Introduction à la philosophie analytique - La logique comme méthode [De Boeck Supérieur ed.]

Au XXe siècle, la philosophie analytique est devenue le mouvement philosophique dominant dans le monde anglo-saxon. Ce m

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French Pages 320 [425] Year 2008

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Introduction à la philosophie analytique - La logique comme méthode [De Boeck Supérieur ed.]

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Élaborés pour les étudiants du premier cycle universitaire, les ouvrages de la collection « L’ atelier philosophique » s’adressent également à un large public d’enseignants comme à tous ceux qui s’intéressent à la philosophie. Alliant exigence, rigueur proprement philosophique et souci de grande clarté, leurs auteurs se donnent pour ambition d’offrir les repères indispensables pour s’orienter dans les nombreux domaines de la philosophie. Philosophes majeurs ou questions primordiales de la philosophie sont abordés sous des angles innovants et actuels qui font de ces ouvrages autant d’impulsions philosophiques. Ils offrent au lecteur des outils pour continuer, par lui-même, sa découverte des concepts et de la pensée philosophique. Collection dirigée par Daniel Giovannangeli et Sébastien Laoureux Laurence BOUQUIAUX, Bruno LECLERCQ, Logique formelle et e

argumentation, 3 éd. Édouard DELRUELLE, De l’homme et du citoyen. Une introduction à la philosophie politique Sophie KLIMIS, L’énigme de l’humain et l’invention de la politique. Les racines grecques de la philosophie moderne et contemporaine Sophie KLIMIS, Penser, délibérer, juger : pour une philosophie de la justice en acte(s) L’ATELIER D’ESTHÉTIQUE, Esthétique et philosophie de l’art. Repères historiques et thématiques Bruno LECLERCQ, Introduction à la philosophie analytique. La e

logique comme méthode, 2 éd. Juliette SIMONT, Jean-Paul Sartre. Un demi-siècle de liberté

À Paul Gochet, mon maître en philosophie analytique

SOMMAIRE Couverture Page de titre Dédicace Introduction Chapitre 1. Gottlob Frege Chapitre 2. Bertrand Russell Chapitre 3. Ludwig Wittgenstein Chapitre 4. Rudolf Carnap Chapitre 5. Willard Van Orman Quine Chapitre 6. Philosophie du langage ordinaire Conclusion Glossaire Bibliographie Index des notions

Index des auteurs Notes Page de copyright Résumé

Introduction Si l’on en juge d’après le nombre de chercheurs et de publications qui se sont, explicitement ou implicitement, rangés sous sa bannière, la philosophie analytique aura été le paradigme dominant de e

l’investigation philosophique au XX siècle. Bien qu’initiée en Europe centrale, c’est dans le monde anglo-saxon plus que sur le Vieux Continent que cette nouvelle façon de philosopher aura assuré sa suprématie, au point qu’on oppose parfois la démarche analytique à une philosophie dite « continentale » et supposée tantôt plus métaphysique et spéculative, tantôt plus critique à l’égard de la raison logique. En réalité, bien sûr, de très nombreux contre-exemples démentent tant ce partage géographique sommaire que l’homogénéité prétendue des deux blocs. Mais il reste que c’est Russell qui a popularisé les idées de Frege et que c’est en Angleterre ou aux ÉtatsUnis que Wittgenstein, Carnap, Tarski et bien d’autres ont fait carrière et école. Dans le présent ouvrage introductif, il ne s’agira pas de donner un aperçu synoptique de l’ensemble des travaux qui ont été accomplis jusqu’aujourd’hui dans l’école analytique. Il ne s’agira pas davantage de présenter, sous forme de système, l’ensemble des thèses qui constitueraient l’hypothétique doctrine enseignée dans cette école et acceptée par chacun de ses membres. Pas plus que la phénoménologie, la philosophie analytique n’est-elle un système de pensée unitaire au sens d’une série ordonnée de thèses considérées comme vraies par tous

ceux qui adhèrent à ce système. Comme la phénoménologie, la philosophie analytique est avant tout une méthode, une stratégie particulière pour aborder et, si possible, résoudre les problèmes traditionnels de la philosophie. Dès lors, ce sont les grands principes directeurs de cette méthode, tels qu’ils ont été développés et mis au point dans une série de travaux fondateurs, mais aussi tels qu’ils éclairent le propos de l’ensemble des travaux postérieurs, que le présent ouvrage s’efforcera d’exposer. À cet égard, notre Introduction à la philosophie analytique. La logique comme méthode peut être considérée comme le pendant exact de l’Introduction à la méthode phénoménologique, de notre collègue et ami Denis Seron. Une différence notable d’avec ce dernier ouvrage réside cependant dans le fait que, là où Denis Seron pouvait s’en tenir essentiellement à l’œuvre fondatrice d’Edmund Husserl, il nous a paru ici indispensable de nous référer aux travaux de plusieurs pères fondateurs de l’école analytique, pour montrer comment le paradigme s’est progressivement constitué, mais aussi sensiblement modifié, dans le courant du e

siècle, jusqu’à être presque entièrement remis en question et réélaboré par l’une de ses plus grandes figures, le philosophe américain Willard Van Orman Quine. Notre préoccupation méthodologique s’articulera donc quand même autour d’un fil conducteur génétique, qui se bornera cependant à passer en revue les auteurs et travaux les plus décisifs, ceux qui constituent incontestablement les principaux points d’inflexion du développement de la démarche analytique. XX

C’est avec la mise au point d’un nouvel outil d’analyse logique – l’idéographie frégéenne – que naît la philosophie analytique à la fin du e

siècle. Au départ, il s’agit essentiellement d’une réforme de la logique envisagée pour elle-même, mais aussi pour permettre une expression plus rigoureuse et plus exacte des raisonnements scientifiques, notamment mathématiques, de manière à en chasser les derniers bastions de l’intuition, potentiellement subjective et trompeuse. Chez Gottlob Frege, comme ce sera également le cas chez Bertrand Russell, cette entreprise se met en outre au service d’un projet épistémologique particulier, à savoir le logicisme, c’est-à-dire la XIX

fondation de l’arithmétique, puis de l’ensemble des mathématiques, sur la seule logique déductive. D’emblée, cependant, cette refondation de la logique – et, à partir d’elle, des mathématiques – revêt des enjeux philosophiques majeurs, enjeux pas seulement épistémologiques mais aussi et surtout ontologiques. Simultanément à la question du statut du nombre est en effet posée à nouveaux frais la question de l’existence ; et celle-ci reçoit chez Frege une réponse tout à fait originale à partir de la distinction logico-grammaticale du concept et de l’objet, réponse qui va d’ailleurs mener Frege à penser le concept comme fonction, ce qui aura une importance décisive pour toute la philosophie analytique. D’une manière plus générale, il apparaît que, pour prétendre à une valeur théorique, la philosophie doit, comme n’importe quelle science, pouvoir formuler ses thèses et ses interrogations dans un langage rigoureux et logiquement articulé, dans une idéographie. Or, en précisant de manière très stricte les règles permettant de construire des expressions logiquement bien formées, la « grammaire logique » sousjacente à cette idéographie permet désormais de distinguer clairement ce qui est logiquement pensable et dicible de ce qui est logiquement insensé ; et elle devient ainsi la clé de la résolution ou de la dissolution de toute une série de problèmes philosophiques traditionnels dont l’expression imprécise avait jusqu’ici masqué le caractère trivial ou, au contraire, logiquement aberrant. En définitive, c’est même toute une ontologie formelle que cette grammaire logique caractérise autour de la distinction des noms propres d’objets et des termes conceptuels. Notons à cet égard – nous le montrerons plus précisément dans le cours de cet ouvrage – que, malgré les convictions platonisantes que l’on prête généralement, et à juste titre, à Frege et au premier Russell, c’est en fait, comme le montrera toute la philosophie analytique postérieure, une ontologie profondément nominaliste que recèle la distinction de l’objet et du concept et la considération de ce dernier comme une simple fonction classificatoire. Ludwig Wittgenstein est celui qui aura vu le plus clairement cette intrication fondamentale de la grammaire logique et de l’ontologie.

Son Tractatus logico-philosophicus est d’ailleurs entièrement consacré à essayer de dire l’ontologie formelle qui est impliquée par l’idéographie frégéo-russellienne, donc à dire ce que, précisément, selon lui, on ne peut pas dire mais qu’on peut seulement montrer dans la forme même du langage utilisé pour exprimer sa pensée. Rudolf Carnap, lui aussi, prendra pleinement conscience de cette intrication. Sa Construction logique du monde peut d’ailleurs être vue comme une réflexion générale sur l’ontologie de la science dans un sens assez large, ontologie que doit révéler la (re)construction logique des objets du discours scientifique. Par ailleurs, en faisant explicitement de la dicibilité logique – donc de l’exprimabilité du discours dans l’idéographie telle que complétée par son propre langage constructif – le critère ultime de toute prétention au sens, Carnap revendiquera ouvertement les présupposés ontologiques de l’analyse frégéo-russellienne et prétendra même les imposer à l’ensemble de la pensée philosophique. Cette radicalité, cependant, sera ressentie, au sein même de l’école analytique, comme une limite de ce premier modèle ; et c’est cela qui mènera à l’infléchissement de la démarche analytique vers un autre type de recherche, le second Wittgenstein et les philosophes oxoniens du langage ordinaire s’efforçant désormais de montrer tout ce qui, dans le langage quotidien, est parfaitement sensé et ne se laisse pourtant pas – ou trop mal – capturer par l’analyse frégéo-russellienne. Dans cette nouvelle perspective, l’idée que la grammaire du discours traduit une ontologie – et donc que l’analyse du langage est un outil philosophique privilégié – est entièrement maintenue. Mais analyser le langage, ce n’est plus nécessairement en proposer la transcription idéographique rigoureuse ; c’est également mettre en évidence l’usage quotidien de telle ou telle expression, usage qui en révèle le sens profond. Cette seconde philosophie analytique, qui, à partir des années 1930 et surtout 1940, prend le relais de la première, s’inscrit néanmoins dans la continuité immédiate de celle-ci, avec laquelle elle ne rompt donc que très partiellement. Ainsi, par exemple, on peut voir dans les

travaux de Gilbert Ryle sur les « erreurs de catégorie » – travail qu’il mène essentiellement par des analyses d’usage d’expressions du langage quotidien – la poursuite directe de son travail sur les « expressions systématiquement trompeuses » – travail qu’il avait mené dans une perspective d’analyse logique très russellienne. De même, on peut voir dans les célèbres recherches de John Langshaw Austin sur les expressions performatives – recherches qu’il fonde sur une analyse d’usage – une contribution au travail de démarcation entre propositions authentiques (susceptibles d’être vraies ou fausses) et pseudo-propositions – travail que le premier Wittgenstein et les membres du Cercle de Vienne avaient accompli sur le fondement d’analyses logiques. À elle seule, l’évolution de Wittgenstein illustre parfaitement la rupture et la continuité qu’implique le tournant pris par la philosophie analytique. Si le second Wittgenstein se montre explicitement critique à l’égard de certains présupposés naïfs du premier, force est de constater que ses recherches sur les jeux de langage et leur grammaire philosophique consistent essentiellement à élargir et approfondir le propos du Tractatus. En fait, de la première à la seconde philosophie analytique, le projet philosophique d’investigation onto-logique reste globalement le même, mais la méfiance qui était portée sur le langage quotidien, supposé imparfait, se retourne désormais également contre cette prétention particulière à l’uniformiser artificiellement qu’est la transcription idéographique. Loin, toutefois, de s’opposer systématiquement, analyse logique et analyse d’usage cohabitent et se complètent dans la plupart des travaux de l’école analytique, qui connaît alors son apogée. Paradoxalement, cependant, c’est à ce même moment qu’un de ses représentants les plus éminents va faire exploser le paradigme de l’intérieur. Héritier direct de Carnap et, à travers lui, de la première philosophie analytique, mais aussi profondément influencé par la seconde et par le lien qu’elle établit entre significations et pratiques, Willard Van Orman Quine ne fait au fond que développer « jusqu’au bout » les principes élaborés par ses prédécesseurs, mais son grand

mérite est de montrer que, dans leur radicalité, ces principes sont en fait logiquement intenables. Dès lors, à bien des égards, on peut dire que Quine referme la parenthèse philosophique que Frege avait ouverte ; tirant toutes les conséquences de l’enseignement de ses maîtres, l’élève prometteur fait œuvre de fossoyeur, au point que, d’une certaine façon, on doive sans doute, après Quine, parler de philosophie « post-analytique ». Le travail accompli au sein de l’école analytique n’aura pas, pour autant, été vain. Si, comme sans doute n’importe quelle autre démarche philosophique, la philosophie analytique repose sur des présupposés critiquables, elle n’en propose pas moins une grille de lecture extrêmement puissante et féconde des problèmes philosophiques traditionnels et elle fournit des outils d’analyse dont aujourd’hui encore, alors même qu’ils s’en détachent, les héritiers de cette tradition tirent le plus grand parti. Proche des grands textes et centrée sur les problèmes philosophiques eux-mêmes, notre introduction à la méthode analytique s’efforce de montrer précisément comment les solutions esquissées par Frege, Russell et Moore à quelques grandes questions de la philosophie ont « fait école » et suscité les développements que représentent les travaux de leurs héritiers. La philosophie analytique est ainsi visitée à travers ses interrogations majeures, perspective qui permet à la fois de montrer toute la cohérence de cette pensée et de la présenter d’une manière nouvelle qui devrait intéresser tous ceux que la radicalité de certaines thèses analytiques avait convaincus de s’en détourner. Pour la facilité de lecture, nous avons ajouté des notes de synthèse en fin de chaque chapitre, ainsi qu’un glossaire en fin d’ouvrage qui reprend et explique les principales notions qui sont à l’œuvre chez nos auteurs. Articulé à l’index, ce glossaire permet par ailleurs de retracer l’évolution qu’ont subies ces notions dans le développement de la pensée analytique. Notre gratitude va à Daniel Giovannangeli, notre maître en phénoménologie, qui a réservé une place à cet ouvrage dans sa belle collection « L’atelier philosophique », ainsi qu’à Julie Sansdrap, des

éditions De Boeck Supérieur, qui a accompagné avec une grande patience sa réalisation. Nous remercions aussi Sandrine Minot, Thomas Rapaille et Catherine Fauville, qui ont assuré des relectures partielles du manuscrit.

Chapitre 1

Gottlob Frege 1. LA RÉFORME DE LA LOGIQUE Dans son Idéographie (1879), le mathématicien allemand Gottlob Frege s’efforce de réactualiser le projet leibnizien de l’édification d’un langage universel et parfaitement rigoureux qui soit capable de refléter et d’incarner le Logos – la pensée et le discours rationnels – avec plus de fidélité et plus de précision que les langues naturelles. En exprimant avec exactitude les propositions de la science, un tel langage idéal permettrait de dépasser les particularités purement linguistiques (sprachlich) que chaque langue naturelle hérite de son évolution contingente, pour coller étroitement aux caractères de la pensée ellemême. Bien plus, comme le disait déjà Leibniz, ce langage des caractères de la pensée (lingua caracteristica) mettrait très clairement à jour les rapports logiques – rapports de conséquence, de contradiction, etc. – qu’entretiennent entre elles les propositions exprimées et, par là même, permettrait d’ « examiner de la manière la plus sûre la force concluante d’une chaîne de déductions et dénoncer chaque hypothèse qui veut s’insinuer de façon inaperçue, afin que finalement sa 1

provenance puisse être recherchée » . Grâce à l’expression rigoureuse, on pourrait, comme dans une démonstration mathématique, vérifier, étape par étape, que le passage d’une proposition à une autre est bien

conforme aux règles d’inférence logiques – elles aussi très rigoureusement exprimées – et que la conclusion peut donc être strictement déduite des prémisses ou qu’elle ne peut l’être que moyennant l’explicitation de telle ou telle prémisse cachée. Plus rien dans les raisonnements scientifiques ne serait alors laissé au sentiment d’évidence ; formulés dans le langage idéal, ces raisonnements deviendraient tellement exacts et systématiques qu’ils s’apparenteraient à de purs calculs (calculus ratiocinator). Or, ce projet d’un langage idéal suppose, d’une part, une parfaite univocité des signes ; et, d’autre part, la formalisation de la construction syntaxique de manière telle que les déductions opèrent exclusivement sur la forme des énoncés, et ce par des procédures algorithmiques qui 2

ne laissent aucune place à l’« intuition » . Le modèle d’une telle idéographie, pour Frege comme pour Leibniz, c’est l’arithmétique avec son langage symbolique et ses déductions algébriques : « Le langage par formules de l’arithmétique est une idéographie puisqu’il exprime immédiatement la chose sans passer par les sons. [...] La déduction a, en arithmétique, un cours remarquablement uniforme, et repose presque toujours sur ce principe que les mêmes transformations 3

opérées sur les mêmes nombres donnent les mêmes résultats » . Le projet leibnizien tel que le reprend Frege, c’est donc celui d’une algèbre universelle, c’est-à-dire d’un langage des « caractères » de toute la pensée scientifique et pas seulement arithmétique. L’idéographie serait alors au service d’une sorte de rationalité « mathématique » étendue, qui ne porterait plus seulement sur les théorèmes et les démonstrations arithmétiques, mais sur toutes les propositions et tous les raisonnements scientifiques, raison pour laquelle Leibniz, après Descartes, parle de « mathesis universalis ». Cette entreprise d’algébrisation de la logique suppose bien sûr aussi que les règles d’inférence reconnues comme légitimes soient précisément recensées et qu’elles soient elles-mêmes formalisées pour pouvoir être appliquées mécaniquement. Ce type de démarche d’inspiration leibnizienne avait, on le sait, déjà été tenté par George Boole un quart de siècle avant l’Idéographie de

Frege. Dans Les lois de la pensée (1854), le logicien et mathématicien anglais s’était en effet assigné la tâche d’exprimer les « lois fondamentales du raisonnement dans le langage symbolique d’un 4

calcul » de manière à ce que « les procédures formelles de résolution ou de démonstration soient constamment menées en conformité avec les lois ainsi déterminées, sans tenir compte de la question de 5

l’interprétabilité des résultats partiels obtenus » . Une telle algèbre devait alors permettre de formaliser toute une série de raisonnements pour lesquels il n’existe pas de méthode générale de résolution. Et Boole avait effectivement construit un calcul permettant de fonder différentes théories logiques de la déduction, en particulier la syllogistique d’Aristote et la théorie des probabilités. C’est pourquoi Boole affirmait que les principes qui régissent son algèbre sont plus fondamentaux que ceux de ces différentes théories et qu’ils constituent 6

donc les « vrais éléments d’une méthode en logique » . 7

Bien plus, Boole disait constater une « équivalence exacte » entre ces lois les plus fondamentales de la logique et les lois de l’arithmétique. On semble ici aussi proche que possible de ce qui sera la thèse logiciste de Frege. Cependant, si Frege reconnaît inscrire ses recherches dans une tradition qui passe par Leibniz et par Boole, il ne peut se satisfaire de l’algèbre mise en avant par ce dernier. Il entend en effet se fixer des « exigences plus élevées » que celles qui président au système booléen. Plutôt que de trouver un algorithme qui puisse servir tant aux déductions logiques qu’aux déductions arithmétiques, moyennant des interprétations différentes des mêmes symboles, Frege veut développer un symbolisme « à partir de la nature propre de la logique » pour ensuite mettre cette idéographie au service d’autres sciences dont les développements « prennent les formes d’une suite 8

inférentielle rigoureuse », l’arithmétique étant l’une d’entre elles . Pour Frege comme pour Leibniz, la logique n’est pas seulement un outil déductif capable de « résoudre ses problèmes de façon courte et pratique », mais d’abord et avant tout une langue, qui sert à exprimer un sens préalable : « [Mon idéographie] doit être capable d’exprimer

non seulement la forme logique, comme le symbolisme de Boole, mais 9

encore un contenu » . Or, cela implique pour Frege que les principes directeurs de l’idéographie ne peuvent être choisis arbitrairement et en fonction de leur utilité opératoire, mais, nous y reviendrons, qu’ils doivent refléter les lois mêmes de la rationalité. Et cela vaut tant pour les règles de déduction d’une forme d’énoncé à une autre que pour les règles mêmes de construction syntaxique des énoncés de l’idéographie. Sur ces deux points, Frege condamne le caractère artificiel des principes de l’algèbre booléenne et affirme l’incontestable supériorité de sa propre idéographie. Du point de vue déductif, le système frégéen se distingue en effet par sa « simplicité » logique et sa grande sobriété : plutôt qu’une multitude d’expédients techniques, Frege veut une véritable théorie axiomatique s’appuyant exclusivement sur des vérités fondamentales de la raison et respectant en outre le « principe de la 10

plus grande limitation possible du nombre de lois primitives » . Et, du point de vue syntaxique, l’idéographie frégéenne a, comme nous allons 11

le voir, le grand avantage d’élucider les liens « organiques » entre la logique aristotélicienne des prédicats et la logique stoïcienne des propositions et de les exprimer conjointement au sein d’un même langage formulaire, là où Boole était obligé de les dissocier et de les voir comme deux interprétations distinctes de son algèbre. C’est d’ailleurs la réflexion très profonde de Frege sur les structures fondamentales de la pensée – et, corrélativement, sur les structures syntaxiques fondamentales du langage de la pensée – qui lui permet de développer une véritable théorie de la quantification, ce que Boole ne fournissait pas plus qu’Aristote. La force de Frege, c’est en effet d’attaquer de front l’analyse traditionnelle – aristotélicienne – du jugement en termes de sujet et de prédicat, mais aussi d’autres distinctions classiques comme celles des jugements affirmatifs et négatifs, des jugements universels, particuliers et singuliers ou encore des jugements catégoriques, hypothétiques et disjonctifs. Pour Frege, ces analyses et distinctions n’ont de

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signification que linguistique (sprachlich) et non proprement logique . Sans trop nous y attarder, disons donc quelques mots de la syntaxe logique mise en évidence par Frege avec toute l’influence que l’on verra sur la philosophie analytique. Tout d’abord, Frege conteste l’opposition qui est classiquement faite en logique entre des jugements affirmatifs et des jugements négatifs. Il convient pour lui de distinguer soigneusement l’assertion – ou le jugement – du contenu asserté et jugé (Gedanke), contenu qui en tant que tel est seulement proposé à la pensée. Ainsi, ce n’est pas, pour Frege, le « est » de l’énoncé « Socrate est mortel » qui, du point de vue logique, porte l’affirmation, mais c’est l’assertion elle-même, le fait d’énoncer cette phrase en la tenant pour vraie, en la reconnaissant comme vraie ; le « est » n’est quant à lui qu’un élément du contenu jugé. Il n’y a d’ailleurs, pour Frege, qu’une seule forme de jugement, l’assertion affirmative, que l’idéographie exprime par le trait vertical de jugement I (Urteilsstrich) ; la négation ne peut quant à elle apparaître que dans le contenu jugé, qui est pour sa part introduit par le trait 13

horizontal de contenu (Inhaltsstrich) . Ainsi, lorsque je juge que « Socrate n’est pas coupable d’hérésie », j’affirme positivement (I) un contenu propositionnel ( ) ; et c’est à ce contenu lui-même qu’appartient la négation. Celle-ci modifie le contenu jugé (le trait de négation module le trait de contenu : ), mais, contrairement à ce que soutient Locke, elle ne défait pas pour autant le jugement. Cela nous mène à l’analyse frégéenne de la structure du contenu propositionnel. Selon Frege, c’est la proposition qui est l’unité élémentaire de la pensée rationnelle, et ce parce que c’est à son niveau que se pose la question fondamentale de la raison, celle de la valeur de 14

vérité, c’est-à-dire du vrai et du faux . D’un concept, on ne peut pas se demander s’il est vrai ou faux, mais seulement de quels objets il est vrai et de quels objets il est faux, c’est-à-dire quelles sont les propositions dans lesquelles ce concept intervient qui sont vraies et quelles sont celles qui sont fausses. Dès lors, la proposition a une priorité logique sur les concepts

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; il ne faut pas penser la proposition à partir des

concepts, mais plutôt les concepts à partir de la proposition. La signification de la proposition n’est pas obtenue par composition de celle de ses éléments conceptuels ; les concepts sont des composantes fonctionnelles de propositions, c’est-à-dire que leur signification est directement liée au rôle qu’ils occupent dans la valeur de vérité des propositions au sein desquelles ils interviennent. Cette conviction, déjà partiellement acquise au paragraphe 9 de l’Idéographie, trouvera sa formulation canonique dans des articles du début des années 1890, qui bénéficieront de la réflexion sur la notion d’existence opérée dans les Fondements de l’arithmétique de 1894, réflexion toutefois elle-même directement issue des acquis propres de l’Idéographie. Dès 1879, en effet, la structure sujet-prédicat, qui guide l’analyse logique traditionnelle, est dénoncée comme purement linguistique et non logique. Que cette analyse logique ne soit pas pertinente, c’est, pour Frege, ce qu’indique notamment l’équivalence logique d’une proposition énoncée à la voix active et de la même proposition énoncée à la voix passive, mais aussi le fait que la décomposition en sujet et prédicat ne peut, sans violence, être appliquée à toute une série d’énoncés, notamment mathématiques. Mais l’analyse logique en termes de sujet et de prédicat a aussi et surtout le grand défaut de masquer des différences logiques fondamentales comme celle qui existe entre propositions singulières et propositions universelles. Pour Frege, en effet, les jugements universels – « L’homme est mortel » ou « Tous les hommes sont mortels » – d’Aristote n’ont, malgré une structure linguistique semblable, pas du tout la même structure logique que les énoncés singuliers – « Socrate est mortel ». Si les énoncés singuliers constituent d’authentiques prédications attributives d’une propriété M à un objet-sujet a – on écrira « Ma » pour « a est M » –, les énoncés universels et particuliers ont une structure bien plus complexe, qui fait intervenir plusieurs prédications attributives puisqu’il y a plusieurs prédicats, à savoir « Homme » et « Mortel ». Ainsi, l’énoncé universel « L’homme est mortel », loin d’être l’attribution d’une propriété à un objet, est en fait la subordination d’une propriété à une autre, c’est-à-dire que tous les objets auxquels la

première propriété peut être attribuée sont aussi des objets auxquels la seconde propriété peut être attribuée. La forme logique de cet énoncé universel est donc la suivante : être homme implique être mortel, c’està-dire « quel que soit x, si x est Homme, alors x est Mortel ». Dans le symbolisme de l’Idéographie, on notera :



symbolise l’implication « matérielle » entre deux propositions.

Et on voit ici qu’il y a une relation générale d’implication qui vaut pour une multitude de couples de propositions prédicatives singulières portant sur un même objet-sujet : si Socrate est un homme, alors Socrate est mortel ; si Platon est un homme, alors Platon est mortel ; etc. Notons au passage que cette implication généralisée, que Russell appellera « implication formelle », illustre parfaitement l’articulation de la logique aristotélicienne des prédicats et de la logique stoïcienne des propositions dans l’idéographie frégéenne, articulation que l’écriture en deux dimensions de l’idéographie exprime de manière particulièrement claire puisque l’axe vertical traduit les compositions – par les connecteurs propositionnels – des propositions simples présentées sur l’axe horizontal. La formalisation de la généralité (quel que soit x), qui deviendra théorie de la quantification dans les Fondements de l’arithmétique grâce à une réflexion sur les notions d’existence et de nombre, est un apport majeur de la logique frégéenne. Dès l’Idéographie, Frege maîtrise d’ailleurs parfaitement la notion de portée d’un quantificateur :

Ma

(où « a » est une constante latine, remplaçant le nom propre « Socrate ») exprime la proposition (prédicative) singulière « Socrate est mortel », (où « a » est une variable gothique) traduit la proposition (complexe) universelle « Quel que

soit a, a est mortel », c’est-à-dire « Tout est mortel ».

Ma (a) Le quantificateur fait partie du contenu jugé et il peut d’ailleurs y prendre plusieurs places différentes. En effet, une formule telle que Mx serait ambiguë : Entend-on que « quel que soit x, x n’est pas M » ou que « pas tous les x sont M » ? L’usage du quantificateur et des variables gothiques permet de lever l’ambiguïté entre ces deux propositions complexes : exprime la première, tandis que exprime la seconde

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.

Une fois formalisés le jugement universel et sa négation, le jugement particulier « Quelques hommes sont aveugles » peut, conformément au carré logique, être analysé comme le contradictoire de l’universel négatif « Aucun homme n’est aveugle (c’est-à-dire quel que soit x, si x est un Homme, x n’est pas Aveugle) ». La forme générale de « Quelques hommes sont aveugles » est donc « non (pour tout x, si x est un Homme, x n’est pas Aveugle) » ou :

Comme le jugement général, le jugement particulier n’est pas une prédication simple, mais une proposition complexe énonçant des rapports de « conditionnalité » entre une multitude de couples de propositions ayant un objet-sujet en commun. L’analyse du jugement particulier – « Quelques hommes sont aveugles » ou « Il y a des hommes aveugles » – mène à celle du cas plus simple où le jugement d’existence porte sur un seul concept, comme dans « Il y a des hommes ». L’analyse logique de ce jugement d’existence sera véritablement la clé de l’ouvrage de 1884 et de sa théorie du nombre, mais aussi, d’une manière plus générale, la clé du

passage de la première à la seconde idéographie avec sa compréhension du concept comme fonction. La proposition « Il y a des hommes » doit en effet, pour Frege, être analysée comme « non (tous sont des non-hommes) » ou encore « non (pour tout x, x n’est pas un homme) », qui s’écrit : . Cela veut dire qu’il n’est pas vrai que, quel que soit l’objet qui prenne la place de x dans « x n’est pas un homme », on obtienne une proposition vraie ou encore qu’il n’est pas vrai que, quel que soit l’objet qui prenne la place de x dans « x est un homme », on obtienne une proposition fausse. On peut donc trouver au moins un objet qui, mis à la place de x, rend vraie une proposition de la forme « x est un homme ». Bref, la propriété « homme » est satisfaite par au moins un objet. À l’inverse, dire qu’« Il n’y a pas de créature vivante extra-terrestre », c’est dire que la propriété « créature vivante extraterrestre » n’est satisfaite par aucun objet.

2. LA SECONDE IDÉOGRAPHIE On a là l’origine de la compréhension frégéenne de la notion logique d’« extension » d’un concept ; l’extension d’un concept, c’est la bipartition que ce concept suscite dans le domaine des objets du monde entre ceux avec lesquels il constitue des propositions vraies et ceux avec lesquels il constitue des propositions fausses. C’est ainsi que, dans la seconde idéographie, les concepts seront envisagés comme des fonctions. Dire qu’un concept est vrai de certains objets, faux de certains autres, c’est dire en effet que, rapporté à certains objets, il produit des propositions vraies et, rapporté à d’autres, il produit des propositions fausses. Ainsi, le concept « planète » est une fonction qui, pour toute proposition de la forme « x est une planète », renvoie à vrai ou faux selon la valeur que prend la variable x. D’où la notion de « parcours de valeurs » (Werthverlauf) d’une fonction, c’est-à-dire la série des couples « argument-valeur » qui caractérise cette fonction : « Mars-vrai, Saturne-vrai, Georges Bush-faux, La Terre-vrai, Londres17

faux, etc. » pour le concept « planète » . Dérivée du parcours de valeurs, l’extension d’un concept désigne quant à elle la série des

arguments auxquels cette fonction associe la valeur « vrai » (« Mars », « Saturne », « La Terre », etc.). Insistons avec Frege sur le fait que, même conçue de la sorte, l’extension d’un concept est un objet logique complexe qui ne se résume jamais à un agrégat d’objets purs et simples. À cet égard, Frege condamne fermement les confusions qu’entraîne le fait de traiter les termes conceptuels comme des « noms communs », qui ne différeraient des noms propres que par le nombre d’objets qu’ils désignent

18

.

La caractérisation frégéenne du concept comme fonction est cruciale ; elle détermine toute une nouvelle analyse de la syntaxe logique. Contrairement aux objets, les concepts sont 19

fondamentalement « insaturés » : pour prétendre à une valeur de vérité, le concept « planète » doit attendre qu’un argument lui soit joint de manière à composer avec lui une proposition vraie (« Mars est une planète ») ou fausse (« Georges Bush est une planète »). L’attribution d’une propriété à un objet, ou plutôt la subsomption d’un objet sous un concept, est ce qui constitue le propre de la prédication dans son sens proprement logique. Objet et concept, tels sont donc les deux éléments logiques fondamentaux au sein du contenu jugeable. Il convient, pour Frege, de bien les distinguer de ces éléments linguistiques que sont le sujet et le prédicat et dont la scolastique faisait les pivots de la logique des prédicats. Contrairement à l’idée que le terme « homme » pouvait être parfois sujet – comme dans « L’homme est mortel » –, parfois prédicat – comme dans « Socrate est un homme » –, Frege soutient avec la plus grande vigueur que ce qui est objet ne peut jamais être 20

concept et que ce qui est concept ne peut jamais être objet . Dans « L’homme est mortel », le sujet linguistique « homme » est un concept et il n’est dès lors en aucun cas l’objet-sujet d’une quelconque prédication au sens proprement logique. Il importe au plus haut point de bien distinguer objet et concept, et ce même là où il n’y a qu’un individu qui tombe sous un concept. Ainsi, le concept « satellite naturel de la Terre » ne s’identifie pas à l’objet Lune et le concept « actuel Président des États-Unis » ne s’identifie pas à l’objet George Walker Bush. Quant aux concepts vides, c’est-à-dire les

concepts sous lesquels ne tombe aucun objet, ils ne s’identifient en aucun cas à des « non-objets » ou à des objets imaginaires : « licorne » et « montagne d’or » sont des concepts parfaitement pourvus de sens même s’ils ne sont satisfaits par aucun objet du monde réel. Pour le dire autrement : un énoncé dont le sujet linguistique est un nom propre sans référent objectif (« Blublu est chauve ») est dénué de sens, mais il n’en va pas de même d’un énoncé dont le sujet linguistique est un terme conceptuel vide (« Les hommes bicentenaires sont chauves »). Même les énoncés dont le sujet linguistique est un terme conceptuel vide par principe – en vertu de l’incompatibilité des caractères définitoires de ce concept – ne sont pas dénués de sens (« Un carré rond est un polygone régulier »). La nouvelle analyse logique a, on l’a compris, un modèle mathématique. L’expression « x est une planète » doit être envisagée de 2

manière similaire à l’équation irrésolue « x = 4 ». Cette dernière n’est pas une proposition, puisqu’elle n’a pas de valeur de vérité ; elle n’en 2

2

acquiert qu’une fois saturée par un nombre (« 2 = 4 » est vrai, « 6 = 4 » est faux, etc.). Le parcours de valeurs de cette équation est : « 1faux, 2-vrai, 3-faux, -2-vrai, etc. » Au sens dérivé, son extension est l’objet logique : « 2, -2 ». Quant à l’équation à deux inconnues « x + y = 9 », elle est doublement insaturée et a pour parcours de valeurs une série des triplets (argument1-argument2-valeur de vérité) : « 1-1-faux, 3-6-vrai, 2-7-vrai, 9-12-faux, etc. ». C’est alors la série des couples qui rendent vraie cette équation – « 3-6, 2-7, etc. » – qui constitue son extension au sens dérivé, extension dont on sait, par l’Analyse, qu’elle trouve sa représentation géométrique dans une droite. De même, il y a, en dehors des mathématiques, des concepts doublement insaturés tels que « père », dont la forme est « x est le père de y », qui sont satisfaits par des couples d’individus. Cette idée d’insaturation multiple est à la base de la théorie logique des relations, à laquelle Russell donnera ses lettres de noblesse. Notons que la distinction fondamentale entre argument et fonction apparaissait déjà au paragraphe 9 de l’Idéographie, mais qu’elle y était envisagée comme un trait lié à la systématicité de la langue permettant

la construction d’une multitude d’énoncés par substitution de valeurs différentes à une même composante, considérée comme variable : « Socrate est mortel », « Platon est mortel », « Aristote est mortel », etc. Dans « Fonction et concept », la distinction entre argument et fonction est désormais conçue comme une distinction essentielle, qui fonde la structure logique de la prédication entendue comme saturation des concepts par les objets

21

.

