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Jacques De Vitry (1175/1180-1240)
TÉMOINS DE NOTRE HISTOIRE Collection dirigée par Pascale Bourgain
Jacques de Vitry (1175/1180-1240) ENTRE L’ORIENT ET L’OCCIDENT : L’ÉVÊQUE AUX TROIS VISAGES
par
Jean Donnadieu
F
© 2014, Brepols Publishers NV, Turnhout All rights reserved. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise, without the prior permission of the publisher. D/2014/0095/205 ISBN 978-2-503-55418-1 Printed on acid-free paper.
Table des matières
Table des matières 5 Avant-Propos 9 Abréviations 11 Vie de Jacques de Vitry. Chronologie 13 Présentation 17 1 – L’œuvre 18 2 – Visages de Jacques de Vitry 25 Le pensionnaire d’Oignies 25 L’auteur ecclésiastique 27 L’historien des croisades : les voies de l’exploration érudite 29 Une vie moderne 30 3 – Orientations bibliographiques 31 Bibliographie 35 Les écrits 35 Jacques de Vitry en son temps 38 Sources 38 Etudes 40 Le temps enfui 47 Origines : indices et lieux communs 48 Jeunesse : mots et images 61 Chronologie 75 Maître Jacques 83 L’école de Paris (1190-1208) 84 Les ambiguïtés du savoir 107
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Le chanoine d’Oignies Frères très chers L’ombre du Malin La carrière La prédication Le passage L’évêque d’Acre Illusions et découvertes Les jeux contraires Terre de la promesse Les ténèbres orientales Deux Jérusalem Le temps des incertitudes (1221-1229) Les années romaines (1229-1240) Les allées du pouvoir Les voies de la sagesse En conclusion
123 126 139 155 155 169 177 179 189 207 208 218 235 247 247 260 279
Index
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Il reste d’un homme ce que donnent à songer son nom, et les œuvres qui font de son nom un signe d’admiration, de haine ou d’indifférence. Nous pensons qu’il a pensé, et nous pouvons retrouver entre ses œuvres cette pensée qui lui vient de nous ; nous pouvons refaire cette pensée à l’image de la nôtre. Aisément nous nous représentons un homme ordinaire ; de simples souvenirs en ressuscitent les mobiles et les réactions élémentaires. Parmi les actes indifférents qui constituent l’extérieur de son existence, nous trouvons la même suite qu’entre les nôtres ; nous en sommes le lien aussi bien que lui, et le cercle d’activité que son être suggère ne déborde pas de celui qui nous appartient. Si nous faisons que cet individu excelle en quelque point, nous en aurons plus de mal à nous figurer les travaux et les chemins de son esprit. Pour ne pas nous borner à l’admirer confusément, nous serons contraints d’étendre dans un sens notre imagination de la propriété qui domine en lui, et dont nous ne possédons sans doute que le germe. (Paul Valéry, Introduction à la méthode de Léonard de Vinci)
Avant-Propos
Cette étude se veut moins une biographie qu’un portrait, celui de Jacques de Vitry mort en 1240, issu de l’élite intellectuelle de son temps, prédicateur fameux et évêque d’Acre de 1216 à 1227, puis cardinal à Rome jusqu’à sa mort en 1240. Il a laissé une œuvre littéraire variée et fournie et, pour la comparer à celle de ses contemporains, un trait pourrait la définir comme celle d’un esprit indépendant. Ce clerc passionné de savoir et d’étude cultivait un goût pour la connaissance qui le conduisait parfois hors des sentiers battus ; personnalité singulière, douée d’un solide sens des réalités et que son premier biographe définit comme étant « l’homme de sa propre volonté ». L’œuvre de Jacques de Vitry fut durablement étudié et lue, parce qu’elle entrait dans les préoccupations des auteurs qui, du XIIIe au XXe siècle, par touches ou par morceaux, l’ont convoqué par nécessité ou plaisir, pour le divertissement et l’étude. Mais l’homme, lui, ne se laisse pas décrire. Il est un modèle singulier et disparu, que rien ne peut faire revenir, sinon un sentiment ou une perception qui, propres à la main qui raconte, s’attache aux lignes, aux ombres et aux clartés de la recherche. L’histoire a pour vocation de fabriquer des personnages. Et il est bien vrai qu’une existence racontée après coup se sédimente en perception collective, et que naît un sujet que travestissent les mots et le temps. Jacques de Vitry n’a pas échappé à la règle. Sur un personnage, il est souvent difficile de corriger un tant soit peu l’opinion commune. S’il est évident que la formation, les influences, les rencontres, les choix, les souvenirs interviennent pour colorer un caractère, il reste que ce caractère demeure l’essentiel, absorbant l’effet mécanique de circonstances qui ne sauraient être prises en compte autrement, sinon comme l’éclairage extérieur. Faire un portrait de Jacques de Vitry, prédicateur, évêque d’Acre et cardinal, est dans ces conditions un travail de retouche
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qui ne va pas sans méandres ou sans allers-retours. Cet essai est né d’une telle ambition, dont on sait d’avance qu’elle ne peut totalement aboutir. Il me reste à remercier les éditions Brepols qui ont accueilli ce travail, ainsi que madame Pascale Bourgain, professeur à l’École nationale des chartes, directeur de la collection, qui en a patiemment accompagné la réalisation. Je pense aussi à ceux qui, dans le passé, ont encouragé ce projet par leur soutien et leur savoir, notamment les professeurs Claude Carozzi et Huguette Taviani-Carozzi, ainsi que les compagnons et amis de Sicma. Qu’ils trouvent ici l’expression de ma gratitude.
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Abréviations
AASS BEC CC CM CF COD CSEL DEMA DHGE DLFMA DOC DS DThc EI2 HChr HE LdM Mansi MGH SS MGH Epp Muratori
PL RHE RHGF RHC-Occ.
Acta Sanctorum Bibliothèque de l’École des Chartes Corpus christianorum continuatio mediaevalis Cahiers de Fanjeaux Les conciles œcuméniques. Les Décrets, éd. G. Albérigo, A. Duval et col. Corpus scriptorum ecclesiasticorum latinorum Dictionnaire encyclopédique du Moyen Age Dictionnaire d’histoire et de géographie ecclésiastiques Dictionnaire des Lettres françaises. Le Moyen Age Dictionnaire de l’Orient chrétien Dictionnaire de spiritualité ascétique et mystique Dictionnaire de théologie catholique Encyclopédie de l’Islam J.-M. Mayeur, Ch. Pietri, A. Vauchez, M. Vénard, Histoire du christianisme des origines jusqu’à nos jours. A. Fliche et V. Martin, Histoire de l’Église depuis les origines jusqu’à nos jours. Lexicon des Mittelalters Sacrorum conciliorum nova et amplissima collectio, éd. J. D. Mansi, Florence-Venise, 1759-1798. Monumenta Germaniae historica, scriptores Monumenta Germaniae historica, epistulae Rerum scriptores Italicarum ab anno erae christianae quinquegentesimo ad millesimum quinquegentesimum Patrologia cursus completus. Series Latina Revue d’Histoire ecclésiastique Recueil des Historiens des Gaules et de la France Recueil des Historiens des Croisades. Historiens occidentaux
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ROL Rolls Series TSMAO SC
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Revue de l’Orient Latin Rolls Series. Rerum Britannicarum medii aevi scriptores Typologie des sources du Moyen Age occidental Sources chrétiennes
Vie de Jacques de Vitry. Chronologie
1175/1180 1160-1196 1179 1181- 1226 1187 1187 1189-1192 Vers 1190-1208 1197 1198 Vers 1201 1198-1216 1203-1204 1206 1207 1208 1209-1214 Vers 1210 1210-1226 1212 1212 1213 1213-1216 1215-1216 1215 (novembre) 1216 1216-1227 1216 (août) 1216-1221
Naissance Maurice de Sully, évêque de Paris IIIe concile de Latran François d’Assise Fondation du prieuré d’Oignies Chute de Jérusalem IIIe Croisade Période parisienne Mort de Pierre le Chantre Foulques de Neuilly prêche la IVe croisade Naissance de Thomas de Cantimpré Innocent III, pape IVe Croisade Etienne Langton, archevêque de Canterbury Marie de Nivelles à Oignies Jacques de Vitry, chanoine à Oignies Croisade du Languedoc Jacques de Vitry, prêtre Jean de Brienne, roi de Jérusalem Première prédication de croisade (Albigeois) Robert de Courson, légat en France Mort de Marie d’Oignies Vie de Marie d’Oignies Prédication de la croisade (Ve croisade) IVe concile de Latran Election au siège d’Acre Honorius III, pape Séjour à Pérouse Ve croisade
1216 (septembre)
Séjour à Gênes
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1216 (octobre)
Traversée de Gênes à Acre Lettre 1 1216 (novembre) Acre 1217 (printemps) Tournée d’Acre à Margath Lettre 2 1217 (automne) Arrivée de la croisade 1217-1218 (janvier) Première phase militaire en Galilée Lettre 3 (perdue) 1218 (avril) Arrivée des croisés allemands 1218 (Pâques) Départ pour l’Égypte 1218 (août) Prise de la tour du Nil 1218 (septembre) Lettre 4 1219 (avril) Lettre 5 1219 François d’Assise en Orient 1219 (novembre) Prise de Damiette par les Latins 1220 (printemps) Lettre 6 1221 (avril) Lettre 7 1221 (été) Défaite et fin de la croisade 1221 (août) Mort de saint Dominique 1222- 1223 Séjour en Europe Vers 1216-1224 Histoire orientale Vers 1223- 1237 Thomas de Cantimpré, Liber de natura rerum 1226 (août) Mort de François d’Assise 1226-1227 2eme séjour en Europe. Il ne retourne pas en Orient 1227 (18 mars) Mort d’Honorius III 1227 (19 mars) Election de Grégoire IX 1227-1241 Pontificat de Grégoire IX 1227-1229 Evêque auxiliaire de Liège 1228 Résiliation du siège d’Acre 1224-1228 Histoire occidentale 1228 Canonisation de François d’Assise 1229 Mort de Hughes de Pierrepont, prince évêque de Liège 1229 Cardinal et évêque de Tusculum (Frascati) 1229-1240 Période romaine. Sermons 1231 Thomas de Cantimpré, Supplément VMO 1231-1232 Thomas de Cantimpré, dominicain 1234 Canonisation de saint Dominique Mort de Jacques de Vitry 1er mai 1240 1241 Transfert du corps à Oignies
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Présentation
Quelle fut ou quelle est encore la place assignée à une figure telle que celle de Jacques de Vitry, apparue dans les dernières décennies du XIIe siècle ? Tenter de répondre nécessite d’entrer dans son héritage le plus sûr, son œuvre écrite, avant de considérer ce que les siècles suivants en ont dit. L’œuvre en question, dont l’exploration est bien loin d’être achevée, a été lue et étudiée, parfois de façon partielle. Longtemps, durant les deux siècles et demi qui ont suivi sa mort, l’héritage a survécu dans les manuscrits des bibliothèques monastiques ou canoniales et, dans une moindre mesure, celles des princes ou des particuliers. C’est là une première vie d’auteur, qui serait fonction des lieux qui l’ont accueilli et des hommes qui s’y sont intéressés. De cette production ressort un personnage dont les dictionnaires et les histoires littéraires ont ensuite, et à grands traits, fixé l’identité1. Au-delà d’un accord général sur les étapes de sa vie, il a semblé utile, en dehors du pur souci d’érudition, d’aller plus avant en esquissant ce portrait, rendu plus proche par ce que Jacques laisse entendre de lui-même dans ses écrits, depuis les premières lignes de la Vie de Marie d’Oignies jusqu’aux derniers mots des Sermons.
1
Ainsi, et sans exhaustivité : M. Daunou, Histoire littéraire de la France, XVIII, Paris 1835, p. 209-246 ; M. Coens, Biographie nationale publiée par l’Académie royale des sciences, des lettres et des beaux-arts de Belgique, 32, sup. 3, col. 465 ; R. Aubert, DHGE, 26, col. 771 ; J. Longère, G. Tyl-Laborie, DLFMA, p. 736-738 ; H. Platelle, DS, 8, col. 60 ; P. Bourgain, LdM, 5, p. 294 ; J. Longère, DEMA, 1, p. 801.
JACQUES DE VITRY
1 – L’œuvre La Vie de Marie d’Oignies (Vita Mariae Oigniacensis) est le récit, en deux livres, de l’expérience spirituelle de la béguine Marie de Nivelles, installée au couvent Saint-Nicolas d’Oignies, près de la ville actuelle de Charleroi, en 1207, et que Jacques de Vitry a connue, étant lui-même présent dans de ce prieuré de 1208 à 1213. Écrit entre 1213 et 1215, l’ouvrage contribua à la renommée régionale de la jeune femme et eut une diffusion importante, ce qu’attestent les trente-neuf manuscrits complets ou non, répartis du XIIIe au XVe siècle dans une aire essentiellement limitée aux Pays-Bas septentrionaux2. Du vivant de Jacques de Vitry, ou peu après sa mort, cet ouvrage trouva une destinée littéraire imprévue, pour avoir été continué ou repris par les dominicains, Thomas de Cantimpré († 1270) et Vincent de Beauvais († 1264), premiers biographes de Jacques de Vitry. Thomas, familier du prieuré de Saint-Nicolas d’Oignies et à la demande de la communauté, compose vers 1230 un Supplément à la Vie de Marie d’Oignies en s’aidant des notes laissées par Jacques de Vitry, alors cardinal à Rome. Il y renseigne sur les rapports de l’auteur et de son modèle. Vincent de Beauvais pour sa part consacre plusieurs chapitres du Livre XXX du Miroir Historial (Speculum Historiale), dont la première version en deux parties (bifaria) paraît vers 1244. Jacques à cette date est mort depuis quelques années (1240). À cette occasion Vincent de Beauvais reproduit une grande partie de la Vie de Marie d’Oignies et rapporte brièvement celle de l’auteur et les circonstances de sa rencontre avec son modèle. La fortune de cette encyclopédie jusqu’au XVIIe siècle a contribué à la renommée de Jacques de Vitry et de son livre. Dans l’histoire et la tradition du prieuré d’Oignies, Jacques et Marie furent entourés du même souvenir. Cette dernière, inhumée au prieuré après sa mort, a bénéficié très tôt d’une vénération spéciale dans le pays. Au XVIIe siècle, la réforme catholique et le renouveau du culte des saints, encouragé par l’Église posttridentine, donnèrent une impulsion nouvelle à ce souvenir pieux. En 1609 ses restes furent placés sur l’autel du couvent d’Oignies 2 S. Folkerts, « The Manuscript Tradition of the Vita Mariae Oigniacensis in the Later Middle Ages », dans Mary of Oignies Mother of Salvation, éd. A. B. Mulder-Bakker, Turnhout, 2006, p. 221-241.
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PRESENTATION PRÉSENTATION
et offerts à la vénération des fidèles, tandis qu’un office particulier était créé en sa mémoire (1619). L’œuvre éditoriale des Acta Sanctorum, conduite par les Bollandistes, fut l’instrument du renouveau de la vénération envers les saints. De cette façon la Vie de Marie d’Oignies et son Supplément se trouvèrent intégrés dans l’imposante collection au 23 juin. L’édition des Acta Sanctorum est donc le fruit de l’érudition du jésuite Denis Papebroeck qui, à partir de quatre manuscrits et de l’editio princeps de Vincent de Beauvais, redonne vie aux textes de Jacques de Vitry et de Thomas de Cantimpré, publiés à Anvers en 1707. Par la suite, cette Vie, considérée comme une œuvre truffée de faits merveilleux, a été médiocrement reçue par le positivisme des années 1850, et ne fut jamais rééditée. Jusqu’à leur édition critique toute récente, la Vie de Marie d’Oignies et le Supplément se lisaient jusque-là dans cette version, reprise à la fin du XIXe siècle dans l’édition de Paris3. Les sept lettres sur la cinquième croisade, dont six ont été authentifiées par leur dernier éditeur, forment un corpus dans lequel Jacques de Vitry, alors évêque d’Acre, rend compte de son expérience orientale4. Ces lettres ont été envoyées entre octobre 1216 et avril 1221 et rapportent les événements survenus pendant la cinquième croisade. Il décrit ainsi son voyage, ses découvertes et les opérations militaires en Palestine et en Égypte. La troisième de ces lettres est apocryphe, et il faut donc l’exclure de ce corpus. Mais le contenu de la lettre originale, dont nous ne disposons plus, se trouve partiellement intégré dans un chapitre d’un ouvrage suivant, l’Histoire orientale. Ces correspondances ont été recopiées plusieurs fois en plusieurs exemplaires et expédiées à des destinataires différents, ses amis et connaissances restés en Occident (Lettres I, II, IV, VI, VII), le pape Honorius III (Lettres IV, V, VII). Ces envois au pape n’avaient pas de caractère officiel, en sorte que l’éventuelle réponse ne figure pas dans les registres du Vatican. Ces lettres sont connues par 12 manuscrits datés du XIIIe au XVe siècle, et
3
Vita Mariae Oigniacensis, AASS, Juin V, Paris, 1867, p. 546 ; Supplementum ad Vitam Mariae Oigniacensis, AASS, Juin V, Paris, 1867, p. 572 ; Jacobus de Vitriaco Vita Mariae de Oegnies, Thomas Cantipratensis, Supplementum, éd. R. B. C. Huygens, CC CM 252, Turnhout, 2012. 4 Lettres de Jacques de Vitry (1160/70-1240), évêque de Saint-Jean d’Acre, éd. R. B. C. Huygens, Leyde, 1960.
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dont l’origine est à situer là encore dans une zone englobant la Belgique actuelle et le Nord-est de la France. Le principal témoin provient de l’abbaye Saint-Pierre de Gand et serait daté de 1283. Il contient la version des Lettres I, II (b), IV (b), VI (c) et VII (c), qui sont les expéditions destinées « aux amis » du diocèse de Liège. Ces lettres n’auraient pas eu de diffusion en dehors des bénéficiaires ou de l’entourage immédiat, le diocèse de Liège certainement puisque le continuateur de la chronique d’Aubri de TroisFontaines s’y réfère. Elles sont connues en tout cas à la fin du XVe siècle par Jean Trithème, abbé de Spanheim, qui les cite dans son ouvrage sur les écrivains ecclésiastiques5. L’une de ces lettres, qui rapportait la conquête de la ville égyptienne de Damiette lors de la cinquième croisade, paraît avoir suscité assez tôt l’intérêt des érudits du XVIIe siècle, tels Jacques Gretser et Jacques Bongars, puis les Mauristes au XVIIIe siècle. Au siècle suivant, le mérite de la reconstitution du corpus revient au baron de Saint Génois et à Reinold Röhricht6. Ce corpus, à présent repris et amendé dans l’édition critique de R. B. C. Huygens, jette un jour nouveau sur la personnalité de l’évêque d’Acre. Dans ces lettres redécouvertes apparaît un personnage différent, un correspondant de guerre pour ses familiers et amis auxquels il fait part de ses découvertes, de ses espoirs et découragements. L’Histoire orientale (Historia orientalis) a été composée entre 1216 et 1224, date qui constitue de façon certaine le terminus ad quem de l’ouvrage7. Les analogies entre la seconde lettre, composée en 1216-1217, et plusieurs passages de l’Histoire orientale tendent à faire penser que le travail fut en gestation assez tôt dans la pensée de l’auteur. On en connaît pas moins de cent vingtquatre manuscrits, qui témoignent de la fortune d’un ouvrage qui a été lu du milieu du XIIIe siècle jusqu’au XVIe siècle de l’Angleterre à l’Espagne et de la France à la Pologne, sans compter les
5
J. Trithème, Liber de scriptoribus ecclesiasticis, Bâle, 1494, p. 64. J. de Saint-Génois, « Sur des lettres inédites de Jacques de Vitry, évêque de Saint Jean d’Acre, cardinal et légat du pape, écrits en 1216 », dans Mémoires de l’Académie Royale de Belgique, XXIII, Bruxelles, 1847 ; Briefe des Jacobus de Vitriaco (1216-1221), éd. R. Röhricht, Zeitschrift für Kirchengeschichte, 14 (1894), 15 (1895), 16 (1896). 7 J. Donnadieu, « L’Historia orientalis de Jacques de Vitry. Tradition manuscrite et histoire du texte », Sacris Erudiri, XLV (2006), p. 447-451. 6
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PRESENTATION
exemplaires disparus. Il semble que la diffusion se soit faite, une fois Jacques de Vitry décédé (1240), à partir du prieuré où figurait l’exemplaire qui s’y trouvait en 1242, à suivre une note insérée dans la chronique de Gilles d’Orval : Par la suite […] un livre édité par Jacques de Vitry, évêque d’Acre, nous est tombé entre les mains, nous y avons lu bien des choses, ainsi que dans d’autres de ses ouvrages. Alors nous délibérâmes à son sujet d’un commun accord avec l’abbé et le chapitre, pour transférer son corps du lieu où il avait été enterré hors de l’église, dans la crypte de la dite église, le 17 des Calendes de novembre, an de grâce 12428.
Au Moyen Age, l’Histoire orientale est, avec la Vie de Marie d’Oignies, l’ouvrage le plus répandu des écrits de Jacques de Vitry, en raison de son succès auprès des Mendiants. Thomas de Cantimpré, Vincent de Beauvais, Burchard de Mont-Sion († vers 1290) le citent. Humbert de Romans († 1277), Jacques de Voragine († 1298), Etienne de Bourbon († 1261), Guillaume de Tripoli (vers 1260), Riccoldo de Monte Croce († 1320), d’autres, s’y réfèrent sans le dire. Ce succès s’explique facilement. L’ouvrage aux multiples facettes a le premier mérite de tenter une présentation complète de l’Orient, avec ses hommes et son milieu naturel, l’histoire très abrégée des croisades visant à illustrer l’histoire de l’Église et ses vicissitudes. L’Histoire orientale est ensuite devenue un livre documentaire sur l’Orient, figurant par exemple, en tout ou partie, au couvent des franciscains de Jérusalem comme guide de la Terre sainte. Aujourd’hui, l’un des intérêts de l’Historia, non le moindre, réside dans les références très originales parfois que l’auteur a relevées et transmises. Les débuts de l’imprimerie et de la littérature de voyages auraient pu provoquer un regain d’intérêt pour cette description de l’Orient. Pourtant, il n’en fut rien et l’Histoire orientale est tardivement entrée dans la collection des imprimés9. L’édition, encore une fois, est le fruit des circonstances. L’éditeur François Mosquet
8 Gilles d’Orval, Gesta episcoporum Leodiensium, éd. I. Heller, MGH SS XXV, Leipzig, 1925, p. 93. 9 Jacobi de Vitriaco primum Acconensis deinde Tusculani episcopi et sanctae ecclesiae Romanae cardinalis, sedisque apostolicae in Terra sancta, in imperio, in Francia, olim legati, libri duo quorum prior orientalis, sive Hierosolymitanae, alter occidentalis historiae nomine inscribitur, éd. F. Moschus, Douai, 1597.
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(Moschus) était un prêtre lettré d’Arras, fréquentant les milieux humanistes. En 1595, grâce à ses bons rapports avec le prieur du couvent Saint-Nicolas d’Oignies, il se fait remettre aux fins d’édition un manuscrit de la bibliothèque du couvent comportant les deux livres d’histoire de Jacques de Vitry : Histoire orientale et Histoire occidentale. Ce travail est une entreprise collective à laquelle participe le philologue Nicolas de Huy (Hoius), chargé des corrections, des notes et d’une biographie de l’auteur. L’épître dédicatoire, adressée au prince catholique, l’archiduc Albert, ainsi que les intentions de l’éditeur sont claires : participer à la controverse contre le protestantisme en reprenant les arguments avancés contre l’islam dans l’Histoire orientale : Le Luthéranisme en de nombreux points de sa fausse doctrine occupe une position presque identique à celle du Mahométisme, tant par les inventions doctrinales que par les changements de pratique. En effet, Mahomet lui- même, de sa propre autorité, se vantait de détenir la Loi et l’Évangile […] jusqu’à mutiler sans mesure le Nouveau Testament. Et quoi ! Luther n’a-t-il pas corrompu la Bible ? Au point que jamais avant lui en Allemagne ne s’était entendu aussi librement un évangile mensonger. Mahomet inventa un nouveau jour de fête et changea du dimanche au vendredi. Et qu’ont fait les Évangélistes, qui ont supprimé la plupart des fêtes ? Là, comme en beaucoup d’autres choses, les Luthériens et les Mahométans se rejoignent10.
Cette editio princeps est donc la copie d’un manuscrit maintenant perdu daté de 1224, le plus ancien connu du vivant de l’auteur, et c’est là son grand intérêt. À ce titre et pour d’autres raisons il a servi de base à la dernière édition11. L’Histoire occidentale (Historia occidentalis) fait immédiatement suite au livre précédent. Néanmoins son succès fut moindre et son aire de diffusion, restreinte au domaine habituel des écrits de Jacques de Vitry, a surtout touché le Nord de la France et la Belgique actuelle. On en connaît vingt-six manuscrits recensés par son éditeur et comportant le plus souvent les deux livres asso-
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Jacobi de Vitriaco, éd. F. Moschus, Préface, p. 8. Jacques de Vitry, Histoire orientale. Historia orientalis, éd. J. Donnadieu, Turhout, 2008. La bibliothèque du prieuré a pratiquement disparu au XVIIIe siècle, E. Martène et U. Durand, Second voyage littéraire de deux religieux bénédictins de la congrégation de Saint-Maur, Paris, 1724, p. 119. 11
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PRESENTATION PRÉSENTATION
ciés12. Ni Thomas de Cantimpré, ni Vincent de Beauvais, ni les dominicains ne s’y réfèrent pour le citer ou le signaler comme étant à attribuer à l’évêque d’Acre. Les deux livres sont pourtant associés dans un texte, en général attribué à Jacques de Vitry mais dont la paternité n’est pas certaine, qui est le prologue d’une Histoire de Jérusalem abrégée (Historia Hierosolimitana abbreviata) en trois volets, dont les deux premiers sont l’Histoire orientale et l’Histoire occidentale, le troisième étant un livre III, apocryphe et inachevé. Il en est résulté par la suite que l’Histoire occidentale fut isolée du livre précédent qu’elle continue, les deux parties formant une histoire de l’Église, passée et présente, sur un modèle classique inspiré de saint Augustin. L’auteur fait, dans l’Histoire occidentale, un tableau des institutions religieuses de son temps, institutions anciennes ou rénovées, ou encore toutes nouvelles. Il achève sur un développement de théologie sacramentaire qui semble interrompu. Jacques de Vitry s’y montre un observateur des changements en cours dans l’Église et dans la société aux alentours du concile réformateur de Latran (1215). La composition de l’ouvrage a dû s’échelonner sur plusieurs années, faisant suite au livre 1, auquel l’ouverture le rattache. Des indices indiquent une période qui a pu commencer en Orient et s’achever en Europe, de 1223 à 1226, mais sans doute a-t-il été retouché et remanié audelà de cette période13. La renommée de Jacques de Vitry comme prédicateur de la croisade est constante au XIIIe siècle dans les chroniques ou chez les auteurs dominicains. On ne sait si les sermons qui forment la dernière partie, et la plus conséquente, de l’œuvre ont gardé quelque trace de la parole ainsi dispensée. On s’accorde à penser que la composition de plus de quatre cents sermons date de la dernière décennie de sa vie (1229-1240), et qu’ils n’ont pas été prononcés en l’état. Ce corpus est réparti en quatre collections : Sermons pour les dimanches et fêtes du temporal (Sermones dominicales sive de tempore), Sermons sur le sanctoral (Sermones de sanctis), Sermons selon la condition des personnes (Sermones ad 12 The Historia occidentalis of Jacques de Vitry, éd. J. F. Hinnebusch, Fribourg, 1972. 13 J. Longère, « Jacques de Vitry. La vie et l’œuvre », dans Jacques de Vitry, L’Histoire occidentale. Traduit par G. Duchet-Suchaux, Paris, 1997, p. 32-37.
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status sive vulgares) et Sermons pour les jours de la semaine sans fête particulière (Sermones feriales). L’ensemble peut être considéré comme un commentaire appliqué des Écritures saintes. La diffusion des sermons, à quelque unité près, a concerné le même secteur géographique que les écrits antérieurs – l’Histoire orientale mise à part : la Belgique, les pays rhénans et le Nord de la France. L’intérêt pour cet aspect plus dogmatique des écrits de Jacques de Vitry a grandi au moment où l’Église traversait une suite de crises au XVe siècle et plus encore avec la Réforme. Jean Trithème présentait à la fin du XVe siècle l’auteur des sermons comme un « expert dans les Divines Écritures ». Cette tendance s’affirme au siècle suivant dans plusieurs traités ; ainsi l’un d’eux, paru en 1580 à Cologne – placé à tort sous l’autorité du théologien Henri de Gand († 1293) – est l’indice du lien alors établi dans l’aire géographique des Pays-Bas espagnols entre le prédicateur et le théologien. Ce sont donc ces commentaires des Écritures qui furent les premiers textes de Jacques de Vitry à entrer dans une édition14. L’initiative est venue de la région où ses manuscrits étaient les plus nombreux, et des milieux dominicains où le nom de l’évêque avait été assez bien conservé. Ainsi les Sermons pour les dimanches furent publiés par le dominicain Damien Du Bois à Anvers en 1575 à partir d’un manuscrit daté de 1445, découvert comme il s’en explique dans la bibliothèque de son couvent ; le livre est imprimé en territoire catholique par Théodore Lyngam et dédicacé à l’évêque de Liège. Dans la foulée naissait un projet identique concernant la série des Sermons selon la condition des personnes (Sermones vulgares seu ad status) ; il resta sans lendemain. Dans les dernières années du XIXe siècle une édition partielle en a été donnée par le cardinal Jean Baptiste Pitra, en hommage à son lointain prédécesseur sur le siège de Frascati (Tusculum)15. C’est le tout premier travail sur la question, avant que ne paraissent les exemples (exempla) de la même série des sermons, publiés par la Folk Lore Society de Londres dans le cadre d’une étude sur le processus de trans14 Reverendissimi Domini Iacobi de Vitriaco Sermones in epistulas et evangelia dominicalia totius anni […] nunc primum in lucem edidit Damianus a Ligno, Anvers, 1575. 15 Sermones vulgares, éd. J. B. Pitra, Analecta novissima spicilegii Solemnensis. Altera continuatio, II, Paris, 1888.
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mission du folklore16. De là, suivirent d’autres publications, les exempla des Sermons de la semaine sans fête particulière (Sermones feriales) et, bien plus tardivement, des éditions isolées ne représentant qu’une très petite part du corpus restant17. La toute dernière édition partielle des Sermons selon la condition des personnes vient réduire la zone d’ombre18. Mais dans l’ensemble les sermons de Jacques de Vitry sont un domaine dont l’exploration serait à poursuivre. Et ce, d’autant plus que l’auteur s’était fixé le projet de les rassembler en un volume comme s’agissant d’un édifice unique, dont les parties ne pouvaient être considérées isolément. 2 – Visages de Jacques de Vitry La question posée aux écrits de Jacques de Vitry est donc celle de l’unité. L’unité de cette œuvre n’est pas seulement celle qu’impose le style ou la manière, elle est aussi d’intention, et mieux encore de nature, au sens où l’œuvre a une cohérence que ne sauraient entamer les analyses partielles souvent faites ou les emplois de commodité. Evidemment l’importance du corpus – la partie concernant les sermons – et les difficultés qui ont été rencontrées parfois pour en certifier l’attribution, rendent l’entreprise délicate. Jusqu’à présent cette perception de Jacques de Vitry s’est faite au fil des circonstances, et depuis le XIIIe siècle elle a pris plusieurs visages qui sans être contradictoires donnent chaque fois une tonalité différente et ajoutent à la construction d’un personnage. Le pensionnaire d’Oignies Le diocèse de Liège, le prieuré d’Oignies ont été le premier berceau de la renommée de Jacques de Vitry. Dans ce domaine, le rôle
16 The Exempla or Illustrative Stories from the Sermones vulgares of Jacques de Vitry, éd. Th. Crane, Londres, 1890. 17 Die Exempla des Jacob von Vitry. Ein Beitrag zur Geschichte des Erzählungsliteratur des Mittelalters, éd. G. Frenken, Munich, 1914 ; Die Exempla aus den Sermones feriales et communes des Jakob von Vitry, éd. J. Greven, Heildelberg, 1914. 18 Iacobus de Vitriaco, Sermones vulgares vel ad status, I, éd. J. Longère, CC CM 255, Turnhout, 2013.
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de Thomas de Cantimpré a été déterminant. Celui-ci, originaire du Brabant, entre en 1217 dans la communauté canoniale de SaintVictor, à Cantimpré dans le Cambrésis, et commence une œuvre d’écrivain qu’il poursuit avec des interruptions jusqu’en 1228. Vers 1225 ou 1226 il commence le Livre sur la nature des choses (Liber de natura rerum) auquel il travaille jusqu’à son départ pour Paris en 1237, achevé sans doute en 1241. Première encyclopédie du siècle, le Liber est une synthèse des connaissances en histoire naturelle pour laquelle il cite l’Histoire orientale de Jacques de Vitry. Il fréquente alors l’abbaye d’Aywières dans les environs de Bruxelles, ainsi que le prieuré d’Oignies. À la demande du prieur Gilles de Walcourt, il continue la Vie de Marie d’Oignies (1231) peu avant de rejoindre l’ordre des Frères prêcheurs chez lesquels il poursuit sa carrière jusqu’à sa mort (1273). Thomas a été impressionné par la personnalité de Jacques de Vitry. Il s’en fait le biographe dans le Supplément pour témoigner de la place importante tenue par Marie d’Oignies dans la carrière de l’évêque d’Acre. Il n’a pas connu la pieuse femme, disparue en 1213, ni apparemment Jacques de Vitry qui réside à Rome au moment où il rédige à ce sujet. Son récit est le compte-rendu de la relation entre Marie et Jacques, telle que rapportée par un troisième personnage, effacé, mais présent, qui est le prieur Gilles. Aussi Thomas met-il en avant le rôle de Marie dans la brillante carrière de son confident, liant ainsi les deux personnages à l’histoire du prieuré. Ce thème se trouvait conforté par l’apparent succès obtenu dans le diocèse par la biographie de Marie. Il est possible que par la suite le succès du Miroir Historial de Vincent de Beauvais ait contribué à atténuer quelque peu le discours apologétique de Thomas, quant à l’influence exercée par Marie sur la carrière de Jacques. Mais à la fin du XVIe siècle, ce récit inspire la biographie de l’auteur de l’Histoire orientale et occidentale rédigée pour illustrer l’editio princeps de Douai19. Les éditeurs sont en étroites relations avec le prieuré et ils rendent tout naturellement sa place à la présentation faite dans le Supplément pour souligner la dette de Jacques envers la personne de Marie. Ce « Jacques de Vitry » d’Oignies, fils spirituel d’un pays et d’une communauté, s’affirme dans l’historiographie subséquente comme un trait constant du personnage.
19 Sous le titre : Vita domini Iacobi de Vitriaco ex diversis scriptoribus, maximam vero partem ex Thoma Cantipratensi collecta.
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L’auteur ecclésiastique La publication des sermons offrait une représentation différente. L’auteur est maintenant engagé dans une cause qui n’est pas celle du prieuré d’Oignies ou de sa mémoire, mais la défense de l’Église contre ses détracteurs. À la fin du XVe siècle, Jean Trithème avait ouvert le débat : Jacques de Vitry, évêque d’Acre et ensuite cardinal de la très sainte Église romaine, fut évêque de Tusculum, expert dans les Divines Écritures, connaisseur en littérature profane, de mœurs dignes d’admiration ; il excella dans la prédication au peuple et, prêchant avec vigueur la croisade contre le hérétiques Albigeois, il marqua un grand nombre de fidèles de l’autorité apostolique20.
Ensuite les éditions d’Anvers (1575) et de Douai (1597) ont appuyé le discours dans lequel les dominicains ont leur part, mais surtout les jésuites qui prennent assez rapidement le relais. Signe des temps, l’année où paraissait l’édition de l’Histoire orientale, l’imprimeur sortait de presse plusieurs ouvrages d’inspiration catholique. Le ton était donné et en 1608, au milieu d’une œuvre protéiforme consacrée à la polémique antiprotestante, le jésuite Jacques Gretser († 1625) publiait pour la première fois une continuation de l’Histoire orientale, alors attribuée à l’évêque d’Acre, ainsi qu’une des lettres sur la croisade21. Ces textes accompagnaient en annexe sa monumentale Apologie de la Croix du Christ, pour des motifs qui n’obéissaient pas au seul souci d’érudition. L’auteur se fondait sur le manuscrit d’une bibliothèque de Bavière, laissant à d’autres le soin d’établir une meilleure version. L’essentiel était ailleurs : apporter par des pièces supplémentaires des arguments en faveur de la croisade, afin de contrer les détracteurs de l’entreprise. Quatre ans plus tôt un prologue introduisant l’œuvre historique de l’évêque d’Acre avait été publiée par Henri Canisius, professeur à l’Académie d’Ingolstadt en Bavière († 1610)22. Ce texte était publié à l’instigation de Jacques Gretser qui avait contribué à rassembler les manuscrits confiés à ses soins. Sur une base où l’érudition a une part qui n’est pas sans arrièrepensée, les historiens ecclésiastiques du XVIIe siècle ont modelé un 20
J. Trithème, De scriptoribus, p. 64. J. Gretser, De sancta cruce Christi, dans Opera omnia, III, Annexes, Ratisbonne, 1734, p. 4. 22 H. Canisius, Antiquae lectiones, VI, Ingolstadt, 1604, p. 1323. 21
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personnage autre que n’était le pensionnaire d’Oignies. Antoine Possevin († 1611) lui attribue un De confessione et bien d’autres traités à caractère polémique ou théologique, qu’il découvre dans les bibliothèques d’établissements religieux de l’ancien diocèse de Liège23. Cette paternité est à mettre au compte d’un enthousiasme trompeur, mais se trouve toujours en discussion. Robert Bellarmin († 1621) salue le prélat de l’Église romaine, dont il rappelle la contribution à la vie de l’institution24. L’évêque et cardinal tiennent ainsi une bonne place dans la nomenclature romaine25 : Il fut élu patriarche de Jérusalem après avoir été évêque d’Acre, poste que ne lui accorda pas le pape […] et ce pour s’être montré indispensable à la sainte Église romaine. Devenu cardinal évêque de Tusculum, il fut envoyé contre les hérétiques Albigeois : c’était un homme expert dans les affaires profanes et religieuses, rempli de science, de mœurs irréprochables et réputé de sainte vie26.
De la même façon, Jacques de Vitry tient un rang dans l’histoire de l’université de Paris, gardienne de l’orthodoxie27. Il convenait enfin d’achever le portrait, appuyé sur la tradition héritée de Vincent de Beauvais, pour en faire un enfant de Paris, un Français et un écrivain. Nous sommes à présent au XVIIIe siècle, et cette fois le visage de l’écrivain ecclésiastique s’estompe quelque peu28. L’importante notice rédigée par M. Daunou en 1835 pour l’Histoire littéraire de la France, tout en clôturant cette période, ouvre de nouvelles voies : brève reprise d’éléments biographiques, examen des œuvres, état des manuscrits connus, ainsi que des études et des traductions. L’auteur ne peut manquer de porter un jugement, soulignant la place de Jacques de Vitry dans l’histoire littéraire du XIIIe siècle français : Jacques de Vitry a rempli honorablement de hautes fonctions : il a joui de son vivant d’une renommée brillante qu’il n’a pas encore tout à fait perdue. Sa célébrité n’est point celle qu’on obtient par-
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A. Possevin, Apparatus Sacer, I, Cologne, 1608, p. 794. S. Robert Bellarmin, De scriptoribus ecclesiasticis, Paris, 1630, p. 339. 25 F. Ughelli, Italia sacra sive de Episcopis Italiae, I, Rome, 1644, p. 269. 26 A. Chacon, Vitae et res gestae pontificum romanorum et cardinalium, II, Rome, 1677, p. 83. 27 C. E. Du Boulay, Historia universitatis Parisiensis, III, Paris 1665, p. 690. 28 M. Félibien, Histoire de la ville de Paris, I, Paris 1725, p. 320 ; C. Fleury, Histoire ecclésiastique, XVI, Paris 1741-1774, p. 278 ; W. Cave, Scriptorum ecclesiasticorum historia litteraria, Genève, 1720, p. 626. 24
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fois en éclairant ses contemporains, en dissipant leurs préjugés, en étendant leurs connaissances ; c’est au contraire, celle qui s’acquiert plus facilement par le talent d’exprimer et de propager les opinions dominantes. Jacques de Vitry a été l’un des organes de celles de son siècle. Il les a servies par ses travaux et honorées par ses qualités morales29.
L’historien des croisades : les voies de l’exploration érudite La figure d’un Jacques de Vitry historien remonte à ses biographes dominicains. L’importante diffusion de l’Histoire orientale, dans la mesure où le livre lui était attribué, a servi cette dimension du savant personnage, et cela le Moyen Age durant, ainsi que l’atteste l’importante diffusion du livre jusqu’au XVIe siècle. Thomas de Cantimpré le place parmi les autorités reconnues aux côtés d’Aristote, Pline l’Ancien, Ambroise, Basile et Isidore30. La formule de l’Anonyme, prêté à tort au célèbre maître Henri de Gand, résume le point de vue : Jacques de Vitry, évêque d’Acre, écrivit plusieurs lettres à diverses personnes, expliquant la situation outre-mer. Il écrivit encore une histoire qu’il appela orientale, où il fit ressortir beaucoup de raisons pour lesquelles les Occidentaux entreprirent d’abord de libérer ces lieux par les armes. Il exposa ensuite avec soin l’hérésie que cet homme perdu de Mahomet instilla chez les Arabes, peuple malheureux et obstiné qui, jusqu’à nos jours encore, persévère dans son erreur31.
Mais c’est au cours de la période moderne que l’histoire a donné lieu aux soins attentifs des érudits. Ainsi le champ accordé aux leçons du moraliste et du prédicateur se déplace vers de passionnantes questions portant sur les textes eux-mêmes, leur établissement, la recherche et l’identification des manuscrits32. On ne sait dans quelle mesure l’édition de Douai a incité Jacques Bongars († 1612) à faire entrer Jacques de Vitry dans son recueil des croisades33. Quatre textes sur l’Orient et la cinquième 29
M. Daunou, Histoire littéraire, p. 246. Thomas de Cantimpré, Liber de natura rerum, éd. H. Boese, p. 3. 31 A. Le Mire, Biblioteca ecclesiastica, Anvers, 1639, p. 161. 32 A. Sanderus, Bibliotheca Belgica manuscripta, Lille, 1641. 33 Gesta Dei per Francos sive orientalium expeditionum et regni Francorum Hierosolymitani historia […] nunc primum aut editis aut ad libros veteres emendatis, éd. J. Bongars, Hanau, 1611, p. 1049-1145. 30
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croisade, déjà édités, sont présentés ensemble cette fois à partir de l’editio princeps et de trois manuscrits34. Érudit, diplomate proche du pouvoir royal, bibliophile averti et de réputation, J. Bongars ne peut être comparé au modeste éditeur de Douai. Son ouvrage des Gesta est exempt d’intention polémique, sauf à penser que cette première grande collection d’historiens occidentaux de la croisade soit née dans le contexte de la menace Ottomane. Il est dédicacé au roi et forme une collection des historiens des croisades et du royaume latin, dans laquelle Jacques de Vitry est admis aux côtés d’Albert d’Aix, Foucher de Chartres ou Guillaume de Tyr. De l’édition de Hanau découle la tradition durable jusqu’à nos jours d’un Jacques de Vitry historien des croisades. Cependant, si la valeur et l’intérêt des écrits sur l’Orient n’a jamais été perdue de vue durant la période médiévale, l’éditeur en a réduit considérablement la portée, en le faisant entrer dans un corpus où il vient à figurer en définitive comme un abrégé de Guillaume de Tyr ou de chroniques postérieures. Par ailleurs, en excluant l’Histoire occidentale, il a modifié pour longtemps la portée du livre 1. Jacques Bongars, de confession protestante, fait apparemment peu de cas du pensionnaire d’Oignies ou du prédicateur et du commentateur des Écritures saintes. Seul l’intéresse l’historien de l’Orient, à la fois pour ce qui en est dit et pour l’occasion qu’il trouve ainsi à l’exploitation des trois manuscrits dont il dispose. C’est un courant nouveau, sensible encore chez Gérard Vossius († 1649), qui se livre à l’analyse critique de l’œuvre, prêtée à tort ou à raison à l’évêque d’Acre, et non sans perspicacité35. Un siècle plus tard Jacques est cité dans une somme des auteurs ayant écrit sur l’Orient36. Une relative sécularisation du personnage se confirme sous la plume d’un écrivain de sensibilité janséniste, Louis E. Dupin († 1719), pour lequel l’évêque d’Acre est uniquement retenu comme l’historien des croisades. Une vie moderne Les synthèses réalisées au XIXe sur des bases savantes butent sur la part d’inconnu que l’enquête, si poussée soit-elle, ne permet 34
Ibid., Préface, XII, 4. G. Vossius, De historicis latinis, Libri III, Leyde, 1627, p. 434. 36 B. Struve, Biblioteca historica selecta in suas classes distributa, Iéna, 1740, p. 182. 35
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pas de résoudre. Ainsi le portrait réalisé en 1863 par François Léopold Matzner marque une étape. Il présente un personnage aux prises avec les réalités de son temps et dans les différentes étapes de sa vie, telle que les sources les rapportent37. La dissertation cependant conserve un ton d’apologie. L’étude de Philip Funk rompt définitivement avec cette tradition remontant à Thomas de Cantimpré et apporte des éclaircissements, en reconnaissant les limites d’un exercice qui demanderait de trop vastes connaissances générales38. Le mérite de sa biographie est d’explorer les sources disponibles – et notamment les sources diplomatiques –, de faire litière des faits mal fondés, de tenter des solutions sur des points litigieux. Biographie critique et chronologique, qui n’exploite cependant pas les écrits de Jacques de Vitry, le livre s’achève en quelques pages sur l’homme et sa pensée. Voilà trois visages de Jacques de Vitry dans la migration intellectuelle qui, du XIIIe siècle à l’aube du XXIe, a dessiné le personnage aux traits de prédicateur, prélat, écrivain. Le portrait est sans surprise et permet de faire l’unanimité, avec ça et là des corrections tenant à l’éclairage de tel apport. Depuis plus d’un siècle à présent l’étude de Jacques de Vitry a progressé de plusieurs manières : en raison de l’édition d’une partie de ses écrits, des études consacrées à son époque et dans lesquelles il se trouve impliqué, ou enfin en raison de points particuliers le concernant. À présent le voilà captif du champ de l’historiographie et des domaines privilégiés qu’elle a choisis d’explorer : la prédication, l’essor franciscain, les écoles parisiennes, les débuts du mouvement béguinal, la réforme de l’Église, la cinquième croisade, d’autres encore. Loin de tout éclairer du personnage, ces avancées viennent parfois brouiller davantage l’image d’ensemble, à l’heure de dresser le portrait d’un homme qui fut, comme tout un chacun, ordinaire et peu commun. 3 – Orientations bibliographiques Le genre biographique, écarté un temps du champ de l’histoire des mentalités, a fait par la suite l’objet d’une attention particu37 L. Matzner, De Jacobi de Vitriacensis crucis praedicatoris vita et rebus gentis, Münster, 1863. 38 P. Funk, Jakob von Vitry, Leben und Werke, Berlin, 1909, Préface.
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lière39. L’individu ainsi se retrouve au centre des contradictions de son époque ; il est donc à son échelle un sujet d’observation40. En d’autres termes, il reflète la société dans laquelle il vit, et il permet d’en saisir les attentes et les variations41. Mais encore il peut être entendu pour lui-même, dans la société dont il se distingue comme individu. Il n’en reste pas moins objet d’histoire ou témoin. Tel est le portrait, un exercice arrêté, en sorte que le déroulement de la chronologie, si nécessaire pour suivre et expliquer une existence, ne doit pas faire oublier qu’elle ne fait qu’accompagner ce qui fait le caractère d’un sujet, comme singulier et permanent. L’exercice ne cherche donc pas véritablement à décrire Jacques de Vitry en son temps, ni à illustrer la période de sa vie par ce que les sources disent de lui ou, quand la trace se perd, ce qu’elles disent des autres pour le rapporter à lui. Les biographies par analogie ne sont pas rares, mais elles ne disent pas grand-chose de l’homme dont elles veulent parler. Il est néanmoins indispensable que ce contexte soit éclairé par les sources du temps, sources littéraires ou diplomatiques. Ces dernières mériteraient une étude particulière pour aborder ce que fut en son temps la renommée d’un Jacques de Vitry, prédicateur et savant évêque. Et on constaterait que cette renommée s’étend principalement aux terres qu’il a fréquentées, Paris et le diocèse de Liège. De la même façon, il faudrait faire l’histoire des manuscrits conservés de ses écrits ; ils ne doivent pas dépasser deux cents, mais ils auraient à figurer en bonne part pour illustrer ce que fut le destin littéraire de Jacques de Vitry dans les deux siècles et demi qui ont suivi sa mort. Ce travail, tenté pour l’Histoire orientale, apporterait sans aucun doute des précisions supplémentaires. Mais une entreprise de cette nature n’a pas ici sa place. Jacques de Vitry a épousé les préoccupations de son temps en Europe et en Orient. Pour cela, il a été indiqué les références géné-
39 J. Le Goff, « Les mentalités. Une histoire ambiguë », dans Faire de l’Histoire. Nouveaux objets, dir. J. Le Goff et P. Nora, 3, Paris, 1974, p. 78. 40 F. Dosse, Le pari biographique. Ecrire une vie, Paris, 2005, p. 7 ; H. Martin, Les Mentalités médiévales, 1, Paris, 1996, p. 455. 41 B. Guenée, Entre l’Église et l’Etat. Quatre vies de prélats français à la fin du Moyen Age (XIIIe-XVe siècle), Paris, 1987, p. 14.
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rales ou particulières qui éclairent ce contexte dans une bibliographie très sélective, largement tributaire des travaux de John Fredrick Hinnebush pour son édition de l’Historia occidentalis parue en 1972, et de Jean Longère pour l’édition des Sermones vulgares vel ad status, parue en 2013. Enfin, et surtout, sont indiquées les éditions les plus récentes des écrits de Jacques de Vitry. Par souci de clarté, celles-là seules sont prises en compte, accompagnées de la traduction la plus récente, quand celle-ci existe.
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Bibliographie
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Jacobus de Vitriaco Tusculanus episcopus. Sermones vulgares, éd. J. B. Pitra, dans Analecta novissima spicilegii Solemnensis. Altera continuatio, II, Paris, 1888, p. 189-193, p. 344-461 (= S. vulgares, éd. J. B. Pitra). Iacobus de Vitriaco, Sermones vulgares vel ad status, I, éd. J. Longère (CC CM 255), Turnhout, 2013 (= S. vulgares, éd. J. Longère). J. Longère, « Deux sermons de Jacques de Vitry (1240), ad servos et ancillas », La femme au Moyen Âge. Colloque de Maubeuge, 6-8 octobre 1988, Maubeuge, 1990, p. 261-297 (= Ad servos et ancillas, éd. J. Longère). Id. « Quatre sermons ad religiosas de Jacques de Vitry », Les religieuses en France au XIIIe siècle. Table ronde, Nancy 25-26 juin 1983, sous la direction de Michel Parisse, Nancy, 1985, p. 215-300. Id. « Quatre sermons ad canonicos de Jacques de Vitry », Recherches Augustiniennes, 23 (1988), p. 151-212. Id. « Un sermon de Jacques de Vitry (1240) Ad praelatos et sacerdotes », dans L’écrit et la société médiévale. Hommage à Lucie Fossier, Paris, 1991, p. 49-60. « Iacobi Vitriacensis episcopi et cardinalis, 1180-1240. Sermones ad Fratres minores duo », éd. H. Felder, Spicilegium Franciscanum, 5, Rome (1903), p. 11-63. « Jacques de Vitry, Sermon aux gens mariés », traduction française par Marie-Claire Gasnault, dans Prêcher d’exemples. Récits de Prédicateurs du Moyen Âge, présentés par J.- C. Schmitt, Paris, 1985, p. 41-67 (= Ad conjugatos, trad. M.- C. Gasnault). « Sermo I et Sermo II ad leprosos », dans In voluntate Dei leprosus : les lépreux entre conversion et exclusion aux XIIe et XIIIe siècles, éd. N. Bériou et F.-O. Touati (Testi, Studi, Strumenti, 4), Spolète, 1991, p. 38 et 101-128 (= Ad leprosos, éd. N. Bériou et F.- O. Touati). « Sermo I et Sermo II ad crucesignatos vel signandos », éd. A. T. Maier, Crusade, Propaganda and Ideology. Model Sermons for the Preaching of the Cross, Cambridge, 2000, p. 82-99 ; 100-127 (= Ad cruce signatos, éd. A. T. Maier). T. F. Crane, The Exempla or Illustrative Stories from the Sermones vulgares of Jacques de Vitry – Publication of the Folk-Lore Society, 26, Londres, 1890 (= The Exempla, éd. T. Crane). E. de Moreau, « Notes sur les Sermones de Sanctis Jacques de Vitry », dans Annales du XXIIe Congrès de la Fédération archéologique et historique de Belgique, Malines, 1911. Edition du prologue (= S. de sanctis, éd. de Moreau).
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Le temps enfui
Jacques de Vitry n’a pas rédigé d’autobiographie, aussi un chapitre sur ses origines et sa jeunesse ne saurait avoir le ton d’une confession, telle que celles de Guibert de Nogent († vers 1124) ou d’Abélard († 1142). Pour autant nous ne sommes pas dépourvus sur le sujet, car il lui arrive de discourir sur la famille en s’adressant aux catégories qui la composent : couples mariés, veuves, jeunes filles, enfants et jeunes gens. Il lui arrive encore de décrire les relations entre père et fils, mère et fille, entre frères. S’agissant de sermons, les recommandations sur la bonne façon de se comporter sont d’ordre moral ; elles ne font que rappeler des travers très généraux et proposer des solutions ou des comportements qui ne le sont pas moins. Il y manquerait donc la saveur du singulier. Pourtant à titre d’exemple, il y rapporte à l’occasion des anecdotes étranges ou cocasses, des fables mettant en scène les hommes, les femmes et les enfants de toute condition, ainsi que des animaux de toute nature1. Interroger ces histoires pour éclairer les rapports familiaux tels que l’auteur veut les présenter ne prétend pas éclairer sa propre vie, comme s’il s’agissait d’un témoignage direct. La démarche est autre. On ne retient de ces exemples que leur expression et le fait d’avoir été formulés de cette façon, sans aborder la question de savoir si le thème en a été puisé dans les livres, l’expérience ou même dans les lieux communs. Dans les sermons, donc, à l’abri
1
Il s’agit des exempla. Jacques de Vitry a été l’un des premiers à en faire un usage promis à une grande fortune. Le procédé était destiné à accrocher l’attention de l’auditoire. Ce domaine a été bien étudié et a ouvert un champ de recherche étendu.
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des conventions et sous couvert de discours normatif, se dessine un monde familial, d’où les sentiments seraient loin d’être absents. Que ces récits reflètent une réalité sociale, un discours convenu, ou expriment la mémoire affective de l’auteur, voilà des façons de voir qui ne s’excluent pas forcément. Les mots et les images qui parlent de la jeunesse et des rapports familiaux nous placent moins du côté du récit que de l’auteur ; en effet, raconter des histoires, parler des autres, les faire parler, les mettre en scène, insister sur des modèles ou comportements, revient à faire des choix de méthode et d’exposition qui dévoilent la personne de celui qui s’y livre. Un des résultats de l’anecdote exemplaire, non des moindres, serait de se raconter, et presque à corps défendant. Temps enfui que ces années, avant que n’apparaisse dans les actes ou les chroniques, et ses propres textes, la personne de Jacques de Vitry. Il faut commencer par le plus lointain, le berceau des origines. Alors, il sera parlé de lui comme d’un vivant, avant de l’enfermer dans un cercle chronologique, le temps de sa vie. * Origines : indices et lieux communs Jacques de Vitry (Jacobus de Vitriaco) porte un nom suffisamment courant, attaché sans doute à celui d’une localité de Vitry comme veut une version remontant au XVIe siècle2. La question est de savoir laquelle3. En tout cas il est loin d’être seul à être dénommé ainsi. Nous connaissons au moins deux Jacobus de Vitriaco, contemporains avec lesquels il ne peut être confondu ; il en existait bien d’autres. Le premier de ces homonymes, chantre de l’église de Mortain dans l’évêché d’Avranches, est signalé en 1253 pour avoir acquis une rente à Paris sur deux maisons4. Un acte de vente le désigne comme étant « maître Jacques de Vitry en Champagne, dit de Boulogne, chantre de l’église de Mortain »5. Le second était actif en 1244, à Dreux dans le diocèse de Chartres6. 2
F. Duchesne, Histoire de tous les cardinaux français de naissance, I, Paris, 1660, p. 203. 3 F. Matzner, De Jacobi de Vitriacensis, p. 1 ; P. Funk, Jakob von Vitry, p. 4. 4 Aux origines de la Sorbonne, 2, Le Cartulaire, éd. P. Glorieux, p. 111-115. 5 Ibid., p. 266. 6 A. Paravicini Bagliani, Cardinali, p. 102.
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LE TEMPS ENFUI
En ce qui le concerne, les questions liées de l’origine et de l’onomastique demeurent sans réponse, en dépit d’une hypothèse privilégiant le site champenois de Vitry le François (Vitry en Perthois)7. En effet, l’analyse du réseau de relations de Jacques à partir de 1210 tend à écarter cette voie, sans pour autant apporter d’élément probant pour mieux localiser les origines de sa famille. Le toponyme de Vitry n’est pas attaché à son parcours de carrière, assez sûrement et pour ce que l’on en sait ; de là ce vocable ne saurait être compris comme étant un surnom, ainsi par exemple que pour Thomas, originaire de Bruxelles, dit « de Cantimpré », pour avoir commencé sa carrière dans cette abbaye. À tout le moins ce nom peut être considéré comme un patronyme en voie de transformation ou même, au terme de l’évolution, comme indépendant du lieu qui avait été le berceau originel de la famille8. Pour donner une idée de la question, il faut revenir, à titre d’exemple, à l’hypothèse champenoise. Au XIIe siècle la châtellenie de Vitry entrait dans la mouvance du comte de Champagne ; les actes, officiels cette fois, font état du vocable Vitry, associé à tel ou tel personnage. Certain y est désigné par sa fonction, ainsi Hugues, châtelain de Vitry ou Nicolas, bailli de Vitry9. Tel autre apparaît sous un nom qui semble entrer dans son patronyme : Pierre de Vitry, chambrier, Thomas de Vitry, maître charpentier10. Le doute reste permis en ce qui concerne notre personnage. À sa mort, à Rome, il est sans maisonnée (familia), et apparemment sans héritier. Il rédige son testament en faveur du prieuré d’Oignies, avec lequel il n’a cessé de rester en relation comme en témoignent ses dons de livres et de reliques précieuses. Il laisse alors la somme énorme de mille cinq cent livres d’argent11. C’est un indice sérieux pour penser qu’il n’avait alors plus de parenté, ni plus aucun lien avec ses origines géographiques. À défaut d’en connaître précisément le lieu, ces origines sont à replacer dans une aire étendue, au contact de territoires qui sont pour partie dans la mouvance d’Empire et du royaume capétien,
7
J. F. Benton, « Qui étaient les parents de Jacques de Vitry ? », Le Moyen Age, 70 (1964), p. 39. 8 D. Lett, Famille et parenté, p. 35-36. 9 Catalogue des actes des comtes de Champagne, no 358, 308, 295, 270. 10 Ibid., no 338 ; no 210. 11 A. Paravicini-Bagliani, I testamenti, p. 8 ; Chartes du prieuré d’Oignies, éd. Poncelet, p. 101.
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à l’intérieur d’un triangle compris entre le comté de Champagne à l’est, les comtés de Flandre et de Hainaut au nord, Paris et la région parisienne au sud. Il appartiendrait ainsi au domaine culturel français, autant que l’on puisse donner un contour à un concept si mouvant. Il lui arrive d’user de termes ou d’expressions français. On en trouve trace parfois dans les sermons, quand il s’agit d’insister sur un mot nouveau ou de mettre en valeur telle situation familière pour celui à qui le sermon est destiné12. Il en est de même, plus rarement, dans l’Histoire orientale. À l’époque, la pratique n’est pas suffisamment originale pour en conclure que le français était la langue d’origine de Jacques de Vitry. Ce sont de simples indices pour estimer au moins qu’il en a une bonne connaissance pour s’adresser à l’auditoire ou au lecteur. Le prologue des sermons le rappellent sans cesse, Jacques est sensible au soin qu’il faut apporter à la bonne compréhension des choses. Dans ses souvenirs, il rapporte la mésaventure d’un étudiant étranger à Paris qui, ne connaissant pas le français, n’est pas compris du curé auquel il se confesse en latin13. C’était un cas extrême d’histoire, dont il faut croire qu’il n’a pas été le protagoniste. Dans l’Histoire occidentale les réputations rapportées sur les étudiants parisiens ne donnent de préférence à aucune nationalité particulière. Les Français y sont « orgueilleux, chiffes molles, parés comme des femmes », et pas mieux considérés qu’Allemands, Anglais, Siciliens et Lombards14. Voilà seulement les réputations que se donnaient entre elles les communautés d’étudiants. Luimême n’y a sans doute pas échappé. Au mieux, il ne ponctue ses remarques, faites d’après mémoire, d’aucun chauvinisme ; mais il lui arrive de dissimuler ses préférences ou son affection sous le couvert d’une symbolique savante et à l’abri de traits anodins : En Grande Bretagne, on trouve des hommes à queue. En France, des hommes à corne. On en voit même qui poussent des aboiements comme des chiens. (Hist. orientalis, p. 408)
12 The Exempla, éd. T. Crane, no 123, no182, no 242, no 273, no 311 ; Hist. orientalis, p. 344. 13 Die Exempla, éd. J. Greven, no 104. 14 Hist. occidentalis, p. 92.
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Les Anglais, « hommes à queue » (caudati) sont mal lotis, car cela fait d’eux des « coués » ou « couards », et donne une triste idée d’une nation dont par ailleurs il apprécie les hommes, jusqu’à en avoir dans son entourage15. Mais en France, les hommes cornus seraient les prélats qui confondent les hérétiques par la science des Testaments, figurée par la mitre à deux cornes16. Et c’est encore une forme d’hommage au clergé du royaume que ces hommes qui aboient, les prédicateurs, lui-même par conséquent au moment où il écrit. Quand il lui arrive de le faire, et exceptionnellement, Jacques se présente comme clerc et prédicateur, sans rien laisser percer de ses origines. Une tradition lui donnait un père laboureur, pauvre de surcroît17. Peut-être en raison d’un discours dans lequel les gens de condition modestes ont trouvé leur place. Il fait mention, et jusqu’en Orient, de l’importance des hommes et femmes qui se consacrent à l’agriculture, l’industrie, le commerce, saluant le travail des Syriens de rite grec ou de confession musulmane, et tous les autres « indispensables à la Terre sainte » (Hist. orientalis, p. 276). Il y revient ailleurs, en s’étendant sur la condition paysanne : J’ai vu de pauvres laboureurs qui nourrissaient femme et enfants du travail de leurs mains, et travaillaient plus que ne le font les moines du cloître et le clerc dans l’église. (S. vulgares, éd. J. B. Pitra, p. 435)
Ce regard est proche d’une conception tirée des Écritures, privilégiant le labeur de la terre, mais ce serait ignorer des sentiments réels, quand il prend la défense du petit travailleur des campagnes contre la cohorte de ses prédateurs. Tel exemplum en fait mémoire : On dit qu’un loup avait un litige pour vol et tromperie avec un renard au sujet d’un agneau que possédait le loup en tout bien, que le renard lui aurait frauduleusement dérobé. De son côté, le renard faisait valoir les pillages et la férocité du loup. Ils convinrent de soumettre leur cause à un lapin qu’ils choisirent pour juge et devant lequel seraient traités du vol, de la rapine et du dommage. […] Après un long débat, le lapin – le prélat rapace et plein de
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Lettres, p. 154. N. Bériou, L’avènement, p. 34-35. F. Duchesne, Histoire, p. 203.
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fraude – dit : « Que la paix règne entre vous et je ne condamne aucune des parties, telle ma volonté ! Ce que vous avez coutume de faire, faites-le ! Vivez comme vous l’avez fait jusqu’ici ! Faites venir l’agneau que je le juge. » Etaient présents comme témoins, les chiens, les milans, les corbeaux, pour porter contre l’agneau un faux témoignage. L’agneau présent, le loup dit : « Tu m’as promis du pain et ne m’as rien donné. » Le renard dit : « Il m’a promis une mesure de blé et ne s’en est pas acquitté ». L’agneau, devant le lapin, entre le loup et le renard, de trépigner : « Je n’ai promis ni pain ni blé, qui ne sont pas nourriture de loup et de renard ! » Quand les chiens, les milans et les corbeaux eurent apportés leur témoignage en faveur du loup et du renard, le lapin – le prélat rapace – dit : « Comme l’agneau ne veux pas payer ce qu’il a promis, pour moi, je retiendrai sa peau en gage – c’est-à-dire les biens meubles (mobilia bona). Le loup et le renard – les archidiacres rapaces et mauvais et les doyens des paroisses rurales – se partageront la viande. Les milans et corbeaux – les familiers, les bailes et les ministériaux – prendront le foie, les intestins et les poumons. Quant aux chiens – les seigneurs séculiers – qu’ils rongent et broient les os et s’abreuvent avidement du sang des pauvres ! » (Die Exempla, éd. J. Greven, n°5)
Nul n’est épargné, ni le clergé ni ses agents, ni ceux du pouvoir civil. Il revient régulièrement sur la condition des petites gens (parvuli)18 : Tels les oiseleurs qui tendent leurs pièges aux animaux sur des sentiers étroits, tels sont, au terme échu, les doyens des paroisses rurales et les préposés qui extorquent tout ce qu’ils peuvent en vertu du pouvoir qui leur est donné. (Die Exempla, éd. J. Greven no 78)
Ce regard sur la société des campagnes et la misère de certains ne lui fait quand même pas ignorer les manœuvres des paysans enrichis ou la ruse des négociants : J’ai vu aussi des avares, mauvais au point de garder leur blé dans les greniers et leur vin dans les celliers, en attendant que le temps fasse monter les cours, et qui venaient ensuite à jeter le grain gâté, impropre à aucun usage, ainsi que le vin piqué et fétide, parce qu’impropres à la consommation des animaux et des indigents. (S. vulgares, éd. J. B. Pitra, p. 435)
18
The Exempla, éd. T. Crane no 136.
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Un quidam, rapporte-t-il, avait amassé du grain, en attendant plusieurs saisons pour le revendre au prix fort. Mais une suite de bonnes récoltes ayant provoqué l’effondrement des cours, le spéculateur, désespéré, met fin à ses jours sur son tas de grains19. Il est le témoin attentif de la mutation d’une société rurale, pénétrée par l’économie de marché : Des taverniers fraudeurs vendent leur vin avec des mesures fausses et trafiquées. D’autres donnent onze pour douze ; ils se servent de dés ou de chandelles à jouer pour soutirer de l’argent. Les avocats menteurs agitent leurs langues vénales. Les prostituées vendent leur corps à tout venant. Les changeurs altèrent et rognent les monnaies. Les bijoutiers mêlent le plomb à l’argent. Les apothicaires falsificateurs trompent en confectionnant des électuaires avec des ingrédients gâtés et frelatés. Des marchands d’étoffes se servent de mesures trafiquées. Les bouchers empoisonnent bien des gens ou sont cause de leur mort, en vendant de la viande avariée conservée trop longtemps et du poisson pourri. Les marchands de chevaux les gavent de son, cachent et dissimulent leurs défauts et n’hésitent pas à gruger tant acheteurs que vendeurs, tout en en recevant le prix et des uns et des autres. (S. vulgares, éd. J. B. Pitra, p. 433)
Ces cas, et d’autres, indiquent sa familiarité avec ce milieu. Il y montre de l’affection pour les travailleurs des champs soumis à la loi du commerce ou pressurés d’impôts. Ses goûts, ses souvenirs peut-être, l’inspirent, sans que cela autorise à faire entrer sa famille dans telle catégorie de la société rurale20. Il peut être admis néanmoins que cette famille était assez ambitieuse et d’une aisance suffisante pour engager l’un de ses enfants dans d’aussi longues études. Mais tout cela tend à esquisser les traits d’un personnage tout empreint de la nostalgie d’un temps révolu. Il n’est pas seul à épouser par nécessité les tendances d’une époque, tout en regrettant une évolution dont il a quelque mal à cerner les contours. Si le XIIe siècle est celui de la renaissance urbaine, Jacques, qui a pu échapper un temps à la vie trépidante des villes, s’y trouve finalement confronté, comme étudiant à Paris, puis comme évêque et prédicateur, et jusqu’à sa mort à Rome.
19 20
Ibid., no 164. G. Duby, L’économie rurale, 2, p. 95.
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On a l’impression qu’il est resté réservé sur ce mode de vie qu’il connaît très bien, et dont il souligne, avec une remarquable constance, le désordre. La croissance démographique et la montée d’une société toute autre, attirée et transformée par le développement des villes, est constituée en partie au moins de déracinés, d’hommes et de métiers nouveaux. Il y trouve l’occasion de dénoncer l’individualisme et la corruption des liens sociaux : En ces jours mauvais et chargés de nuages, en ce temps de péril, la ville de Paris, tout comme d’autres, drapée de crimes variés, souillée de turpitudes innombrables, marchait dans les ténèbres. (Hist. occidentalis, p. 90)
Il poursuit : La ville de Paris était alors plus dissolue dans le clergé que dans le reste du peuple. Semblable à une chèvre galeuse, une brebis malade, elle corrompait par des exemples pernicieux beaucoup d’hôtes qui affluaient vers elle de toutes parts, dévorant ses propres habitants, les entraînant aux abîmes. Ceux-là ne tenaient pas la simple fornication pour un péché. Les filles publiques répandues partout dans les rues et sur les places poussaient presque de force les clercs de passage dans leurs lupanars. S’ils s’avisaient de refuser d’entrer aussitôt elles les dénonçaient comme sodomites, les poursuivant de leurs cris. (Hist. occidentalis, p. 91)
Il était commode pour le moraliste de rassembler dans un lieu intensément peuplé la somme des travers qu’il souhaitait dénoncer. C’est un point que, par contraste, l’éloge fait de la vie érémitique remet en évidence21. Il faut penser que ce réquisitoire est à mettre à l’actif d’un homme fatigué par le tapage de la grande ville. Il y a d’autres exemples d’une prévention pareille, à Milan au printemps de 1216, à Gênes en octobre suivant, quand il se fait confisquer ses chevaux22. Point d’orgue enfin de ces déconvenues, voilà la cité d’Acre, en Orient, si divisée contre elle-même et si inquiétante : Il se commettait tous les jours et toutes les nuits, ou presque, des homicides, en secret ou non ; les hommes égorgeaient les femmes pendant la nuit sous prétexte qu’elles leur déplaisaient, les femmes 21
S. vulgares, éd. J. Longère, p. 613-646 ; Hist. occidentalis, p. 108 ; Hist. orientalis, p. 220. 22 Lettres, p. 24 ; p. 30.
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de leur côté, selon une vieille coutume, empoisonnaient leurs maris à l’aide de breuvage vénéneux, afin de pouvoir se remarier avec d’autres. Quelqu’un m’a confessé qu’il entretenait chez lui des animaux et concoctait à partir de leurs excréments des potions avec tant d’art que s’il voulait faire périr un ennemi, il trouvait toujours un moyen de l’occire selon le mode de son choix (Lettres, p. 54)
Sa méfiance envers les concentrations humaines, importantes ou modestes, ne s’est jamais démentie : les foires, les marchés, les tournois et les villes où se donnaient libre cours, selon lui, la licence et la liberté des mœurs ; car le danger tient effectivement dans l’anonymat, celui que représente l’homme seul, sans attache, sans famille et livré à lui-même. La morale rejoint alors l’ordre public : Il y avait en Occident des personnes abominables qui passaient la Méditerranée pour se réfugier en Terre sainte, changeant de lieu mais non de disposition d’esprit, se livrant à leurs habituels débordements, souillant la Terre sainte de fléaux et de crimes innombrables, et ce, avec d’autant plus de hardiesse que leurs relations et leurs proches se trouvaient plus éloignés. Ils péchaient sans vergogne, sans crainte de Dieu, sans considération pour les hommes. Assurés de pouvoir fuir et de voir leurs fautes rester impunies, ils donnaient libre cours à l’impiété. (Hist. orientalis, p. 332)
Son opinion a été toujours très réservée sur le désordre humain des villes. S’il ne porte pas de jugement sur les grandes cités italiennes et leurs colonies d’Orient, c’est pur pragmatisme, puisque Gênes, Venise et Pise étaient seules en mesure de transporter troupes et vivres pour la croisade. C’est tout autant un coup de chapeau au sens de l’organisation des Italiens23. Sa critique est réservée au petit monde de la société urbaine qu’il connaît : les bourgeois, les juges, les marchands, les médecins et les changeurs24. Les figures abondent. Là fourmillent les personnages inquiétants, l’avocat (advocatus) notamment, déplo-
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Hist. orientalis, p. 274 Hist. occidentalis, p. 81-82.
