi le rapport de l’ordre à l’obéissance : il n’est pas mon suzerain, il ne commande rien, il ne me demande ni d’écrire, ni de ne pas écrire ; en ce moment même où pourtant j’écris, j’ai en effet le sentiment 17
qu’iï ne s’intéresse pas à moi : sa proximité distraite m’ignore comme si je n’étais pas là ! Ce n’est point seulement des circonstances favorables ou non dont il ne se soucie point, mais de ma tâche elle-même : j’écris, mais, cette tâche pourtant habituelle que j’accomplis en ce moment même, son indifférence la repousse non seulement loin de lui mais aussi loin de moi. — Je me suis parfois demandé si, pour accomplir mon projet, il ne m’était pas d’abord nécessaire de m’oublier moi-même, de ne plus lire et de ne plus écrire pendant de longues années, en un mot de devenir je ne sais quel primitif, afin de sentir un jour l’acte d’écrire dans son originalité et ainsi d’écrire comme pour la première fois, mais, en ce moment même où j’écris, je suis dépaysé : ce porte-plume que je tiens encore, je ne le regarderais pas avec un tel étonnement si je m’étais d’abord abêti pendant dix ans ! Je le sens en effet distant de manière si irréductible que je me sens incapable de - rendre compte un jour de notre liaison, ou plutôt je ne vois aucun rapport entre nous et je me demande pourquoi je continue d’écrire : j’aurais déjà déposé ce porte-plume si, en ce moment même où j’écris, je ne le sentais plus dangereusement proche que jamais. Pourquoi suis-je donc si profondément concerné par ce qui ne se soucie point de moi ? Pourquoi éprouvè-je une telle passion, ou plutôt une attirance sans agrément pour cet indifférent que je ne connais même pas ? Sans lui, jamais je n’aurais eu à écrire ; s’il n’y avait l’œuvre, il demeurerait inconnu, pourquoi est-il donc détaché de toute œuvre ? — Comment écrire ne m’aurait-il point paru une énigme ? Pendant quelques instants, je me suis arrêté d’écrire, et j’ose à peine reprendre la plume. — Au moment où je désespérais de rendre compte un jour de notre liaison pourtant évidente, j’ai eu le sentiment d’être à côté de moi, ou plutôt d’être partie d’une vivante énigme indiscutable dont j’étais exclu, mais alors sa proximité était si dangereuse que
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J’étais sans aucun projet précis lorsque tout à l’heure je me suis assis à ma table de travail, mais presque aussitôt j’ai eu le sentiment de m’éveiller : ma table m’était bienveillante, et j’avais la certitude de travailler avec profit. Je montrai pourtant peu d’empressement : un instant, je me soupçonnai de négligence, mais le temps où il serait à proximité était encore très lointain. — Je ne devais point tenter de me rapprocher du temps tout à fait indéterminé où il conviendrait d’écrire, mais il me fallait remonter ce temps antérieur où j’avais été introduit jusqu’au point qui me donnerait l’oubli du futur. J’ai eu le sentiment de satisfaire à cette exigence au fur et à mesure que je la concevais : je n’étais plus pressé, j’étais même tout à fait sans souci et bientôt j’ai connu l’immensité claire d’un calme inaltérable. — Rien ne m’était donné hormis cette transparence parfaite : je l’ai aimée, car elle me prodiguait beaucoup plus qu’une promesse : déjà j’étais en résonance avec je ne sais quelle fête future. — A ma sérénité fit place une allégresse silencieuse, et je ne pus me retenir de penser : « un jour il sera proche, j’en ai la certitude. » Déjà étais-je donc la trace de sa présence future ! — A peine venais-je d’éprouver un sentiment de lourd bonheur que ma tranquillité prit fin : je n’étais pas en danger, mais à je ne sais quelle altération répondit ma vigilance. — Je me tins sur mes gardes, mais l’alerte a juste eu le temps d’avoir lieu : il se tenait au-delà de la transparence, mais tout se passa comme s’i'Z surgissait à mes abords avec l’aisance silencieuse et instantanée d’un mouvement souverain. Comment ne pas regretter de m’être maintenu si peu de temps au niveau de cette attente sans souci ! N’aurait-elle pu indéfiniment se perpétuer ? Le calme n’était-il pas inaltérable et la transparence entière ! Pourquoi donc l’attente a-t-elle été si brève ? Lorsque j’annonçai dans l’allégresse : « un jour il sera proche, j’en ai la certitude », je ne savais certes pas que ma tranquillité était près de s’achever, mais ma parole n’est point devenue douteuse, elle n’est pas restée en suspens, car, au moment même où je la prononçais, déjà elle commençait de s’accomplir. Il s’est écoulé un peu de temps entre le moment où j’ai prévu le péril et celui où j’ai de nouveau été en danger, j’ai eu le temps de me donner l’alerte, mais il ne m’aurait servi à rien d’être prévenu un peu plus tôt, car ma fonction de guetteur a été secondaire et inefficace, ou plutôt elle s’est accomplie, mais à l’encontre de mon ancien désir de Pépier 19
tout en demeurant à l’abri, car, lorsque j’ai pu m’avertir, je m’étais déjà découvert et exposé au péril de sa venue : il n’a pas directement mis fin à la sérénité de mon attente, car, redoutable privilège, c’est moi qui ai mis fin à son repos. Au moment où j’annonçai le temps d’une nouvelle proximité, elle était encore toute future, mais, contrairement à ce que je croyais, je n’ai pas gardé cette parole pour moi : elle a été le signal de notre relation et même l’a commandée ; il faut oser le dire : si je n’avais annoncé le temps de la proximité, jamais il ne serait venu. Comme ce pouvoir étonnant répond peu à la sécurité que je cherchais ! — En un temps où j’étais tout à fait solitaire, comment ai-je pu annoncer : « un jour il sera proche, j’en ai la certitude » ? Fausse, cette annonce n’aurait pas été confirmée par l’événement : d’où venait donc sa justesse ? — Je ne dois pas oublier que par moimême j’ai toujours été incapable de /'attendre : lorsque j’ai voulu recommencer d’écrire quelque temps après m’être dégagé de l’épreuve qui m’avait tant menacé (je n’ose pas encore en parler), je me suis aperçu que de nouveau la stérilité était ma seule part : j’étais incapable de faire le récit de ce qui avait eu lieu, je n’avais point le goût de parler du temps ingrat que je traversais, je n’étais même pas capable d’attendre le retour de conditions plus favorables. Cette fois-ci, contrairement au temps de la sécheresse, j’aurais été capable d’écrire et je n’étais pas insensible, mais, contrairement au temps de la proximité, je n’éprouvais pas encore le désir d’écrire, et ma sensibilité, pourtant à l’affût, ne le détectait pas encore ; s’i’Z avait déjà été proche, il aurait été contradictoire de /'attendre, mais, si j’avais été sans relation avec lui, j’aurais été incapable de /'attendre : à ce moment premier, je n’étais pas encore en relation effective avec lui, mais une mise en relation originelle m’avait lié à lui, et c’est pourquoi mon attente, dans sa solitude même, n’était possible que pour lui. Comment aurais-je pu me tromper : avant que ne vienne le temps de la proximité, lorsque simplement j’attendais, j’étais déjà son signe avant-coureur ! — Mon attente a été sereine : pourquoi donc cette toute dernière phrase m’éprouve-t-elle à ce point ? Je suis loin d’avoir achevé l’exploration de ce qui a eu lieu : je ne sais point comment cette attente pure a été possible et j’éprouve le curieux désir de remonter avant l’attente, ce moment pourtant premier, comme pour précéder mon projet primitif, mais comment 20
me maintenir en pensée au niveau de cette sérénité à présent que je ne peux plus faire comme s’il n’était pas à mes abords : le cours naturel de mes pensées m’a en effet ramené à mon temps réel, non plus le premier, mais l’avant-dernier ! — Comment ne pas prêter attention à cette proximité dangereuse ? Elle fait problème. Lorsque je /'ai annoncé, j’ai pressenti une Fête : pourquoi donc à proximité est-// si redoutable ? — Me suis-je réjoui avec la candeur d’un débutant ? Celui que j’ai annoncé le cœur en fête est-il bien le même que celui qui maintenant me menace et qui m’a fait passer par une telle épreuve que je me demande encore comment je n’y ai pas succombé ?
Afin d’esquiver une épreuve future, mais dont l’approche était déjà difficilement supportable, je m’étais arrêté d’écrire, mais, si ne plus écrire dépendait toujours de moi, sans doute étais-je déjà engagé si avant que je ne pouvais plus me dégager : je m’aperçus avec effroi que je n’avais gagné aucun apaisement et même que je me trouvais dans une situation encore plus dangereuse qu’auparavant. J’étais ainsi son trop proche voisin, et pourtant je continuais d’être ignoré et seul à tel point que je ne pouvais même pas supposer chez lui la moindre méchanceté volontaire. S’il était venu dans l’intention de me nuire, j’aurais cherché à contrecarrer ses manœuvres et à déjouer ses ruses ; si j’avais pu présumer chez lui quelque cruauté qui se serait réjouie de mon effondrement, j’aurais cherché à contre-attaquer, mais je tentais seulement de me protéger de celui qui ne me faisait point la guerre, ou plutôt je me débattais contre celui qui cherchait si peu ma perte que je ne pouvais même pas /'accuser d’injustice, car j’avais le sentiment qu’iZ était irresponsable de tout ce qui m’arrivait. Il ne me voulait aucun mal, il me laissait même une fabuleuse liberté, mais ma solitude était sans aucun recours : aucune prière n’aurait fléchi sa rigueur. Agissait-// ainsi par fierté ? Par dureté ? Etait-// implacable ? 77 n’était ni cruel, ni même dédaigneux, mais, d’un calme glacé, il était insoucieux de tout ce qui m’arrivait, et pourtant, moi qui ne savais rien de lui, même pas son nom, moi qui ne pouvais donc rien dire de lui, j’avais la certitude que cet indifférent, dont j’avais fêté l’approche, était pour moi le danger même : c’était malgré lui qu’/Z me mettait à mal, et pourtant il était équivalent de dire : il vient ou le danger vient. — De tout mon humain désir de survivre, 21
je cherchais à me soustraire à une épreuve insupportable, néanmoins ma résistance faiblissait, du moins par instants, et j’avais alors le sentiment que l’épreuve était imminente au point qu’elle ne pouvait pas ne pas s’accomplir, mais le temps s’était presque figé, et j’en vins à me demander comment j’avais pu supporter le voisinage d’un être tellement redoutable et si longtemps retarder l’épreuve : « Était-iZ incapable de rompre mon ultime résistance ? L’épreuve n’aurait-elle jamais lieu ? » J’ai été tenté de profiter de sa présence immobile à quelque distance, de sa défaillance au tout dernier moment, pour continuer de me maintenir antérieurement à l’épreuve, mais, bien loin d’être rassuré à la pensée de son incompréhensible faiblesse, soudain je perdis pied et j’eus l’impression qu’au tout dernier instant je ne pourrais me retenir de hurler. L’épreuve n’a pas eu lieu, et peu à peu je me suis éloigné du danger ; au moment où je décidai d’écrire à nouveau, je me suis aperçu que j’avais même perdu tout contact. — Comment donc l’épreuve a-t-elle pu ne pas s’accomplir ? Je l’ignore. Je n’entends pas chercher la réponse, du moins pour le moment, car, de ce passé, quel est donc l’événement auquel j’ai seulement été sensibilisé, mais qui est ainsi resté en attente de lui-même et qui n’aura lieu qu’au moment où sa signification sera développée ? Quelle est donc la découverte que maintenant je pressens ? Lorsque j’ai pu me dégager, qu’ai-je donc appris que je ne sais pas encore ? Même à ma disparition, il aurait été indifférent et pourtant il n’avait pas un cœur méchant ou inexorable, mais, sans cœur, il ignorait mon destin solitaire. Il était tout proche, et pourtant si j’avais crié d’effroi, comment m’aurait-z7 entendu : lui-même ne savait pas qu’il était à mes abords. Un court instant je me suis arrêté d’écrire, car, au moment où j’ai découvert qu’il était tout à fait inconscient, j’ai de nouveau été en difficulté. Comment ne pas être saisi d’étonnement : par une pensée, seulement par une pensée, à la condition qu’elle soit juste, j’entre effectivement en relation avec lui, et pourtant il ne pense point ! Comment est-ce possible ? Maintes fois cette même succession s’est produite, et pourtant je connais mal ce que j’ai souvent vécu, ou plutôt notre relation me semble l’énigme elle22
même. Décrire exactement notre relation, je l’ai toujours jugé très important, mais je ne m’en sentais pas capable ; à présent au contraire où il est question d’une épreuve, où à nouveau je redoute d’écrire, où jamais notre relation ne m’a paru aussi déconcertante, il me semble que je pourrais parler correctement de cet enchaînement simple d’événements peu nombreux, de cette histoire toujours la même mais jamais monotone, et dont la fréquente répétition m’a peut-être donné la chance de faire quelques progrès. A quelle condition une pensée est-elle juste ? J’aimerais répondre à cette question importante, mais je n’en suis pas du tout capable, et je dois au contraire avouer que directement j’ignore si ma pensée est ou non celle qui convient, et en effet seul le contrecoup qui m’ébranle m’apprend si j’ai touché juste. Puis-je dire qu’à une pensée juste répond un écho ? Sans doute puis-je retenir le mot de réverbération, mais je ne parle pas, et il ne m’entend point, et surtout, tandis qu’un écho répond à un cri, je ne peux même pas dire qu’z'Z réponde à ma pensée. Cette comparaison est en effet trompeuse : un écho correspond à la parole tandis que dans le choc en retour que je subis à la suite d’une pensée juste, je ne reconnais absolument plus ma pensée. Non seulement je ne le connais pas de manière directe et sensible, mais, bien loin qu’une pensée me donne une connaissance privilégiée, je dois dire qu’elle n’a point du tout pour conséquence de me le faire connaître, car la seule réponse immédiate à la justesse d’une pensée c’est d’être dans une redoutable relation ouverte avec quelque chose d’inconnu. Aucun écran ne s’interpose pourtant entre lui et moi, car, en luimême, l’espace qui nous sépare est sans nul doute toujours pur : je l’ai appris, lorsque je me suis (une seule fois ! ) situé au tout premier moment, mais il est vrai qu’en revanche ma pensée n’est jamais d’une justesse égale, et c’est pourquoi, selon que ma pensée est plus ou moins juste, l’espace est plus ou moins transparent, et en conséquence je ressens avec une intensité variable le rayonnement pourtant constant de ce quelque chose avec lequel je suis en relation ; sans doute suis-je responsable de cette transparence, mais je n’en suis point le maître, et c’est pourquoi l’œuvre que j’écrirai sera semblable à une claire-voie composée de parties transparentes et vives qui devraient laisser passer le rayonnement dont il est l’origine, mais aussi de parties à peine translucides, et enfin de longues parties mortes, car tout à fait 23
opaques. — En ce moment même où j’ai l’impression que du moins le sens de ma recherche est juste, que mon frémissement incoercible serait impossible si je lui étais fermé, je dois pourtant me borner à dire : je n’ai le sentiment ni d’une clarté indéfinie, ni de quelque chose d’opaque qui s’offrirait à la transparence et pourrait être pleinement pensé, mais d’une sorte de taie, vaguement diaphane, qui se tiendrait tapie tout au fond de la transparence ; tout se passe donc comme si l’espace, même pur, s’arrêtait juste avant de /'atteindre, ou plutôt, comme si, tout proche, mais dans une réserve inaccessible, il se tenait juste en-dessous de la transparence. J’ai l’impression qu’à cette dernière pensée, la transparence s’est encore améliorée ; si j’écris : maintenant il est dangereusement proche, qu’est-ce donc seulement que je dis ? — Tandis qu’au temps de la disgrâce, l’épreuve n’est point pressentie et que nous ne sommes même pas séparés par une très grande distance, au contraire, lorsque je suis capable d’une pensée juste, je suis en danger et en même temps je deviens son voisin ; lorsque ma pensée est capable d’une plus grande justesse, la résistivité de l’espace diminue, et je subis alors un rayonnement si vif que je redoute le moment où il deviendra insupportable. L’épreuve fiiture est un temps limite dont je m’approche ou je m’éloigne, et ainsi je ne suis pas toujours au même point de mon histoire, car je peux avoir beaucoup de temps devant moi après avoir été tout proche de ma fin, mais, même lorsque ma pensée est d’une très haute justesse et que l’épreuve est presque présente, je ne /'avoisine pas davantage qu’au moment de l’attente pure, mais au contraire alors, et alors seulement, je sais qu’il y a entre nous un écart immuable. Les apparentes variations de distance sont en fait des variations de transparence : il ne s’approche point, jamais non plus il ne s’éloigne, car il est toujours tout à fait immobile, et ainsi, même au moment où l’espace est d’une redoutable transparence, c’est seulement de l’épreuve que je suis proche. Je ne peux dire en effet ni qu’z'Z est loin, ni qu’:7 est proche, car il est en deçà comme audelà de toute distance qualifiable, et ainsi la proximité de l’épreuve m’apprend qu’il y a entre nous un espace invariable et absolu qui me situe à ma place propre : à proximité mais en même temps définitivement à l’écart. Cette zone franche, pourtant frontière, ne me donne pas sur lui une ouverture sans détour, car en ce moment même où sans doute 24
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c’est par lui que je suis vivement éprouvé, je n’ai même pas le droit de dire qu’zï m’éprouve : encore que son existence soit une supposition nécessaire, jamais je ne peux dire que je le perçois directement. Suis-je donc semblable à un aveugle, solitaire depuis sa naissance, qui n’aurait jamais vu le soleil, qui ne serait donc jamais sûr de son existence s’il ne ressentait parfois sa chaleur, ou plutôt sa brûlure ? — Sa nature n’a aucun rapport ni avec la lumière, ni avec la nuit, et, pour parler plus strictement, il me faut plutôt dire : il ne me repousse pas ; il ne protège pas le secret de son nom puisque fidèlement l’insécurité dont il est la cause a toujours fait écho à la justesse d’une pensée; il n’est pas inaccessible puisque tout au contraire il est incapable de ne pas s’ouvrir à une relation pourvu que je trouve la moindre pensée juste, et pourtant je ne le connais pas, car, s’il ne se dissimule pas, s’il est faux de dire qu’il se ferme à toute connaissance, s’il se trouve au contraire en une position que souvent je désirerais moins avancée, en même temps il est à l’écart, dans une position tout à fait retirée, ou plutôt, en retrait de lui-même, il est toujours audessous de tout nom. En le désignant par « il », n’ai-je pas toujours sous-entendu qu’il était, non par accident, mais fondamentalement anonyme ? — C’est avec lui seul que j’ai été, que je suis, ou que je serai en relation, et ainsi, sous prétexte que la connaissance de son nom est inutile dans la mesure où je ne risque point de le confondre avec un autre, je n’avais pas gardé présent à l’esprit que ce « il » désignait quelque chose que je ne connaissais point ; ce « il », notation trop commode à laquelle je m’étais habitué, j’aurais dû l’entendre avec plus de sérieux. Par ce « il », je supposais l’existence d’un être que je ne connaissais point, et qui pourtant m’était supérieur, mais il m’ignore, car il s’ignore lui-même, et ainsi j’ai le droit de parler, non d’un être, mais de je ne sais quelle chose impersonnelle. Je n’ai pas réussi à éclaircir notre relation comme je l’aurais espéré, mais mon étonnement est encore plus vif qu’auparavant : c’est lui qui est à l’origine de toute transparence, mais il se situe au-dessous de toute transparence ! Il fonde si ce n’est ma nature, du moins ma fonction, et pourtant il est impersonnel ! Lui seul me donne mon nom et me révèle à moi-même, et pourtant il est anonyme ! — Une fois que, par une pensée juste, je me suis ouvert à lui qui est en deçà et au-delà de toute pensée, une fois donc
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qu’une relation transparente m’a établi dans le voisinage effrayant de quelque chose que je ne connais point, mais dont je sens que, non-humain, il n’est point à ma mesure, l’énigme se retourne : loin de lui, je suis incapable de travailler avec profit, mais cette proximité de quelque chose de tout à fait inconscient éveille ma pensée. De lui je sais que je ne peux rien attendre d’autre qu’un ébranlement toujours plus vif, mais (n’est-ce pas là le cœur de l’énigme ?) cet ébranlement n’est jamais seulement synonyme de danger, car, en même temps, il suscite en moi le désir d’écrire et il va jusqu’à me donner la certitude que je peux écrire de manière juste : avant toute preuve, je pressens que je pourrais parvenir au terme de ma recherche ! Comment la proximité d’un indifférent qui n’entend pas et ne parle pas, non point parce que sourd et silencieux, mais parce qu’au-dessous du langage, peut-elle être favorable et même nécessaire à l’édification d’une œuvre ? Il est en dehors de tout langage, pourquoi donc est-ce seulement par une œuvre qu’iï peut se manifester ? — Je l’ignore, ou plutôt je cherchais à rendre compte de notre liaison et je viens d’apprendre à quel point elle est incompréhensible ; pourtant je suis sûr d’avoir touché juste, car, preuve de notre liaison, à nouveau
J’avais été surpris d’avoir pu me soustraire, même une seule fois, à l’épreuve insupportable dont j’avais été menacé, aussi, lorsqu’on écrivant j’ai soudain appréhendé le retour de cette même épreuve, j’ai voulu couper court à toute menace en m’arrêtant aussitôt d’écrire ; je ne m’étais pas encore engagé dans le vif de mon sujet et c’est pourquoi j’ai espéré m’être dégagé à temps. Pendant un moment, j’ai retrouvé quelque liberté, mais beaucoup moins que je ne l’aurais souhaité : je ne J’avais pas fait disparaître, aussi continuait-i/ de se tenir à quelque distance. Je n’écrivais plus, je ne regardais ma table de travail qu’à la dérobée, avec méfiance et non sans rancune, mais je ne pouvais m’empêcher de penser à lui : lorsque je pressentais quelque découverte, je l’esquivais et je m’efforçais de penser à tout autre chose ; mes tentatives de décrochage n’avaient cependant guère de succès, et ainsi, dans mes occupations les plus diverses, j’étais accompagné par sa proximité incessante : de nouveau j’étais dans une situation peu sûre. Tout en sachant la bassesse d’un tel procédé, mais je n’en connaissais 26
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point d’autre, je décidai d’au moins provisoirement me distraire : par précaution, afin de m’éloigner du lieu où se tenait ma table de travail, je partis de chez moi. — Il était inutile de fuir : il n’existait pas de cachette, comme si, quel que fut mon lieu, il était impossible de détourner de moi celui qui pourtant ne me portait aucun intérêt. Je rentrai de voyage. Au moment où je constatai que j’avais vainement tenté de regagner le tranquille domaine tout à fait opaque à son dangereux rayonnement, j’eus le sentiment de m’être désormais exposé à sa proximité au-delà du temps critique et d’avoir déjà dépassé ma limite de résistance ; l’épreuve n’était pourtant qu’imminente : lorsqu’elle aurait lieu, il me serait donc impossible de lui résister. Je ne pouvais consentir à ma ruine : si elle était un jour inévitable, je voulais du moins l’échanger contre la réussite de ma recherche. Je n’avais encore rien trouvé d’appréciable, j’avais besoin de beaucoup de temps, et pourtant, de manière tout à fait prématurée, car en un temps très éloigné d’une juste épreuve, tout était déjà sur le point de se terminer. Je n’avais pas le droit de consentir à cette fin inglorieuse et sans vérité, mais je n’avais aucun moyen d’y échapper : j’étais incapable de Z’écarter et je ne pouvais espérer que de lui-même il se retirerait. Je prêtai alors une extrême attention à tout ce que je ressentais : j’eus en effet la conviction que l’inéluctable ne se produirait pas tant que je serais capable de faire le récit presque immédiat de ce qui m’arrivait. Je me racontai donc : « Je suis en même temps un barrage et son gardien ; tant que le gardien sera capable de lire devant lui les signes avant-coureurs de la proche rupture du barrage, sa prédiction même retardera indéfiniment la catastrophe. » Il me fallut cependant reconnaître que ma situation se dégradait de manière très lente mais irréversible : dans ma vie d’homme, parfois je ne trouvais plus mes mots ou bien je les confondais ; je me fiais uniquement à mon extrême vigilance, mais je ne gardais point le souvenir d’incidents que l’on m’apprenait : je ne maîtrisais pas toujours mes paroles. Je me demandai avec terreur si l’épreuve, que je croyais encore fiiture, n’avait pas déjà commencé de s’accomplir et j’appréhendai que ma dernière résistance ne fut sur le point de céder. Par mon refiis, j’avais réussi à retarder l’épreuve, mais j’eus soudain le sentiment d’en être arrivé à la fin de l’avantdernier moment : sans y prendre garde j’étais entré dans un temps 27
inconnu et si avancé que le Non, mon seul pouvoir, allait m’être ôté. N’était-ce point par ma faute que j’allais me perdre ! J’avais cru échapper au danger en me détournant d’écrire,, mais, en continuant d’écrire, n’aurais-je pas évité cette épreuve ? Était-il encore temps de me remetttre au travail ? Voilà ce que je me demandai, mais, pour recommencer d’écrire, je voulus néanmoins attendre que le danger eût encore un peu diminué. Il ne diminua pas, mais ma certitude persistait : « la plume à la main, jamais je ne périrai. » Je pouvais encore attendre, il me fallait sans doute attendre jusqu’au tout dernier moment, mais je risquais d’être incapable de reconnaître cet unique moment opportun que je dépasserais donc si je tardais trop : mon unique ressource serait alors inutilisable. — Sans difficulté, je me décidai à écrire. J’ai eu raison de garder confiance en ce dernier recours : écrire est bien un abri, car le danger s’est estompé au point de me laisser faire avec aisance et parfois avec bonheur le récit des moments les plus durs que j’eusse encore vécus. — Après avoir achevé ce récit, je me suis arrêté d’écrire pendant quelques instants : de nouveau j’ai été menacé, mais de nouveau j’ai été protégé en recommençant d’écrire. Tant que j’écris, je réussis (est-ce que je réussis toujours ?) à me maintenir à bonne distance de l’épreuve, et même il m’arrive, au moment où je m’arrête d’écrire, de m’apercevoir alors que j’avais réussi à /'oublier. — Écrire protège, mais comment pourrais-je être rassuré ! Puisque écrire est le seul refuge, je serai donc en sûreté seulement si je continue d’écrire : devrais-je donc écrire sans jamais m’arrêter ! Je suis incapable d’aller d’une seule traite jusqu’à la fin de mon travail, et pourtant, si je m’arrête d’écrire, si à nouveau je tente lâchement de me réfugier dans le monde de la banalité quotidienne où par bonheur, triste bonheur, il ne peut pénétrer, je sais d’expérience que je ne suis pas sûr de réussir. En dehors de cette opacité que peut-être je ne pourrai plus retrouver, mais que je crains aussi de trop bien trouver, car je ne voudrais point d’une nuit perpétuelle, écrire sans arrêt est ma seule défense et pourtant ? — Écrire m’a soustrait à l’épreuve, mais n’estce pas de manière toute provisoire ou plutôt sous condition ? Si j’étais sûr de ma seule protection, je ne tergiverserais pas plus longtemps et je reprendrais ma recherche interrompue. Pourquoi 28
me leurrer ! Pourquoi oublier plus longtemps ce dont j’aurais toujours dû avoir conscience : il arrive certes qu’écrire soit un masque, mais, si je n’avais appris à mes dépens que je me mets moi-même en danger en écrivant, je ne me serais point si souvent refusé à écrire ; je ne me serais pas tenu à l’écart de ma table de travail avec une telle obstination s’il n’était parfois beaucoup plus risqué d’écrire que de ne pas écrire ; même si je pouvais écrire sans arrêt jusqu’à la fin de mon travail, je me retrouverais nécessairement devant l’imminence d’une épreuve insupportable et cette fois à un moment où je n’aurais plus le vain espoir de chercher mon salut dans la fuite. J’aurais certes aimé de calmement réfléchir, de tranquillement raconter ce qui aurait eu lieu, mais j’ai appris l’impossibilité de ce rêve : comment pourrais-je écrire à partir d’une langue morte puisqu’elle est encore future ! L’histoire en effet n’a pas encore eu lieu : elle commence lorsque j’écris, ou plutôt lorsqu’il m’arrive de disposer malgré moi d’une langue terriblement vivante qui le fait apparaître. Je me suis certes dérobé à un danger sans précédent en racontant comment j’ai été mis en péril, mais, en faisant le récit de moments pourtant heureux, il m’est arrivé d’être soudain en difficulté : écrire peut détourner le danger, mais aussi le fait venir et ainsi son pouvoir est double et son rôle ambigu. Comment se confier à un masque qui, selon son orientation à peu près imprévisible, est tantôt fermé, tantôt à dangereuses claires-voies ! — L’épreuve s’est maintenant éloignée, et pourtant ma sensibilité, en écho persistant de ce qui a eu lieu, a si peu retrouvé son assise que je redoute une nouvelle tourmente avant même qu’elle ne se déclare. Je ne veux pas d’une troisième épreuve et pourtant je ne veux point renoncer à ma recherche : avant de la reprendre, il me faut donc d’abord trouver une protection moins incertaine et inconstante que celle de l’écriture.
Son indifférence m’offre une chance : il ne fait rien pour moi, mais il ne me veut aucun mal : il est neutre. Puisque ma ruine ne prouverait point sa méchanceté, mais ma faiblesse, l’épreuve n’est pas nécessairement insupportable. Je ne peux certes la réduire à 29
mon niveau, mais il me suffit de devenir plus fort pour l’affronter avec succès. Sans doute ai-je cru que le danger insoutenable de l’épreuve était l’indice d’une vérité inconnue, mais survivre à l’épreuve ne la défigurerait point : tout au contraire elle ne pourra peser de tout son poids que dans la mesure où je serai capable de la soutenir. A l’instant décisif, je ne disposerai ni d’une importante marge de sécurité, ni d’une force insuffisante, mais juste de la résistance nécessaire : telle qu’une plus grande ne peut être conçue, car je serai alors à ma perfection. L’épreuve sera sévère, mais elle aura lieu seulement lorsqu’il pourra pleinement se manifester, et par conséquent lorsque ma résistance sera enfin capable de Z’équilibrer : alors nous serons l’un et l’autre entièrement accomplis. Dans la mesure où sa plénitude ne correspondra qu’à ma propre plénitude, une épreuve juste et mortelle est impossible ; si elle a lieu, l’épreuve sera donc nécessairement heureuse.
A ce que j’ai écrit, qu’est-ce qui manque donc encore ? Je croyais avoir beaucoup trouvé, mais il me faudrait reprendre ce travail que j’ai interrompu cette fois sans aucun danger. J’ai écrit avec beaucoup de facilité, parfois avec euphorie, puis avec un malaise grandissant : pourquoi persiste-t-il encore au point de me donner le dégoût d’écrire ? — Inutile de me le dissimuler plus longtemps, je ne peux dire depuis quel instant précis, mais à coup sûr depuis un certain temps déjà : il a disparu. — Vraiment j’ai réussi à me protéger bien au-delà de tout espoir et même bien plus qu’il n’était nécessaire ! Cette ironie amère, cette méchanceté contre mon travail ne me fait point retrouver le fil interrompu de ma recherche : il me faut plutôt convenir qu’une fois encore j’ai échoué. A mon insu, j’ai quitté le monde où l’on peut écrire. Je suis resté longtemps sans écrire. Une seule fois, à peine pour me justifier, j’ai seulement noté : « Je ne suis plus qu’un homme quelconque dont je sais du moins qu’il est inutile et comme interdit de parler. » J’étais désœuvré et je pouvais seulement constater, non sans en être irrité, que mon temps était toujours défavorable à tout travail. J’aurais voulu réfléchir, mais je ne savais sur quoi et j’avais la tête vide au point d’être incapable de toute recherche. Je m’accusai néanmoins de paresse et même de frivolité et je m’encourageai au travail : « Je ne peux pas avoir la certitude qu'il
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ne reviendra plus : je dois donc utiliser ce répit pour réfléchir posément, pour trouver le moyen de le tenir comme à distance respectueuse lorsque reviendra le temps de la proximité, sinon je serai le même novice auquel il ne laissera pas le temps de réfléchir : j’aurai tout à fait perdu mon temps, et il ne me restera plus, mais trop tard, qu’à m’en prendre à ma négligence coupable. » — J’aurais entendu ma propre exhortation, je serais sorti de mon atonie pour chercher un moyen d’augmenter ma résistance s’il avait été question de bientôt Z’affronter, mais ma torpeur était inamovible, car je ne pouvais être effrayé par un péril que je redoutais de ne plus jamais retrouver. Souvent j’avais craint de ne plus jamais sortir du temps de l’infortune, mais il avait régulièrement démenti mon appréhension : depuis longtemps j’aurais pu en conclure qu’elle n’était point sérieuse et, me gardant de toute exagération, reconnaître que mal tolérer son absence ne signifiait pas qu’z'Z ne reviendrait plus, mais, encore qu’z'Z n’eût jamais disparu que pour un temps, je ne pouvais en inférer que tôt ou tard il réapparaîtrait : en dépit de l’expérience, j’avais hélas la certitude, contre laquelle même son retour n’aurait point prévalu, que le temps vide ne se réduisait pas à une simple intermittence. — Jamais je n’avais souhaité sa disparition, je désirais seulement de ne plus vivre sous la menace d’une épreuve immédiate, mais, de manière incompréhensible, je Z’avais rejeté et du même coup j’avais glissé dans un tel écart que j’étais hors de toute distance mesurable : je n’étais ni près, ni loin, ni à côté de lui, ni même dans une position fausse, car le monde où j’étais n’ouvrait pas sur le sien. Dans ma vie d’homme les jours succédaient aux jours, mais, par rapport à lui, rien n’avait lieu : je m’ennuyais ; j’étais gourd et mou ; je me sentais tout à fait vide et pourtant d’une pesanteur que rien ne pouvait soulever, car le temps lui-même stagnait et ainsi, ne préparant aucun lendemain, il ne me donnait aucun espoir. Tout lien futur avec lui était devenu si incroyable que la possibilité d’une attente sereine, ou du moins patiente, m’était retirée ; je n’étais pas enfermé, mais je m’agitais comme si de trouver une issue avait dépendu de moi : j’avais pris l’habitude qu’une relation transparente répondît toujours et aussitôt à une pensée et c’est pourquoi je ne parvenais pas à croire que, moi qui pensais, j’étais comme sans penser ; en écrivant, i 'espérais réveiller ma pensée et c’est pourquoi, au moment où écrire était tout à fait contre-indiqué, j’ai néanmoins recommencé d’écrire. 31
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J’ai voulu le forcer à se montrer, je lui ai tendu un piège : j’ai parlé à contrecœur de ma condition disgracieuse tout en espérant qu’z'Z interromprait mon récit, mais, cette fois-ci, ma pauvre ruse a échoué : rien n’a eu lieu, et j’en suis toujours au même point mort. Lorsque j’avais annoncé notre relation future, j’aurais aimé garder pour moi seul la certitude d’un événement qui ne se serait accompli que beaucoup plus tard, mais cette prédiction ne s’était point perpétuée dans une parole secrète puisque tout au contraire elle avait suscité l’événement, et c’est pourquoi j’avais redouté mon propre pouvoir qui ne me laissait aucun repos ; maintenant au contraire je ne le touche pas et je garde pour moi avec indifférence mes pensées tranquilles mais aussi sans secret et sans force. Notre liaison effective dépend de moi, mais je ne suis plus celui qui la provoquait ; je suis étranger à moi-même à tel point que je ne peux même pas dire : je ne suis pas encore, mais je serai celui qui instaurera notre liaison ; comment ne pas craindre d’être à jamais sans lui puisque j’ai si peu confiance en moi que je redoute de ne plus jamais retrouver mon propre pouvoir ! Ce temps de honte qui est le mien provoque la fausseté : n’ai-je pas tenté de dissimuler mon inquiétude et feint d’avoir retrouvé mon assurance ! Ce temps de déchéance entraîne à la colère, et c’est pourquoi je me suis souvenu que j’étais seul responsable de notre relation effective, qu’écrire m’exposait souvent au bonheur de sa proximité, mais j’ai oublié qu’il était vain d’anticiper le temps où nous serions en relation, car écrire doit être au contraire précédé par une période où je n’écris point et où simplement j’attends. — Connaissant cette clef, ne puis-je à volonté rétablir notre mise en rapport et ainsi retrouver mon propre pouvoir ? Ne me suffit-il pas d’attendre ! — Guetter n’est pour moi qu’un mot vide : je ne parviens même pas à l’entendre avec sérieux. — Ce temps de malheur affaiblit et surtout insidieusement altère la mémoire : j’oubliais que par moi-même je suis incapable d’attendre ; je suis séparé de moi, mais, si ma pensée est privée de toute résonance, c’est d’abord parce que je suis séparé de lui. Pendant que ce temps inerte paralysait mon intelligence, je n’ai fait aucun progrès, je ne suis même pas demeuré dans un état stationnaire, mais mon expérience acquise s’est dégradée ; il est temps de retrouver ce que j’ai su : lui seul est à l’origine de ce temps premier qui fonde mon pouvoir d’établir entre nous une relation transparente. Puisque la 32
condition primordiale de toute recherche me fait défaut, continuer d’écrire sans écrire n’est ni licite, ni souhaitable, et c’est pourquoi, en attendant des conditions plus favorables, je renonce provisoi rement à tout travail. J’ai toujours désiré être moins vulnérable à sa proximité ; j’ai cherché une protection plus efficace que celle d’écrire ; j’ai rêvé avec une telle aisance d’une plénitude qui Z’équilibrerait que je me suis cru hors de danger et déjà en possession de la résistance nécessaire : j’ai comiquement fini par me croire un Atlante, mais écrire est bien le seul abri, ou plutôt l’écriture m’a protégé seulement parce qu’elle Z’a fait disparaître au point de me priver de la faveur d’écrire. J’avais durement appris que refuser l’épreuve ne suffisait pas toujours à la faire reculer, car les pensées stériles, opaques à sa pénétration, ne sont ni toujours, ni du moins rapidement à ma disposition. Ai-je donc eu confirmation de ce que j’aurais dû savoir depuis longtemps : le seul moyen pour faire disparaître le danger ne consiste pas à ne plus écrire, mais tout au contraire à continuer d’écrire, ou plutôt à écrire de manière fausse ! Lorsque pouvoir m’est donné d’écrire de manière juste, ma sensibilité est exposée à une dangereuse radiation, et récipro quement, lorsque je m’éloigne de la vérité, la transparence se voile, et une grave erreur rompt tout contact. (Quelle erreur ? En quoi me suis-je donc si gravement trompé ?) Amère certitude de la seule défense possible ! Cette protection ne peut être utilisée qu’inconsciemment et surtout elle est inutile parce qu’illusoire : écrire de manière fausse n’augmente point ma résistance, mais affaiblit le danger en diminuant la transparence, et c’est pourquoi, lorsque la brume se dissipe, je suis toujours aussi vulnérable. — En cherchant avant tout à me protéger, n’ai-je pas dès le début fait fausse route ? Il est revenu à peine venais-je de renoncer à travailler, mais, tout heureux que le temps de ma disgrâce eût pris fin, je n’ai pas pris le temps de le dire : de nouveau je pouvais écrire et c’est pourquoi aussitôt j’ai écrit ; j’ai repris et poursuivi le cours de mes pensées qui m’avait d’abord dissimulé que de nouveau il était proche. — Je désirais me surveiller moi-même ; du moins aurais-je voulu, par
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une torsion rapide, ressaisir et éclairer l’événement juste après son passage, mais, encore une fois, je n’ai pas vu comment s’établissait notre mise en rapport : comme j’ai été un piètre guetteur ! Pourquoi ainsi m’attarder ? Pourquoi avoir interrompu ma recherche ? J’étais à l’aube d’une découverte dont, en frémissant, je pressentais l’importance et c’est pourquoi, malgré moi, j’ai encore une fois tenté de m’esquiver. A me dérober, à écrire ce qu’il n’était point nécessaire d’écrire, j’ai hélas gagné quelque sécurité ; écrire protège mais à la condition expresse de ne jamais en venir à ma recherche fondamentale : en ce cas, à quoi bon écrire ! Être comme à bonne distance, donc à l’abri, ou bien être à proximité tout en étant masqué, et pourtant, dans un cas comme dans l’autre, l’esprit capable de découvertes : voilà ce que j’ai toujours obstinément cherché, mais ce désir est irréalisable. Sans doute me met-il en danger seulement parce que je suis faible, mais, lorsque je me crois tout à fait solide, en fait il a déjà disparu, et l’on pourrait à bon droit me comparer alors à un barrage indestructible mais illusoire, car, construit en plein désert, aucun fleuve en crue ne le menace, à moins que l’on ne me compare plutôt à un énorme et ridicule barrage, depuis longtemps abandonné, car, responsable de la perte des eaux vives, il a fait le désert tout autour de lui. — Il est temps de retenir ce que je sais : lorsque l’épreuve est lointaine, aucun danger ne me menace, mais alors, conséquence de mon erreur, je subis une stérilité contre laquelle je suis sans aucun pouvoir. Sans doute arrive-t-il souvent qu’il y ait une transparence quoique assez brouillée, et qu’en conséquence je sois comme à une distance suffisante pour être à peu près hors de danger et que pourtant je travaille avec profit, mais, si cette sorte de demi-jour est toujours agréable, si cette modération est souvent souhaitable, je risque néanmoins, sans m’en rendre compte, de somnoler dans ce climat trop doux et surtout je suis convaincu que dans cette condition tempérée, où son rayonnement est tamisé, car je lui suis à peine entrouvert, où je suis donc à bonne distance de l’épreuve, il m’est impossible de parvenir au terme de ma recherche. Pour être avec lui dans une relation juste et propice, il me faut donc accepter sa proximité inséparable du danger, et en effet les seuls moments de travail fécond sont ceux où il se fait dangereusement sentir. Je songe avec quelque amusement à mon ancien désir de penser à lui tout en
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demeurant à l’abri : toute relation est nécessairement redoutable, car une pensée juste m’ouvre à lui et ainsi m’expose à un rayonnement dont je ressens aussitôt l’effet, rayonnement qui ne cesse point si je m’arrête de travailler, mais qui continue tant que des pensées ordinaires, seules capables de l’adoucir, puis de m’isoler, n’ont pas durablement occupé mon esprit, rayonnement que je dois protéger contre mon trop humain désir d’être en sécurité, car la vulnérabilité, un risque perpétuel de déséquilibre que j’ai toujours essayé de dissimuler, je dois les accepter et sans doute en partir. Je sais que non seulement il est impossible de le civiliser, car, sans âge, il est pourtant d’une inaltérable jeunesse, mais que je ne dois même pas chercher à devenir plus résistant : tout au contraire il me faut prendre appui sur cet ébranlement dont il est l’origine. — Vain succès et pitoyable manœuvre que d’avoir commencé d’écrire à un moment où j’aurais pu tout aussi bien ne pas écrire et ainsi sans avoir à dire Oui ! Après avoir déjà tant écrit, il me faut, pour aborder ma recherche, commencer par dire : « Oui, j’écrirai », ou plutôt : « Oui, je vais écrire sans jamais masquer son ébranlement. » Cette pensée déconcertante m’a donné un tel effroi que pendant quelques instants je me suis arrêté d’écrire. J’ai reconnu qu’écrire avait trop souvent le dangereux pouvoir de faire écran, j’ai découvert qu’il faut s’appuyer sur son ébranlement, mais écrire tout en me protégeant, donc à l’écart de l’épreuve, ce désir trop humain, je n’ai pas pu ne pas encore une fois le ressentir et surtout j’ai tenté d’étouffer mon émotion en écrivant les raisons de mon refus. J’ai trop bien réussi ! Je me suis assez éloigné pour que l’épreuve soit provisoirement reléguée dans un avenir incertain et déjà je redoute de basculer hors du seul domaine favorable à ma recherche. — Cette dernière phrase elle-même je viens de l’écrire précisément pour endormir tout à fait le danger : je l’ai écrite à la place d’une autre, afin de ne pas en écrire une autre, et je continue d’écrire ceci de peur d’écrire ce qui seul conviendrait, mais par bonheur le danger est tenace, et je ne suis point parvenu à oublier qu’au moment où j’étais ébranlé s’était éveillé en moi le sentiment d’une recherche à faire dont toutes mes tergiversations auront donc seulement retardé l’heure naturelle.
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Au premier moment, ma sensibilité est alertée, mais ne le détecte point : comment peut-iZ m’éveiller tout en me demeurant insensible ? Ce problème, je l’ai posé il y a déjà longtemps, néanmoins la réponse n’a point progressé, car j’avais oublié la question elle-même. — Le moment n’est pas encore venu de chercher la réponse à ce problème capital, que j’ai mentionné pour tenter une dernière fois de me détourner de ma recherche, encore que ce rappel ait été nécessaire : au premier moment j’ai en effet le sentiment d’être introduit dans un monde favorable, pourquoi donc, une fois que j’entre effectivement en relation avec lui, suisje au contraire dans une situation non seulement défavorable mais tout à fait périlleuse ? Je sais depuis longtemps, car déjà je l’avais éprouvé avant de commencer ce récit, à quel point il est dangereux; par deux fois j’ai été éprouvé et j’en ai parlé, mais seulement après coup, car je n’avais pas voulu continuer d’écrire pendant l’épreuve elle-même de peur que l’écriture, au lieu d’être le masque que je souhaitais, ne devînt une arme qui se retournât contre moi ; ce récit de mes épreuves n’était lui-même admissible que dans la mesure où il m’aurait permis de le connaître, car à quoi bon prendre le risque d’établir et de lire un sismogramme si on ne l’interprète point, et pourtant, lorsque cherchant à connaître sa nature, j’ai parlé de lui, j’ai seulement sous-entendu le péril qu’il me faisait courir, car, en parlant du danger, je redoutais d’en provoquer le redoublement : il me faut maintenant accepter la tâche que j’ai détournée de moi et donc parler directement du danger qu’il provoque, car il fait problème. Au premier moment, je Z’annonce avec bonheur, mais lorsque nous sommes effectivement en liaison, je me demande si ce ne sera pas pour mon malheur : comment un tel retournement est-il possible ? Pourquoi l’écriture est-elle liée à quelque chose de non-humain et d’effrayant plutôt qu’avec un être d’une humanité bienveillante ? Pourquoi surtout, loin de me protéger, dois-je au contraire me tenir au plus près du péril ? Comment ma pensée peut-elle prendre appui sur ce quelque chose de sans nom mais à coup sûr de dangereux ? Je l’ignore. Je sais seulement que la stérilité est la conséquence de cet usage de l’écriture où, pour me protéger, je le dissimule : si je veux poursuivre ma recherche, je dois donc me maintenir auprès de ce qui m’ébranle ; le seul moyen n’est-il pas de penser cet ébranlement
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lui-même ? Directement il ne provoque que mon insécurité et pourtant, sans être la cause de mes découvertes, il en est le nécessaire fondement : telle est l’énigme. Un afïbuillement inhumain, auquel on ne peut toujours se soustraire, qu’on peut seulement contenir, mal contenir, à tel point que j’ai dû reconnaître, du moins par instants, les signes avantcoureurs d’un déchaînement contre lequel je n’aurais rien pu : voilà ce que j’ai souvent connu. Mon appréhension est certes demeurée une appréhension, car la rupture tant redoutée ne s’est point produite, mais cette rémission ne me donne aucune garantie pour l’avenir, car elle ne prévaut point contre la certitude d’avoir maintes fois côtoyé une épreuve à laquelle il aurait été, il serait impossible de résister. Je me suis comparé à un barrage menacé par une trop forte pression, et certes ce n’est point sur le roc qu’z’Z s’appuie, mais sur un terrain friable, et j’ai subi une lente érosion peut-être irréversible ; j’aurais pu tout aussi bien dire que je ressentais la brûlure d’un corps obscur, mais il convient de parler sans image, car c’est du langage qu’il est question : il m’a en effet fallu reconnaître les premiers signes d’une désagrégation de mon langage, et l’épreuve future, bien loin d’être la promesse d’une découverte majeure, est tout au contraire pressentie comme une dislocation si radicale que ma pensée et donc mon langage en seraient sans doute à jamais ruinés. Entendre ou voir, je ne l’ai jamais craint, mais, peu à peu, j’ai considéré avec effroi ma table de travail : je ne le vois pas, mais il ne me brûle pas les yeux ; je ne /'entends pas, mais il ne me fait pas éclater le tympan ; je ne peux lui parler, simplement je pense à lui, et c’est pourquoi, s’iZ n’attaque point ma vie, il met en danger ma pensée, car elle repose sur ma sensibilité qu’z'Z affole. Semblable à celui qui court le risque d’être aveuglé, non point en regardant en face le soleil, mais le cœur de la nuit, je ne suis point menacé par une pensée trop forte, mais par quelque chose de ténébreux qui corrode toute pensée. Faire œuvre est lié à une épreuve telle que, par comparaison, les chagrins de ma vie d’homme, même ceux qui la marquent le plus, sont d’honnêtes chagrins, et pourtant, si je ne parlais que du danger, je le dénaturerais, car, même dans les moments les plus durs, je désire si peu un autre sort que je ne peux même pas imaginer une vie où je n’écrirais pas. Demeurer à jamais dans la condition déplaisante où toute pensée est mate, retrouver les
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pensées d’un homme quelconque, ou plutôt, par prudence, d’un homme tout à fait médiocre, serait le seul moyen d’être définitivement hors de danger, mais j’ai toujours détesté ce temps où je suis absent de moi-même et j’estime que le seul malheur serait d’être définitivement séparé de lui : loin de lui, ne suis-je pas en exil de moi-même ! Sans lui, je ne serais point heureux, car seul il m’ouvre à mon domaine propre et à bon droit je peux /'appeler le Favorable, mais c’est lui, et lui seul, qui me met en danger, et, à non moins bon droit, je peux /'appeler le Redoutable. — Il me met en péril, comment peut-:/ aussi m’être favorable ? Il menace la pensée, comment peut-:/ lui donner authenticité et existence ? Comment peut-:/ être à l’origine d’un langage sans lequel il ne serait point connu, mais sur lequel il fait peser la menace d’un effondrement défmitif ? Il menace la pensée parce qu’elle lui est contraire, mais comment lut qui est non seulement au-dessous de toute pensée, mais tout à fait anonyme, peut-:/ se manifester et seulement par le langage qu’:7 traite en ennemi ? — Préférable à l’absence de relation, le langage lui offre-t-il donc le seul moyen d’être lui-même ? Ce n’est pas lorsqu’:/ est lointain, mais lorsque par le langage il devient prochain qu’on peut le dire opposé au langage : souvent il se manifeste, mais, même si sa proximité était incessante, on ne pourrait s’y habituer, car il y a en lui quelque chose d’indomptable auquel non seulement on ne peut s’aguerrir, mais qui devient peu à peu intolérable. Loin de lui, je n’existe pas ; loin de moi, on ne pourrait soupçonner qu’:7 est mon adversaire, et ainsi ce n’est pas lorsque nous sommes séparés que se manifeste notre antagonisme, mais seulement lorsque, voisins, l’épreuve est proche. Ma pensée doit prendre appui sur l’ébranlement dont il est l’origine, car elle est convena blement orientée seulement dans la mesure où elle est menacée par une épreuve tout à fait défavorable : alors seulement il se manifeste selon la vérité de sa nature opposée à la mienne. Seule notre liaison, cette œuvre, montre notre irréductible opposition, et ainsi il est luimême dans la mesure où contre le langage, mais dans le langage dont il est incompréhensiblement l’origine, il se manifeste comme l’ennemi du langage. — Cette condition est certes périlleuse, car dès maintenant ma pensée est parfois effleurée par le chaos, et elle risque de se fatiguer sans retour, au sens où on le dit d’un métal, mais la défaveur absolue est surtout future, car, en attendant, dans 38
la mesure où il s’épanouit dans sa totalité, il me donne à moi-même, et c’est pourquoi la possibilité, la fécondité de mon travail sont toujours à la mesure de sa redoutable proximité. Cet équilibre instable de forces contraires, ou plutôt ce déséquilibre favorable, mais jamais radical, peut-il indéfiniment se perpétuer ? Je crains au contraire qu’une chute, très lentement amorcée, ne s’accomplisse bientôt sans retour. — Si je succombe à l’épreuve, son opposition au langage atteindra-t-elle alors à sa plénitude triomphante ? Alors tout ne risquera-t-il pas plutôt de se retourner ? Lui aussi ne se perdra-t-// pas puisque ma pensée, nécessaire à sa manifestation, elle aussi disparaîtra ? — Il ne triomphera pas et il ne se perdra point : écrire n’est qu’une part de moi-même, car, même dans le cas où je serais dévasté par l’épreuve, je lui aurais cependant été lié seulement par un versant de mon être, tandis que lui qui pourtant sans le langage serait inconnu, ne peut être ni atteint, ni même menacé par un danger, car depuis toujours il est intact et à jamais le demeurera. Si l’œuvre n’existait pas, il serait entièrement ignoré, et certes elle ne le travestit point, car, bien loin de présenter pour lui le moindre risque de familiarité, elle seule lui permet de se montrer dans sa sauvagerie primitive, et pourtant, en ce moment même où si durement il se manifeste, il continue d’ignorer ce que je risque comme il s’ignore lui-même ; si je succombe à l’épreuve future, il ne sera ni satisfait, ni affecté de ma disparition, car il n’a nul besoin de se manifester. Il est à l’écart du langage, et c’est pourquoi faire œuvre ne lui est pas nécessaire, mais tout à fait indifférent. Sa nature n’est pas seulement différente de la mienne, mais elle est radicalement autre à tel point que toute relation est inconcevable, et pourtant je ne pourrais point le dire si je n’étais effectivement en relation avec lui. Si l’harmonie était notre rapport, je ne serais pas en danger, mais, si nous étions sans aucune relation, je ne pourrais même pas être en danger : mon insécurité témoigne certes de notre discorde, mais elle est manifeste et elle atteste ainsi notre liaison. Dans la mesure où je suis susceptible d’être mis en danger, où il est capable de m’éprouver, où je pressens que ma pensée est du moins telle qu’iï peut la faire voler en éclats, où, malgré un ébranlement qui vient encore d’être accru, je suis toujours capable de le dire, je témoigne que nous sommes en relation. Son existence est inimaginable hors de sa manifestation,
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et pourtant il est au-dessous et en dehors de toute manifestation ; le langage lui appartient, mais il n’appartient pas au langage, et c’est pourquoi, si le langage est notre seul lien, tout lien entre lui et écrire est néanmoins impensable. Il n’y pas seulement entre nous une différence de nature et donc un antagonisme qui repousse tout juste équilibre, qui rend impossible toute concorde et même la douceur d’une trêve, mais une incompatibilité que rien ne pourra jamais apaiser, si radicale que même la possibilité d’un affron tement est inconcevable. Cette affirmation, bien loin de provoquer notre séparation, m’a rapproché de l’épreuve et ainsi témoigne de notre actuelle liaison. — Comment pourrions-nous nous séparer ! Entre nous il n’y a aucun lien, mais une liaison contre nature qui ne devrait pas exister et qui pourtant existe : telle est l’énigme. Irrécusable disconve nance, mais aussi preuve de notre liaison, cet ébranlement que maintenant je subis, d’une sévérité encore jamais atteinte, est bien ce qu’il convenait de penser, mais cette pensée renouvelle seulement l’ébranlement, écho d’une pensée juste et énigme à déchiffrer, conséquence et en même temps fondement de toute pensée. Cette tranquille expression de toute pensée juste, cette loi, non encore parfaitement formulée, de notre relation, traduit bien mal ce que je viens de subir en l’écrivant ! A la vérité cet énoncé m a rapproché d’une sauvagerie dont je pressens qu’elle est sans merci et pourtant
En dépit de l’expérience, j’avais toujours espéré que l’épreuve se séparerait de tout danger, mais, contrairement à mon attente, n’a-t-i/ pas disparu en me laissant une menace sans cause et pourtant permanente ? — Cette facile remarque, avec quelle peine pourtant je viens de l’écrire ! Si ma pensée est exsangue, ai-je donc enfin retrouvé la torpeur du temps vide ?