Cette structure logique fondamentale semble cependant mise à mal par une série d’énoncés où des objets sont manifestement rapportés à des objets – « Zorro est Don Diego de la Vega » – mais aussi par des énoncés où des concepts sont manifestement rapportés à des concepts – « L’homme est mortel ». Nous traiterons des premiers lorsque nous envisagerons les jugements d’identité. Quant aux seconds, nous avons vu le traitement que Frege leur réservait dès l’Idéographie. Dans la nouvelle terminologie, l’énoncé universel « L’homme est mortel » est en fait la subordination d’un concept à un autre, c’est-àdire que l’ensemble des arguments qui renvoient à la valeur « vrai » selon la fonction « x est un homme » renvoient aussi à la valeur « vrai » selon la fonction « x est mortel » ; ou encore l’ensemble des objets de l’extension de « homme » appartiennent aussi à l’extension de « mortel ». Quant à l’énoncé particulier, c’est une proposition complexe énonçant des rapports de conditionnalité entre des fonctions et donc entre leurs parcours de valeurs : il n’est pas vrai que tous les arguments qui renvoient à vrai selon la fonction H ne renvoient pas à vrai selon la fonction M ; ou encore : il n’est pas vrai que tous les objets inclus dans l’extension de H sont exclus de l’extension de M. Enfin, l’énoncé d’existence « Il y a des hommes » affirme que l’on peut trouver au moins un argument qui renvoie à vrai pour la fonction « x est un homme » ; bref, que l’extension de ce concept n’est pas vide. Comme le fait voir cette analyse logique, le jugement d’existence dit quelque chose de l’extension d’un concept. Dire qu’« Il y a des hommes », c’est dire que des objets du monde satisfont le concept « homme ». En fait, comme l’explique Frege dans les Fondements de l’arithmétique, c’est autour du concept et non des objets eux-mêmes que

se pose la question de l’existence. Cela n’a, pour Frege, pas de sens de se demander s’il y a ou non Jules César ; par contre, cela a du sens de se demander s’il y a un « général romain qui a conquis la Gaule et qui est devenu seul consul après avoir vaincu les armées de Pompée ». Jules César est en fait l’objet qui satisfait ce concept et permet d’attribuer à ce concept cette « propriété de second degré » qu’est l’existence. Certes, on peut être tenté de dire que tel ou tel objet existe, que Jules César ou Leo Sachse existe, mais en fait c’est déjà là quelque chose que l’on présupposait du fait même d’en faire les référents de noms propres et les sujets possibles de jugements prédicatifs. Pour Frege, l’utilisation de noms propres comporte une présupposition de référence ; si le nom propre ne désigne pas un objet – s’il est donc un pseudo-nom propre –, 22

la proposition dans laquelle il est inséré n’a pas de valeur de vérité . Dire que Leo Sachse existe en ce sens, ce n’est rien d’autre que dire que l’expression « Leo Sachse » désigne bien un objet qui satisfait aux conditions logiques minimales qui caractérisent tout objet, comme être 23

identique à soi-même . Par contre, parler d’« enseignants de l’Université de Iena » n’implique encore aucun engagement ontologique, raison pour laquelle, d’ailleurs, cela a du sens de se demander s’il existe ou non de tels enseignants, c’est-à-dire si le concept « enseignants de l’Université de Iena » est ou non satisfait par au moins un objet. Cette analyse a une importance considérable sur la manière de poser les questions d’existence dans les sciences ou en philosophie. Ainsi, la condition pour pouvoir se demander si Dieu existe, c’est de reconnaître d’abord que le terme « Dieu » n’est pas un nom propre, qu’il ne désigne pas directement un objet – sans quoi la question serait absurde –, mais que c’est un terme conceptuel ; ensuite, il faut s’efforcer de préciser ce concept en identifiant ses caractères définitoires (Merkmale), de manière à pouvoir entreprendre la recherche d’objets du monde susceptibles de satisfaire ce concept et, par là, répondre à la question de la vacuité ou non de son extension. Et c’est ainsi qu’en définitive l’intuition kantienne selon laquelle l’existence n’est pas un prédicat réel trouve, dans l’analyse frégéenne, un fondement logique.

Dans les termes de Frege, l’existence est une propriété de second 24

degré ; elle porte sur des concepts définis par des caractères, mais l’existence n’est pas elle-même un de ces caractères. De même, dit Frege dans les paragraphes 46 et suivants des Fondements de l’arithmétique, le nombre est une propriété de second degré ; il porte sur un concept et non sur des objets. Ce n’est pas des objets Mercure, Venus, la Terre, Mars, Jupiter, Saturne, Neptune et Uranus que l’on dit qu’ils sont huit, mais bien du concept « planète du système solaire » que l’on dit qu’il y en a huit, c’est-à-dire que huit objets le satisfont ou encore que son extension comporte huit objets. On voit ici comment cette réflexion sur l’existence et le nombre dans les Fondements de l’arithmétique annonce les idées de parcours de valeurs et d’extension et finalement toute la théorie de la quantification de la seconde idéographie, qui ne sera parfaitement explicitée que dans les textes du début des années 1890. Or, les Fondements comportent également une réflexion profonde sur la notion logique d’identité, qui est à l’origine d’un autre apport majeur de la seconde idéographie. Les énoncés qui rapportent un objet à un autre objet – « Zorro est Don Diego de la Vega » – semblent en effet, nous l’avons dit, échapper à la structure logique fondamentale de la saturation du concept par l’objet puisqu’ils mettent directement en relation deux objets. Dès le paragraphe 8 l’Idéographie, Frege interprétait les jugements d’identité comme l’affirmation – « synthétique » – que deux signes ont pour « contenu » la même chose, quoique déterminée de deux manières différentes, et qu’ils peuvent donc être utilisés à la place l’un de 25

l’autre . Par la suite, insistant sur le caractère proprement informatif de certains jugements d’identité tels que « Jean-Paul II est Karol Wojtyla », « Zorro est Don Diego de la Vega », « Phosphorus (l’astre brillant du matin) est Vesperus (l’astre brillant du soir) », il sera amené, dans « Sens et signification » (1891), à proposer une théorie générale de l’identité : deux noms propres peuvent avoir le même objet 26

pour signification (Bedeutung) et néanmoins exprimer des sens différents. L’identification, c’est donc cette reconnaissance d’un même

objet sous des sens (Sinn) différents. Ici encore, la réflexion de 1884 fut cruciale. En effet, comme l’indiquent déjà les paragraphes 57 et 63 à 67 des Fondements de l’arithmétique, le modèle de la proposition d’identité, c’est l’égalité arithmétique : 2 + 2 = 3 + 1. Or, pour Frege, de part et d’autre d’une égalité arithmétique, c’est un seul et même objet – tel ou tel nombre – qui est signifié (bedeutet), même s’il est visé (gemeint) selon deux sens différents

27

.

Pour Frege, qui subira sur ce point les critiques de Russell et Wittgenstein, cette distinction de la signification (Bedeutung) et du sens (Sinn), qui vaut pour les noms propres, doit être étendue aux autres expressions linguistiques. Ainsi, selon « Sens et signification », les énoncés propositionnels ont, d’une part, un sens, à savoir la « pensée » (Gedanke) – le contenu propositionnel – qu’ils expriment, et, d’autre part, une signification, c’est-à-dire qu’ils renvoient à un 28

« objet », à savoir leur valeur de vérité . La conception même des concepts comme fonctions imposait en effet de considérer les valeurs de vérité – le vrai et le faux – comme des objets pouvant constituer la valeur de telle ou telle fonction pour tel ou tel argument. Comme le nombre, la valeur de vérité est donc un objet, mais un objet logique 29

assez complexe . Conséquence de cette extension de la problématique du sens et de la signification aux énoncés propositionnels, il faut considérer qu’il y a identité de tous les énoncés qui ont même valeur de vérité. Ainsi, « 2 + 2 = 3 + 1 », « 4 > 2 » et « La Lune est un satellite de la Terre » ont le même objet – le vrai – pour signification ; dès lors, « 2 + 2 = 3 + 1 » = « 4 > 2 » = « La Lune est un satellite de la Terre ». Quant aux termes conceptuels, ils doivent aussi, selon Frege, voir distinguer leur sens de leur signification. L’analyse traditionnelle conçoit les termes conceptuels comme des noms communs qui renvoient à plusieurs objets ; le nom commun « chat » désignerait l’ensemble de tous les chats comme le nom propre « Félix » désigne un chat particulier. Or, pour Frege, un terme conceptuel ne renvoie que très indirectement à des objets ; il renvoie d’abord à un concept – c’està-dire une fonction – qui définit ensuite un parcours de valeurs et une

extension où interviennent des objets

30

.

Reste cependant que, ainsi analysé, le jugement d’identité semble encore rapporter directement un objet à un autre objet sans passer par la structure logique de la saturation des concepts par les objets. Et pourtant, c’est bien ici, une fois encore, cette structure logique de la saturation qui est première. En effet, le critère d’identité de « deux » objets désignés sous des signes différents et visés sous des sens différents, c’est pour Frege le principe leibnizien de substituabilité (dans les contextes extensionnels) : deux objets a et b sont identiques s’ils sont indiscernables, c’est-à-dire s’ils ont les mêmes propriétés : a = b si et seulement si pour toute fonction F, Fa renvoie à la même valeur de vérité que Fb. C’est donc, une fois encore, dans la mesure où ils peuvent saturer des concepts dans des propositions équivalentes que les objets a et b peuvent être identifiés. Le jugement d’identité présuppose la structure logique de la saturation. Bien plus, dans la mesure où l’identité entre propositions n’est rien d’autre que l’équivalence logique, le signe d’identité ou d’égalité ne doit plus être considéré comme un signe primitif ; il peut être défini à partir du biconditionnel

31

.

Notons encore qu’il n’y a pas à proprement parler d’identité des termes conceptuels – dans la mesure où ceux-ci n’ont pas directement des objets pour signification –, mais il y a quelque chose de similaire et qui est en quelque sorte l’inverse de l’identité leibnizienne des objets : deux termes conceptuels sont substituables l’un à l’autre s’ils ont pour signification des fonctions indiscernables, c’est-à-dire des fonctions qui ont même parcours de valeurs, qui renvoient aux mêmes valeurs de vérité pour les mêmes arguments

32

2

. Ainsi, la fonction « x = 1 » est

2

équivalente à la fonction « (x + 1) = 2 (x + 1) ». Ce principe, qui constituera la loi V des Lois fondamentales de l’arithmétique, permet de passer de l’identité des fonctions à l’identité des parcours de valeurs – considérés comme objets – et notamment d’identifier entre elles des fonctions de degrés de complexité différents par passage à leurs

parcours de valeurs. Dès « Fonction et concept », Frege considère ce principe comme une loi aussi fondamentale qu’indémontrable ; dans l’introduction des Lois fondamentales, il reconnaît que cette loi pourrait être contestée, mais affirme que lui-même la tient pour « purement logique ». C’est cependant en elle que, dans sa correspondance avec Russell et dans la postface au tome II des Lois fondamentales, il verra plus tard la source des paradoxes logiques. Il faut dire qu’à partir du moment où les parcours de valeurs sont eux-mêmes considérés comme des objets (logiques complexes), ils entrent dans le domaine des arguments de n’importe quelle fonction. Et on voit immédiatement poindre la circularité vicieuse : une fonction définit un parcours de valeurs, mais, pour établir celui-ci, on doit notamment se demander si cette fonction renvoie à vrai ou à faux pour ce parcours de valeurs luimême, parcours de valeurs qui n’est cependant pas encore complètement défini…

3. LE RÉALISME PLATONICIEN Revenons cependant au projet général de l’idéographie. Contre Boole, avons-nous dit, Frege entend développer son système à partir de la « nature propre de la logique ». Or, cela n’implique pas seulement que la syntaxe logique corresponde aux structures fondamentales de la rationalité par delà leur expression grammaticale contingente, mais aussi que les axiomes du système logique s’imposent comme énonçant des vérités rationnelles incontestables, et que les règles de déduction 33

s’imposent comme traduisant des principes rationnels fondamentaux (comme le Modus Ponens), de manière telle que la vérité nécessaire des prémisses se communique aux conclusions. C’est en quelque sorte « sous la dictée du Logos » que Frege prétend écrire l’Idéographie ; si la notation est bien sûr en partie arbitraire, les principes énoncés constituent pour Frege le seul et unique système formel possible pour la logique. Se dessine alors chez Frege un incontestable absolutisme logique,

qui, nous allons le voir, affirme, à la manière de Platon, l’existence autonome d’un monde du Logos qui a ses propres entités et ses propres lois. Ce « platonisme » est cependant moins, chez Frege, une position métaphysique de principe que le revers d’une position logique radicalement antipsychologiste. Dans presque chacun de ses textes et plus longuement encore dans la préface des Lois fondamentales de l’arithmétique, Frege se livre en effet à une attaque en règle contre 34

« l’invasion pernicieuse de la psychologie dans la logique » . La condamnation frégéenne du psychologisme est sans ambiguïté : « La logique n’est, pas plus que la géométrie ou la physique, l’endroit approprié pour mener des investigations psychologiques. Expliquer le cours de l’activité de pensée et de jugement, c’est certainement un 35

objectif réalisable, mais pas un objectif logique » . La logique repose sur les lois nécessaires de la rationalité et n’est en aucun cas science des « lois de la pensée » entendues comme lois de la nature conformément auxquelles la pensée effective procède et au moyen desquelles on pourrait expliquer le processus de pensée singulier d’une personne déterminée « un peu comme on s’explique le mouvement 36

d’une planète par la loi de la gravitation » . Ainsi, le principe logique d’identité « Tout objet est identique à lui-même » est un principe de la raison ; ce n’est pas une simple loi psychologique qui constate qu’« Il est impossible aux hommes de 1893 de reconnaître un objet comme différent de lui-même »

37

.

Que les lois normatives de la logique ne puissent s’identifier aux lois descriptives et explicatives de la psychologie, c’est, dit Frege, ce que montre le fait qu’il est effectivement possible de violer par la pensée les lois logiques : « Les lois de l’inférence effective ne sont pas toutes des lois de l’inférence valide, sans quoi les inférences fautives seraient 38

impossibles » . Les lois logiques entendent précisément faire le tri, parmi les processus de pensée réels qu’étudie la psychologie, entre ceux qui sont légitimes et ceux qui ne le sont pas. Purement descriptive et explicative, la psychologie ne peut opérer elle-même ce tri, mais doit rendre compte indifféremment de tous les processus de pensée réels : l’opinion fausse et l’opinion vraie, souligne Frege, « adviennent l’une

39

comme l’autre selon des lois psychologiques » . Les processus psychologiques réels « peuvent conduire aussi bien à l’erreur qu’à la vérité » ; ils « n’ont absolument pas de relation interne à la vérité » et « se comportent indifféremment à l’égard de l’opposition du vrai et du faux »

40

. À l’inverse, les lois logiques impliquent des « prescriptions

pour l’opinion, la pensée, le jugement, le raisonnement »

41

.

L’antipsychologisme de Frege ne se réduit cependant pas à cette affirmation de la normativité de la logique, qu’avait déjà énoncée Kant. À cette objection kantienne au psychologisme, s’ajoute en effet une argumentation nettement plus bolzanienne. Sans s’y référer explicitement, Frege réitère en effet la distinction fondamentale entre « sens objectif » et « représentation subjective » formulée par Bernard Bolzano cinquante ans plus tôt. En confondant les idées comme états d’esprit et leurs contenus objectifs, et en tâchant de rendre compte de ces contenus par leur genèse psychologique, le psychologisme 42

moderne a engendré un relativisme sceptique : les significations que comportent les connaissances humaines apparaissent désormais comme de simples produits d’actes psychiques de sujets humains connaissants. L’idée de blancheur, par exemple est supposée issue d’un acte d’abstraction à partir de l’impression de tel ou tel objet blanc ; l’idée de licorne est dite résulter de l’association de l’idée d’un corps de cheval avec celui d’un buste d’homme etc. Pour Frege, par contre, les significations sont objectives, partageables et préexistantes à leur saisie par tel ou tel sujet concret. Ainsi, le contenu de l’égalité 2 + 3 = 5 « n’est ni le résultat d’un processus interne, ni le produit d’une activité mentale de l’homme, mais quelque chose d’objectif, autrement dit quelque chose qui, pour tous les êtres rationnels, pour tous ceux qui peuvent le saisir, est exactement le même, tout comme, par exemple, le soleil est quelque chose d’objectif »

43

. Il y a, dit Frege, une sorte de

44

« patrimoine commun » de pensées (Gedanken) auxquelles tous les sujets peuvent avoir accès à un moment ou un autre. La pensée, au sens de contenu propositionnel, « se tient en face de tous ceux qui la conçoivent, toujours de la même manière et identique à elle-même »

45

.

C’est dès lors une sorte de platonisme de la signification qui se dessine, Frege évoquant même explicitement l’existence d’un 46

« troisième domaine » , le domaine des significations, irréductible tant au domaine des objets sensibles qu’au domaine des représentations subjectives. Comme les corps physiques et contrairement aux représentations, les pensées sont objectives, mais, contrairement aux corps, les pensées n’existent nulle part, et en cela elles sont plus proches des représentations subjectives : « À l’inverse des représentations, les pensées n’appartiennent pas à l’esprit individuel (elles ne sont pas subjectives), mais elles sont au contraire indépendantes de l’activité de pensée, et se tiennent de la même manière (objectivement) en face de chacun ; elles ne sont pas produites par l’activité de pensée, mais seulement saisies par elle. En ce sens, elles sont semblables aux corps physiques. Elles s’en distinguent en ce qu’elles sont non spatiales et, pour l’essentiel, intemporelles, on pourrait peut-être dire aussi non effectives, au moins pour autant que leur être propre n’est susceptible d’être affecté par aucune altération. Par cette absence de spatialité, elles ressemblent aux représentations »

47

.

Parce qu’ils sont incapables de reconnaître la possibilité d’un domaine qui soit objectif, bien que non réel ou « non effectif » (nichtwirklich), les logiciens psychologistes « tiennent sans plus le non 48

effectif pour subjectif » ; ils prennent les concepts pour des représentations et « les affectent ainsi à la psychologie ». Or, pour Frege, ni le sujet ni le prédicat d’un jugement logique ne sont des représentations au sens psychologique. Ce sont des contenus objectifs, bien que non effectifs, qui existent avant qu’un esprit les saisisse et indépendamment de cette activité. Ne pas reconnaître cette « autonomie » des contenus de la pensée entraîne les logiciens psychologistes à des théories extrêmement confuses qui portent sur les mécanismes de la représentation plutôt que sur des distinctions proprement logiques comme celles que Frege, quant à lui, opère entre argument et fonction ou entre fonction de premier et de deuxième niveau : « Et c’est ainsi que se font nos gros livres de logique, boursouflés d’une graisse psychologique mauvaise pour la santé, et qui

cache toutes les formes plus délicates »

49

.

Dans cette perspective antipsychologiste bolzanienne, la logique n’entend pas énoncer les lois causales de la représentation ou de la pensée en tant qu’actes psychiques, mais bien les lois de dépendance et de contradiction qui existent entre les contenus objectifs eux-mêmes. Et ces lois sont des « lois de l’être », des lois descriptives, bien qu’elles ne soient pas des lois naturelles puisqu’elles ne dépendent de rien de réel, contrairement aux lois physiques et psychologiques. C’est alors en définitive cet absolutisme logique bolzanien, et non plus l’argument kantien de la normativité, qui constitue le motif principal de l’antipsychologisme frégéen : pour Frege, les « lois » logiques ne sont en fait pas exclusivement normatives comme les « lois » morales ou politiques ; ce sont d’abord et avant tout des lois théoriques, les lois du 50

monde de la raison, « les lois les plus générales de l’être-vrai » : « J’entends par lois de la logique, écrit Frege dans la préface aux Lois fondamentales, non pas les lois psychologiques de ce qui est tenu pour 51

vrai, mais les lois de ce qui est vrai » . Et c’est de la logique en ce sens absolu que découle, dans un second temps, la normativité logique : on peut bien, écrit Frege dans la même préface, imaginer des êtres « qui pourraient effectuer des jugements contredisant nos lois de la logique », mais précisément la logique nous impose de considérer que de tels êtres n’ont pas raison, qu’ils n’ont pas « le droit » de penser comme ils le font, qu’ils ne sont pas dans le vrai.

4. LE LOGICISME Dans la mesure où il y a une seule rationalité, l’entreprise frégéenne impose en outre de s’interroger sur la possibilité de réduire tout ou partie des mathématiques à la logique ; c’est là le programme du logicisme. Dès l’avant-propos de l’Idéographie (1879), Frege formule en effet le projet de fonder intégralement l’arithmétique sur la logique. Et, dans la dernière partie de cet ouvrage, il pose déjà les premiers « jalons » de cette entreprise en proposant « quelques éléments d’une

théorie générale des suites » qui permettent notamment une construction logique de la notion de « propriété héréditaire » sur laquelle repose l’induction de Bernouilli. Précisé dans les Fondements de l’arithmétique (1884) puis réalisé par des démonstrations formelles rigoureuses dans les Lois fondamentales de l’arithmétique (1893), le programme logiciste suppose la redéfinition des notions arithmétiques fondamentales – nombre, égalité, suite, etc. – en notions logiques et la traduction des axiomes et règles d’inférence mathématiques en axiomes et règles d’inférence logiques. De cette manière, il semble possible de réduire entièrement la rationalité arithmétique à la rationalité logique et d’imposer à cette discipline mathématique la même rigueur déductive qu’à la logique : « L’idéal d’une méthode rigoureusement scientifique en mathématiques, que je me suis efforcé de réaliser ici, et que l’on pourrait bien appeler euclidien, je souhaiterais le décrire ainsi. On ne peut certainement pas exiger que tout soit démontré, parce que c’est impossible ; mais on peut demander que toutes les propositions qu’on utilise sans les démontrer soient énoncées expressément comme telles, afin qu’on reconnaisse distinctement sur quoi la construction complète repose. On doit ainsi s’efforcer de réduire le plus possible le nombre de ces lois primitives, en démontrant tout ce qui est démontrable. De plus, et en cela je vais plus loin qu’Euclide, je demande que tous les modes d’inférence utilisés soient énumérés auparavant. [...] Ce n’est que quand ces transitions sont décomposées en étapes logiques simples qu’on peut se convaincre que rien d’autre que la logique ne sert de base »

52

.

Outre l’intérêt épistémologique intrinsèque de ce programme, il y a là un enjeu fondamental pour la théorie de la connaissance. En effet, si les principes fondamentaux de l’arithmétique sont des lois logiques et s’il n’y a entre ces axiomes et les théorèmes arithmétiques que des inférences purement logiques, cela voudrait dire que cette discipline e

mathématique – que le XIX siècle avait montré être la plus fondamentale de toutes – serait de part en part analytique et déductive et non pas, comme le prétendait Kant, synthétique a priori et fondée 53

sur des intuitions pures . Que l’arithmétique puisse ainsi être tirée tout entière de la logique, voilà ce qui, selon Frege, contredirait

définitivement la fable kantienne de la « stérilité de la logique pure »

54

.

Comme pour la logique, l’axiomatisation de l’arithmétique s’accompagne chez Frege d’un certain « platonisme » ou 55

« pythagorisme » : les axiomes ne font que traduire des vérités nécessaires de la raison ; les règles de déduction sont celles qu’impose la rationalité logique ; et, dès lors, les théorèmes que ces axiomes et ces règles permettent d’obtenir sont tout simplement l’expression de vérités fondamentales sur les êtres de raison que sont les nombres. Pas plus que le géographe, le mathématicien ne peut créer son objet d’étude ; il doit découvrir (entdecken) et reconnaître (erkennen) le « royaume des nombres » tel qu’il est. Bien sûr, les nombres n’existent pas à la manière des objets qui se présentent dans l’expérience sensible, mais, comme d’ailleurs les droites et les points, ce sont des objets « effectifs » (wirklich), qui se donnent immédiatement à la raison. « 2 » et « 3 », mais aussi d’autres expressions arithmétiques telles que « sin 1 », « 1 », « log1 », sont des noms propres, qui ont pour signification (Bedeutung) des nombres, dont l’existence et les propriétés sont présupposées par les démonstrations arithmétiques. Les objets mathématiques, pense Frege, existent dans le troisième monde, non pas certes à la manière des êtres réels, mais à la manière des êtres possibles : le nombre 156.428.753.147.156.268 est un possible, comme l’est la droite parallèle à telle droite donnée et passant par tel point donné. Les signes logiques et mathématiques renvoient à des êtres qui leur préexistent. Et de la même manière que le géomètre se sert de figures dessinées pour démontrer les propriétés des cercles et des carrés auxquels ces figures renvoient, l’arithméticien utilise des symboles pour représenter les nombres en soi. Si donc le calcul se caractérise par des opérations purement formelles et quasi-mécaniques qui laissent à l’écart la signification des symboles utilisés, il faut se rappeler que la syntaxe elle-même est tout entière construite à partir de la sémantique, que le calcul est d’abord langue et que le sens est en principe toujours restituable. À cet égard, Frege critique sévèrement la conception nominaliste-formaliste qui fait des nombres de simples signes et qui se

permet donc d’introduire régulièrement de nouveaux signes dans le calcul sans montrer qu’à ces signes correspondent bien d’authentiques objets mathématiques. C’est le cas de mathématiciens comme Hankel

56

, mais aussi de logiciens disciples de Boole comme

57

Schröder . Cette « incapacité à distinguer entre un signe et ce qu’il désigne » entraîne d’ailleurs de graves incompréhensions de l’égalité arithmétique, laquelle, nous l’avons vu, n’est pour Frege rien d’autre que l’identité : c’est le même nombre, bien que désigné de deux manières différentes, qui apparaît des deux côtés d’une égalité arithmétique. Mais, une fois encore, c’est surtout contre le psychologisme que Frege défend son platonisme mathématique. L’antipsychologisme de Frege en mathématiques est par ailleurs plus exacerbé encore que son antipsychologisme en logique : « Il peut être utile d’examiner les représentations qui accompagnent la pensée mathématique et leur déroulement ; mais que la psychologie ne s’imagine pas concourir en 58

quoi que ce soit au fondement de l’arithmétique » . Frege traque les tendances psychologisantes dans les conceptions que ses contemporains se font du nombre, au point que presque pas un n’échappe à ses critiques. Ainsi, il démonte évidemment la théorie de Mill selon laquelle le nombre 3 serait défini à partir d’observations sensibles comme celles qu’un groupe de 3 choses peut être séparé en 59

un groupe de 2 choses et un groupe de 1 chose . Cette conception selon laquelle « le nombre est quelque chose comme un tas, un essaim où les choses figurent en chair et en os », Frege la qualifie de « la plus 60

naïve » . D’une manière plus générale, il conteste qu’un nombre cardinal soit quelque chose comme « un ensemble, une multiplicité ou une pluralité » d’éléments homogènes juxtaposés 62

61

et combat ainsi 63

longuement les théories de Biermann , de Weierstrass et de Thomae, contre lequel il souligne que le temps n’est, pas plus que 64

l’espace, le principe de la distinction des unités d’un nombre . Mais Frege nie également que ce soit par des processus d’abstraction qu’on puisse obtenir le concept d’unité ou celui de nombre cardinal. Sur ce

65

point, il fait, non sans sarcasmes, la leçon à Cantor et bien sûr à Husserl dans son célèbre compte-rendu de la Philosophie de l’arithmétique. Contre toutes ces tentatives de fonder les concepts d’unité et de nombre sur les propriétés sensibles des objets physiques ou sur les capacités psychologiques de l’esprit, Frege insiste quant à lui sur le caractère purement « intelligible » de ces concepts. Par ailleurs, à 66

toutes ces théories – pourtant très différentes les unes des autres – qui interprètent peu ou prou les nombres comme des ensembles d’objets – objets éventuellement abstraits au point de devenir de pures unités –, Frege adresse un même ensemble de reproches. Tout d’abord, il indique une confusion généralisée entre la signification du signe arithmétique « + » et celle du « et » du discours quotidien, c’est-à-dire entre les concepts d’addition et de simple liaison conjonctive. Ensuite, il met en évidence trois écueils contre lesquels ces théories ne peuvent manquer d’échouer, trois éléments fondamentaux dont elles ne peuvent rendre compte sans artifice : « Le premier est de savoir comment l’identité des unités est compatible avec leur discernabilité ; le second est constitué par les nombres zéro et un ; le troisième par les grands nombres »

67

.

Pour Frege, les nombres ne sont pas des agrégats ou des ensembles d’objets, mais des objets logiques d’un niveau supérieur obtenus par des opérations de mise en « corrélation biunivoque » d’ensembles d’objets, ou plutôt d’extensions de concepts. Pour Frege, en effet, nous l’avons vu, un énoncé de nombre, comme d’ailleurs un énoncé d’existence, n’attribue pas une propriété particulière – l’existence ou une quantité déterminée – à un objet ou à un groupe d’objets, mais porte toujours sur un concept, dont il signale que l’extension – c’est-àdire l’ensemble des objets qui satisfont les caractères propres à ce concept – est vide ou comporte au contraire plus ou moins d’éléments. Et chaque nombre est donc défini comme un ensemble d’extensions de concepts qui peuvent être corrélés par une bijection, de même qu’une « direction » de droite peut être définie par un ensemble de droites parallèles les unes aux autres.

Grâce à cette analyse, accomplie dans les paragraphes 45 à 53 des Fondements de l’arithmétique, Frege parvient à surmonter toutes les difficultés théoriques sur lesquels ses contemporains butent en raison 68

de leurs théories « naïves » du nombre. Le problème de l’unité et de la discernabilité est résolu au paragraphe 54 : bien que distincts les uns des autres, des objets (Mars, la Terre, Jupiter, etc.) sont identiques en tant qu’ils tombent d’une seule et même façon sous un concept (« planète du système solaire »). Le nombre 0 est traité aux paragraphes 74 et 75 et le nombre 1 au paragraphe 77 ; le premier est tout simplement défini par les extensions de concepts qu’aucun objet ne satisfait, le second par l’extension du concept « identique à 0 », concept que l’objet 0 et lui seul satisfait. Enfin, Frege indique dans les paragraphes 79 à 86 que sa théorie du nombre cardinal vaut aussi pour les grands nombres et même pour les nombres infinis introduits par Cantor dans son « ouvrage remarquable ».

5. LA TROISIÈME IDÉOGRAPHIE À propos de l’Idéographie, nous avions traité des distinctions malheureuses – parce que superficielles et seulement linguistiques – faites par la tradition entre jugements affirmatifs et jugements négatifs, ainsi qu’entre jugements universels, particuliers et singuliers. Le texte de 1879 contenait également une critique sévère de la distinction classique des jugements catégoriques, hypothétiques et disjonctifs. Tout d’abord, en effet, le conditionnel et la disjonction relèvent, comme la négation, du contenu propositionnel – de la simple « pensée » – et non du type d’assertion ou de jugement, de sorte que les énoncés catégoriques, hypothétiques et disjonctifs ne constituent en aucun cas des types de jugements différents. Un énoncé hypothétique, par exemple, est le contenu propositionnel complexe d’un jugement et non un complexe de jugements. Lorsque j’affirme « Si par un point de l’espace on peut mener plusieurs parallèles à une droite donnée (axiome de Lobachevsky), alors la somme des angles d’un triangle est inférieure à 180° (un des théorèmes de Lobachevsky) », je juge vrai le

tout de la proposition hypothétique et ne me prononce pas séparément sur son antécédent et son conséquent. Par ailleurs, les propositions hypothétiques et disjonctives – il s’agit ici de la disjonction exclusive de la dialectique – sont des compositions de pensées catégoriques. Comme la négation, le conditionnel (de la proposition hypothétique) et la disjonction exclusive sont des opérations qui permettent de construire des propositions complexes à partir de propositions simples. Et, à cet égard, les propositions hypothétiques ou disjonctives ne sont en rien particulières par rapport à d’autres compositions de pensées comme celles qui résultent de la conjonction, de la disjonction non-exclusive ou du biconditionnel. Frege montre d’ailleurs dans le paragraphe 7 de l’Idéographie qu’on peut retrouver toutes ces compositions de pensées à partir de l’implication et de la négation, c’est-à-dire qu’avec deux opérations on peut construire toutes les autres

69

.