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rable modèle d’une société sans foi ni loi, triste exemple de la pénétration des causes et de la chicane dans la vie des campagnes : Les avocats remplissent non seulement les villes, mais encore les villages et les bourgs ; ils y suscitent des procès et y multiplient les querelles et les actions en justice ; la plupart s’ingénie à faire citer la partie adverse dans cinq ou six lieux différents pour que, lassée par la fatigue et la dépense, elle fasse défaut et soit contrainte de renoncer à ses droits. (S. vulgares, éd. J. Longère, p. 332)
Jacques, pour conclure, privilégie une société où s’ébattent les gens simples attachés à la terre, à l’ordre traditionnel. Telle est l’apparence, mais ce n’est pas dire qu’il n’a pas su s’adapter à un mode de vie qui se trouvait en conformité avec ses ambitions et sa carrière. Une fable tardive résumerait son point de vue. Le rat des villes et le rat des champs s’étant mutuellement invités, ce dernier, expérience faite, préfère la pauvreté de sa campagne où il trouve joie et sécurité, plutôt que l’opulence avec son bruit et ses dangers, la peur et la tristesse25. Sans aucun doute cette histoire n’est que l’expression d’un lieu commun pour vilipender le vacarme des cités ; on voit qu’il y souscrit entièrement. Le goût, qu’il manifeste par la suite, pour la tranquillité nécessaire à l’étude en est une nouvelle manifestation ; mais il est vrai par ailleurs que l’étudiant d’abord, l’homme d’action et le prélat ensuite n’ont pas manqué d’apprivoiser ce bruit et cette confusion, ou de s’en faire une raison, et pas seulement à contre cœur. Les deux rats de la fable finissent par s’inviter chez lui. On rencontre des nobles dans les écrits de Jacques de Vitry. On trouve dans les récits exemplaires des chevaliers de tout acabit, animés par toute sorte de sentiments. Il n’a pas de sympathie particulière pour le métier des armes, sauf lorsqu’il vise à la défense de la chrétienté. Son salut aux soldats de toutes les nations engagées dans la croisade est de fait un panégyrique du métier des armes : La Terre sainte voyait et prospérait, et son cœur se gonflait quand se rassemblait chez elle une foule montée de la mer, et d’abord les Génois, Vénitiens et Pisans. La force des nations venait à elle, guerriers surtout sortis de France et d’Allemagne. Les uns plus
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The Exempla, éd. T. Crane, no 157.
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forts sur mer, les autres sur terre, les uns fort aptes au combat naval, mieux accoutumés et mieux exercés au combat sur l’eau, les autres très courageux sur la terre ferme, mieux versés dans l’art de la guerre, mieux entraînés à se servir de la lance et du glaive dans les combats de cavalerie. Meilleurs ceux-ci sur leurs galères, excellents ceux-là sur leurs chevaux. (Hist. orientalis, p. 274)
C’était là une manière d’exercer son talent guerrier pour une cause universelle et avouable. On ne pouvait pas en dire autant des tournois, ces joutes guerrières et ludiques où la jeunesse mesurait ses forces, tout en y gaspillant temps, énergie et argent. Telle était la position de l’Église. En 1215, dans une de ses constitutions, le IVe concile de Latran estimait que c’était un « grand obstacle à l’affaire de la croisade »26. Sur le même sujet, il répond par une histoire de moraliste en expliquant que de tels jeux sont à proscrire, car ils donnent trop l’occasion de se perdre : Un jour je parlais avec un chevalier qui fréquentait sans trêve les tournois et y poussait les autres, envoyant émissaires et hérauts pour y appeler ; il ne croyait pas que c’était là péché et assurait ne voir là que jeu et exercice. Par ailleurs il était assez dévot. Pour moi donc je me suis mis en peine de lui démontrer que les tournois étaient l’occasion de commettre les sept péchés capitaux. (The Exempla, éd. T. Crane no 141)
Ensuite, les conseils indulgents donnés par le prédicateur apparaissent comme la meilleure façon de détourner le chevalier de la fréquentation des tournois. C’était affaire de psychologie. Le fait est que l’exemple avancé suggère une relative convergence de vue entre Jacques et son chevalier, laissant penser que la mentalité du noble en question n’était pas totalement étrangère à celle de son interlocuteur. Jacques de cette façon peut apparaître familier d’une catégorie sociale dont la jeunesse embrassait souvent la carrière militaire, cela même si le monde des clercs était étranger à celui des armes. À ce sujet il a une anecdote. À l’annonce du sac de Liège par les troupes du duc de Brabant (1212), les chanoines d’Oignies, écrit-il, « comme les clercs, étaient morts de peur » (Vita Mariae, p. 109). Peut-être n’était-il pas présent pour
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COD, p. 574.
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l’occasion, ou se mettait-t-il à l’écart de ces frères si craintifs. La peur en effet n’a pas semblé le saisir six ans plus tard en Égypte : De mon côté, je fis mettre à l’eau ma cogue avec deux cents hommes environ ; certains d’entre eux cependant furent tués ou blessés ; puis, je perdis ma barbote avec vingt hommes dans le fleuve. (Lettres, p. 116)
Ou encore, quand il se met en scène sur la ligne de bataille : Quant à moi, j’étais sorti ce jour-là sans arme, en chape et surplis avec le seigneur légat et le patriarche qui portait la sainte croix. (Lettres, p. 150)
Milieu nobiliaire donc, milieu familier. Jacques nourrit bien de la sympathie à cet égard, ce qui lui offre l’occasion de portraits avantageux pour les grands du monde27 et les modestes chevaliers (milites)28. Au prieuré d’Oignies, c’était dans ce terreau que se recrutait l’effectif. Les fondateurs en étaient issus, dont le père était « pourvu en suffisance de richesses matérielles et spirituelles29 ». Marie d’Oignies était d’apparente petite noblesse et Jacques sans doute de même30. Quant à lui, il en retrouvait les membres sur le terrain de leurs occupations favorites, la guerre et le tournoi. L’histoire du chevalier qui fréquente les tournois finit bien, puisqu’il se convertit et renonce à sa passion, ce qui est peu banal. Le goût des armes est un mode de vie dont on peut sortir, mais non sans mal. Témoin ce personnage connu de Marie d’Oignies, nommé Yvan de Rognes, chevalier d’origine noble, « actif dans le métier des armes et adonné aux vanités du siècle », qui décide d’y renoncer31. Sa conversion inspire un long récit sur les efforts faits par ses amis pour l’arracher à la condition de guerrier : Il n’était pas complètement détaché du monde où le retenaient encore nombre d’affaires qui l’obligeaient notamment à se rendre souvent chez de puissants personnages. En de telles occasions ses amis d’autrefois, de même que ses parents et ses proches, le pleuraient comme s’il était mort, ou encore, c’était le plus souvent le cas, le montraient du doigt comme une bête curieuse. Les uns
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Die Exempla, éd. J. Greven, no 17, no 34, no 38. Ibid., no 56, no 72. Historia fundationis, éd. R. B. C Huygens, p. 209. Vita Mariae, p. 56. Ibid.
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se moquaient de lui, d’autres cherchaient à l’attendrir par des caressantes paroles, d’autres enfin tentaient de le faire craquer en l’accablant d’outrages et d’injures. (Vita Mariae, p. 110)
Il y avait toujours une manière de s’entendre avec des gens de bonne foi, prêts à changer de vie, tel ce chevalier qui se mettait à fréquenter l’église après avoir compris ce qu’était le ministère sacerdotal32. L’homme de guerre n’est jamais loin de s’amender, même avec difficulté ; un tel, qui assistait régulièrement aux sermons, continuait « à vivre de façon séculière » sans état d’âme33. La noblesse du cœur enfin était toujours prête à voler au secours de la religion ; c’est l’exemple du chevalier assommant d’un coup de poing un bourgeois de Paris, qu’il surprend en train de blasphémer : J’ai entendu dire qu’un chevalier, passant sur un pont à Paris, entendit un riche bourgeois blasphémer Dieu ; très en colère, il ne put se retenir et d’un coup de poing, frappa violemment le bourgeois et lui cassa les dents. (The Exempla, éd. T. Crane, n°219)
Le chevalier coupable est traduit devant le tribunal et l’histoire finit bien, puisque le roi ne lui en tient pas rigueur. Une fois encore le récit exemplaire met en valeur l’ordre traditionnel et ses règles : vie rurale contre vie urbaine, noblesse contre bourgeoisie et contre toutes formes de nouveautés venant bousculer un équilibre fragile. Car dans ce théâtre agissent, en sous-main et ouvertement même, des forces dangereuses. Les unes se servent de la parole et de la loi, les autres, bien pires, se servent de l’argent. Les agents de ces forces sont donc les avocats et les juges, les usuriers de profession et la cohorte anonyme des prêteurs sur gage. Au regard de l’endettement de la noblesse, Jacques dit son aversion pour les transactions monétaires, l’usure, et ce qui vient à rappeler les opérations de l’argent qui ont pénétré les campagnes34. Et c’est sur ce chapitre que s’ouvre l’Histoire occidentale : Les choses en étaient venues à ce point que le crime de l’usure, le pire de tous, répandu partout, tenait en sa possession, comme s’il
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The Exempla, éd. T. Crane, no 140. Ibid., no 139. G. Duby, La vie des campagnes, 2, p. 111.
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était licite, les avides prêteurs à gages. Par les soins de cette sangsue insatiable, les chevaliers perdaient patrimoine et grands héritages, les pauvres étaient dépouillés, les églises plongées dans la misère. […] Cette engeance, la plus ignoble, la plus condamnable au monde, s’était imposée partout avec une telle force que, non contents d’avoir envahi les villes et les places fortes, elle occupait aussi les villages. (Hist. occidentalis, p. 78)
Le contexte économique des années 1180-1215 se prêtait certainement à cette charge. Mais des voix s’élevaient dans le même temps pour justifier le commerce licite, tandis que le profit de l’argent, condamné jusque-là sans appel, commençait à susciter le débat, notamment dans le milieu des maîtres et théologiens à Paris35. Ce débat était consécutif à la réalité du temps. La condamnation par l’Église de l’activité illicite des prêteurs à gages ou usuriers était ancienne ; cependant le canon 25 du troisième concile de Latran (1179), qui condamnait l’usure, en admettait l’existence comme d’un état de fait. L’Histoire occidentale une cinquantaine d’années plus tard revient sur la tradition, appuyée toujours sur les positions du concile suivant (1215). Mais surtout, plus que défendre des principes, le réquisitoire ne vise qu’à prendre la défense des catégories les plus menacées, la paysannerie et la petite noblesse : J’ai entendu parler d’un usurier qui, ayant mangé toute la fortune d’un chevalier par ses usures, et ruiné ses fils et filles, ne se laissa pas émouvoir et ne voulut pas lui en rendre un seul denier. Un jour que l’usurier lui réclamait ce qu’il lui devait, comme il n’avait plus de caution et n’avait rien d’autre à offrir, le chevalier le supplia d’attendre encore ; ce que l’usurier ne voulut point, et il le fit prendre et enfermer par le seigneur du domaine. (The Exempla, éd. T. Crane, no 173)
Le pragmatisme éclairé de Jacques de Vitry ne concerne pas les seuls gens de métier. Il dénonce une situation générale, quand il fouille au sein même de l’institution de l’Église : Les moindres des prélats, placés sous la tutelle de plus hauts, disent à leurs seigneurs : Apportez et buvons (Am, 4, 1). Ce qui veut dire : « Donnez-nous pouvoir d’extorquer leur argent à ceux dont vous avez la charge » ! […] Ses dents sont celles du lion, et ses molaires sont comme celles du lion (Joel, 1, 6). Les pré35
J. B. Baldwin, Paris 1200, p. 91.
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lats d’un rang plus élevé sont les incisives qui donnent pouvoir de spolier aux prélats d’un moindre rang ; les molaires qui mastiquent et écrasent la nourriture ainsi coupée, sont les prélats d’un rang moins élevé, qui s’appliquent à accuser, dépouiller, dévorer, comme le lionceau ne s’arrête de faire, en commettant plus de dégâts que le lion. (S. vulgares, éd. J. Longère, p. 25)
Il ne s’en est pas tenu aux recommandations, aux mots ou aux exemples ; il s’était proposé un jour d’agir dans un domaine qu’il connaissait bien : la défense de cette petite noblesse des armes, souvent ruinée consécutivement aux dettes contractées pour partir en croisade. Il en a médité le poids durant ses années de prédication en France et ailleurs36. Au fil du temps et des écrits, les références de Jacques de Vitry sont constantes : on y retrouve la nostalgie de la terre et du monde rural, le rejet des valeurs attachées au gain et à l’argent, la méfiance envers les milieux urbains. Ces indices, que l’on n’aurait pas de mal à trouver à l’identique chez tel de ses contemporains, doivent être reçus en considération de ce que fut ensuite sa carrière dans la hiérarchie de l’Église. Evêque (1216), puis cardinal (1229), il parvient au sommet ; ce qu’il doit moins à sa naissance et son origine qu’à son parcours, celui de l’école, où il s’est fait déjà un réseau de connaissances. Homme nouveau, il n’en est pas moins attaché aux valeurs d’une tradition, ou perçues comme telles. On le croit volontiers installé aux marges de la petite noblesse ou de la paysannerie enrichie. * Jeunesse : mots et images Le corps des textes sur l’enfance, répartis sur une période allant de 1213 à sa mort en 1240, forme un ensemble assez hétérogène d’histoires ou d’anecdotes, vécues ou non, sur ce passage de l’existence où rien n’est encore fait, et où l’avenir de l’homme accompli se prépare. Si l’enfance et la jeunesse de Jacques peuvent être appréhendées ou senties, c’est entre ces lignes, et alors, il ne faut pas en attendre un commentaire de souvenirs plus ou moins remaniés. Il ne peut s’agir que d’esquisse, d’une confession en creux, s’ap-
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Lettres, p. 26.
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puyant sur les traits d’un âge ou d’une période de l’existence, dont il s’attache à faire ressortir la signification. Nous disposons d’abord du récit de l’enfance édifiante de Marie, jeune laïque vivant dans l’entourage d’une communauté canoniale au prieuré d’Oignies, non loin de Namur et dans le diocèse de Liège, qu’il a connue vers 1208. Relevons encore l’évocation de l’enfance bousculée de jeunes sarrasins sauvés in extremis de l’esclavage au cours des opérations de la croisade, et surtout les récits des sermons rédigés à la fin de sa vie et qui portent, entre autres thèmes, sur la maternité, la parenté, la famille. L’enfant présenté de cette façon est un être à la fois fragile et exemplaire, dangereux parfois. Le portrait de Marie d’Oignies est un modèle du genre qui, pour se rapprocher de modèles plus prestigieux encore, donne à méditer sur une précocité qui est très loin d’être commune aux enfants de son âge. On est dans l’exception, car la sensibilité religieuse de la petite Marie est un don qui vient à faire pâlir le don naturel de l’affection parentale et ses manifestations coutumières : Il y avait, dans l’évêché de Liège, dans la ville de Nivelles, une jeune fille que sa vie et son nom comblèrent de grâces, Marie. Née de parents aisés, richesses et biens temporels ne manquaient pas. Pourtant, dès l’enfance, jamais son âme ne fut alléchée par ces biens éphémères. Presque au sortir du ventre, elle fut projetée dans le Seigneur. Jamais, ou rarement, elle ne se mêlait aux jeux des fillettes de son âge. Elle refusait sa compagnie à celles qui allaient folâtrer, préservant son âme de toute forme de vanité et de concupiscence. Par une sorte de présage divin, elle annonçait ainsi, dans ses premières années, ce qu’adulte elle était appelée à devenir. Souvent la nuit, encore petite, elle s’agenouillait devant son lit ; et les prières qu’elle avait apprises, elle les offrait au Seigneur comme des prémices de sa vie. La miséricorde et la piété croissaient avec l’enfant qu’elle était, et elle aimait la religion d’un sentiment pour ainsi dire naturel. Ainsi, lorsque des frères de l’ordre cistercien venaient à passer devant la maison de son père, Marie, avec des regards pleins d’admiration pour l’habit religieux, les suivait à la dérobée. Et comme elle ne pouvait faire davantage, son désir l’incitait à planter ses pas dans ceux des convers et des moines. Ses parents, selon l’habitude des gens du siècle, avaient voulu la parer de vêtements délicats et élégants. Mais elle en était attristée et dédaignait de les porter. […] Aussi, en considérant leur rejeton, ses parents s’écriaient-ils d’un air railleur : « Quelle sorte de fille allons-nous donc avoir ? » (Vita Mariae, p. 56)
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Dans ce pieux récit, sur la véracité duquel il n’est pas indispensable de se perdre en conjectures, il ne faut retenir que le versant exemplaire. Marie, alors tout enfant, échappe à la condition de son âge, et déjà se mettant en marge du monde, ses aspirations l’éloignent d’une existence banale ; en conséquence la moquerie des parents annonce une réprobation future. Tel est le lot des grands destins. D’un autre point de vue, il y avait dans l’histoire de l’enfance de Marie, mère du Christ, de tels traits d’étonnante précocité : Encore enfant, après que ses parents l’eurent menée au Temple pour être présentés au Seigneur, elle avait monté, seule dit-on, et sans aucun mal, toutes les marches du sanctuaire. (Hist. orientalis, p. 250)
L’histoire édifiante dit encore que l’opinion publique en fut émerveillée. Jacques rappelle opportunément au sujet de son modèle que l’imitation d’un tel exemple n’est à l’ordre du jour pour personne, ni les laïcs ni les prêtres. Il suffit d’en connaître l’histoire et d’en admirer le déroulement : Que le lecteur avisé y prenne bien garde, les privilèges d’une élite ne fondent pas la loi commune. (Vita Mariae, p. 58)
Marie d’Oignies est un être à part, enfant sans enfance, trop mature. Ainsi sa fragilité, constamment soulignée, n’est pas celle de l’âge, elle résulte plutôt d’une impression, la transparence d’un être dans lequel opère la grâce. Les enfants du siècle sont différents et au fil des propos ou des situations, le jeune âge se dévoile autrement qu’à travers un édifiant récit. Le message passe par d’autres voies. Ici tout est à faire, et l’enfant dont il est question n’est pas en mesure de rivaliser avec le modèle de Marie. Jacques, sur la fin de sa vie dans le grand œuvre des sermons, n’oublie ni les jeunes gens ni les enfants quand il prévoit de s’adresser à la foule des anonymes auxquels il propose ses recommandations et ses formules. Il sait que la jeunesse doit être conduite, il sait aussi qu’elle en réclame elle-même le prix, ainsi que dit l’Écriture, et qu’elle n’est pourtant pas souvent satisfaite : Les enfants demandèrent du pain, et il n’y eut personne pour leur en couper. (S. vulgares, éd. J. B. Pitra, p. 439)
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C’est un constat pour lui de souligner sans cesse ce défaut de doctrine et d’instruction. Faute de mieux, il reste les bonnes pratiques ; c’est dans la jeunesse, quand l’esprit est aussi malléable que « la cire tendre », que l’on doit en enseigner les bases. Leçon de bonne vie chrétienne, le sermon l’est assurément quand il recommande à l’enfant de pratiquer la prière la plus simple, le Pater Noster, à réciter en toute occasion : avant d’écouter un prêche, d’aller dormir, de se mettre à table, au moment du lever, et même de traverser un cimetière. La prière est récitée en toute occasion. Elle est avant tout une protection, eu égard à la faiblesse du jeune âge : C’est ce pain que vous demandez au Seigneur lorsque vous dites : « Donne-nous aujourd’hui notre pain quotidien », en sorte que chaque fois que vous avez accès à la prédication, au début du sermon, vous devez prier et réciter le Pater Noster pour que Dieu ouvre votre cœur à la contemplation de la parole de vie et de la discipline. De même chaque fois que vous vous mettez à table, après vous être signés, vous devez toujours dire le Pater Noster en guise de bénédiction, pour que le Seigneur vous garde du péché de gourmandise par la vertu de la prière. Et à la fin du banquet à titre d’action de grâce dites le Pater Noster. Les hommes sont reconnaissants d’habitude pour les bienfaiteurs nourriciers et qui leur fournissent une outre de vin. Ce serait d’une grande grossièreté de ne pas rendre à Dieu les grâces pour les bienfaits qu’il donne pour vivre. Et de même, chaque fois que vous entrez au lit pour dormir vous devez vous signer et réciter le Pater Noster pour que, pendant votre sommeil, Dieu vous garde des démons qui apportent cauchemars et angoisses. Aucun mal n’adviendra aux enfants retrouvés morts subitement dans leur lit s’ils ont fait le signe de la croix et récité le Pater Noster. (S. vulgares, éd. J. B. Pitra, p. 439)
L’enfant doit savoir ses prières pour ne pas devenir l’adulte « grossier et inculte » qui ne les a jamais ou mal apprises : Quand, une fois l’an, ils doivent péniblement venir communier à l’église, certains sont tellement ignorants et bestiaux qu’ils ne savent pas prier. Ils ne savent pas le Pater Noster, l’Ave Maria, et le Credo. Une fois adultes, ils ne peuvent plus les apprendre correctement en entier. Comme des vieillards ignorants et sots, quand on leur demande s’ils savent le Pater Noster, ils répondent : « Je le sais jusqu’à : Sanctificetur ou jusqu’à : Dimitte, mais je n’ai jamais pu aller au-delà ! » (S. vulgares, éd. J. B. Pitra, p. 440)
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Il ne s’adresse à personne en particulier, sinon à l’auditoire fictif de prédicateurs qui auront à cœur de rappeler un jour dans leurs sermons ces règles de conduite. Pour l’heure donc, à Rome, au soir de sa vie, il médite et s’interroge avec le souvenir des expériences et les avancées de la réflexion. Il veut croire que la jeunesse, âge fragile s’il en est, est une force extraordinaire puisqu’elle représente l’adulte en devenir. Elle est un âge élu, dont la parole et le comportement sont les véhicules d’un enseignement du cœur. Nous avons à ce propos l’exemple mémorable de Marie d’Oignies, toute jeune, dont les parents négligent d’entendre les aspirations. Les enfants délivrent des messages utiles à qui sait écouter et entendre, tel est saint Bernard, chevauchant avec ses moines, qui prend le soin de saluer des enfants rencontrés sur le bord de la route pour en recevoir la bénédiction37. Voilà ce jeune voleur sur le point d’être pendu, faisant le cruel et douloureux reproche à son père d’une éducation bâclée : C’est tout le mal que tu m’as fait, parce que lorsque j’étais enfant, tu savais bien que j’avais commencé à voler et à faire le mal, et tu ne m’as jamais puni ni châtié. (The Exempla, éd. T. Crane, no 287)
Voilà encore l’histoire, qui n’est pas encore fabliau, du fils indigne qui envoie son père dormir à l’étable, tandis que le petit-fils rétablit superbement la justice familiale38. Marie d’Oignies et les enfants rencontrés dans les sermons sont nés sous la plume de Jacques de Vitry. Il ne faut pas pour autant créditer sa propre jeunesse d’une telle maturité. Il donne à croire seulement au caractère singulier d’un âge fragile et tout empreint de sagesse, qui est une préparation à la vie d’adulte. Les lettres qu’il envoie à des destinataires restés en Europe, alors qu’il se trouve confronté au monde oriental dans l’aventure de la croisade, sont une expression, directe cette fois, de ses sentiments. Le seul témoignage ayant trait à l’enfance est relatif à deux épisodes de ce séjour. En effet, à deux reprises, en Galilée d’abord (1217), puis le lendemain de la prise de Damiette (1219),
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The Exempla, éd. T. Crane, no 286. Ibid., no 288.
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il rachète au prix fort des enfants de confession musulmane, alors promis à la captivité et à la servitude : À grand peine et à grands frais cependant, j’ai fait mettre de côté et garder les enfants. Plus de cinq cents d’entre eux, sauf erreur, ayant été baptisés, passèrent au Seigneur. […] Outre ceux-là, j’en ai retenu d’autres et les ai confiés à certains de mes amis afin qu’ils les nourrissent et les imprègnent des lettres sacrées en vue du service de Dieu. (Lettres, p. 146)
Deux d’entre eux auraient été envoyés en Europe39. Ces gestes furent considérés comme suffisamment singuliers pour figurer à l’actif de l’évêque d’Acre dans plusieurs récits et chroniques, et notamment celle d’Olivier de Paderborn († 1227), auteur d’une histoire de la cinquième croisade. De même le moine anglais Mathieu Paris († 1259) en fait état, signalant que ces baptêmes auraient concerné tous les enfants survivants40. Conversion forcée donc, insolite aux yeux des témoins41. Mais sur cette captation de l’enfance, l’islam n’était pas en reste : Mahomet fit donc une loi selon laquelle une esclave enceinte d’un sarrasin s’en trouvera aussitôt affranchie et pourra, l’enfant une fois né, partir en toute liberté quelle que soit sa religion. Cependant, l’enfant ne suivra pas la mère et demeurera avec son père dont il prendra irrévocablement la religion. (Hist. orientalis, p. 134)
Les musulmans, note-t-il à diverses reprises, fréquentent parfois les mêmes lieux que les chrétiens. Pour les enfants, ils passent tout naturellement d’un monde à l’autre : Il leur arrive parfois de faire baptiser leurs enfants par des prêtres chrétiens sans mettre d’espérance dans le baptême, si ce n’est celle de voir leurs enfants vivre plus longtemps ou être plus facilement guéris des affections du corps, comme ils pensent. (Hist. orientalis, p. 127)
L’univers de l’enfance est un enjeu ; démonstration supplémentaire, s’il fallait, que cet âge plein de périls est très loin 39
Lettres, p. 156. Die Schriften, éd. H. Hoogeweg, p. 167, p. 229, p. 289 ; Mathieu Paris, Chronica Majora, p. 55. 41 Lettres, p. 54. 40
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d’être indifférent aux préoccupations des adultes. Il y a dans un des sermons adressés aux prélats, ceux qui ont charge d’âmes, un avertissement qui lui est dicté peut-être par ses fréquentations romaines : Que le prélat commence par régir sa maisonnée. Chez lui surtout, qu’il préside bien à sa propre maison, que par un soin constant (diligenter attendendo), il garde en toute chasteté les enfants dont il a la charge. (S. vulgares, éd. J. Longère, p. 23)
L’enfance est une période préparatoire ; il n’y a donc pas à s’étonner de la place donnée aux maîtres, à l’effort et aux recommandations en tout genre. Enfance peu tournée vers les sentiments dans laquelle le rôle du père, de la mère, de la famille n’est pas bien éclairé. Cependant l’intérêt pour ces rapports n’est pas ignoré, comme l’indique le corpus de sermons ; éclairage réducteur, éclairage tout de même. Les liens d’affection qui unissent l’enfant en bas âge à ses parents ne sont pas abordés, sinon comme la manifestation d’un monde animal, instinctif et charnel. Ainsi le comte de Poitiers, après avoir pris l’habit de moine, découvre la beauté et la simplicité de la poule qui prend soin de ses poussins, celle de la brebis pour son agneau, comme si cela avait de quoi surprendre un homme de cette qualité. En tout cas il en est tout rempli de joie naïve ; et Jacques met cette leçon, vraie conversion à la simplicité, au bénéfice des merveilles de la nature42. C’est la nature qui rend la belette attentive à la sécurité de sa portée, ou fait que l’agneau de naissance reconnaît entre tous le bêlement de sa mère, ou encore impose à la femelle du singe de partager son affection avec discernement43. Chez l’homme, la nature, pour n’avoir pas une telle place, n’est certainement pas absente ; simplement il n’en parle pas. Dans le monde de Jacques donc, les relations sont fondées sur des rapports moins directement charnels, et plus complexes. Les parents de Marie d’Oignies veillent à l’éducation et à l’entretien de leur fille, à laquelle est promis l’avenir commun aux personnes de son état. Ils sont surpris du comportement d’un enfant qu’ils
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Die Exempla, éd. J. Greven, no 38. Hist. orientalis, p. 410-414.
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ne comprennent pas : « Ils voyaient donc d’un mauvais œil ses heureuses actions » (Vita Mariae, p. 57). Les rapports du père et du fils sont parfois décrits à l’aune de l’affection attentive du père envers l’enfant, comme on le lit au sujet d’un roi, triste de n’avoir pas d’héritier, et qui éprouva une grande joie quand lui naquit un fils : Mais de savants médecins lui annoncèrent qu’il (son fils) resterait aveugle s’il voyait la lumière du soleil avant l’âge de dix ans. À ces mots, le roi le fit enfermer dans une grotte avec tout ce qu’il fallait pour survivre ; jusqu’à l’âge de dix ans il ne vit pas la lumière. Puis, le fils étant ressorti de la caverne, et comme le roi ne disposait pas de la liste de tout ce qui se trouve dans le monde, il ordonna de présenter à son fils toutes les choses selon leur genre : hommes d’un côté, femmes de l’autre, chevaux ailleurs, or, argent, pierres précieuses, et toutes sortes de choses agréables à voir. Cherchant un nom pour chacune, et comme il en était venu aux femmes, un serviteur lui dit pour s’amuser : « Voilà les démons qui séduisent les hommes ». Le cœur du fils se mit à battre alors plus que pour tout le reste. Et comme le roi demandait à son fils ce qu’il aimait le plus, il répondit : « Ce que j’aime ce sont les démons qui séduisent le cœur de l’homme, et plus que tout ce que j’ai vu ». (The Exempla, éd. T. Crane no 82)
Ailleurs, tel père dont le fils unique s’est fait moine exige son retour sous peine de brûler son couvent. Le fils sort à sa rencontre et le père lui fait valoir l’héritage auquel il peut prétendre s’il revient à la vie laïque. Le fils finit par y renoncer non tant en raison d’une irrépressible vocation, mais plutôt à cause de l’incertitude attachée au moment où il rentrera dans son héritage, c’est dire que la tutelle paternelle lui semble bien pire que celle du couvent44. Une autre fois, pour obtenir sa guérison, des parents traînent leur fils devant une image de la Vierge. Et tandis qu’ils se mettent en prière, lui de crier en prenant Dieu à témoin de ne pas écouter les divagations de ses parents45. Le père dans les exempla, certainement, redoute de voir s’éteindre sa lignée face à un fils qui cherche sa propre voie et dont le comportement lui échappe. La dissimulation devient alors pour le jeune homme un exercice qui n’est pas sans péril, comme dans l’histoire de cet homme auquel
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The Exempla, éd. T. Crane, no 116. Ibid., no 172.
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un démon malicieux révèle qu’un de ses fils s’est fait prêtre à son insu46. Dans ces courts tableaux, l’affection bourrue, mais incontestable, du père est placée sous le signe d’une dépendance reposant sur la chaîne des générations et la transmission des patrimoines. En retour, l’affection du fils paraît distante, réservée. Elle semble vécue comme une opposition entre les générations, le fils s’ingéniant à échapper à l’emprise paternelle. Peut-être ces enfants ontils été parfois trop choyés et avec trop de faiblesse par un père qui en récolte ainsi l’amer résultat, ainsi le rappel du livre de l’Ecclésiastique (30, 1-9) : Qui aime son fils, le fouette assidûment pour s’en réjouir au dernier jour […] Cajole ton fils, et il te fera peur. (Ad conjugatos, trad. M.-Cl. Gasnault, p. 59)
Peut-être ces échecs résultent-ils d’une éducation manquée : Joue avec lui, et il te circonviendra. […] Ne ris pas avec lui, afin de ne pas pleurer. […] Courbe sa nuque dès sa jeunesse et frappelui les côtes pendant qu’il est enfant, afin que, d’aventure, il ne s’endurcisse pas (Eccli, 30, 9-12) ! (Ad conjugatos, trad. M.-Cl. Gasnault, p. 60)
Dans les exemples précédents, l’autorité paternelle est battue en brèche : l’un des enfants est tombé sous le charme des femmes qu’il ne connaît pas encore, exemple d’une concupiscence naturelle dangereuse pour le lien familial ; le second, contre toute raison, renonce à une succession en se mettant au ban de sa famille ; le troisième rejette les parents dont il ne reconnaît plus l’autorité. L’avenir de l’enfant est un sujet d’inquiétude. L’apparente solution au dilemme peut passer à l’occasion par un apprentissage de la distance ou du renoncement. Tel chevalier partant en croisade donne à son dernier départ une solennité héroïque, tout en accomplissant finalement un geste d’éducation : Il s’était fait apporter ses enfants qu’il aimait tendrement et les tenait longuement embrassés dans ses bras. Comme il s’attardait un de ses familiers lui dit : « Renvoyez ces enfants et mettons-nous en route, car plusieurs personnes vous attendent. » Il répondit : « J’ai fait venir mes enfants près de moi pour que mon affection pour eux soit excitée et qu’ainsi je les abandonne avec davantage
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Ibid., no 233.
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d’angoisse pour le Christ et que j’en retire plus de mérite auprès de Dieu ! » (The Exempla, éd., T. Crane, no 124)
Les enfants sont trop jeunes pour s’opposer au projet de leur père, seul à porter le poids contradictoire de ses sentiments. Tout le monde heureusement n’en est pas réduit à ces extrémités et l’exemple paternel revêt d’autres aspects. Scène charmante que celle du maître parisien Renaud de Mont, qui était bègue et prononçait la lettre L pour le R. Comme il apprenait à lire à son jeune fils et que celui-ci, imitant son père, confondait les mêmes lettres, Renaud, furieux, ne cessait de lui dire : « Fais mieux que je puis dire ! » Exemple, s’il en est, de sollicitude paternelle47. Il n’est pas question de discuter le sens ou la portée des exemples proposés à la sagacité du lecteur ; le fait est que souvent les acteurs se ressemblent. Les fils et les pères sont liés par des rapports voisins et le discours rapporte surtout des modèles de comportement, comme si de tels paradigmes s’imposaient pour traduire une manière de sentir. Une fois, il semble sortir du lieu commun pour évoquer le souvenir du père : Si je tenais pour sûr que mon père était mort après avoir commis un seul péché mortel, je ne dirais jamais pour lui le Notre Père, jamais ne ferais l’aumône ni ne lui ferais chanter de messe, mais je dirais comme ce prêtre que j’ai connu et qui disait le dimanche, après le sermon, quand il invitait le peuple à prier pour les défunts : « Ne priez jamais pour mon père qui fut un usurier et refusa de restituer le fruit de son usure. Que son âme soit maudite ! » (The Exempla, éd. T. Crane, no 216)
On aurait préféré un témoignage plus affectueux pour dépeindre la relation que Jacques, alors adulte, entretenait avec ce souvenir. Il ne faut sans doute pas s’arrêter à la conclusion destinée à convaincre l’auditoire, car une telle chute relève d’une impossibilité. Par cette évocation affective, il offre au père une place de choix, telle que son lecteur en appréciera la portée, puisque l’idée de la trahison qu’est le péché mortel est posée comme la dernière borne. Les mots ici employés cependant gardent leur saveur pour exprimer ce que pouvaient être les rapports au sein de la cellule
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Die Exempla, éd. J. Greven, no 88.
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familiale, dominés, dans l’Occident chrétien, et pour longtemps, par le modèle évangélique. La question se pose à peu près dans les mêmes termes pour parler des rapports avec la mère, peut-être dans une gamme plus étendue. En tout premier lieu, celle-ci reste une femme et, souligne-t-il, « c’est du feu que la chair de la femme », en donnant la parole à un ermite parlant à sa propre mère, fâchée de voir son fils s’entourer les mains de tissu pour lui faire passer une rivière sans la toucher48. Pour l’éducation des filles, la mère est un modèle de faiblesse sous laquelle perce un certain orgueil parental d’avoir, par fille interposée, suscité la convoitise : On trouve beaucoup de femmes qui apprennent à leurs filles des chants lascifs, qu’elles chantent en chœur et qui incitent les auditeurs à la luxure. […] Quand elles voient leurs filles assises entre deux jeunes gens, dont l’un leur met la main sur le sein et l’autre leur touche la main ou la taille en les serrant, elles exultent de joie, les malheureuses, et disent : « Voyez combien ma fille est convenablement assise, combien ces jeunes gens l’aiment et la trouvent belle » ; et parce qu’elles ne les corrigent pas, leur rire et leur joie se convertiront en peine, quand au bout de six mois le ventre de leurs filles se mettra à grossir. (Ad conjugatos, trad. M.-Cl. Gasnault, p. 59)
Il n’y a rien là d’exceptionnel. Le danger d’affection maternelle mal comprise peut aller plus loin encore, ainsi quand la comtesse de Toulouse essaye de pousser sa fille à se convertir au catharisme, mais en vain49. Ce combat entre les générations n’est pas chose rare, exactement comme entre père et fils. Il est possible que, pour être plus proche de la nature, la mère se trouve liée à l’enfant par des attaches fortes, souvent mal payées en retour. Chaque fois, l’enfant ou le jeune est l’enjeu d’une partie, gagnée ou perdue selon le cas, par l’adulte qui a sur lui l’avantage de l’autorité pour exiger ou convaincre. Le rôle de l’enfant est de s’y soustraire ou d’y accéder, selon le cas, mais très souvent les exemples de la vie courante que Jacques de Vitry met en scène sont le théâtre d’un conflit affectif. Il ne faut pas en tirer la conclusion qu’il en fut l’acteur, tout au plus un témoin attentif, à considérer le nombre de
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The Exempla, éd. T. Crane, no 100. Die Exempla, éd. J. Greven, no 98.
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situations qu’il s’applique à mettre en scène. On ne raconte bien que ce que l’on connaît. Curieuse histoire encore que celle de la mère du moine qui, sans doute poussée par l’affection, rend visite à son fils à la porte de son monastère. Lui, pour échapper à cette emprise, se présente à sa mère, le visage passé au noir pour ne pas être reconnu, en souhaitant qu’elle abandonne l’idée de le revoir50. Ici et là, fille et fils, hors une franche opposition, écartent par des moyens détournés d’affectueuses et dangereuses manœuvres. Le lien de l’enfant et la mère repose évidemment sur la maternité. Pour en exprimer toute la contrainte, la vie animale une fois encore sert de référence. La douleur de l’enfantement et l’épreuve de l’accouchement sont le lot de la panthère qui met bas, rappellet-il, une seule fois, car à l’approche du terme les petits déchirent son ventre à coups de griffes et le rendent inapte à recueillir la semence51. Paradoxalement, le geste le plus doux se rencontre chez l’ourse, animal féroce entre tous, et qui mettant bas avant terme un fœtus informe, le lèche tendrement afin de le façonner52. Quant à la défense du petit, l’éléphant et le tigre en offrent de parfaites leçons53. Il s’agit, dans l’ensemble, d’histoires positives puisées dans une littérature ancienne, car sur le fond Jacques n’invente rien. Il convient de n’en retenir que l’usage, fait sans portée exemplaire et qui revient à célébrer la Création que l’animalité vient à prolonger. À l’inverse, à l’autre extrémité, la maternité magnifiée, figée cette fois, est celle de la Vierge Marie. Mais ce n’est pas dans le registre habituel de Jacques de Vitry d’aborder longuement les premières années de l’histoire de Jésus enfant, ainsi que celle de sa mère. Entre le pur instinct donc et la perfection de l’amour maternel, il semble accorder une place assez ambiguë à la tendresse humaine toute simple : Une fois en Brabant, alors que je me reposais de prêcher, une femme, vierge et très pieuse, qui cherchait en tout à obéir au Christ et qui, pour Dieu, vivait pauvrement et n’avait aucune consolation dans les plaisirs de la chair et les biens de ce siècle, me révéla son secret tandis qu’elle demandait conseil. Chaque année le jour de la conception de la Vierge, son ventre commençait à
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Die Exempla, éd. J. Greven, no 69. Hist. orientalis, p. 354. Ibid., p. 358. Ibid., p. 354-356.
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gonfler et petit à petit, comme pour les femmes enceintes, il grossissait, en sorte qu’elle en venait à se cacher par peur du scandale. Et chaque fois qu’elle sentait dans son ventre ce qui ressemblait à son petit, son cœur exultait d’une joie sans pareille. Mais la nuit de la nativité du Seigneur, à cette heure, croyait-elle, où la Vierge Marie avait accouché, son ventre dégonflait tout à coup et revenait à son ancienne minceur. Alors ses seins produisaient du lait en abondance. Cela faisait plusieurs années qu’elle vivait cette consolation toute spirituelle. Quant à moi, après avoir longuement réfléchi, je n’ai rien osé lui donner comme conseil, sinon de ne révéler ce signe à personne d’autre pour que des auditeurs sans ouverture d’esprit ne viennent pas à en rire ou s’en scandaliser, et ne retirent aucun enseignement du signe en question. (Die Exempla, éd. J. Greven, no 45)
Voilà un épisode hors du commun, suivi d’un récit sensiblement différent et toujours fondé, apparemment, sur sa mémoire des choses : À Laon, j’ai vu une femme mariée et passablement pieuse, à ce qu’on disait, qui avait conçu de son mari. Comme venait le moment d’accoucher et qu’elle souffrait beaucoup, elle sentit soudain son ventre dégonfler entièrement et cela, sans accoucher d’un fils ou d’une fille. Pendant presque vingt ans, elle ne quitta pas le lit, mais sentait dans son ventre la présence de je ne sais quelle créature, ce dont elle éprouvait une grande consolation. (Die Exempla, éd. J. Greven, no 46)
L’amour de la mère pour l’enfant à naître s’attache à un événement attendu qui n’arrive pas. Ainsi les deux femmes vivent les joyeuses marques d’une maternité virtuelle, tout en éprouvant l’enchantement de l’échec auquel le discours donne ensuite valeur d’exemple. La fausse grossesse de la vierge du premier exemple est la consolation d’une vie de continence, tandis que la grossesse naturelle de la femme mariée, sans aboutir, reste heureusement en suspens. Pour les deux femmes les manifestations de l’enfantement et du non enfantement sont ressenties comme une joie. Car l’enfant à naître est toujours menacé de ne pas vivre, par exemple quand le mari continue d’avoir des rapports avec sa femme enceinte, sur le point d’accoucher54. Tout cela en définitive serait une vision assez sommaire de la relation entre la mère et l’enfant au début de l’existence. Jacques 54
The Exempla, éd. T. Crane, no 229.
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n’en corrige pas l’impression en raison d’une conception dévalorisée de ce rapport. Voilà de fait une histoire assez probante. Maurice de Sully, évêque de Paris († 1196), était, dit-on, de condition très pauvre. Une fois évêque, sa mère voulut lui rendre visite afin de l’honorer. Ainsi, après avoir échangé ses vieux vêtements contre des neufs pour lui faire honneur, elle alla trouver son fils. Lui, feignant de ne pas la reconnaître, attendit pour le faire qu’elle eut revêtu ses anciennes loques55. Jacques met naturellement l’épisode au bénéfice de l’humilité de l’évêque, que sa réaction met en valeur au détriment de la mère. En définitive, Maurice, parvenu au faîte de sa carrière, n’est pas en mesure de rendre l’hommage affectueux qui lui est fait avec une identique délicatesse. Constat cruel, entre la mère et ses enfants, l’accord se rétablit en sortant du domaine affectif et lorsque l’intérêt reprend le dessus. Alors, dans tel cas, leur complicité retrouvée est une manœuvre faite autour d’une captation d’héritage, du mari par sa femme, du père par ses enfants56. Il resterait à évoquer des rapports entre frères et sœurs, le cousinage, les neveux, la parentèle. Les exempla mettent rarement en scène des histoires de frères, de sœurs ou de neveux. Cela arrive pour montrer des relations tendues, allant de l’ignorance à la duplicité. Tel moine n’est pas prêt à venir en aide à un frère dans la difficulté57. Tel chevalier impécunieux à la recherche d’un cheval de tournoi jette son dévolu sur la monture de son frère. S’étant fait prêter le cheval, il le dresse de sorte qu’une fois restitué l’animal ne supporte plus le légitime propriétaire qui finit par le donner au frère plus malin. Épisode plaisant et empreint d’un pessimisme patelin quant à la relation entre collatéraux58. Tels pourraient être les souvenirs de l’enfance ; une suite d’impressions sur lesquelles s’impriment les événements, qui en reçoivent une interprétation, bonne ou mauvaise, selon le cas. Derrière le sourire des anecdotes ou leur étrangeté, dont on ne sait au demeurant s’il en faisait usage dans sa prédication au temps où il arpentait les routes, on devine que le choix de ces anecdotes ne s’est pas fait au hasard de l’inspiration. Travail de mémoire et d’écrivain. 55 56 57 58
Die Exempla, éd. J. Greven, no 6. The Exempla, éd. T. Crane, no 106. Ibid., no 117. Die Exempla, éd. J. Greven, no 39
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À ce titre une comparaison avec ses successeurs, notamment les Mendiants, serait instructive ; il est possible que le procédé des exempla ait gagné en technicité ce qu’il perdait en émotion. Sans doute est-ce un effet de la diversité de ses expériences et de la variété de ses domaines d’expression, il se laisse entrevoir comme un personnage à part. Cet homme au langage parfois excessif sait recommander la modération, et ce modeste n’est certes pas dépourvu d’ambition. Homme d’études, homme d’action, il s’est élevé sans que ses sentiments ou ses amitiés en souffrent, tout en conservant l’anxiété de mal faire. Incontestablement, il y a de l’application chez lui, héritée d’une éducation sévère associée à la volonté de réussir. * Chronologie La date de naissance de Jacques de Vitry n’est pas connue. Une version fondée sur le texte anonyme des débuts de sa communauté religieuse, le prieuré Saint-Nicolas d’Oignies, la situe vers 1165-1170 : L’an de l’incarnation du Seigneur 1187, alors que rayonnait avec le Christ et prêchait François d’Assise, homme très humble et très saint, fondateur et patron de l’ordre des Mineurs et qu’étudiait la théologie sacrée dans la cité Paris, notre très révérend père et seigneur, Jacques de Vitry, confesseur du roi de France Louis, il y eut un homme vénérable dans la ville de Walcourt, nommé Jean. (Historia fundationis, éd. R B. C. Huygens, p. 209)
Ce témoignage ne peut être reçu ainsi, François d’Assise étant né en 1181 et Jacques de Vitry n’ayant été ni docteur en théologie, ni confesseur d’un roi de France. Seuls quelques éléments épars viennent préciser ses débuts dans la dite communauté canoniale, qu’il aurait commencé à fréquenter vers 1208. Parmi ceux-ci, il y a le témoignage écrit du dominicain Thomas de Cantimpré selon lequel Jacques a interrompu des études à Paris, et a rejoint le prieuré attiré par la réputation d’une jeune femme dénommée Marie, arrivée depuis peu. Encouragé ensuite par les membres de la communauté, il finit par retourner à Paris y recevoir la prêtrise59. Cette chronologie à cheval sur la date traditionnelle de sa naissance (vers 1170) et la thèse de Thomas de Cantimpré quant au 59
Thomas de Cantimpré, Supplementum, p. 169.
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rôle joué par Marie sur la carrière de Jacques (vers 1208) a pour principal défaut de plonger dans l’obscurité la période comprise entre la fin du cycle d’études de Jacques de Vitry (studium artium), qui devait dans ce cas être terminé vers 1190, et son arrivée à Oignies vers 1208, sauf à lui supposer de très longues études de théologie. Quel que soit la durée de ce second cycle, Jacques vraisemblablement a été bénéficiaire de la cure de la paroisse d’Argenteuil, non loin de Paris : L’année en question, c’est-à-dire en 1213, an de l’Incarnation du Seigneur, dans l’évêché de Liège mourut Marie d’Oignies qui mena une sainte et admirable existence et dont maître Jacques de Vitry a écrit la Vie avec grand soin. Ce même Jacques avait été auparavant curé de paroisse dans une bourgade proche de Paris appelée Argenteuil (Vincent de Beauvais, Speculum historiale, p. 165)
Dans ces conditions les précisions apportées par Thomas plaident pour une date de naissance plus basse d’une dizaine d’années, aux environs de 1175-1180, qui explique mieux l’économie de la période 1200-1208. La suite est mieux connue. En 1216, Jacques est élu évêque d’Acre, siège du second royaume latin en Terre sainte. Il séjourne en Orient et participe à la cinquième croisade de 1217 à 1221 ; il est dans la force de l’âge et revient la cinquantaine passée, en 1226 ou 1227, après avoir traversé avec succès les vicissitudes de la vie des camps, les atteintes de la maladie et les ardeurs du climat, après avoir failli mourir comme tant d’autres en Égypte : Quant à moi, j’ai été en proie à la maladie deux mois durant, et ai failli mourir devant Damiette, mais le Seigneur m’a conservé jusqu’à ce jour pour œuvrer et souffrir, en raison peut-être de mes péchés. (Lettres, p. 104)
Sa mort enfin est survenue à Rome où il était cardinal depuis 1229, entre soixante et soixante-cinq ans donc (1240), ce qui en faisait un homme déjà bien âgé, mais non pas un grand vieillard. Au moment de sa naissance, en France régnait Louis VII (1137-1180) dont le domaine, axé sur les villes d’Orléans et Paris, était encore de modeste dimension. Les grands fiefs dans la mouvance du royaume couvraient au contraire d’immenses ter76
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ritoires érigés en principautés quasi indépendantes. À l’ouest et au sud, la Normandie, l’Anjou, le Maine et l’Aquitaine formaient l’essentiel de l’empire continental du roi d’Angleterre, Henri II Plantagenêt (1154-1189). Au nord, le comte de Flandre avait reçu par sa femme le Vermandois et le Valois et dominait la Picardie et le nord de l’Ile-de-France, jusqu’à Amiens, Saint-Quentin et Péronne. Il pénétrait au cœur du domaine du roi, en face de Senlis à quelques lieues de Paris. Ses territoires formaient un tissu ininterrompu de l’embouchure de l’Escaut à la Marne. À l’est, le comte de Champagne Henri Ier gouvernait un pays qui était un des principaux centres de commerce de l’Europe du nord. Les membres de sa maison avaient la main mise sur les affaires du royaume de France par la reine et par son frère Guillaume, alors archevêque de Reims. Plus loin vers l’est, le royaume d’Allemagne et la couronne impériale étaient depuis 1152-1155 aux mains de Frédéric Ier de Hohenstaufen († 1190). Aux marges du domaine français et à l’est du Rhin, la Lorraine, la principauté de Liège et le Brabant étaient dans la mouvance de l’Empire. Telles étaient en Europe du nord les grandes lignes de la carte politique, toujours instable en raison des luttes incessantes entre les rois de France et d’Angleterre, et de celles de l’empereur avec les princes allemands, les villes d’Italie du Nord et la papauté. Les quelques années 1170-1180 constituent une décennie qui replace les tout débuts de Jacques dans un univers matériel et mental qui va en se transformant, sans doute plus vite qu’autrefois, mais de façon insensible pour la majorité des contemporains. Dans ces années-là, en arrière-plan de la lente transformation de l’univers féodal, se poursuivait la renaissance du XIIe siècle, terme général qui désigne à la fois le renouveau de la vie économique, l’émergence de nouvelles catégories sociales liées à l’essor de la vie urbaine, les nouvelles formes de spiritualité et de vie religieuse, autant d’aspects d’une modernité qui est celle de son temps. La sensibilité du monde proche de Jacques de Vitry, au cours de son enfance et de sa jeunesse, a été plus troublée par la chute de Jérusalem (1187) et la défaite de l’Orient latin devant l’adversaire musulman, que par les guerres coutumières entre princes, et notamment le Capétien et le Plantagenêt, ou encore par la lutte entre le pape et l’empereur. Incontestablement, Jacques arrive au monde dans une période troublée. Il a noté quelque part dans l’Histoire orientale le désagrément que la chrétienté avait eu des victoires de Saladin : 77
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Cependant, des bruits inquiétants, le récit de ces tristes malheurs avaient secoué toutes les contrées de l’Occident ; et tous ceux qui les entendaient raconter en avaient l’esprit retourné et se trouvaient profondément blessés d’une douleur sans nom. Le premier de tous était le vénérable père Urbain qui, en ce temps-là, gouvernait la sainte Église romaine comme souverain pontife. Il était d’une tristesse inconsolable, car c’était sous son pontificat que l’Église en Orient était tombée dans le malheur d’une telle désolation, une ruine irréparable. Au récit de la profanation des lieux saints, foulés aux pieds par des chiens immondes, sachant le précieux bois de la croix du salut retenu et souillé par des impies, des hommes indignes, la Terre sainte, libérée par le sang versé de tant de chrétiens, à nouveau occupée par les infidèles et les impies, il mourut bientôt dans le trouble et l’anxiété de sa douleur et de sa tristesse des suites d’une fièvre, de chagrin aussi, de lassitude. Son successeur à la charge pontificale était Grégoire, un homme honorable, en tout point digne de louange ; en châtiment de nos fautes, il vint à rendre l’âme au bout de sept semaines. Son successeur, Clément III, fut élevé au siège de la dignité apostolique suprême. De toutes ses forces, avec l’aide des cardinaux, ses frères, il œuvra pour secourir le petit nombre de Chrétiens restés, tels les brebis au milieu des loups, et pour libérer la Terre sainte. (Hist. orientalis, p. 444)
Les derniers chapitres de son livre résument avec précision les efforts entrepris pour reprendre pied dans ces régions, et qui n’ont pu entamer la résistance des princes Ayyubides. Il était en pleine jeunesse alors, occupé à ses études, et sans doute, comme ses contemporains, suivait-il de loin en loin les péripéties de la guerre au Proche-Orient. Lui-même, devenu en 1216 l’acteur de ce champ de bataille, en revint fatigué et déçu60. L’Occident d’alors, celui de son enfance ou des années alentour, n’est à tout bien peser pas mieux loti. Mais là, il ne donne qu’un bref et suggestif tableau : Les guerres et les discordes ébranlaient le monde presque entier, peuple dressé contre peuple et royaume contre royaume. La Sainte Église romaine était troublée dangereusement par des schismes. L’empire romain divisé contre lui-même était ravagé ; les gens de France combattaient contre les Anglais ; les Sarrasins opprimaient sans mesure les fidèles d’Espagne ; le royaume de Sicile était dévasté par les dissensions et les combats ; toutes les régions d’Occident étaient frappées de divers tourments. (Hist. occidentalis, p. 86) 60
Lettres, p. 156.
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On ne peut pas dire que cette perception d’une forme de chaos dans lequel serait entré le monde chrétien obéit seulement au jeu d’un discours ou à une représentation du sens de l’histoire. Les deux passages cités indiquent sa façon de voir, bien qu’après coup, ce que fut le cours des grandes choses dans les premières années de sa vie, sans d’ailleurs s’y étendre ou faire état d’une quelconque mémoire familiale. Au vu de la chronologie, il présente là un contexte général et personnel, qui aurait pu être, pour un homme arrivé au milieu de sa vie et penché sur le temps écoulé, une façon de mesurer le chemin parcouru. Le fait est qu’entre 1224 et 1228, et la cinquantaine venue, il fait mémoire d’événements survenus dans sa jeunesse ou juste avant, et, selon le cas, en épaississant le trait ou en allégeant les contours. Réalité subjective sans doute, toute d’émotion, qu’il faudrait se garder d’étendre à ses contemporains ou à ses pairs. À l’heure de sa mort, le 1er mai 1240, de toutes les questions en débat dans ses années de jeunesse, que restait-il qui n’avait reçu de réponse ? Dans le seul domaine de la politique et des conflits, les luttes anciennes perduraient en prenant un tour différent. Entre le pape et l’empereur la lutte du sacerdoce et de l’empire avait atteint un niveau paroxystique dans la lutte sans merci engagée entre Grégoire IX (1229-1241) et Frédéric II (1212-1250)61. Dans le conflit plus que séculaire entre Plantagenêt et Capétien, la balance semblait pencher du côté français. Jacques est témoin de ces divisions. En contrepartie, il aurait pu décliner bien des points de satisfaction : avancées de l’Église vis-à-vis des chrétiens en Orient, lente destruction des foyers de catharisme dans le Languedoc, défaite des Almohades en Espagne (1213), progression en Europe orientale. Il n’en était sans doute pas venu à se faire le thuriféraire de ces poussées conquérantes. Par contre, dans la mouvance des idées de réforme et du concile (1215), il refait de mémoire un iti61 Depuis la restauration de l’Empire, en 962, une lutte de suprématie opposa les deux forces ayant prétention à détenir la source de l’autorité, le pape et l’empereur. Cette lutte connut plusieurs étapes avec la querelle des Investitures et dura jusqu’au concordat de Worms (1122). Puis la « lutte du sacerdoce et de l’empire » reprit de la force avec Frédéric Ier († 1190), le conflit devenant aigu sous Henri VI, son fils et successeur, qui ajoutait le royaume de Sicile à l’héritage des Hohenstaufen. Sa mort en 1197 permit au pape de jouer les arbitres en faveur du fils d’Henri, Frédéric, alors enfant. Le conflit entre Grégoire IX et Frédéric II inaugure le dernier acte de l’affrontement qui s’achève sous leurs successeurs au bénéfice de la papauté.
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néraire jalonné de rencontres, découvertes, leçons et idées qui lui paraissent s’ouvrir sur un siècle nouveau : De jour en jour, l’état de l’Église d’Occident se réformait, et ceux qui avaient vécu longtemps dans les ténèbres et l’ombre de la mort étaient éclairés par la lumière et la parole du Seigneur. (Hist. occidentalis, p. 107)
L’Histoire occidentale, faisant suite à celle de l’Orient, balaye à grands traits la vie intellectuelle et religieuse de ces décennies : débuts et importance de la prédication urbaine, retour d’une discipline monastique, naissance d’ordres nouveaux, éléments pratiques de théologie sacramentaire. Il s’en dégage pour lui et ses lecteurs le sentiment que s’est ouvert pour l’Église une période mieux assurée. Dans ce temps non quantifiable, d’entre deux siècles, il replace tout de même, et subrepticement, la durée de sa vie, commencée dans l’incertitude et se poursuivant alors sous la bannière d’un renouveau. En présentant les choses de cette façon, il en vient à se placer dans ce qu’il présente, à tort ou à raison, comme une époque de progrès. Il est possible qu’il se soit éteint avec cette certitude. Alors, il résidait à Rome depuis l’été de 1229. Il y avait été appelé par le pape Grégoire IX (1227-1241) pour entrer à la curie et occuper le siège épiscopal de Tusculum (Frascati), petite cité aux portes de la Ville. Le 1er mai 1240 est la date retenue comme étant le jour de sa mort, les sources hésitant entre le 30 avril et le 2 mai62. La chancellerie pontificale en fait état officiellement dans une bulle du 14 mai63. Jacques devait avoir encore une activité soutenue64. Il est fait mention de sa présence dans un acte du 20 décembre65. Un autre acte du 27 avril suivant ne laisse pas supposer un état de santé défaillant66. Il est probable que sa mort a été soudaine ; il fut inhumé au couvent des Dominicains à Rome67. La nouvelle aurait atteint le diocèse de Liège assez rapidement, au témoignage de Thomas de Cantimpré qui le rapporte dans la Vie de sainte Lutgarde :
62 63 64 65 66 67
A. Paravicini Bagliani, Cardinali, p. 108-109. Les Registres de Grégoire IX, éd. L. Auvray, 3, no 5179. Epistolae selectae, éd. C. Rodenberg, 1, p. 736. Les Registres de Grégoire IX, éd. L. Auvray, 3, no 5002. Ibid., no 5150. Thomas de Cantimpré, Vita S. Lutgardis, p. 257.
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Vers la même époque, le vénérable Jacques mentionné plus haut, agréable à Dieu et autrefois évêque d’Acre, et alors cardinal de la Curie romaine, quitta ce siècle à Rome, le jour de la vigile des saints Philippe et Jacques. Et donc, le quatrième jour après sa mort, jour de la fête de la Croix, la pieuse Lutgarde ignorant la chose, vu qu’il fallait trente jours pour aller de Rome jusqu’au pays du Brabant, fut ravie en extase jusqu’au ciel et vit vers la même heure l’âme de l’évêque transportée au paradis. (Thomas de Cantimpré, Vita S. Lutgardis, p. 257)
Quant aux frères d’Oignies, fratres carissimi, en faveur desquels il avait fait son testament, ils auront été sa seule famille68. Selon la chronique d’Aubri de Trois-Fontaines, son vœu de reposer dans le cimetière du couvent auprès de Marie fut accompli un an plus tard69. Tel est le cadre dont il faut à présent suivre les étapes, en commençant par la période où il fut étudiant à Paris. ***
68 69
A. Paravicini Bagliani, I testamenti, p. 8. Aubri de Trois-Fontaines, Chronica, p. 950.
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*Quand j’étais à Paris, je me souviens de trois jeunes hommes originaires de Flandre qui venaient là pour étudier. Alors qu’ils étaient sur la route, ils se mirent à se demander entre eux quel était leur but et ce à quoi chacun voulait arriver. L’un répondit « Je veux travailler et étudier pour devenir maître ». L’autre : « Moi, je veux m’imprégner de savoir pour ensuite devenir moine de Cîteaux ». Et le troisième de dire : « C’est difficile de poursuivre de tels travaux. Pour moi, je veux être musicien, histrion et jongleur ». Et il arriva à chacun selon son ambition. J’ai vu de mes yeux que le premier fut un éminent maître es arts, que le second, pour avoir étudié la théologie quelque temps, était devenu non seulement moine, mais encore un des plus grands des abbés de l’ordre de Cîteaux dans le domaine spirituel, et que le but de l’un et de l’autre avait abouti au Seigneur. Le troisième, avec l’aide du diable, ne fut qu’un bel esprit, un faiseur de mots, un musicien qui, sans vergogne aucune, renonçant au travail, s’introduisait à la table des autres. (Die Exempla, éd. J. Greven no 84)
Jacques de Vitry aurait pu vers sa quinzième année se rendre ainsi dans la capitale du royaume de France, avec des projets partagés entre compagnons de la même génération et du même pays. Il ne se place pas dans le trio venu de Flandre, mais précise qu’il en a rencontré les acteurs, leurs études une fois terminées. Ce récit qui fait l’éloge de l’étude et du savoir bien employés n’est qu’un souvenir rapporté dans les dernières années de sa vie. L’ambition raisonnable de ces jeunes gens, au moins de deux d’entre eux, aurait pu être la sienne, là encore. Il aurait fait alors partie des étudiants soucieux de s’instruire pour aborder une vraie carrière dans la voie de l’étude, une minorité selon lui : Presque tous […], étrangers et hôtes, n’avaient qu’un souci en tête : étudier ou entendre quelque chose de nouveau. Les uns s’instruisaient à seule fin de savoir, ce qui est pure curiosité, d’autres afin de connaître, ce qui est vanité, d’autres pour en tirer profit, ce
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qui est cupidité et vice simoniaque1. Un petit nombre d’entre eux, cependant, apprenaient afin d’être édifiés (Hist. occidentalis, p. 92)
* L’école de Paris (1190-1208) Entre 1190 et 1210, Paris était un vaste chantier. Philippe Auguste (1180-1223) avait engagé les travaux pour la nouvelle enceinte, en sorte que la ville s’étendait de part et d’autre de la Seine, accueillant une population en plein essor, ce dont témoigne le nombre croissant de paroisses. Dans l’île de la Cité, les travaux de la cathédrale se poursuivaient depuis 1160 à l’initiative de l’évêque Maurice de Sully († 1196), ainsi que la construction du nouveau palais épiscopal et de l’Hôtel Dieu. Jacques a vu les travaux transformer la ville et en a mesuré l’étendue ; il n’en dit rien, car sous sa plume Paris se pare d’un renouveau différent : En ces jours, Dieu éveilla l’esprit du ciel d’un certain prêtre de campagne, du nom de Foulques, homme de grande simplicité et illettré, dans le diocèse de Paris. (Hist. occidentalis, p. 89)
Suit alors un portrait du personnage, qui, à l’exception de celui fait de Marie d’Oignies, est unique dans ses écrits par la place qui lui est accordée pour illustrer les prémisses du renouveau de l’Église et du monde occidental à l’aube du XIIIe siècle. Rien ne manque donc dans l’exposé, ni la simplicité d’un homme, ni le surgissement d’une parole faisant écho à celle de Pierre l’Ermite prêchant la première croisade, ni l’émotion et la dévotion des foules rencontrées et édifiées au cours de sa brève carrière : Une multitude de malades, apportés sur des brancards, étaient déposés dans les rues et sur les places par lesquelles il devait passer, de sorte qu’à son passage ils pussent toucher les franges de son vêtement et fussent ainsi guéris de leurs maux. (Hist. occidentalis, p. 97)
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Le fait pour un clerc de monnayer son savoir. Référence au commerce des gestes sacerdotaux (Act, 8, 18-24).
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On apprend ainsi que cet obscur curé de campagne, soudain touché par la grâce et s’étant donné mission de convertir les autres, mais conscient de son ignorance, prend le chemin de Paris pour y suivre l’enseignement des écoles : Armé de tablettes et d’un style ou poinçon pour écrire, il entra humblement dans les écoles, ruminant souvent et fixant solidement dans sa mémoire certaines sentences morales ou générales qu’il lui était possible de recevoir de la bouche de son maître, dans la mesure de ses moyens. (Hist. occidentalis, p. 95)
Voilà donc Foulques attaché à la personne et aux leçons du maître parisien Pierre le Chantre († 1197). Ce dernier enseignait à la cathédrale de Paris depuis 1173, défendant une théologie non spéculative, conçue comme un engagement dans le siècle à l’intention du plus grand nombre ; enseignement s’inscrivant dans le courant réformateur et visant principalement à la correction des mœurs, notamment par la prédication. À partir de 1195 le disciple serait devenu le porte-parole du maître qui en aurait décelé les dons : Son maître vénérable et prudent, attentif au zèle et à la ferveur de ce disciple, pauvre prêtre ignorant, en accord profond avec la foi et le zèle charitable de ce dernier, l’obligea à prêcher en sa présence à Paris en l’église de Saint-Séverin devant de nombreux écolâtres forts instruits de surcroît. Or le Seigneur donna à son nouveau chevalier tant de grâce et de valeur, que son maître et ceux qui l’entouraient, pleins d’admiration, attestaient que l’Esprit saint parlait par lui et en lui. C’est pourquoi aussi d’autres, tant docteurs qu’étudiants, accouraient pour entendre sa prédication simple et sans apprêt. […] Ils s’invitaient l’un l’autre, un cordon entraînant l’autre, disant : « Venez entendre le prêtre Foulques, tel un nouveau Paul ». […] Un jour donc sur une grande place de la ville de Paris, qu’on appelle en langue vulgaire Champel, une foule nombreuse composée de clercs et de peuple s’était amassée devant lui. (Hist. occidentalis, p. 95)
Rien n’interdit de croire, dans ces lignes, que leur auteur était au milieu de la foule ; dans ce cas, il a dû être impressionné par le style d’une prédication présentée au moins au début comme un exercice d’école. Son récit le constate rétrospectivement. Cette parole qui veut toucher les cœurs est affaire d’émotion, et Foulques avait pour singulier talent de faire résonner les consciences : 85
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Maîtres et étudiants parisiens, changeant de rôle, apportaient leurs tablettes et cédules à sa prédication ; cueillant les propos sortis de sa bouche, ils les écrivaient ; mais ces choses n’avaient plus la même saveur dans la bouche d’un autre. (Hist. occidentalis, p. 100)
Il faut croire que ce tribun atypique, pourfendeur de la vie relâchée des prêtres, de l’usure, puis prédicateur de la quatrième croisade et collecteur de dons, a plus enflammé les esprits qu’il ne les a marqués durablement, car après sa mort en 1202, il n’aurait laissé d’autre trace que celle d’avoir été un prédicateur exceptionnel. Homme du verbe, il est resté dans le souvenir comme un feu levé pour secouer la torpeur des jours : Qui, voyant brûler la maison de son voisin, ne donnerait pas aussitôt de la voix pour qu’on apporte de l’eau pour sauver la maison ? Pourquoi donc ne crions-nous pas quand nous voyons brûler les âmes de nos proches ? Voilà comment un prédicateur nommé Foulques, en France, dans une ville où il ne pouvait rassembler la population pour l’écouter, se mit à s’écrier : « Haro ! Haro ! Au voleur, au voleur ! » Tous alors accoururent et demandèrent : « Où sont les voleurs ? » Et lui de répondre : « Des voleurs de l’enfer ont envahi la ville et cherchent à capturer les âmes pour les dépouiller ». Tous alors, très impressionnés, écoutèrent le prédicateur avec attention. (Die Exempla, éd. J. Greven, no 52)
Jacques, quant à lui, a fréquenté les écoles de Paris dans la période intermédiaire entre le temps des grands maîtres et l’institution universitaire en gestation depuis 1200, dont les statuts, édictés par Robert de Courson († 1219), alors légat pontifical, fixent l’acte de naissance en août 1215. Au début du XIIe siècle, Paris s’était imposé comme un centre d’étude ; l’école cathédrale placée sous l’autorité de l’évêque avait joué un rôle important pour l’accueil des étudiants. Le pape Alexandre III (1159-1181) en avait réglementé le régime, donnant au chancelier, représentant de l’évêque, le privilège de délivrer l’autorisation d’enseigner à ceux qui avaient achevé le cursus des études (licentia ubique docendi). Le nombre de ces étudiants ne cessant d’augmenter, maîtres et disciples essaimèrent en dehors du cloître sur la rive gauche de la Seine, sur la montagne Sainte-Geneviève. À son époque, que l’on peut situer couvrant une période de 1190 à 1205, les grands noms, ceux entre autres de Pierre Abélard († 1142), de Hugues de Saint-Victor († 1141), de Gilbert de La 86
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Porrée († 1154) avaient disparu. Alain de Lille († 1202) et Pierre le Chantre († 1197) n’exerçaient plus. Pourtant autour des années 1200 l’effervescence était grande à Paris où maîtres et étudiants abondaient : Ils étaient si nombreux à s’empresser de devenir maîtres, que la plupart ne pouvaient attirer des étudiants qu’à force de prières et à prix d’argent (Hist. occidentalis, p. 93)
Il arrive alors, comme cette année-là en 1200, qu’éclatent des troubles plus ou moins sérieux entre les bourgeois de la ville et la population des écoles, obligeant pour la première fois le pouvoir royal à temporiser2. Voilà pour confirmer le sentiment de désordre que l’on retire des pages de l’Histoire occidentale consacrées à la ville de Paris. Pourtant ce n’est pas là ce qui intéresse Jacques, mais plutôt l’état moral d’une population instable et brouillonne, dont les motivations plus ou moins intéressées ne reçoivent pas son approbation. À preuve, en raison de la multiplication des maîtres, la qualité des études étant venue à en souffrir, le pape Innocent III (1198-1216) demande à l’évêque Eudes de Sully de ramener à huit le nombre de chaires en théologie (1207)3. À cette date Jacques était encore à Paris. Il n’y a donc pas lieu de mettre en doute son témoignage sur les écoles de son temps, dont il dit que les étudiants s’affrontaient en dehors ou pendant les cours pour toutes sortes de raisons. Il décrit là une communauté internationale turbulente et vindicative, toujours prête à en découdre : Ils se querellaient, se jalousaient, se dénigraient entre eux en raison de la diversité de leurs nations, se lançant à la tête et sans retenue un grand nombre d’injures et de propos outrageants, dénonçant les Anglais comme des ivrognes et des couards, affirmant que les Français étaient des orgueilleux et des chiffes molles qui se paraient comme des femmes. Quant aux Teutoniques, ils disaient d’eux qu’ils étaient des furieux, obscènes de surcroît dans leurs banquets. Les Normands pour leur part étaient des gens vaniteux et vantards, les Poitevins des traîtres, amis des richesses. Quant à ceux qui étaient originaires de Bourgogne, ils leur faisaient la réputation de lourdauds et de sots. Jugeant les Bretons inconsistants
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Roger de Hoveden, Chronica, p. 120. Cartulaire de l’université de Paris, I, p. 5.
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et instables, ils leur reprochaient la mort d’Arthur4. Les Lombards, ils les disaient cupides, plein de malignité et sans énergie. Les Siciliens tyranniques et cruels, les Brabançons sanguinaires, incendiaires, brigands et voleurs, les Flamands, prodigues, trop épris de beuveries, mous comme du beurre et apathiques. En raison même de ces invectives, ils abandonnaient souvent l’usage de la parole pour en venir aux mains. (Hist. occidentalis, p. 92)
Comment notre écolier se situait-il dans ces joyeuses troupes quand il écrit, comme à regret : Si en revanche certains avaient voulu vivre, selon le précepte de l’Apôtre, avec tempérance, justice et piété, ils étaient aussitôt dénoncés par les débauchés et les hommes sans caractère comme avares et misérables, hypocrites et superstitieux. (Hist. occidentalis, p. 91)
Il faut sans doute s’en tenir au climat d’une ville en plein essor, sans chercher à distinguer dans ce panorama un site qui serait particulièrement concerné. Sans doute existait-il des lieux d’étude plus apaisés : l’école cathédrale ou les abbayes de Saint-Victor et de Sainte-Geneviève, mais leur influence n’a cessé de décroître au cours du XIIIe siècle. Pour l’heure, l’Histoire occidentale fait état d’une fébrilité qui traduit une réalité, celle de groupes gravitant au voisinage du fleuve et autour de maîtres trop nombreux. Voilà la ville de Jacques de Vitry, où s’entassent sur la rive gauche de la Seine les maisons surgies de l’urgente nécessité ; ainsi étudiants, prostituées, maîtres et souteneurs, vivent-ils ensemble au milieu d’une agitation peu favorable au sérieux de l’étude : Dans une même maison on trouvait des écoles à l’étage supérieur, en bas des prostituées. À l’étage supérieur, des maîtres donnaient leurs leçons, tandis qu’au rez- de-chaussée, les femmes publiques exerçaient leur trafic honteux. D’un côté, les courtisanes se querellaient entre elles et avec leurs souteneurs ; de l’autre, des clercs disputaient, et, agissant avec esprit de polémique, ils contestaient. (Hist. occidentalis, p. 91)
Les prostituées se rassemblaient au plus près de la clientèle qu’elles étaient assurées de rencontrer, maîtres et étudiants venus
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Duc de Bretagne, prétendant à la couronne d’Angleterre, sans doute assassiné par son oncle Jean sans Terre (1203).
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de tous les coins d’Europe. En 1212 elles vont être normalement reléguées hors des centres et des lieux habités, mais Jacques, alors entré dans la communauté canoniale du prieuré d’Oignies, ne pouvait plus juger du résultat5. On ne sait ce que ces étudiants contestaient, mais il y a fort à parier que les groupes de nationaux venaient défendre la position de leur poulain dans les séances publiques et bruyantes des disputationes, les questions disputées, qui se donnaient sous la houlette d’un maître. Justement nous ne connaissons pas ceux de Jacques de Vitry. Des personnages apparaissent comme des modèles qu’il n’a ni fréquentés ni connus, tels Maurice de Sully, les théologiens Abélard, Pierre Lombard, Pierre le Mangeur, d’autres encore. Son avis s’exprime rarement de façon personnelle et il se contente de rappeler qu’il a bien vécu à Paris, assez pour recueillir anecdotes et histoires. Il écrit simplement : « Je me souviens quand j’étais à Paris » ou encore « j’ai vu quand j’étais à Paris »6. Témoin discret de cette période de sa vie, il n’évoque pas dans ses écrits – l’Histoire occidentale, composée à partir de 1224-1225, ou les sermons une dizaine d’années plus tard – ce qu’il advint après lui des écoles parisiennes, libérées progressivement de l’autorité de l’évêque pour passer sous la tutelle protectrice du pape ; à cet égard, les statuts de l’université publiés en 1215, la bulle Parens scientiarum du 6 avril 1231, marquent des étapes essentielles. Jacques n’en est pas moins un témoin exceptionnel de la vie des écoles de Paris durant cette période. Si l’Histoire occidentale met en scène des souvenirs de vie parisienne, conformément à un projet d’exposition qui s’intègre dans sa vision de l’histoire, pour mettre en valeur la place de la prédication dans le renouveau de l’Église, l’essentiel de son propos sur la vie des écoles est inscrit dans les sermons, et plus particulièrement deux d’entre eux destinés aux étudiants et leurs maîtres. L’économie de ces sermons est d’autant plus intéressante qu’à l’heure de les composer, sans doute vers 1235, leur auteur est parvenu au sommet de sa carrière sous le pontificat de Grégoire IX (1227-1241). L’attention de ce pape pour la vie de l’université parisienne et les textes importants publiés dans le cours de la période considérée, touchant notamment la contamination de l’enseignement de la théologie par la 5 6
Mansi, XXII, col. 854. Die Exempla éd. J. Greven no 6 ; no 53 ; no 36.