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Par dépit, par irritation, par peur, jamais je n’avais admis cette condition qui était de nouveau la mienne ; chaque fois vainement, et pourtant chaque fois, j’avais tenté de forcer le retour du temps d’écrire, mais cette fois au contraire j’ai pris acte de ma situation : il n’était pas temps d’écrire, et je l’ai accepté, car je me sentais capable d’une longue patience tranquille à peine alertée par l’avidité d’un temps meilleur. Je n’avais pas le désir de travailler, j’éprouvais un vague écœurement à l’idée d’écrire, mais que pouvais-je faire d’autre ! — Pourquoi ne pas continuer, mais la plume à la main, de faire ce que je faisais, ce que je n’avais encore jamais consenti à faire : prêter attention à ce temps maussade qui était le mien. Par malheur, il m’est souvent arrivé d’avoir à écrire à un moment où ma vie d’homme ne s’y prêtait point, maintenant au contraire mon temps est libre et pourtant, à la seule pensée de reprendre ma recherche, j’ai le sentiment d’avoir déjà dépassé une limite qui me rejette en deçà de tout travail. Travailler en dehors de son heure propre, ce serait agir à contretemps, commettre une grave faute dont je ne veux point me rendre coupable ; je peux écrire, mais seulement à l’extérieur de ce domaine restreint, le seul qui m’intéresse, celui de ma recherche. Je reste assis à ma table de travail, sans pouvoir écrire comme je l’aimerais, et pourtant je ne peux pas l’abandonner : mon œuvre est comme morte ou du moins inexistante, mon esprit dort, mais je n’ai pas le droit de céder réellement au sommeil, je ne suis pas simplement renvoyé à ma vie d’homme en attendant des temps meilleurs, car, bien loin d’être délivré de ma faction sans attrait, je dois rester à ma table de travail, occupant mon désœuvrement à écrire sans écrire, comme s’il était du moins nécessaire de ne jamais oublier que le temps d’écrire est tout à fait hors de question. — Je suis sans avenir et comme sans passé et pourtant me faut-il donc porter le deuil de ma lointaine patrie ? Je me suis alors arrêté d’écrire : j’avais senti je ne sais quel léger et doux soulèvement et, sur l’instant même, j’ai su que j’allais sortir, que j’étais sorti du temps vide. Mon esprit était en éveil : aucune proximité n’était encore établie, mais déjà j’avais le sentiment, antérieur à toute réflexion, d’une résonance sans défaut avec une profondeur vierge. Je pouvais écrire, ou plutôt j’éprouvais
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seulement le désir d’écrire, car le temps favorable était arrivé, mais non pas encore l’instant de me mettre au travail. Je n’étais pas encore en relation avec lui et pourtant déjà j’éprouvais le bonheur d’une consonance : j’attendais avec une entière confiance l’instant du « maintenant écris ». Cette condition privilégiée, j’avais cru que jamais elle ne reviendrait, mais, contrairement à ma crainte, une nouvelle chance m’était donnée qu’il me fallait donc préserver : j’ai réfréné, non sans quelque peine, un entrain prêt à m’emporter. Pour la première fois j’avais été patient et j’en avais été récompensé : je devais, sans hâte ni veulerie, continuer de vivre en entier chaque partie du temps selon sa marche propre ; par précipitation, comme j’avais donc été négligent et injuste envers le temps de la stérilité ! — Dans quelles circonstances mon impatience avait-elle été, sinon brisée, du moins émoussée ? Depuis quand donc étais-je devenu capable d’attendre avec sérénité et presque avec confiance le retour du temps de la proximité ? — Depuis que j’avais su que jamais l’Épreuve n’aurait lieu, mais comment l’avais-je donc appris ? — Maintenant que j’ai raconté comment j’en suis arrivé à poser la question qui a mis fin à mon repos, mieux vaut tenter d’y répondre plutôt que d’incriminer encore une fois, et peut-être injustement, mon impatience jamais éteinte. De ce passé, pourtant si marquant, je garde peu de souvenirs, mais du moins puis-je dire que, pour la première fois, j’ai songé à mettre fm à tout danger, à abandonner tout travail, car je ne ressentais qu’un seul désir : celui de dormir sans arrêt pendant des jours et des jours. Pourquoi donc avais-je perdu tout espoir ? — J’avais pressenti une épreuve avant même le début de ce récit et, peu après l’avoir ébauché, j’ai été ébranlé au point de craindre l’irréparable comme si mon entreprise, à peine commencée, risquait aussitôt d’avorter : si j’avais succombé, j’aurais cru me perdre pour rien, car l’épreuve n’aurait pas été compensée par la découverte que je cherchais, et ainsi ce n’est point seulement par l’humain désir de me sauver, mais au nom de cette découverte encore future, que j’ai résisté à la mauvaise passe que je ne finissais pas de traverser. J’ai maintes fois échappé, je ne sais trop comment, à une épreuve qui chaque fois s’annonçait comme insurmontable, et chaque fois j’en étais satisfait, car j’espérais, en gagnant du temps, parvenir au 42
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moment où je serais capable, si ce n’est de surmonter l’épreuve, du moins de trouver, à la faveur d’une épreuve victorieuse, la solution de l’énigme que je m’étais proposé de résoudre. Il n’est point dans mes habitudes de me décourager promptement, je présumais d’autre part qu’un temps très long était nécessaire avant d’en arriver au moment d’une juste épreuve, et c’est pourquoi de ne point faire de progrès, d’être, au-delà de toute persévérance, toujours menacé par une épreuve prématurée, je ne me suis point alarmé, encore que chaque fois j’aie sincèrement et sans doute véridiquement pu craindre de ne pas résister au péril que je traversais. Ma dernière résistance n’a cependant jamais été emportée, l’épreuve tant redoutée et certes si redoutable n’a jamais eu lieu, même pas cette toute dernière fois où j’étais déprimé au point d’avoir pu croire que la mauvaise passe que je connaissais ne finirait point, ou plutôt s’achèverait pour moi par une catastrophe : pourquoi donc ne me suis-je plus exhorté d’un « dérobe-toi afin d’attendre le moment voulu » ? Voilà longtemps que j’avais commencé ce travail et c’est pourquoi, si l’épreuve avait eu lieu, je n’aurais plus bénéficié de l’excuse de sa précocité, et pourtant elle aurait été aussi éloignée du juste moment qu’elle l’eût été au début de cette histoire : du temps avait passé, mais seulement celui de ma vie d’homme, car je ne m’étais point rapproché d’une juste épreuve. Comment aurais-je eu le courage d’attendre encore ! J’avais le sentiment d’avoir gagné du temps seulement pour apprendre qu’une fin innommable : celle-là même que j’avais toujours refùsée, était pourtant la seule qui m’attendait. J’avais appris, je ne sais encore comment, que jamais une épreuve juste n’aurait lieu et j’ai souhaité que cette découverte me délivrât de tout péril. J’avais été attiré par sa sauvagerie meilleure et plus vraie que tout allégement, je m’étais exposé à sa proximité inconnue, j’avais subi beaucoup plus que je ne l’avais prévu, et c’est pourquoi j’aurais aimé pouvoir dire : elle a déjà eu lieu l’épreuve dont je redoutais la venue ; mon désir était si grand d’en avoir fini avec l’épuisement d’un tourment sans fin que j’ai tenté de me persuader que la seule épreuve possible était désormais passée. La première fois où j’avais pressenti l’épreuve, j’avais certes déjà été ébranlé, peut-être pouvait-on dire que l’épreuve commençait chaque fois qu’elle était prédite, mais ce qui alors avait lieu n’était que le très léger signe précurseur d’une épreuve encore toute future ; 43
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même lorsque j’étais ébranlé au point d’avoir déjà atteint ma limite critique de résistance, l’épreuve n’avait pas encore lieu, mais elle était seulement annoncée, et c’est pourquoi jamais je n’ai pu dire : « maintenant l’épreuve a lieu », mais seulement : « maintenant l’épreuve est proche » ; un ébranlement encore plus vif : celui après lequel il n’y aurait plus eu pour moi d’autre ébranlement, n’aurait été qu’un présage qui aurait laissé l’épreuve intacte : cette pensée fut proche de me désespérer, mais peut-être m’a-t-elle provisoirement sauvé. Je me sentais à bout de résistance, mais j’ai su que, si je me perdais, je serais responsable d’une grossière adultération, et en effet je n’aurais point succombé à l’épreuve ellemême, mais par erreur, parce qu’avant le moment voulu. D’une telle confusion, je ne devais point me rendre coupable et c’est pourquoi, tout en n’espérant plus une épreuve juste, je ne devais point me perdre afin de préserver la pureté de l’Êpreuve à jamais future. J’ai alors pu recommencer d’écrire. — Au récit de ce qui a eu lieu, il me faut ajouter, par un souci de juste distinction, que je ne peux même pas parler de souffrance à propos de cet ébranlement que j’ai souvent subi. Seule l’Êpreuve qui aurait lieu fonderait un véritable « maintenant », et c’est pourquoi tout ce que j’ai subi m’a souvent paru n’être qu’un faux présent, mais jamais l’Êpreuve ne deviendra présente, car son heure est indéfiniment réservée, et ainsi sa menace, dans la mesure même où elle demeure toujours suspendue, m’empêche de réellement souffrir. Le temps de la souffrance n’est pas encore arrivé et jamais ne deviendra présent, mais cette absence de douleur, antérieure à la douleur, est beaucoup plus méchante parce que jamais adoucie par l’espoir d’une délivrance : mon seul avenir a été et demeurera l’Êpreuve elle-même ! — Après avoir dit la sèche dureté sans souffrance et sans espoir du temps qui précède l’Êpreuve, il me faut à présent avoir le courage d’en venir à cet obscur instant où je me suis arrêté d’écrire : alors que s’est-il passé et comment ai-je appris que jamais l’Êpreuve n’aurait lieu ? Penser, même de manière fugitive, mais en même temps notre disconvenance et notre liaison provoque sa proximité sauvage : à l’énoncé de cette Loi, preuve de sa justesse, j’ai été ébranlé plus sévèrement que jamais et pourtant je ne pouvais me contenter de cette découverte, car elle n’était point la réponse attendue, et même j’ai eu le sentiment que je n’aurais rien trouvé, que j’aurais donc
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écrit en vain tant que je n’aurais pas trouvé ce que je cherchais : j’ai donc guetté une pensée inconnue, LA pensée, celle qui ne peut pas être une autre, l’Unique qui répondrait à l’énigme. Cette ultime et prochaine pensée continuait cependant de se dérober : étais-je ce fontainier à l’écoute d’une rivière toute proche, mais qu’il ne libérerait point parce qu’incapable de sonder la roche à l’endroit voulu ? Voilà ce que j’ai dû me demander, mais, au moment même où je remarquai que j’étais quant à moi sans excuse, car aucun obstacle ne me séparait de La pensée, j’ai été ébranlé comme jamais je ne l’avais été auparavant, du moins en écrivant, j’ai craint de m’être trompé le jour où j’avais affirmé que « la plume à la main, jamais je ne périrais », et je pressentis le tout proche instant où j’allais perdre toute pensée : ce pressentiment même m’a empêché de chercher davantage et m’a ainsi privé de la découverte qui aurait rendu l’épreuve présente. — Pourquoi donc ai-je été incapable d’en venir à La pensée ? Lorsque je me suis arrêté d’écrire n’ai-je pas tout simplement fait preuve de faiblesse ? Encore une fois, au lieu de mener ma recherche à bonne fin, ne m’en suis-je pas détourné pour détourner l’Épreuve ? Lorsque j’ai cessé d’écrire, j’étais, ou plutôt j’avais été tout près de trouver : avec plus de courage n’aurais-je pu me maintenir auprès de l’ébranlement favorable et mener ainsi ma recherche à son terme ? — J’ai manqué de courage, mais cette explication est insuffisante : dans le labyrinthe de ma recherche, il est impossible de se perdre définitivement, car tous les écarts ramènent tôt ou tard à la vraie voie, celle où durement l’Épreuve est pressentie, et pourtant ces chemins qui tous, même les plus détournés, convergent vers l’Épreuve, s’arrêtent juste auparavant : ne serait-ce pas l’Épreuve elle-même qui aurait toujours fomenté ma faiblesse ? J’ai souvent refusé d’écrire, ou, de manière plus perverse, j’ai continué d’écrire tout en me dérobant à ma recherche, mais chaque fois n’ai-je pas été dévié ou même dévoyé ? J’ai manqué de courage, mais peut-on maîtriser une répulsion irrésistible ? Dire Non, ce pouvoir je l’ai cru admirable et je me suis étonné qu’il fut si faible, mais, au lieu de m’attribuer le mérite peu vraisemblable de repousser l’Épreuve et de préserver son temps propre, n’aurais-je pas dû m’étonner voilà longtemps que l’Épreuve n’eût pas encore eu heu ! Serais-je parvenu à une transparence sans défaut si j’avais eu le courage de me maintenir auprès de 45
l’ébranlement favorable ? Vain soupçon, car, même si j’avais dit Oui, l’Épreuve, rejetant mon sacrifice, n’aurait pas eu lieu. J’ai pu dire Non seulement parce qu’i/ se tient à distance et j’ai perdu cœur seulement parce que tout ébranlement, mon appui, m’avait, soudain manqué : il convient donc de dire que je n’ai pas refusé l’Épreuve, mais que c’est l’Épreuve qui m’a refusé. Toute transparence s’est retirée au moment même où j’étais tout proche d’une transparence parfaite, et ainsi j’ai été d’autant plus cruellement déçu ; j’ai été privé de toute pensée au moment où je me croyais sur le point de trouver La pensée et surtout (j’ai oublié de le dire 1) j’ai été, du moins un instant, relégué au temps de la stérilité, car c’était lui qui tout d’un coup avait fait défaut. Depuis le début de ce récit, il m’est parfois arrivé de penser que j’avais beaucoup appris, en tout cas plus qu’il n’est permis à un mortel : en persévérant dans ma recherche, car j’ignorais toujours l’essentiel, j’ai redouté d’aller à l’encontre d’une prohibition, mais j’ai estimé que tout ce qui peut être enfreint est faussement prohibé et donc que seule une défense inviolable est la preuve d’un interdit ; j’ai donc continué de me demander pourquoi je lui étais lié, mais j’ai appris que jamais je ne pourrais répondre fondamentalement à l’énigme, car, au moment capital, celui où l’Épreuve n’a pas eu lieu, il s’est dérobé et a emporté avec lui non seulement la réponse mais la possibilité même de questionner : il est en effet défendu ou plutôt contradictoire de vouloir penser en tant que tel ce qui est en dehors de toute pensée. — Non pas un accord, mais une discorde a certes été ma seule relation avec lui, mais, par cet ébranlement même, ce qui n’aurait pas dû avoir lieu avait pourtant lieu ; l’étranger, ce qui n’aurait pas dû se manifester, se manifestait toujours davantage, mais, au dernier moment, tout s’est retourné : l’ébranlement n’a pas atteint à sa plénitude, et, à l’insurmontable Épreuve attendue s’est substituée l’inévitable absence d’épreuve ; le langage, exil où il avait été entraîné, simple caricature de sa condition d’étranger, a disparu : alors, séparé de tout, il s’est retrouvé lui-même comme si sa condition perpétuelle était l’absence de toute patrie. Je n’ai pas répondu à l’énigme et j’ai mis en cause la transparence défectueuse de ma pensée ; il est vrai de dire que je n’ai pas dépassé une transparence voilée, mais, si contrairement à sa nature, il avait été pensable, il n’aurait plus été lui-même, il aurait cessé d’exister, 46
et c’est pourquoi une transparence imparfaite, cause de mon échec, était inévitable et même nécessaire. J’ai échoué, mais j’ai accusé à tort ma pensée de je ne sais quel manquement puisque toute réussite était impossible, et surtout parce que seule sa carence, dont il est l’origine, a effectivement manifesté qu’z'Z est en dehors de toute relation : tant qu’ZZ était seulement dangereux, je pouvais le dire l’ennemi du langage, mais je n’avais pas encore le droit d’affirmer qu’z'Z était étranger ; en revanche, lorsque j’en suis arrivé au moment où l’Épreuve n’a pas eu Heu, ma pensée s’est dépassée et accomplie en dehors d’elle-même : seule l’abolition de toute transparence a en effet manifesté le négatif de la chose incommunicable. J’ai reconnu que seule la défaillance de ma pensée m’a permis d’apprendre qu’z'Z était par nature impensable et pourtant je viens de me surprendre à désirer une transparence inégalée ! Lorsque j’écris, je suis souvent dangereusement à découvert, mais alors je n’ai même pas l’avantage d’être avec lui dans une relation directe puisque simplement je pense à lui, et c’est pourquoi je rêve d’une autre voie que le langage qui me permettrait d’atteindre de manière immédiate à cette chose au-dessous du langage. — Il est temps de prendre garde que, si je parvenais jusqu’à cette chose close sur ellemême, je mourrais à l’instant même : on peut souhaiter une clarté toujours meilleure, et je peux bien dire que j’ai toujours été amoureux de la transparence, mais cette passion me dissimulait qu’à une ouverture totale aurait correspondu un ébranlement aussitôt mortel de telle sorte que je n’aurais même pas eu le temps d’écrire le mot de l’énigme que j’aurais enfin découvert. Pour être trouvée, La pensée aurait besoin de s’appuyer sur l’ébranlement suprême qui ne peut être pourtant que sa conséquence : l’Épreuve juste est donc impossible, mais je serais insensé de m’en plaindre, car, en se dérobant, l’Épreuve m’a protégé. Sans accès, il demeure tout à fait inviolable, mais ainsi il me sauvegarde et se sauvegarde, car, dans le cas où il serait ouvert à une transparence sans frein, contrairement à sa nature il n’aurait plus été fermé à toute relation. Il me faut donc redire qu’au moment où j’ai incriminé le défaut de transparence de ma pensée comme cause de mon échec, je me suis accusé à tort : une pensée fausse est certes opaque, mais une pensée juste est elle aussi défectueuse, non plus par manque de transparence, mais au contraire parce que transparente : plus il se
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livre, même sous la forme d’un ébranlement très défavorable, moins il y a expression de l’étranger en tant qu’absolument séparé. Ma résistance n’a jamais été suffisante pour m’écarter de l’Épreuve à distance convenable, mais j’ai outrepassé ce que je savais en affirmant que j’étais ébranlé par je ne sais quelle mystérieuse émanation dont il aurait été l’origine, car mon inadaptation fondamentale suffit à expliquer mon insécurité : comment pourrais-je être jamais dans un rapport convenable avec ce qui, séparé de tout, repousse toute relation ! Je le redoute à bon droit, mais c’est à tort que je me suis laissé aller à parler de sa sauvagerie, et, sous prétexte qu’ïZ m’est favorable, ce ne serait pas moins à tort que je parlerais de sa sollicitude, car, par nature, il se soustrait toujours à toute connaissance. — Du moins ne puis-je dire qu’tï est sans accès ? Si je /'appelle le Non-Transparent, je le définis seulement de manière tout à fait extérieure, par un nom qui lui est étranger, dont par bonheur il n’est donc pas atteint ; si je /'appelle l’indicible, encore une fois je n’en décris que le dehors, car c’est seulement par rapport à l’ambition déçue de cette œuvre que je le définis ; je suis séparé de lui, mais j’ai trop dit quand j’ai reconnu en lui l’origine du défaut de la transparence, car je ne peux même pas dire qu’iï est séparé de moi ! — Ne puis-je donc du moins /'appeller l’Étranger ou, mieux encore, le Solitaire ou plutôt la Solitude ? Lorsqu’on parle d’un lieu non seulement lointain mais inaccessible et même tout à fait perdu, on appartient encore au même monde, mais, lorsque l’Épreuve a fait défaut, il s’est soustrait à toute relation, même celle d’un ébranlement défavorable : alors, non seulement différent, mais tout à fait autre, il a été lui et lui seul. Plutôt que solitaire dois-je donc /'appeler l’Unique ? — J’ai le sentiment que jamais je ne dirai assez qu’zZ est en dehors de toute relation, je voudrais le penser lui sans moi, chose absolument séparée, mais, si j’y parvenais, j’échouerais au moment même où j’aurais cru réussir : je serais entré en relation avec lui, et ainsi l’Étranger auquel j’aurais accès ne mériterait plus son nom, car il ne serait plus, il n’aurait jamais été étranger. Je m’obstine donc dans une tâche dont le succès est par définition impossible, mais, par mon échec même, je fais du moins la preuve qu’effectivement il est inaccessible ; ce qu’ZZ est en lui-même, seule connaissance qui m’importerait, je continue cependant de l’ignorer, et il serait contradictoire d’espérer qu’un jour je nommerai, ne serait-ce
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qu’indirectement en parlant du moins convenablement de mon échec, ce qui est par nature à l’écart de tout langage. Puisqu’/Z repousse même le qualificatif d’innommable, et si contradictoire ou humiliant que cela puisse être pour un écrivain, ne me faut-il pas convenir que j’ai donné de lui une juste expression, non point en m’exposant avec courage à la dangereuse proximité de l’Épreuve, mais tout au contraire par mes détours et mes dérobades. Lorsqu’à un vif ébranlement j’ai répondu par « Oui, j’écrirai », j’ai fait à tort comme si une invitation m’avait été adressée, comme si, en écrivant, une entente pouvait être trouvée ; au contraire ma lâche fuite devant ma tâche a du moins manifesté qu’entre lui et moi il était impossible de trouver une juste liaison grâce à l’écriture. Mes échappatoires n’ont cependant jamais dépassé le cadre de tergiversations provisoires, et ainsi mon refus lui-même a toujours arbitrairement sous-entendu la possibilité d’un Oui futur et cette fois plénier. — Me faut-il donc convenir que la seule expression valable de « l’Etranger », je l’ai donnée seulement, et certes malgré moi, lorsque j’étais incapable d’écrire ! Je n’ai jamais prétendu connaître son nom, du moins /'ai-je appelé indifférent, inconscient, impersonnel ou étranger, mais, lorsqu’il a disparu, il s’est délivré de tous ces faux noms et est redevenu tout à fait inconnu. — Je dois néanmoins prendre garde que je dirais encore trop si je /'appelais l’inconnu, car c’est de manière tout à fait inapparente et indicible qu’/Z a pu s’accomplir suivant sa nature propre. — Au début de ce récit, lorsque j’ai voulu commencer d’écrire, mais que je ne pouvais écrire, j’ai déploré d’être sans aucun rapport avec lui, mais ma séparation correspondait à sa propre séparation, et ainsi, à ce moment où toute relation était impossible et où je ne pouvais écrire, mon isolement, sinon le révélait, du moins, tout à fait à mon insu, en était l’indice : précieuse disgrâce ! — Une amertume qui jamais ne se résigne, le désir impatient de son retour, inséparables du temps infécond, sont peut-être les tout premiers signes de son retour ; même dans le cas où il ne reviendrait plus, le souvenir de sa venue persisterait, et ainsi, en raison de ce vestige, même le temps de la séparation ne peut être considéré comme une involontaire mais juste expression de la Chose absolument séparée, ou plutôt ce temps ingrat me semble lui-même être de trop. Est-ce que je ne m’obstine pas dans une voie fausse et 49
contradictoire ? Si je prétends qu’iï est étranger, tout à fait incommunicable (et je l’ai dit, et je le maintiens), au moment où je le dis, parce que je peux le dire, il n’est plus cet absolument autre dont je parle, et pourtant je tente de dire que non seulement je ne connais pas son nom, que sa nature m’est inconnue, mais que, conformément à cette nature, son existence même aurait toujours dû demeurer inconnue. Erreur certes puisqu’iï s’est manifesté, puisqu’ il n’aurait pu se dérober s’il n’avait été lié, puisqu’en ce moment même de nouveau il est proche, et pourtant j’en ai la conviction injustifiable : il se suffit à lui-même à tel point que la possibilité d’une relation est l’énigme elle-même !
Avais-je donc espéré en avoir à jamais fini avec le danger ? Avaisje cru que du moins cette histoire était terminée ? Je faisais comme si je disposais d’une paisible langue morte, mais j’ai le sentiment qu’a été touchée jusqu’à être rouverte une plaie que je croyais à jamais fermée. Je suis las de cette recherche harassante, mais, en même temps, je me réjouis : je débouche d’une période sévère et longtemps aride, je me sens allégé, et mon ébranlement lui-même témoigne du moins que ma relation avec lui est redevenue transparente. J’ai en effet été réintroduit dans mon domaine propre : celui de la disconvenance et de la liaison, j’ai ainsi retrouvé intacte l’énigme que je m’étais proposé de résoudre : « pourquoi lui être lié est-ce écrire ? comment puis-je lui être lié ? », et pourtant je ne me propose plus de la deviner. J’ai en effet dû admettre qu’il n’était pas en mon pouvoir de supprimer l’énigme ; j’ai compris qu’il n’y avait pas de solution à trouver : une réponse claire et définitive ne serait qu’une illusion, car mon unique accès à l’énigme : penser la liaison mais aussi la disconvenance, m’interdit de la résoudre ; j’ai donc appris que je devais seulement le préserver de toute confusion avec ce qui, devinable, est seulement d’une obscurité toute provisoire, mais, en dépit de cette tâche à rebours de mon ancien et tenace désir de tout expliquer, je découvre avec bonheur que dans la mesure même où l’énigme se manifeste selon sa nature propre, j’accède à une transparence inconnue. J’ai souvent pensé que depuis le début de cette histoire je n’avais fait aucun progrès, et pourtant, pendant cette longue attente, apparemment si vaine, un lent travail d’usure s’est peut-être produit : la 50
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redoutable érosion dont il est l’origine, en éliminant les pensées fausses, heureusement d’une résistance plus faible que le sens de ma recherche, a-t-elle donc dégagé ce qui seul demeure : l’indestructible énigme ? J’ai eu l’impression de piétiner, et pourtant, avec un mouvement d’une lenteur aussi désespérante mais sûre que celle d’un glacier, a-t-i’Z fait cheminer ma recherche jusqu’à la découverte de son véritable sens ? Une étrange maturation a-t-elle donc pu enfin s’accomplir ? — La prudence, amer mais peut-être seul fruit authentique de l’expérience, m’invite plutôt à dire que je ne suis parvenu qu’à redresser une erreur de perspective, et ainsi je me suis peut-être approché, mais seulement de mon point de départ, car je n’ai pas encore assez dit, je n’ai pas encore dit l’énigme elle-même et prouvé combien l’incompatibilité est irréductible et la liaison manifeste. Depuis que l’épreuve n’a pas eu lieu, je n’ai certes pas été délivré de ma tâche, mais à présent, plutôt que d’être irrité de ne disposer que d’une seule voie d’accès, plutôt que de m’insurger contre la transparence que me donnerait toute approche, j’ai le sentiment que l’unique et étroite voie par laquelle je suis en relation avec lui est d’une richesse inépuisable à tel point que je ne l’ai même pas entamée. A coup sûr cette part qui m’est énigmatiquement octroyée n’a pas atteint toute son ampleur, car, trop hâtivement, de manière tout à fait prématurée, je suis arrivé au défaut de la pensée : les contours de son lieu solitaire sont donc loin d’avoir été atteints dans la mesure même où mon propre domaine demeure inexploré. — Il se peut que le sentiment d’une transparence voilée provienne de la transparence comme voile, mais je n’ai pas encore le droit de le dire : j’ai accordé une grande importance à l’absence d’épreuve, mais, au moment même, après avoir frôlé la découverte de La pensée, je me suis simplement tout d’un coup retrouvé dans le temps vide : cette chute n’était peut-être que la conséquence d’une banale pensée fausse, ou plutôt d’une tentative de sortir de mon domaine très étroitement limité, et ainsi j’ai peut-être exagéré l’importance d’un événement insignifiant. J’ai l’impression que jamais je ne parviendrai à parler exactement de cette absence d’épreuve, événement peut-être capital, peut-être négligeable, mais du moins je sais qu’au moment où il a eu lieu une plus haute transparence était possible. Elle demeure accessible, néanmoins je suis maintenant sans illusion : j’avance sans entrave dans mon
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domaine propre, mais je sais qu’étranger à toute relation jamais il ne deviendra transparent : n’ai-je pas toujours eu le sentiment que la transparence était chaque fois mise en défaut par quelque chose qui repousse toute manifestation ! Je peux donc seulement compter qu’une transparence plus haute sera récusée de manière plus fondamentale que lors de la première absence d’épreuve, mais je ne peux même pas croire qu’elle le sera de manière définitive : jamais je n’attendrai la limite de mon domaine, car, degré par degré, je porterai l’énigme vers elle-même et pourtant j’attendrai toujours, j’attendrai avec un espoir sans cesse plus vif la découverte de La pensée. — Quelle pensée ? Je l’ignore ; elle est introuvable, et pourtant je ne peux même pas désespérer de la connaître un jour. Mettrait-elle pleinement en cause et ainsi magnifierait-elle la coexistence et même l’imbrication de deux éléments dont ce serait trop dire que toujours ils auraient dû se fuir puisque leur rapprochement même est inconcevable ? Je ne peux pas le savoir, mais déjà j’ai le sentiment que notre relation actuelle est un redoutable privilège qui ne m’a pas été accordé, car il est fondamentalement injustifiable : s’i’Z est absolument à l’écart, comment en effet peut-ZZ tolérer la moindre relation ? — Il ne souffre point de ma proximité, car son écart absolu, bien loin d’être réduit, est au contraire oublié et ainsi préservé sous le couvert même de la transparence, mais comment, soustrait à tout rapport, peut-ZZ cependant s’ouvrir de telle sorte qu’une relation même injustifiable soit possible ? L’étranger est ce qui ne s’ouvre pas : comment le moindre accès avec du moins quelque chose de sauvagement indifférent est-il possible ? Notre union contre-nature ne peut que tendre à s’abolir, mais comment une solitude aussi enfouie en elle-même peut-elle, même pour un temps, s’ouvrir à une pensée ? L’œuvre prend son origine dans ce qui est à l’écart de toute communication, et c’est pourquoi j’ai le sentiment que si je parvenais à dire dans sa vérité : il est en dehors de toute relation, je trouverais alors l’origine de toute relation, mais je peux seulement dire qu’écrire, cet acte que j’accomplis en ce moment même, ne va pas du tout de soi : il pourrait cesser de manière si radicale qu’un jour on ne pourra même plus dire : jamais cela n’aurait dû exister. En attendant, cette liaison est effective, et ainsi celui qui récuse toute manifestation est pourtant à l’origine de toute 52
manifestation et partant de l’écriture : redoutable merveille toujours menacée, mais jamais encore abolie. — Cette dernière pensée, tout en m’exaltant, m’a sévèrement ébranlé, mais ce domaine de la nonconvenance et de la liaison est-il bien avant tout le mien ? — Cette incompatibilité qui nous sépare, mais qui persiste, n’aurait-elle pas en lui son origine ? Notre relation m’a souvent paru être une erreur quoique inévitable : ne viendrait-elle pas de sa propre contra diction ? Il est et fermé sur lui-même et ouvrant toute transpa rence : est-:/ donc un être double ?
J’avais appris qu’en dépit de ma pauvre assurance je n’avais jusqu’alors même pas interrogé correctement l’énigme, et en effet je ne suis pas l’un de ses termes, mais seulement le lieu où il s’affronte lui-même ; j’avais appris que jamais l’énigme ne serait résolue, car il ne peut l’emporter sur lui-même, mais j’étais incapable, au moins provisoirement, d’interroger davantage le nouveau visage de l’énigme. — Forcer le temps de la découverte était, je le savais, inutile, dangereux et impie : à une transparence à jamais voilée ne pouvait correspondre qu’un danger toujours limité, quoique peut-être insupportable, mais seulement dans l’avenir, et ainsi je ne devais point imputer à l’incompatibilité de notre relation, mais à mon impatience falsificatrice, à une illusion due à la fatigue, le risque inutile et pervers que j’avais si souvent couru ; dorénavant je devais me garder d’une telle démesure et attendre avec patience l’heure propice de nouvelles découvertes ; je devais même éventuellement accepter le retour de ce temps stérile que j’avais si souvent dédaigné, alors que, si je l’avais accueilli, il m’aurait du moins permis de reprendre souffle : je me suis donc arrêté d’écrire. Les circonstances de ma vie d’homme m’amenèrent alors à chercher le repos, mais, une fois couché, je n’éprouvai aucune envie de dormir. Je constatai que celui qui n’aurait jamais dû se montrer, une fois encore était l’incessant. Le danger s’était en effet avivé dès que j’avais interrompu mon travail comme si écrire, même de manière juste, était toujours un léger masque protecteur en dépit de sa transparence ; de nouveau, pendant de longues minutes, je connus donc l’insécurité. J’étais couché, mais je ne risquais point d’être gagné par la torpeur, car le danger lui-même maintenait ma 1
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vigilance en état d’alerte. J’aurais aimé être capable d’accueillir ce danger, puis je pensai qu’à la vérité on ne peut s’exposer à ce qu’il est impossible de souffrir : je ne tentai point de me dégager, mais j’attendis sans patience que la dureté s’éloignât de moi. De même qu’au temps de la stérilité je n’avais point la certitude qu’z/ réapparaîtrait, de même, lorsque l’épreuve était proche, je n’étais jamais sûr de ne point succomber : distrait par cette pensée, je n’avais point aussitôt pris garde que j’étais revenu, sans avoir rompu le contact, du temps proche de l’épreuve au temps premier : celui où m’était donnée une extrême et pourtant sereine attention. Mon esprit était en éveil, et pourtant je ne me souciais plus de ma recherche : je ne m’accusai point d’avoir fait comme s’il m’avait donné mon congé, je ne prétendis même pas que j’étais nonchalant, car me relever pour travailler me parut hors de saison ; simplement, disposé à laisser faire, je demeurai extrêmement attentif. Je ne souffrais point que le sommeil me fît défaut : je ne fus point tenté de dormir à tout prix et même je désirai que mon insomnie ne cessât point. Lorsque des pensées me venaient, je ne tentais ni de les éconduire, ni de les retenir, mais je les accueillais du moins comme une danse légère autour de ma vigilance. Mon propre calme m’étonna : j’avais l’impression qu’à cette heure où j’étais loin de toute épreuve, où des pensées que je ne me proposais point d’écrire me venaient seulement de temps à autre, je m’étais néanmoins un peu approché de ce que j’avais toujours cherché. Surprenante sérénité ! Plus tard, seulement plus tard, je le sentais, il faudrait en chercher la raison ; cependant mon sentiment tendait à se circonscrire en une phrase que, me sembla-t-il, je parviendrais à préciser seulement la plume à la main : devais-je donc me lever et écrire ? Mon hésitation même fraya la voie à un souvenir ineffaçable et j’ai craint le retour d’une pareille situation : sans merci et pourtant fausse, futilement dangereuse. A mon embarras avait correspondu une tension encore légère, j’entendais parer au plus tôt à toute menace même problématique, mais il n’était pas encore temps d’écrire : cette situation même, spontanément je la formulai en une phrase. Quelques instants je la gardai en pensée, je la répétai plusieurs fois, puis je commençai à être gêné par ce qui devenait fardeau et c’est pourquoi je me levai et écrivis : « j’attends avant l’heure où il est attendu. » Je sentis que cette phrase suffisait et je me recouchai. Je retrouvai 54
une sérénité que mon embarras d’un moment n’avait pas altérée. Mes pensées se firent plus rares. Rien n’avait lieu. Ma vigilance demeurait sans objet. S’était-// retiré ? J’ai eu le sentiment d’être ouvert à un monde tout à fait autre que le sien et pourtant de m’être rapproché, de m’être un peu approché de ce que j’avais toujours cherché. Je me racontai à moi-même : « je suis un gardefrontière, et pourtant il n’est pas de tranquillité meilleure que la mienne, car c’est une solitude sans fin qu’il m’a été imparti de surveiller. » J’étais heureux. Longtemps je suis demeuré tout à fait immobile. Sentinelle, je guettais sans fin un calme inaltérable. — A mon réveil seulement, je m’aperçus que le sommeil avait mis fin à ma garde. La nuit paisible avait interrompu ma faction, mais, lorsque je me réveillai, c’était encore ou c’était de nouveau le temps favorable pour écrire. J’aurais pu reprendre mon guet sans souci, mais je fus capable seulement d’une attention marginale et discontinue, car je dus vaquer à mes occupations quotidiennes ; souvent elles avaient été mon seul recours pour rompre tout rapport avec lui, allais-je donc, cette fois contre mon gré, misérablement échouer dans le temps vide ! Je ne fus pas délaissé, mais j’eus au contraire le sentiment d’une proximité constante ; je savais que je connaîtrais d’autres périodes ingrates, mais, en attendant, j’étais heureux de ce voisinage, car il me donnait mémoire de moi-même : ma fonction était d’écrire, et l’assurance que ma recherche serait fructueuse dès que je pourrais écrire. Comme j’avais hâte de me mettre au travail ! J’étais distrait de ma tâche quotidienne tant déjà je m’interrogeais, car ma vigilance si tranquille était, j’en avais le sentiment, la clef de notre relation et partant de mon propre secret : ce que j’avais vécu, pourtant dans une telle simplicité, était devenu pour moimême une énigme. — Dois-je m’étonner qu’au moment où ma vie d’homme me laissa enfin le temps d’écrire, j’aie dû reconnaître ce que je savais déjà : le temps de l’attente avait pris fin pour faire place à celui de la proximité. Après n’avoir été si longtemps introduit dans ma propre histoire qu’à son avant-dernier moment, juste avant cette épreuve à laquelle on ne pourrait résister, je me suis cette fois longuement situé dans un temps où tout ce qui aurait lieu était imprévisible, où tout ce qui avait eu lieu était aboli : l’attente est inséparable d’une
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perpétuelle fraîcheur, car, je peux l’affirmer, d’une reprise à l’autre le temps ne s’écoule pas : l’histoire ne recommence pas, mais à chaque fois commence. Heure première, ou plutôt heure immobile : longtemps j’ai attendu, puis j’ai dormi, et ainsi dans ma vie d’homme le temps s’était écoulé, mais, dans ce monde qui était le sien, le temps n’avait pas tourné : l’heure était toujours la même, celle de l’attente pure. — Pourquoi donc le temps sans souci est-il celui de la vigilance ? Puisque rien ne pouvait troubler ma sérénité, j’ai donc surveillé la tranquillité elle-même : est-ce donc lui que j’ai protégé ? Est-ce donc de moi que je Z’ai gardé ? Alors je Pavais oublié au point d’avoir le sentiment d’être ouvert à un monde tout à fait autre que le sien : comment ne se serait-z'Z pas satisfait d’une vigilance qui préservait son incognito ! — Mon calme n’était pas altéré par le moindre frémissement et il aurait pu indéfiniment se perpétuer : je n’étais donc pas encore en relation effective avec lui et c’est à bon droit que j’ai pu écrire : « j’attends avant l’heure où il est attendu », néanmoins je ne peux douter qu’z'Z fut à l’origine de ma propre solitude face à ce monde que je ne reconnaissais pas, mais qui, inconnu, était précisément le sien. Je l’ai attendu à l’heure vierge : jamais encore il n’était apparu, mon attente était si précoce qu’elle était encore sans objet, mais par mon attente, par la douceur enclose en ma solitude, il commençait de se manifester. Comment l’attente ne serait-elle pas le temps privilégié ! Elle seule satisfait sa double nature : une présence, mais telle qu’z'Z demeure effacé et tout à fait en retrait, peut seule lui convenir : n’est-i'Z pas et séparé de tout et à l’origine de toute relation ! Le temps propre à son apparition était indéfiniment réservé : aurais-je dû me contenter d’être un simple signe, ou plutôt un clair indice, obscur à moi-même, d’une apparition à jamais future ? Par curiosité suis-je allé à l’encontre d’une réserve que j’aurais dû protéger ? Est-ce donc par une impatience injustifiable qu’une fois encore j’ai écrit et ne serait-ce point pour avoir commencé d’écrire avant le moment voulu que maintenant je suis incapable d’en finir et que je ne pourrai m’arrêter d’écrire que de manière prématurée ! Pendant la nuit, je m’étais gardé d’écrire, mais alors qu’avais-je pu remarquer ? Le temps d’écrire était annoncé et par l’attente, son signe avant-coureur, il commençait de s’accomplir, mais cette heure pourtant nulle s’est retirée : j’ai été privé de l’espoir d’écrire et, 56
bien loin d’être capable d’un guet au-dessus de toute défaillance, je me suis endormi, puis le temps de la vigilance m’a de nouveau ouvert à l’attente d’un lointain « maintenant écris » ; l’heure sans heure de l’attente est certes inaugurale, car mon esprit est alors éveillé, je suis en condition d’écrire, j’attends le moment opportun pour écrire, déjà je trouve bien des pensées justes, mais, au lieu que vienne l’instant du « maintenant écris », le temps prophétique lui-même bientôt se retire : voilà seulement ce qui m’a été donné, mais n’était-ce pas là cependant la mesure à ne pas dépasser ? Lorsque je n’ai plus devancé l’instant du « maintenant écris », lorsque je n’ai plus éprouvé le désir de hâter l’heure d’écrire, lorsque je ne me suis même plus rebellé contre l’éventuel retour du temps vide, n’ai-je pas eu le sentiment de m’être approché de ce qui seul convenait ! Aurais-je dû me contenter d’être le Heu premier et déjà extrême d’un affleurement provisoire dont, par pudeur, jamais je n’aurais dû témoigner, afin qu’il n’en demeurât point la moindre trace ? Aurais-je dû me plier à cette alternance d’espoir et d’effacement dont il est l’origine ? Il se peut. — Sa double nature est-elle à l’origine de ce mouvement d’approche et de retrait, ou bien au contraire une pulsation élémentaire régit-elle l’alternance d’apparition et de disparition d’une nature immuablement simple ? Je suis incapable de trancher entre ces deux propositions et peut-être sont-elles moins opposées qu’il ne paraît, mais, pour être à même de répondre, il aurait fallu /'accueillir selon son rythme propre avec une souplesse, une docilité, une attention, une franchise dont j’ai été tout à fait incapable. Il importera d’accepter la double orientation de sa nature et ainsi de me püer à un mouvement pendulaire : même si alors je suis Hbre de mon temps, même si je n’ai plus qu’à terminer mon travail, même si je me sens tout près de trouver ce que je cherche, je ne devrai pas persévérer dans ma tâche au moment où je sentirai qu’i'Z est en train de se retirer, sinon je me tromperais inévitablement puisque j’aurais prétendu travailler au moment où le fondement de toute juste recherche commençait à faire défaut ; chaque fois au contraire que je me sentirai remis à flot, je devrai travailler ou du moins être accueillant. — De même qu’il me faudra trouver un art de vivre, un art d’authentiquement mal vivre en son absence, de même il ne me faudra plus laisser passer la chance que m’offre 57
le temps de la proximité : je crois en effet que mon ébranlement n’a encore jamais été assez vif, ou du moins que je n’ai pas su lui répondre : parce que tourné vers le passé, même si ce passé est tout récent, même si ce dont je fais le récit est la toute dernière alerte, conséquence d’une pensée juste que l’on expose, écrire détourne en effet de l’ébranlement qui est naturellement en attente du futur : pour soutenir sa proximité, sans jamais la masquer, il faudra donc inventer un nouvel art d’écrire. — J’ai dit que l’attente pure, ou du moins que le désir d’écrire était la limite à ne pas dépasser, mais alors j’écrivais et, bien loin d’arrêter mon travail, j’ai non seulement continué d’écrire, mais, à la vérité, au moment même je songeais à une œuvre future. A présent j’ai en effet l’impression que par l’attente il m’était impossible de m’approcher davantage et que cette attente pure a seulement été l’image de ce qu’il convient de chercher. Plutôt qu’un temps pur, l’attente n’est-elle pas en effet seulement un équilibre précaire, un temps indécis où provisoirement la discorde s’apaise, où la contradiction propre à sa nature risque de se compromettre et de s’affadir ? — Même lorsqu’iï se fait connaître seulement comme ce qui se tient toujours en deçà de la transparence, cette révélation est encore excessive ; même lorsqu’il fonde une attente tout à fait discrète, car son origine est alors insoupçonnée, il se manifeste contrairement à sa propre nature ; même si jamais je n’avais écrit, notre liaison aurait seulement été suspendue lorsque j’aurais été en dehors de toute relation avec lui, et ainsi jamais le temps ne pourrait venir où il sera vrai qu’zï n’aurait jamais dû se montrer, ou plutôt qu’il a toujours été absolument inconnu. Jamais l’attente ne suffira donc à satisfaire ce qui en lui se refuse à toute connaissance, mais ni l’attente avec son risque d’un dangereux assoupissement, ni l’impatient désir qu’il provoque, ni tout ce que j’ai pu écrire ne satisfont ce qui en lui est le principe de toute manifestation : lorsque notre liaison est la plus évidente, elle ne fait que commencer, mais de manière tout à fait prématurée, ou plutôt elle n’a encore jamais commencé puisque La pensée, instant du grand éveil, demeure encore future. Dès le premier mot, j’étais déjà trop prolixe, et pourtant j’ai jusqu’à maintenant écrit sans encore écrire, car mon temps propre est un entre-temps : au-delà d’une non-parole à jamais perdue et pourtant
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en deçà du premier mot : Silence et Parole sont donc tous les deux futurs. — Sa nature contradictoire le pousse tantôt à se retirer de tout lieu et de tout temps, tantôt, après la latence du pur éveil, à s’approcher de telle sorte que je deviens du moins le lieu solitaire où il est attendu, mais jamais il ne se retire au point de rendre impossible le retour du temps premier (c’est pourquoi l’inquiétude du temps vide, encore qu’elle annonce le temps où il ne reviendra plus, est provisoirement sans fondement), et jamais il ne s’approche jusqu’à devenir et à jamais demeurer présent. — Ma tâche consistet-elle donc non seulement à me plier à son va-et-vient, mais à le porter vers ses deux pôles opposés jusqu’au moment où, à son amplitude extrême, il atteindra au repos de son terme commun ? Alors la double exigence de sa nature sera-t-elle satisfaite en même temps comme s’il n’avait jamais eu qu’un seul désir ? — Il est à l’origine du désir d’écrire, mais je ne peux même pas dire que j’ai commencé une œuvre dont il serait effectivement l’origine : une œuvre future, celle qui parviendrait enfin au « maintenant écris », celle qui trouverait La pensée, lui permettrait-elle d’éclore et de s’épanouir selon sa vérité propre ? — A ce qui en lui refuse toute manifestation, écrire est tout à fait indifférent, et pourtant, contrairement à ce que j’ai toujours cru, une œuvre, et une œuvre seule, serait-elle donc nécessaire afin de lui donner une solitude désormais à l’abri de toute inquisition ? — Puis-je dire : la même œuvre peut satisfaire sa double exigence contradictoire : telle est l’énigme ? Il récuse toute transparence, mais je ne dois pas dire que tantôt il est pleinement offert et tantôt fermé à toute relation, car ce qui s’ouvre témoigne de sa réserve inviolée ; au moment où il est mon tout proche voisin, on ne peut même pas dire qu’j/ émerge, mais tout au plus qu’ï/ affleure à une présence, et c’est pourquoi il ne se montre point sous la forme d’une réalité visible et tangible, mais sous celle d’une apparition distante ; même au moment où une pensée juste lui permet de se manifester avec un éclat presque insoutenable, il demeure presque totalement à l’état latent à tel point que son existence paraît douteuse, illusoire, ou plutôt imaginaire : quelque important qu’il soit pour moi, son rythme d’apparition et de disparition n’affecte donc point sa constante et essentielle immersion, et pourtant c’est de cette partie jamais dévoilée, du temps où il a entièrement disparu au-dessous de mon
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horizon, que prend naissance le mouvement ascendant qui m’ouvre à l’attente et me conduit à de justes pensées. — Cette attente est certes le commencement de la partie consciente de mon histoire, mais elle n’en est point le moment premier, car elle est seulement la conséquence d’un long parcours ténébreux dont l’origine m’échappe donc nécessairement ; j’aurais aimé avoir en partage une vigilance attentive au moindre signe précurseur, sensible à un frémissement presque imperceptible, capable de détecter le plus léger ébranlement et de localiser son lieu d’origine le plus lointain, mais, antérieurement à l’attente, je suis incapable de tout pressentiment, et au contraire j’ai parfois l’impression fugitive que c’est lui qui me pressent pour une tâche future en favorisant furtivement en moi les pensées qui formeront le tout premier projet d’une œuvre. Je songe maintenant avec nostalgie à mon ancien désir, dont je n’ai pas parlé quoique dérivé de mon projet primitif, de le guetter à loisir avant le moindre affleurement, de sentir son approche beaucoup plus tôt que de coutume, en un temps où elle ne m aurait pas encore appelé à écrire, temps si précoce que j’aurais pu épier le moment où le « il faut écrire » aurait pris naissance. J ai appris à quel point ce désir est insensé ; je sais que partiellement je resterai toujours opaque à moi-même dans la mesure où l’origine d’une œuvre est issue d’un temps et d’un lieu dont je suis et serai toujours exclu ; je sais que jamais je n’assisterai au tout début d’un mouvement dont l’oeuvre, simple écume, n’est que la conséquence allusive ; je suis donc averti que tout ce que j écrirai sera condamné à la même superficialité, et pourtant ce point originel et introuvable demeure le seul souci de ma pensée : n’est-il pas l’un des pôles de sa nature et, qui sait, l’origine de sa double nature ! J’ai longuement dit que j’étais toujours en dehors de toute relation essentielle avec lui, car sa profondeur ne m’est point ouverte, et pourtant je n’ai pas encore assez dit à quel point il est l’Etranger. — Ce quelque chose dont je voudrais tant parler est en effet enseveli dans un oubli qui pourtant ne suppose point d’autre passé qu’un même état d’oubli : comment ne serait-:/ pas inconscient de lui-même et tout à fait anonyme puisque de tout temps il s’est perdu lui-même ! L’ébranlement que maintenant je supporte n’est peut-être que le reflet de la pauvreté sans nom de cet étranger à lui-même indifférent et étranger, de cette 60
impersonnelle chose-en-souffrance au-dessous pourtant de toute souffrance. Comment irais-je jusqu’à lui et trouverais-je La pensée : il ne peut venir jusqu’à moi, il ne peut même pas se trouver luimême, car son écart lui a toujours scellé ce lieu inconnu, son propre centre, où le Oui et le Non prennent énigmatiquement leur origine. — Très au-dessous de ce qui m’ébranle, c’est lui cependant, profondeur jamais émergée, jamais perdue dans un abîme au-delà de tout espace, qui, par un double mouvement, tente d’atteindre à son propre séjour : temple haut dressé, sépulcre introuvable, auquel ce solitaire toujours en dehors de sa solitude n’a encore jamais pu accéder.
Pendant quelques instants, je me suis arrêté d’écrire et alors j’ai eu le sentiment qu’zY avait transpercé je ne sais quelles enveloppes inconnues de moi-même : j’étais dépouillé de mon ultime protection ; ma sensibilité était mise à nu, jamais mon esprit n’avait encore connu la fraîcheur, la vigueur d’un tel éveil. Il n’était plus temps, ni question de chercher un surcroît de force ; je n’avais ni échappatoire, ni la possibilité du moindre recul, car c’était le sérieux de longues minutes de vérité. Une fois encore je me suis demandé si tout mon rôle ne se réduisait pas à être cette sorte d’insensible plaie à vif, ce lieu à ciel, si ce n’est ouvert, du moins transparent, par lequel il se manifestait, puis, de peur que la plaie ne se refermât prématurément, j’ai pensé qu’il était préférable d’écrire, qu’il était peut-être nécessaire d’écrire : il m’éveillait, mais peut-être devais-je en retour le faire sortir de sa léthargie afin de donner à l’oubli originel la consistance d’un souvenir qui pourrait ensuite être réellement perdu. Qu’est-ce donc que supporter son ébranlement ? — J’ai le sentiment que je suis proche de lui et qu’en même temps je m’approche de quelque chose d’essentiel qui donnerait enfin son sens à ma recherche. Puis-je dire que je suis près d’atteindre à ma propre intimité ? Bien loin de me reclure en moi-même, j’émerge à ma propre surface, mais ainsi je suis exposé à un souffle immobile et glacial. J’ai été débusqué d’une retraite ignorée : qu’est-ce donc qui me soulève hors de moi ? Jamais je ne me suis senti aussi près de me trouver et je suis en effet sur le point de parler de ce qui s’apprête à m’entraîner et que je retiens encore, de ce quelque chose 61
d’étranger qui m’écarte de moi-même comme si j’étais le maître du seul lieu où il pourrait se rencontrer lui-même. Redouterais-je à ce point d’être déporté si je ne me sentais en partance ! Le dégel a commencé, je sens une très légère dérive, je côtoie la surface lisse et transparente d’un pays inconnu : vais-je donc enfin parler de sa profondeur vierge, si attirante, qu’à présent je devine ? — Je ne peux pas, je ne peux pas encore, et pourtant ne suis-je pas déjà sur le point d’en parler !
Un instant je me suis arrêté d’écrire. Alors s’est manifesté de manière plus ouverte un sentiment qui avait commencé de naître un peu auparavant : celui d’être fait d’une matière plus fraîche, plus vive que de coutume, plus fragile aussi et cependant invulnérable. — Cette immunité, dont sans doute je ne serai le reflet qu’un seul instant, est encore toute future, mais déjà a lieu son écho antérieur : e cette promesse, même si elle annonce un lendemain à jamais vide, mon cœur se réjouit. — Va-t-i7 m’introduire dans mon propre matin ? Un jour la Fête aura-t-elle heu ? Sera-t-elle donc écrite cette œuvre à la transparence parfaite qui portera son filigrane illisible et partant,souverain ? Absolument inapparent et en secret de luimême il s élèvera dans la pureté de sa propre gloire : de l’Œuvre tout à fait solitaire, car se suffisant à elle-même, je recevrai alors mon congé.
Une voix de fin silence
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Pour Jacqueline.
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Et voici, l’Etemel passa. Et devant l’Etemel, il y eut un vent fort et violent qui déchirait les montagnes et brisait les rochers : l’Etemel n’était pas dans le vent. Et après le vent, ce fut un tremblement de terre : l’Etemel n’était pas dans le tremblement de terre. Et après le tremblement de terre, un feu : l’Etemel n’était pas dans le feu. Et après le feu, une voix de fin silence. Quand Elle l’entendit, il s’enveloppa le visage de son manteau, il sortit et se tint à l’entrée de la caverne.
(Premier Livre des Rois, XIX, 11-13.) Traduction d’Emmanuel Lévinas
Ce qui m’arrivait, et qui d’emblée éveilla en moi le désir d’une œuvre future, j’eus aussitôt conscience que je ne disposais d’aucune langue pour en parler, car, spécifique, cela était si différent de ce que l’on éprouve dans la vie ordinaire que j’aurais été incapable de le nommer même si, peintre ou musicien, j’avais pu inventer un langage. Je tentai néanmoins de faire correspondre quelques pensées à ce que je sentais, mais je m’aperçus bientôt que j’allais ainsi à contresens de ce qu’il convenait de faire : chaque fois que je trouvais quelques bribes d’un commentaire approximatif, et même lorsque je ne faisais que chercher, je n’éclaircissais pas, mais je dissimulais et amoindrissais mon sentiment. Je fiis tenté d’appréhender l’origine occulte de cette sorte de visite, mais, dès que je forgeais l’idée de je ne sais quel affleurement immobile et distant, je ne rencontrais que le vide, je m’éloignais de ce qui m’était réellement donné et qui me contentait lorsque j’étais capable de l’accueillir selon sa nature propre. — J’étais ouvert à une fraîcheur qui jamais ne se fanait, qui mettait ma sensibilité à vif, et pourtant à peine puis-je parler d’une émotion tant elle était non seulement fine et retenue, mais comme suspendue. Ce recueillement je devais le préserver, ou plutôt il me suffisait de 69
l’accueillir, calme qui me donnait au calme, qui disposait mon cœur selon une mesure secrète à laquelle rien ne manquait. Je continuai de me sentir concerné, et même requis, en tant qu’auteur présumé d’une œuvre à faire, mais mon esprit enfin demeurait libre de toute idée. Rien ne m’était demandé si ce n’est de laisser s’accomplir, selon son temps propre, ce que je n’ose appeler un événement. Sans l’espoir, sans même la coutumière arrière-pensée de faire quelque découverte, et néanmoins sans aucune distraction, je devais simplement me tenir sous la proximité nue de ce qui avait lieu. Aucun objet n’était proposé à mon attention, j’étais donné à une attention extrême mais nue, ce qui me permettait de répondre aux nécessités de ma vie d’homme,. il est vrai alors assez peu astreignantes. Je me félicitai de ce hasard et de ma solitude, car, en dépit de la sûreté d’un espace qui peut-être me gardait, je me sentais tout à fait vulnérable : j’aurais été profondément blessé si l’on s’était adressé à moi avec la moindre dureté, ou plutôt la nécessité de parler pour répondre à quelque question, même la plus innocente, aurait été une souffrance que je ne pouvais envisager avec sang-froid. Je sentais bien que tout aurait brutalement pris fin, manque de déférence que je n’aurais pu me pardonner, car j’aurais sans doute été responsable d’une telle fragilité. M’étais-je distrait, faute d’autant plus grave que j’avais manqué de confiance ? Une attention aussi soutenue m’avait-elle fatigué ? Était-ce l’heure du retrait ? Je ne sais, mais ce qui était venu à moi, j’en pris soudain conscience, me touchait moins : je ne tentai point de retenir ce qui s’en allait. Je sentis bientôt qu’un départ sans retour venait de se produire, puis cette amère impression d’absence, preuve du moins d’un événement, cette dernière trace elle-même disparut. Je n’avais fait aucune découverte : je savais que je ne pourrais jamais parler directement de ce que j’avais éprouvé, mais, bien loin d’avoir l’impression d’un échec, je fus alors, si ce n’est heureux, du moins reconnaissant, et en effet n’ai-je pas été pendant quelque temps dans une froide intimité avec ce qui est demeuré une solitude inconnue ? M’a-t-elle, certes à mon insu, pris discrètement à témoin ? — Rapporter ce qui m’était arrivé m’a paru naturel, mais à présent je m’interroge : je n’ai trahi aucun secret, j’ai dit seulement qu’un avènement très simple avait eu lieu, et pourtant n’ai-je pas trop parlé ?
I
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... et si j’écrivais du moins : l’Œuvre est impossible ? A quoi bon ? Par cette seule phrase, je ne dirais rien et pourtant je ne pourrais rien ajouter. — J’avais cru trouver un biais pour commencer un nouveau travail, mais, comme mon propos dérisoire était pourtant irréalisable, je me résolus, en dépit de mon désir, de mon angoisse, à attendre encore. Je me disposais donc à revenir aux tâches de la vie quotidienne, mais j’eus l’impression que j’irais à contre-courant de ce que je devais faire en me livrant à quelque occupation que ce fût. Je n’avais rien à faire, je devais seulement rester disponible, proposition que je tentai de trouver ridicule puisque je ne pouvais toujours pas écrire, mais qui ne se discutait point. J’avais l’impression d’être libre, de pouvoir repousser une œuvre qui ne s’imposait pas, qui m’écartait plutôt du commencement comme si l’acte d’écrire supposait une différence de niveau et même cachait quelque chose de disjoint. Je fus effleuré par de vieilles angoisses ; j’étais par avance excédé de la tâche sans mesure que j’allais entreprendre ; un tel départ manquerait d’éclat, mais c’est précisément parce que ce début sans importance remettait à plus tard le commencement que, sans enthousiasme, je me suis mis à écrire. Ces lignes une fois écrites, je fus saisi par un découragement qui
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n’a pas encore pris fin : je me reprochai d’avoir agi à la légère en m’engageant dans cette nouvelle œuvre par un biais occasionnel et bientôt sans issue ; j’étais victime d’un tourment que j’avais moimême déclenché, et c’est pourquoi je voulus mettre un terme au plus tôt à cette mésaventure : ne me suffisait-il pas de considérer ces premières lignes comme un faux coup pour annuler ce qui avait eu heu ! Décidé à attendre un moment plus favorable, je me disposai à reprendre les préparatifs d’une œuvre encore fùture, j’ouvris un carnet d’esquisses, mais j’en tournai les pages seulement quelques instants et sans être capable de les lire, car de nouveau je sentis que je ne pouvais pas, que je ne devais pas altérer le vide qui m’était imparti. Je fus ainsi ramené vers ces pages que je voulais rejeter, je viens sans joie de leur donner cette suite, car, comme déjà je le pensais au moment de les rayer de ma mémoire, elles sont milles, et je voudrais les détruire.