Pour le Frege de l’Idéographie, tous ces connecteurs logiques participent au contenu de la pensée composée. Ainsi, le signe A at-il le sens de la négation. De même, le signe a-t-il le sens de la conditionnalité du conséquent A vis-à-vis de l’antécédent B. A « dépend de » B. C’est d’ailleurs ce sens que Frege décelait dans les jugements universels ; « Tous les hommes sont bipèdes » exprime la généralité d’une conditionnalité. Cependant, en définissant rigoureusement ce conditionnel comme « B ne peut être vrai et A faux », l’Idéographie n’exprimait qu’un sens appauvri de la conditionnalité du langage quotidien et même du langage scientifique, qui exige généralement que soient précisés les rapports de sens entre A et B qui justifient cette conditionnalité. n’est donc pas toute la conditionnalité, mais seulement ce que Russell allait appeler « implication matérielle » ; son sens se réduit à une certaine fonction de vérité de la proposition complexe vis-à-vis de la vérité des propositions simples qui la composent, raison pour laquelle est vrai :

Or, un pas de plus vers le vérifonctionnalisme est franchi lorsque Frege affirme dans ses textes sur l’identité (seconde idéographie) que les pensées de même valeur de vérité sont substituables quel que soit leur sens. Les connecteurs de la logique des propositions deviennent alors de pures opérations extensionnelles sur les valeurs de vérité, c’est-àdire qu’ils servent à construire de nouvelles valeurs de vérité à partir 70

d’autres valeurs de vérité . Ainsi, la négation est l’opération d’inversion de valeur de vérité ; quant au conditionnel, il produit le vrai dans tous les cas, sauf quand son antécédent est le vrai et son conséquent le faux

71

.

Dans les Recherches logiques (postérieures aux entretiens avec Wittgenstein), ces opérations seront d’ailleurs exclusivement définies par leurs conditions extensionnelles de vérité – « tables de vérité » – et elles impliqueront chacune des règles d’inférence propre – sortes de règles de déduction naturelle à la Gentzen –, là où, on s’en souvient, l’Idéographie n’avait retenu que l’inférence unique du Modus Ponens. En définitive, ces opérations que sont les compositions de pensée sont donc interprétées comme de pures fonctions de vérité, c’est-à-dire des fonctions qui renvoient de valeurs de vérité-arguments à des valeurs de vérité-valeurs. Ainsi, la négation, dit Frege dans la deuxième Recherche logique, est insaturée ; mais, une fois saturée par une valeur de vérité, elle donne lieu à une valeur de vérité. Les connecteurs binaires comme le conditionnel, dit la troisième Recherche, sont quant à eux doublement insaturés : ils donnent une valeur de vérité lorsqu’ils sont saturés de part et d’autre par des valeurs de vérité. Or, ceci nous ramène aux rapports du contenu propositionnel et de l’assertion de sa vérité. En effet, lorsque, dans « Fonction et concept » puis dans les Lois fondamentales, A et sont définis comme des fonctions de vérité, une troisième fonction de vérité fondamentale leur est adjointe, à savoir A, fonction dont la valeur (de vérité) est vrai quand A a pour signification (Bedeutung) le vrai. Donc, dès la seconde idéographie, le trait horizontal ( ) ne renvoie plus tant au contenu propositionnel en tant que sens, mais plutôt désormais en tant

que valeur de vérité

72

.

Quant au trait vertical (I), Frege le conserve dans sa seconde idéographie pour exprimer l’assertion du contenu, c’est-à-dire l’affirmation de sa vérité. De l’assertion, cependant, se distingue désormais le jugement proprement dit, qui est le passage du sens à la signification, c’est-à-dire à la valeur de vérité de l’énoncé propositionnel. Le jugement, dit Frege, intervient avec l’intérêt de connaissance, lorsque la préoccupation pour le sens fait place à la préoccupation pour la valeur de vérité. Dans la deuxième idéographie, on a donc le trio : pensée-jugement-assertion, le trait vertical exprimant l’assertion et le trait horizontal exprimant le contenu, c’està-dire le sens et sa valeur de vérité, le jugement étant justement le passage de l’un à l’autre. Dans ses réflexions pour une troisième idéographie, Frege en vient à 73

abandonner le trait vertical . En effet, constate-t-il, l’assertion – le jugement au sens de l’Idéographie, c’est-à-dire la reconnaissance de vérité, le « tenir pour vrai »

74

– ne relève pas proprement de la logique, 75

mais davantage de la psychologie ; elle n’a donc rien à faire dans le symbolisme. Bien plus, si la logique exprime dans son langage symbolique les rapports de vérité entre propositions, il ne lui appartient pas de dire que telle ou telle proposition est vraie. Le fait qu’une proposition est vraie ne change rien à son sens et ne peut donc faire partie du contenu représenté. C’est pourquoi l’attribut « vrai » n’a pas de sens et n’est donc pas un prédicat pour les propositions, même pas un prédicat de second degré. Dans le paragraphe 3 de l’Idéographie, Frege affirmait par contre explicitement que « est vrai » ou « est un fait » (I) est une sorte de prédicat pour les énoncés propositionnels. Ceci nous amène en définitive à la notion de « fait ». Dans les Recherches logiques, Frege utilise timidement mais explicitement la 76

notion de « fait » et la définit comme une pensée vraie . C’est donc désormais le fait et non plus la valeur de vérité qu’un énoncé propositionnel a pour signification. Frege semble donc se convertir sur

le tard à une ontologie des faits du type de celle que défend son disciple Wittgenstein. Notons à cet égard que Frege conteste cependant qu’il y ait des faits positifs et des faits négatifs. Dans la seconde Recherche logique, Frege affirme en effet qu’un seul et même fait peut être exprimé dans un énoncé affirmatif ou dans un énoncé négatif, comme « Jean est célibataire » et « Jean n’est pas marié ». Il en concluait qu’il n’y a pas de pensées, donc pas de faits, qui soient par nature positives ou négatives, mais que deux pensées peuvent seulement être la négation l’une de l’autre

77

.

RÉSUMÉ Comme Leibniz en avait déjà formulé le projet, Gottlob Frege entend doter la pensée scientifique d’une idéo-graphie, c’est-àdire d’un langage rationnel qui pourrait tout à la fois mettre en évidence, par son lexique, les concepts de la science et leurs traits définitoires (une lingua caracteristica) et refléter, dans ses articulations syntaxiques, les articulations logiques des énoncés sur lesquels opèrent les raisonnements scientifiques (un calculus ratiocinator). La mise au point d’un tel langage suppose cependant une réforme de la logique héritée de la tradition et notamment une analyse dépassant la structure sujet-prédicat, qui est seulement linguistique et non proprement logique. La formalisation des jugements universels et particuliers d’Aristote mène rapidement Frege à la structure qui sera au fondement de sa seconde idéographie, à savoir celle de la saturation des concepts – envisagés comme fonctions – par des objets individuels, qui constituent les arguments de ces fonctions et renvoient, à travers elles, à des valeurs de vérité (le vrai et le faux). Chaque concept devient alors un principe classificatoire qui sépare les objets du monde entre ceux qui satisfont ce concept et ceux qui ne le satisfont pas. Une fois le parcours de valeurs d’un concept ainsi déterminé, on peut alors se poser des questions telles que celles de l’existence ou du

nombre d’objets qui satisfont ce concept ; l’existence et le nombre sont donc toujours des propriétés de second degré, puisqu’elles ne s’attribuent pas directement à des objets, mais bien à des ensembles d’objets regroupés par une propriété commune, c’est-à-dire à des extensions de concepts. D’emblée, la distinction entre objets individuels et principes classificatoires a une portée nominaliste. Frege, cependant, défend lui-même un certain réalisme platonicien, c’est-à-dire qu’il considère que concepts et propositions ont eux-mêmes, en tant que significations partageables par tous, une certaine objectivité, quoique bien sûr différente de celle des réalités sensibles. Par antipsychologisme, Frege se refuse d’identifier les significations des termes conceptuels ou énoncés propositionnels à des représentations ou idées qui seraient dans la tête des sujets qui les pensent. Et c’est pourquoi, comme Platon, il fait l’hypothèse d’une sorte de monde des entités idéales, où trouvent également leur place les valeurs de vérité, les parcours de valeurs ou encore les nombres. Un apport majeur du travail de Frege consiste d’ailleurs dans une définition des nombres comme ensembles d’extensions de concepts qui peuvent être mises en corrélation biunivoque les unes avec les autres. Plus généralement, la caractérisation en termes purement logiques des notions arithmétiques fondamentales – telles que la relation de « succession » – lui permet de ramener les principes de l’arithmétique à des lois logiques, dont les théorèmes arithmétiques peuvent en outre être tirés par des règles d’inférence qui sont elles aussi intégralement logiques. Tel est l’objectif affirmé du logicisme frégéen que de réduire l’arithmétique à la logique et d’y remplacer ainsi l’intuition mathématique et ses jugements synthétiques a priori par la déduction logique et ses jugements purement analytiques. Prolongeant sans cesse son interrogation sur la réalisabilité de cette ambition logiciste, mais aussi sur l’analyse logique qui doit la rendre possible et qui doit plus généralement permettre l’expression rigoureuse de la pensée scientifique, Frege

proposera encore une troisième version de son idéographie, dont les aménagements – tels que l’interprétation purement vérifonctionnelle des connecteurs logiques ou l’abandon du trait de jugement – vont dans le sens des évolutions que certains de ses héritiers impriment également à sa pensée. Quelles sont toutes les conséquences logiques du remplacement de l’analyse en termes de sujet et de prédicat par celle en termes de fonctions et d’arguments ? Et quelles sont ses conséquences ontologiques ? Le nominalisme qui se dégage de cette analyse n’entre- t-il pas en tension avec les exigences réalistes de l’antipsychologisme ? Enfin, quelles sont la valeur et la portée du projet logiciste ? Toutes ces questions qui ont préoccupé Frege du début à la fin de son œuvre sont aussi celles qui vont guider la réflexion de Bertrand Russell.

QUELQUES OUVRAGES DE RÉFÉRENCE EN FRANÇAIS ANGELELLI I., Étude sur Frege et la philosophie traditionnelle, Paris, Vrin, 2007. ANSCOMBE G.E.M. et GEACH P.T., Trois philosophes. Aristote, Thomas, Frege, Paris, Ithaque, 2014. BELNA J.P., La notion de nombre chez Dedekind, Cantor et Frege, Paris, Vrin, Mathesis, 1996. BENMAKHLOUF A., Frege, Paris, Ellipses, 2001. BENMAKHLOUF A., Frege. Le nécessaire et le superflu, Paris, Vrin, 2002. BENMAKHLOUF A., Gottlob Frege. Logicien philosophe, Paris, Presses Universitaires de France, 1997. BENMAKHLOUF A., Le vocabulaire de Frege, Paris, Ellipses, 2001. BOUVERESSE J., Le troisième monde. Signification, vérité et connaissance chez Frege, Paris, Collège de France, 2015 (livre numérique). BRISART R., Husserl-Frege. Les ambiguïtés de l’antipsychologisme, Paris, Vrin, 2002. DE ROUILHAN P., Frege. Les paradoxes de la représentation, Paris,

Éditions de Minuit, 1988. DUMMETT M., Les origines de la philosophie analytique, Paris, Gallimard, 1991. ENGEL P., Identité et référence : la théorie des noms propres chez Frege et Kripke, Paris, Presses de l’École Normale Supérieure, 1985. LARGEAULT J., Logique et philosophie chez Frege, Louvain, Nauwelaerts, 1970. MARION M. et VOIZARD A. (dir.), Frege, Logique et philosophie, Paris, L’Harmattan, 1998. STEPANIANS M., Gottlob Frege. Une introduction, Londres, College Publications, 2007.

Chapitre 2

Bertrand Russell 1. LA GRAMMAIRE PHILOSOPHIQUE Longtemps resté inaperçu, le projet logiciste de Frege va être redécouvert – ou plutôt réinventé – au tournant du siècle par Bertrand Russell. Rompant avec les positions idéalistes de ses tout premiers écrits, ce dernier est en effet amené, par une réflexion propre quoique inspirée des travaux de logiciens et mathématiciens de l’école italienne, à proposer une réforme de la logique très similaire à celle que Frege défendait de son côté depuis plus de vingt ans. C’est chez Giuseppe Peano, qu’il avait rencontré au Congrès international de mathématiques de 1900, que Russell dit avoir découvert les idées directrices de ses premières analyses logico-grammaticales, et en particulier la différence de structure logique entre l’énoncé singulier « Socrate est mortel » et l’énoncé universel « Tous les hommes sont mortels », mais aussi la distinction entre une classe qui ne comporte qu’un seul membre – comme la classe des satellites naturels de la Terre – et l’individu lui-même – la Lune. Ces idées, qui remettent en question tant les fondements de la logique traditionnelle d’origine aristotélicienne que les développements plus récents d’un calcul des classes purement extensionnel au sein de l’école de Boole, étaient, nous l’avons vu, au centre même de la réflexion frégéenne. Faute,

cependant, de familiarité avec l’œuvre du logicien de Iena, Russell doit redécouvrir seul les grandes structures de la rationalité que – moyennant quelques variantes sur lesquelles nous reviendrons – Frege avait déjà mises en évidence. En apparence, cependant, le point de départ des Principes des mathématiques de 1903 est sensiblement différent de celui de Frege. Loin de se défier d’emblée des structures linguistiques, Russell voit en elles un guide relativement sûr pour l’analyse logique : « À mon sens, l’étude de la grammaire est susceptible de jeter bien plus de lumière sur les problèmes philosophiques que ne le supposent communément les philosophes. Quoiqu’on ne puisse admettre a priori qu’à une distinction grammaticale correspond une authentique différence philosophique, la première est un début de preuve de l’existence de la seconde et peut le plus souvent être utilisée avec succès comme source de découverte […] La grammaire me semble au total bien plus nous rapprocher d’une logique correcte que ne le pensent généralement les philosophes ; et dans ce qui suit, sans être notre maître, elle sera notre guide »

78

.

C’est dès lors de la distinction des substantifs, des adjectifs et des verbes que part Russell. Cependant, comme il le remarque d’emblée, de nombreux substantifs sont en fait des adjectifs et des verbes substantivés, comme c’est le cas pour « humanité », qui est dérivé de « humain », ou pour « suite », qui est dérivé de « suivre ». Or, dans la mesure où il dénote le même concept que « humain », le substantif « humanité » doit plutôt être assimilé aux adjectifs – ou prédicats – et être soigneusement distingué d’expressions désignant effectivement des substances comme le font les noms propres, qui sont au fond les plus authentiques « substantifs ». On le voit, prétendument guidée par la grammaire, l’analyse de Russell fait d’emblée place à des considérations logiques qui imposent un sérieux remaniement des catégories linguistiques. Loin d’être simplement tirée des grammaires empiriques, la « grammaire philosophique » de Russell est en fait bel et bien une syntaxe logique similaire à celle qui présidait à l’analyse frégéenne. Dans un appendice

ajouté in extremis aux Principes des mathématiques, Russell rend d’ailleurs hommage aux analyses très profondes de Frege en la matière, 79

analyses qu’il regrette d’avoir découvertes un peu tard . Sur ce plan de l’analyse logique, il souligne la supériorité de Frege sur Peano, dont il préfère toutefois la notation plus « commode »

80

.

Comme chez Frege, le but explicite de Russell est la (re)formulation rigoureusement exacte et précise des propositions et des raisonnements de la science. L’expression des idées dans un langage symbolique qui répond aux règles de la grammaire philosophique – grammaire de la raison – permet en effet à toute proposition « d’être représentée visuellement comme un tout, ou tout au plus en deux ou trois parties, qui épousent ses divisions naturelles et sont elles aussi symboliquement 81

représentées » . À cet égard, les langues quotidiennes et leurs grammaires réelles sont tout à fait déficientes : « Le langage ordinaire ne peut fournir d’aide de cette sorte. Sa structure grammaticale ne fournit pas de représentations toujours distinctes des relations entre les idées en question. “Une baleine est grosse” et “Un est un nombre” ont ainsi la même apparence ; de sorte que l’œil n’est d’aucune aide pour 82

l’imagination » . En procurant une image précise et exacte des relations entre les idées, le symbolisme logique a l’avantage de permettre de poursuivre le raisonnement de manière rigoureuse là où l’intuition laissée à elle-même est débordée par la complexité du sujet. Dès les Principes de mathématiques de 1903, Russell met en évidence la nature fonctionnelle des concepts, c’est-à-dire le fait qu’ils font place en leur sein à une ou plusieurs variables – x est mortel, x est plus grand que y – et que, selon les arguments qui se substituent à ces variables, ils donnent lieu à des propositions vraies ou fausses, c’est-à-dire que, pour chaque argument, ils renvoient à une des deux valeurs de vérité possibles. Une fonction propositionnelle telle que « x est mortel », dit Russell, n’est pas en elle-même une proposition, mais « une sorte de 83

représentation schématique » permettant, moyennant la spécification de la variable, de construire d’authentiques propositions susceptibles de valeur de vérité : « φx est une fonction propositionnelle si, pour

chaque valeur de x, φx est une proposition déterminée quand x est donné […] Une fonction propositionnelle sera en général vraie pour certaines valeurs de la variable et fausse pour d’autres »

84

.

Les propositions les plus simples, dit Russell, sont celles où un et un seul concept – « prédicat » – est attribué à un et un seul terme luimême non prédicatif, c’est-à-dire non conceptuel. Ainsi en va-t-il par exemple de « Socrate est humain ». Toutefois, dans la mesure où la prédication « x est humain » doit être analysée comme une fonction propositionnelle, on comprend qu’à chaque prédicat – ici « humain » – correspond en fait un « concept de classe » – ici « homme » – qui, en quelque sorte, opère un « tri » entre l’ensemble des termes auxquels ce prédicat est attribué dans des propositions vraies et l’ensemble de ceux auxquels il est attribué dans des propositions fausses. La parenté avec l’analyse frégéenne est patente. Russell lui-même le reconnaît volontiers dans l’appendice A de ses Principes des mathématiques : « le mot Begriff est utilisé par Frege pour signifier à peu près la même chose 85

que fonction propositionnelle » . Frege, dit Russell, a développé une analyse très claire de ce qu’est une fonction et l’a très clairement appliquée à la prédication conceptuelle, en ménageant même une place pour les fonctions propositionnelles à plusieurs variables, c’est-à-dire pour les relations. Frege a en outre très justement distingué entre les fonctions de premier ordre et les fonctions de second ordre, qui ont le concept lui-même pour élément variable. Sa conception – très frégéenne – des concepts amène par ailleurs Russell à une interprétation des énoncés universels et des énoncés existentiels très semblable à celle de Frege. Un énoncé universel consiste en une implication formelle, c’est-à-dire en une classe infinie d’implications matérielles. Là où l’implication matérielle « relie deux propositions quelconques pourvu que la première soit fausse ou la seconde vraie », l’implication formelle est « l’assertion, pour chaque valeur de la variable ou des variables, d’une fonction propositionnelle qui, pour chaque valeur de la variable ou des variables, affirme une 86

implication » . Dire que « Tous les hommes sont mortels », c’est dire de n’importe quel individu x que « si x est un homme, alors x est

mortel ». Ainsi reformulée, la proposition universelle énonce un rapport d’inclusion entre la classe des hommes et la classe des mortels et, comme l’avait déjà souligné Peano, elle se distingue nettement de la proposition singulière « Socrate est mortel » qui énonce l’appartenance d’un individu à une classe. Notons que chez Russell comme chez Frege, cette théorie de l’implication formelle est directement liée à une conception universaliste des champs de variation des variables des fonctions propositionnelles. En effet, selon Russell, lorsqu’on dit que « Tous les hommes sont mortels », on ne dit pas quelque chose qui ne vaudrait que pour certains objets particuliers, à savoir les hommes. On dit quelque chose qui vaut absolument pour tous les objets du monde, toutes les valeurs possibles que peut en théorie prendre la variable x ; et ce qu’on dit, c’est que « si cet objet est un homme, alors, il est mortel », ce qui est vrai de n’importe quel objet. Contrairement à ce que pense Peano, le premier concept – « homme » – ne restreint pas le domaine de variation des valeurs possibles du second concept – « mortel ». Il en va exactement de même dans l’énoncé « Tous les nombres satisfont la loi du carré de la somme », qui veut dire « Si x et y 2

2

2

sont des nombres, alors (x + y) = x + 2xy + y » et qui, loin de ne valoir que pour les nombres, vaut pour n’importe quelles valeurs de x et y – en ce compris « Socrate et Platon », dit Russell. Quant aux propositions existentielles – comme « il y a des mammifères marins » –, Russell souligne, une fois encore comme Frege, qu’elles ne consistent pas en l’attribution d’une propriété particulière à certains individus particuliers, ceux qu’isolerait le concept « mammifère marin » ; il s’agit bien plutôt d’affirmer d’un certain concept envisagé comme fonction propositionnelle – « x est un mammifère marin » – qu’il est rendu vrai par certaines valeurs de x. L’existence est donc une propriété des concepts – ou des classes que ces concepts définissent – et non des individus. « Nous pouvons dire : “l’auteur de Waverley existe” et nous pouvons dire : “Scott est l’auteur de Waverley”, mais “Scott existe” est de la mauvaise grammaire. […] Chaque fois qu’un nom est employé comme un nom, c’est de la

87

mauvaise grammaire que de dire “cela existe” » . Et ce qui vaut pour l’énoncé d’existence vaut exactement de la même manière pour l’énoncé numérique : « Seules les classes ont des nombres ; de ce qui est communément appelé un objet, il n’est pas juste de dire qu’il est un »

88

.

La notion russellienne de classe, on le voit, est, comme Russell luimême le reconnaît, l’équivalent de la notion frégéenne de parcours de valeur (Werthverlauf) en son sens dérivé. Or, cela indique que, bien qu’il parle volontiers en termes de « classe », Russell maintient le point de vue au moins partiellement intensionaliste de Frege ; loin de se réduire à de simples ensembles de termes, les classes sont définies intensionnellement par des concepts, donc des fonctions propositionnelles : « Les Begriffe précèdent leur extension, et c’est une erreur que d’essayer, ainsi que le fait Schröder, de fonder l’extension sur les individus ; cela conduit au calcul des régions (Gebiete), non pas 89

à la logique » . Ce point de vue, dit Russell, est d’ailleurs indispensable pour rendre compte des classes infinies d’une part, de la classe nulle d’autre part, qui ne peuvent ni les unes ni l’autre être définies en extension, c’est-à-dire par l’énumération de leurs termes. Bien plus, seul un point de vue intensionaliste permet de rendre compte de la distinction qu’opère Peano entre une classe ne contenant qu’un seul terme et ce terme lui-même. Néanmoins, les mathématiques exigent que deux classes, même définies par des concepts différents, soient identiques si elles comprennent les mêmes termes. C’est pourquoi Russell adopte un extensionalisme minimaliste sous la forme du principe selon lequel « plusieurs fonctions peuvent déterminer une seule et même classe d’objets » ou encore « une même classe d’objets peut avoir plusieurs 90

fonctions déterminantes » , ce qui correspond d’ailleurs au principe des Lois fondamentales de l’arithmétique selon lequel « deux fonctions propositionnelles ont le même parcours quand elles ont la même valeur pour chaque valeur de x, c’est-à-dire quand pour chaque valeur de x toutes deux sont vraies ou toutes deux sont fausses »

91

. Pour tenir

ensemble ces exigences intensionalistes et extensionalistes, Russell exploite la distinction entre la classe en tant que « une » et la classe en tant que « plusieurs ». Dans l’appendice consacré à Frege, cependant, Russell s’aperçoit que même cette distinction ne suffit pas à tenir ensemble les deux types d’exigences. Et c’est ce qui l’amènera par la suite, comme nous le verrons, à reformuler sa théorie des classes. Si donc la très grande proximité à Frege dans l’analyse logique russellienne est manifeste, il faut cependant noter que le point de 92

départ « grammatical » de Russell l’a rendu attentif, dès 1901 , à une catégorie syntaxique à laquelle Frege n’avait porté que peu d’attention, à savoir celle des verbes ou plutôt celle des concepts de relation dénotés 93

par ces verbes. Pour Russell, ici influencé par George Edward Moore , les relations sont des notions primitives, irréductibles à de simples prédicats : non seulement, en effet, une relation est-elle toujours attribuée à une paire (ou un triplet, un quadruplet, etc.) d’objets – la relation « plus étendu que » ne peut être correctement attribuée à Paris ou Bruxelles, mais seulement à la paire qu’ils constituent ensemble – mais l’ordre des objets auxquels cette relation est attribuée est rarement indifférent – le couple ordonné satisfait la relation « plus étendu que », alors le couple ordonné la rend fausse : « On est tenté de considérer la relation comme définissable en extension au moyen d’une classe de couples. Ceci présente l’avantage formel d’éviter la nécessité de la proposition primitive qu’il y a dans chaque couple une relation ne reliant aucune autre paire de termes. Mais il faut donner un sens à ce couple, distinguer le référent du relatum : aussi le couple devientil essentiellement différent d’une classe de deux termes, et doit-il être luimême introduit comme une idée primitive »

94

.

Pour le reste, cependant, les relations ont, comme les prédicats simples, valeur de « fonctions propositionnelles », à cette différence près qu’elles sont « poly-insaturées ».

2. RÉALISME PLATONICIEN ET RÉFÉRENTIALISME Quoique déjà spectaculaire, l’accord entre Russell et Frege ne s’arrête pas à l’analyse logique ; il s’étend aussi à une conception du sens radicalement antipsychologiste – voire platonisante – et à la prétention logiciste de fonder les mathématiques sur la seule logique déductive. En ce qui concerne l’antipsychologisme de Russell, il trouve, nous le verrons dans le dernier chapitre, son inspiration chez George Edward Moore. C’est en effet à ce dernier que Russell dit devoir la thèse de l’indépendance des propositions par rapport à l’esprit connaissant. Dans les Principes des mathématiques, cette thèse prend notamment la forme de la distinction entre la simple considération d’une proposition et son assertion effective, distinction rendue notamment nécessaire par le cas des jugements complexes faisant intervenir plusieurs propositions et leurs relations logiques. Ainsi, lorsque j’affirme que « si le 23 juin 1901 était un lundi, le 27 juin 1901 était un vendredi », j’affirme la proposition conditionnelle totale, mais pas nécessairement chacune des deux propositions simples qui la composent. Ces deux proposition simples, je ne fais que les « considérer », c’est-à-dire que je ne les envisage que pour le sens qu’elles ont et sans prendre position quant à leur valeur de vérité. Comme Russell le remarque dans l’appendice A des Principes, cette distinction correspond à la distinction frégéenne entre simple pensée – Gedanke – et jugement – Urteil –, distinction que Frege traduisait dans son symbolisme au moyen des traits horizontaux et verticaux. S’il juge la réflexion frégéenne à cet égard plus « subtile » que la sienne – surtout dans sa version remaniée de l’idéographie qui distingue Gedanke, valeur de vérité et assertion au sens de reconnaissance de la vérité –, Russell montre cependant une réticence à intégrer la question – au moins partiellement psychologique – de l’assertion ou de la reconnaissance de vérité dans l’analyse logique et à lui réserver un signe propre au sein du symbolisme. Nous avons vu que Frege luimême changera d’avis à cet égard dans ses derniers travaux.

Comme chez Frege, l’affirmation russellienne de l’autonomie du contenu propositionnel simplement considéré par rapport à tout acte réel de jugement n’est à vrai dire qu’une facette d’un objectivisme logique plus large qui confine au réalisme platonicien. Plus explicitement encore que Frege, Russell fait-il d’ailleurs allégeance à la doctrine platonicienne des idées en divers endroits de ses ouvrages de jeunesse. Ce « réalisme platonicien » ou « pythagorisme », que Russell se 95

reprochera plus tard , s’inscrit à la convergence de deux partis pris du jeune Russell fraîchement converti par Moore à l’antipsychologisme. Le premier consiste à reconnaître l’existence d’un « monde des universaux » à côté de celui des données des sens ; le second à affirmer la présence d’un référent derrière chaque expression du langage. Bien qu’empiriste, Russell se refuse à réduire une idée générale ou « abstraite » comme celle du rouge aux impressions singulières provoquées en moi par le contact sensible avec des choses rouges. Par antipsychologisme, Russell affirme l’autonomie des universaux et il soutient même la possibilité d’une connaissance ou d’une fréquentation directe (acquaintance) de ces « universaux » ou « abstracta », que sont notamment les qualités sensibles comme les couleurs ou les sons, les relations spatiales, temporelles ou de ressemblance ou encore les 96

notions logiques abstraites . Dans la préface aux Principes des mathématiques, Russell s’était d’ailleurs assigné pour objectif non seulement de mettre en évidence les notions logiques primitives à partir desquelles les mathématiques pouvaient être obtenues, mais aussi d’amener ces notions logiques primitives elles-mêmes à l’évidence de la connaissance directe : « L’examen des indéfinissables – qui constitue la partie principale de la logique philosophique – est un effort pour voir – et faire voir aux autres – clairement ces entités, de façon que l’esprit puisse en avoir cette sorte de connaissance directe que l’on 97

a du rouge ou du goût de l’ananas » . En définitive donc, comme chez Frege, la logique, par ailleurs entièrement déductive, repose intégralement sur la vérité de certaines propositions primitives relatives aux notions indéfinissables, vérité qui est saisie par une connaissance directe de la raison.

Pour le jeune Russell comme pour Frege, ce réalisme logique implique que la logique n’est pas seulement un outil déductif, mais aussi un langage qui exprime des vérités de la raison. C’est ce qui apparaît clairement lorsque Russell, rejoignant en fait Bolzano sur ce point, dit que « la logique est tout aussi synthétique que toutes les 98

autres sortes de vérité » . Comme Frege, nous allons y venir, Russell rejette l’idée kantienne de mathématiques synthétiques a priori fondées sur des intuitions sensibles pures ; à cette conception « intuitionniste » des mathématiques, Russell oppose le projet logiciste, c’est-à-dire la réduction des mathématiques à la logique. Cela voudrait dire que les mathématiques seraient, comme la logique, entièrement analytiques ; et c’est en effet, nous l’avons vu, la conclusion que tire Frege, du moins pour l’arithmétique. Mais, pour le jeune Russell, Kant a tout aussi bien tort de considérer que la logique elle-même est analytique ; elle est, selon lui, synthétique, bien que non fondée sur des intuitions sensibles pures, mais sur des connaissances directes (acquaintance) de la raison. On retrouve donc chez Russell la double critique que Bolzano adressait déjà à Kant : un énoncé comme « 7 + 2 = 9 » est, contrairement à ce que pense Kant, analytique en ce qu’il n’est qu’une instanciation particulière d’une loi universelle « a + (b + c) = (a + b) + c » qui ne fait intervenir que des formes logiques ; mais cette loi universelle a elle-même un contenu et est donc, contrairement à ce que pense Kant, synthétique. L’autre parti pris du jeune Russell qui alimente son « réalisme platonicien », c’est sa conception strictement référentialiste de la signification : « Les mots ont tous une signification au simple sens où ce sont des symboles qui représentent autre chose qu’eux-mêmes. Mais une proposition, à moins d’être linguistique, ne contient pas elle-même des mots ; elle contient les entités indiquées par les mots […] C’est-à-dire que quand un homme figure dans une proposition (par exemple “j’ai rencontré un homme dans la rue”), la proposition ne porte pas sur le concept un homme, mais sur quelque chose de tout à fait différent, quelque bipède réel dénoté par le concept »

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Ce référentialisme prend en fait une forme assez complexe. Comme Alexius Meinong et d’autres philosophes de l’école de Brentano, Russell soutient que chaque utilisation d’un nom dans une phrase douée de sens présuppose l’être (being) d’un objet – Russell dit un « terme » – désigné par ce nom : « L’être est ce qui appartient à tout terme concevable, à tout objet de pensée possible – en bref, à tout ce qui peut apparaître dans une proposition vraie ou fausse, et à toutes ces propositions elles-mêmes. […] Les nombres, les dieux d’Homère, les relations, les chimères et les espaces quadridimensionnels ont tous l’être, car si elles n’étaient pas des entités d’une certaine sorte, nous ne pourrions faire des propositions les concernant. Donc être est un attribut général de tout et mentionner quelque chose, c’est montrer qu’il est »

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Comme celle de Meinong, l’ontologie de Russell est donc très riche et comprend des objets fictifs, des objets abstraits, des objets logiques, etc. En particulier, les concepts prédicatifs – essentiellement exprimés par des adjectifs, éventuellement substantivés – et les concepts de relation – essentiellement exprimés par des verbes, éventuellement substantivés – doivent être considérés comme des termes au même titre que les choses sensibles, essentiellement exprimées par ces vrais substantifs que sont les noms propres. Le référentialisme rejoint alors la reconnaissance du « monde des universaux ». Cependant, dans la première théorie russellienne de la signification, il se double d’une doctrine de la dénotation qui soutient que, mis en relation avec certains mots logiques, les mots désignant des concepts prédicatifs ou relationnels en viennent à « dénoter » des choses ou des objets logiques telles que des classes ou des relations. Ainsi, si l’expression « satellite naturel de la Terre » a pour référence – et donc signification – un concept, elle forme avec l’article défini « le », qui est un opérateur logique, une expression dénotante « le satellite naturel de la Terre » qui dénote l’unique chose satisfaisant ce concept, à savoir la Lune, c’est-àdire cette chose que le nom propre « la Lune » signifie pour sa part directement. De même, avec l’expression logique « tous les », le mot « homme » constitue une expression dénotante qui dénote la classe des

hommes, qu’on pourrait aussi caractériser en énumérant la liste des choses qui satisfont le concept « homme ». Et c’est pourquoi en définitive les propositions, bien qu’elles fassent intervenir des concepts, ne portent généralement pas sur eux, mais sur des choses ou sur des objets logiques : « Un concept dénote quand, s’il figure dans une proposition, la proposition ne porte pas sur le concept, mais sur un terme lié d’une façon particulière au concept. Si je dis “j’ai rencontré un homme”, la proposition ne porte pas sur un homme : ceci est un concept qui ne marche pas dans les rues, mais vit dans les limbes obscurs des livres de logique. Ce que j’ai rencontré était une chose, non pas un concept, un homme réel qui a un tailleur et un compte en banque ou un pub et une femme saoule. De même, la proposition “n’importe quel nombre fini est soit pair soit impair” est manifestement vraie ; cependant le concept n’importe quel nombre fini n’est ni pair ni impair. Seuls les nombres particuliers sont pairs ou impairs »

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Bien que, dans l’appendice des Principes des mathématiques consacrés à Frege, Russell rapporte cette distinction entre le concept lui-même et ce qu’il dénote à la distinction – « à peu près équivalente 102

quoique pas tout à fait » – du Sinn et de la Bedeutung chez Frege, il doit bien reconnaître qu’il y a entre les deux doctrines une série de différences significatives, et en particulier le fait que Frege étend le schéma du Sinn et de la Bedeutung aux noms propres ainsi qu’aux propositions. Or, pour sa part, Russell dénie aux noms propres tout « sens » en dehors de leur référence, laquelle est d’ailleurs dans ce cas atteinte par une désignation directe et non pas une dénotation ; et, par ailleurs, il reconnaît aux propositions un « sens », mais pas de dénotation, ou en tout cas considère que celle-ci ne peut pas s’identifier à leur valeur de vérité, sans quoi il faudrait admettre que toutes les propositions vraies dénotent la même chose. Si Russell ne reviendra jamais sur ces deux objections à la doctrine frégéenne de la signification, il abandonnera par contre d’autres aspects de sa propre doctrine de 1903, donnant de fait raison à Frege sur ce point. Prenant en effet la pleine mesure de l’analyse des concepts comme fonctions propositionnelles, il mettra de côté toute la théorie des expressions

dénotantes – qui sentait encore trop la vieille analyse en termes de noms propres et de noms communs – au profit d’une véritable théorie de la quantification.