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philosophie d’Aristote, pourraient laisser penser que Jacques de Vitry se serait inspiré de la situation présente dans son adresse aux écoliers7. Des indices laissent penser au contraire qu’il met en scène des souvenirs, appuyés sur des notes anciennes, issus d’un passé antérieur à la constitution des écoles en université et aux règles établies sous le pape Innocent III (1215). Ainsi, nombre d’exempla mettent en scène des personnages disparus depuis longtemps et font état d’épisodes vécus ou connus de Jacques de Vitry pour lui avoir été rapportés. Le premier sermon aux écoliers (Ad scolares) a trait à l’école, non tant dans son organisation alors très souple, mais dans ce que son auteur considère comme essentiel : l’individu et les rapports entre l’écolier et le maître. C’est ainsi que s’ouvre le discours, par la citation tirée du livre de l’Ecclésiastique (6, 36) : Si tu vois un homme sensé, va chez lui dès le matin et que tes pas usent le seuil de sa porte (S. vulgares, éd. J. Longère, p. 267). La recherche du bon maître est l’instruction adressée au jeune homme sorti de l’enfance, qui maîtrise suffisamment les fondements du savoir, la lecture et l’écriture, pour avoir fréquenté l’école paroissiale, et qui est décidé à suivre un premier cycle d’études. Jacques fait appel à ce qu’il a connu : la jeunesse des étudiants, celle de leurs maîtres, l’irréflexion des uns, l’impréparation des autres. Le discours s’articule autour de ces questions. Il aurait ainsi le souvenir de quelque mauvais maître : Dénué de toute foi, plein de ruses, il cherche à paraître et non à progresser, recherche sa propre gloire et non ce qui est bon à ses disciples, retient l’auditoire dans des arguties par des entrelacs de mots, inventant des nouveautés sans aucun profit. (S. vulgares, éd. J. Longère, p. 278)
A contrario, le bon maître n’est ni vaniteux ni inconstant, ni trop curieux ni jaloux de ses confrères. Il ne met pas un nom sur ce modèle, mais tel pouvait être Pierre le Chantre, salué comme un homme au sens rassis, conférant à son enseignement « poids et gravité par l’honnêteté de ses mœurs ». Vers 1200, Jacques a dû évoluer dans un milieu scolaire assez libre. À son époque l’étudiant novice se faisait donner le nom d’un 7
Les Registres de Grégoire IX, éd. L. Auvray, 1, no 203 et no 624.
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maître qu’il allait écouter avant d’entrer officiellement dans le cercle de ses élèves, s’il en était satisfait. La pratique fut réformée par les statuts de 1215, et nul dorénavant ne put en principe se déclarer tel et bénéficier du statut privilégié de clerc, s’il ne s’était déjà attaché à une école8. Ce n’était donc pas rien pour l’étudiant jeune et inexpérimenté que de se diriger dans le labyrinthe des études au milieu de la profusion des maîtres : Le sage nous instruit des maîtres que nous devons choisir et écouter, des maîtres compétents et pleins de bon sens, et non les ignorants ou les incapables, comme font les écoliers sots qui perdent leur temps en se laissant circonvenir par le sentiment, les prières ou toute sorte de familiarité, et encore – ce qui est pire – qui sont séduits par le tarif et poussés par l’avarice. Ils consument leurs jours en vain en dépensant leur argent et leurs efforts – non pas dans de bonnes nourritures ni pour se rassasier – avec des docteurs néophytes dont l’esprit n’est pas aiguisé par l’expérience et, pour parler sans colère, qui prétendent enseigner tout de suite sur les hauteurs ou dans de petits cénacles des choses qu’ils ne mûrissent pas au fond d’eux-mêmes ou absentes de leur mémoire. Quels sots, ces pauvres étudiants qui fréquentent de telles écoles, tels des borgnes au milieu des aveugles ! En effet, quel est le malade bien avisé qui se confierait à un médecin défaillant, alors qu’il peut facilement disposer d’un médecin compétent ? Qui voudrait se procurer de la nourriture avariée, alors qu’il peut avoir pour le même prix la bonne et saine nourriture ? (S. vulgares, éd. J. Longère, p. 267-268)
Le sermon est alors un guide : éviter celui dont l’enseignement est creux (vanus), dont le savoir (scientia) ne se rapporte pas à Dieu, l’inconstant, qui au dire du moraliste Sénèque « étant partout, n’est nulle part », ou le professeur curieux et superficiel qui risque de faire tomber l’étudiant dans l’hérésie en flattant sa curiosité et son goût pour la vaine recherche : Nombreux furent-ils, les étudiants curieux qui se sont égarés dans une recherche scrupuleuse sans fin et qui gaspillèrent en vain leurs jours en vanités et choses superflues ! Nombreux furent-ils à tomber dans l’hérésie, par curiosité et excès de recherche, en discutant outre mesure et au-dessus de leurs capacités de la nature du créateur et de celle de la créature ! (S. vulgares, éd. J. Longère, p. 273) 8
J. W. Baldwin, Paris 1200, p. 289.
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Les exemples sont légion. Il conserve le souvenir de maîtres racoleurs, « capables d’attirer des étudiants à force de prières et à prix d’argent » : J’en ai vu bon nombre, envieux de la réputation des autres, faire du tort à ceux que les étudiants suivaient en foule, et ne cesser de se plaindre d’en avoir bien peu, tout en prenant soin d’attirer les étudiants des autres, et commettre ainsi le délit de détournement. (S. vulgares, éd. J. Longère, p. 280)
Il évoque ces étudiants qui « fréquentent les écoles pendant l’hiver et s’en éloignent l’été durant », qui « changent de maîtres, passant d’une école à l’autre, ne lisant jamais un livre complètement ou n’en suivant pas le commentaire approprié » (S. vulgares, éd. J. Longère, p. 281). Ces habitudes sont à mettre sur le compte d’une fébrilité intéressée. Voilà des écoliers qui, « pour être pris comme étudiants et toucher des revenus escroqués des offices correspondants, vont à l’école à peine une fois ou deux par semaine » (S. vulgares, éd. J. Longère, p. 281). En voilà qui, pour dormir tout leur saoul, ont pris l’habitude de suivre la lecture (lectio) à la troisième heure de l’après-midi, de se choisir pour ça les maîtres qu’il faut, tandis que d’autres se font apporter des livres volumineux, dont ils ne retirent rien, ou peu ! Jacques a échappé à ces travers, au moins peut-on le croire. Son plaidoyer en faveur de maîtres éprouvés et d’étudiants studieux le situe dans la voie de la tradition : l’école cathédrale, l’école de Saint-Victor. On a prédiqué à son sujet l’influence du théologien Pierre le Chantre, en partie sur la foi de l’Histoire occidentale qui installe le maître parmi le petit nombre « d’hommes honnêtes et craignant Dieu ». Pierre y apparaît comme « puissant en action et en paroles », tel que la « lampe qui brille à la ville placée sur la hauteur, le chandelier d’or dans la maison du Seigneur » (Hist. occidentalis, p. 93). Ailleurs, il est campé sous les traits d’un homme attentif aux leçons que lui adressent les circonstances: J’ai entendu dire qu’un convers de Cîteaux particulièrement versé dans la contemplation, en gardant ses brebis, voyant un crapaud dans le fossé, s’était mis pleurer très fort et, sans cesse, à supplier le ciel. Le grand Chantre de Paris passant par-là, se retourna et, sans que l’autre n’y prenne garde, se mit à regarder le convers et obser-
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ver la façon dont il priait et se lamentait. Ensuite, l’ayant appelé, il se mit à le prier et à lui demander la raison de ses pleurs et le sujet de ses pensées. Il avait appris en effet que le convers était très porté sur les choses spirituelles. Celui-ci répondit qu’étant pécheur il avait bien matière à se lamenter pour ses péchés. Enfin, poussé dans ses retranchements, il finit par avouer que la vue du crapaud lui donnait à penser que la volonté divine aurait pu faire de lui un tel animal ou un autre tout aussi méprisable. Il disait n’avoir pas plus de mérite que ce crapaud, et que pourtant il avait été fait homme. Voilà pourquoi il en rendait grâce à Dieu, voilà comment cette pauvre matière incitait son esprit à l’amour de Dieu. (Die Exempla, éd., J. Greven, no 36)
Pierre en effet, cela a été dit, a défendu des idées sociales réformatrices relayées par ses élèves. Il semblerait que les membres de ce cénacle aient eu à se réclamer de la marque du même maître9. La question de son influence reste ouverte, car le mouvement réformateur, sous l’inspiration duquel sont placées ses leçons, était engagé de longue date sous des formes variées. À Paris justement l’esprit s’en faisait sentir concomitamment à l’action épiscopale10. Aussi, sans minimiser l’influence du Chantre, il est permis de demander s’il y a relation entre ses idées et le bénéfice qu’en aurait eu Jacques de Vitry, entré dans le cycle scolaire vers 1190. S’il est loin d’être avéré qu’il ait assisté aux leçons du théologien, l’Histoire occidentale y fait quand même écho dans un exposé de théologie sacramentaire, fondé sur les leçons de plusieurs théologiens issus de la génération précédente. Rien de décisif donc. L’auteur aurait simplement puisé dans le fonds existant pour mettre au clair des points à faire entrer dans un exposé général sur l’état de l’Église post-conciliaire. On chercherait en vain dans le sermon aux écoliers une invitation à la réforme des mœurs, telle qu’elle pouvait exister dans les préoccupations du Chantre. Les étudiants y sont plutôt invités à se choisir un maître capable de les conduire à la sagesse. Démarche individuelle s’il en est, et qui rejoint celle de Jacques lui-même. Certes il est devenu ensuite et avant tout un prédicateur. Cependant l’éloge de Foulques de Neuilly montre que cet art est tout d’exécution (verbo et exemplo), et non tant un art d’école. En cela, il n’est pas théoricien de la réforme, s’il en est un artisan. Il accompagne
9 10
J. B. Baldwin, Masters, 1, p. 17. N. Bériou, L’avènement, p. 20-30.
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ou suit un courant, sans être lié à l’enseignement du Chantre, qu’il n’aurait pas suivi. D’ailleurs, il ne s’est pas véritablement préoccupé de la vie des paroisses, point important des leçons du maître. Il faut ajouter qu’il s’est toujours montré réticent quant à la prédication des laïcs, approuvée par Pierre le Chantre au tournant du siècle11. En somme, Jacques serait plus conservateur que ne laisserait supposer l’opinion commune ; du moins la question de la réforme, telle que soulevée en ce temps-là dans le cercle de l’école cathédrale, ne revêt pas exactement pour lui les mêmes impératifs, sinon celui de la prédication, donnée comme la fin dernière du travail du théologien et venant couronner, tel le toit sur la maison, tout le reste de la démarche, quaestio et disputatio. Tout de même, il paraît réticent envers une méthode scolaire passablement agitée, et dans laquelle il dit ne pas se reconnaître ou regretter d’en avoir éprouvé les travers par inexpérience. De là, l’éloge appuyé de l’abbaye de Saint-Victor. L’abbaye des chanoines réguliers de Saint-Victor sur la Montagne Sainte-Geneviève était le centre d’une vie intellectuelle intense, l’un des tout premiers de l’Occident chrétien depuis le premier quart du XIIe siècle. Vers 1200 les grands maîtres qui en avaient fait la réputation avaient disparu, mais l’esprit de leur enseignement perdurait parmi l’efflorescence de la vie scolaire, la prolifération des maîtres et des étudiants. Cet enseignement – détaché du prosaïsme de la vie quotidienne et des circonstances nouvelles de cette fin de siècle – a certainement touché l’étudiant Jacques de Vitry. Ce dernier fut sensible à l’esprit de la grande maison et – peut-on croire – à une forme de spiritualité, celle des chanoines réguliers, qui fut ensuite la voie qu’il se choisit. Nous avons ainsi des indices de la marque de Saint-Victor sur la sensibilité intellectuelle de Jacques. En premier lieu il convient de noter que sa conception de l’histoire fait suffisamment écho à Hugues de Saint-Victor ; pour ce maître qu’il n’a pu connaître, mais dont il a connu les écrits, l’histoire a un sens qui lui confère signification et direction, à la fois spatial et temporel12 :
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Ph. Buc, « Vox clamantis in deserto ? Pierre le Chantre et la prédication aux laïcs. » Revue Mabillon, 4e/ 65 (1993), p. 5. 12 P. Sicard, Hugues de Saint-Victor, p. 140.
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L’ordre du temps et celui du lieu paraissent coïncider en tout selon l’enchaînement des événements. La Providence divine semble avoir tout disposé pour que ce qui vint à se produire à l’origine des temps se passât de l’Orient comme au principe du monde, et qu’ensuite, le cours du temps approchant de sa fin, l’ensemble des événements descendit vers l’Occident. […] L’enchaînement des événements suit une ligne droite qui descend de l’Orient vers l’Occident. (Hugues de Saint-Victor, De archa Noe, éd. P. Sicard, p. 111)
L’historien de l’Église en marche qu’a été Jacques de Vitry a donc épousé les intuitions de maître Hugues. Il présente tour à tour Histoire orientale et Histoire occidentale comme les volets d’une même aventure, faite de déclin et de renouveau, et cela inlassablement ; sur un Occident déclinant, par exemple, et courant à sa perte, commence le second livre, avant que ne s’ouvre la voie du renouveau qui est tout le sujet et la matière de l’Histoire occidentale : Jadis venue des limites de la terre afin d’écouter la voix de la Sagesse de Salomon, l’Église d’Orient s’était trouvée exposée à différents hasards, accablée de diverses causes d’amertume, comme en proie à l’ivresse de l’absinthe ; tandis donc qu’elle avait converti sa joie en douleur et profonde affliction, sa fille aînée, et spécialement aimée, l’Église de Jérusalem, dépouillée de ses vêtements de gloire, mise en pièce par toutes sortes de bourreaux, s’était retrouvée en effet presque nue. (Hist. occidentalis, p. 73)
Philosophie orientée de l’histoire, certainement, héritée de saint Augustin, interprétée à l’aune de la pensée de Saint-Victor, et reprise à sa façon et pour son temps dans la première moitié du XIIIe siècle. Autre temps, et autre manière. En effet, si Jacques a pu faire siens un esprit et une méthode, l’expression s’en trouvait modifiée simplement par des préoccupations différentes ou des sensibilités nouvelles. Sa lecture commentée des Écritures, notamment dans les sermons, a pu être éclairée par le jour des analyses et des méthodes suivies dans la seconde moitié du XIIe siècle par les grands maîtres de Saint-Victor. On y reconnaît l’importance accordée à la lettre du texte biblique, l’attachement au sens du mot, à l’étymologie. Il n’y a rien là d’original à son époque, ni de significatif pour déceler une hérédité évidente entre lui et l’école de Saint-Victor. Il y a une atmosphère sans doute, et à laquelle il aura été sensible. 95
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Jacques donc, qui est praticien et non théologien, à l’époque où il écrit, rapporte le sens littéral et le sens spirituel de l’Écriture à un schéma simple ne faisant plus de place à une conception par trop abstraite de la méthode. L’Écriture à enseigner ouvre pour lui sur deux mondes, l’intelligence spirituelle et l’histoire, chacun d’eux étant dévolu, ici aux esprits le plus élevés (majores) et là aux plus humbles (minores). Réalisme oblige pour le prédicateur qui doit s’adresser avant tout aux masses, il n’est pas dit qu’il soit possible de passer en s’élevant d’un état à un autre : Le Seigneur rassasie les esprits élevés par l’intelligence spirituelle, et par l’histoire toute simple, il donne leur nourriture aux plus humbles. La haute montagne – l’intelligence spirituelle – est le refuge des chamois ; les esprits élevés et initiés. La pierre – qui est la simple histoire – est le refuge des damans ; là se reposent les humbles et les petits. (S. vulgares, éd. J. Longère, p. 348)
L’optimisme de l’école de Saint-Victor est retombé devant les réalités ou encore en raison des nécessités de la prédication la plus large possible. Les temps ont en effet bien changé, et ce en l’espace de quelques dizaines années. Plus précisément cette fois, Jacques a dû avoir une relation directe avec l’abbaye qu’il désigne comme « réconfort de ceux qui sont fatigués et port très calme des étudiants » (Hist. occidentalis, p. 138). Du moins l’abbé Jean, mort en 1229, le connaît assez pour lui écrire et lui transmettre des informations insolites sur la prédication de la croisade en Allemagne : L’abbé de Saint-Victor au vénérable ami dans le Christ, maître Jacques de Vitry, avec les devoirs d’une pieuse charité, salut éternel dans le Christ ! J’ai récemment reçu une lettre de maître Olivier de Cologne, chancelier, votre collègue pour la prédication de la croix du Seigneur, adressée au cardinal Robert […] Je prends soin de vous en faire parvenir la transcription fidèle, sous mon sceau13.
Surtout, et plus nettement qu’il ne fait pour Pierre le Chantre, il rend hommage à la sereine assurance de l’enseignement qui se donnait là, ainsi qu’au rayonnement d’une sagesse spirituelle, dont il a fait une manière d’idéal :
13 U. Berlière, « A propos de Jacques de Vitry. Une lettre d’Olivier de Cologne », Revue Benédictine, 27 (1910), p. 522.
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Dès le début, cette congrégation a été illustrée par de nombreux maîtres parisiens, hommes savants et respectables. Parmi eux, d’une renommée exceptionnelle, le premier, le cithariste du Seigneur, l’instrument de l’Esprit-Saint, maître Hugues de SaintVictor […] a incité beaucoup de disciples à l’honorabilité par l’exemple d’une sainte manière de vivre, il les a formés à la science par un enseignement coulant comme le miel. Puisant en de nombreux puits l’eau vive, il a ouvert l’accès des desseins obscurs et cachés de la sagesse divine, par des livres qu’il a composés sur la foi et les mœurs avec autant de subtilité que de charme. (Hist. occidentalis, p. 138)
Quand il recommande la sagesse à l’étudiant novice afin de suivre le maître de bon sens, il semble penser à ce modèle : Le sage doit user le seuil du maître sensé, et ce, aussi bien au sens littéral qu’au sens spirituel, pour que ce passage vienne à interpréter la doctrine par laquelle le sage entre dans la sagesse. Les degrés du seuil sont les différentes doctrines. Le premier est pour celui qui commence, le second pour celui qui progresse, le troisième pour celui qui achève, tels que dans les livres et l’enseignement de Salomon. Dans le premier il enseigne comment vivre dans le monde, dans le second comment le mépriser, dans le troisième comment aimer Dieu. […] Vous donc, frères très chers, choisissez des maîtres sensés, non pas les maîtres légers et inconstants, curieux et superficiels. (S. vulgares, éd. J. Longère, p. 282)
Le sermon conserve l’écho de cet enseignement pour critiquer la prétention des hommes qui « se demandent ce qu’il faut dire, et bien rarement ce qu’il faut croire »14. Certes, lorsqu’il écrit vers 1235, il n’est plus temps de stigmatiser la dialectique d’Abélard. Il est loin des débats d’idées. Il faut cette fois répondre à une urgence pressante, faire front contre l’efflorescence des opinions : Ceux qui s’occupent de grandes choses et se demandent comment s’élever dans le siècle, comment accéder aux dignités ; ceux qui s’avancent vers des mystères qui les dépassent et ne pensent qu’à ce qu’il faut faire et dire pour s’attirer l’admiration des autres, ou encore ceux qui s’imprègnent de nouveautés auxquels ceux qui les écoutent, curieux et sots, en viennent à ajouter foi, bien qu’elles soient incroyables. (S. vulgares, éd. J. Longère, p. 283)
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De Sacramentis, cité par P. Sicard, Hugues de Saint-Victor, p. 51.
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Autre temps et même question posée au monde scolaire, exposé plus qu’autrefois à la séduction du savoir : Sont-ils sots et crédules ces étudiants qui ajoutent foi aux fadaises et aux légendes qu’ils devraient repousser tout de suite comme fantaisistes et ridicules. Certains en sont venus à une telle folie qu’ils dénient la chaleur du soleil, qui est la source de la chaleur. D’autres affirment faussement que les constellations soumettent le libre arbitre à une force qui s’impose à lui. Ils disent bien d’autres choses avec jactance, pensant avancer de grandes idées et se mettre au même rang que les plus grands des docteurs. (S. vulgares, éd. J. Longère, p. 284)
Jacques a donc été touché par l’esprit de l’abbaye où, dit-il, « des hommes prudents et respectables se sont groupés en communauté hors du tumulte de Paris »15. Tumulte auquel il renonce un jour pour se joindre à un tel idéal de vie et entrer dans la communauté des chanoines réguliers au pays de Namur (vers 1208). L’école est un groupement d’hommes ; la communauté d’idées, tissée autour de l’enseignement d’un maître, appelle certainement des liens plus ou moins solides au sein du même groupe. C’est donc un rayonnement et, dans les années 1200 à Paris, Jacques en a bénéficié. Il est entré dans la relation ou l’amitié de tel ou tel, relation que la suite éclaire plus vivement ; en ce qui le concerne, les indices de tels réseaux ne manquent pas. Néanmoins, il est certain que ces relations parisiennes ne sont perceptibles que plus tard, à l’occasion, et une fois qu’il est engagé dans la vie active. Il y a sur le sujet quelques exemples indicatifs. Ainsi en 1215, l’amicale attention, déjà signalée, de l’abbé de Saint-Victor ; ainsi l’année suivante, sa prédication associée à celle de deux maîtres de la génération précédente : Robert de Courson († 1219) et Étienne Langton († 1228)16. Ces personnages, qui avaient eu à suivre l’enseignement du Chantre, exerçaient à cette époque de hautes fonctions, le premier comme cardinal et légat pontifical en France, le second comme archevêque de Canterbury. Jacques de Vitry les cite en passant dans l’Histoire occidentale. Il est fort possible tout de même qu’il ait rencontré à Paris Robert de Courson qui enseignait là entre 1204 et 1207. S’il ne dit rien 15 16
Hist. occidentalis, p. 138. Mathieu Paris, Vita Stephani archiepiscopis Cantuariensis, p. 443.
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d’une quelconque dette à ce sujet, beaucoup plus tard Thomas de Cantimpré admettait que Jacques n’avait pas été indifférent aux leçons du théologien : À ce sujet, avant le premier siège de la ville de Damiette, Jacques de Vitry de sainte mémoire, alors évêque d’Acre et ensuite cardinal de la curie romaine, avait interrogé Robert de Courson, conseiller du pape, et autrefois maître très compétent en théologie. Celui-ci répondit : « À l’heure de ma mort, j’affirme que c’est condamnable et péché mortel que de tenir plusieurs bénéfices, tant que l’un est suffisant cependant ». C’est cela même qu’a dit et écrit maître Pierre, chantre de Notre-Dame à Paris. (Thomas de Cantimpré, Bonum universale de apibus, p. 72)
À défaut d’avoir suivi l’enseignement de l’oncle, Jacques s’est lié au neveu, Alexandre, dont il fait un de ses correspondants en Orient17. Alexandre ensuite rejoint la croisade et meurt devant Damiette dans le cours de l’été 1218. Marque d’attachement sans doute, il associe la nouvelle de cette mort à celle d’autres disparus, plus familiers des destinataires de la lettre : Priez aussi pour nos compagnons défunts, qui nous quittant dans cet exil, sont passés bien heureusement auprès du Seigneur ; pour maître Thomas, chancelier de Noyon, maître Léon qui enseignait la théologie à Acre, pour maître Alexandre aussi, neveu de maître Robert, le cardinal, pour Jean le jeune de Cambrai, neveu de notre chantre qui est parti auprès du Christ, abandonnant tous ses biens pour le Christ. (Lettres, p. 104)
Avec Alexandre et d’autres, nous sommes dans le milieu des maîtres qui ont vécu à Paris, ont étudié et y sont restés pour y faire carrière. Les lettres d’Orient le confirment. L’une d’elle est adressée à des collègues, Guillaume du Pont des Arches, théologien de renom († 1250), Raoul de Namur et Philippe, archidiacre à Noyon. Il connaît donc bien ces « vénérables et très chers », et il prend soin à leur transmettre les nouvelles du front, comme il le fait pour d’autres plus proches encore18. Au printemps 1221, il annonce au doyen de la faculté des Arts, Etienne, et au chancelier Philippe, aux maîtres et écolâtres de Paris l’intervention prochaine d’une armée de secours. Peut-être par 17 18
Lettres, p. 40. Ibid
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cette voie le chroniqueur de Saint-Martin de Tours a-t-il récupéré l’information19? Paris, le diocèse, la province lui resteront proches ou familiers, il y connaît du monde, et jusqu’à la fin. À la veille de sa mort, une bulle d’avril 1240 le désigne pour assister le juge délégué dans un différend opposant chanoines et abbé de SaintJean à Sens « en raison de son rang et de sa disposition pour ce genre d’affaire, et du fait aussi que les partis se trouvent avoir des attaches avec lui20. » C’est dire. Il y a d’autres exemples de ces rapports noués à Paris avec des hommes qui ont certainement eu un rôle à jouer dans ses orientations futures ou les causes qu’il a défendues. Témoins ces personnages moins fameux qu’il attache à la mission de Foulques de Neuilly : Jean de Nivelles († 1233) et Jean de Liro († vers 1215). S’il n’est rien dit du second, le premier est salué comme « humble et craignant Dieu, paré des joyaux de toutes les vertus »21. Les deux Jean sont aussi de la génération précédente. Jacques est toujours à Paris, tandis qu’ils sont engagés dans l’action. En 1200, Jean de Nivelles fait carrière à Liège comme chanoine de la collégiale Saint-Jean, où il est occupé à la cause de femmes laïques vivant en communauté en ayant renoncé au monde. Jean de Liro a défendu la même cause. Il a été le maître spirituel de la moniale Lutgarde, entrée sous son influence dans la communauté cistercienne22. On peut attacher la mémoire que Jacques fait de ces hommes – qu’il n’a pas forcément connus à Paris – à son engagement dans la défense d’une cause qu’il a découverte après son installation au prieuré d’Oignies. Ils l’auraient instruit d’une spiritualité laïque qu’il n’était pas prêt d’admettre au premier abord. Les deux personnages n’ont rien de commun avec les maîtres précédents, appelés aux honneurs de la carrière. Ils illustrent simplement une facette de la personnalité de Jacques de Vitry, qui s’est révélée au contact du milieu canonial. Par l’intermédiaire de Jean de Liro, Jacques serait entré dans l’amitié durable de la moniale Lutgarde. C’est une probabilité, car il n’a pas eu l’occasion ni le temps d’approfondir sa relation avec Jean. Celui-ci, se rendant en Italie y défendre justement la cause de ces femmes et de leurs communautés, meurt d’accident sur la 19 20 21 22
Ibid., p. 162. Les Registres de Grégoire IX, éd. L. Auvray, 3, no 5130. Hist. occidentalis, p. 103. Thomas de Cantimpré, Vita S. Lutgardis, p. 241.
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route des Alpes23. Un jour de 1216, à son tour, Jacques prend le même chemin pour une toute autre raison ; fidèle à la cause, il se fait porteur auprès du pape Honorius III (1216-1227) de la mission que son prédécesseur s’était assigné : J’ai obtenu en outre de lui, et reçu, des lettres cum exsecutoribus et protectoribus, en vertu desquelles il serait permis à des femmes religieuses de rester ensemble dans une même maison et de s’exhorter les unes les autres au bien, et cela non seulement dans le diocèse de Liège, mais aussi dans le royaume et dans l’Empire. (Lettres, p. 26)
Quant à Jean de Nivelles, il le rencontre au prieuré d’Oignies : Par hasard, se trouvait à Oignies un saint homme d’excellentes mœurs – dont même les méchantes langues ne pouvaient que dire du bien – maître Jean de Nivelles, docteur et père spirituel, lumière de tout l’épiscopat. (Vita Mariae, p. 109)
Ainsi naît une discrète amitié, nourrie par l’attachante personnalité du chanoine de Liège, enfin retiré à Oignies, et devenant alors le correspondant privilégié de l’évêque d’Acre, engagé dans la croisade d’Orient24. L’Histoire occidentale rend justice à ces hommes finalement peu connus. L’un et l’autre sont mis au nombre des maîtres formés à Paris, et l’hommage rendu est la part de reconnaissance pour la dette affectueuse que Jacques a contracté envers eux. Dans l’exemplum des écoliers de Flandre nous lisons un aperçu des ambitions de ceux qui venaient à Paris étudier ; l’un veut devenir maître, l’autre moine, le dernier, beau parleur. Ces étudiants ont en commun de considérer l’étude comme un moyen d’accéder à une position sociale dans le clergé ou la vie civile ; aucun n’est poussé par l’amour désintéressé de savoir ou de la culture. Sur ce point Jacques ne leur ressemble qu’en partie. Il a été sans aucun doute, comme les autres, tout occupé d’avenir professionnel. Ses études le mènent dans cette voie ; son nom est pour cela régulièrement associé au titre, assez vague, de magister, clerc gradué du studium generale, qui était le cycle de l’enseignement général, dont on sortait vers vingt ans.
23 24
Ibid., p. 245. Lettres, p. 136 ; Ibid., p. 162.
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Thomas de Cantimpré lui prête un second cycle d’études de théologie, commencé et qu’il n’a pas achevé : Quand maître Jacques de Vitry […] eut entendu à Paris en France, le nom de la bienheureuse servante du Christ, Marie d’Oignies, il abandonna les études de théologie qui le passionnaient avec excès et vint à Oignies où celle-ci s’était transportée depuis peu. (Thomas de Cantimpré, Supplementum, p. 168-169)
Pour vivre, il dispose d’une prébende, un revenu régulier dans la cure d’Argenteuil à quelques lieues au nord-ouest de Paris25. Depuis le pape Alexandre III, le principe était acquis de réquisitionner des bénéfices ecclésiastiques pour l’entretien des maîtres ou clercs qui suivaient leurs études, et qui obtenaient le droit de ne pas résider dans leur paroisse de rattachement. Sa charge l’a mis au contact du monde des paroisses. Il a pu y mesurer l’écart existant entre ce monde en plein essor d’avec les positions réformatrices qu’il pouvait défendre. Il a gardé le souvenir de ce clergé de prêtres, les soldats du quotidien qu’il décrit parfois, ignorants, paresseux, vaniteux, avides, mais chargés de conduire les âmes au fil des années et des circonstances, seuls en mesure de connaître le peuple chrétien, de sonder les consciences et de distribuer les sacrements. Il invente, sous le nom de Maugrin, mauvaise graine, le personnage cocasse du curé gaffeur et ignorant, aux prises avec toutes les difficultés de sa charge : J’ai vu un prêtre qui, le soir de Noël, ne voulait pas chanter les vêpres à ses paroissiens, ce dont ils étaient mécontents ; et comme aucune prière ne pouvait le décider à le faire, pour mettre un terme à cette obstination, un paroissien dit aux autres : « Venez avec moi et protestez, et je le ferai pour ma part chanter les vêpres avec solennité ». Donc, comme ils s’étaient mis en face du prêtre, en le suppliant l’un après l’autre, et qu’ils ne pouvaient par-là arriver à le fléchir, le paroissien dit : « Je sais pourquoi vous ne voulez pas chanter les vêpres avec solennité, c’est parce que vous ne les savez pas. Vous n’osez pas entreprendre de chanter des vêpres aussi solennelles ! » Alors, très en colère et blessé, le prêtre répondit : « Maudit paysan ! Comment oses- tu dire que je ne sais pas chanter les vêpres ? Je vais te montrer tout de suite que tu es un menteur ». À voix très haute et grand effort il se mit à commencer les vêpres et à les
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Vincent de Beauvais, Speculum historiale, p. 165.
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chanter jusqu’au bout d’une voix suraiguë et très solennelle. Alors tous de rire et de se moquer du prêtre vaniteux, qui avait fait sous la contrainte ce qu’il n’avait pas voulu faire d’abord en l’honneur d’un jour de fête, et donner suite à la demande générale. (Die Exempla, éd. J. Greven, no 103)
Autre épisode : Ce prêtre était très ignorant, riche et avare. Il arriva qu’un écolier tomba malade dans sa paroisse de la cité de Paris et que, l’ayant envoyé chercher, cet écolier se mit à lui confesser ses péchés en latin. Le prêtre qui ne comprenait pas ce qu’il disait, appela les serviteurs du clerc et dit : « Votre maître est devenu fou et ne sait ce qu’il dit ; attachez-le pour qu’il ne blesse personne dans sa folie ». Le clerc, une fois guéri, alla auprès de l’évêque pour se plaindre de ce prêtre qui l’avait fait attacher et lui avait fait une réputation de fou furieux quand, ne parlant pas le français, il lui faisait sa confession en latin. L’évêque alors, simulant la maladie, envoya chercher le prêtre et lui dit : « Seigneur Maugrin », car c’était son nom, « vous êtes homme sage et avisé, voilà pourquoi je vous ai envoyé chercher pour vous faire confession et pour que vous m’imposiez une pénitence ». Et comme il refusait de le faire, l’évêque rejeta le refus et se mit à parler latin en termes de dialectique et autres matières jusqu’à faire sa confession et dire ses péchés en latin. Maugrin à chaque mot disait : « Que Dieu vous pardonne ! » Enfin l’évêque ne pouvant davantage se retenir de rire répondit : « Que Dieu ne me pardonne jamais si je ne te pardonne ! » Et comme l’évêque voulait lui retirer sa paroisse, il se racheta pour cent livres. (Die Exempla, éd. J. Greven, no 104)
L’incompétence du curé en fait la victime d’un évêque en recherche de fonds. Pour faire bonne mesure, Maugrin se fait rouler par un mauvais plaisant qui l’entraîne dans la question de l’immutabilité de la connaissance divine, point d’achoppement entre les étudiants d’Adam de Balsham qui tenait école au Petit Pont et les positions nominalistes : C’est à ce Maugrin qu’un plaisantin que j’ai vu à Paris a dit : « Seigneur, vous savez que Dieu a fait toutes les choses bonnes et les a fait se multiplier et croître. Il y a dans votre paroisse des écoliers qui disent que rien ne change. Dimanche prochain, quand ils seront à la messe, je vous en prie, excommuniez-les ». Ainsi fut fait le dimanche suivant, quand nombre de nominalistes, dont l’opinion est que rien ne change, se réunirent à l’église, où il y avait aussi leurs adversaires Adamites qui soutiennent le contraire.
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Une fois la chandelle allumée, Maugrin dit à tout l’auditoire : « Certains, dans cette paroisse, affirment que rien ne change en dépit de la Création. Pour moi, j’excommunie tous ceux qui l’affirment et je les tiens en dehors de notre sainte mère l’Église ». Ce qu’entendant, les nominalistes en furent bouleversés, et les réalistes très contents. Or l’évêque de Paris avait enseigné dans les écoles et avait été nominaliste. Il fit appeler le prêtre et lui dit : « Comment oses-tu m’excommunier, moi, qui suis nominaliste et dis que rien ne change ? » Maugrin en resta muet et, pour ne pas perdre la paroisse qui lui apportait de grands revenus, il se racheta avec cent livres en monnaie de Paris. (Die Exempla, éd. J. Greven, no 105)
Ainsi se trouvent expédiées en chaire deux questions récurrentes de la vie intellectuelle du siècle : l’une touchant la question délicate de l’éternité de l’univers selon Aristote, l’autre, la condamnation du courant nominaliste, plaisante péripétie de la querelle des universaux qui, du XIIe au XVe siècle, fut un lieu important de la pensée médiévale où s’opposèrent nominalistes et réalistes, les premiers soutenant contre les seconds qu’un prédicat universel, genre ou espèce, attribué à un sujet est un simple mot, une construction de l’esprit tirée de l’expérience, et non une réalité (res)26. Dans cette querelle des anciens et des modernes, le curé naïf condamne les idées nouvelles, présentées comme celles de l’évêque. En faisant son profit de la situation, le prélat, toujours lui, ne sort pas indemne de l’histoire, façon de rappeler qu’alors pour le clerc parisien les rapports hiérarchiques manquent de sérénité : C’est ce Maugrin que son évêque, quand il manquait d’argent, faisait appeler et, comme prévu, il se faisait présenter une lettre en présence du dit Maugrin auquel il s’adressait : « Seigneur Maugrin, je souffre des yeux et ne peux à présent lire cette lettre, lisezla pour moi ! » Lui, qui ne savait pas lire et connaissait l’intention de l’évêque, répondait après avoir ouvert la lettre : « Seigneur, cette lettre dit que vous manquez beaucoup d’argent, et pour moi, je vous obligerai de dix marcs ». La question d’argent résolue, il échappait alors aux mains de l’évêque. (Die Exempla, éd. J. Greven, no 105)
26 Dans cet épisode précis, il s’agirait plutôt de la position aristotélicienne sur l’univers incréé. Par ailleurs, s’il s’agit d’Adam de Balsham, mort sans doute avant 1159, il représentait le courant pré-nominaliste (nominaux), non le contraire, A. de Libéra, Histoire de la philosophie, p. 332.
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Pour un étudiant artien il était facile, au témoignage de Giraud de Barri († 1223), de moquer la petite culture d’un tel clergé : Si, par ignorance de cet art (la grammaire), évêques ou prêtres en viennent à dire des choses fausses, que les étudiants ne leur en fassent pas grief. […] Il est clair qu’il n’y a pas lieu de condamner des gens pleins de religion, inexperts dans cet art pourtant utile. (S. vulgares, éd. J. Longère, p. 290)
La recommandation n’est pas nouvelle. Innocent III, dans la lettre sur les Vaudois de Metz en 1199, en rappelle le principe27. Par ailleurs, tous ne restaient pas dans l’ignorance. Le cas de Foulques de Neuilly le démontrerait, qui passa de l’ombre à la lumière, alors qu’il vivait d’abord « en conformité avec le monde, comme un animal, et sans comprendre les choses de Dieu »28. Sa conversion cependant passe par le chemin de l’école : Ignorant les divines Écritures, il partit pour Paris afin de recueillir par écrit, sur des tablettes qu’il avait apportées avec lui, quelques textes faisant autorité et enseignements moraux. (Hist. occidentalis, p. 82-83)
Mais encore, comment souhaiter au clergé ignorant d’acquérir une bonne connaissance des Écritures, des préceptes moraux ou doctrinaux qui en découlent, sans craindre l’illusion de savoir : L’apôtre a donné un sage conseil : « Ne pas connaître plus qu’il convient, mais goûter sobrement le plaisir de savoir ». Le sage a dit de même : Ne recherche pas ce qui est au-dessus de toi, ne scrute pas ce qui dépasse tes forces (Eccli, 3, 21). (Hist. occidentalis, p. 230)
L’affaire des Amauriciens qui défraya la chronique à Paris dans les années 1210 en est l’illustration. L’histoire trouve son fondement dans les positions d’Amaury de Bène, théologien mort en 1206, qui, réinterprétées par ses partisans, ne tendaient à rien moins qu’à une forme de panthéisme. Ces thèses, désapprouvées par ses collègues et condamnées par le pape, n’auraient sans doute pas eu beaucoup d’écho si elles n’avaient été relayées par les clercs en direction du clergé des paroisses de l’ouest parisien, pour être professées ouvertement aux fidèles. Jacques a dû suivre l’affaire 27 28
F. Morenzoni, Des écoles aux paroisses, p. 144. Hist. occidentalis, p. 89.
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sur laquelle a enquêté Raoul de Namur, qu’il connaissait bien et qui a pu lui en donner les détails. On ne connaît pas sa position sur le sujet, mais il a dû penser que la diffusion de telles idées découlait nécessairement d’une science médiocre. C’est là un danger auquel le prêtre de paroisse est particulièrement exposé, avec les conséquences qui en découlent. Il est pour cette raison la pièce essentielle du dispositif dans la société chrétienne : Nous ne pensons pas qu’aucune communauté ou ordre de réguliers, quelle que puisse être la sévérité de leur vie, soit plus agréable à Dieu que l’ordre des prêtres qui veillent fidèlement et avec sollicitude sur leur troupeau. (Hist. occidentalis, p. 166)
L’ignorance ou la confusion du savoir sont des défauts qui sont d’ailleurs prêtés aux simples clercs, aux étudiants. Jacques aurait pu, à l’époque de ses études, se pencher sur un savoir mal assimilé, et admettre ce que l’étude recélait de délice et de poison. Naturellement il n’en avait pas l’occasion et, vers 1205, sa science scolaire ne lui faisait pas de tort. Quelques années plus tard, il en est autrement au contact des réalités du terrain : À ce moment-là, j’étais un prédicateur débutant et je ne méritais sans doute pas de prêcher la parole de Dieu à de simples laïcs : je n’avais encore ni la pratique ni l’expérience nécessaires pour faire un sermon au peuple. Comme j’avais toujours peur de ne pas assez bien faire, je rassemblais une foule de matériaux pris à diverses sources, et la tête farcie de références, je voulais tout dire à la fois ! (Vita Mariae, p. 564)
Dans les écoles de théologie, au fil de questions disputées, des conclusions indécises en viennent à résulter d’une rhétorique vagabonde. Lorsque, parvenu à un degré éminent de connaissance et d’expérience, l’évêque Jacques de Vitry exposera la théologie pratique des sacrements dans l’Histoire occidentale, ce sera pour rappeler les bonnes pratiques. Il se fondera alors sur les avancées doctrinales et officielles traduites par le concile de Latran IV (1215). Mais vers 1205, lorsqu’il fait l’apprentissage de la vie des paroisses, la situation est différente dans un milieu âpre, semé de contraintes, dont la première, et non la moindre, est celle des rapports au sein de l’institution. *
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Les ambiguïtés du savoir Dans les années 1200 donc, Jacques étudiait la théologie à Paris. Dans le second sermon aux étudiants, il dénonce l’appétit de connaître ou d’approfondir le savoir ; lui-même s’est laissé séduire sa vie durant. Il peut argumenter sur les fins et les raisons ; il revient quand même, et sous couvert d’utilité, à la saveur de l’étude. C’est un trait important de son caractère et un aspect essentiel de sa personnalité. La théologie est au centre de ses préoccupations comme étant la discipline supérieure à laquelle puisse se livrer l’intellect et, de façon égale, comme étant la voie supérieure de la sagesse qui conduit à la connaissance de Dieu. Elle est à la fois le but et la méthode. Dans ces années-là elle s’apprend dans les écoles et sous la houlette des maîtres ; et les conceptions en la matière sont déjà, depuis le milieu du XIIe siècle, en cours de transformation. En effet, longtemps dominée par le seul discours patristique, la théologie devient une discipline à l’intérieur d’un cursus d’enseignement. Jacques est le contemporain des avancées de la dialectique, appliquée à la science des Écritures. Ce langage trouve son expression dans la quaestio, premier outil de l’argumentation théologique. Ainsi entre l’exposé didactique des compilateurs (Sentences de Pierre Lombard) et la dialectique mise en œuvre dans les quaestiones, la transition conduit à une conception heuristique de cette discipline, avec pour corollaire la relégation au second plan du pur commentaire biblique. S’il avait poursuivi dans cette direction, Jacques aurait pu tenir école et enseigner à son tour. On sait ce qu’il pensait des maîtres inexpérimentés. Il laisse à ce sujet des portraits sans concession et le magister, qui a tant aimé les livres, se méfie des théologiens de métier : Les docteurs en théologie, siégeant sur la chaire de Moïse, étaient gonflés de science, alors que la charité ne les édifiait pas. (Hist. occidentalis, p. 93)
En cela il se moque de personnages qu’il n’a peut-être pas connus ou dont il a entendu parler, tel celui-ci : Voilà ce que j’ai entendu dire d’un docteur très savant qui enseigna bien des années à Paris. Comme il était parvenu à l’âge de la retraite et était retourné au Puy (Aniciensis) où il avait été cha-
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noine autrefois, il se tenait parfois près du feu et, tant la fréquentation excessive des lettres lui avait tapé sur la tête, qu’il appelait son serviteur pour lui gratter le ventre jusqu’à l’irriter en lui disant : « Gratte le Nouveau et l’Ancien Testament ! » En recevant des écoliers qui revenaient de Paris, il demandait ce qu’on disait à son sujet. Et si quelqu’un disait tout simplement : « Seigneur, je n’ai rien entendu sur vous », voilà qu’il le faisait jeter dehors. Celui qui en était averti n’avait qu’à répondre : « Seigneur, tout le monde vous regrette et dit que vous n’avez pas votre semblable dans l’univers ni votre pareil en théologie ». Il le faisait alors asseoir à sa table et le traitait superbement. (Die Exempla, éd. J. Greven, no 41)
De telles histoires devaient se répandre pour nuire à la réputation de tel ou tel. Que ne disait-on sur Renaud de Mont qui était bègue et qui, lassé de faire rire ses étudiants, s’appliquait à faire sa leçon en évitant cet écueil, et concluait celle-ci une fois donnée : Pour cette leçon je n’ai rien à craindre, vous ne pouvez pas vous moquer de moi ! (Die Exempla, éd. J. Greven, no 88)
À ces jeux puérils se mesurerait la médiocrité de cet enseignement. Jacques ne s’est donc pas lancé dans cette voie. Il n’a pas laissé de Somme, un ouvrage dans lequel il aurait rassemblé le contenu de ses cours. La vie le conduit ailleurs et il ne sera ni théologien de métier, ni dialecticien, ni homme d’école. Seulement dans l’Histoire occidentale, et pour une toute autre raison, il fait un exposé, parfois un peu embarrassé, de théologie sacramentaire et pratique, sans mener l’entreprise au terme, faisant de cet ouvrage un livre inachevé. Il n’est pas jusqu’à un traité sur la confession, qui lui a été attribué un temps, qui ne reste objet de conjecture. C’est donc peu de dire que sa vie scolaire s’est déroulée dans un contexte très neuf du point de vue du savoir et du point de vue des méthodes. Sa dette envers les conceptions de l’école de Pierre le Chantre d’une part et l’enseignement théologique de l’abbaye de Saint-Victor de l’autre suffiraient à délimiter le territoire où se sont épanouies sans conteste les certitudes du futur prédicateur. Il y a plus cependant. Entre les années 1160 et 1200, les traductions d’Aristote parviennent à Paris où elles commencent à entretenir un climat de remise en cause du savoir.
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Jacques de Vitry s’est-il alors intéressé aux écrits des auteurs profanes (gentiles) et a-t-il fréquenté quelque peu Platon et Aristote, ce dernier surtout qu’il lui arrive ensuite de mettre en scène sous les traits d’un vieillard retors ? Il est probable qu’il ait eu connaissance de cet apport nouveau d’une culture gréco-latine attachée à tort ou à raison à la mémoire du philosophe, au travers des commentaires des auteurs arabes ou juifs. Le grand texte platonicien d’alors est un fragment du Timée, traduit au IVe siècle par l’auteur chrétien Chalcidius ; surtout, et jusque vers 11501160, on ne connaît qu’une partie de la Logique d’Aristote : les Catégories, le De Interpretatione et l’Isagoge de Porphyre (234305). Entre 1160 et 1200, cette partie de l’œuvre se dévoile avec les traductions longtemps ignorées de Boèce († 524) pour les Premiers Analytiques, les Topiques, les Réfutations Sophistiques, et celles de Jacques de Venise (vers 1150) pour les Seconds Analytiques. À la suite de ce premier train de textes, les Libri Naturales (Physique, De l’âme, Du ciel, Métaphysique) sont disponibles à leur tour. Il semble que ces ouvrages étaient connus chez les Artiens à Paris, et il n’y aurait pas de raison alors que Jacques les ait ignorés. Dans l’Histoire orientale, composée entre 1220 et 1224, on rencontre l’écho d’une tradition formelle à ce sujet, quand, sur des sujets de doctrine relative à l’islam primitif, il évoque l’autorité des Anciens (Scripta Antiquorum), celle des livres profanes (Libri Gentilium), des livres sur la Nature (Libri Naturales). Il est sans doute trop tôt pour mettre au bénéfice d’une référence directe à cette source la suite de chapitres sur les animaux et les pierres qui s’intercalent entre les hommes d’Orient et les événements qui s’y déroulent, mais on en trouve ça et là des traces qui ne sont pas forcément fortuites29 : Certains Sarrasins, plus avisés que les autres et d’un naturel doué, sont versés dans la lecture des livres sur la Nature des philosophes païens, qui sont en contradiction complète avec la loi de Mahomet. (Hist. orientalis, p. 130)
En fait, une telle évocation est très occasionnelle. De surcroît, elle est faite en un autre temps que celui de l’école et en d’autres circonstances. On ne peut donc s’y référer pour attribuer à Jacques 29
Hist. orientalis, p. 518, note 31.
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de Vitry une lecture approfondie de la philosophie grecque. La question reste néanmoins posée pour la période pendant laquelle il est à Paris pour y suivre ses études. Car si une partie des écrits d’Aristote notamment furent par la suite frappés de censure, celleci n’intervint qu’à la suite du concile de Paris en 1210 et de la publication des statuts de l’université par le légat pontifical Robert de Courson en 1215. À ce moment en effet, les Libri Naturales et la Métaphysique sont jugés comme étant en contradiction avec les enseignements de la Bible. Pour cela ils sont exclus de l’enseignement et interdits sous peine d’excommunication. À cette date exactement, Jacques n’est plus étudiant, il n’est plus à Paris ; c’est pourquoi la connaissance qu’il a pu avoir de ces écrits au cours de ses années d’étude, connaissance même superficielle, reste bien possible. Dans ce cas, il faut savoir comment il a abordé la question d’une science profane qui pouvait à l’usage se révéler dangereuse, dans les commentaires que pouvaient en faire des maîtres plus ou moins expérimentés. Les sermons sur l’école sont écrits trente ans après son passage à Paris. Il est certain que, tout en puisant dans ses souvenirs pour donner par expérience les leçons qui conviennent aux étudiants du futur, ces lignes évoquent l’esprit du temps présent, tout autant que les convictions de l’auteur. Il faut rappeler que dans ces années qui font suite à la constitution de l’université parisienne (1215), la fonction du savoir dans la capitale du royaume de France s’était en quelques années bien transformée, tant en raison du nombre d’étudiants et de l’organisation des études qu’en raison de son contenu. Les progrès de la philosophie grecque, que les menaces d’excommunication n’avaient pas véritablement entravés, y sont tels qu’ils tendent effectivement à remettre en cause les fondements de la foi. Le pape, protecteur de l’université, est appelé à intervenir. Le 7 juillet 1228, Grégoire IX adresse aux théologiens et aux étudiants une mise en garde30. Le second sermon aux étudiants y fait écho : Nous avons entendu dire au sujet de tel ou tel qu’ils étaient à ce point infectés par les livres sur la Nature qu’ils se détournaient de la simplicité de la foi chrétienne et ne croyaient à rien, sinon à ce qui se tenait dans les limites des causes naturelles. Ainsi ne 30
Les Registres de Grégoire IX, éd. L. Auvray, 1, no 203.
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pouvaient-ils pas appliquer leur intelligence à croire que le principe unique et premier – le fils de Dieu – avait pu se faire chair. De même, des gens se mirent à disputer du monde sublunaire à partir des livres d’astronomie en se fondant sur le cours et la force des planètes et autres étoiles. Ils disaient que les constellations imposent la nécessité au libre arbitre de l’homme, alors que ces constellations augmentent une tendance au péché ; ainsi ceux qui sont nés sous le signe de Vénus pencheraient à la luxure, ceux nés sous le signe de Mercure tendraient au bavardage, aussi doiventils refréner leur langue, et ainsi des autres planètes. Il nous est possible cependant de contrer cette tendance par le libre arbitre ; et plus grand est le combat, plus grande est la récompense. (S. vulgares, éd. J. Longère, p. 294-295)
Ces lignes iraient de pair avec l’admonestation du pape aux théologiens parisiens, auxquels est fait grief d’accueillir les élucubrations (figmenta) des philosophes dans le contenu de la foi, et d’en tirer, eux ou leurs élèves, des conclusions aventureuses. On sait l’indulgence avec laquelle Grégoire IX recommande ensuite de traiter les maîtres ou les étudiants tombés dans le piège d’une philosophie que « l’air du temps » ne permet plus d’ignorer, et dont il faut pourtant purger les excès31. Signe marquant en effet, dès 1231, l’abbé de Saint-Victor et le prieur des Frères prêcheurs de Paris étaient chargés de lever les sentences d’excommunication lancées contre les étudiants et les maîtres soupçonnés d’avoir consulté les livres défendus32. Dans ce contexte fluctuant la position de Jacques de Vitry paraît, pour autant que l’on puisse la saisir, épouser les méandres de ces atermoiements imposés par les faits. La prudence qu’il recommande ne condamne pas l’étude, tout en essayant de poser des bornes aux prétentions de ceux qui « se sont adonnés à la recherche de choses sur Dieu, en faisant preuve d’une extrême subtilité ». Le second sermon Ad scolares est donc consécutif à l’évolution du dossier universitaire et à la position du pape dont il paraît rendre le contenu. Néanmoins il est probable qu’il se réfère aussi à des souvenirs qui reflètent un sentiment personnel sur l’exploration de la connaissance. L’enjeu est clair. Le risque premier découle
31 32
Ibid. no 604. Ibid., no 624.
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d’une recherche trop approfondie, ce dont le sermon donne une définition assez formelle : tout ce qui tend à creuser une science qui viendrait contredire la Révélation. Cela étant, le sens du discours n’est pas aussi bien assuré. Il n’y est pas établi une liste d’auteurs interdits, sauf pour dénoncer Platon alléguant que les planètes sont des divinités et Aristote pour l’idée que l’univers est éternel33. Il est donc malaisé de fixer la mesure ; l’Ecclésiaste n’éclaire pas mieux les choses : Salomon a dit sur la quête des choses de la nature : Dieu a donné aux fils des hommes cette exécrable besogne pour qu’ils s’y emploient (Eccle, 1, 13) ! (S. vulgares, éd. J. Longère, p. 295)
C’est donc une question ambiguë que celle de l’origine du savoir, de son but et de la façon dont il doit être acquis ; notamment en ce qui concerne les ouvrages qui traitent de l’origine et de la nature des choses, car « c’est déjà bien difficile de passer son existence à ce qui peut être étudié sans péril et à ce qu’il est permis d’apprendre par simple curiosité » (S. vulgares, éd. J. Longère, p. 295). Le second sermon est de ce point de vue une anthologie critique. Le discours, qui est fait tout de même pour toucher le plus grand nombre de ceux qui étudient, n’est pas toujours clair en raison du malaise résultant de l’étude de la science profane. L’unité du savoir est rassemblée traditionnellement dans les arts du trivium – grammaire, rhétorique, dialectique – et du quadrivium – arithmétique, géométrie, musique, astronomie – dont les matières forment le socle de l’enseignement pour servir à la connaissance de la parole de Dieu, seule justification de leur étude. C’était la conception d’Hugues de Saint-Victor. Ainsi est-il écrit : Bénéfique est la logique pour apprendre à distinguer la vérité du mensonge […] ; bénéfique la grammaire pour écrire et parler correctement, […] la rhétorique pour discourir à propos, avec profit et entraîner la persuasion, […] la géométrie pour mesurer la terre et les corps. […] Bénéfique l’arithmétique pour veiller à la brièveté de la vie, […] la musique pour mesurer les harmonies et la suavité des chants des anges célestes, […] l’astronomie enfin pour observer les phénomènes du ciel et la force des étoiles qui brillent devant Dieu. (S. vulgares, éd. J. Longère, p. 288-289) 33
S. vulgares, éd. J. Longère, p. 294.
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L’acquisition des arts s’appuie sur des exemples dont la plupart sont tirés de l’examen des livres de l’Antiquité classique : Il est licite d’étudier un temps les livres des Anciens pour apprendre à discerner ce qui a du prix de ce qui n’en a pas, pour garder l’utile et rejeter le superflu. […] Nous acquérons des Égyptiens des vases d’argent quand nous nous procurons l’art de bien parler et de bien dire dans les livres des païens, car dans tout enseignement l’art de la grammaire est à la base et au principe de l’art de parler. (S. vulgares, éd. J. Longère, p. 290-291)
Pour démontrer la légitimité du recours à la culture profane, les auteurs du Moyen Age, après Origène et saint Augustin, se fondaient, entre autre, sur le récit de l’Exode (Ex, 3, 21-22 ; 12, 3536), selon lequel les Égyptiens offrent leurs richesses aux Hébreux sur le point de quitter l’Égypte34. Tour d’horizon d’une position usuelle, complété par l’éloge, non moins usuel, de la grammaire, reconnue comme la discipline utile à la science des Écritures : La grammaire est utile à bien parler et à bien dire ; on en fait l’apprentissage et l’entraînement dans les livres en vers métriques que l’on appelle « les Auteurs ». Parmi les chants de ces poètes choisissons ceux où sont contenues des sciences convenables à modeler les mœurs qui peuvent préparer les esprits des lecteurs à la vertu et à l’apprentissage de la théologie. Tels sont les livres de Caton, Théodolus, Avianus, Prudence, Sedulius, Properce, le Physiologue et bien d’autres, et surtout les Bibles en vers. (S. vulgares, éd. J. Longère, p. 292)
Cette forme du savoir est extensible presque à l’infini. Pourtant une question demeure, qui est de connaître la frontière séparant les matières de la religion de celles qui lui sont étrangères. Elle passe par les arts libéraux ; la prééminence revenant dans ce cas au trivium, qui prépare à l’étude des Écritures, supérieur en cela aux sciences du quadrivium : Nous pouvons écouter en toute sûreté ces études qui préparent à entendre la science de la religion : la grammaire, la rhétorique, la dialectique. Mais, pour ce qui est des sciences du quadrivium, tout en recelant des vérités, elles ne conduisent pas à la religion. Jérôme dit à ce sujet : « Je ne désapprouverais pas celui qui se mettrait étudier la grammaire et la dialectique pour apprendre à parler
34 Ainsi la postille d’Hugues de Saint-Cher sur le livre de l’Exode, 3, 21-22, cf G. Dahan, L’exégèse chrétienne de la Bible, p. 26.
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juste et distinguer le vrai du faux. La géométrie, l’arithmétique, la musique contiennent une vérité dans leur domaine, non dans celui de la religion. Le domaine de la religion est de connaître et lire les Écritures, comprendre les prophètes, croire en l’évangile et ne pas ignorer les apôtres. La grammaire peut profiter à la doctrine et l’enrichir quand elle est appliquée aux meilleurs usages. » (S. vulgares, éd. J. Longère, p. 296)
Pourtant les sciences du quadrivium ne sont pas à délaisser, au contraire ; seul est condamnable le vertige du savoir dont personne n’est exempt, même Jérôme, qui a sacrifié du temps à l’étude des auteurs profanes, et qui a été corrigé par l’ange pour avoir lu Cicéron, ce pour quoi il lui était dit : « Tu es plus Cicéronien que chrétien » (S. vulgares, éd. J. Longère, p. 297). En postulant qu’il convient de discerner les sciences profitables de celles qui sont stériles, Jacques fait le tour des premières : Il faut discerner les sciences profitables de celles qui sont stériles, et les choisir avec attention. Telles sont l’éthique pour guider notre comportement moral, l’économique pour la gestion de notre maisonnée, la politique pour la gouvernance du grand nombre, la science théologique, ou science de l’esprit, qui distingue et discerne les domaines qui appartiennent à Dieu et ceux qui relèvent des sens sans faire appel à l’entendement, la science naturelle qui traite de la nature des choses, telle la physique, et celles qui préparent aux sciences de la nature et aux sciences théologiques, telles la rhétorique et la dialectique. (S. vulgares, éd. J. Longère, p. 303)
Tel est l’arbre du savoir dans lequel la science théologique est enchâssée, de façon supérieure, en admettant le voisinage des sciences de la nature jusqu’à en partager les outils. Il faut y voir moins l’empreinte immédiate des philosophes grecs et de leurs épigones, que le rappel, sous une autre forme, des conceptions d’Hugues de Saint-Victor sur la connaissance. Le maître victorin, en distinguant l’œuvre de la création de celle de la restauration, en avait dressé les voies d’exploration dans deux théologies. La première, la théologie mondaine qui étudie l’œuvre de la création, la seconde, théologie divine, qui libère l’homme. Hugues conçoit ces deux théologies, non en opposition, mais en continuité, la première étant sœur de la philosophie, la seconde, sœur de la grâce. Car la théologie mondaine – celle de l’école à laquelle Jacques s’est affronté – doit se poursuivre par la théologie divine pour accéder à la véritable sagesse. Ainsi pour 114
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le maître de Saint-Victor les deux théologies se trouvent étroitement liées dans le secret et l’harmonie de l’âme. La théologie mondaine viendrait au terme d’un processus qui, après la logique et l’éthique, aborderait la théorique, et celle-ci, comme par degrés, passant par les mathématiques et la physique en viendrait à la théologie, qui est la plus haute des disciplines humaines35. C’est de cette théologie dont le second sermon fait longuement état pour se référer enfin à Origène († 254) « qui divise la philosophie en morale, naturelle et spéculative », le sermon venant à conclure que « nous devons consacrer tous les domaines (partes) de la philosophie à notre édification, à la connaissance de Dieu et à son amour ». Il s’agit là, pour reprendre la distinction d’Hugues de SaintVictor, de la théologie mondaine, celle des théologiens. En sorte que l’économie du sermon est résolument orientée vers la connaissance des auteurs profanes, et le fait « qu’on ne doive pas éliminer les enseignements des païens qui peuvent être utiles ». Il en vient à une conception élargie du domaine d’étude : Nous devons piller les sentences des philosophes pour nous les approprier et en faire notre miel. Ainsi Bède a-t-il dit : « Il est des étudiants qui lisent les lettres avec plaisir et se délectent de la beauté des mots et des fictions poétiques. Il en est cependant qui étudient pour se cultiver, écarter les erreurs des païens par la lecture et emprunter ce qu’ils y trouvent utiles pour l’usage de la sainte érudition. » Le profit est double, le premier pour la culture et l’autre pour rejeter l’erreur. En effet selon Ambroise, « nous lisons les choses, non pour les retenir, mais pour les rejeter ». (S. vulgares, éd. J. Longère, p. 300)
Tout ou presque est objet d’attention et les domaines à exclure sont peu nombreux, ou ils ont un contour mal défini. Il faut se garder tout de même de la poésie, de l’astrologie et de la médecine. Les mots de culture (cultura), science (scientia), curiosité (curiositas), profit (fructus) reviennent à valoriser des études, bornées seulement par la disposition qui les justifie à savoir leur utilité. Le ton du sermon est à l’éloge du savoir, synthèse de raisons théologiques, celles qui obéissent à la logique du savoir nécessaire et de raisons intellectuelles, et où se mêlent l’utile et le plaisir d’apprendre. On
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P. Sicard, Hugues de Saint-Victor, p. 92-111.
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ne voit pas dans ces conditions comment distinguer clairement la recherche suspecte et dangereuse, de la recherche profitable. Le sermon traite non tant de l’étude de la théologie que des arts libéraux, domaine où Jacques a acquis le grade de magister, domaine propédeutique à la bonne connaissance des Écritures. La théologie n’y est donc pas définie, sinon comme la seule étude à pouvoir être dite libérale « parce qu’elle libère l’âme du mal ». Son domaine est celui des Écritures et des enseignements des Pères, champ d’activité du théologien, chargé d’explorer le savoir utile au chrétien : Les livres de théologie peuvent suffire au chrétien, et nul n’est besoin de s’occuper à fond des livres sur la Nature. (S. vulgares, éd. J. Longère, p. 295)
C’est ce qui distingue les Écritures et les Pères, des ouvrages des philosophes grecs. Voilà pour la connaissance pure. L’approche est formelle cependant, et la chute du sermon revient à une remise en cause de l’étude considérée comme base de la vérité théologique : Toutes les parties de la philosophie donc doivent tendre à notre éducation et nous devons nous convertir à la connaissance et à l’amour de Dieu en délaissant les recherches indiscrètes, comme dit l’Ecclésiaste : À quoi sert à l’homme de se chercher davantage alors qu’il ignore ce qui dirige sa vie (Eccle, 7, 1), ce qui dans sa vie sépare l’utile de l’inutile ? C’est de cela qu’il doit être occupé. La curiosité n’est pas opportune alors qu’on ignore la durée de ses jours. Et même la mort survient vite, et l’homme ne vit pas longtemps, et quand doit-il mourir ? Il ne sait. C’est pourquoi devant tant d’obstacles, il doit se hâter d’aller à l’essentiel. (S. vulgares, éd. J. Longère, p. 304)
Le savoir ou la science ne paraissent plus être l’essentiel. À la fin du même sermon, Jacques semble hésiter dans une conclusion passablement désabusée : « Souvent, le savoir succède au savoir, l’opinion à l’opinion et le livre au livre » (T. Crane, The Exempla, no 34). La réponse à ce doute se retrouve dans une plus grande forme d’humilité, quand viennent à s’opposer les domaines de la foi et de la connaissance : La foi, dit-on, est plus que l’opinion, comme croire est plus que penser, et moins que la connaissance, dit-on, comme croire est moins que savoir. La foi, certes, n’aurait aucun mérite si on pouvait la prouver par des causes ou si la raison humaine nous en donnait l’expérience, mais alors elle ne serait pas la foi, mais la connaissance. (S. dominicales, éd. Th. Lyngam, p. 542)
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La foi se définit comme « la compréhension spontanée de la vérité des choses invisibles ». Autant dire que la raison ne saurait y trouver de place, pas encore. Le savoir enfin peut être un danger pour le salut. L’histoire d’un maître parisien tend à montrer que seul son mauvais usage est à craindre : À Paris, il arriva la chose suivante. Un étudiant, après sa mort, apparut à son maître, couvert d’un manteau qui paraissait fait en parchemin couvert de lettrines. Alors, comme maître Sella, tel était le nom donné par l’élève, cherchait à savoir ce que signifiaient ce manteau et ces lettres, le disciple répondit : « Chaque lettre m’accable d’un poids plus grand que s’il s’agissait de porter au cou le clocher de cette église, dit-il en montrant l’église Saint-Germain de Paris dans le pré où il lui était apparu. » Hélas ! Ces lettres représentent les problèmes difficiles (sophismata) d’une recherche dans laquelle mes jours se sont consumés. Il ajouta : « Je ne peux t’exprimer de vive voix la chaleur qui me tenaille sous ce manteau, mais je peux te le prouver avec une goutte, une seule, de ma transpiration. » Alors le maître étendit la main que la goutte transperça sous l’effet de la chaleur comme une flèche très acérée. Bientôt après, le maître délaissa les écoles de logique et entra dans l’ordre des moines de Cîteaux, disant : « Je laisse les grenouilles à leurs coassements, les corbeaux à leurs croassements et les vaniteux à leurs vanités. Je poursuis dans la voie de la logique (pergo ad logicam) qui de la mort n’a rien à craindre. » Aussi longtemps qu’il resta dans l’Ordre, sa main resta percée et, jusqu’à mon époque, quand j’étais dans les écoles à Paris, il vécut montrant à tout le monde le trou qu’il avait dans la main. (S. vulgares, éd. J. Longère, p. 297)
Le châtiment touche l’étudiant qui a passé la mesure ; le maître se désolidarise du disciple et décide d’entrer au couvent, sans renoncer tout à fait à l’exercice de son art. L’histoire dit qu’on le rencontrait dans les écoles de Paris à la fin de sa vie36. Jacques oppose souvent l’excellence de la vie cénobitique ou érémitique à celle des écoles. Si la simplicité et le dénuement du 36 L’épisode serait inspiré de la conversion de Serlo de Wilton, poète renommé et grammairien ayant exercé à Paris au milieu du XIIe siècle, et devenu abbé de l’Aumône, S. C. Ferruolo, The origins, p. 202.
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moine ou de l’ermite sont mis en avant, ce topos de la bonne vie est contrebalancé parfois par l’ignorance des moines. Saint Bernard n’y échappe pas : Entré dans les écoles de logique pour y gagner à Dieu quelques étudiants, il se vit demander par un maître de conclure la discussion (disputatio). Et comme saint Bernard n’avait jamais appris la logique dans les écoles, il répondit : « Ecoutez donc la façon dont Dieu argumente contre vous ». Il mit en avant la proposition selon laquelle la transgression découle de la loi, d’où il conclut à la peine éternelle par un argument du type : « Je t’ai donné la loi qui te dit de ne pas pécher ; et toi, tu violes ce précepte, donc tu seras damné ». (S. vulgares, éd. J. Longère, p. 298)
Sans doute pour un maître logicien est-ce là pauvre démonstration que celle de l’abbé de Clairvaux, que Jacques présente faisant le tour des écoles pour y convaincre les étudiants égarés. L’exemple ne donne pas entièrement raison à Bernard qui paraît être l’homme du passé. Sur ce point, comme sur d’autres, Jacques tient la part égale entre le respect de la tradition, la nécessité du savoir et le goût que l’on peut en tirer. Ce trait est apparent dans l’exemplum sur Pierre Abélard, maître logicien, adversaire de saint Bernard et d’Hugues de Saint-Victor, présenté comme une figure attachante : J’ai entendu dire que le roi de France Louis (Louis VII), très mécontent de Pierre Abélard qui enseignait à Paris, lui interdit de le faire sur son domaine. Alors Pierre monta sur un arbre élevé, tout près de Paris, et tous les étudiants de la cité le suivirent pour entendre ses leçons sous l’arbre. Quand le roi de son palais eut vu la foule qui s’y pressait, il en demanda la raison, et on lui dit que les clercs venaient écouter maître Pierre. Le roi très irrité le fit venir et dit : « Comment as-tu l’audace d’enseigner chez moi et contre mes ordres ? » Et lui de répondre : « Sire, je n’ai pas enseigné dans votre domaine, mais en vérité c’est dans l’air que je l’ai fait. » Alors le roi lui interdit d’enseigner tant dans le domaine que dans son air. Et Pierre monta sur un bateau et, de là, il enseignait à la foule de ses disciples. Le roi voyant des étudiants sur le bord du fleuve demanda ce qu’il en était. Et on lui dit que maître Abélard tenait école en ce lieu. Plein de colère le roi le fait appeler et lui demanda : « Ne t’avais-je pas interdit d’enseigner dans mon domaine et dans son air ? » Et lui de répondre : « Ni dans l’un ni dans l’autre, mais sur ton eau ». Le roi se mit à rire et, passant de la colère à la mansuétude, lui dit : « Tu as eu raison de moi, enseigne donc où tu voudras, sur la terre, dans l’air ou sur l’eau ». (Die Exempla, éd. J. Greven, no 53)
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Abélard enseigne sur l’eau et dans l’air, image de la liberté et de l’universalité d’un enseignement. C’est un esprit subtil, dont les arguments viennent à bout de la résistance royale. Le ton est favorable au maître, l’esprit dialectique vient à bout de tout. De cette somme d’indices que faut-il conclure pour évoquer les années parisiennes de Jacques de Vitry ? De la recherche du maître sensé à l’étude des Écritures et des auteurs profanes, il a eu le temps de satisfaire son goût pour le savoir. On ne peut dire qu’il se soit vraiment penché sur l’exégèse des livres sacrés. Il n’est pas théologien ni professeur. Par contre, il est témoin de l’atmosphère de relative liberté dont il a pu bénéficier à son époque, vers 1190-1200, et de la pression exercée sur le contenu de la connaissance par le corpus des auteurs profanes. Par la suite, s’il fut un homme d’action, il n’a jamais cessé d’étudier et d’écrire, tiraillé toujours entre la tranquillité de l’étude et l’exercice de sa charge. Et même à l’heure de quitter l’Europe pour la Palestine, il emporte avec lui un coffre plein de livres : Comme j’arrivais en Lombardie […], ce cours d’eau avait grossi démesurément à la fonte des neiges, entraînant avec lui les ponts et des quantités de pierre. Tandis qu’un de mes coffres plein de livres était emporté parmi les eaux déchaînées. […] Il a été retrouvé par miracle plus tard, retenu par quelques arbres, et ce qui est plus étonnant encore, quoique mes livres aient été quelque peu délavés, je n’en puis pas moins les lire entièrement. (Lettres, p. 22)
Sur le bateau qui le conduit, il passe des heures à étudier dans sa cabine. Parvenu à destination, il se désole que sa charge l’occupe au point de n’avoir pas de temps « à consacrer à la douceur de la lecture ». Les divers événements et la guerre enfin ne l’empêchent pas de travailler et d’écrire. Naissent ainsi toute une correspondance et un livre d’histoire qui a dû nécessiter pour lui bien des recherches et bien des efforts. C’est sur ce dernier ouvrage que sa réputation s’est trouvée en partie fondée37. Tous ses écrits du reste étonnent par ce qu’ils supposent de références et de lectures, ce qui vaut tout autant pour les livres historiques que pour les sermons à la rédaction si soignée. C’est une passion : une telle passion n’est pas du goût de 37
Thomas de Cantimpré, Liber de Natura rerum, p. 3.
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tout le monde. Le pape un jour lui fait reproche d’y gaspiller son temps et ses soirées : Laisse ton penchant pour le loisir nuisible et, comme si tu avais en charge le grand œuvre de Jésus-Christ, l’ouvrier ineffable, offre au Seigneur le sacrifice de tes soirées pour les talents dont tu as été largement crédité en partage. Et cela doublement, pour le Seigneur dont tu mériteras d’être reçu dans sa joie, et pour t’attirer plus et davantage notre faveur et notre mansuétude, nous qui t’embrassons sincèrement dans la charité du Seigneur38.