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H y a un malheur, un malheur sans nom : voilà seulement ce que je sais dire, conclusion sans prémisses que je ressasse au long de ces nuits que le souci de l’Œuvre prive souvent de sommeil. — Je voudrais maintenant parler de ce malheur, mais les mots se dérobent, je ne peux parler de rien, même pas de cette nouvelle détresse, détresse qui se redouble indéfiniment. Comment ne pas avoir envie de rejeter le peu que j’ai écrit ! Il y a un malheur extrême, je le pressens, ou plutôt je l’affirme sans savoir de quoi je parle, mais je n’en suis point bouleversé et je doute même d’en être vraiment affecté. — J’éprouve seulement le fantôme d’une souffrance, mais, si j’étais tout à fait indifférent, je pourrais lâcher la plume. Je ne peux ni écrire, ni renoncer à écrire, mais j’en viens à penser que par cette froide exclusion j’entretiens un rapport juste, le seul possible, avec ce malheur dont je voudrais tant parler. L’exil m’a été imparti : à présent je l’accepte sans aigreur et même avec calme comme si je me confiais à lui. Je suis à distance et néanmoins je ne suis pas enfermé : une gravité muette, une tendresse nostalgique disposent mon cœur et me tournent vers ce malheur, et pourtant une page qui serait une plainte ni véhémente, ni déchirante, mais basse, calme, monotone, si juste qu’elle ne cesserait plus de se faire entendre, serait un faux témoignage, car
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ce malheur est inconsolable, ou plutôt il n’est question ni de le consoler, ni même de le plaindre. Que conviendrait-il donc de faire ? Qu’est-ce donc que ce malheur ? Comment est-il lié à cette Œuvre que je ne peux écrire ? Je l’ignore. Je crois seulement que mon accablement sans larmes parle, ne parle pas, du malheur sans nom.
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Ma vie d’homme me laissait du temps libre, mais avant même de songer à m’asseoir à ma table de travail, je savais qu’il ne fallait pas écrire : je sentais quelque résistance comme si j’étais tenu à l’écart par un léger cran d’arrêt. Si je l’avais forcé, aurais-je commis une infraction ? Ce serait trop dire, mais j’aurais agi à contresens puisque je n’éprouvais point le désir d’écrire ; j’aurais provoqué une contrainte, un écœurement comme si, à contretemps, je portais nourriture à ce qui n’avait pas faim. Je n’ai pas cherché à écrire, même pas pour dire que je n’avais pas à écrire, mais, songeant à amorcer le retour de mon propre pouvoir, j’ai essayé de relire ce que j’avais écrit. Je n’ai pas pu. Si je déclarais que la première phrase de cet ouvrage n’était formée que de mots ou même que de lettres, je dirais encore trop, car je n’ai pas eu le temps de l’isoler : d’emblée toute la première page, pourtant là sous mes yeux, était comme absente. Aurais-je pu mettre un terme à ce fiigace mouvement de retrait ? Je le crois, mais je ne serais pas rentré en possession de ce que j’avais écrit et j’aurais eu seulement la honte d’avoir voulu rentrer chez moi par effraction. Je n’ai pas insisté et je me suis laissé rejeter à cette attente dont j’avais imprudemment tenté de sortir. Longtemps je suis resté désœuvré : j’étais las de ne rien faire,
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mais je n’avais goût à rien et je ne pouvais même pas dire que j’attendais, car mon ennui ne se transmutait plus en cet exil où j’ai du moins le sentiment d’une Œuvre impossible. Mon ennui luimême s’estompa et je songeai alors à m’occuper à quelque besogne. Je me décidai pour une lecture, mais, distraitement, mes yeux parcoururent seulement quelques lignes, car je reconnus aussitôt cette intolérance qui écarte de moi tout ce qui n’est pas... j’allais dire le travail de mon œuvre, mais ce mot est trop ambitieux, car être ramené sous la proximité d’une Œuvre encore toute réservée ne me donnait pas le pouvoir d’écrire, même pas pour faire un constat de carence. J’ai accepté d’être tenu à l’écart et du monde humain et du monde de l’Œuvre, mais sans doute est-ce à ce moment-là, ou peut-être un peü auparavant, que des ébauches de phrases, décrivant ma situation, se formèrent dans mon esprit. — Il ne me parut pas contradictoire de les déposer dans cet écrit.
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Un sentiment assez vif, toujours égal à lui-même, d’emblée en rapport avec l’Œuvre que je me propose d’écrire, et je dirais sentiment même de cette Œuvre : voilà ce que j’éprouve depuis des heures, sans autres discontinuités que celles, rares et brèves, provoquées par la vie courante, mais il me faut aussitôt ajouter qu’aucune idée concernant cette Œuvre ne m’est venue à l’esprit. J’interroge ce sentiment, je voudrais le décrire, mais il demeure soustrait à ma pensée que pourtant il harcèle. — J’ai souhaité de mettre un terme à ce tourment stérile, mais j’ai alors reconnu, caractéristique marquante de ma situation, que je ne peux pas m’en détourner : mon actuelle insistance à décrire de manière correcte ce qui m’arrive ne métamorphose point, mais redouble mon obsession. — Est-elle, ou du moins pourrait-elle devenir révélatrice de ce qui la suscite ? Même si parfois, par impatience, je suis tenté de le croire, il n’en est rien, et pourtant ce sentiment inlassable est un témoin, qui ne parle pas, que je ne peux pas interroger, mais est un témoin, car il renvoie à autre chose qu’à lui-même : ce qu’il désigne me demeure inconnu, et pourtant je l’appelle l’Œuvre.
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Ce sentiment que j’ai éprouvé longuement durant une nuit presque sans sommeil, est-ce que ce fut de nouveau celui de l’Œuvre ? Peut-être était-ce ce même sentiment mais sans gaieté, sans élan, à une phase plus avancée que de coutume, d’emblée comme si depuis longtemps déjà j’attendais. Je ne trouvais rien, ou plutôt je ne cherchais même pas et ainsi, antérieurement à tout commencement, j’étais à ma limite, mais sans buter contre aucun obstacle puisque tout au contraire j’étais tourné vers ce que j’attendais. Je ne désirais pas renoncer, je ne pouvais pas me détourner et ainsi je restais comme retenu à une frontière. — Cette pression que j’exerçais était-elle au moins suscitée par l’objet de mon attente ? Mon impatience, ma volonté de conquête, exaspérées de ne pouvoir se satisfaire, trahissaient, je le sentais bien, la nudité de cette attente dont rien n’annonçait qu’elle prendrait fin. Ma pensée était tourmentée jusque dans son intimité comme si l’on cherchait à l’arracher à son mutisme, et pourtant lorsque quelques idées me vinrent à l’esprit, je les repoussai tant elles étaient insuffisantes. Aucune pensée, me sembla-t-il, ne pourrait jamais me satisfaire, et si j’attendais que le silence prît fin, ce n’était pas seulement cela mais tout autre chose que j’attendais. 80
Le temps d’écrire était arrivé : je pensais constamment à mon travail, j’avais la conviction d’être prêt, je me croyais capable d’écrire correctement, mais je ne pouvais pas me mettre à écrire, car je ne savais pas du tout de quoi il convenait de parler. D’abord je n’en fus guère surpris : jamais je ne choisis mon propos et je recommence chaque fois sur de nouveaux frais, mais, contrairement à l’ordinaire où, après un certain délai, un nouveau thème se dessine clairement, cette fois-ci l’Œuvre, comme sans matière, continuait de se dérober. Comme l’attente persistait inexplicablement après son temps propre, je fus tenté, pour mettre fin à cette cruelle indécision, de choisir n’importe quel sujet, mais je sentis que c’était la faute même à ne pas commettre et qu’il me fallait encore attendre. Je me plus à imaginer qu’en moi était à l’œuvre un obscur travail qui, lentement, mais sans relâche, se frayait une voie à la recherche d’une issue. Tout se passa pourtant comme si j’étais le lieu d’un travail douteux et même hagard, car mon indétermination augmenta, et je compris qu’au fur et à mesure que le temps passait je ne me rapprochais pas, mais qu’au contraire je ne cessais de m’éloigner de ce moment mémorable où j’aurais pu dire : « maintenant, j’écris ». Éprouver vraiment l’impossibilité d’écrire 81
et donc ne pas pouvoir parler même de cette impossibilité ; rester longtemps, peut-être indéfiniment, sans écrire ; bref, être au bord de l’écriture, mais ne plus du tout pouvoir écrire, était-ce donc de cela que j’étais menacé ? A cette pensée d’une famine sans autre horizon qu’une autre famine sans précédent, j’ai reculé d’effroi, et j’en vins bientôt à croire que cette mésaventure, ce tourment, formaient l’expérience même dont je devais parler, et c’est ainsi que moi qui, quelques instants auparavant, désespérais de jamais pouvoir écrire, je dus abréger mes préparatifs tant j’avais hâte de me mettre au travail. — J’ai donc fait ce récit, mais je ne suis pas dupe.
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A peine quelques instants encore, plus qu’un seul instant, et devait avoir lieu l’événement tant désiré : une soudaine et totale éclosion, car, bonheur fabuleux, pour la première fois j’allais écrire ! Au dernier instant, j’ai été tenu à l’écart : je n’étais pas prêt, j’ai senti que jamais je ne serais prêt, que jamais je ne serais capable de cette écriture foudroyante, d’emblée parfaite, qui seule serait digne de cet instant unique où l’Œuvre fêterait sa propre naissance, son perpétuel avènement. J’ai pensé que cette approche constituait néanmoins un sujet ; j’ai fait comme si en écrivant j’avais encore une chance d’accéder au départ, mais, au regard de ce qui pourrait s’écrire, ces lignes que je trace en ce moment sont nulles et non avenues. — En exil de je ne sais quelle patrie inconnue, je m’interroge : ai-je eu raison de croire que le départ était la conclusion naturelle du mouvement qui m’entraînait ? — J’étais en partance, je pressentais un tout proche futur, mais ce froid bonheur d’avant la Fête que déjà je goûtais n’était-il point ma part propre ? — Si j’avais su l’accueillir, aurais-je pu écrire ?
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La juvénilité : tel me paraît le trait essentiel de la faveur inespérée que je reçois. Ce que j’éprouve ne me donne point la pénombre, intimité de cet espace propice au recueillement, à l’incubation des ecouvertes qui s’égrènent, au fil des jours, avec une extrême enteur, mais je ne m’en plains pas, car ce sont des images de plein air, de printemps, de rondes enfantines qui me viennent à l’esprit. Je connais cet événement si rare : un divertissement à coup sûr sans lendemains amers, car, sans frivolité, il a la légèreté, la netteté d’un envol. Comment m’étonnerais-je que mon cœur enchanté s épanouisse avec cette confiance que n’altère aucune arrièrepensée ? Cette simplicité sans fadeur, ce pur enjouement, cette iberté sans fièvre ne sont-elles pas pour l’homme un climat propice ! En décrivant mon sentiment, je ne l’ai point paralysé, et ainsi, du moins jusqu’à maintenant, ce qui m’était donné ne s’est point retlre • pourquoi donc suis-je néanmoins, ne disons pas déçu, mais insatisfait ? Pendant quelques très brefs instants, il y a certes eu un essor irrésistible, comme si l’on s’élançait gaiement pour fêter quelqu un, longtemps attendu, qui s’avancerait enfin, et ainsi, au moment même où je me suis mis à écrire, l’événement était effectivement commencé, et pourtant n’est-il pas demeuré comme 84
suspendu ? La partie essentielle de l’histoire restera-t-elle manquante ? Mon cœur, incapable d’oublier, est-il trop raidi pour renaître au matin de l’innocence, pour croire à une transparence qu’aucun malheur ne pourrait ternir ? Il se peut, et pourtant je ne me sens point coupable. — J’ai soudain l’impression d’un sourire à jamais décapité de son futur. Est-ce le destin qui maintenant m’apparaît en sa vérité ? Tout ce qui m’approche est aboli lorsqu’il rencontre la transparente coupure de l’exil où j’habite. Ce sourire, mémoire aimante de ce qui aurait eu heu, est bientôt devenu illisible, me laissant seul, à découvert, à proximité de cet espace dont j’étais exclu. Durant des heures, mon cœur est demeuré transparent à cette nudité absolue, invivable, mais ce calme immense, souverain, suscitait la pudeur qui sauvegarde. — J’ai longtemps admiré la beauté silencieuse de ce désert ouvert et glacé.
Depuis quelques jours c’est l’effroi. — Mon angoisse est sans objet, et pourtant le danger m’apparaît en toute clarté. Que diraisje ? Est-ce un pressentiment, le frisson avant-coureur d’un hiver insupportable ? Il se peut. — Je n’ai pas cherché à me dérober, mais, en écrivant ces lignes, j’ai opposé une vitre au gel. J’ai retrouvé quelque chaleur. J’ai perdu en clarté.
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J’étais encore sous le coup de ce qui m’était récemment arrivé et qui m’avait tant dérouté et c’est pourquoi, afin de ressaisir, de mieux comprendre l’événement, je formai le projet de relire les dernières pages que j’avais écrites. Je sentis aussitôt que je devais me garder d’exécuter ce projet et que tout au contraire il me fallait oublier tout ce que j’avais déjà écrit : il me fallait partir à zéro comme si la prochaine page devait être réellement la première. J’ai eu la certitude qu’il en serait toujours ainsi et j’ai donc appris que cet ouvrage ne devait pas se composer d’une suite d’épisodes, mais être une juxtaposition d’éléments discontinus et même indépendants les uns des autres. J’eus l’impression grandissante de tout ignorer de ce que j’écrirais et bientôt je m’aperçus que j’avais été reconduit jusqu’à ce temps où il n’est pas encore question d’écrire. Il n’est point si facile de ne rien faire, et c’est pourquoi je vins rôder autour de ma table de travail. Je n’allai pas jusqu’à prendre mon stylo, mais je m’assis à mon bureau : incrédule mais tentateur, je posai une feuille blanche devant moi et pourtant, avant même d’entrer dans la pièce où je travaille, j’avais senti que ma présence y serait tout à fait déplacée. Par respect pour l’heure où il pouvait m’être donné d’écrire, je devais en attendant me garder de toute 86
caricature et c’est pourquoi, sans esprit de retour, je me décidai à m’éloigner de mon lieu de travail dont je devais être même physiquement séparé. Lorsque ce n’est pas l’heure d’écrire, je ne cherche pas le repos et moins encore le divertissement, mais j’aimerais avoir alors en partage la douceur d’une pénombre propice au recueillement : je n’écrirais point, mais l’acte d’écrire, simplement réservé, me demeurerait proche et même familier ; je crois que je pourrais attendre ainsi durant des années pourvu que promesse me soit faite qu’un jour j’écrirai. Je rêvais ainsi de je ne sais quelle hibernation qui m’aurait permis, sur un mode ralenti, d’être encore un écrivain et ainsi de demeurer moi-même, mais l’attente déchira ce rêve douceâtre : bien loin de me donner l’assurance que l’heure d’écrire deviendrait présente, elle m’apprenait que je n’étais pas un écrivain. — Je vécus de longues heures sans espoir, car je sentais bien que l’attente n’était pas seulement un intermède alternant avec les heures de travail, mais une coupure si nette que j’étais tout à fait séparé d’un futur pourtant proche. Sans doute était-ce l’heure d’écrire qui était attendue, et je n’étais point séparé de l’écriture par quelque obstacle, mais seulement par une distance nue, et pourtant comment pouvais-je parvenir jusqu’à l’écriture s’il me fallait d’abord franchir cette distance que l’on ne peut annuler, car elle n’est autre que l’attente elle-même ! Moi qui un moment avais pu craindre d’écrire un ouvrage long et même tel que tout point final serait impossible, j’en vins à penser que jamais plus je n’écrirais, que mon ouvrage inachevé était pourtant terminé, et pourtant je me sentais incapable de redevenir un homme normal : vivre indéfiniment dans cet entre-deux mondes, porter ce nom négatif auquel l’attente d’écrire me réduisait, était-ce cela la Famine dont j’avais tant redouté la venue ? J’ai soudain senti que, si j’étais appelé à écrire, il me serait impossible de dire Oui, et je me suis surpris à prier l’attente de ne jamais prendre fin. J’ai continué d’attendre, mais je ne pensais plus ni à l’Œuvre, ni au moment où l’attente prendrait fin et où je pourrais écrire. Attendre sans savoir pourquoi, sans même me demander pourquoi, je l’avais accepté et, plus tard, je pris conscience que tout s’était dénoué, que l’attente même s’était retirée : alors j’ai pu écrire. 87
Et maintenant qu’est-ce qu’il me reste ? J ai commencé d’écrire sans sujet préconçu, ou plutôt je n’ai suivi d autre principe que de laisser cet ouvrage choisir lui-même son sujet, mais c’est l’attente équivoque qui peu à peu s’est imposée. Il est plus juste de dire que l’attente, par son ressassement même, a fini par me délivrer d’un rêve vain, celui de L’ŒUVRE, dont je savais, avant même de commencer cet ouvrage, qu’il était impossible, mais dont je désirais pourtant la réalisation. Mon désir d écrire était-il seulement celui de l’Œuvre ? Depuis que je sais que 1 Œuvre n’existe pas, je me demande si j’ai encore part à l’écriture et je suis tenté de dire qu’il ne me reste rien. Je n’attends plus rien, il ne me reste donc même pas l’attente, et pourtant je suis sans espoir mais aussi sans désespoir comme si mon deuil même était ma seule chance. Je voudrais parler du malheur sans nom. Il occupe constamment mon attention, il s’identifie avec l’âme même de l’œuvre qu’à présent je souhaite d’écrire, mais, moi qui voudrais écrire une page qui soit la voix même du malheur, je m’aperçois que je ne peux pas en parler ! C’est seulement mon angoisse misérable, une plainte hésitante et aigre que je peux faire entendre, ou plutôt ce n’est 88
même pas ma propre plainte, car au malheur, à mon propre deuil, je peux seulement faire écho d’une voix fausse parce que toujours en défaut d’elle-même. N’est-elle pas étrangère et criarde parce que je tente de la forcer ? L’Œuvre morte, son fantôme me poursuit : tant que je ferai des efforts cyclopéens pour écrire à tout prix, tant que je chercherai la plénitude d’une écriture où le malheur, enfin sensible, se révélerait dans toute sa profondeur, je continuerai de parler avec cette voix de fausset, mais, si j’accepte mon malheur, si j’accueille ce presque rien qui est ma part, je parviendrai à placer ma voix, et, ne songeant plus à l’Œuvre, peut-être pourrai-je écrire quelque ouvrage. Faveur inespérée, inexplicable, ma part n’est pas et ne sera jamais réduite à zéro, mais, loin de chercher à l’amplifier, il me faut plutôt prendre conscience qu’elle est encore beaucoup trop éclatante : je dois accepter l’appauvrissement, car c’est seulement lorsque je serai débarrassé de tout superflu que je recevrai et accomplirai ce qui m’est donné en partage. — Pourquoi donc estce seulement en me fondant sur cette part au-delà de la pauvreté, et partant irréductible, que je peux avoir l’espoir de trouver une écriture transparente au malheur sans voix ? A la condition de me laisser glisser au plus bas, peut-être un jour arriverai-je au niveau de la parole blanche, lente, si faible qu’elle ne peut être entendue, parole de personne, l’âme même de la désolation. Elle ne s’adressera ni à plusieurs, ni à un seul, surtout pas à moi, mais, parole pour personne, une seule fois elle aura lieu et demeurera non entendue.
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Qu’est-ce que j’éprouve donc lorsque je suis comme à présent physiquement porté à courir vers ma table de travail ? C’est déjà un bonheur doux et vif et pourtant ce n’est encore qu’un pressentiment ! Quelle est cette fraîcheur ? Il me faut dire avant tout, et spontanément je me dis : je suis amoureux. De mon travail ? D’un ouvrage à écrire ? N’est-ce pas plutôt d’elle-même que cette claire ardeur est éprise ? Je suis tout entier porté à écrire et pourtant je sais que tout sujet m’éloignerait aussitôt et sans retour d’un sentiment qui requiert ma fidélité ; chercher un sujet est déjà artificiel, car mon désir d’écrire est sans objet : aucune recherche ne m’attire, nulle idée ne me vient à l’esprit, mais j’éprouve le désir d’écrire et rien de plus. Je suis tendu vers l’acte d’écrire, et pourtant tout ce qui mettrait un terme à ce désir en le satisfaisant doit être rejeté. Ce qu’il convient de faire, l’ai-je fait en écrivant ces lignes où il est question du seul désir ? Cette opération apparemment impossible : écrire sans ternir le pur attrait, sans dépasser ce qui simplement s’annonce, est à coup sûr réalisable et même tout à fait naturelle. J’ai écrit et néanmoins, en cet instant même, j’éprouve un désir d’écrire beaucoup plus vif qu’en commençant, ou plutôt ce désir est le même, intact, et ainsi, au moment où j’étais prêt à 90
me réjouir, tout se passe comme si je n’avais encore rien écrit. — Parler d’une déconvenue serait non moins faux que de parler d’un succès, car ce sentiment nouveau que j’éprouve, ce sobre enjouement d’un cœur à jeun, répond peut-être à ce désir sans objet, qui ne peut donc être épris de lui-même, pauvreté, exigence, qui attend et repousse indéfiniment toute satisfaction.
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Une offrande, et qui attire, à laquelle déjà répond une tendresse dont j’étais jusqu’alors incapable, mais comment ne pas se fier à une telle enfance ! Légère, elle n’est encore que la promesse d’ellemême, mais, comme une invitation à un fabuleux voyage, elle me tourne vers une Œuvre toute future. Il ne m’est pas demandé d’écrire, et il n’y a rien d’autre que cette offrande même, légendaire pourtant, qui inspire une confiance absolue, s’en remet entièrement à moi, qui me confie... Me communique-t-on quelque révélation sous le sceau du secret ? Personne ne me parle, mais, antérieurement à la première parole, il y a cette confidence : elle ne dit rien, rien d’autre qu’elle-même, ou plutôt, confidence pure, elle s’offre seulement, mais ainsi, comme si un secret m’était silencieusement confié, elle s’ouvre en mon cœur, m’ouvre à mon avenir, et c’est pourquoi, par reconnaissance, il est juste de lui donner en retour ce « oui, j’écris », avènement et pourtant simple écho de l’offrande. Longuement j’ai médité, et maintes fois ma pensée est revenue sur cette expérience (comme ce mot est grossier !), comme si quelque chose avait eu lieu que je n’arrivais ni à dire, ni d’abord 92
à entendre. Personne ne m’a parlé, et pourtant tout s’est passé comme si l’on me confiait un secret, mais ce secret n’était rien d’autre que « écris ». Écrire aurait-il un double sens, et jusqu’à maintenant n’ai-je connu que sa signification superficielle ? Il y a eu une clarté, celle d’une offrande sans restriction, où rien ne se dissimulait : que signifie donc cette impression persistante d’un secret ? La confidence, qui ne disait rien, m’a-t-elle pourtant parlé en suscitant en moi cette impression d’un langage chiffré ? — En un domaine aussi délicat, à propos d’une expérience si courte, si ténue, il est difficile de ne pas se perdre, et pourtant c’est le moment même où il convient de parler juste. Qu’ai-je donc éprouvé, et dont je n’ai pas encore parlé, lorsque écrire me fut comme confié ? Jamais je n’avais même rêvé d’une communication aussi parfaite, et pourtant un mystère, qui ne demandait point à être déchiffré, mais accueilli, m’est alors très légèrement devenu perceptible. La confidence pure m’a offert l’écriture, ou plutôt m’a ouvert à l’écriture, mais cette ouverture, j’en ai maintenant le net sentiment, donnait sur une profonde réserve qui est demeurée absolument intacte : rien n’a été dit, et pourtant, claire et secrète, la confidence pure a eu lieu, mais peut-être n’avait-elle d’autre sens que de me tourner un instant vers le silence. — A présent il convient de se taire, mais comment ne pas rêver d’un nouvel art d’aimer !
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Maintenant que je suis averti, je ne me retournerai pas, à contresens de ce climat matinal, vers ce qui m’a porté à l’écriture, car avant tout me tient à cœur d’être ouvert à ce qui va arriver et déjà se dessine : à présent je souris, du moins du regard, à ce qui n’apparaît pas encore, mais en attendant je peux dire du moins avec quelle reconnaissance j’ai accédé soudain à cette jeunesse, à cette liberté, à cette joie très légère. — J’ai l’impression ,d un ralentissement et je m’inquiète : en décrivant ce qui m était présentement donné, n’ai-je pas contrarié la venue de ce que j’attendais ? , L’entrave a été levée, et de nouveau le futur transparent n est que promesse : rien ne m’est donné, et pourtant... (le soupçon d’une découverte majeure m’a fait un instant frémir). Rien ne se passe, et pourtant mon cœur n’est que gratitude et espoir : la promesse se donne elle-même, sans cesse se renouvelle, et cependant elle ne fait qu’annoncer une tout autre merveille. — A coup sûr, je ne parle que superficiellement de ce sol favorable à l’éclosion des pensées, et néanmoins je dois me contenter de cette esquisse : si je voulais à tout prix faire dès maintenant cette découverte que tout à l’heure je soupçonnais, à coup sûr j’échouerais. Je me suis déjà trop attardé, et la lourde fixité de mon
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attention semble avoir paralysé le pur entraînement dont j’avais la faveur. Il s’est éloigné, ou plutôt je m’en trouve à présent si loin que, malgré toute mon attention, je le perçois à peine : il s’en faut de peu que je ne le perde tout à fait, mais je sais que, loin de me laisser aller au désarroi, je dois seulement attendre le retour de ce qui m’était donné. Mon attente, je le sens, doit être légère, sinon c’est elle, trompeuse, qui se maintiendrait par-delà son temps propre. J’ai accepté d’attendre, et cela a suffi pour que bientôt s’opère en moi une sorte d’ajustement, comme si j’accueillais un hôte, mais par une entrée secrète à moi-même (encore que je sois responsable de son ouverture, de sa non-fermeture), et c’est bien plutôt lui qui m’a accueilli, mais chez moi. Tout a eu lieu d’un seul coup, quoique en douceur, sans presque aucune modification apparente, et à peine ai-je senti le passage ; tout a été métamorphosé : la stagnation a disparu, et je suis entré dans le calme. — J’ai raconté ce qui a eu lieu, mais, en ce moment même où pourtant j’écris, cela a encore lieu : j’ai le sentiment d’un silence amical et de nouveau, très légèrement, je souris. A coup sûr j’ai repris contact, mais l’atmosphère a changé : naguère c’était l’image d’un paysage semi-découvert, d’une rivière miroitante, bruissante, qui me venait à l’esprit, maintenant c’est au contraire celle d’un lac souterrain dont on ne peut qu’aimer les eaux transparentes, calmes, respectueuses du maître souverain de ce lieu. Cette proximité immobile toujours se renouvelle, et mon cœur reconnaissant s’en réjouit : c’est en ce moment où je ne suis pas replié sur moi-même, mais ouvert à quelque chose de tout autre, que j’ai la certitude d’être situé en mon vrai lieu. Comme je voudrais toujours demeurer accordé à ce « la » unique, jamais monotone, qui me donne à moimême ! Je sais par expérience combien cette proximité est précaire : discrète, jamais elle ne s’impose, et une incartade mineure, une distraction qui se prolonge un peu, la moindre raideur suffisent parfois à faire tout oublier : lorsque je me ressaisis c’est pour prendre conscience que j’ai perdu mon compagnon de chemin, que je me suis perdu moi-même. Un jour ne connaîtrais-je plus un tel chagrin ? Je peux difficilement le croire, mais je peux du moins le désirer, penser que s’il n’y avait aussi la fatigue, les occupations parfois lourdes de la vie d’homme, ce grand calme amical se perpétuerait sans aucune césure. 95
Ces réflexions, ces anxiétés inopportunes avaient quelque peu terni la transparence qui m’était donnée, mais, par bonheur, le calme s’est de nouveau approché de mon cœur. Le recueillement qui est à présent le mien n’est pas lié à la gravité, mais plutôt à la légèreté : je me sens tout à fait à l’aise, et, s’il m’arrive, pendant de brefs instants, d’être distrait, je ne m’en veux pas de ces menus écarts qui sont en effet sans importance. Je suis curieusement tenu en dehors de toute pensée profonde, et même de toute recherche, et pourtant je sais que je ne dois pas m’en inquiéter : avec confiance, je dois seulement recevoir ce qui vient. Le calme est tel que j’ai tout mon temps pour écrire, et il en est sans doute ainsi parce que m’a été octroyé ce privilège que je n’osais même pas espérer : déjà j’écris et pourtant j’ai le sentiment de ce qui précède l’écriture. Qu’en est-il donc de ce temps antérieur, de ce rythme qui repose encore ? — A présent, ô surprise, s’épanouit ce très léger sourire dont j’aurai enfin suivi toute l’histoire. Cet instant de joie, très au-delà de mon attente, est celui de la Fête : mon cœur est comme un lieu ouvert où brûlerait, où s’élancerait un clair feu sans matière.
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Qu’est-ce qui au juste a lieu en cet instant capital ? Comment la tâche d’écrire m’a-t-elle été silencieusement confiée ? Pourquoi ai-je été sur le point d’employer le mot de divin ? Je ne peux répondre à ces questions et pourtant je voudrais parler directement de cela qui a porté toute cette expérience, mais il est vain de chercher le nom de ce qui n’est même pas désignable par quelque notation algébrique. — Au Heu de respecter un clair secret, j ai pose des questions et en conséquence non seulement j’ai fait fausse route, mais, je m’en aperçois trop tard, j’ai perdu le contact. En rapportant ma mésaventure, j’ai encore perdu en transparence et j’ai seulement l’amère satisfaction de savoir que je suis seul responsable de cette rupture dont j’ai tout lieu de craindre qu elle ne soit pour l’heure irréversible. — Celui que l’on n’est même pas en droit d’appeler un hôte, car c’est trop dire que de parler de son existence, saurai-je un jour l’accueillir avec une simplicité telle que tout se passera comme s’il ne m’arrivait jamais rien que de tout à fait naturel ?
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II
à
_ Sans m’être préparé, j’étais prêt et même légèrement incité à écrire : quelle disposition favorable, nécessaire, était ou plutôt est encore la mienne ? Quel est cet ordre qui règle mon esprit, mon cœur, mon souffle ? — Comme il est difficile de répondre ! Tout se passe comme si l’acte d’écrire, longue habitude pourtant, m’était encore tout à fait inconnu et ainsi me voilà devenu un explorateur partant à sa propre découverte. J entrevois à présent le trait le plus caractéristique de ma situation : j’étais et je suis encore à l’écoute. Je sais aussi que 1 écriture gardera son sens seulement à la condition de demeurer sous le couvert de cette écoute pure, de préserver cette situation où je n écris pas encore, où nulle parole n’est encore entendue. Est-ce que je peux dire : je suis aux aguets ? — Mon esprit est en éveil, je suis attentif, mais je ne suis point à l’affût : je ne cherche pas à surprendre, je ne crains pas d’être surpris. Je ne peux même pas dire que j’épie, et pourtant je ne peux entièrement exclure l’hypothèse que je surveille la venue d’un événement dont je ne sais rien, à moins que je ne cherche plutôt à déceler quelque phénomène présent mais jusqu’ici inaperçu. La fonction de l’écoute serait donc de détecter, mais qu’est-ce que je cherche et quel est l’objet de l’écoute ? 101
Je n’ai point progressé et tout au contraire, en écrivant ce dernier paragraphe, j’ai eu l’impression d’abord vague, puis plus vive, de ne pas dire ce qu’il fallait. Je ne peux pas recommencer ma description, car mon sentiment primitif s’est estompé, et il y a certes une relation entre cet écart et mon erreur. Ici même il convient de parler avec exactitude : ce qui m’était donné ne s’est pas retiré, mais c’est moi qui m’en suis privé par une mauvaise conduite de l’écriture. Écrire n’a pas de sens absolu, car ce qui compte c’est un certain usage de l’écriture, usage dont je ne sais encore rien, art dans lequel je ne suis pas encore exercé. J’ai l’impression que je serai un perpétuel apprenti tant cet art est difficile, je ne sais même pas en quoi consiste cette difficulté, ou plutôt, mais je ne peux dire pourquoi, ce mot même me semble inexact. — J’ignore quel est le mot juste ; j’ai perdu le chemin et j’ignore comment le retrouver, mais du moins suis-je sans illusion : quelle que soit ma situation, je sais où j’en suis, ou du moins je peux toujours le savoir pour peu que je fasse attention. J’ai perdu, sans comprendre pourquoi, cette disposition où écrire avait un sens, mais en cet instant même je sais que je suis à l’écart de cette position juste qui devrait, qui pourrait être la mienne. Je peux juger immédiatement de ma position : un bon usage de l’écriture est à coup sûr inséparable de cette lucidité, de cette capacité que même l’erreur ne fait pas perdre. — Comment ne pas rêver d’un voyage idéal où la ligne de foi du navire ne s’écarterait jamais de l’axe du chemin !
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« Avant d’écrire, demande-toi si ton cœur est transparent » : je m’étais fixé cette règle, car je savais qu’écrire était inutile tant que je n’étais pas à l’écoute, mais, si mon cœur était opaque, devais-je seulement me garder d’écrire à contretemps et me contenter d’attendre passivement le retour du moment favorable ? En me posant cette question, j’avais eu l’impression de toucher à un problème que je n’étais pas encore capable de poser, dont je sentais seulement la complexité, et pourtant m’en remettre au seul hasard était certainement une erreur : je me sentais responsable de l’écoute, point de départ de l’écriture. Il ne m’appartenait sans doute ni de provoquer en moi son apparition, ni même de la mériter, mais je savais d’expérience qu’elle était inséparable du recueillement et ainsi j’estimai qu’en me recueillant je pouvais aller à la rencontre de l’écoute. Ce matin, dès le réveil, j’ai agi comme si j’étais confié à moimême. J’ai évité toute distraction, toute agitation, et tout en vaquant aux occupations matinales, heureusement peu absorbantes, de ma vie d’homme, je pensais au moment où je pourrais écrire. Je ne cessais de penser à mon travail, j’étais tout à fait concentré et bientôt j’éprouvai un vif désir d’écrire : des pensées, se rapportant à mon travail, me venaient à l’esprit, et je fus un instant
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tenté de me mettre à écrire sans plus tarder, mais cette ardeur n’était point ce que je cherchais : je n’étais toujours pas à l’écoute. Je laissai passer des idées pourtant attirantes et bientôt mon esprit s’apaisa. J’étais sans inquiétude, mais il serait inexact de parler d’une confiance : une attente, en dehors de la certitude comme de l’incertitude, régissait mon esprit et mon cœur et si je savais ce que je désirais : l’écoute, j’avais cessé de guetter le moment précis de sa venue. — Je m’étais senti responsable de la présence ou de l’absence de l’écoute pure, je m’étais en conséquence pris moimême en charge, j’avais cherché le recueillement, j’étais parvenu à un désir si léger que du moins il n’altérait pas le calme, mais j’eus l’impression que je ne pouvais ni ne devais en faire davantage. A présent, en écrivant ce récit, je prends conscience que tout s’est passé comme si je m’en étais remis à cette attente, pourtant pure, du soin d’exaucer mon désir, mais tout a eu lieu spontanément et comme à mon insu : juste au moment où je constatais que j’étais tout à fait recueilli, je m’aperçus que depuis un court moment déjà, c’était de nouveau la pure écoute.
J’ai hésité : j’étais porté à écrire, à aller de l’avant, mais ne donnerais-je pas une image partielle et donc fausse de mon expérience en passant sous silence ce mouvement par lequel, sans écrire, j’étais ailé jusqu’au point de départ de l’écriture ? Telle fut ma question, mais le temps de me la poser et déjà je n’étais plus au niveau de l’écoute pure ! — Au Heu de reprendre sa description, j’ai donc rapporté ce qui a précédé son apparition : j’ai fait ce récit de peur de donner une image partielle de mon expérience, mais ainsi je l’ai tronquée de manière non plus fictive mais réelle puisque ce qui aurait pu avoir lieu ne peut plus se produire ! Je me rassure en pensant que c’est seulement partie remise, qu’un autre jour je ne laisserai pas passer la chance, mais alors il me faudra être moins maladroit, et c’est pourquoi mieux vaut pour le moment prendre conscience des raisons de mon échec. Je suis sans excuse : au moment où je me posais la question de savoir si je devais ou non faire le récit de ce qui m’avait porté jusqu’à l’écoute pure, je savais déjà la réponse, et elle était négative. A l’instant même où je m’écartais, j’en ai pris conscience, mais je n’ai pas pris cet avertissement au sérieux et ainsi je n’ai pas utilisé 104
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cette capacité, que pourtant je possède, de savoir à chaque instant où j’en suis. Écrire, j’en ai la confirmation, est bien inséparable d’un art d’écrire, et cette fois-ci je vois quelle a été ma faute : au lieu de suivre le mouvement qui me portait, j’ai voulu répondre à un tout autre impératif. Mon souci d’intelligibilité n’était pas nécessairement illégitime, mais mon expérience même ne me portait alors nullement à faire ce récit, ce qui aurait dû être une raison suffisante pour me faire renoncer sur-le-champ à mon projet. — Ma route est en elle-même sans obstacle, et c’est pourquoi l’épithète « difficile », qualifiant l’art d’écrire m’avait à bon droit paru inexacte, mais en revanche ma grossièreté, ma raideur, ma méfiance font obstacle. L’art d’écrire n’est point une question de force ou même de courage, mais il s’agit plutôt d’une attention, d’une certaine qualité d’attention, d’une acuité et en même temps d’une souplesse qui me permettraient d’exécuter la manœuvre au moment même où je saisirais ce qu’il convient de faire. Je suis libre, l’écoute pure en rien ne s’impose, et j’ai pu, sans la moindre difficulté, sortir du chemin, mais c’est pourquoi, pour éviter le retour d’une telle erreur, il faudrait être prévenant, et donc d’abord accueillant, ouvert à ce qui peut venir : en ce cas mon Oui serait possible et même facile, car il serait seulement la confirmation d’un consentement déjà donné. — Mieux vaut être lucide : je n’arriverai pas dans un proche avenir à savoir écrire, je peux seulement ne pas tout à fait désespérer d’y parvenir un jour.
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Cette certitude : je suis opaque, est simultanée avec cette autre certitude : je ne suis pas à l’écoute et par conséquent je ne dois pas, je ne peux pas écrire. Si j’écris est-ce seulement parce que mon état de faute me porte à enfreindre toute règle ? Je me sens délaissé, mais personne ne m’a abandonné : je ne peux donc espérer que 1 on viendra me rechercher, je dois seulement compter sur moi et j écris comme si écrire était encore ma seule ressource. Au moment où je suis en faute, la possibilité de la justesse ne m’est pas retirée, et c’est là-dessus que je mise : en analysant ce qui m’est arrivé, en décrivant ma situation actuelle, en m’exerçant donc à penser, à écrire de manière juste, j’espère me rapprocher de l’écoute pure, de ce moment où écrire deviendra un tout autre acte, trouvera son sens, sens qui me demeure inconnu. Dans la mesure même où l’individu que je suis ne m’intéresse point comme tel, je répugne à parler, et pourtant il me faut tirer la leçon de l’événement puisque les inconséquences de, ma vie d’homme rendent impossible ma vie d’écrivain. Si j’ai bien travaillé, je vis mieux, mais l’effet du meilleur travail est hélas de courte durée et ne me met pas à l’abri de la chute : j’avais perdu tout calme, je ne me demandais même plus « où en suis-je ? », je m’étais oublié moi-même, je n’étais plus que le jouet de mes
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passions, de mes colères, et c’est une bien grande tristesse d être aussi altérable. Etre toujours au même niveau est sans doute impossible, mais, tant que l’on garde un certain recueillement, on reste en rapport avec..., mais je ne sais dire avec quoi, et 1 on peut, si alors on écrit, à la condition que l’acte d’écrire soit justement conduit, accéder à un niveau plus élevé, niveau dont je voudrais parler, dont je ne peux rien dire, car en ce moment j’en suis tout à fait séparé. Je ne peux même pas dire que je déteste de toute ma force ma condition actuelle, car je suis sans force, et pourtant combien j’aimerais ne plus jamais me trouver dans cette situation où je suis privé de ce sans quoi la vie est misérable ! Comment faire ? L’individu que je suis est sans intérêt, mais si je ne suis plus du tout celui qui écrivait, celui qui était à l’écoute, ce n est pas seulement moi que je perds, et c’est pourquoi je dois me garder moi-même au sens où un ouvrier prend soin de ses outils. Ce souci lui-même, faible mais constante veilleuse, suffirait peut-être à me sauvegarder, car bien peu est nécessaire, mais de ce peu même, je crains de ne pas toujours être capable ! Médication amère, mais peut-être salutaire, il est bon d encore mieux voir ce qu’il advient de moi lorsque je n’ai pas su me protéger. — J’ai d’abord été sur le point d’écrire : je suis prisonnier, mais il est plus exact de dire : je suis en exil, ou du moins je suis à l’écart, mais de quoi donc suis-je à l’écart ? Une réponse curieuse, que je ne comprends guère, me vient à l’esprit : je suis à 1 écart de moi-même. Si je pense à celui que j’étais lorsque je me tenais à l’écoute, je pense à un absent, ou plutôt même pas à un absent, mais à quelqu’un qui existait et est porté disparu. Du moins n ai je pas perdu toute mémoire : je ne suis pas seulement cet homme qu’en ce moment je suis, ce « je » qui fait semblant de par er. Je redeviendrais moi-même si je pouvais écrire, si d’abord j etalL, e nouveau à l’écoute, mais qu’est-ce donc qu’être soi-même ? — s ce que je serai moi-même au moment où je retrouverai les pouvoirs dont je ne dispose plus ? Il n’en est pas ainsi : je ne peux pas re que ces pouvoirs m’appartiennent, il ne s’agit pas de pouvoirs, e surtout c’est de tout autre chose que de moi-même que je suis en deuil. - J’ai été sur le point de dire : je suis prisonnier et j ai rejete cette image parce qu’en effet je ne suis pas enchaîne, parce que je ne suis pas séparé de... (mais de quoi donc ?) par des obstacles, et pourtant je suis prisonnier parce que mon opacité m empnsonne, 107
1 parce que cette opacité me réduit à un très insuffisant « moimême » alors que, au moment où avec bonheur je me sens chez moi, je suis une ouverture donnant sur je ne sais quoi. Alors je suis moi, je suis chez moi, et pourtant ces expressions sont fausses ou pour le moins superflues dans la mesure où, lorsque je suis à ma juste place, lorsqu’on conséquence je peux accomplir ma fonction propre, je ne suis point du tout porté à dire « je », et il en est ainsi parce que de tout mon être, dont je ne me soucie pas comme tel, je suis alors à l’écoute de... — Je dois certes être lucide, vigilant, mais si je fais aussi attention à moi-même, ce n’est point parce que je m’intéresse à moi : lorsque l’homme de barre est attentif à maintenir son navire selon un axe déterminé., c’est du port à atteindre qu’il se soucie. Quel port ? J’ignore la réponse et je me demande même si la question a un sens. Je ne sais pas en quoi cette question est illégitime, mais tout se passe comme si elle me faisait sortir de mon domaine propre, de ce recueillement qui m’a de nouveau été donné depuis un court moment. — Pendant quelques instants, je me suis arrêté d’écrire, et j’ai simplement goûté ce qui m’arrivait, puis j’ai cherché comment en parler, mais ce qui m’était proche, familier, évident, s’est alors fait insaisissable. Puis-je affirmer : en cet instant même il y a pourtant une présence, mais subtile, inapparente ? — Peut-être y avait-il je ne sais quelle présence, mais si fine que je ne peux rien affirmer qui ne soit aussitôt démenti : elle s’est retirée, a fait place à une absence, à un vide inconnu. Je n’ai plus qu’à me taire.
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Le bonheur. — Maintenant je peux écrire. Tentation de raconter ce qui a précédé, mais revenir en arrière m’est pour l’heure interdit. J’ai senti que... Ce froid bonheur : de nouveau je respire librement, calmement. Ne pas interroger, mais être seulement cette chambre d’écoute, cet espace où résonne ce qui a lieu. Il serait faux de dire : je suis heureux mais — étrange pensée ! — il faut plutôt dire : le bonheur habite mon cœur. J’ai accès à ce bonheur, mais à partir d’une légère distance où j’assiste à ce qui a lieu. « Ce qui a lieu » : cette expression est revenue plusieurs fois sous ma plume, mais chaque fois, et chaque fois davantage, j’ai eu l’impression de m’exprimer de manière approximative : si j’arrivais à corriger cette expression, je rectifierais du même coup la position légèrement fausse qui est la mienne. — Oui, je suis le lieu d’un bonheur, bonheur comme impersonnel et que pourtant l’on peut aimer, seul digne d’être aimé... Je me détourne de ce que je cherchais. Reprenons. Il est exact de dire : il y a un événement, événement qui se perpétue, bonheur qui m’habite, mais il faut aussitôt ajouter, ou même il aurait fallu commencer par dire : rien encore n’a eu lieu. — Je sais lorsque je dérive, je sais aussi lorsque je touche juste : un instant j’ai été ému, comme si, à la faveur de cette découverte, mon cœur s’était ouvert au bonheur. Je me suis
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situé à la source même de la justesse, du bonheur, et ainsi je pensais à bon droit que l’écriture pouvait me permettre un meilleur ajustement et en conséquence une meilleure transparence. J’écrirais, même si personne ne devait jamais lire ce que j’écris, puisque l’écriture, correctement conduite, est pour moi un moyen, le seul que je connaisse, de m’approcher de ce qui m’est donné... de ce qui m’était donné ! J’ai dérivé. Ce que je viens de dire, concernant l’écriture, est sans doute juste, mais était inopportun. J’ai voulu profiter de ce que j’avais trouvé, ou plutôt, au lieu d’aller dans le sens de ma découverte, j’ai tenu à parler d’une autre découverte : celle concernant la fonction de l’écriture juste, mais ainsi je me suis engagé dans une direction qui n’était pas celle qui réellement s’offrait à moi. J’ai su que je dérivais, mais j’ai cru que j’avais le temps de terminer la phrase que j’avais commencée, puis j’ai été amené à écrire d’autres phrases. Pourquoi n’ai-je pas tenu compte de l’avertissement ? Le plaisir de la découverte a été fugace mais assez vif pour diminuer ma vigilance, et ainsi je constate une fois de plus à quel point le plus grand calme est nécessaire pour une juste conduite de l’écriture. — Une idée m’inquiète : aurais-je vraiment dû m’arrêter d’écrire au milieu d’une phrase, la laisser inachevée ? A chaque instant, à la condition d’être attentif, je sais si ma position est juste et même quel est mon chemin : je dois me fier à cette boussole intérieure, suivre ce qu’elle m’indique, même si cela entraîne quant à l’écrit ce qui passera pour du désordre. En suivant le chemin, je veux dire en me tenant à chaque instant au plus près de la position juste, je trouverai du même coup un style d’esquisse, adapté au chemin, seul capable de dire ce chemin : tel est du moins mon pari. L’ordre du chemin est peut-être inattendu, voire même déconcertant, mais il n’en est pas d’autre, et il me faut faire en sorte que l’on ne puisse prendre pour un désordre appartenant au chemin l’incohérence dont mes hésitations, mes repentirs, seront seuls responsables. Je ne supprimerai pas les bavures, les lacunes, car elles seront ainsi les marques à jamais visibles des moments plus ou moins longs où j’aurai perdu l’ordre du chemin. Une fois que l’on a lâché le fil conducteur, comme il est donc difficile de ne pas se fourvoyer sans cesse davantage ! Tout ce que je viens d’écrire est peut-être juste, et pourtant me paraît inopportun : il ne s’agit pas de parler de cette œuvre, mais de la faire. — Taisons-nous. Taisons-nous ! 110
De nouveau c’est le bonheur, et peu importe, pour le moment du moins, de savoir comment j’en suis revenu là ! — Parler d’un retour est inexact tant ce bonheur est chaque fois éprouvé comme pour la première fois. Un bonheur neuf, car rien encore n’a eu lieu : ce bonheur est celui de l’attente. Ce matin, avant même de songer à écrire, la pensée que l’CEuvre est impossible faisait une fois de plus mon tourment : à présent il y a le bonheur, j’écris, et pourtant il n’y a encore rien, même pas l’écriture, car tout est attendu. L’Œuvre est en ce moment entièrement réservée, toute future, et c’est peut-être pourquoi j’éprouve le contentement d’une transparence presque parfaite. La plus grande vigilance est pourtant nécessaire : la moindre défaillance de l’attention serait une faute, car elle pourrait me faire manquer ce qui est attendu. J’écris parce que pour moi écrire est le meilleur moyen d’être vigilant, mais à quoi dois-je faire attention ? Je vois mal la réponse. — Je dois faire attention aux mots que j’écris afin de juger de leur exactitude ; je dois faire attention à cette attente même si je veux la décrire correctement, mais elle n’attire pas l’attention sur elle-même, et tout au contraire elle me tourne vers le dehors, vers l’attendu. Lorsque je prête attention à l’attente, j’entends une sorte de très léger ronronnement, un bruit de fond — ce ne sont là qu’imagés inexactes —, mais au contraire, lorsque je suis porté par l’attention propre à l’attente, c’est le silence qu’un instant je perçois, et comment en serait-il autrement puisque mon attente est pure ! C’est à ce silence, qui n’est pas une simple absence de bruit, qui au contraire écarte tout bruit, que je dois faire attention, mais faut-il seulement être attentif, attendre, sans penser à rien de particulier ? Si je m’exprimais en me référant au temps humain, je pourrais dire : j’attends depuis déjà assez longtemps, mais l’attente ellemême dénoncerait cette affirmation : elle ne se rapproche point de l’attendu, elle ne vieillit point, elle ne connaît d’autre heure que celle de l’attente, qui ne passe pas, mais à chaque instant se renouvelle sans avoir pourtant la jeunesse d’un commencement absolu. Seules les circonstances de ma vie d’homme ou la fatigue mettront fin en moi à une attente qui, en raison même de sa pureté, n’est point destinée à s’achever. — Est-ce en raison de ma fatigue naissante, est-ce surtout parce que cette attente singulière est fort différente de celle que l’on connaît ordinairement ? Il doit y avoir 111
encore d’autres raisons à cette petite crise que je traverse : je suis tenté de me plaindre, d’interroger et surtout de poser cette question : l’attente a-t-elle un sens si jamais rien ne vient ? — Cette question, mes doutes, mon impatience, m’ont fait un peu dériver de cette position juste qui était la mienne et qui me donnait le bonheur, mais parler d’insatisfaction, dire que l’attente n’a pas de sens si rien ne vient, c’est faire le raisonneur et même mentir puisque ces pensées me troublent seulement une fois que je suis sorti de ce qui m’était donné. Il ne faut pas tourmenter l’attente, la mettre à la question, car, innocente, elle ne sait rien. Je dois laisser l’attente à sa simplicité, m’en remettre à l’attente, me laisser instruire par son calme que maintenant j’ai retrouvé. Dans le monde humain il est exact que l’attente n’a de sens que dans le cas où quelqu’un doit venir, quelque chose arriver, mais ici je n’ai aucune assurance à ce propos, encore que je ne puisse jamais dire : rien ne viendra, sinon l’attente cesserait aussitôt. Savoir si l’attente doit avoir ou non une fm est littéralement hors de question, est mis hors de question par l’attente elle-même, et en effet, dès que je me laisse effleurer par un tel souci, j’ai le sentiment d’être infidèle à l’attente, de m’éloigner de la juste position qui était la mienne et cela je ne le veux pas. J’ai parlé du bonheur de l’attente, mais à présent je me demande si ce mot est bien exact : l’attente est en dehors du malheur, mais, parce qu’elle est pure, n’est-elle pas aussi en dehors du bonheur ? Du moins dans cette langue où j’écris, je ne crois pas disposer d’un terme exact pour nommer ce que j’éprouve : le mot le moins mauvais, si l’on veut bien le distinguer de la fièvre, de l’avidité, est peut-être celui de désir. Rien ne pourra jamais l’assouvir, ou plutôt il ne demande pas à être comblé, il est tourné vers un futur transparent qu’il ne cherche pas à attirer vers le présent, mais qu’il laisse futur : c’est dans la mesure où le désir est sans exigence et même sans souci, où, sans espérer ni désespérer, il ne fait qu’attendre, qu’il donne ce frais bonheur d’avant le bonheur dont en cet instant j’ai la faveur : on ne peut jamais dire qu’une promesse est faite, et pourtant tout se passe comme si à chaque instant elle était tenue par ce désir même. N’est-il pourtant qu’un avant-goût d’un tout autre bonheur ou plutôt d’un sentiment inconnu ? Est-il au contraire le vrai bonheur, le seul qui ne se ternisse point ? Pour le moment du moins, je me sens incapable 112
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de répondre à une telle question, mais, s’il est encore une autre satisfaction, elle devra me garder du sommeil, de la satiété, et ainsi avoir le privilège même du désir. Qu’est-ce que j’attends ? — J’attends l’attendu. A cette affirmation si banale, un instant j’ai frémi comme si brusquement la fin de l’attente était devenue imminente. J’attends l’attendu : cette redondance ne me livrait-elle pas du moins l’antécédent du nom que j’attendais ? — J’ai senti que je faisais fausse route, je me suis arrêté d’écrire, j’ai laissé disparaître le frémissement qui m’avait troublé, j’ai pris nettement conscience que cette pauvre et ridicule affirmation : « j’attends l’attendu » était encore de trop. — Cette petite pensée aura sans doute été le seul incident qui aura troublé le calme de l’attente : rien n’a eu lieu, l’attente a maintenant retrouvé son temps propre qui n’est ni proche ni loin d’un achèvement. Ce qui est attendu, je l’ignore entièrement, et ainsi peut-être ai-je eu tort de m’attarder un peu plus qu’il n’aurait fallu sur ce que peut me réserver l’attente. Toujours pure, l’attente est la gardienne de l’inconnu que pourtant elle désigne. J’attends l’inattendu, ou plutôt je ne l’attends même pas. J’attends.
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Avant de travailler, je dois me consulter, savoir si je suis ou non en état de marche, faire une inspection de ce que alors je suis, et c’est pourquoi je me suis interrogé : est-ce que je me réduis à un moi étriqué, incapable de découvrir, d’écrire et d’abord d’écouter, ou bien au contraire suis-je en liaison avec mon domaine propre, avec ce lieu très intime où je suis ouvert à... ? A l’instant précis où je me posais la question de savoir si mon cœur, non opaque, était déjà transparent, j’aurais pu répondre par la négative, mais, lorsque je m’auscultai pour savoir si ma sensibilité était disparue ou en éveil, je m’aperçus bientôt que j’étais entré chez moi ou plutôt j’eus soudain la surprise de sentir que le centre de cette demeure dont je craignais d’être exclu s’était ouvert jusqu’à celui que j’étais. Je suis à l’écoute, mais qu’est-ce donc qu’être à l’écoute ? Je sais d’expérience à quel point, en tout temps, je dois veiller sur la transparence ; en cet instant même, elle est mon premier souci et si elle diminue, ou si je la perds, j’en serai le seul responsable, car jamais la transparence ne se refùse, et c’est là une merveille pour laquelle on ne saurait avoir trop de reconnaissance. Si je ne m’étais ausculté, si je n’avais désiré cette transparence, il est vraisemblable de penser qu’en cet instant... j’allais dire : elle ne serait pas mienne,
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mais il est plus exact de dire : je n’aurais point part à la transparence, et en effet elle n’est point le résultat d’une conquête, mais tout se passe comme si elle m’était confiée. Je ne peux jamais dire : je prends l’écoute, ni même : je me mets à l’écoute, mais à un moment je constate : maintenant je suis à l’écoute. J’ai la conviction d’être en ce moment sur la bonne voie et, si je continuais d’avancer, je ferais je ne sais quelle découverte, mais je sens que son heure n’est pas encore arrivée. Tenter de forcer la décision aurait certainement pour effet de me faire perdre l’écoute ellemême, et ainsi il me faut accepter d’avoir fait un progrès seulement infime, il me faut consentir à cette extrême lenteur dont je suis parfois tenté de me plaindre. L’écoute est un don, le don d’une promesse, l’attente de je ne sais quoi d’inconnu. J’hésite, car je sens qu’ici je risque de me fourvoyer. Jusqu’à maintenant, par crainte d’une erreur, je ne l’ai pas dit quoique le pensant souvent : l’écoute n’implique-t-elle pas par définition une entente au moins possible ? Je suis à l’écoute, mais de quoi donc suis-je à l’écoute ? Poser cette question est nécessaire, en tout cas inévitable, mais, encore que je ne sache pas pourquoi, je sens bien qu’elle est un piège. Seulement un piège ? Ce n’est même pas sûr ! Une pensée me surprend : jamais je n’entendrai une voix au sens physique de ce terme, et pourtant non seulement être à l’écoute n’est pas une image, mais je peux caractériser cette voix que je n’entendrai jamais, cette voix qui n’en est pas une. Elle serait sans rudesse, sans austérité, mais aussi sans douceur et tout au plus pourrait-on la dire amène : il n’y aurait rien en elle de soyeux, de velouté, de confortable, car elle serait trop pauvre pour cela. Serait-elle si pauvre qu’elle ne pourrait se faire entendre ? Elle serait sans force, mais ne serait point frêle, et mieux vaut parler de son extrême ténuité qui n’exclurait pas une élégance très délicate, car elle serait plus fine que l’or ; mieux vaut dire surtout que je ne peux répondre à une telle question. La poser était peut-être superflu, voire dangereux, mais ce détour m’a permis de mieux prendre conscience de mon rôle propre : je dois être disposé de telle sorte que la parole puisse être entendue. Tout chemin me ramène donc vers l’écoute elle-même, et je ne m’en étonne pas puisque c’est sur elle que je dois veiller. Cette demeure où j’habite, cette demeure qu’en un sens je suis, ne doit pas, même légèrement, assourdir, étouffer la parole qui pourrait se faire entendre, mais elle
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accomplit sa fonction, elle parvient à sa plénitude lorsqu’elle est une si claire chambre d’écoute que la parole, même la plus discrète, ne pourrait avoir lieu sans être aussitôt perçue. Comme ma condition est singulière ! L’écoute est le fondement d’une juste écriture, mais l’écriture ne se propose d’autre sujet, d’autre objet, que cette écoute, car elle est juste seulement si elle a pour effet de maintenir l’écoute ou plutôt de la dégager dans toute sa pureté ! J’écris, mais je sais bien que ce n’est pas moi qui le premier prendrai la parole ; je ne dois pas me demander ce que serait une parole que j’entendrais, je ne dois même pas penser à l’objet éventuel de mon écoute, mais c’est cette écoute même, dans toute sa pureté, au moment donc où rien n’est entendu, qui doit être mon seul souci. Le but de la juste écriture est-il donc de faire silence, de parvenir à l’écoute la plus attentive et la plus fine ? — Pourquoi en est-il ainsi ? Ce que je cherche, ou plutôt ce que je ne cherche même pas, ce que tout au plus j’attends doit être d’une telle finesse qu’il ne pourrait être perçu dans le silence recueilli d’une chambre d’écoute. Comment mon écoute serait-elle aussi aiguë, aussi calme si, en ce moment même où je n’entends aucune parole, je n’étais accordé à la finesse même de ce qui pourrait être entendu, de ce qui, à mon insu, déjà se manifestait à l’instant même où l’écoute m’a été donnée !