3. LA RECONQUÊTE NOMINALISTE Entamé dès 1905 dans le célèbre « De la dénotation », ce remaniement de la théorie de la signification constituera en même temps une formidable reconquête nominaliste des positions ontologiques précédemment tenues par le réalisme platonicien. Parmi les étapes de cette reconquête, il faut, selon Russell lui-même, compter la théorie des descriptions, l’abolition des classes, la substitution de constructions logiques complexes aux notions de « point de l’espace », d’« instant du temps » ou de « particule de matière », et finalement la considération de toutes les constantes logiques « comme une partie du langage, non pas comme une partie de ce dont parle le langage »

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C’est à l’article « De la dénotation » qu’on doit la théorie des descriptions définies. Russell y reprend l’analyse d’expressions – telles que « le satellite naturel de la Terre » – qui dénotent de manière déterminée un et un seul objet. Frege, on l’a dit, assimile ce type d’expressions à des noms propres, qui ont un objet unique pour signification-référence (Bedeutung), mais qui ont également un sens (Sinn), de telle sorte que deux noms propres de sens différents peuvent – tel est le principe même des jugements d’identité – avoir le même objet pour signification, comme c’est le cas de « Zorro » et « Don Diego de la Vega », « Jean-Paul II » et « Karol Wojtyla » ou encore « l’astre brillant du matin » et « l’astre brillant du soir ». Pour Russell, cependant, les authentiques noms propres n’ont pas de sens, mais seulement une référence ; par contre, des expressions comme « l’astre brillant du matin » et « l’astre brillant du soir » ont bien un sens – et donc ici deux sens différents –, mais cela n’est vrai que précisément parce que ce ne sont pas des noms propres, mais des expressions descriptives qui font intervenir des concepts. Les cas de l’authentique

nom propre et de la description définie sont donc tout à fait différents : le premier désigne directement un individu singulier ; la seconde a, comme toute expression conceptuelle, un sens – une intension – qui délimite alors une extension – l’ensemble des objets qui satisfont ce concept –, extension qui, dans ce cas, comporte un et un seul individu. Comme les noms propres, les descriptions définies comportent bien un présupposé d’existence (et d’unicité), mais il est d’un tout autre ordre que celui des noms propres. Une proposition qui contiendrait un nom propre sans référent – « Blublu est chauve » – est, comme le disait Frege, totalement dénuée de sens ; une proposition qui contiendrait une description définie satisfaite par aucun objet – « l’actuel roi de France est chauve » – est simplement fausse. Dans le premier cas, c’est l’existence d’un individu singulier qui est présupposée par l’usage même d’un nom propre – Blublu – qui, à la manière d’un index, prétend le désigner. Dans le second cas, il n’y a pas ce type d’index et donc pas de réel présupposé d’existence ; il y a plutôt affirmation implicite de ce qu’un concept – actuel roi de France – est satisfait par un objet (et par lui seul), affirmation qui fait partie intégrante du contenu de l’assertion totale. La proposition « Blublu est chauve » présuppose l’existence d’un certain individu nommé Blublu et dit de lui qu’il est chauve ; c’est pourquoi elle est absurde si cet individu n’existe pas. La proposition « L’actuel roi de France est chauve » dit qu’il y a bien un et un seul actuel roi de France et en outre que celui-ci est chauve ; elle est donc fausse si une partie de ce qu’elle affirme est faux. Cette distinction entre deux sortes de « présupposé » d’existence, on le voit, est en fait corrélative de la distinction, déjà opérante chez Frege, entre deux types de questions d’existence, celles qui portent sur les individus et qui ne peuvent pas être posées au sein du langage – à partir du moment où on utilise le nom propre George Bush, cela suppose qu’on lui reconnaît un référent et cela n’a donc pas de sens de se demander si ce référent existe – et celles qui portent sur les extensions de concepts et qui sont théoriquement pertinentes – on peut se demander s’il y a un actuel président des États-Unis, c’est-à-dire si un individu singulier du monde satisfait aux propriétés caractéristiques

du concept « actuel président des États-Unis » : « Quand, dans le langage ordinaire ou en philosophie, quelque chose est dit “exister”, c’est toujours quelque chose de décrit, ce n’est pas quelque chose d’immédiatement présenté, comme une saveur ou une tache de couleur, mais quelque chose comme “la matière” ou “l’esprit” ou “Homère” (signifiant “l’auteur des poèmes homériques”), qui est connu par description comme “le tel-et-tel”, et est donc de la forme (ιx) (φx) »

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Il peut sembler totalement artificiel de rejeter ainsi l’usage du terme « existence » pour les individus et de le réserver aux extensions de concept, et d’autant plus artificiel que la question conceptuelle d’existence renvoie directement à la question individuelle d’existence ; en effet, se demander s’il existe des « satellites naturels de la Terre » ou des « actuels rois de France », c’est se demander si des individus du monde satisfont aux propriétés caractéristiques de ce concept, donc s’il « existe » bien dans le monde de tels individus… Russell ne méconnaît bien sûr pas du tout ce problème. Il insiste seulement sur le fait que la résolution de la question individuelle d’existence ne peut être qu’extrathéorique ; c’est l’expérience qui fournit la liste des objets du monde et c’est l’expérience qui détermine la valeur de vérité d’énoncés singuliers comme « La Lune est satellite naturel de la Terre » ou « Jacques Chirac est actuel roi de France ». Et ce n’est qu’une fois la valeur de vérité des énoncés singuliers déterminée par l’expérience que commence le questionnement théorique – conceptuel – sur l’existence ou non de « satellites naturels de la Terre » ou d’« actuels rois de France »

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Or, cette distinction de deux questions d’existence remet aussi entièrement en cause l’analyse des présupposés d’existence qui était faite dans l’école de Brentano, notamment par Alexius Meinong. Pour Meinong, toutes les propositions dont le sujet est un nom propre ou une description définie présupposent l’existence d’un certain objet que ce nom propre ou cette description définie désigne, même si cette existence n’est pas nécessairement la subsistance effective des choses réelles. Ainsi, « Pégase est un cheval ailé » présuppose l’existence – bien que pas la subsistance effective – d’un certain objet imaginaire, dont on

affirme par ailleurs qu’il est un cheval ailé ; de même, « le plus grand nombre naturel n’a pas de successeur » présuppose l’existence d’un certain objet impossible dont on affirme par ailleurs qu’il n’a pas de successeur. Outre le fait qu’elle implique une ontologie luxuriante et débridée qui pose en soi question, une telle analyse, dit Russell, impose d’admettre que certains de ces objets échappent au principe de noncontradiction. Ainsi, il serait à la fois vrai et faux que le plus grand 106

nombre naturel a un successeur . De même, il serait sans doute à la fois vrai et faux que l’actuel roi de France est le chef de l’État français. En distinguant avec Frege la question du sens et celle de la signification ou référence des descriptions définies, Russell peut se passer de l’ontologie exubérante de Meinong : si l’énoncé « l’actuel roi de France est chauve » n’est pas dénué de sens, ce n’est pas, contrairement à ce que soutenaient les brentaniens, parce que son expression-sujet – « l’actuel roi de France » – a un référent dans le monde, mais bien parce que cette expression a un sens (conceptuel) parfaitement déterminé. Cependant, l’extension de ce concept est vide, c’est-à-dire qu’aucun objet du monde ne le satisfait ; ce qui, insistons-y, ne revient pas à dire que cette expression n’a pas de référent. Seuls les noms propres prétendent désigner directement des objets, et cela précisément – c’est là que Russell se sépare de Frege – parce qu’ils n’ont pas de sens. Les expressions conceptuelles, quant à elles, et notamment les descriptions définies, ont un sens et ne désignent pas directement des objets, mais ne se rapportent à des objets que dans la mesure où ce sens conceptuel est ou non satisfait par certains objets du monde. En quelque sorte, l’analyse meinongienne a eu le tort de généraliser à tout sujet propositionnel – y compris les descriptions définies – ce qui ne vaut que pour les noms propres et a donc postulé à chaque fois l’existence d’un référent. Quant à l’analyse frégéenne, pour précisément tenir compte des descriptions définies, elle a très correctement introduit la question du sens à côté de celle de la référence, mais elle a à tort généralisé cette distinction sens-référence à tous les sujets propositionnels singularisants, y compris les noms propres, sans bien s’apercevoir que la pertinence de la question du sens pour les descriptions définies était justement ce qui distinguait ces expressions

des authentiques noms propres et les rapprochait au contraire de n’importe quelle autre expression conceptuelle qui ne désigne pas directement des objets, mais ne se rapporte à des objets que parce que son sens définit une extension. Pas plus que les expressions conceptuelles prédicatives, dit Russell, les descriptions définies n’ont de « signification » (meaning) au sens de « référent » ; elles expriment des concepts que les différents objets du monde satisfont ou non. Pour le dire autrement, leur rôle de sujet dans la proposition n’est qu’apparent, exactement comme c’était le cas dans les jugements universels. S’il y a un sujet authentique de la proposition « l’actuel roi de France est chauve », c’est l’objet, l’entité qui satisferait éventuellement le concept « actuel roi de France », de même que le sujet authentique de la proposition « tous les hommes sont mortels », c’est chaque entité qui satisfait le concept « homme ». À l’égard de ces entités, les concepts « actuel roi de France » ou « homme » ont en fait encore et toujours valeur « prédicative » – les objets du monde sont ou non « actuel roi de France », sont ou non « homme » –, au sens de la prédication logique que, comme Frege, Russell analyse en termes de saturation d’une fonction propositionnelle par un objet : « Si je dis “Scott était un homme”, c’est là un énoncé de la forme “x était un homme” et qui a “Scott” pour sujet. Mais si je dis “L’auteur de Waverley était un homme”, il ne s’agit pas d’un énoncé de la forme “x était un homme” et il n’a pas “l’auteur de Waverley” pour sujet. […] Nous pouvons remplacer “L’auteur de Waverley était un homme” par “Une et une seule entité a écrit Waverley et cette entité était un homme” »

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De même que les propositions universelles avaient dû être reformulées, les propositions ayant pour sujet des descriptions définies doivent être reformulées, de sorte qu’elles affirment très clairement deux choses très différentes : d’abord, qu’une et une seule entité est l’auteur de Waverley ou est l’actuel roi de France – ce n’est donc là plus désormais un présupposé d’existence (et d’unicité) mais une partie de ce qui est affirmé – ensuite, que cette entité a telle ou telle 108

propriété . La proposition complexe totale ayant alors la forme d’une conjonction, elle est fausse si au moins une des deux parties de

l’affirmation est fausse, ce qui implique qu’il suffit qu’il ne soit pas vrai qu’une et une seule entité du monde soit actuel roi de France pour que la proposition totale « l’actuel roi de France est chauve » soit fausse. Et cela explique aussi que les propositions apparemment contradictoires « l’actuel roi de France est chauve » et « l’actuel roi de France n’est pas chauve » puissent être toutes deux fausses. Tout d’abord, en effet, il faut noter que, dans la proposition « l’actuel roi de France n’est pas chauve », la portée de la négation est ambiguë, dans la mesure où on peut comprendre que c’est la première partie de la proposition complexe totale qui est niée – il est faux qu’« une et une seule entité du monde soit actuel roi de France » – ou que c’est la seconde partie qui est niée – il est vrai qu’« une et une seule entité du monde soit actuel roi de France », mais il est faux que « cette entité soit chauve ». Dans la première interprétation de « L’actuel roi de France n’est pas chauve », l’occurrence de « l’actuel roi de France », est, dit Russell, secondaire, c’est-à-dire que l’existence d’un actuel roi de France n’est pas assumée préalablement à l’affirmation négative, mais qu’elle fait partie du contenu même de cette affirmation négative. Cette distinction entre occurrence primaire et secondaire permet aussi de différencier les interprétations de re et de dicto de l’énoncé « George IV se demandait si Scott était l’auteur de Waverley ». Dans la première, George IV assume préalablement l’existence d’une et une seule entité satisfaisant le concept « auteur de Waverley » – l’occurrence de « l’auteur de Waverley » est donc primaire – et se demande si cette entité est identique à celle qu’il connaît sous le nom propre « Scott ». Dans la seconde interprétation, l’existence d’une et une seule entité satisfaisant le concept « auteur de Waverley » fait partie des interrogations de George IV et n’est donc pas préalablement assumée ; on parle alors d’occurrence secondaire. Or, si on admet que l’occurrence de « l’actuel roi de France » est secondaire, les propositions « l’actuel roi de France est chauve » et « l’actuel roi de France n’est pas chauve » ne sont contradictoires qu’en apparence, mais leur reformulation logique fait apparaître explicitement qu’elles partagent une affirmation commune, à savoir

« une et une seule entité est actuel roi de France », qui, si elle est fausse, rend fausses les deux propositions totales. De même, dans la mesure où elles assument toutes deux l’existence (et l’unicité) d’un plus grand nombre naturel, les propositions « le plus grand nombre naturel a un successeur » et « le plus grand nombre naturel n’a pas de successeur » sont-elles toutes deux fausses. Telle est l’élégante réponse qu’apporte Russell à l’hypothèse meinongienne d’objets impossibles violant le principe de non-contradiction. Mais, on l’aura compris, l’analyse de Russell ne permet pas seulement de remplacer les objets impossibles et les objets inactuels de Meinong par des concepts dont l’extension est vide ; elle rend possible une stratégie beaucoup plus large de « réduction ontologique », qui met en évidence la nature conceptuelle de toute une série d’expressions linguistiques, dont on aurait donc tort de penser qu’elles désignent directement un référent dans le monde. Ainsi, l’expression « l’être le plus parfait » est une description définie, c’est-à-dire qu’elle ne prétend pas désigner directement un objet du monde à la manière d’un nom propre, mais qu’elle a un sens conceptuel, éventuellement satisfait par certains objets du monde. Utiliser l’expression « l’être le plus parfait » comme sujet grammatical d’une proposition ne présuppose donc pas ipso facto la reconnaissance de l’existence d’un tel être, mais implique seulement que, conjointement à l’affirmation manifeste de la proposition, sont également affirmées l’existence et l’unicité de l’entité satisfaisant le concept « être le plus parfait », affirmations qui pourraient être fausses et qui doivent donc elles-mêmes être établies arguments à l’appui. Bien plus, montre Russell, ouvrant ainsi la voie à un nominalisme radical dans l’école analytique, on peut penser que de nombreux noms propres de notre langage sont de pseudo-noms propres et qu’ils dissimulent en fait des descriptions définies déguisées. Ainsi, « Apollon », loin de désigner directement un référent, est une expression qui a un « sens », « ce qu’Apollon veut dire selon les 109

dictionnaires traditionnels, à savoir “le roi-soleil” » . Si donc aucun objet du monde ne satisfait ce concept de « roi-soleil », toutes les

propositions qui prennent « Apollon » pour sujet en occurrence primaire peuvent être considérées comme fausses. Progressivement, Russell s’oriente ainsi vers une position selon laquelle les seuls authentiques noms propres seraient les déictiques « ceci » ou « ça », tandis que la plupart des autres sujets possibles de propositions ne désigneraient pas directement des objets, mais consisteraient en fait en 110

concepts pouvant être satisfaits par des objets ou encore en fonctions propositionnelles comportant des variables marquant la place pour d’authentiques objets. Ainsi, dans le chapitre II des Principia mathematica, il écrira : « Les plus clairs exemples de propositions qui ne contiennent pas de variables apparentes sont ceux qui expriment des jugements immédiats de perception, tels que “ceci est rouge” ou “ceci est douloureux”, où “ceci” est quelque chose d’immédiatement donné. Dans d’autres jugements, même là où, à première vue, il n’y a pas de variable apparente, il arrive souvent qu’il y en ait en fait une. Prenez par exemple “Socrate est humain”. Pour Socrate lui-même, il n’y a pas de doute que Socrate représentait un objet dont il était immédiatement conscient, et que le jugement “Socrate est humain” ne contenait aucune variable apparente. Mais pour nous, qui ne connaissons Socrate que par description, le mot “Socrate” ne peut vouloir dire ce qu’il voulait dire pour lui ; il veut plutôt dire “la personne ayant telles et telles propriétés”, par exemple “le philosophe athénien qui a bu la ciguë” »

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Après l’analyse des descriptions définies, une seconde étape de l’abandon russellien de la foi platonicienne en l’existence d’un monde autonome du Logos fut, selon Russell lui-même, « l’abolition des classes ». Conçue comme l’ensemble des objets qui satisfont une fonction propositionnelle, une classe, disait Russell dans l’appendice A des Principes, peut être comprise soit comme « parcours de valeurs » comme le fait Frege, soit comme « le tout composé des termes de la classe », soit comme « la conjonction numérique des termes de la classe ». Dans les deux premiers cas, la classe serait elle-même une entité unique, mais son existence serait philosophiquement douteuse ; dans le troisième, il ne s’agirait tout simplement pas d’une entité unique. C’est finalement à l’idée de parcours de valeurs que se range Russell à la fin des Principes, à la différence près que, contrairement à

Frege, il conçoit ce parcours de valeurs comme un « objet d’un type 112

logique différent » que les objets-valeurs. Russell insiste dès lors sur la signification toute particulière de la notion d’existence lorsqu’il s’agit de classes. Ainsi, dans le § 25 des Principes : « Ce que nous avons appelé l’existence d’une classe est également une notion très importante, et il ne faut pas supposer qu’elle signifie ce que signifie l’existence en philosophie. Une classe est dite exister quand elle a au moins un terme. En voici une définition formelle : a est une classe existante quand et seulement quand n’importe quelle proposition est vraie pourvu que “x est un a” l’implique toujours, quelle que soit la valeur que nous donnions à x »

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. 114

Dans un article de 1906 intitulé « Les paradoxes de la logique » , cependant, Russell, guidé par le « principe de l’économie des idées primitives », en vient à ne considérer les classes que comme des symboles dont l’usage est défini par le système mais qui n’ont pas de signification autonome. Certes, une classe peut être traitée comme un nouvel « objet » – la « classe en tant que une » de 1903 –, mais, construite en tant que parcours de valeurs d’une fonction, elle est une « fiction logique » qui est ontologiquement éliminable. C’est pourquoi les Principia mathematica pourront traiter les classes juste après les descriptions définies dans le chapitre sur les symboles incomplets : « Les symboles des classes, comme ceux des descriptions, sont dans notre système des symboles incomplets : leurs usages sont définis, mais euxmêmes sont supposés ne rien vouloir dire du tout. C’est-à-dire que les usages de ces symboles sont définis de telle sorte que, quand le definiens est substitué au definiendum, il ne reste aucun symbole qui puisse être supposé représenter une classe. Aussi les classes, dans la mesure où elles sont introduites, ne le sont que comme des commodités purement symboliques ou linguistiques, et non comme des objets authentiques tels que le sont leurs membres quand ce sont des individus »

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Et comme les mathématiques sont, nous le verrons, entièrement fondées sur la théorie des classes, le pythagorisme devra là aussi céder le pas face au nominalisme : « Les nombres cardinaux ayant été définis

comme des classes de classes, ils deviennent également “des commodités” purement symboliques ou linguistiques »

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Notons que Russell n’entend pas désormais rejeter l’existence des classes ; il affirme seulement que la logique est neutre face à cette question ontologique et que, contrairement à ce que lui-même avait cru dans un premier temps, elle n’implique pas nécessairement l’existence des classes. Le nominalisme russellien est donc moins une position de principe qu’une attitude méthodologique : « Il n’est cependant pas nécessaire à notre entreprise d’affirmer dogmatiquement qu’il n’existe rien de tel que les classes. Il nous suffit de montrer que les symboles incomplets que nous introduisons comme des représentants des classes permettent d’obtenir toutes les propositions pour lesquelles les classes auraient pu paraître essentielles. Une fois ceci montré, le simple principe de l’économie des idées primitives conduit à la nonintroduction des classes si ce n’est en tant que symboles incomplets »

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Rappelons cependant que si la « no class theory » affirme désormais la réduction ontologique de la classe « en tant qu’une » à la « classe en tant que multiple », Russell maintient une conception au moins partiellement intensionaliste de la logique, celle que Frege avait défendue contre les booléens : « C’est un vieux débat que celui de savoir si la logique formelle doit s’occuper des intensions ou des extensions. D’une façon générale, les logiciens dont la formation est principalement philosophique se sont prononcés en faveur des intensions, tandis que ceux dont la formation est principalement mathématique se sont décidés en faveur des extensions. Dans les faits, il semble que, tandis que la logique mathématique exige des extensions, la logique philosophique refuse de fournir autre chose que des intensions. Notre théorie des classes en prend acte et réconcilie ces deux faits apparemment opposés en montrant qu’une extension (qui est la même chose qu’une classe) est un symbole incomplet dont l’usage acquiert toujours son sens au moyen d’une référence à l’intension »

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La définition même des classes à partir des fonctions propositionnelles formellement équivalentes exprime parfaitement ce mélange d’intensionalisme et d’extensionalisme.

Une troisième étape de l’abandon du platonisme, opérée sous l’influence de Whitehead, sera la considération des objets physiques 119

comme des « pseudo-entités » réductibles à des constructions logiques composées d’événements sensibles. Comme en mathématiques, nous allons y venir, c’est une « méthode d’abstraction extensive » qui permet d’opérer cette réduction : les propositions de la physique naïve attribuant certaines propriétés à ces entités ontologiques suspectes que sont les objets physiques, on cherche à définir des propriétés extensionnellement équivalentes qui seraient fonction de propriétés de ces entités ontologiquement moins suspectes que sont les ceci et les ça directement éprouvés dans l’expérience sensible. « La méthode par laquelle on procède à la construction est étroitement analogue dans ces cas et dans tous les autres similaires. Étant donné un ensemble de propositions ayant un rapport nominal avec les entités prétendument inférées, nous retenons les propriétés qui sont exigées des prétendues entités pour qu’elles rendent ces propositions vraies. Avec un petit peu d’ingéniosité logique, nous construisons quelque fonction logique d’entités moins hypothétiques qui ont les propriétés requises. Nous substituons cette fonction construite aux entités prétendument inférées, et ainsi nous obtenons une interprétation nouvelle et moins sujette au doute que l’ensemble des propositions en question. Cette méthode, si fructueuse en philosophie des mathématiques, se révélera également applicable en philosophie de la physique, à laquelle je n’en doute pas, elle aurait dû être appliquée depuis déjà longtemps n’était le fait que tous ceux qui ont étudié ce sujet auparavant ignoraient complètement la logique mathématique »

120

.

À la position réaliste qui prétend inférer l’existence d’objets physiques à partir des phénomènes sensibles qui n’en seraient que les manifestations ou même les conséquences, Russell oppose une attitude bien plus nominaliste qui affirme qu’on peut construire les objets physiques et leurs propriétés comme de simples fonctions logiques – et donc des « abréviations » – des entités et propriétés directement senties. En outre, l’espace et le temps objectifs peuvent eux-mêmes être construits comme des fonctions logiques à partir des perspectives immédiatement éprouvées. La théorie physique est ainsi intégralement

maintenue mais, faisant office de rasoir d’Occam, la méthode réductionniste d’abstraction permet de se passer de postuler l’existence des points de l’espace, des instants ou des particules de matière, les uns et les autres étant entièrement constructibles à partir des données empiriques. Cette stratégie a bien sûr l’avantage philosophique d’un engagement ontologique bien moins important : « La suprême maxime en philosophie scientifique : chaque fois qu’il est possible, on doit 121

substituer les constructions logiques aux entités inférées » . Dans son Aufbau, nous le verrons, Carnap se souviendra de ce processus « constitutif » qui construit des objets de niveau supérieur à partir de propriétés de niveau inférieur… Bien sûr, il reste à s’interroger sur la nature des données empiriques elles-mêmes et de ces entités sensibles immédiatement éprouvées qu’elles prétendent livrer. À cet égard, la réflexion russellienne sur « l’ameublement du monde » connaîtra une évolution qui va d’un réalisme des sense data à un monisme neutre inspiré de celui de William James. Le principe directeur de tout ce questionnement ontologique est cependant fondamentalement épistémologique et, en dernière analyse, logique. En effet, la distinction logique, au sein de la structure propositionnelle, entre l’argument et la fonction (insaturée), et corrélativement la distinction syntaxique, dans l’idéographie, entre le nom propre authentique et le terme conceptuel ou relationnel est sous-jacente à la distinction russellienne de la connaissance par fréquentation directe (acquaintance) et de la connaissance par description ; et cette distinction épistémologique est à son tour le fil conducteur de toute l’interrogation sur la nature des éléments ultimes qui « meublent » le monde. En différenciant le statut logique d’un authentique nom propre comme « la Lune » – qui désigne directement son référent – de celui d’une description (conceptuelle) définie comme « le satellite naturel de la Terre » – qui ne mène à un individu qu’au travers d’un long processus d’identification de l’extension d’un ou plusieurs concepts –, la théorie des descriptions définies traçait en effet clairement l’opposition de deux types de connaissance : l’une, directe, des individus particuliers

que désignent les noms propres authentiques ou les déictiques, l’autre à propos de ces mêmes individus mais par l’intermédiaire de concepts, c’est-à-dire en tant qu’ils satisfont ces concepts. La première connaissance est pure fréquentation, pur contact des individus et ne comporte encore aucune formulation propositionnelle ; elle est donc antérieure à la question même de la vérité. La seconde, par contre, ne peut se concevoir qu’au sein des propositions, c’est-à-dire dans le cadre de la saturation de concepts ou de fonctions propositionnelles par des arguments ; elle est dès lors intimement liée à la question de la vérité : connaître la Lune comme le satellite naturel de la Terre, c’est savoir que la proposition « La Lune est satellite naturel de la Terre » est vraie et que la fonction propositionnelle « x est satellite naturel de la Terre » ne donne lieu à des propositions vraies pour aucune autre instanciation de x. Or, cette dichotomie épistémologique impose d’une part la reconnaissance ontologique d’individus particuliers « simples », qui peuvent être connus par fréquentation directe, et d’autre part la reconnaissance du caractère conceptuellement construit de toutes les autres entités ontologiques. D’où bien sûr le nominalisme évoqué cidessus. Mais qu’en est-il des individus particuliers simples eux-mêmes ? Au début des années 1910, les individus singuliers désignés par les noms propres authentiques – et surtout par les déictiques « ceci » ou « cela » – et directement connus par fréquentation (acquaintance) sont principalement, pour Russell, les données des sens (sense data), c’est-àdire des entités immédiatement éprouvées par le sujet connaissant et dont on peut donc interroger le caractère objectif. La réalité des objets physiques, quant à elle, n’est pas directement connue (acquaintance), mais seulement inférée de ces données, puis, sous l’influence de Whitehead, elle sera conçue comme logiquement construite à partir de ces données. Mais, en 1919 dans « On propositions : what they are and how they mean », Russell opte finalement pour la solution 122

jamesienne : antérieures à la distinction du sujet et de l’objet, les données sensorielles ont un statut métaphysique neutre et c’est à partir d’elles que se constituent d’une part les réalités mentales (cf. The analysis of the Mind, 1921) et d’autre part les réalités physiques (cf. The

analysis of the Matter, 1927). Ce ne sont donc plus les données sensorielles elles-mêmes mais des faisceaux de qualités sensorielles qui peuvent constituer les référents objectifs des noms propres authentiques. Enfin, une quatrième étape de la renonciation au platonisme sera franchie par Russell dans la seconde moitié des années 1910 sous l’influence cette fois de son disciple et ami Ludwig Wittgenstein. Pour l’auteur du Tractatus logico-philosophicus, en effet, nous le verrons, toute proposition factuelle – qui affirme qu’« il en est ainsi » – est astreinte à des conditions de vérité ; elle est vraie si l’état de choses qu’elle énonce existe, fausse s’il n’existe point. Des énoncés logiques tels que « p v ~p », par contre, sont tautologiques, c’est-à-dire vrais en toutes circonstances ; n’ayant pas de « conditions de vérité », ils ne représentent donc aucun état de choses particulier puisqu’ils admettent « chaque état de fait possible ». De même, puisqu’elle n’est vraie sous aucune condition, la contradiction n’admet aucun état de fait. Tautologie et contradiction ne sont donc pas des images de quelque réalité que ce soit ; elles ne disent rien, mais expriment seulement la « logique du monde ». Si les énoncés logiques ne disent rien, les signes logiques tels que « non », « et », « ou » ne représentent aucune entité. Rien dans la réalité ne correspond à la négation, ce que montre « le fait que les signes “p” et “~p” puissent dire la même chose », c’est-à-dire qu’un même état de chose puisse être exprimé par une proposition positive comme par une proposition négative – « Monsieur Dupont est célibataire » ou « Monsieur Dupont n’est pas marié ». Il en va de même pour la disjonction, dans la mesure où toute proposition disjonctive peut être reformulée de façon à ce que le lien disjonctif ne soit plus apparent. Il n’existe donc pas d’« objets logiques », contrairement à ce que soutiennent Frege et Russell. La forme logique des états de choses n’est pas à proprement parler représentée – reflétée –, mais seulement « montrée » (zeigen, aufweisen) dans le langage. Ces prises de position wittgensteiniennes, on le voit, vont directement à l’encontre de l’idée « platonicienne » d’un monde du

Logos qui serait décrit dans les énoncés logiques. Et ce qui est mis en question, c’est donc aussi la thèse chère à Frege selon laquelle, en plus d’un système déductif, la logique serait aussi un langage et surtout une théorie qui énoncerait des vérités de la raison. Pour Wittgenstein, les formes logiques, qui servent à penser tout contenu, sont précisément des formes, qui ne sont elles-mêmes le contenu d’aucune proposition. Or, comme l’attestent notamment ses « Conférences sur la philosophie 123

de l’atomisme logique » de 1918, Russell se convertit dans une large mesure à ce point de vue dans le courant des années 1910, renonçant ainsi à l’idée – qu’il partageait avec Bolzano – selon laquelle la logique serait « aussi synthétique que toutes les autres sortes de vérité ». Dans l’Introduction de 1937 à la seconde édition des Principes des mathématiques, Russell écrira : « Les constantes logiques doivent être considérés comme une partie du langage, non pas comme une partie de ce dont parle le langage. De sorte que la logique s’avère ainsi beaucoup plus linguistique que je ne le pensais à l’époque où j’écrivais 124

les Principes » . Pour autant, Russell ne pourra jamais consentir au relativisme, voire au conventionnalisme logique que ralliera Carnap : « Il est clair qu’il doit exister une manière de définir la logique autrement que par rapport à un langage particulier. […] Quelques logiciens, tel Carnap dans sa Syntaxe logique du langage, réduisent, dans des proportions qui me paraissent excessives, l’ensemble du problème à une question de choix linguistique. Dans l’ouvrage mentionné, Carnap dispose de deux langages logiques, l’un qui admet l’axiome multiplicatif et l’axiome de l’infini, l’autre non. Je ne peux moi-même admettre qu’une telle question doive être tranchée par un choix arbitraire. Il me semble que ces axiomes soit possèdent, soit ne possèdent pas le caractère de vérité formelle qui caractérise la logique, et que, dans le premier cas, ils doivent être inclus dans toute logique, tandis que dans le second cas ils doivent en être exclus »

125

.

De même, bien qu’il en vienne à admettre que les signes logiques ne peuvent prétendre désigner aucune entité de la raison qui leur préexiste, Russell ne pourra cependant jamais adopter le point de vue formaliste selon lequel le sens de ces signes est tout simplement défini

au sein du système. Cette idée, qu’avec Frege il avait critiquée dès 1903, Russell continuera à la rejeter en 1937 au nom, cependant, d’arguments moins platonisants que pragmatistes : « L’interprétation formaliste de la mathématique n’est aucunement nouvelle, mais nous laisserons de côté ses formes les plus anciennes. Telle que la présente Hilbert, par exemple dans la sphère du nombre, elle consiste à laisser les entiers non définis, mais à affirmer à leur propos des axiomes propres à rendre possible la déduction des propositions arithmétiques habituelles. En d’autres termes nous n’assignons aucun sens à nos symboles 0, 1, 2… sinon en ce qu’ils doivent avoir certaines propriétés énumérées dans les axiomes. […] Les formalistes ont oublié que nous avons besoin des nombres non seulement pour additionner, mais aussi pour compter. Des propositions telles que “il y avait 12 apôtres” ou “Londres a 6 millions d’habitants” ne peuvent être interprétées dans leur système. Car le symbole “0” peut être considéré comme représentant n’importe quel entier fini sans pour autant rendre faux aucun des axiomes de Hilbert. Aussi chaque nombre-symbole devient-il infiniment ambigu. Les formalistes sont comme un horloger si soucieux de faire de belles montres qu’il en oublie qu’elles ont pour fin de donner l’heure et omet de ce fait certains rouages »

126

.