Thomas de Cantimpré réitère six ans plus tard : Qu’il voie donc, Frères, qu’il voie, cet homme de Tusculum, s’il a progressé sous l’effet de sa volonté propre, s’il en a encouru quelque dommage, si entre-temps il a omis des choses qui auraient pu aider à l’honneur du Christ et au salut des âmes désolées ! […] Qu’il voie dis-je ses gains ; qu’il parcoure en esprit son progrès ! Prélat, il occupe un siège à la curie romaine. Il siège en cardinal. Il étudie les Écritures, à ce que j’entends. Il est favorisé par la tranquillité. Et dans les régions de la Lotharingie les âmes dépourvues de sa sagesse et de son aide s’en vont vers les enfers. (Thomas de Cantimpré, Supplementum, p. 196)
Tout est dit. L’étude excessive, la curiosité peut-être, le conduisent à négliger ce que l’on attendrait du prédicateur et conducteur des hommes ; et c’est l’opinion que Thomas, qui devait bien le connaître, conserve de l’homme et du prélat. * Un jour, abandonnant ses études, Jacques a voulu fuir l’agitation de Paris. Ce départ est dans sa vie une première rupture. Il est vrai que son existence par la suite fut une succession d’allers et de retours entre l’Europe et l’Orient, le Nord et le Sud, les villes et les chemins. La décision lui aurait été inspirée, peut-on penser, par une lassitude, à laquelle se serait ajoutée l’ambition de mieux faire. L’exemplum de l’homme aux sens altérés au point d’en perdre la hiérarchie des odeurs est une allégorie qui ne manque pas d’intérêt : Je me souviens, lorsque j’étais à Paris, qu’il y avait là un homme dont la charge était de nettoyer les latrines et qui chaque jour vivait au milieu d’une puanteur qu’il ne sentait plus. Et, si d’aventure on venait à éteindre une chandelle ou une lanterne en sa
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Lettres de Jacques de Vitry (1165/ 70-1240), éd. R. B. C. Huygens, p. 155.
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présence, il se bouchait les narines, crachait, se trouvait mis à la torture par le fumet dérangeant, sans jamais se plaindre de l’odeur pestilentielle des latrines. (Die Exempla, éd. J. Greven, n°97)
On peut reconnaître dans ces lignes un avertissement, adressé à l’homme aux prises avec un milieu si délétère qu’il lui devient impossible de distinguer la bonne voie. Le trouble du jugement fait suite au trouble des sens, et le salut est dans la fuite. Il peut bien s’agir de sa propre expérience. Les recommandations précises des huit sermons destinés aux prêtres et aux prélats, écrites à trente ans de distance, résonnent d’ailleurs comme une expression désenchantée des années parisiennes : Prenez garde à vous et à tout le troupeau sur lequel le Saint-Esprit vous a établis évêques pour gouverner l’Église de Dieu, qu’il a acquis par son propre sang. (S. vulgares, éd. J. Longère, p. 17)
Le sentiment de consumer son temps dans le monde de Maugrin ou dans celui des écoles aurait fini par lui inspirer une lassitude, telle que celle dont il s’ouvre un jour de détresse à ses amis et dans des conditions différentes : Moi qui suis déjà affaibli et le cœur abattu, je désire finir ma vie en paix et tranquillité. (Lettres, p. 157)
Apparaît ainsi un homme inquiet de son salut. Il est probable que son caractère ne le portait pas à la contemplation. On ne peut cependant le voir uniquement sous les traits d’un magister, d’un savant prédicateur, d’un prélat. Quitter la capitale pour se rendre dans un lieu méconnu des environs de Namur, le modeste prieuré de SaintNicolas d’Oignies, est la marque d’une aspiration qui ne demandait qu’à éclore. Il passe alors d’une vie séculière à l’existence simple de la communauté canoniale. À Paris, on aurait moqué un tel choix : C’est un fait : il existe des gens qui vivent selon la chair et que n’habite pas l’esprit de Dieu ; ils sont fermés sur eux-mêmes, au point de ne vouloir rien recevoir sinon ce qui peut être démontré par la raison humaine. Mais ce qu’ils ne comprennent pas, ils en rient et le méprisent. (Vita Mariae, p. 53)
Sa démarche, certainement, était courageuse. *** 121
Le chanoine d’Oignies
*En outre, accourut d’un pays lointain le vénérable père de bonne mémoire, le seigneur Jacques […], en raison du bon renom des fils de Dieu dont la foi transparaît par les actions et pour avoir la preuve que ce qui résonnait aux oreilles des hommes sur la sainteté de notre premier état. Il ne crut pas à la rumeur qui est menteuse parfois, avant de constater lui-même et de visu que ce qui lui avait été raconté ne l’avait été qu’à moitié. (Historia fundationis, éd. R. B. C. Huygens, p. 212)
Rien ne disposait un clerc, déjà doté d’un bénéfice et engagé dans ses études, à se rendre dans un couvent si éloigné. Un choix différent lui était ouvert s’il s’était agi de rejoindre une communauté canoniale récente ; il en était de proches et d’aussi remarquables à Soissons, Cambrai et Blois1. Robert de Courson, attaché au chapitre cathédral de Noyon, avait rejoint Paris pour enseigner la théologie. À l’inverse, Jacques abandonne la capitale capétienne pour se retirer en terre d’Empire, loin du monde où ses liens l’attachaient. Décision apparemment surprenante, sauf à y voir l’indice d’un retour dans une région dont il serait proche par ses origines. Telle ne semble pas être l’opinion du prieuré, ni celle du dominicain Vincent de Beauvais qui fait seulement mention d’un changement de paroisse quand il passe d’Argenteuil à Oignies2. Le couvent de Saint-Nicolas d’Oignies était de fondation récente, selon une version qui la fait remonter à l’année 1187, celle de la chute de Jérusalem. Hasard ou coup de pouce à la légende, la même tradition place cette naissance sous le patronage moral de saint François d’Assise. Ainsi l’histoire du prieuré, composée
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Hist. occidentalis, p. 132. Vincent de Beauvais, Speculum historiale, p. 165
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vers le milieu du siècle, s’est-elle écrite pour en faire un lieu de renouveau. Jacques en fait mémoire : Tandis que les premiers tombaient comme des feuilles mortes, certains cependant ont persisté avec force, restant dans le même costume et sous la même règle, œuvrant de tout leur cœur et de toute leur volonté à l’observance de la sainte règle et à la réforme de la vie régulière, tant en eux-mêmes que chez les autres. Ainsi les couvents de chanoines réguliers comme Saint-Jean des Vignes à Soissons, Saint-Aubert à Cambrai, Sainte-Marie à Blois, SaintNicolas à Oignies et quelques autres. (Hist. occidentalis, p. 132)
De fait, les circonstances de cette fondation sont assez simples. Le récit rapporte qu’à Walcourt, châtellenie du Brabant au sud de la Sambre, un homme de condition aisée, Jean, avait quatre fils, Gilles, l’aîné, Jean et Robert, Hugo enfin. Cet homme pieux mourut laissant femme et enfants, dont les trois premiers devinrent prêtres. Gilles, qui tenait la chapelle seigneuriale, fit l’objet d’une cabale touchant la disparition d’une somme d’argent dans la chapelle castrale. Son innocence établie, lui et sa famille quittèrent Walcourt pour se retirer dans un lieu inhabité sur la rive droite de la Sambre, après que le seigneur du lieu, le sire d’Aiseau, lui eut concédé une terre pour s’y établir : Après avoir tout vendu de ce qui lui revenait par droit de succession, tant à Walcourt que dans les environs, et prenant avec lui sa mère et ses frères, son père étant déjà mort, Gilles suivit le conseil que donne le Seigneur : Si tu veux être parfait, va, vends ce que tu possèdes, donne-le aux pauvres et suis-moi ! (Mt 19, 21) Il arriva dans un pays aux bords de la Sambre et mit le pied dans un endroit alors désert nommé Oignies et suffisamment vaste pour s’y installer. Là, avec les siens, il planta sa tente, édifiant comme il put une maison à Dieu après avoir trouvé une chapelle aux murs en bois dédiée à saint Nicolas et dotée d’une rente de trois poules. (Historia fundationis, éd. R. B. C. Huygens, p. 211)
L’histoire est édifiante, mais il est peu vraisemblable que le hasard y soit pour quelque chose, car le sire d’Aiseau avait apparemment acquis la terre en question du beau-frère de Gilles. À ses tout débuts la communauté était réduite aux membres de la famille : Gilles, Robert et Jean, Hugo peut-être dont l’activité d’orfèvre n’est connue à Oignies qu’à partir de 1228. Leur mère était logée dans une maison attenante et vivait toujours à l’époque de Jacques. 124
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Au moins jusqu’à la mort du second prieur, Baudouin de Barbençon (1232-1242), la direction resta dans la mouvance familiale. La véritable histoire débute en 1198 quand l’évêque de Liège reconnaît et confirme la charte de donation du sire d’Aiseau, datée de 11923. La fondation érémitique primitive adopte alors officiellement la règle des chanoines réguliers de saint Augustin, sans lien avec les grandes maisons d’Arrouaise, de Prémontré, de Saint-Victor, alors présentes dans les comtés de Flandre et de Hainaut. La terre concédée se trouvait dans la mouvance du diocèse de Liège, qui couvrait en partie les domaines du comte de Namur auquel était lié le seigneur de Marbais et, par lui, celui d’Aiseau. Le prieuré est né aux confins du comté de Namur, dans un cadre morcelé en une poussière de terroirs, de liens et de reconnaissances. En fait l’établissement primitif autour de la chapelle de Saint-Nicolas, en se transformant en communauté canoniale en 1192, relevait de l’évêque de Liège. Cette année-là l’acte de donation fut passé en présence du chapitre et du prévôt de la collégiale de Fosses, à peu de distance de là. Par suite donc, c’est au prévôt de Fosses que revint la charge de contrôler et d’entériner l’élection du prieur d’Oignies au nom de l’évêque. La dépendance dura jusqu’au milieu du siècle. Les liens avec Liège ont donc pris naissance tôt, dès la donation de 1192. Il est possible que le prévôt de Fosses, Henri de Marbais, intéressé à la terre concédée aux frères de Walcourt, ait eu sa part dans l’essor de la communauté, puisque le chapitre de la Collégiale disposait d’un important patrimoine dans le duché de Brabant et le comté de Namur. Les reconnaissances épiscopales visant à encadrer les règles de la vie canoniale, tout en appuyant les extensions en terres et revenus, montrent l’intérêt des évêques pour la fondation d’Oignies. Dans cette partie du diocèse, le prieuré constituait un point d’appui supplémentaire et mieux assuré que celui des seigneurs laïcs, jusquelà signalés dans l’entourage de l’évêque, nobiles liberi, tels les seigneurs de Walcourt ou de Marbais. De cette façon, sous les priorats de Gilles et de son successeur s’impose une présence épiscopale, tandis que les hauts dignitaires, parmi lesquels le comte de Namur, occupaient une moindre place
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Baldvinus de Lopon miles ejusque uxor, Oda, fundant et dotant prioratum Sancti Nicolai de Oignies canicorum regularium, anno 1192, probantibus praeposito et capitulo Fossensis, cité dans J. Fichelet, Histoire, p. 11.
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aux côtés du prince évêque de Liège, au bénéfice de clercs mieux formés et plus dociles. * Frères très chers À Paris, peut-on penser, Jacques avait vu à l’œuvre les milieux réformateurs, du moins a-t-il pu en observer les initiatives en direction du clergé des paroisses. On lit entre les lignes de l’Histoire occidentale qu’il n’a été séduit ni par l’idéal monastique ni par les maisons de réguliers. La voie médiane passe entre la vie contemplative et la paroisse urbaine, dont il eut un moment à partager le sort. Il poursuit sa route donc, clerc attaché cette fois à une modeste paroisse dont l’isolement et l’origine l’éloignaient des soucis attachés aux grandes communautés. Ainsi on ne relève aucune exaltation dans son départ, ni aucun désir d’épouser le prestige d’un établissement de renom. Plus tard il fait l’éloge de cette voie médiane, correspondant à un caractère peu porté aux élans, ni à l’exercice du pouvoir ou aux tracasseries administratives. Dans ce choix interviennent sans doute le goût pour l’étude et pour la sérénité d’un milieu éloigné des soucis du monde : Ceux-là qui sont appelés chanoines réguliers ont pour fondement de leur vie religieuse la règle de saint Augustin ; s’avançant dans la voie médiane et royale, ils se conforment aux premières observances des institutions régulières. Ils utilisent des chemises et des chausses, des manteaux et des vêtements de peaux, des couettes et des draps. La nuit, ils gardent leurs chemises et leurs chausses. Après Matines, ils regagnent leurs cellules et se reposent en dormant. Ils ne vont pas au-delà des neuf lectures à l’office nocturne. Trois jours par semaine, ils mangent de la viande. Les autres jours, ils mangent au réfectoire du poisson, des œufs et du fromage. Pendant les repas, l’un d’eux lit à haute voix des passages des divines Écritures. Ils vivent continuellement soumis à l’obéissance de l’abbé ou du prieur ; il ne leur est pas permis de rien avoir en propre. Il leur est permis d’assumer la charge pastorale et de régir des paroisses. Ils ont en outre d’autres constitutions canoniales et décrets réguliers. (Hist. occidentalis, p. 130-131)
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Profession de foi donc pour la vie religieuse qui a été la sienne. C’est un premier visage de Jacques de Vitry, auquel il faut ajouter, pour corriger le prosaïsme du propos, une inquiétude spirituelle. Quand il est reçu au prieuré, la communauté a déjà une vingtaine d’années. Signe d’un essor consécutif aux donations seigneuriales et aux protections, l’église, consacrée le 24 juillet 1204 par l’évêque de Liège, Hugues de Pierrepont (1200-1229), devient le centre d’une nouvelle paroisse au territoire élargi à quatre communautés villageoises. Il est possible que la mésaventure précédente de Gilles à Walcourt l’ait dissuadé, lui et ses frères, de tenir une charge paroissiale à Oignies. La venue de Jacques, devenu prêtre peu après, a pu prendre l’allure d’heureuse circonstance, comme laisse penser Vincent de Beauvais. La venue d’un gradué des écoles a sans doute flatté les membres de la modeste communauté. Il est un fait que l’établissement était alors sans réputation ni lustre. Il s’agissait du prieuré d’Oignies, dont on faisait rarement mention en raison de son caractère récent et de la pauvreté des lieux. (Vita Mariae, p. 146)
Il trouve sur place une communauté peu nombreuse, presque réduite aux membres de la famille de Walcourt et à quelques frères adjoints. Il y a aussi des femmes, la mère du prieur notamment, entourée d’une petite troupe, vivant dans le voisinage et tout occupée aux tâches caritatives. Il y rencontre Marie, originaire de Nivelles, qui vient de passer plusieurs années dans un ermitage de la région à s’occuper des lépreux. Elle est arrivée en 1207, peut-être un peu plus tôt4. C’est une femme mariée, mais vivant dans la continence par choix et aspiration spirituelle, avec l’accord de son mari. Elle est l’émule de ces femmes laïques qui, à Liège et ailleurs dans le diocèse, mènent une vie recluse tout en restant dans le monde5. Il ne dit rien de leur rencontre qui est présentée différemment selon les cas : un hasard, selon Vincent de Beauvais, une recherche, 4
Gesta episcoporum Leodiensium, p. 118. Depuis le milieu du XIIe siècle, les communautés canoniales de Prémontrés et d’Arrouaise avaient adopté une politique restrictive pour l’accueil des femmes. La spiritualité féminine eut alors à s’exprimer dans l’idéal monastique cistercien, en partie seulement. Dans le diocèse, nombre de femmes
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selon Thomas de Cantimpré. La situation de Marie est singulière, car installée en milieu rural et dévouée surtout à l’ascèse personnelle, son expérience comporte des traits d’érémitisme, tempérés par le voisinage du prieuré. Avec sa servante elle loge dans une cellule proche de la chapelle. Elle participe quand elle peut aux activités des femmes du prieuré, sur lesquelles elle a dû exercer un ascendant pouvant remettre en cause l’autorité de la mère du prieur6. C’est donc là que Jacques fait sa rencontre et là, après une période d’observation qu’il faut supposer assez longue, que se révèle pour le chanoine Jacques de Vitry la personnalité de Marie. Cette relation est rapportée dans le livre qu’il lui consacre, composé entre 1213 et 1215, et pour faire suite à la demande de l’évêque de Toulouse, Foulques de Marseille7 : Lorsque le saint et vénérable évêque de Toulouse fut chassé de sa ville par les hérétiques, il gagna le royaume de France pour y demander de l’aide contre les ennemis de la foi, avant de se rendre dans le diocèse de Liège où l’avait attiré la réputation flatteuse de certains fidèles qui combattaient pour le Seigneur dans une véritable humilité. Là, il éprouva une admiration constante pour leur foi et leur dévotion ; celle en particulier de saintes femmes qui, tout en vénérant l’église du Christ et ses sacrements avec une piété profonde, encouraient dans leur propre pays un rejet et un mépris presque unanimes. On comprend donc qu’il eut le vif désir de faire rassembler, comme les restes de la table, certaines choses qu’il lui fut donné de voir et d’entendre, pour éviter qu’elles ne soient perdues. (Vita Mariae, p. 44)
La composition de ce livre a une histoire significative, car l’auteur met un certain temps à répondre à la demande ; il se garde de franchir le pas du vivant de Marie. Sa réticence n’est pas simple clause de style. Il allait s’engager dans une entreprise qui visait à l’exaltation des qualités humaines et spirituelles d’une femme
restèrent dans l’état laïc pour mener une vie conforme à leurs aspirations spirituelles et sociales. Ce mode de vie se rattache, avec toutes les nuances qui conviennent, aux origines du mouvement béguinal. 6 Thomas de Cantimpré, Supplementum, p. 179 7 Au plus fort de la croisade contre les Albigeois, l’évêque et le clergé abandonnèrent Toulouse, frappée d’interdit en 1211. La situation dura jusqu’au mois de mai 1214, consécutivement à la victoire de Simon de Montfort à Muret (12 septembre 1213).
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dont le mode de vie prêtait à controverse dans les milieux autorisés. Aussi fait-il preuve de prudence pour réunir et exploiter les preuves à produire. C’est l’indice que la cause des femmes pieuses et laïques en Brabant et dans le diocèse de Liège est bien loin d’être gagnée : Ces prédictions, afin d’éviter de scandaliser les esprits faibles, nous les avons relatées en annexe, afin qu’elles puissent être facilement vérifiées sur un texte écrit quand elles se produiront. Dans l’intervalle, nous avons scellé ses paroles et en avons interdit la consultation de façon délibérée, parce que peut-être plusieurs se réaliseront dont l’interprétation sera multiple. (Vita Mariae, p. 159)
Il s’engage avec précaution dans ce plaidoyer : Je ne voudrais pas avoir l’air de désobéir complètement à ta sainteté. Aussi soutenu par tes prières, pressé par ta volonté et encouragé par le profit que pourront en retirer de nombreux lecteurs, je me lance dans le présent ouvrage. (Vita Mariae, p. 53)
Enfin, et résolument, il se met au travail : Je n’ai aucune crainte au sujet du préjudice que pourraient m’infliger les morsures d’éventuels détracteurs. […] Tout ce qui sort du cadre étroit de l’intellect, ils le traitent par la dérision et le mépris. […] Ils cherchent par tout moyen à éteindre l’esprit et ils méprisent les prophéties. Ils traitent de haut tous les hommes spirituels comme s’ils avaient affaire à des déséquilibrés ou à des idiots. (Vita Mariae, p. 53)
Une tradition apologétique postérieure, appuyée sur ce récit, puis sur le Supplément à la Vie de Marie d’Oignies, composé par le dominicain Thomas de Cantimpré, n’a pas peu contribué à faire de Marie, qui n’est plus une très jeune femme, le personnage central de l’établissement ; à tort sans aucun doute, quand on relève la relative modestie de ses relations et de son rayonnement. La Vie de Marie d’Oignies peut être lue de diverses façons. Il est à voir en premier lieu comme le témoignage de la vie du prieuré et des rapports entre Marie et la communauté des frères. On y relève l’impression d’un climat de curiosité sinon de méfiance, dont Jacques d’ailleurs ne s’exonère pas. Pour tous, Marie a été sujet de curiosité, de scepticisme, de moquerie ou d’agacement,
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tout autant que d’admiration et de respect. Il y a des exemples de cette commune opinion : Comme c’est le fait des bonnes âmes que de reconnaître une faute là où il n’y en a pas, elle se jetait aux pieds des prêtres plus souvent qu’à son tour, et là en la voyant confesser des broutilles, toute en larmes et battant sa coulpe, nous avions bien du mal à ne pas éclater de rire. (Vita Mariae, p. 64)
Il avoue avec les autres : Quant à nous qui cherchions une excuse à notre paresse, nous lui reprochions qu’une chose, c’était de se confesser trop souvent à notre goût. (Vita Mariae, p. 65)
Avec les autres, il participe à la mise à l’épreuve : En dépit de sa très grande faiblesse et de la fatigue extrême qui lui laissait la tête vide, […] elle supportait néanmoins l’éclat du soleil et ne ferma pas les yeux devant sa lumière. En outre – c’est encore plus étonnant – nous avions beau chanter à haute voix tout près d’elle et pour ainsi dire à ses oreilles, sonner longuement les cloches à toute volée, ou même – comme ce fut le cas une fois – ériger un autel qui devait être consacré par l’évêque de Toulouse, avec l’aide de nombreux maçons tapant à coups de marteaux tout près d’elle, jamais ces bruits ne la gênèrent. (Vita Mariae, p. 158)
Les frères étaient apparemment coutumiers de ces mesquineries, en sorte que l’image d’une communauté rassemblée autour de Marie est à nuancer. N’est-il pas dit « qu’elle supportait tranquillement les affronts » ? (Vita Mariae, p. 123) Sans doute il y avait des opinions différentes à son sujet, plus ou moins méfiantes vis-à-vis d’une pensionnaire qui sortait du commun des femmes alors présentes au prieuré. Jacques, assez vite, la considéra d’un œil différent. C’était, on l’a vu, l’opinion assurée de Thomas de Cantimpré. Vincent de Beauvais dit simplement qu’une fois à Oignies il entra dans son entourage. Mais quand l’évêque de Toulouse lui confie la tâche d’en exalter la mémoire, cette relation est déjà avancée. De toutes les manières le chanoine de saint Augustin n’en demeurait pas moins l’homme de sa condition et de son état. Avant toute chose la communauté canoniale, et ce d’autant plus pour un établissement si modeste, est une communauté maté130
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rielle, une façon de vivre où s’entrecroisent les rapports humains d’affection et d’obéissance, les nécessités de la vie pratique, l’ambition de voir grandir et se renforcer le lustre d’un petit lieu de spiritualité dans le monde. La personnalité du prieur Gilles de Walcourt se trouve naturellement au centre d’un tel écheveau, où Jacques a trouvé sa place au sortir de Paris. Gilles est présenté comme un homme attaché au sérieux et à la réputation de son prieuré. Il a eu le mérite d’accueillir Marie, femme mariée et toute auréolée d’une réputation de piété et de charité. La petite communauté n’eut pas à en souffrir, puisque la fréquentation de l’endroit par les visiteurs curieux ne fit qu’en favoriser la fortune naissante : Parfois […] nous lui annoncions que des gens étaient venus de loin pour la voir, et qu’ils étaient pressés de repartir. […] Nous prenions la liberté de la faire lever. (Vita Mariae, p. 117)
Ces étrangers « venus de loin » étaient des gens de la région, des visiteurs de passage et pressés, tel le chantre de Cambrai et son compagnon qui « bifurquent de la route pour aller lui rendre visite ». Marie était donc chez elle au prieuré, et cela même si son comportement ne devait pas manquer de poser question. Ainsi, quand trois jours et trois nuits durant elle n’arrête pas de chanter dans la cellule contiguë à l’église, jusqu’à en perdre la voix : Le prieur s’en réjouit, car le lendemain, qui était un dimanche, des laïcs allaient venir de partout dans notre église comme d’habitude. Il craignait qu’en l’entendant chanter sans cesse d’une voix si aiguë et haut perchée, ils puissent se scandaliser et lui faire une réputation de folle. (Vita Mariae, p. 151)
Pour cette raison, le prieur est contraint de s’enfermer avec elle dans l’église pour la soustraire à ce public. Par cet exemple, on voit que Gilles était un homme avisé. Il veille à la bonne fortune de son établissement et, de ce point de vue, Jacques ne cesse de le soutenir. Son histoire de la vie de Marie est tout autant une apologie de son modèle qu’un exposé sur un lieu. Il s’agissait d’en étendre la réputation au-delà de la seule personne de Marie. Jacques, de ce point de vue, fut l’homme de la situation. Au tout début, à l’époque de la première église, si pauvre que le sol était en terre battue, Gilles avait essayé d’y attirer les visiteurs
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et d’en fortifier le lustre en y rassemblant de saintes reliques. Ce fut une entreprise laborieuse : Un des amis et familiers de notre couvent avait trouvé les reliques d’un saint – parmi lesquelles un os – mais sans indication de nom. Il ignorait donc de qui elles provenaient. Il les apporta à Marie pour en être informé, et celle-ci perçut en esprit la vertu et l’authenticité des reliques en question. (Vita Mariae, p. 144)
Pour atteindre son but, la frénésie de Gilles n’aurait pas connu de bornes ; un épisode savoureux le montre, la pince à la main, arrachant les dents convoitées dans la bouche de pieux cadavres. Cela même en dépit de toute raison et des prescriptions conciliaires8. C’était une entreprise très limitée finalement que celle-là, sachant même que la vénération de la tombe de Marie après 1213 ne pouvait réussir à attirer les foules : Le jour venait de la fête de quelque saint et le prieur d’Oignies apportait les reliques des saints et les vêtements de soie qui étaient encore rares et pauvres dans sa maison. (Thomas de Cantimpré, Supplementum, p. 183)
Les rapports de Jacques et de son prieur ne paraissent pas avoir été très chaleureux. L’autorité de Gilles, qui fut un chef de communauté des plus vigilants, a dû avoir à souffrir de la forte personnalité de ce frère bien singulier. Deux témoignages sont ainsi rapportés par Thomas de Cantimpré. Préalablement averti de la promotion de Jacques à l’évêché d’Acre – ce qui devait effectivement arriver en 1216 – le prieur en aurait été affecté et même inquiet « jusqu’à l’horreur ». Le même prieur vieillissant se serait opposé au départ de Jacques, tout près de partir pour Rome en 1229. Gilles aurait même invoqué l’intervention de la défunte Marie, seule en mesure de raisonner son ami : Cependant, Jacques ne renonce pas à son projet et fait tous ses préparatifs pour prendre la route. Ce que voyant, le vénérable prieur Gilles en fut affligé et, ne pouvant absolument pas s’y résigner, se mit à implorer la servante du Seigneur de barrer la route à l’évêque. (Thomas de Cantimpré, Supplementum, p. 194-195)
8
COD, p. 560.
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Ce sont là des manifestations d’affection inquiète, et on ne peut ignorer le sentiment possessif d’un chef de communauté envers l’un des siens. De son côté cependant, Jacques, si attentif souvent à personnaliser les destinataires de ses lettres envoyées d’Orient, n’en adresse aucune en propre à son prieur ; et ce n’est pas sans raison. En revanche, il n’oublie pas le prieuré qu’il enrichit de livres, reliques précieuses, tissus et vases. Tout cela est fait au bénéfice de sa maison, mais c’est Thomas seulement et par déférence qui fait mémoire du prieur : Le vénérable Jacques […] envoya au prieur tous ses insignes épiscopaux avec beaucoup d’autres vêtements de lin fin et tous les vases d’autel en or et en argent. (Thomas de Cantimpré, Supplementum, p. 183)
À sa mort, il lègue mille cinq cents livres d’argent, destinées à « attirer au couvent des gens instruits, capables d’y recevoir la prêtrise9 ». C’était une façon de mettre le couvent à l’abri de la dépréciation de la qualité des recrues, puisqu’à sa mort, en 1240, l’établissement était en sérieuse difficulté financière10. Sur le frère et ami qu’il était, l’histoire du couvent a retenu pour la postérité une image de bienfaiteur : Il promut notre église même par nombre de faveurs spirituelles et de biens temporels, car, conformément au commandement divin, tel un fils envers sa mère il se reconnaissait lié par une gratitude toute spéciale et le sentiment du respect qu’il devait. (Historia fundationis, éd. R. B. C. Huygens p. 212-213)
D’autre part, et de l’obligation qu’il a d’écrire, Jacques retire l’occasion d’une réflexion personnelle ; en ce sens, son livre est un exercice d’introspection. Il a une dette envers Marie et le reconnaît volontiers ; une dette qui n’est pas du tout celle avancée par Thomas, selon qui la renommée de la pensionnaire d’Oignies était à l’origine de sa venue au couvent, et ensuite de sa carrière : La servante du Christ accueillit son pèlerinage avec grande dévotion et, avec d’instantes prières, exigea de lui qu’il abandonne la France et reste avec les frères d’Oignies. (Thomas de Cantimpré, Supplementum, p. 169) 9
Fundatio pitentiarum vini religiosorum Oigniacensium, éd. E. Martène et U. Durand, Amplissima collectio, I, col. 1279. 10 J. Fichelet, Histoire, p. 16.
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On le sait, cette renommée n’avait pas dépassé un petit pays ; quant à Marie, elle ignorait jusqu’à l’existence du lieu où elle allait se rendre avant que d’y parvenir11. On devine enfin sous la plume de Thomas que la décision définitive de s’installer au prieuré n’a pas été si soudaine, ni non plus celle de devenir prêtre. C’est d’ailleurs à Paris, dans son diocèse, que Jacques est finalement ordonné : À la prière des frères, et spécialement de la sainte de Dieu, il gravit le degré du sacerdoce, digne cependant d’un plus élevé. […] Comme il venait à Oignies de la cité de Paris où il avait été ordonné, la servante du Christ courut à sa rencontre. (Thomas de Cantimpré, Supplementum, p. 169)
La dette retenue est donc de nature différente sous la plume de l’intéressé et de son biographe. Au prieuré, il est un frère parmi les autres ; il est suffisamment au fait de la doctrine et de l’orthodoxie pour suivre avec circonspection l’itinéraire spirituel de Marie. Comme les autres, Jacques fait part de son incompréhension, de son admiration, de sa curiosité. C’est égal, outre ce regard extérieur et partagé par beaucoup, la jeune femme lui ouvre la perspective d’un itinéraire plus intérieur. Il était probablement prêt à en être touché ; son départ de Paris est un indice. Aussi son livre est-il l’expression d’une interrogation que le quotidien tout simple de la vie de Marie posait à son esprit, d’autant que son tempérament le poussait dans des directions différentes. Ainsi, le regard porté n’est pas celui de tout le monde, car, souligne-t-il, il y avait au prieuré de « méchantes langues ». Il est incontestablement touché. Et si, quittant Paris, il était effectivement en quête d’une voie différente, Marie l’a éclairé, lui et d’autres, sur des points ou des questions qui leur tenaient à cœur. Et il le dit avec une reconnaissance avouée ou dissimulée, répondant à une disposition naturelle de la jeune femme à traiter de questions qui auraient dû la dépasser. Par exemple celle du cumul des prébendes canoniales : Un de ses amis que son humilité lui rendait d’autant plus cher, avait une prébende d’un revenu modeste mais suffisant. Cédant à de nombreuses prières, il en accepta une autre, plus prestigieuse et d’un meilleur revenu. (Vita Mariae, p. 564) 11
Vita Mariae, p. 146.
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L’épisode est longuement raconté. L’ami, sagement averti par le conseil, y renonce. Peut-être ne s’agit-il finalement que de Jacques en personne. Il rapporte la leçon à l’intention des lecteurs, ses collègues et frères du prieuré : Pardonnez-moi, mes frères, vous qui accumulez les dignités et les prébendes. Ce que je vous rapporte ne vient pas de moi. C’est une révélation du Christ. Epargnez sa servante, n’attaquez pas une innocente. Vous a-t-elle fait du tort en donnant un conseil salutaire à son ami, en rapportant la vérité que le Seigneur a dite ? Sans doute êtes-vous trop occupés à relire Gratien12 pour jeter un regard sur ce petit livre ou alors ce sera pour tourner en dérision – comme vous savez si bien le faire – les visions de la servante du Christ en n’y voyant que des rêves et de purs fantasmes ! (Vita Mariae, p. 129)
Il est certain, à suivre la doctrine, que l’opinion d’une femme n’était pas reçue sans réticence : La femme, quelque sage qu’elle soit, ou sainte, ne doit prétendre à l’enseignement des hommes au couvent. Que le laïc ait garde à ne pas donner de leçon aux clercs qui y séjournent, sauf à leur demande13 !
C’est là une ambiance singulière, d’autant que la jeune femme, qui n’est ni une recluse ni une moniale, bénéficie d’une liberté de propos et de comportement. Témoin l’anecdote qui la montre justifiant son jeûne assidu du dimanche et du jeudi, en lieu et place du vendredi, au point, écrit Jacques, de le laisser, lui et d’autres, sans voix14. Marie et Jacques sont-ils devenus amis ? Le terme n’est pas employé de façon exclusive et s’applique à plusieurs personnes. Elle, qui a gardé des amitiés dans les environs ou qui s’entretient avec des correspondants extérieurs, n’était sans doute pas un interlocuteur commode. De fait, l’amitié prend parfois un sens 12 Le Décret de Gratien (Concordia discordancium canonum), est une importante collection canonique d’origine incertaine, composée par étapes à partir de 1140. Il portait sur tous les domaines de la vie de l’Église. Son succès fut considérable au point d’éclipser les collections antérieures. Jacques et les chanoines d’Oignies n’étaient certainement pas experts en droit canonique. 13 M. Lauwers, « Expérience béguinale et récit hagiographique. À propos de la Vita Mariae Oigniacensis de Jacques de Vitry (vers 1215) », Journal des Savants (1989), p. 87. 14 Vita Mariae, p. 119.
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caché et subtil, touchant le sentiment de l’âme. Jacques souligne son intransigeante délicatesse, alors qu’il est un prédicateur débutant et qu’il a le sentiment de n’être pas à la hauteur de la tâche : Après mon sermon, en repensant à ce que j’avais fait, je me sentais gagné par le découragement, parce que j’avais l’impression d’avoir dit beaucoup de choses dans le désordre le plus complet. C’est dans des circonstances comme celles-là que Marie me voyait tout triste et abattu. Et moi, j’avais tellement honte que je n’osais pas lui dire pourquoi. Plus lamentable encore : lorsque quelqu’un, dont l’air attentif pouvait laisser croire que j’avais subtilement parlé, venait me trouver après le sermon, comme c’est l’usage, pour me faire des compliments, cela me procurait une consolation. […] J’avais donc un jour l’esprit assombri d’un nuage de tristesse, pour les raisons que je viens d’évoquer. Je me sentais honteux. Et comme ma conduite l’était également, Marie m’appela, et d’une façon miraculeuse, me révéla la double tentation dont j’étais secrètement blessé. (Vita Mariae, p.130
Elle le remet sur la voie de la simplicité : « Sainte femme, je ne sais quelles louanges t’adresser ! » La leçon ne sera pas oubliée quand, à son tour, il adresse recommandations et conseils aux prédicateurs à venir : N’enveloppons pas les phrases avec des colliers de mots ou des discours maladroits, préférons instruire les simples et les ignorants plutôt que de flatter les curieux. (S. dominicales, éd. T. Lyngam, p. 1)
Il se présente donc comme un homme de la parole, consacré par l’encouragement et par l’attente de son modèle : Marie obtint du Seigneur que le mérite et l’office de la prédication dont elle ne pouvait s’acquitter elle-même fût exercé pour elle par une autre personne. Le Seigneur lui fit un don magnifique : il lui donna un prédicateur. Certes si ce dernier se voyait insuffler la matière de sa prédication par le Seigneur – dont il était en quelque sorte l’instrument – c’est cependant grâce aux prières de la sainte femme qu’il fortifiait son cœur, rassemblait l’énergie nécessaire à sa tâche, administrait la parole de Dieu, dirigeait les pas de ses auditeurs, les préparait à recevoir la grâce divine et le fruit spirituel. (Vita Mariae, p. 121)
Il s’agit de prédication usuelle, celle qui se fait dans les paroisses. Il est fort possible d’ailleurs qu’il n’en soit pas à ses dé136
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buts, et qu’il ait prêché à Paris ou Argenteuil. Si tel était le cas, la prédication dans la paroisse d’Oignies ne faisait que poursuivre l’expérience, mais cette fois avec le conseil de l’amie. L’affaire de la prédication est présentée comme une partie à deux. Il fait valoir son indépendance dans le choix des thèmes et l’exécution des sermons, tout en étant redevable d’un soutien. Il a bénéficié d’une préférence, et c’est de cette qualité qu’il se prévaut pour rappeler un attachement, présenté aussi comme un rapport égalitaire et préférentiel. C’est là une véritable relation qui ne s’est jamais tant exprimée que dans les tout derniers mois avant la mort de Marie, au point d’en avoir été gêné dans ses missions, qui avaient pour effet de le tenir éloigné du prieuré15. Il est enfin à son chevet pour en faire le récit : Puis, tournant ses pensées vers le prédicateur que le Seigneur lui avait donné, elle pria beaucoup pour lui, suppliant le Seigneur de préserver cet homme de tout mal, afin que le jour où il mourrait, elle put offrir son âme au Seigneur, et lui rendre avec intérêt le don qu’il lui avait fait. Et, chose merveilleuse, elle révéla toutes les tentations dont son prédicateur avait été tourmenté, et presque tous les péchés qu’il avait commis autrefois. (Vita Mariae, p.153-154)
La révélation résonne étrangement pour l’auditoire, et ce n’est pas l’une des moindres questions que cette complicité où s’échangent les aveux et se confondent les rôles16. Il est probable aussi que le ton personnel de la fin soit inspiré par ce deuil, et jusqu’à la solennelle péroraison : Le 23 juin, la veille de saint Jean Baptiste, un dimanche, vers quinze heures, la précieuse perle du Christ, Marie d’Oignies, fut emportée à trente-six ans au palais du royaume éternel. (Vita Mariae, p. 163)
Trois ans s’écoulent. Jacques les occupe à prêcher, à écrire. Il réunit preuves, souvenirs, arguments. Il est permis de croire que la rédaction de la Vie ait pris du soin et du temps. Dans le livre où il rassemble les faits, il se peint enfin comme l’homme du sentiment, trait important de son caractère. La vie canoniale en a favorisé l’expression, mais l’affection envers Marie d’Oignies est singulière
15 16
Thomas de Cantimpré, Vita S. Lutgardis, p. 244. Vita Mariae, p. 154.
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cependant, en raison de l’exemple offert et des leçons qu’il a en a tirées, même s’il reste discret par la suite sur une telle dette, quand il lui arrive d’en parler sans ostentation et non sans distance17. Mais après sa mort, c’est dans ce lieu et à ses côtés qu’il veut reposer. Dans le cercle d’Oignies, Marie est au centre du réseau des sentiments. Le cercle ne demandait qu’à s’élargir dès les premières années de sa présence au prieuré. Bientôt donc une place revient à la communauté des moniales cisterciennes d’Aywières, qu’il fréquente vers 1211, comme l’attestent des actes faits en faveur de l’abbaye18. Bientôt encore se nouent amitiés et relations avec les établissements religieux du diocèse : prémontrés de Floreffe, dont l’abbé l’accompagne en Orient, cisterciens de Florennes, près de Namur19. Depuis la lointaine Égypte encore il informera avec précision Gauthier, l’abbé de Villers, au sujet des péripéties de la croisade20. Ce ne sont là que des indices. Qu’il soit homme de relations, sa vie par la suite en fait la démonstration, mais il y a une hiérarchie dans ces affinités et tel mot par exemple pour évoquer la mémoire d’une connaissance aussi précieuse que celle de Jean de Nivelles n’équivaut pas à la façon dont il témoigne son affection envers Jean de Cambrai, son compagnon de travail, de guerre et de souci. Dans cette galerie, aux portraits à peine esquissés, une place est à réserver à l’abbesse d’Aywières, Lutgarde († 1242), dont il a été parlé. Il la désigne comme « l’amie très spirituelle » ou « très chère dans le Christ »21. À la suite, et à la demande peut-être, de Jean de Liro, il suit le destin de l’abbaye et en favorise le développement. De cette protection amicale, Thomas de Cantimpré conserve un écho et en tire quelque leçon pour illustrer la dette du prédicateur envers la sainte abbesse22. La médiation féminine n’est certes pas exceptionnelle dans la carrière de l’évêque d’Acre, qui l’admet volontiers s’agissant de Marie. Thomas revient non sans exagération sur la force des liens noués avec les deux femmes : la
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Hist. occidentalis, p. 207. U. Berlière, « Jacques de Vitry. Ses relations », art. cit. p. 135-138. J. L. Kupper, Liège et l’Église impériale, p. 315-318. Lettres, p. 156 ; Ibid., p. 162. Lettres, p. 40 ; ibid., p. 136. Thomas de Cantimpré, Vita S. Lutgardis, p. 244.
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première, modèle pris en dehors de l’institution religieuse, l’autre, moniale de sa génération, l’amie attentionnée. Et le lien établi serait à l’en croire si fort que l’évêque défunt serait apparu presque aussitôt à Lutgarde dans son lointain couvent : Et l’esprit de Lutgarde tout en se réjouissant demanda : « O très révérend père, je ne te savais pas mort ! Quand donc as-tu quitté ton corps ? » Et lui de répondre : « Il y a quatre jours déjà, car j’ai passé trois nuits et deux jours au purgatoire. » Bientôt, elle lui demanda, surprise : « Pourquoi ne pas l’avoir fait savoir à la survivante que je suis, pour solder ta peine avec les prières de nos sœurs ? » Lui de dire : « Le Seigneur n’a pas voulu t’attrister avec ça, mais une fois le purgatoire passé, il a voulu que tu sois consolée par ma libération et ma purification. » (Thomas de Cantimpré, Vita S. Lutgardis, p. 257)
Il convient donc, s’agissant des frères et du couvent, de parler de réseau ou de cercle d’amitiés et d’affections qui sont venues enrichir et compléter des connaissances faites durant les années d’études. Ses relations se sont étendues ensuite aux limites du diocèse de Liège, à Liège même. La capacité de gagner ou de capter l’attention du monde extérieur pour mille raisons, et par les mille moyens du talent et du caractère, n’exonère pas Jacques de Vitry d’aspirations plus intimes. Il faut penser que la voie de l’affection ou du compagnonnage viennent à dissimuler des aspirations plus secrètes, des questions au cœur desquelles figurent la voie et la séduction du mal et la façon d’y échapper. * L’ombre du Malin La Vie de Marie d’Oignies est le récit d’une expérience spirituelle, le portrait de la femme qui en est le sujet central. C’est ainsi que le livre a reçu sa plus évidente interprétation, dont la tradition du prieuré a fait durer la mémoire. Il n’y a pas lieu de se demander quel fut le regard de Jacques sur la femme en général, et le rôle qu’il lui accorde dans la vie sociale et spirituelle de son époque. Les exempla en offrent un éventail éloquent. Mais son apparente misogynie est celle du lieu commun. Ainsi voit-on défiler toutes sortes de portraits dans ses pages, plus ou moins conformes à l’idée, commune alors, qu’il a de l’ordre social et des rapports humains à l’intérieur de cet ordre. 139
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Pourtant, revenant aux ressorts de son existence passée, le livre peut être lu d’une autre façon ; et d’abord comme une réflexion sur le sentiment du désordre dans lequel le monde qui l’entoure est plongé, et à l’encontre duquel la voie ouverte par Marie, justement, est une sorte d’assurance. Une dizaine d’années plus tard, vers 1225, alors qu’il est évêque d’Acre, il pousse plus loin, faisant le bilan de moyens humains et institutionnels rénovés, jusqu’à faire des ordres mendiants ou des chanoines réguliers une base de reconquête : Grâce à ces formes de vie religieuse et à ces divers instituts de réguliers posés tels des luminaires au firmament de l’Église d’Occident, le Seigneur a illuminé ces pays afin qu’ils fussent des villes de refuge et des tours de vaillance face à l’ennemi. (Hist. occidentalis, p. 163)
En 1213, deux avant que ne s’ouvre le concile réformateur convoqué à l’initiative du pape Innocent III (1215), les temps sont incertains, et en composant ce portrait unique, dans un lieu unique, Jacques n’est certes pas l’homme des certitudes. Il est touché par les courants de ce début de siècle et se pose apparemment plus de questions que ses frères du prieuré d’Oignies. Mais la voie de Marie, celle de l’inquiétude, n’est pas sans écueil. Et si elle est censée pour elle-même avoir réussi dans l’entreprise – le livre étant écrit pour le démontrer – son témoin doit tirer profit de la leçon. Ayant quitté Paris pour échapper au tumulte de la ville et à l’incertitude du savoir de la recherche mondaine, Jacques trouve l’occasion d’observer avec l’exemple de Marie ce que peut être l’expérience de la grâce divine : De nos jours, écrit-il, nombre de filles regorgent de richesses spirituelles ; mais à elle seule, Marie, selon nous, les a toutes surclassées : car son Père lui a confectionné une tunique d’apparat, multicolore, ornée de toutes les fleurs du jardin du Seigneur. Et comme nous ne pouvons dénombrer une à une toutes les étoiles dont resplendit ce firmament, toutes les fleurs qui parsèment ce pré de délices, toutes les vertus aussi nombreuses que diverses dont Marie fut comblée, revenons aux causes originelles dont elles ont découlé, comme autant de sources – je veux parler des sept dons de l’Esprit saint. Car le Seigneur l’a remplie de l’esprit de sagesse et d’intelligence, de l’esprit de conseil et de force, de l’esprit de science et de piété, de l’esprit de crainte du Seigneur. (Vita Mariae, p. 94)
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C’est ainsi que s’ouvre la seconde partie de l’ouvrage, dont les chapitres suivants énoncent l’un après l’autre les sept dons de l’Esprit saint. Et, de l’esprit de crainte à l’esprit de sagesse, il décrit la véritable ascension de l’âme de Marie vers la perfection de la connaissance divine. Un tel choix, peut-on penser, serait un simple procédé afin de rendre compte de la perfection du modèle. En effet, le thème de l’ascension de l’âme par les degrés des dons de l’Esprit est un thème biblique, repris par saint Augustin, présent ensuite dans la spiritualité monastique, puis dans le milieu scolaire. Il se trouve ici réactivé dans le portrait spirituel de Marie. Il peut être compris encore à la lumière de la théologie, celle qui, comme on l’a dit, dans la pensée de Hugues de Saint-Victor est au fondement de l’œuvre de la restauration, la théologie divine23. Le chemin emprunté par la jeune femme n’est pas celui de l’école. Jacques en est témoin : il est surgissement de la grâce dans un être simple, cas pratique de théologie divine, passant outre l’étape de la philosophie ou du savoir spéculatifs, afin d’entrer dans la voie exceptionnelle de la connaissance de Dieu. Il ne serait plus question alors de la démarche unifiante du savoir dans une logique de progression, où se trouveraient associées théologie mondaine et théologie divine pour l’accession à la sagesse. Jacques et son modèle restent de part et d’autre d’un idéal d’unité jamais atteint ; il se décrit comme prisonnier de lui-même dans le jugement de Marie, dont il ne cesse de souligner la liberté. De ce fait, il rend compte des limites imposées à sa recherche en découvrant l’étendue d’un domaine auquel il n’aura pas accès. Le livre est, de cette sorte, une réflexion sur la question du mal, du bien, sur la frontière qui les sépare, sur la difficulté qui en résulte. Il le dit, au fil des jours au prieuré « le mal n’est guère éloigné du bien » (Vita Mariae, p. 116). Ce thème peut figurer comme une des lectures du récit achevé vers 1215. Il s’agissait apparemment d’y souligner les vertus de Marie, dont l’une, essentielle, est illustrée par son goût de la mesure. Elle se mettait de cette façon à l’abri des dérives et des atteintes du mal. La correction de cet équilibre, qu’en autre lieu il présente comme au fondement de l’état canonial, éclaire selon lui une part de la personnalité de la jeune femme24. Pense-t-il, peut-être, à lui 23 24
P. Sicard, Hugues de Saint-Victor, p. 104. Hist. occidentalis, p. 130-131.
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et aux siens, les chanoines d’Oignies, dans cet éloge de la voie moyenne : Il n’est pas rare qu’en voulant éviter un vice, on tombe dans l’excès contraire. En fuyant la prodigalité on tombe parfois dans l’avarice, et à force d’éviter la parure d’une tenue séculière, on se glorifie de porter des vêtements crasseux. De fait, les vices prennent parfois l’aspect de vertus. (Vita Mariae, p. 116)
Autre question, et plus large. Le mal et le bien peuvent-ils prendre le même visage ? Et si oui, comment les distinguer ? Bien sûr, pour un homme tel que lui, il y a l’Église, ses docteurs et ses maîtres, ses lieux, ses commandements. Le paradigme d’une telle autorité, bien que malmené au fil du temps, doit être suffisant pour indiquer la voie aux esprits les mieux préparés. La réforme, sans cesse remise sur le métier, en dépit des apparences, a-t-elle quelque chance d’aboutir dans un espace aussi vaste que l’Occident chrétien, soumis à des intérêts si divers ? L’unité de cet espace en est à se mettre lentement en place, jusqu’à obéir dans les décennies suivantes à un concept identitaire. Mais a contrario il y a eu de tout temps des forces ou des réflexes puissants et divergents, autant que peuvent l’être les enseignements d’une institution à la croisée des chemins. Ces forces surgissent par vagues, s’apaisent et renaissent. L’Église s’attache à les cerner, les nommer, les combattre. Elles portent les noms divers de péché, d’hérésie, de schisme, de rites et pratiques illégitimes, de magie, bien d’autres. Jacques n’en ignore rien. Les choses ne sont évidentes que sur le papier ; dans la vraie vie, elles se présentent autrement. La Vie de Marie d’Oignies est encore le récit des questions posées à la confusion des genres en général et à la manière dont l’individu, ici Jacques de Vitry, s’y trouve confronté. Parmi les anecdotes rapportées, celle qui suit montre l’incertitude à laquelle la conscience la mieux préparée se trouve soumise : Un de ses amis intimes était tenté par le démon de midi rôdant dans les ténèbres d’une façon d’autant plus pernicieuse qu’elle était subtile. Car cet ennemi rusé, qui s’était déguisé en ange de lumière, feignait d’avoir de pieux desseins et lui apparaissait fréquemment dans son sommeil : il lui reprochait parfois ses mauvaises actions, l’engageant même, cet hypocrite, à en accomplir de bonnes – une façon de lui faire miroiter l’antidote pour mieux lui administrer le poison. Le serpent le caressait d’abord de sa langue
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mielleuse, pour mieux le mordre ensuite, la queue raidie comme un aspic. Lorsqu’il eut gagné la confiance de sa victime, ce traître, en sophiste consommé, entreprit de lui faire avaler le breuvage d’erreurs et de faussetés, dont il avait dissimulé le mauvais goût en l’additionnant de quelques vérités. (Vita Mariae, p. 74)
Un homme pieux et de qualité se trouve engagé dans une mauvaise action par un émissaire nocturne se présentant sous une forme angélique, manifestation classique du démon et de ses tours. Le danger perçu est double : la permanente sollicitation du mal et sa conséquence, la difficulté pour déterminer la voie à suivre. Le mal disparaît ainsi derrière le voile de l’incertitude. Autre histoire à peine différente : Il y avait dans un monastère de l’ordre cistercien une toute jeune fille qui servait le Seigneur. […] L’antique serpent en était malade de jalousie, et ce d’autant plus qu’il l’avait vue s’engager sur le chemin particulièrement abrupt, malgré son sexe fragile et son jeune âge. Comme il la savait simple, humble et craintive devant Dieu, il décida de lui faire peur, de la remplir d’une crainte désordonnée afin de la faire sombrer dans le désespoir. Comment ? En assaillant la pauvrette de blasphèmes et de pensées immondes. Ce qu’il fit. Celle-ci fut paniquée par une situation à laquelle rien ne la préparait. Dans un premier temps elle crut avoir perdu la foi, et en resta longtemps accablée de douleur. […] L’Ennemi l’avait plongée dans un tel état d’abattement qu’elle ne pouvait dire ni l’oraison dominicale ni le Credo. Elle ne voulait pas non plus confesser ses péchés – ou alors il fallait quasiment l’y contraindre, à force de cajoleries ou de menaces. Et même dans ce cas, on ne pouvait l’amener à demander au Seigneur son pardon. Elle était incapable de prendre part aux sacrements de l’Église ; elle ne voulait pas recevoir le corps du Christ (Vita Mariae, p. 76)
Le démon parle et agit par la bouche d’une moniale. Nous sommes dans le cas d’une possession soudaine, sous le coup d’une manifestation d’hétérodoxie caractérisée dans un couvent cistercien, avec rejet des sacrements et de la personne du Christ, ce qui, suppose Jacques, serait inimaginable hors l’intervention du démon. On pourrait traduire ainsi la permanence du mal – quel qu’en soit le nom – dans les lieux les plus improbables ou touchant des personnes peu soupçonnables de s’y abandonner. La Vie offre plusieurs cas. Au prieuré, les démons sont des personnages à part entière. Ils y vivent, agissent et parlent. Ils sont chez eux au milieu des frères et des membres de la communauté dont ils 143
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font partie. Marie est leur interlocutrice et en vient difficilement à bout. De jour et de nuit le diable est une personnification du mal que la conscience s’adresse à elle-même. À l’extérieur, il prend les traits du prêtre : Un jour qu’elle se trouvait dans un verger à Willambroux, le diable lui apparut sous la forme d’un pasteur. L’impie avait rassemblé une foule de soldats. (Vita Mariae, p. 121)
À l’abri des murs du couvent, la question prend un tour plus qu’inquiétant. Témoin l’histoire du moine habité par le souci de perfection : Il rêvait d’une pureté parfaite, d’une vie dépourvue de toute faute vénielle. Autant dire qu’à l’instigation du démon de midi il aspirait à l’impossible, et comme en dépit de tous ses efforts il ne pouvait atteindre ce vers quoi il tendait, il finit par en concevoir une tristesse si grande qu’il tomba dans un profond désespoir. Au point que dans l’état de corruption où il se trouvait, il avait perdu tout espoir d’atteindre le salut. (Vita Mariae, p. 114)
Ainsi, les cas relevés de la confusion qui égare ne sont pas rares à Oignies. La puissance du mal est un des thèmes fort du livre, avec son antidote, l’action de Marie, ses prières, ses larmes, ses jeûnes et ses macérations. Personnage bénéfique, elle est sur tous les fronts pour une guerre difficile à conduire pour laquelle elle montre la voie : On amena la jouvencelle à la servante du Christ. Cette dernière […] l’accueillit avec bienveillance. […] Elle se mit à prier beaucoup, mais le Mauvais refusait d’abandonner celle qu’il croyait tenir fermement. Alors Marie s’immolant davantage encore passa quarante jours dans les larmes, les prières et dans une abstinence complète. (Vita Mariae, p. 77)
Dans ce cas, elle est juge. Elle inflige une pénitence à un démon pitoyable, renvoyé dans l’enfer d’où il vient. En actes et en paroles, elle balise la vie morale du prieuré. Jacques lui reconnaît ce rôle. Cette reconnaissance résulte de l’expérience de quelques années passées auprès de la jeune femme, rapportée ensuite en discours utile à la cause antihérétique, comme annoncé dans le prologue. Le récit est en conséquence l’histoire de Marie traçant une voie salutaire dans la forêt de l’incertitude, ainsi que
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le rapporte encore Thomas de Cantimpré, s’agissant de Jacques lui-même : Alors que maître Jacques, comme il rapporte lui-même dans le livre de la Vie de la bienheureuse Marie d’Oignies, avait reçu, par les prières de la vénérable femme, la grâce de la prédication, il lui arriva d’aimer une femme qui se languissait dans son lit, non d’un amour honteux, mais d’un amour trop humain. Ainsi, comme il était occupé sans cesse à la consoler, il délaissait par négligence son devoir de prédicateur. Donc, l’esprit de la pieuse Lutgarde ressentit le lien tenant le cœur de Jacques et les ruses du démon. (Thomas de Cantimpré, Vita S. Lutgardis, p. 244)
La question du discernement est récurrente dans l’œuvre de Jacques de Vitry et ne disparaît pas de ses préoccupations, des années encore après la mort de Marie qui n’est plus là comme un lien entre le ciel et la terre. Le meilleur des hommes, lui à l’occasion, reste à la merci de ses propres erreurs ; note pessimiste cette fois, note de moraliste parvenu à la fin de sa vie et réduit à ne plus délivrer que de fortes mise en garde sous la forme d’histoires édifiantes et terribles : L’homme religieux doit faire bien attention aux pièges de l’Ennemi qui, transformé en ange de lumière, essaye de le faire tomber sous prétexte de juste conseil. Ainsi lisons-nous que le père d’un ermite avait l’intention de rendre visite à son fils. Le démon venant à le devancer, prit l’apparence d’un bon ange et dit à l’ermite : « Attention au diable qui cherche à te tromper habilement ! Il viendra demain te voir sous l’apparence de ton père. Protège-toi de lui et tiens prête la hache dont tu le frapperas de toutes tes forces pour qu’il ne pense plus à revenir ! » L’ermite crut que cet avis lui avait été donné par l’ange envoyé de Dieu. Le jour suivant, quand le vrai père arriva il le tua d’un coup de hache. Voilà comment se trompe un esprit malheureux, qui aurait dû faire preuve de jugement, et ne pas suivre si facilement un tel conseil. (The Exempla, éd. T. Crane n°76)
Ecrire et discourir de cette menace est une façon de parler de soi, et parfois de façon directe. La relation, ainsi mise en scène, avec la personne de Marie fait de l’auteur un personnage de premier plan, même s’il s’en défend. C’est un aspect original de ce pieux récit d’être largement autobiographique. Jacques parle pour lui et, n’ayant à écrire ni un modèle de sermon ni un récit d’histoire, il raconte, tout en répondant à la demande de l’évêque de Toulouse, la geste de son modèle dans le champ de sa propre conscience. 145
JACQUES DE VITRY
Il ne fait pas pour autant de Marie un maître spirituel. La jeune femme a sa naïveté, ses lacunes, ses défauts qu’il ne passe pas sous silence, peut-être pour donner plus de vérité au modèle qu’elle est censée incarner. L’essentiel pourtant n’est pas dans l’artifice de narration, il réside dans la portée des actes et des paroles de la jeune femme, et la façon dont il en tire une leçon dans un ouvrage destiné à faire référence25. Elle est parfois dénommée « pierre précieuse du Christ ». Une autre définition pourrait convenir, rapportée une fois encore au lapidaire : Elle brille dans la lumière comme dans les ténèbres, mieux que le charbon ardent ; elle est devant les yeux comme la flamme qui danse et le feu qui scintille. (Hist. orientalis, p. 378)
Marie est morte le 23 juin 1213. Sa Vie, écrite dans les mois qui suivent, est l’histoire d’une vivante, l’histoire d’un caractère. Les absents du livre sont les morts et les revenants, le ciel et l’enfer, le purgatoire même, invoqué seulement à trois reprises, à l’occasion. Le merveilleux n’y est pas si facilement invoqué, et on comprend cette présentation, puisque il s’agit pour Jacques de rapporter une existence dont il a été témoin. Dans l’âme, donc, le bien et le mal se livrent un combat incessant et rien, aucun lieu, aucune dignité, aucune charge, ne saurait protéger d’un tel trouble. Au contraire. Parvenu à la prêtrise, après une période passée d’abord dans la cléricature et peutêtre dans l’apprentissage de la prédication, Jacques, tout imprégné de l’importance de sa charge, garde à l’esprit les risques de la fonction. Il résidait au prieuré à la fin de l’année 1210, quand trois curés du diocèse de Paris, accusés de propager auprès de leurs paroissiens les idées hétérodoxes d’un maître alors disparu, comparaissaient devant l’officialité. La contamination somme toute modeste du clergé parisien prend un tour concret dans le petit monde des écoles qu’il a fréquenté et fréquente encore. Bien sûr il y a les lointains : les terres au sud de la Loire et le désordre des esprits qui ne cesse d’y prospérer. Il y a l’Orient où sévit la doctrina Mahometi. Tout cela est loin, et bien plus que Paris, où il vient tout juste de recevoir la prêtrise. Le prêtre, il le sait, est à la croisée de la vie 25
Thomas de Cantimpré, Supplementum, p. 187-188.
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chrétienne. Il y revient souvent ensuite de façon insistante dans l’Histoire occidentale. Après avoir passé en revue les familles monastiques ou canoniales, les ordres anciens et nouveaux, il expose le sacerdoce comme l’aboutissement de l’ouvrage, son point d’orgue. Haute fonction par conséquent, particulièrement menacée. En effet, au XIIe siècle pour les milieux dissidents, hétérodoxes ou considérés tels, l’indignité des prêtres – tout autant que les aspects doctrinaux touchant les sacrements ou ayant trait à la création et à l’origine du mal – est un aspect important de la controverse et de la critique. Ainsi dans les années 1180, les « hérétiques d’Arras », selon la chronique de Guillaume de Nangis († 1300), affirmaient que c’était parce qu’ils étaient cupides et avares des offrandes des fidèles que les prêtres célébraient la messe. Une cinquantaine d’années plus tard l’argument fait toujours mouche. Tel chevalier, interrogé sur ses raisons de ne pas assister à la messe, répond : « Je pensais que les prêtres célébraient la messe pour avoir des offrandes » (The Exempla, éd. T. Crane n°140). Il est lui-même prêtre, depuis 1210 vraisemblablement, et il a exercé dans la paroisse d’Oignies. Par la suite, comme évêque, il est appelé à d’autres tâches. Ce n’est là qu’une différence de position, car l’essentiel demeure, qui est la conduite des hommes, qui suppose reconnaissance et estime pour le pasteur. Les années passées à Oignies ont nourri sa réflexion, la même toujours, celle de la relation existant entre la sacralité des actes à accomplir et le sentiment d’une insuffisance ou d’une indignité ; et cette pensée ne cesse d’être présente : Que le médecin spirituel se soigne d’abord lui-même. Il ne reste plus qu’à condamner le ministère de celui dont la vie est méprisée. C’est ainsi que les laïcs sont souvent scandalisés et les hérétiques conduits à l’erreur, affirmant qu’il n’y a pas de vrais sacrements auprès de ministres indignes et impurs. (Hist. occidentalis, p. 189)
Ou encore : Les sacrements ne doivent pas être administrés par des mains indignes, de peur que le mets offert par des mains lépreuses ne soit rejeté par le Seigneur. (Hist. occidentalis, p. 188)
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On voit tout ce qui peut sortir de cette contradiction pour ce qu’il appelle « l’hérésie ». Un personnage refuse-t-il de recevoir les sacrements d’un prêtre jugé indigne de les donner, il conclut : Elle est exécrable, la doctrine des hérétiques qui affirme que la validité des sacrements dépend de la qualité du prêtre. (The Exempla, éd. T. Crane n°155)
Il a une fable sur le sujet, où les hérétiques, les prêtres et les fidèles se partagent la vedette sous l’apparence des loups, des chiens et des brebis : Par tous moyens, les hérétiques essayent de rendre odieux aux chrétiens les prélats de l’Église, pour investir ensuite le troupeau plus aisément et plus librement. (Die Exempla, éd. J. Greven, no 96)
Au prieuré la question est d’actualité. La fonction sacerdotale, et l’homme qui l’incarne, s’y retrouvent sous le regard attentif de Marie : Souvent, aussi, lorsque le prêtre élevait l’hostie, elle voyait un bel enfant apparaître entre ses mains, et une armée d’esprits célestes qui descendaient dans une lumière intense. Puis quand le prêtre recevait l’hostie après la formule consacrée, elle voyait en esprit le Seigneur demeurer dans l’âme du prêtre et l’illuminer d’une clarté merveilleuse. En revanche, s’il recevait l’eucharistie sans en être digne, elle voyait le Seigneur s’éloigner avec indignation tandis que l’âme du malheureux demeurait vide et ténébreuse. (Vita Mariae, p. 123)
Et encore : Lorsque les prêtres célébraient la messe avec toute la piété requise, elle voyait les saints anges en liesse coopérer de tout cœur avec eux, les regarder d’un air bienveillant et leur témoigner un profond respect. Malheur aux prêtres misérables, compagnons du traître Judas, qui crucifient le Christ une deuxième fois et souillent le sang du testament ! Avec leurs mains souillées, leur bouche empoisonnée, leur regard et leur cœur impurs, par leur irrévérence à l’égard d’un sacrement aussi vénérable, ils offensent les saints anges qui les entourent et d’un remède salutaire font l’instrument de leur perte. (Vita Mariae, p. 137)
Marie perçoit les signes pour juger de la qualité ou de l’indignité du célébrant. Pouvoir considérable sous lequel vient à poin148
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ter le soupçon d’hétérodoxie. Le récit l’évite de justesse, car elle ne juge pas du bon et du mauvais ; elle est seulement le témoin de révélations du ciel sur les officiants de sa paroisse d’Oignies. C’est déjà beaucoup dans ces temps de suspicion. Les leçons qu’elle administre le sont avec tact, elles sont délivrées tout de même. Témoin, l’histoire du prêtre que le ciel ridiculise après qu’il a intimé à Marie de faire preuve de discrétion dans l’effusion des larmes26. Ainsi, sous couvert de récit hagiographique rapportant des faits vécus, la Vie de Marie d’Oignies révèle l’auteur, lui-même prêtre, soucieux de son salut et sensible à l’exigence d’une voie que son modèle semble éclairer pour lui. Mieux, le trouble et la confusion ne sont pas seulement le lot d’une perception extérieure. En rappelant ses souvenirs dans le récit consacré à Marie, il ne dissimule pas ses faiblesses. Il lui faut pour cela un certain courage. Le voilà par exemple, tout jeté dans l’émoi au contact de la main de la jeune femme : Un jour, l’un de ses amis intimes, dans un débordement d’affection spirituelle, lui prit la main et la tint serrée contre la sienne. Certes son cœur était pur, et il n’avait aucune pensée honteuse ; mais il était homme, et sentir cette femme toute proche fit monter en lui les premiers assauts du désir. (Vita Mariae, p. 126)
Il assigne une place à son modèle dans ces exemples de vie quotidienne. Le théâtre du prieuré offre les prémices de ce que sera par la suite le combat de sa vie, celui de ses vraies et premières expériences de prédicateur, celles de ses convictions. Au prieuré, la personne de Marie est controversée, comme le sont les femmes pieuses du diocèse de Liège. L’évêque de Toulouse, Foulques de Marseille, alors de passage dans le diocèse, s’est inquiété de cette hostilité : Tu as vu également, avec un étonnement horrifié, des individus d’une immoralité et d’une impiété foncières décrier perfidement l’engagement religieux de toutes ces femmes, et aboyer, avec une fureur canine, contre un mode de vie si opposé au leur. Et comme ils ne pouvaient faire davantage, ils forgeaient des noms nouveaux aux dépens des malheureuses. (Vita Mariae, p. 46)
26
Vita Mariae, p. 62.
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L’évêque, qui était à la recherche d’appuis, a peut-être vu dans ce climat de défiance un obstacle à sa mission. En tout cas il était averti des incertitudes du terrain, dans le diocèse de Liège notamment, où le courant auquel Marie appartenait pouvait se donner un air de liberté. Pour Jacques, observateur attentif, le renoncement à la chair, la détestation du corps, magnifiés dans une ascèse radicale, prennent chez elle, reconnaît-il, un tour excessif ; tout un chacun aurait su y reconnaître des signes suspects27. Mais l’hagiographe de circonstance ne pouvait en faire état ; il reste au-dessus de la polémique, suivant son modèle dans les faits et les gestes qui étaient propres à éclairer ses qualités. Il est vrai que Marie se tenait à l’abri des murs, s’instruisait des Écritures dans les sermons des prêtres et ne songeait guère à prendre la parole28. On était loin du précédent vaudois où se mêlaient la libre prédication, la vie mendiante et surtout cette propension à faire passer l’autorité du Christ et des Écritures avant celle de l’Église, sans d’ailleurs la rejeter : « Notre évêque, c’est le Christ et les clercs demeurés dans le giron de l’Église. Si l’un d’eux s’en écarte nous ne le considérons plus comme tel29. » En leur temps, les disciples de Pierre Valdès avaient été déclarés hérétiques. Le cas de Marie paraît avoir été perçu différemment par son biographe, en raison de la singularité d’une expérience vécue à l’intérieur et en marge tout à la fois de l’autorité ecclésiale. Néanmoins, il relève des traits qui ne manquent pas de l’étonner et reste sensible à l’inquiétude de la jeune femme, jusque dans ses accès de rupture : Un jour elle résolut de fuir : sans attache, méprisée, elle mendierait de porte en porte, elle suivrait le Christ nu, abandonnant le manteau de tous les biens temporels […] tout imprégnée qu’elle était du souvenir de la pauvreté du Christ. […] Ce désir l’embrasa si fort qu’elle prit avec elle un petit sac pour y déposer les aumônes, un petit bol pour boire de l’eau et pour y mettre le brouet qu’on lui donnerait peut-être quand elle mendierait et qu’elle serait partie, couverte de haillons. (Vita Mariae, p. 96-97)
L’auteur n’en tire pas de conclusion, sauf à constater que Marie renonce au projet pour avoir cédé aux instances de ses amis. 27 28 29
J. Van Mierlo, « Beguines », DS, col. 1341. Vita Mariae, p. 120. C. Thouzellier, Catharisme et Valdéisme, p. 51-69.
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C’est au milieu des siens qu’elle va suivre le Christ, « son Christ », ainsi qu’il est écrit, et dont elle se fait la « servante », « l’épouse » et « l’amie ». Marie s’est-elle vraiment exprimée en ces termes ? Il faudrait attribuer cette marque de dévotion exigeante uniquement à la volonté de l’auteur de la mettre à l’abri de la critique ou de la suspicion. Il a tout dit ainsi lorsqu’il écrit : « Le Christ lui était méditation dans le cœur, parole dans la bouche, exemple dans la conduite ». Puis au fil du récit, il essaye de la suivre dans sa longue et patiente recherche d’intimité avec Dieu, où alternent les prières, les pensées et les extases. Jacques ne s’émeut pas des excès d’une telle appropriation, son propos ne vise qu’à exposer un comportement : Elle obtint une telle prérogative de liberté que plus personne n’osait lui dire : « Pourquoi fais-tu cela ? » Sa vie dépassait la raison humaine. Abandonnée à Dieu et à elle-même par une sorte de privilège spécial, elle jugeait de tout, mais n’était jugée par personne. Souvent l’Esprit saint, pour l’instruire de ce qu’elle devait faire ou ne pas faire, lui indiquait les motifs auxquels nous n’aurions jamais pensé par nous-mêmes. (Vita Mariae, p. 118)
Comment mieux dire que Marie ne se soumettait, quand elle le jugeait nécessaire, qu’à son seul jugement ? La jeune femme, mariée et vivant par choix en dehors de son état sous les yeux de la communauté, s’émancipe, se donnant le loisir de choisir sa façon d’être ; pas tout à fait cependant car en principe un ange la conseille : En règle générale, ce n’était pas son libre choix ou sa volonté propre qui lui dictaient de reposer dans sa cellule ou de rester à l’église. Elle avait un ange familier, spécialement assigné à sa garde, auquel il lui fallait obéir comme s’il était son abbé. Ainsi, lorsqu’elle était épuisée par des veilles excessives, il arrivait qu’il lui conseille de se reposer un peu ; et quand c’était chose faite, il la tirait du lit et la ramenait à l’église. (Vita Mariae, p. 82)
Son indépendance d’esprit pouvait être suspecte, et son ange gardien n’est pas sans rappeler celui du « pseudo-prophète » de l’islam ; au moins quant à l’expression30. C’est pourquoi, là, comme en d’autres lieux, le jugement hésite, puis le récit poursuit, fermement, pour mettre le modèle à l’abri du soupçon : 30
Hist. orientalis, p. 116.
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Bien qu’elle fût gratifiée des conseils familiers de l’Esprit saint et pourvue d’une bonne connaissance des divines Écritures, sa crainte de paraître sage à ses propres yeux la faisait, par humilité extrême, renoncer à sa propre volonté et se soumettre de tout cœur à l’avis des autres. (Vita Mariae, p. 127)
Le prieur Gilles, qui représente l’autorité, n’est pas signalé comme étant celui auprès duquel elle a pris ses avis ; pourtant cela fut certainement le cas. Si elle sollicite ces instructions, c’est moins par religion de la hiérarchie que par humilité. Par contre, en cas de besoin, Jacques et tous les autres savent la consulter, et c’est par amitié qu’elle offre ses conseils : Cela étant, nombre de ses amis avaient fait l’expérience répétée de sa divine sagesse et jamais n’osaient entreprendre quelque chose d’important sans lui demander conseil. Ce qu’elle ne pouvait savoir par les voies de la raison humaine, elle le savait, divinement inspirée, après avoir dit une prière. (Vita Mariae, p. 128)
Marie disposait d’une autorité naturelle, dont elle se défend, tout en ne pouvant s’en départir. Alors l’auteur se prend à regretter qu’elle n’ait pu ou voulu en dire plus au temps où elle vivait encore : Si le Seigneur t’a dévoilé tant de choses, est-ce pour toi, qui étais attaché à lui de façon quasi indissoluble et n’avais pas besoin de pareilles révélations ? N’est-ce pas plutôt dans l’intérêt de ceux qui croyaient en toi et avaient besoin de ton aide ? Hélas, que de belles choses tu as gardées pour toi, et qui auraient permis de fortifier les faibles, de réveiller les paresseux, d’éclairer les ignorants, de glorifier le Seigneur dans ses saints ! Pourquoi donc enfouir le talent qui t’a été confié ? Ton Christ, pourquoi ne pas le montrer au monde ? (Vita Mariae, p. 99-100)
Il était bien tard au moment où il écrit. Telle était Marie, avec l’aide seule du Christ, capable de faire la part entre bien et mal, d’arbitrer entre ces pôles, tenus à égale distance. Ainsi, quand il lui arrive de se restaurer dans sa cellule, elle reçoit tour à tour la visite du démon qui l’incite par défi à suivre un jeûne plus sévère et celle des anges dont la vision lui est une nourriture céleste31. Il est possible que l’écriture de sa Vie ait été inspirée par la lutte à 31
Vita Mariae, p. 67-68.
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portée antihérétique, il est non moins apparent qu’on y relève des positions très singulières, et qui n’ont pas manqué de poser question quant à la liberté relative que Marie se donne. Jacques n’a pas ignoré ces questions et les a sans doute discutées avec les autres frères. Dans son livre, s’il les a écartées ou habillées de façon à ne pas faire entrer son sujet dans la voie de la réprobation, c’était pour répondre au souhait de l’évêque Foulques, et en raison certainement d’une estime et d’un attachement réciproques. La Vie de Marie d’Oignies n’est pas un simple panégyrique, elle est pour son auteur une immersion dans le spirituel. Il en est l’acteur et l’observateur ; et si, à la lecture, nul ne peut dire quelle part de doute ou d’assentiment il réserve à son modèle, il en retire une leçon. Son art fut de reconstruire la vie de l’héroïne autour de ses propres interrogations. La permanence du mal – thème récurrent de la tradition morale – et le sentiment que lui donnait la jeune femme d’en être l’infatigable et lucide adversaire jusqu’au fond des consciences, ont été une invitation à la réforme personnelle : Sainte femme, je ne sais quelles louanges t’adresser : tu partageais les secrets de Dieu. Et ce n’est pas en vain que le Seigneur te révélait les pensées des hommes, car il conférait aussi à tes prières le pouvoir de guérir les maladies de l’âme ! (Vita Mariae, p. 130-131)
Le clerc de Paris et chanoine a trouvé sujet à réflexion ; ce qu’autorise le bien, ce que le mal peut produire et la délicate question de leur distinction quotidienne. Dans les écrits suivants il met en scène cette opposition de façon radicale. Ce qu’il écrit sur Mahomet dans l’Histoire orientale est intégré à un discours sur les dangers de l’ambivalence32. À ces quelques années de distance, il dresse deux portraits : le premier pour illustrer le combat du bien dans la conscience, le second pour expliquer les succès du mal à l’échelle d’un continent. Nous sommes dans les positions extrêmes, mais chez Jacques de Vitry, l’idée est constamment présente du risque de sortir de la voie droite, même de façon incidente et pour la meilleure cause. Ainsi rapporte-t-il sa méfiance envers la jeunesse des prédicateurs franciscains:
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Hist. orientalis, p. 106-140.