Maintenant que je suis revenu de ma surprise, que j’ai un peu retrouvé mon calme, je peux tenter de parler de cet événement inattendu qui m’a coupé la parole : rien ne s’est fait entendre, l’écoute a gardé toute sa pureté, ou plutôt sa pureté s’est encore avivée lorsque j’ai perçu cette écoute comme la parole que je n’osais même pas attendre. Parole que je ne remarquais pas comme parole, que j’aurais pu ne jamais remarquer tant sa pureté gardait son secret, parole qui ne se cachait point, qui, tout entière retenue, ne cessait d’être là, parole qu’un instant j’ai perçue comme parole, sans que rien ne soit dit, au moment où mon écoute vigilante, fine, subtile, déjà cette parole, est un instant devenue tout à fait silencieuse. Un si bref événement s’est produit qu’en un sens rien ne s’est
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passé. J’étais à l’écoute avant d’avoir entendu. J’ai été à l’écoute après avoir entendu, car la parole même était un appel, appel à écrire une Œuvre encore toute future, appel à me mettre à l’écoute comme si jamais encore aucune parole, pas même un appel n’avait déjà eu lieu : un instant, un seul instant, celui de l’appel, tout s’est passé comme si je m’éveillais, comme si, pour la première fois de ma vie, j’étais à l’écoute. — Si j’avais su vivre ce que l’on ne peut même pas appeler un événement tant il fut discret, je serais toujours à l’écoute, mais au lieu de l’accueillir avec le calme et la légèreté désirables, au lieu de me tourner vers le futur comme cet appel m’invitait à le faire, je me suis indiscrètement appesanti sur ce qui venait de me bouleverser, ma vigilance s’est émoussée, et je ne me suis même pas tout de suite aperçu que je m’éloignais de la position juste. Je ne suis plus à l’écoute et en effet je ne peux plus parler.
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Machinalement, je me suis posé la question rituelle : « avant de travailler, demande-toi si ton cœur est transparent ». Par avance je connaissais la réponse à cette question que je me suis posée sans conviction, ou plutôt sans aucun intérêt, tant partir de l’écoute ne me paraît plus une nécessité. Peut-être ai-je commis une erreur, des erreurs, mais j’ignore tout à fait lesquelles, et je crois plutôt qu’un obscur mouvement m’a entraîné loin de la position qui était la mienne : je n’ai pas lutté contre cette dérive comme si la mobilité était aussi une loi, comme si peut-être elle me portait vers un embarcadère inconnu. Je suis non seulement sans enthousiasme mais aussi sans aucun désir, et comment en serait-il autrement : même si l’on parvient à un sommet, il faut toujours tout reprendre à zéro ! Je n’ai pas encore avancé d’un pas, je me trouve dans un port inconnu, sans savoir comment m’embarquer, ou peut-être ne me suis-je même pas approché de la ligne de départ et suis-je seulement dans l’indécision d’un arriêre-port. Un jour finirai-je par gagner un port qui me donnerait la sécurité d’un point de départ invariable ? Je crois plutôt que je glisserai toujours d’embarcadère en embarcadère et qu’en ce sens je n’en serai toujours qu’à la recherche d’un juste commencement. A la pensée de ce travail sans fin — ce n’est même pas un travail ! — j’éprouve une immense fatigue. 118
— Curieuse pensée, qui réveille mon cœur : il y a dans mon affaissement, ou plutôt dans mon actuelle nudité quelque chose de juste, mais quoi donc ? — C’était une erreur de croire qu’un chemin était dorénavant à ma disposition sous prétexte qu’il m’avait une fois conduit jusqu’au sommet : le chemin, ce chemin, a disparu, s’est à jamais aboli, et pourtant le sommet je ne l’ai pas exploré, à peine l’ai-je effleuré.
III
Je me suis cru capable de chercher et même d’écrire, car j’avais trouvé un chemin, le chemin : celui de l’écoute pure ; j’étais établi dans un monde clair, si ordonné que j’avais pu énoncer cette règle : « avant d’écrire, demande-toi d’abord si ton cœur est transparent », mais à présent, je suis gagné par le doute : je ne crois plus au pouvoir de cette règle et je me demande même si l’écoute pure était le chemin ; celui que je prendrai m’est entièrement inconnu et j’ignore même s’il existe un chemin : je vais à la dérive, ou plutôt, car je ne me laisse pas aller, je cherche à tâtons, et n’en est-il pas ainsi depuis le début de cet ouvrage ! Parfois je pense avoir trouvé, avoir laissé l’indécision définitivement derrière moi, mais mes certitudes sont sans lendemain, et bientôt j’en suis de nouveau réduit au tâtonnement comme si écrire était inséparable d’un tourment sans fin. — Pourrai-je jamais faire une œuvre alors que tout plan, édifié à partir de ce que je découvre, est toujours remis en question ! Un ouvrage qui passerait cela sous silence serait mensonger, mais comment dans sa structure donner sa place, seulement une place, à ce qui vient perpétuellement briser toute la construction ? Je ne sais quel gauchissement, plus fort que toutes mes découvertes, vient toujours voiler, puis défaire les claires ordonnances que j’avais prévues, et ainsi, puisque je ne peux être
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un architecte, j’en suis réduit à être un joueur de puzzle qui non seulement ne connaîtrait point par avance la figure : un paysage, qu’il doit reconstituer, mais qui s’apercevrait au moment d’ajuster les pièces du jeu, qu’elles ne cessent de se déformer : admettons que ce paysage représente la banquise à l’heure du dégel ou peutêtre une ville flottante lentement disloquée par un courant demeuré longtemps inaperçu ! — Si désagréable que soit ma condition actuelle, ce serait cependant une faute de vouloir m’en éloigner au plus tôt et sans doute mieux vaut la voir lucidement comme telle, car je crains d’avoir minimisé l’importance de ma déconvenue. Mon incertitude actuelle est si mordante que j’ai le sentiment que tout est remis en question : tout ce qui a eu lieu, même cet instant où l’écoute est devenue entente, a perdu son importance et jusqu’à son existence. De nouveau je suis à zéro, ou plutôt pour la première fois je peux dire que je suis à zéro : non seulement rien encore n’est écrit, mais je ne sais plus ce que je cherche, et pour moi il y a plus grave encore : je tenais l’écriture comme moyen de recherche pour le seul invariant qu’aucune expérience ne pourrait contester, mais je suis si désemparé que ma confiance en l’écriture est à présent ébranlée. Écrire n’est peut-être qu’une passion malheureuse, et c’est pourquoi je ne peux m’abstenir de parler d’un malheur dont il reste tout à dire, mais je me refuse à entretenir plus longtemps l’illusion qu’un jour je réussirai et tout au contraire j’ai la conviction que je pourrais écrire dès maintenant la dernière phrase de cet ouvrage : j’ai parlé, mais je n’ai rien dit. Il n’y aura jamais que moi qui parlerai, et pourtant j’en suis encore à espérer que ce n’est pas de moi seulement que j’ai parlé, que mon malheur même, si j’en trouvais la clef, me donnerait la signification de ma recherche, ou du moins prendrait un sens tel que je ne me sentirais plus comme en ce moment un vil Don Quichotte au soir de sa vie. — L’acte d’écrire laisse une trace derrière lui : cet ouvrage-ci tel qu’il se présente jusqu’à maintenant. Le chemin parcouru, loin de former une ligne droite et continue, ressemble plutôt à une série de hachures dont je me demande pourtant si l’ensemble ne constitue pas un langage. J’ai écrit, ce que j’ai écrit ne me satisfait pas, est du moins tel qu’il me reste toujours tout à dire, et pourtant, tout à fait à mon insu, un langage s’est-il constitué et cet ouvrage-ci est-il ce langage ? Est-ce qu’il y a un double sens : celui que j’ai cru mettre dans les mots et qui 124
serait sans importance, et un autre, celui de l’œuvre dans sa totalité, langage porteur de sens ? — Combien de fois, en écrivant cette Œuvre, n’ai-je pas eu la conviction d’être tout à fait superficiel et d’une manière d’autant plus navrante, irritante, que j’avais l’impression de me trouver alors juste à côté de ce qui méritait d’être dit, et c’est encore le cas en ce moment où je me fais l’effet d’un archéologue qui aurait découvert une écriture, mais qui aurait l’amertume plutôt que la joie au cœur tant il aurait la conviction que cette écriture est à jamais indéchiffrable. Je suis cet archéologue, je crois que pour un esprit vigilant et averti presque tout est langage, mais, même si c’est le cas de cette œuvre, je ne sais pas entendre ce qu’elle dit. Ai-je du moins la satisfaction de vivre à côté d’un sens quoique à jamais secret ? Comment être sûr que l’on a à bon droit identifié des traces comme une écriture tant qu’elle n’a pas été déchiffrée ! Ce sentiment d’un sens caché n’est peut-être qu’une illusion, et à coup sûr il est tout à fait déraisonnable de penser, même un seul instant, que ces traces, laissées par l’acte d’écrire, sont les signes de je ne sais quelle langue étrangère, par surcroît jamais dite en clair. Ces sinuosités, ces brisures, ces ouvertures subites, ce foisonnement de chemins qui bientôt se perdent ne forment-ils pas un labyrinthe ? L’art d’écrire est comparable à celui de pisteur, et je continue, sans preuve, d’avoir la conviction que faute de discernement je n’ai pas encore su repérer les balises conductrices, mais il se peut aussi qu’il n’y ait pas de bonne piste, que ce labyrinthe ne possède aucun centre, aucune chambre secrète, car si, en dépit de tout, j’espère que mon voyage est une migration, il se peut aussi qu’il ne soit qu’un ballottement sans but et donc sans fin. Ce labyrinthe comporte-t-il du moins une issue ? Cette question est artificielle, car je ne suis même pas sûr d’être entré dans le labyrinthe, mais, en ce cas, pourquoi penser que cette expérience, dans la mesure où elle n’est peut-être même pas commencée, est pourtant un signe ? — Jamais autant qu’en écrivant cette œuvre je n’ai hésité, mais cette hésitation traduit-elle seulement, comme longtemps je l’ai cru, une tare de l’homme que je suis ? Ou bien encore n’est-elle que le symptôme d’une évolution malheureuse dans la conduite de cette œuvre ? Ces significations ne peuvent être rejetées, car mon hésitation est telle qu’au moins quatre ou cinq interprétations sont admissibles sans qu’il soit 125
possible de choisir entre elles et je peux donc dire seulement que la nouvelle signification qui m’apparaît ne peut être exclue : depuis le début de cet ouvrage, j’ai le sentiment de tourner autour d’un centre indécouvrable ou nul, et ainsi ces hachures, formées par mes hésitations insurmontables, désigneraient un domaine inaccessible. Si je dis que mes hésitations, mes tourments, mon échec ne constituent pas seulement un fait, mais peuvent être vus comme des signes, qu’est-ce que je veux dire ? A coup sûr cette œuvre n’est pas un langage au sens ordinaire et plein de ce terme puisque, même par son versant heureux, elle n’apporte aucune connaissance ; sans doute ne constitue-t-elle pas une langue secrète, une sorte d’écriture que j’aurais identifiée mais que je ne pourrais décrypter, car je n’ai point la certitude d’un sens du moins latent ; j’ai l’espoir, je ne dis pas la certitude, que mon malheur même n’est pas seulement l’expression d’une ambition déçue, mais renvoie à autre chose qui demeure tout à fait inconnu. On peut donc penser que l’échec, et l’échec seul, qui par définition ne peut être recherché, force à se manifester le négatif de ce qui ne saurait être atteint, mais ce qui est ainsi désigné jamais ne se montre comme tel, et c’est pourquoi je continue à vivre au niveau de cet ouvrage insignifiant, signe insuffisant, clignotement qui ne parvient même pas à disparaître. — Etre condamné à un exil perpétuel est certes une souffrance, mais penser à sa patrie, savoir qu’il y a une patrie doit être un apaisement : il m’est refusé, car je n’ai même pas l’assurance que ma patrie existe : cet ouvrage est une interrogation, mais à la question qu’il ne cesse de poser il est répondu seulement par un mutisme inaltérable. Celui de qui se tait ? Du vide ? A cette ultime question il ne peut être répondu, et si je continue d’écrire c’est seulement parce que l’absence de toute réponse interdit même la certitude du désespoir.
Que m’est-il arrivé ? Qu’est-ce donc qui s’offrait à moi et qui déjà s’est retiré ? — J’avais reconnu qu’il n’était pas question pour moi de ne plus écrire, mais seulement parce qu’il m’était impossible de dire : ma recherche n’a à coup sûr aucun sens ; j’avais accepté que ma part fut ce rien, ce presque rien, part qui ne m’était pas
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donnée mais seulement qui ne m’était pas retirée, et c’est alors, en cet instant où mon tourment était entier, que j’ai connu une sorte d’apaisement comme si mon cœur était un instant devenu transparent à je ne sais quel léger sourire encore futur. — Maintenant, pour une raison que je distingue encore à peine, je sais bien qu’il est trop tard, qu’une fois encore est perdue l’occasion inespérée que vienne la parole blanche, mais en revanche c’est peutêtre le moment à jamais de tirer la leçon de l’événement. L’un de mes soucis constants a été de chercher quelle était la portée de l’acte d’écrire, et j’avais cru pouvoir affirmer qu’elle était nulle ou du moins problématique, mais ce qui vient de m’arriver a remis en question cette certitude amère, et ainsi je m’aperçois à quel point l’art d’interpréter les signes est incertain. Cette foisci, je ne suis point marri de mon erreur : en écrivant toutes ces dernières pages j’avais l’impression de m’enfoncer toujours davantage dans le malheur, de m’éloigner de toute œuvre possible, mais ce que j’avais pris pour une descente était le chemin ! — Ce chemin était bien une descente : j’ai désespéré du sens de ma recherche, j’ai baissé la voix au point de venir à proximité d’un silence qui menaçait de faire taire toute parole, mais c’est alors que l’espoir de la parole blanche m’a conduit jusqu’au seuil d’un ouvrage qui trouverait sa dimension propre, non dans la gloire du jour, mais au voisinage de la pauvreté, de la solitude, et même de la mort. Cette faille, cette légère ligne blanche dessinée par l’échec est un chemin et il m’arrive de penser qu’il est le plus juste de tous : pourquoi donc une fois de plus suis-je resté sur son seuil ? — J’ignore comment parvenir jusqu’à la parole blanche, mais, curieusement, je pressens l’au-delà d’un événement qui n’a pas eu lieu : je sens qu’en cette parole coexisteraient, je ne dis pas s’identifieraient, les deux versants de cette œuvre : l’heureux et le désespéré. Je crois donc savoir qu’il y aurait alors une consolation, ou du moins un certain sourire, mais qui, loin de mettre fin au malheur, le laisserait intact, l’accueillerait dans sa nudité, et c’est sans doute parce que j’ai été incapable de porter en même temps ces deux contraires qu’une fois encore la parole blanche n’aura pas été prononcée. Par un trop humain désir d’assurance, j’ai en effet lutté contre le désespoir, et au moment où s’est dessiné le chemin vers la parole blanche, mon contentement a rapidement été très vif : 127
j’ai oublié le malheur, je ne suis plus resté au bas niveau qui était le mien alors que l’ouverture vers la parole blanche devait se situer à un niveau encore plus bas. J’ai reconnu que la descente était un chemin et pour mon malheur je m’en suis réjoui, car ce retournement s’est accompli trop tôt : à partir de l’instant où l’on découvre que l’échec a un sens, l’échec disparaît et en même temps ce chemin que pourtant il était à la condition expresse de ne pas être reconnu pour tel. — A quel point le problème que je me posais concernant la portée de l’acte d’écrire est maintenant retourné ! Ce n’est pas faute de portée que cet ouvrage n’a pas atteint son but, mais parce que sa portée était encore trop grande, parce que ma part, ce presque rien, n’était pas encore assez pauvre. — De même qu’il est impossible de réussir, ne l’est-il pas aussi de faire naufrage, et ce presque rien qui me permet d’écrire ne me sépare-t-il pas à jamais de la parole blanche ? Ne doit-elle jamais être prononcée et l’ouvrage doit-il se contenter d’en porter l’espoir ? Je l’ignore. Je me suis éloigné du chemin qui conduit au malheur sans nom, et pourtant je garde le sentiment qu’un ouvrage est possible, mais à la condition que je me tienne à mon niveau propre : celui de la sobriété et du silence.
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« J’ai parlé, mais je n’ai rien dit » : j’ai cru que je terminerais ainsi cet ouvrage, et pourtant ma pensée rôde souvent alentour, soit que je n’aie pas encore complètement exploré cette phrase, soit plutôt parce que je crains de mal l’entendre et donc de l’interpréter fautivement. — Cette phrase : « j’ai parlé, mais je n’ai rien dit », devrait apparemment me dispenser de toute recherche, et pourtant, point auquel je n’ai pas assez prêté attention, je ne peux l’écrire dès à présent. Je n’attends de cet ouvrage aucune révélation, pas même la moindre connaissance, et pourtant m’être aperçu que cet ouvrage ne véhicule aucune information non seulement ne me dispense point d’écrire, mais n’entame en rien cette autre assurance : un langage juste est possible, en tout cas il est nécessaire. Je crois, ou plutôt je sais d’expérience, que le langage qui va du côté de la simplicité, de la pauvreté, et lui seul, me donne un sentiment de justesse : à partir de cette expérience, ne pourrais-je en dire davantage ? — Pour peu que je fasse attention, et surtout si je suis vigilant, je sais d’emblée si ce que j’écris est juste ou seulement approximatif. Lorsque je sais que mon langage n’est pas celui qui conviendrait, et cette expérience est beaucoup plus fréquente que celle de la justesse, je ne sais pas pour autant quel 129
serait le langage juste, et il m’arrive souvent de terminer une journée de travail sans avoir fait le moindre progrès, mais du moins mon mécontement m’avertit que je suis à l’écart du chemin, et je crois même pouvoir dire que le degré de mon insatisfaction me renseigne sur l’étendue de mon écart. Si je gardais tel quel un texte en sachant qu’il est faux, j’aurais l’impression de trahir ; au contraire lorsque j’écris juste j’ai l’impression d’être fidèle. Traître ou fidèle à quoi ? — Sans radiogoniomètre, un navire ne pourrait se diriger, mais un radiogoniomètre serait inutile, inconcevable sans un poste émetteur, et de même, soit que j’écrive faux, soit que j’écrive juste, ne faut-il pas pour apprécier cet écart ou cette justesse, que je possède ce que, faute de mieux, j’appellerai un instinct de vérité, et qu’il y ait en dehors de moi un repère auquel je reste obscurément lié même dans l’erreur pour que ce sentiment d’erreur soit possible ? Il se peut, car il faut à l’erreur comme à la justesse une condition de possibilité. Tout cela semble correctement raisonné, et il paraît normal, voire indispensable, de s’interroger sur ce sentiment de justesse qui a été, qui est encore, mon seul fil d’Ariane, et pourtant, non seulement je reconnais que je ne suis pas plus avancé qu’au début de cette analyse, qu’à propos de ce point où je désire la plus grande justesse, puisqu’il s’agit de ce qui la rend possible, je ne peux directement rien dire, mais surtout je déclare tout net qu’en ce moment même, loin d’avoir un sentiment de justesse, j’ai l’impression de m’enferrer toujours davantage dans une erreur que je croyais avoir conjurée, mais à laquelle, sans même savoir pourquoi, je reviens constamment. Estce dire que je récuse mon expérience de la justesse et de l’approximation ? C’est tout au contraire en me fiant toujours à cette expérience que je peux dire que vouloir rendre raison de la justesse et de l’erreur est une recherche qui doit être définitivement abandonnée. Aurais-je dû me garder même de l’entreprendre ? C’est possible, et pourtant cette embardée loin du droit chemin va peut-être me permettre de mieux voir ce que je peux dire et ce que je ne dois pas dire. — Il y a du côté de la pauvreté et de la simplicité la possibilité d’un langage juste, et pourtant en aucun cas je n’ai le droit d’affirmer que la chose en question est simple ou pauvre, car, même juste, le langage reste extérieur, étranger à la chose même dont il continue donc de ne rien dire. Je n’ai même pas le droit
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d’afiirmer qu’un langage juste permet une concordance sans preuve avec un terme qui me demeurerait inconnu, car je sous-entendrais ainsi l’existence objective de je ne sais quelle suprême réalité et une fois encore ce serait trop dire ou plutôt mal dire. Puis-je affirmer en conséquence que je suis à la recherche d’un langage qui n’est pas celui de l’information, mais tel qu’il permette une correspondance avec ce dont on ne peut même pas dire qu’il existe sans que du reste on puisse dire pour autant qu’il n’existe pas ? Je peux le croire, mais je peux surtout craindre de ne pas vouloir renoncer à une ambiguïté pourtant évitable, et c’est pourquoi, pour bien préciser ma mesure propre, je préfère dire plutôt que seul me donne le sentiment d’un juste accord le langage qui se tient au niveau de ce presque rien qui est ma part inaliénable. Plusieurs fois j’ai écrit cette expression que je savais malheureuse : « ce quelque chose dont je voudrais parler », mais je me demande à présent si la fonction de l’écriture juste, bien loin de dire quoi que ce soit de ce « quelque chose », n’est pas plutôt de maintenir mon cœur ouvert à «... ». Ces points de suspension sont-ils seulement les vestiges tenaces et irritants de ce « quelque chose » dont on ne peut rien dire, ou bien désignent-ils ce à quoi en ce moment même je suis ouvert ? Ne puis-je dire que le langage juste est la communication originaire puisqu’il ouvre mon cœur et me permet de percevoir un je ne sais quoi auquel conviendrait pourtant le nom de Silence ? Il ne s’agit pas d’une banale absence de bruit, et j’aimerais parler d’un silence musical, mais, je le sens bien, il m’est impossible de dire que j’en ai une sensation positive, sinon une fois encore je retomberais dans l’erreur que j’ai déjà dénoncée. Tout se passe certes comme si j’étais guidé, comme s’il y avait un lieu absolu par rapport auquel je me repérerais, une pierre de touche qui me permettrait de juger de la justesse ou non de ce que j’écris, et pourtant, à l’instant même où j’envisage d’affirmer qu’il y a en dehors de moi une présence silencieuse avec laquelle je suis en communication, je sens que je m’égare, qu’une fois encore en disant trop je dirais mal, ou plutôt je ne dirais pas ce qu’il convient de dire et que, malgré mes échecs répétés, je ne désespère pas de dire un jour. Pour avancer sur ma route je ne dispose pas seulement du sentiment de justesse, mais aussi de l’exigence d’un langage déterminé, ou plutôt cette exigence même est le chemin sur lequel
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je dois m’engager. Je peux donc affirmer que ma route est balisée, mais puis-je aller jusqu’à dire que ces balises ne sont pas des signaux arbitraires mais des signes avant-coureurs, ou même de véritables indices du but vers lequel je me dirige ? Tout au cours de ce voyage, j’ai dû devenir un homme de vigie, car il convient de voir les signes qui me sont offerts, et il se peut que cette exigence d’un langage sobre soit non seulement une balise qui me guide mais aussi la parole même de ce quelque chose de simple vers lequel je me dirige, et pourtant, dès que j’interprète les signes afin de connaître le but avant de l’avoir atteint, ou plutôt dès que je me représente un but, j’interromps mon avancée et je perds ma route ! Je dois répondre à cette exigence d’un langage déterminé, c’est-à-dire suivre les balises et non pas tenter de leur arracher le secret de leur signification. — Une fois encore je dois revenir à ma mesure propre dont à chaque instant je suis tenté de sortir.
fl me faut écrire, mais ce dont je voudrais parler est aux antipodes du spectacle et tout se passe comme si j’avais à composer un concerto où l’instrument soliste, centre de l’œuvre, ne jouerait pas sur le proscénium, mais se tiendrait invisible et presque absent en arrière de la scène. — Cette image est seulement assez juste, et ce n’est qu’une image : mieux vaut donc essayer de préciser directement mon problème. Ce dont je voudrais parler, et qui serait l’objet déclaré de ma recherche, le sujet même de cette œuvre, ne peut être cerné en une définition, et pourtant je n’en suis pas réduit à constater que je ne peux rien dire de ce qui me tient le plus à cœur, car ce qui ne peut être formulé ne serait pas sans rapport avec un certain usage du langage. Quel usage ? — Je l’ignore. Je sais seulement que serait vouée à l’échec toute tentative de faire venir au jour ce qui par nature se refuse à toute ostentation. Ce qui est à dire ne souffre ni l’abondance, ni le grandiose, ni le brillant, et se tient à l’écart de toute démonstration comme si être ostensible était déjà une outrance. Je suis à la recherche d’un langage sobre, non point seulement parce que je dois, comme tout écrivain, lutter contre l’enflure, mais en raison de la discrétion fondamentale de ce qui est à ire. — Un langage, même sobre, pourra-t-il être à la mesure d’une telle pudeur ? L’outrance obtient un résultat opposé à celui qu’elle cherche puisqu’elle assourdit au lieu de se faire entendre alors que, par la pratique d’un langage 132
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sobre, l’attention est réveillée, la sensibilité si bien rééduquée que notre cœur est touché à la moindre sollicitation, mais ainsi, en raison même de son pouvoir, la sobriété du langage risque d’être récusée par celle sans aucun éclat de ce qui est à dire. S’agit-il plutôt de quelque chose de terne ? Ici, j’hésite. Je ne peux m’accuser de pratiquer la litote par habileté, par la connaissance de son réel pouvoir, car à aucun moment je ne parle volontairement un ton au-dessous de ce que je pourrais affirmer : il me serait tout à fait impossible, sans tomber aussitôt dans l’hyperbole, de dire plus que je ne dis, et pourtant j’éprouve de la répulsion pour cette épithète de terne dans la mesure du moins où elle évoque une idée de bassesse. — Il faut certes repousser les mots positifs, mais les mots privatifs me semblent non moins dangereux : il n’est pas question d’écrire médiocrement, mais de trouver un langage sobre, et pourtant je me défie même de ce mot dans la mesure où il est synonyme de modération ou de tempérance, termes qui impliquent presque toujours le souvenir et bientôt le regret de l’abondance. Ce dont j’ai à parler ne peut être jugé par référence à une richesse possible : il s’agit de quelque chose de discret, mais sans que l’on puisse parler d’une volontaire retenue, de terne mais qui ne manque pas d’éclat, et j’aimerais parler d’une pauvreté, mais il faudrait d’abord la délivrer de l’humi liation qu’on lui fait subir en voyant seulement en elle une carence de biens. Ce qui est à dire — comment le dire ! — est au-dessous de ce que l’on appelle richesse et au-dessus de la misère ou plutôt est tout à fait en dehors de l’abondance comme de la pénurie, de l’éclat comme du manque d’éclat, mais puis-je ajouter de la réserve comme de l’ostentation ? Ce qui est à dire repousse toute démonstration puisque le moindre éclat serait déjà de l’outrance, mais en conséquence puis-je parler d’une réserve ? Il ne s’agit ni d’une restriction, ni même d’une retenue, car un plus grand éclat est impossible, et c’est pourquoi on ne peut parler d’un manque de portée : il ne s’agit ni d’une avarice, ni d’une indigence, mais plutôt d’une mesure en précisant qu’elle n’a point à se contenir pour se garder de tout excès, car, naturelle, elle est d’une modestie, d’une humilité souveraines. — Faut-il donc penser que ce quelque chose dont je voudrais parler offre malgré tout une certaine positivité quoique toute en retrait ? Une fois encore ce serait trop dire, ou plutôt mal dire, et en conséquence manquer à ce qui
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pourrait être dit. Ce dont je voudrais parler n’est susceptible d’aucune affirmation, d’aucune négation, et c’est pourquoi les termes positifs comme les termes privatifs doivent être également rejetés. La pensée, le langage conventionnels sont donc exclus, et pourtant je ressens à vif l’exigence d’écrire comme si un troisième ordre, ou plutôt un tout autre domaine était possible, où ce quelque chose de simple mais avec grandeur dont je voudrais parler, dont je ne peux rien dire, pourrait entrer en rapport avec un emploi encore inconnu du langage. Ce qui compterait serait-ce non tant ce que je dirais qu’un certain usage du langage ? Dois-je me former un nouveau toucher, au sens où on le dit d’un pianiste ? Choisir ce que je dis, trouver comment le dire, former une langue m’importe à tel point que j’éprouve une passion pour le langage, ou plutôt mon incroyance en l’Œuvre ne fait que mettre à nu l’exigence d’écrire comme si ce que j’avais à dire ne pouvait l’être que par un certain ton. Dans le domaine du langage les grandes orgues sont interdites, c’est là l’une de mes très rares certitudes, et au contraire sont nécessaires la sobriété, la pauvreté du vocabulaire, et même une lente dénudation de la pensée. Plutôt qu’interdites, les grandes orgues sont inefficaces : elles blessent la finesse de l’attention, rendent le recueillement impossible, et au contraire la sobriété doit être recherchée parce que seule elle va dans le sens même du silence intérieur, celui de cette écoute pure qui doit nécessairement précéder et accompagner toute recherche. Si mon attention s’appesantit, si mon langage s’alourdit et s’enfle, la transparence aussitôt est brouillée et, si j’insiste, bientôt je perds le contact, tandis que si je parviens à me maintenir au niveau de l’écoute, j’ai le sentiment de vivre dans le seul climat qui donne justesse et bonheur. — Contrairement à ce que mon appétit de connaître voulait me faire croire, les balises — la même balise indéfiniment répétée — ne me conduisent nullement à je ne sais quel port lointain et inconnu, mais il me semble au contraire que je demeure dans le même lieu, celui que je considérais seulement comme un embarcadère : la pure écoute. Écrire est-il donc vain? Certainement pas, puisque seul ce langage sobre permet de garder l’écoute, ou plutôt d’édifier le lieu de l’écoute : une chambre de résonance où mon attention silencieuse serait sensible à la plus fine parole, et en effet ce n’est point pour
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parler que je dois écrire, mais seulement pour entendre, ou plutôt pour être capable d’entendre. Parce qu’il n’est pas question de se taire, mais d’écrire, parce qu’écrire est nécessaire à l’écoute même, je risque toujours d’oublier une disposition essentielle : je finis par croire que cette parole que je cherche c’est moi qui la prononcerai alors que l’écriture juste, dans la mesure même où son objet est l’écoute, m’apprend que cette parole peut seulement être entendue. Je dois écrire, je dois régler la portée de mon langage sur cette écoute, mais j’aurai beau baisser la voix, jamais je n’arriverai à un langage assez silencieux comme si le seul langage convenable était cette écoute pure elle-même.
Si discrète fut cette parole qu’elle a aussitôt disparu, mais comment ne pas se souvenir ! Elle fut sans éclat, mais je n’aurais pas pu ne pas l’entendre ; après son passage elle retentit encore, ou plutôt je demeure comme rassemblé autour de ce qui a eu heu. Si je cherchais à retenir pour mon seul contentement ce sillage sensible mais éphémère, je me fourvoierais, je gâcherais surtout une chance incomparable et rare : ce qui a eu lieu m’a si convenable ment disposé que je ne peux souhaiter meilleures conditions pour écrire. La parole, si brève, est passée : sa disparition m’a tourné vers cette œuvre-ci, toute proche, encore inaccomplie, tout entière à dire, mais en même temps j’ai l’impression d’être seul, sans aucune aide, dans un tel embarras que je ne comprends même pas quelle est ma tâche. Est-elle de porter témoignage, de dire ce qui a eu heu comme cela a eu lieu ? Sans doute, et pourtant il ne s’agit pas de faire un récit, car ce qui est à trouver, à vivre pour la première fois, est la partie non encore accomplie de l’événement : son langage, ou, mieux encore, sa leçon. A parler strictement, que puis-je dire ? J’étais à l’écoute, j’attendais une parole, cette parole je l’ai entendue, et pourtant l’écoute a toujours gardé toute sa pureté. — A coup sûr, et peutêtre est-ce par là que j’aurais dû commencer, cette parole a émerveillé mon cœur, quoique en secret, et c’est peut-être pourquoi jusqu’à maintenant est demeurée tacite ma reconnaissance pour 135
cette bonté inconnue. Très bref fut cet instant où j’ai entendu le silence de l’écoute pure comme la parole même que j’attendais, et pourtant il a suffi, je ne dirai pas à illuminer mon cœur, mais à me faire entrer dans un climat serein, en tout cas bien différent de celui qui l’a précédé où, contre tout espoir, je persistais pourtant dans ma recherche. Je n’ai été qu’effleuré, mais ma pensée s’attarde sur cette expérience que je qualifierais volontiers d’essentielle bien que je ne puisse justifier cette épithète, mais précisément je m’interroge : ce si léger frôlement m’a donné un réconfort introuvable dans le monde humain, d’où vient un tel pouvoir ? Pourquoi ai-je l’impression d’une grandeur du moins latente ? Doisje penser que cet effleurement était la fine saillie d’un monde qui en majeure partie est resté inconnu ? L’écoute pure est-elle le langage très discret, le léger affleurement de ce qui dans sa presque totalité jamais ne se manifestera ? Au moment où j’ai entendu, j’ai souri et je suis tenté de dire que tout s’est passé comme s’il y avait eu une personne, l’approche d’une personne, ou du moins un sourire, une enfance, et pourtant si je déclarais : quelqu’un m’a parlé, ce serait trop dire, car comment pourrais-je prononcer la moindre affirmation à propos de ce qui ne s’est pas affirmé ? Ce n’est pas moi qui ai parlé, mais il y a eu le passage d’une parole qui a réchauffé mon cœur, et pourtant je ne peux rien dire de « ce qui » m’a si finement touché, pas même affirmer son existence. Puis-je l’appeler : le parlant ? Cette expression, encore qu’elle indique qu’on ne peut séparer le sujet du verbe, est lourde et équivoque, et c’est pourquoi je préfère encore répéter cette formule : la parole a parlé, redondance dont je sens bien qu’elle n’est qu’apparente, mais sans parvenir à préciser pourquoi. Veiller sur l’intégrité de l’écoute est mon constant souci ; une éthique est nécessaire afin de maintenir, ou, mieux encore, d’améliorer la qualité de cette écoute ; l’écriture juste est un moyen non de parler, mais de donner toute son attention à cette écoute même, mais pourquoi en est-il ainsi ? Dans le monde ordinaire, si l’on veut entrer en contact avec quelqu’un, il faut d’abord établir une communication, mais cette condition préalable, si nécessaire soit-elle, n’a de sens qu’en vue d’un échange ultérieur, tandis qu’ici la communication elle-même a un rôle privilégié, et en effet toute mon expérience se fonde sur l’instant où la communication s’établit : je suis alors à l’écoute, et par cette écoute, en cette écoute, 136
j’entends. Ici, contrairement au monde ordinaire, il n’y a donc pas à distinguer le moyen de communiquer, le code et le message, car il s’agit de la communication en acte, langage à l’état pur, parole naturelle égale au silence, qui ne dit rien, rien d’autre qu’ellemême, parole qui se dit comme parole et qui est entendue parce que se dire est sans doute le même que se donner. Cette parole ne peut être pensée ni comme un objet, ni comme un sujet, elle échappe à toute affirmation mais aussi à toute négation, et ce n’est, j’en ai le sentiment, ni par impuissance, ni par un jeu méchant où elle nous attirerait tout en demeurant insaisissable, mais si elle se tient à l’écart de toute détermination trop pesante, si ce verbe ne dépasse jamais le silence, n’est-ce pas plutôt en raison d’une discrétion dont on ne peut se former une idée adéquate ? Cette expérience de l’écoute pure comme parole passe si rapidement qu’à peine a-t-elle été présente, et si je peux espérer la refaire avec plus de netteté, elle est pourtant une limite au-delà de laquelle je ne peux m’avancer, non pas en raison d’une insuffisance qui me serait propre, mais parce que l’événement même ne peut être davantage voyant, ou plutôt se trahirait luimême s’il était plus marquant : je me disposais à dire que le silence entendu comme parole est une limite indépassable, mais j’en viens à me demander si en un sens la limite n’est pas alors déjà dépassée. J’ai souvent dit combien cette parole est sobre : elle est égale au silence, elle disparaît dès qu’entendue, mais, preuve même de cette simplicité, c’est seulement à présent que je prends conscience de la marque essentielle de sa discrétion : il n’y a pas d’autre parole que la pureté de l’écoute, et pourtant, en raison même de sa transparence, pendant longtemps je ne l’ai pas identifiée comme telle. Chaque fois que j’étais à l’écoute, j’entendais, mais sans le savoir, cette parole silencieuse mais toujours parlante, en retrait mais sans être à couvert, seulement attendue, toute future, et pourtant déjà présente comme inconnue, présence que l’on peut qualifier en un mot de furtive, car comment la pudeur pourraitelle se montrer sans se faire remarquer, si ce n’est grâce à sa pureté ! Je l’attendais, et pourtant elle était demeurée inattendue, ou plutôt ce n’est pas moi qui l’ai surprise : elle était certes déjà à découvert, mais je suis sans aucune fierté d’avoir ainsi dévoilé ce qui maintenant me donne le sentiment d’une délicatesse, d’une nudité absolue, à tel point que même l’épithète de timide est encore
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trop forte pour qualifier une telle discrétion. Il y a eu ce moment, dont je me suis tant réjoui, où Le silence a été porté jusqu’à la parole, où je lui ai donc arraché son incognito, mais comment n’aije pas remarqué plus tôt que cette reconnaissance a provoqué sa disparition ! Je soupçonnais à bon droit que ce moment où le silence, devenant patent, est entendu comme parole, était au-delà d’une limite qui peut-être n’aurait pas dû être franchie : le juste site de cette parole est sans doute celui d’une écoute absolument pure où elle n’est ni cachée, ni dévoilée, où elle ne dit rien, où elle ne se dit même pas elle-même sans pourtant se taire, parole-silence dont on ne peut affirmer ni qu’on l’entend, ni qu’on ne l’entend pas, mais qu’on l’entend à la dérobée ou plutôt à la condition expresse qu’elle demeure tacite. Je me suis réjoui du pouvoir de dévoilement de l’acte d’écrire, mais je me rends compte à présent combien en dépit de mon désir de sobriété, j’ai été acharné dans cette traque impitoyable : j’en suis venu à débusquer sans gloire ce qui n’était point masqué, mais seulement protégé par sa pureté, blancheur sur une autre blancheur. — Le dévoilement est-il une fatalité du langage dans la mesure même où il est juste ? Il se peut, mais je veux croire qu’il est possible d’écrire sans tomber dans l’indiscrétion, dans la violence de l’impudeur. A ma décharge, puis-je dire que j’ai dévoilé seulement ce qui au sein même de son inapparence déjà se montrait ? Peut-être appartient-il en effet au destin de ce silence de se dire et par conséquent de se faire entendre, mais un tel don a besoin, pour être convenablement accueilli, d’une innocence, d’une tendresse, d’un respect dont je n’ai pas été capable. — Le serais-je un jour ? Comment ne pas le désirer !
IV
J’ai parlé de manière approximative, peut-être contradictoire, de cet instant où j’ai perçu le silence comme parole, comme la seule parole ; je suis loin de l’avoir accueilli comme il aurait convenu de le faire, mais il a été assez décisif pour que je me pose cette question : pourquoi ne pas faire d’une telle expérience le but même de ma vie et par conséquent le seul objet de l’écriture ? — J’ai commencé cet ouvrage ne sachant ni vers quoi je me dirigeais, ni même ce que je cherchais ; j’ai exploré un monde si dépourvu d’unité qu’il me semblait parfois faire entrer arbitrairement dans un seul ouvrage des éléments tout à fait disjoints, et en effet n’aije pas écrit en même temps au moins trois ouvrages : l’un tourné vers l’inconnu, le second vers le malheur sans nom, quant au troisième il était le seul où ma recherche parvenait à son terme : la confidence pure. Il se peut, comme je le crois maintenant, que cette dernière seule mérite d’être cherchée, mais il me faut bien constater que j’ai pu faire cette expérience à plusieurs reprises sans arriver à prendre nettement conscience qu’elle m’apportait juste ce que je désirais, et il en était ainsi en particulier parce que mon tourment réapparaissait une fois disparu le bonheur de la confidence pure. Je me pose cette question : parce que ma recherche a trouvé son but et par conséquent une unité, les autres 141
dimensions de mon expérience vont-elles disparaître ? Je ne le crois pas. Je me trompais lorsque j’en venais à croire que le malheur sans nom était celui de la Parole perdue, lorsque je pensais que ma tâche était de délivrer cette parole prisonnière, mais penser que la confidence pure est le but ne met pas fm, ne mettra pas fin au malheur, car il est un chemin qui me ramène à ma nature propre, chemin que je n’ai jamais dû parcourir comme il conviendrait. — Il me faut avancer prudemment, me garder de toute systématisation factice, et c’est pourquoi il me faut souligner que je ne sais pas répondre à cette seconde question : quel rapport y a-t-il entre deux dimensions de mon expérience, celle de l’écoute pure qui devient confidence pure, et celle de l’attente, qui demeure attente pure, car elle est tournée vers l’inconnu ? Ce mutisme est-il le même que ce silence très discret qui, plusieurs fois, a doucement touché mon cœur ? J’ignore la réponse, et seul l’avenir permettra, le cas échéant, une unification de mon expérience. Jusqu’à maintenant ma recherche a été divisée, parfois écartelée, entre au moins trois dimensions, mais surtout elle a été menacée d’éclatement. Un lent mais irrésistible glissement de terrain est en effet périodiquement venu détruire ce que j’édifiais : après son passage, les constructions que je croyais les plus solides ressemblaient à une ville rendue méconnaissable par un tremblement de terre. Cette expérience, que je chéris entre toutes, du silence qui se dit comme silence, sera-t-elle elle aussi remise en question et devrai-je dire un jour : j’ai été cet enfant niais qui porte un coquillage à son oreille et croit entendre le murmure d’une mer lointaine ? Cette expérience tout au contraire écartera-t-elle à jamais la menace du chaos ? A certains moments, tout paraît détruit, je considère les pages déjà écrites comme nulles et non avenues, et ensuite je suis sincère lorsque je crois commencer un ouvrage entièrement nouveau, mais mes traces ne sont pas réellement effacées : au moins par trois fois, j’ai eu le sentiment que tout était brisé, mais ensuite j’ai chaque fois repris la même recherche et surtout j’ai approfondi l’exploration d’un même monde. Je me suis étonné, à la fin de la seconde partie de cet ouvrage, que l’écoute pure, ce chemin, me soit fermée, et sous ce prétexte j’ai douté de ce que j’avais trouvé, j’en suis même venu à croire qu’écrire était faire l’expérience d’une sauvagerie qui brise tout écrit, mais, en fait, le « ce qui » brise n’intervient jamais dans les périodes de 142
découvertes, mais à partir du moment où l’on exploite ce qui a été trouvé, et en effet n’avais-je pas alors réduit l’écoute pure à n’être qu’un rite ! Vouloir refaire exactement un chemin déjà fait, c’est s’égarer : on peut alors avoir le sentiment d’un monde brouillé et même cassé, mais en fait on est débarrassé d’un passé qui entravait et l’on se retrouve à pied d’œuvre face à un terrain libre. J’espère faire des progrès, mais j’ai la certitude que, quoi qu’il m’arrive, mon désir de perfection n’aura même pas commencé d’être satisfait, car, quelle que soit l’œuvre que j’écrive, je repasserai toujours par ce point où je me situe en ce moment et où je peux dire : je n’ai encore rien écrit. Dès que je sors de l’expérience, dès que je parle seulement en homme, je trouve cette situation désespérante et même absurde, mais, si je me tiens à l’intérieur de mon expérience, je sais qu’une telle plainte, expression d’un désir déçu de possession et de confort, est injuste et fausse : ma situation est certes souvent sans aucun agrément, mon chemin est raboteux, et pourtant j’ai la conviction que s’il n’en était plus ainsi l’accès au sommet me serait du même coup fermé, mais pourquoi cela ? J’entrevois l’une des réponses possibles. L’expérience à laquelle je me réfère est telle qu’on la fait chaque fois pour la première fois, et c’est en raison de ce singulier privilège, qui la met à l’abri de toute usure, qu’elle continue, une fois faite, d’être pour le moins toujours aussi désirable, mais la contrepartie de cette nouveauté sans fin c’est la nécessité de gagner le sommet par un chemin jamais encore parcouru ; ce terme de « contrepartie » est déplaisant, car il fait penser à une rançon, et il est plus juste de dire que le point zéro fait écho à la jeunesse perpétuelle du point central. Ici, j’hésite, ou plutôt, depuis quelques instants déjà, je ne suis pas tout à fait convaincu par ce que j’écris. Est-ce que je me suis trompé ? Je ne le pense pas, mais ce que j’ai écrit deviendrait une erreur si je passais sous silence ce qui dans ma recherche est invariable. C’est en effet non seulement le même but que je me propose d’atteindre, mais par le même chemin c’est-à-dire par l’écriture, écriture inséparable d’un art d’écrire, et ainsi mon passé, loin d’être remis en question, est mon seul point d’appui pour ma recherche future. Cet ouvrage montre en effet ce qui le rend possible : la formation très lente mais continue d’une méthode, dont l’élaboration est certes inachevée, que je pratique avec beaucoup 143
de maladresse, mais selon laquelle j’ai le désir de m’exercer et que j’espère parfaire, en particulier en combinant ses différents éléments de manière plus cohérente et plus juste que par le passé. Pourquoi changerais-je de méthode puisque seul le souci de la justesse, et par conséquent l’usage de l’auscultation, me permet de faire cette nécessaire mise au point ! S’il est un aspect de ma technique auquel il importe d’être plus attentif, c’est bien l’auscultation. Jusqu’à maintenant, par négligence, par imprudence, c’est seulement par à-coups que j’ai eu recours à l’auscultation : maintes fois, sans en prendre aucunement conscience, j’ai dû me tromper, et, lorsque je ne me trompais pas, ma grossièreté a dû entraîner bien des confusions. Je suis certes très loin d’avoir quant à la sensibilité la finesse et la précision souhaitables, ou plutôt, car ici sensibilité et jugement sont inséparables, ma capacité de discernement manque encore de netteté et de rigueur. Cette sensibilité s’affinera, ce jugement s’affermira dans la mesure même où j’userai de l’auscultation et dans ma vie d’homme, et avant de me mettre à écrire, et pendant que j’écrirai. L’auscultation ne me permet pas seulement de constater ce qui est, mais elle est régulatrice, car non seulement elle m’indique ma position par rapport au chemin, mais d’abord elle m’aide à n’en pas sortir, et sans doute ne m’égarerais-je plus dans le cas où je pratiquerais constamment l’auscultation. — Cette opération n’est-elle pas contradictoire avec la nécessité de faire attention à ce que je cherche, à ce que je trouve, ou au sentiment que je décris ? Il n’en est rien, et tout au contraire je me trompe lorsque la lourdeur, la fixité de mon attention rendent l’auscultation impossible, et c’est pourquoi, pour qu’elle puisse s’exercer, il me faut toujours garder quelque distance avec ce que je fais. Il convient donc qu’un grand calme intérieur, proche du silence, climat nécessaire à l’écriture, ne soit jamais perturbé, même pas par ce dont la découverte me donne de la joie. L’ardeur des sentiments, l’écriture hâtive, voire précipitée, tout ce que l’on peut désigner du triste mot d’emballement est donc à proscrire. Il est une autre forme d’excès : le désespoir, dont, quant à moi, je me garde encore plus difficilement que du lyrisme, et pourtant je pressens, mais je ne saurais dire pourquoi, que même le malheur (ce terme est-il exact ?) peut être vécu de telle sorte que le calme n’en soit pas altéré. Quoi qu’il en soit, je crois qu’il me faut garder un certain 144
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détachement par rapport à ce qui arrive comme s’il convenait de guetter toujours par-delà ce qui vient ce qui ne vient pas encore, et c’est peut-être ici que l’attente trouvera sa juste place.
Faire une mise au point, avant de reprendre ma recherche m’a paru nécessaire, mais, à l’épreuve, je m’aperçois qu’il ne s’agit pas d’une fastidieuse récapitulation, car cet examen me permet une lucidité accrue. Je suis en effet rétrospectivement convaincu de n’avoir jamais su vivre correctement ce qui suit la confidence pure, et en effet elle apportait une mesure que je n’ai pas su garder. — La confidence pure transforme la chambre d’écoute en chambre de résonance : cette réverbération, cet écho qui dure, font partie de l’événement, et ainsi il n’est pas question d’étouffer la trace sensible de la pure parole. Supprimer tout prolongement à la confidence pure serait une frustration et même une faute, mais cette résonance est juste dans la seule mesure où elle demeure accordée à l’événement lui-même. La confidence pure apporte une bouffée de bonheur, d’un bonheur certes incomparable, introuvable dans le monde ordinaire, mais ma réaction émotive, oublieuse de la sobriété nécessaire, a amplifié et en conséquence dénaturé ce qui m’était réellement apporté, exaltation d’autant plus pernicieuse que toutes les réflexions que j’ai faites ensuite en ont certainement été faussées. Comment faire pour recevoir cette part de fin bonheur qui m’est octroyée sans en faire un prétexte à une glorification individuelle ? Il me faudrait arriver à être de telle sorte que ne se produisent plus ces réactions parasites qui jusqu’à maintenant sont venues troubler la juste réponse à donner à l’événement lui-même. Il y aurait justesse si mes sentiments, au lieu d’exprimer seulement l’individu que je suis, étaient le langage de cet événement si bref, léger, discret qu’il ne peut être tenu pour responsable de l’intense bouleversement émotif et intellectuel qui a été le mien. Ce juste langage des sentiments, de l’attitude, du comportement, et en conséquence des pensées et de ce qui est écrit, est possible à la condition que tout mon être docile soit réglé sur l’événement, par cet événement même dont un profond silence est sans doute le seul écho authentique.