4. LE LOGICISME S’il retrouve et développe l’essentiel des analyses logiques de Frege et s’il partage son antipsychologisme, Russell va aussi populariser et prolonger le projet logiciste du philosophe de Iena. Ses Principes des Mathématiques (1903), puis les Principia mathematica (1910) rédigés avec Alfred North Whitehead, poursuivent un objectif foncièrement similaire à celui des travaux frégéens : « fournir la preuve que la totalité de la mathématique pure traite exclusivement de concepts définissables au moyen d’un très petit nombre de concepts logiques 127

fondamentaux » . Avec Russell, l’entreprise réductionniste est même étendue à d’autres champs que l’arithmétique, y compris à la géométrie ou à la physique pure, que Frege jugeait quant à lui synthétiques et irréductibles à la logique

128

. De l’aveu même de Russell

129

, les

Principia mathematica sont conçus comme une réfutation générale de l’idée kantienne d’a priori synthétique. Déjà, dit Russell, le travail – interne aux mathématiques – d’arithmétisation de l’Analyse a porté un coup dur à la thèse intuitionniste kantienne. En effet, en définissant tous les nombres, y compris les irrationnels, à partir des entiers, les travaux de Weierstrass, Dedekind ou Cantor ont défait l’argument selon lequel seule l’intuition pouvait rendre compte du continu géométrique. Car, qu’il soit ou non le continu intuitif, le continu de Cantor, dit Russell, suffit entièrement 130

aux mathématiques ; et l’arithmétique élémentaire à partir de laquelle on peut le définir repose entièrement, comme l’a montré Peano, sur un système déductif très simple ne faisant intervenir que quelques notions fondamentales. C’est, dès lors, de ce « point d’orgue du travail mathématique 131

moderne » que représente le Formulaire de Peano que Russell entend partir pour son propre travail : « L’exposé du Formulaire a le mérite inestimable de montrer que toute l’arithmétique peut être développée à partir de trois notions fondamentales (en plus de celles de la logique générale) et de cinq propositions fondamentales 132

concernant ces notions » . Dans la lignée de Frege, Russell se donne pour programme de « réduire » les notions primitives de l’axiomatique de Peano – 0, entier fini et successeur de – à des notions logiques 133

univoques et de démontrer les axiomes de Peano ainsi traduits à partir de quelques principes logiques fondamentaux : « Une fois la mathématique pure traditionnelle réduite à la théorie des nombres naturels, l’étape suivante dans l’analyse logique consistait à réduire cette théorie elle-même au plus petit ensemble possible de prémisses et de termes non définis dont tout le reste pouvait être dérivé. Ce travail a été accompli par Peano. [...] Il est temps à présent de considérer les motifs qui obligent à aller au-delà du point de vue de Peano, ultime accomplissement de l’“arithmétisation” des mathématiques, jusqu’à la conception de Frege, qui réussit le premier à “logiciser” les mathématiques, c’est-à-dire à réduire à la logique les notions arithmétiques dont ses prédécesseurs avaient montré qu’elles suffisaient pour reconstruire les

mathématiques »

134

.

C’est donc tout d’abord à une définition en termes purement logiques de la notion de « nombre » (cardinal entier fini) que Russell s’attelle dans les Principes des mathématiques. De manière similaire à Frege, il caractérise le nombre comme cette propriété de pouvoir être mis en corrélation biunivoque les uns avec les autres que peuvent partager toute une série d’ensembles d’objets ; lorsqu’une telle bijection est possible entre les membres de plusieurs ensembles, ils sont équinumériques, c’est-à-dire qu’ils ont un certain nombre comme propriété commune. Un nombre est donc d’abord une propriété, mais une propriété de classes d’objets, classes elles-mêmes intensionnellement « définies » par des propriétés ; la classe des « jours de la semaine » est équinumérique à la classe des « nains dans le conte Blanche-neige des frères Grimm ». On retrouve bien là l’idée frégéenne de « propriété de second ordre ». Cependant le « principe d’abstraction » qui met en évidence cette propriété de second ordre est simultanément constitutif d’un objet : en tant que propriété commune à diverses classes, le nombre définit la classe de ces classes 135

équinumériques ; et c’est là « l’objet-nombre » . Cet usage de propriétés de second ordre pour définir des objets de niveau supérieur est le principe même d’une « méthode d’abstraction extensive » plus générale, que, nous l’avons dit, Russell utilisera aussi pour la construction des objets physiques et que Carnap reprendra systématiquement dans l’Aufbau. Après avoir défini la notion générale de nombre en termes logiques, il reste bien sûr à caractériser rigoureusement chaque nombre en particulier. Et c’est ainsi qu’on se sert d’une propriété purement logique – « n’être pas identique à soi-même » – pour définir une classe vide permettant de construire ensuite le nombre 0 comme la classe des classes qui peuvent être mises en corrélation biunivoque avec cette classe vide. Le nombre 1 peut ensuite être défini comme la classe des classes qui peuvent être mises en corrélation biunivoque avec la classe des termes qui sont identiques à 0, classe qui est par définition un singleton puisque l’identité entre eux de tous les termes de la classe

garantit qu’il n’y a en fait qu’un seul objet. De même, pour définir le nombre 2, on construit logiquement la classe des termes qui sont identiques à 0 ou à 1, et le nombre 2 est la classe des classes qui peuvent être mises en corrélation biunivoque avec elle. À leur tour, les opérations élémentaires de multiplication ou d’addition peuvent être définies en termes purement logiques, ce qui suppose, cependant, de résoudre certains problèmes spécifiques, dans la mesure où, par exemple, le cardinal issu de l’union de deux ensembles n’est pas nécessairement la somme des cardinaux des deux ensembles de départ, puisqu’ils peuvent éventuellement avoir des membres communs. Une fois l’addition définie, la notion de « successeur immédiat » est envisagée à partir de l’opération « +1 ». Mais l’induction mathématique suppose l’itération infinie de cette relation de succession immédiate et la possibilité d’envisager dans sa totalité l’ensemble de tous les successeurs d’un nombre donné. Pour définir cette notion générale de « successeur », Frege avait, dès 1879, fait appel aux notions logiquement définies de « classe héréditaire » et de « relation ancestrale ». Et c’est cette stratégie – « la meilleure pour traiter ces questions » – que Russell adoptera à son tour dans les Principia mathematica

136

.

En ce qui concerne maintenant les cinq axiomes du système péanien, on peut montrer assez facilement qu’ils découlent directement des définitions logiques précédemment établies. Et c’est donc bien toute l’arithmétique de Peano qui trouve ainsi un fondement logique. Bien plus, souligne Russell, cette fondation logiciste a pour grand avantage de fixer une signification précise et constante aux notions arithmétiques fondamentales que l’axiomatique de Peano ne caractérisait que par leurs propriétés structurelles. À vrai dire, en effet, les axiomes de Peano sont satisfaits par une multitude de domaines d’objets et pas seulement par l’ensemble des entiers à partir de 0 ; ce que ces axiomes définissent, c’est seulement une structure, un système de positions et de relations, dont la suite des entiers à partir de 0 n’est qu’une interprétation. Or, cela, qui est considéré comme un atout par les mathématiciens formalistes, est regardé par contre par Russell

comme un défaut majeur, auquel sa propre démarche apporte par contre un remède en définissant d’abord les objets arithmétiques euxmêmes avant d’énoncer une série de principes précisant leurs relations. Après avoir fondé l’arithmétique des entiers finis – et sur cette première base, celle des négatifs et des rationnels –, Russell étend son effort à l’arithmétique cantorienne des cardinaux infinis, mais aussi à l’arithmétique des nombres réels que Dedekind caractérise à partir de suites de rationnels. Cette notion de « suite » – avec les idées d’ordre et de progression qu’elle comporte – peut en fait être définie à partir des notions logiques d’asymétrie, de transitivité et de connexité d’une relation. Avec les réels, il devient alors possible de donner une caractérisation logique du continu, du moins du continu dont ont besoin l’Analyse et la géométrie. Mais bien d’autres développements mathématiques peuvent encore recevoir une caractérisation logique. C’est ainsi, par exemple, que, dans le chapitre XLIV des Principes, Russell esquisse une théorie logique des nombres complexes et corrélativement des séries géométriques à plusieurs dimensions. Après avoir traité du fondement logique de la géométrie projective, de la géométrie descriptive et de la géométrie métrique, les Principes des mathématiques s’achèvent sur quelques éléments d’une définition logique de ces notions fondamentales de la dynamique que sont la matière et le mouvement. Dans ces derniers chapitres, l’opposition à Kant est particulièrement manifeste. La section sur l’espace s’achève d’ailleurs par une discussion des première et seconde antinomies kantiennes respectivement consacrées aux idées d’infinité et de continuité. Si elles ne peuvent reposer sur des intuitions pures, ces idées, dit Russell, peuvent par contre être définies logiquement et ce de telle manière que les prétendues antinomies se dissolvent d’ellesmêmes. Quant aux grands principes fondamentaux de la physique pure, leur statut « synthétique a priori » est sévèrement contesté par Russell : « en aucun cas, [les lois fondamentales du mouvement] ne peuvent être prises comme des vérités a priori nécessairement applicables à tout monde matériel possible. Les vérités a priori de la dynamique sont seulement celles

de la logique : en tant que système de raisonnement déductif, la dynamique n’exige rien de plus, tandis qu’en tant que science de ce qui existe, elle exige l’expérience et l’observation »

137

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Expérience sensible et forme logique : tels sont les deux éléments nécessaires et suffisants de la physique et plus généralement des sciences empiriques, dit Russell dès 1903. C’est cette conviction très ferme qui guidera bien sûr les travaux – réalisés en collaboration avec Whitehead – pour définir les particules matérielles, les points de l’espace, les instants du temps ou le mouvement comme de « simples » fonctions logiques des sensations. Et c’est aussi cette conviction qui constituera le credo majeur des empiristes logiques du Cercle de Vienne.

5. LES PARADOXES LOGIQUES Cependant, s’il est celui qui tout à la fois popularise et développe le projet logiciste de Frege, Russell est aussi celui qui, très tôt, met à mal ce projet par la découverte des paradoxes logiques, et en particulier du fameux paradoxe de la « classe des classes qui ne se comprennent pas elles-mêmes ». Une telle classe est-elle membre d’elle-même ? Si oui, c’est qu’elle répond à la propriété de ne pas se comprendre elle-même, et donc elle n’est pas membre d’elle-même, d’où contradiction. Si non, c’est qu’elle ne répond pas à la propriété de ne pas se comprendre ellemême, et donc elle est bien membre d’elle-même, d’où contradiction. Rapidement, Russell met en évidence la parenté de tels paradoxes logiques avec certains paradoxes mathématiques – comme celui du plus grand ordinal épinglé par Burali Forti en 1897 –, mais aussi avec certains paradoxes linguistiques très anciens – comme celui d’Épiménide le Crétois qui dit « je mens ». Dans une lettre du 16 juin 1902, Russell fait part à Frege de cette difficulté, qu’il identifie rapidement comme un grave écueil pour le projet logiciste. La réponse de Frege témoigne de ce que ce dernier prend lui aussi très au sérieux cette découverte : « Votre découverte de

la contradiction, écrit Frege à Russell, m’a surpris au plus haut point et, j’allais presque dire, m’a consterné, puisque de ce fait, le fondement sur 138

lequel je pensais voir se construire l’arithmétique se met à vaciller » . Le problème, en effet, c’est que ce paradoxe n’a rien d’anodin et de périphérique ; il est inhérent à de nombreux développements des mathématiques où certains nombres nouveaux sont caractérisés comme ayant toutes les propriétés des nombres alors que, ainsi acceptés parmi l’ensemble des nombres, ils en modifient les propriétés générales et donc leurs propres propriétés constitutives. Dans les mois qui suivent leur premier échange de courrier, Frege et Russell – qui travaillent alors, le premier sur le second volume des Lois fondamentales de l’arithmétique, le second sur ses Principes des mathématiques – vont s’atteler à trouver une parade à l’apparition de telles antinomies, se soumettant l’un à l’autre leurs tentatives de solution dans une correspondance intense, qui est par ailleurs l’occasion d’une très large exploration des domaines de l’ontologie et de la grammaire pure sur lesquels doit reposer tout l’édifice logique. Et les développements que Frege et Russell introduisent in extremis dans 139

leurs écrits en cours constituent d’ailleurs deux états ponctuels de cette réflexion sur les paradoxes. C’est dans l’axiome V de son système – qui énonce que deux fonctions propositionnelles sont équivalentes si et seulement si elles déterminent des extensions 140

identiques – que Frege voit la source de cette difficulté et, dans une note de son propre ouvrage, Russell semble acquiescer à cette 141

analyse , qu’au paragraphe 104, il cherchait pour sa part à formuler dans les termes de la « classe comme une » et de la « classe comme multiple » : « nous avons pris pour axiomatique que partout où il y a classe comme multiple il y a classe comme une ; mais cet axiome ne doit pas être admis universellement et il semble avoir été la source du paradoxe »

142

.

Esquissée à titre d’ébauche dans le second appendice des Principes des mathématiques, la théorie russellienne des types stipule qu’il convient de maintenir distincts différents niveaux d’objets, de manière

telle qu’une classe d’objets ne puisse être membre d’une autre classe à la manière dont un objet individuel est membre d’une classe d’objets individuels ; une classe d’objets ne peut, dit Russell, être membre que d’une classe d’un niveau supérieur, c’est-à-dire d’une classe de classes, et une classe de classes ne peut à son tour être membre que d’une classe de classes de classes. De cette façon, on évite la construction de la classe des classes qui ne sont pas membres d’elles-mêmes et d’autres non-sens du même genre. Cette hiérarchie des types, cependant, ne permet de résoudre qu’une partie des paradoxes. Elle laisse subsister toute une série d’expressions qui posent des problèmes de circularité, dans la mesure où elles définissent des entités au moyen de fonctions qui peuvent prendre pour valeur de variable ces entités elles-mêmes et qui présupposent donc que ces entités qu’elles définissent soient déjà définies… Russell devra donc compliquer sa théorie des types ; et à cet égard sa réflexion passera par un dialogue avec le mathématicien Henri Poincaré sur la notion de circularité. Dès 1903, Russell, qui avait consacré les paragraphes 100 à 105 de ses Principes des mathématiques à l’exposé du paradoxe de la « classe des classes qui ne se comprennent pas elles-mêmes » et à ses enjeux, avait également formulé ce paradoxe en termes de « prédication » au paragraphe 78 : certains concepts en effet satisfont à leurs propres propriétés définitoires et peuvent donc être correctement prédiqués d’eux-mêmes ; c’est le cas notamment du concept « concept » qui est lui-même un concept, contrairement au concept « humain », qui n’est pas lui-même humain. Si l’on distingue alors, parmi les concepts, ceux qui sont prédicables d’eux-mêmes et ceux qui ne le sont pas, il faut se demander où classer le concept « non prédicable de soi-même » luimême… car, si ce concept ne se satisfait pas lui-même, on doit le ranger parmi les « non-prédicable de soi-même », mais alors il se satisfait ; et à l’inverse, si ce concept se satisfait lui-même, il n’est pas non-prédicable de lui-même et ne satisfait donc pas ses propres propriétés définitoires. Bien qu’elle ne soit qu’une variante du paradoxe de la classe des

classes qui ne se comprennent pas elles-mêmes, cette formulation en termes de prédication aura une importance historique. En 1905, en effet, dans « Sur certaines difficultés de la théorie des nombres transfinis et les types d’ordre », Russell propose de dénier le statut de prédicat aux fonctions qui ne peuvent déterminer une classe d’arguments sous peine de contradiction. Et, dans ces fonctions, Russell inclut celles qui ne peuvent prendre pour valeurs de variables les entités qu’elles sont censées définir. Or, cela amène Poincaré à suggérer que la non-prédicativité d’une fonction est généralement le résultat de son auto-référentialité. Rapidement, Poincaré et les « intuitionnistes » de l’école française s’emparent de cette notion d’imprédicativité et la généralisent en un critère de non-validité des définitions mathématiques. Ils dénoncent ainsi comme « imprédicatives » les définitions de nombres qui recourent à l’usage du mot « tous » pour renvoyer à un ensemble infini d’objets, sans qu’on puisse être sûr que certains d’entre eux ne sont pas eux-mêmes définis par cette définition : « C’est la croyance à l’existence de l’infini actuel qui a donné naissance à ces définitions imprédicatives. Je m’explique : dans ces définitions figure le mot tous, ainsi qu’on le voit dans les exemples cités plus haut. Le mot tous a un sens bien net quand il s’agit d’un nombre fini d’objets ; pour qu’il en eût encore un, quand les objets sont en nombre infini, il faudrait qu’il y eût un infini actuel. Autrement tous ces objets ne pourront pas être conçus comme posés antérieurement à leur définition et alors si la définition d’une notion N dépend de tous les objets A, elle peut être entachée de cercle vicieux, si parmi les objets A il y en a qu’on ne peut définir sans faire intervenir la notion N elle-même »

143

.

Plus généralement, l’imprédicativité caractérise les définitions qui déterminent une entité par sa place dans une classification tout en modifiant cette classification même par l’introduction de cette entité

144

.

De son côté, dans un article en français intitulé « Les paradoxes de la logique », Russell formule en 1906 un principe général d’exclusion du cercle vicieux – « Ce qui contient une variable apparente ne doit pas

145

être une variable possible de cette variable » – qui s’intégrera en 1908 à sa théorie des types – « Ce qui contient une variable apparente doit être d’un autre type que les valeurs possibles de cette 146

variable » – puis donnera lieu à l’idée d’« ordre » des fonctions propositionnelles, l’ordre d’une fonction traduisant en fait le type de présupposition qu’elle implique. Pour la théorie « ramifiée » des types, une fonction devra être « prédicative », c’est-à-dire être d’un « ordre » supérieur à celui de ses arguments possibles

147

.

On peut bien sûr se demander quelle est la nature de ces règles et de ces interdits qui caractérisent la théorie des types logiques. Pourquoi une classe ne peut-elle être membre que d’une classe d’un niveau supérieur ? Pourquoi une fonction doit-elle être d’un ordre supérieur à celui de ses arguments possibles ? Pour Russell, qui est en cela l’héritier direct de l’analyse idéographique de Frege, il s’agit là de règles « grammaticales » – au sens de la grammaire pure logique ou de la grammaire philosophique –, c’est-à-dire de principes qui régissent la construction syntaxique des expressions et distinguent celles qui peuvent prétendre faire sens et celles qui ne le peuvent pas. Car c’est bien de « non-sens » qu’il s’agit lorsqu’une expression linguistique viole les principes de la théorie des types. Les types logiques définissent en fait autant de domaines de « signifiance » propres à certaines fonctions propositionnelles, c’est-à-dire de domaines de valeurs que peuvent prendre leur variable si on veut que l’expression totale ait un sens : « Toute fonction propositionnelle φ(x) a, en plus de son parcours de vérité (range of truth), un parcours de signifiance (range of significance), c’est-à-dire un parcours au sein duquel x doit se trouver si φ(x) doit être une proposition, qu’elle soit vraie ou fausse »

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.

Une expression qui viole les principes de la théorie ramifiée des types logiques – et qui fait, par exemple, d’une classe un membre d’elle-même ou qui attribue à un parcours de valeurs les propriétés qui reviennent à des objets individuels – n’est pas fausse ni même contradictoire ; elle est tout simplement grammaticalement mal construite et est donc un pur non-sens au même titre qu’une expression

qui prédiquerait un argument d’un autre argument : « L’essence technique de la théorie des types se réduit à ceci : étant donné une fonction propositionnelle φ(x) dont toutes les valeurs sont vraies, il y a des expressions qu’il n’est pas légitime de substituer à x. Par exemple : toutes les valeurs de “si x est un homme, x est mortel” sont vraies, et nous pouvons en inférer “si Socrate est un homme, Socrate est mortel”, mais nous ne pouvons en inférer : “Si la loi de contradiction est un homme, la loi de contradiction est mortel”. La théorie des types déclare qu’il s’agit là d’un ensemble de mots dépourvus de sens, et donne des règles pour déterminer les valeurs que x peut recevoir dans φ(x). Le détail comporte des difficultés et des complications, mais le principe général n’est que la forme plus précise d’un principe depuis toujours reconnu. Dans la logique traditionnelle, on avait coutume de souligner qu’une expression comme “la vertu est triangulaire” n’est ni vraie ni fausse, mais aucune tentative n’était faite pour parvenir à un ensemble de règles permettant de décider si une série donnée de mots était ou non signifiante. C’est ce que réalise la théorie des types. Aussi ai-je par exemple affirmé plus haut que “les classes de choses n’étaient pas des choses”. Ce qui veut dire que, si “x est membre de la classe α” est une proposition et “φx” est une proposition, alors “φα” n’est pas une proposition, mais une collection de symboles dépourvue de sens »

149

.

La théorie ramifiée des types, cependant, a le grand désavantage de rendre illégitimes toute une série de développements mathématiques qui font référence par exemple à toutes les propriétés d’un certain objet ou toutes les fonctions qui sont vraies pour un argument. En vertu de la théorie des types, en effet, il convient de distinguer ces propriétés ou ces fonctions selon leur ordre et donc d’envisager séparément pour un argument a toutes ses propriétés d’ordre n, toutes ses propriétés d’ordre n+1, toutes ses propriétés d’ordre n+2, etc. La conjonction de celles-ci – l’expression « toutes les propriétés de a » – est un non-sens puisqu’elle lie des objets d’ordres différents. Or, comme le reconnaît Russell, la possibilité même des mathématiques « exige absolument que nous disposions d’une méthode nous permettant de formuler des affirmations dans l’ensemble équivalentes à la signification que nous visons quand nous parlons (de manière approximative) de “toutes les propriétés de x”. Nombreux sont les cas où cette nécessité apparaît, et tout spécialement en relation avec l’induction mathématique. Certes, en

utilisant “un quelconque” plutôt que “tous les”, nous pouvons dire : “Une propriété quelconque, possédée par 0, et par le successeur de tout nombre qui les possède, est une propriété de tous les nombres finis”. Mais nous ne pouvons poursuivre en disant : “Un nombre fini est un nombre qui possède toutes les propriétés possédées par 0 et par tout nombre qui les possède” »

150

.

C’est la raison pour laquelle Russell introduit un axiome de réductibilité, qui suppose qu’à toute fonction d’un domaine d’arguments est formellement équivalente une fonction prédicative, c’est-à-dire une fonction qui soit d’un ordre immédiatement supérieur à celui de ses 151

arguments . De cette façon, toutes les fonctions – d’ordre divers – qui sont vraies pour un argument ou pour un ensemble d’arguments peuvent être réduites à des fonctions équivalentes d’un seul et même ordre, l’ordre n+1 si n est l’ordre des arguments. Russell illustre l’utilisation de cet axiome par un exemple très éclairant. L’énoncé « Napoléon avait toutes les qualités qui font un grand général » attribue à l’individu Napoléon une propriété de second ordre, puisqu’elle est en fait fonction d’un ensemble de propriétés qu’ont d’autres individus. Mais l’axiome de réductibilité énonce qu’on peut remplacer cette propriété de second ordre par une propriété de premier ordre équivalente, à savoir ici une certaine propriété « commune à tous les grands généraux », c’est-à-dire une fonction qui définit la classe des grands généraux, les incluant tous et excluant tout autre individu. Notons, dit Russell, que cette propriété est peut-être tout simplement une disjonction de propriétés individualisantes (comme « être né soit à Pella en Macédoine tel jour de ~356 à telle heure précise, soit à Rome tel jour de ~101 à telle heure, soit dans un village hun sur les bords du Danube tel jour de 395 à telle heure, soit à Herstal tel jour de 688 à telle heure, soit à Ajaccio tel jour de 1769 à telle heure, soit… »). L’axiome de réductibilité affirme qu’on peut toujours faire une telle opération. Le problème de la solution de Russell aux paradoxes logiques, c’est, tout d’abord, qu’en séparant des types d’objets différents, elle restreint le domaine de variation des variables des énoncés analytiques, avec pour conséquence que les lois logiques et arithmétiques n’énoncent

plus les lois nécessaires de la rationalité en général et du monde en général, mais d’un niveau seulement de la rationalité, d’un type d’objets seulement. Lorsque, trois mois seulement après sa première lettre à Frege, Russell esquissait l’hypothèse d’une théorie des types comme solution aux paradoxes, Frege s’était déjà montré pleinement conscient de la difficulté : « J’ai pesé le pour et le contre de maintes possibilités de résoudre la contradiction, y compris celles que vous indiquez, à savoir que l’on ait à concevoir les parcours de valeurs, et du même coup les classes, comme une espèce particulière d’objets dont les noms n’ont pas le droit d’apparaître à toutes les places d’argument de première espèce. Une classe ne serait pas un objet au plein sens du mot [...] On serait également amené à distinguer différentes places d’argument de première espèce, en effet il y en aurait certaines où pourraient se placer aussi bien des noms des objets proprement dits que des noms des objets improprement dits, d’autres où ne pourraient se placer que des noms des objets proprement dits, et d’autres encore où pourraient se placer des noms des objets improprement dits. [...] on obtient une telle diversité d’objets et de fonctions qu’il devient difficile d’établir un système complet de lois logiques »

152

.

Contrairement à l’idéographie de Peano, qui restreignait le champ de significations des variables à une série de conditions contraignantes en fonction des transformations que subissent les propositions dans lesquelles elles s’inscrivent, l’idéographie de Frege voulait un domaine « véritablement illimité », à cette restriction près, bien sûr, que « objets et fonctions, de par leur différence fondamentale de nature, ne peuvent 153

pas être mis à la place les uns des autres » . Dans le paragraphe 7 des Principes, nous l’avons dit, Russell insistait lui aussi sur le fait que les variables en arithmétique ne sont pas restreintes à représenter des nombres, mais que le champ de variation est « absolument dépourvu de limites » dans la mesure où, par exemple, la proposition « x et y sont 2

2

2

des nombres implique (x+y) = x +2xy+y » (où + est défini comme un opérateur logique) reste valable si à x et y, nous substituons Socrate et Platon, et ce en vertu de l’implication matérielle : « l’hypothèse et la conséquente sont dans ce cas fausses, mais l’implication est toujours vraie »

154

. Parce qu’il restait attaché à la notion de « termes », Russell

défendait même l’universalité totalement illimitée du domaine de variation, où cohabitaient tous les « termes », qu’ils soient objets ou concepts. Dans l’appendice A des Principes, il donnait néanmoins raison à Frege pour ce qui est de la restriction du domaine aux seules entités « saturées ». Les paradoxes logiques obligent cependant à des restrictions nettements plus drastiques. Après avoir tâché de rendre compte de ces restrictions sans trop attenter à l’universalité du domaine de variation des variables, et ce par la théorie dite du « zig-zag » qui distingue la classe comme une et la classe comme multiple, Russell doit finalement reconnaître la nécessité de distinguer une série de domaines de signifiance rigoureusement distincts, qui sont les fameux « types ». Et, bien sûr, l’axiome de réductibilité ne suffit pas à dépasser cette multiplication des types, si ce n’est dans les calculs et de manière purement opératoire. Par ailleurs, la théorie des types et l’introduction de l’axiome de réductibilité semblent assez arbitraires et motivées par des considérations purement pratiques. Russell convient lui-même que la classification des types a pour seul but de « justifier notre refus de nous lancer dans des suites de raisonnements qui conduisent à des 155

conclusions contradictoires » . Bien plus, il reconnaît que l’acceptation de l’axiome de réductibilité ne s’impose pas par les seules lois de la raison et qu’en outre elle n’est pas ontologiquement anodine, même si, dit-il, elle est moindre que la supposition – « faite jusqu’ici 156

sans aucune hésitation » – de l’existence de classes. « Du strict point de vue logique, avoue Russell, je ne vois aucune raison de penser que l’axiome de réductibilité est une vérité logiquement nécessaire, ce qu’on veut dire lorsqu’on affirme qu’il est vrai dans tous les mondes possibles. C’est donc un défaut d’admettre cet axiome dans un système 157

de logique, quand bien même il serait empiriquement vrai » . Pour un logiciste, il est évidemment un peu gênant de devoir avouer que l’axiome de réductibilité est loin de s’imposer de lui-même et que son adoption ne se justifie que parce qu’il permet de déduire de nombreuses propositions quasi-indubitables, que rien de plus plausible

ne permet d’obtenir. Bien plus, comme Russell le reconnaît lui-même dans la préface de 1937 à ses Principes, d’autres axiomes, comme l’axiome de l’infini ou l’axiome multiplicatif, qu’il avait introduit pour, respectivement, fonder le troisième axiome de Peano et définir logiquement la multiplication arithmétique, sont, eux aussi, éminemment contestables. Le premier suppose l’existence d’au moins une classe infinie, engagement ontologique étranger à la pure logique. Le second suppose que certaines sélections d’éléments qui sont possibles dans les classes finies soient également possibles dans des classes infinies, ce qui est loin d’être certain… Avec son axiome du choix, Ernst Zermelo assumera lui aussi ce genre de supposition, mais il reconnaîtra quant à lui volontiers qu’il s’agit là d’un axiome posé arbitrairement et il ne prétendra pas énoncer une loi incontestable du Logos. Techniquement parlant, le système de Frege-Russell est sauvé, mais philosophiquement parlant, son objectivité vacille : il ne peut plus prétendre être la pure et simple expression du Logos. Le mathématicien allemand Hermann Weyl ne s’y trompera pas. Avec Russell, dit en substance Weyl, le projet logiciste perd beaucoup de son intérêt ; les mathématiques ne sont pas fondées sur le Paradis du Logos, mais sur un Paradis que les logiciens façonnent au gré des circonstances. Dans les années 1920, le mathématicien Frank Plumpton Ramsey, influencé par Wittgenstein, s’attachera à résoudre les difficultés que posent la théorie des types et l’axiome de réductibilité. Toutefois, s’ils évitent certains des inconvénients de la théorie des types ramifiée, ses Fondements des mathématiques de 1925 n’accomplissent le programme logiciste que de manière limitée. Il est possible, moyennant certains axiomes, dont le caractère logique est plus ou moins contestable, de construire l’arithmétique à partir de la logique, mais une telle construction comporte toujours un caractère partiellement arbitraire. Dans ce cas, objectera-t-on au logicisme, autant reconnaître les notions mathématiques comme primitives et irréductibles aux notions logiques, ainsi que le font des mathématiciens comme Peano pour l’arithmétique, mais aussi Zermelo pour la théorie des ensembles.

La découverte des paradoxes logiques est une formidable désillusion pour Frege. D’une part, il est effectivement impensable qu’un système de logique directement dicté par le Logos entraîne des contradictions. D’autre part, la solution de Russell ne peut convenir à Frege dans la mesure où elle implique de renoncer à la prétention de déduire les principes logiques et mathématiques de la seule essence de la rationalité. Un tel renoncement, écrit Jean Largeault, est tout à fait comparable à l’abandon, par qui y croit, de l’idée d’un droit naturel, c’est-à-dire de la possibilité de déduire les préceptes moraux et législatifs de la seule nature des choses. L’échec du projet logiciste apparut de manière si flagrante à Frege qu’il en vint peu à peu à délaisser le champ de l’arithmétique pour se consacrer à celui de la géométrie, où il renouera avec des conceptions bien plus kantiennes. Selon les mots de Russell, « Frege fut si troublé par cette contradiction qu’il abandonna sa tentative de déduire l’arithmétique de la logique, à laquelle il avait jusque-là voué sa vie. Comme les pythagoriciens quand ils se heurtèrent aux incommensurables, il prit refuge dans la géométrie et apparemment considéra que le travail de sa vie jusqu’à cette époque avait été une 158

erreur » . Les derniers textes de Frege montrent en effet un philosophe conscient des impasses auxquelles son projet aboutit, mais résolu à tirer les leçons de cet échec et à chercher la vérité sur de nouvelles bases : « Mes efforts pour apporter de la lumière sur les questions concernant le mot “nombre”, les termes numériques individuels et les signes numériques, semblent avoir abouti à un échec complet. Cependant, ces efforts n’ont pas été tout à fait vains. Justement à cause de cet échec, on peut en tirer quelque 159

connaissance » . Renonçant à fonder les mathématiques sur la « source logique » de la connaissance, Frege reporte désormais ses 160

espoirs sur la « source géométrique et temporelle » qui rappelle furieusement l’intuition pure kantienne : « Plus j’y ai réfléchi, plus j’ai été convaincu que l’arithmétique et la géométrie se sont développées sur la même base – en fait géométrique –, si bien que toutes les mathématiques sont à proprement parler de la géométrie »

161

.

Pour sa part, Russell n’entend pas renoncer au projet logiciste. Cependant, le type de solution technique – introduction de contraintes syntaxiques, d’axiomes ad hoc, etc. – qu’il apporte aux problèmes logiques tels que celui des paradoxes, mais aussi les remaniements nominalistes que, dès 1905, il imprime à sa théorie référentialiste de la signification ainsi qu’à son ontologie platonisante, vont progressivement rapprocher sa position de celle des formalistes.

RÉSUMÉ Comme Frege et, au départ, indépendamment de lui, Bertrand Russell s’efforce d’explorer les structures logiques de la pensée et de son expression dans un langage rationnel. La grammaire philosophique qu’il met alors en évidence rejoint l’analyse idéographique frégéenne en ce qu’elle regarde un concept comme une fonction propositionnelle qui, pour chaque valeur de sa variable, constitue une proposition vraie ou fausse. Une telle fonction définit ainsi ce que Frege appelait un « parcours de valeurs » et que Russell appelle une « classe », c’est-à-dire l’ensemble des objets qui satisfont ce concept ou rendent vraie cette fonction propositionnelle. Bien que différents par leur sens, deux concepts peuvent être satisfaits par les mêmes objets et donc définir une même classe ; ils sont alors extensionnellement équivalents quoique intensionnellement distincts. À noter encore que certains concepts – les « relations » – comportent plusieurs variables et ne sont donc satisfaits que par des couples (paires ordonnées) ou des triplets ordonnés d’objets. De même que Frege, Russell défend, par antipsychologisme, un certain objectivisme logique qui confine au réalisme platonicien. Dans les Principes des mathématiques de 1903, ce réalisme s’articule aussi à un référentialisme généralisé qui voit un référent derrière chaque terme – ou du moins chaque substantif – du langage, y compris donc derrière les noms de dieux et créatures de la mythologie ou encore les termes logicomathématiques.