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Dom Rainier, prieur de Saint-Michel, est passé à l’ordre des frères mineurs. Cette religion s’est beaucoup multipliée à travers le monde entier, car ils imitent expressément les formes de l’église primitive et la vie des apôtres. Elle nous paraît néanmoins très dangereuse, car non seulement les parfaits, mais aussi les frères jeunes et imparfaits, qui devraient être soumis quelques temps à l’épreuve de la discipline monastique, se répandent deux par deux dans le monde entier. (Lettres, p. 152-154)
Nous sommes en 1220 en Égypte. On peut débattre sur la vérité d’une assertion qui figure dans une lettre adressée à un ami ; elle n’en paraît que moins contestable33. Tels sont les dangers bien connus de l’impréparation et de l’exaltation. La parole, comme la langue, est susceptible d’être la pire ou la meilleure des choses ; dans un tout autre contexte, il met en garde contre les dérives inspirées par le malin et ses agents : Or notre antique ennemi, notre adversaire […] envoya lui aussi dans le monde ses disciples, pseudo prédicateurs, hommes pestilentiels et scélérats, cabaretiers de Satan, coupant d’eau leur vin, falsifiant la parole de Dieu34 (Hist. occidentalis, p. 103)
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33 R. B. C. Huygens, « Les passages des lettres de Jacques de Vitry relatifs à Saint François d’Assise et à ses premiers disciples », dans Hommages à Léon Hermann [Collection Latomus vol. XLIV] 1960, Bruxelles, p. 446. 34 Hist. occidentalis, p. 103.
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La carrière
*Les années passées au prieuré d’Oignies (1208-1216) furent celles de l’apprentissage auprès de personnes et d’institutions qui ont ensuite jalonné la vie publique de Jacques de Vitry, et auxquels il doit ici un soutien et là une amitié. Sa carrière commence modestement, faut-il souligner, et résulte du hasard des rencontres ; s’il peut s’appuyer sur des relations, le bénéfice qu’il en retire tient à son caractère d’homme d’action. Il semble n’avoir jamais laissé passer la chance. Thomas insiste, à bon droit sans doute, sur l’élection dont il fut l’objet auprès de Marie et de Lutgarde ; de même la Vie de Marie d’Oignies résulte d’une rencontre avec l’évêque de Toulouse ; de même a-t-il bénéficié de ses connaissances à Paris, où avait œuvré Robert de Courson. Sa faculté à se trouver des appuis et à se laisser rattraper par l’amitié explique la suite des événements. Vers 1211, il vaque encore aux affaires du couvent. Il va bientôt prêcher la croisade au cours de missions temporaires dans les campagnes et les villes environnantes. En effet, entre 1212 et 1216, son existence prend un tour nouveau. * La prédication De l’aveu même de Jacques, à Oignies, ses débuts de prédicateur ont été laborieux. Mais, bien paradoxalement, Marie aurait été séduite par un talent oratoire appuyé sur une culture plus étendue que la moyenne. Thomas de Cantimpré ne cesse de le rappeler : Prédication si éminente qu’on peut à peine lui trouver quelqu’un d’égal parmi les mortels, pour l’explication des Écritures et la destruction du péché. (Thomas de Cantimpré, Supplementum, p. 169)
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C’est d’ailleurs cette raison qui l’aurait fait céder aux diverses sollicitations pour franchir le pas, à entrer dans la prêtrise, peu après son arrivée au prieuré ou quelques mois seulement après celle-ci. Au moment donc où il rejoint la communauté canoniale, dans le Midi du royaume, en Languedoc, se déroulaient les événements de la croisade contre les Cathares, décidée par le pape Innocent III. Il ne peut être question de faire le rappel de circonstances tenant à la fois à la situation politique, humaine et religieuse du comté de Toulouse et des territoires limitrophes qui furent l’épicentre d’une question qui ne trouva sa conclusion qu’au milieu du siècle avec l’annexion de ces territoires au domaine royal. Le succès des prédicateurs cathares auprès des populations avait suscité un sursaut de la papauté, tant pour réformer l’église locale que favoriser une prédication de controverse plus efficace. L’évêque d’Osma, Didace, et Dominique son compagnon, s’illustrèrent dans cette difficile mission (1206-1207). La croisade ensuite découle du meurtre du légat pontifical, Pierre de Castelnau, le 15 janvier 1208. L’expédition, conduite par les barons du nord et quelques grands seigneurs du royaume, aboutit à la conquête militaire des possessions du comte Raymond VI, puis, après sa mort en 1222, de son fils Raymond VII († 1249). La guerre de résistance dura de façon intermittente, au moins jusqu’au traité de Meaux (1229). Au tout début, entre 1208 et 1210, à Oignies ces bruits de guerre étaient parvenus faiblement : Trois ans avant les premiers départs en croisade contre les hérétiques du Languedoc, elle dit qu’elle voyait des croix descendre du ciel à profusion sur une multitude d’hommes. Pourtant, à ce moment-là, on ne faisait pas encore mention des Albigeois dans notre région. (Vita Mariae, p. 133)
Dans cette première phase, le diocèse de Liège, terre d’Empire, a peu participé à l’effort de croisade, l’évêque Hugues de Pierrepont († 1229) ayant adopté une position prudente1. L’année 1211 marque une étape importante en raison du durcissement de la résistance en Languedoc contre l’invasion des barons du 1 R. Lejeune, « L’évêque de Toulouse, Folquet de Marseille et la principauté de Liège », dans Mélanges Félix Rousseau. Etude sur l’histoire du Pays Mosan au Moyen Age, Bruxelles, 1958, p. 441-444.
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LA CARRIÈRE
Nord, qui a pour conséquence, entre autre, l’exil de l’évêque de Toulouse, Foulques, et de son clergé. Ce dernier, de passage dans le diocèse de Liège, à la fin de 1212 ou au début de l’année suivante, aurait trouvé là un territoire serein : Tu sais, dis-je, qu’en arrivant en Flandre, tu as eu l’impression de te trouver en Terre promise. Je l’ai entendu de ta bouche : en quittant le comté de Toulouse, tu as eu le sentiment de laisser l’Égypte derrière toi, et après avoir traversé le désert, tu as trouvé dans le diocèse de Liège l’équivalent de la Terre promise. (Vita Mariae, p. 44)
Il est possible que l’évêque ait eu connaissance assez tôt, avant son départ de Toulouse, de l’état d’esprit des communautés de femmes pieuses du Brabant, émues déjà par la gravité de la situation : Lorsque tu étais dans ton pays, tu avais constaté que beaucoup de nos compatriotes partis en croisade manifestaient contre les hérétiques une foi ardente […] ; bien plus – tu me l’as dit toi-même – tu étais émerveillé en entendant parler de certaines femmes de chez nous, pleurant davantage pour une seule faute que les hommes de ton pays pour mille péchés mortels ! (Vita Mariae, p. 44)
Il n’y a pas lieu de commenter une information qui semble étendre bien loin la réputation des mulieres religiosae, et de Marie d’Oignies en particulier. On retiendra au moins l’atmosphère d’émotion ayant touché la région, consécutive au sort fait à un groupe de croisés allemands et frisons exterminés à Mongey près de Castres par les troupes du comte de Foix (1211). Marie aurait immédiatement décidé de partir en croisade et les membres de la communauté se moquent d’elle2. À cette date Jacques n’est pas concerné. En effet, ses débuts dans la croisade comme prédicateur sont à placer dans le cours de l’hiver 1211-1212, quand il se trouve enrôlé par le légat pontifical, Raymond d’Uzès : En ce temps-là, le vénérable Guillaume, archidiacre à Paris, et un autre maître, Jacques de Vitry, se mirent en charge de prêcher, à la demande expresse et aux prières de l’évêque d’Uzès, désigné par le seigneur pape comme légat pour la défense de la foi contre les hérétiques. Pendant tout l’hiver – enflammés par leur foi, d’une
2
Vita Mariae, p. 134.
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activité sans relâche, sillonnant la France et l’Allemagne dans tous les sens – ils marquèrent de la croix une incroyable multitude de fidèles pour entrer dans l’armée du Christ. (Pierre des Vaux de Cernay, Hist. Albigensium, p. 57)
À suivre la chronique, Raymond d’Uzès aurait choisi des prédicateurs issus du milieu des écoles de Paris. Jacques, il est vrai, en était assez récemment sorti et il y entretenait des relations3. De toute façon le diocèse de Liège avait naturellement des liens suivis avec Paris et les écoles4. On peut admettre que le chanoine d’Oignies jouissait auprès de ses anciens collègues d’une réputation relevée par le légat. Ainsi est-il engagé à présent dans une tâche nouvelle pour lui. À son tour, Guillaume de Puylaurens en fait mémoire en l’associant à d’autres prédicateurs, dont l’évêque de Toulouse : Le seigneur évêque de Toulouse fut envoyé en France par le légat et, avec d’autres, il reçut pour mission d’y prêcher la croisade. Parmi ceux-ci, maître Jacques de Vitry qui était quelqu’un de grande valeur, de grande culture et de grande éloquence. (Guillaume de Puylaurens, Chronica, p. 100)
Jacques de Vitry et Foulques, évêque de Toulouse, se sont ensuite rencontrés à Oignies, peu de temps avant la mort de Marie, dans les premiers mois de 12135. Leur rencontre fut déterminante pour illustrer les débuts de la carrière littéraire de Jacques6. Il en est résulté une estime réciproque, vivante, des années après, dans le souvenir de l’évêque, au témoignage de Guillaume de Puylaurens : J’ai entendu parler de lui (Jacques de Vitry) par monseigneur l’évêque de Toulouse. Il lui avait entendu dire que saint Saturnin, premier évêque de Toulouse, lui avait enjoint en songe de prêcher contre son peuple. Il rapportait cela à l’évêque en lui demandant s’il y avait un prélat de Toulouse du nom de Saturnin, ce qu’il ignorait auparavant. (Guillaume de Puylaurens, Chronica, p. 100-102)
3 4 5 6
Thomas de Cantimpré, Supplementum, p. 169 ; Lettres, p. 42 Vita Mariae, p. 131-132. Ibid., p. 156. Ibid., p. 52-53.
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Il est probable, à cette occasion, que Foulques au cours de son séjour au prieuré ait fait de l’hérésie et de son expansion dans les terres du Midi un tableau qui n’a pas manqué d’impressionner les frères d’Oignies. Il est possible que ce passage ait incité Jacques à plus de constance dans la tâche qui lui avait été confiée par le légat7. Il est possible encore que Marie l’ait encouragé dans cette voie. Peut-être n’est-ce pas l’effet cherché, mais la fin de la Vie de Marie d’Oignies ouvre une nouvelle porte avec l’annonce d’une autre carrière pour son auteur, comme si l’enseignement du modèle devait se poursuivre autrement par le verbe et la prédication. Il est loisible d’interpréter le pauvre legs reçu des mains de la jeune femme, alors malade et sur le point de mourir, comme l’instrument symbolique d’un tel labeur : Et comme elle ne savait pas quand je reviendrais, elle s’empressa d’aller faire son testament. Elle me laissait la corde avec laquelle elle se serrait la taille, le mouchoir de lin qui lui servait à essuyer ses larmes, et d’autres petites choses qui me sont plus chères que l’or et l’argent. (Vita Mariae, p. 149)
En effet, jusqu’à la mort de Marie survenue en juin 1213, il ne faut pas exagérer l’enthousiasme de Jacques pour la prédication de la croisade ; notre homme ne s’est certainement pas engagé sans mal. Thomas, soulignant sa négligence, taquine sa mémoire8. La disparition de la jeune femme le libère d’une attache qui semble avoir été suffisamment forte pour le distraire parfois d’une prédication difficile. Par la suite il se livre entièrement à la mission, pour laquelle cependant les témoignages directs sont rares. En 1214, selon la chronique de Pierre des Vaux de Cernay, l’évêque de Carcassonne est à la tête de nombreux croisés recrutés par les soins de Jacques de Vitry9. Vers la même époque, il entre dans le groupe de prédicateurs recrutés par Robert de Courson, nouveau légat du pape dans le royaume, qui a en charge notamment de préparer la croisade en Terre sainte pour la libération de Jérusalem10. Jacques de Vitry
7
Ibid., p. 149. Thomas de Cantimpré, Vita S. Lutgardis, p. 243. 9 Pierre des Vaux de Cernay, Hist. Albigensium, p. 94. 10 Ibid., p. 82. 8
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travaille, peut-on penser, sur les deux fronts dans ces années-là (1214-1216). Jacques devient ainsi avec le temps un prédicateur de la croisade. Il adopte, pour ceux qu’il invite à partir, un discours rôdé par l’abondante collection d’images et d’idées que lui offre la tradition. Il est probable que son tempérament devait s’épanouir dans cette tâche et qu’il y a gagné un surcroît de réputation. Son œuvre littéraire porte la marque de cette élection où se rassemblent trois expressions de la vie chrétienne : l’effort du départ, la nécessité du sacrifice et la valeur du chemin. Dans tel sermon adressé aux marins et gens de mer, il résume en quelques mots les dangers du monde, pour en offrir l’allégorie à la réflexion de celui qui est conduit à prendre la route : À ceux qui descendent en mer sur leurs bateaux, les saints montrent combien sont nombreux et grands les périls de ce monde : Scylla, Charybde, les sirènes, les pirates, les vents, les tempêtes, les écueils, les flots, les dauphins, les baleines, les tourbillons et la bonasse. (S. vulgares, éd. Pitra, p. 438)
En bien des lieux, comme d’autres prédicateurs bien sûr, mais plus que d’autres, il va sans cesse rappeler le courage qu’il faut pour entrer dans la vie nouvelle. Voilà la figure d’Abraham quittant « sa terre et sa parenté », voilà l’exemple évangélique qui invite à « suivre nu, le Christ nu », comme désir symbolique de retour à la pauvreté des origines11. Du prêche paroissial, tel qu’il le pratiquait au prieuré, à la prédication de la croisade il y a loin. Les qualités demandées ne sont pas les mêmes, ni le but à atteindre. La vie canoniale impose permanence et stabilité. Quant au curé, il est attaché au territoire de sa paroisse. Pour la croisade, il en va autrement. Prêcher, expliquer et convaincre exige des efforts physiques : parler des heures durant, se déplacer dans une aire étrangère, supporter critiques et attaques de gens hostiles, de sceptiques et de moqueurs, avancer des arguments, controverser devant un public de curieux ou d’indifférents. À l’occasion, il a imaginé sa façon de soutenir l’atten11
Hist. orientalis, p. 98 ; J. Châtillon, « Nudum Christum nudus sequere. Notes sur les origines et la signification du thème de la nudité spirituelle dans les écrits de saint Bonaventure », dans Le mouvement canonial au Moyen Age, p. 219-220.
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tion des auditoires. Naît ainsi un autre style, fait pour les foules, diversement apprécié et sur lequel il revient à l’heure de rapporter l’expérience : Je dis cela pour quelques néophytes qui, se croyant un peu savants, ne craignent pas de désapprouver ceux qui par expérience ont appris à connaître combien de tels exemples familiers sont profitables aux laïcs et aux gens simples, pour les édifier et aussi les détendre, surtout quand, fatigués et sommeilleux, ils commencent à s’assoupir. Les censeurs en question disent cependant : « Dans l’affliction, la musique est une distraction qui vient mal à propos ». C’est dans l’affliction et non le rire que les auditeurs doivent trouver leur refuge. […] Mais que les auditeurs soient conduits à s’affliger, qui peut en douter ? Et cependant ceux d’entre eux qui ne sont pas envahis d’une tristesse sans nom et commencent à s’engourdir d’un trop plein de fatigue, ceux-là doivent être réveillés parfois par quelques joyeux exemples, et d’aventure se faire proposer des fables pour les garder éveillés et entendre ensuite les paroles sérieuses et utiles. Tout vient à point pour qui allie l’utile à l’agréable. Croyez-moi d’expérience ! Alors qu’un jour je faisais traîner un sermon en longueur, voyant la foule prise par la fatigue et toute endormie, en quelques mots elle se trouva toute excitée et remise en état d’écouter. Par la grâce d’un exemplum je me souviens avoir dit en substance : « Celui qui dort n’aura pas droit à mes confidences et à connaître mon avis ! » Chacun alors le prenant pour lui se mit à ouvrir les yeux et, une fois le tumulte apaisé, ils se mirent à écouter en silence et attentivement les paroles sérieuses et utiles. La sagesse est donc justifiée par ses fils. Et pourtant, sur l’effort de ceux qui prennent la peine de mêler ainsi l’utile à l’agréable, certains ont la grande audace de se permettre de porter un jugement, disant : « Dieu n’a pas besoin de nos fables ! » (T. Crane, The Exempla, p. xlii-xliii)
Le prédicateur prend la route avant d’inviter les autres à le faire. Que la tâche ait été rude, la première prédication en Languedoc le montre. La lente reconquête de l’Église face à la prédication itinérante des Parfaits, ces guides spirituels du Catharisme, avait d’abord été confiée aux Cisterciens, et était passée ensuite aux Frères prêcheurs plus dispos. Thomas de Cantimpré rapporte l’histoire édifiante d’un chanoine lillois, sollicité et récalcitrant, de la punition de qui Jacques de Vitry s’assure en personne : « Je demande donc à Dieu qui connaît tous les cœurs, de vous rendre inapte non seulement à ce ministère que vous méprisez, mais à toute forme d’action ». Chose admirable, à peine ces pa-
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roles prononcées une fièvre quarte avec flux de ventre s’empara de lui et le tourmenta sans remède pendant vingt-cinq ans, jusqu’à sa mort. (Thomas de Cantimpré, Bonum universale de apibus, p. 89)
Fictif ou non, l’épisode est révélateur de la difficulté de recruter un personnel de qualité. Prendre la route n’est pas chose facile. Alors à Oignies, il est possible que Jacques ait hésité avant que de s’y aventurer. Le fait est qu’à un moment il s’est trouvé engagé dans une mission hors norme. La prédication, art de convaincre, est une entreprise de mise au clair, visant les atteintes du désordre qui, dans le secret, touche à la vie intérieure, et au grand jour, prend le visage de l’hérésie ou de l’incroyance. Jacques se donne ainsi une existence laborieuse. Il s’est peu exprimé sur ses premières expériences, et s’il le fait, c’est pour illustrer une leçon légèrement autre, et ici la façon dont un prédicateur de Cîteaux parvient à consoler les partants et leurs familles : Je me souviens qu’une fois dans une église je prêchais la croisade, il y avait là un homme, un convers de l’ordre de Cîteaux, appelé frère Simon, qui avait souvent de fructueuses révélations et la vision des desseins secrets de Dieu. Comme il en voyait beaucoup pleurer de laisser leurs femmes, leurs enfants, leur pays et leurs biens pour prendre la croix, il supplia le Seigneur de lui faire voir le prix dont les croisés seraient récompensés. Tout se suite, il eut une vision spirituelle : la Vierge tenant son fils qu’elle donnait à chacun, selon la façon qu’il avait de recevoir d’un cœur affligé le signe de la croix. (The Exempla, éd. T. Crane, n°121)
Par la prédication, le discours sur l’hérésie devient un domaine plus familier. Lorsqu’il s’engage dans la voie de la prédication de la croisade contre les hérétiques, puis contre les Sarrasins, c’est une tâche nouvelle. Il est alors permis de se demander en quoi pouvait consister, ces années-là, le discours anti-hérétique, et notamment anti-cathare, de Jacques de Vitry. Il existait sur les hérésies une classification remontant au moins à Isidore de Séville († 636), et plus haut dans le temps, aux Pères grecs et latins. De son temps le terme d’hérésie n’est plus si explicite, car l’Église, confrontée comme jamais à des mouvements jugés hétérodoxes, a eu bien du mal à en fixer les limites.
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Certes, le décret ad abolendam (1184) du pape Lucius III est-il une condamnation de tous ceux, sans distinction, sévissant depuis une cinquantaine d’années sous des noms divers en Languedoc et en Italie surtout, mais aussi au nord de la Loire, puisqu’il y aurait eu une communauté cathare à Liège dès 114412. Le décret pontifical englobe : Cathares, Patarins, Humiliés, Pauvres de Lyon de Pierre Valdès († vers 1217), les partisans d’Arnaud de Brescia († 1155) et toutes sectes éparses, en distinguant celles qui sous le masque de la piété s’arrogent le droit de prêcher publiquement ou en privé sans autorisation et ceux qui, sur les sacrements, enseignent une doctrine contraire13. Enfin, de l’hérésie, si fluctuante et diverse dans ses manifestations, le pape Innocent III vient en 1209 en donner la définition dans la lettre adressée au comte de Toulouse, Raymond VI († 1222). Elle est la profession publique d’une doctrine contraire aux dogmes, différente en cela de l’erreur qui relève de la conscience14. Jacques pour sa part parle peu de doctrine. L’exposé le plus fourni sur la question se lit dans l’Histoire orientale, quand il aborde la doctrine de l’islam15. Qu’entend-il enfin par « hérétiques » ? Le mot qu’il emploie à l’occasion, et si nécessaire, désigne les ennemis de l’intérieur, hommes et femmes qui vont à l’encontre de la doctrine de l’Église ou qui sont soupçonnés de chercher à l’affaiblir : Les hérétiques promettaient le salut aux prêteurs d’argent, sans exiger d’eux la restitution des biens mal acquis. Ils faisaient de même avec d’autres tout aussi condamnables pour s’enrichir indûment et tromper leurs proches. (J. Greven, Die Exempla, no 102)
Il n’est pas beaucoup plus précis en ce qui concerne Albigeois ou Cathares ; il prêche dans le nord de la France et en Belgique méridionale quatre ans et plus ; il prêchera encore vers 1226 ou 1227, une fois revenu de l’Orient. Mais il n’a pas véritablement approché la doctrine de ces hérétiques, sinon à travers ce qu’en disaient les détracteurs ou les repentis. Il s’y intéresse de façon générale tardivement dans ses
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E. de Moreau, Histoire de l’Église de Belgique, p. 594. Mansi, XXIII, p. 476-478. A. Fliche, HE 10, p. 118. Hist. orientalis, p. 106-140.
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tout derniers écrits, avouant ne pas vouloir entrer dans le vif du sujet et laissant à d’autres le soin de le faire : Je n’ai pas l’intention de plier le contenu du sermon à toutes leurs élucubrations ; surtout que les docteurs catholiques ont produit toutes sortes de traités contre leur mauvaise foi, qui n’auront pas été bien utiles tant ils sont obstinés16.
Les rares témoignages des chroniques lui attribuent un champ d’activité nordique, mais on ne peut pas exclure qu’il ait, à un moment donné, poussé au sud de la Loire. À ce sujet, tel exemplum est à prendre avec précaution : Je me souviens qu’autrefois au pays Albigeois, nous disputions contre des hérétiques en présence de nombreux chevaliers. Alors que nous ne pouvions les confondre, comme ils s’opposaient par leurs cris aux autorités que nous exposions en langage clair pour être compris des laïcs, l’un de nous dit à l’un des hérétiques de se signer. Et lui, en vrai petit renard, qui voulait ruser et louvoyer, ne parvenait pas à finir le signe de la croix qu’il avait commencé, bien qu’il semblât bien parti pour le faire. Ce que voyant, les chevaliers chrétiens s’insurgèrent contre eux, pris en flagrant délit d’erreur visible et manifeste. (The Exempla, éd. T. Crane, n°26)
Il est peu probable que dans les années 1212 à 1214, le prédicateur d’Oignies ait participé à une controverse avec les Parfaits en présence de témoins et d’un auditoire de qualité. La chute démontre un manque d’intérêt pour le fonds de la doctrine ; ce serait plutôt façon de confondre l’hérésie par des gestes simples et d’interprétation aisée. Ce n’est en tout cas pas ce genre de démarche qui était attendu d’un prédicateur de la croisade en 1212. Il n’est, par contre, pas impossible que l’épisode soit à rapporter plus tard, quand le pape Grégoire IX l’invite à reprendre la mission ; ce qu’il semblerait avoir fait peu de temps. Il y a un autre exemple à ce sujet. Celui qui met en scène la comtesse de Toulouse et sa fille, dont il dit avoir appris l’histoire dans le Midi : Une autre fois je me souviens quand j’étais dans le pays de Toulouse, la fille du comte, femme noble et dévouée à Dieu. (Die Exempla, éd. J. Greven, no 98)
16 C. Muessig, « Les sermons de Jacques de Vitry sur les cathares », CF 32, p. 77.
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Les deux femmes s’opposent, la fille refusant de tomber dans l’hérésie où sa mère l’invite. Si le comte en question est bien Raymond VII de Toulouse, sa fille – future femme d’Alphonse de Poitiers, frère de Louis IX, et héritière du comté – est le modèle de la bonne chrétienne. Alors, nous aurions à cette époque, sous réserve, la trace du passage de Jacques dans le comté. Ses premiers itinéraires tout de même sont mal connus : la Flandre, le Brabant, le Namurois ; il aurait atteint les limites de l’Allemagne. Il a sillonné des régions qui n’étaient pas très éloignées de ses bases, dans les territoires de princes disposés en faveur de la croisade. Comme il le laisse entendre, il prêche dans les églises qui se remplissent d’hommes et femmes venus l’écouter, parmi lesquels, un jour, Thomas de Cantimpré enfant17. On rencontre çà et là un tel climat d’émotion : église bondée, pleurs, sermon enflammé, intervention d’un homme simple, promesse de récompense. Les choses pouvaient se passer ainsi. Que les freins aient été puissants et les hésitations nombreuses, les exemples le montrent. Lorsqu’il reprend ce passé pour le transformer en discours savant, Jacques n’a cure de restituer l’exacte vérité, et dans l’intimité de sa chambre de cardinal (camera) à Rome, il caresse l’ambition non tant de susciter des vocations au départ que de fixer ce que devraient être les dispositions de cœur et d’esprit de ceux qui s’engagent dans cette voie, ou sont susceptibles de le faire. Le vrai sens de la route n’est autre que la conversion intérieure. Pour l’heure, son discours est plutôt fait pour frapper les esprits que pour convaincre. Son métier de prédicateur est celui de l’enrôlement d’hommes et de guerriers. Il n’aborde donc pas l’hérésie sous un angle argumentaire. Et longtemps l’opinion a retenu de lui non pas ses exposés doctrinaux, mais son talent d’entraîneur d’hommes : Et la croisade fut décidée. Le pape envoya partout ses prédicateurs pour prêcher la croix. Et maître Jacques de Vitry fut envoyé en France, qui était évêque d’Acre, élu et consacré. Il en croisa beaucoup, car c’était un des meilleurs prédicateurs qui soit. (Estoire d’Eracles, RHC Occ, 2, p. 319)
17
Thomas de Cantimpré, Supplementum, p. 201.
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Lui-même fait état de la force de son discours au détour d’un exemple : Un jour, écrit-il, que je prêchais dans une ville, un homme qui en avait été dissuadé par sa femme ne voulut pas aller au sermon avec les autres. Par curiosité et à toute fin, il se mit à regarder par la fenêtre et entendre en cachette ce que je disais à haute voix. Il apprit ainsi que le seul bénéfice de prendre la croix équivaudrait, sans autre pénitence, à une indulgence que la plupart acquièrent après quarante ans de jeûne et de port du cilice. […] Très touché et inspiré de Dieu, dans la crainte de sa femme qui avait fermé la porte pour s’assurer qu’il ne sorte pas, il bondit par la fenêtre dans la foule et arriva le premier pour recevoir la croix. (The Exempla, éd. T. Crane n°122)
Le prédicateur, à l’image d’un Pierre l’Ermite ou d’un Foulques de Neuilly, doit réveiller les consciences ; que sa parole sonne « comme la cloche qui appelle » (The Exempla, éd. T. Crane, no 139). Ce n’est pas assez de dire que Jacques de Vitry fut un prédicateur de carrière, mais il a pratiqué un métier dont peu de témoignages se sont conservés. Il en est un cependant qu’il livre de lui-même et qui remonte à l’été de 1216, à Gênes, alors qu’il est sur le point de s’embarquer. Il prend la parole pour la croisade : Un grand nombre de femmes riches et nobles reçut le sceau de la croix. […] Elles brûlaient d’une telle ferveur et dévotion que c’est à peine si elles me laissaient une possibilité de me reposer du lever du jour jusqu’à la nuit close – qu’il s’agisse d’écouter quelque prône d’édification, ou qu’elles me fassent leurs confessions. (Lettres, p. 30)
On se demande ce qu’il pouvait penser de tels recrutements. Rien de sérieux sans doute quant au secours militaire. Dans l’esprit du pape, et des prédicateurs qui travaillent dans cette voie, ces engagements de femmes, d’enfants, de vieillards, servent à exalter la ferveur commune. Jacques fut au nombre des prédicateurs concernés. En Orient, il aurait rencontré une de ces femmes « de noble naissance », qui avait fait le pèlerinage à pied. Il s’empresse de la renvoyer chez elle18. Il n’est pas certain que l’anecdote soit sans réel fondement. Il semble en effet que dans l’esprit du pape il s’agissait par cette prédication générale tant de presser le recrutement militaire, que de susciter l’engagement moral de ceux qui 18
Thomas de Cantimpré, Supplementum, p. 189.
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recevaient la croix, et de contribuer surtout à mettre en mouvement l’Église universelle. Il en sera fait grief ; ainsi en France la chronique raille : Robert de Courson, légat du Siège apostolique, et beaucoup avec lui placés sous son autorité, prêchaient encore publiquement par tout le royaume de France ; ils en marquaient beaucoup du signe de la croix, sans distinction : petits enfants, vieillards, femmes, boiteux, aveugles et sourds19.
Quand il écrit des années après, il ne s’étend pas sur les expériences de terrain, sinon de façon occasionnelle. Il en reste un esprit. Dans les sermons il se montre peu disert quant à l’art de la parole, sinon pour en faire l’éloge et redire en toute occasion l’importance du bagage intellectuel que cet art exige. Le chanoine régulier de saint Augustin a une haute idée de cette mission difficile qui réclame en toute circonstance dans le discours, outre le savoir, astuce et sens de la répartie : Un jour à Montpellier, comme nombre de gens étaient venus l’écouter, assis entre deux évêques l’un à sa droite, l’autre à sa gauche, il (magister Parisius) commença ainsi son sermon, sans autre manière : « Quant à moi, je siège entre deux vessies ! » Les évêques étant devenus rouges de confusion, il se mit à disserter avec habileté sur les vessies et leurs propriétés, entendues au sens moral ; et fit le meilleur des sermons. (Die Exempla, éd. J. Greven, no 42)
Le personnage en question – maître parisien et chanoine régulier de son état – est apparemment un spécialiste. Parler en public demande en effet de l’expérience, voire même de la rouerie ; mais avec le temps, Jacques finit par se convaincre que toute parole, la plus sûre même, ne va pas sans son lot d’amertume ou de déception : Certains mots ont un pouvoir d’enchantement sur l’aspic pour neutraliser son venin. Quand il voit venir les enchanteurs, il colle une oreille au sol et se bouche l’autre avec la queue pour ne pas entendre la voix empoisonnée de l’enchanteur, en cela il montre de la sagesse. (Hist. orientalis, p. 370)
Cette formulation, pour n’être pas originale, n’en résonne pas moins étrangement. Tel individu, écrit-il encore, qui s’est laissé enfermé dans une église bondée, entend la voix de l’enchanteur ou 19
Oeuvres de Rigord et de Guillaume le Breton, 1, p. 303-304.
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du prédicateur, et s’efforce d’en sortir20. Peut-être a-t-il eu la même idée que ce curieux qui assiste aux sermons et ne s’empêche pas de mener grande vie, rétorquant, à qui s’en étonne, que c’est une façon de se préparer à l’avenir21. Il y a donc plusieurs façons de parler, mais aussi d’écouter. Il ne tarit pas d’éloge pour les Frères prêcheurs, les Dominicains, auxquels de tous les sermons il n’en consacre pas un seul. Lorsqu’il en fait mention, c’est pour rappeler le bien qu’il pense d’eux : Chaque jour, ils écoutent des leçons sur les Écritures divines, grâce à l’enseignement de l’un d’eux. Ce qu’ils ont écouté ainsi avec soin, ils le dispensent aux fidèles du Christ par la prédication. (Hist. occidentalis, p. 143)
Au contraire, cela a été dit, il est réservé envers les Frères mineurs, en Orient où il a vu à l’œuvre certains d’entre eux, trop jeunes et inexpérimentés22. Le temps passant, son sentiment évolue pour saluer leur présence courageuse en terre d’Islam ; mais en fin de compte, dans le discours qu’il leur adresse, ce n’est pas pour rien qu’il renouvelle la mise en garde aux prédicateurs de cet Ordre : Ecoutez ce que dit saint Benoît au sujet des vagabonds et des inconstants : « Il y a, en diverses provinces, une sorte de moines appelé gyrovague qui, la vie durant, se fait accueillir dans les petits prieurés, trois, quatre jours durant. Ces gens vagabondent, toujours, sans se fixer jamais ; ils sont les esclaves de leurs désirs et du plaisir de leur gosier ». (S. vulgares, éd. J. Longère, p. 656)
De cette façon, le type de prédicateur que fut Foulques de Neuilly, dont il écrit, pas moins, qu’il a été l’un des acteurs du renouveau de l’Église, est déjà différent du sien. Jacques n’est pas inspiré par le ciel. C’est un clerc et, s’il n’est pas issu du petit peuple, il s’efforce de s’en faire comprendre. De ce fait, ses admirateurs futurs, qui sont à prendre chez les Prêcheurs avant tout, ont reconnu en lui un modèle du genre : Par sa prédication à travers toute la France et l’usage qu’il fit des exempla dans ses sermons, il remua la France entière, comme jamais de mémoire d’homme elle ne le fut avant et après lui23. 20
The Exempla, éd. T. Crane, no 129. Ibid., no 139. 22 Lettres, p. 152-154. 23 Selon le dominicain Humbert de Romans, cité dans J. Th. Welter, L’Exemplum, p. 118. 21
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LA CARRIÈRE
En 1214, des croix sont apparues dans le ciel à la foule rassemblée en Frise pour écouter le sermon d’Olivier de Paderborn. Il est possible qu’il n’ait pas accordé trop de foi à un tel signe venu du fond d’un pays sauvage, au secours d’une prédication difficile. Il n’y a aucune raison non plus d’en douter. À cette date il est déjà occupé, tout comme Olivier, à une autre prédication que celle de la croisade contre les Albigeois. Cette dernière s’était faite, en partie au moins, de concert avec l’évêque Foulques de Marseille. À présent il prêche pour la croisade en Orient, sous la houlette cette fois du légat Robert de Courson. Il faut voir dans quelle circonstance et avec quel profit. * Le passage L’année 1213 marque une étape importante. Année de la mort de Marie, année au cours de laquelle Robert de Courson, devenu cardinal, succède à Raymond d’Uzès comme légat en France, avec pour mission de promouvoir le projet papal de croisade en Orient (avril 1213). À cette date donc Jacques de Vitry prêche contre les Cathares. Sa carrière dans ce domaine est bien engagée quand, pour réaliser les termes de sa mission, Robert se trouva conduit, au moins un temps, à détourner l’énergie des prédicateurs disponibles d’une mission sur une autre24. Il est probable que Jacques ait été sollicité, cette année-là ou la suivante. Sa carrière s’en trouve liée dès lors à celle du légat réformateur, dont le tempérament énergique au cours des deux années qui suivent (1213-1215) envenime passablement les rapports dans le royaume, tant avec le roi Philippe qu’avec le clergé français. La suite est connue ; dans un souci d’apaisement, peu avant le concile de Latran, le pape mit fin à la légation de Robert. Au cours de la période considérée, le légat pontifical a vraisemblablement influé sur la carrière de son cadet pour favoriser sa nomination comme évêque d’Acre. Ce siège était vacant depuis la mort du titulaire, Gautier de Florence (1212). Jacques, entre 1213 et 1215, partageait son temps entre le prieuré d’Oignies et
24
Pierre des Vaux de Cernay, Historia Albigensium, p. 82 et p. 91.
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les campagnes de prédication. Sans certitude il est possible que son nom ait circulé en prévision des futures opérations militaires en Orient. Thomas de Cantimpré rapporte que Marie aurait fait une prédiction dans ce sens. Il rapporte en outre que le prieur Gilles, mis au courant d’un avenir auquel rien ne préparait un membre de sa petite communauté, une fois passés sa surprise et son désarroi, aurait confié à Jacques : Ne t’oppose pas au jugement de Dieu, si quelque honneur t’est présenté dans les régions d’outre-mer ; car le Seigneur a décidé d’accomplir son œuvre par toi, là-bas, pour le salut des âmes. (Thomas de Cantimpré, Supplementum, p. 170)
À la fin de l’année 1215, au cours du concile – point de départ officiel de la croisade – furent attribués pour les besoins de l’entreprise les sièges orientaux qui étaient alors sans titulaire. Celui de patriarche de Jérusalem notamment fut donné à l’évêque de Sidon, Raoul ; les postes en question revenant à des hommes d’expérience, tous issus du clergé latin d’Orient25. Il est permis de penser qu’à la suite de ces nominations, et du concile auquel il n’a pas assisté, Jacques fut pressenti officiellement pour le siège d’Acre en raison de ses états de service26. La décision de confier ce poste en vue, mais difficile, au chanoine d’Oignies – certainement servi par ses relations – revint donc au pape à la fin de l’année 1215. Les chanoines d’Acre n’eurent qu’à confirmer la candidature qui leur était proposée, malgré ce que dit la chronique d’Ernoul, élogieuse s’agissant de Jacques de Vitry : Il y eut en France un bon clerc qui prêcha la croisade, et qui avait pour nom maître Jacques de Vitry. Il en croisa beaucoup là où il fit sa prédication. Les chanoines d’Acre l’élirent et demandèrent au pape qu’il le leur envoyât pour en faire leur évêque. (Chronique d’Ernoul, p. 410)
À la fin du printemps 1216, le nouvel élu quitte le prieuré et descend en Italie recevoir du pape la consécration de son évêché oriental. Il prend la route la plus courte, celle des Alpes ; la hâte d’arriver lui fait prendre la voie de l’est, peu empruntée encore
25
B. Hamilton, The Latin Church, p. 250-253. COD, p. 526 ; J. Werner, « Die Teilnehhmerliste des Laterankonzils v. J. 1215 », dans Neues Archiv der Gesellschaft für älter Deutsche Geschichtskunde, vol. 31 (1906), p. 577-593. 26
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LA CARRIÈRE
avant le milieu du siècle, par le Simplon et le Saint-Gothard, pour déboucher enfin sur la Lombardie27. Il y arrive en juin, chargé de tous ses effets et de ses livres, « ses armes contre le démon ». Le voilà enfin à Milan : Je suis arrivé dans une ville du nom de Milan qui est un repaire d’hérétiques. […] C’est à peine si l’on trouvait dans toute la ville une seule personne pour leur résister. (Lettres, p. 24)
Il découvre la Lombardie, bien différente des terres qu’il vient de quitter, avec pour premier sentiment celui d’être entré dans un monde étranger ; c’est ce qu’il laisse entendre à ses amis d’Oignies. Il est possible qu’il ait fait là sa première expérience de prédication offensive en face des tenants d’une doctrine adverse, hétérodoxe, dans un milieu gagné à cette cause ou indifférent. Il en garde par la suite l’image forte d’un territoire d’hérésie : En Lombardie, les enfants naissent avec un crapaud sur le front. Si l’un d’eux en est démuni en naissant, sa mère passe pour adultère aux yeux de son mari et pour avoir été fécondée par un autre. (Hist. orientalis, p. 408)
Il a été jusque-là enrôleur d’hommes dans des régions où les populations étaient acquises à son discours, sinon très attentives à y donner une suite. Il prêche à présent à des sceptiques ou à des opposants que l’autorité civile n’avait pas forcément l’intention d’inquiéter. À Milan, on ne sait finalement de quels hérétiques si nombreux il veut parler, car c’est pour lui un motif d’étonnement que de rencontrer des laïcs pratiquant la pauvreté volontaire et la prédication au peuple : Certains hommes saints et femmes religieuses que les gens plein de la malice de ce monde nomment Patarins, mais que le pape luimême nomme Humiliés, qu’il soutient et encourage. (Lettres, p. 24)
Il note le fait à l’intention de ses amis. Mais il y avait de quoi s’y perdre pour un homme tel que lui, peu au fait des subtilités politiques et sociales de l’Italie du Nord.
27 Y. Renouard, « Les voies de communication entre la France et le Piémont au Moyen Age », dans Etudes d’Histoire médiévale, Paris, 1968, p. 74.
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Depuis la fin du XIe siècle, Milan et les villes lombardes étaient au centre d’un mouvement de retour à la vie évangélique, alimenté par la croissance urbaine et des aspirations spirituelles entretenues dans les milieux religieux et laïcs. En Occident dans la seconde moitié du XIIe siècle ces aspirations confondues se déclinent sous des formes diverses, dans l’idéal de la vie canoniale, ou sous des formes laïques intermédiaires, telles que représentées dans des communautés parfois bien suspectes : Patarins, Pauvres de Lyon et Humiliés dans leur état primitif. On peut comprendre sa surprise. Le désordre du temps – dont le premier contact avec l’Italie lui donne à percevoir l’étendue – est, peut-on supposer, à l’aune de questions personnelles, dont il a eu l’intuition à Oignies. Avançant dans le voyage il n’a de cesse de relever dans ses correspondances cette diversité, cette confusion même. À mi-juillet, il se met en route vers Pérouse où réside la cour pontificale. Il doit y rencontrer Innocent III et les cardinaux. Il arrive le 17 juillet pour y constater la mort du pape : Je suis arrivé dans une ville appelée Pérouse ; j’y ai trouvé le pape Innocent mort, il n’était pas encore enseveli. On lui déroba pendant la nuit certains des vêtements précieux avec lesquels on devait l’ensevelir ; on avait laissé cependant dans l’église son corps presque nu et qui sentait mauvais. (Lettres, p. 24)
Il est possible que cette disparition inattendue et l’élection immédiate du pape Honorius III (1216-1227), le 24 juillet suivant, ait modifié son programme. Il paraît avoir caressé l’idée de rester en France, pour y défendre la cause des croisés. Il sait par expérience que leur sort est rendu difficile ou critique par les dépenses liées au départ ; difficile ou critique en raison de l’accueil qui leur est réservé, une fois à destination, par ceux à qui ils viennent « porter secours ». Il fait à ce sujet de saisissants tableaux28. Il va garder longtemps mémoire de la mauvaise vie faite à ces hommes, grugés par le boucher malhonnête ou le tavernier voleur29. En France, un décret royal de 1215 avait réglé la question, mais l’absence de légat depuis le rappel de Robert de Courson ne permettait pas au pape de contrôler les dispositions prises en fa-
28 29
Hist. orientalis, p. 292. T. Crane, The Exempla, n°310.
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veur des croisés. En 1216, la situation était suffisamment confuse pour que l’abbé de Prémontré, Gervais, insistât pour que soit mis fin à la vacance laissée par le rappel de Robert30. En arrivant au mois de juillet à Pérouse, le nouvel évêque avait vraisemblablement quelque vue sur cette succession. Le nouveau pape le reçut bien ; Jacques obtint même gain de cause dans la protection des femmes religieuses du diocèse de Liège31. Néanmoins, pour la légation de France, Honorius resta très prudent : Etant donné que la défense des croisés avait été confiée aux prêtres dans le royaume de France, le pape n’a pas voulu me donner le privilège spécial de les défendre. (Lettres, p. 27)
Soucieux de mener à bien le projet de son prédécesseur, le pape avait entrepris de réformer une partie des mesures prises en France par Robert de Courson ; il est probable alors qu’il n’ait pas voulu d’incident supplémentaire ni indisposer le roi. Jacques, qui paraît bien avoir envisagé dans ce cas de revenir en France, a vu dans le refus du pape le résultat d’une cabale : À dire vrai, il a fait cela, m’a-t-on dit, à l’instigation de certains qui aspiraient à la nonciature du royaume de France ; en ce qui me concerne, cependant, après avoir demandé conseil à mes amis et familiers, je me suis refusé à rentrer si je n’avais pas le droit de défendre les croisés qui sont accablés partout de taxes et d’exactions, et se sont vus parfois même bel et bien jeter en prison ; sinon en effet, au lieu d’accueillir les paroles de ma prédication, ils me cracheraient plutôt à la figure, si je ne pouvais les protéger, comme on le leur promet dans les prédications. (Lettres, p. 27)
En décembre de la même année, l’archevêque de Tyr succède enfin comme légat à Robert de Courson. L’abbé de Prémontré, qui avait travaillé durant ces mois en faveur de l’évêque d’Acre, en éprouve une déception : J’espérais par-dessus tout que cela aurait dû être le fait d’un homme tel que le vénérable maître Jacques, évêque d’Acre, dont j’attendais de jour en jour le retour en France32. 30
RHGF XIX, p. 605 et 618. Lettres, p. 26. 32 RHGF XIX, p. 619 ; R. Wolff, H. W. Hazard, The later Crusades, p. 384-386. 31
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Le fait est qu’après la mort d’Innocent III, Robert et Jacques se trouvaient dans une situation assez comparable, le nouveau pape leur ayant fait un sort commun en les tenant l’un et l’autre éloignés du champ d’opération français. Jacques décide donc de continuer son voyage. Pour l’heure, il est à Pérouse. Il y reste assez pour y rencontrer les cardinaux, trop occupés aux affaires à son goût, et assez pour y voir les communautés franciscaines d’hommes et de femmes, apparemment sans chef. Et s’il ne dit rien de François d’Assise, il relève l’attrait de son message dans l’entourage même du pape : Le frère Nicolas, provincial du seigneur pape, homme saint et religieux, avait trouvé refuge auprès d’eux après avoir quitté la Curie ; il était indispensable au saint pape et fut rappelé par lui. […] Le Seigneur veut sauver beaucoup d’âmes avant la fin du monde par l’intermédiaire de ces hommes simples et pauvres. (Lettres, p. 28)
Depuis l’Ombrie il prend la route de Gênes où il demeure « tout le mois de septembre », avant de prendre la mer en octobre : J’ai loué un bateau neuf qui n’avait jamais pris la mer, fabriqué depuis peu, il avait été payé trois mille livres. Le mât de ce bateau, à ce qu’on m’a dit, avait coûté cinq cents livres. J’ai fait aménager cinq espaces pour moi et les miens, soit le quart du château supérieur, où prendre mes repas et étudier mes livres, lieu où je me tiendrais dans la journée, à moins qu’il y ait une tempête sur la mer ; je louai en outre une cabine où dormir pendant la nuit avec mes compagnons ; j’en louai aussi une autre où mettre mes vêtements, et où conserver des vivres pour sept jours ; j’en ai loué une troisième où caser mes serviteurs ; ils m’y préparaient ma nourriture ; j’ai retenu enfin un autre lieu où loger les chevaux que j’emmenais dans la traversée. Quant à la sentine du bateau, j’y fis mettre mon vin et mes biscuits, ainsi que les viandes et autres victuailles en quantité à peu près suffisante pour assurer ma subsistance pendant trois mois. (Lettres, p. 32-34)
Ainsi s’est-il jeté dans l’aventure, dont les tempêtes rencontrées dans le détroit de Messine sont comme le prélude33. Passées les premières épreuves, il parvient au port après cinq semaines de traversée ; il se tourne encore une fois vers les siens : Les âmes que le Saint-Esprit a réunies, la diversité des lieux ne les sépare pas ; ces marques imprimées du sceau de la charité sur 33
Lettres, p. 42-44
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LA CARRIÈRE
les âmes des amis, il ne suffit pas d’un espace de temps pour les effacer. Or Dieu m’en est témoin, Dieu pour l’amour de qui je ploie sous des travaux continus, au nom duquel je suis exposé chaque jour à mille périls ; oui, je fais sans relâche mémoire de vous, désirant ardemment et d’une affection soutenue vous revoir en ce bas monde. Et si Dieu devait en disposer autrement, je le prie souvent de vous voir après ma mort dans les splendeurs des saints, au conseil des justes et dans l’assemblée des peuples. (Lettres, p. 42)
Ensuite, l’action le reprend. Il n’a plus l’occasion ou le goût de faire part d’émotions, sinon à la mort d’un proche, membre de sa maisonnée, et pour dire aussi sa lassitude et sa fatigue. ***
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L’évêque d’Acre
*Le Seigneur s’est servi de la ville d’Acre pour m’ouvrir une grande porte, car ce qui reste de cette terre qui est nôtre et où demeurent des chrétiens qui désirent écouter la parole de la divine prédication et, après avoir reçu le signe de la croix, offrir au Seigneur leur personne et leurs biens en rémission de leurs péchés, pour la défense de la Terre sainte, c’est : Tyr, Beyrouth et Gibelet, ainsi que le château appelé Crac, et aussi Tortose, Margat, Château-Blanc, Tripoli et Antioche, enfin l’île de Chypre qui a un archevêché et trois évêchés, et enfin Jaffa et Césarée : toutes ces villes et forteresses que le Seigneur nous a laissées ont grand besoin de prédication. (Lettres, p. 56)
Dans le diocèse de Liège les destinataires de la lettre ne mettent pas d’image bien précise sur les noms de ce reste de terre chrétienne en Palestine et au Liban. À l’heure où il fait part de ce court bilan, Jacques n’a pas encore quitté sa ville d’Acre et ne connaît donc pas les sites où il va se rendre. Il connaît certainement leur place dans le dispositif de défense des territoires, étant au fait des événements des dernières années, qui ont vu la restauration d’un territoire en lisière de l’empire de Saladin et de ses successeurs, de Damas jusqu’à l’Égypte. La troisième croisade (1189-1192) n’était pas si loin, qui s’est achevée sur la reprise de la côte entre Tyr et Jaffa, la récupération d’Acre et la mainmise des Lusignan sur Chypre, prise aux Byzantins. Jacques était, peut-on croire, plus ou moins au fait des retournements de fortune chez les héritiers de Saladin, de la difficile succession du pouvoir dans le royaume chrétien, du jeu d’équilibre entre la guerre et la paix1. En novembre 1216 donc, à la veille de la cinquième croisade, Jacques est un nouveau venu ; il est sur le point d’occuper effec-
1
Hist. orientalis, p. 418-466.
JACQUES DE VITRY
tivement le siège d’Acre, alors que plusieurs d’entre eux n’étaient tenus que de façon épisodique depuis la fin du premier royaume latin (1187)2. Les livres ne l’ont pas informé des réalités de ce terrain, et il va mettre une bonne année à faire le tour d’obstacles variés. Il met le pied sur une terre étrangère, avec des idées et des pratiques peu adaptées à une région dont la diversité humaine ne cesse de le troubler. Ce royaume rénové dans ses frontières étroites est gouverné depuis six ans par Jean de Brienne (1210-1229), un seigneur français, désigné par le roi Philippe pour mettre fin à cinq ans de vacance du pouvoir. Depuis le mois de juillet 1211 on y vivait dans la relative tranquillité d’une trêve précaire : On ne fit le siège d’aucune place forte, on ne releva aucune ruine, on fit des chevauchées en territoire ennemi en incendiant des villages et parfois en rapportant du butin. Bientôt après que le roi Jean reçut la couronne avec l’onction royale, les Sarrasins se mirent à fortifier le mont Thabor pour serrer de beaucoup plus près la cité d’Acre, pour la confusion et le malheur des chrétiens. (Hist. orientalis, p. 466)
À la lettre, la guerre pour le pape Innocent III avait été rendue nécessaire pour venir au secours du royaume latin : Les nôtres, cependant, confirmant encore les trêves avec les Sarrasins, accablés de contraintes et de misères sans nombre, gémissaient, étaient dans la peine, appelant l’aide du ciel. De jour en jour ils attendaient de Dieu et de la sainte Église romaine une consolation et un secours. (Hist. orientalis, p. 466)
Le projet avait donc été conduit avec une détermination qui donna à l’entreprise un caractère de guerre totale, que résumaient dans ses principes et ses dispositions les termes de la dernière constitution du concile de Latran. L’exécution, comme déjà dit, en fut contrariée par la disparition soudaine du pape (juillet 1216). Aussi l’accueil de ce projet, très réservé auprès des cours en Europe, fut-il assez mal relayé parmi les grands en dépit de campagnes de recrutement. Seuls parmi les souverains, le duc d’Autriche († 1230) et le roi André de Hongrie († 1235) firent le passage à l’automne de 1217. Jusqu’à la fin des hostilités, arrivées et départs de troupes se succédèrent, mobilisant des effectifs importants. Le retour des 2
B. Hamilton, The Latin Church, p. 250.
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L’ÉVÊQUE D’ACRE
premiers croisés commença avec André de Hongrie quelques mois après son arrivée, et fut compensé presque aussitôt par des contingents Frisons et Rhénans, ce qui fut déterminant pour la suite et pour le déplacement du front en Égypte (Pâques 1218). Après des premiers succès, l’année 1219 se passa en escarmouches pour aboutir à la prise de la cité forte de Damiette sur le Nil au mois de novembre. L’événement eut un grand retentissement et réactiva les passages de troupes. Puis, d’assiégeants devenus assiégés, les croisés restèrent inactifs plus d’un an et demi, attendant la venue, toujours remise, de l’empereur Frédéric II. La décision du légat du pape d’attaquer Le Caire au cours de l’été 1221 permit au sultan de rétablir la situation à son avantage (septembre 1221). Tel est le cadre. * Illusions et découvertes Au milieu du concert international, Jacques poursuit la route prise trois ans plus tôt dans le nord de l’Europe. Sa correspondance, qui couvre les années 1216 à 1221, décrit en partie seulement ce que furent ses expériences au cours des opérations militaires. S’il avait été un voyageur épris de curiosités ou de précisions piquantes, il aurait émaillé ses lettres de notes qui n’auraient pas manqué d’intéresser. Il y sacrifie parfois quand il entre sur le sol égyptien ou traverse la Galilée. De fait, il expose, non une succession de curiosités, plutôt une façon d’approcher le pays et les habitants. Dès ce moment, peut-être, se réserve-t-il le projet de reprendre dans un vrai livre les impressions recueillies au cours des premiers mois. Abordant au port le 4 novembre 1216, il est attendu avec impatience et accueilli avec joie. Il est dans la force de l’âge, c’est un prédicateur brillant, plein d’avenir. La solitude de l’ermite ou du moine aurait été pour lui un rôle à contremploi ; et son équipage maritime brillant et lourd en témoigne. Il paraît sacrifier en la circonstance à un trait impérieux de son caractère, ce qui ne l’empêche pas très bientôt de regretter la tranquille douceur de l’étude. Ce n’est pas dire enfin qu’il n’ait pas été quelque peu inquiet d’être à la hauteur d’une situation toute nouvelle pour lui, tout jeune évêque en pays étranger, sinon hostile : 179
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Il est un tourment qui m’afflige sans cesse, me pique inlassablement de son aiguillon, me frappe, et c’est le péril où se trouve le gouvernement des âmes lorsque je considère la qualité requise d’un évêque. (Lettres, p. 20-22)
Il rapporte encore : J’ai organisé ma vie comme suit, en attendant l’arrivée de l’armée ; après avoir dit la messe dès l’aurore, je reçois des pécheurs jusqu’à midi passé ; puis ayant pris quelque nourriture avec une grande difficulté – car j’ai perdu le goût de manger et boire depuis mon entrée en Terre sainte – il me faut visiter les malades de la ville jusqu’à l’heure de none ou de vêpres. Ensuite, je reçois les plaintes des orphelins et des veuves dont je ne saurais dire à quel point ils sont victimes d’injustices, et je les reçois avec grand trouble et incommodité. (Lettres, p. 58-60)
Il ne décrit pas sa ville, sauf à s’étendre sur les travers des hommes, exactement comme il le fait ensuite pour dépeindre Paris. Foin donc de la taille de la cité, de la beauté et la noblesse de ses murs, de son antiquité, des couleurs du grand port du ProcheOrient, sur lequel le voyageur arabe avait écrit : C’est la capitale des Francs en Syrie, l’escale des bateaux aussi grands que des montagnes, le port que fréquentent tous les navires. […] Ses places et ses rues sont si animées qu’on ne peut y mettre un pied. Dans cette ville, partout, sévissent l’incroyance et l’iniquité, partout on voit des porcs et des croix. C’est une cité puante et sale qui regorge d’immondices et d’excréments3.
Acre est une ville « monstrueuse » en raison de l’impression de chaos que donne l’extraordinaire variété des croyances, des mœurs et des apparences : J’ai trouvé la ville d’Acre toute semblable à un monstre et à la bête à neuf têtes qui se combattent les unes les autres. Il y avait là des Jacobites avec leur archevêque. […] J’ai trouvé en outre des Syriens, traîtres fort corrompus. […] J’ai rencontré aussi des Nestoriens, des Georgiens et Arméniens. Comme ils n’avaient pas d’évêques ni de chefs, je ne pus les réunir alors. (Lettres, p. 46-50)
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Voyageurs arabes. Ibn Fadlân, Ibn Jubayr, Ibn Battûta et un auteur anonyme, éd. P. Charles-Dominique [La Pleïade], Paris, 1995, p. 326.
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Il y revient une autre fois en adoucissant le trait, toujours à l’intention de ses amis : Priez le Seigneur qui ne hait rien de ce qu’il a fait et veut que tous les hommes parviennent à la connaissance de la vérité, afin qu’il daigne en ces jours éclairer les ténèbres orientales. (Lettres, p. 72)
Sur les bords de la Sambre ces remarques venues d’une première impression ont pu sembler étranges, voire inquiétantes ; mais dans les lettres des années suivantes, l’évêque s’en tient à l’essentiel : la guerre et ses développements. Pour l’heure, il prend en compte les gens et les situations que son métier de prédicateur l’amène à rencontrer. Il est alors tout armé de ses certitudes et de son énergie, car il n’a pas de temps à perdre. Il avait averti quelques mois plus tôt à Pérouse : Avant qu’arrive la foule des croisés, je me suis résolu à prêcher la parole de Dieu aux habitants de mon diocèse ainsi qu’aux autres gens d’outre-mer, les engageant et exhortant à bien accueillir les pèlerins. […] Quand la foule des croisés aura traversé la mer, je serai entièrement absorbé par leurs soins : je n’aurai plus guère le loisir de me consacrer aux gens d’Acre qui m’ont été spécialement confiés, faute de m’en être préoccupé auparavant. (Lettres, p. 26)
Une fois sur place, il s’engage dans l’aventure avec une satisfaction non dissimulée. La première partie de son programme est réalisée dans la ville au cours de l’hiver 1216-1217 ; puis, le printemps venu, à la demande des communautés chrétiennes du littoral, il entreprend une tournée de visites qui le conduit au nord, presque à la ville d’Antioche : Comprenant qu’une grande porte m’était ouverte, et voyant tout proche le temps du Carême, je me confiai à l’aide de Dieu, nonobstant la grande difficulté et les périls dont était semée ma route, car il s’agissait pour moi de traverser la terre des Sarrasins, et surtout le pays de ceux qu’on appelle Assassins4. Je me mis donc en route malgré les pleurs et les lamentations de beaucoup de gens. (Lettres, p. 60)
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L’origine de la secte des Assassins est à replacer dans les conflits opposants les courants religieux au sein de l’islam primitif. Née dans l’Iran septentrional, elle essaima au XIIe siècle dans les Monts du Liban. Cette communauté a été souvent décrite par les auteurs occidentaux et orientaux, notamment l’apprentissage d’enfants par un maître, destinés à commettre des attentats contre des personnes en vue.
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Il séjourne à Tyr, poursuit par Sarepta de Sidon, bourgade peuplée de musulmans, où il débat assez librement sur l’islam et son fondateur. Il passe au pied du mont Liban près des sources du Jourdain et se rend à Beyrouth pour un bref séjour. Au sud Liban, à Byblos, il fait des conversions et reste près d’un mois à Tripoli, accueilli avec honneur par le comte Bohémond IV († 1233). Il risque une incursion dans l’intérieur chez les Hospitaliers, en limite du territoire des Assassins, et passe ensuite chez les Templiers. De là, il fait un détour par le bourg d’Arados où il trouve une chapelle, fréquentée par chrétiens et musulmans. Il procède à des baptêmes. L’excursion a dû lui prendre trois à quatre mois. Son absence n’aurait pas laissé indifférente la population de sa ville. Il se présente dans les premiers mois de ce ministère oriental, et toujours, comme l’homme des sentiments. Parvenu sur la ligne d’un front jamais totalement éteint, sa riche nature n’a pas manqué de s’y épanouir et ses écrits en témoignent. Volontiers il fait valoir l’attachement que lui portent la population d’Acre, les chrétiens de toutes origines, les Sarrasins même, alors nombreux, et qu’il s’emploie à défendre et à rassurer5. À l’automne de 1217, revenant de cet itinéraire côtier, il rapporte la joie de ceux qui l’attendent : Les gens avaient mal supporté mon absence ; ils sortaient de la ville, chaque fois que se répandait le bruit de mon retour probable. Plus d’un jour ils sont venus à ma rencontre ; lorsque la nouvelle de mon arrivée se révéla véridique, ils se portèrent devant moi avec femmes et enfants. (Lettres, p. 68)
Il ne tire pas vanité d’un enthousiasme populaire un peu encombrant, et ainsi goûte-t-il une impression neuve, celle de l’évêque installé au milieu des siens, ayant le souci moral et la charge affective des âmes. Cette année-là au cours de laquelle il prépare les esprits et les comportements à l’arrivée prochaine de l’armée, il passe des mois à prêcher à tous les publics. Il s’informe sur le contexte religieux et politique, débat avec les communautés en place des chrétiens, dont la majorité est séparée de l’Église romaine, et avec les musulmans que l’imminence de la guerre inquiétait :
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Lettres, p. 56.
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Certains Sarrasins, apprenant la beauté des œuvres du Seigneur, accoururent au baptême, beaucoup d’ailleurs affirmaient avoir été avertis en songe […] d’abandonner l’erreur de Mahomet pour se tourner vers la grâce du Christ. La sainte Vierge leur disait, affirmaient-ils, que s’ils ne devenaient pas chrétiens, ils périraient bientôt à l’arrivée des chrétiens, lors de la victoire de ceux-ci. (Lettres, p. 56)
Ces conversions de circonstance paraissent quand même l’avoir convaincu. Il a pu y percevoir en tout cas l’occasion d’une reconquête pacifique de terres autrefois chrétiennes ; au début du moins. Il a dû faire sien le discours tenu par des interlocuteurs issus des communautés chrétiennes orientales, et à l’intention de ses lointains correspondants, il précise « qu’il y a chez les Sarrasins autant de chrétiens que de Sarrasins, et que ces chrétiens attendent chaque jour avec des larmes l’aide de Dieu et le secours des croisés » (Lettres, p. 58). C’est un constat apparemment, dont il étend l’exactitude hypothétique aux lointains même, l’immensité du monde : Plus loin vers l’Orient, et jusqu’aux extrémités du monde, il y a partout des chrétiens. Ainsi donc si nous pouvions obtenir cette terre par l’effet de la miséricorde divine, nous établirions la religion chrétienne depuis l’Occident jusqu’à l’Orient sans solution de continuité. (Lettres, p. 96)
Une telle idée devait être admise assez communément en raison d’une unité supposée du monde remontant aux missions des temps apostoliques. On la rencontre chez des observateurs peu avertis des réalités du pays, tel que le prédicateur de croisade Olivier de Paderborn, qui arrive au printemps de 1218 avec des contingents venus d’Allemagne. Dans les premiers mois de sa présence donc, Jacques soulève volontiers ce point en le développant. Il faudrait peu de chose, estime-t-il, pour rétablir cette unité perdue. Il faudrait notamment que les chrétiens installés sur place ne refusent pas le baptême à leurs esclaves sarrasins pour de mauvaises raisons, « alors que ceux-ci le demandent instamment et avec des larmes » (Lettres, p. 54). Sa méconnaissance du milieu le rend sensible à la sincérité de tous ces néophytes qui disent vouloir changer de religion. L’échec de ces conversions ne serait imputable selon lui qu’à la rigueur du christianisme :
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Des Sarrasins passaient spontanément dans notre camp mais, trouvant trop dure et austère la vie que menaient les chrétiens, car chez eux régnait une complète licence, ils ne supportaient pas de rester trop longtemps avec nous. (Lettres, p. 170)
Il reste de cette façon au seuil d’une espérance déçue, où, en dépit de la bonne disposition des Sarrasins, l’intérêt de chacun et l’exigence de la religion sont des obstacles difficiles à franchir. D’ailleurs l’histoire ancienne de ces pays, telle que rapportée par ses interlocuteurs chrétiens, lui offrait un exemple de plus : Ils en vinrent à se réfugier souvent dans la grâce du baptême du Christ après avoir lu les Évangiles du Christ, et comparé la pureté de notre loi avec les erreurs du séducteur impie. D’autres les auraient suivis, bien plus nombreux, si, enchaînés dans les tentations de la chair et les habitudes d’une vie déréglée, ils n’avaient pas pris en considération le dénuement du Christ et la rigueur de la vie chrétienne, s’ils n’avaient cédé au sentiment que le joug du Christ, si doux, était rude et presque insupportable. (Hist. orientalis, p. 130)
En ces tout premiers mois cependant il a cru possibles de telles conversions. De toute manière, il le sait, le baptême administré à l’occasion reste toujours valide, puisqu’il fait entrer le récipiendaire dans la communauté chrétienne, et cela définitivement en bonne définition de théologie6. C’est apparemment l’essentiel pour lui que d’augmenter ainsi le nombre de fidèles de la foi chrétienne ; un gain sur un terrain perdu, autrement que par les armes. Chez les Latins d’Orient, parmi les membres du clergé même, une telle vue a dû sembler peu au fait des réalités. Apparemment Jacques – en raison sans doute de son ignorance des lieux, mais surtout en raison de ses convictions – aurait été dans l’armée l’un des seuls à y croire, au point de faire baptiser des centaines d’enfants de musulmans. La prédication de la croisade se doublait donc d’une prédication de conversion ; il est l’un des tout premiers, en ce début de XIIIe siècle, à s’engager dans cette voie, juste à l’heure des toutes premières missions franciscaines : N’ayant pas prêché sur la terre sarrasine, je prêchais quand cela m’était possible aux confins du territoire chrétien et de celui
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Hist. occidentalis, p. 193.
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des Sarrasins, et je faisais passer à ceux-ci des lettres écrites en sarrasin. J’y exposais leurs erreurs et la vérité de notre loi. (Lettres, p. 70)
Nous ne connaissons pas la teneur de ces « lettres écrites en sarrasin ». Vers 1220, par de telles lettres Olivier de Paderborn aurait essayé de toucher le sultan du Caire et les docteurs de l’islam, sans aucune chance d’aboutir certainement7. La tentative témoigne d’une incompréhension radicale, rappelant en tout autre terme la démarche de François d’Assise se rendant à pied avec un compagnon auprès du sultan pour faire valoir la religion chrétienne et lui faire abjurer l’islam (septembre 1219)8. En 1217, Jacques a été moins téméraire. Il a cherché à atteindre les gens simples, en jouant sur les réalités du terrain, celles d’une pratique religieuse moyenne, autour de laquelle les hommes, musulmans et chrétiens, se reconnaissaient un peu : partage de lieux de dévotion, charisme de tel prêtre, vertus guérisseuses prêtées au baptême dans le Jourdain, et plus même quand il découvre qu’en islam, la Vierge, Jésus et Jean Baptiste sont spécialement honorés9. Lui non plus sur la route du littoral n’avait pas reculé, quand passant non loin du pays de la secte des Assassins il avait échappé de peu au couteau des sicaires : J’étais entré dans une hôtellerie, quand un de ces hommes appelés Assassins, qui m’avait suivi sur terre et sur mer, fut découvert et capturé par des convertis, et mis en prison. (Lettres, p. 66)
Au cours de ces mois de relative liberté, tout en attendant l’arrivée du gros des troupes, il reste néanmoins prudent dans ses démarches de conversion : N’osant pas envoyer des messagers devant nous, nous lâchions des colombes portant nos lettres sous leurs ailes, afin que les gens de la ville vinssent au-devant de nous, par crainte des païens. (Lettres, p. 64)
Il est en effet sceptique quant à l’efficacité de la méthode trop directe ; l’impétuosité des premiers franciscains ne cessera de le
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Die Schriften, éd. H. Hoogeweg, p. 296 et p. 307. Lettres, p. 154. Hist. orientalis, p. 126-128.
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laisser songeur10. Sa méthode alors est plus posée, plus réaliste si l’on veut, quand il juge que la rigueur chrétienne est un sérieux obstacle à la véritable conversion de musulmans habitués à une vie facile11. Sa vision d’historien admet, avec sagacité, que l’affaiblissement de la doctrina Mahometi résultera plus sûrement des divisions originelles et non moins implacables du monde musulman12. Il dresse l’inventaire de cet éparpillement, montrant que les schismes de l’islam constituent un fond politique et religieux sur lequel les rois chrétiens de Jérusalem avaient cherché à s’appuyer, avec bonheur souvent. Sur tous ces points, pour l’heure, il rassemble notes et observations dans lesquelles, sous le discours de guerre, perce le sentiment d’impuissance et l’intuition en fin de compte que ces pays resteront inaccessibles à toute culture qui leur serait étrangère. C’est là un point de vue résolument nouveau, pour ne pas dire presque moderne. Il relève pour étayer son propos le refus complet des Sarrasins d’engager la controverse religieuse et doctrinale13. Il a dû cependant apprendre avec ses sources qu’il en avait été autrement dans les premiers temps de l’islam. C’est pourquoi il peut imaginer la conversion des Sarrasins toujours possible ; mais elle est renvoyée à un avenir incertain : Beaucoup d’hérétiques, vivant dans les pays d’Orient, et de Sarrasins, s’ils entendaient aussi la saine doctrine, se convertiraient facilement, je le crois, au Seigneur. (Lettres, p. 72)
En Égypte ensuite, au contact de réalités idéologiques découlant cette fois de la conduite d’une guerre totale, les choses ont évolué autrement. Il est assurément le premier à relater dans un écrit la démarche singulière de François d’Assise ; il s’en ouvre à un correspondant de confiance, Jean de Nivelles, comme d’une « tentative au résultat mitigé ». Il y revient dix ans plus tard, peu avant la mort de saint François (1226), en faisant part d’une admiration contenue :
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Hist. occidentalis, p. 162. Hist. orientalis, p. 130. Ibid., p. 144-146. Ibid, p. 132.
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J’ai vu le premier fondateur et maître de cet Ordre, à qui tous les autres obéissent comme à leur prieur général, homme simple et sans culture, aimé de Dieu et des hommes ; frère François est son nom. Il fut saisi d’une ivresse et d’une ferveur spirituelle inouïes, au point que, passé en terre d’Égypte et se trouvant dans l’armée chrétienne devant Damiette, il partit pour le camp du sultan d’Égypte sans aucune crainte, fort du bouclier de la foi. Aux Sarrasins qui le retenaient captif sur la route il dit : « Je suis chrétien. Conduisez-moi à votre maître ». Une fois qu’ils l’eurent conduit devant lui, voyant François, à la vue de l’homme de Dieu, cette bête cruelle fut convertie à la douceur. Durant plusieurs jours, le sultan l’écouta avec la plus grande attention lui prêcher ainsi qu’aux siens la foi au Christ. (Hist. occidentalis, p. 161-162)
Après les combats, après la défaite qui suivit (1221), l’intérêt qu’il portait à la conversion de l’adversaire présentait moins d’attrait, en dépit d’une trêve qui avait restauré la paix sans apporter l’apaisement. Lorsqu’il termine l’Histoire orientale (1223-1224), ses idées sur la question ont bien évolué, car l’ouvrage résulte de sa réflexion sur l’échec de la croisade pour y souligner clairement que la partie dans ce territoire étranger ne sera jamais facile. Après la défaite par conséquent, sa position sur la question de l’unité se trouve mieux éclairée. Il n’en est plus à essayer de vouloir convaincre qui ne peut l’être ; sans le dire il en abandonne la tâche ambitieuse aux ordres Mendiants. Que dit-il par la suite sur les Sarrasins ? Ce peuple, si présent quand il s’agit de guerre pour la reconquête de territoire, s’efface dans les longs passages de l’Histoire orientale, consacrés à la topographie de lieux et aux pays dans lesquels il se fond. Apparaît dès lors un peuple différent du peuple chrétien, non pas véritablement ennemi. L’inimitié, avec ses manifestations hostiles, est la conséquence de l’adversité, non sa cause. Il a pris soin de faire la part des choses, c’est-à-dire de distinguer d’une part ce qu’il peut savoir des Sarrasins par expérience et, d’autre part, la représentation qui en est faite par opportunisme, voire par idéologie. Partant, il en vient à distinguer l’individu de son groupe, et l’individu n’est pas loin d’avoir raison : Je me souviens quand j’étais outre-mer qu’il y avait à Acre une femme qui avait appris l’usage de remèdes efficaces pour les maladies des yeux, en sorte que même les Sarrasins venaient la
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voir pour ça. L’un d’eux s’étant présenté, la femme en question, pressée d’aller à l’église, tant elle ne voulait manquer la messe, dit à sa servante : « Applique ce remède sur les yeux du Sarrasin ». La servante qui était chrétienne imagina rendre le Sarrasin complètement aveugle. Et prenant de la chaux vive, elle dit à l’homme : « Ouvre les yeux que je t’applique la meilleure des médecines ! » Puis, d’autorité, elle lui en versa une grande quantité en sorte qu’il ne puisse ouvrir les yeux trois jours durant. Mais celui-ci, après moins de huit jours de souffrances et de larmes dues à l’ardeur de la chaux, eut les yeux nettoyés et guéris. Il revint alors vers la dame chargé de présents en la remerciant pour le soin qu’elle avait eu à son égard. Et après qu’elle eut appris la vérité par sa servante, elle fut toute admirative de voir comment le Sarrasin n’avait pas perdu la vue. Tels sont la plupart des hérétiques qui, voulant beaucoup nuire aux catholiques, ne font que les affermir davantage et les exercer dans la connaissance des Écritures, les rendre aptes à défendre la foi. (Die Exempla, éd. J. Greven no 99)
La morale est à peine étrange, car si la guérisseuse et la servante sont des figures de l’hérésie, l’individu guéri est celle du bon chrétien. La vérité dans l’univers exemplaire de Jacques s’avance masquée ; il l’écrit de cette façon. Mais par ailleurs quand il rassemble le peuple sarrasin avec d’autres sous la bannière de l’adversaire, il fait une clarification sur un front qu’il vient à confier, faute de mieux, à la garde de la force armée : Ainsi donc les frères de l’ordre militaire sont faits pour défendre l’Église du Christ par le glaive temporel, surtout contre ceux qui sont dehors, les Sarrasins en Syrie, les Maures en Espagne, les païens en Prusse, en Livonie et en Comanie, et, par ordre supérieur, contre les schismatiques en Grèce et les hérétiques, partout où ils se trouvent dans l’Église entière. (S. vulgares, éd. Pitra, p. 405)
Ainsi les Sarrasins – ce peuple qui habite l’Orient – qu’il lui avait paru possible pendant un temps d’amener à ses raisons, deviennent des étrangers, des adversaires, comme les autres : Juifs, schismatiques, tyrans et faux frères14. *
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S. vulgares, éd. J. B. Pitra, p. 405.