Au début de cette étude, je me demandais s’il ne convenait pas de faire de l’expérience de la confidence pure le but de ma vie et
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par conséquent le seul objet de l’écriture, mais à présent je me demande comment j’ai pu attendre si longtemps avant de répondre par l’affirmative, je m’étonne d’autant plus que cette même expérience je l’ai déjà faite pour la première fois plus de dix ans avant le commencement de cet ouvrage et que de loin en loin elle a jalonné ma vie. J’ai été seulement effleuré tant que j’étais incapable d’entendre en profondeur ; cet événement en rien ne s’impose et au contraire il nous laisse si libre qu’il faut d’abord le ratifier avant que son importance ne se déclare, et ainsi, encore que je sois responsable d’avoir mal vécu pendant de trop nombreuses années, il est normal d’avoir mis longtemps à placer au centre de ma recherche un événement discret, si discret qu’à présent je me demande si je n’ai pas à répondre simultanément à deux exigences inconciliables. J’ai découvert qu’un événement, que l’on ne peut confondre avec aucun autre, était un invariant, et il est donc normal d’en faire maintenant le centre de ma recherche, mais ce désir ne va-t-il pas à l’encontre de ce qu’il prétend chercher, à l’encontre d’un événement que l’on ne peut séparer de la discrétion avec laquelle il se produit ? Mon désir de rendre justice à mon expérience fondamentale me paraît légitime, mais ne pas respecter la réserve propre à l’événement ce serait le trahir et par conséquent le perdre : l’expérience, dite de la confidence pure, doit donc être le centre de ma recherche, et pourtant il me faut aussi en préserver la discrétion, ou plutôt je dois me rapporter à ce centre de telle sorte que ma discrétion réponde à sa discrétion. Je retrouve ici, avec une acuité jamais atteinte, un problème que j’ai rencontré tout au long de cet ouvrage sans parvenir à le résoudre quant au fond : comment composer un concerto dont le soliste, centre de l’œuvre, demeure inapparent quoique à découvert ? Ce problème est insoluble dans la mesure où le pouvoir, mais aussi la fatalité du juste langage, c’est de faire se déclarer ce qui jusqu’alors demeurait inaperçu, et pourtant je voudrais écrire un ouvrage tel que la pure parole soit reconduite vers le silence dont elle vient. Est-ce que je ne désire plus la confidence pure comme telle ? — Elle est un don et ainsi jamais elle ne se dissimule ou se refuse ; il n’y a ni mutisme, ni avarice, ni hermétisme altier, mais il paraît en être ainsi, ou plutôt il en est ainsi, et je ne rencontre que le mauvais silence : celui du vide, si j’interroge, si je veux forcer le 146
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silence à devenir parole, si j’oublie que je n’ai aucun pouvoir sur lui : la confidence pure est un événement sur lequel j’ai si peu droit de regard que je ne dois même pas m’en soucier. Elle est toujours une surprise, mais ce serait raisonner de manière simpliste que de conclure : du moment qu’elle est inattendue, il ne faut donc pas l’attendre, et en effet il convient de dire qu’il y a une bonne et une mauvaise manière d’attendre. On peut certes se demander pourquoi ne pas attendre n’est pas ce qui correspond le mieux à l’inattendu, mais s’abandonner à l’insouciance, à la dissipation, ce serait faire preuve d’une négligence coupable envers ce qui vient, envers ce qui ne viendrait pas. Il faut donc attendre, mais, si je comptais sur une échéance inéluctable, si je fixais un rendez-vous à l’événement, mon attente même l’empêcherait de se produire. La confidence pure, but de ma recherche, il est difficile, voire contradictoire de ne pas la désirer, mais ce désir doit écarter toute exigence, toute avidité importune, en particulier celle de la curiosité. Je ne dois rien souhaiter, mais mon désir, loin d’exercer une contrainte magique, ne doit être qu’une attente dont la nudité préservera la liberté de ce qui vient. Peut-être même me faut-il oublier que j’attends et être sans désir, et pourtant je dois être vigilant, me recueillir, me préparer, seulement me préparer. Je ne dois plus penser au but, mais seulement chercher mon chemin. — Il se peut aussi que je doive écrire cet ouvrage comme en ne l’écrivant pas, que je doive rêver d’une Œuvre toujours future, dont l’irréalité fasse écho à cet événement dont il ne convient peutêtre même pas de dire qu’il est suprême dans la mesure du moins où il n’affirme rien. L’Œuvre n’existe pas, et il convient de construire seulement le berceau d’un navire destiné un jour toujours futur à prendre la mer, mais il faut trouver une manière authentique de laisser à l’Œuvre sa réserve, sa liberté, son inexistence. Je ne l’ai pas trouvée : cette longue mise au point était sans doute nécessaire, mais peut-être aurais-je dû la faire tout en la passant sous silence, car je crains qu’en ses meilleurs moments elle ait tout au plus affleuré au plus bas degré de la transparence. Depuis bien longtemps je rêve d’écrire un ouvrage qui soit l’équivalent d’un vitrail ou, mieux encore, d’une vitre si transparente qu’on l’oublie comme telle, mais ce présent ouvrage ressemble plutôt à un mur opaque. Peut-être puis-je espérer
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cependant que de temps à autre il est moins épais ou même présente quelque interstice, mais en revanche il y a certainement de fausses fenêtres, et c’est une souffrance de penser à ces simula cres d’ouverture. Un ouvrage a sens et existence seulement s’il est communication, mais j’ai parfois l’impression que cet ouvrage se ferme sur lui-même et fait de moi son prisonnier solitaire et pourtant même pas silencieux ! — A la réflexion il me faut pourtant dire que mon souhait d’un mur-vitrail, d’une œuvre qui soit tout ouverture, ne pourra jamais être réalisé, car la communication entendue comme la parole même, transparence à elle-même sa propre lumière, ne dure pas et ne se produit que de loin en loin. Sans doute, puisque je possède d’autres moyens de cheminer, devrai-je, davantage que je ne le fais, réserver l’emploi de l’écriture à son rôle majeur et pour moi irremplaçable : me faire effectuer l’ultime approche, mais, même dans ce cas, l’ouverture n’aurait lieu qu’au terme d’un chemin dont on pourrait dire tout au plus que peu à peu il gagne en transparence. — N’ai-je pas cependant trouvé la solution, au moins théorique, du problème que je me posais ? Même si la rencontre se produisait plus fréquemment, même si l’écho de ce silencieux éclair se prolongeait avant de s’éteindre, écrire ce sera toujours construire un mur, et pourtant je suis persuadé qu’il est une manière inauthentique et une authentique de construire ce mur, telle que, même à l’endroit le plus épais, il soit encore quelque peu translucide : une œuvre juste, celle que je voudrais écrire, serait une constante modulation de la transparence. — Ma lourdeur, ma mollesse qui répugne à la rigueur, ma friabilité, ont parfois été telles que, même durant cette mise au point, je n’ai quelquefois tenu aucun compte de ce que j’affirmais au moment même où je l'affirmais, et ainsi je peux m’accuser de malhonnêteté, mais pour une fois soyons indulgent et admettons, sans trop y croire, que cette longue mise au point n’est pas seulement un bavardage assourdissant où rien ne parle, mais qu’elle constitue une introduction à cet édifice que je voudrais construire et où l’on s’approcherait lentement de la chambre très intérieure : celle qui donne sur le dehors. Je suis maintenant sur le seuil de l’édifice, et ainsi il me faut en venir au point par lequel j’aurais peut-être dû commencer : il me faut écrire, mais de quoi donc dois-je parler ? Comment écrire de telle sorte que le mur soit en rapport avec un futur vitrail ? Comment écrire afin que l’écriture soit effectivement un chemin d’approche ? 148
Si je m’interroge et si je me demande quel est actuellement mon plus cher désir, sans hésiter je réponds : toujours demeurer au contact. S’agit-il donc d’être constamment à l’écoute ? Mon désir est plus modeste : on peut en effet être en relation avec ce que, par une mauvaise métaphore, j’appelle le sommet ou le centre, sans être aussitôt situé, comme dans l’écoute, au niveau de ce sommet. Ce sommet, fondement de l’expérience dite de la confidence pure, n’est pas un lieu très étroit, un point, en dehors duquel il n’y aurait qu’un exil, mais au contraire il est le centre d’un domaine qui lui est harmoniquement lié. Je n’ai pas l’ambition indiscrète, irréalisable, de me tenir toujours au sommet ; je ne souhaite même pas, ce qui serait pourtant compréhensible, de passer par ce sommet avec une fréquence de plus en plus grande, mais de tout cœur je désire être toujours une harmonique du « ton fondamental ». Je préfère être une harmonique proche plutôt qu’une lointaine, mais même la plus lointaine est un bonheur en comparaison de la chose misérable que je deviens lorsque je n’appartiens plus à ce monde dont je parle. Pour reprendre la même métaphore insuffisante, je dirai qu’au bas de la montagne on est déjà en rapport avec le sommet, mais qu’au contraire, lorsqu’on est dans la plaine, en vérité un marécage, on est retranché d’un monde dont on garde seulement le souvenir sans parfum. Ne jamais décrocher : tel est donc mon constant souci dans la conduite de l’écriture mais aussi bien dans celle de ma vie d’homme. Je sens bien que c’est seulement dans la mesure où je perdrai le contact de moins en moins longtemps, de moins en moins souvent, que je pourrai faire de réels progrès dans mon approche du sommet, ou du moins quant à la justesse de mon rapport avec ce sommet. — A la réflexion, je m’aperçois avec bonheur que mon désir d’être toujours situé sur une harmonique du ton fondamental satisfait aussi à différentes exigences que j’ai rencontrées. Ce désir n’est-il pas en effet une juste manière de répondre à la discrétion propre de l’expérience fondamentale ? — Lorsque pensée et « sentiment » ne sont pas contemporains, j’ai toujours l’impression que mon travail est stérile : ce que j’écris alors rend un son mat, et en effet il n’y a ni entente, ni parole, mais je crois qu’être une harmonique constitue un sol favorable, nécessaire pour la pensée. — Je soupçonne que d’autres exigences doivent faire de mon actuel désir
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un point de convergence, en particulier parce qu’à partir d’une harmonique, même lointaine, je dois pouvoir m’approcher de ce lieu que j’ai désigné du nom de chambre secrète. Être une harmonique du ton fondamental, cette expression ne me serait pas venue à l’esprit si elle n’avait correspondu à mon sentiment actuel, mais que puis-je en dire ? — Ce terme de sentiment est ambigu et tout à fait approximatif, mais je crains qu’il n’en existe pas de meilleur, du moins dans cette langue où j’écris, et c’est pourquoi j’en suis réduit à le commenter. — Je me sens accordé, au sens où on le dit d’un violon : mon cœur, mon esprit, mon souffle lui-même sont correctement réglés, je me sens prêt à écrire, et il me semblerait naturel que des pensées justes, neuves, me viennent à l’esprit. — Etre un homme n’est pas ce que je croyais : c’est seulement lorsqu’un grand calme intérieur le constitue comme une chambre d’écoute que l’homme, alors vigilant, parvient à sa vérité et accomplit son destin propre. Je suis prêt à entendre, je n’entends pas encore, et pourtant, si je prête toute mon attention à ce qui en ce moment même m’arrive, la réponse est nette : je suis une harmonique, et je pourrais presque dire que je perçois un chant, mais ce serait trop affirmer, et il convient plutôt de dire que cette chambre d’écoute, encore silencieuse, je la perçois déjà comme une chambre de résonance. — Ici ma mémoire intervient pour me souffler que je n’aurais pas ce sentiment d’un accord si je n’étais déjà accordé avec l’expérience centrale, mais j’étais sur mes gardes et j’ai repoussé cette manière de penser fort dangereuse puisqu’à la suivre je m’écarterais de la justesse nécessaire pour aller, le cas échéant, jusqu’à l’événement lui-même. Il n’a pas encore lieu, je n’ai donc pas le droit d’interpréter paresseusement ce qui m’arrive à partir de ce que je sais déjà, mais je dois me fonder seulement sur ce qui m’est donné en ce moment même. De nouveau j’ai prêté attention à ce qui m’est donné, et ce coup de sonde m’a permis une fois encore de l’éprouver : je suis une harmonique du « ton fondamental », qui demeure comme tel non entendu, et pourtant je ne pourrais me dire une harmonique si je ne me sentais déjà en rapport et même en liaison avec je ne sais quelle cime future. — Ce qui m’arrive est si peu marquant qu’en dépit de toute mon attention je ne songe qu’à présent à rapporter
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ce que j’ai éprouvé depuis le début : lorsque j’ai constaté que j’étais convenablement disposé j’ai éprouvé je ne sais quelle gaieté délicate. Ce contentement — ce mot est inexact — ressemble banalement à une sorte de bonne humeur, c’est une manière d’être qui accompagne mes actes, mais c’est aussi un paysage, un climat ou, mieux encore, un air que je respire. Comment ne donneraisje pas une attention amoureuse à ce qui m’arrive, comment mon cœur reconnaissant ne se réjouirait-il pas de cet air qui le fait vivre ! Décrivant déjà cette situation, il m’est arrivé de dire : je me sens chez moi, mais à présent il me paraît plus juste de dire : je me sens avec moi, et en effet j’ai le sentiment d’être à ma juste place lorsque j’ai aussi celui d’un espace qui permet ce dialogue où naissent les pensées, d’un compagnon amical réellement fait pour moi, mais dans la seule mesure où avec amour, avec sobriété, je suis tourné vers... et seule ma mémoire importune dit vers quoi, mais il faut dire plutôt : le chemin passe par mon cœur et le tourne vers l’inconnu. — Parler d’un chemin n’est pas tout à fait exact : après coup, seulement après coup, je pourrai dire qu’il y avait un chemin, une constante balise sur laquelle je me serai guidé, et c’est pourquoi il vaut mieux parler d’un fil conducteur, au demeurant ténu, car je sais d’expérience à quel point, par ma faute, il se rompt facilement. Il ne faut même pas parler d’un fil conducteur, car l’avenir, non tracé, est seulement indiqué : cette harmonique est sur le chemin, un moment du chemin, un repère, et, pour avancer, il convient d’en parler aussi justement que possible, car si l’harmonique est le chemin, seule l’écriture justement conduite permet le cheminement. La pensée juste opère comme un révélateur, au sens où l’on entend ce terme en photographie, et en effet ce qui était jusqu’alors implicite devient manifeste, mais du même coup il y a un changement de niveau, élévation qui fait naître de nouveaux sentiments, sentiments qui appellent une juste expression, et ainsi, à la condition de toujours garder le même grand calme intérieur, à la condition de trouver chaque fois un juste langage, c’est-à-dire un langage accordé à une harmonique donnée, on pourrait s’avancer jusqu’au sommet. Je viens de préciser, mieux que je ne l’avais fait jusqu’à présent, le rôle propre de l’écriture, mais je pourrais en ressentir quelque amertume puisque je ne suis pas encore au sommet, puisque je n’ai aucune certitude d’y parvenir
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ce jour même. Je n’éprouve aucune amertume, je dis seulement : je l’accepte.
A partir d’ici tout s’est passé très en avant du moment que je décrivais, tout est allé si vite, avec une célérité certes sans aucun rapport avec une hâte essoufflante, que je suis obligé de reconstituer après coup l’enchaînement des idées et des sentiments. — A la pensée que mon cheminement ne me porterait sans doute pas ce jour-là jusqu’au sommet, je n’ai éprouvé ni aigreur, ni ressentiment, mais au contraire j’étais heureux d’avoir cheminé, de m’être élevé, et à ce propos je constatai, non sans quelque amusement, que l’auscultation fonctionnait comme une boussole, mais aussi comme un altimètre. Je ne me sentais nullement pressé d’aboutir, ma confiance dans l’avenir était intacte, et en ce lieu, qui n’était pas le sommet, je me sentais à ma juste place, si à l’aise que ma disposition dominante était la gratitude, et c’est alors que j’ai eu le sentiment d’une effusion qui venait jusqu’à moi, sans que je sache si j’en étais le destinataire ou si je me trouvais seulement sur son passage. Était-ce Cela ? J’ai hésité et j’ai continué d’écrire, de chercher, comme si l’événement n’avait pas encore eu lieu. Je n’ai donc pas cessé d’écrire et je remarquai qu’ainsi j’avais peut-être trouvé, sans même l’avoir cherchée, la juste réponse, tellement inattendue, à l’événement même. Je notai aussi que j’avais à bon droit suspecté d’inexactitude grave le terme de sommet pour désigner l’objet ultime de ma recherche, et en effet, bien loin de se détacher avec ostentation sur le fond de mon expérience, cela s’était présenté comme une faible saillie, si douteuse ou plutôt si humble que j’en étais encore à me poser la question de savoir si oui ou non j’étais allé jusqu’au bout du chemin. Je repensai à cette légère solution de continuité, comme si le sol avait soudain manqué — si l’on tombe, c’est vers le haut —, mais en cet instant où ce qui avait eu lieu n’était plus qu’un souvenir, il me fut impossible d’en douter plus longtemps : oui, juste après avoir renoncé à l’atteindre, j’étais de nouveau passé par le « sommet ». — Ce bonheur qui s’épanouissait n’était-il qu’un souvenir ? Ne fallait-il pas penser plutôt que l’événement, auparavant amorcé,
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curieusement différé, était juste en train de s’accomplir ? Sans aucune hésitation, je répondis par l’affirmative, mais tout en pensant qu’il était plus juste de dire que le même événement avait lieu une deuxième fois. — A cette nouvelle effusion, mon allégresse fut telle qu’un instant elle menaça ce calme qui, je le savais, devait demeurer quoi qu’il arrivât, mais j’étais sur le qui-vive, je me souvins qu’une joie forte, quoique compréhensible, m’écarterait insidieusement de la sobre mesure propre à l’événement : cette prompte mise en garde fut aussitôt efficace, je retrouvai tout mon calme, et je me demandai quel comportement me permettrait de ne pas me désaccorder. Songeant à appliquer ma toute récente découverte, je me proposai de continuer à écrire, mais je sentis aussitôt que je ne devais rien en faire, qu’il me fallait tout au contraire déposer la plume. Me connaissant moi-même, je suis à présent presque étonné de ne pas avoir récriminé, mais le fait est que je ne me suis point cramponné à l’écriture et que, pour une fois, j’ai fait preuve de cette flexibilité si nécessaire pour garder l’ordre apporté par l’événement lui-même. J’ai donc volontiers cessé d’écrire, sentant qu’alors le mieux était de garder le souvenir de ce qui avait eu lieu et qui se prolongeait encore à tel point qu’en ce silence même j’en goûtais encore la noblesse. J’avais renoncé à écrire, à chercher, et pendant quelques minutes j’ai silencieusement aimé une paix si délicate que je ne peux même pas affirmer qu’elle fut effectivement mon hôte — et c’était bien plutôt elle qui me recevait —, puis, avec lenteur, des pensées nombreuses, inattendues, me vinrent à l’esprit comme si elles étaient la réponse et presque la récompense de la justesse de mon attitude, justesse dont je n’étais point l’auteur, mais à laquelle il m’avait seulement fallu consentir. Je pris alors conscience que l’événement avait été si inattendu, d’une discrétion si nouvelle que la première fois j’avais hésité à l’identifier et que la deuxième fois je ne l’avais pas aussitôt reconnu. Je remarquai surtout que tout s’était passé en sens contraire de l’événement rapporté dans la troisième partie de cet ouvrage, puisque, cette fois-ci, le silence était l’écho de l’événement. Seulement un écho ? Goûter paisiblement, avec amour et discrétion, ce silence même, n’était-ce pas un langage plus originaire encore que les mots et les pensées que je pourrais trouver ? En cet instant étais-je une chambre de résonance ou une chambre d’écoute ? Je demeurais auprès de ce qui avait eu lieu et
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qui avait disparu, mais dont j’étais encore la trace sensible au moment même où, tourné vers le futur, je me tenais silencieusement à l’écoute, et soudain, à l’improviste, de nouveau, pour la troisième fois, cela a eu lieu. J’étais accueillant, ouvert, et pourtant tout s’est passé comme si au sein même de cette ouverture, s’ouvrait une nouvelle source, effusion qui vint élargir mon cœur, qui le toucha comme si elle était la seule parole capable de le satisfaire. Comment l’ouverture est-elle un don ? Comment la communication est-elle, comme telle, le langage ? Comment, et en quel sens, ce langage n’est-il rien d’autre que le silence ? Je notais seulement, mais au passage, que cette impression, qui avait été si souvent la mienne au cours de cet ouvrage, d’un langage secret, provenait sans doute de cette intime alliance entre se donner et se dire, quasi-identité qui constitue le mystère même de ce langage. Je remis à plus tard — rien ne pressait — le moment où peut-être je méditerais sur ce mystère, car, pendant ce temps, l’horloge avait tourné, et il me fallait préparer ma descente, ou plutôt, puisqu’elle était déjà commencée, l’assurer de telle sorte que retrouver le monde concret ne signifiât point pour moi une complète rupture avec le monde où je me trouvais encore. Jamais je n’avais réussi ce retour : j’étais très vulnérable et pourtant je n’avais jamais trouvé le moyen de me protéger d’un monde dont le moins que l’on puisse dire c’est qu’il n’est pas en harmonie avec celui qui me tient à cœur. Ma seule réaction avait toujours été la peur, mais elle me fermait, me faisait perdre ce que j’aurais voulu protéger, et, plus ou moins rapidement, j’avais toujours dû constater avec une immense tristesse : une fois encore j’ai perdu le contact. La descente était nécessaire, je l’acceptais sans en souffrir dans la mesure où elle ne fait point décrocher, mais à chaque chute, par conséquent à chaque rupture, je me sentais davantage misérable et presque désespéré. — Je crains qu’ici mon récit ne soit infidèle à la simplicité de ce qui s’est passé : lorsque les nécessités de la vie pratique m’amenèrent à penser aux tâches de ma vie d’homme, je me tournai encore vers ce qui avait eu lieu, qui avait disparu, mais avec lequel j’étais toujours en rapport, et même en liaison, et en effet je me sentais sur une proche harmonique. Mon appréhension, sur le point de naître, s’écarta, et j’eus l’impression, non pas d’une sécurité absolue, mais du moins d’une certaine 154
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quiétude. Je savais que longtemps encore il m’arriverait de perdre le contact, qu’il me faudrait être patient, mais, à partir du moment où l’espoir est permis, le temps ne compte plus. Garder son attention tournée vers l’événement, même lorsqu’il n’a pas lieu, donne non seulement cette règle nécessaire à une juste conduite de la vie, mais aussi cette force — il vaudrait mieux dire : cette légèreté — qui empêche la venue de la plus grande ennemie de l’attention : la fatigue. Plusieurs jours se sont passés entre l’événement et ce récit que j’en fais : je peux bien dire que je n’ai pas eu tort d’avoir confiance. Et maintenant que dois-je faire et comment procéder ? Je suis très hésitant : je voudrais revenir sur ce qui a eu lieu, car j’ai la conviction d’avoir parlé de manière tout à fait insuffisante de l’événement même, mais je sais d’expérience que j’écris de manière juste et efficace seulement si je me fonde sur un sentiment que j’éprouve au moment même où je le décris. Pour aller vers l’événement, me fonder sur telle ou telle harmonique qualifiée, ressentie au moment où je la décrirais, serait sans doute un chemin beaucoup plus sûr que de me retourner vers l’événement maintenant qu’il est passé, et pourtant, si j’agissais ainsi, j’en éprouverais un malaise qui risquerait de compromettre la sûreté de mon approche. Affirmer que je ressens comme une exigence, proche d’un devoir, ce projet de rendre pleinement justice à mon expérience fondamentale ce serait trop dire, mais je manquerais gravement à la rigueur en me contentant d’un langage, dont je sais l’approximation, à propos précisément de ce qui est senti comme l’avènement même de la parole. Je n’aurais pas commencé d’écrire cette page si je n’avais eu au préalable le sentiment d’un juste accord, mais je perdrai bientôt cette justesse, et je devrai donc m’arrêter d’écrire, si je ne trouve une manière appropriée de penser. Je suis quant à moi très méfiant envers cette manière de penser où l’on réfléchit sur des concepts, où l’on cherche à articuler des éléments qui, en principe, ne sont qu’une transposition de l’expérience, mais qui ont négligé ses caractères certes les plus discrets, mais peut-être les plus importants. Sur le moment même toute réflexion, un peu approfondie, est impossible en raison de sa lenteur : que doit-elle
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être pour me permettre de devenir sensible après coup aux traits les plus fins et les plus secrets de l’événement ? Je dois me garder de cette attitude où j’interpréterais d’autant plus facilement le passé que je parlerais à vide, et ainsi je dois me tenir au plus près de ce qui a eu lieu afin d’en dégager la leçon dans sa nudité. — Est-il tout à fait interdit d’espérer qu’une réflexion bien conduite soit aussi un chemin vers l’événement ? Il n’existe pas, du moins en littérature, de vocabulaire propre pour désigner ce monde spécifique dont je voudrais parler, et c’est pourquoi je cherche des correspondances avec le monde ordinaire, mais ce procédé, quoique inévitable, est dangereux, car il risque de me faire oublier le caractère non comparable de ce qu’il me faut décrire. Ce n’est pas seulement au niveau du vocabulaire, mais d’abord à celui de l’expérience vécue que je risque de manquer de discernement : est-ce le cas lorsque je dis : « Je suis à l’écoute et j’attends une parole » ? Être à l’écoute n’est pas une image : ce que j’attends aura donc trait à la parole. Elle ne sera pas une voix au sens physique de ce terme, mais je ne peux dire sous quelle forme elle aura lieu. Je sais que je ne prendrai pas la parole, que l’événement sera celui d’une parole que je ne prononcerai pas, mais que j’aurais attendue en silence. J’écris, et pourtant je suis silencieux, car, et c’est bien là la merveille, écrire ce n’est pas parler. La juste écriture, qui ne s’adresse point à quelqu’un, ne nuit pas au silence de l’écoute, et tout au contraire tout se passe comme si elle était nécessaire, non point pour parler, non point exactement pour entendre, mais pour arriver à une écoute telle que l’audition soit possible. Ma démarche doit être feutrée, et pourtant je n’ai pas à forcer l’oreille, car ce qui est à entendre est sans faiblesse comme sans puissance : seule convient une certaine qualité d’attention. — En ce moment même il y a un double silence : le mien, et celui de cette parole inconnue vers laquelle je suis tourné. Je n’entends rien. Avant même d’écrire cette dernière phrase, banale conclusion de ce que je disais, j’ai eu le sentiment qu’elle n’était pas juste : d’où vient donc son inexactitude et quelle serait la juste formule ? — Dans le monde ordinaire, lorsque la communication est établie, mais que l’on se tait, que l’interlocuteur demeure silencieux comme s’il était absent, on peut dire à juste titre que l’on n’entend rien, mais ici, et alors pourtant que je n’ai pas d’interlocuteur, en ce 156
I moment même où je suis seulement à l’écoute, il serait tout à fait injuste d’affirmer que m’est refusée une parole à laquelle j’aurais droit. En tant que l’écoute me tourne vers le dehors, vers une parole inconnue que je n’entends pas encore, il y a silence ; l’écoute paraît possible seulement sous le couvert de cette parole future qui ne se prononce pas encore, et pourtant, si je prête attention à cette écoute même, son silence n’est pas seulement l’écho muet de ce qui ne parle pas encore : il n’y a point le silence parce que je n’entends pas et ne parle pas, mais c’est au contraire parce qu’est établie cette possibilité de communiquer que je suis à l’écoute et que j’attends silencieusement une parole future. — Qu’est-ce donc qui me gêne encore ? Où suis-je en défaut de justesse ? Lorsque l’on se met à l’écoute, attendre une parole future est inévitable et même normal : en cette heure, non certes de refus, mais de retrait, ce détour est ce qui permet à la parole d’être en suspens, à la communication d’être retenue, ou plutôt c’est parce qu’alors la communication est seulement possible, et le don réservé, voire méconnu, que l’on peut attendre, seulement attendre, une parole si future que sa venue n’est point promise. Non pas à rebours de cette situation, mais dans sa logique, c’est au moment où l’attente devient tout à fait sans objet qu’elle parvient à sa justesse : non pas qu’elle nie cette parole future, ou que par distraction elle la néglige, mais elle n’y pense plus, ou plutôt elle ne s’en soucie pas encore. Il est un moment où je ne peux dire ni que j’attends, ni que je n’attends pas, car je suis alors avec le futur dans un rapport neutre, celui d’une pure vigilance qui préserve l’inattendu. Etre à l’écoute c’est ne pas entendre la parole future, c’est ne plus penser à cette parole, et pourtant c’est autre chose que ne rien entendre. Puisqu’en conséquence il n’y a pas silence... Je viens d’avoir le sentiment d’être près de l’événement, et peut-être même... Seulement peut-être. — Reprenons. Je ne peux pas dire qu’être à l’écoute c’est ne rien entendre, mais, encore qu’en ce sens il n’y ait pas silence, je ne peux pas en conclure qu’il y ait parole : si j’avais la faiblesse de consentir à ce raisonnement trop rapide, il n’en résulterait qu’un simulacre d’événement, caricature dont je dois garder le véritable. Autre chose que n’entendre rien, mais aussi autre chose qu’entendre une parole, qu’est-ce donc qu’être à l’écoute ? Je suis tenté de dire que j’entends le silence. — Un
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silence qui parle, une parole qui se tait, que puis-je attendre de ces formules insensées ? — Puis-je assurer qu’il y a une parole retenue qui ne s’affirmerait pas encore, un silence qui se dirait mais comme silence ? A raisonner ainsi, je m’égare, car dans une telle voie il n’y a rien à penser. Ce dont je voudrais parler ne peut être l’objet ni d’une affirmation, ni d’une négation, et je peux tout au plus me demander un instant, mais sans chercher la réponse, si je ne suis pas en liaison avec un langage neutre, mais premier, antérieur à la distinction de la parole et du silence. Comment désigner ce rapport ? Est-ce entendre, mais en ce cas qu’est-ce qu’entendre ce qui n’est ni parole, ni silence ? C’est être silencieusement à l’écoute. Une fois de plus, au terme de ma recherche, je suis donc ramené à mon point de départ : cette fois-ci suis-je satisfait de mon commentaire ? J’ai au contraire fait l’épreuve que tout discours restera toujours en retrait par rapport à ce qui pourrait être dit : je le constate sans amertume, car, après ce long détour, j’ai le sen timent que le secret s’est accru tout en devenant plus transparent : en cette heure où rien ne s’affirme, même pas le silence, comment en effet puis-je être silencieux ? Je ne le sais pas, je n’ai plus aucune envie de chercher la réponse, mais en revanche je suis porté à dire : j’ai part au silence et j’en suis heureux. Comment ne pas se tourner avec amitié, confiance, et même gratitude vers cette discrète merveille comme si elle était le don même que j’attendais !
Ai-je tort de reprendre la parole ? Le mouvement qui me porte à écrire de nouveau n’est-il déjà que l’écho d’un écho ? Je crois pourtant que lui aussi a pris sa source dans l’événement, dans cette parole qui ne dépasse pas le silence, car elle donne seulement la possibilité de parler. Ce fut la parole même, mais ce n’est pas seu lement parce qu’elle est vide de toute information qu’elle ne met pas fin au silence, mais parce qu’on ne peut séparer son passage de ce don qu’alors je reçus d’un silence enfin total. A présent, j’ai repris la parole, mais d’abord je me suis tu, et, pendant quelques minutes, aimer ce silence nouveau a été ma part, mon bonheur, ma seule tâche, mais ce dernier mot est impropre : le sourire qui dit merci n’est-il pas la légèreté même ! Silence plus paisible que
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celui de l’écoute, car, encore que la parole soit passée, son écho ne s’éteint pas, silence qui dit merci à la parole, silence qu’il convient de remercier : si notre cœur continuait de lui être accordé, de nouveau le silence pourrait s’épanouir en une pure parole. Elle serait, elle a été un message : il ne dit rien, il comble, il n’est rien d’autre que la communication même, ce mouvement de commu niquer, cette ouverture à laquelle je suis alors ouvert, ouverture au sens où on pourrait le dire de l’éclosion pure d’une fleur sans matière. Au sens strict du terme, personne ne me parle, et pourtant cette ouverture, cette offrande sont pour moi l’avènement même de la parole : comment est-ce possible ? Pourquoi et comment ce pur mouvement de communication peut-il un instant être ressenti comme la chose communiquée elle-même, comme un message qui n’apprend rien et qui pourtant donne une satisfaction telle qu’il mérite, et lui seul, de s’appeler un avènement ? Comment la confidence pure est-elle possible ? A une telle question il ne peut être répondu ou plutôt il y a là comme un secret, auquel j’ai part, mais qui n’en demeure pas moins secret, car il ne m’est même pas possible de le convertir en une question que je qualifierai? d’ultime. Vouloir cerner en une formule, ou du moins circonscrire par une question, un avènement, qui certes est celui du langage, est une entreprise vouée à l’échec, car comment la liberté elle-même pourrait-elle jamais être emprisonnée ? Interroger n’est pas le juste rapport qu’il convient d’avoir avec ce mystère auquel il m’est secrètement donné d’avoir part, mais en revanche il me semble légitime de préciser dans quelles circonstances, sous quelles conditions, il y a cet avènement si bref de la parole, et en effet pourquoi la parole n’est-elle pas entendue dès l’instant où je suis à l’écoute ? — A la fin de la troisième partie de cet ouvrage, je me suis rendu coupable de négligences, de graves approximations et d’au moins une erreur : j’ai prétendu que l’événement avait lieu lorsque je dévoilais ce qui discrètement se tenait à découvert, mais, pour une fois, je me suis accusé à tort : en aucun cas, le don le plus libre, celui de la parole, ne peut être conquis. Pour que la parole ait lieu, il ne suffit pourtant pas d’être à l’écoute, mais le juste usage de l’écriture, le juste langage permettent d’aller... que faut-il dire ici pour parler juste : jusqu’à la parole, ou seulement : vers la parole ? A présent je repense à
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l’événement, à cet événement toujours le même auquel j’ai accédé par différentes voies, mais qui, en dépit de leur diversité, ont toujours présenté un trait commun que je n’avais pas encore remarqué bien qu’il fut d’une importance majeure : au dernier moment, ou plutôt à l’avant-dernier moment, je cesse d’écrire, de chercher, et il y a ainsi, au sens où l’on prend ce mot en musique, un silence, et c’est alors que... — Je ne pourrais être à l’écoute si un point de mon cœur n’était silencieux, mais ce point de silence est trop infime pour qu’aussitôt la parole ait lieu : c’est la juste écriture qui conduit vers le silence nécessaire, mais si écrire ce n’est point parler ce n’est pas non plus tout à fait se taire, et c’est sans doute pourquoi il convient que l’acte ultime de l’écriture soit de se retirer, opération qui n’est pas une rupture, mais un léger écart, une mise en suspens, retenue qui seule me permet d’être tout à fait silencieusement à l’écoute, et par conséquent en harmonie avec ce qui n’est ni silence, ni parole : alors j’entre en résonance et ce que j’ai appelé parole n’est rien d’autre que cette discrète vibration d’un accord enfin tout à fait juste. Si une chambre d’écoute de plus en plus silencieuse et attentive ne s’était constituée en grande partie à la faveur d’une juste écriture, l’événement serait resté insensible ou même ne se serait jamais produit : écrire n’est donc pas vain, et pourtant ce n’est pas lorsque j’écris que la parole a lieu, mais c’est au contraire au moment d’une pause, lorsque j’ai renoncé à trouver et même à chercher. — Une réponse satisfaisante, mais tout à fait inattendue, a été ainsi trouvée au problème dit du concertiste : l’événement a lieu au moment d’un silence, et ainsi seule en témoigne la blancheur intacte de la page. — J’avais le désir d’écrire un ouvrage comparable de loin en loin à un vitrail : la réalisation est inespérée puisque de temps à autre il y a mieux qu’un vitrail, mieux qu’une vitre d’une transparence parfaite : une ouverture, et pourtant ce faible et bref interstice, avènement de la parole, d’une parole pure qui a lieu entre les mots, ne peut être contenu par une formule, ni résumé par un seul terme : jamais lié à aucune interprétation, l’événement restera toujours à distance du langage même le plus juste. — J’ai désiré rendre justice à mon expérience fondamentale, mais tout ce que j’ai écrit me paraît radicalement insuffisant, et c’est un tout autre ouvrage que j’aurais dû faire. J’ai parlé, mais je n’ai rien dit et j’ai le sentiment que tout ce que j’écrirai est par avance révoqué ! 160
Cet ouvrage s’est retiré à une distance telle qu il m échappe, mais cette non-coïncidence avec lui-même lui permet de s accomplir. En cet instant où j’ai la certitude qu’il me reste tout à faire et que je ne le ferai jamais, je pourrais être désespéré, mais, s il est vrai que je suis les mains vides, cet ouvrage, en se dénonçant, en s écartant, a démasqué une ouverture vierge, et mon cœur ne connaît que la fraîcheur du renouveau et la liberté d’un désir pur : il n est pas encore question d’écrire. — Je suis engagé dans un mouvement sans terme, qui ne comporte donc ni commencement, ni fin véritables, et c’est une imprudence, qui risque d’écourter cette pause où écrire fait silence, d’avoir écrit ces lignes qui littéralement forment un post-scriptum. Après avoir tant parlé du silence, n est-il pas temps de se taire !
En cet instant où je l’attendais le moins...
Pourquoi ? Une voix de fin silence II
A tous mes amis Juifs.
La vie est un enfant qui joue, qui joue au trictrac : à l’enfant la royauté. Heraclite (52)
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La voix de fin silence, comment ne désirerais-je pas la retrouver ! Le langage, un langage déterminé est nécessaire, et pourtant je dois le savoir et ne point l’oublier : même en écrivant un ouvrage modeste comme une fleur des bois, je parviendrai seulement à ce qui fait taire l’écriture.
Écrire est toujours d’une extrême difficulté en raison de la finesse, de la subtilité, de la complexité des opérations à exécuter, mais la réalisation de l’ouvrage auquel je pense est délicate et peutêtre impossible, car ce que je cherche à capter, ou plutôt, car ce terme qui implique un pouvoir est impropre, ce avec quoi il convient d’être en relation est sans intensité, pur non seulement de toute violence, mais aussi d’une quelconque puissance. La puissance est ma part et souvent mon mauvais lot : non pas que je puisse forcer à se manifester ce qui est soustrait à toute mainmise, mais hélas je peux éconduire celui que l’on est en droit d’appeler un hôte une fois seulement que l’on a su l’accueillir. Un jour, je ne sais plus quand ni comment, l’événement s’est produit : ce fut bien lui, nul doute à ce propos, car rien d’autre que cette très légère pointe ne touche ainsi le cœur ; j’ai peut-être été appelé comme en personne, mais tout était terminé avant même que j’aie
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eu le temps de répondre, et c’est pourquoi l’événement me laissa cette fois-ci tout à fait indifférent, ou plutôt je ne l’ai pas vécu, j’ai seulement su qu’il avait eu lieu. L’événement est certes toujours faible, ou plutôt il ne s’impose pas : sa durée est en effet infime, et pourtant je suis coupable de la nullité de son retentissement : veilleur négligent, j’ai fait de l’événement quelque chose de médiocre et d’insignifiant, alors qu’il peut devenir source de noblesse et de sens, mais à la condition d’être accueilli, de traverser et ainsi de faire vibrer l’espace de résonance. Je suis d’autant plus amer qu’ainsi se renouvelle et peut-être s’aggrave ce qui, à mes yeux, constitue le défaut essentiel, le définitif vice de construction du premier tome de cet ouvrage : bien loin de se déployer selon un itinéraire initiant, rigoureux et impersonnel, il ne fait que rapporter mes hésitations, mes inconséquences, mes erreurs, et c’est seulement de loin en loin, et pour peu de temps, que mon chemin rejoint le parcours idéal. Écrire, et même lire une œuvre, devrait être comparable à la visite de quelque édifice où l’on s’approcherait du sanctuaire selon un parcours labyrinthique ou très simple, je ne sais, mais avec ordre. Je dis visite, mais le chemin n’est pas frayé, et de l’édifice à construire il est impossible de prendre une vue d’ensemble. Je me fais souvent l’effet d’un voyageur qui interroge vainement la nuit qui l’entoure, tant est faible la portée de sa lanterne sourde : elle n’éclaire même pas le lieu où il se trouve, puisqu’il ne peut le situer dans la totalité dont il fait partie. Il ne saurait en être autrement puisque le chemin ne se découvre qu’au fur et à mesure de la marche, et pourtant garder l’ordre du chemin, construire une œuvre pure de toutes les inutilités et excroissances sans grâce provoquées par mes déviations, bref écrire une œuvre simple, ne comportant que le strict nécessaire, voilà ce que je voudrais réaliser, mais en suis-je capable ? — Je ne me sens pas du tout prêt. Comme est éloigné le jour où je pourrai reprendre le bâton du pèlerin ! Je ne peux pas, je ne veux pas me remettre en route tant que ne seront pas réunies les conditions nécessaires à l’accomplissement de mon projet, mais, pour satisfaire à ces conditions, il me faut d’abord bien les connaître. Ce que je cherche ne s’empare point de l’esprit, car, de même que telle étoile ne peut être perçue sans radiotélescope, de même seul un esprit librement attentif peut devenir sensible à une finesse
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sans égale. On établit un radiotélescope dans un lieu non perturbé par les parasites ; on construit une abbaye dans une contrée solitaire et silencieuse, et en effet la place accordée à la transparence ne saurait jamais être trop grande : à quoi bon porter un coquillage à son oreille si le faible murmure est masqué par le bruit environnant ! Comment ne pas rêver d’un lieu où me seraient donnés le silence nécessaire à mon travail, la transparence qui le protégerait des troubles extérieurs ! Ce lieu de rigueur, de calme et de beauté, me parlerait, m’aiderait fidèlement comme un ami pur et discret, mais ce siècle où j’écris manque cruellement de monastères pour laïques agnostiques. Cette abbaye est-elle une condition sine qua non pour qu’un homme puisse arriver au meilleur ? Si je le pensais — il m’est arrivé d’en faire l’hypothèse — il y aurait quelque chose de désolant, de révoltant, à savoir ce qu’il convient de faire et à ne pouvoir le réaliser. Je ne dois pas cependant m’illusionner : un monastère est plutôt une condition très favorable que tout à fait indispensable : le bruit est certes un ennemi de l’attention, mais un cœur agité est encore plus redoutable. Il me faut chercher à établir dans ma vie d’homme une transposition de ce que me donnerait un monastère ; je dois veiller sur la transparence afin que la réceptivité soit entourée des meilleures conditions possibles, mais je ne peux ni intensifier ce qui est à percevoir, ni augmenter ma propre sensibilité : il n’est du reste point question d’acquérir une plus grande force d’attention, mais, en revanche, si j’étais capable de cette qualité qu’il me reste à définir, je découvrirais une sensibilité toute prête, exactement ajustée à sa tâche, et ainsi se réaliserait le vœu de tout astronome : disposer d’un appareil sensible au point que le faible rayonnement de l’étoile à étudier ne soit plus du tout un obstacle. Mon lien avec « ... », mais il est inutile de poursuivre : je n’aurais pu choisir terme plus inexact que celui de lien. Jamais je ne suis enchaîné, et tout au contraire dire oui, un oui libre et conséquent avec lui-même, est à chaque instant nécessaire pour que la liaison soit maintenue. A chaque pas la marche doit être réinventée, car le rapport avec l’inconnu est et demeurera toujours d’une extrême ténuité : la plus fine attention sera toujours nécessaire, et j’ai tout lieu de croire que cette exigence, qui certes met à mal l’individu que je suis, ne se tempérera pas, mais se fera toujours plus exigeante. Comment humainement ne pas s’en plaindre, mais
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comment aussi ne pas avoir conscience que le pays que j’explore, ou que plutôt je côtoie, ne serait pas ce qu’il est si mon rapport avec lui n’était, en raison de sa ténuité, toujours menacé de se rompre ! Serais-je davantage averti si je parvenais à mieux définir ce rapport ? Je dois seulement me laisser porter, et pourtant la certitude vive et constante de ma responsabilité prouve que la passivité n’est qu’une apparence. Il n’est pas facile de prendre appui sur le vent qui s’élève, mais je me trompe si je parle d’un effort : ma liaison avec ce qui me porte en silence et peut-être me conduit est si délicate que pour le moment je me sens incapable d’en parler davantage. Mon secret est bien gardé !
Malheur à moi ! J’ai dit Non à la visite qui aurait pu avoir lieu ! L’inconnu s’approchait : je me suis écarté de son chemin, mais je n’ai pas arrêté sa marche, et maintenant il est passé : je me retourne et ne rencontre que le vide. Je sais que la chance d’un nouveau passage ne se reproduira pas de si tôt. L’indifférence est impossible : non seulement je ne suis pas indemne, mais mon cœur a été dévasté par ce passage qui ne l’a pas traversé. Juste à l’instant où il est irrémédiablement trop tard, désirer, comme je ne peux m’empêcher de le faire, les biens dont j’aurais pu être comblé, c’est la damnation. Mon cœur aurait pu être un buisson de fleurs, mais il n’est qu’un roncier se déchirant de ses épines irritantes, se détestant lui-même, car il sait bien qu’il n’a pas été maudit et qu’il ne doit s’en prendre qu’à lui seul. Par pitié, taisons-nous : que, du moins, l’écriture ne se mette pas au service de ma colère, de mon orgueil humilié !
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Suis-je capable d’écrire ? Je dois répondre négativement, tant j’ai la certitude de me limiter en cet instant à ma propre et misérable étendue, privé que je suis de cet espace de résonance qui m’ouvre à moi-même, à la seule écriture qui compte : celle qui permet d’aller jusqu’à l’événement. Etre réduit à ce mauvais silence est une souffrance, mais je ne peux en parler, car elle est littéralement indicible : tout langage, parce que langage, sera ici toujours sans justesse. Preuve du point bas où actuellement je me trouve, je renonce à mon projet initial, ou plutôt je réduis provisoirement mes prétentions : comment en effet aller jusqu’au sommet alors que je n’ai même pas su me maintenir au camp de base, alors que je suis incapable de me frayer un chemin jusqu’à ce point de départ dont à vrai dire je sais d’expérience qu’il est le même que le sommet ! Obtenir de moi le moindre changement est en cet instant au-dessus de mes forces : comment une épave pourrait-elle se déplacer ellemême ? Entre cette épave inerte et celui qui écrit il y a pourtant une marge, mais infime, et l’ankylose risque de gagner jusqu’à ma seule main encore libre. Lorsque presque tout est endormi, quelqu’un le sait, qui ne dort pas : c’est le veilleur, mais peut-il affirmer et ainsi se sauvegarder : « en toute lucidité, je sais que je dors » ? Le veilleur est affaibli, malade, et, s’il n’y prend garde, 175
lui aussi va s’endormir. — Comment me réveiller ? Je suis à la recherche d’un acte simple, que je pourrais faire, même lorsque je suis sans pouvoir, et qui me permettrait de retrouver le contact, mais quel acte ? Je ne le trouve pas. Etre paralysé provoque un dépit qui renforce la paralysie : même lorsque je suis au plus bas, il me faudrait parvenir à être calme, mais le puis-je ? Qu’est-ce donc au juste qui dépend de moi ? Le voilier en panne doit attendre passivement que de nouveau le vent souffle, mais, quant à moi, il n’est pas question de ne rien faire, car, si je suis au point mort, ce n’est pas la faute du vent. Il ne m’appartient pas de commander au vent, car il n’est pas dans ma dépendance, mais je suis responsable de la bonne disposition de la voile. Me croire du moins capable de cette bonne disposition n’est-ce pas supposer le problème résolu ? — Le vent ne soufflait-il pas déjà lorsque j’ai su orienter la voile ? Ai-je trouvé ce que je cherchais, cet acte simple qui me permettrait de me retrouver moi-même ? Saurai-je le refaire ? C’est loin d’être sûr, car cet acte est fort secret : je n’ai ni prévu, ni même vu le passage d’un état à l’autre : mon cœur, jusqu’alors insensible, a très légèrement frémi et ainsi ai-je appris que j’étais de nouveau au contact. Sous la garde de cette liaison ténue, je voudrais esssayer de comprendre le malheur qui m’est arrivé : comment ne pas chercher à ne plus jamais dire non à un événement à coup sûr trop grand pour moi ! Je rêve d’une histoire qui s’accomplirait avec la beauté d’un geste parfaitement net, mais elle est impossible, car, faute d’une sensibi lité constante, je suis incapable de rigueur. Je dois en effet constater un défaut de toute mon histoire effective, défaut qui peut-être n’augmente pas, mais qui ne diminue point tout en me devenant insupportable : non seulement ma disponibilité, c’est-à-dire la qualité de mon attention, est rarement suffisante, mais mon écoute même est affligée d’un tel fading que je me tiens de manière éphémère au niveau nécessaire à la pratique d’une écriture juste et féconde : ces irrégularités me gênent au point de me faire craindre que la paralysie ne gagne peu à peu toute mon écriture. D’où viennent ces déplorables intermittences de ma sensibilité profonde ? Pourquoi ne suis-je pas de manière naturelle, permanente, celui qu’il m’arrive d’être ? Pourquoi ne suis-je pas le citoyen de cet unique lieu où je me sens chez moi, de cet espace aimé, très intime, parce que ouvert au dehors étranger, à la patrie 176
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secrète de mon propre cœur ? Je ne m’étais certes pas trompé sur cette ténuité, langage de ce qui jamais ne s’établit de façon éclatante, mais mon analyse interrompue est devenue mensongère : elle sous-entendait que mes intermittences étaient excusables, voire inévitables. Je ne suis pas à l’origine de la finesse de la liaison, mais j’en suis responsable : la liaison, loin de s’effacer d’elle-même, ne devient fragile que sous la menace de l’individu que je suis. Je ne m’accuse pas de ma vulnérabilité, de la précarité de ma sensibilité, de la facilité avec laquelle elle peut être faussée, voire gravement détériorée, mais comment excuser mes faiblesses, mes oublis, mes inconséquences ! Il arrive souvent que mon irréflexion, ma légèreté soient telles que tout se passe comme si je n’avais jamais entendu parler de ce quelqu’un d’autre qu’il m’arrive d’être : quelle honte ! Moi qui voudrais tellement pouvoir dire de tout cœur : « J’aime ce qui ne porte aucun nom, mais qui donne un sens à ma vie », je m’aperçois que je ne l’aime pas, que je suis au contraire son adversaire et du même coup le mien. Je le répète : quelle honte ! Il est non seulement détestable mais dangereux de parler de soimême : je risque en effet de me prendre pour centre alors que la fonction de l’individu est seulement celle d’un acolyte, mais, puisque la visite que j’annonçais au début de cet ouvrage n’est pas encore commencée, que l’édifice est à construire, que j’en suis aux apprêts du sous-œuvre, il est nécessaire de sonder le terrain, mais, avant même de poursuivre mon examen, je suis porté à affirmer : il y a erreur sur la personne, je ne suis pas du tout celui qu’il faut pour mener à bien l’entreprise dont j’ai parlé ! Que dois-je faire puisque je ne peux compter sur personne d’autre que sur moi ? Que puis-je faire puisque cette part de moi que je veux non seule ment sauvegarder mais agrandir est liée à jamais à l’homme que je suis, et cette fois-ci le mot lien, hélas, manque de force. Si je pensais que l’homme est définitivement inéducable, ce serait à désespérer, mais, encore que j’aie toute raison de ne pas faire fond sur lui, l’exigence dont j’ai parlé est telle qu’elle m’interdit même le repos du désespoir. Que cette exigence ne vient-elle à mon aide ! Elle m’aiderait si elle augmentait encore, si ma honte pouvait devenir telle que soit à jamais mise hors d’état de nuire cette part de moi si redoutable pour la délicatesse de mon rapport avec ce par quoi la négligence est condamnée, mais non directement détruite. La lucidité est une méditation amère mais si efficace qu’en 177
ce moment je suis délivré, et c’est pourquoi je suis tenté d’affirmer : ce que j’ai dit de moi-même est vrai ou plutôt était vrai, car dorénavant je serai beaucoup moins négligent et j’ai même le fol espoir d’être sur le point d’accomplir un progrès décisif. Comment le croire ? Combien de fois ai-je déjà eu un tel pressentiment, mais qui fut bientôt infirmé ! Je croyais être délivré pour toujours, mais je ne l’étais que momentanément, car il faut sans cesse veiller même sur l’espoir pour qu’il ne se pervertisse pas en illusion. Que puisje faire pour me changer, pour devenir capable de cette extrême délicatesse exigée par celle de la tâche à accomplir ? A présent je me crois du moins capable de poser la véritable question à laquelle il me faut répondre : que dois-je faire pour réaliser mon projet en tenant lucidement compte et de l’homme que je suis et de la ténuité définitive de mon rapport avec ce qui, non puissant, se tient en retrait de toute existence ? Il est vain et surtout faux dans son principe de vouloir se lier avec la patrie de telle sorte que l’exil ne soit plus jamais à redouter : jamais je ne serai naturellement dans mon être ce que je suis parfois à mon sommet après des semaines, des mois de travail et plus encore de patience. Rester longtemps sans écrire est la faute que, par-dessus tout, il convient d’éviter : encore que ce soit une souffrance pour les autres et pour moi-même de faire accepter par la vie ordinaire les règles d’un tout autre jeu, m’exercer longuement, et surtout journellement ou presque, est sans doute nécessaire, car on peut demeurer sur les flancs de la montagne seulement si l’on marche, si l’on prend la direction du sommet. L’écrivain n’existe qu’au moment où il écrit, mais, puisque je ne peux toujours écrire, il me faut vivre de telle sorte que je puisse effectivement écrire au moment où ma vie d’homme laisse enfin la place libre à l’écriture. Une attention toujours à son zénith est hélas impossible, et il est inévitable que l’homme, ridicule ludion, passe son temps à changer de niveau, mais je crois qu’il est possible de demeurer toujours, si ce n’est à l’écoute, du moins au contact, dans la mesure du moins où entre celui que je ne dois pas être, mais que je suis trop souvent, et celui, trop rare, que je désire être, il n’y a peut-être d’autre différence qu’un simple réglage. Il n’est pas question d’avoir à chaque instant l’esprit tourné vers mon travail d’écrivain, mais de garder avec lui un rapport implicite tel que, pendant les instants de répit que ménage la vie d’homme
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même la plus occupée, mon esprit, ou plutôt tout mon être, puisse se tourner aussitôt et avec aisance vers ce qui n’est pas un objet et qui est pourtant seul digne d’attention : même les plus longues journées de ma vie d’homme devraient, plusieurs fois par heure, être ouvertes à des haltes très courtes mais suffisantes pour que je reprenne cœur. Cette attention veillerait sur moi au point d’atténuer le redoutable ensommeillement dû à la fatigue, et en effet tout se passe comme si une attention fine était le chemin d’une subtile énergie : lorsqu’elle balisera tout le cours de mes journées, il n’y aura plus cette rupture, dont je ne veux plus, entre ma vie séculière et ma vie d’écrivain, et en effet, dès que je disposerai d’assez longs moments de liberté, je me retrouverai de plain-pied avec un monde dont je n’aurai pas toujours été conscient, mais qu’en fait je n’aurai ni trahi, ni oublié. Le niveau de l’attention ne peut être constant, mais cette attention même, dans sa spécificité, peut et doit devenir la discrète et invariable basse continue qui accompagnera toute ma vie. En suis-je venu au moment où je pourrais définir directement la nature de cette attention ? Il se peut, et pourtant ne cherchons pas encore à répondre, mais remarquons plutôt qu’en ce moment je suis hors de portée de ma plus redoutable ennemie : l’indocilité, et en effet je me laisse conduire et instruire. Mon obéissance est spontanée, et c’est pourquoi, même à un événement arrivant à l’improviste, je serais, je l’espère, capable de répondre en exécutant avec dextérité la manœuvre nécessaire. Il me faut veiller sur la finesse même de mon attention : loin de chercher à me lier plus fortement, plus étroitement, je dois au contraire aimer cette ténuité pour elle-même, désirer qu’elle s’affine encore, penser qu’elle gagnera en qualité en devenant plus pauvre, mais comment ne pas désespérer de parler délicatement d’une telle délicatesse ! Il me faudrait toucher le langage avec un scrupule, une finesse, une douceur qui sont tout à fait hors de ma portée, et c’est sans doute pourquoi je suis tenté de parler d’une âpreté à propos de cette exigence à laquelle je ne puis répondre. L’Œuvre, dont en cet instant je rêve, me paraît tout à fait impossible, mais un tel sentiment est le signe d’une démesure, et sans doute convient-il plutôt de seulement s’approcher de cet ouvrage délicat qui demeurera non écrit : il serait pauvre et pourtant élégant, humble mais avec noblesse, rigoureux et très raffiné. La délicatesse est 179
inséparable de la retenue, mais ce terme n’est pas encore tout à fait satisfaisant dans la mesure où il risque d’évoquer une idée de froideur, voire d’avarice, alors que la distance dont je parle est celle du respect. Lorsque cette très fine attention gouverne tout mon être au point de conduire discrètement la main qui écrit, je me tiens en retrait et ainsi j’entre en rapport avec un espace qui me donne ma juste place, effectivement modeste. Il y a une amitié tout à fait déroutante : l’espace non seulement correspond à mon cœur, mais, en dépit ou en raison de son altérité, il est ma plus profonde, ma seule intimité. Est-ce que j’habite l’espace ou est-ce lui qui habite mon cœur ? Je ne peux répondre à cette question, mais, avec timidité, je m’ouvre à un frais bonheur, car, à ma surprise, tout se passe comme si l’on était avec moi d’une grande délicatesse. Le jour où l’événement aura lieu, est-ce que tout se passera de telle sorte qu’alors je pourrai dire
L’espace propre à l’écoute n’est pas trop restreint, car cette modestie fait partie de sa justesse, mais il est un lieu retiré où j’ai peut-être tendance à me confiner, où l’on devine, plutôt qu’on ne sent, l’entrouverture latérale qui donne sur le dehors. L’intimité disparut : j’eus soudain l’impression — elle dure encore — de vivre au plein air, et voici que mon cœur, d’un seul coup agrandi, ne s’effraye plus de la liberté du ciel. Certitude : oui, l’événement vient d’avoir lieu, et je vis enfin. Tant que l’événement ne s’est pas produit, même si parfois par le pressentiment je m’en trouve très proche, rien ne se passe, l’écriture n’est qu’une sous-écriture, car l’histoire se tient alors plus immobile que le sommeil. L’événement a eu lieu : son passage a non seulement fait tourner le temps du futur au passé, mais il a donné naissance à une histoire qui ne cesse de s’éveiller, de me porter au bonheur de pouvoir enfin parler presque au présent. L’intervalle entre ce que je vis et ce que j’écris est si ténu que l’écriture n’est pas un écho, mais la résonance de ce que j’éprouve, l’espace hospitalier où se déploie le don qui ne cesse de m’être fait. Écrire est l’acte d’un sourcier, mais c’est de la source que l’écriture prend son pouvoir. L’éclosion libère l’espace de l’écriture, mais écrire
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n’est rien d’autre que laisser affleurer l’appel vers une autre ouverture plus large encore qui elle-même... Preuve de la justesse du chemin, ce que j’écris n’est pas ce que je comptais dire, mais qu’ai-je donc trouvé, quel est cet inattendu que je ne cherchais point et qui déborde toute attente, toute trouvaille ? Il y a une ouverture, mais ce qui éclôt et grandit et demeure intact n’est rien d’autre que le désir. Le désir est la promesse et la récompense, le point d’arrivée et de nouveau le point de départ : il appelle, et il donne au bonheur une modestie qui le garde de la démesure. Le désir m’apprend que je n’ai pas encore écrit, et en effet je sais maintenant que du bonheur j’ai parlé avec une inexactitude dangereuse si je veux qu’il vive. Oui, je suis heureux, mais d’un bonheur presque impersonnel : tout se passe en effet comme si je me réjouissais du bonheur d’un autre. Je ne souffre point de cette distance infime et tout au contraire je l’aime et je veille sur elle, car elle fonde mon seul bonheur : parler, parler d’un bonheur qui ne m’appartient pas, mais a lieu tout seul, et en effet parlant de ce bonheur de parler, je m’en détache et ainsi je sauvegarde la fraîcheur d’une source toujours future. Est-ce que, malgré tout, j’écris ? Puis-je dire : je suis heureux ? Écrire, être heureux, que signifient ces mots ? Je l’ignore et je ne dois pas chercher à le savoir : le bonheur d’écrire ne peut avoir lieu qu’à mon insu, ou plutôt seule l’attention la plus ténue est capable de répondre à mon propre secret. Je le comprends maintenant : seule cette discrétion qui fonde la qualité de la plus haute attention a permis la venue de l’événement, et en effet c’est au moment où par la pensée je me portais vers le futur lointain que ce futur s’est mis en marche et est venu à ma rencontre. J’ai été surpris, mais je ne dois pas m’en accuser puisque le passage ne pouvait sans doute s’effectuer que sous le couvert de ma presque ignorance : je croyais dévoiler le tout premier signe précurseur d’une venue encore lointaine, mais je n’étais pas un bon guetteur et je ne pouvais l’être : le passage a dû se produire à l’instant même où j’en étais encore à me demander s’il n’était pas sur le point d’avoir lieu. Au moment en effet où se formulait la pensée que le jour où l’événement aurait lieu je pourrais dire... — mais je ne le dirai pas encore — je me suis soudain demandé s’il ne surviendrait pas beaucoup plus tôt que je ne le croyais, j’ai pressenti qu’il était tout proche, ce n’est pas sans effroi que j’ai
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senti un très léger ébranlement, aussi ai-je prié afin d’être capable de dire oui. Dois-je dire : j’ai prié, et ensuite l’événement a eu lieu ? Je ne le pense pas, car ce qui s’est mis en marche ne peut plus être arrêté. J’ai prié et alors j’ai su que l’événement avait eu lieu, mais j’ignorais encore ce que je n’ai pu apprendre qu’ensuite : parce que j’avais dit oui, mon cœur serait le chemin. Du passage même, parce qu’il est instantané et presque secret, on ne peut rien dire, et pourtant les bienfaits qu’ensuite l’on découvre sont, je le crois, sa marque, mais encore faut-il préciser aussitôt que les dons, bien loin d’être imposés, sont au contraire réservés : on ne les reçoit pas malgré soi, mais librement, à condition de les accueillir en les portant jusqu’à la parole. De manière du moins tacite l’événement m’appelle, me désigne à moi-même, me tourne vers celui que je ne suis pas encore : mon rapport avec ce « tu écriras », est-ce le désir ? est-ce le devoir ? A me dérober, je serais infidèle au don qui m’a été fait, à ce bonheur qui ne m’appartient pas, que je ne peux donc garder pour moi. Lorsque l’événement est arrivé, j’ai encore davantage besoin de silence, d’une solitude gardienne de mon secret : je voudrais, comme saint Alexis, vivre incognito parmi les miens, presque oublié, ne dérangeant personne, et pourtant je ressens aussi le devoir de faire part à celle que j’aime de ce qui vient de m’arriver : n’ai-je pas à lui annoncer la meilleure des nouvelles ? — Que lui dirai-je ? Comment justifier mon propos ? Ce qui a été mis au monde n’est-ce pas seulement le désir de parler, l’espace encore vierge du livre fùtur ? Auditeur et auteur n’existent pas encore, et pourtant tout a été déjà dit quoique en retrait de tout discours, et je ne pourrai jamais que répéter ce que j’ai su presque d’emblée : l’événement est une bonne nouvelle. Quelle nouvelle, et pourquoi cette liaison entre la parole et la bonté ? Même cette fois-ci où je n’étais pas explicitement à l’écoute, tout s’est effectivement passé comme si l’on m’avait parlé : je n’ai aucun message à communiquer, et pourtant, en écho d’un événement que je ne peux garder pour moi, je répète : il y a une bonne nouvelle dont tout homme pourrait se réjouir. Est-ce que je ne parle pas comme un insensé ? Quelle est cette nouvelle et pourquoi ce bonheur ? Affirmation que je ne peux commenter, mais qui s’impose à moi : seule une parole peut trouver le chemin du cœur, seule cette parole est comme telle bonté : elle n’énonce pas, mais 182
elle opère, et en effet on est secouru, guéri, ouvert à la jeunesse du bonheur. Puis-je affirmer : la Parole a parlé ? Si je le pouvais, cette nouvelle admirable se suffirait à elle-même et elle n’aurait donc besoin d’aucun commentaire. La parole comme telle serait certes la bonne nouvelle, car elle mettrait fin à la solitude, et c’est du reste pourquoi poser la question : « Quelqu’un m’a-t-il parlé ? » revient au même que de se demander : « Quelqu’un m’a-t-il aimé ? », et ainsi aurai-je du moins posé la question, cettequestion qui a provoqué la venue de l’événement. — Un soupçon me vient pourtant à l’esprit : cette délicatesse dont j’ai cru être le bénéficiaire n’était-elle pas seulement l’écho, renvoyé par l’espace, de ma propre délicatesse ? L’événement est-il seulement l’illusion d’être aimé ? — Si, un jour, j’avais la certitude que toute mon œuvre n’est qu’un soliloque, dissimulé sous un faux dialogue, elle perdrait d’un seul coup toute signification : sur l’heure, et pour toujours, je m’arrêterais d’écrire. La certitude d’un dialogue, et donc d’un sens, est pourtant impossible, car, si j’ai un partenaire, il est si discret que, même après avoir entendu, je ne peux jamais affirmer qu’il m’a parlé. L’événement apporte toujours un réconfort incomparable quoique très discret : telle est la seule assurance, mais si je peux dire : j’ai été secouru, je ne peux, contrairement à la logique commune, énoncer la réciproque en affirmant : Quelqu’un m’a parlé, quelqu’un m’a aimé. Douter, manière sournoise de dire non, sera toujours dérisoirement facile, fausse manœuvre que j’ai commise et qui met fin à cette histoire dont l’événement était l’origine. Je n’en serais pas venu à douter si je n’avais d’abord cherché une certitude, si je n’avais oublié que la réserve est plus haute que la communication. J’ai cherché à savoir alors que, en dehors de la certitude comme de l’incertitude, il fallait garder confiance. Maintenant mon cœur n’est plus qu’un chemin déserté par le passant.