Ce réalisme, Russell va cependant l’abandonner progressivement au profit d’analyses qui insisteront au contraire sur le caractère non référentiel de certaines expressions linguistiques, telles que les descriptions définies – qui identifient un objet au moyen d’une description conceptuelle qu’il est le seul à satisfaire –, les symboles de classes ou les termes d’objets physiques. Dans tous ces cas, la reconquête nominaliste passe par la démonstration de ce que les pseudoentités auxquelles les expressions en question semblent référer ne sont que des constructions logiques qui s’appuient sur des fonctions qui sont, quant à elles, satisfaites par les objets de la sensation, seules authentiques entités effectives. Comme chez Frege, l’analyse logique de Russell doit être mise au service des disciplines scientifiques, à commencer par les mathématiques. En formulant rigoureusement la science rationnelle dans le langage idéographique, on pourra montrer qu’elle ne répond à aucun autre principe de raisonnement que ceux de la logique déductive, mais aussi qu’elle ne part d’aucune autre vérité fondamentale que les axiomes de la logique. Tel est le principe du logicisme, principe que Russell entend étendre au-delà de la seule arithmétique jusqu’à l’ensemble des mathématiques voire l’ensemble des principes purs de la science rationnelle. D’emblée, cependant, Russell s’aperçoit d’une faille dans l’entreprise frégéenne, faille qui est directement due à l’analyse logique : en autorisant les fonctions – et leurs parcours de valeurs – à être elles-mêmes les valeurs d’autres fonctions, Frege laisse la porte ouverte à des paradoxes logiques, apparemment insurmontables. La seule solution consiste, selon Russell, à distinguer plusieurs types d’objets, dont chacun constitue le domaine de valeurs propre aux fonctions de type correspondant, de sorte que, par exemple, un parcours de valeurs – une classe – ne puisse jamais être une des valeurs de la fonction par laquelle il est d’abord défini. Si elle permet de sauver le logicisme, cette théorie des types logiques apparaît cependant comme un expédient technique dont la Raison ne

peut entièrement rendre compte, raison pour laquelle, contrairement à Russell, Frege lui-même ne peut s’en montrer satisfait. Quelle est la « grammaire » qui convient à l’idéographie ? En quoi les énoncés linguistiques semblent-ils imposer des « engagements ontologiques » ? Et comment – c’est-à-dire par quelles reformulations – peut-on éviter certains de ces engagements, notamment dans le discours de la science ? Jusqu’à quel point peut-on espérer tirer de la logique l’ensemble des principes rationnels de la pensée scientifique ? Et quelle classification des objets une telle reconstruction logique impose-t-elle ? Toutes ces questions, qui sont celles du premier Russell, vont profondément déterminer l’évolution de la philosophie analytique, en particulier les travaux de Wittgenstein, Carnap et Quine.

QUELQUES OUVRAGES DE RÉFÉRENCE EN FRANÇAIS BENMAKHLOUF A., Bertrand Russell. L’atomisme Logique, Paris, Presses Universitaires de France, 1998. BENMAKHLOUF A., Le vocabulaire de Russell, Paris, Ellipses, 2002. BENMAKHLOUF A., Russell, Paris, Les Belles Lettres, 2004. DE ROUILHAN P., Russell et le cercle des paradoxes, Paris, Presses Universitaires de France, 1996. VERNANT D., Bertrand Russell, Paris, Flammarion, 2003. VERNANT D., La philosophie mathématique de Russell, Paris, Vrin, 1993. VUILLEMIN J., Leçons sur la première philosophie de Russell, Paris, Armand Colin, 1968.

Chapitre 3

Ludwig Wittgenstein Si le Tractatus logico-philosophicus de Ludwig Wittgenstein est un des ouvrages majeurs de la pensée contemporaine, c’est précisément parce qu’il s’efforce d’expliciter d’une manière systématique le projet philosophique qui est mis en œuvre par l’élaboration frégéorussellienne d’une idéographie ou d’un langage de la raison. C’est en définitive l’ambition même de la philosophie analytique que Wittgenstein entend tout à la fois exprimer et légitimer dans ce « traité » fondamental. Mais, si la démarche wittgensteinienne est donc capitale en ce qu’elle touche directement à l’essence de l’interrogation philosophique, elle est aussi, nous allons le voir, extrêmement intéressante du fait qu’elle prétend ouvertement démontrer sa propre impossibilité, c’est-à-dire non pas l’impossibilité du projet de la philosophie analytique, mais l’impossibilité de l’explicitation et de la mise en discours théorique de ce projet.

1. LA TRIPLE ISOMORPHIE DE LA RAISON, DU LANGAGE ET DU MONDE Comme le montre le Tractatus, le noyau même de l’entreprise idéographique, c’est l’idée d’une homologie de structure entre la raison,

le langage et le monde. Pour Frege et Russell, l’ensemble des contenus de pensée et de représentation est logiquement articulé. Dès lors, pour prétendre exprimer adéquatement et rigoureusement les contenus de pensée, le langage doit reproduire cette « structure » ou cette « forme logique » ; c’est là évidemment tout le fondement du projet d’élaboration d’un langage de la raison. Mais une autre thèse indissociable de ce projet est que les formes ontologiques du monde se laissent deviner dans les formes logiques de la pensée rationnelle et donc aussi dans les structures syntaxiques du langage idéal qui l’exprime parfaitement ; c’est là, cette fois, le fondement de la méthode analytique en philosophie. Avec le Tractatus, détaillons ces deux aspects de la démarche frégéo-russellienne. Exprimer fidèlement la pensée au moyen d’une terminologie univoque et d’une syntaxe qui traduise les articulations logiques de la pensée, telle est précisément, nous l’avons vu, l’objectif d’une idéographie. Le langage quotidien est en effet défaillant à cet égard ; il est plein d’équivocités, dont les plus graves concernent la forme logique même des propositions. Par exemple, « le mot “est” apparaît comme copule, comme signe d’égalité et comme expression de 162

l’existence » . Or, en exprimant ainsi par un seul et même mot des formes logiques aussi différentes que celles de la prédication, de l’identité ou de l’existence, la langue usuelle ne peut qu’engendrer de nombreuses confusions et méprises et, par là même, des difficultés philosophiques qui ne surgissent qu’en raison de l’expression inadéquate de la pensée dans la langue usuelle. La plupart des propositions et des questions qui ont été écrites touchant les matières philosophiques, dit Wittgenstein, « ne sont pas fausses, mais sont dépourvues de sens. Nous ne pouvons donc en aucune façon répondre à de telles questions, mais seulement établir leur non-sens. La plupart des propositions et questions des philosophes découlent de notre 163

incompréhension de la logique de la langue » . C’est pourquoi, pour éviter ces erreurs, « il nous faut employer une langue symbolique qui les exclut, qui n’use pas du même signe pour des symboles différents, ni n’use, en apparence de la même manière, de signes qui dénotent de

manières différentes. Une langue symbolique donc qui obéisse à la 164

grammaire logique – à la syntaxe logique » . Telle est bien, nous l’avons vu, l’ambition de la langue idéale mise au point par Frege et Russell, langue idéale qui, ajoute Wittgenstein, n’est cependant ellemême « pas encore exempte de toute erreur ». Le premier souci de l’entreprise idéographique, c’est donc de calquer au mieux les formes rationnelles de la pensée, ce que, en vertu de ses contraintes d’évolution historiques, anthropologiques ou pragmatiques, les langues usuelles ne peuvent pas faire : « La langue usuelle déguise la pensée. Et de telle manière que l’on ne peut, d’après la forme extérieure du vêtement, découvrir la forme de la pensée qu’il habille ; car la forme extérieure du vêtement est modelée à de tout autres fins 165

qu’à celle de faire connaître la forme du corps » . Retrouver la forme authentique de la pensée sous son vêtement langagier trompeur, ou plutôt, puisqu’il faut bien exprimer la pensée de manière accessible aux sens, doter la pensée d’un vêtement qui respecte ses formes et les mette en évidence, c’est ce que visent en tout premier lieu Frege et Russell. Et leur but n’est donc pas seulement d’exprimer plus exactement la pensée, mais aussi, par le moyen de cette analyse logique au-delà des apparences linguistiques, de résoudre ou de dissoudre des problèmes philosophiques que seule une expression maladroite dans la langue usuelle faisait surgir. « Toute philosophie, dit Wittgenstein, est “critique du langage”. […] Le mérite de Russell est d’avoir montré que la forme logique apparente de la proposition n’est pas nécessairement sa forme logique réelle »

166

.

Or, si l’entreprise idéographique requiert donc un parallélisme du langage idéal et de la pensée rationnelle, la philosophie analytique suppose aussi, nous l’avons annoncé, un parallélisme de l’un et de l’autre avec le monde. Dans la mesure, en effet, où la pensée est 167

« l’image logique des faits » , elle doit, comme toute image, se « conformer » à ce qu’elle représente, c’est-à-dire qu’elle doit en reproduire la forme. Une image, en effet, se caractérise toujours par une forme ; elle « consiste en ceci, que ses éléments sont entre eux

168

dans un rapport déterminé » . Et c’est parce qu’une image a une telle « forme » ou « structure » qu’elle peut prétendre représenter le monde : « Cette interdépendance des éléments de l’image, nommons-la sa structure, et la possibilité de cette interdépendance sa forme de représentation. La forme de représentation est la possibilité que les choses soient entre elles dans le même rapport que les éléments de l’image »

169

.

Parce qu’elle a une forme, la pensée peut, comme toute image, être plus ou moins conforme à la réalité qu’elle représente et elle peut donc se soumettre à la question de la vérité, c’est-à-dire à la question du caractère correct ou non de la représentation : « Ce que toute image, quelle que soit sa forme, doit avoir en commun avec la réalité pour pouvoir proprement la représenter – correctement ou non – c’est la 170

forme logique, c’est-à-dire la forme de la réalité » . Que la forme logique de la pensée rationnelle ne soit rien d’autre que la « forme de la réalité », c’est ce qui montre bien que la pensée rationnelle a la même structure que le monde. Et puisque le langage idéal a également la même structure que la pensée rationnelle, il a donc lui aussi par transitivité la même structure que le monde. Sous-jacent au projet idéographique de la philosophie analytique naissante, il y a donc bien un présupposé d’isomorphie entre la syntaxe du langage idéal, la logique de la pensée rationnelle et l’ontologie formelle. La question se pose cependant de savoir lequel de ces trois champs impose sa structure aux autres. À première vue, l’ordre est évident : le monde dicte sa structure à la pensée rationnelle, qui est son « image », et celle-ci impose à son tour sa structure au langage idéal, qui l’exprime de manière perceptible aux sens. C’est d’ailleurs cet ordre qui semble guider les développements du Tractatus, puisque celui-ci explicite d’abord la structure du monde avant d’en venir à sa représentation dans la pensée puis enfin à l’expression langagière de celle-ci dans la proposition. Mais, à vrai dire, si le projet d’idéographie repose effectivement sur l’affirmation de la priorité de la pensée rationnelle sur la syntaxe du langage – celle-ci doit reproduire cellelà –, il y a par contre une indétermination fondamentale – sur laquelle

toute la philosophie analytique est fondée – quant à la préséance de l’ontologie sur la logique ou de la logique sur l’ontologie. Car, en fait, chez Frege comme chez Russell, c’est bien à partir de la structure logique de la pensée rationnelle qu’est dégagée l’ontologie formelle. L’idée même de résoudre les questions philosophiques et notamment ontologiques par l’analyse logique – c’est-à-dire par l’analyse de la possibilité même de penser rationnellement ces questions et de les exprimer dans ce langage de la raison qu’est l’idéographie –, cette idée même indique bien qu’en fait c’est la structure logique de la pensée rationnelle qui est première et qui doit imposer sa loi au monde. En définitive, le projet fondamental de Frege et Russell réside dans cette double dimension : il convient tout d’abord d’élaborer un langage idéal dont la syntaxe reproduise les structures fondamentales de la pensée rationnelle – il faut mettre au point une idéographie – ; et, de ce qui peut être ainsi correctement pensé et exprimé, il s’agit ensuite de dégager les conséquences ontologiques – l’idéographie doit servir d’outil d’analyse philosophique. Et c’est cette double dimension que le Tractatus explicite lorsqu’il thématise la triple isomorphie du monde, de la raison et du langage ; même si l’on peut se demander s’il n’y a pas beaucoup de naïveté – ou au contraire de ruse – à laisser penser, par l’ordre d’exposition, que, pour être rationnelle, la pensée aurait à se conformer à la structure du monde, alors que, dans la pratique de la philosophie analytique, c’est bien plutôt l’ontologie qui est priée de se conformer à la logique.

2. L’ATOMISME LOGIQUE L’atomisme logique défendu par Wittgenstein dans le Tractatus constitue une belle illustration de ce renversement d’ordre. Une thèse essentielle qui repose au fondement de l’analyse frégéo-russellienne – thèse qu’une fois encore Wittgenstein a pour mérite d’expliciter –, c’est en effet que l’entité fondamentale de la pensée rationnelle, c’est la « pensée » au sens restreint où l’entendait Frege, c’est-à-dire le contenu propositionnel de représentation (Gedanke). Il y a en effet une priorité

du contenu propositionnel à l’égard de la raison, dans la mesure où c’est au niveau de la proposition plutôt qu’au niveau du concept que se joue la question fondamentale que la raison adresse à la représentation, à savoir la question de la vérité : « L’image s’accorde ou non avec la réalité ; elle est correcte ou non, vraie ou fausse »

171

.

172

C’est par ce qu’elle figure – c’est-à-dire par son sens – qu’une image est en accord ou en désaccord avec la réalité et qu’elle est donc vraie ou fausse. Mais cela veut dire que la problématique du sens est directement liée à celle de la vérité et que c’est donc la pensée susceptible d’être vraie ou fausse, la pensée propositionnelle (Gedanke), qui a, à proprement parler, un sens (Sinn), à savoir, nous y viendrons, des conditions de vérité. Et c’est en fait parce qu’ils contribuent au sens et à la détermination des conditions de vérité de la pensée propositionnelle – et similairement de l’énoncé propositionnel – que les autres éléments de la pensée – et les autres éléments du langage – intéressent la raison. « Seule la proposition a un sens (Sinn) ; ce n’est que lié dans une proposition que le nom a une signification 173

(Bedeutung) » . De même, nous le verrons, les « expressions » – c’està-dire les parties de la proposition qui caractérisent son sens – « n’ont 174

de signification que dans la proposition » . Il y a donc bien une priorité logique de la pensée propositionnelle sur ses composantes et de l’énoncé propositionnel sur ses termes. Or, ce qui nous intéresse, c’est que cette primauté logique de la pensée propositionnelle se reporte sur le champ ontologique et y implique la primauté ontologique du fait. Parce que c’est le fait qui rend ou non vraie la pensée propositionnelle, c’est lui et non la chose qui est l’entité fondamentale du monde : « Le monde est la totalité des faits, 175

non des choses » . Le fait ou l’état de choses prime sur la chose ; celle-ci est relative à celui-là : « il fait partie de l’essence d’une chose d’être élément constitutif d’un état de choses »

176

.

Fidèle à son entreprise d’explicitation du projet frégéo-russellien, Wittgenstein dévoile l’ontologie que l’analyse logique de Frege et

Russell implique : puisque les pensées propositionnelles sont les entités logiques fondamentales qui composent la pensée rationnelle, les faits sont les entités ontologiques élémentaires, les « atomes » qui composent le monde. « Le monde, dit Wittgenstein, se décompose en 177

faits » . Cette thèse, qui résume l’atomisme logique, veut, nous allons le voir, tout à la fois dire, d’une part, que la complexité du monde se laisse analyser en faits simples et, d’autre part, que les faits simples euxmêmes sont indécomposables ou du moins que leurs « constituants » ne sont pas des entités autonomes. Mais tout cela ne vaut bien sûr dans le champ de l’ontologie que parce que le point de vue logique y prévaut ; par « monde », il faut en fait, en philosophie analytique, comprendre 178

« l’espace logique » des faits . Dès lors, c’est parce que les conditions de vérité des propositions complexes sont purement fonction des conditions de vérité des propositions simples que la complexité du monde se laisse analyser en fait simples ; et c’est parce que les noms n’ont de rapport à la vérité qu’au sein des propositions que les choses ne sont pas des entités ontologiques autonomes. Avant de développer ces deux points, réinsistons sur les rapports de la question du sens et de la question de la vérité. Une proposition élémentaire est vraie ou fausse selon que l’état de choses qu’elle énonce existe ou non : « Si la proposition élémentaire est vraie, l’état de choses subsiste (besteht) ; si la proposition élémentaire est fausse, 179

l’état de choses ne subsiste pas » . Les conditions de vérité des propositions ne sont donc rien d’autre que les conditions de réalisation ou d’existence des états de choses qu’elles énoncent. Et c’est en fait dans ces conditions de vérité que réside le sens d’une proposition élémentaire, sens qui est donc préalable à la valeur de vérité de la proposition, puisque les conditions de vérité peuvent être connues sans qu’on sache encore si elles sont ou non réalisées : « Comprendre une proposition, c’est savoir ce qui a lieu quand elle est vraie. (On peut donc comprendre sans savoir si elle est vraie) »

180

.

Notons en passant que, puisque la vérité d’une proposition dépend de la réalisation de ses conditions de vérité – donc de l’existence d’états

de choses –, il ne peut y avoir de proposition vraie a priori. En effet, une proposition ne pourrait être vraie a priori que si son sens même impliquait sa vérité, c’est-à-dire si ses conditions de vérité impliquaient nécessairement leur réalisation effective : « Une pensée correcte a 181

priori serait telle que sa possibilité détermine sa vérité » . Mais cela voudrait dire que la vérité de la proposition n’aurait plus à proprement parler de « conditions », qu’elle ne dépendrait plus de la réalisation contingente des états de choses du monde. La simple considération du sens de la proposition suffirait à connaître sa valeur de vérité ; il ne faudrait plus en outre évaluer son accord avec la réalité : « Nous ne pourrions savoir a priori qu’une pensée est vraie, que si sa vérité pouvait être reconnue dans la pensée même (sans objet de 182

comparaison) » . Autant dire qu’il serait abusif de parler de vérité dans cette perspective, puisque, rappelons-le, « c’est dans l’accord ou le désaccord du sens de l’image avec la réalité que consiste sa vérité ou sa fausseté »

183

.

Dans la mesure donc où la question du sens s’identifie à celle des conditions de vérité, on comprend que la pensée propositionnelle élémentaire (Gedanke) constitue l’unité fondamentale du sens, l’« atome » du champ de la pensée ou de la représentation rationnelle. Et c’est par rapport à cette unité de sens que devront se définir, d’une part, les pensées propositionnelles plus complexes et, d’autre part, ces « composantes » de la pensée propositionnelle élémentaire que sont les concepts. Car l’atomisme logique, c’est tout à la fois la thèse que le sens des pensées propositionnelles complexes est entièrement analysable en termes de conditions de vérité des propositions élémentaires qui les constituent et la thèse que les « expressions » intrapropositionnelles ne sont rien d’autre que des composantes fonctionnelles de propositions élémentaires. Nous sommes déjà familiers avec la seconde thèse. Dans la droite ligne de Frege et Russell, Wittgenstein conçoit les expressions conceptuelles comme des fonctions propositionnelles, c’est-à-dire que leur sens est intimement lié à la possibilité même d’intervenir dans des propositions vraies ou fausses. Les expressions conceptuelles sont les

vecteurs mêmes du sens (Sinn), mais ce n’est que dans la proposition que la problématique du sens rejoint celle de la vérité et donc du rapport au monde représenté : « L’expression n’a de signification 184

(Bedeutung) que dans la proposition » . Pour Frege, rappelons-le, le concept « chat » est caractérisé par un ensemble de traits définitoires (Merkmale) qui fixent son sens, mais il n’acquiert une signification que dans la mesure où il intervient dans des propositions vraies de la forme « x est un chat » ; sa signification réside alors dans son extension, c’està-dire dans l’ensemble des objets x qui renvoient à la valeur de vérité « vrai » par cette fonction propositionnelle. Selon Frege, ce sont d’abord les propositions qui ont une signification, à savoir leur valeur de vérité ; et c’est ensuite seulement par rapport à cette signification – en prenant ces valeurs de vérité comme domaine de valeurs – que peut se définir la signification – l’extension – d’une expression conceptuelle envisagée comme fonction. Le Tractatus reprend cette analyse, à la différence près, nous le verrons, que, pour Wittgenstein, ce sont les faits et non les valeurs de vérité que les propositions ont pour signification. Mais, pour le reste, l’idée reste la même : la priorité logique des propositions sur les expressions conceptuelles implique une priorité ontologique des faits sur les extensions de concepts, qui n’ont pas d’existence autonome, mais seulement dérivée des faits. L’autre composante des propositions, ce sont les noms propres. Ici, la situation est très différente des expressions conceptuelles. Car un nom propre a quant à lui directement une signification, à savoir l’objet qu’il désigne : « Les signes simples utilisés dans la proposition s’appellent noms. Le nom signifie (bedeutet) l’objet. L’objet est sa signification. […] Le nom est dans la proposition le représentant de 185

l’objet » . Mais, en vertu précisément de cette référentialité directe, les noms, dit Wittgenstein qui rejoint sur ce point Russell, sont des signes simples dépourvus de traits définitoires, donc de sens (Sinn) : « Le nom ne saurait être fractionné en éléments par une définition : 186

c’est un signe primitif » . Et Wittgenstein d’expliciter alors la théorie russellienne des descriptions définies : « Le complexe ne peut être donné que par une description, et celle-ci convient ou ne convient pas.

La proposition dans laquelle il est question d’un complexe, si celui-ci n’existe pas, ne sera pas dénuée de sens (unsinnig), mais simplement 187

fausse » . Lorsqu’un objet n’est pas simplement désigné par son nom mais qu’il est identifié par une description complexe, c’est en fait qu’il y a intervention de concepts. Dans ce cas, l’expression descriptive a bien du sens, puisqu’elle est conceptuelle, mais elle peut aussi dès lors éventuellement être dénuée de toute extension, rendant par là même fausse toute proposition dans laquelle elle s’inscrit. Contrairement à l’analyse frégéenne qui accorde d’emblée un Sinn et une Bedeutung à tout type d’expression, l’analyse russellienne, à laquelle Wittgenstein se rallie, simplifie le tableau par souci de cohérence avec la distinction radicale du concept et de l’objet que Frege lui-même avait opérée : les noms propres ont d’emblée un référent, mais ils n’ont pas de sens ; les expressions conceptuelles – parmi lesquelles les descriptions définies – ont un sens mais n’acquièrent une signification qu’à travers le processus de détermination de leur extension. En fait, seule la proposition a tout à la fois un sens – des conditions de vérité qui sont fonction des expressions conceptuelles qu’elle 188

contient – et une signification – à savoir un fait, une situation, un état de choses, c’est-à-dire littéralement un certain état des choses auxquelles la proposition renvoie à travers ses noms propres ou les 189

valeurs de ses variables . Il y a évidemment un lien ontologique direct entre la signification d’une proposition et la signification des noms propres qu’elle contient. Mais propositions et noms propres n’ont pas pour autant une signification de la même manière : « Les situations 190

peuvent être décrites, non nommées » ; réciproquement, « je ne puis que nommer les objets. […] Je ne puis qu’en parler, non les énoncer 191

(de la même manière) » . De même que la proposition est le lieu d’accès des expressions conceptuelles à la signification, elle est à l’inverse le lieu d’accès des noms propres au domaine du sens. Dans la proposition, les objets ne sont plus seulement nommés, mais décrits ; ils ne sont plus seulement désignés mais leurs propriétés sont

énoncées. C’est dire si le rapport de la proposition à l’état de choses qu’elle énonce est différent du rapport du nom à la chose qu’elle désigne. Les propositions ne sont pas de noms, pas même des noms composés, comme pourraient le laisser penser les apparences linguistiques. « La proposition, dit Wittgenstein, n’est pas un mélange de mots. […] La proposition est articulée »

192

.

Les noms seuls peuvent désigner des choses, mais c’est l’articulation logique – syntaxique – de la proposition qui lui permet d’énoncer des états de choses. C’est là en fait, dit Wittgenstein, un principe qui vaut pour toute représentation et notamment la représentation picturale. Le rose d’une tache de peinture du tableau renvoie directement au rose de tel ou tel visage représenté ; mais c’est la configuration spatiale des taches de peinture du tableau qui lui permet de figurer une scène particulière, un certain « état de choses » : « Aux objets correspondent, dans l’image, les éléments de celle-ci. […] L’image consiste en ceci, que ses éléments sont entre eux dans un rapport déterminé. L’image est un fait. Que les éléments de l’image soient entre eux dans un rapport déterminé présente ceci : que les choses sont entre elles dans ce rapport. Cette interdépendance des éléments de l’image, nommonsla sa structure, et la possibilité de cette interdépendance sa forme de représentation. La forme de représentation est la possibilité que les choses soient entre elles dans le même rapport que les éléments de l’image »

193

.

Or, il en va exactement de même pour cette image particulière qu’est la proposition : « Un nom est mis pour une chose, un autre pour une autre, et ils sont reliés entre eux, de telle sorte que le tout, comme 194

un tableau vivant, figure un état de choses » . C’est donc l’articulation syntaxique complexe des noms dans la proposition qui représente la configuration particulière des choses dans l’état de choses : « La proposition et la situation qu’elle présente doivent posséder le même degré de multiplicité logique (mathématique) »

195

.

On pourrait être tenté de ne voir là qu’une forme élaborée de théorie de la représentation (et de la vérité) comme correspondance : il appartiendrait au monde de dicter ses formes à la pensée et au

langage. Mais ce qu’il faut en fait comprendre – et que le Tractatus montre bien, à défaut de le dire toujours explicitement –, c’est que, pour la philosophie analytique, il s’agit en fait moins de dégager l’articulation logique de la pensée rationnelle et du langage idéal à partir de l’articulation ontologique du monde que de mettre en évidence, en sens inverse, l’articulation ontologique du monde à partir de l’articulation logique de la pensée rationnelle et du langage idéal. Car l’ontologie que défend le Tractatus est en fait au moins autant une conséquence de l’idéographie qu’un modèle pour celle-ci. Ainsi, les rapports ontologiques entre les choses et les états de choses sont en fait déduits des rapports logiques qu’entretiennent les noms et les propositions dans l’analyse frégéo-russellienne. La proposition est une connexion articulée de noms propres et d’expressions conceptuelles, qui ne trouvent leur signification qu’en elle. C’est pourquoi, de la même manière, « l’état de choses est une connexion d’objets (entités, choses). Il fait partie de l’essence d’une 196

chose d’être élément constitutif d’un état de choses » . Certes, un nom est « indépendant » des propositions dans lesquelles il intervient, puisqu’il peut intervenir dans différentes propositions. Mais il n’a néanmoins de sens que parce qu’il intervient dans des propositions. Et c’est pourquoi « la chose est indépendante, en tant qu’elle peut se présenter dans toutes situations possibles, mais cette forme d’indépendance est une forme d’interdépendance avec l’état de choses, une forme de non-indépendance. (Il est impossible que des mots apparaissent à la fois de deux façons différentes, isolés et dans la 197

proposition) » . Un authentique nom propre est simple et n’est pas une description définie, mais il est dans son essence d’entrer en relation dans des propositions avec des concepts descriptifs. Et c’est pourquoi une chose est un pur « ceci » qui n’a en lui-même aucune complexité

198

et aucun trait caractéristique (Merkmale) – pas même

199

une couleur –, mais il est néanmoins dans l’essence d’une chose d’avoir à chaque fois telle ou telle propriété, d’être à chaque fois dans un « état » particulier

200

, donc de participer à un état de choses : « De

même que nous ne pouvons absolument nous figurer des objets spatiaux en dehors de l’espace, des objets temporels en dehors du temps, de même ne pouvons-nous figurer aucun objet en dehors de la possibilité de sa connexion avec d’autres. Si je puis me figurer l’objet lié dans l’état de choses, je ne puis me le figurer en dehors de la possibilité de ce lien »

201

.

Une même chose peut être tantôt dans tel état tantôt dans tel autre état. Il faut donc distinguer, d’une part, les choses, qui existent « indépendamment » de ce qui a lieu et constituent donc la « substance 202

du monde » et, d’autre part, les états de choses, qui sont les configurations particulières de la réalité dans lesquelles se trouvent constamment les choses. Se dessine donc, en quelque sorte, une double ontologie, qui renvoie à la double problématique d’existence chez Frege : d’une part, il y a les choses, qui sont absolument simples, qui sont de purs « ceci » et dont on doit donc se borner à reconnaître l’existence sans rien pouvoir encore en dire ; d’autre part, il y a « ce qui a lieu », c’est-à-dire l’inscription de ces choses dans des « états » particuliers, qui peuvent quant à eux être décrits et énoncés. S’en tenir à recenser les objets simples du monde, ce n’est pas encore connaître le monde ; il faut encore savoir ce qui a lieu, dans quels états sont les objets simples du monde. Comme le dit Russell dans son Introduction au Tractatus : « Le monde n’est pas décrit simplement en nommant tous les objets qu’il contient ; il est également nécessaire de connaître les faits atomiques dont ils sont les constituants »

203

.

Frege, on s’en souvient, rapportait l’interrogation d’existence à la question de la vérité d’énoncés prédicatifs singuliers : demander s’il existe des planètes du système solaire, c’est demander si le concept « planète du système solaire » est satisfait par au moins un objet, c’està-dire si au moins un énoncé de la forme « x est planète du système solaire » est vrai. Et, pour Frege, cette interrogation d’existence, qui porte sur des concepts et passe par la vérité de propositions, prime sur une autre interrogation d’existence, celle qui porte sur les objets – Leo Sachse existe-t-il ? – et qui ne peut être posée dans le langage sans être triviale, puisque l’usage même d’un nom propre pour désigner Leo

Sachse rend la question caduque. Et c’est au fond par son caractère non logique que cette autre interrogation d’existence – interrogation sur ce que Russell appelle « l’ameublement du monde » – avait été négligée par Frege. Or, c’est pour une raison similaire que Wittgenstein accorde une priorité ontologique aux faits par rapport aux choses. Les faits s’énoncent dans des propositions qui sont vraies ou fausses ; les objets se donnent dans des actes qui échappent à la question de la vérité. Et c’est parce que la pensée rationnelle – la pensée qui est responsable à l’égard du vrai et du faux – passe par les propositions plutôt que par les noms que, pour Wittgenstein, « le monde est la totalité des faits, non 204

des choses » . C’est donc bien la logique qui impose ici sa loi à l’ontologie. Certes, l’ordre d’exposition du Tractatus, qui commence par parler du monde avant de passer à la pensée puis au langage, semble laisser penser le contraire. Mais force est de constater qu’aucune justification n’est apportée aux affirmations ontologiques du début du Tractatus et qu’elles ne font donc qu’exprimer l’ontologie qui se dégage, par la suite, de l’analyse logique frégéo-russellienne et de leur idéo-graphie. Que les états de choses soient les éléments du monde et qu’ils ne soient pas eux-mêmes décomposables en d’autres entités plus simples, comme par exemple les choses, telle est donc une des deux thèses majeures de l’atomisme logique. L’autre thèse est celle de la vérifonctionalité généralisée des propositions du langage idéal : les conditions de vérité des propositions complexes sont purement et simplement fonction des conditions de vérité des propositions élémentaires qui interviennent en elles. Ainsi, la vérité de la proposition complexe « Il pleut en ce moment sur Londres et sur Paris » dépend entièrement de la vérité des propositions élémentaires « Il pleut en ce moment sur Londres » et « Il pleut en ce moment sur Paris » ; et la loi de cette dépendance est fixée par une fonction de vérité que traduit la « table de vérité » de la conjonction : p

q

p∧q

V V F F

V F V F

V F F F

Si les deux propositions élémentaires sont vraies, la proposition complexe est vraie. Si la première des deux propositions est vraie et la seconde fausse, la proposition complexe est fausse. Si la première des deux propositions est fausse et la seconde vraie, la proposition complexe est fausse. Si les deux propositions élémentaires sont fausses, la proposition complexe est fausse. De même, la vérité de la proposition complexe « Il pleut en ce moment sur Londres ou sur Paris » est fonction de la vérité des deux propositions élémentaires. Mais bien sûr la loi de dépendance qui caractérise la disjonction est différente de celle qui caractérise la conjonction : p

q

pvq

V V F F

V F V F

V V V F

Si les deux propositions élémentaires sont vraies, la proposition complexe est vraie. Si la première des deux propositions est vraie et la seconde fausse, la proposition complexe est vraie. Si la première des deux propositions est fausse et la seconde vraie, la proposition complexe est vraie. Si les deux propositions élémentaires sont fausses, la proposition complexe est fausse.

On voit donc que la spécificité d’un connecteur logique vérifonctionnel, c’est de constituer des propositions complexes dont les conditions de vérité sont entièrement fonction des conditions de vérité des propositions élémentaires qui les composent. Et puisque le sens d’une proposition s’identifie à ses conditions de vérité, cela veut dire que le sens de la proposition complexe est entièrement fonction du sens des propositions élémentaires. Le passage des propositions élémentaires à la proposition complexe n’implique donc l’intervention d’aucun sens nouveau, si ce n’est la loi de dépendance vérifonctionnelle qu’exprime la table de vérité du connecteur logique. Dans un tel contexte vérifonctionnel, il n’y a donc pas d’authentique « synthèse » au sens kantien de l’apparition d’un sens nouveau par la mise en relation des données élémentaires ; le sens de la proposition complexe est entièrement réductible par analyse logique au sens des propositions élémentaires qui la composent. Or, la thèse wittgensteinienne de vérifonctionalité généralisée, c’est que toute proposition complexe est « fonction de vérité des 205

propositions élémentaires » . Donc toutes les pensées propositionnelles complexes sont logiquement analysables en pensées propositionnelles élémentaires ; la pensée tout entière se dissout logiquement en ses atomes propositionnels. Pour le dire autrement, on peut, par des fonctions de vérité, composer toutes les pensées propositionnelles complexes à partir des propositions élémentaires : « À supposer que toutes les propositions élémentaires me soient données, on peut alors simplement demander : quelles propositions puis-je former à partir d’elles ? Et la réponse est : toutes les 206

propositions, ainsi se trouvent-elles délimitées » . On peut en effet combiner les fonctions de vérité les plus simples de multiples façons de manière à constituer une multitude d’articulations logiques vérifonctionnelles entre propositions et donc une multitude de propositions complexes nouvelles, mais toutes restent précisément analysables en leurs atomes, les propositions élémentaires : « Toutes les propositions sont les résultats d’opérations de vérité sur des propositions élémentaires »

207

.