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Les jeux contraires La place occupée par l’évêque d’Acre dans la capitale du royaume, résidence du patriarche et du chapitre de l’église du Saint-Sépulcre, de toute l’église latine, n’était certainement pas facile à tenir. En fait, depuis la chute de Jérusalem, la plus grande partie du clergé s’y trouvait rassemblée. Dans le premier conseil de guerre qui se tient en présence du roi de Jérusalem, du roi de Hongrie, des chefs et de nombreux dignitaires, l’Estoire d’Eraclés le situe naturellement entre l’archevêque de Nazareth, Robert, et celui de Nicosie, qui appartient au clergé du royaume de Chypre15. Il est sans doute l’un des plus jeunes parmi les prélats présents et l’un des plus dispos pour affronter les aléas de la guerre et des opérations. Lui, dont l’élection est le résultat des circonstances, de ses amitiés et de son talent, s’est trouvé être le témoin ou l’acteur de différends qui ne manquaient pas d’opposer la hiérarchie locale du clergé séculier, le sien, aux ordres militaires, aux maisons de réguliers, aux divers groupes et diverses nations16. Il mesure bientôt les limites de sa position d’évêque d’Acre, qu’il voit concurrencée, entre autre, par les communautés chrétiennes installées dans la grande cité : J’ai trouvé des hommes et des femmes qui n’obéissaient pas à notre église, mais plaçaient de leur propre autorité des chapelains dans leurs chapelles, et n’en faisaient qu’à leur tête en toute impunité, au mépris de la sentence d’excommunication émise par nous : il s’agissait des communautés de gens de Gênes, de Pise et de Venise. (Lettres, p. 50)
Les lettres d’abord, l’Histoire orientale ensuite, sont pleines de ces restrictions. Durant le temps de sa présence en Palestine et en Égypte, Jacques de Vitry, fort d’une vision qui n’est pas forcément celle cultivée au sommet de l’Église, fut un observateur très attentif des divisions de ce monde mouvant, le Proche-Orient chrétien. L’idée de croisade n’avait assurément pas tout à fait le même sens pour lui et ses pairs que pour les ressortissants des cités d’Italie, les Latins natifs du pays, les ordres militaires, les princes occi15 16
RHC Occ., 2, p. 323. B. Hamilton, The Latin church, p. 299.
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dentaux. Aussi quand il tourne le regard vers les forces qui doivent y concourir, il ne peut que constater l’écart séparant les occupants des lieux, les Latins d’Orient, d’avec les renforts venus leur prêter main forte. Dans ce registre, ceux qu’il appelle les Poulains, désignés comme les descendants des premiers arrivants et installés dans le pays où ils ont fait souche, sont vivement critiqués pour le mauvais accueil qu’ils font aux croisés d’alors : Les Poulains se révèlent peu reconnaissants et désagréables en tout pour ces gens qui, par dévotion, viennent leur porter secours de lointains pays et contrées éloignées, pèlerins offrant au Seigneur leur personne et leurs biens, au prix de grands efforts et de lourdes dépenses. […] Après s’être immensément enrichis sur le dos des pèlerins à qui ils louent un logement à un prix excessif, qu’ils trompent et dépouillent dans les opérations de commerce, de change, dans des transactions de toute nature, ils se moquent des combattants du Christ, qui se sont exilés en son nom, ils en rient, les harcèlent de toutes leurs injures et railleries. (Hist. orientalis, p. 292)
Il parle pour son temps, mais le propos est bien dans la ligne de ce qu’il écrit par ailleurs sur les causes d’échec de la reconquête. Ainsi lorsqu’il rappelle quelle fut la raison du désastre au siège de Damas (1148) ou encore celle qui favorisa la victoire de Saladin. En tout état il dénonce le parti de l’ennemi17. Ce point de vue, énoncé de cette façon, n’est pas dénué de fondement. Sans doute Jacques se fit l’interprète de tous les combattants, croisés venus d’Occident, qui ont eu à pâtir des réticences ou des critiques des gens en place. Il dénonce pour cela sans arrêt l’attitude des Latins d’Orient, soucieux de ne pas troubler la cohabitation avec l’adversaire : Les Poulains préféreraient croupir sans fin dans la paresse, se laisser aller à satisfaire les désirs de la chair plutôt que rompre et dénoncer les trêves passées avec les Sarrasins, et entrer en guerre avec eux. (Hist. orientalis, p. 292)
La sévérité du propos est à la mesure de la conviction de l’évêque, et pourtant il comprend la position de gens dont il admet, faute de mieux, qu’ils sont seuls « à reconnaître sa cure et sa juridiction » (Lettres, p. 52). Il est habile et sait pour cette rai17
Hist. orientalis, p. 212 ; ibid., p. 430.
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son ménager les susceptibilités, celle des « gens de bien »18. À chacun de s’y retrouver donc ! Ses brèves analyses sur la société de ces Latins d’Orient ne s’arrêtent pas aux généralités ; elles annoncent ce qui va être les causes de l’échec à venir. Car en 1217 déjà, le camp chrétien qu’il trouve sur place lui paraît bien peu préparé à la guerre qui s’annonce : La pire espèce d’hommes, la plus endurcie et aveuglée que j’ai rencontrée fut celle des scribes et des pharisiens : se contentant de récolter sur les brebis le lait et la laine sans se soucier des âmes, ils corrompaient les laïcs par la parole et par l’exemple. (Lettres, p. 52)
Ses correspondants du prieuré d’Oignies ou de Paris auront reconnu le clergé latin sous le masque des scribes et pharisiens. Une fois installé, l’évêque ne prend pas tant de précaution pour dénoncer la simonie, l’indiscipline et l’impiété des uns, ou encore, la cupidité des autres, ceux qui, venant de toute l’Europe, se sont établis en Terre sainte simplement pour échapper aux rigueurs de la justice, et sans aucun profit pour sa défense : Loin d’être touchés par le repentir, ils s’installaient là, sous l’effet impérieux de la contrainte, louant à des pèlerins des logements à des prix excessifs, trompant de toutes les manières ces hommes étrangers au pays et pleins de confiance, leur extorquant de l’argent par des transactions malhonnêtes, ils menaient leur misérable existence tout en dépouillant leurs hôtes. (Hist. orientalis, p. 332-334)
Sévère remarque pour ces gens d’origine douteuse, remarque à l’identique de celle adressée aux Latins installés de longue date, les Poulains dont il a été question. Au milieu du XIIe siècle, Bernard de Clairvaux considérait que la Terre sainte avait tout à gagner de la venue « des criminels et des impies, des ravisseurs et des sacrilèges, des homicides, des parjures et des adultères »19. Il y voyait l’avantage de débarrasser l’Europe de leur présence, tout en venant en renfort du royaume de Jérusalem. Le sentiment de Jacques est maintenant tout autre, mais il est vrai qu’il juge sur pièce, sur ce qu’il voit en définitive.
18 19
Hist. orientalis, p. 292. Eloge de la nouvelle chevalerie, éd. P. Y. Emery, SC 367, Paris, 1997, p. 76.
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D’autre part, c’est un lieu commun de le rappeler, à soixante-dix ans de distance l’époque a quand même bien changé. Le milieu chrétien en Palestine, peut-on penser, n’a cessé de le tracasser. Il y revient souvent pour exprimer son étonnement et y chercher la raison profonde de l’échec de l’expédition militaire. Car il existe pour ces Latins d’Orient des communautés d’intérêts qui les rapprochent des adversaires que sont les Sarrasins ou les juifs, autant et plus que des combattants venus d’Europe. Au contraire, ils y sont attachés par toutes sortes de liens et de relations, le commerce, l’industrie, la coutume ou toute autre raison : J’ai entendu parler d’exécrables traîtres, qui, ayant reçu de l’argent pour procurer des vivres aux pèlerins jusqu’à être rendus au port, alors qu’ils naviguaient depuis peu et comme ils avaient embarqué le minimum de nourriture, en vinrent à les faire mourir de faim et d’inanition, à les débarquer dans les îles ou encore, ce qui dépasse l’entendement, à les vendre aux Sarrasins comme esclaves et servantes. (The Exempla, éd. T. Crane n°312)
Le concile de 1215 invitait, une fois encore, les états, les cités et les princes à mettre fin aux relations de cette nature, et surtout interdisait d’alimenter en matières premières l’ennemi de demain20. Que la prescription soit restée lettre morte dans les années qui ont précédé la guerre, montre l’incompatibilité de fond entre l’idée de la croisade et la subtilité des intérêts et des relations humaines. Le Proche-Orient est tout rassemblé là, et Jacques y fait ses premières armes : Quand j’étais outre-mer, j’ai appris qu’un chrétien qui avait coutume de vendre aux pèlerins dans la cité d’Acre des viandes bouillies et des ragoûts avariés, fut capturé par les Sarrasins. Il demanda à être conduit devant le sultan et lui dit : « Seigneur, je suis en votre pouvoir, et selon votre bon vouloir vous pouvez me tuer, me mettre en prison, mais sachez que ce serait à votre grand dommage ». Le sultan ayant demandé pourquoi, l’autre répondit : « Chaque année je tue plus de cent de vos ennemis, les pèlerins, en leur vendant des viandes cuites, avariées et fétides, des poissons pourris ». Ce qu’entendant, le sultan se mit à rire et le laissa aller. (The Exempla, éd. T. Crane n°163)
Ce sont là des souvenirs durables, et l’Orient chrétien se pare d’une réalité qui finira par avoir raison de sa belle énergie : 20
COD, p. 572-574.
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Les princes chrétiens, dans leur coupable cupidité pour les biens de ce monde, encouragent les juifs et leur accordent d’avoir des serviteurs de confession chrétienne ; ils les laissent spolier les chrétiens par tous les excès d’une usure effrénée. (Hist. orientalis, p. 328)
Là encore, il n’a pas dû attendre longtemps avant que de se rendre à l’évidence ; les mois qui suivent son arrivée ne feront que confirmer. Voilà pourquoi il n’est sans doute pas fâché de quitter la ville au printemps de 1217 pour aller rendre visite aux gens des villages et cités côtières, leur délivrer « la parole de Dieu ». Quand, parvenu aux extrémités du Liban, il reçoit du patriarche l’invitation de rentrer, il pense avoir le temps de prendre la mer pour prêcher à Chypre, à la demande du roi. Il faut la circonstance d’une mer trop calme et l’initiative d’un ermite de la montagne pour le faire renoncer à ce supplément de voyage21. L’armée des croisés une fois rassemblée à l’automne de 1217, ses chefs se lancèrent dans des opérations militaires en Galilée, en Transjordanie, puis en direction du Liban, mais sans lendemain22. Laissées à elles-mêmes après le départ du roi de Hongrie, du roi de Chypre et du prince de Tripoli (1218), les forces du royaume, assistées des contingents restants, entreprirent de fortifier la côte pour couvrir Acre au sud, et disposer d’une base pour l’attaque sur Jérusalem, toujours d’actualité23. Puis l’arrivée des croisés de Frise et de Rhénanie au printemps suivant décida le conseil, en raison des difficultés pour prendre la ville et la conserver, à choisir d’attaquer l’Égypte, considérée comme la clé de la sécurité d’une Jérusalem à nouveau chrétienne : Après avoir tenu conseil, et devant l’impossibilité d’assiéger Jérusalem en été en raison de la pénurie d’eau – en outre d’autres villes situées dans des zones montagneuses du royaume de Jérusalem nous paraissaient inexpugnables – nous nous proposâmes de passer en Égypte, terre fertile et qui l’emporte en opulence sur toutes les villes d’Orient. (Lettres, p. 90)
21 22 23
Lettres, p. 66. Estoire d’Eracles, RHC Occ., 2, p. 326. Lettres, p. 88.
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Il y avait un précédent pour attaquer l’Égypte. Le roi Amaury († 1167) avait assiégé, mais sans résultat probant, Le Caire, Alexandrie et Damiette. Quant à reprendre Jérusalem, le roi Richard d’Angleterre au cours de la troisième croisade, en 1192, en avait remis l’exécution. L’Histoire orientale le rappelle ainsi : Après avoir tenu conseil, on changea d’avis en prenant prétexte que le siège de Jérusalem ne pouvait se faire en hiver, que faute de place forte sur la route entre Acre et Jérusalem, sinon Jaffa, il serait à l’évidence très périlleux de ravitailler l’armée ; cette décision fit couler beaucoup de larmes chez la majorité des combattants, immense fut la tristesse. Les nôtres, confus et tristes, perdirent à jamais l’espoir de recouvrer la Cité sainte. (Hist. orientalis, p. 460)
Mais ce renoncement intervenait après autant d’années de luttes et de victoires ; rien de semblable en 1217 et 1218, sauf à considérer que les vaines chevauchées de l’hiver et du printemps en Transjordanie et contre le mont Thabor avaient passablement entamé l’enthousiasme des hommes. La déconvenue de l’évêque a peut-être été aussi vive que celle des croisés de l’époque du roi Richard. Il est vrai que lui-même a certainement eu sa part dans la décision de renoncer à diriger l’attaque sur Jérusalem. La lettre où il est fait état de ce changement de cap ne fait état d’aucune restriction. Il présente le projet presque comme une promenade de santé : La terre d’Égypte est plane, sans montagne, il ne s’y trouve ni pierres ni quelque fortification, à l’exception de trois villes. […] Si l’on s’emparait de l’une d’elles, nous soumettrions facilement le pays tout entier à notre domination. (Lettres, p. 90)
Dès les premières opérations de guerre en Galilée, le sentiment de malentendu, né de la divergence des positions, faisait de l’évêque d’Acre un homme seul, sinon désemparé. Il suffit de se rapporter au ton général de sa correspondance. Il est alors possible qu’à un moment donné, assez vite, le doute se soit emparé de lui après la défection du roi de Hongrie et celle du prince d’Antioche. Il faut ajouter que ses relations avec le patriarche Raoul († 1225) et le haut clergé latin ont été marquées par leur différence d’origine et de conception ; le silence des textes ne peut être interprété comme l’expression d’un accord sans faille. Certainement, le patriarche, qui avait été un artisan de la croisade, s’est appuyé sur un homme aux qualités reconnues, et qui devait jouer les intermédiaires entre 194
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la masse des croisés venus d’Europe, arrachés à leur quotidien, et le conseil formé de dignitaires ecclésiastiques et laïcs pour lesquels l’essentiel de la question demeurait l’équilibre militaire et la survie d’un territoire encore menacé. À ce sujet, les remarques dont il émaille l’Histoire orientale témoignent de son agacement. Sans doute, dans les tout premiers mois, a-t-il suivi facilement les opérations, dirigées par les princes occidentaux à la tête de troupes régulières. Il se donne le temps de noter ses réflexions de route ou de faire parler sa conviction d’enrôleur d’âmes, notamment en sauvant de l’esclavage des enfants musulmans. Cela fait, les mois suivants, qui sont d’incertitude quant au devenir de l’expédition, le font passer dans le petit cercle des décideurs, puisqu’il est, de fait, l’un des seuls au conseil à représenter la position proche de celle du pape qu’il a été le dernier à rencontrer, et aussi pour en avoir été longtemps le porte-parole dans ses campagnes de prédication. Il est pour quelques mois l’interlocuteur d’un patriarche en charge de la réussite de l’expédition, ce qui ne pouvait aller sans le concours de tous, ni sans grand soin pour faire converger des positions forcément contraires. L’Histoire orientale, qu’il achève après la bataille, conserve le ton de la prudente nécessité qu’il ne cesse de manier de façon à ne froisser personne, et peut-être à se convaincre lui-même : Oui vraiment, les gens d’Italie sont très sérieux, de sens bien rassis, calmes et réfléchis, sobres et frugaux. Ils parlent beaucoup et avec art ; ils restent prudents dans les délibérations, actifs et zélés pour le soin de leurs affaires ; opiniâtres, ils préservent leur avenir. Ils refusent de se soumettre à quiconque et par-dessus tout, ils défendent leurs libertés. […] Les Italiens sont indispensables à la Terre sainte pour la guerre et la navigation, le transport des marchandises, des pèlerins, des vivres. (Hist. orientalis, p. 274) Les Allemands, les natifs de la France, les Anglais et les autres peuples d’outre- mont sont bien peu réfléchis, tout plein de fougue et très imprudents dans l’action ; ils mangent et boivent avec excès, et sont fort dépensiers ; ils sont peu réservés en paroles, prompts dans les délibérations et bien peu prévoyants. Ils sont assidus à l’église, généreux pour l’aumône et les œuvres charitables ; ils sont fort hardis au combat et combien utiles à la défense de la Terre sainte ! (Hist. orientalis, p. 274)
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Les Latins d’Orient avaient regardé ces gens pour lesquels ils n’avaient que mépris comme le faire-valoir bouffon d’un héros de chanson de geste, querelleur et buveur. Jacques, dans l’exaspération des derniers mois de la croisade, n’aurait pas été loin d’en tomber d’accord, à voir l’état où se trouvait l’armée : Des gens, qui n’avaient de pèlerins que le nom, avaient perverti en tout leur conduite, ils croulaient de péché en péché, après avoir passé outre la crainte de Dieu ; et ceux qui étaient dans la souillure s’y vautraient obstinément, s’abandonnant çà et là à la luxure, allant d’orgies en beuveries. (Lettres, p. 164)
Il écrit dans un moment de découragement, car dans le feu de l’action, il ne tient pas de discours aussi net pour vilipender les comportements et mesurer les valeurs. Il diffuse simplement des nouvelles, les faits, dont le succès et l’échec sont attribués à tous, cela même si l’action est donnée en exemple du courage individuel. La réprobation est réservée à ceux qui fuient le combat, les lâches bien sûr, les apostats surtout, dont il rapporte que les musulmans méprisaient la conversion, et que le sultan expédiait aux quatre coins de son royaume de peur qu’ils ne trahissent à nouveau24. La quatrième de ses lettres le présente comme marchant à l’avant-garde de la croisade, porté par la vague débarquant sur le sol égyptien, et un mois avant que n’arrivent le haut commandement et les forces du royaume (mai 1218) : Le dimanche matin, le Seigneur nous envoya un vent adéquat, c’est-à-dire celui du nord. Dépassant en deux jours et deux nuits la ville de Thanis, près des champs Thaniens, nous atteignîmes le troisième jour l’île placée devant Damiette. […] Nous croyions avoir avec nous le patriarche, le roi et d’autres chefs de l’armée ; or nous ne vîmes que des personnages de peu d’importance, voire de rang médiocre. […] Comme cependant le patriarche et le roi nous avaient rejoints avec le duc d’Autriche, les Templiers et les Hospitaliers nous rejoignirent trois jours plus tard ; ils furent à la fois très surpris et très heureux en voyant que nous avions planté nos tentes sur cette île sans réaction hostile de nos ennemis. (Lettres, p. 92-94)
Dans l’entreprise il est un croisé parmi d’autres ; c’est ainsi qu’il prend part aux premiers combats pour la prise de la tour sur 24
Lettres, p. 170.
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le Nil qui commande le passage du fleuve devant Damiette (24 août 1218). Peu après il relate l’arrivée de croisés romains et du légat du pape, le cardinal Pélage, que « l’armée attendait de jour en jour avec un grand désir et espoir de prendre la ville à son arrivée » (Lettres, p. 104). Et c’est un tournant. De ce jour, ses lettres changent de ton, qui jusque-là faisaient état de découvertes. Il les destine au pape, quitte à faire rédiger des expéditions particulières pour les siens, proches et amis. Le voilà rassuré certainement, car l’impuissance du patriarche Raoul dans la conduite des opérations précédentes, laissées à l’initiative des princes, faisait mal augurer de la suite. À présent il donne la meilleure part au légat, au détriment du roi Jean de Brienne, et naturellement des Latins d’Orient. Il peut mettre en doute la bonne foi des gens du pays, qu’il connaît à présent et qui lui semblent plus soucieux de revenir au statu quo que de poursuivre le siège de la cité de Damiette. Il était vrai que les premiers succès de l’armée en Égypte avaient conduit le sultan à faire démanteler le mont Thabor (automne 1218), dont la fortification avait été la cause première de la rupture de la trêve et de la guerre25. Il présente ce résultat comme une victoire. Le recul de l’adversaire sur un front vital pour le royaume offrit une perspective de paix. Quand fut annoncée la proposition du sultan de restituer Jérusalem et plusieurs places contre l’évacuation du territoire égyptien, il note que « beaucoup de croisés trouvaient cette offre grande et digne d’être acceptée » (Lettres, p. 138). Il ne cite personne, par prudence sans doute, s’agissant du roi Jean et des Latins du royaume, du contingent français, puis des Teutoniques26. Jacques est du parti de la guerre avec le clergé et le légat, les Templiers et les Hospitaliers, les Italiens qui « connaissaient d’expérience la duplicité de ces renards et n’accordaient aucune foi à leurs propos mensongers » (Lettres, p. 138). De là, conclut-il, « une dissension s’est manifestée parmi nous » (Lettres, p. 140). Elle va durer le temps de la croisade. Jacques à présent, et tout en rapportant au pape les faits qui précèdent et qui suivent la prise de Damiette, est devenu porte-parole du légat Pélage. Il le met volontiers en scène, passant le fleuve sous le feu ennemi et, véritable chef de l’expédition, rétablissant 25 26
Ibid., p. 100. Die Schriften, éd. H. Hoogeweg, p. 223.
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la discipline du camp, et pour finir emportant Damiette sans coup férir le 5 novembre 121927 : Le seigneur légat ne voulut pas attendre davantage, mais ne révéla son intention qu’à très peu de gens, à certains de ses clercs et à des chevaliers de sa maison en lesquels il avait confiance, de peur que certains des nôtres fassent malignement obstacle à son projet, et aussi qu’ils communiquent ce secret à des espions sarrasins. Se levant donc avant minuit, il gagna le fossé de la ville avec des chevaliers et leurs servants. […] Le Seigneur remit miraculeusement la ville entre nos mains, il n’a donné sa gloire à nul autre, mais a donné la victoire à la sainte Église romaine et à son légat. Il a d’ailleurs privé de cette gloire, comme il appartenait à sa convenance, certains des nôtres qui cherchaient leur propre gloire. (Lettres, p. 142-144)
C’est donc la version romaine. Elle n’est pas ainsi retenue par les auteurs les mieux informés28. Nouvelle marque d’une position que l’évêque entend faire valoir – en référence au sort de Jérusalem à l’issue de la première croisade –, le représentant du pape, le pape lui-même par son intermédiaire, remet la ville au roi Jean « en possession perpétuelle » (Lettres, p. 146). Damiette est alors une cité défigurée et dépeuplée : Nous n’avons guère trouvé dans la ville après sa prise plus de trois mille Sarrasins ; de ceux-ci il ne restait qu’une centaine, capables de la défendre. […] Lorsque nous y entrâmes nous trouvâmes tant de cadavres sur le sol et les Sarrasins restés en vie étaient si peu nombreux qu’ils ne pouvaient ensevelir autant de morts ; c’est à peine si l’on pouvait supporter la puanteur et la corruption de l’air. Une fois la ville nettoyée, le seigneur légat, le patriarche et tout le clergé avec l’ensemble du peuple y entrèrent en procession le jour de la Purification de la Vierge Marie (2 février 1220). (Lettres, p. 144)
Vient ensuite le silence, entre novembre et février, sur le différend opposant le roi et le légat, consommé enfin lors la translation religieuse de la cité : Le roi de Jérusalem abandonna l’armée avec presque tous ses chevaliers, le maître du Temple se retira avec la majorité de ses frères, 27
Lettres, p. 116 ; ibid., p. 120 ; ibid., p. 138 et 140. Die Schriften, éd. H. Hoogeweg, p. 226-227 ; « Extraits de l’histoire des patriarches d’Alexandrie relatifs au siège de Damiette sous le règne d’al-Malik al Kâmil », éd. E. Blochet, ROL XI (1908), p. 254. 28
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presque tous les chevaliers français s’éclipsèrent, et le seigneur patriarche ne voulut pas rester avec nous dans l’armée. Tous ceux qui étaient de Chypre nous abandonnèrent, quant aux gens d’Orient, qu’il s’agisse des prêtres ou des chevaliers séculiers, ils étaient pratiquement tous absents. (Lettres, p. 164)
Jean de Brienne, appelé par une autre cause, quitte la ville avec le contingent français. Le départ du patriarche Raoul et d’une partie de son clergé, celui des Templiers, indiquent que les forces chrétiennes se seraient partagé tacitement les théâtres d’opérations : tenir Damiette d’un côté, en attendant l’arrivée des renforts annoncés, et de l’autre veiller à la sécurité des territoires de Palestine et du Liban. Chacun a ses raisons, mais c’est le terme d’une rupture prévisible : Ni les rois ni les princes, ni les autres puissants personnages n’étaient restés dans l’armée, à l’exception du comte Mathieu du royaume de Sicile, qui retenait les chevaliers à ses propres frais autant qu’il le pouvait. Le seigneur légat contribuait à l’approvisionnement en utilisant dans la mesure du possible les aumônes qu’il avait reçues. (Lettres, p. 166)
Sa position était délicate alors qu’au témoignage de la chronique des patriarches d’Alexandrie le roi Jean et le légat Pélage se divisaient toujours plus – et cela jusqu’au terme – quant à l’opportunité d’une offensive contre Le Caire29. L’évêque reste évidemment fidèle à la cause et au poste de la ville maintenant assiégée par les musulmans. Sa position ne varie pas quinze mois durant, quinze mois d’inaction et de désordre (février 1220 – juillet 1221). Son amertume seulement s’exaspère : Beaucoup des nôtres oublièrent tant de bienfaits et attirèrent sur eux la colère du Seigneur, enchaînant leurs âmes par divers crimes, surtout ils frustrèrent la communauté de l’armée en s’appropriant frauduleusement les dépouilles des païens et les trésors de la cité. (Lettres, p. 166)
Dans les premiers mois de 1221, enfermés dans la ville de Damiette, avant que n’arrive le renfort du duc de Bavière et de l’évêque de Padoue, et que ne se décide l’offensive qui aurait dû être celle de la victoire, les assiégés s’enfoncent dans le désarroi, 29
Histoire des patriarches d’Alexandrie, éd. E. Blochet, p. 259.
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qu’une fièvre obsidionale exalte au fil des jours en visions et en prophéties30. Néanmoins, l’évêque d’Acre veut croire le succès à portée. Le légat y travaille et rejette pour la seconde fois les propositions de paix du sultan31. Jacques aussi y travaille. N’est-il pas à diffuser la nouvelle de la venue prochaine d’un conquérant mythique de l’est musulman32 ? Dans la fièvre, « devant le peuple assemblé sur le sable devant Damiette », il commente les prophéties annonçant la fin de la puissance ennemie, avec la conviction « d’enlever toute ambiguïté au cœur de ceux qui doutent » (Lettres, p. 196). Ainsi son dernier témoignage de campagne s’arrête à une note bien optimiste quand est annoncée la venue prochaine d’un secours prochain : L’armée des chrétiens exultait à l’annonce de ces rumeurs et trouvait son réconfort en le Seigneur – surtout lorsque nous reçûmes une lettre de l’empereur des Romains, Frédéric. Les messagers qui en étaient porteurs affirmaient qu’avec la permission de Dieu, il viendrait au mois d’août suivant, avec grande force et vaillance pour l’honneur de Dieu au secours des chrétiens. (Lettres, p. 196)
Pourtant la libération n’a pas lieu, au moins par cette voie. Quelques semaines encore, et l’armée croisée sous la direction du légat et du roi Jean – revenu d’Acre pour la circonstance – quitte la ville, remonte le Nil en direction du Caire (juillet 1221) et capitule en rase campagne quelques semaines plus tard. Dans la tourmente l’évêque garde le silence, au moins jusqu’au retour dans sa ville d’Acre (automne 1221). Quand viendront se poser les questions du gaspillage humain et financier de cette expédition mal conduite, Jacques indirectement n’échappera pas aux conséquences de la défaite33. Les auteurs du temps ont beaucoup écrit sur l’échec de cette croisade. Témoignages intéressés à distribuer les responsabilités, mais qui, dans ce contexte où chacun a sa part, dessinent pour Jacques de
30 31 32 33
Die Schriften, éd. H. Hoggeweg, p. 256. Lettres, p. 196. Ibid., p. 176-201. Aubri de Trois- Fontaines, Chronica, p. 911.
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Vitry les traits d’un personnage nouveau, plus partisan et politique. Pour la chronique de Saint-Martin de Tours la critique est à peine voilée. Le légat et l’évêque d’Acre ont exploité aux mêmes fins des rumeurs trompeuses circulant dans l’armée. L’une annonçait qu’allait venir d’Espagne le libérateur de l’Égypte, ce en quoi le légat d’origine espagnole faisait croire à qui voulait l’entendre qu’il était le libérateur en question ; tandis que de son côté « l’évêque d’Acre prêchait en public que David, roi des deux Indes, se pressait au secours des chrétiens, emmenant avec lui des peuples très féroces qui, tels des bêtes sauvages, allaient dévorer les Sarrasins sacrilèges34 ». Mathieu Paris n’est pas plus indulgent quand il fait état du tempérament entier de Jacques de Vitry, refusant de remettre Damiette aux musulmans aux termes du traité conclu et de la trêve résultant de la capitulation de l’armée chrétienne35. Mais au contraire, Bernard le Trésorier, peu après l’événement, en fait un acteur de cette ultime campagne, accompagnant le roi Jean de Brienne à la rencontre du sultan, chargé de négocier la reddition de l’armée pour le compte du légat et jouant les intermédiaires entre les deux hommes provisoirement brouillés36. Le voilà même désigné par cet auteur comme otage, en attente de l’exécution des clauses du traité37. Philippe Mousket († vers 1243) le signale en Italie en 1222, et s’il n’en dit pas la raison, l’évêque, peut-on penser, serait concerné par la conférence réunie à l’initiative du pape en présence de l’empereur pour tirer les conclusions de la défaite. Les récriminations du roi Jean de Brienne envers le légat, les témoignages du patriarche et des représentants des ordres militaires ont pu laisser à Honorius III le sentiment d’avoir été insuffisamment informé de l’état de l’armée de Damiette38. Il est vrai que la dernière correspondance de Jacques, datée du mois d’avril 1221, faisait montre d’un optimisme qui pouvait passer
34 Chronicon Turonense, p. 301-302 ; Aubri de Trois-Fontaines, Chronica, p. 910. 35 Mathieu Paris, Chronica Majora, p. 70. 36 Histoire des patriarches d’Alexandrie, éd. E. Blochet, p. 258-259. 37 R. Röhricht, Testimonia minora, p. 308. 38 Philippe Mousket, éd. A. Tobler et O. Holder-Egger [Chronique rimée], p 719.
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pour de l’aveuglement. Le fait est qu’ayant épousé, par conviction et nécessité, le parti de Pélage, il en a assumé l’échec. De retour dans son évêché dès l’automne 1221, la lassitude, déjà manifeste en Égypte, se fait pressante. L’Histoire orientale, qu’il va mener à terme à présent pendant les mois qui suivent, laisse en divers lieux passer le ressentiment : Quant aux personnes originaires des illustres cités de Gênes, Pise, Venise et les autres Italiens résidant en Syrie […], ils seraient redoutables aux Sarrasins, si, mettant un terme à leur jalousie et leur insatiable cupidité, ils ne se livraient pas à des guerres mutuelles, à des contestations sans fin. (Hist. orientalis, p. 294)
C’est l’écho de la guerre féroce que se livrent, en 1222 à Acre, Pisans et Génois, suite à des querelles résultant de l’échec de la croisade et surtout de la perte des comptoirs égyptiens. Il ne voit pas le terme de ces éternels conflits ; alors, libre des contraintes de la guerre, il revient à l’étude et aux obligations de sa charge. À ce sujet, il avait de quoi dire. L’érosion de l’autorité épiscopale, face aux ordres militaires ou monastiques, n’était pas une nouveauté. Dans le temps, l’archevêque de Tyr, Guillaume, avait nourri une rancune tenace pour l’ordre de l’Hôpital, dont l’origine était dans les conflits du temporel. Cinquante ans plus tard rien n’aurait changé : Des abbés, des prieurs et leurs moines mercenaires et de misérables chapelains, après avoir rejeté la crainte du Seigneur, ne redoutaient pas de porter la faux sur une moisson qui ne leur appartenait pas, unissant par des mariages clandestins des gens qui n’y avaient pas droit ou des bannis, visitant les malades par cupidité et non par piété, administrant les sacrements à ceux même qui allaient contre leurs propres pasteurs, liant et déliant des consciences dont le soin ne leur incombait pas, au mépris de Dieu et des statuts des saints canons. […] Ils donnaient sans distinction une sépulture aux morts, en dépit de l’opposition de leurs évêques, usurpant ainsi à leur avantage, de façon illicite, le droit paroissial. (Hist. orientalis, p. 286-288)
Lui-même, juste retour des choses, reçoit l’appui du légat afin de rectifier à l’amiable un arbitrage remontant à 1200, dont l’objet était la concession aux Hospitaliers de droits sur un cimetière ; en 1238, plus de dix ans après son départ, ce conflit de compétence
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n’est pas réglé39. Ces questions d’intendance n’étaient pas faites pour une telle nature. Il a quitté l’Orient sans être jamais venu à bout de ces tracasseries, laissant à ses successeurs des causes pendantes, qu’il réactive parfois plus tard, quand l’occasion lui en est donnée à Rome. Le détail ne manque pas d’intérêt pour éclairer ce qu’a pu être son état d’esprit : À la demande de notre vénérable frère, l’évêque d’Acre, nous recevons comme notre prédécesseur, le pape Honorius de bonne mémoire, la cause qu’il y a entre lui et le peuple, les prêtres de la chapelle Saint-Marc et autres vénitiens d’Acre, pour le droit paroissial attaché à la chapelle, et cela à la demande de notre frère vénérable, l’évêque de Tusculum (Jacques de Vitry) qui était alors évêque d’Acre, de pouvoir la soumettre à nouveau à son examen. En effet, aucune disposition n’avait été prise à ce sujet après qu’il l’eut ajournée de son propre chef, en sorte que la question était restée sans réponse. Ainsi l’actuel évêque d’Acre endure un dommage non négligeable tant au spirituel qu’au temporel, et lui a demandé secours dans sa paternelle sagesse40.
Dans cette compétition, il a toujours reçu l’appui du pape pour rappeler les prérogatives de l’ordinaire d’Acre aux uns et aux autres : aux prêtres des communautés génoise et vénitienne (mars 1221), au prieur de la milice du Temple (juillet 1225), à l’archevêque de Césarée (avril 1226)41. Ce rôle de plaideur ne lui a pas convenu. Ces désagréments sont venus s’ajouter à la déception de la défaite, au sentiment d’incorrigible anarchie et de division des forces, à l’impression enfin qu’il avait de la radicale singularité physique et humaine de ces régions, qui en faisait une terre résolument étrangère. Pour tout cela, la fatigue aidant, il songe à renoncer, à résilier un siège qui ne lui apporte que déconvenues. Le pape Honorius III avait d’autres projets pour lui. Peut-être parce qu’il considérait l’évêque d’Acre comme le plus apte à restaurer la confiance d’une communauté éprouvée. Las donc ! Alors que Jacques espère ce retour, la chancellerie lui adresse en 1224 un encouragement doublé d’une admonestation (Acconensi episcopo ad confortandum) :
39
Les Registres de Grégoire IX, éd. L. Auvray, 2, no 4388. Ibid., no 2652. 41 J. B. Pitra, Analecta de epistolis et registris Romanorum pontificum, Paris, 1885, p. 218, 231, 233. 40
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Jusque-là, tel un bon soldat du Christ, tu as mené le bon combat et honorablement conduit l’œuvre de l’évangile, mais pour n’être pas encore venu à bout de l’ennemi, comme fatigué, tu désires vivement renoncer, comme nous l’avons entendu dire. Tu te fixes le désir de rentrer à la terre natale, estimant le travail accompli, quand ce qui doit être fait est encore à venir. Sérieusement, nous ne pouvons pas ne pas le déplorer ; car si la récompense de celui qui a combattu est légitime, il est rare qu’un salaire soit dû sans que le travail ait été entièrement achevé. C’est pour peu de chose que tu cesses d’attendre la récompense incomparable d’un combat et d’un labeur qui sont sur le point d’aboutir heureusement en perdant peut-être le mérite au moment où tu cesses de la mériter. Ainsi donc, n’es-tu pas celui qui a coutume de fortifier la main des faibles et d’affermir le genou qui chancelle, rendant courage au peuple chrétien par le verbe et par l’exemple, avec la grâce qui t’est donnée par le Seigneur en soumission de Jésus-Christ ? Et maintenant, comme épuisé, voilà que tu décourages les autres ! D’autant que notre très cher fils dans le Christ, Frédéric, illustre empereur des Romains, toujours auguste, roi de Sicile sous la très haute autorité de Dieu, se dispose à passer en Terre sainte avec une multitude de guerriers et que ta présence comme d’habitude serait particulièrement bienvenue42.
Le voilà attaché à son siège dans l’attente que l’empereur réalise son vœu de croisade. L’évêque aurait quelque raison de s’impatienter ; trois ans plus tôt, à Damiette, Frédéric avait fait cruellement défaut43. L’expérience orientale d’une dizaine d’années, commencée et achevée sous les auspices de la prédication de croisade, de la croisade et de ses rebondissements, est au centre de la vie de Jacques de Vitry, elle en est le point d’orgue. Il ne suffit pas de dire qu’il a vu et décrit l’Orient, ni qu’il a été le témoin du désastre militaire et humain de cinq années de guerre. Il est certes historien de ces années-là. Mais pour lui qu’en est-il ? Quel profit a-t-il fait de ces dix ans d’exil, depuis qu’il s’adressait à ses correspondants à l’aube de son séjour : Très chers, priez pour moi, que Dieu me donne l’humilité vraie et la patience de supporter mes épreuves pour le salut de mon âme et le secours de la Terre sainte, priez que le saint Seigneur daigne éclairer les ténèbres de l’Orient et fasse réussir l’entreprise
42 43
Lettres de Jacques de Vitry, éd. R. B. C. Huygens, p. 154. Lettres, p. 196 ; ibid., p. 200.
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de la Terre sainte, qu’il m’accorde ainsi qu’à tous mes amis une vie bonne et une fin bienheureuse, en sorte que nous passions ainsi à travers les biens temporels et que nous ne perdions pas les biens éternels. (Lettres, p. 60)
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*La Terre sainte de la Promesse, agréable à Dieu, vénérable aux anges saints, admirée par l’univers tout entier, a été choisie et désignée d’avance par Dieu pour la faire resplendir aux yeux de tous par sa présence et racheter le genre humain en accomplissant là les mystères de notre délivrance. Autant le Seigneur porte à cette terre la tendresse la plus fervente, autant il la châtie souvent en l’exposant à des malheurs divers pour les péchés de ses habitants, lui qui défend de donner les choses sacrées aux chiens et de jeter les perles aux cochons. (Hist. orientalis, p. 96)
Terre de la Promesse et lieu de salut, lieu commun de l’imaginaire en Occident chrétien, magnifié par l’exégèse savante des monastères, les actions des princes et des foules, tout a été dit sur ce retour, éclos en pèlerinage pacifique ou guerrier, mais sans qu’en soit jamais épuisé le sens et la signification. La psychologie, non plus que l’instinct, n’a pas de vraie place aisément perceptible dans cette réflexion, car dans l’art de raconter l’histoire tout est fait pour satisfaire au code, à l’idéologie, et c’est une incontestable limite. Aussi serait-on en peine de faire valoir les simples motivations de l’homme qui prend l’initiative du départ ou de celui qui trouve les mots pour entraîner les autres. Ce sont là des approches différentes quant à l’époque et aux individus. Comment connaître l’espoir attendu du croisé de 1217 en considération de sa condition, des enjeux de son groupe, de ses désirs ? N’est-il pas dit que le voyage n’est pour certains qu’une occasion douteuse : Poussés par la vanité d’esprit, la légèreté, l’inconstance, d’autres ne faisaient pas tant le pèlerinage aux lieux saints par dévotion de ce qu’il y avait à voir ; ils cédaient à la curiosité et à l’attrait du nouveau et se mettaient en tête de se rendre, non sans mal, vers un pays inconnu et voir de leurs yeux neufs merveilles et surprises dont ils avaient entendu parler sur l’Orient. (Hist. orientalis, p. 334)
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Jacques lui-même ne se laisse-t-il pas séduire un moment ? Apparemment oui, quand il trouve utile de rassembler dans son livre une collection d’exemples sur l’Orient, sur la nature et ses merveilles : J’ai jugé bon de m’attacher à quelques-unes de ces merveilles prises parmi un si grand nombre, peut-être cela sera-t-il de quelque utilité au lecteur attentif et studieux. (Hist. orientalis, p. 336)
Ainsi se pose pour lui la question, qui n’est pas seulement celle des circonstances de la guerre à mener, de sa présence dans cette terre. La représentation en est tout à la fois matérielle et spirituelle et vient conforter l’idée si ancienne et si reçue d’une terre de la Promesse. Or, Jacques de Vitry tout nourri de cette tradition, mais fort de l’expérience de ces années en Orient et de ses désillusions, en remodèle le contour ; et cela à son seul usage. Aux divisions des forces chrétiennes qu’il a relevées comme le principal obstacle à la reconquête s’ajoute – cela a été souligné – un autre constat qui est la profonde singularité de cette terre d’Orient et de ses habitants, en sorte que l’échec du projet de la croisade le conduit, à compter de ces années-là, à en intérioriser progressivement la démarche. * Les ténèbres orientales L’œil conduit la pensée. Celui de Jacques n’a cessé de s’exercer à la curiosité des choses : les hommes, les animaux, le climat, les caractères ; cela pour la bonne cause et sans tomber dans le travers de ceux « qui transforment en vanité ce que Dieu a jugé bon de créer pour preuve de sa puissance et en justification de ses louanges » (Hist. orientalis, p. 336). Il en donne un bon exemple en 1217 lors de la campagne en Galilée. L’armée a passé la plaine d’Esdrelon en face d’Acre, elle a pris le bourg de Beisân et remonte sur la rive droite du Jourdain en direction du Lac de Tibériade. Dans ces lieux où pousse la canne à sucre, se conserve pour lui, sinon pour la troupe en marche, le souvenir de la prédication de Jean Baptiste. Alors, un scrupule curieux le conduit à vérifier la vraisemblance du récit évangélique. Dans cette région, j’ai vu extraire une très grande quantité de miel à partir de cannes à miel. Ces cannes sont des roseaux gorgés de miel, suc d’une saveur très douce, dont on extrait par des opérations de
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pressage et de distillation un genre de miel d’abord, puis du sucre. Elles portent le nom encore de canamelles, nom formé des mots canne et miel, les tiges ressemblant à des cannes ou des roseaux. Comme il me semblait peu vraisemblable que le saint baptiste du Christ eut mangé de la chair de sauterelles, puisqu’il refusait de manger du pain, je me suis informé précisément auprès d’un moine syrien dont le monastère se trouvait dans la région – monastère comportant un très grand nombre de moines placés sous l’autorité d’un seul abbé et menant là une existence très austère – sur ce qu’étaient ces sauterelles dont s’était nourri saint Jean dans le désert du Jourdain, dit-on. Il me répondit sans hésiter qu’il était coutume au réfectoire de donner à manger aux moines une herbe appelée langusta ou locusta qu’il y avait en quantité autour du monastère et il ajoutait que c’était cette herbe que mangeait saint Jean. (Hist. orientalis, p. 222)
L’histoire serait banale, qui vient illustrer une note de voyage. Elle vaut bien plus pour montrer comment l’évêque ne manquait pas de s’informer auprès de gens compétents afin de se faire expliquer une coutume. La forte présence des chrétiens orientaux est la première information qu’il livre à ses correspondants d’Europe, et sur laquelle il ne cesse de revenir dans la seconde de ses lettres : Syriens de rite grec, Arméniens, Jacobites et Coptes monophysites, Georgiens, Maronites, Nestoriens. Présentation rapide de communautés chrétiennes divisées par l’histoire, les rites et les langues, et dont les mieux représentées dans sa ville d’Acre sont les « hérétiques » professant l’unité de nature dans le Christ, et les Syriens de rite grec qui forment l’essentiel de la population1. Cependant il est évêque d’Acre, investi de l’autorité de l’Église catholique et romaine, étranger aux querelles anciennes et aux mesquineries présentes ; c’est pourquoi pour les membres de ces communautés toujours rivales et toujours divisées il reste le confident idéal : On m’a signalé plus tard, sous le sceau du secret, le motif pour lequel les Jacobites se signent d’un seul doigt ; ils croient qu’il y a une seule volonté dans le Christ. (Lettres, p. 48)
1
Jacques rencontre des chrétiens de rite grec, séparés de Rome depuis 1054 ; il rencontre des Jacobites en Palestine et des Coptes en Égypte, qui sont les héritiers des positions condamnées au concile de Chalcédoine (451) pour avoir rejeté la nature humaine du Christ, et donc sa double nature rassemblée en une seule personne (monophysites).
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Il faut déceler derrière l’anonymat de cette dénonciation la malveillance d’un groupe adverse ; mais il jette un regard indulgent sur ces disputes, et, s’il montre quelque autorité de principe, c’est tout autant à l’intention de ses lecteurs du prieuré d’Oignies, peu au fait de ces réalités : Comme je cherchais à savoir avec précision auprès des Grecs et des Syriens pourquoi ils détestaient les Jacobites, les excluant de leur communauté, il me fut répondu que la principale raison tenait dans ce qu’ils avaient versé dans une hérésie condamnable et exécrable en soutenant qu’il y avait dans le Christ unité de nature comme il y avait unité de personne. (Hist. orientalis, p. 306)
Son action, dans ces milieux très soudés et qu’il n’a pas l’intention de bousculer, se résume en échanges et en prédication. Sa parole paraît se limiter à des recommandations dont on peut se demander s’il pensait vraiment les voir suivies d’effet. Voilà les Jacobites « promettant fermement qu’ils ne se feraient plus circoncire et feraient dorénavant leur confession à des prêtres » (Lettres, p. 48) ; voilà les Syriens lui assurant fermement vouloir dorénavant « vivre selon son conseil » (Lettres, p. 50). Parfois il donne le résultat de ses fructueux entretiens : Tandis que je m’informais avec grand soin auprès de ces Jacobites pour savoir s’ils avançaient qu’il y avait seulement une nature dans le Christ, je ne sais si c’est par crainte ou conduits pour une toute autre raison, mais ils le nièrent. Tandis que je m’enquerrais de savoir pourquoi ils se signaient d’un seul doigt, ils me répondirent que par cette unité, ils symbolisaient l’unité de l’essence divine de la Trinité qui est composée de trois parties, se gardant au nom de la Trinité et de l’Unité par le signe de la croix. (Hist. orientalis, p. 310)
Il expérimente ainsi la subtilité doctrinale d’un milieu avec lequel, en dépit de réserves, il entretient de bons rapports. Passée la première surprise, cette année-là, il fait un bilan prudent qui ne vise d’ailleurs pas à convaincre ses interlocuteurs ou à trop les froisser, sauf à rappeler l’exemple Maronite, dont la communauté avait fini par entrer dans l’obédience de Rome (1182) : Prêchant la parole de Dieu aux chrétiens que j’ai trouvé là, je leur ai expliqué qu’ils devaient avoir un comportement exemplaire au milieu des Sarrasins, de sorte que le nom du Seigneur ne soit pas blasphémé. (Lettres, p. 62)
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Il n’est pas jusqu’à l’accueil qui lui est réservé par les uns et les autres qui ne soit un motif de satisfaction. Il est vrai que la situation de ces chrétiens lui apparut particulièrement fragile. Il le relève en plusieurs occasions au cours de l’itinéraire qui le conduit vers le nord : « L’archevêque des Syriens qui habitait à Sidon au milieu des Sarrasins, vint à pied au-devant de moi » (Lettres, p. 62). Et, plus loin : L’évêque du lieu, qui était très pauvre, mais humble et généreux, reçut le signe de la croix avec le seigneur de la ville et le peuple tout entier. (Lettres, p. 64)
Sur le terrain des réalités l’évêque d’Acre est toujours un homme de la mesure ; si la prééminence du siège romain s’impose naturellement dans la ligne du dernier concile, il n’entre pas en conflit avec le clergé syrien, intransigeant sur la question des rites : Ils méprisaient mes propres sacrements faits à partir du pain azyme ; en foi de quoi ils ne voulaient pas les adorer ni incliner leurs têtes devant eux quand le corps du Seigneur était porté à des malades par nos prêtres ; pis encore ils refusaient de célébrer sur nos autels, s’ils ne les avaient pas au préalable purifiés par des ablutions. (Lettres, p. 50)
Le patriarche Raoul, précédent évêque de Sidon, a dû faire valoir au nouveau venu que la modération s’imposait auprès du tissu fragile de la population chrétienne du royaume. Il se contente de relever au passage la résistance des Syriens à l’autorité latine et romaine, toujours ressentie comme une puissance occupante : Ils disent suivre les prélats latins des diocèses où ils résident, ils ne le font pas du fond du cœur, mais du bout des lèvres, pour la forme et par crainte de leurs seigneurs laïcs. […] Ils se disent entre eux que tous les Latins sont des excommuniés et ne peuvent aucunement lier les gens par une condamnation quelconque. (Hist. orientalis, p. 298)
En écoutant le moine grec, à propos du Baptiste, lui faire la leçon sur le pays et résoudre avec élégance ce qui lui semblait une contradiction de l’Écriture, il se livre en fin de compte à une sorte d’exégèse qui n’emprunte pas la voie du commentaire savant, mais celle, toute simple, des realia. Tel est le discours de l’Histoire orientale qui rend compte de la marque faite sur son esprit par ses relations avec les communautés chrétiennes, dont il rappelle 211
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l’histoire, l’origine, les divergences, afin de les réfuter, simplement « au passage » comme il est indiqué. Il ne s’attarde pas plus sur les doctrines ou coutumes, sinon pour tenter de fixer l’identité de chacune, autour de convictions, de gestes et de mots remontant à la nuit des temps, et tenant lieu de frontières pour se distinguer du reste des hommes. Au contact des Syriens, des Jacobites ou des Coptes, l’évêque d’Acre a dû trouver matière à réflexion. Leur présence en tous lieux de son séjour, et jusqu’à la fin peut-on dire, l’a initié à l’histoire ancienne, à la diversité des peuples de l’Orient. Il n’est pas jusqu’aux heures les plus sombres connues par l’armée où ces précieux auxiliaires, par leurs livres et leurs écrits, n’aient servi la cause : le moral de la troupe bien entendu et la conviction de l’évêque d’Acre, toute personnelle, diffusée en guise d’augure à tous les correspondants : Des Syriens qui étaient dans l’armée avec nous cette année nous ont montré un autre livre très ancien, écrit en langue sarrasine, et qui provenait de leurs anciennes bibliothèques. Il avait pour titre : Révélations de saint Pierre apôtre, rédigé en volumen par son disciple Clément. Quel que soit l’auteur de ce livre, il a prédit si ouvertement et expressément l’état de l’Église de Dieu depuis le début jusqu’aux temps de l’Antéchrist et à la fin du monde que lorsqu’on constate les accomplissements concernant le passé, on doit faire foi indubitable à l’avenir prédit. Or il a prédit, entre autres, l’achèvement en extinction de la loi perfide des Sarrasins ; il a annoncé que la destruction des païens était imminente2. (Lettres, p. 198-200)
L’Église d’Orient, ou mieux encore la part de l’Église universelle en Orient, est au centre de sa réflexion. Dans l’Histoire orientale 2
Dans Damiette assiégée par les Sarrasins, c’est le troisième témoignage apporté par Jacques de Vitry sur l’existence d’ouvrages circulant dans l’armée et annonçant la fin de la puissance de l’Islam. Il s’agit vraisemblablement d’un écrit rédigé en arabe dans les milieux chrétiens d’origine syrienne, bien signalé par Olivier le scolastique, Die Schriften éd. H. Hoogeweg, p. 258. Son contenu a été traduit en latin sans doute à la demande du légat pour remonter le moral des troupes. Quant à son intitulé, si on ne peut admettre qu’il s’agisse d’une prophétie de l’apôtre Pierre à l’encontre de l’Islam et de Mahomet, il est possible qu’il ait été placé assez tôt sous l’autorité de Pierre afin de rattacher cette prophétie au Roman pseudo-clémentin, bien diffusé en Occident dans la traduction de Rufin sous le titre de Recognitiones (Ve siècle). La question mériterait un développement approfondi qui n’a pas ici sa place.
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il en raconte les développements – allant de l’abaissement à la renaissance, et, de là, à l’échec – ainsi que l’histoire des divisions et expéditions militaires faites en retour. Au vrai, cette Église, censée depuis les temps apostoliques s’étendre jusqu’aux confins de la terre, est un idéal que les efforts entrepris ne sont jamais parvenus à faire aboutir. Au mois de mai 1219, dans une lettre au pape, qui est salué pour la circonstance « très haut pontife de la sainte Église universelle », il en résume la situation, entre grandeur passée et déchéance présente ; puis, comme revenant sur un thème éternel, il l’insère presque mot pour mot dans l’Histoire orientale, en une toute autre occasion : Telle cette reine, dit-on, qui se tenait à la droite du roi revêtue d’un vêtement couleur d’or, l’Église d’Orient, alors à ses débuts, s’épanouissait comme le jeune gage de la religion, faisait passer les premiers rayons de sa lumière aux contrées d’Occident. Mais depuis le temps de l’impie Mahomet et jusqu’à notre temps, au soir d’un monde vieillissant, elle a connu une éclipse, elle a été poussée au déclin jusqu’à presque disparaître. […] Le Seigneur l’a délaissée comme une loge de branches dans la vigne. (Hist. orientalis, p. 158)
Le récit de cette histoire, des origines jusqu’à son époque, magnifie l’idéal d’unité à venir dans un discours qui n’est pas une simple chronique, tant il est investi par des apports et des informations recueillis auprès de ses sources ; tant il est coloré par l’histoire et la nature d’un monde qui lui est entièrement étranger. En conséquence, et c’est assez nouveau, il met en perspective les lambeaux d’une unité qui aurait reposé sur un primat universel de la Terre de la Promesse. L’idée est toujours active dans le discours du prédicateur qui engage les hommes à partir en croisade ; elle est théorisée au moins depuis la prédication de la seconde croisade, depuis saint Bernard. Ainsi, ce que Jacques écrit à des correspondants pendant les opérations en Égypte semble donner à croire qu’une telle espérance est toujours bien vivante : Nous lui faisons confiance cependant, à lui qui a ouvert miraculeusement les portes de l’Égypte, car il soumettra le reste de l’Égypte à l’empire des Chrétiens, en faisant briller la lumière dans les ténèbres, et en étendant son Église jusqu’aux confins du monde. (Lettres, p. 152)
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Elle n’est cependant pas loin de s’essouffler. Les confins du monde (fines orbis terre) pourraient n’être qu’une formule tirée des Écritures. Nous sommes pourtant à la limite d’approcher une réalité plus physique du lointain Orient. C’est une réalité où le mythe est en train de se dissiper, quand sont rapportés les exploits d’un roi sorti des lointaines steppes pour mettre fin à la domination de l’islam ; ce n’est rien de plus que les premières invasions mongoles. Sa dernière lettre (1221) fait état de l’itinéraire victorieux de ce « roi David », en sorte que la géographie des confins, si elle n’est pas celle qui s’impose bientôt après avec les missions de milieu du siècle – celle de Jean de Plan Carpin (1245) et de Guillaume de Rubrouck (1253) – n’est plus la même qu’autrefois3. Ainsi le récit de Jacques de Vitry dessine des contours qui font de cette partie mal connue du monde une terre étrangère. L’Orient qu’il présente au « lecteur avisé » est effectivement tout autre. La cause de ce changement de perspective tient moins à l’effet produit par une collection de mirabilia, qu’à l’empreinte de cette terre d’Orient sur les chrétiens qui l’habitent. Ces communautés en effet, avec lesquelles il a dû temporiser, démontrent la force de cette empreinte, et cela d’abord pour ce qu’elles sont et ensuite pour ce qu’elles lui ont rapporté des autres peuples et des autres croyances. Il en tire donc profit dans ses messages aux amis d’Europe et pour illustrer le propos essentiel de son discours, qui est l’extraordinaire variété en Orient des hommes et des cultures. C’est dans ce contexte que l’Église universelle poursuit sa longue marche dans ces contrées, dont le passé antérieur au christianisme et remontant à la nuit des temps est toujours d’actualité : Il y a d’autres personnes misérables et sans loi aucune. Elles vont disant qu’au jour du jugement, quand le Seigneur demandera : « Pourquoi n’avez-vous pas suivi la loi des juifs ? », ils répondront : « Seigneur, nous n’étions pas tenus de l’observer, car nous n’étions pas juifs. – Et pourquoi ne gardez-vous pas la loi des chrétiens ? – Seigneur, nous n’y étions pas tenus, car nous n’étions pas chrétiens ; de même « nous n’avons pas dû suivre la loi des Sarrasins, car nous n’avons jamais été Sarrasins. (Lettres, p. 70)
3
Lettres, p. 176.
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Il est très probable qu’il s’agisse d’une information rapportée. Elle mérite d’être relevée sans que l’on ait à se demander s’il a rencontré les personnes en question, dont la confession de foi présente un air de parenté avec les antiques croyances des astrolâtres du Hârran4. En tout cas, l’évêque d’Acre, qui écoute et qui suit quand il le peut ses informateurs et leurs livres, n’est jamais au bout des surprises : Des Orientaux qui observent la loi de Mahomet, sauf à faire comme les chrétiens leur prière au lever du soleil selon la coutume que leur ont laissé leurs ancêtres chrétiens, sont considérés par les autres comme des hérétiques, des ignorants. Il en est qui regardent le soleil comme le dieu suprême et, en raison de sa beauté, ils lui donnent la prééminence sur les autres créatures visibles. (Hist. orientalis, p. 150)
Ainsi, faut-il le redire, les enseignements reçus par la voie de ses informateurs ou simplement par l’expérience acquise durant son séjour, l’étude enfin des auteurs consultés dans les bibliothèques d’Acre, le conduisent à conclure à des possibilités limitées de reconquête de ces terres perdues. Son parallèle de doctrines entre le christianisme et l’islam est une vision réaliste de relations de terrain qui prend acte de l’instabilité des relations intercommunautaires. La relative tempérance de ses propos est commandée par sa source, lui-même n’apportant ça et là qu’une note de son crû. Le parallèle est très instructif certainement pour des lecteurs ignorants de ce qu’il convenait de mettre exactement sous le nom de l’adversaire. Il fait état de similitudes, d’accords, de pratiques associées, ce qui ne l’empêche pas de souligner les points de rupture, fondés en partie sur des prémisses naturelles : Dans les pays d’Orient, surtout dans les régions chaudes, ces gens incultes et débauchés, auxquels l’austérité de la religion chrétienne semblait intolérable et insupportable, délaissent la voie étroite qui conduit à la vie et à la porte étroite, et entrent en toute facilité dans la voie large et spacieuse qui mène à la mort. (Hist. orientalis, p. 132)
Dans ces chapitres où il décrit l’islam, Jacques glisse du préalable de l’hérésie, factuelle et périssable, à la permanence de ses
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T. Fahd, « Sâbi’a », EI2 8, Paris, 1994, p. 697-698.
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effets, en sorte que la culture de l’Islam et sa langue deviennent sous sa plume la référence de ces régions, pour tous les peuples, les Syriens de confession chrétienne notamment : Ils se font espions à vil prix, dénoncent les secrets des Chrétiens aux Sarrasins au milieu desquels ils sont élevés, et même dont ils parlent de préférence la langue et dont ils imitent en grande partie les mœurs perverties. Ils s’y sont mêlés, ils ont appris à en partager les coutumes. Comme les Sarrasins, ils tiennent leurs femmes et leurs filles enfermées, ils les couvrent de voiles pour qu’on ne puisse rien en voir. Comme les Sarrasins, les Grecs et presque tous les Orientaux, ils ne se rasent pas, mais entretiennent leur barbe avec grand soin, ils s’en font un titre particulier de gloire. (Hist. orientalis, p. 296)
Ou encore : Dans la vie courante les Syriens parlent la langue arabe. De même dans leurs contrats, le négoce et le reste, ils écrivent en arabe, sauf dans les écritures sacrées et autres usages spirituels pour lesquels ils n’emploient que le grec. Voilà pourquoi les laïcs qui ne comprennent que l’arabe ne comprennent rien pendant la célébration des offices religieux. (Hist. orientalis, p. 298)
Le Proche-Orient donc façonne les peuples qui l’habitent. Le mode de vie, les intérêts bien compris sont un lien pour la mosaïque des communautés et des sectes. La force de cette terre serait telle que les Latins installés à demeure, les descendants des premiers croisés, ont cédé aux sollicitations du milieu : Nourris dans les délices, mous, efféminés, plus habitués aux bains que familiers des combats, s’adonnant à l’impureté et à la luxure, comme des femmes, vêtus de vêtements délicats, ornés et arrangés comme un temple (Ps 143, 12). […] Hommes soupçonneux, l’esprit dévoré de jalousie, ils gardent leurs femmes enfermées sous étroite surveillance avec tant de soin et précaution qu’il est difficile à leurs frères, parents, proches de tout acabit, de les approcher. […] Plus les femmes des Poulains se trouvent étroitement enfermées, plus elles se démènent et s’efforcent de trouver des portes de sortie, imaginant mille ruses et des stratagèmes sans fin. Car elles s’instruisent, on ne saurait croire à quel point, auprès des femmes des Sarrasins et de celles des Syriens, dans l’art des sortilèges, maléfices et abominations en tout genre. (Hist. orientalis, p. 290-292)
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Question insolite que ces chrétiens rencontrés sur la côte et qui « se dandinaient comme s’ils hésitaient entre la loi des chrétiens et celle des Sarrasins » (Lettres, p. 62). Autre question que ces Sarrasins qui font « baptiser leurs enfants par des prêtres chrétiens sans mettre d’espérance dans le baptême ». La défaite consommée, de retour à Acre, il fait le bilan de ses expériences : Histoire orientale et Histoire occidentale sont composées pour l’essentiel entre 1220 et 1226/7. Leur contenu sépare plus que des territoires, à l’heure où l’horizon de l’Église universelle se trouble, pour se rétracter sur le front occidental. Historien lucide, Jacques tire argument de l’aventure militaire pour arrêter les frontières à défendre ou à rétablir, au risque, si cela n’était fait, de disparaître complètement : Jadis venue des limites de la terre afin d’écouter la voix de la Sagesse de Salomon, l’Église d’Orient s’était trouvée exposée à différents hasards, accablée de diverses causes d’amertume, comme en proie à l’ivresse de l’absinthe ; tandis donc qu’elle avait converti sa joie en douleur et profonde affliction, sa fille aînée et spécialement aimée, l’Église de Jérusalem, dépouillée de ses vêtements de gloire, mise en pièces par toutes sortes de bourreaux, s’était retrouvée en effet comme presque nue. […] Jérusalem est en effet à la fois la tête et la mère de la foi, tout comme Rome est le chef et la mère des fidèles. La douleur de la tête débordait à tel point dans les membres, et le Seigneur manifestait sa colère et son indignation par tant de fléaux divers que, la Terre sainte une fois tombée aux mains des impies […], il a laissé nous assaillir les Maures en Espagne, les hérétiques en Provence et Lombardie, les schismatiques en Grèce. (Hist. occidentalis, p. 73)
L’Église universelle se replie d’un côté pour mieux s’étendre de l’autre, non plus simplement l’Église, mais le peuple chrétien, la chrétienté (populus christianorum). De l’autre côté, autour de la terre de la Promesse, l’Église universelle est confrontée à la domination de l’Islam, cette force montée en quelque sorte de la terre, du sol. De ce partage, privant l’Église de son retour vers le lieu du salut, de cette impuissance, il s’ouvre dans une prière pour percer le dessein de Dieu, jusque-là restée sans réponse : Seigneur, toi qui es le Juste, s’il m’est permis de discuter avec toi, qu’en vérité ce soit pour te questionner sur tes décisions. Pourquoi as-tu cédé à une bête si cruelle et lui as-tu lâché les rênes ? (Hist. orientalis, p. 108)
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Deux Jérusalem Durant ce séjour de onze ans, entre 1216 et 1227, Jacques de Vitry n’est jamais passé par Jérusalem ni Bethléem. Ses descriptions ne doivent qu’à ses lectures et ses contacts : En ce qui me concerne, à dire vrai, je n’ai jamais foulé la Terre de la Promesse, la terre désirable et sainte ; pourtant la ville d’Acre n’est pas à plus de huit milles du lieu où a demeuré Jésus-Christ, où il a été conçu et élevé, où l’ange Gabriel a annoncé la joyeuse et singulière nouvelle à la Vierge, c’est-à-dire de Nazareth ; Acre n’est pas à plus de trois milles du mont Carmel, où le prophète Elie a vécu en ermite ; ce mont que je regarde avec des soupirs chaque fois que j’ouvre la fenêtre de ma maison. Par crainte des Sarrasins je n’ai pas encore visité les lieux saints : en quelque sorte, je me trouvais dans la situation d’un homme qui n’a pas encore bu, alors qu’il a de l’eau jusqu’au menton. (Lettres, p. 58)
Acre est la limite de cet horizon, ainsi que les territoires traversés par la suite : le littoral méditerranéen et la basse vallée du Nil. Son court passage en Galilée au cours de l’hiver 1217 et du printemps suivant est une occasion d’apercevoir une petite partie des véritables lieux saints, car la croisade, réunie avec tant de peine et prêchée avec tant d’efforts, s’est rapidement enfoncée dans les sables de l’Égypte. Cependant, au cœur des pensées et des ambitions, se trouve Jérusalem, la Cité sainte, pour l’évocation de laquelle il emprunte les accents du Prophète : Ils venaient de Saba et du monde entier pour apporter l’or et l’encens à Jérusalem et publier la louange du Seigneur ; et son sépulcre était glorieux en sorte qu’on voyait s’accomplir à la lettre la parole d’Isaïe (2, 2) : La montagne de la maison du Seigneur sera placée au sommet des monts, et toutes les nations viendront à elle, les peuples s’y rendront en foule ! (Hist. orientalis, p. 278)
Jérusalem, et laquelle ? Il y a d’abord la cité reconquise par les Latins au cours de la première croisade (1096-1099) et de nouveau perdue. Il n’est pas indifférent à ce passé, mais il est davantage soucieux d’un lieu tout autre que le siège d’une royauté éphémère, dont il survole l’histoire. Lieu universel, c’est ainsi que débute l’éloge de la ville dans l’Histoire orientale, dont il n’est
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dit nulle part dans les pages de son livre qu’elle préfigure la cité céleste de l’Apocalypse : Jérusalem est la cité des cités, sainte parmi les saintes, maîtresse des nations, capitale des provinces et, par privilège particulier, dite « cité du Grand Roi ». Elle est comme au centre du monde, placée au centre de la terre pour que toutes les nations viennent à elle, propriété des patriarches, nourrice des prophètes, maîtresse des apôtres, berceau de notre salut, patrie du Seigneur, mère de la foi comme Rome est la mère des fidèles, terre choisie à l’avance par Dieu et sanctifiée, sur laquelle il a posé les pieds, honorée par les anges et visitée par toutes les nations vivant sous le ciel. (Hist. orientalis, p. 238)
Lieu physique assurément que la Cité sainte, donnée comme au fondement de la foi chrétienne pour avoir abrité la vie terrestre du Christ et avoir présidé ainsi à la naissance de l’Église. Les sites qu’il décrit très précisément ne sont pas simples étapes d’un saint pèlerinage, ni une occasion de commenter une histoire chargée de symboles. La topographie des lieux saints, tels que présentés par Jacques de Vitry, est la preuve tangible des fondements de la foi et de la naissance de l’Église spirituelle. Là, est-il dit en substance, le christianisme est né, la double nature du Christ a trouvé à se manifester. Nul n’est besoin d’exégèse plus savante que l’existence même de ces lieux. La nature divine est montrée sur les bords du Jourdain, lors de l’institution de l’eucharistie, le jour de l’Ascension, le jour de Pentecôte. La nature humaine se démontre dans tous les actes de la vie, de la naissance à la mort, de Bethléem au tombeau. Le récit raconté dans les chapitres centraux du livre établit un lien physique entre les fondements du christianisme et les institutions de l’Église. Dans la grande collection des récits sur le pèlerinage où voisinent encore à son époque la curiosité pieuse et la dévotion émotionnelle, l’Histoire orientale donne un effet qui est, somme toute, différent. Jacques, sans avoir approché ces murs, met en rapport l’itinéraire matériel et l’histoire sainte qui lui donne un sens, sans céder jamais comme ferait le pèlerin ou le voyageur « au devoir de voir », selon le mot de Stendhal. Son pèlerinage est d’une autre nature, comme il l’écrit dans un sermon adressé aux croisés, longtemps après, à Rome, et en écho aux paroles du prophète Isaïe (62, 1) : À cause de Sion je ne me tairai pas, mais je parlerai pour l’Église et à cause de Jérusalem je ne me tiendrai pas en repos, travaillant et prêchant pour la conversion des âmes et le progrès de l’Église,
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jusqu’à ce que se manifestent sa pure splendeur par ma prédication et son Sauveur, comme une lampe allumée dans le cœur de l’auditoire. La lampe c’est le Christ : tel qu’il est dit dans Zacharie que la lampe était au-dessus du candélabre, tel est le Christ audessus de l’Église, lui dont la chair est ainsi que le verre pur et fragile. Et, ainsi que le verre va bien avec le bois et en donne une meilleure image à ceux qui le regardent, ainsi chacun peut voir sa propre image au miroir de la croix, par la chair du Christ, et connaître son mal par l’excellence du remède. (Ad cruce signatos, éd. A. T. Maier, p. 84)
La ville, le Christ et l’Église sont liés dans la parole du prédicateur, ouvertement, devant un auditoire à conquérir, non dans le silence des bibliothèques et des monastères. Mais à l’heure où ces lignes sont écrites, Jérusalem reste le but à atteindre cette fois par la réforme et la conversion intérieures. La croisade, celle qu’il raconte par le menu de 1216 à 1221, avec ses troubles, ses peines, les bonnes et les mauvaises nouvelles, il l’a vécue bien loin de la ville et du territoire de Jérusalem, pour le compte desquels il avait cru devoir la faire. De cet objectif manqué les lettres ne parlent pas ; elles sont remplies au contraire du bruit de combat et des attaques de l’ennemi, le Turc ou le Sarrasin. Dans le feu de l’action la Terre de la Promesse, la Cité sainte, sont des buts à venir et lointains. Il l’écrit à ses correspondants : Une fois la ville prise (Damiette), nous aurons très facilement accès au reste du pays (Égypte), et une fois celui-ci subjugué, nous rentrerons en Judée avec l’aide de Dieu, pour relever les murs de notre mère Jérusalem. (Lettres, p. 130)
Alors Jérusalem serait-elle devenue inaccessible directement par les armes, qu’il faille passer par la conquête de l’Égypte ? Une telle idée est bien vivante une année plus tard, en 12195. Ensuite l’illusion d’une conquête par les armes se dissipe. La Cité sainte devient l’enjeu d’une simple transaction6. Cela jusqu’au traité de Jaffa (1229), quand l’empereur Frédéric II, devenu le nouveau roi de Jérusalem, l’obtient du sultan sans coup férir7. Depuis plus de deux ans, il est vrai, Jacques de Vitry n’était plus évêque d’Acre.
5 6 7
Lettres, p. 130 Ibid., p. 138. Les Registres de Grégoire IX, éd. L. Auvray, 1, no 306, no 308.