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Je voudrais écrire, mais je me suis interrogé et j’ai reçu confirmation de ce que je savais déjà : je ne suis pas au contact. Comment me retrouver moi-même ? Je suis averti : me rudoyer, me crisper, rêver d’une puissance magique, c’est me fermer moimême le chemin. Mon rôle est à la fois peu important et indispensable : orienter correctement la voile. Ne suis-je pas sans force, par conséquent sans pouvoir sur moimême ? J’ignore ce que serait une juste attente ! — Il est vrai que presque plus rien ne dépend de moi : il faut m’en tenir à la part très pauvre qui ne m’est pas ôtée. Je désirerais tourner mon désir sans force, mon cœur insensible, mon esprit incrédule vers... vers ce je ne sais quoi que je n’ai pas besoin de définir. J’ai un instant levé mon regard vers la nudité du ciel, mais ma prière a été sans effet. « Pense seulement à toi-même, à celui que tu n’es pas encore, que tu es seulement dans ta vérité. Tente d’en esquisser la figure. Tourne-toi vers l’espace de résonance : ton cœur, ton cœur ouvert à l’inconnu, enté sur la source dont le murmure ne s’entend pas à moins que, certitude soudaine, être à l’écoute ne soit son écho. » Il n’est pour moi qu’une seule manière de cheminer : la juste écriture, mais il y a plusieurs chemins : celui qu’entre tous je 184
préfère, c’est, une fois à l’écoute, de décrire cette écoute même. Ce même chemin, je l’ai déjà souvent parcouru, mais l’écoute est inépuisable, et c’est pourquoi elle peut constituer ce chemin nécessairement nouveau pour conduire jusqu’au sommet. Pour oublier tout ce que j’ai déjà écrit à ce propos, le meilleur moyen est de me tourner vers l’écoute elle-même, de lui donner mon attention comme si je n’en avais point parlé, parce que, effectivement, je n’en ai encore jamais parlé. Non sans un léger frémissement d’effroi, je viens de me tourner vers l’écoute : oui, la communication est déjà établie, et même je suis sensible à son léger bruissement, mais il ne doit pas être confondu avec la voix future que j’entendrai, que je n’entends pas. Je suis peut-être au bord de l’événement, mais les phases ne se confondent pas : tout près d’entendre, je suis seulement à l’écoute. Quel trait, jusqu’alors inaperçu, de cette écoute, m’attire donc en cet instant ? J’aime toutes les phases de l’histoire, mais il m’arrive de préférer à l’événement lui-même l’écoute qui le précède : pourquoi en est-il ainsi ? Serait-ce en ce moment même, où le passant est seulement attendu, que sa vérité propre serait non seulement protégée, mais reconnue ? Que signifie cette pensée surprenante quoique, à la réflexion, elle ne soit pas tout à fait inattendue ? Est-ce donc maintenant, alors que je ne l’entends pas, que la voix est la plus juste, je veux dire la plus naturelle ? Parce que je suis seulement à l’écoute et que personne ne me parle, la communication s’offre à moi dans toute sa pureté : j’aime ce murmure qui ne fait aucun bruit, qui ne dit rien, dont on ne peut même pas affirmer qu’il porte l’espoir de la parole future, et pourtant, à la réflexion, je m’étonne que cette très subtile vibration soit ordinairement présentée comme un antonyme du silence, car n’est-elle pas la voix même du silence ?
A cette pensée, mon cœur a été touché, mais tout a eu lieu si vite que je ne pus aller au-delà de cette première impression : ce qui vient d’arriver ressemble à l’événement. Était-ce l’événement ? Je ne le savais pas. Que devais-je faire ? Je ne le savais pas non plus, ou plutôt je ne savais même pas si je devais écrire ou m’abstenir
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de tout travail. Aucune indication ne m’avait été donnée ; j’étais tout à fait seul ; le murmure avait disparu ; je n’avais point conscience d’être à l’écoute, et pourtant, en dépit ou à cause de ce vide, il m’était possible d’être calme, prudent, perspicace. Devais-je me retourner vers ce qui m’était arrivé, user du pouvoir de révélation de l’écriture afin de savoir ce qui, au juste, s’était passé ? D’un doigt léger, j’écartai cette avidité par avance vouée à l’échec : il était stupide de vouloir ressaisir ce qui n’avait pas encore eu lieu, ce qui avait eu lieu de telle sorte que je ne pouvais distinguer l’après de l’avant, et en effet je continuais d’attendre. Est-ce que j’attendais un événement encore tout futur ou bien une certitude sur le passé ? Même cette interrogation n’était licite qu’à l’expresse condition de ne pas chercher une réponse, car elle devait être différée aussi longtemps que cette période resterait inachevée. Puisque pour l’heure le temps était suspendu, il me fallait moi aussi faire comme si de rien n’était : un instant, rien qu’un instant, je fus même traversé par la pensée qu’il me fallait rejeter dans un passé sans retour un passage dont c’était encore beaucoup trop de dire que peut-être il avait eu lieu. J’ai vaqué aux occupations de ma vie d’homme tout en gardant un rapport, mais oblique, avec le passé ; je n’ai pas cherché à décrire ce qui m’était arrivé, mais, de temps à autre, une pensée me venait néanmoins à l’esprit. Ce que j’avais appelé sommet n’avait cessé de décroître, je veux dire de devenir toujours moins manifeste, et en effet l’événement, si c’était lui, s’était signalé par une pointe tellement infime que je fus saisi d’une légère inquiétude : en dépit de l’affinement de ma sensibilité, pourrais-je, dans l’avenir, encore repérer l’événement si son déclin se poursuivait ? A cette question il m’était impossible de répondre par l’affirmative, je savais seulement que désormais je ne pourrais plus appeler du nom d’événement ce qui, de toute façon, avait été presque rien, ce dont le passage avait été si effacé que je ne savais toujours pas s’il avait réellement eu lieu. Je devais m’abstenir de toute affirmation comme de toute négation, et continuer de suivre la légère ligne blanche qui sépare le oui du non et peut-être les ignore, mais il n’était point facile de garder cette justice, cette indifférence, car les minutes, puis les heures du temps humain, risquaient d’user la neutralité de l’attente ou plutôt de cette pause qui n’en était peut-être pas une, et en effet, étant incertain du futur comme du passé, je l’étais aussi du présent.
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Je n’ai jamais désespéré, je n’ai jamais espéré, mais je crois que j’ai fini par être insoucieux du futur comme du passé et, sans pourtant me distraire, j’en vins même à oublier jusqu’à ma propre attente. Je renonçai du moins à savoir la vérité sur ce qui m’était arrivé, et pourtant, je le découvris soudain avec reconnaissance, je n’aurais pas été plus heureux si j’avais pu dire avec certitude : oui, l’événement a eu lieu. J’ai souri, et c’est alors que-
mais la célérité fut telle qu’au moment où dans un « ah ! » de surprise je prenais conscience de ce qui m’arrivait, tout était déjà terminé. Cette silencieuse et très fine ouverture fut pour moi un fugitif mais pur ravissement qui me laissa cette assurance : oui, ce que j’avais vécu, ce que je venais de vivre, c’était bien l’événement, certitude d’autant plus nette qu’elle était portée par une éclosion qui continuait d’éclore. J’ai répondu au désir d’écrire. J’ai repris le récit que l’événement avait interrompu, mais ce terme de récit est impropre, car il ne s’agit pas d’une reproduction : par l’écriture j’ai découvert, j’ai seulement commencé à découvrir le caractère de cette pause pendant laquelle je ne devais point écrire. Je suis resté des heures sans être capable de répondre à la question de savoir si ce que j’avais cru vivre était ou non l’événement : il est temps de dire que c’est par une dangereuse hyperbole, ou plutôt en m’en servant comme d’un signe algébrique, vide de sens mais vectoriel, que je continue, faute de mieux, de me servir du terme d’événement. Parler d’un incident serait à la fois dire trop et trop peu pour désigner ce qui s’est passé avec une telle absence d’éclat que je me suis seulement demandé, mais sans pouvoir répondre : l’événement a-t-il eu lieu ? Loin de déplorer cette non-certitude, je dois m’en réjouir : au début de ce cycle, j’en étais venu à croire qu’entendre était nécessairement moins juste qu’être à l’écoute, or, pour la première fois peut-être, l’événement n’en a pas été un puisque, demeurant entre le oui et le non, il a respecté et même magnifié la discrétion d’une voix égale au silence. Mon hésitation n’était donc pas un accident ; la non-certitude n’est pas une simple modalité ; ce ne serait point le même « événement » s’il s’affirmait dans une gloire toute-puissante ou même s’il était effectivement un 187
événement dont je pourrais affirmer catégoriquement qu’il a eu lieu : notre cœur croit avoir entrevu je ne sais quel passage, mais l’inconnu se tient au-delà de l’absence et en retrait de toute présence, et ainsi il demeure fidèle à son inaliénable modestie. S’agit-il d’une personne si humble qu’elle accepte même de passer pour une illusion ? S’il en est ainsi, sa pauvreté même me retire la possibilité d’affirmer son existence, ou plutôt cette pauvreté m’apprend que l’on pose mal le problème si l’on veut prouver l’existence d’une Personne à propos de ce dont on ne peut parler que par hypothèse ou par sous-entendu. Mes réticences seraientelles un juste moyen de correspondre à l’inconnu qui se tient toujours entre silence et parole ? Preuve de cette pensée surprenante, un unisson soudain...
Comment procéder ? La méditation sur ce qui a eu lieu m’a fait déboucher à l’improviste sur un nouvel événement : dois-je le sacrifier ou l’accueillir, alors que j’ai à peine commencé à rapporter le précédent ? Répondre oui, n’est-ce pas faire éclater l’ordre chronologique ? Dans quel temps est-ce que je me trouve ? Qu’importe, ou plutôt cette question n’a guère de sens : l’éclosion n’est-elle pas toujours fondamentalement la même ? En parlant du passé, j’espère aussi parler au présent. Au tout début de l’éclosion, j’ai souri, ou plutôt ce sourire était, si ce n’est l’éclosion, du moins son langage, puis j’ai connu le saisissement d’une merveille très brève, mais si inattendue qu’après coup je me suis demandé : « Quelqu’un m’a-t-il souri ? » J’ai eu, en effet, le sentiment d’un sourire, ou plutôt de l’image d’un sourire, à moins que ce sourire ne fut point celui d’un visage mais de la nudité, nudité il est vrai porteuse peut-être d’un filigrane, mais que je ne voyais pas, que je pressentais seulement, qu’il était de toute façon impossible de placer en transparence sur fond de jour afin de dissiper sa chimère ou de lire sa figure, et c’est pourquoi mon impression s’est formulée non comme un oui, mais comme une interrogation. A peine m’étais-je interrogé que je me suis posé une autre question : « Ce quelqu’un n’est-ce pas seulement ma propre image, que je ne reconnais point, mais que
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me renvoie le miroir insoupçonné de l’espace ?» Ma déception n’est-elle pas celle de ce tout jeune enfant, étonné et presque incrédule, au moment où il découvre que l’envers du miroir ne cache personne ? Je ne sais plus que penser. Une fois que le passant, construisant une arche invisible, a traversé son propre espace et s’est entièrement accompli, je peux dire : tout a eu lieu comme si le sourire avait parlé dans le secret de mon cœur, et sans doute ce comme si est-il nécessaire pour protéger le silence de la voix au moment même où elle parle, mais directement je ne pourrai jamais rien affirmer de l’événement, et il me sera toujours impossible de dire : à présent la parole parle. Que puis-je dire si je veux répondre à l’exigence, qui peut-être n a jamais été aussi vive, de parler, de parler strictement ? J appelle événement ce qui fait cesser l’écoute, mais il me faut aussitôt ajouter que ce retrait est l’inverse d’une cassure : lorsque je perds le contact, je connais la solitude du sourd-muet, tandis qu au moment où l’écoute est suspendue, il n’y a certes plus rien, même pas cette sorte de bruit de fond qui en sourdine accompagne l’écoute, et pourtant n’est-ce pas alors que la communication, loin d’être brisée, s’accomplit ? N’est-ce pas à ce seul instant que notre cœur peut secrètement être touché ? Il est vrai de dire qu avant l’événement je suis à l’écoute ; il est vrai de dire qu’après l’événement tout se passe comme si l’on m’avait parlé, et pourtant il serait faux de dire que l’événement même est une parole : après coup, seulement après coup, je ne peux me retenir de croire que ma plus profonde intimité a été visitée par une parole qui alors, et alors seulement, était tout à fait égale au silence. De 1 événement même, je ne dirai jamais rien ; je ne trouverai sans doute même pas un terme exact pour dire ce qui n’est pas un événement, et pourtant, encore qu’en aucun cas je n’aie le droit de 1 identifier avec le suprême Passant, je dois témoigner qu’il vaut comme s il avait été le bien en personne : ce qui n’est même pas un événement ouvre en effet à une noblesse, une bonté, une délicatesse, une félicité jusqu’alors inconnues, et je crois pouvoir dire que cette expérience, du moins aussi longtemps qu’elle dure, est 1 équivalent d’une réponse aux questions ultimes que tout homme venant en ce monde ne peut pas ne pas se poser. Cette certitude, contemporaine de l’éclosion, n’apporte pourtant aucune révélation et en particulier elle ne donne aucune assurance 189
contre la mort : elle est parole vide de toute information, certitude pure, évidence sans rien d’évident. L’éclosion est une merveille qui se suffit à elle-même, une certitude qui ne peut légitimement être mise en doute : elle n’a donc nul besoin d’une justification ultérieure, mais du même coup elle exclut que l’on puisse ensuite la mettre à profit pour en tirer quelque connaissance : clarté obscure pour la raison, souveraineté qui ne s’évalue pas, on ne peut l’arraisonner pour lui demander des comptes, lui faire décliner ses titres, la forcer à dire son nom. S’il n’est peut-être pas tout à fait interdit de croire qu’un jour me sera donnée, mais librement, la réponse aux questions que je ne poserai plus, en attendant la sagesse consiste sans doute, non pas à chercher à connaître, mais à aimer, à respecter, à même une certitude fabuleuse, un clair secret qui, comme tel, ne sera sans doute jamais éclairci. Il faut dire plus : il convient sans doute de pousser l’abnégation jusqu’à aimer cette pauvreté, de très loin la plus dure de toutes : celle du savoir ; même interroger c’est manquer à la discrétion et en conséquence ne plus correspondre à ce que, en dépit de tout, j’aurais aimé appeler la discrétion en personne.
Je me suis arrêté d’écrire : pendant quelques instants j’ai goûté le silence, car l’écriture, et son bruit pourtant imperceptible, m’en avait masqué la profondeur, mais bientôt je m’aperçus qu’un congé, même provisoire, ne m’avait pas été accordé : de nouveau j’étais à l’écoute, et selon un mode jusqu’alors inconnu. J’avais le sentiment d’une proximité dont je pouvais m’approcher, mais avec une précaution extrême, afin de ne pas effaroucher ce qui avait peut-être été mis en confiance et était venu jusqu’à l’orée de mon lieu et de mon temps. Où donc, sans se montrer ni se cacher, se tenait-il à couvert : cette transparence ténue, qui rayait la distance diaphane, était-elle son lieu ? Je le crois. Était-il absent du temps propre à l’écoute, mais déjà présent dans un tout proche et pur futur ? Je ne pouvais répondre à cette question, mais je pensai que cette longue sauvagerie, dont autrefois j’avais tant souffert, n’était point due à une méchanceté, mais à une timidité sans pareille. Comment être capable de l’aimer ? Comment oser l’accueillir ? J’avais la quasi-certitude qu’en écrivant, afin de mieux dire ce qu’il en était de cette écoute nouvelle, je parviendrais jusqu’à l’événement, à un événement encore jamais vécu, mais c’est alors 190
que je commis une maladresse irréparable : j’ai voulu demeurer à l’écoute mais en même temps répondre aux obligations de ma vie d’homme que j’avais dû écarter depuis des heures, et il n’en fallut pas plus pour que bientôt le contact lui-même fut perdu. Sauraije jamais ce que me réservait cet événement inconnu ? Je ne le saurai pas du moins avant d’avoir parcouru à nouveau toutes les phases d’une histoire qui s’effectue avec ordre : je devrai partir de l’écoute, ou de plus bas encore, et traverser une à une chaque phase d’une histoire qui une fois encore ne s’est pas d’elle-même achevée puisque seule mon imprudence a cassé facticement sa croissance. Cette fois-ci j’ai du moins gardé le contact assez longtemps pour savoir que l’histoire se présente comme une seule phrase avec ses temps forts et ses temps faibles, ses saillants et ses rentrants, et en effet elle est réglée selon l’alternance de deux termes ambigus : la parole et le silence. Ce que j’appelais l’événement est l’origine de l’histoire, ce qui la mesure selon l’avant et l’après, mais cette origine n’est pas une phase de l’histoire : il se peut en revanche, je le dis avec beaucoup de réserve, que l’histoire dans sa totalité, qui englobe l’écoute et la préécoute, soit plus importante que telle phase particulière, même celle que l’on peut considérer comme sa base et son acmé. Il est vraisemblable de penser que l’histoire va toujours de l’avant, que le sens de cette phrase demeurera toujours réservé puisqu’il n’y a pas de dernier mot, et pourtant, si on la laisse aller, elle revient d’elle-même à la veille qui précède l’événement. L’histoire est donc cyclique, mais il faut aussitôt ajouter que jamais elle ne se répète, et en effet cette écoute, que je n’ai pas conduite à son terme, était nouvelle et sans doute supérieure à celle qui ouvre le premier cycle. Pendant des années, j’aurai donc indéfiniment repris ce premier cycle et je ne me serai élevé que d’un seul degré, mais ce progrès infime, et hélas tout éphémère, me permet pourtant de dire que l’architecture de l’histoire se constitue selon une spirale, ou plutôt selon une hélice sans fin.
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Suis-je à l’écoute ? Je le crois, mais je n’en ai pas encore le sentiment, et il en sera ainsi tant que mon cœur n’aura pas été apaisé : pour trouver la transparence, pour accorder ma sensibilité, il me faut exécuter les manœuvres nécessaires pour être réglé sur et par ce que l’on peut métaphoriquement appeler un diapason. Pourquoi ce trouble ? Je n’ai plus, hélas, la candeur d’un tout débutant, je sais donc que l’écriture n’aurait aucun sens si elle n’était un chemin vers une rencontre et c’est pourquoi, avant d’écrire, je songeais déjà au terme du chemin, mais penser ainsi à ce que j’appelais l’événement est une épreuve et surtout un piège : non seulement la rencontre serait impossible si je la cherchais expressément, mais poursuivre mon chemin me sera interdit si j’imagine qu’écrire aura le sérieux d’une marche à la mort. Je n’ai pas à me soucier du but, ou plutôt, pour répondre à la discrétion qu’il demande, je dois donner toute mon attention à ma tâche effective : cheminer, tâche certes souvent à l’extrême limite ou même, au départ, au-delà de mes possibilités. Je suis loin d’être parvenu au cœur de l’apaisement, mais de nouveau j’ai le sentiment d’être à l’écoute, et mon travail a quelque peu retrouvé son climat nécessaire : le sérieux et la légèreté du jeu d’un enfant sage. — Je n’ai pas ouvert ce texte comme je comptais le faire, mais
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je suis bien obligé de partir de la situation particulière, hélas contingente, où je me trouve lorsque je commence à écrire : si j’avais procédé autrement, si, en dépit de mon angoisse, j’avais aussitôt cherché à parler de l’écoute, j’aurais risqué de perdre cette écoute même, d’abord presque imperceptible, apparemment vide, mais déjà mon guide, puisqu’elle m’a conduit à pouvoir dire avec plus de vérité qu’à la première ligne de ce texte : je suis à l’écoute. L’écriture est un chemin seulement si je suis à l’écoute, mais cet accord initial ne se maintient ou plutôt ne permet de progresser que si je parviens à parler avec fidélité de la justesse elle-même. A chaque instant je risque de me désaccorder tant l’accord est précaire, et il en est ainsi, il est grand temps de le dire, parce que cet accord n’en est pas un. Écrire est une épreuve fatale pour la plupart des mots dont spontanément on se satisfait : tel est le cas pour le mot accord qui me ferait perdre ce qu’il prétend désigner si je continuais de l’employer. Le calme d’un cœur accueillant correspond certes à la pureté de l’écoute, et pourtant le mot accord, au sens strict de ce terme, doit être réservé au seul unisson. Pourquoi le mot accord m’a-t-il séduit ? Par quel autre le remplacer ? Je ne le sais pas. Il me faut mettre à l’essai d’autres manières de dire ; je devrai persévérer dans mon tâtonnement aussi longtemps que je le pourrai, livrer une patiente guerre d’usure à l’erreur, à toute approximation, mais, lorsque je serai provisoirement parvenu à une limite, je devrai m’interrompre, me contenter d’un texte qui une fois de plus sera seulement une pierre d’attente ; je dois surtout savoir et dire que la justesse n’est pas tant conquise que reçue, que sans doute elle viendra toute seule lorsque j’aurai écarté tout langage faux ou même seulement douteux. Ausculter avec beaucoup de circonspection ce que l’on écrit et en conséquence rejeter tel mot ou retenir, du moins provisoirement, tel autre, n’est-ce pas se référer implicitement à un la fondamental ? Écrire n’est-ce pas opérer comme le marin qui consulte sa boussole, le pilote son radiogoniomètre, lorsqu’il veut s’assurer qu’il est sur le chemin ? J’ai failli écrire : sur le bon chemin, mais j’ai écarté cette redondance : lorsque je suis en dehors du chemin, je ne suis pas sur un autre chemin, car il en est un seul, orienté comme il convient par ce qui lui donne sa rectitude. Est-ce qu’ainsi je décris correctement l’acte même de l’écriture dans sa justesse ? J’en doute. Je ne saurais dire pourquoi, mais je me sens à l’écart de ce qu’il 193
conviendrait de dire. Reprenons une fois encore notre description, notre tâche difficile, puisque l’écriture : l’accordoir, est aussi l’instrument à accorder. Une fois que l’instrumentiste a accordé son violon, il n’a pas encore joué une seule note, et de même, lorsque je suis enfin à l’écoute, j’ai seulement la possibilité d’écrire : accorder un violon, de même que parvenir au niveau de l’écoute, est donc un acte préliminaire, mais ensuite le violoniste se soucie seulement de la tonalité de l’ouvrage à interpréter, tandis que pour moi la partition comporte une seule note : le la du diapason. Comment, par l’écriture, édifier, devenir cet instrument sans lequel ne serait jamais jouée la note unique, toujours non entendue ? Une fois encore en corrigeant mon langage, car ma manière approximative de parler est responsable de ma surdité. Ecrire est à chaque reprise un travail comparable à la lente construction d’un résonateur où l’on procéderait par rectifications successives, et ainsi mon métier est celui de luthier ou plutôt d’accordeur : peu à peu un espace musical ordonnera mon cœur, et ainsi, par l’écriture, m’approcherai-je du moment où le résonateur, à l’instant même où il sera parvenu à la justesse, sera nécessairement en résonance avec le diapason. Je ne dois pas seulement corriger mon vocabulaire, mais le dénoncer : le diapason est une métaphore dont la fausseté me gêne de plus en plus pour être à l’écoute de ce que j’appelais un diapason. Pour qualifier mon sentiment lorsque je suis ouvert à « ... », je dirais, s’il existait un juste langage de la spontanéité, non pas seulement « je suis à l’écoute », mais « j’entends », et pourtant je ne peux pas le dire : si déjà j’entendais le prétendu diapason, je ne serais pas restreint à la seule écoute ! L’écoute est pure, personne ne me parle, ne me commande, ne vient à mon aide, et pourtant, si mon attention est fine, ce qui me porte à l’écoute est non seulement le « Nord » qui oriente mon chemin, mais ce qui me fera cheminer en accordant mon vocabulaire et d’abord ma manière de dire selon cette justesse que je désire tant. Si ma sensibilité reste tournée vers son origine, elle est non seulement peu à peu améliorée et affinée mais
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Est-ce que... ? Comment serais-je affirmatif! L’éclair est lent à côté de cette célérité. J’ai seulement entrevu. Quoi ? Je l’ignore. S’est-il même passé quelque chose ? J’ai seulement la certitude d’un peut-être, et pourtant je voudrais le dire à celle que j’aime. — Le signe le plus sobre ne sera-t-il pas toujours d’une risible grandiloquence pour faire part de ce presque rien qui est peut-être arrivé ? Maintenant je le sens bien et je peux l’affirmer : je ne suis plus avant, je suis après. Je ne peux rien dire de plus. Que m’est-il arrivé, ou plutôt comment cela est-il arrivé ? J’avais supposé que la rencontre se situerait vers la fin de mon développement, mais il n’en a rien été : j’ai été surpris une fois encore parce que la venue a eu lieu beaucoup plus tôt que je ne le prévoyais. Mon discours restera inachevé, mais il y a beaucoup plus grave : je me sens incapable de retrouver son moment le plus important, son dernier mot : la pensée qui a permis un soudain unisson. Je me souviens très bien qu’il y a eu une consonance, mais j’ai perdu toute mémoire de la pensée qui l’a permise ou plutôt révélée : comment pourrais-je être affirmatif à propos de ce qui n’est maintenant plus rien d’autre qu’une lacune de ma mémoire ! Ce blanc dans mon discours n’en est pourtant pas tout à fait un puisque ma pensée n’aurait pu être gommée si elle n’avait d’abord été formulée. — Dois-je la chercher ? Si je ne la retrouve pas, il y aura pour le lecteur, et d’abord pour moi-même, une sorte de trou particulièrement mal placé, puisque portant sur ce qui précéda l’instant décisif : moi qui cherche, je peux bien le dire, à m’exprimer toujours aussi limpidement que je le peux, comment admettre ce manque de clarté ? Tout ce que je dis est sans effet sur ma conviction qui grandit : je suis certes surpris tant la règle à suivre est inattendue, mais j’en ai la certitude : si je trouvais la pensée qui a permis l’unisson, j’irais indiscrètement à l’encontre de ce qui est passé en effaçant la trace même de son passage. Cette pensée... Pourvu que je ne la trouve pas, que je ne la cherche pas ! Malgré moi je continue de la convoiter, mais je découvre une nouvelle forme de silence, ou plutôt je découvre qu’honorer le silence c’est aussi garder un secret que l’on ne connaît point, et, tout simplement, dure exigence pour un écrivain, savoir se taire. Peu après ce qui n’a pas eu le temps d’être une rencontre, j’avais commencé à connaître une joie très fine : elle s’est accrue pendant que j’ai gardé le silence, mais je sais que je dois la goûter
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distraitement sinon elle ne serait plus le chant même d’un calme si profond que je me demande si..., mais mieux vaut écarter cette pensée. — Quelle pensée ? Je ne dois pas me retourner. — Je ne me suis pas retourné. Une pensée consonante est nécessaire à l’unisson : tout s’est passé — ne l’ai-je pas toujours su ? — comme si soudain j’avais offert un espace libre, seul lieu par où pouvait enfin passer... mais quoi donc ou qui donc ? J’aurais envie de dire : une faim sauvage, mais mieux vaut dire : ce que j’ai entrevu ne fut rien d’autre que la clarté du vent, la course pure de l’espace et c’est pourquoi elle a fait disparaître toute trace de ce qui lui servit de chemin, cette pensée que par bonheur je n’ai pas retrouvée. J’ai veillé sur un secret qui n’est pas seulement le mien, mais ainsi je comprends pour la première fois pourquoi on ne peut longtemps ni affirmer, ni infirmer qu’un événement ait eu lieu : le passage s’effectue de telle sorte que lui-même nous en fait perdre la mémoire. De cette étrange défaillance non seulement on ne peut pas ne pas se souvenir, mais, une fois que la célérité est partie au loin, si notre cœur aimant continue de garder en sa mémoire le pur souvenir qui s’agrandit de ce qui ne fut pas un événement, on a bientôt le sentiment d’un silence amical si profond que l’on en vient à se demander si ce qui est passé n’est pas encore..., mais je n’achèverai pas cette pensée, car je n’ai qu’un pressentiment. De nouveau je suis à l’écoute, et ainsi, sans que je sache à quel instant, l’orientation du temps s’est retournée. Je ne suis plus après, mais je suis avant, et pourtant je suis loin d’avoir tiré toute la leçon d’un passage dont la célérité est incomparable parce qu’il s’est peutêtre déjà secrètement accompli avant même d’avoir eu lieu. Une contrée gardée par l’oubli est à présent rendue à ma mémoire : je me souviens de ce qui précéda la transparence de l’éclair, mais comment nommer un tel instant ? Puis-je parler d’une rencontre ? Je peux dire : j’ai été effleuré, ou même : ma plus profonde intimité a été visitée et touchée par une légèreté et une douceur telles que l’attouchement lui-même en fut comme annulé, et c’est pourquoi, en raison même de cette délicatesse parfaite, et par conséquent de cette discrétion, je ne peux, contrairement à la logique commune, convertir la proposition : mon cœur a été touché, du passif à l’actif et affirmer : quelqu’un m’a rencontré parce que j’étais sur son chemin, parce que j’étais son seul chemin. Une fois que j’ai été touché, il y a une période, plus ou moins longue, pendant laquelle 196
le temps est suspendu : on n’est plus avant, mais on n’est pas encore après, puis naissent et grandissent des sentiments, des pensées, écho, ou plutôt langage, vie même du passage furtif, et pourtant tout cet arc-en-ciel sonore est formé par les harmoniques d’un la fondamental sans aucun timbre, voix blanche dont on ne peut jamais dire qu’on l’ait entendue. Pour entrer en résonance, il faut trouver la rime et en même temps être cette rime : si en conséquence j’ai l’audace de penser qu’en cet instant de concordance, d’égalité, je suis moi-même : celui que je dois être, dans la mesure où je ne suis plus tel individu mais le langage même de « ... », il me faut aussitôt ajouter que, contrairement à ce que j’ai longtemps cru, cet unisson n’est pas l’événement lui-même, mais le tout dernier et nécessaire signe précurseur de l’instant où notre cœur touché fait défaut et s’ouvre sur son intimité : espace transparent, transparence de l’espace, blancheur toujours au-delà comme en deçà de la parole et du silence. Comment parler ? Comment parler de ce lieu, but et point de départ de tout langage, toujours au-dessus et en retrait de toute définition ? — Loin de parler, faut-il se taire ? Un tel silence, mauvais simulacre, ne serait qu’une manière illusoire d’esquiver le problème qui m’est posé. Faut-il parler ? Comment garderaisje pour moi ce qui ne m’appartient pas, et ainsi il n’est pas question de se taire, mais comment pourrait-on clamer sur la place publique, annoncer à la face du monde une bonne nouvelle qu’en vérité on ne peut même pas dire ouvertement à une seule personne, même si on l’aime ! Est-il possible de trouver un signe en même temps si net et si discret qu’autrui : mon lecteur, pourrait deviner ce que je n’aurais pu lui dire expressément ? Puis-je témoigner, mais sans les trahir, de ces moments fastes qui de loin en loin jalonnent ma vie, mais que je marque sur un calendrier, non d’abord d’un trait plein, mais d’un pointillé ? Un langage qui parle sans dire ni taire est-il possible ? Peut-on correspondre à la parole blanche ? Il me semble soudain qu’à peu près tout ce que j’ai écrit est un oubli de cette exigence essentielle.
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Comment définir l’exigence à laquelle il me faut tenter de répondre ? Je n’ai ni à parvenir à l’éclat d’un jour sans aucune ombre qui abolirait le futur comme le passé, ni à répondre à une réserve retranchée dans son propre exil, mais j’ai à écrire de telle sorte que l’ouvrage se tienne accordé à l’étroite zone entrouverte qui n’est plus tout à fait secrète, mais qui avoisine le silence au point d’être toujours en deçà de la plénitude d’une parole pleine de sens. Sans que je puisse pleinement comprendre ce que je dis, le mieux est donc de faire comme si la discrétion était la règle des règles, exigence multiforme et pourtant unique à laquelle il me faut répondre, exigence étrange et difficile dans la mesure même où seul le langage serait capable de l’assumer. Il ne s’agit ni d’accuser le langage d’un imaginaire pouvoir de révélation, ni de le croire capable de devenir par lui-même tout à fait silencieux, mais en revanche, au lieu de m’occuper seulement du réglage de la sensibilité, j’aurais dû avoir le constant souci de régler ma pensée, mon discours, ma vie entière selon cette loi de discrétion : j’aurais ainsi été davantage fidèle à ce non-silence qui n’attire pas l’attention, ne se fait guère remarquer, et qui pourtant n’est point destiné à rester entièrement solitaire. Dans quelle mesure ai-je répondu à l’exigence de discrétion ? Comment écrire sans dire 201
ni taire ? Il m’est arrivé de penser et, hélas, d’écrire qu’un certain langage, dans la mesure même où il réalisait l’unisson, permettait une épiphanie ou même offrait une révélation, mais on ne saurait attribuer une qualité à ce que l’on ne peut penser comme sujet, à ce que l’on travestit en objet de pensée dès qu’on se le représente, et il est beaucoup plus prudent d’affirmer seulement que le langage le plus sobre correspond curieusement à une exigence issue de ce que pourtant l’on ne saurait nommer, que seul ce langage permet, preuve de sa justesse, d’en venir à la consonance. La justesse est toujours la même, mais elle peut prendre des formes variées, peutêtre inépuisables, et c’est ainsi que la sobriété, la pauvreté, la modestie, l’humilité, la finesse, la délicatesse, la retenue, la réticence, différents aspects d’une seule et même discrétion, ont pu tour à tour me faire accéder à l’unisson. Je sais donc d’expérience ce qui fait la justesse, et pourtant je pose de nouveau la question : comment faut-il écrire pour répondre à l’exigence de discrétion ? J’ai affirmé à la première page de ce livre que j’aimerais écrire un ouvrage modeste comme une fleur des bois, mais n’ai-je pas oublié mon projet dès que je l’ai eu formulé en me proposant d’écrire une œuvre qui fonctionne comme un résonateur, c’est-à-dire comme un amplificateur ? Mon projet mérite pourtant d’être défendu : il ne m’appartient pas de parvenir par moi-même à ne plus dire « je », mais en revanche cet effacement m’est imparti à l’instant impersonnel où l’écriture, enfin parvenue à son sommet, est mise à l’écart et réduite aux signes non écrits d’une page à la blancheur allusive. Bâtir un résonateur n’est-ce pas aller à l’opposé du Grand Œuvre alchimique dont autrefois je rêvais ? Il fut en effet un temps où j’aurais voulu construire une demeure philosophale, lieu d’élection, constant séjour pour un étranger, hôte, âme et sang d’un livre ainsi transmuté en Œuvre. Bâtir un résonateur, ce n’est pas, quelque regret que parfois l’on en ait, édifier le château du silence, c’est tout au plus rendre un passage possible, passage qui ne sera jamais dit, mais tout au plus indiqué par la blancheur ambiguë de la page grâce à laquelle l’ouvrage s’accomplit au seul moment où il rejoint le presque rien de sa propre vérité. Réaliser un ouvrage discret ce serait peut-être bâtir un résonateur si sa sonorité, c’est-à-dire le temps pendant lequel dure la vibration initiale, ne s’étendait en s’amplifiant très au-delà de cet instant nul
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; et hypothétique où le cœur est peut-être secrètement touché par une voix sans aucun timbre et donc tout à fait blanche. La vibration initiale non seulement ne s’éteint pas sitôt que née, mais au contraire elle s’agrandit : même si l’on a eu la chance de goûter, après les toutes premières phases de l’histoire, la bonté, le repos d’un silence profond, bientôt le désir d’écrire se réveille et entraîne vers une tâche facilement excessive ; le pauvre sourire, mais déjà reconnaissant, s’accentue et tend vers l’exultation de la Fête ; le faible interstice initial s’élargit et l’on croit que seul l’infini de l’espace serait à la mesure de notre cœur affamé ; on est prêt à percevoir dans la parole blanche le timbre éclatant du Nom qui surpasse tout nom, et pourtant, si l’œuvre avait pour origine et pour but ce que l’on entend d’ordinaire par le mot Essentiel, sa modestie, loin d’être juste, serait seulement le masque trompeur sous lequel se dissimulerait le Roi des rois. Si quelqu’un, pour cacher son identité royale, pour se manifester tout en gardant l’incognito, prenait une apparence modeste, rien qu’une livrée dont bientôt il se dévêtirait, il commettrait la plus répréhensible des injustices contre la modestie authentique qui, elle, n’est pas une apparence trompeuse : un ouvrage modeste a du sens en tant qu’il cherche à s’accorder à la voix blanche, si basse, si humble que, par comparaison, l’ouvrage le plus modeste sera, hélas, toujours hyperbolique. La parole blanche, n’est-ce pas elle pourtant que l’on pourrait appeler la Très-haute, la sublime, puisqu’elle passe par dessus le sommet ? En effet, mais à la condition d’ajouter qu’alors elle est encore davantage modeste puisque parfaitement silencieuse. Ce silence, devenant tout à fait silencieux, vaut, un peu plus tard, comme s’il avait été la parole même : n’est-ce pas le secret de sa propre grandeur ? Il en est peut-être ainsi. Quand bien même, en dépit de tout, il s’agirait d’une Personne, on ne pourrait la confondre avec Dieu tel qu’ordinairement on se l’imagine, avec le Tout-Puissant, et en effet elle serait plus humble qu’un enfant, plus pauvre que la faim, plus nue que la transparence, plus discrète que le silence, infiniment plus modeste et délicate qu’une fleur des bois. Si l’on en vient néanmoins à croire que la très fine pointe de l’événement est l’extrême sommet d’une modestie infinie ; si l’on en vient à supposer que la trace d’un passage non comparable, trace non seulement discrète mais secrète puisque effacée par son passage même, permettrait à une personne divine de se manifester sans se
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faire reconnaître comme telle, on doit aussitôt rectifier ce jugement et flétrir cette fausse grandeur : peut-être pour sauvegarder la transcendance, à coup sûr pour s’en tenir à ce qu’il est licite de dire, on ne peut rien affirmer et l’on ne doit même pas garder l’arrière-pensée que Dieu, en raison de son inconnu inaliénable, se satisferait d’un cœur pieux et tout à fait athée : l’hyperbole s’effondre d’elle-même et ramène ainsi, par un détour inattendu, à la pure discrétion initiale. Qu’il est donc difficile d’éviter entièrement l’apparition d’une fausse note qui voudrait se faire passer pour le ton fondamental lui-même, et qui pourtant n’est même pas une lointaine harmonique puisqu’elle n’a point appartenu à ce qui ne fut pas un événement ! Pourquoi donc, en ce moment d’oubli, suis-je porté à révérer la majesté inconnue d’un instant pourtant nul ? Comment naît donc cette idée d’un passage qui s’effectuerait par-dessus le sommet et qui serait donc, au sens propre du terme, une hyperbole ? Je suis très loin de pouvoir répondre à cette question, mais je me demande s’il faut imputer au seul résonateur cette grandiloquence dont il est si malaisé de se garder. L’expérience ellemême ne contiendrait-elle pas, du moins en germe, la possibilité d’une démesure ? J’ai parlé d’un sommet, et le mot est exact s’il désigne le point le plus haut : celui de la consonance, auquel je puisse atteindre, et pourtant alors il n’y a presque rien, tout au plus un silence qui en dit long, mais il se pourrait que la blanche parole du silence ait ainsi déjà dépassé la mesure, celle de la voix tout à fait aphone, surabondance il est vrai latente lors de l’écoute : par son non-silence la voix blanche se tient en effet au-dessous de la parole mais du côté de la parole et par surcroît, en même temps que je suis silencieusement à l’écoute, n’ai-je pas déjà la possibilité d’écrire ! S’approcher, seulement s’approcher, différer indéfiniment l’événement — mot malencontreux mais presque inévitable — c’est aller à contresens de l’histoire, mais se laisser aller à trop dire c’est mensongèrement faire passer pour de l’outrance la générosité inconnue, tout à fait gratuite, de la fine hyperbole originaire. Il se peut que la modestie ne puisse être à chaque instant le cordeau du cœur ; il se peut que l’ouvrage oscille toujours entre deux pôles : le presque rien, le presque tout, mais, bien loin d’outrer encore et ainsi de dénaturer une tendance peut-être inévitable à l’hyperbole, ma tâche propre c’est d’aller toujours du côté du presque rien, de
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réduire la marge entre presque rien et rien. Si l’on veut distinguer la modestie de la médiocrité, il faut bâtir un résonateur, c’est-à-dire écrire quelque ouvrage, mais il faut plus encore tenir la modestie à l’écart d’une gloire toujours sans justesse ; il faut veiller sur la modestie, la ramener sans cesse à elle-même, sa seule et authentique grandeur. Se fermer à l’écoute, au oui, à l’éclosion, c’est aller à contresens de ce qu’il convient de faire, mais, plutôt que de distendre la parole blanche jusqu’à lui faire prononcer par notre entremise le Nom suprême, mieux vaut, je le crois, revenir vers l’humble tout début, vers les trop brèves secondes qui se passent entre chien et loup. Si je parvenais à en faire une correcte analyse spectrale, ne mettrais-je pas la suite de l’histoire à l’abri des amplifications, des déformations qu’il est toujours si difficile de rectifier ? Comment ne pas l’espérer ! Comment parvenir à parler de ce qui suit l’unisson tant que je ne connaîtrai pas mieux ce qui le précède et d’abord ce qui le permet : être à l’écoute ? De l’événement qui n’en est pas un et qui pourtant n’est pas rien, je peux affirmer après coup qu’il s’est passé comme si alors j’avais entendu, mais je ne saurais dire au contraire que j’entends lors de l’écoute, et pourtant ce qui me porte à l’écoute n’est pas un vrai silence puisque au moins une fois j’ai cru avoir perçu son bruissement comme la voix même du silence. Alors que la parole reste future, la pureté de la communication est déjà manifeste, et c’est pourquoi on peut la percevoir comme un murmure et croire que l’on a entendu la voix du silence, mais, en fait, à l’instant même où l’on en prend conscience, on est déjà loin et d’écouter et d’entendre, et ainsi jamais on ne perçoit la voix du silence comme silence. Est-ce par impuissance ou, au contraire, en raison de sa puissance, je l’ignore, mais le langage, tel qu’en ce moment je l’utilise, m’écarte de ce que je cherche. Le sentiment d’avoir été floué attise ma curiosité, mais n’est-il pas impossible et insensé de vouloir entendre la voix du silence comme silence ? Entendre le silence est une expression absurde, mais, à raison ou à tort, je demeure persuadé que le silence de l’écoute n’en est pas tout à fait un dans la mesure même où il est porté par une voix inouïe : je voudrais entendre la voix de ce qui ne parle — mais estce parler ? — que par le silence de l’écoute ; je voudrais, tout en demeurant à l’écoute, entendre son silence comme une parole ; je voudrais
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Voilà bien des lignes que j’aurais dû m’arrêter d’écrire : avec un acharnement bouffon, je prétendais entendre tout en demeurant à l’écoute, formule vide et mensongère puisque j’avais perdu même le contact ! Ne serait-ce que par contraste, j’ai du moins une certitude : le silence propre à l’écoute n’est jamais comparable à celui de mon vide actuel où la parole comme l’écoute sont toutes deux impossibles. J’aurais beau hurler, je ne provoquerais aucun écho, et pourtant, dans la mesure même où je ne suis pas à l’écoute, je n’aurais pas le droit d’en conclure : il n’y a personne. J’ai perverti le délicat silence de l’écoute en un mauvais mutisme avant que par ma faute il ne déchoie en un silence de mort auquel ne correspond même pas l’immobilité, mais une pensée bavarde, agitée d’idées folles, lot funeste de l’homme qui a perdu le seul silence digne de ce nom : celui qui donne au cœur le silence et la paix. J’essaie tant bien que mal de me défendre de ma propre irritation, de contenir ma propension à la méchanceté qui se cherche une victime, mais dans mon malheur actuel j’ai du moins une amère satisfaction : celle de m’être engagé si avant dans un cul-de-sac, ou plutôt de m’être enfoncé si profondément dans une fondrière, que j’espère ne plus jamais commettre une erreur qu’à présent je crois voir clairement. Jusqu’à ce jour je ne m’étais, curieusement, jamais pleinement rendu compte qu’être à l’écoute, se pervertissant en être aux écoutes, conduisait à la plus grossière indiscrétion : celle de l’espion, et il y a beaucoup plus grave : conduit par l’avidité insensée d’entendre le silence dans son silence même, alors que le désir exprès d’entendre la parole est déjà démesuré, j’ai oublié qu’être à l’écoute est certes différent de n’entendre rien mais aussi et en même temps différent d’entendre : en voulant rendre contemporains entendre et écouter, en voulant faire coïncider en un seul maintenant la parole et le silence, j’ai tout perdu. J’ai voulu établir avec la voix blanche une relation plus directe que celle donnée par l’écoute, mais, même la parole blanche, nul vivant ne l’entendra jamais, car elle parle sans se faire entendre, elle ne parle qu’à la condition de ne pas se faire entendre, et ainsi le silence propre à l’écoute est sans doute la voix retenue de ce qui ne se fait 206
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pas encore entendre comme parole. Je ne pourrai jamais en dire plus ; je ne pourrai jamais rien dire : non pas parce qu’il s’agirait de l’ineffable auquel le langage serait radicalement inférieur, mais parce qu’une pensée d’homme, pensée à l’écart de la folie, ne réussira jamais à intégrer le neutre à sa logique irréductiblement binaire. Comment en effet pourrait-on jamais comprendre le sens de cette proposition : il y a deux termes : la parole et le silence, mais ils sont entre eux dans une liaison si intime qu’ils sont un tout en restant deux ! Comment penser une différence qui ne serait pas encore une séparation ? Me faut-il tenter de parler de ce qui suit l’unisson ? J’hésite, car, pour avoir voulu reprendre la description de l’écoute, j’ai d’abord été conduit à un abîme. Je suis partagé entre deux hantises égales : celle de revenir indiscrètement et stérilement sur du maintes fois décrit, et celle de laisser des erreurs grossières dans un domaine où la moindre inexactitude a les plus fâcheuses conséquences. Quand donc serai-je capable de discerner par avance le domaine où il convient de se taire de celui où il est nécessaire de parler à nouveau ! En ce qui concerne ce que j’ai appelé l’événement, je crois que, poussé par l’événement même loin de son origine, je n’ai encore jamais pu faire une analyse assez fine de son tout début et qu’en conséquence j’ai englobé sous le seul nom d’événement différentes phases qui ne se confondent point. Comme ma tâche est singulière et injustifiable : je passe ma vie à décrire une expérience que je connais de loin en loin et dont la partie initiale, la plus importante, dure deux ou trois secondes, peut-être moins encore ! Pour aller de l’écoute à ce qui, une fois passé, pourra être considéré comme audition, il faut d’abord en venir à la consonance, cet instant où il y a harmonie entre sentiment et langage, où je dis ce que je suis, où je suis ce que je dis, accord latéral mais du même coup vertical puisque alors je soupçonne que je ne peux plus dire « je ». Il ne s’agit pas tant d’exprimer un sentiment fondamental, déjà éprouvé comme juste, que d’aller, à la faveur de l’écriture, jusqu’à un point de justesse et d’équilibre, et pourtant, si nécessaire que soit cet unisson, il est seulement le prélude à une tout autre histoire, qui se déroule très rapidement, qui laisse du moins le temps, juste le temps, de dire oui ou non à un passage qui s’effectue de manière inéluctable, mais, selon mon accueil ou mon 207
refus, en ma faveur ou pour ma ruine. Sans aucun délai, la consonance est suivie d’une entrouverture : je suis alors interloqué au double sens de ce terme : la continuité de mon discours a été rompue, et je suis décontenancé, ou, pour mieux dire, intrigué. Je suis sur le qui-vive, mais dois-je dire que j’interroge, ou que je suis comme interpellé ? Ici, il est sans doute impossible de dérouler, selon une chronologie linéaire, des phases simultanées, mais, si je fais une analyse stratigraphique, je peux affirmer que le léger saisissement, conséquence de l’entrouverture, se traduit par une question que je pose ou qui m’est posée, question à laquelle je réponds par une interrogation plus précise : « S’agirait-il de l’événement ? », événement dont alors le sens se joue puisque sans délai je dois me décider à dire oui ou non. Lorsque j’ai dit oui, si je dis oui, j’en viens, après une pause plus ou moins longue, à un léger sourire, preuve que le temps a tourné : il ne s’agit point d’une Fête, mais bien plutôt d’un jour de semaine un instant égayé de la pâleur d’un sourire, et pourtant je crois pouvoir dire que dès cet instant on a l’assurance qu’il n’y a besoin de rien d’autre, que la modestie de ce sourire dénonce par avance comme superflue, et d’abord erronée, toute richesse ultérieure. Je suis alors, et du reste à jamais, incapable de donner une exacte représentation de ce qui m’est arrivé, et tout au contraire je pourrais presque dire que rien n’est arrivé dans la mesure du moins où l’analyse la plus fine ne saurait assigner une durée, même infinitésimale, à ce qui n’est jamais un présent, à ce qui n’est donc point un événement. Tout se passe pourtant comme si le sourire répondait à une allusion transparente, à moins que l’allusion même, ou bien son écho immédiat, ne soit la clarté de ce sourire. Si le cœur inconnu, et lui seul, a saisi l’allusion, on en vient à pouvoir dire si ce n’est « tout s’est passé comme si j’entendais », du moins « tout se passe comme si j’avais entendu », tandis qu’au contraire on s’éloigne insidieusement même de l’écoute si l’on pose la question : « Allusion à quoi ? » Faire comme s’il y avait encore une réponse à trouver dégrade en effet l’allusion au rang d’une banale devinette et dissimule la simplicité originelle, qui n’a point besoin d’une traduction, sous une obscurité factice et a posteriori. Peut-on néanmoins dire un peu plus ? Peut-on détecter, du moins après coup, l’instant précis où naîtrait l’allusion ? Il convient d’être ici d’une extrême prudence, mais une lecture très attentive suggère 208
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une hypothèse : l’unisson est aussitôt suivi d’une fissure, et l’on éprouve alors le sentiment d’une vacuité, d’un appel, d’un inconnu que l’on remarque à peine et pourtant assez pour que l’on puisse se demander si l’intrigue à laquelle on a curieusement part ne serait pas l’accomplissement impersonnel de ce langage juste qu’en vain je cherchais, langage si discret qu’on peut l’appeler énigme au sens premier de ce terme : il ne parlerait point, ne se tairait point, mais laisserait entendre. « Quoi donc ? », froide question qui redouble à sa manière la toute première interrogation : « Que se passe-t-il ? que va-t-il arriver ? », mais laisser entendre, de même que les verbes attendre, veiller, désirer, prier, aimer, avoir confiance, ne sont justes qu’à l’expresse condition de ne jamais suivre la grammaire commune, de ne pas être accompagnés d’un complément d’objet direct ou indirect, mais au contraire d’être toujours employés au neutre. Il se peut que le verbe laisser entendre puisse être pris au sens propre, et aussi, mystérieusement, au sens figuré, et pourtant je dirais trop si j’affirmais : l’inconnu m’a fait signe, car, même s’il y a une énigme, elle est et doit demeurer sous-entendue. Il n’y a donc pas encore de signification à déchiffrer, mais, idée qui ne m’était jamais venue, tout se passe comme si la tâche m’avait été confiée d’aider je ne sais quoi ou qui à devenir tout à fait à découvert et en même temps tout à fait .inapparent, exigence fondamentale qu’il ne m’appartiendrait pas de réaliser directement, mais qui s’accomplirait lorsque la blancheur se décolore au point d’être toute transparence, cette ouverture de l’ouvert, seul lieu juste d’un secret alors tout à fait nu, car l’égal d’une clarté autre que celle du jour le plus clair. Ne puis-je dire encore un peu plus ? Je dois plutôt dire encore moins et en effet je dois lucidement m’en avertir : il est un moment, celui du sourire, à propos duquel il est particulièrement difficile de ne pas trop dire. J’ai alors le sentiment, et cela doit être dit, non pas d’un salut, mais de plus et de moins qu’un espoir : ce qui ne m’est même pas arrivé, en dépit ou en raison de son énigme, me suffit, est à l’exacte mesure d’un cœur humain pourvu qu’il sache se contenter de peu, ou plutôt pourvu qu’il découvre que seul ce presque rien est capable de le contenter. Le sourire est infaillible, mais ce réconfort il ne faut point faussement l’auréoler de toute-puissance ; être reconnaissant est juste, mais la tendresse respectueuse qu’alors on éprouve doit être encore plus délicate que
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celle que l’on porte à un très jeune enfant ; le sourire, loin de tendre vers la Fête, doit être seulement l’approche d’un sourire encore plus pauvre, papillon léger qui rôde autour d’un visage sur lequel il ne se pose point, sourire non pas inéclos, mais qui s’ouvre à l’allusion originaire : ne disant rien, elle ne promet rien, et pourtant, si on lui fait confiance, elle est une veilleuse qu’aucune tempête ne peut entièrement submerger, écho, qui ne meurt pas, d’une parole secourable qui pourtant n’a jamais retenti. On ne peut souhaiter plus profonde amitié puisque tout se passe comme si l’on avait parlé dans le secret de notre cœur, mais cette intimité est tout à fait pure : si le confident ne s’était entièrement retiré de sa confidence, j’aurais le sentiment — et je ne l’ai jamais eu — que l’on exerce sur moi une insupportable violence. Je serais tout à fait indigne de cette confidence pure : la non-violence même, si j’essayais de retenir, fut-ce un seul instant, dans le piège du centre, cette nomade dont du moins je sais depuis longtemps qu’il ne faut point provoquer la venue, car son passage, dont c’est trop dire qu’il est évanescent, est toujours imprévu. En venir au sommet est rare parce que la croissance est lente et un long hiver indispensable au renouvellement nécessaire ; accéder au sommet doit être rare afin que la souveraineté éphémère, inconnue, garde toute sa discrétion, et il faudrait être prêt à accepter de vivre dans une pauvreté telle que
A cette pensée, une simple pensée pourtant, mais sincère, j’ai été contredit : pourquoi me défendrais-je d’en être heureux ! Il me faut continuer d’écrire comme si de rien n’était, presque comme si de rien n’était ; il me faut avoir, non pas l’hypocrisie, mais l’amitié de faire comme si je ne m’étais aperçu de rien ; il me faut continuer de chercher comme si je n’avais pas trouvé, et il est vrai de dire que je n’ai pas trouvé : au moment même où j’étais accordé à l’humilité, car non seulement je l’acceptais, mais je l’aimais, la pauvreté suprême... Veillons sur elle, sur son authentique grandeur, c’est-à-dire sur sa pureté ; accordons-lui l’oubli dont elle a besoin, et que son chant prêt à naître soit reconduit vers le silence dont il vient. Ce que j’écris ne refrène pas, mais au contraire perpétue
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je ne sais quelle inattendue envie de rire. Ce n’est heureusement qu’une manière de parler, mais, pour le moment, mieux vaut retourner à la vie quotidienne afin que la légèreté ne s’enfièvre pas, mais s’apaise en retrouvant la sobriété du silence.