Et puisque toutes les pensées propositionnelles complexes du champ de la pensée – et, corrélativement, toutes les propositions complexes du champ du langage – sont constituées à partir des propositions élémentaires par des fonctions de vérité, elles ne peuvent avoir entre elles que des liens logiques et eux-mêmes vérifonctionnels. Ainsi, quelles que soient les propositions élémentaires p et q, la proposition complexe conjonctive « p ∧ q » entretient des relations logiques avec la proposition complexe disjonctive « p v q », à savoir notamment que lorsque la première est vraie, la seconde est nécessairement vraie, donc que l’une implique l’autre. Ces relations, dit Wittgenstein, sont des « relations internes » (5.2), c’est-à-dire qu’elles sont nécessaires et liées aux fonctions de vérité mêmes qui les constituent l’une et l’autre. Il ne s’agit pas de relations contingentes et qui dépendraient elles-mêmes du monde. Par contre, les propositions élémentaires n’entretiennent les unes avec les autres aucune relation vérifonctionnelle, sans quoi elles ne seraient pas élémentaires mais pourraient être constituées les unes à 208

partir des autres par des fonctions de vérité . Que les propositions élémentaires soient logiquement indépendantes les unes des autres, c’est là aussi une thèse majeure de l’atomisme logique. Le schéma global qui se dégage de l’atomisme logique est donc le suivant : de l’ensemble des pensées propositionnelles élémentaires indépendantes résultent toutes les pensées propositionnelles complexes par des combinaisons de sens vérifonctionnelles, c’est-à-dire purement logiques. La « matière » de la pensée est faite de propositions élémentaires et sa forme combinatoire est entièrement logique. Or, en vertu du triple isomorphisme, ce schéma se reporte non seulement dans le champ du langage idéal, mais aussi dans le champ du monde. En ontologie, il faut en effet également supposer que les faits complexes (Tatsache) sont entièrement décomposables par l’analyse logique en faits élémentaires ou « états de choses » (Sachverhalt). Ces états de choses sont logiquement indépendants les uns des autres, de telle manière que « Quelque chose peut isolément avoir lieu ou ne pas avoir lieu, et tout le reste demeurer inchangé »

209

.

Cette indépendance mutuelle des états de choses implique qu’aucune inférence déductive n’est possible de l’un à l’autre : « On ne peut en aucune manière déduire de la subsistance d’une situation quelconque 210

la subsistance d’une autre situation totalement différente » . En particulier, poursuit Wittgenstein, il n’y a pas « de lien causal qui 211

justifierait une telle déduction » . Pure et simple conséquence de l’indépendance logique des pensées propositionnelles élémentaires, l’indépendance ontologique des états de choses exclut la possibilité qu’existent entre les états de choses des liens causaux qui les lient intrinsèquement les uns aux autres. Si des inférences déductives sont possibles, elles ne peuvent avoir lieu qu’entre des faits complexes (Tatsache) – correspondants ontologiques des pensées propositionnelles complexes – et ce en vertu des relations internes qui lient ces faits complexes de par leur dépendance vérifonctionnelle à l’égard d’états de choses élémentaires communs. Il n’y a au fond dans le monde rien d’autre que des états de choses élémentaires. Tous les faits complexes du monde ne sont que des dérivés logiques de ces atomes ontologiques : « Le monde est complètement décrit par la donnée de toutes les propositions élémentaires, plus la donnée de celles qui sont vraies et de celles qui 212

sont fausses » . Or, cela veut également dire que les articulations logiques elles-mêmes n’ont aucune valeur ontologique. Il n’y a pas, dit 213

Wittgenstein, d’« objets logiques » . Entre l’état de choses « Il pleut actuellement sur Paris » et le fait plus complexe « Il ne pleut pas actuellement sur Paris », fait complexe qui est entièrement fonction de l’état de choses précité, il n’y a l’intervention d’aucune nouvelle entité ontologique : « Que les signes “p” et “~p” puissent dire la même chose est important. Car cela montre que, dans la réalité, rien ne correspond au signe “~”. […] Les propositions “p” et “~p” ont un sens opposé, 214

mais il leur correspond une seule et même réalité » . Le monde se réduit donc à sa « matière », à savoir l’ensemble des états de choses qui subsistent. Quant à la forme du monde, elle est intégralement logique et non réelle : « Il est évident que v, ⊃, etc., ne sont pas des relations au sens de : à droite, à gauche, etc. La possibilité des définitions

réciproques des signes logiques “primitifs” de Frege et Russell montre déjà que ce ne sont pas des signes primitifs, et encore mieux qu’ils ne désignent aucune relation »

215

.

Que la forme (logique) du monde ne soit pas elle-même une partie du monde, c’est encore et toujours une conséquence de l’atomisme logique. Et cette thèse, Wittgenstein l’exprime de multiples façons. Une manière de le dire consiste, comme nous venons de le voir, à affirmer que la forme logique des faits s’exprime dans l’idéographie par certains connecteurs logiques ainsi que par les règles même de la syntaxe, mais que ceux-ci n’ont pas eux-mêmes de « contenu », qu’ils ne représentent rien de particulier dans le monde : « La possibilité de la proposition repose sur le principe de la position de signes comme représentants des objets. Ma pensée fondamentale est que les “constantes logiques” ne sont les représentants de rien. Que la logique des faits ne peut ellemême avoir de représentant »

216

.

Une autre manière de le dire consiste à affirmer que les lois logiques ne disent rien de la réalité du monde. En effet, toute proposition (complexe) de la forme « p v ~p » – par exemple, « Il pleut ou il ne pleut pas actuellement sur Paris » – sera nécessairement vraie quelle que soit la valeur de vérité de p. Mais, dit Wittgenstein, cela veut également dire que la vérité de cette proposition complexe ne dépend plus vraiment des conditions de vérité de la proposition élémentaire « p » et donc qu’elle ne dépend plus non plus de l’état du monde. Étant nécessairement vrai, cet énoncé complexe n’a pas à proprement parler de conditions de vérité dans le monde, et il ne peut donc prétendre représenter le monde. Contrairement aux authentiques propositions, cet énoncé ne dit pas ce qui a lieu quand il est vrai. Qu’il soit vrai qu’« Il pleut ou il ne pleut pas actuellement sur Paris », cela ne nous dit en fait rien sur l’état du monde ; de même d’ailleurs que ne nous dit rien sur l’état du monde le fait que soit faux l’énoncé « Il pleut et il ne pleut pas actuellement sur Paris ». Les tautologies et les contradictions ne disent rien sur le monde. Le passage du Tractatus est célèbre :

« Parmi les groupes possibles de conditions de vérité, il existe deux cas extrêmes. Dans l’un d’eux, la proposition est vraie pour toutes les possibilités de vérité des propositions élémentaires. Nous disons que les conditions de vérité sont tautologiques. Dans le second cas, la proposition est fausse pour toutes les possibilités de vérité : les conditions de vérité sont contradictoires. Dans le premier cas, nous appelons la proposition tautologie, dans le second cas contradiction. La proposition montre ce qu’elle dit, la tautologie et la contradiction montrent qu’elles ne disent rien. La tautologie n’a pas de conditions de vérité, car elle est inconditionnellement vraie ; et la contradiction n’est vraie sous aucune condition. La tautologie et la contradiction sont vides de sens. […] La tautologie et la contradiction ne sont pas des images de la réalité. Elles ne figurent aucune situation possible. Car celle-là permet toute situation possible, celle-ci aucune. Dans la tautologie les conditions de l’accord avec le monde – les relations de figuration – s’annulent mutuellement, de sorte qu’elles n’entretiennent aucune relation de figuration avec la réalité »

217

.

Puisque les lois logiques sont des tautologies, elles ne disent rien et n’ont donc aucun contenu propre. Pour Wittgenstein, une erreur majeure serait de penser que les lois logiques décrivent la forme logique du monde – les articulations logiques entre les faits – de la même manière que les propositions factuelles décrivent la matière du monde – les faits eux-mêmes : « Les propositions de la logique sont des tautologies. Les propositions de la logique ne disent donc rien. (Ce sont les propositions analytiques). Les théories qui font apparaître une proposition de la logique comme ayant un contenu sont toujours 218

fausses » . En fait, la forme logique du monde, ce n’est pas quelque chose que les lois logiques disent, mais plutôt quelque chose qu’elles montrent par le fait même d’être des tautologies, c’est-à-dire par le fait d’être inconditionnellement vraies : « Que les propositions de la logique soient des tautologies montre les propriétés formelles – logiques – de la langue, du monde »

219

. Les lois logiques « figurent

l’échafaudage du monde ; elles ne traitent de rien »

220

.

À cet égard, c’est aussi et peut-être surtout à Frege que Wittgenstein adresse ses critiques. Pour l’auteur de l’Idéographie, le fait que la logique soit un langage en même temps qu’un calcul implique que les

lois logiques fondamentales soient elles-mêmes des propositions énonçant des vérités, bien que des vérités particulières puisqu’elles portent sur les structures logiques du monde et qu’elles sont nécessaires. La logique était, pour Frege, une théorie, qui part de propositions énonçant des vérités nécessaires immédiatement évidentes et qui, par des règles d’inférence immédiatement évidentes, en déduit d’autres vérités nécessaires. Pour Wittgenstein, par contre, c’est le fait même d’être une tautologie qui fait d’une proposition une loi logique. Les lois logiques ne sont pas l’énonciation symbolique de vérités nécessaires ; ce sont des formules que les contraintes du système 221

symbolique lui-même rendent tautologiques . Les tautologies sont de purs produits du système formel ; et c’est pourquoi elles ne peuvent prétendre dire la forme du monde – par leur « contenu » –, mais seulement la montrer – par leur statut même de tautologie dans le système. « Que par exemple les propositions “p” et “~p” dans la connexion “~(p ∧ ~p)” engendrent une tautologie montre qu’elles se contredisent l’une l’autre. Que les propositions “p ⊃ q”, “p” et “q” liées sous la forme : “[(p ⊃ q) ∧ p] ⊃ q” engendrent une tautologie montre que q suit de p et de p ⊃ q. Que “(∀x) Fx ⊃ Fa” soit une tautologie montre que Fa suit de (∀x) Fx, etc. »

222

.

Par leur statut même de tautologie, les lois logiques et les règles d’inférence manifestent la forme logique du monde ; et à cet égard, il n’y a pas, contrairement à ce que pensait Frege, de loi logique ni de règle d’inférence plus fondamentale qu’une autre : « On peut toujours concevoir la logique de telle sorte que chaque proposition soit sa propre démonstration. Toutes les propositions de la logique ont une égale légitimité, il n’y a pas parmi elles de lois fondamentales essentielles et de propositions dérivées. Chaque tautologie montre par elle-même qu’elle est une tautologie. Il est clair que le nombre des “lois logiques fondamentales” est arbitraire, car on pourrait dériver la logique d’une seule loi fondamentale, par exemple en prenant le produit logique des lois fondamentales de Frege. (Frege dirait peut-être que cette loi fondamentale ne serait plus alors immédiatement évidente. Mais il est remarquable qu’un penseur aussi rigoureux que Frege ait fait appel au degré d’évidence comme critère de la proposition logique). La logique n’est

pas une théorie, mais une image qui reflète le monde »

223

.

En fait, ce sont les contraintes formelles mêmes du système symbolique – du « langage » – qui reflètent la logique du monde. Elles la reflètent, mais elles ne l’énoncent pas. C’est parce qu’il a la même forme que le monde que le langage idéal peut prétendre représenter le monde, mais cette forme commune, qui rend possible la représentation, n’est pas elle-même représentée. Une image, dit Wittgenstein, « peut représenter toute réalité dont elle a la forme. L’image spatiale tout ce qui est spatial, l’image en couleur tout ce qui est coloré, etc. Mais sa forme de représentation, l’image ne peut la 224

représenter ; elle la montre » . Et ce qui vaut pour toute image vaut en particulier pour l’image logique qu’est la pensée propositionnelle : « La proposition peut figurer la totalité de la réalité, mais elle ne peut figurer ce qu’elle doit avoir en commun avec la réalité pour pouvoir figurer celle-ci : la forme logique. Pour pouvoir figurer la forme logique, il faudrait que nous puissions, avec la proposition, nous placer en dehors de la logique, c’est-à-dire en dehors du monde. La proposition ne peut figurer la forme logique, elle en est le miroir. Ce qui se reflète dans la langue, celle-ci ne peut le figurer. Ce qui s’exprime dans la langue, nous ne pouvons par elle l’exprimer. La proposition montre la forme logique de la réalité. Elle l’indique »

225

.

L’idéographie doit donc faire apparaître la forme logique du monde dans sa structure même, c’est-à-dire sa syntaxe. Et, lorsque c’est le cas, il n’est plus nécessaire de dire cette forme : « Il en résulte que nous pourrions aussi bien nous passer des propositions logiques, puisque, dans une notation convenable, nous pouvons déjà reconnaître les propriétés formelles des propositions à la seule inspection de cellesci »

226

.

3. LES LIMITES DU LANGAGE Tout ce qui vient d’être dit apporte un important éclairage sur les propos par lesquels le Tractatus s’achève, aphorismes largement

commentés tels que « Sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence »

227

ou encore « Il y a assurément de l’indicible. Il se montre, 228

c’est le Mystique » . Lues isolément, ces assertions pourraient sembler porteuses d’une critique de la rationalité au nom de l’assertion de l’existence d’une sphère de problèmes et d’enjeux qui échappent à la pensée rationnelle et au langage de la raison. Or, il semble bien que, comme nous venons de le montrer, la première et principale « chose » qui ne puisse être représentée dans la pensée et dite dans le langage, ce soit en fait la rationalité elle-même. C’est d’abord et avant tout la forme logique du monde que la pensée ne peut prendre pour contenu et que le langage ne peut dire, mais que l’une et l’autre peuvent seulement refléter par leurs propres formes. Il revient à la syntaxe de l’idéographie d’« exprimer » – ou plutôt d’exhiber – ce qui ne peut être énoncé dans le langage. Que « les propositions sont les entités élémentaires du langage », que « la forme générale d’une proposition consiste en la saturation de fonctions propositionnelles par des arguments », que « certains énoncés sont tautologiques et qu’ils ne sont donc pas des authentiques propositions pourvues de conditions de vérité » : tout cela ne peut pas être dit dans le langage, mais doit apparaître au niveau du symbolisme même. Loin de critiquer la rationalité, Wittgenstein semble donc au contraire défendre un rationalisme radical : en effet, ce qui échappe à la préoccupation rationnelle pour la vérité et qui ne peut donc se dire dans les propositions d’un langage, ce sont les principes les plus 229

essentiels de la rationalité elle-même . Et si ceux-ci ne se soumettent pas à la question du vrai et du faux, c’est tout simplement parce que la logique n’a de compte à rendre à rien d’autre qu’elle-même. C’est là le sens de la célèbre formule : « La logique doit prendre soin d’ellemême »

230

.

La rationalité est une forme et non un contenu. Il ne s’agit donc pas, en logique, d’énoncer des principes dont la vérité nécessaire serait garantie par quelque évidence que ce soit ; il s’agit plutôt de refléter, dans la syntaxe d’un langage idéal, les formes rationnelles qui sont tout

à la fois celles de la pensée et du monde, et ce de manière à pouvoir alors dire dans le langage ce qui peut s’y dire, à savoir non pas la forme rationnelle du monde mais sa matière factuelle. La conformité logique du langage idéal ne relève pas elle-même de la vérité à laquelle prétendent les propositions du langage ; elle est la condition de possibilité de toute prétention à la vérité. « La logique est transcendantale »

231

.

Vouloir dire dans le langage ce qu’on ne peut que montrer par sa syntaxe est, pour Wittgenstein, une erreur monumentale. Et, à cet égard, Frege et Russell eux-mêmes ne sont pas à l’abri de tout reproche. Ainsi, par exemple, Russell se croit-il obligé de justifier – par des propositions sur les signes logiques – les contraintes syntaxiques qu’impose sa théorie des types. En fait, les contraintes syntaxiques d’un 232

langage stratifié en types se suffisent à elles-mêmes . De même, Russell croit nécessaire d’affirmer, par l’axiome de l’infini, l’existence d’une infinité d’objets différents dans le monde ; or, cela, c’est ce qu’il aurait seulement dû montrer en inscrivant un nombre infini de noms 233

dans le lexique de son langage . D’une manière plus générale, la différence – ou, au contraire, l’identité – entre deux objets n’est pas quelque chose qui doit se dire, mais quelque chose qui doit se montrer par l’usage de signes différents – ou, au contraire, d’un même signe : « J’exprime l’égalité des objets par l’égalité des signes, et non au moyen d’un signe d’égalité. J’exprime la différence des objets par la différence 234

des signes » . C’est pourquoi une expression telle que « a = a » n’est qu’une pseudo-proposition ; elle est « triviale » et elle n’a pas vraiment sa place dans une idéographie correcte. Et l’expression « a = b » n’est pas davantage recevable, puisque l’identité des objets devrait en principe être reflétée par l’identité des signes utilisés : « Frege dit que les deux expressions ont une même signification mais des sens différents. Mais l’essentiel dans l’équation est qu’elle n’est pas nécessaire pour montrer que les deux expressions mises en connexion par les signes d’égalité ont la même signification, car ceci les deux expressions elles-mêmes le font voir »

235

.

Pour Wittgenstein, l’avantage d’une idéographie, c’est précisément de ne plus devoir dire ce que l’expression symbolique même laisse parfaitement voir. Les contraintes formelles du langage idéal lui-même permettent de saisir immédiatement le statut (onto)logique de tout ce qui est pensé et représenté dans le langage. « Que quelque chose tombe sous un concept formel comme l’un de ses objets ne peut être exprimé par une proposition. Mais cela se montre dans le signe même de cet objet. (Le nom montre qu’il dénote un objet, le chiffre monte qu’il dénote un nombre, etc.) Les concepts formels ne peuvent, comme les concepts propres, être présentés au moyen d’une fonction. Car leurs caractères, les propriétés formelles, ne sont pas exprimés par des fonctions. L’expression de la propriété formelle est un trait de certains symboles »

236

.

Parce qu’ils relèvent de la « forme » de la pensée, les « concepts formels » ne sont en fait pas, pour Wittgenstein, d’authentiques concepts, satisfaits par certains objets et non par d’autres : « Ainsi le nom variable “x” est le signe propre du pseudo-concept objet. Chaque fois que le mot “objet” (“chose”, “entité”, etc.) est correctement employé, il est exprimé dans l’idéographie par le moyen du nom variable. Par exemple dans la proposition : “Il y a deux objets qui…”, au moyen de “(∃ x,y)…”. Chaque fois qu’il en est autrement, qu’il est donc utilisé comme nom de concept propre, naissent des pseudo-propositions dépourvues de sens. Ainsi ne peut-on dire : “Il y a des objets”, comme on dit par exemple : “Il y a des livres”. Et encore moins : “Il y a 100 objets” ; ou “Il y a ℵ0 objets”. Il est dépourvu de sens parler du nombre de tous les objets. Or, il en est de même pour les mots “complexe”, “fait”, fonction”, “nombre”, etc. »

237

.

Pour Wittgenstein, la confusion des concepts formels et des concepts 238

proprement dits – qui « pénètre toute l’ancienne logique » , mais encore aussi les travaux de Frege et Russell – est à l’origine d’énormément de problèmes philosophiques mal posés. On ne peut en fait se demander si un objet satisfait ou non le concept formel « objet » comme on se demande s’il satisfait ou non le concept « chat ». Et on ne peut donc non plus se demander s’il existe des objets comme on se demande s’il existe des chats. Qu’un objet soit un objet, c’est ce que

montre immédiatement l’usage d’un nom propre pour le désigner dans le langage ; l’ontologie transparaît dans les contraintes formelles de l’idéographie. Or, parce qu’elle a voulu prendre les formes fondamentales de la pensée ou du monde pour thème et non pour forme de son discours, la philosophie traditionnelle a précisément commis cette erreur d’avoir fait violence à l’idéographie en considérant par exemple les concepts formels comme d’authentiques concepts ou en cherchant à énoncer des vérités profondes sur la forme du monde. Comme le dit Russell dans sa préface au Tractatus : « La philosophie et les solutions traditionnelles naissent de l’ignorance des principes de 239

symbolisation et d’un usage erroné du langage » . Mais cet usage erroné, c’est précisément ce que, par ses contraintes formelles, l’idéographie doit rendre impossible. Dans ce cas, il ne sera même plus nécessaire de plaider pour l’évidence de tel ou tel principe formel comme Frege et Russell se sentaient encore obligés de le faire. L’idéographie fournit elle-même toutes les intuitions ontologiques nécessaires, ce qui veut aussi dire qu’à elle seule elle suffit à nous garantir du non-sens et de l’erreur logique : « Si, de l’évidence dont Russell a tant parlé, on peut en logique se dispenser, c’est seulement parce que la langue empêche elle-même toute faute logique. Le caractère a priori de la logique consiste dans l’impossibilité de rien penser d’illogique »

240

.

On voit donc par là que la simple expression adéquate des propositions vraies dans le langage idéal remplit déjà l’essentiel du travail philosophique. L’œuvre du philosophe n’est pas de produire de nouvelles propositions – les propositions philosophiques – dont le sujet serait plus profond ou plus fondamental que la plupart des propositions quotidiennes ; c’est seulement de rendre claires les propositions quotidiennes en les reformulant dans l’idéographie et en révélant par là même leur forme logique et leur articulation ontologique : « Le but de la philosophie est la clarification logique des pensées. La philosophie n’est pas une théorie mais une activité. Une œuvre philosophique se compose essentiellement d’éclaircissements. Le résultat de

la philosophie n’est pas de produire des “propositions philosophiques”, mais de rendre claires les propositions. La philosophie doit rendre claires, et nettement délimitées, les propositions qui autrement sont, pour ainsi dire, troubles et confuses »

241

.

En clarifiant ainsi les énoncés du discours, l’analyse logique permet simultanément de dissoudre certains « grands » problèmes philosophiques en montrant leur caractère mal formulé. L’analyse logique est donc en définitive l’outil critique par excellence de la philosophie, celui qui permet de séparer les authentiques propositions qui parlent du monde, des énoncés logiquement mal construits et donc dépourvus de sens : « La méthode correcte en philosophie consisterait proprement en ceci : ne rien dire que ce qui se laisse dire, à savoir les propositions des sciences de la nature – quelque chose qui, par conséquent, n’a rien à faire avec la philosophie –, puis quand quelqu’un d’autre voudrait dire quelque chose de métaphysique, lui démontrer toujours qu’il a omis de donner, dans ses propositions, une signification 242

à certains signes » . La philosophie, dit encore Wittgenstein, « doit marquer les frontières du pensable, et partant de l’impensable. Elle doit délimiter l’impensable de l’intérieur par le moyen du pensable. Elle signifiera l’indicible en figurant le dicible dans sa clarté. Tout ce qui peut proprement être pensé peut être exprimé. Tout ce qui se laisse exprimer se laisse exprimer clairement »

243

.

Reste alors le problème de savoir quel est, à cet égard, le statut du Tractatus logico-philosophicus lui-même. Car, lorsqu’il affirme la triple isomorphie de la pensée, du langage et du monde, lorsqu’il explicite la structure atomique de la pensée ou lorsqu’il met en évidence les limites du langage, Wittgenstein ne produit-il pas lui-même des énoncés insensés ? Effectivement, c’est bien le cas. Tel est en effet le principal paradoxe du Tractatus que, en pleine cohérence avec son propre propos, il condamne in fine comme insensée sa propre entreprise : « Mes propositions sont des éclaircissements en ceci que celui qui me comprend les reconnaît à la fin comme dépourvues de sens, lorsque par leur moyen – en passant sur elles – il les a surmontées. (Il doit pour ainsi dire jeter l’échelle après y être monté.) Il lui faut dépasser ces

propositions pour voir correctement le monde. Sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence »

244

.

4. LA DIVERSITÉ DES JEUX DE LANGAGE ET LEURS RÈGLES NON LOGIQUES Mis à part un article publié en 1929 et intitulé « Some remarks on logical form », Wittgenstein ne fait rien paraître entre le Tractatus logico-philosophicus et les Recherches philosophiques qui, à titre posthume, exprimeront sa nouvelle manière de penser, manière de penser dont la rupture avec celle qui prévalait dans le Tractatus est telle que Wittgenstein lui-même a demandé qu’on publie autant que possible ses deux grands ouvrages conjointement pour mieux en faire apparaître les profondes divergences. Dans les Recherches, plusieurs des thèses les plus centrales du Tractatus et le projet même d’une idéographie sont en effet sévèrement contestés, Wittgenstein donnant d’ailleurs une certaine emphase à son changement d’opinion en adressant ses critiques à « l’auteur du Tractatus logico-philosophicus » comme s’il s’agissait d’un opposant philosophique. Toutefois, sans vouloir gommer les incontestables divergences entre le « premier » et le « second » Wittgenstein, il est sans doute plus instructif encore de s’intéresser à la profonde continuité du projet philosophique wittgensteinien sous l’apparente diversité de ses expressions. Pour ce faire, les textes rédigés par Wittgenstein lors de son retour à la philosophie à la fin des années 1920 et au début des années 1930 constituent évidemment un maillon très éclairant. Il s’agit notamment des Remarques philosophiques (1929-1930) et du « Big Typescript » dont une version remaniée est connue sous le nom de Grammaire philosophique (1930-1932), textes qui sont donc représentatifs de la pensée d’un « Wittgenstein de la transition ». Par rapport au Tractatus, on y voit apparaître deux modifications majeures. D’une part, il ne s’agit plus désormais d’envisager l’élaboration d’un langage idéal, d’une langue de la Raison, mais plutôt d’étudier notre

langage et de distinguer ce qu’il y a en lui d’essentiel et ce qui est en lui inessentiel à sa fin de représentation. D’autre part, il convient désormais de reconnaître que les rapports d’inférence entre propositions – et, corrélativement, les rapports de dépendance entre états de choses – ne se réduisent pas aux seuls rapports vérifonctionnels qui avaient été mis en évidence dans le Tractatus ; la rationalité qui structure tout à la fois la pensée, le langage et le monde va au-delà de la logique vérifonctionnelle et, contrairement à ce que soutenait le Tractatus, elle implique des liens nécessaires entre les propositions élémentaires elles-mêmes par l’intermédiaire de leurs concepts. Développons ces deux points. Tout l’intérêt d’une idéographie résidait dans sa capacité à représenter adéquatement le monde. Mais cela, dit Wittgenstein, notre langage quotidien le fait déjà très largement malgré certaines imperfections et certains échecs. Dès lors, plutôt que de construire de toutes pièces un nouveau langage parfaitement artificiel, mieux vaut chercher à déterminer en quoi notre langage parvient à représenter adéquatement le monde et en quoi il y échoue : « Comme il serait étrange que la logique s’occupe d’un langage “idéal” et non du nôtre. En effet, que pourrait bien exprimer ce langage idéal ? mais justement ce que nous exprimons actuellement dans notre langage habituel ; alors c’est sur celui-ci que la logique doit donc porter son investigation. […] L’analyse logique est l’analyse de quelque chose que nous avons, non de quelque chose que nous n’avons pas. Elle est donc l’analyse des propositions comme elles sont (il serait étrange que la société humaine ait parlé jusqu’à maintenant sans parvenir à constituer une proposition correcte) »

245

.

Se mettre en quête du langage idéal, ce ne doit au fond être rien d’autre que de chercher l’essence du langage, c’est-à-dire la forme qu’ont en commun tous les langages qui représentent adéquatement le monde. Et c’est en fait cette forme commune qui reflètera alors l’essence du monde tel qu’il nous apparaît : « Si on fait comme une description de la classe des langages qui satisfont leur fin, on aura ce faisant montré ce qu’il y a d’essentiel en eux et donné ainsi une re-

246

présentation immédiate de l’expérience immédiate » Remarques philosophiques, Wittgenstein donne

. Au début des le nom de

247

« phénoménologie » à cette simple description – par opposition à « explication » – de l’essence du monde telle qu’elle transparaît dans l’essence de notre langage : « Connaître ce qui est essentiel à notre langage et ce qui est inessentiel à sa fin de re-présentation – connaître les parties de notre langage qui sont des roues tournant à vide –, une telle connaissance aboutit à la construction d’un langage phénoménologique »

248

.

Bien qu’elle ne soit plus guère employée par la suite, cette expression wittgensteinienne de « langage phénoménologique » traduit bien le fait que le second Wittgenstein réitère en fait l’ambition du premier d’aller chercher dans le langage la logique des phénomènes, la logique du monde tel qu’il nous apparaît. Malgré le renoncement à une idéographie, c’est encore la pertinence de la démarche analytique en philosophie qui est revendiquée ; pour Wittgenstein, identifier la « logique » du langage, c’est toujours en même temps mettre à nu l’essence du monde. La seule nouveauté, c’est que, pour Wittgenstein désormais, les formes du monde se reflètent déjà dans le langage quotidien et non pas exclusivement dans un langage de la Raison qu’il faudrait au préalable construire : « Je pense », dit Wittgenstein aux membres du Cercle de Vienne en 1929, « que nous avons une langue, la langue usuelle. Nous n’avons pas besoin d’inventer d’abord un nouveau langage ni de construire un symbolisme. Car le langage courant est déjà la langue, pourvu que nous le libérions des obscurités qui se cachent en lui. Notre langage est déjà parfaitement en ordre, si 249

toutefois nous sommes au clair avec ce qu’il symbolise » . Bien sûr, le travail d’analyse du philosophe a toujours pour objectif la « clarification » et même parfois la « remise en ordre » du discours. Mais, s’il importe de retrouver dans le langage un certain « ordre » là où règne la confusion, il ne s’agit pas d’y rétablir l’Ordre – l’ordre idéal qui serait celui du monde de la Raison, comme chez Platon et Frege –, mais plus simplement de le remettre en ordre de marche, de faire en sorte qu’il puisse fonctionner et remplir son rôle, comme le fait

normalement un jeu de langage dans la vie quotidienne : « Nous voulons établir un ordre dans notre connaissance de l’emploi du langage : un ordre dans un but déterminé ; un ordre parmi de nombreux autres possibles, et non l’Ordre »

250

.

Il ne faut pas penser l’idéalité ou l’exactitude comme un ordre parfait qui serait dissimulé sous le fatras linguistique et qu’il faudrait aller redécouvrir. Il peut être utile, dans certaines circonstances et en fonction de certains objectifs, de clarifier des expressions du langage qui sont confuses ou trompeuses ; mais cela ne veut pas dire qu’on vise à terme le langage parfait. La clarté, l’exactitude sont des buts relatifs et non absolus : « Selon ma façon de voir, quelque chose ne peut être confus ou non clair que par référence à quelque chose qui a été établi 251

par nous comme but de la clarté : donc du relatif » . Remettre le langage en état de marche, ce n’est pas « affiner ou compléter d’une manière extraordinaire le système de règles qui régissent l’emploi de 252

nos mots » , mais seulement permettre à ces règles de remplir leur fonction, quelle qu’elle soit. Et ici on voit poindre un élément essentiel du renoncement au langage idéal. Depuis le Tractatus, en effet, Wittgenstein a pris conscience de ce fait fondamental que le langage a plusieurs fonctions et pas seulement celle de décrire comment est le monde, pas seulement de dire qu’« il en est ainsi ». 253

Contrairement à ce que soutenait le paragraphe 4.5 du Tractatus , il existe une multiplicité indéfinie de sortes de phrases ; toutes n’ont pas le même statut. Certaines servent à décrire le monde, d’autres à exprimer des émotions ou à témoigner de la sympathie, d’autres encore à recueillir des informations, à intimer des ordres, à persuader, à insulter, etc. Car, bien sûr, la grande diversité des « jeux » auxquels, dans sa plasticité, le langage se prête, est tout simplement le reflet de la plasticité même de notre vie et de la diversité de ses « formes ». « Combien existe-t-il de catégories de phrases ? L’assertion, l’interrogation et l’ordre peut-être ? – Il y en a d’innombrables, il y a d’innombrables catégories d’emplois différents de tout ce que nous nommons “signes”, “mots”, “phrases”. Et cette diversité n’est rien de fixe, rien de donné une

fois pour toutes. Au contraire, de nouveaux types de langage, de nouveaux jeux de langage (Sprachspiel), pourrions-nous dire, voient le jour, tandis que d’autres vieillissent et tombent dans l’oubli »

254

.

Or, c’est précisément parce qu’elles négligent cette multiplicité d’usages que la plupart des philosophies du langage – et corrélativement la plupart des ontologies – sont inadéquates : « Nous n’avons pas conscience de l’indicible disparité existant entre les jeux de langage quotidiens, parce que les vêtements de notre langage 255

uniformisent tout » . Le langage, dit Wittgenstein, est un poste d’aiguillage : ses propositions sont autant de manettes dont l’apparence globalement similaire cache en fait des fonctions différentes. « La proposition “Ceci est beau et ceci n’est pas beau” est d’une autre sorte que, par exemple, “Le soleil se lève”, son mode d’emploi est très différent. Mais de telles différences, il y en a à foison dans le domaine des propositions »

256

. Le problème, dit Wittgenstein, c’est que le 257

langage tout entier a « résonance propositionnelle (Satzklang) » et qu’on croit donc à tort qu’il n’a qu’un seul usage, celui d’énoncer des états de choses : « Le défaut fondamental de la logique de Russell, et de la mienne également dans le Tractatus, est que ce qu’est une proposition y est illustré par deux ou trois exemples qui sont des lieux communs, et est par conséquent présupposé comme compris sur le mode de la généralité »

258

.

De même, bien qu’ils s’alignent les uns à côté des autres comme les outils sur un établi de menuisier, les mots qui composent ces propositions sont destinés à des usages aussi divers que peuvent en avoir les outils du menuisier. Ici encore, les diversités fonctionnelles peuvent être masquées par la similarité des apparences linguistiques : bien que tous trois substantifs, les mots « chaise », « justice » et « désir » répondent en fait à des règles d’usage aussi différentes les unes des autres qu’un tournevis, un ciseau à bois ou un coin à fendre malgré certaines parentés de leur aspect. À qui ignore l’usage qui en est fait dans les divers jeux de langage, tous les mots se ressemblent, comme se ressemblent encore les différentes lignes tracées sur une

carte d’état major pour qui ne sait rien de leurs fonctions. L’analyse d’usage, par contre, fait apparaître différents types de mots, régis par des pratiques très différentes. Et la classification de ces différents types doit aller bien au-delà de la catégorisation « substantifs, adjectifs, verbes, adverbes,... », puisqu’aux contraintes syntaxiques s’ajoutent des impossibilités d’intersubstitution sémantiques : « Si on nous remontre que le langage peut tout exprimer à l’aide de substantifs, adjectifs et verbes, il nous faut dire qu’il est alors nécessaire, dans chaque cas, de distinguer entre des types tout à fait différents de substantifs, etc., étant donné que des règles grammaticales différentes sont valables pour eux. Ce qui le montre, c’est qu’il n’est pas permis de les substituer l’un à l’autre. Par là se montre que leur caractère de substantifs était seulement du superficiel et que nous avons affaire en réalité à des alliances de mots tout à fait différentes. Les alliances du mot ne sont déterminées que par toutes les règles grammaticales qui régissent un mot et, considéré ainsi, notre langage a une masse de types de mots différents »

259

.