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Lorsqu’il quitte l’Orient, trente-cinq ans se sont écoulés depuis la décision du roi Richard de renoncer à la Cité sainte en 1192. La déception des « soldats du Christ » n’est pas moins grande, et la cause de Jérusalem semble ne plus avoir le même attrait, sinon celui des mots. Jacques a beau parer la terre d’Égypte de pieuses légendes, saluer les vents favorables qui portent la flotte jusqu’à l’embouchure du Nil, il renonce comme tout autre au but fixé par le pape Innocent III, ce mouvement de la chrétienté entière pour libérer les lieux saints, auquel il avait en France, et en son temps, prêté sa voix et son énergie. La guerre qu’il continue à présent prend un tout autre sens. Elle est un exercice où se rencontrent l’ambition de réduire l’adversaire et conquérir son pays, et l’engagement sur un chemin difficile pour gagner le salut. Ainsi, venant à évoquer les premiers morts de l’été 1218, il écrit au pape comme pour donner un sens à cette expédition détournée : Après avoir quitté leurs femmes, leurs enfants et vendu leurs héritages terrestres, ils ont choisi de s’attacher à un meilleur et éternel héritage dans les cieux et sont sortis de leur pays, de leur parenté, de la maison de leur père. […] Ils se sont engagés dans la voie étroite de la pérégrination qui mène à la patrie éternelle. (Lettres, p. 114)
À l’exemple de tous ceux-là, il a poursuivi jusqu’au bout cette guerre, et, peut-on penser, presque désespérément. La défaite militaire venue et de retour dans sa ville d’Acre, il convenait pour lui de méditer plus avant si possible sur le sens et la valeur de l’échec. Sa réflexion commencée dans l’illusion peut-être, corrigée certainement à la lueur des épreuves et de ses observations, se dirige à présent vers une recherche plus intime, plus conforme aux aspirations anciennes qui l’avaient conduit jadis à la solitude d’Oignies. Recherche alimentée cette fois par son expérience des hommes et des faits. L’Histoire orientale d’abord, les sermons ensuite sont à quelques années de distance les témoins de cette recherche. Cette réflexion sur le but de la croisade – qui a maintenant échoué tant en Égypte que dans la reconquête de Jérusalem – l’amène à en intérioriser la valeur et le sens, en deux étapes si l’on peut dire. La première se lit dans l’Histoire orientale et la seconde, plus tardivement, dans les sermons écrits à Rome autour des années 1235, quatre d’entre eux notamment : deux sermons destinés aux croisés (Ad cruce signatos) et deux sermons destinés aux ordres militaires (Ad fratres militaris ordinis). Ces étapes sont jalonnées d’événements importants. 221
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Il convient de rappeler que l’Histoire orientale résulte pour partie au moins de la défaite et que ce livre, aux multiples aspects, a été achevé à Acre vers 1223 ou 1224. Cet ouvrage traduit l’état intermédiaire de la pensée de l’évêque d’Acre sur la croisade. Après le feu du combat et la défaite, voilà l’heure pour lui de la mise au clair. Il s’y attache en essayant de donner à cette conclusion une signification plus haute. Le livre est ainsi entièrement consacré à l’histoire des tribulations de la Terre sainte – au centre de laquelle est Jérusalem – depuis l’origine des temps, depuis Abraham, non pas comme la conclusion d’une croisade en train de mourir, mais comme la pierre d’angle du combat sur la terre de la cité de Dieu. Pour s’accomplir, le salut collectif et le salut individuel passent par un lieu, lieu à défendre ou à conquérir, et qui ne peut être jamais définitivement acquis. Jacques s’appuie sur le récit de la première croisade pour évoquer sa conception idéologique qui fait de ce mouvement, dans une noria de défections et de renforts, de péripéties diverses, une entreprise au terme toujours fuyant : La Cité sainte libérée, nombreux chez nous s’en retournèrent joyeux une fois leur vœu accompli et leur désir satisfait. D’autres au contraire, hommes magnifiques, de grand courage et de bon sens, se rendaient bien compte qu’ils ne pourraient garder la cité qu’en entreprenant d’en agrandir le territoire en repoussant plus loin ses voisins hostiles. […] Alors et pour le Christ, au lieu de regarder en arrière une fois la main mise à la charrue et laisser l’œuvre inachevée, ils choisirent d’exposer leur vie à la mort. Tels ces animaux saints qui marchaient sans se retourner, ils allaient de l’avant, oublieux du passé, estimant que rien n’était fait tant qu’il restait quelque chose à faire. (Hist. orientalis, p. 172-174)
Où fixer la limite et quand peut-on dire le but atteint, et définitivement ? La reconquête, la trêve, la paix, les alliances, les revers et les succès furent, ainsi qu’il le rappelle longuement, le quotidien de ce territoire aux dimensions d’État, le royaume Latin. Telle est l’histoire qu’il rapporte, mais sans qu’il soit vraiment question du maintien ou de la restauration d’un royaume terrestre. Il s’agit, à bien lire son livre, de concourir à la défense d’une terre qui n’a d’autre fonction que l’accomplissement de soi au péril de sa vie. Saladin, après sa victoire sur Gui de Lusignan, soumet une cité après l’autre et la plus grande part du royaume latin de Jérusalem, mais de la perte de la Cité sainte (1187) Jacques ne dit mot,
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laissant dans l’ombre le sort d’un lieu qui ne saurait entrer dans le jeu de la fortune. Jérusalem est toujours à conquérir, son gain est temporaire, sa perte n’est pas éternelle. Ainsi dans les mois qui suivent la défaite sa réflexion n’en est pas tout à fait encore au bout du voyage. Il chevauche la grande histoire, la relisant et la racontant, pour illustrer l’aventure collective, et la sienne par conséquent. Il se met à l’épreuve des mouvements, des succès et des chutes. En fin de compte, et comme l’ont écrit les historiens qui le précédent, le péché seul, expression du démon, doit être rendu responsable de la perte de cette terre et de cette ville. En dépit de tout, sous le lexique séparateur de la perfidie, de la trahison, auquel il donne un visage ou un nom, celui du pseudo-prophète ou d’un autre, perce le seul objet utile à son parcours, qui est de répondre aux questions posées à l’insuffisance des habitants de cette terre, et à la sienne par la même occasion. La bataille d’Égypte passée, la fatigue et la lassitude venues, le regard qu’il jette à son action de prédicateur d’une cause détournée et qui n’est pas celle pour laquelle il fut engagé, aurait pu lui donner à penser que ce qu’il a fait jusque là n’était finalement destiné qu’à l’usage de sa réflexion. Il fait ainsi longuement la clarté sur la présence récurrente du mal pour expliquer après coup les aléas de l’histoire de l’Orient : Ainsi, tandis que la vigne du Seigneur exhalait un parfum suave jusqu’aux extrémités de la terre, l’antique serpent, le dragon vénéneux, l’ennemi du genre humain ne put en supporter davantage, voyant et enviant les si grandes transformations qui s’étaient opérées dans les contrées d’Orient par la droite du Très-Haut. […] Le diable, enténébré par une lumière si vive, comme blessé à mort, frappé au cœur de sa méchanceté, commença à rechercher mille moyens, à inventer toutes sortes de manœuvres pour instiller en secret son venin, détruire la vigne du Seigneur, semer l’ivraie dans le champ, tandis que les pasteurs dormaient. (Hist. orientalis, p. 278)
Mais dans cette perspective le chaos n’existe pas, car ce qui advient est à faire entrer dans un dessein supérieur, la ronde sans fin du malheur et de la félicité. Il voit donc dans cette histoire un mouvement puissant et lent d’échecs et de reprises dont la cause est dans ce rappel que la chute survient en châtiment du péché (exigentibus peccatis), et le renouveau en récompense de l’effort. En Égypte il en a donné à ses correspondants un témoignage vivant, quand il présente les croisés assiégés dans Damiette. Ils sont 223
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au bord du désespoir et leur nombre décroît sans cesse, le sultan triomphe, puis : Visités par le Seigneur dans le secret de leur âmes et animés par la parole de la divine prédication, rentrant en leur cœur et faisant pénitence, confessant leurs péchés, ils ont été changés en un autre homme, avec ce résultat que l’armée du Seigneur, contrairement à ce qui était la règle auparavant, semblait être comparable soudain à un monastère : brûlant donc de ferveur spirituelle et d’un esprit plus réfléchi, ils obligèrent toutes les prostituées à quitter l’armée. (Lettres, p. 172)
Les événements se retournent ; les voilà sauvés. L’histoire pour Jacques de Vitry est une telle réserve d’exemples, histoire lointaine des premières croisades, histoire proche des derniers combats, où se dessine déjà l’idéal du guerrier, instrument de la toute-puissance divine et appelé à la récompense éternelle par une mort sacrificielle : Ce jour-là, Jacques d’Avesnes, noble chevalier et vaillant soldat, succomba et, avec lui, beaucoup reçurent la couronne d’un bienheureux martyre, des anonymes dans leur combat isolé contre la cohorte des Sarrasins. (Hist. orientalis, p. 458)
De fait, l’Histoire orientale offre sur la croisade et l’idée de croisade un ton plus apaisé et général, comme si l’auteur s’était élevé au-dessus du champ de bataille. La réalité, telle qu’il l’a vécue durant la guerre encore proche, était différente cependant et les cas de défection ou d’insuffisance, tels qu’il les exposait, sont intéressants à relever. Car fallait-il encore accepter d’entrer dans le jeu des volontés divines ou tout au moins avoir suffisamment conscience d’y être entré pour mener l’affaire à son terme. La parole de l’évêque visait donc à fédérer les forces sur le terrain d’un combat qui était celui de la guerre pure et simple, et, accessoirement, celui de l’aventure intérieure, moins pénitentielle – en dépit des indulgences reçues – qu’exploratoire. En effet, son discours dans les derniers mois de la guerre était extrêmement tendu, violent sans aucun doute, porteur de deux courants, l’un pour ranimer sans cesse l’idéologie de la croisade, l’autre pour faire valoir la force constructive de l’intention. Le premier était le plus simple pour être le plus évident, et finalement le plus brutal. C’est là ce que l’opinion, favorable ou hostile, a retenu. L’aspect intentionnel, plus subtil, faisait du guerrier, fût-il un laïc, un pèle224
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rin de l’âme, puisque son vœu l’engageait dans une voie dont il ne pouvait sortir qu’en le réalisant. Toute défection n’était alors que le reflet d’un renoncement à la quête de perfection, et davantage qu’une fuite devant l’ennemi : Combien est-il étroit le chemin qui mène à la vie (Mt, 7, 14), et peu nombreux sont-ils ceux qui entrent par lui, car il nous faut passer par beaucoup de tribulations, dit l’Apôtre, pour entrer dans le royaume des cieux (Ac, 14, 21) ; et le Seigneur dans l’Évangile : Efforcez-vous d’entrer par la porte étroite (Lc, 13, 24). Beaucoup de gens manquant de courage et de fermeté quittent l’armée du Seigneur sans avoir accompli leur vœu, répandant bien des mensonges de toutes sortes, cherchant à se faire pardonner en arguant de leur faiblesse. (Lettres, p. 88)
Au cours de ces années de guerre et de tensions, Jacques ne fut pas un théoricien de la croisade, il en a été juste l’acteur par la parole et l’exemple. Il la présente comme une aventure collective, qu’il soit occupé à prêcher ou ensuite à recomposer l’itinéraire de l’Église universelle dans cette partie du monde. Lorsqu’il rédige les sermons, une dizaine d’années plus tard à Rome (vers 1235), il aborde la question dans un contexte politique et personnel différent ; et sa conception des choses s’en trouve notablement modifiée. À cette date, comme cela a été dit, la ville de Jérusalem est occupée par les Latins, rendant normalement sans objet un discours de reconquête. Les deux sermons aux croisés (Ad cruce signatos) sont écrits dans la perspective d’une croisade orientale à venir en prévision de l’extinction de la trêve conclue en 1229, sans urgence pourtant. Ils traduisent l’état d’esprit final de la pensée de Jacques de Vitry à cet égard ; le but de la conquête s’étant quelque peu éloigné, il restait l’empreinte de l’effort à accomplir. Il insiste sur la valeur salutaire de l’engagement et du combat pour l’individu. Ce nouveau discours devient plus personnel et le concerne en premier chef en tant que prédicateur, non tant pour enrôler des troupes de croisés, que pour indiquer à chacun la voie du salut. Ces deux sermons sont par conséquent une dissertation sur le signe, la marque d’élection à laquelle chacun est appelé par la croix reçue au droit de l’épaule. Le combat d’abord est intérieur. La guerre contre le Sarrasin se mue en une volonté de rémission, en approfondissement de la capacité à remettre en cause sa vie et
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sa fortune pour la tâche impérieuse du salut individuel. C’est là une certitude tranquille, qui ne doit pas jeter le vaincu dans le désespoir ou inspirer la suffisance au vainqueur. L’ennemi y acquiert une position éminente, parce qu’il figure l’obstacle ; c’est lui, par sa résistance, qui donne l’occasion de salut : Prenez donc cela en compte que Dieu, qui peut libérer d’un mot la Terre sainte, veut honorer ses fidèles et avoir des compagnons à cette libération, vous donnant l’occasion de sauver vos âmes qu’il a rachetées et pour lesquelles il a versé son sang. […] Bon nombre sont sauvés par ce saint pèlerinage. Ils seraient restés dans leurs péchés, si le Seigneur avait libéré par eux et tout de suite la Terre sainte. […] Voilà pourquoi, bien que les chrétiens ne l’aient pas récupérée, ceux qui y travaillent en reçoivent le prix éternel. (Ad cruce signatos, éd. A.T. Maier, p. 116)
Le Sarrasin des sermons n’est pas identique à celui que Jacques se proposait de convertir dans les premiers mois de sa présence en Orient. Celui-là est du parti adverse et il défend la doctrine adverse pour une cause supérieure, qui donne au croisé l’occasion de mieux distinguer – cela n’étant pas dit ainsi – le bien du mal. À présent c’est une histoire intérieure que la croisade, dédiée à la conquête d’une Jérusalem du cœur. L’acteur de l’échec ou du succès de cette conquête n’est autre que le guerrier qui fait l’histoire, le croisé qui est d’abord un pèlerin. Jacques, comme les prédicateurs de son temps, en a fait la démonstration à double titre, dont le plus apparent a été de conforter les départs et les engagements ; mais, à présent, le vrai de l’affaire est d’inviter chacun à descendre les marches du renoncement et à suivre la voie royale de la réforme intérieure. C’est donc à cela qu’invite le premier sermon aux croisés, avec au détour d’une citation ou d’une promesse, une porte nouvelle à franchir : Aujourd’hui, la maîtresse des nations, la princesse des provinces est devenue tributaire. Les ennemis de la croix du Christ ont porté leurs mains sacrilèges jusqu’à la partie la plus noble, aux entrailles et la pupille de l’œil, attaquant et conquérant la cité de notre salut, la mère de la foi. (Ad cruce signatos, éd. A. T. Maier, p. 92)
C’est à l’homme de toute condition, ainsi appelé, de faire ses choix, de se convertir, de recevoir la croix, et, soldat de fortune, d’entrer dans la cohorte du Christ qui « possède le signe du Dieu vivant pour marquer ses propres soldats, lui qui voulut le premier
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être marqué du signe de la croix pour précéder les autres avec l’étendard de la croix » (Ad cruce signatos, éd. A. T. Maier, p. 90). Tout est dit, ou presque, sur cette armée en marche : La tige de Jessé en effet, le Christ, se tient comme un signe pour les nations, sur la croix, pour le peuple de Dieu ; les nations le supplieront, surtout après la résurrection et l’ascension, et son sépulcre où il a reposé est glorieux. Il est tenu en telle vénération par tous ses fidèles que beaucoup, par amour pour lui et en dévotion du signe dressé de la croix du salut, vont sur terre et sur mer pour se rendre compte de leurs yeux et lui rendre hommage par leur présence. (Ad cruce signatos, éd. A. T. Maier, p. 90)
Cette voie de salut n’est pas réservée à quelques-uns ; cela a été dit, les femmes, les enfants, les invalides, les vieillards bénéficient aussi du sacrifice du héros. Une fois marqués aussi du signe, ils peuvent, sans autre combat que celui mené en leur place par un autre, recevoir le prix du sacrifice8. Il y a mieux enfin, la croisade est un message qui s’adresse au monde entier : L’autel sur lequel le Christ fut sacrifié, dit-on, sa croix, est au milieu de l’Égypte, entendez dans ce monde des ténèbres, parce que le bénéfice de la croix est conjointement offert à tous. (Ad cruce signatos, éd. A. T. Maier, p. 114)
Le message doit être porté à la connaissance de tous. Il faut donc vilipender le paresseux qui néglige le travail de la Terre sainte, l’oisif, le dégoûté même, fatigué avant que d’être parti9. Lui-même, Jacques, a été tenté un jour, comme le rapporte Thomas de Cantimpré10. Il a été près de flancher en Égypte sous l’effet de la fatigue quand il avoue : « Moi qui suis affaibli déjà, et le cœur abattu, je désire finir ma vie en paix et tranquillité » (Lettres, p. 156). Pour aller plus loin encore, ces hésitations ne sont que les pâles manifestations du mal véritable, le locataire indésirable d’une terre qui n’est autre que le for intérieur, la terre que se disputent les démons. Ainsi le fond de l’âme est-il à l’image de la Terre sainte dont il était dit :
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Ibid., p. 112. Ibid., p. 90-92. 10 Thomas de Cantimpré, Vita S. Lutgardis, p. 244. 9
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Au début, dans ces lieux desséchés et asséchés, le démon n’avait pu trouver le repos au milieu des premiers pèlerins, pauvres encore, épuisés, exténués de leurs fatigues sans nombre. Le temps passant, il trouva une maison nette et balayée, des gens inoccupés vivant dans le confort, revigorés par le blé, le vin et l’huile de leurs récoltes, et plus que comblés des biens de ce monde. Il prit sept esprits plus mauvais que lui, les sept péchés capitaux, plus méchants que jamais en raison de leur déconvenue, et il entra. (Hist. orientalis, p. 280)
Il est enfin commode d’imputer à un autre, fut-il le diable, le trouble qui rend sourd à la parole du salut. Au vrai l’ennemi s’échappe souvent ; il se fond dans un halo auquel le péché donne un nom, sans en épuiser entièrement la nature. Au tréfonds, et pour finir, le combat n’est plus l’affaire de l’homme, mais celle de Dieu, pour lequel tout est possible, comme il l’écrivait ailleurs et en autre occasion : « Dieu voit que tout est très bien de ce qu’il a créé ; il ne déteste rien de son œuvre. Il déteste, poursuit et détruit le péché seul, qui est le néant » (Hist. orientalis, p. 418). Dans le second sermon il n’est plus vraiment question de la Jérusalem terrestre ; la Cité sainte est donc un territoire à prendre sur le seul adversaire qui vaille, celui de l’intérieur11. C’est le terrain du prédicateur. Pour avoir suffisamment œuvré en son temps et avoir engagé les combattants dans les aventures de la croisade contre les Cathares et de la délivrance des Lieux saints, Jacques de Vitry, à Rome et au faîte de sa carrière, en est à faire le bilan. À présent il expose son métier, non comme un travail d’enrôleur ou d’enchanteur, comme il le dit parfois, mais comme le port d’un message adressé à la sagacité de chacun : À la vérité, le prédicateur passe pour être le messager qui porte la lettre, à savoir la science des Écritures, et son sceau, c’est-à-dire l’empreinte d’un saint mode de vie par laquelle il peut informer les autres. Mais il arrive que dans certains sceaux les lettres soient de travers, comme il arrive avec les sceaux matériels. Quand certains parlent bien et font tout le contraire, ils n’arrachent pas aux ténèbres extérieures le peuple aveugle, parce que leurs actes mauvais contredisent l’effet de leur enseignement. Le bon prédicateur tire le peuple aveugle des ténèbres extérieures par la parole et l’exemple, à l’exemple du Christ. Aveugle est le prédicateur aussi longtemps qu’il séjourne dans les ténèbres des pécheurs, bien qu’il ait des yeux, sa raison et son intellect. (Ad cruce signatos, éd. A. T. Maier, p. 102)
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Ad cruce signatos, éd. A. T. Maier, p. 101-127.
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C’est une fonction éminente que celle d’opérer la mise au clair par des mots choisis qui ne s’adressent qu’à l’individu. Jacques n’a pas décidé de la croisade, et s’il en a épousé la cause, c’est à la demande expresse de son supérieur, sur ordre. Il l’a fait à sa façon, en France et en Orient. Sa parole est faite d’exemplarité engagée, c’est une façon de mettre en conformité les mots et les actes, de se préparer à la guerre, d’y participer. Il y a du feu dans son discours, de l’excès si l’on veut. Lorsque, sur le tard donc, il prend la plume, ses mots ont pris du poids et de la retenue. Le prédicateur fougueux de la croisade s’est transformé ; il ne s’intéresse plus qu’à l’âme : Le prédicateur doit tirer le pécheur de ses habitudes mauvaises par la parole et l’exemple. […] Prudemment, doucement, il doit tirer les pécheurs malades comme font les sages-femmes, et cela par son savoir-faire et la sagesse de sa prédication. (Ad cruce signatos, éd. A. T. Maier, p. 102)
Les sermons aux croisés n’ont plus rien de commun sans doute avec les sermons que nous ne connaissons pas et que Jacques a prononcés avant et pendant la croisade. L’âge et l’expérience, les circonstances aussi, ont changé ses vues. Le séjour en Orient a été déterminant. Il est certain, comme on le relève souvent, que tout prédicateur de croisade est un meneur et un conducteur d’hommes ; l’évêque d’Acre n’a pas échappé à la règle. Les sermons rédigés à Rome, alors qu’il n’est plus en charge d’une telle mission de prédication, font état d’une franche répartition des rôles entre le prédicateur et ceux auxquels le contenu des sermons s’adresse, tandis que le discours est d’une toute autre nature ; à force de symbolisme et d’intériorité, il en devient presqu’immatériel. Comme la leçon de son séjour oriental l’a apparemment conduit à penser la croisade autrement qu’en termes de conquête territoriale, c’est dans un état d’esprit différent qu’il aborde la question à la fin de sa vie. Les deux sermons adressés aux ordres militaires (Ad fratres ordinis militaris) complètent et précisent ses réflexions sur ce qu’il considère comme les vrais enjeux de la croisade pour tous ceux qui sont appelés à en réaliser le vœu. Il écrit, peut-on croire, à l’intention des trois ordres militaires : les Templiers, les Hospitaliers et les Teutoniques, dont il avait déjà dressé le portrait précis et synthétique dans l’Histoire orientale, en 229
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faisant de ces milices l’un des remparts de la défense de la Terre sainte. Mais, à suivre les exemples dont il émaille ces sermons, le discours semble plutôt adressé au templier qu’il présente comme un modèle. En effet, à la différence du croisé temporairement requis, le vœu d’un tel combattant est perpétuel. Cela implique un engagement particulier pouvant aller jusqu’au martyre : Au commencement de cet Ordre, les frères étaient unanimement tenus pour des saints. Les Sarrasins ne les avaient que davantage en horreur. Il arriva qu’un chevalier noble, originaire de France, et passé outre-mer pour le pèlerinage, fut pris avec des frères de la milice du Temple. Parce qu’il était chauve et barbu, les Sarrasins crurent qu’il était templier et devait être tué avec eux. D’autres qui étaient des chevaliers appartenant au siècle n’avaient pas été tués mais se trouvaient captifs. On lui demanda alors : « Tu es un templier ». Et lui, comme de vrai, disait : « Je suis un chevalier séculier, un pèlerin ! » Ce à quoi les Sarrasins répondaient : « Mais non, tu es un templier ! » Lui, enflammé d’un excès de zèle, tendant le cou, répondit : « Au nom du Seigneur, je suis un templier ! » Cela dit, frappé par l’épée avec les frères du Temple, nouveau templier, il migra vers le Seigneur, orné de la couronne du martyre. (The Exempla, éd. T. Crane, n°87)
Le templier est un guerrier accompli, pour ses états de service et pour l’idéal de vertu qu’il incarne12. Il a effectivement vocation au martyre comme il est rappelé pour l’histoire encore récente, quand, au soir de la bataille d’Hâttin, Saladin réserve un sort particulier aux frères des ordres militaires (1187) : Saladin, pensant éradiquer dans les pays d’Orient les ordres du Temple et de l’Hôpital, fit décapiter tous les templiers et hospitaliers qui avaient pu être pris. (Hist. orientalis, p. 436)
Ce sont là les péripéties de la guerre. On pourrait attendre que les sermons adressés aux Ordres militaires soient un éloge de la guerre sainte, de la guerre contre le Sarrasin pour la restauration du royaume de Jérusalem. Dans la droite ligne des sermons aux croisés, ils sont plutôt une mise en garde toute particulière adressée à leurs destinataires que sont les frères des Ordres militaires, dont le templier est en quelque sorte l’exemple accompli :
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Ibid., p. 266.
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Au combat il importe de faire preuve de prudence et de grande réserve. Pour le combattant la délibération sera comme le premier doigt de la main et le second doigt sera le choix du meilleur parti à prendre ; le troisième sera la disposition à considérer lucidement quand et comment agir ; le quatrième, de conduire le projet au terme avec énergie et détermination ; le cinquième sera la modération pour que tout soit fait comme prévu, avec mesure et sans tapage. Ainsi dit-on : Mes doigts concourent à la bataille ! (S. vulgares, éd. J. B. Pitra, p. 416)
Une recommandation de cette nature, qui invite au combat raisonné et lucide, touche aussi bien l’art de la guerre, pour lequel Jacques peut sembler incompétent, que l’art de se conduire à titre particulier, ce qui rejoint effectivement les préoccupations de l’évêque et du prédicateur. En cela, avec ces hommes d’action, combattants de métier peut-on dire, il est toujours question d’un combat qui déborde largement les limites du jeu des lances et des épées, et sans l’exclure. Discours double, qui vise à la recherche du même but, atteindre la Terre de la Promesse qui – l’expression le suggère – est un travail tout à la fois d’introspection et de conquête ou de garde de territoire. Ces sermons de rappel sont pour cela nécessaires, pour plusieurs raisons. Tout d’abord, il le souligne pour en manifester le regret, les faits militaires peuvent achopper sur les erreurs des combattants. Ainsi, renvoyant au souvenir de la défaite de 1187, il écrit : En dépit de toute prudence, le maître de la milice du Temple, les attaquant avec un peu plus de soixante-dix frères, assistés du maître de l’Hôpital et de dix de ses frères, alors sur le chemin de retour du château de Belvoir, fut enveloppé par les Sarrasins près du Casal Robert. (Hist. orientalis, p. 432)
Il le dit encore pour l’hiver de 1220. Abandonnant Damiette, « le maître du Temple se retira avec la majeure partie de ses frères » (Lettres, p. 164). La vaine bravoure d’un côté et la défection devant l’ennemi de l’autre sont des circonstances regrettables, vécues de façon collective. Il y a plus ensuite, car le templier sur lequel s’appuie la conquête et la garde de la Terre sainte a plus à craindre de ses insuffisances que de celles de son Ordre ; les attaques du diable sévissent davantage contre ceux qui, en raison justement d’une vie exemplaire, s’en détournent ou le repoussent13. Le com-
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S. vulgares, éd. J. B. Pitra, p. 415.
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battant n’échappe ainsi ni à l’orgueil, ni à la vantardise, ni à la jalousie, ni à la cupidité14. Jacques montre précisément comment l’image de ce modèle peut en être troublée, venant contredire la représentation typique offerte par la tradition : Voilà vraiment un soldat inaccessible à la peur, et assuré de toutes parts : tout comme son corps revêt une cuirasse de fer, son âme endosse la cuirasse de la foi. Revêtu de cette double armure il ne craint ni le démon ni l’homme. (Bernard de Clairvaux, Eloge de la nouvelle chevalerie, p. 52)
Voilà donc des écueils que le sermon identifie pour les corriger. Mieux, il peut exister une contrariété entre l’engagement personnel d’un membre de l’Ordre et ce que sa communauté lui offre ; entre le templier et le Temple, dont la puissance et la richesse ne cessent de poser question : S’ils disent, pour leur personne, avoir renoncé à tout, ils n’en veulent pas moins tout posséder pour leur communauté. Comment l’individu peut-il vivre selon la règle, alors qu’en groupe il est plongé dans le siècle ? Comment peut-on se sauver au singulier, alors qu’on se damne au général ? (S. vulgares, éd. J. B. Pitra, p. 409)
Il est relevé que nombre de gens sont entrés dans l’Ordre pour jouir d’avantages qu’ils n’auraient pu espérer par ailleurs. Ce guerrier, que son statut exceptionnel devrait mettre à l’abri de tout soupçon, peut se révéler décevant : Mieux encore, bon nombre, entrés dans l’Ordre, désirent posséder les biens auxquels ils n’ont pu accéder lorsqu’ils étaient dans le siècle. […] Certains, misérables et nécessiteux dans le siècle, après avoir été reçus dans la communauté des nobles, même ceux affectés à la garde des portes ou à l’exécution d’un humble office, se font le cœur altier et dur qu’ils osent provoquer les chevaliers appartenant au siècle et les accabler d’injures, ce qui leur est recommandé de faire en raison du statut de l’Ordre et l’honneur de leur maison. (S. vulgares, éd. J. B. Pitra, p. 410)
En conclusion le statut prestigieux ne suffit pas, fût-il celui d’appartenir à un Ordre militaire, le Temple en l’occurrence. L’exemplarité du combattant spécialement dévolu à la garde de la
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Ibid., p. 407-408.
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Terre sainte – la Terre de la Promesse – doit correspondre à celle de l’homme qui en assume la charge, et celui-ci à titre personnel doit affronter bien des obstacles. Pourtant le sermon ne peut se terminer sur une note désabusée, et le combattant est invité à l’élévation. C’est au prix de cet effort que les « hommes saints » viennent à bout des pièges du démon : Autant de chars de pharaon, autant de sortes de vices ! Qu’un seul vice soit dominé et c’est le diable qui le précède qui est dominé, en sorte qu’il ne peut plus tenter personne de cette façon. Ainsi, peu à peu, il est vaincu ; l’armée des démons s’étiole et les hommes saints en luttant vaillamment contre les diables, tous ensembles, chassent de la cité du Seigneur tous ceux qui cultivent l’iniquité. (S. vulgares, éd. J. B. Pitra, p. 416)
C’est l’image d’un combat éminent, proposé à la sagacité de chacun en tant que sentinelle veillant à son propre salut ; combat, faut-il rappeler, de l’individu, de l’homme seul, confronté à l’adversaire depuis le commencement des temps : Sur le dos de l’Église, qui est la patience des saints, ont prospéré les pécheurs pour lesquels on arrangea des vases de grâce. Ils persisteront dans leur iniquité, sans cesse du début à la fin, tant que n’auront pas cours le châtiment et la rigueur de la justice. Il est évident que le cas de Caïn et Abel, qui figurent les fils de l’homme et les fils de Dieu d’avant le déluge, d’Isaac et Ismaël, d’Esaü et Jacob, de Pharaon et Moïse, de Saül et David, de Judas et du Christ, des idolâtres et des monothéistes, des vrais et faux prophètes, des païens et chrétiens, des juifs et des saints de la primitive église, des bourreaux et des martyrs, des hérétiques et des saints docteurs, des faux frères et des confesseurs, et enfin de tous persécuteurs, tout cela se résume à une persécution, une seule, à venir au temps de l’Antichrist. (S. vulgares, éd. J. B. Pitra, p. 416)
Conclusion de moraliste, que les échecs de l’entreprise orientale ont conduit à penser qu’il y a pour chacun la nécessité de substituer à une guerre contre les ennemis de l’Église un combat solitaire qui ne reçoit sa récompense qu’à la fin des temps. Il convenait de rappeler comment Jacques de Vitry, qui a été particulièrement concerné par la croisade, en a fait un sujet de réflexion, débordant largement la période où il en avait été l’acteur. Sa méditation, peut-on penser, n’avait jamais cessé de l’occuper et les réflexions des sermons sont un aboutissement. Pour un 233
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homme tel que lui, l’intériorisation de l’idée de croisade et de son accomplissement est d’autant plus remarquable que dans ces années-là où il rédige les sermons, vers 1235, les prédicateurs de terrain, pris cette fois parmi les frères mendiants, ont adopté une méthode d’enrôlement qui ne s’embarrasse pas de perspective autre que celle de l’efficacité. ***
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Le temps des incertitudes (1221-1229)
*Il faut en revenir à la chronologie puisque nous l’avons laissé dans sa ville d’Acre, de retour d’Égypte (automne 1221) et dans les années qui suivent au cours desquelles il met la dernière main à l’Histoire orientale tout en exerçant les tâches dévolues à l’ordinaire du lieu. Il était, a-t-on dit, dans un état d’esprit tel qu’il désirait ardemment rentrer en Europe. Le pape Honorius III s’opposait à ce retour en attente d’une nouvelle croisade conduite par l’empereur Frédéric II. La période qui s’ouvre pour lui est donc incertaine quant à l’avenir, mais une série de circonstances vont favoriser ce retour et lui ouvrir une nouvelle carrière, non tant comme prédicateur cette fois, que pour se diriger progressivement, et non sans mal, vers les allées du pouvoir, à Rome, auprès du pape Grégoire IX. Vers 1231, et non sans acuité, Thomas de Cantimpré a dessiné de lui un portrait aux trois visages : celui de l’ambitieux qu’il juge sévèrement ; celui de l’évêque qu’il admire pour ses travaux et son talent de conducteur d’âmes ; celui enfin de l’homme soucieux de salut et de vie spirituelle. Trois aspects d’une personnalité parvenue à la force de l’âge et qui en est maintenant à aborder la période de l’après croisade. * Les huit ans qui vont de l’échec militaire de la croisade à l’accession de Jacques de Vitry au cardinalat en juillet 1229 sont pour lui des années difficiles et d’intense activité relationnelle. Il est fort possible que son nom ait été associé à l’évacuation de l’Égypte et à la défaite par les adversaires du légat et par l’opinion critique qui se faisait jour en Europe. Son retour dépendait entièrement du pape Honorius III, mais ce retour une fois acquis, sa situation n’en
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serait pas moins demeurée plus incertaine encore. Jacques devait donc trouver des alliés proches ou des relations suffisamment fortes pour sortir de l’impasse où il se trouvait. Les circonstances lui furent favorables. Un bref retour en arrière est nécessaire pour les éclairer. En premier lieu il a bénéficié des circonstances de la croisade au cours de laquelle il paraît avoir eu, mais progressivement, d’excellents rapports avec les chefs des croisés allemands ou d’origine germanique (1218-1221). Sa correspondance reflète assez bien l’enchaînement des faits. Au tout début les forces venues de ces régions ne jouissent pas à ses yeux d’une importance particulière ; au contraire, elles arrivent avec retard, ou du moins après la malheureuse campagne de Galilée. De cette nouvelle et importante vague de croisés on trouve un écho appuyé dans la troisième lettre de sa correspondance, lettre qu’il n’a pas écrite lui-même cependant, anonyme, et dont on peut penser que le rédacteur a été soucieux de mettre en avant l’importance de ces renforts1. Nous ne connaîtrons donc pas le témoignage direct de Jacques sur l’arrivée de ce contingent, encombrante et utile présence, sans vrai chef ni discipline, qui finit par appuyer avec force le projet d’invasion de l’Égypte. Le temps passant, la suite de son propos, dont on dispose cette fois, est tout à l’honneur de ces croisés Frisons, emmenés par celui qui les a enrôlés, le prédicateur dont il a été déjà question, Olivier de Paderborn2. Ce renfort, associé ensuite à l’espoir longtemps entretenu de la venue prochaine de l’empereur, a dû l’incliner en faveur des impériaux3. Il paraît ainsi avoir eu de bons rapports avec le duc Léopold d’Autriche, qui se retire au printemps 1219, au plus fort des opérations du siège de Damiette, non sans avoir largement doté les Ordres militaires des Teutoniques et des Templiers4. Il en fait l’un de ses correspondants, lorsqu’il rapporte les derniers événements de la croisade en Égypte, ses inquiétudes et la défection du roi Jean de Brienne5. En raison de sa position auprès du légat et sans doute de ses sympathies, l’évêque d’Acre s’est retrouvé dans le camp germanique, dans la mesure où ce camp incarnait la résistance et la continuation des opérations militaires. Sa sympathie va pour cela 1 2 3 4 5
Lettres, p. 82-84 Ibid., p. 96. Mathieu Paris, Chronica Majora, p. 70. Die Schriften, éd. H. Hoogeweg, p. 207. Lettres, p. 164.
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à l’Ordre militaire des Teutoniques, dirigé par Hermann de Salza († 1239), personnalité proche de l’empereur Frédéric. Il en dit peu de chose au moment des opérations d’Égypte, mais par la suite il prête aux Allemands, au contraire des Ordres rivaux, le bénéfice d’une vie exemplaire6. En 1221 et les années suivantes, au moins jusqu’en 1225, il est fort probable que Jacques ait cherché à mieux s’attacher la cause impériale. Il est possible alors que ses bonnes relations avec les Teutoniques ainsi qu’avec le duc d’Autriche l’aient encouragé dans son projet et ses démarches. Il est encore probable que l’exemple d’un de ses collègues en prédication, Olivier de Paderborn, lui ait ouvert des perspectives pour un retour rapide et la suite de sa carrière. En 1225, ce dernier, qui n’avait en Orient aucune fonction pastorale, fut nommé cardinal à Rome par le pape. Jacques a peut-être vu dans l’élévation d’un Allemand à un siège de cardinal la main de l’empereur auquel Honorius III n’avait rien à refuser. Il en était là quand de nouvelles circonstances se présentèrent à lui. L’échec précédent n’avait certainement pas découragé le pape Honorius. Il poussait plus que jamais l’empereur Frédéric à accomplir son vœu de croisade et pensait l’y amener en favorisant le mariage de l’empereur avec l’héritière du royaume de Jérusalem, Isabelle, fille du roi Jean de Brienne. Dans ces années d’accord relatif entre le pape et l’empereur, Jacques voyait son avenir suspendu à la réalisation de cette croisade (1223-1225)7. Ce projet de mariage, auquel Frédéric avait donné son accord, donna l’occasion à l’évêque d’Acre de se rendre en Europe, peutêtre même en Italie où il aurait pu rencontrer l’empereur et lui soumettre incidemment sa pressante intention de retour8. En août 1225, il est assurément absent au moment des cérémonies préliminaires du mariage qui ont lieu en Orient en présence du légat impérial. Jacques n’aurait pas manqué d’y assister ; le silence des sources est un indice. Il n’est donc pas impossible qu’il ait préparé son retour cette année-là. Finalement c’est au titre du siège d’Acre qu’il entre dans la fréquentation de la chancellerie impériale, car le mariage de Frédéric et d’Isabelle, célébré le 9 novembre 1225 à Brindes, a eu 6 7 8
Hist. orientale, p. 272 Epistulae selectae, 1, éd. C. Rodenberg, no 242. Estoire d’Eracles, RHC Occ., 2, p. 358.
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pour principale conséquence l’éviction de Jean de Brienne du titre royal, au profit de son gendre. De fait, l’évêque d’Acre – comme le clergé latin d’Orient – entrait dans la dépendance du nouveau roi de Jérusalem, et donc de l’empereur. Témoin de ce rapprochement institutionnel, son nom figure pour la première fois dans un acte impérial de janvier suivant9. Jacques reste en Europe selon toute apparence et, au cours de l’été 1226, il suit la cour en Toscane et à Parme, en compagnie du patriarche et de l’archevêque de Tyr10. Il prête hommage au nouveau souverain, plaide sa cause à l’occasion, et veille à la croisade, toujours, et à sa préparation. Car Frédéric, qui a renouvelé son vœu à accomplir avant deux ans, sous peine d’excommunication, a mis en chantier une grande flotte en gage de sa bonne foi et fait prêcher dans les terres d’Empire et en Italie pour constituer une armée11. À sa demande, l’évêque d’Acre participe à ce recrutement, signe que son talent est toujours fort apprécié12. La chronique fait écho : L’évêque d’Acre, venu d’outremer, prêcha dans le pays, annonçant que l’empereur allait passer à la Saint-Jean. (Philippe Mousket, éd. A. Tobler et O. Holder-Egger, p. 795)
La vie itinérante le reprend donc dès 1226 ; la prédication de la croisade de Frédéric est pour lui une occasion bienvenue de s’éloigner de son siège d’Acre. Le pape Honorius ne peut qu’approuver. Sans donner entièrement satisfaction à l’évêque, il l’aurait dirigé vers le diocèse de Liège auprès du prince-évêque Hugues de Pierrepont, de façon à disposer sur place d’un agent dévoué, ayant la confiance de la cour impériale13 : Il fut renvoyé des régions orientales vers les régions de la Lotharingie par le souverain pontife, nous le croyons avec certitude, comme légat du Christ. (Thomas de Cantipré, Supplementum, p. 196) 9
Regesta, éd. J. F. Böhmer, no 565, p. 130. Ibid., no 589, p. 133. 11 Epistulae selectae, 1, éd. C. Rodenberg, no 243. 12 Ibid., no 243. 13 Hugues, né vers 1165, était issu d’une famille de haut rang qui le liait au comte Baudouin V de Hainaut et à l’empereur Henri VI. Liège, en terre d’Empire, était pour la papauté une pièce importante sur l’échiquier politique. À la suite d’une élection contestée, l’évêque était passé dans le camp romain à l’occasion de la lutte de succession à l’empire, soutenant les candidats de Rome et le dernier en date, Frédéric de Hohenstaufen. 10
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Jacques, chanoine du prieuré d’Oignies, connaissait de longue date sans aucun doute l’entourage de l’évêque Hugues, et l’évêque lui-même, en raison des liens de dépendance du prieuré14. Cette relation ancienne explique assez bien le choix du pape en faveur de l’évêque d’Acre qui, à compter de cette année-là, devient un familier du prince-évêque. Au cours de l’année 1226 et dans les tout premiers mois de 1227 Jacques sert indifféremment la cause impériale et celle d’Hugues de Pierrepont, avec la bienveillante sollicitude d’Honorius III. Il représente ainsi le prélat, vieilli et défaillant ; les chroniques retiennent pour cela sa présence à Cologne en septembre de 1226, à Reims en janvier de l’année suivante ; en mars de la même année, à Aix-la-Chapelle, il se trouve à la cour du roi d’Allemagne, Henri, fils de l’empereur15. Au cours de la période, alors présent dans le diocèse de Liège, il rend une courte visite aux siens, au prieuré d’Oignies ; il y retrouve le prieur Gilles, les frères, et surtout le souvenir de Marie, dont, au témoignage de Thomas de Cantimpré, il invoque le soutien pour l’accomplissement officiel de son retour en Europe : Vers le même temps à peu près, un évêque dont nous n’osons pas dire le nom, parce qu’il ne veut pas qu’on le nomme, qui avait beaucoup aimé cette femme bienheureuse et digne de Dieu, Marie, vint des régions d’Italie à son tombeau, suppliant et dévot. Une nuit, il veillait et priait à sa sépulture. Tout à coup, ravi en esprit, il eut une vision. Voilà que la vénérable Marie, sortie du lieu de son repos, priant contre le saint autel avec les mains tendues et les genoux fléchis, suppliait pour lui le Seigneur. Ce mode de vision extraordinaire réjouit donc beaucoup le prélat. Il resta immobile pendant deux heures de la nuit. Mais le lendemain il dit adieu aux frères d’Oignies et découvrit plus secrètement au prieur ce qui lui était arrivé la nuit, quand il priait au tombeau. (Thomas de Cantimpré, Supplementum, p. 191)
En effet, en dépit de ses relations ou de ses démarches, Jacques n’eut rien à espérer. Le pape Honorius ne se souciait pas de résilier pour lui le siège d’Acre, et cela jusqu’à la mort du pontife, survenue le 18 mars 1227.
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A. Marchandisse, La fonction épiscopale, p. 367-368. Catalogi archiepiscoporum Coloniensis, p. 355 ; Aubri de Trois-Fontaines, Chronica, p. 919 ; Regesta éd. J. F. Böhmer no 131, p. 227. 15
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À cette date Jacques était sans doute sur le point de rejoindre son évêché, car il avait été désigné par le pape, ainsi que le patriarche de Jérusalem, pour régler la question du mariage de la reine de Chypre16. Mais la mort d’Honorius a dû en interrompre l’exécution et, de fait, il est admis que l’évêque d’Acre n’est pas retourné en Orient17. * La mort d’Honorius III fut donc déterminante pour la suite de la carrière de Jacques de Vitry, comme le fut l’élection du cardinal Hugolin, évêque d’Ostie, sous le nom de Grégoire IX (12271241), le jour suivant cette disparition. L’événement a dû éveiller chez l’évêque d’Acre l’espoir de parvenir à ses fins. En effet, au témoignage de Thomas de Cantimpré, les deux hommes avaient parti lié depuis quelque temps déjà : À l’époque du seigneur Honorius, troisième pape du nom, quand le vénérable Jacques, encore évêque d’Acre, vint à Rome, il fut reçu très officiellement par le pape Honorius en personne et les frères cardinaux, et surtout le seigneur Hugo, alors évêque d’Ostie et cardinal de l’Église romaine – homme certes en tout point de grande dignité et sainteté. Or il se trouvait que le vénérable évêque d’Ostie désirait le voir depuis longtemps. On ne doit pas passer sous silence que cet évêque d’Acre avait fait passer au dit évêque d’Ostie un cadeau précieux et de belle apparence, une coupe d’argent massif, remplie de noix muscades. Cet homme, qui se faisait sans relâche le contempteur de telles pratiques, renvoya aussitôt la coupe, mais garda les noix muscades en lui faisant dire : « Ce fruit est un présent de l’Orient, mais la coupe d’argent serait un présent venu de Rome ». Et certes l’élégance du propos le dispute à sa vérité. Donc quand ils purent avoir ensemble une entrevue secrète, le seigneur d’Ostie dit à l’évêque d’Acre : « Vraiment, très cher frère, je me réjouis beaucoup de ta venue dans ces régions, désirant depuis longtemps déjà m’entretenir avec toi et te dévoiler les secrets de mes pensées intimes, que j’étais difficilement disposé à révéler à quelqu’un d’autre. Et donc, afin que quelque miséricorde du Seigneur tout-puissant me soit accordée par ton conseil et le secours de tes prières, je te confierai le secret de mon cœur scrupuleusement. Pèse donc ce que je vais te dire ! Sache que j’ai été livré par le Seigneur à l’aiguillon de l’Ennemi, tel le bienheureux Job, mais plus gravement qu’il le fut dans son 16 Aubri de Trois-Fontaines, Chronica, p. 919 ; Regesta, éd. A. Potthast, no 7676 ; Les Registres de Grégoire IX, éd. L. Auvray, 1, no 10. 17 U. Berlière, « Les évêques auxiliaires de Liège », Revue bénédictine, 29 (1912) p. 71.
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corps, moi je le suis dans mon âme. Tant le blasphème contre l’esprit me tourmente l’âme, l’écrase sous les assauts répétés des tentations, que presque chaque jour je suis poussé au désespoir. Je reprends ma respiration, très peu de temps cependant, quand je siège dans le consistoire avec mes frères cardinaux pour les affaires à traiter ; la souffrance dont je suis envahi cesse alors quelque peu. Mais hélas, revenu à mes occupations coutumières, l’aiguillon du monstrueux tourment me reprend ; il ne me laisse jamais retrouver la paix dans la nourriture, la boisson, le sommeil. Mon esprit est épuisé par les pensées sans nombre, mon corps presque sans force me contraint à la solitude. Et, pour ne garder par devers moi quelque chose que tu n’aies pas à examiner à fond, je crains par-dessus tout de ne pouvoir supporter une telle charge, d’être complètement rejeté hors de l’état de la sainte foi. » (Thomas de Cantimpré, Supplementum, p. 186-187)
Ces lignes sont sans doute à mettre au bénéfice de confidences faites par l’intéressé au prieur d’Oignies, Gilles de Walcourt. L’épisode, contesté parfois, n’est pas moins révélateur pour éclairer l’orientation prise par la carrière de l’évêque d’Acre, une bonne année au moins avant la mort d’Honorius (18 mars 1227). De ce moment les deux hommes auraient été proches, comme la suite de la carrière de Jacques le démontre. On croit deviner encore une fois les motifs de l’évêque d’Acre en recherche d’appui auprès d’un membre influent de la Curie. Les raisons du cardinal sont moins claires, sinon celles de prendre le conseil d’un homme de confiance, éloigné des arcanes romaines, tandis que se dessine la succession du pape en fonction. Jacques est ainsi entré dans la mouvance du cardinal, auquel il apporte – outre un présent de prix – son conseil et son aide (consilium et auxilium). La symbolique du don accepté et partiellement retourné, qui recouvre le don mutuel des personnes, illustre entre les deux personnages un lien d’amitié et de dépendance. À présent l’évêque d’Acre est installé entre le nouveau pape et l’empereur, servant les deux causes à la fois, sans contradiction, tant que la paix règne entre les partis. L’été venu, Frédéric en est arrivé au terme du délai imparti pour son départ en croisade. Son armée est rassemblée à Brindes à l’extrême sud de la péninsule italienne, puis la flotte appareille en août. Le 8 septembre suivant l’empereur prend la mer avec le landgrave Louis de Thuringe, et deux jours plus tard fait escale à Otrante à cause d’une épidémie qui s’est déclarée dans l’armée. Le landgrave disparaît et l’empe241
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reur, malade, se retire à Pouzzoles pour s’y rétablir. Grégoire IX, pape depuis cinq mois, n’admet cette fois plus d’excuse, fût-elle celle de la force majeure. Le 29 septembre il excommunie Frédéric, sentence promulguée à Rome le 18 novembre suivant. À Otrante, une dernière fois, la signature de l’évêque d’Acre apparaît dans un acte de la chancellerie impériale, touchant le fils du landgrave défunt (29 septembre)18. Dans un tel lieu et dans une telle circonstance il faut croire qu’il était sur le point de suivre l’empereur pour l’Orient. La rupture des relations entre le nouveau pape et Frédéric II eut une incidence marquante sur sa carrière. À peine connue la défection de l’empereur, et pour combler la vacance de plusieurs sièges de cardinaux, le pape Grégoire nomme le 18 septembre six nouveaux titulaires, parmi lesquels Jean d’Abbeville et Sinibaldo Fieschi19. Pensait-il faire pièce aux cardinaux plus enclins à la patience envers l’empereur, tel que Jean Colonna ? Le fait est que l’excommunication de l’empereur intervint dix jours après cette importante promotion. L’amitié aurait pu conduire à faire entrer Jacques de Vitry dans le mouvement. Il n’en fut rien, en raison peut-être de ce que ce dernier pouvait sembler trop proche du milieu impérial. Cependant Grégoire IX n’avait plus de raison de voir l’évêque d’Acre prendre le chemin de son siège oriental ; pour répondre au vœu de l’intéressé, il mit fin à sa mission en Orient. Il n’est pas certain que le pape n’ait pas hésité, au moins jusqu’au départ de Frédéric. En effet, l’armée de la croisade, parvenue à Chypre, puis en Palestine, patienta plusieurs mois dans l’attente de l’arrivée du souverain excommunié. Cette année-là (1228), la tension ne cessait de monter et la diplomatie romaine s’activait en Europe contre l’empereur, tandis que l’armée des croisés avait enfin atteint la Palestine et que son chef retardait toujours un passage qu’il finit par accomplir en s’embarquant à Brindes en juin 1228. Durant ces premiers mois de l’année, Jacques a pu se retrouver flottant et sans appui20. Mais Grégoire IX, préoccupé par la reprise de la lutte contre l’hérésie en Languedoc après la mort du roi Louis VIII et le sursaut militaire du comte de Toulouse, lui trouva une cause à la mesure de son talent. En juin ou en juillet il 18 19 20
Regesta, éd. J. F. Böhmer, no 632, p. 137. A. Paravici Bagliani, Cardinali, p. 19-70. Thomas de Cantimpré, Supplementum, p. 197.
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est à nouveau engagé dans la campagne de prédication en France, pour le compte du pape cette fois (negotium pacis et fidei)21. Du moins la bulle pontificale laisse entendre qu’il doit se tenir prêt à répondre à la réquisition du légat22. Son talent aurait été ainsi mis à contribution, et plus sûrement qu’à ses débuts vers 1212 il aurait fréquenté les routes du Languedoc, laissant la trace d’un si court passage : « Quand j’étais dans le pays de Toulouse »23. Sa situation n’en était pas mieux établie, sauf à avoir reçu l’assurance d’une promotion à venir, au terme d’une nouvelle mission dans le diocèse de Liège, attestée par les chroniques entre mars 1228 et avril 1229. Grégoire IX, le plaçant à nouveau auprès du prince-évêque, dont les sympathies pour l’empereur n’avaient pas changé, confirme par cette fidèle présence l’importance donnée à ce territoire. L’intention était en cela conforme aux efforts de la chancellerie pontificale pour s’assurer la fidélité de l’épiscopat allemand et des princes de l’Empire (1228)24. Ainsi, investi de la potestas ordinis, Jacques de Vitry se trouva exercer cette fois les fonctions administratives et pastorales que le titulaire n’était plus en mesure de remplir25. Il est donc présent au château de Huy, au chevet du prince-évêque, et figure parmi ses exécuteurs testamentaires. Celui-ci disparu le 12 avril 1229, le fils de sa sœur, Jean d’Eppes († 1238), est désigné pour lui succéder un mois plus tard et sans contestation26. Hugues de Pierrepont avait préparé sa succession, accordant des concessions à son clergé et au chapitre de Saint-Lambert ; aussi Jean d’Eppes, qui n’était pas prêtre, fut-il élu à l’unanimité le 24 mai suivant la mort de son oncle. Jacques quitte alors le diocèse en direction de Rome pour ne plus y revenir dans l’été de la même année. Il est possible qu’il ait eu quelque vue sur la succession de l’évêque de Liège. Thomas de Cantimpré écrit, comme en s’adressant à lui : La bienheureuse femme, Marie d’Oignies, t’a prédit un jour durant sa vie que le bienheureux Lambert martyr avait posé la mitre sur ta tête. Nous avons vu cela quand par le soin de tout l’épis-
21
Les Registres de Grégoire IX, 1, no 236. Ibid. 23 Die exempla, éd. J. Greven, no 98 ; The Exempla, éd. T. Crane no 26. 24 L. Auvray, « Le registre de Grégoire IX de la Bibliothèque Municipale de Pérouse », BEC 70 (1909), p. 320-325. 25 U. Berlière, Monasticon Belge, p. 452. 26 Gilles d’Orval, Gesta episcoporum Leodiensium, p. 123. 22
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copat de Liège, la mitre du pouvoir et de l’administration te fut pleinement confiée. Cela est un don de saint Lambert. Mais le pouvoir de l’administration temporelle ne lui appartient pas, car c’était la prérogative de l’empire terrestre. (Thomas de Cantimpré, Supplementum, p. 199)
Le propos opposant la loi de l’élection à la communauté du cœur, et plus généralement le pouvoir spirituel de l’évêque au pouvoir temporel du prince, peut faire entendre que la question s’était présentée. Si tel était le cas, ses chances ont dû être bien minces car le terrain était parfaitement balisé. Son départ immédiat après l’élection de Jean d’Eppes traduit une hâte qui peut bien dissimuler une déception, dont il semble faire mémoire quelque temps après dans un sermon sur l’élection de l’évêque : Celui qui est intronisé en raison d’un lien charnel, comme il est dit quand Mika combla l’un de ses fils et en fit un prêtre (Juges, 17), alors que le Seigneur dit : Tu ne monteras pas à mon autel par des marches (Ex 20, 26) ! En d’autres termes tu n’obtiendras pas un bénéfice ecclésiastique par les marches de la parenté du sang ou celle de l’alliance. (S. vulgares, éd. J. Longère, p. 209)
À défaut de Liège, il lui restait Rome où le pape l’appelait. Il se rend immédiatement à la demande, mais il lui restait à s’arracher à l’affection de sa communauté du prieuré d’Oignies, dont le couvent avait prospéré avec le temps. Durant les mois où il avait exercé les fonctions d’évêque-auxiliaire de Liège, Jacques résidait, peut-on croire, auprès du prince-évêque. Mais il continuait d’entretenir des liens étroits avec son ancien prieuré, comme cela a été dit précédemment. Cette fois, sur le point de quitter définitivement le diocèse, il était naturel qu’il y passât à nouveau pour y faire ses adieux. Le récit de cette ultime entrevue est longuement rapporté par Thomas de Cantimpré. Elle se passe mal, tant la surprise est grande à Oignies ; et cela – comme déjà évoqué – au point que l’intervention post mortem de Marie est sollicitée pour le faire revenir sur sa décision. Mais, cette fois, sans effet : Cette sainte femme se manifesta au prieur dans une apparition et dit alors : « La voie prise par l’évêque te contrarie, n’en doute pas, elle me contrarie aussi. Et donc je ne ferai pas route avec lui. Mais trois femmes l’accompagnent aux mains desquelles il n’échappera pas. Laisse-le donc, qu’il fasse ce qu’il veut, tu ne pourras le faire revenir sur sa décision ! » Aussitôt, dès que la servante du Christ
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eût ainsi parlé au prieur, l’évêque survint tout à coup. À sa voix, le prieur sortit de son extase et lui raconta ce que dame Marie, lui apparaissant au moment même, lui avait dit sur son départ. Sois stupéfait, lecteur, et considère le prodige ! L’évêque nullement ému par ces paroles dit encore en se moquant du prieur : « À moi aussi dame Marie a parlé de la sorte. Je ne suis troublé en rien par de telles paroles, il y a assez d’espace entre les portes. Je reviendrai plus tôt que tu n’espères. Ne te trouble pas, frère très cher ! Pour avouer la vérité à ta charité, il serait très dommageable pour moi, et pour lui plus encore (le pape Grégoire IX), si je ne me déplaçais pas pour voir un si grand ami lors d’un tel changement de circonstances. En outre, je ne crois pas, et même je le présume certain, que le pape ne me retiendra jamais contre mon gré comme vous le craignez ». Par ces mots il consola comme il put le prieur et les frères et partit pour Rome. (Thomas de Cantimpré, Supplementum, p. 195-196)
Aussi, deux ou trois ans après ce départ, Thomas, dans le Supplément à la Vie de Marie d’Oignies, tente-t-il de convaincre Jacques de rentrer au pays. Il fait appel pour cela à la nostalgie de la terre, au bonheur d’y vivre dans l’affection des siens. L’auteur connaissait les sentiments de Jacques et l’argument était sans doute séduisant, mais insuffisant pour l’évêque, à son âge et dans sa position, et aussi en raison de ses liens avec le pape Grégoire IX. Au cours de l’été 1229, Jacques de Vitry était promu cardinal au titre d’évêque de Tusculum. À peu près au même moment, l’empereur Frédéric II rentrait d’Orient ; alors que s’ouvrait en Palestine une décennie tumultueuse et confuse, pour l’ancien évêque d’Acre la politique orientale se faisait étrangère, sauf en de très rares occasions27. Au terme de la période, au cours de laquelle Jacques de Vitry a réussi non sans mal à rétablir sa situation qui avait pu être compromise par la défaite, s’ouvre une décennie au cours de laquelle son avenir est mieux assuré. Ce n’est pas dire que durant tout ce temps les voies de l’ambition, de l’affection et de l’étude, voire de la méditation, ne se soient pas côtoyées ni entremêlées, mais cette répartition entre années difficiles et années romaines, qui n’est pas seulement de confort, donne une assez juste idée de ce que fut le chemin suivi, celui de la carrière et celui de l’esprit. *** 27
Les Registres de Grégoire IX, éd. L. Auvray, 2, no 2652.
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Les années romaines (1229-1240)
*Ces onze années se situent très exactement entre deux phases de la lutte opposant le pape et l’empereur, lutte à propos de laquelle Jacques a été peu sollicité dans les premières années, avant d’y être associé par Grégoire IX de façon plus marquante sans doute à partir de 1238. Ces années romaines ont été interrompues par sa mort soudaine le 1er mai 1240, survenue peut-être en raison d’une épidémie de fièvres comme en connaissait alors le Latium. Pour cet homme d’action, qui avait longtemps marché sur les routes de la prédication et sur les chemins de la guerre, un tel séjour a dû prendre un air de retraite où le loisir de l’étude – la composition de ses sermons le démontre – a occupé une part importante de son temps. Cette approche, rappelée avec constance par les notes biographiques, ne saurait rendre une réalité forcément moins simple, tenant à sa relation singulière avec le pape Grégoire, son passé prestigieux, son expérience et ses nombreuses relations, son caractère indépendant enfin et ses convictions. * Les allées du pouvoir Le conflit entre le pape et l’empereur avait pris la tournure d’un conflit ouvert en Italie et en Allemagne. Mais Jacques arrive à Rome peu avant les frémissements d’une trêve entre les partis1. En novembre de 1229 le cardinal Thomas de Capoue entame des négociations qui aboutissent l’année suivante à la paix de San Germano et à la réconciliation officielle (juillet 1230). Vraisem1 L. Auvray, « Le registre de Grégoire IX de la bibliothèque municipale de Pérouse », art. cit. p. 326-328.
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blablement en raison de ses bons rapports avec le camp impérial, notamment avec le duc Léopold d’Autriche, Jacques, nouvel évêque de Tusculum (Frascati), s’est trouvé associé aux préliminaires de cette paix. La chronique le montre sur les routes du Latium, chevauchant de concert avec les plénipotentiaires de Frédéric, « choisis exprès pour discuter d’une bonne paix entre le pape et l’empereur »2. Mais il ne paraît pas avoir participé aux accords eux-mêmes. La paix revenue, dans l’immédiat au moins, l’expérience d’une telle implication dans la diplomatie n’eut pas l’occasion de se présenter à lui. Le pape a gardé auprès de lui l’évêque de Tusculum, en confiant à d’autres le soin de représenter les intérêts du Siège romain en Europe : Otton da Tonengo († 1251), Jacques de Pecarora († 1244), Jean d’Abbeville († 1237). Dans l’esprit de Grégoire, Jacques, peut-on penser, était toujours plus ou moins associé à ses relations anciennes. La paix une fois faite, les rapports entre le Saint siège et l’empereur entrèrent dans une phase d’apaisement, voire même d’entente, qui dura quelques années, au moins jusqu’en 1236. Il est permis de croire que c’est dans ce climat plus serein que Jacques s’est consacré à l’étude et à l’écriture, comme le relevait Thomas de Cantimpré. Ainsi débute pour lui la rédaction ou la composition des séries de sermons qui clôturent l’ensemble de son œuvre écrite, sans qu’il soit certain par ailleurs que ce grand travail n’ait pas commencé plus tôt, ce qui est fort probable. Il profite de cette relative tranquillité d’esprit, sans occuper de fonction précise dans l’administration de l’Église, sinon celle de suivre les dossiers et les causes d’arbitrage en cours, soumises en dernier ressort à la décision de la chancellerie pontificale. De cette façon, on décèle sa présence dans l’entourage du pape au gré des déplacements de la cour pontificale à Pérouse, à Rome, Rieti, Spolète, Anagni, Viterbe, Terni ; cités de l’Italie centrale et du domaine du Saint-Siège, qui jalonnent les étapes d’une géographie au territoire bien restreint. Son nom est ainsi chaque fois relevé parmi les signatures apposées au bas des actes de la chancellerie3. Une telle constance, interrompue une seule fois dans le cours de ces années, et pour peu de temps, démontre au moins qu’il s’est régulièrement
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Richard de San Germano, Chronica, p. 358. A. Paravici Bagliani, Cardinali, p. 410-416.
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impliqué dans l’administration quotidienne de l’Église. De ce patient et fructueux travail, il donne à l’occasion le témoignage plein de douceur : Les abeilles sont travailleuses, et la nature leur a donné bien des qualités, comme cela est bien expliqué dans les Saintes Écritures. Elles se donnent une reine, l’abeille que la nature a privée de dard pour être douce avec les siens et ne pouvoir blesser personne. Cette reine est portée par deux abeilles, toujours à tour de rôle, tel le pape par les cardinaux. Quand elles portent la reine hors de la chambre, elles l’escortent d’abord, l’installent dans le palais et déposent enfin le miel dans les autres cellules. Venue l’heure de manger ensemble, il en est deux qui émettent un son et appellent les autres en bourdonnant. Ensuite, quand il faut retourner au travail (ad opus), les deux les y invitent bruyamment avec la bouche, chassent les paresseuses ou les frappent. Elles rassemblent dans les cellules prévues à cet effet les malades et les traitent avec douceur. (S. vulgares, éd. J. B. Pitra, p. 436)
C’est là un lieu commun de la littérature didactique ; abeilles autour de leur reine, les cardinaux autour du pape forment une société policée et studieuse. Quant à lui, l’inactivité et l’oisiveté ne le concernent pas ; il travaille pour l’institution d’une part et, de l’autre, à l’approfondissement des Écritures : À l’exemple des abeilles vous devez chasser d’entre vous les oisifs qui ne veulent pas travailler, mais qui se nourrissent sans rien faire du bien d’autrui, ainsi que nous l’avons entendu dire de certaines cités d’où sont chassés les histrions et les mendiants qui renoncent au travail ; coutume très louable au point d’être recommandée par les hommes saints. (S. vulgares, éd J. B. Pitra, p. 436)
Il est donc attaché à Rome, au pape, au vaisseau du pouvoir et de l’Église. Il entre dans la communauté des artisans de l’équilibre d’un monde, ce qui n’est pas renoncement, mais immersion dans l’océan des tempêtes. Il suit la modeste voie de la sagesse, ainsi que dit l’exemplum : L’oursin (sic) est un bon poisson de mer, négligeable, minuscule, cependant la plupart du temps annonciateur de la tempête ou du calme à venir. Quand il pressent la tempête, il prend un caillou, qu’il tient comme une ancre pour n’être pas emporté par les flots ; ainsi parvient-il à se maintenir, non par ses propres forces mais en raison du poids de l’autre. C’est à ce signe que les marins anticipent la tempête à venir. De même, les saints, qui sont négligeables dans le siècle, qui sont rejetés et petits en raison de
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leur humilité, ne se fient pas à leurs propres forces, mais contre la tempête des persécutions et des tentations, ils s’affermissent en se munissant des actions du Christ et du Christ lui-même, qui est la pierre d’angle. Que personne ne dédaigne les conseils des frères petits et humbles, comme les marins veillent aux signes de ce poisson de petite taille et se préservent de la tempête ! L’oursin immobilise l’énorme navire au point de faire penser qu’il a pris racine dans la mer, alors qu’il est lui-même tout petit. Les saints, les petits, les humbles sont d’une pareille vertu pour réfréner la force de l’injustice des princes de ce siècle par la prédication et l’exemple d’une bonne vie. (Die exempla éd. J. Greven, no 29)
Il est permis de se demander quelle fut sa place dans les projets ou les intentions de Grégoire IX. Bien sûr Jacques était un homme d’une grande culture et cette qualité a pu jouer, car ce pape, davantage que ses prédécesseurs, s’était entouré de gradués des écoles et des universités pour les besoins d’une administration plus complexe et plus étendue. Jacques cependant ne fut le spécialiste d’aucune fonction de juriste, de financier ou d’administrateur. Thomas est sans doute plus près de la vérité en soulignant que l’amitié avait eu sa part dans cette relation ; amitié mise en avant à plusieurs reprises pour justifier le départ de Jacques du diocèse de Liège, après la mort d’Hugues de Pierrepont : Quand les vénérables cardinaux de la curie romaine eurent pertinemment et par ordre divin élevé comme pape Grégoire (neuvième du nom) le dit évêque d’Ostie, Hugolin, homme de capacité supérieure en tout et de toute façon, le vénérable évêque Jacques, nous l’avons dit, meilleur ami et connaissance de ce souverain pontife, se disposait à aller lui rendre visite. (Thomas de Cantimpré, Supplementum, p. 194)
Il est vrai encore que le pontife s’était entouré d’hommes sûrs, tel par exemple Sinibaldo Fieschi, qui avait été son secrétaire particulier. Jacques était-il pour le pape un homme sûr ? Un homme discret certainement, et que ses origines ne mettaient pas en mesure de briller ou d’intriguer au milieu des cardinaux italiens. C’était aussi un homme de confiance, d’ailleurs précédé d’une réputation flatteuse si on en revient à l’épisode de la rencontre rapportée par Thomas de Cantimpré. Car son passé en Orient avait montré son caractère mais aussi – en dépit des apparences – son sens du compromis, qui a dû le faire apprécier pour sa modération et ses bons 250
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conseils. Ainsi le lourd secret dont il a été question, à lui confié par le cardinal Hugolin, avait pu être simplement celui d’une confession. Mais c’était là au temps du pape précédent, et peu avant le différend qui devait opposer durablement la papauté à l’empire. Jusqu’au bout, l’attachement du pape envers ce singulier confident qu’avait été Jacques de Vitry ne paraît jamais s’être démenti. En décembre 1239, à la mort du patriarche de Jérusalem, l’évêque de Tusculum avait été élu à ce siège, difficile et périlleux il est vrai ; Grégoire IX cependant avait refusé de s’en séparer. Après coup, quelques mois plus tard, à l’heure d’annoncer à l’église de Jérusalem le successeur du patriarche défunt, et peu après la mort de Jacques même, la chancellerie avait ainsi justifié ce choix : Nous n’avons pas été conduit à accepter ce choix mérité des chanoines de Jérusalem, parce que la présence de cet évêque (Jacques de Vitry) auprès du Siège apostolique était utile tant à Rome qu’à l’Église toute entière4.
Il est fort possible d’ailleurs que cette décision soit allée dans le sens voulu par l’intéressé ; il est possible encore que le pape n’ait pas souhaité renvoyer en Orient un homme qui avait longtemps nourri des sympathies pour le camp impérial. Mais ce ne sont là que suppositions, à la lumière des événements des dernières années. Après 1236, le conflit avec Frédéric – latent depuis l’accès de Grégoire IX au pontificat – se ranima à l’occasion de la guerre avec Milan et les villes lombardes, qui offraient une forte résistance aux prétentions hégémoniques de l’empereur en Italie du nord. Celui-ci, victorieux, devint pour le pape un adversaire pressant à Rome et en Italie centrale, où il menaçait l’intégrité du Patrimoine5. En 1238, s’ouvrit une guerre de violents libelles et communiqués ; de longtemps, l’empereur avait des alliés à Rome parmi les factions6. Il en avait encore à la curie, chez les cardinaux 4
Les Registres de Grégoire IX, éd. L. Auvray, 3, no 5179. Le Patrimoine de saint Pierre désigne les territoires réunis sous l’autorité de l’évêque de Rome, le pape, depuis une époque ancienne. Les agrandissements du XIIIe siècle de la Marche d’Ancône au Latium coupaient le royaume de Sicile des terres d’Empire. 6 L’opposition de la noblesse romaine au pape se manifestait par des émeutes, violentes parfois. Tusculum n’y avait pas échappé en 1235. Grégoire, ayant repris l’avantage, exigea un dédommagement pour les dégâts aux biens, Epistulae Selectae, éd. C. Rodenberg, 1, p. 521-525. 5
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qui ne devaient rien au pape ou désapprouvaient son intransigeance. Jacques de Vitry n’était sans doute pas de ceux-là. Pourtant son sentiment pouvait être partagé, alors qu’il s’était placé en dehors des affaires. Entre 1230 et 1236, s’il remplit des fonctions d’auditeur pour les causes soumises à l’arbitrage du Saint-Siège, il était plus soucieux d’étude que de satisfactions à retirer d’une activité diplomatique. À la demande du pontife pourtant, il reprit du service pour « l’utilité du Siège apostolique ». C’était la première fois qu’il participait d’aussi près à la politique pontificale, et pour une cause qui le mettait cette fois résolument dans le camp du pape contre celui de l’empereur. Il faut dire que la tension entre les deux partis avait atteint un niveau d’extrême violence, voire de guerre ouverte, et que la position de Grégoire IX à Rome même était menacée. Il est probable, dans ces circonstances, que ce dernier se soit tourné vers les fidèles et les proches les plus sûrs de son entourage, et Jacques donc. Le pape cherchait des alliés en Europe sur la neutralité desquels il aurait à compter. Il y avait pour ce faire plusieurs façons : régler les affaires pendantes pour lesquelles l’Église avait eu à se plaindre de tel désagrément ou de telle agression ; intervenir dans l’aire impériale dans les différends survenus entre les établissements religieux ou pour des causes de même nature ; établir des alliances ouvertes avec les adversaires de Frédéric, et cela à des fins militaires. Jacques eut à opérer dans ces trois domaines. Son intervention est donc sollicitée intuitu personae, en marge de dossiers en cours. Il règle au mieux, c’est-à-dire avec indulgence, l’épineuse affaire de la succession de l’évêché de Lisbonne, à l’occasion de laquelle un des fils du roi défunt Alphonse s’était rendu coupable de violences contre le clergé7. Il règle à l’identique plusieurs causes en terre d’Empire ou dans la mouvance de celui-ci, que le pape ne voulait pas laisser échapper : celle opposant l’évêque de Liège à son chapitre, ou encore celle existant entre l’évêque de Lausanne et le recteur de l’église de Morat8. Enfin, il participe directement à la signature de l’accord avec le doge de Venise, prévoyant, à titre de diversion, l’invasion militaire du royaume de Sicile, héri-
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Les Registres de Grégoire IX, éd. L. Auvray, 3, no 5002. Ibid., 2, no 4396 ; Ibid., 3, no 4804.
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tage maternel de Frédéric et sa terre de prédilection (23 septembre 1239)9. Ce sont là les conditions générales ou encore les lignes de faîte de la place occupée par l’évêque de Tusculum dans le dispositif au sommet de l’Église. Il est proche sans aucun doute du pape. Il faut peut-être ajouter qu’il y a entre les deux hommes des affinités de conviction et de caractère. Cela dit, en 1229, commence pour Jacques une période nouvelle. Au cours des années suivantes bien des transformations vont intervenir dans l’Église, évolutions sans doute déjà engagées, mais qu’il peut suivre de plus près cette fois, à défaut d’y être totalement associé. S’ouvrent alors pour lui des perspectives différentes, touchant sa perception des affaires du monde et ses préoccupations propres. Homme de tradition, par ses origines, sa culture et son tempérament, il a été le témoin d’avancées ou de transformations auxquelles d’ailleurs il a apporté sa pierre dans le domaine de l’homélitique et du discours. Cela n’a pas été toujours sans réticence, il y a des indices à ce sujet. Ses réserves sont allées de pair, comme toujours chez lui, avec une prudence bien faite pour ne pas entamer la confiance du pape. Car le fond de la question – nous l’avons vu en ce qui concerne les relations de la papauté et de l’empire – était d’entrer sans réserve dans la politique pontificale et de s’accorder intimement aux orientations prises. Jacques, qui a répondu aux sollicitations et aux instructions qui lui ont été adressées, a vécu ces années, il est permis de le croire, dans le partage sinon dans l’insatisfaction. On peut imaginer plusieurs raisons à cela. Il en est une qui tenait à son sentiment ou à la perception qu’il pouvait avoir de la conduite des affaires romaines, de l’état de la curie, des préoccupations de ce milieu, nouveau pour lui. On ne sait rien de ses rapports avec ses pairs, sinon par quelques réflexions jetées çà et là au gré des circonstances, et dont certaines ne dataient pas de son élection romaine, loin s’en faut : Il m’est arrivé de passer quelques temps à la curie, j’y ai trouvé beaucoup de choses contrariantes à mon gré ; on y est absorbé par les soucis d’ordre séculier ou temporel, à propos des rois et des royaumes, de procès et contestations au point qu’on vous permettait à peine de parler de choses spirituelles. (Lettres, p. 28)
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Epistulae Selectae, 1, éd. C. Rodenberg, no 833.