Sur ce moment qui n’en est pas un, où l’extrême nudité est même que l’extrême pudeur, je n’ai aucun droit de regard, je ne dois pas m’en soucier, mais tout se passe cependant comme si m’était confiée une tâche considérable dont, il est vrai, le sens m’échappe presque entièrement, mais à propos de laquelle j’ai une appréhension que je peux seulement exposer sans la commenter : lorsque ce qui se tenait en retrait s’expose tout entier à découvert, il y aurait la possibilité d’un grave danger non seulement pour moi, mais pour ce qui alors se joue, danger dont, par définition, j’ignore la raison et la nature, et dont pourtant je pressens qu’il est lié au mot « essentiel ». Je serais responsable du naufrage puisqu’il serait la conséquence de la plus inopportune des manœuvres : il est en effet des circonstances où les erreurs, même la perte de contact, sont rattrapables, mais il en est d’autres : lors du tout début de l’histoire qui succède à l’unisson, où une certaine erreur que je connaîtrais seulement après l’avoir commise, serait littéralement funeste : comment donc éviter le danger mortel lié au mot essentiel ? J’ai construit tout mon ouvrage en fonction du seul centre : j’ai certes l’excuse de ne point l’avoir couvert, mais en conséquence il est ou a fini par devenir d’autant plus remarquable, et ainsi, par cette intense focalisation, j’ai édifié un miroir, c’està-dire un piège. Le centre doit demeurer vacant de toute idole, car la place royale est sans doute l’erreur dont il faut garder la modestie : il faudrait vivre et écrire — mais comment faire ? — de telle sorte que le centre soit dans la marge ; il conviendra de dénoncer plus que jamais l’événement en tant qu’Événement ; il faudrait arriver à écrire, mais je ne sais encore comment, de telle sorte que le clivage temporel soit, conformément à ce qui se passe, d’abord très peu remarquable, sinon je tomberai toujours dans le pire défaut : témoigner indiscrètement de la discrétion. Même parler de la discrétion est peut-être déjà indiscret, et il faudrait écrire de telle sorte que seul le lecteur attentif puisse deviner que l’on n’est plus avant mais après. Peut-être ne devrais-je pas trop développer : la discrétion ne consiste-t-elle pas à savoir discerner 211
quand on en a assez dit, quand il convient donc de se taire ? Une longue résonance est inévitable, et elle peut être juste, mais il se pourrait que l’œuvre doive se contenter d’être une amorce pour une tout autre histoire qu’il ne serait point nécessaire d’écrire : il me faut sans doute davantage faire confiance à celui qui me lit : son cœur n’est-il pas le meilleur des résonateurs ! Il ne faut point chercher la parole, ni la désirer, ni même l’attendre ; il ne faut peutêtre même pas chercher sciemment la consonance ; il faut seulement faire preuve d’une délicatesse telle que ne soient point contradictoires amitié et détachement, vigilance et insouciance, tendresse et pudeur. Vigilance et sérénité sont ordinairement des contraires, et pourtant c’est seulement si l’on parvient à être discret que l’attention trouve sa qualité spécifique. Il me faut en effet être un bon guetteur, mais la vigilance est juste seulement si elle est légère, si elle ne désire pas sa propre fin, si elle est une veille pure d’un calme aussi profond que le sommeil d’un enfant gardé par une sentinelle sans défaut. Belle expression inattendue : il me faut garder le silence. Écouter en silence est un pléonasme, car qui ne se tait point ne peut écouter. J’écris, léger excès qui est aussi ma part, mais, afin que l’hyperbole demeure modeste, afin de parler sans dire ni taire, il me faut écrire en vue du seul silence : il me faut aimer ce silence lui-même comme s’il n’était pas seulement une condition nécessaire pour bien écouter ; il me faut écrire en vue de la seule écoute pure afin que ma parole retenue ne soit pas trop infidèle à cette non encore parole dont elle vient, dont elle devrait être seulement l’écho. — Je ne sais pas. Si un mot était prononcé, il ne serait autre que : « Silence ! », mais aucun mot n’a été prononcé. La réticence même n’est-elle pas aussi un silence qui en dit long ? Il ne dit rien, et il me faut répéter, même contre l’évidence : je ne sais pas. Me faut-il encore continuer d’écrire afin de couvrir du léger bruit de ma plume... ?
Ai-je réussi ? Je me crois capable de progrès, mais, je le sens bien, il me sera toujours impossible d’arriver à une discrétion suffisante. J’ai depuis longtemps renoncé au mythe de l’Œuvre, mais je m’aperçois qu’un ouvrage parfaitement modeste est non moins impossible : l’œuvre, parce que langage, ne correspondra jamais à ce qui ne parle que par le silence, à ce qui se fait entendre mais
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sans parler. Il y a tout lieu de penser que l’ouvrage le plus modeste ne sera jamais qu’une asymptote du rien absolu, qu’il y aura toujours un écart ténu et infini, espace même de l’œuvre, entre le presque rien et un silence absolu qui, à sa manière, ne serait pas moins excessif que la parole. Si je regarde derrière moi, puis-je affirmer que j’ai fait quelque progrès ? Qu’importe la réponse puisque, si je regarde devant moi, je n’ai même pas commencé à m’approcher : ce qui suit l’unisson est le but et sans doute une limite, mais, loin d’être une fin, il peut indéfiniment être cherché à nouveau. Il n’y a pas, il n’y aura jamais de repos : malgré ma fatigue, dois-je m’en plaindre, moi qui prétends que je ne pourrais vivre sans écrire ! Je continuerai d’écrire, je ferai peut-être des progrès, mais je n’irai jamais que d’échec en échec. Je dois apprendre à m’en réjouir, car mon chagrin est juste seulement s’il est parfilé d’un très lointain sourire : le moment en effet où j’avoisine au plus près la modestie est celui, qui arrive périodiquement, où je repasse par ce point où en toute sincérité et, je l’espère, en toute vérité, je peux écrire : j’ai parlé, mais je n’ai encore rien dit, ou presque.
III
Si j’étais interrogé à brûle-pourpoint, et même si je disposais d’un délai de réflexion, pourrais-je satisfaire à la question : « Qu’est-ce que tu cherches ? » Je ne le crois pas. Écrire, et plus encore ne pas pouvoir écrire, est presque toujours un tel tourment que je perdrais cœur si, de loin en loin, je ne passais par un bonheur fragile, éphé mère, mais qui, d’un seul coup, fait oublier les souffrances passées ; j’aimerais dire : ce bonheur mérite d’être cherché, il justifie tout le reste, et pourtant il me faut au contraire affirmer que non seulement je n’ai sur lui aucun droit de jouissance, mais que ma démarche serait pervertie en son principe si elle prenait pour objet la prospection de je ne sais quel trésor. Puis-je prendre comme but ce qui précède et permet le bonheur, cette période à partir de laquelle le temps se retourne ? Si je voulais prendre ce but en point de mire, marcher droit sur lui, je le manquerais, mais, mon infortune passée m’ayant servi de leçon, si je ne me doutais qu’en ce moment même je m’approche peut-être du but, je me laisserais surprendre au point de ne pas avoir le temps de dire oui. L’événe ment ne peut être ni cherché, ni non cherché : il ne doit donc être pour moi qu’une idée de derrière la tête, et ainsi le rapport oblique avec le Nord est le seul juste. Cette dernière réponse, trop rassurante, ne me satisfait guère : la dérive n’est-elle en effet qu’une 217
difficile mais efficace technique de navigation ? Lorsque je suis tourné vers l’inconnu, lorsque je pourrais être identifié plutôt à un juif errant qu’à un pèlerin, cet oubli du but est-il seulement le nécessaire superlatif d’une discrétion demandée par le but luimême, ou bien tout est-il réellement remis en question ? Il m’est impossible de répondre, car, même si mon rapport à l’inconnu est commandé par l’expérience dite du sommet, l’oubli, pour être authentique, doit être tel qu’il ignore cette relation. Jusqu’à maintenant louvoyer a toujours été le chemin même de la migration, mais, loin d’en induire une loi, je dois me contenter d’affirmer que pour l’heure je suis un faux migrateur puisque je redeviens vagabond, et un faux nomade puisque, après bien des détours, je repasse par le même sommet. Cette dernière image n’estelle pas elle aussi trop réconfortante ? Mon périple, bien conduit, est cyclique, et pourtant il ne peut se refaire qu’à la condition de ne pas se répéter : si je voulais représenter mon parcours, il me faudrait faire appel à plusieurs cercles qui coïncideraient seulement par leur sommet, mais cette nouvelle image n’est pas exacte, et j’aurais presque envie de dire que le sommet est le seul point par lequel les cercles ne coïncident certainement pas. Quel que soit le cercle, il n’est pas sans commencement ni fin, mais au contraire il y a un point où il s’achève et se recommence, point que l’on peut appeler base, acmé, et même centre, à moins qu’en ce lieu le cercle ne coupe en son centre le plan d’un tout autre cercle : de ce point qui seul m’importe, de cette région plutôt, zone de divergence où s’établit la liaison avec un nouveau cercle, il faudra bien que je fasse un jour une analyse moins grossière que par le passé, mais comment ne pas dire mon appréhension ! Quitte à être tenu pour byzantin, je passerais volontiers ma vie entière à faire une analyse de plus en plus subtile de toutes les phases du cycle et surtout de cette zone qui commande tout le reste et pourtant n’est pas une phase ; sans déplaisir, j’admettrais que mon analyse soit toujours inachevée et donc imparfaite, car, si je trouvais le mot de la fin, je n’aurais plus à chercher, je n’aurais plus la souffrance, mais, du même coup, j’aurais définitivement perdu la chance du sourire ; peu m’importe donc de ne pouvoir donner de mon périple une image définitive, et si le furet n’est jamais là où je crois pouvoir le saisir, j’accepte gaiement d’être ce joueur ridicule puisque toujours perdant, mais 218
à quoi donc suis-je pour l’heure incapable de consentir ? Ne pouvoir donner de mon aventure une figure bien cernée n’est pas un malheur, et au contraire on peut penser que l’écriture tremblée est ici la seule juste, mais, loin de progresser très lentement vers plus de netteté et donc de clarté, comment ne pas craindre que peu à peu tout ne s’embrouille ? Comment ne pas redouter de devenir progressivement le prisonnier d’un labyrinthe sans entrée, sans sortie, sans cœur, labyrinthe aux cloisons mobiles dont je n’aurais donc même pas la consolation de dresser la carte ! Passer par des lieux jamais semblables et pourtant ne pas avancer ; voir défiler les paysages, identiques en apparence, mais que je ne reconnais pas, que je n’ai même pas identifiés une seule fois, ce vagabondage immobile, indiscernable d’un piétinement désarticulé, n’est-ce pas pour un voyageur la plus inhumaine des mésaventures ? Cette zone : la seule dont je voudrais parler, est pour la pensée une douleur à laquelle je n’aurai peut-être pas cœur de donner beaucoup plus longtemps la parole, et pourtant, si le désir d’un savoir définitif est seulement l’amplification prétentieuse d’un besoin enfantin de sécurité et donc de continuité, il me faudra bien avoir le courage de m’en détacher. Accepter le risque d’une rupture radicale avec ce que j’ai déjà dit n’est-il pas nécessaire pour que, authentiquement, se produise l’énigme d’un même sourire ? Et si jamais je ne le retrouvais ? Et si, dégrisé, je perdais aussi le passé en reconnaissant que la voix de fm silence ne fut qu’une illusion ? N’est-ce pas en refusant de perdre les repères les mieux identifiés, les balises les plus sûres, en voulant reprendre les chemins déjà frayés que l’on s’enferme dans un labyrinthe ? Le bon voyageur n’est-il pas celui qui chemine sans guide, sans traces, sans indices et même sans boussole, avec pour seul souci le Nord, que non seulement il ne peut localiser, mais qui, racine de la douleur, peutêtre se déplace ? Il y a encore un instant, je me sentais presque perdu : quelle pensée est venue apaiser mon mal ? Mon itinéraire passerait tantôt par un chemin, tantôt par un non-chemin, mais ce serait au moment où je me crois perdu, où l’auscultation me renseigne à faux, que s’effectuerait le mouvement même de la migration. Une fois de plus j’apprends une leçon que j’oublie presque toujours : au moment où je crois triompher, où je me laisse envahir par l’ivresse capiteuse de la compréhension, je perds le contact, mais 219
au contraire, à la condition que je ne biaise pas avec l’épreuve, j’avance lorsque je ne suis plus qu’un vagabond. Voyager consisterait donc à suivre une rivière intermittente puisque son parcours s’effectuerait tantôt à l’air libre, tantôt sous terre, mais, dans la logique même de ce que j’ai dit, je dois être en garde contre cette image trop rassurante : dans le monde ordinaire, la fausse discontinuité de la rivière ne brise pas son identité, tandis que je ne peux jamais être assuré de retrouver la rivière qui disparaît, ou plutôt, lorsque je découvre une résurgence je ne peux pas être sûr qu’elle est celle de la rivière perdue. Avec beaucoup de modération j’énoncerai seulement un chétif espoir : en repassant par cette zone où s’effectue la discontinuité, où s’engendre le passage d’un cycle à un tout autre cycle, se formerait peu à peu, si ce n’est un chemin, du moins une ligne de pente, l’axe diachronique d’une migration sans fin vers plus de silence et de pauvreté. Et s’il y avait plusieurs lignes de pente, foncièrement divergentes ? Je me bornerai donc à une remarque : la douceur qui se prolonge devient fadeur et la délicatesse, mièvrerie : à présent je suis averti et peut-être délivré du plus sournois de tous les dangers. Souffrant de la laideur de mon parcours effectif, de ma presque constante maladresse responsable de trop d’embardées, d’enlise ments, de ruptures, j’aurais voulu non seulement ne jamais renoncer, mais devenir capable de veiller vingt-quatre heures sur vingt-quatre : j’ai donc cherché un régulateur qui m’aurait permis de ne jamais descendre, en dépit des perturbations du monde extérieur, au-dessous du niveau de la méditation ; j’aurais aimé progresser vers la consonance sans interruption et même sans àcoups ; mieux encore, je désirais achever cet ouvrage en accomplissant un parcours sans faute afin qu’au moins une fois soit tracé un cercle parfait ; j’aurais de préférence accompli plusieurs cycles sans bavure afin que s’élève, selon une croissance harmonieuse, l’architecture hélicoïdale de l’œuvre ; j’en étais venu à penser que le mot règle : ce qui sert à conduire, à diriger l’esprit et le cœur, était le véritable et noble sens de ce que jusqu’alors j’avais appelé un chemin ; j’ai même songé à composer quelque recueil de règles qui aurait permis à tout homme de bonne volonté d’atteindre, si ce n’est avec aisance, du moins avec sûreté, une expérience sublime. Le retour à l’état sauvage est venu déchirer cette prétentieuse rêverie idéaliste, ou plutôt l’a réduite à la plus banale des figures de rhétorique : l’antithèse. 220
Au moment où je cherchais des règles, je croyais bien faire, et pourtant c’est alors que je me trompais le plus gravement : n’aije pas été victime d’une perfidie ? Cette accusation n’est guère fondée, car j’ai été dupé surtout par mon besoin de confort. Une auscultation plus déliée, plus soupçonneuse, aurait-elle pu m’épargner cette lourde bévue ? Je n’en étais pas capable, car inverser les réflexes habituels : flairer un danger chaque fois que je me crois en sécurité, demande beaucoup de temps. Je n’aurais certes pas tant rêvé d’amers, d’indices, de traces, de balises, de boussole, et parfois d’un bon pasteur, s’il y avait la certitude d’un chemin, mais on ne peut se rendre maître d’une sauvagerie qui ne sera jamais apprivoisée, qui n’est donc point susceptible d’être dominée par quelque pouvoir que ce soit. Qui n’aimerait aider son prochain, mais, même si je devenais de plus en plus habile et expert — et c’est peut-être le contraire qui se produira — je ne serai jamais qu’un apprenti puisque toujours en chemin, et donc jamais ce Maître capable d’écrire un Traité de la Méthode, maître qui n’existe pas, car la voie, non constante, ne connaît pas de seigneur. On n’assemblera jamais en un recueil un ensemble de techniques qui permettraient d’obtenir mécaniquement un résultat prévisible, car l’expérience dite du sommet se dérobe à toute répétition, mais n’est-ce pas pourquoi, à chaque reprise, il faut à nouveau chercher la justesse ? Je corrige, mais le rectificatif, parce que non définitif, biffe, mais n’annule pas ce que j’ai écrit auparavant ; il est impossible de parvenir à une régulation parfaite qui dispenserait de tout nouvel accordage, et c’est pourquoi la rectification est jusqu’à preuve du contraire la seule règle et comme la loi de toute ma démarche : dussé-je ressembler à ce violoniste exaspérant dont tout le concert ne consistera jamais qu’à accorder son instrument, il me faut chaque fois procéder à un nouvel accordage puisque, une fois effectué, l’unisson ne peut pas ne pas se produire. On peut l’affirmer : rien d’autre ne compte que le réglage. Dans le monde ordinaire, pour faire entrer le récepteur en résonance, il faut au préalable connaître la longueur d’onde sur laquelle il faut le régler, mais justement est-ce que je ne connais pas la règle de tout accord ? N’est-ce pas à bon droit que j’ai appelé la discrétion : la règle des règles ? — Je ne m’en suis pas laissé conter : le mouvement d’assurance dû à l’illusion d’un pouvoir discrétionnaire a été défait avant de s’épanouir tant je sais à quel point je n’ai avec l’écriture
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aucun rapport de possession : je n’oublie presque jamais que le sommet, le chemin, le voyageur pourraient conjointement disparaître. Pourquoi celui que l’on appelle un auteur n’aurait-il d’autre mort que celle, accidentelle, de l’individu qui lui prête son nom ! Mieux vaudrait disparaître que de détonner sans même s’en apercevoir, et ainsi, par le biais de cette fausse incidente, je retrouve mon problème et mon difficile métier d’accordeur. La rectification présuppose ordinairement la connaissance d’une trajectoire idéale visant un objectif nettement déterminé, mais je ne connais pas au juste ce que je cherche : d’une main patiente, attentive, tremblotante, le violoniste doit accorder son instrument sans avoir jamais entendu le la du diapason : nulle règle ne peut ici venir à son aide, car la discrétion elle-même doit être reprise depuis sa racine toujours inconnue, et ainsi la règle des règles doit elle aussi être rectifiée. Je n’ai donc aucune raison de remettre actuellement en question ma méthode de l’accordage, mais il convient sans doute de corriger, voire de supprimer, si ce n’est le mot lui-même, du moins celui d’accord qu’il implique. Une fois de plus je m’interroge et voudrais bien préciser quelque peu en quoi consiste ma recherche, mot trop vague pour que je puisse m’en satisfaire. Les termes, déjà retenus, d’aventure, d’expérience, d’exploration ne sont pas faux, mais qu’est-ce qui est exploré, voire découvert, et quel est au juste mon rôle ? Je crains qu’à cette question d’apparence si grave il ne me soit impossible de répondre, impossibilité dont je ne peux savoir si elle est provisoire ou définitive. J’écris sur une seule portée, mais il me faut reconnaître que par des chemins détournés, qu’aucun « je » ne parcourt, l’ouvrage se constitue à mon insu comme une partition d’orchestre, et c’est ainsi que, bien malgré moi, mon texte est aussi une confession anonyme, quoique lisible pour un regard averti : même si l’ouvrage favorise la mise à nu de l’individu que je suis, ou plutôt de ma prime enfance, écrire ne permet pour autant ni le dévoilement de l’homme en général, ni la révélation d’un monde extérieur. Sauf peut-être au moment de l’unisson, tout se passe toujours de mon côté : jamais je n’ai découvert les lois d’un autre monde, mais je rencontre, dans un mouvement toujours inachevé, ce que l’on peut appeler des exigences qui toutes convergent vers une exigence première et dernière : écrire. Ces exigences ne sont pas des contraintes qui me seraient imposées par une autorité 222
extérieure, mais des conditions auxquelles il me faut répondre pour parvenir à la résonance. Puis-je identifier ou du moins comparer ces conditions avec les règles d’un jeu ? Mon activité est peut-être dépourvue de toute signification et l’on devrait du moins pouvoir en dire : ce n’est qu’un jeu d’enfant, et ainsi le terme de jeu peut être retenu, mais il demande à être précisé. On ne peut en effet définir ce jeu en fonction d’un succès ou d’un échec puisque non seulement je dois être insoucieux du gain, mais il faut miser, sa vie il est vrai, à fonds perdu. Il n’y a pas un Système de règles que j’aurais pu connaître avant de jouer, car ici jouer le jeu ce serait énoncer et en même temps appliquer la règle comme j’ai pu le faire lorsque j’ai découvert la nécessité d’un langage sobre qu’en même temps je pratiquais. La règle ne régirait pas le jeu du dehors : il n’y aurait donc pas, contrairement au monde ordinaire, la règle du jeu et le jeu lui-même, mais on ne pourrait distinguer le jeu du respect de la règle ou plutôt de la manière même de jouer. Je ne pourrais me retirer du jeu pour céder ma place à un autre, et pourtant découvrir la règle, valable telle qu’on la trouve pour une seule partie, c’est comme parvenir à se faire aider : je sais en effet d’expérience que vers la fin du parcours le chemin marche tout seul et même m’emporte. Ai-je donc un partenaire, non seulement fort discret mais inconnu, car se tenant toujours en retrait ? Ce partenaire serait-il pourtant le maître secret du jeu ? Les règles du jeu d’écrire ne sont ni arbitraires, ni contingentes puisque, découvertes comme des exigences que j’aurais souhaitées beaucoup moins sévères, elles ne sont ni le résultat d’un décret de ma volonté, ni l’expression de mon tempérament. Je peux dire : en satisfaisant à ces exigences, je parviens à la justesse, mais je ne peux ajouter : j’entre alors en rapport avec un partenaire, harmonie d’un instant qui provoque la consonance. Avec cette dernière pensée, j’aurai du moins précisé de quelle fausse représentation s’entoure l’expérience dite de l’unisson. Pourquoi unisson ? Lorsque le diapason m’avait servi de thème conducteur, il m’avait suffi d’écarter les pensées fausses pour parvenir à une ultime pensée, clef de la consonance, mais je l’avais aussitôt perdue, et sa recherche m’avait été comme interdite. La résonance longue et dangereuse de cette déconvenue est à présent sans doute amortie puisque je crois avoir retrouvé cette ultime pensée que je n’avais eu le temps ni d’écrire, ni d’abord de penser. 223
Il m’était devenu impossible de différencier mon attention à je ne sais quelle finesse : celle du diapason, et la finesse même de mon attention ; le diapason et la sonorité de ma sensibilité musicale ne faisaient plus qu’un : on ne pouvait plus opposer le sujet et l’objet, l’actif et le passif, le dedans et le dehors, l’amant et l’aimé, et ainsi, en ce lieu et en ce temps, les différences s’étaient abolies. Est-ce que j’ai vécu cette identification ou l’ai-je seulement pressentie ? Je ne saurais le dire puisque aussitôt, par un renversement brutal, je perdis la pensée et fus privé de toute satisfaction. J’aurai à éclaircir ce point déchirant de mon expérience, mais en attendant je reviens sur l’accordage lui-même. Tout se passe comme si je devais correspondre à quelque inconnu, comme si, à la condition expresse que ma manière de dire, prophétie presque aussitôt réalisée, devienne ma manière d’être, je parvenais à ressembler à celui que pourtant je ne pourrai jamais appeler « mon » partenaire. En apparence l’écoute, l’attente, le chemin, l’accordage, l’unisson impliquent pour le moins un référent ; l’égalité avec cet autre terme serait nécessaire pour que se produise la résonance, et pourtant il serait impie, et d’abord faux, d’affirmer que le langage, même le plus juste, est sa parole : le partenaire, loin de parler, reste toujours étranger au champ même de l’expérience qui pourtant l’appelle, et ainsi je dois tenir en suspicion les termes de concordance, de consonance, d’unisson, et même de résonance dans la mesure même où ils impliquent une analogie avec un inconnu dont je ne puis directement rien dire et dont d’abord je ne puis affirmer l’existence. Quel est le bilan très provisoire de mon étude ? Je découvre lentement mais sans fin des exigences, et ainsi ce monde exploré, loin d’être clos sur lui-même, n’existe, n’a de sens que par son ouverture à quelque autre que moi-même dont je n’ai pourtant aucune expérience directe. Sauf peut-être au moment du sourire, il y a non-suffisance de la partie explorée et pourtant impossibilité d’une quelconque affirmation sur la partie manquante et même de la partie manquante. Je n’explorerai jamais qu’un entre-deux dont je ne peux même pas dire s’il est un entre-deux-mondes : je ne saurais trop méditer sur cette situation singulière. Considérer l’ouvrage comme la partie visible d’un symbole, au sens étymologique de ce terme, dont l’autre élément serait la partie inconnue mais essentielle ; vouloir reconstituer la partie manquante en se fondant sur la cartographie de la partie explorée ; englober 224
les deux éléments dans une totalité, ce vain désir de domination est une tentation qu’il faut écarter : connaître l’autre partie, la comprendre, ce serait la faire passer illusoirement de mon côté, mais ainsi profondément la dénaturer, car son absence n’est pas une simple modalité susceptible d’être abrogée. Il faut apprendre à se contenter d’un monde toujours à découvrir, mais limité, puisque jamais il n’empiétera sur son envers, et ainsi la justesse consiste peut-être à laisser manquante la partie manquante. A la question raisonnable et d’apparence si importante : « De qui ou de quoi suisje donc à l’écoute ? », il est impossible de répondre, ou plutôt, dans la mesure même où la poser avec insistance provoque une cassure, fait tomber hors du domaine à partir duquel on interrogeait, on peut affirmer que la question n’est pas légitime : de sa prétention à savoir à quoi s’en tenir le plaignant est ainsi débouté par la chose même. Lorsque je récrimine contre X, lorsque j’accuse, lorsque je déclare que je ne peux trouver le chemin parce que j’ignore le but, je suis gravement infidèle à mon expérience puisque, en dépit ou peut-être à la faveur de cette ignorance, je suis souvent allé jusqu’à la limite, jusqu’au terme du moins provisoire de la migration. Mon métier n’est certes pas facile puisque ignorer s’il y a un partenaire et une fin de partie est inscrit dans la règle du jeu, et pourtant se plaindre c’est devenir aussi stupide que l’enfant invité à un jeu inconnu : une partie de colin-maillard, qui refuserait de jouer en criant : « Que l’on m’enlève d’abord le bandeau qui me couvre les yeux ! » Une idée pourtant me vient : si j’avais un partenaire, même s’il était le meneur de jeu, ne serais-je pas aussi son partenaire ? Cette pensée étrange m’inquiète comme si, en l’énonçant, je transgressais un interdit. Si j’ai un partenaire, je suis sa partie manquante, mais qu’est-ce donc qui lui fait défaut ? Le partenaire, le guide, demeurerait-il prisonnier si je me dérobais, si je ne l’attirais hors de son abîme, si par le langage je ne lui frayais un chemin et permettais son exode ? Tout se passe comme si l’on comptait sur ma fidélité : à une telle pensée, comment ne pas frémir ? Comment ne pas s’étonner ? N’ai-je pas souvent fait comme si le partenaire était la parole même, comme si la parole était une personne ?
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Tout s’est déjà presque entièrement effacé, et j’ai tout à fait perdu la dernière pensée. Je me suis dit : « Ce qui m’arrive, ce serait l’événement ? Ce n’est pas croyable ! » Par précaution, j’ai dit oui. Une intensité, une violence presque brutale : qu’est-ce qui va m’arriver ? Rien n’est arrivé : en suis-je quitte pour la peur ? Chute très rapide, comme si rien ne s’était passé. Le retentissement a déjà pris fm, et il n’y a pas eu de sourire. L’événement fut-il plus discret que par le passé ? L’ai-je mal accueilli ? J’ai sans doute eu tort d’écrire au lieu de me taire et surtout j’ai rechigné avant de renoncer à chercher la pensée qui... A quel moment au juste l’événement s’est-il produit ? Lorsque ma phrase a été interrompue ? Un peu après ? Ne serait-ce pas plutôt un peu auparavant ? Je ne sais pas. J’ai oublié ce qui était arrivé. Je me suis distrait. A présent je suis si heureux que je me demande si le sourire lui-même... Je l’attendais trop ; je faisais comme s’il m’était dû. Il y a une fête, mais elle est avec les autres, pour les autres.
Pour parler de ce qui s’est passé, il me faudrait savoir quand au juste ll'événement ’événement a eu lieu, mais je ne le sais pas ; il me faudrait avoir repéré l’ultime pensée : celle qui a permis l’accord, mais je 1 ai perdue à tel point que je ne sais même plus si j’ai eu le temps de la formuler, et ainsi l’étude qui m’importe le plus est à peu près impossible. Je ne sais quel affaissement a un instant annihilé ma mémoire : j’ai eu littéralement une absence, et ainsi je peux du moins remarquer que ce lieu est celui où se perdent parole et pensée, lieu de contradiction puisque toute ma recherche serait abandonnée si je n’avais aussi le sentiment que l’événement redoutable, et lui seul, donne la vie. Puis-je encore parler d’unisson, de résonance ? Je peux retenir ce dernier terme, mais en précisant à ce propos un phénomène que j’avais eu le tort de négliger : la résonance aiguë provoque un mouvement si vif qu’il peut entraîner une brusque et fatale rupture. L’unisson, s’il y a unisson, est en effet aussitôt déchirure : la voix vient à me manquer, mais ainsi par cette entrouverture sur le vide ne suis-je pas alors en rapport direct avec la partie manquante ? On peut le croire, mais pourquoi donc est-ce à partir de ce manque et peut-être à propos de ce 226
manque que se pose la question : « S’agirait-il de l’événement ? » Pourquoi donc, dès cet instant, suis-je sollicité comme si je devais dire oui à une question que je n’ai pas entendue, ou consentir à une demande, mais qui ne m’a pas directement été adressée ? J’ignore la réponse à toutes ces questions. Je ne désespère pas de parvenir à quelque éclaircissement, mais je dois être en garde contre ma propre méthode. Je sais d’expérience que, par une lente et très attentive méditation, le passage à une description plus fine est toujours possible, mais il y a un risque : reconstituer facticement quelque chose de trop voyant et d’abord supposer qu’il y a encore et toujours quelque chose de dicible, alors qu’il n’y a peut-être plus rien, seulement le vide, il est vrai ambigu, car espace même de la partie manquante rebelle à toute éclaircie. Sauf si, contrairement à toute logique, on fait sortir le plus du moins, il faut dire que le sourire, si faible soit-il, est invraisemblable à partir de l’évanouissement initial, et c’est pourquoi, lorsque l’on a reconnu le rapport non causal des différentes phases, on peut alors supposer qu’une partie de l’histoire se passe très au-dessous de la conscience et ainsi forme-t-on l’hypothèse d’un partenaire très discret, mais qui ne serait pas nécessairement un ami. Cette hypothèse aurait pour avantage apparent de rendre toute cette histoire intelligible, mais pour défaut de dissimuler une discontinuité sans doute radicale, à moins que la solution de continuité ne soit le seul lieu juste, et comme la patrie, d’un partenaire toujours manquant. Afin de faire bouger ce problème lancinant, on peut le ramener à une question cruciale : le seul jeu de ce qui a lieu, correctement décrit, suffit-il à faire comprendre pourquoi tout se passe comme si l’on me disait « Chut ! », ou bien dois-je formuler cette hypothèse, dont je ne vois point par quelle autre je pourrais la remplacer : me faut-il en venir à une écoute tout à fait silencieuse pour reconnaître que ne peut alors passer, tout en échappant à l’acuité de mon ouïe, que le seul silence absolument fin et discret ? Cet ouvrage est-il un soliloque ou un dialogue avec pour partenaire le silence en personne ? Rien n’est dit, même pas « silence », mais l’interruption de mon discours vaut comme si l’on me disait « tais-toi », et ainsi la balance pencherait en faveur du premier terme de l’alternative si je ne devais reconnaître que ce « silence » est un « tais-toi et écoute », et en effet le saisissement n’est-il pas celui d’un homme aux aguets ? 227
Je rencontre à ce niveau une difficulté que j’avais à peine soupçonnée et dont je crains qu’elle ne soit pas surmontable. La pensée juste, présentée après coup comme le couronnement inespéré de l’attente, est d’abord déboutée de son droit à conclure, et elle rétrograde pour devenir ce qu’elle n’était pas : le dernier signe avant-coureur et même le signal d’une venue non encore arrivée. Il est difficile, voire impossible, de faire un récit puisque, loin de disposer de la constance d’un centre référentiel, l’axe temporel est une variable de la temporalité. Ce déplacement entraîne un désarroi dont on juge communément qu’il conduit l’homme à perdre la raison, et pourtant accepter ou même accueillir ce dérèglement n’est-il pas au moins aussi nécessaire que de respecter la plus intangible des règles ? Je le crois, et je suis de toute façon décidé à jouer franc jeu, à ne plus séparer l’outil et l’ouvrier, à tout risquer afin de savoir à quoi m’en tenir : après ce léger détour, revenons donc à notre question. La région asymétrique que j’étudie : un entre-temps pendant lequel l’orientation du temps se retourne, offre une structure temporelle inattendue puisqu’on ne saurait alors distinguer le futur du passé : au moment où j’étais sur le qui-vive, il m’aurait en effet été impossible de dire si l’appel venait d’avoir lieu ou bien au contraire était imminent. Ai-je été appelé sans avoir entendu, pris à témoin d’un événement qui n’a pas eu lieu ou du moins auquel je n’ai pas assisté ? S’agit-il au contraire d’un appel qui appelle au loin, qui vient de plus loin que tout lointain et qui pourtant arrive presque jusqu’à l’homme, qui ne le touche pas, mais le frôle, et en effet n’étais-je pas alors sur le point d’entendre et tout proche d’un événement à peine futur ? Penser en même temps ce lointain et ce prochain c’est aussitôt
Après cet intermède aussi heureux qu’inespéré, je continue mon discours. Douloureux, car encore tout proche du saisissement, le oui à dire est la première conséquence de l’appel et comme sa confirmation. L’appel est un carrefour où l’on ne peut s’attarder : si je dis non, il y a une cassure immédiate, et je tombe hors du seul champ légitime où je dois me tenir ; si je dis oui, je vais jusqu’au sourire et même au-delà, et pourtant le oui n’est jamais
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la réponse à un « veux-tu être délivré ? », sinon dire oui ne serait pas si douloureux, et je n’éprouverais pas chaque fois la tentation du refus. A quoi donc est-ce que je dis oui ? Lorsque je reconnais que telle pensée pourrait devenir chemin d’accès au sommet, je peux, si je freine aussitôt, me tenir en deçà du moment où se pose l’alternative, et ainsi, non sans quelque mauvaise conscience, je peux empêcher je ne sais quelle venue. Si l’on m’interrogeait au moment de l’alternative sur le sens de la question qui m’est comme posée, je répondrais vraisemblablement que tout se passe comme si l’on me demandait : « Veux-tu ou non que t’arrive cet événement que déjà tu pressens ?» A se fonder sur cette réponse, je fais donc comme si j’étais le maître de la venue ou non d’un solliciteur, et pourtant, je le sais d’une expérience funeste qu’encore une fois j’exprimerai maladroitement : je suis seulement responsable du chemin que prend un passage qui a lieu même si je dis non. Le moment du oui ou non fait sans doute encore partie de cet entre temps où le passé est encore futur, et pourtant je me demande si je ne suis pas alors victime d’une illusion qui se joue de moi : il n’y aurait en effet aucun sens à solliciter mon consentement en vue d’un événement qui nécessairement aura heu, ou même qui a peutêtre déjà eu lieu au moment où l’on fait semblant de me demander mon avis. J’accepte d’être toujours perdant, consentement douloureux puisqu’il faut d’abord passer par la pauvreté, néanmoins bénéfique si je joue à « qui perd gagne », mais qui accepterait d’être un joueur floué ? L’erreur ne serait-elle pas plutôt dans ce que j’aurais dit si l’on m’avait interrogé ? L’illusion n’est-elle pas de croire qu’une venue est seulement pressentie et pourrait sans inconvénient être renvoyée à plus tard si j’en décidais ainsi ? L’appel est bien un carrefour ; je suis libre de dire non, mais alors l’arrivant est déjà en marche : il vient sur moi, m’attire, me porte à sa rencontre, en même temps qu’à la faveur de cette seule approche, futur déjà passé, il est peutêtre arrivé et parti au loin. Parce qu’il y a un appel, le non n’est pas à égalité avec le oui : on ne me demande pas : « Veux-tu dire oui ou non, cela est indifférent », mais plutôt : « Voudrais-tu accueillir ce que tu pressentais, mais qui te demeure inconnu ? » Cette manière de dire n’est qu’une prosopopée, et ainsi l’interrogation : « Oui à quoi ou à qui ? » n’a pas de sens, mais la question est de savoir si l’on peut se fier à l’inconnu, si l’on doit
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se laisser entraîner par l’appel que l’on ne doit pas tant comparer à une voix qu’à un appel d’air. Donner sa confiance est fort difficile pour celui, épris de sécurité, qui, par prudence, tente de se dérober au vif du saisissement, et c’est pourquoi il est temps de rappeler que jouer à fonds perdu fait partie de la règle du jeu. Puis-je dire : je ne peux changer la règle, mais j’aurais pu choisir de ne pas jouer ? Je répondrai : l’imprudence était inévitable, je n’étais point prévenu de la règle et je ne pouvais l’être. Je ne sais si l’on peut se fier à l’inconnu, mais, poursuivant ma marche en zigzag, porté par le mouvement de libration qui régit peut-être cet ouvrage, c’est avec méfiance, avec crainte que je pense à l’écoute. Si je me suis trompé dans ma description, ce sera seulement un faible chagrin, car je pourrai me corriger, mais l’écoute elle-même, n’est-elle pas à l’origine d’un leurre dont je crains d’avoir été le jouet ? Je dois avoir le courage de me faire une objection radicale : n’est-ce pas seulement parce que j’attendais une parole que j’ai longtemps identifié la fin de l’attente avec la perception de je ne sais quelle voix ? J’ai reconnu depuis longtemps que je disais beaucoup trop, que je me trompais, lorsque j’avais cru pouvoir affirmer : la parole a parlé, mais ne faut-il pas faire porter sur l’écoute elle-même la responsabilité d’une longue illusion ? Etre à l’écoute c’est nécessairement se tourner vers une parole qui se tait ou une non encore parole dont le silence donnerait à l’écoute toute sa pureté. Je peux aller jusqu’à croire que l’écoute est l’attente d’une parole dont la venue, quoique imminente, serait encore indécise, croyance renforcée par une découverte étrange : dès que je suis à l’écoute, je sais que je n’aurai pas à parler, et pourtant, se contenter de se taire, j’en ai toujours eu aussi la conviction, ce serait être infidèle à la venue de la parole : l’écriture et l’écoute sont donc toutes deux nécessaires. Au moment où mon attente impatiente me fait croire à la toute proche venue de la parole, si je m’ausculte, si je prête attention à la qualité de l’écoute, je m’aperçois que l’attente a perdu en justesse. L’auscultation a réveillé ma vigilance et m’apprend que non seulement je ne parlerai pas, mais que je dois renoncer à entendre et donc à faire venir la parole. La parole future doit se retirer dans son futur jusqu’à se faire oublier. Je me contente de cette parole à jamais réservée ; je ne l’attends même plus, car la partie manquante doit être laissée tout à fait inconnue ; de mon 230
rapport à la parole future ne demeure que le seul silence nécessaire à une veille maintenant pure. Je me voue au silence. J’écris pour garder le. silence. Mon silence, ou plutôt la bonté du silence grandit. Je ne peux plus dire : « je » me tais. Qui se tait... ?
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Le « oui, c’est lui », masqué ensuite par le « serait-ce l’événement ? ». D’une telle netteté : enfin, je vais pouvoir en parler ! Déjà j’ai oublié cette pensée qui... Ah, donnons-lui, donnons-lui cet oubli dont il a tant besoin ! En couvre-t-il sa nudité ? Ne disons rien. N’en disons rien. Si en ce moment quelque chose se passe, je l’accueille sans émotion, avec indifférence : tout a heu sans aucun faste, comme si de rien n’était. A présent l’attente a pris fin. Cette remarque, j’ai été porté à l’écrire. Un petit sourire vient d’avoir lieu, ou plutôt un je ne sais quoi qui faisait penser à un sourire. Ce peu m’a suffi. Comme une invitation à un comportement délicat envers les autres. Justement conduite, justement décrite, l’écoute se détourne de la parole : elle ne peut donc tomber sous l’accusation que je portais ; non lié à une croyance, à une interprétation, « l’événement » ne peut être illusoire. Je n’ai pas le temps de m’en réjouir, car cette nouvelle aventure a déplacé mon centre d’intérêt. Je suis tout à fait intrigué : la dernière pensée, je n’ai pas tenté de la ressaisir, j’ai consenti à cette frustration, mais voici qu’à présent elle me donne à penser comme si elle était devenue le germe d’une ample méditation. A la question : « Qu’est-ce qu’une pensée juste ? », je crois pouvoir répondre, mais c’est la réponse même qui me déconcerte : il faut se tourner vers le silence, le préférer à la parole, s’en satisfaire, le découvrir comme l’attendu, lui rendre hommage, mais ainsi le silence aime la parole, la juste parole à laquelle il se confie, alors que, modèle de tout langage, il la gouverne, en particulier à l’instant de ce « silence ! », pourtant
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jamais dit, mais qui, après la fm de l’attente, vaut comme s’il avait été la parole même dont j’avais cessé d’épier la venue. Étrange silence, si ambigu qu’il convient plutôt de parler d’un non-silence, et c’est sans doute pourquoi j’ai longtemps fait comme s’il était le diapason qui, un instant : celui de l’accord, pourrait être entendu. L’ouvrage, contrairement à ce que j’avais dit, ne peut être un résonateur destiné à amplifier je ne sais quelle maigre sonorité, car il n’y a même pas le plus léger murmure ; le non-silence n’est pas une parole, et pourtant ce diapason invite au silence, silence équivoque, car il appelle à se taire. A cette pensée, sans doute parce qu’en elle l’énigme se cherchait, j’ai frémi, et à coup sûr un chemin s’ouvrait. Je me suis dérobé. Reprenons. Lorsque j’en arrive à aimer le silence, loin de déposer la plume, je dois l’écrire, et ainsi je ne peux douter que mon écriture, et peut-être mes mots, ne soient liés à ce qui n’est pas vraiment ou seulement un silence. S’il s’agissait en effet du silence minéral, celui des espaces infinis, je ne pourrais l’aimer, je ne pourrais par l’écriture trouver la rime, entrer en concordance avec ce qui est donc nécessairement nonsilence, et pourtant — n’est-ce pas là l’énigme ? — l’événement n’a lieu qu’à partir du moment où, à la parole, je préfère le silence !...
La résonance a été floue, le retentissement presque nul : est-ce que ce fut un faible événement ? Excuse mensongère, car l’événement n’est ni faible, ni fort : presque tout dépend de la qualité de l’accueil. Ne croyant pas que l’événement pourrait se reproduire si vite, je n’étais pas du tout assez recueilli et ainsi je me suis laissé surprendre. Cette mésaventure m’avertit : la pensée juste est nécessaire à la concordance, mais cet unisson ne suffit pas pour que le presque rien du tout début s’épanouisse et se prolonge. La durée de la résonance dépend de la qualité et de la profondeur de mon recueillement au moment où autre chose survient. L’acte d’écrire n’est donc pas tout, mais le cœur de l’écrivain doit devenir ce silencieux espace de résonance sans lequel il n’y a pas d’histoire. Je n’ai plus qu’à reprendre le fil de mon discours cette fois-ci, hélas, à peine interrompu. La parole garde un juste silence : qu’est-ce que cela signifie ? En
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de l’histoire n’aurait pas lieu, ce par quoi l’arrivé peut redevenir l’inattendu, et pourtant, même si le seuil est point de départ et clef de ce qui suit — mais la réciproque est non moins vraie — il serait tout à fait illégitime d’élever ce presque rien à la dignité de Cause première. Inutile et donc dangereuse est l’hypothèse d’un partenaire très discret, qui jamais ne parlerait, mais qui périodiquement me ferait taire, et en effet le seul jeu de ce qui a lieu et de ce qui fait défaut suffit à faire comprendre que tout se passe comme si l’on m’avait dit : « Silence. » La parole blanche, dont à retardement je suppose le passage, n’est-elle pas en effet l’hyperbole, le déguisement sous lequel je tente de récupérer, avec ample bénéfice, ce que j’avais perdu : ma voix frappée d’interdit ? Il en est sans doute ainsi, mais comment le chemin foré par l’écriture, en dépit des résistances du langage commun, est-il en même temps ouvert et rompu ? Pourquoi donc suis-je tenté de remonter vers une césure toujours plus originaire, telle que je pourrais l’identifier avec le passage tranchant, délicat et secret, de quelqu’un ou de quelque chose qui m’aurait coupé la parole ? Affirmer qu’à mon insu j’ai fait une fugitive rencontre, fut-ce celle du presque rien, ce serait beaucoup trop dire, car même en se représentant le temps comme une ligne, on ne saurait y déceler un point ou même une lacune dont, après un certain délai, on pourrait dire : alors ce fut l’événement. Lorsque j’ai reçu ce que j’avais cessé d’attendre, je suis néanmoins porté à croire qu’il n’aurait pu en être ainsi dans le cas où le fil ténu de mon discours n’aurait été traversé par le très mince blanc de la partie manquante venue effectivement à faire défaut, passage intransitif d’un verbe de mouvement, verbe neutre non seulement elliptique de tout sujet, mais toujours défectif au présent de l’indicatif. L’inconnu, pur futur qui ne fléchirait vers aucun présent, envers du langage comme du silence, et pourtant curieux amateur de haute rhétorique, se laisserait attirer par un langage feutré ; il avoisinerait l’écriture, et pourtant lorsqu’elle se trouve rompue de n’avoir pas été enjambée fut-ce par une ombre nue, il n’y aurait alors ni une parole même pure, ni un silence qui en dit long, mais une furtive asyndète qui provoquerait l’impression d’une célérité inouïe tout en se métamorphosant en une sage aposiopèse aussitôt redoublée en une interjection énigmatique : « Silence ! » Le saisissement : l’ouverture sur une venue encore future, je ne
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peux pas ne pas en avoir conscience ; le frémissement qui le précède n’attire guère mon attention, et pourtant lorsque j’en parle et que je découvre ce qui n’avait pas encore eu le temps de m’arriver, je me borne à graver d’un trait plus accusé ce que j’avais d’abord vécu en pointillé, mais en revanche la furtive asyndète archaïque je ne l’ai point perçue, et en évoquant je ne sais quel frôlement même très discret je supplée dangereusement l’ellipse de ma mémoire. En quête d’un événement inaugural, je me fais l’effet d’un homme qui chercherait quelque menu objet précieux qu’il croit avoir égaré alors qu’il ne l’a jamais possédé : cette recherche aussi vaine qu’obstinée d’un centre qui semble se dérober, d’un sommet infime que l’on ne peut situer, est exactement aussi absurbe que le désir de voir la ligne de partage de la veille et du sommeil. Au terme d’un long mouvement tournant, d’une patiente guerre d’usure, ce méchant jeu de cache-mouchoir où l’on découvre enfin qu’il n’y a rien à trouver, ne pourrait-il m’apprendre qu’il n’y a pas d’événement même tout à fait secret, qu’on ne peut parler de centre, de sommet, de pôle, voire de passage, à propos de la métamorphose, non immédiate, de l’espace orienté parcouru par l’écriture, en une zone asymétrique où seul le va-et-vient du temps tisse son propre espace ? La cadence : le blanc de la page, tombe toujours à contretemps : elle arrive toujours en retard, après le frémissement peu aperçu, et pourtant elle ne peut être marquée plus tôt puisque l’effacement de la pensée, enfin évidée de toute pensée particulière, disparition que l’on ne saurait donc se représenter ni vivre, déplace le chemin vers une orée incertaine par une transition qui n’existe pas encore ; la cadence tombe toujours trop tôt puisque la prosopopée « tais-toi et écoute », cette redondance, n’est pas l’événement, mais seulement une condition pour se rapporter à une venue future dont pourtant on ne pourra jamais dire : « maintenant, c’est elle », et c’est pourquoi, à strictement parler, l’attente est mise hors jeu. Même au moment du silence profond, je ne peux pas affirmer : en cet instant l’attente prend fin, mais je peux seulement en venir à prendre acte que l’attente a pris fin, ou plutôt il convient de dire qu’au sein même de cette pause l’achèvement n’a pas encore eu lieu, mais aura eu trouvé son accomplissement lorsque la profondeur du silence m’aura appris qu’elle n’est plus l’exigence d’une juste veille, mais, inespéré, le don lui-même, don que je ne reçois pas encore, que
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je pourrai recevoir indirectement à la condition de ne pas le garder pour moi. Écrire n’est ni dialoguer avec pour partenaire le silence en personne, ni soliloquer : l’ouvrage se constitue plutôt comme un entrelacement de plusieurs histoires qui s’entrecroisent, mais sont loin de toujours s’entraimer, polyphonie à plusieurs voix, dont la plus indiscrète, ou la plus généreuse, car le plus souvent elle couvre les autres, celle qui dit « je », est sans doute la moins importante de toutes. S’il en est ainsi, d’où vient donc la délivrance, parfois très courte, et pourtant non comparable, sans laquelle je n’aurais jamais été tenté de parler d’un Événement ? Pendant l’approche, je n’ai pas de compagnon de chemin, et pourtant je ne connais pas la solitude, mais à l’instant où l’écriture est arrêtée, le silence suspendu, je suis laissé tout seul : cet hiatus, auquel il faut se plier si l’on a le souci de l’ordre, permet-il de comprendre qu’un peu plus tard si j’ai dit oui, si j’ai laissé le « n’écris plus » se transformer en un « n’écris pas encore », si j’ai donc consenti à garder silencieusement le silence, j’en vienne à sourire, du moins des yeux, comme si le cœur inconnu avait deviné quelque claire allusion ? Sur le moment même, la transparence sans aucune ombre ne suscite point l’interrogation tandis que, vue de loin, cette clarté s’est métamorphosée en une énigme inavouable, car cette question m’a une fois traversé, mais elle est si peu justifiée, si extravagante que je n’ai jamais osé la rapporter : « On ne m’a rien dit, même pas “silence”, pourquoi donc sourire d’un air entendu comme s’il n’était nul besoin de m’en dire plus ? » Qu’est-ce que j’ai compris ? Avec qui ou quoi me suis-je entendu ? Qui a compris ? Il est vraisemblable que j’ai été tout banalement en proie à une figure de rhétorique, à une hyperlitote qui ferait croire qu’elle donne à entendre le plus grand Nom dans la mesure même où elle n’aurait strictement rien dit. Une fois morte la chimère de l’enfant-Dieu, je reviens en pensée vers le tout début comme si j’étais fasciné par un désert de sel : avec étonnement, avec crainte, je rôde autour de cette image d’un vide erratique, patrie secrète autour de laquelle toute l’histoire peut tourner, cœur sans cœur qui dément les règles de la logique commune : selon une métamorphose dont je ne connais pas la loi, le plus sort du moins ou plutôt de rien, ou presque. Si je ne veux pas contradictoirement terminer cet ouvrage par
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un hurlement de bête sauvage, il me faut au plus vite m’éloigner de ces parages hostiles. Pourquoi ce danger ? Je ne sais quoi à bout de course, à bout de souffle, qui ne peut m’atteindre ; un appel au secours, gémissement inénarrable qui désespère de se faire entendre : ce malheur sans voix est pour la pensée une souffrance rapidement intolérable. Inconsciemment, je me suis rendu coupable d’une erreur de manœuvre en me laissant attirer par cette zone, contre laquelle je m’étais pourtant averti, où une mort sans justesse attend le silence comme la parole. Lorsque l’accord se brise avant même de résonner, lorsque la voix vient à me manquer, cette légère douleur n’est-elle pas le pré-écho d’une voix toujours non entendue : celle du malheur sans nom ? Cette question devrait être laissée sans réponse si je ne devais dénoncer la consolation masquée de cette métaphore par laquelle je prête à un partenaire étranger un malheur qui est seulement l’écho de ma solitude étouffant mal son propre cri. Curieusement, je m’en aperçois soudain, j’ai peutêtre retrouvé la pensée perdue qui précédait, à moins qu’elle n’ait suivi, ce qui est devenu le dernier événement. Je m’étais dit que cet ouvrage prendrait fin lorsque son histoire aurait effacé son titre initial : un instant, jamais il ne m’a paru plus juste. Il ne faut pas s’attarder sur cette coïncidence alors qu’elle a perdu presque toute signification. Qu’il n’y ait pas de voix de fin silence, qu’à strictement parler on ne puisse être à l’écoute, n’entame pas cette constatation chaque fois confirmée : en venir à ce qui, plus tard, pourra être appelé no man’s land, espacement qui aura séparé et relié les deux zones, n’est certes pas possible n’importe quand, à une pensée quelconque, mais seulement après une longue et dure recherche, et pourtant l’infime pensée marginale : celle qui sans le savoir aura détenu le mot de passe, a-t-elle le temps d’aller jusqu’à la rime ? Il se peut que la pensée cheminante doive d’abord aller au bout de son pressentiment, jusqu’à l’extrémité de sa pointe chercheuse, pour être susceptible d’être silencieusement foudroyée, ou plutôt délica tement dénudée par quelque très fin diamant ouvert, mais, aussi loin que je me souvienne, il me semble plutôt que la pensée avantcourrière blanchit au fur et à mesure qu’elle s’expatrie, et ainsi l’effacement précéderait, différerait tout énoncé ; une fois que l’on se trouve délivré, on ne peut s’empêcher de se demander sur quel parchemin fruste, sous quel palimpseste intact, la menue défaillance
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gravait secrètement en notre cœur la trace légère et d’abord obli térée de notre laissez-passer. Le sauf-conduit ne sera jamais une formule que l’on pourrait apprendre par cœur, mais je crois pouvoir dire que la pensée la plus justement orientée vers l’intervalle qui sépare parole et silence est celle qui émigre, s’aventure au-dehors et, ainsi déportée, s’entrouvre et s’accorde ou plutôt s’ajointe à une trouée pourtant encore future. La pensée la mieux venue serait-elle belle comme un rare perce-neige sur le point d’éclore ?...
O libre merveille à laquelle je ne croyais plus !
Si l’on tente de récapituler les phases successives d’un cycle, généalogie sans filiation où l’on omettra ce qui ne saurait se rencontrer, on trouve dans l’ordre : l’écriture, opération de chantournage, percée tâtonnante, persévérante qui, à plus ou moins long terme, aura trouvé un débouché sur un futur encore silencieux, non solliciteur, ne provoquant qu’une fine vibration marginale ; après une pause assez courte, non perçue comme telle puisque je continue d’écrire, de chercher, il y a un saisissement qui suspend l’écriture, écarte le silence, mais provoque à la vigilance, appelle une série de questions : « L’attendu auquel je ne pensais plus n’est-il pas toujours inconnu et pourtant imminent ? Ne serait-ce pas déjà lui ? N’est-il pas déjà passé ?» La réponse positive généralement écartée comme incroyable, il y a un nouvel intervalle, un entre-temps neutre, plus ou moins durable, pendant lequel je ne peux dire ni que la venue est passée, ni qu’elle est future. Si j’ai dit oui en ne me dérobant pas au saisissement, si j’ai réussi à me taire comme pour garder un secret, à attendre sans arrière-pensée au point d’oublier mon attente elle-même, à me contenter d’un silence qui devient de plus en plus profond au point de m’immerger, il est un moment où ce calme même m’apprend que j’ai déjà reçu ce que j’avais cessé d’attendre. A partir de cet instant : celui où naît le contentement d’une phrase pure, enfin bien rythmée, troisième reprise et amplification de la percée qui
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se ferme, qui peut alors être fictivement regardée comme initiale, l’orientation du temps a achevé son retournement. Il ne faut point que cette reconnaissance rompe un silence qui ne doit pas être abrégé — cette courte période de répit n’est-elle pas la seule où je sois délivré du tourment d’écrire ! —, mais je ne peux garder pour moi ce qui ne m’a jamais appartenu, et bientôt, quatrième temps d’une éclosion cette fois décisive, se manifeste comme tel le désir de communiquer comme si j’avais le devoir d’annoncer quelque bonne nouvelle alors même que je n’ai rien à dire, ou plutôt, alors que, instant proche de la fête, il est seulement question de se tourner avec amour vers autrui en répétant le silence même de la communication. Issues de ce silence auquel elles ne devraient pas mettre fin, des pensées peu à peu apparaissent et me portent à l’écriture, difficile mouvement d’éclaircissement, car mon aventure m’est devenue une énigme indéchiffrable que je dois apprendre à lire, une légende qu’il me faut écrire alors que, à proprement parler, je ne l’ai pas encore vécue. Je me suis cru capable de faire une analyse toujours plus exacte des différentes phases d’un cycle, puis j’ai craint de tout embrouiller en écrivant des séquences contradictoires : à présent, que puis-je en penser ? L’histoire, en apparence, se répète, et les seules variations tiendraient aux accents, à l’intensité, à la durée, aux tempi des différentes phases, mais un examen plus attentif montre que les cycles successifs forment des séries jamais exactement superposables. Comment interpréter ce perpétuel déplacement ? Des confusions ont été dissipées, des impostures dénoncées, de tenaces travestissements démasqués, des erreurs, je l’espère, définitivement dépassées : il se peut donc qu’un progrès en finesse, en justesse, en cohérence ait été accompli, mais il est vraisemblable que j’ai négligé bien plus que des détails et laissé s’assoupir des exigences pourtant capitales ; où et comment, je ne le sais pas, mais l’une ou l’autre de mes affirmations, dont la grossièreté m’aura jusqu’alors échappé, sera tôt ou tard démentie : je crois que je pourrai me corriger, je continue de penser qu’en l’absence de tout modèle absolu, qu’en dépit ou plutôt en raison de l’instabilité du diapason, écrire est possible et fécond à tel point que l’espoir de vivre, d’écrire plus authentiquement n’est pas exclu. La littérature pure a détruit son propre mythe en donnant à son insu la parole à l’enfant longtemps presque muet : il est probable
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qu’en dépit du trouble de celui qui dit « je », surtout si la forme faussement cyclique doit elle aussi être abandonnée, la littérature, une fois purifiée, trouvera un autre avatar et parviendra à une cohérence nouvelle, mais l’erreur, comme ce fut le cas de la perfide idée de rectitude, est irréductible et comme nécessaire pour parvenir à cette zone où le chemin lui-même est dérouté : toute cohérence est destinée à être remise en question et défaite comme si rassemblement et dispersion étaient les deux termes momentanés, jamais exactement atteints, de l’oscillation sans trêve qui régit toute œuvre, qui m’interdira donc de recueillir en un discours définitif, de résumer en un seul mot, une histoire, toujours différente d’ellemême, dont la brisure est sans doute le seul invariant. Le fossé, presque un abîme, est au plus large au moment où ce qui appelait le langage s’est retiré de l’œuvre au point de la faire paraître plus vide que la dépouille d’un corps qui n’aurait jamais été vivant, et pourtant cette cassure même peut devenir une articulation à la recherche d’une nouvelle rive. Il y aura toujours du jeu entre le vécu et le langage, désaccord entre une histoire et une autre histoire ; le chasseur, enfin sans proie, sera lui-même toujours débusqué, libéré : puis-je supposer que ce décalage, peut-être un recul, engendre une ligne de pente, toujours rompue, mais en vrille, dont le terme non accessible : région polaire dépourvue de centre, serait la discrète merveille du vide ? Devant une tâche dont aucune persévérance ne viendra jamais à bout, qui restera toujours inachevée ou même non commencée, on pourrait éprouver un sentiment d’immense fatigue : devoir marcher, sans espérer se rapprocher d’un but ultime, peut être en effet considéré comme un malheur, mais à celui qui se fraye un chemin, tout en sachant la chimère du but comme du commencement, sera peut-être donnée la jeunesse du cœur, cette douleur à la faveur de laquelle il s’émerveillera de découvertes éphémères, libres des catégories de la réussite ou de l’échec. Celui qui voudrait renoncer, chez lequel s’endormirait même le tourment de l’insatisfaction, apprendra qu’il a dépassé depuis longtemps le point de non-retour : souhaitons-lui d’accepter gaiement de devenir cet interdit de séjour sans aucune place de sûreté, cet aède errant, sans intimité, dont l’exode à rebours conduit vers l’inconnu. J’ai failli écrire : ne le conduit nulle part, mais je me suis corrigé : le désert, pourtant rocailleux et presque sans horizon, passe de loin
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en loin par une oasis dont un homme libre doit apprendre à aimer la pauvreté sans cesse accrue, nudité sans aucun sourire qui se fera peut-être belle comme le désert. J’avais supposé que j’irais vers toujours plus de silence et de pauvreté : cette hypothèse était juste, mais dans un sens différent de celui que j’avais prévu, et ainsi la ligne mélodique, elle aussi, a été et sera toujours altérée, voire rompue. Ma marche, sans cesse brisée, est-elle la trace à distance, jamais tout à fait exacte, de la cruelle migration du pôle au cœur étoilé ?
Fugue
à Jacques et Marguerite Derrida
La fugue est une composition musicale écrite dans le style du contrepoint et dans laquelle un thème et ses imitations successives forment plusieurs parties qui semblent « se fuir et se poursuivre l’une l’autre » (Rousseau). Dictionnaire Robert.
1. Pourquoi ne commencerais-je pas par cette remarque que je comprends mal et qui m’étonne moi-même ? J’attends de l’ouvrage à écrire ce que l’on demande d’habitude à la vie, ou même je vais jusqu’à croire que je peux, quant à moi, tenir pour négligeables les événements de ma vie d’homme, voire ceux du monde, en regard de ce qui peut m’arriver en écrivant, de ce qui ne pourra arriver que dans la mesure où j’écrirai. Je serais certes bien en peine de préciser en quoi consiste cette écriture, cette vie, dont je donne à croire que j’attends tout, alors que j’ignore ce que j’attends, ce qui m’attend, mais, s’il n’est point question d’écrire une autobiographie, je donnerai néanmoins à cet ouvrage, à titre provisoire et pour servir de repère, le nom de biographie, car mon entreprise m’importe dans la mesure où elle sera liée, je ne sais comment, à l’acte d’écrire, acte qui ne serait plus subordonné ou accessoire puisque ni en fait ni en droit, ma vie — une certaine vie — ne pourrait en être séparée. — Qu’est-ce qu’écrire ? Je retrouve la phrase écartée par laquelle j’aurais pu tout aussi bien commencer : écrire m’est inconnu. J’aurais pu aborder cet ouvrage un peu autrement, en prenant un biais auquel je dois à présent recourir, car, à défaut d’une réponse directe à la question « qu’est-ce qu’écrire ? », il me faut 255
prendre un détour, jouer à ce que les enfants appellent « le portrait chinois ». Transposons ce jeu à notre usage. Je connais le nom : un livre, mais rien que le nom de la chose à deviner, et pourtant je peux interroger et même répondre à l’interrogation comme si je connaissais la réponse ultime à la question posée. — Qu’en seraitil donc de ce livre s’il s’agissait d’un Traité de physique ? La formule de Newton ne serait pas seulement une formule, mais ellemême, ou, mieux encore, elle seule serait pesante : la pesanteur s’exercerait dans la formule, par la formulation de la loi, et nulle part ailleurs. — Et si j’étais explorateur ? Je ne pourrais découvrir mon lieu qu’au moment où j’en ferais la cartographie ; cette carte ne devrait pas seulement être une carte mais une ouverture à... A quoi ? J’ignore la réponse, ou plutôt je peux banalement dire : une ouverture au pays, mais je voudrais savoir ce que serait pour l’écrivain l’homologue du pays pour l’explorateur, de la gravitation pour la loi de Newton. — Si j’étais historien, je ne rapporterais pas un fait révolu, mais je deviendrais le contemporain d’un événement par lequel je serais intimement concerné : la narration même l’aurait provoqué à tel point que le livre serait le seul champ de l’histoire. Continuons patiemment de jouer au portrait chinois, mais précisément qu’en serait-il de l’ouvrage à écrire s’il s’agissait d’un jeu ? Il faudrait jouer et en même temps écrire le Traité de ce jeu, ou, plus exactement, le jeu même consisterait à écrire le Traité du jeu. Comment jouer ? Je ne puis appliquer les règles d’un traité qui n’existe pas encore ! Une solution est possible : que l’élaboration du traité fasse partie intégrante de l’exécution. La partie n’a pas encore eu lieu, je n’aurai jamais le rôle tranquille du pur spectateur, et c’est pourquoi il faut, même à tâtons, commencer par jouer, par provoquer et observer les mouvements, quitte, plus tard, à reconstituer à partir des traces d’autres mouvements d’abord inaperçus. Supposons en effet que j’ignore le jeu d’échecs, mais que les pièces laissent sur l’échiquier une trace révélatrice de leur déplacement, je pourrais, non sans beaucoup de mal, reconstituer la marche réglée des pièces, mais aussi découvrir leur nombre, leur fonction, leur nature : je postule qu’une opération similaire est possible à propos de l’écriture. — Si je feins de tout ignorer de l’objet à deviner et si je pose la question : « qu’en serait-il de cet objet si c’était un livre ? », que puis-je répondre ? La loi de Newton n’est pas la pesanteur ; la carte n’est pas le terrain 256
qu’elle représente ; le livre d’histoire n’est pas l’histoire ; écrire un Traité d’échecs n’est pas jouer aux échecs, mais, si je maintiens l’axe de mes différentes métaphores, l’ouvrage à écrire serait tel que les mots formule, carte, récit, traité, seraient transformés par leur liaison même avec la pesanteur, le pays, l’histoire, le jeu, et réciproquement. En ce qui concerne la physique, la géographie, l’histoire ou le jeu, un tel projet est aberrant, mais je crois ou je parie qu’il est un domaine, et un seul, où ce projet est réalisable : la littérature. Ce serait en effet seulement par l’acte d’écrire que se produirait et par conséquent pourrait se lire..., mais quoi donc ? La réponse ne m’est-elle pas déjà connue ? N’ai-je pas appelé cet ouvrage : biographie ? La vie serait-elle donc pour le livre l’équivalent de la gravitation pour la loi de Newton ? — Une telle réponse serait-elle admissible à la condition de rappeler que la liaison du livre et de la vie sera telle qu’elle transmutera le sens ordinairement attribué à ces deux mots au point de rendre leur dualité impossible ? Je n’ai pas dit : il y aura un seul mot, encore tout à fait inouï puisqu’il désigne ce qui n’existe pas encore, et pourtant à la question : « quel est pour l’écrivain l’homologue de la gravitation pour le physicien ? », une seule réponse est possible : l’écriture. — Écrire m’est inconnu, et ainsi la réponse se borne à redoubler la question : ce serait seulement dans le livre que se produirait, et, en partie, pourrait se lire l’aventure d’une écriture inconnue.
2. Je suis si ignorant de l’ouvrage à écrire, si peu assuré de sa possibilité, que je jalouse le lecteur éventuel qui, rassuré par l’épaisseur du livre, ne peut croire à l’incertitude de l’auteur. Comment faire participer le lecteur à la discontinuité de l’écriture ? Comment opérer de telle façon que le legato de la lecture soit brisé par les à-coups de l’écriture ? Il faudrait arriver à écrire de telle sorte que le lecteur s’attende à une fin abrupte ou même soupçonne le volume de se prolonger artificieusement par de nombreuses pages blanches. Cette suspicion serait ici justifiée, car se décider à entreprendre un ouvrage n’entraîne pas nécessairement le début de l’histoire effective. Le commencement n’est pas tant une ligne à 257
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franchir qu’une période à traverser, un espace dans lequel il faut s’insinuer, espace qui n’est pas impénétrable, mais dont les pistes multiples se perdent ou s’enchevêtrent si bien qu’au lieu d’être rejeté au-dehors comme un intrus, on se retrouve avant le commencement et pourtant avec un passé derrière soi. Dans un ouvrage comme celui-ci, les pages les plus ingrates à écrire sont peut-être les premières : si je persiste dans mon entreprise, il me semble qu’à partir du moment où j’aurai derrière moi un passé de quelque épaisseur, écrire deviendra plus facile. L’écriture ne se heurte à aucun obstacle, mais, retenue par l’histoire qui n’a pas encore eu heu, elle ne se trace qu’avec lenteur, parcimonie et, avant tout travail, elle est menacée d’épuisement comme si le livre devait dérisoirement se composer de feuilles blanches abusivement reliées en un volume narquois, symbole maladroit d’un espace vide que l’écriture n’aurait pu entamer. Pourquoi suis-je porté à penser : cette douleur est peut-être ma seule chance ? L’histoire s’est mal engagée ou ne s’est pas encore engagée : rien d’autre ne m’est arrivé que cette douleur, temps sans épaisseur qui précède le commencement, liseré vide qui borde le vide, très fine incision par laquelle l’écriture est touchée au cœur : encore qu’il ait l’avantage d’être exactement l’inverse de celui qu’il aurait fallu choisir, aucun titre ne pouvait donc être plus malencontreux que celui de biographie ! S’opposant en effet à ce que provisoirement, et faute de mieux, j’appellerai mon écriture, puisque posée noir sur blanc par celui qui dit « je », il y a en effet je ne sais quelle blancheur ennemie qui évide mon écriture, la disjoint d’elle-même, un blanchiment qui efface par avance ce que j’aurais pu écrire, me déloge sans cesse de ce que je ne suis donc pas en droit d’appeler mon écriture : cette rayure, cette éclaircie, ce sillon, je l’appellerai contre-écriture, tout en répétant que cette douleur est sans doute ma seule chance. — Tenu pour improbable, réservé du moins pour un temps très ultérieur, ce fut l’inespéré et c’est encore une fête : il est juste, je crois, de ne point s’appesantir, mais pourquoi taire cette gaieté ! Cette innocence ne m’empêche pas d’être méfiant, car la fête a oblitéré la douleur, la seule chance peut-être, mais à la condition qu’elle ne se déclare jamais comme telle. Il est sans doute impensable, mais il n’est pas impossible que l’éclaircie : l’ouverture sur le vide, ait en retour donné lieu à la fête ; il est possible que la contre-écriture, menace dont on ne peut que se détourner,
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apporte secrètement la vie à l’ouvrage, mais il se peut aussi ou ainsi qu’un renversement se soit opéré à partir du moment où la douleur de ne pas écrire, douleur qui ne laissait directement aucune trace, du moins sur le papier, est devenue le sujet de l’écriture. N’en suisje venu à la fête que pour avoir un instant suturé par un nom une douleur indicible ? Dois-je penser au contraire que la contreécriture m’a écarté d’un seul mouvement et de l’écriture entamée en son vif et de la douleur qui lui est liée ? Je le crois plutôt, mais la question reste ouverte. Peut-être pourrais-je continuer d’écrire directement, mais je préfère d’abord relire mon texte : afin de poursuivre ma tâche, ne me faut-il pas rectifier mon projet primitif et d’abord étudier dans quelle mesure il a été et confirmé et modifié ? Faire un bilan, même la plume à la main, est tout à fait prématuré, mais, si sommaire soit-il, j’espère que plus tard il pourra me servir de repère. Vivre, écrire, est une aventure à tel point que dresser un bilan : cette opération comptable où l’on établit un actif et un passif, est un procédé très contestable : mon projet ne s’est pas exécuté en même temps qu’il se formulait, mais qu’importe si l’imprévu s’est accompli ! Ne serait-il pas néanmoins plus exact de dire que mon projet a commencé de se réaliser, mais autrement que je ne l’avais envisagé ? La douleur, la fête, ou plutôt cette douleur nue, cette fête libre, qui n’ont pas été sans retentir sur ma vie d’homme, je ne les aurais pas connues si je n’avais entrepris cet ouvrage, mais pourquoi cette liaison ? Je l’ignore et j’aimerais bien le savoir. Cet ouvrage répondra-t-il à cette question ? Encore faut-il l’écrire ! Si je n’avais tenté d’écrire, un enjouement aussi éphémère que peu contestable me serait demeuré inconnu, mais je serais surtout beaucoup moins misérable, si misérable que la chance ne saurait en aucun cas justifier la douleur. La chance ne se rencontre pas sur n’importe quel chemin, mais, toujours fortuite, sans antécédent et sans lendemain, elle n’est ni le but ni le fruit de la peine. Comment, sans contradiction, oserais-je exiger le sérieux d’une explication philosophique de cette légèreté dont le privilège consiste plutôt à ne jamais neutraliser l’inconnu ! La fête n’est pas l’achèvement victorieux de la partie, mais seulement une phase du jeu qui, après coup, avive la douleur. Je ne pourrai bien longtemps continuer dans cette voie. Il est encore beaucoup trop tôt pour que je puisse décrire un jeu 259
dont je ne sais même pas s’il comporte ou non une règle, mais n’aije pas fait quelque progrès dans l’identification des pièces ? Ma solitude est sans appel, et pourtant je ne peux affirmer que l’écrivain est le seul joueur. Puis-je donc en déduire qu’il y a deux joueurs ? Ni un seul ni deux, mais je peux préciser que l’écrivain n’est pas tant un joueur qu’une pièce du jeu, pièce d’autant plus dangereusement exposée aux aléas de la partie qu’elle ne connaît par avance ni son rôle, ni ses pouvoirs, ni les règles de sa conduite. La réussite, et par conséquent l’échec, n’ont pas de sens là où, d’entrée de jeu, la maîtrise est exclue, mais il n’empêche que l’enjeu me paraît exorbitant : comment, humainement, ne pas désirer sauver la mise, mais, quant à l’ouvrage, comment ne pas comprendre aussitôt que ce geste serait absurde ! Les exigences de l’ouvrage à écrire et les intérêts de l’individu sont divergents : je ne puis me soustraire à l’acte d’écrire tout en me conservant comme écrivain, car toute pièce perd sens et existence si on la retire du jeu dont elle fait partie, et c’est pourquoi l’abri d’une sphère parfaitement close serait le tombeau vide d’un écrivain laissé au néant. Écrire est une passion qui serait beaucoup moins vive, voire impossible, si l’ouvrage à écrire, et par conséquent l’écrivain luimême, n’étaient misés à fonds perdu : par une détermination que je ne saurais justifier, qui sans doute défie tout commentaire, mais qui n’exclut pas quelque frisson d’horreur, j’irai jusqu’au bout, et pourtant si je décidais que l’écrivain doit aller directement, et sans rémission, du côté de la plus grande douleur, je ferais dérisoirement courir à l’ouvrage futur le risque d’être anachroniquement sacrifié avant d’avoir été écrit. Si l’on appelle stratégie tout ce qui concerne la conduite générale du jeu et l’organisation de la légitime défense de l’écrivain, écrire un ouvrage est inséparable de considérations stratégiques, mais il faut aussitôt rectifier cette proposition en ajoutant que la stratégie est en même temps nécessaire et contradictoire dans la mesure où la vie n’est pas d’un côté et la mort d’un autre. Puisque je ne peux faire autrement, je parlerai d’abord sans exactitude. Non pas en dépit, mais au contraire en raison même de son ambiguïté, le détour : moyen de faire ou d’éluder quelque chose, caractérise ma démarche : lorsque je tente d’avancer par une certaine voie, mais que la douleur tend à se faire inhumaine, j’opère un décrochage, car je compte ainsi gagner du temps et j’ai l’espoir 260
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d’acquérir une maturité, une force qui me permettraient, le moment venu, d’affronter avec moins de risque la même difficulté. Cette tactique peu glorieuse est-elle du moins efficace ? Le détour est-il un chemin plus long que le chemin direct, mais qui mène au même point ? Aucun détour n’est sûr, et c’est pourquoi, de renvoi en renvoi, je risque seulement d’user de faux-fuyants qui ne me permettront même pas de mettre un terme à la chasse que j’aurai suscitée contre moi. Louvoyer n’est pas une méthode, mais, si la voie directe est trop dangereuse, comment procéder ? Opposer chemin direct et détourné me paraît une distinction sommaire et factice : je peux soit me dérober, soit ne pas biaiser avec la douleur, mais, même si j’opte pour ce dernier parti, loin d’être conduit tout droit au but, je n’en serai pas seulement écarté de manière toute provisoire, mais il y aura, il y a eu ce que je suis tenté d’appeler un détournement. — Ne suis-je pas sévère et injuste ? Je le crois. Former des pensées, les maintenir jusqu’au moment où elles seront défaites, où s’écrira ce que je n’aurai pas prévu : ce jeu cruel n’est-il pas le seul qui, de rupture en rupture, permette que se creuse le lit, non certes d’un chemin, mais de ravinements multiples ? A la pensée de ce jeu dangereux, comment ne pas dire mon espoir, mon appréhension ? Si l’ouvrage à écrire était un tissu, il serait enté d’ajours, et il se peut en effet que l’ensemble des parties strictement tissées et des trouées, voire des déchirures, forme le texte lui-même, mais l’espacement deviendra-t-il chaque fois l’espace vide sans lequel il n’y aurait point la dentelle ? Il n’y a aucune sûreté à ce propos : le jour lui-même n’est pas obtenu par une technique dont l’écrivain, tirant les fils, serait le maître, mais par un écartement qui n’atteint pas seulement le tissu et le tissage mais le tisserand lui-même. L’ajour est donc le moment de la chance : que se forme un texte aux figures toujours inattendues, mais aussi celui du plus grand risque, non seulement celui d’une interruption définitive, mais aussi, quant au livre, d’un ignoble gâchis. Peut-on distinguer l’ajour qui porte chance de celui qui porterait malheur ? Je ne le sais pas. Faut-il faire fond sur la résistance de l’écrivain à la déformation ou bien au contraire sur sa souplesse, sur sa capacité à tirer parti de tout, à faire profiter l’ouvrage à écrire de bouleversements qui remettront tout en question et en particulier l’ouvrage en tant que livre ? Il y a liaison et opposition entre l’ouvrage à écrire et cette contre-écriture vers laquelle je me tourne,
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mais dont aussitôt je me détourne, car la douleur n’est sans doute rien d’autre que ce rapport à penser, à dire, à vivre, ce rapport impossible à penser, à supporter, mais dont je voudrais pourtant qu’il s’écrive.
3. J’ai espéré qu’en persistant dans mon entreprise, écrire me deviendrait plus facile : je ne sais si écrire sera aisé, mais ne pourrais-je à présent tenter de répondre à la question : « qu’est-ce qu’écrire ? » L’opération qu’il me faut exécuter est si singulière qu’il serait prudent de l’effectuer avant de tenter de la définir, car le passé sur lequel je ferai fond, loin d’être constitué par les lignes que l’on a pu lire jusqu’à maintenant, appartient plutôt à une histoire différente, quoique liée à la première, histoire qui est en même temps derrière et devant moi. Je dois faire œuvre de découvreur plus que d’inventeur, et pourtant la seule lecture ne peut faire office de révélation au sens photographique de ce terme, car l’histoire, loin de s’être déjà pleinement accomplie, pourra se lire seulement au fur et à mesure qu’elle s’inscrira comme si la mémoire du livre lui offrait ce lieu et ce temps dont jusqu’alors elle aurait été privée. Tout se passe comme si m’avait été donnée, à mon insu, la possibilité d’accomplir un très ancien projet auquel j’ai à peine fait allusion : écrire un livre qui soit à lui-même son contenu, qui produise et inscrive sa propre formation, projet dicté par le souci de mettre à jour le fonctionnement réel de la pensée. Je désirais que l’esprit, se substituant au « je », se montre lui-même, manifeste sans voile son propre mouvement, parle directement sa propre langue, mais l’esprit, mot détestable qu’il me faut remplacer au plus tôt, ne se donnant dans aucune appréhension immédiate, ne parlant pas mais écrivant, il est nécessaire de lui fournir la possibilité de laisser une trace : la feuille blanche prête à devenir scriptogramme. La métaphore la plus simple, à peine une métaphore, est donc celle d’un mobile ou d’une machine, dotée d’une sorte de stylet sismographique, qui se déplacerait tout en marquant son mouvement, qui se décrirait par cette marche aussi essentielle et caractéristique que celle d’une pièce du jeu d’échecs. Comparer un 262
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de l’épreuve m’écarte tellement de « moi-même » que mon tourment fait place à une souffrance que je supporte, mais dont je ne puis affirmer qu’elle est encore la mienne. Si les doutes intellectuels, qui pourtant m’ont beaucoup déchiré, caricaturaient l’épreuve, m’en éloignaient insidieusement, je m’en écarterais bien davantage en cherchant à tout dire, à tout comprendre, à m’approprier ce qui ne m’appartient pas, ce que je ne puis donc appeler mon propre secret même s’il constitue le centre de toute mon aventure. Dire, exigence majeure, est un mystère, longtemps demeuré inaperçu ou presque, qui se déroberait si je cherchais à en rendre directement raison, tandis que son espace me comprend dans la mesure où je me voue à ma seule tâche : dire, ou, plus exactement, écrire l’épreuve qui réduit au silence. Poursuivre est un impératif auquel il faut répondre, et non point une énigme à déchiffrer : je ne parviendrai donc jamais à comprendre vraiment pourquoi écrire, ou plutôt cette modalité d’écrire sans laquelle jamais je n’aurais parlé de Biographie, achemine vers l’inconnu, l’étranger à jamais, vers je ne sais quoi d’insupportable auquel pourtant je demeure lié par serment mais aussi par désir. Si je garde l’esprit et le cœur tournés vers ce point extrême ; si j’ai constamment le souci du langage le plus juste, des pensées me viennent qui me frayent un chemin, mais un chemin de moins en moins praticable. Je ne puis avancer davantage faute de la force — ou du courage ? — nécessaire pour penser l’épreuve, pour supporter une souffrance encore plus aiguë qui pourtant ne serait pas l’ultime : loin de la terre des hommes vers laquelle je ne puis ni ne veux revenir ; loin de la zone d’effondrement vers laquelle j’aurais dû retourner, resterai-je paralysé, coincé dans cet entre-deux, prisonnier d’un piège qui pourtant n’existe pas ? — ... — La persévérance stérile avait fait place à une patience nue, sans limite, mais, à ma propre surprise, j’en vins à penser que si le désœuvrement, une souffrance par conséquent sans nom, était mon destin, je l’acceptais et même je l’aimais. Je ne suis pas passé sur l’autre rive ; la séquence n’a pas pris fin ; la souffrance ne s’est pas dissipée, mais j’ai connu un semblant de sérénité. Quelque courage m’a été redonné, mais de nouveau je suis seul et je crains d’être incapable de répondre à la longue attente. Une fois encore il me faut franchir les portes de l’effroi, non pour les dépasser, pour parvenir au cœur royal du labyrinthe, mais 587
seulement pour m’approcher de ce qui demeure, de ce qui demeurera à une distance infime, infinie, pour me retrouver par conséquent à l’orée d’une douleur dont je ne sais rien, dont sans doute jamais je ne saurai rien, si ce n’est qu’elle garde mon secret, un secret de vie et de mort. Aurai-je donc pénétré une seule fois dans cette zone interdite où biographe et signataire auraient pu ensemble disparaître, dans cette région fermée où le pressentiment d’une fin prochaine n’a peut-être été qu’un moyen illusoire d’échapper pour un temps à un supplice sans fin et peut-être sans vérité ? Je l’ignore. La réponse — jamais je ne la connaîtrai — aurait été donnée si j’étais parvenu au bout de mon aventure, jusqu’à cette épreuve inconnue en regard de laquelle tout ce que j’ai subi jusqu’à ce jour, même le plus dur, n’aurait été que parodie, mais cette épreuve, je l’ai affirmé plus d’une fois, a déjà avorté en un autre temps et provoqué un inimaginable désastre dont ma misère est le lointain contrecoup. Faut-il vraiment désespérer que l’histoire tourne autrement, qu’il y ait encore une chance, même faible, de trouver le mot de passe, de parvenir à la délivrance, ou bien, comme à présent je suis disposé à l’admettre, dois-je non seulement consentir mais participer à la répétition accablante, à l’aggravation de..., mais de quoi au juste, et pourquoi ? Comment m’approcher davantage ? En ne taisant pas plus longtemps ce que j’ai volontairement passé sous silence, ce que je crains le plus : le retour de l’écart, de cet écart qui a rompu le but, brisé la douleur vers laquelle cependant je me tourne et m’achemine en vacillant, ce lieu indécis, sans contours, sans abords, unique pourtant, qui ne cesse d’errer autour de sa propre figure. Cette oscillation immobile — je l’ai découvert depuis longtemps, mais je l’ai trop occulté — touche à la racine du malheur : si je ne réprimais plus la douceur, la violence d’un tremblement infime, incessant, j’apprendrais sans doute que l’« écart », la « chose-ensouffrance », pourtant inconciliables, relèvent d’une même douleur qui durera jusqu’à la fin du monde.
Loin de moi, tout près, qui donc exhortait et suppliait : « Au tout dernier moment, ne te détourne pas en dépit de l’effroi immense » ?
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Et maintenant ? Je suis parvenu, je ne sais comment, à rassembler d’ultimes forces ; j’ai écrit la troisième séquence comme si elle devait être la dernière, mais ensuite, diminué, altéré par la souffrance, j’ai dû me résigner à faire une pause. Contrairement à mon attente, je n’ai pas récupéré et tout au contraire je n’ai cessé de m’affaisser : je suis las et même vidé, tellement découragé que je me demande si le mieux ne serait pas d’en rester là. Ces lignes misérables, preuve d’un tassement qui deviendrait irréversible pour peu que je me laisse aller, ces lignes mutiles, complaisantes, peut-être ne pourraisje les écrire si j’avais été tout à fait réduit au silence, mais, pour le moment, je ne puis rien écrire d’autre. Je suis tombé si bas que mon serment est en passe de n’être plus qu’une vaine formule. Il me faut prendre patience, mais quand bien même, pour la première fois, persévérer serait inutile, même si par conséquent il me fallait enregistrer le décès du seul « biographe », je ne regretterais pas d’avoir sans réserve joué le tout pour le tout : au dernier moment, alors que depuis longtemps je n’osais plus l’espérer, je suis allé audelà d’une limite que j’avais déclarée indépassable. Je n’aurais pas enduré des souffrances de plus en plus déraisonnables si je n’avais eu l’espoir, longtemps déçu, finalement
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justifié, de faire un progrès, même infime, mais, du moment que l’aventure ne s’est pas achevée, qu’elle est vraisemblablement interminable, comment, non sans ingratitude, ne serais-je pas porté à dire : « A quoi bon ! »? Si j’en suis toujours au même point, poursuivre revient-il donc au même que cesser d’écrire ? Il se peut, mais céder à la nostalgie d’une fin abrupte, ou quelconque, constitue une faute, une tentative pour couper court à une épreuve dont je n’aurais pas oublié, si je ne m’en étais détourné, qu’elle exige une patience infinie. Pourquoi en est-il ainsi ? Cette question décisive il me faut bien la poser, mais j’ignore la réponse, et sans doute me faut-il accepter de l’ignorer à jamais. Poursuivre. — Poursuivre, je le sais de longue date, est tout autre chose que continuer, et pourtant ne me faut-il pas une fois encore m’approcher de cette zone où... Comment achever cette phrase trop familière ? « De cette zone interdite où biographe et signataire pourraient ensemble disparaître », « de cette zone extrême toute proche de la vie, de la vie effrayante, à jamais inconnue, de la vie jamais vécue » : il m’est impossible de copier purement et simplement l’une ou l’autre de ces formules, voilà tout ce que je sais. A parler ainsi, à me laisser dominer par l’amertume, ne suisje pas injuste ? Jamais je ne peux mettre mes pas dans mes pas : telle est effectivement l’épreuve dont, homme paresseux et pusillanime, toujours je me plains, mais, contrairement à ce que j’ai dit et répété, il n’est pas vrai que la loi de l’écart, ne faisant aucune exception, l’emporte sur la formule-clef : sans cet écart mon serment serait devenu lettre morte. Affirmer : « Toujours j’irai de ce côté, jamais d’un autre » ne revient pas à dire — telle fut longtemps mon erreur — : « J’ai un seul désir : me rapprocher toujours davantage de la “chose” qui suscite et l’attrait et l’effroi. » En me représentant par avance le « côté » vers lequel je me tourne, en l’identifiant à un point précis, déjà connu, j’ai chaque fois transgressé la loi de l’écart, je me suis exposé — je n’ai garde de l’oublier ! — au plus brutal choc en retour : je devrais donc reconnaître que ma recherche demeure, quant à ses fins, beaucoup plus incertaine que je ne suis disposé à l’admettre, et pourtant, en dépit ou à cause de mes tâtonnements, je demeure convaincu qu’elle tourne toujours autour d’un seul point. Quel point ? Si tout ce que j’ai subi jusqu’à ce jour, même le plus inhumain, n’est que la lointaine préfiguration de ce qui m’attend, comment
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parviendrais-je, même avec un courage fou, à garder l’esprit et le cœur tournés vers ce point inconnu, vers cette épreuve extrême dont une fois encore je dois m’approcher à travers un monde si dur, peut-être si hostile à tout homme, qu’il découragerait le plus intrépide ? Au fur et à mesure que je dis l’épreuve, que je m’en approche, le chemin s’étrangle, mais pourquoi donc ne sera-t-il pas rompu silencieusement, définitivement, par l’Épreuve, celle qui ne se laisse pas penser ? Les portes de l’effroi, à la condition que j’aime la vérité, que je garde constamment le souci du langage le plus juste, constituent, je le crois, un passage très resserré, mais un passage. Sur quoi donne-t-il ? De quoi donc suis-je tout proche ? Du vide, ou plutôt d’un Lieu vide ? Peut-être, mais je ne saurais me le représenter. Je dois m’approcher en secret de moi-même, seulement m’approcher. Je n’ai pas été rejeté ; je n’ai pas rebroussé chemin et tout au contraire j’ai dû franchir je ne sais quel cap : suis-je donc passé, mais tout à fait à mon insu, par ce lieu où le chemin tourne ? Je reviens d’une épreuve — était-ce bien une épreuve ? — dont je ne sais même pas si elle a eu lieu ou non. Peu importe, mais, si je ne me hâte pas, la fête, si fragile, ne me laissera pas le temps de dire ma gratitude. Que ne suis-je poète : j’aurais écrit un hymne à l’amour !
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Est-il donc arrivé ce moment tant souhaité, tant redouté, où, faute de pouvoir ajouter un seul mot, je comprendrai que mon aventure, même inachevée, a pris fin ? La fatigue dont je ne me remettrai plus, la conscience aiguë de la médiocrité de mes moyens face à une tâche d’une difficulté dont on n’a pas idée, ne sauraient longtemps dissimuler ma nostalgie, sans doute feinte, d’une vie quelconque, paisible, et même heureuse à la condition que je perde jusqu’à la mémoire d’une tout autre vie. Mettre un point final à mon entreprise, ou du moins me soustraire, d’une manière ou d’une autre, à un tourment qui excède tout courage, ce désir, si raisonnable, avivé par la souffrance, est-il devenu irrésistible ? J’ai été plus d’une fois au bord de l’épuisement, mais jamais encore je n’ai été en droit d’affirmer que j’étais vraiment à bout de forces : seule une inconsciente démission me permettrait de simuler si parfaitement la « rigor mortis » que, non content de donner le change aux autres, je tromperais ma propre vigilance. Ce dur rappel, même injuste, était nécessaire, mais cette exhortation n’a trouvé aucun écho. Si j’avais l’assurance, ou du moins l’espoir, que cette séquence sera la dernière, de nouveau prendrais-je mon travail à cœur ? Même si je parvenais à jouer mon va-tout, je n’aurais pas la certitude d’aller enfin jusqu’au bout d’une histoire d’autant plus 597
troublante qu’elle écarte, semble-t-il, toute conclusion. Il me faut consentir à un tourment bien pire que celui de Sisyphe, un tourment qui ne laisse aucun repos : je ne sais quelle hâte me pousse à aller toujours de l’avant, hâte douloureuse, car elle ne délivre pas de l’inertie. Une fois encore — une dernière fois ? — parviendrai-je à répondre à l’impératif qui jamais ne décline : « Poursuivre. — Poursuivre, il le faut. » ? A supposer qu’au terme de la séquence précédente j’aie atteint pour la première fois le lieu où le chemin tourne, je n’ai pas été reconduit à mon point de départ : je ne puis ni mettre — vainement — mes pas dans mes pas, ni retrouver, en me frayant un nouveau chemin, un lieu, tout lieu, déjà marqué par mon passage. J’ai mis longtemps à découvrir cette dure loi de l’écart, plus longtemps encore à l’accepter, car elle heurte le sentiment et ne cesse de déconcerter la pensée : j’ai admis que jamais ne revienne ce moment fugace, inoubliable, où la douleur, la même douleur, changeant de registre, était devenue le lieu de la clarté, mais comment aurais-je pu renoncer au désir d’être à nouveau conduit jusqu’au seuil de la vie, de la vie effrayante, jusqu’au seuil de l’inconnu ? De ce désir, apparemment si légitime, il n’a été tenu aucun compte, car la loi de l’écart, dont sans doute on ne peut rendre raison, ne fait aucune exception, même pas en faveur de je ne sais quelle « chose » qui éveillerait et l’effroi et la compassion. Faut-il en conclure, comme souvent je suis tenté de le faire, que la « biographie », loin de participer à la plus grande aventure du monde, est une entreprise non seulement folle mais littéralement insensée ? Je ne m’abîmerais pas dans des réflexions aussi excessives, je souffrirais moins d’un perpétuel déracinement, si je cessais de prendre le cœur du labyrinthe pour l’improbable but ultime. Que ne suis-je capable d’aimer sans réserve cet écart silencieux, incessant, qui, loin de me distraire de ma tâche, interdit toute confusion paresseuse, arrache à la mollesse de l’errance, met à vif mon serment : « Toujours j’irai de ce côté, jamais d’un autre » ! Quel côté ? Je l’ignore. Est-ce que du moins je suis toujours convaincu que ma recherche tourne autour d’un seul point, en retrait de toute révélation et même de toute représentation, mais unique ? Je ne peux répondre ni par Oui, ni par Non ; je sais seulement que si tout chemin, une fois frayé, devient impraticable,
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il est néanmoins possible d’avancer à la condition d’aller toujours du côté de la plus grande souffrance.
L’écrivain, le biographe et le signataire auraient pu disparaître simultanément, mais cette issue s’est dérobée ; la mort du signataire — il m’est arrivé de la désirer — reste imprévisible ; la sénilité de l’écrivain viendra-t-elle, de fait, mettre un terme dérisoire à une aventure inépuisable ? Je suis certainement encore plus usé que je ne le croyais et vraisemblablement jamais je ne retrouverai les ressources indispensables, car la bonne volonté ne suffit pas, pour répondre réellement à l’impératif qui ne souffre aucun retard. Peutêtre ai-je progressé, de manière certes inégale, de séquence en séquence, mais, après chaque séquence, régulièrement, je suis tombé un peu plus bas, si bas que cette fois-ci, en dépit de tous mes efforts, d’une très longue obstination, je n’ai pas pu me relever, faire face à une exigence décidément trop haute pour moi. Je voudrais croire que cette lente dégradation est seulement le simulacre d’une tout autre chute, mais n’ai-je pas depuis longtemps pressenti, et même prédit, ce qui m’arrive ? Allant à contre-vie, à rebours du langage, j’appréhendais, non sans raison, de demeurer court, la langue à jamais liée, mais précisément, si les soupçons, la malveillance dont j’ai fait preuve à mon endroit, sont injustifiés, n’en suis-je pas venu au moment où je dois laisser inachevée une séquence, par conséquent toute mon entreprise, où il ne me reste plus qu’à me résigner, à conclure en prenant le contrepied d’une affirmation fondamentale, longtemps réitérée ? Jamais la menace d’interruption n’a été aussi précise ; il n’est pas exclu que je perde, ou même que j’aie déjà perdu et l’« écriture », et l’intelligence de ce qui, non-familier, me fiit pourtant si proche, mais j’hésite encore à dire : « Je ne me suis pas détourné de l’“épreuve”, et pourtant j’ai perdu et l’“écriture”, et la “vie”, par conséquent la “biographie”. » La « thanatographie » s’est-elle insidieusement substituée à la « biographie » ? Dans la mesure même où j’ai beaucoup fait pour mener à bien la tâche secrète d’écrire l’épreuve qui réduit au silence, n’ai-je pas, de toute façon, en tant que « biographe », 599
inéluctablement travaillé à ma propre perte ? Si sévère et obscur que soit mon sort, il diffère de celui, innommable, que j’appréhendais, car une pensée désespérante a cessé de me tourmenter. « Comment trouverais-je le repos si tout ce que j’ai subi, même le plus inhumain, n’est que le simulacre d’une tout autre Épreuve !» : je n’ai pas trouvé le repos, l’Épreuve reste inconnue, et pourtant cette phrase, maintes et maintes fois répétée, il n’est plus besoin de la reprendre. Depuis quand ? Depuis l’instant où toutes les pages, sans avoir été effacées, ont été écartées de telle manière qu’il m’a été impossible d’ajouter un seul mot ? A partir du moment où j’ai découvert que le chemin est brisé en plusieurs chemins divergents, où j’ai estimé qu’en conséquence le projet d’aller toujours du côté de la plus grande souffrance est irréalisable, ou plutôt avait avorté dans son principe ? Lorsqu’à la pensée d’une solitude sans nom, d’une détresse dont je n’avais aucune idée, j’ai reculé d’horreur tout en murmurant à part moi : « Il n’est pas possible de le laisser souffrir ainsi » ? J’hésiterai sans fin entre ces hypothèses et quelques autres sans même savoir si l’une d’elles est la bonne, mais je me demande si mon aventure n’a pas pris fin, entièrement à mon insu, dès l’instant, qui échappe à tout compte, où je me suis retiré du Lieu vide où je n’étais pas entré. Il n’est pas exclu que ces pages constituent un post-scriptum tardif à la séquence qui précède, mais, même si ces pages sont les dernières, le devoir d’écrire, de poursuivre, n’a pas cessé, ce devoir auquel, pour mon malheur, je n’ai cette fois-ci pas su répondre.
En perdant l’« écriture » n’ai-je pas fait un pas de plus du côté de la plus grande souffrance ? Je le crois. Difficile pensée, la malchance aurait-elle donc été la chance ? Le sacrifice de l’écrivain était sans doute nécessaire à la transparence, mais cette transparence, hélas, ne donne rien à voir.
Ne donne-t-elle pas sans fin à aimer ?
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Je ne m’étais pas détourné de l’épreuve ; je n’avais pas manqué à la longue patience, mais, décidément incapable de conduire à bonne fin mon travail, il me fallut bien admettre que je n’irais pas plus avant. La menace d’interruption tant désirée, tant redoutée, n’avait pas été un leurre : je n’écrirais plus. Ma « biographie » achevée qu’allais-je devenir ? J’avais accepté sans arrière-pensée une défaite sans appel, mais serais-je capable de mener sans déchéance ni trahison une vie dorénavant silencieuse ? Je me suis longuement interrogé ; je cherchais encore la réponse lorsqu’au tout dernier moment, juste avant de poser la plume, je fis un pas de plus, je pris conscience que j’avais fait un pas de plus du côté de la plus grande souffrance, un progrès peut-être infime grâce auquel pourtant j’étais allé au bout de l’épreuve. Quelle n’aurait pas été ma joie si du même coup j’avais été vraiment délivré, mais la fin d’une séquence coïncide exactement avec l’origine virtuelle de la suivante. Il y aurait, ou plutôt désormais il y avait une cinquième séquence, mais la fête s’achevait, et déjà il me fallait répondre à l’exigence que rien n’apaise : poursuivre. Et maintenant ? La « thanatographie » ne l’a pas emporté sur la « biographie », j’ai connu la jeunesse du renouveau, mais, loin d’être mieux à
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même que par le passé de faire face à ce qui m’attend, je suis une fois encore en proie à la lassitude, à l’effroi, et peut-être n’ai-je jamais été aussi démuni. En commençant cette séquence, j’ai été sur le point de prendre la décision qu’elle serait, quoi qu’il arrive, la dernière tant j’appréhendais, non sans raison, qu’une souffrance de plus en plus vaine, depuis longtemps inadmissible, ne se prolonge indéfiniment. Je m’affaiblis lentement, mais je n’ai toujours pas reçu mon congé : je ne m’en étonne pas. Écrire, je le sais de longue date, ressemble à une interminable agonie, mais pourquoi en est-il ainsi ? Pourquoi, plus cruellement encore, ma seule tâche — une tâche insensée —, consiste-t-elle à dire l’épreuve qui réduit au silence ? Dictées par un sursaut de révolte, mais surtout par un légitime souci de clarté, ces questions rendent nécessaire une interrogation fondamentale, et pourtant, même si je parvenais une fois encore à lancer les dés, pourrais-je jouer le sort de toute mon aventure sur une seule phrase de cette seule séquence ? Ce dangereux espoir n’est-il pas tout à fait déraisonnable puisque j’ai déjà définitivement cessé d’écrire sans que la poursuite ait jamais été interrompue ! A l’instant même, qui n’entre dans aucun compte, où je me suis retiré du Lieu vide où je ne m’étais pas introduit, il m’a été fait don du silence : pourquoi cette faveur inattendue m’a-t-elle été aussitôt retirée ? Lorsque j’ai atteint le point où le chemin tourne, la séquence s’est achevée, l’arrêt n’a pas été un simulacre, mais, du moment que mon aventure ne s’est pas en même temps terminée, la preuve a été faite que ce Lieu, pourtant ultime, n’est pas le seul objet de ma quête. Qu’est-ce donc encore qu’il me faut chercher ? Vers où me tourner ? La réponse familière, inconnue, m’effraie : « Toujours du même côté, jamais d’un autre. » Encore que tout chemin, une fois frayé, devienne impraticable, la ligne de pente, certes imprévisible, est toujours la même : je perdrai effectivement et l’« écriture », et la « vie », le jour — n’est-il pas déjà arrivé ? — où il me sera impossible de faire un pas de plus du côté de la plus grande souffrance, mais, même si au terme d’un lent et difficile cheminement, j’ai été tout près, quoiqu’à une distance infinie, d’une douleur sans mesure, suis-je bien en droit de l’identifier avec le point — est-ce un point ? — autour duquel tout gravite ? Une fois, une seule fois, je suis parvenu aux portes de la mort, aux portes de la vie, mais, lorsque je pénétrai dans une
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région encore plus basse où biographe et signataire auraient pu disparaître simultanément, n’ai-je pas été encore plus près du même abîme, de ce qui ne se laisse pas penser seulement comme abîme ? Je le crois. J’ignore où je vais, mais, si cette séquence arrive à son terme, j’aboutirai, je le sais déjà, là où je ne suis encore jamais allé, où je ne reviendrai plus, et pourtant, dans la mesure où l’orientation du chemin est toujours la même, ne me serai-je pas de nouveau approché, quoique par un autre biais, du cœur secret de toute mon aventure ? Il se peut, mais, loin d’en conclure que tous les chemins sont convergents, je dois me garder d’affirmer qu’une seule et même « chose » s’offre selon de multiples aspects, car, au terme de chaque séquence, lorsque le chemin manque, je me trouve, non pas au bord fragile d’un espace unique, mais à l’orée de lieux, certes proches, mais si differents que j’en viens à me demander s’il m’est effectivement permis de dire que toujours je suis allé du même côté et jamais d’un autre. De longue date j’ai dû admettre sans plaisir que la fin, ou les fins que je poursuis sont incertaines, mais, en même temps, en dépit de tout, je reste persuadé qu’un point inconnu, non localisable, frappé sans doute d’irréalité, oriente toute ma recherche. Pourquoi ne puis-je m’en approcher qu’en acceptant d’aller toujours du côté de la plus grande souffrance ? Quelle souffrance ? N’ai-je pas touché depuis longtemps à la racine de l’épreuve en découvrant — je l’ai occulté presque aussitôt — que le point central est soumis à une insupportable oscillation immobile ? Est-ce même un point ? Et s’il fallait avoir le courage d’admettre qu’il s’est dédoublé, voire qu’il a été brisé en mille lieux trop fragmentaires pour être rassemblés en une seule figure ? Malheur incompréhensible, le temps, comme l’espace, n’a-t-il pas lui aussi été rompu ? Je craignais que mon aventure ne se fermât prématurément sur elle-même, mais, au moment où j’aurais pu accomplir un nouveau progrès, peut-être décisif, où j’aurais dû saisir ce qui était sans doute ma dernière chance, je me suis dérobé. A quelle épreuve trop forte pour moi ? A la tâche excessive de penser froidement un malheur qui bouleverse toute raison, qui incompréhensiblement persiste lorsque mes épreuves prennent fin, du moins pour un temps, et qu’une fête fragile efface toute souffrance. La fête n’est 605
pas une illusion, mais je m’interroge : en dépit de sa clarté, ne défie-t-elle pas toute explication ? J’ai suivi la ligne de pente constituée par une souffrance de moins en moins supportable, mais, au dernier moment, lorsque j’aurais dû parvenir à une souffrance mortelle, que s’est-il passé ? Je l’ignore et sans doute ne dois-je pas chercher à le savoir, mais je suis porté à croire que, si l’épreuve n’avait déjà eu lieu, jamais je n’aurais pu franchir les portes de l’effroi. Irai-je jusqu’à dire : un autre a souffert pour moi ? Le chemin, tout au bout, donne sur le vide, sur un Lieu vide où nul ne pénètre, et pourtant, même si, espoir invraisemblable, cette crypte avait jadis abrité le corps d’un martyr, pourrais-je l’identifier avec le point autour duquel tout gravite ? Je ne le crois pas. J’ai suivi la ligne de pente constituée par une souffrance de moins en moins supportable ; je n’ai pas cherché à dépasser les portes de l’effroi, mais ainsi je me suis approché d’une douleur sans mesure. Quelqu’un souffre, mais qui ? Jamais je ne pourrai répondre à cette question essentielle, mais pourquoi ? Si cette victime a été tellement défigurée qu’elle a été réduite à l’état de « chose », comment pourrais-je trouver son nom ! Puis-je du moins identifier cette « chose » innommable avec le centre autour duquel tout gravite ? Je ne le crois pas. Comment aurais-je pu trouver ce point unique s’il a été brisé, si, incompréhensible malheur, le temps et l’espace ont été rompus ?
« La trop grande fatigue est pernicieuse, car elle pousse au laisseraller, elle favorise subrepticement l’impatience, elle m’a laissé croire qu’il était possible d’en finir, mais, loin d’avoir à reconnaître que tout est terminé, je dois faire un tout autre aveu : si peu crédible que soit la Littérature, même pratiquée comme “biographie”, mes doutes les plus légitimes ont toujours pour effet, et d’abord pour fonction, de masquer, par conséquent de retarder l’épreuve qui réellement m’attend. » Voilà le discours rassurant que je me suis tenu, mais, s’il n’est pas sans vérité, il a été sans pouvoir sur les doutes qui me hantent. La seule épreuve dont j’aurais voulu qu’elle me fut à jamais épargnée, devant laquelle j’aurais reculé s’il n’avait déjà été trop tard, est précisément celle que de nouveau je subis : 606
je me retrouve en effet dans cette situation désastreuse où il est impossible de distinguer le réel de l’imaginaire, où je ne puis donc savoir si ma souffrance, sans doute indéchiffrable, peut-être vaine, seule est réelle, ou bien si, même inhumaine, elle imite pauvrement une tout autre Douleur. La longue aventure à laquelle je me suis voué s’effondrerait dans la dérision si j’avais la certitude que je suis devenu bien malgré moi l’auteur d’une fiction invraisemblable et pourtant sans originalité. Je n’ai pas cette certitude ; je n’aurai jamais aucune certitude d’aucune sorte ; je continuerai d’être ballotté entre le doute et l’espoir, l’espoir le plus fou. J’ai dû admettre qu’une aventure soumise à la loi de l’écart ne peut recevoir ni preuves, ni garanties, mais à présent ne me faut-il pas à tout le moins supposer qu’une vérité humiliée au point d’être rendue à jamais méconnaissable exigerait une fidélité aveugle ? Sans doute, mais en est-il bien ainsi ? Je ne puis par définition le savoir, mais je ne veux ni ne dois écarter cette chance infime, ou plutôt non mesurable. — Écrire sans espoir, ou presque, n’est-ce pas prendre le risque que tout se déchire ? J’ai évoqué plusieurs fois un « malheur incompréhensible », j’ai précisé qu’il bouleverse toute raison, mais, sachant d’expérience que dire l’épreuve achemine vers cette épreuve, je suis resté au bord de ce que j’aurais pu dire. Quelle est donc cette pensée dont je me défends, avec laquelle je ruse en la ravalant au niveau d’une fiction ? Les portes de la mort ont été franchies, le tombeau est vide, mais la délivrance a été éphémère et la fête irréelle puisqu’en même temps — en même temps ! — quelqu’un est en agonie jusqu’à la fin des âges. J’ai fait le serment d’aller toujours du côté de cette « chose » misérable, absolument désarmée, qui éveille en moi une secrète compassion ; je voudrais l’aider à passer sur l’autre rive, à franchir un écart infime, l’abîme de l’espace et du temps, mais peut-être m’est-il demandé seulement de ne pas laisser seul, de ne pas laisser mourir seul celui qui supporte depuis la nuit des temps les affres de la mort. Aurai-je assez de courage pour aller au-devant d’une horreur dont j’ai parfois un lointain pressentiment, dont je ne sais rien si ce n’est qu’elle me laisserait définitivement sans voix ? J’ai fait un progrès infime, trop vite qualifié de décisif, le jour où j’ai admis que je suis un otage, que je dois souffrir à la place d’un autre, mais à présent, en dépit de mon incrédulité et de ma révolte, ne me faut-il pas faire un pas de plus en accueillant 607
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une pensée folle ? Mourrais-je à la place d’un autre, le délivrerais-je si j’allais au bout de ma tâche, si j’étais capable de dire l’épreuve qui l’a réduit au silence ? Je n’ai pas trouvé le passage. Si une « chose » muette gît dans une région inférieure qui jamais ne connut la lumière, où le clair langage ne peut pénétrer, comment aurais-je pu dire son malheur, un malheur sans nom ! Je n’aurai apporté aucun soulagement à une détresse sans commencement ni fin et je crains que cette solitude extrême qui m’ignore et s’ignore ne se soit encore avivée. Dans le désert, un désert toujours égal, le proche ne se distingue pas du lointain, un côté d’un autre côté : suis-je donc contraint de dire adieu ? J’ai beaucoup souffert de l’écart grandissant entre mes forces déclinantes et celles qu’il m’aurait fallu pour penser l’épreuve, et pourtant, au contraire de ce que j’ai toujours cru, n’étais-je pas encore beaucoup trop fort pour m’approcher d’une faiblesse sans mesure j’ai admis que la « chose » est à jamais étrangère, pourquoi donc me suis-je alors demandé : « N’y a-t-il pas quelqu’un sur le seuil ? Est-ce toi ?» ?
Post-scriptum
Poursuivre.
Cette séquence — ce qui ne mériterait pas ce nom — comprendra-t-elle ce seul mot : poursuivre ? Je ne le sais toujours pas. Une fois que mon aventure eut enfin trouvé son terme, l’appel, un appel nu, surgi de je ne sais où, ne commandant rien si ce n’est d’aller, m’a de nouveau privé de tout repos, mais sans me donner les forces nécessaires pour reprendre une quête décidément interminable. Puisqu’en dépit de tentatives réitérées, je ne réussissais pas à me remettre au travail, je dus me demander sérieusement ce qu’il conviendrait de faire si j’étais définitivement incapable de répondre à l’incessant appel du lointain. Il était essentiel d’éviter toute équivoque, et c’est pourquoi, avant même d’avoir la certitude que la sixième séquence était bien la dernière, je décidai de prendre les devants en réinscrivant la formule qui, jamais annulée, rend impossible tout « adieu ».
Si, à bout de course, j’ai transmis le message, ne puis-je être tenu pour quitte ? Poursuivre. Poursuivre : silencieuse injonction à laquelle plus tard d’autres répondront.
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« J’irai jusqu’au bout » : je n’ai pas manqué à ma parole, mais suis-je réellement au bout de mes forces ? Je risque de me duper inconsciemment moi-même en faisant le mort, vieille ruse destinée à écarter une terreur sans doute immaîtrisable, et pourtant cette suspicion permanente n’est-elle pas injuste ? Jamais, pour mon tourment, je ne pourrai trancher cette question, mais, si j’ai effectivement été réduit au silence, ne dois-je pas à présent tout simplement me taire ? Je voudrais en finir le plus vite possible, du moins avant que la « biographie » ne dégénère en triste bavardage autobiographique, et pourtant je suis comme contraint de dire que je n’avais pas prévu ce qui m’arrive. J’avais escompté, il est vrai sans trop y croire, qu’un jour j’aurais enfin droit au repos, à l’oubli, à une existence tout à fait ordinaire, mais comment pourrais-je trouver le sommeil si jamais l’impératif ne décline ! Je suis en proie à une souffrance dont plus rien ne me protège : j’avais pressenti qu’elle n’aurait plus la même acuité, mais je ne soupçonnais pas combien elle serait et déplaisante et avilissante le jour où je devrais vivre sans espoir faute de pouvoir écrire, faute par conséquent d’être en mesure d’affirmer : « L’épreuve, ma seule chance. » Je me débats, je lutte, je lutterai sans fin contre l’ensevelissement. J’ai rédigé, non sans mal, ces lignes misérables, mais je n’ai pas écrit : l’écart grandissant entre le « il le faut » et mon « je ne puis », écart qui me désespère et me révolte, est-il donc à tout jamais irréductible ? Dans le cas où ma vie d’homme deviendrait moins pesante, ne recouvrerais-je pas l’énergie nécessaire pour écrire encore une séquence, quitte à convenir par avance qu’elle serait la dernière ? Si l’usure est irréversible, si par conséquent j’ai fait mon temps, cet espoir est vain, mais, en admettant qu’il ne soit pas chimérique, ne me retrouverais-je pas, au terme de cette éventuelle séquence, exactement dans la situation qui est à présent la mienne ? Même si j’étais capable d’accomplir plusieurs fois le cycle, chaque fois nouveau, constitutif de toute séquence, la fin ne continuerait-elle pas de se dérober ? A coup sûr. Poursuivre, exigence sans borne, a partie liée avec la fin dans la mesure même où toujours elle fait défaut, mais, curieusement, je n’en suis pas 613
séparé par un nombre infini de séquences. La sixième — j’en ai à présent la conviction — est bien la dernière, ou plutôt l’exacte pénultième : il me suffirait d’écrire une seule séquence pour en avoir définitivement terminé, et pourtant, même si j’étais dans les meilleures conditions possibles pour travailler, cette séquence ultime jamais je ne pourrai l’écrire.
J’ai touché au but ou plutôt, à l’instant même où j’ai consenti à m’en approcher, seulement à m’en approcher, j’ai en ma propre absence traversé le Lieu ultime ; j’ai été effleuré de loin en loin par une merveille discrète, improbable, mais qui allège momentanément toute souffrance ; après de longues épreuves, je suis parvenu aux confins de la vie et de la mort, mais alors je me trouvais seulement au bord d’un monde inimaginable, à une distance infime, infinie, d’un drame trop obscur pour être jamais éclairci. Peut-être ai-je eu parfois quelque très lointain pressentiment de cette passion incompréhensible, mais il est plus juste de dire qu’à travers l’épaisseur du temps une figure sainte, incertaine, à la fois double et brisée, s’est furtivement laissée lire en filigrane juste avant que l’écart, repoussant toute image, toute représentation, me gardant de l’idolâtrie, n’efface tout, même mes propres traces. L’écart, mon seul appui, doit être aimé pour luimême bien qu’il soit cruel d’avoir retrouvé la faveur d’écrire seulement pour ajouter : « La séquence finale demeurera non écrite. » Loin de tenter vainement de me remémorer un malheur si ancien qu’il précède les temps les plus reculés, une douleur si vive, si secrète qu’il ne convient pas de la dénuder, je ne me suis pas opposé au mouvement de retrait qui m’a laissé seul, face au vide. Ai-je ainsi satisfait à l’appel du lointain comme lointain ? Je peux seulement l’espérer. Mais quelle est donc cette douceur, cette terrible douceur ?
!
TABLE
■
La Veille Une voix de fin silence
7 63
Pourquoi ?
163
Fugue
249
Supplément
Fugue 3 Codicille
Suite Moriendo
331 393 473 495
565
Achevé d’imprimer le 10 février 1986 dans les ateliers de Normandie Impression S.A. à Alençon (Orne) N° d’éditeur : 1065 N° d’imprimeur 851515 Dépôt légal : mars 1986
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