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C’était en 1216 à Pérouse, lorsque, tout jeune évêque d’Acre, il s’apprêtait à quitter l’Europe pour rejoindre son siège. Vingt ans plus tard, les choses n’ont pas changé. À l’époque il se confiait aux amis, aux gens sûrs, à présent il s’en ouvre à ceux qui le liront, anonymes et autres, tout en se référant à la mémoire de saint Bernard, abbé de Clairvaux, qui en son temps avait fait la leçon au pape Eugène III († 1153) : « En cela tu n’es pas le successeur de Pierre, mais celui de Constantin » (S. vulgares, éd. J. Longère, p. 89). Lui-même n’aurait su, ni pu, apostropher le pape Grégoire comme le saint abbé l’avait fait avec un moine de sa maison, devenu pape. Les rapports ne pouvaient être de même nature. N’empêche ! Jacques reste un moraliste et ses leçons, prudemment, affleurent sous le discours : Bernard a dit à Eugène : « Le temps des périls n’est pas à notre porte, il est sur nous déjà ! De toute la terre affluent vers toi les ambitieux, les avares, les simoniaques, les sacrilèges, les concubinaires, les incestueux et toute sorte d’hommes monstrueux, pour obtenir ou conserver les bénéfices ecclésiastiques. » (S. vulgares, éd. J. Longère, p. 320)
Il n’est qu’à parcourir les pages dédiées aux juges et avocats, les juristes, pour voir le peu de cas fait d’une discipline pour laquelle le pape des Décrétales a la plus grande attention10. À qui pense-t-il, en citant ainsi la sainte mémoire ? Aux avocats, aux juristes en tout genre, qui ont envahi la maison des prélats11. On ne sait de quelle part il tire ce ton désenchanté : Considère qu’il n’est rien d’autre que l’ennemi de la justice, le petit bavard (verbosulum), le jeune homme et l’étudiant en éloquence, car sa sagesse est creuse. Tels sont ceux qui après avoir entendu quelque décrétale n’arrêtent pas de jaser et de susciter des querelles. (S. vulgares, éd. J. Longère, p. 333)
Ou, plus directement :
10 Une décrétale est une réponse donnée par le pape sur un point de droit. L’usage s’en répand au XIIe siècle avec l’affermissement de la puissance pontificale et la centralisation romaine. Dans ce domaine de compilation et d’élaboration du droit canon, le pontificat de Grégoire IX constitue une étape essentielle (Liber extravagantium, 1234). 11 S. vulgares, éd. J. Longère, p. 328.
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Nous lisons dans le livre de Ruth que Booz dit à Ruth : Ne va pas dans le champ d’un autre (Ruth, 2, 8). Bien des clercs pourtant de nos jours vont dans le champ de Justinien, disant au Seigneur : Ecarte-toi ! Nous ne voulons pas connaître tes voies (Job, 21, 14) ! C’est comme s’ils disaient : « Toi, tu es son disciple, le disciple du Christ ; et nous, ceux de Justinien ! » (S. vulgares, éd. J. Longère, p. 347)
Il reprend, toujours sous l’autorité de l’abbé de Clairvaux, et pour les épingler, les dérives du pouvoir et de la vie de luxe qu’il reproche aussi aux prélats, aux exemples que lui offrent les yeux et l’expérience. Il en vient naturellement à la discipline de la fonction sacerdotale, dont le tout premier rang est occupé par ceux qui l’entourent : Selon ce que dit l’apôtre à Timothée : Si quelqu’un ne sait pas diriger sa propre demeure, comment aurait-il soin de l’Église de Dieu ? Et ainsi Bernard : « Ne va pas te considérer en bonne santé alors qu’une partie de ton corps est malade, ou comme quelqu’un de bien quand tu t’appuies sur le mal ». Et ailleurs : « La sainteté est convenable à la maison de l’évêque, la modestie et l’honneur de même. Que tes collègues évêques apprennent de toi à ne pas entretenir près d’eux des enfants aux cheveux longs et de séduisants jeunes hommes. Il n’est pas convenable à coup sûr que des efféminés s’affairent parmi les gens mitrés ». (S. vulgares, éd. J. Longère, p. 23)
Son discours sans fard ne l’exonère pas non plus des travers qu’il dénonce : Voici, frères très chers, les mots terribles que le Seigneur proclame contre nous ! Avec quelle sévérité il nous fait reproche. Car l’homme de sa paix en qui il avait mis son espoir, nourri du pain de son héritage, s’est glorifié de l’avoir trahi, comme il en fait reproche lui-même par le prophète Jérémie : Qu’en est-il de mon bien aimé dans ma maison ? Il y accomplit de bien mauvais desseins (Jer, 11, 15). C’est donc avec raison que le Seigneur se plaint de nous. Qui, à examiner les abris primitifs des anciens et les palais d’aujourd’hui, les haillons des apôtres et la pourpre des prélats, la pâle cohorte des saints de jadis et les jouisseurs aux faces rubicondes, ne serait pas contraint à crier avec le prophète : Quoi ! Il est terni l’or, il s’est altéré l’or fin (Lam, 4, 1) ? (S. vulgares, éd. J. Longère, p. 88-89)
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Il a sans doute laissé passer quelque confidence à l’un ou l’autre à Rome, auprès des dominicains qu’il a fréquenté. À ce sujet Thomas de Cantimpré rapporte un de ses rêves, dans lequel Jacques a vu le pape lui offrir deux oiseaux au superbe plumage, deux oiseaux malheureusement morts. Telle serait la vision allégorique des pesantes charges qu’étaient devenues pour lui le cardinalat et l’épiscopat : Tu as affirmé certes que les oiseaux que t’avait donné le bienheureux pape Grégoire – bien qu’on puisse les considérer avec beaucoup d’honneur – t’avaient été donnés vraiment morts. Tu as dit toi-même qu’ils étaient certainement morts. (Thomas de Cantimpré, Supplementum, p. 199)
Ainsi, rapidement, l’évêque de Tusculum aurait été un homme déçu. Dans les fonctions supérieures qui étaient les siennes à présent au sein de l’Église, son indépendance d’action et d’esprit ne pouvait que s’y retrouver difficilement. Mais, pour répondre à l’appel pressant que lui adresse Thomas, Jacques n’avait d’autre choix que d’obéir au pape. Ce choix lui fut reproché : C’est une très grande gloire dans l’Église d’être à Rome, parmi les cardinaux, mais qu’est cela pour lui et pour sa gloire ? (Thomas de Cantimpré, Supplementum, p. 196)
Le dominicain Thomas de Cantimpré est certes un observateur sévère de la vie romaine ; c’est pourquoi son opinion ne saurait surprendre. Les propos de Jacques, quant à eux, éclairent ses impressions, sans doute même ses préventions à peine voilées à l’égard d’un milieu aussi déroutant. Il est inutile de lui supposer des états d’âme particuliers vis-à-vis de telle question ; il suffit de rappeler que cet homme de conviction était aussi un homme de tradition, sinon un homme du passé. Tous ses écrits font d’ailleurs état de son goût pour le bon ordre ou l’équilibre des choses. Cet aspect de sa personnalité a joué une part utile dans la qualité de sa collaboration et explique en outre les nombreuses relations de cet homme de devoir et de sentiment. Dans cette période donc, entre 1229 et 1240, l’évêque de Tusculum a suivi les orientations de la politique de Grégoire IX, et n’y serait pas entré sans une discrète réserve. Les sujets de réflexion étaient immanquablement nombreux, celui des rapports entre la papauté et l’empire par exemple, mais c’était là une affaire d’État.
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Il y eut des questions plus personnelles, pour lesquelles, du moins, les choix ou les orientations prises ont pu contrarier ses sentiments ou ses préférences, au moins en ce qui concerne la question de la vie sainte, la sainteté, et celle de la prédication. Traditionnellement le culte des saints était assez libre, et lié à une dévotion populaire. Mais à partir du règne d’Innocent III, la papauté avait pris le contrôle de la procédure juridique de la canonisation. Une fois à Rome, Jacques eut sous les yeux pour ainsi dire des cas qui venaient illustrer et conforter l’importance prise par les ordres mendiants dans les objectifs en Europe de la politique de Grégoire IX. François d’Assise, mort en 1226, fut canonisé ainsi deux ans plus tard, Antoine de Padoue († 1231) en 1232, et Dominique de Guzman († 1221), fondateur de l’ordre des Prêcheurs, en 1234. Il n’y a pas lieu ici de discuter des raisons qui ont conduit le pape à accélérer le mouvement. Le fait est qu’à l’époque où Grégoire IX n’était encore qu’évêque d’Ostie, ses liens avec François d’Assise et son ordre naissant avaient été très forts. Ces figures auraient pu entrer dans les récits édifiants de Jacques de Vitry ou dans ses exemples ; il n’en fut rien. L’autorité la plus récente resta celle de l’abbé de Clairvaux, saint Bernard († 1153). À ce sujet, comme bien des contemporains, notre évêque reste héritier de l’hagiographie cistercienne12. Il ne parle donc jamais de Dominique ni de la sainteté du fondateur de l’ordre des Prêcheurs dans les quatre sermons dédiés aux chanoines réguliers (Ad canonicos regulares) ; quand il évoque la sainteté de François, c’est tout d’abord pour le donner en exemple aux membres de l’Ordre qu’il a fondé dans les deux sermons qu’il consacre aux Mineurs (Ad fratres minores). Jacques, a-t-on dit, était un homme de tradition, et sans vouloir opposer les vues de l’homme d’État qu’était le pape Grégoire IX et celles, plus simples sans aucun doute, de Jacques de Vitry, il est loisible de penser que les goûts de ce dernier avaient plus de mal à entrer dans les raisons du pape. Il avait en effet une expérience toute personnelle de la sainteté et, tardivement encore, Marie d’Oignies demeurait le modèle de son horizon spirituel.
12 Die Exempla, éd. J. Greven, no 10, 40, 54, 72 ; The Exempla, éd. T. Crane, no 121, 123, 212, 293.
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Depuis le temps d’Oignies, il est certain que Jacques avait eu le sentiment d’être entré dans la compagnie d’une sainte. Le siècle à présent lui offrait des modèles différents ; mais jamais du vivant de Jacques ce modèle laïc, pour la mémoire duquel il avait plaidé devant le pape à Pérouse (1216) et, selon Thomas de Cantimpré, auprès du cardinal Hugolin (1226), ne put accéder à la reconnaissance officielle de l’Église. La vie de Marie était restée un destin singulier, attaché à son pays et à son diocèse. On ne sait du reste, et en contrepartie, ce qu’il a pu approuver dans une politique qui faisait la part belle aux nouveaux soldats de l’Église, Mineurs et Prêcheurs, dans l’honneur et la vénération officiellement reconnue envers leurs fondateurs. Il faut ouvrir une parenthèse dans la perception plus intime, ou même charnelle, que Jacques entretenait avec l’état de sainteté. On ne peut ignorer chez lui la persistance du recours à la médiation des signes, à la possession d’objets pieux et de reliques. Rappelons que, partant pour l’Orient, il avait emporté une phalange prélevée sur la main de Marie et s’était fait confectionner des vêtements sacerdotaux sur lesquels était brodée la scène du meurtre de saint Thomas de Canterbury13. C’est une forme de dévotion très commune du reste, mais récemment réprouvée par le concile de Latran (1215). Simples indices d’une religiosité populaire toute de sentiment, remontant du fond des âges, et qui lui ressemble beaucoup. De ce que l’on sait à son sujet – ses réserves et son extrême prudence quant aux nouveautés, fussent-elles accomplies sous l’égide de la papauté – il serait inapproprié de tirer des conclusions sur l’opinion qu’il pouvait avoir de saints officiellement honorés par l’Église. Il était pour cela pris entre ses inclinations propres, le fait de ne pas contrarier ce qui pouvait faciliter l’introduction des cultes nouveaux auprès des fidèles, et tout de même l’admiration portée au caractère exceptionnel de cette sainteté : François, par ses seules forces, se surpassa en de nombreux points, auxquels il n’était pas astreint selon les préceptes de la loi divine ; il monta toujours de vertus en vertus, tel le char des quatre évangiles et des quatre vertus cardinales. Ainsi il suivit le Crucifié au plus près, au point qu’à sa mort apparurent sur ses pieds, ses mains et son côté, les marques des blessures du Christ. (S. vulgares, éd. J. Longère, p. 670)
13 Une mitre épiscopale représente la scène du meurtre de Thomas Becket, ainsi qu’un manipule d’attribution certaine, F. Courtoy, Le Trésor d’Oignies, p. 107.
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Vient ensuite la question de la prédication. Et là encore, il ne peut être question d’un conflit entre la vocation épiscopale que Jacques ne cesse de représenter et les nouveaux Ordres mendiants, encouragés dans cette voie par Honorius III tout d’abord, puis par Grégoire IX. Jacques est bien informé. Auprès des clergés locaux, la bulle pontificale Nimis iniqua (1231) apporte aux Franciscains l’entier soutien du pape, notamment dans le domaine de la prédication. À ce sujet, Jacques avait plusieurs motifs à faire valoir. Le premier était comme toujours l’impréparation de ces prédicateurs qui persistaient dans le désir de revenir à la règle et à la simplicité primitive, en d’autre terme de fuir le savoir et de négliger l’étude : Certes, ils passent la mesure et sont insensés ceux qui cherchent un soulagement pour leur paresse et disent qu’il ne faut pas étudier, mais qu’il est plus sûr pour les frères de rester dans leur humble simplicité, parce que la science exalte l’orgueil et que trop de savoir nuit à la santé mentale. Ce à quoi nous répondons qu’il y a bien d’autres vertus qui parfois, à l’occasion, font naître l’orgueil. (S. vulgares, éd. J. Longère, p. 664)
Et encore : Il faut beaucoup de discernement pour prêcher. Les ministres de l’Ordre doivent veiller avec application à envoyer non seulement des gens savants, mais encore des gens travailleurs et prudents, qui connaissent les hommes et la façon de les attirer. (S. vulgares, éd. J. Longère, p. 683)
Sur ce dernier point le pape avait tranché ; la bulle Quo elongati (1230) donnait raison à ceux qui réclamaient un assouplissement de la règle concernant la propriété collective et la possession d’objets et de livres nécessaires à l’étude. Jacques sur ce point ne pouvait qu’approuver. L’autre motif de ses réserves devait résulter des effets que ces autorisations pontificales ne pouvaient manquer d’avoir. Elles étaient comme des encouragements de fait – en dépit des précautions d’usage – à passer outre les prérogatives du clergé séculier. Dans ces années donc, c’est peu de dire que le contexte spirituel et intellectuel de la chrétienté changeait. Que cette transformation ait reçu un entier assentiment de sa part est une autre question. Pour sonder ses sentiments, il faut se reporter aux pages de l’Histoire occidentale où il expose une donne nouvelle dans l’Église
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post conciliaire, rangée pour ainsi dire en ordre de bataille14. Le discours porte sur le fond, les structures anciennes ou rénovées ; ainsi demeure-t-il par la suite pour composer les sermons, quand il siège au consistoire avec ses pairs, à l’écoute des mille questions qui faisaient le quotidien d’une institution en plein essor. On peut tout de même penser que l’inconditionnel partisan des prérogatives épiscopales voyait non sans déplaisir de nouveaux venus bousculer avec l’assentiment du pape un ordre qui lui était cher. C’était un esprit trop fin pour ne pas accepter les conséquences d’une évolution qui le dérangeait. Son silence peut être tenu pour éloquent. * Les voies de la sagesse Tout proche du pouvoir, Jacques de Vitry met par écrit ses réflexions fondées sur l’expérience, exprimées au présent de son âge et de sa position, pour satisfaire à deux questions liées : travailler au bénéfice du plus grand nombre et à son propre avantage. L’entreprise passait par l’étude et l’écriture, l’approfondissement des Écritures et celle des Autorités et des auteurs profanes : Du travail assidu des Anciens, de leur application à divers écrits, il y a beaucoup à récolter dans le champ des Pères qui n’ont pas travaillé seulement pour eux, mais pour nous : nous avons profité de leur peine. (Sermones dominicales, éd. T. Lyngam, p. 1)
Jacques avait toujours écrit, cela même au plus fort de ses activités. Ses ouvrages précédents avaient accompagné sa vie active, comme prédicateur ou comme évêque, en temps de paix comme en temps de guerre. Dans cette façon d’occuper ses rares loisirs sans cesser de goûter au plaisir de l’écriture, il dut y avoir quelque interruption comme en témoigne l’inachèvement probable de l’Histoire occidentale, ou encore quelque précipitation, décelable dans les derniers chapitres de l’Histoire orientale. À Rome, à présent, il dispose de temps et peut se consacrer à ce travail, sans qu’il soit possible pour nous de savoir si cette 14 J. Bird, « The religious role in a Post Fourth-Latran world : Jacques de Vitry’s Sermones ad Status and Historia occidentalis », Medieval monastic preaching, éd. C. Muessig, Leyde-Boston-Londres, 1998, p. 209s.
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activité, qui a dû être prenante en raison du nombre important de sermons, fut la conséquence d’un loisir forcé, récompense survenue après des années de labeur et de pérégrinations, ou celle d’une volonté de se tenir à l’écart des réalités nouvelles qui, d’une certaine façon, gênaient ses solides convictions. Le genre du sermon est ancien sous des noms différents, mais depuis le milieu du XIIe siècle il s’est adapté aux conditions de la vie urbaine et de l’essor des écoles. Pour beaucoup d’auteurs il était devenu un mode d’expression aux modulations infinies ; la première moitié du XIIIe siècle a vu grossir une nébuleuse de « maîtres de la parole » afin de prendre en main l’éducation du peuple chrétien et la production d’une idéologie militante. Le sermon visait l’action dans le monde, l’action directe, c’était là sa fonction commune. Jacques était par conséquent de ces maîtres. Aussi ces écrits figurent-ils parmi les moins personnels ou les moins intimes de son œuvre écrite, et il est malaisé de déceler une grande originalité de pensée dans le commentaire qu’il fait des Écritures, cela même s’il fut l’un des acteurs de la transformation du genre entre la fin du XIIe siècle et la première moitié du siècle suivant. Mais les sermons, qui paraissent tellement étrangers à une expression autre que celle d’approfondir le sens des Écritures, font l’éloge du savoir ; ils affirment le rôle du prédicateur, c’est-à-dire le sien. Ils témoignent, ne serait-ce que dans le choix des thèmes scripturaires et leur fréquence, ou encore leur répartition dans le temps, d’une pensée en recherche d’intériorité et, mieux, d’élévation spirituelle. Le prologue de la série de sermons pour les dimanches ouvre à la présentation de deux autres séries : sermons du sanctoral et sermons selon la condition des personnes ; c’est une œuvre considérable qui ne compte pas moins de quatre-cent soixante-douze pièces : Dans le présent ouvrage nous avons distingué cinq parties en fonction du temps de l’office ecclésiastique : le temps du retour pour la première […], le temps de l’erreur pour la seconde […], le temps de la réconciliation pour la troisième […], le temps des épreuves pour la quatrième […], le temps de la fête de saints qui sont pour nous des exemples de la bonne justice. […] Nous y avons ajouté une sixième partie en fonction de la diversité des personnes, différentes par leurs fonctions et manières de vivre, pour leur soumettre des sermons qui leur soient propres et spécifiques. […]
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Il est bon en effet, selon les catégories de gens, de varier les sermons et même les leçons, parfois la façon de parler et la manière d’écrire. Le même emplâtre ne convient pas à toutes les maladies ; et parce que l’ennui naît de l’uniformité, que certaines choses paraissent bonnes à l’un ou à l’autre dans l’office de tel ou tel dimanche, en proposant trois thèmes, dont le troisième est exposé de façon plus étendue, nous avons cherché à donner satisfaction à tout le monde en entrelaçant sermons courts, moyens et plus longs. Ainsi à l’imitation de la table du Seigneur, nous pourrons bien sûr servir à boire avec mesure à partir de pichets, mais en plus verser bien abondamment dans de larges coupes le breuvage d’une prédication plus étendue. (Sermones dominicales, éd. T. Lyngam, p. 2)
Jacques – il est loin d’être le seul – est occupé à l’étude des textes ; il dit composer à l’usage des gens simples, et s’adresse à une communauté qu’il faut éduquer avec parcimonie et discernement : Sois donc attentif, lecteur avisé et prédicateur prudent, à ne pas vouloir prêcher le même jour, surtout à des laïcs, tout ce que d’aventure tu aurais trouvé écrit dans un seul et même sermon. Il vaut mieux qu’ils s’en retournent avec l’envie d’en entendre encore, plutôt que ployant sous l’abondance. (Sermones dominicales, éd. T. Lyngam, p. 1)
S’il élargit le domaine de ses recherches aux catégories de la société selon l’âge, le sexe, la condition, la fonction – et c’est ainsi qu’il présente une partie de son travail –, il n’est pas établi qu’il ait voulu sciemment faire entrer ces catégories dans une conception sociologique et englobante de l’Église, venant doubler une fonction plus conceptuelle. Il se refuse apparemment à faire entrer dans l’ordre général les catégories examinées : sociales, naturelles, fonctionnelles ou même purement interprétatives quand il s’emploie à commenter l’étymologie d’un mot ou la signification d’un sens ; il n’est de signifiant que le particulier. On l’a vu, il est l’un des promoteurs des exempla, ces études de cas élevées en occasion d’historiettes ou de fables. Lui, qui est un esprit éminemment pratique, ne vise pas à une conception d’ensemble, que l’on pourrait dire théorique. Il a été dit qu’il n’est pas théologien, ni à l’origine d’une entreprise collective dont il serait maître à penser, comme furent en leur temps, à leur façon, Bernard de Clairvaux, Hugues de Saint-Victor, et d’autres. Il est certain que les traits de son discours croisent ceux 262
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de ces docteurs et maîtres spirituels, dont il peut être tributaire à l’occasion. Reste que son exploration des Écritures ne peut avoir les mêmes accents. Il écrit pour une postérité anonyme, celle des prédicateurs à venir, auxquels il a préparé le terrain à Rome auprès des chanoines réguliers, et notamment ceux qui se réclameront le mieux de lui, les Frères prêcheurs de la première ou de la seconde génération. Vient pour finir un supplément de vingt-cinq sermons (Sermons pour les jours de la semaine sans fête spéciale), présentés comme un condensé de ce qu’il a composé déjà : Nous avons essayé, après les sermons pour les dimanches, les fêtes des saints et les catégories du peuple, et pour conclure une œuvre aussi étendue, d’y joindre des sermons pour les jours des fêtes communes, afin que ceux qui n’auraient pu ou voulu posséder la somme des sermons en question aient chaque jour ces derniers en contenu ramassé, à portée de main, comme du pain quotidien pour rassasier les âmes. (Die exempla, éd. J. Greven, p. 3)
La raison de cette série supplémentaire est établie ; mais elle est plus qu’un condensé, car le ton change, puisque il convient de fixer les limites de l’étude au seul domaine de l’Écriture, au livre de la Genèse qui fournit les thèmes de ces sermons depuis le premier jour jusqu’à l’expulsion d’Adam15. Quel que puisse être le sens à donner à ce commentaire sur la création, copieux et ciblé, écrit peut-être en contrepoint d’un dualisme toujours latent dans le paysage émotionnel de l’Occident médiéval, ce travail est l’aboutissement d’un itinéraire qui conduit apparemment du champ des Pères au champ du Christ : Ne va pas glaner dans un autre champ, ne t’éloigne pas d’ici (Ruth, 2, 8). Telles sont les paroles de Booz à Ruth, à savoir du Christ envers l’âme fidèle et clairvoyante. Car Booz veut dire force et Ruth clairvoyance, et c’est comme s’il disait que le champ de l’Écriture Sainte suffisait et qu’il ne fallait pas vagabonder dans le champ d’autrui. Car le champ de l’Écriture est le champ tout entier béni de Dieu. Il suffit pleinement à l’affermissement de la foi et à la connaissance des mœurs. C’est le champ fertile et le pâturage dont il a été écrit : Rien ne me manque ! Sur les prés d’herbe fraîche il m’a fait reposer (Ps, 22, 1, 2) !
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J. B. Schneyer, Repertorium, p. 210-213.
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Désormais Booz donna cet ordre à ses serviteurs : Laissez-la glaner des épis entre les gerbes, et ne la molestez pas. Et même ayez soin de tirer vous-mêmes quelques épis de vos javelles, vous les laisserez tomber, elle pourra les ramasser, vous ne lui crierez pas dessus (Ruth, 2, 15-16). Et Ruth elle-même dit : Permets-moi d’aller dans les champs glaner des épis derrière les moissonneurs ! (Ruth, 2, 2). (Die exempla, éd. J. Greven p. 2-3)
Voilà l’étude resserrée aux seules Écritures, voie commune à la tradition, dont chaque siècle, ordre, école ou courant ont tiré leçon. Et pour entrer mieux encore dans la recherche, le prologue, qui invite à explorer ce que le texte sacré conserve de mystère, ouvre à l’étude du principe, au sens de ce que fut le temps antérieur à la chute et au péché. C’est une conclusion de l’œuvre, et d’une certaine façon celle d’une vie. Elle est moins soucieuse d’exemplarité ou d’enseignement pour l’auditoire des simples et des savants ; mais elle fait entrer dans le dédale de l’exploration intérieure. Le champ de Booz n’est pas simplement celui de la connaissance, il est habité par l’Esprit : Comme nous le lisons pour les fils de Job qui banquetaient chaque jour dans la maison de l’un d’eux, dans la proximité d’une intelligence toute illuminée par la lumière divine, aujourd’hui encore dans le monde entier les enfants de Job, les docteurs du Christ, dans leurs maison qui sont les divers pays, ne cessent d’administrer les aliments de la doctrine, chacun en son temps et selon les lumières reçues de l’Esprit saint, les uns moins, les autres plus. Et cela afin que soit notre bénédiction, ce que dit le Deutéronome: le meilleur de la rosée des cieux et de l’abîme souterrain, le meilleur de ce que font croître le soleil et la lune, les prémices des montagnes antiques, les meilleures collines d’autrefois (Deut, 33, 13-15). Le meilleur du ciel, à savoir les célestes sentences des saintes paroles ; la rosée du ciel ou l’effusion de la grâce céleste ; l’abîme souterrain, c’est-à-dire la profondeur de la sagesse qui émane des choses cachées ; ce que font croître le soleil et la terre, ou encore le Christ et l’Église qui sont les deux testaments dont il est dit dans les Cantiques : Les nouveaux comme les anciens, je les ai réservés pour toi mon Bien- Aimé ! (Cant, 7, 14) ; les prémices des montagnes antiques, à savoir la prééminence de l’intelligence des Pères anciens ; le meilleur des collines d’autrefois, ou les exemples des premiers saints. Ceux qui aiment les Écritures saintes et n’y contreviennent pas en actes, qu’ils soient bénis pour cela ! (Die exempla, éd. J. Greven p. 2-3)
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Il est loisible bien sûr de retrouver dans chaque ligne des sermons de Jacques de Vitry, de ses citations ou de ces annonces que sont les prologues, les enseignements tirées des traditions anciennes et moins anciennes auxquelles il n’a pas manqué de se référer de toutes les façons soit par ses lectures propres, soit en interrogeant la Glose ordinaire et en consultant les recueils de distinctiones16. Il ne pouvait en être autrement. Nous admettrons alors que le prologue des sermones feriales annonce une recherche tournée non plus vers une érudition assimilée mais vers l’essentiel au cœur de sa foi. Il glane là, dit-il, à la suite des docteurs, « les moissonneurs du Christ » (Die exempla, éd. J. Greven p. 2), des points restés vacants pour les soumettre à la sagacité de son intelligence. Le temps lui est compté et il remonte à l’origine des textes, avant que ne commence l’histoire tout court, en explorant les premiers chapitres des Écritures. Dans cette dernière série de sermons, les images et les anecdotes d’une vie passée affleurent, plus nombreuses que de coutume. Il remonte dans ses souvenirs plus fermement qu’il ne l’avait fait dans les exemples des sermons précédents : Paris, l’Orient et les routes de la prédication avec leurs surprises : Un jour en France, j’ai traversé un village où l’on avait pendu un jambon, ou bacon, sur une place. Pour l’avoir, il fallait faire serment d’avoir été fidèle à sa femme une année complète de mariage, signe qu’on n’en regrettait rien. Comme le jambon pendait là depuis dix ans, il ne fut pas un seul jeune homme pour le gagner, tous ayant eu à le regretter moins d’un an après la conclusion de mariage. Voici qu’ils sont peu nombreux aujourd’hui ceux qui sont unis à leurs femmes par la fidélité et l’amour. (Die Exempla, éd. J. Greven, no 63)
Dans les exemples où il se met en scène il faut voir un retour sur une existence passée, écrite par conséquent en contrepoint d’un autre retour au principe des Écritures, le temps compris entre la Création et la Chute. De tout cela, la nostalgie n’est pas absente ; ainsi en rapportant l’histoire du héros terrassant ses agresseurs, il
16 On appelle Glose ordinaire les commentaires interlinéaires, faits sur le texte sacré, depuis le IXe siècle notamment, et sans cesse enrichis par la suite. Les distinctiones sont des catalogues de termes, interprétés selon les sens donnés aux Écritures, selon une tradition exégétique remontant au IIIe siècle : sens moral (moraliter) ou sens spirituel (spiritualiter).
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en vient à se dire que la grande histoire, celle de l’humanité, aurait de la même façon pu tourner autrement : Si seulement les premiers parents avaient ainsi résisté avec force au serpent qui les dépouillait et les mettait nus, au besoin en le repoussant d’une main ferme, ils n’auraient pas transgressé le commandement de notre Seigneur Jésus-Christ. (Die Exempla, éd. J. Greven, no 77)
Dans cette réflexion sur le livre de la Genèse, il s’attarde sur les animaux créés à l’intention de l’homme (ad instructionem). Ils figurent l’allégorie des bons ou des mauvais penchants qui cohabitent sous une même identité et auront à se manifester une fois la chute consommée17. Il existait, écrit-il, une nature animale, antérieure à la chute, qui contenait les prémisses du mal : On a coutume de chercher à savoir si les animaux minuscules qui proviennent habituellement de la corruption et des exhalaisons sont antérieurs au péché. Il y en a de six sortes. […] Les saints commentateurs disent que ces animalcules qui naissent des exhalaisons ont été créés avec les autres animaux, mais que ceux qui proviennent des corruptions ont été produits selon la matière avant le péché, tandis qu’après le péché ils sont produits en acte à partir des choses corrompues. (Producat terra animam viventem, éd. C. Muessig, p. 48)
Il emprunte au commentaire du théologien Pierre le Mangeur († 1179) pour lequel les animalcules sont inoffensifs, antérieurement à la chute, car c’est le péché seul qui les rend nocifs. Mais dans le sermon de Jacques il serait permis de supposer que le mal, dont le péché est l’expression, est déjà dans l’œuvre de la création ; ou alors comment interpréter l’association dans le même discours et le même sermon du thème de la création avec le sens symbolique de la perversité peccamineuse d’animaux, qu’il faut croire sortant tout droit de la main du créateur ? Question éminemment délicate, et d’actualité, sur l’origine du mal et son activation dans la faute. La parole et la sagesse divines sont donc posées à l’origine, et si le prédicateur a pour mission de les défendre contre les détracteurs et de les soutenir contre les défaillants, il est de ce fait associé à une tâche d’éternité. La signification de cette série peut englober un plan de réflexion anti-dualiste, anti-cathare, mais à 17 C. Muessig, « The Sermones feriales et communes of Jacques of Vitry : a critical edition of Sermons 10 and 11 on animals », Medieval Sermon Studies, 47 (2003), p. 33 ; 48 (2004), p. 45.
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titre d’occasion plus que de projet. Jacques de Vitry est à présent parvenu au centre, ou au terme, d’une recherche au bénéfice de laquelle l’étude n’a pas de fin : Contre ceux qui ne veulent pas gagner leur pain à la sueur de leur front, mais qui flemmardent (otio torpent) en arguant de leur noblesse ou pour toute autre raison, les Sarrasins ont coutume de produire l’exemple de l’autruche aux pieds de chameau et aux ailes d’oiseau. Quand on lui dit de voler, elle répond en montrant ses pieds : « Je ne peux pas, je suis un chameau » ! Quand on lui dit de porter une charge, elle répond en montrant ses ailes : « Je ne peux pas, je suis un oiseau » ! Cela te fait rire, homme paresseux et indolent, alors que c’est sur toi sous un autre nom que porte cette fable ! Il importe donc de faire avancer, aboutir et se réaliser tes bonnes résolutions. (Die Exempla, éd. J. Greven, no 83)
Tout est travail sur la voie de la sagesse. Sa Vie de Marie d’Oignies résultait d’un tel constat, examiné en quelque sorte « du dehors ». Il est un moment cependant dans ses derniers écrits où viennent à se mêler le désir d’être utile au plus grand nombre des hommes par la prédication, ce qui est régulièrement rappelé de toutes les façons dans les différentes séries de sermons, et celui de chercher par des exemples précis de son temps une voie qui puisse le satisfaire dans le domaine particulier d’un accomplissement. Prédicateur lui-même, et investi des années durant d’une tâche qu’il ne cessait à présent de défendre et de mettre en valeur, il était naturel qu’il se retourne sur l’action des ordres nouveaux, Mineurs et Prêcheurs, qu’il voit lui succéder dans l’art de la parole. Ils représentaient ce qu’il connaissait le mieux, par métier, quand il pratiquait presque seul avec pour bagage un talent presque légendaire et la science de ses études. Il ne manifeste pas ses préventions d’évêque envers ces prédicateurs, ou du moins ces préventions – sans doute réelles – se trouvaient enchâssées dans l’enseignement ou les leçons qu’il tirait de la vie même de ces Maisons. Pour cette raison, il ne fait pas un même sort aux disciples de François, les Franciscains, et aux Prêcheurs, qu’il place parmi les maisons des chanoines réguliers18. Sans formellement l’exprimer, il en vient à opposer les deux Ordres qu’il connaît bien. Celui de saint François tout d’abord repose sur la personnalité extraordinaire de son fondateur. Jacques relève qu’il l’a rencontré 18 Les maisons suivantes : Prémontré, Grandmont, Saint-Victor, Arrouaise, Val des Choux, Val des Ecoliers, chanoines de Bologne (Prêcheurs).
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en Orient et qu’il a connu ses disciples en Italie, dans le diocèse de Liège où le culte de François fut très tôt établi19. Tout cela lui était connu, comme les miracles du saint que l’histoire du temps avait enregistrés très tôt20. Dans les sermons consacrés aux frères mineurs, il accorde aux Franciscains une vie d’humilité et d’obéissance, dans la voie qui avait été celle de leur fondateur, pour entrer dans la vie sainte par degrés jusqu’à la contemplation et la plénitude en Dieu. À titre particulier, une telle évocation de la voie du progrès était loin d’être originale ; mais adressée à tous les disciples de François, elle pouvait sembler une obligation, sinon de résultat et du moins de moyen. Or dans cette voie de l’imitation, alors que les disciples étaient mis au contact du monde, les dangers les attendaient ; démonstration que la perfection était à chercher au prix d’épreuves renouvelées : Comme vous avez passé le fleuve des biens de cette terre, ainsi nus, vous affrontez la nudité ; vous pouvez mettre votre confiance dans le Seigneur pour vaincre le diable, à condition d’être vigilants et à force de précaution, parce qu’il s’efforce d’attaquer d’autant plus sauvagement par l’intérieur ceux chez qui il ne trouve pas de vices spirituels qui lui permettent de les combattre du dehors. Le monde est tellement crucifié en vous et vous au monde (Gal, 6), que le diable désormais n’a plus de quoi vous attaquer à partir des biens de ce monde, puisque vous y avez renoncé, au point de pouvoir dire avec le Christ : Voici venir le prince de ce monde et il n’a pas d’emprise sur moi ! (Ioh, 13, 30) De même, le diable ne peut vous attaquer avec des vices et des concupiscences en s’appuyant sur la chair puisque vous l’avez crucifiée. Alors, il s’efforce de vous atteindre par l’arrogance et la vaine gloire, la jalousie, la colère, l’acidie, les calomnies, l’excès de curiosité, la vie errante, l’irréflexion et autres pestes de l’âme. (S. vulgares, éd. J. Longère, p. 677)
Ces lignes sont-elles simple recommandation ou le moraliste fait-il état de ce qu’il a vu et connu de la rapide transformation de l’Ordre de saint François, mort en 1226, et placé sous la direction très controversée du frère Elie de Cortone21 ? Les écueils qu’il relève forment une typologie qui n’est pas sans cruauté : 19
F. Courtoy, Le Trésor d’Oignies, p. 24. Mathieu Paris, Chronica majora, p. 132-134. 21 Elie de Cortone a été vicaire général de l’Ordre du vivant de François d’Assise, puis après la mort de ce dernier, il a occupé le devant de la scène jusqu’en 1239. Dans le contexte de la rude rivalité opposant les partisans de la simpli20
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Parfois l’arrogance est un travers qui fait venir des pensées hasardeuses ; l’homme religieux se dit en lui-même : Je ne suis pas semblable à tous ces gens-là (Lc, 18, 11). (S. vulgares, éd. J. Longère, p. 677) Que le petit frère n’aille pas condamner les grands et les puissants de ce siècle comme si, au milieu de leurs honneurs et de leurs richesses, ils ne pouvaient être sauvés ; mais qu’il considère comme plus heureux que lui ceux dont les aumônes le font vivre. (S. vulgares, éd. J. Longère, p. 678) L’esprit de jalousie est un défaut qui étouffe la charité, quand il (le frère) envie les autres maisons, de plus haute et plus honorable réputation et mieux respectées des hommes ; de même si un frère de la même maison semble le dépasser d’une qualité quelconque, par exemple, la sobriété, l’étude, la prédication. (S. vulgares, éd. J. Longère, p. 679)
Les remarques qui émaillent le discours ne sont pas une critique ; au contraire, l’éloge qu’il fait de l’Ordre dans l’Histoire occidentale et dans les sermons est conforme aux orientations du pape Grégoire IX, et Jacques fait taire ses intimes réserves. L’essentiel de sa réflexion tient alors dans le sentiment d’impuissance qui découle d’une voie aussi difficile à suivre. Un exemplum tardif rapporte une histoire singulière : J’ai entendu parler d’un simple laïc, très fervent, fort zélé mais sans science. Quand il habitait la ville de Huy dans le diocèse de Liège, un esprit malin sous la forme d’un ange de lumière l’ayant persuadé et exhorté qu’il devait endurer pour le Christ les mêmes souffrances que celles endurées pour lui par le Christ, il fit faire quatre clous très pointus et deux montants de bois pour faire une croix. Le jour de Pâques il sortit seul et se rendit sur une colline peu éloignée du dit lieu. Et comme il s’était attaché à la croix, tenant le marteau d’une main, il fixa ses deux pieds à l’aide des clous. Après s’être perforé les deux mains, il fixa sa main gauche à la croix à l’aide de la main droite ; ensuite avec les doigts de la main qui n’était pas attachée à la croix, il introduisit un clou dans le trou qu’il y avait préparé. Alors qu’il était suspendu là depuis quelques temps et qu’il était à l’article de la mort, il fut
cité extrême des origines et ceux de la « modernité », il avait énergiquement dirigé l’Ordre dans cette dernière voie. Longtemps soutenu par le pape Grégoire IX, il finit par être destitué, avant de passer dans le camp de l’empereur.
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détaché par des bergers qui le descendirent, tandis qu’il refusait et criait ; ils le reconduisirent à moitié mort dans sa maison. En peu de jours il guérit de telle sorte que l’on voyait à peine les traces de ses blessures. Si le Seigneur ne l’avait secouru, sa main l’aurait conduit à la damnation éternelle. Ne croyez pas naïvement aux visions : « Eprouvez les esprits pour voir s’ils viennent de la part de Dieu ! » (Die Exempla, éd. J. Greven no 44)
L’anecdote remonterait à la période où Jacques était à Liège, vers 1228-1229 ; avérée telle ou arrangée pour la circonstance, elle démontre une défiance envers toute forme d’excès ; elle démontre que la voie spirituelle de François d’Assise est unique. La meilleure volonté du monde, le courage de s’imposer volontairement le martyre afin de participer à la béatitude du saint qui avait reçu les stigmates de la passion, ne sont que vanité22. La progression se fait vers un sommet inaccessible, sans qu’il soit possible de remonter à l’envers le chemin de la sainteté. Jacques isole ainsi le fondateur de l’Ordre, parvenu au faîte, d’avec les disciples qui se réclament de lui. De la même façon, à titre personnel cette fois et au détour d’un exposé, il confesse volontiers ses propres limites : « Mais comme je crains fort de ne pas suivre cet ordre, que vos prières viennent remédier à ma carence ! » (S. Vulgares, éd. J. Longère, p. 649). Les Prêcheurs de leur côté lui ouvraient une voie plus accessible. Et il est vrai encore que Jacques de Vitry, chanoine régulier de saint Augustin, était à même de trouver là une conception plus familière de la vie religieuse et spirituelle. On a vu que son témoignage à leur sujet a été discret, tant pour avoir ignoré la personne de Dominique, le fondateur de l’Ordre, que pour évoquer clairement l’organisation et l’évolution de cette fondation. Le texte le plus fameux se rencontre dans l’Histoire occidentale au chapitre des chanoines de Bologne : Agréable à Dieu et vue favorablement par les hommes, une autre congrégation de chanoines réguliers existe à l’extérieur de la ville de Bologne mais à peu de distance. Ils combattent dans le camp du roi éternel ; obéissant à un seul supérieur, dans la ferveur de l’esprit et le transport de l’âme, ils servent Dieu. (Hist. occidentalis, p. 142-143)
22 À cette époque déjà, les miracles et les stigmates de la Passion reçus par saint François d’Assise sont bien connus en Europe, cf. Mathieu Paris, Chronica Majora, p. 131-134.
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Jacques n’a jamais eu l’occasion de rencontrer Dominique, mort le 6 août 1221, car il n’aurait pas manqué de le dire. Ce dernier était en Languedoc entre 1207 et 1215, alors que lui-même arrivait au prieuré d’Oignies et qu’il allait participer à la prédication pour la croisade. Ainsi sa relation future avec l’Ordre tenait plus à une commune appartenance à l’obédience des chanoines réguliers qu’au souvenir du fondateur. En effet, c’est au cours des années 1216-1217 que Dominique et ses compagnons adoptèrent la règle d’un ordre nouveau, dont le développement fut encouragé par le pape Honorius III, à Paris notamment où ils entrèrent à l’université (1218). Jacques était alors en Orient. L’enquête en canonisation, ordonnée par Grégoire IX, débuta plus tardivement que pour François, après une période au cours de laquelle, à Bologne même, le souvenir de Dominique s’était estompé (1233-1234). C’est donc à Rome que l’évêque de Tusculum entra dans la connaissance de l’Ordre ; issu de la même famille spirituelle, il a été avec ses membres dans une affinité plus grande qu’avec les Franciscains, et à sa mort, il fut inhumé dans le cimetière de leur couvent à Rome23. On peut être étonné, là encore, par l’extrême sobriété de son témoignage sur les Prêcheurs. Les quatre sermons aux chanoines réguliers, dans lesquels ceux-ci sont incidemment présentés comme le dernier et le septième rameau de cette famille déjà bien rénovée, forment une toile historique et dogmatique d’une voie spirituelle qui est la sienne. À leur égard l’éloge est court, mais aussi faut-il dire sans équivoque : Noémie, c’est-à-dire la beauté de la religion, après avoir longtemps habité la terre de Moab, c’est-à-dire chez les moines noirs et les chanoines blancs, retourna à Bethléem, la Maison du pain, c’est-à-dire chez les Frères prêcheurs qui restaurent le monde tout entier par le pain de la parole. (S. vulgares, éd. J. Longère, p. 569)
Ainsi, les lignes qu’il leur consacre, sans avoir à remonter à ce qu’il en disait dans l’Histoire occidentale, sont loin d’avoir le relief de celles dédiées aux Mineurs. On y relève certainement moins d’enthousiasme et moins de méfiance. En rédigeant sur les 23 Depuis 1219, les Prêcheurs disposaient à Rome de l’église de Sainte-Sabine, où fut fondé le couvent qui devint le siège de l’Ordre ; T. de Cantimpré, Vita S. Lutgardis, p. 257.
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deux familles de prédicateurs qu’il voyait au travail, il distingue l’esprit en vigueur dans les deux maisons, la règle et la méthode qui les régissent. Aux degrés figurant la progression de l’âme jusqu’à l’accomplissement, répond, pour ceux qui ont adopté la vie canoniale, un parcours apparemment moins ambitieux. Il énumère un décalogue de prescriptions plus simples à définir et à réaliser : ne rien recevoir du monde présent ; ne rien désirer ; n’avoir rien en propre ; écarter la louange ; supporter l’insulte pour le Christ ; fuir la vaine gloire ; aller dans la voie du mépris ; soutenir même ses détracteurs ; pardonner les insultes et rendre grâce, surtout à ceux qui font du mal, rendre le bien pour le mal et l’amour pour la haine : Tel est le décalogue des Réguliers et de tous ceux qui vivent dans le cloître de façon canoniale. Que chacun donc scrute sa conscience et considère avec soin s’il correspond véritablement au nom de chanoine régulier, s’il observe le décalogue en question et s’il lui arrive de s’appliquer à suivre l’ordre des Nazaréens, évoqué plus haut, et qui désigne l’ordre des Réguliers. (S. vulgares, éd. J. Longère, p. 583-584)
Jacques ouvre la réflexion dans le second sermon en suivant un thème tiré du livre des Nombres, livre où il est fait justement récit de la préparation de l’entrée des Hébreux en Terre promise, livre où il est question pour cela des prescriptions divines concernant le dénombrement et l’organisation de la communauté. Le choix scripturaire n’est pas le fruit du hasard. Si l’entrée future dans la Terre promise figure l’entrée dans la bonne voie, l’organisation et la règle sont le moyen d’y parvenir. Au lieu d’emprunter un chemin élevé et aventureux, il est possible d’entrer autrement dans la perfection. Il s’agit de suivre la règle de vie, règle dont le respect quotidien est l’expression terrestre de cette perfection afin de s’assurer de la vie future. De cette façon, la sagesse est une maison à construire, mesurée au cordeau ; le discours sur la vie canoniale est une apologie de l’unité, de l’harmonie et de la persévérance : Tel est le maçon dont Amos a parlé : Quant à moi, je vois un homme sur un mur d’aplomb et il a dans la main la truelle du maçon (Am, 7, 7). Le ciment dont les pierres sont liées, c’est la charité. La truelle dépose le ciment quand l’amour du Christ lie la communauté des frères. La pierre que l’artisan a posée dans le mur ne se déplace pas plus loin d’elle-même – comme disant
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« je ne resterai pas dans cette disposition » – car en le faisant elle ruinerait sa place et provoquerait la ruine de beaucoup d’autres, ainsi l’homme de religion qui s’est placé dans une fonction quelconque par sa volonté propre, volonté à laquelle il a renoncé une fois pour toute, ne se retire pas de lui-même. (S. vulgares, éd. J. Longère, p. 581)
Cela reste comme un idéal, et l’évêque sait reconnaître ça et là les travers individuels des hommes qui se rassemblent ainsi. Lui-même a été partagé entre l’ambition personnelle et les attentes de sa communauté ; ainsi a-t-il délaissé sa maison d’Oignies pour répondre à des sollicitations impérieuses, tel que la pierre quittant sa place dans le mur. Ces lignes en réponse ne sont pas dénuées d’introspection et de nostalgie. Jacques fut par inclination un individualiste. Il était nourri de culture sacré et profane et fut souvent conduit par une curiosité intellectuelle de bon aloi. Ce qu’il connaissait de lui et de ses goûts donnait un prix d’autant plus élevé au renoncement à soi qu’impliquait toute vie communautaire, vie qui paraissait le moyen le plus approprié pour atteindre à une spiritualité et une sagesse humaines : Grande est la vertu de la charité, qui est d’unir les diverses âmes que le Seigneur fait cohabiter dans la même maison d’un seul genre de vie. (S. vulgares, éd. J. Longère, p. 602)
On peut le supposer pris entre deux sentiments : le premier qui serait la satisfaction d’avoir mené une carrière utile et d’être parvenu aux plus hauts degrés du pouvoir ; l’autre, le regret d’avoir quitté un jour la voie du couvent, qui est celle qui prépare au salut. L’hommage aux chanoines réguliers ne cesse d’y faire référence, et jusqu’au dernier sermon dont le thème tiré du livre de l’Ecclésiaste débute sur l’accomplissement prometteur : J’ai fait grandes mes œuvres : je me suis bâti des maisons, je me suis planté des vignes ; je me suis fait des jardins et des parcs et j’y ai planté des arbres fruitiers ; je me suis fait des bassins d’eau pour arroser une pépinière arrosant des arbres (Eccle, 2, 4). (S. vulgares, éd. J. Longère, p. 598)
Mais la symbolique des Écritures ouvrant sur des images à venir doit être poursuivie avec précaution, car si les sermons prodiguent des mots d’encouragement et de volonté, ils ne vont pas
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sans faire une part à l’inspiration et à l’émotion. Cette liberté d’écriture est d’ailleurs le meilleur guide pour suivre le fil de questions qui pouvaient se poser à lui sur la voie de la sagesse ou le chemin de la sainteté. Il est loisible de penser qu’il ait eu la modeste ambition d’y parvenir seul et de cette façon. Il n’aurait donc pas assez médité à leur prix les lignes écrites près de trente ans plus tôt sur l’indépassable simplicité de Marie à Oignies : Sur toutes les routes de sa vie, son regard précédait ses pas. Elle ne faisait rien qu’après mûre réflexion, pour ne pas avoir à regretter une erreur une fois qu’il serait trop tard. Le sérieux et la maturité d’une sage délibération la guidaient en toutes circonstances. Comment pouvait-il en être autrement ? Son âme était toute remplie de celui qui a dit en parlant de lui-même : Moi, la Sagesse, j’habite dans les décisions réfléchies et mûrement pesées (Prov, 8, 12) (Vita Mariae, p. 127)
Jacques de Vitry a laissé, chez les Prêcheurs notamment, une réputation de sage. Son biographe, le dominicain Thomas de Cantimpré, en parle à plusieurs reprises comme d’un homme d’intelligence supérieure : Cet homme est d’une telle science et pénétration, d’une telle intelligence et sainteté, qu’en ajoutant quelque chose à ce qu’il a écrit, on semblerait d’une extrême prétention. (Thomas de Cantimpré, Supplementum, p. 167)
Pourtant l’intelligence et le savoir ne vont pas forcément de pair avec la sagesse24. Thomas, toujours lui, n’épargne pas son ambition quand, la mort venue, il lui fait traverser le purgatoire, qui est le lieu de purification de l’âme avant qu’elle n’entre au paradis25. Est-ce là le sort du vrai sage ? Thomas lui donne deux visages en glissant son modèle dans un exemplum avantageux, sans lui accorder l’indiscutable qualité qui aurait pu le mettre audessus de la faiblesse humaine. C’est donc à Jacques de faire le chemin qui conduit à la sagesse, et de le faire seul. C’est là, peut-on supposer, un idéal que le cardinal n’a cessé de poursuivre sa vie durant. Mais le terme de la sagesse contient au moins deux écueils. Le premier est posé par l’Écriture qui vilipende la justice humaine :
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Thomas de Cantimpré, Liber de Natura rerum, p. 3. Thomas de Cantimpré, Vita S. Lutgardis, p. 257.
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Il est clair, selon les mots de l’Apôtre, que les causes du siècle sont le domaine de gens méprisables, lesquels il nomme sages pourtant, quand il conclut ainsi : Il n’y a parmi vous aucun homme sage qui puisse servir d’arbitre entre ses frères (I Co, 6, 4-5) ! Ainsi, sur les sages méprisables et la sagesse méprisable il veut entendre les mots de Jacques qui dit sur la sagesse terrestre : Pareille sagesse est terrestre, animale, diabolique (Jac, 3, 15) ! (S. vulgares, éd. J. Longère, p. 325-326)
Le second vient, au plus près, appeler l’attention du prédicateur : Menteur est celui qui se donne l’air de chercher la sagesse, alors qu’il recherche de toutes ses forces tout autre chose, les honneurs et les richesses ! (S. vulgares, éd. J. Longère, p. 353)
Il est un fait que dans la vie réelle la sagesse ne se présume pas, ainsi le démontrent les cas les plus prestigieux. La Vierge même, est-il expliqué, se plie au respect du rituel de purification imposé par la loi mosaïque, alors que la conception divine du Christ la mettait à l’abri d’une telle obligation. C’est une sagesse avisée : Elle voulut observer la loi par surabondance d’humilité et pour éviter de scandaliser ses proches, qui ignoraient le mystère de sa conception. Ainsi la Mère et le Fils observèrent la loi, non pas parce qu’ils y étaient tenus, mais parce qu’ils paraissaient l’être. (S. in festo purificationis, éd. J. Longère, p. 42)
Chercher la sagesse est aussi une façon d’entrer sereinement dans la mort. Le monde des morts ne touche pas celui des vivants. De sa part, il ne faut pas mettre au crédit d’une puérile superstition les histoires merveilleuses ou inquiétantes qui emmènent le lecteur sur les pistes d’une vérité spirituelle, qui n’est certes pas le réel, et qui néanmoins a besoin du réel pour être reçue et comprise plus facilement. Jacques est expert dans l’art de raconter des histoires et mieux, l’art de faire travailler ensemble, par le discours ou le lexique, ces deux pôles de la connaissance que sont le vrai et le réel. Témoin son récit sur le purgatoire qui reprend, dans un contexte de mirabilia, une littérature en vogue au XIIe siècle où se mêlent l’extraordinaire et le banal : En Irlande il y a un lieu qu’on appelle le Purgatoire de saint Patrick. Si quelqu’un y entre sans esprit de repentir et de contrition, il est aussitôt saisi par les démons, tué, et n’en revient jamais. S’il se repent et avoue ses fautes, il est entraîné par les démons au fil
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de l’eau, du feu et de mille autres tourments ; il s’en trouve purifié. Celui qui a commis le plus de fautes est puni là-même plus durement. Celui qui revient purifié ne peut plus jamais rire par la suite, ni jouer ni chérir les biens de ce monde, mais, pleurant et gémissant toujours, il oublie le passé pour se tourner vers l’avenir. (Hist. orientalis, p. 408)
Le visiteur de ce lieu étrange, intermédiaire entre la vie et la mort, est le vivant, l’âme du vivant, qui vient s’y perdre définitivement ou en ressortir transformée ; c’est une marque de l’étroite dépendance entre les affres de l’épreuve et le bénéfice du salut éternel. Discours chrétien comme il va de soi, discours de prédicateur et de confesseur de surcroît. Jacques a-t-il eu à craindre la mauvaise mort ? Thomas à l’occasion en fait un homme inquiet dans la tempête en mer, alors qu’il croit sa dernière heure venue : Le vénérable évêque, ayant quitté ses vêtements, s’était ceint seulement d’une peau de bouc pour pouvoir plonger dans l’eau et atteindre éventuellement la terre à la nage, si le bateau venait par hasard à se briser sur les rochers. […] L’évêque priait ainsi ou semblablement dans un esprit d’anxiété et d’une voix craintive. (Thomas de Cantimpré, Supplementum, p. 192)
Lui-même se présente autrement dans des circonstances identiques, quand il ramène le calme chez des compagnons de route terrorisés26. En Égypte, la mort d’un proche lui inspire un tableau d’un stoïcisme apaisé : Maître Renaud de Barbachon a été trésorier de notre église ; après avoir entendu les matines dans la nuit de la Pentecôte, et après la célébration solennelle de la messe du jour, il reçut le viatique, à genoux devant l’autel. Après l’office des vêpres, il se fit tendre un lit sous une petite tente près de notre chapelle, et dans la nuit qui suivit nous lui avons donné l’onction des malades. Et lui ayant sans cesse à la bouche le nom de celui qu’il avait prêché fidèlement dans sa vie, migra vers le Seigneur au point du jour, louant Dieu et lui rendant grâce. (Lettres, p. 106)
Sur ce thème il revient sur le tard longuement quand il lui arrive de traiter de la fête des morts27. Il tient un discours où le purgatoire et l’enfer, le jugement dernier, les lieux où se tiennent les défunts ju26 27
Lettres, p. 42-44. Si annis multis vixerit homo, éd. J. Longère, p. 31-32.
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gés ou en attente de l’être, occupent une place relativement modeste en regard de l’essentiel, qui est l’acte antérieur de la préparation, l’effort d’une vie dont le mot d’ordre serait : « Ne pas vivre comme on n’oserait pas mourir »28. Le propos est à l’usage général et draine les lieux communs du genre. Le monde et ses vanités y tiennent une place de choix comme toujours, mais l’accent paraît plus appuyé : Dans les événements heureux ou même quand il est joyeux à cause du bonheur spirituel, l’homme doit toujours tempérer de tristesse sa joie, et mêler de crainte son espoir, pour que dans les bons jours il n’en vienne pas à oublier le malheur. Il doit se souvenir du temps des ténèbres, du jour de sa mort et des jours nombreux qui le suivront, en comparaison desquels les jours de la présente vie sont bien peu nombreux. Et alors les faits passés seront évidemment convaincus de vanité et il lui paraîtra manifeste que sa vie passée a été vaine ainsi que tout ce qui a une fin. Alors ceux qui auront fermé les yeux sur leurs fautes, les ouvriront pour voir le châtiment. (Si annis multis vixerit homo, éd. J. Longère, p. 41)
Il faut en être arrivé au terme d’une réflexion sévère pour balayer ainsi d’un trait de plume le travail ou l’exercice difficile d’un métier, voire d’un combat, qui semblait nécessaire et utile au temps où il prêchait pour faire avancer le projet de rassemblement du peuple de Dieu. Faut-il être arrivé au terme pour faire une place à ce qui pourrait apparaître comme étant une vacuité de l’existence à l’approche de la mort : Sur cette vanité Salomon dit dans l’Ecclésiaste : Vanité des vanités et tout est vanité (Eccle, 1, 2). C’est comme s’il disait que tout ce qui est de ce monde est vanité, mais que la vanité des vanités c’est l’homme, pour que soit signifiée la prééminence de la vanité, comme on dit Vierge des vierges, pour noter la prééminence de la virginité. (Si annis multis vixerit homo, éd. J. Longère, p. 42)
L’homme, poursuit-il, est vain en tout : ses pensées, ses paroles, ses actions, ses recherches et ses profits. Il conclut : Tout homme vivant est vanité absolue. Si vraiment il est en état d’innocence, l’homme est vanité. En état de faute, il est vanité des vanités. En état de mort ou de châtiment éternel, il est toute vanité. (Si annis multis vixerit homo, éd. J. Longère, p. 42)
28
S. de mortuis, éd. J. Longère, p. 206 ; Hist. orientalis, p. 336.
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Il faut gager que les deux années 1238-1239 furent troublées par la reprise des hostilités entre le pape et l’empereur. On ne saurait dater exactement la rédaction de tel sermon, mais les dix ans passés dans les allées du pouvoir n’ont certainement pas manqué d’altérer sa sérénité. C’est pourquoi le salut fait à la bonne mort, celle du saint, ne peut que donner une impression de lassitude : En tout cas, la mort des saints met fin à la douleur ; elle fait aboutir les efforts, elle sauve des dangers, libère de toute attache, sauve de la maisonnée ruineuse, met un terme au chagrin, elle épuise les malheurs et ramène à la patrie. (S. de mortuis, éd. J. Longère, p. 204)
C’est l’expression d’une fuite ; rien de commun avec le chant d’espoir qui fait suite à la mort de Marie, tel qu’il l’avait composé : La précieuse perle du Christ, Marie d’Oignies, fut emportée à trente-six ans au palais du royaume éternel où l’on trouve la vie sans la mort, le jour sans la nuit, la vérité sans le mensonge, la joie sans la tristesse, la sécurité sans la crainte, le repos sans la peine, l’éternité sans fin. (Vita Mariae, p. 163-164)
Que faire à présent sinon attendre ! Alors, le cardinal romain médite l’exemple qu’il affectionne, celui de Ruth dans le champ de Booz, de l’âme dans le champ du Christ. Il en retient le conseil du sage : Cache toi dans l’aire, que personne ne te voie ! (Ruth, 3, 3) […] C’est-à-dire dans ce monde-là où la moisson de Dieu est battue et foulée pour secouer la paille. L’aire représente encore le genre de vie saint, dur, plat, net, sec et solide comme l’aire ; durci est-il par l’épreuve de la chair, égal par la bienveillance de l’Esprit et la simplicité de bon aloi, tout net des humeurs du désir charnel, sans souillure aucune, sans vice, solide par la constance et le courage. […] Dans cette aire, la vierge se cache et ne cherche pas à se faire remarquer par ostentation. Ainsi que dit Job : Je mourrai dans mon nid ! (Job, 29, 18) Être mort, c’est-à-dire existant au monde dans la paix de la conscience bonne, où chacun est nourri pour progresser, jusqu’à être enlevé au ciel sur les ailes des vertus. (Lavare et induere et unguere, éd. G. de Martel, p. 145)
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En conclusion
Né dans les dernières années du règne de Louis VII, vers 1175, Jacques de Vitry qui était issu d’une famille suffisamment aisée de la petite noblesse rurale ou de la paysannerie enrichie, a suivi des études à Paris dans les écoles alors en plein essor, et avant que ne s’établisse l’université proprement dite (1215). C’est dire qu’il a vécu là des années de transition particulièrement importantes pour l’avenir du savoir et de la connaissance, de la pensée médiévale en général, alors confrontée aux apports nouveaux de la philosophie grecque et à des controverses multiples dont les racines seraient à identifier dans les décennies précédentes, depuis le second quart du XIIe siècle. Jacques vit donc une période intermédiaire, dans la mesure où un tel concept historique puisse être identifiable, aboutissement d’une longue tradition intellectuelle et d’une certaine manière élitiste, confrontée cette fois à une autre réalité, qui est l’essor démographique et économique, l’appétit de connaître des catégories moyennes de la société des villes et des campagnes, les besoins d’harmonisation incarnée dans une Église, certes bousculée par les dissidences, mais en pleine rénovation et lancée en Europe à la conquête des consciences et des territoires. Jacques a épousé son temps. Entré dans la voie cléricale et celle de l’Église dans le siècle, jusqu’à l’épiscopat en Orient au moment de la cinquième croisade, puis à Rome où il devint cardinal, il a travaillé principalement dans le registre de la prédication qui revêtait alors bien des aspects pour s’exercer devant les fidèles de la simple paroisse, dans l’enrôlement des troupes de croisés, dans les multiples travaux d’approfondissement ; en sorte que chez lui, le savoir a toujours nourri l’action. Il représente pour cela un modèle d’intellectuel, sorti des écoles parisiennes dans les dernières années du XIIe siècle et les toutes premières du siècle suivant. Ses études interrompues, on le suit dans les étapes de sa carrière qui n’est pas celle d’un théologien ou d’un professeur. L’histoire a toujours eu un peu de mal à le situer
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dans un rôle précis ou à une place assurée. Prédication, guerre, vie pastorale, diplomatie, écriture et étude résument quelques domaines de son itinéraire. Le présent essai a tenté de montrer un Jacques de Vitry par luimême, tel qu’il se livre plus ou moins clairement dans les écrits répartis sur les trente ans de sa vie publique, et s’appliquant chaque fois à des occasions différentes. Ce portrait le fait paraître sous un jour nuancé ; trois traits ne cessent de se répondre : le goût de l’étude, la curiosité intellectuelle, même associée au plaisir d’une solitude, d’une tranquillité, qu’il manifeste en plusieurs occasions, en Orient, à Rome, ailleurs : ensuite une ambition, celle de son état ou de sa situation, ce qui ne va pas sans un esprit conservateur en regard de l’ordre social ou de la fidélité à ses nombreuses relations et amitiés. On ne peut ignorer enfin une dimension spirituelle, qui se manifeste tôt comme recherche personnelle, ce qui en fait un homme de morale et surtout un homme de sentiment. L’impatience, l’anxiété, le doute, l’affection, l’indépendance d’esprit reflètent une personnalité dominée en toute chose par l’esprit d’équilibre ou le goût de la mesure, ce qui a fait de lui un homme de l’explication, du discours, de la parole, parole officielle du prédicateur ou de l’arbitre, parole plus discrète du conseiller et de l’ami. ***
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PRESENTATION INDEX DES NOMS
A Adam de Balsham : 103 ; 104 Alain de Lille : 87 Albert d’Aix : 30 Alexandre de Courson : 99 (4) Alexandre III : 86 ; 102 Alphonse de Poitiers : 165 Alphonse : 252 Amaury de Bène : 105 Amaury Ier : 194 Ambroise (saint) : 29 ; 115 André II de Hongrie : 178 ; 179 Antoine de Padoue (saint) : 257 Aristote : 29 ; 90 ; 104 ; 108 ; 109 (2) ; 110 ; 112 Arnaud de Brescia : 163 Arthur (duc de Bretagne) : 88 Aubri de Trois Fontaines : 20 ; 81 Augustin (saint) : 23 ; 95 ; 113 ; 125 (règle) ; 130 (règle) ; 141 ; 167 (règle) Avianus : 113 B Basile (saint) : 29 Baudouin de Barbençon : 125 Bède le Vénérable : 114 Bernard de Clairvaux (saint) : 65 ; 118 (4) ; 191 ; 213 ; 254 (2) ; 255 ; 257 ; 262 Bernard le Trésorier (cf. Ernoul) : 201 Boèce : 109 Bohémond IV de Tripoli : 181 Burchard de Mont-Sion : 21 C Caton : 113 Cicéron : 114 Chalcidius : 109 Clément III : 78 Clément (disciple de saint Pierre) : 212 Constantin : 254 D Didace (évêque d’Osma) : 156
Dom Reinier (prieur de Saint-Michel d’Acre) : 154 Dominique (saint) : 14 ; 156 ; 257 (2) ; 270 ; 271 (3) E Elie de Cortone : 268 Ernoul (cf. Bernard le Trésorier) : 170 Etienne de Bourbon : 21 Etienne Langton : 13 ; 98 Etienne (doyen de la faculté des arts de Paris) : 99 Eudes de Sully : 87 Eugène III : 254 (2) F Foucher de Chartres : 30 Foulques de Marseille : 128 ; 149 ; 153 ; 157 ; 158 ; 159 ; 169 Foulques de Neuilly : 13 ; 84 ; 85 (2) ; 86 ; 93 ; 100 ; 105 ; 166 ; 168 Frédéric Ier de Hohenstaufen : 77 ; 79 Frédéric II : 79 (3) ; 179 ; 220 ; 235 ; 237(4) ; 238(2) ; 241 ; 242(2) ; 245 ; 248 ; 251 ; 252 ; 253 François d’Assise (saint) : 13 ; 14 (2) ; 75 (2) ; 123 ; 174 ; 185 ; 186 (2) ; 257 (2) ; 258 ; 267 ; 268 (3) ; 270 (2) ; 271 G Gauthier (abbé) : 138 Gautier de Florence : 169 Gérard Vossius (historien) : 30 Gervais (abbé de Prémontré) : 173 Gilbert de La Porrée : 86 Gilles de Walcourt : 26 (2) ; 124 (5) ; 125 ; 127 ; 131 (4) ; 132 (4) ; 152 ; 170 ; 239 ; 241 Gilles d’Orval : 21 Giraud de Barri : 105 Grégoire VIII : 78 Grégoire IX : 14 (2) ; 79 (2) ; 80 ; 89 ; 110 ; 111 ; 164 ; 235 ; 240 ; 242 (4) ;
281
INDEX DES NOMS 243 ; 245 ; 247 (2) ; 248 ; 250 (2) ; 251 (2) ; 252 ; 254 (2) ; 256 (2) ; 257 (3) ; 259 ; 269 (2) ; 271 Gui de Lusignan : 222 Guibert de Nogent : 47 Guillaume (archidiacre à Paris) : 157 Guillaume de Nangis: 147 Guillaume du Pont des Arches : 99 Guillaume de Puylaurens: 158 (2) Guillaume (archevêque de Reims) : 77 Guillaume de Rubrouck : 214 Guillaume de Tripoli : 21 Guillaume de Tyr : 30 (2) ; 202 H Henri Ier (comte de Champagne) : 77 Henri II (roi d’Angleterre) : 77 Henri VI (empereur germanique) : 79 (2) Henri (roi d’Allemagne) : 239 Henri Canisius (éditeur) : 27 Henri de Gand (théologien) : 24 ; 29 Henri de Marbais : 125 Hermann de Salza : 237 Honorius III : 13 ; 14 ; 19 ; 101 ; 172 ; 173 ; 201 ; 203 (2) ; 235 (2) ; 237 (2) ; 238 ; 239 (2) ; 240 (4) ; 241 ; 259 ; 271 Hugo d’Oignies : 124 (2) Hugolin ou Hugo (cf. Grégoire IX) : 240 (2) ; 250 ; 251 ; 258 Hugues de Vitry : 49 Hugues de Pierrepont : 14 ; 127 ; 156 ; 238 ; 239 (2) ; 243 ; 250 Hugues de Saint-Victor : 86 ; 94 ; 95 ; 97 ; 112 ; 114 (2) ; 115 ; 118 ; 141 ; 262 Humbert de Romans : 21 ; 168 I Innocent III : 13 ; 87 ; 90 ; 105 ; 140 ; 156 ; 163 ; 172 ; 174 ; 178 ; 221 ; 257 Isabelle: 237 (2) Isidore de Séville : 29 ; 162 J Jacques de Pecarora : 248 Jacques de Venise : 109
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Jacques de Voragine : 21 Jean de Saint-Victor : 96 Jean d’Abbeville : 242 ; 248 Jean Baptiste (saint) : 208 ; 209 (2) ; 211 Jean de Brienne : 13 ; 178 (2) ; 197 ; 199 (2) ; 200 ; 201 (2) ; 236 ; 237 ; 238 Jean de Cambrai le Jeune : 99 ; 138 Jean Colonna : 242 Jean d’Eppes : 243 (2) ; 244 Jean de Liro : 100 (5) ; 138 Jean de Nivelles : 100 (3) ; 101 (2) ; 138 ; 186 Jean de Plan Carpin : 214 Jean sans Terre : 88 Jean Trithème (abbé) : 20 ; 24 ; 27 Jean de Walcourt le père : 124 Jean de Walcourt le Jeune : 124 (2) Jérôme (saint) : 114 Justinien : 255 (2) L Léon (docteur en théologie) : 99 Léopold d’Autriche) : 236 ; 248 Louis VII : 75 ; 76 ; 118 ; 279 Louis VIII : 242 Louis IX : 165 Louis, landgrave de Thuringe : 241 Lucius III : 163 Lusignan (rois de Chypre) : 177 Lutgarde d’Aywières : 81 ; 100 (2) ; 138 ; 139 (2) ; 155 Luther : 22 M Mahomet : 22 ; 29 ; 66 ; 109 ; 153 ; 212 ; 213 ; 215 Marie d’Oignies (de Nivelles) : 13 (2) ; 18 ; 26 (5) ; 58 (2) ; 62 (3) ; 63 (3) ; 65 (2) ; 67 ; 75 ; 76 (2) ; 81 ; 84 ; 102 ; 127 ; 128 (3) ; 129 (3) ; 130 ; 131 (4) ; 132 (3) ; 133 ; 134 (4) ; 135 ; 136 (3) ; 137 (2) ; 138 (2) ; 140 (5) ; 141 (4) ; 144 (4) ; 145 (2) ; 146 (2) ; 148 (2) ; 149 (3) ; 150 (4) ; 151(2) ; 152 (2) ; 153 ; 155 (2) ; 157 (2) ; 158 ; 159 (2) ; 170 ; 239 (4) ; 243 ; 244 ; 245 (2) ; 257 ; 258 (2) ; 274 ; 278
INDEX DES NOMS Maugrin (anti modèle de curé) : 102 ; 103 (4) ; 104 (4) ; 121 Maurice de Sully : 13 ; 74 (2) ; 84 ; 89 Mathieu Paris : 66 ; 201 N Nicolas (frère) : 174 Nicolas (bailli de la châtellenie de Vitry) : 49 Nicolas de Huy (éditeur) : 21 O Olivier de Paderborn : 66 ; 169 (2) ; 183 ; 185 ; 236 ; 237 Olivier le scolastique (id.) : 212 Olivier de Cologne (id.) : 96 Origène : 113 ; 115 Otton da Tanengo : 248 P Pélage : 197 ; 199 ; 202 Philippe II Auguste : 84 ; 169 ; 178 Philippe (archidiacre de Noyon) Philippe (chancelier de l’université de Paris) : 99 Philippe Mousket : 201 Pierre Abélard : 47 ; 86 ; 89 ; 97 ; 118 (4) ; 119 Pierre de Castelnau : 156 Pierre le Chantre : 13 ; 85 ; 87 ; 90 ; 92 (3) ; 93 (3) ; 94 (2) ; 96 ; 98 ; 99 ; 108 Pierre l’Ermite : 84 ; 166 Pierre Lombard : 89 ; 107 Pierre le Mangeur : 89 ; 266 Pierre Valdès : 150 ; 163 Pierre des Vaux de Cernay : 159 Pierre de Vitry (chambrier) : 49 Platon : 109 ; 112 Pline l’Ancien : 29 Porphyre : 109 Properce : 113 Prudence (poète chrétien) : 113 R Raoul de Mérancourt : 170 ; 194 ; 197 ; 199 ; 211 Raoul de Namur : 99 ; 106
Raymond VI : 156 ; 163 Raymond VII : 156 ; 165 Raymond d’Uzès : 157 ; 158 ; 169 Renaud de Barbachon (trésorier de l’église d’Acre) : 276 Renaud de Mont : 70 (2) ; 108 Riccoldo de Monte Croce : 21 Richard Ier : 194 (2) ; 221 Robert de Courson : 13 ; 86 ; 96 ; 98 (2) ; 99 (2) ; 110 ; 123 ; 155 ; 159 ; 167 ; 169 (4) ; 172 ; 173 (3) ; 174 Robert de Walcourt : 124 (2) Robert (archevêque de Nazareth) : 189 S Saladin : 177 (2) ; 222 ; 230 Sédulius (poète irlandais) : 113 Sénèque : 91 Serlo de Wilton : 117 Simon (convers cistercien) : 162 Simon de Montfort : 128 Sinibaldo Fieschi : 242 ; 250 T Théodolus (poète latin) : 113 Thomas (chancelier de Noyon) : 99 Thomas de Canterbury : 258 Thomas de Cantimpré : 13 ; 14 (3) ; 18 (2) ; 19 ; 21 ; 23 ; 25 ; 26 (3) ; 29 ; 49 ; 75 (2) ; 76 ; 80 ; 98 ; 102 ; 120 (2) ; 128 ; 129 ; 130 ; 133 (2) ; 134 ; 138 (2) ; 145 ; 155 (2) ; 159 ; 170 ; 235 ; 239 ; 240 ; 243 ; 244 ; 245 ; 248 ; 250 (2) ; 256 (3) ; 258 ; 274 (3) ; 276 Thomas de Capoue : 247 Thomas de Vitry (charpentier) : 49 U Urbain III : 78 V Vincent de Beauvais : 18 (3) ; 19 ; 21 ; 23 ; 26 ; 28 ; 123 ; 127 (2) ; 130 Y Yvan de Rognes : 58
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