La forme sous laquelle une « signification » est projetée dans le langage – substantif, verbe, adjectif, proposition complète,... – ne nous dit en fait pas encore quel est son statut, ni quel rapport elle entretient avec le signe linguistique qui la représente. Et la logique s’est trop longtemps contentée d’une analyse grammaticale sommaire et, par là même, d’une ontologie simpliste : « J’inclinerai à dire : la vieille logique comporte bien plus de conventions et de physique qu’on ne l’aurait cru. Si le substantif est le nom d’un corps, si le verbe est par exemple la désignation d’un mouvement, si l’adjectif sert à la description de la propriété d’un corps, on voit bien à quel point cette logique est pleine de présupposés »

260

.

Comme Frege et Russell, Wittgenstein oppose à la « grammaire de surface », qui se laisse leurrer par les analogies linguistiques, une 261

« grammaire profonde » qui puisse fonder une authentique analyse logique. Comme eux, il affirme notamment que « le schéma sujetprédicat sert de projection pour un nombre infini de formes logiques différentes »

262

. Cependant, si l’analyse frégéo-russellienne en termes

d’objets et de fonctions propositionnelles a permis de distinguer, sous la similarité des apparences linguistiques, des formes logiques aussi différentes que la simple subsomption d’un objet sous un concept, l’implication formelle, l’affirmation d’existence ou l’affirmation d’identité, elle n’a pas encore, pour Wittgenstein, fait suffisamment droit à la multiplicité des rapports ontologiques effectifs de subsomption d’objets sous des concepts. Ainsi, bien qu’on dise « Ses gestes sont vifs » comme on dit « Ses cheveux sont gris », les rapports de la « propriété » au « substrat » n’ont en fait pas du tout la même valeur ontologique dans l’un et l’autre cas. Une action n’a pas une « propriété » (par exemple celle de la rapidité ; ou bien celle de la bonté) comme les cheveux ont une couleur

263

.

De même, les emplois d’un nom, par exemple, sont très divers. Et la dénomination – le fait pour un nom d’être « attaché comme une 264

étiquette à une chose » – n’est qu’un des jeux de langage, qu’une des fonctions possibles du nom. Tous les termes que nous appelons « noms » ne désignent pas un objet de la même manière. « En disant : “Chaque mot du langage désigne quelque chose”, nous n’avons encore absolument rien dit, à moins que nous n’ayons expliqué de façon 265

précise quelle distinction nous souhaitons faire » . Au fond, c’est presque à tort que nous mettons en avant la notion générale de « nom » : « Nous appelons “nom” des choses très diverses ; le mot “nom” caractérise de nombreux types d’emplois différents d’un mot qui sont apparentés les uns aux autres de bien des manières 266

différentes » . On reconnaît là bien sûr une critique frégéorussellienne, qui dénonçait l’amalgame que ne peut qu’entraîner la notion de nom, puisque y cohabitent les noms propres, qui désignent directement un objet du monde, et les noms communs, c’est-à-dire les termes conceptuels substantifs, qui ne renvoient à des objets qu’à travers la délimitation d’extension de concepts. Mais la critique wittgensteinienne va au-delà de cela ; il s’agit aussi, pour lui, de montrer la diversité des modes de signification que peuvent revêtir des noms communs tels que « chaise », « justice », « désir », etc.

Dans une certaine mesure, en laissant croire qu’il n’y a qu’un seul mode de rapport entre les signes linguistiques et les objets du monde, la notion même de « signification » obscurcit le fonctionnement du langage plus qu’elle ne l’éclaire. « Le concept général de la signification d’un mot recouvre le fonctionnement du langage d’un rideau de brume 267

qui en rend impossible une vision claire » . Lorsqu’il parle de la signification, Saint Augustin, par exemple, ne décrit qu’un seul jeu de langage, qu’un système de communication particulier, qui « ne 268

recouvre pas tout ce que nous nommons langage » . C’est dès lors à montrer le caractère simpliste d’une telle conception de la signification que seront consacrés les premiers paragraphes des Recherches philosophiques. Si, pour le second Wittgenstein, l’analyse logique – idéographique – frégéo-russellienne ne suffit plus, c’est donc en fait parce qu’il y a une multiplicité irréductible de jeux de langage, entre lesquels n’existent que des analogies partielles, des « ressemblances de famille 269

(Familienähnlichkeiten) » , et non une structure idéale commune. Or, cette diversité des jeux de langage quotidiens, que Wittgenstein oppose désormais à l’uniformité forcée et trompeuse de l’idéographie, nous mène à la seconde modification majeure que Wittgenstein imprime à sa pensée après le Tractatus. Chaque jeu de langage, en effet, se caractérise par des règles particulières de fonctionnement et d’usage, par une « grammaire », qui impose au discours des contraintes supplémentaires à celles qui relèvent de la logique vérifonctionnelle envisagée dans le Tractatus. Wittgenstein prend en particulier conscience de ce qu’il y a, entre les propositions d’un jeu de langage, des rapports nécessaires qui ne concernent pas seulement la forme des propositions complexes mais aussi le contenu des propositions élémentaires. Ainsi, la proposition « Le chat est gris » n’est pas seulement en rapport d’opposition avec sa contradictoire « Le chat n’est pas gris », mais aussi avec des propositions telles que « Le chat est blanc » ou « Le chat est noir ». De même en va-t-il des propositions « Le cendrier est circulaire » et « Le cendrier est triangulaire » ou des propositions « La table est longue de 2m » et « La table est longue de

3m ». Or, ces rapports d’opposition ne sont pas de pures et simples contradictions logiques, car ils n’apparaissent pas dans la forme de l’énoncé (comme entre « p » et « ~p »), mais ils exigent de tenir compte du sens même de certains des concepts contenus dans la proposition. C’est entre les concepts, c’est-à-dire entre des éléments infrapropositionnels que se jouent ces relations nécessaires. Chaque détermination conceptuelle – « gris », « circulaire », « long de 2m » – ne s’oppose pas à une et une seule détermination contradictoire, mais à toute une série de déterminations qui, appartenant à un même genre, sont incompatibles entre elles : « gris » avec l’ensemble des autres couleurs, « circulaire » avec l’ensemble des autres formes spatiales, « long de 2m » avec l’ensemble des autres mesures de longueur. Or, ce réseau de relations nécessaires entre des déterminations conceptuelles implique que les propositions élémentaires « Le chat est gris » et « Le chat est noir » ne sont pas indifférentes les unes aux autres, mais qu’elles entretiennent au contraire les unes avec les autres une « parenté élémentaire », c’est-à-dire des « relations internes ». Il y a donc bien, dit Wittgenstein, une « construction logique qui marche sans l’aide des fonctions de vérité (...) En effet, si différents degrés s’excluent mutuellement, de la présence de l’un suit la non-présence de l’autre. Alors, c’est que deux propositions élémentaires peuvent se contredire »

270

.

Dans le Tractatus, on s’en souvient, Wittgenstein affirmait que deux propositions « élémentaires » – propositions qui ne comportent aucune forme logique – sont toujours indépendantes l’une de l’autre : « Il est clair que le produit logique de deux propositions élémentaires ne peut 271

être ni une tautologie ni une contradiction » . C’est pourquoi il rangeait les lois nécessaires des couleurs dans l’ordre de la seule 272

nécessité qu’il connaissait alors, la tautologie . Dès les Remarques Philosophiques, il revient sur cette conception et conteste que les principes qui reposent sur les formes logiques soient les seuls à fonder des inférences :

« Je ne savais pas encore tout cela lorsque j’élaborais mon travail et mon opinion était alors que tout raisonnement repose sur la forme de la tautologie. Je n’avais pas vu alors qu’un raisonnement peut aussi avoir la forme : un homme fait 2 mètres, donc il n’en fait pas 3. Cela est lié à ma croyance d’alors que les propositions élémentaires devaient nécessairement être indépendantes ; de l’existence d’un état de choses, on ne pourrait pas conclure à la non-existence d’un autre. Mais si ma façon actuelle de voir le système propositionnel est correcte, l’est tout autant la règle selon laquelle on peut conclure de l’existence d’un état de choses à la non-existence de tous les autres qui sont décrits par le système propositionnel »

273

.

C’est donc un nouveau type de nécessité rationnelle que Wittgenstein identifie. Des contraintes de rationalité pèsent sur le système des couleurs ou le système numérique ; et ces contraintes s’expriment notamment par des interdits syntaxiques ou « grammaticaux » qui régissent le sens et le contresens. Dès lors, les notions de « couleur » ou de « nombre » doivent apparaître chacune à la tête d’un des chapitres de la grammaire. Ce ne sont pas là de simples concepts empiriques, mais de véritables concepts formels, des « catégories » qui définissent des types d’être particuliers. Chacune de ces catégories détermine en effet un groupe de significations de même « valeur », c’est-à-dire qui peuvent prendre les mêmes places et tenir les mêmes rôles dans un jeu de langage. « Quand l’enfant apprend “bleu est une couleur, rouge est une couleur, vert, jaune, tout cela ce sont des couleurs”, il n’apprend rien de neuf sur les couleurs, mais il apprend la signification d’une variable dans des propositions comme “l’image a de belles couleurs”, etc. Une proposition de ce genre donne à 274

l’enfant les valeurs d’une variable » . Et, ici encore, il en va de même pour le concept formel de « nombre », dont le Tractatus disait déjà : « Le concept de nombre n’est rien d’autre que ce qu’il y a de commun à tous les nombres, la forme générale du nombre. Le concept de nombre est le nombre variable »

275

.

Ces variables ont pour caractéristique de ne pouvoir recevoir qu’une seule détermination à la fois : « deux déterminations de la même espèce (coordonnées) sont impossibles »

276

. Une même dimension,

une même inconnue algébrique ne peuvent avoir à la fois les valeurs 4 et 5 ; un son ne peut être à la fois un sol et un si ; une étendue ne peut être en même temps rouge et verte. Ce sont là des nécessités régies par la syntaxe : « La syntaxe interdit une construction comme “A est vert et A est rouge”. (On a au premier abord le sentiment qu’il y a là injustice à l’égard de cette proposition ; comme si cette interdiction la dépouillait partiellement de ses droits de proposition), mais, pour “A est vert”, la proposition “A est rouge” n’est pour ainsi dire pas une autre proposition – et c’est là proprement ce que maintient la syntaxe – mais une autre forme de la même proposition. La syntaxe regroupe par ce moyen les propositions qui sont une détermination »

277

.

5. GRAMMAIRE PHILOSOPHIQUE ET ONTOLOGIE Des deux préoccupations nouvelles de Wittgenstein – préoccupation pour les contraintes de rationalité autres que vérifonctionnelles et préoccupation pour ces contraintes telles qu’elles œuvrent dans nos jeux de langage quotidiens eux-mêmes –, naît l’idée d’une nouvelle « grammaire philosophique », qui s’attache à mettre en évidence une série de concepts catégoriaux non logiques – comme celui de couleur, de nombre, de forme spatiale, etc. –, mais aussi à dégager les rapports nécessaires entre concepts empiriques dans les différents domaines du langage que ces catégories définissent. Simultanément, seraient ainsi mises en évidence certaines des formes nécessaires de notre monde ; car la grammaire philosophique est aussi une ontologie. Et chaque « chapitre de la grammaire philosophique » livre ainsi un ensemble de connaissances a priori sur un aspect ou une « région » du monde. Si donc la grammaire philosophique du second Wittgenstein se présente comme une réflexion élargie sur les structures de la rationalité qui organisent tout à la fois la pensée, le langage et le monde, la question fondamentale qui restait irrésolue dans le Tractatus, à savoir celle de l’ordre de fondation des structures logique syntaxique et ontologique, se repose à nouveau. Est-ce l’organisation

structurelle du monde qui dicte à la pensée ses contraintes rationnelles et au langage ses règles grammaticales ? Ou bien est-ce l’organisation de la pensée qui impose leurs formes au langage d’une part et au monde d’autre part ? Ou encore est-ce éventuellement le langage qui prescrit à la pensée et au monde leurs structures ? Ce questionnement, qui porte en fait sur les fondements mêmes de la démarche analytique en philosophie, Wittgenstein l’aborde désormais frontalement et explicitement. Contrairement au doute que laissait planer l’ordre d’exposition du Tractatus, l’hypothèse d’une priorité fondationnelle de l’ontologie sur la logique et la syntaxe est clairement rejetée par l’auteur des Remarques philosophiques. Que « la syntaxe ne peut pas être justifiée », telle sera 278

même une des principales thèses du second Wittgenstein . La grammaire n’est pas dictée par une structure ontologique préalable ; elle est le fondement de toute signification et de toute représentation du monde. Bien loin qu’il soit le simple reflet du monde, bien loin que sa structure copie celle du monde, bien loin que ses termes reproduisent les éléments du monde, le langage donne plutôt au monde sa structure et ses limites. « Les conventions de la grammaire ne tirent pas leur justification d’une description de ce qui est re-présenté. Toute description de ce genre présuppose déjà les règles de la 279

grammaire » . Les catégories grammaticales ne sont pas la traduction des différences ontologiques ; c’est au contraire la 280

grammaire qui « dit quelle sorte d’objet » est chaque chose. La grammaire ne décrit pas, mais exprime l’essence des choses. C’est à travers le langage que nous classifions les choses et que nous les pensons, si bien que les règles de la grammaire fixent nos concepts, déterminent ce qui est concevable et ce qui est insensé, précisent quelles notions sont compatibles entre elles et lesquelles sont inconciliables, et par là même nous imposent des certitudes ontologiques. « Nous sommes habitués à un certain partage des choses. 281

La langue, ou les langues, nous l’ont rendu naturel » . Si un certain « ordre des choses » s’impose à nous comme évident, ce n’est pas parce

qu’il se donne dans une quelconque intuition intellectuelle, mais parce qu’il a été institué par des règles de nos jeux de langage : chaque 282

« mouvement grammatical » donne à voir de nouveaux phénomènes. Et s’il n’y a pas place pour le doute, c’est parce qu’on ne doute pas d’une règle ; on s’y conforme. « “Mais quand tu as une certitude, n’est-ce pas simplement parce que tu fermes les yeux devant le doute ?” – Ils sont fermés »

283

.

Que nous jugions nécessaires ou impossibles certaines choses, cela ne doit pas s’expliquer par l’essence du monde – et, moins encore, par les propriétés d’un hypothétique monde idéal dont le monde réel ne serait qu’une instanciation contingente – ; cela se voit simplement dans les règles de nos jeux de langage. « Que ce soit un non-sens (unsinnig) de dire d’une couleur qu’elle est une tierce plus haute qu’une autre, voilà qui ne peut pas être prouvé. Je puis seulement dire : “Qui utilise ces mots avec la signification que je leur donne ne peut pas associer de sens à cette combinaison ; si elle a un sens pour lui, c’est qu’il 284

comprend autre chose que moi par ces mots” » . Le langage est un jeu, c’est-à-dire un ensemble de règles grammaticales, et celles-ci ne sont conventionnelles que parce qu’elles ne sont pas rendues inéluctables par la nature des choses. « Pourrais-je décrire la finalité des conventions grammaticales en disant que je dois les adopter parce que, disons, les couleurs ont certaines propriétés – dans ce cas ces conventions seraient superflues puisque alors il me serait possible de dire ce que précisément les conventions excluent »

285

.

D’autres jeux de langage sont possibles, qui délimiteraient d’autres mondes. Ainsi, on peut parfaitement imaginer des communautés qui, dans certains domaines, penseraient beaucoup plus précisément que nous, et emploieraient différents termes là où nous n’en utilisons qu’un. Des communautés pourraient attacher beaucoup d’importance à ce dont nous nous désintéressons et se désintéresser de ce qui est important pour nous. Une telle communauté développerait un autre système de concepts et une autre vision du monde. « Ce que je veux dire est qu’une éducation tout autre que la nôtre pourrait aussi être

286

l’assise d’une tout autre conceptualité » . De même, on pourrait concevoir un jeu de langage de la douleur tout différent du nôtre ; où, par exemple, seules les blessures intersubjectivement observables seraient prises en considération. Et, de même encore, la géométrie ou la théorie des couleurs pourraient, pour des raisons diverses, être très différentes de ce qu’elles sont. Ce qui paraît naturel et nécessaire est donc relatif à notre forme de vie. Paradoxalement, c’est précisément parce qu’elles sont conventionnelles que nos divisions conceptuelles nous semblent évidentes : elles sont nécessaires, c’est-à-dire qu’elles sont imposées par nos formes de vie. Si nous n’en sommes pas conscients, c’est parce qu’« il n’y a pas de contre-forme opposée à la forme de notre 287

monde » . C’est pourquoi les « expériences de pensée » auxquelles Wittgenstein se livre sont salutaires ; elles mettent en évidence la relativité des formes : « Si tu crois que nos concepts sont les bons, sont ceux qui conviennent à des hommes intelligents, et que quelqu’un qui en aurait d’autres ne comprendrait par conséquent pas ce que nous comprenons, imagine alors certains faits généraux de la nature autres qu’ils ne sont, et d’autres formations conceptuelles que les nôtres te paraîtront naturelles »

288

.

Par ailleurs, en imaginant d’autres mondes possibles, on dégage plus nettement la forme propre au nôtre. On montre sa structure, c’est-àdire les rapports nécessaires entre significations tels qu’ils sont prescrits par les règles de notre grammaire. Ces expériences de pensée sont donc un moyen précieux pour conduire les investigations 289

grammaticales et elles constituent l’outil même de la philosophie. Car étudier la syntaxe, c’est étudier en même temps l’ontologie ; les règles de grammaire révèlent « l’essence du monde ». Pour autant, les règles de grammaire ne peuvent prétendre énoncer ou dire l’essence du monde. À cet égard, elles jouent exactement le même rôle que les tautologies du Tractatus. Les énoncés nécessaires de la logique montraient la structure a priori du monde, mais n’étaient pas pour autant des « propositions » susceptibles d’être vraies ou fausses

selon leur conformité ou non à cette structure a priori qui leur préexisterait. Or, ce qui vaut pour la logique et les mathématiques vaut aussi pour d’autres jeux de langage comme celui des touts et des parties, celui de l’harmonie des sons, celui des couleurs, ou celui des propriétés mentales. Et si la notion de règle a donc un sens élargi par rapport à celui de tautologie – puisqu’il ne vaut pas seulement pour les énoncés vérifonctionnellement nécessaires –, le terme même de « règle » a aussi et surtout pour avantage de marquer très nettement la différence par rapport au terme de « proposition » et de signaler son caractère normatif – ou « transcendantal » – plutôt que descriptif. « Si la grammaire affirme que vous ne pouvez dire d’un son qu’il est rouge, cela ne signifie pas que le dire est faux, mais que c’est un non-sens – en d’autres termes, que ce n’est pas le moins du monde un langage »

290

.

Le jeu de langage des couleurs auquel Wittgenstein consacre une attention particulière et constante va nous permettre d’illustrer les rapports entre grammaire et ontologie. Wittgenstein, nous l’avons dit, souligne d’emblée la similitude du statut des lois des couleurs avec les lois mathématiques : « “Il n’y a pas de vert rougeâtre” est une proposition de même famille que celles dont nous usons comme 291

d’axiomes en mathématiques » . Dans les deux cas, il s’agit de mettre en évidence des règles qui régissent le discours : « L’octaèdre des couleurs est grammaire car il dit que nous pouvons parler d’un bleu 292

tirant sur le rouge mais non d’un vert tirant sur le rouge, etc. » . Dire que ces énoncés sont des règles, c’est les opposer aux propositions empiriques. Il ne s’agit en effet en aucun cas de propositions décrivant les rapports observés entre des couleurs réelles. « Nous avons un système des couleurs comme nous avons un système des nombres. Ces systèmes tiennent-ils à notre nature, ou à la nature des choses ? Lequel faut-il dire ? – Ils ne tiennent pas à la nature des nombres ou des 293

couleurs » . Affirmer avec l’octaèdre des couleurs que le vert est à équidistance du bleu et du jaune, ce n’est pas constater, mais prescrire la « nature des choses »

294

. Bien plus, dire que le rouge existe, ce n’est

rien d’autre que reconnaître au mot « rouge » une signification

295

. Et,

pour que je puisse observer le rouge, le système des couleurs tout entier doit déjà être installé : « Le rouge est quelque chose de spécifique ; mais c’est ce que nous ne voyons pas quand nous regardons quelque chose de rouge. Nous y voyons les phénomènes que nous délimitons par le jeu de langage avec le mot “rouge” »

296

.

Les lois des couleurs n’ont pas pour objet de décrire certains phénomènes réels, mais d’énoncer les possibilités de toute description. Il ne s’agit donc pas de faire une science expérimentale des couleurs ; toute science expérimentale présuppose plutôt déjà les lois d’essence des couleurs. Et c’est en ce sens que Wittgenstein pouvait parler de « phénoménologie » : « La phénoménologie (Phänomenologie) n’établit que les possibilités. Alors la phénoménologie serait donc la grammaire de la description de ces faits sur lesquels la physique construit ses théories. Expliquer est plus que décrire. Mais toute explication contient 297

une description » . Notons que ces lois « phénoménologiques » des couleurs ne sont pas non plus des propositions « psychologiques » reliant les possibilités d’apparition et de coexistence de couleurs à la nature de l’appareil psychique humain. L’octaèdre des couleurs, dit Wittgenstein, est une « représentation grammaticale, non psychologique »

298

.

Ici encore, c’est en imaginant d’autres mondes, qu’on dégage – par « l’absurde » – tout à la fois notre propre système des couleurs et son caractère conventionnel. « Dans un monde autre, les couleurs pourraient jouer un autre rôle que dans le nôtre. Imagine différents cas. (1) Certaines couleurs liées à certaines formes. Le rouge circulaire, le vert quadrangulaire, etc. (2) Les couleurs ne peuvent être produites. On ne peut colorer les choses. (3) Telle couleur toujours liée à une odeur désagréable ou à un poison. (4) Le daltonisme beaucoup plus fréquent que chez nous. (5) Différentes nuances de gris sont chose fréquente ; toutes les autres couleurs extrêmement rares. (6) Nous pouvons reproduire de mémoire un grand nombre de nuances de couleur. Si notre système de numération est lié au nombre de nos doigts, pourquoi notre système de couleur ne serait-il pas lié à la façon particulière dont les couleurs apparaissent ? (7) Une couleur apparaît toujours dans un passage graduel vers une autre couleur. (8) Les couleurs apparaissent

toujours dans l’ordre de l’arc-en-ciel »

299

.

Le système des couleurs est un instrument ; il est davantage de l’ordre de l’utilité que de la vérité. Dès lors, si nos formes de vie étaient différentes, il est probable que les règles des couleurs seraient elles aussi sensiblement différentes. Or, cela nous mène au fondement ultime des règles grammaticales et, corrélativement, des lois de la rationalité et des structures ontologiques. Car, pour être conventionnelles – et non directement prescrites par le monde –, les règles des jeux de langage ne sont pas pour autant parfaitement arbitraires. Elles sont en effet directement ancrées dans des pratiques quotidiennes de donation de sens. Les jeux de langage, en effet, s’inscrivent dans des « formes de vie », où ils tiennent un rôle utilitaire. « Le langage est un instrument. Ses concepts 300

sont des instruments » . Et dès lors qu’ils sont des outils, leur usage leur impose certaines contraintes quant à leur forme. Comme les actions, les paroles satisfont des besoins, agissent sur autrui et changent le monde. Et de la même façon que tous les actes ne conviennent pas à toutes les situations, toutes les paroles ne sont pas adaptées à toutes les circonstances : elles n’ont parfois aucun effet sur le monde ou ont des effets non désirés. Paroles et choses sont, comme 301

le dit Wittgenstein, « dans le même espace » . Les hommes échangent des paroles comme ils échangent des biens et ces « dons linguistiques » sont d’autant plus pertinents qu’autrui peut en tirer profit. « Oui, il faut toujours te poser cette question : Quelle information de telles propositions apportent-elles à celui à qui tu t’adresses ? Ce qui veut dire : quel usage peut-il en faire ? »

302

.

Or, que chacun puisse tirer profit des paroles des autres, cela suppose d’abord que tous utilisent les mêmes mots de la même manière. Pour qu’il y ait règle, il faut une certaine régularité des pratiques linguistiques. « Si la règle devenait l’exception et l’exception la règle, ou si elles devenaient toutes deux des phénomènes de fréquence à peu près identique, nos jeux de langage normaux perdraient leur

303

intérêt » . Il n’y aurait tout simplement pas de règles s’il n’y avait pas de pratiques habituelles communes, non pas qu’il faille un large consensus pour qu’un concept soit adopté – ce que soutiendrait un conventionnalisme pur et dur –, mais, plus fondamentalement, qu’il faille une tendance générale à se comporter de telle ou telle façon, à dire telle ou telle chose, pour qu’il y ait même un concept : « “Si, d’une façon générale, les hommes ne s’accordaient pas sur la couleur des choses, et que ces désaccords ne fussent pas exceptionnels, notre concept de couleur ne pourrait pas exister.” Non ; ce concept n’existerait pas »

304

.

Par ailleurs, ces pratiques elles-mêmes ne sont « régulières » que parce qu’elles sont utiles au sein de nos formes de vie. C’est l’héritage pragmatiste de Wittgenstein. En fait, les « formes de vie » – les manières de fonctionner dans le monde – sont le donné contingent dont jaillissent les pratiques langagières et par la même le sens : « Au lieu de l’inanalysable, du spécifique, de l’indéfinissable, un fait : le fait que nous agissons de telle et telle manière, que, par exemple, nous punissons certaines actions, que nous établissons un état de fait de telle et telle manière, que nous donnons des ordres, que nous faisons un rapport, décrivons des couleurs, nous intéressons aux sentiments des autres. Ce qu’il faut y ajouter, le donné – pourrait-on dire – serait les faits de la vie, les formes de vie (Lebensformen) »

305

.

Lorsque nous imaginons d’autres communautés qui fonctionneraient différemment de la nôtre, qui n’attacheraient pas de l’importance aux mêmes choses que nous, qui auraient d’autres pratiques, qui développeraient d’autres jeux de langage et se représenteraient donc le monde autrement, nous imaginons d’autres formes de vie. Or, si le climat sur Terre était constant, si l’œil humain ne pouvait distinguer différentes couleurs, si nous n’attachions aucune importance à porter assistance et soin à autrui, la grammaire des langages humains serait probablement très différente, dans la mesure où les hommes n’auraient aucun usage de pans entiers de leurs langages actuels. « Imagine que j’arrive dans un pays où les couleurs des choses, dirais-je,

changeraient continuellement (à cause de quelque particularité de l’atmosphère, par exemple). Les habitants de ce pays ne voient jamais de couleurs constantes. Leur herbe est tantôt verte, tantôt rouge, etc. Ces gens pourraient-ils apprendre à leurs enfants les termes de couleurs ? – Mais d’abord, il pourrait se faire que les termes de couleur fassent défaut dans leur langue. Ce que peut-être, si nous nous en apercevions, nous pourrions expliquer par le fait que de tels termes auraient trop peu d’emploi pour constituer certains jeux de langage, voire pas d’emploi du tout »

306

.

Insistons sur le fait qu’il n’est pas question pour la philosophie de s’intéresser aux causes des jeux du langage, à ce qui détermine l’adoption de telle ou telle règle ; la philosophie doit seulement décrire l’usage et ainsi identifier le sens : « Si la formation des concepts peut s’expliquer par des faits naturels, ne devrions-nous pas nous intéresser, plutôt qu’à la grammaire, à ce qui est son fondement dans la nature ? – Sans doute manifesterons-nous aussi de l’intérêt pour la correspondance entre les concepts et certains faits naturels très généraux. (Il s’agit de faits qui, en raison de leur généralité, ne retiennent le plus souvent pas notre attention.) Mais notre intérêt ne nous porte pas à remonter aux causes possibles de la formation des concepts. Nous ne faisons pas de science naturelle, et pas davantage d’histoire naturelle – puisque nous pouvons aussi inventer, pour nos propres buts, quelque chose comme une histoire naturelle »

307

.

À cet égard, Wittgenstein maintient l’antipsychologisme hérité de Frege. D’une certaine façon, les jeux de langage – et les systèmes conceptuels qu’ils déploient – sont bien contraints par la structure factuelle du monde, non pas qu’ils la copient nécessairement, mais bien que l’activité linguistique est une des facettes du rapport des hommes au monde. « Tout se passe donc comme si nos concepts, comme si l’usage que nous faisons des mots, étai(en)t conditionné(s) par un dispositif factuel […] Le problème qui nous met ici au rouet est identique à celui que pose la réflexion suivante : “Les hommes ne pourraient apprendre à compter si tous les objets qui les entourent étaient entraînés dans un mouvement d’apparition et de disparition trop rapide” »

308

.

En définitive, cela n’a tout simplement pas de sens de demander ce qui du langage ou du sens est le premier. « Elle renaît sans cesse, la tentative de délimiter le monde dans le langage et de l’y mettre en évidence – mais cela ne va pas. Le monde va de soi, ce qui s’exprime justement en ceci que le langage n’a que lui – et ne peut avoir que lui – 309

pour référence » . Si le monde était différent, les formes de vie et donc les jeux de langage seraient différents ; et si les jeux de langage étaient différents, le monde serait perçu différemment. « Le thème et le langage interagissent (Das Thema ist in Wechselwirkung mit der Sprache) »

310

.

6. LE MYTHE DE LA SIGNIFICATION Que le langage soit avant tout pratique dans une forme de vie, c’est ce qui explique qu’un jeu de langage partiellement indéterminé puisse néanmoins fonctionner. Le fait que certaines règles de la grammaire ne soient pas complètement précisées et que l’usage de certains termes ne soit pas parfaitement délimité n’empêche pas que le jeu soit praticable dans de nombreuses autres circonstances ; pas plus qu’un peu d’incertitude dans les recommandations quant à l’usage du marteau dans certaines circonstances particulières – peut-il servir à casser telle ou telle roche ? – ne fait obstacle à son utilisation quotidienne. « “Cette loi n’a pas été édictée en prévision de cas de ce genre”. Est-elle pour 311

autant dénuée de sens ? » . Bien au contraire ; que la grammaire ne prescrive pas tout, qu’elle laisse des libertés dans l’usage, c’est même une des conditions de son utilité : un ensemble d’outils n’est salutaire que s’il permet certaines innovations et permet notamment de faire face à certaines situations imprévues. La grammaire doit donner au 312

langage « le degré de liberté nécessaire » . Pour qu’un langage « fonctionne », pour qu’il ait prise sur le monde, il faut des inexactitudes, des « aspérités », du « frottement »

313

.

Régi par des règles, le langage s’assimile à un jeu, mais c’est un jeu

tel qu’il évolue constamment, que de nouvelles règles s’ajoutent, que d’autres se précisent, que certaines sont abandonnées : « L’analogie du langage et du jeu ne nous apporte-t-elle donc pas quelque lumière ? Nous pouvons très bien imaginer des gens qui s’amusent avec un ballon dans un pré. Ils commencent à jouer à différents jeux existants ; il y en a certains qu’ils ne mènent pas à terme, et dans l’intervalle, ils lancent le ballon en l’air au hasard, et pour s’amuser, ils se pourchassent avec le ballon, s’en servent comme d’un projectile, etc. Après quoi quelqu’un déclare : Ces gens-là jouent sans interruption à un jeu de ballon, et donc, à chaque lancer, ils suivent des règles déterminées. Et n’y a-t-il pas aussi le cas où nous jouons et “make up the rules as we go along” ? Et également celui où nous les modifions – as we go along »

314

.

Que les jeux de langage évoluent, cela s’explique précisément par le fait qu’ils sont des instruments et qu’ils doivent donc s’adapter aux modifications de l’environnement et aux nouveaux buts à satisfaire. Il ne peut, avions-nous dit, y avoir de règles et donc de sens 315

déterminés que « là où la vie suit un cours régulier » . Toutefois, les formes de vie dont sont issues les règles sont elles-mêmes fluctuantes et seulement plus ou moins régulières. « L’arrière-plan, c’est tout le train-train d’une vie. Et notre concept caractérise un certain élément de ce train-train. Et déjà le concept de “train-train” entraîne l’indéterminité. Car ce n’est que par une répétition constante que se produit un “train-train”. Et une “répétition constante” n’a pas de 316

commencement déterminé » . Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que les règles de nos jeux de langage soient imprécises et évolutives. On voit donc en quoi l’idée même d’un langage idéal – d’une idéographie – dont la structure serait définie une fois pour toutes et les concepts parfaitement déterminés apparaît désormais à Wittgenstein comme un projet totalement chimérique. La rationalité qui s’exprime dans le langage ne peut en effet s’envisager en dehors d’une double perspective génétique et pragmatique ; un jeu de langage a toujours une histoire et une ou plusieurs fonctions dans des formes de vie. L’idée même de signification ne peut être détachée des pratiques quotidiennes et de leurs régularités. Dire que le sens d’une expression

réside dans des contextes d’utilisation, c’est dire qu’il est lié à des pratiques, à des formes de vie, dans lesquelles il tient une fonction particulière. Identifier sens et usage, c’est rapporter la signification aux projets, aux desseins qu’elle sert. « Demande-toi : à quelle occasion, dans quel but disons-nous cela ? Quelles manières d’agir accompagnent ces paroles ? (Pense à l’acte de saluer !) Dans quelles scènes emploie-ton ces manières d’agir, et à quelle fin ? »

317

.

En dernière analyse, le sens de la proposition est sa « finalité », c’està-dire le rôle qu’elle joue dans le jeu de langage et, par là, la place qu’elle occupe dans la forme de vie. Or, ce rôle s’évalue dans les contextes d’utilisation de cette proposition, ainsi que dans les procédures qui président à la vérification de la légitimité de cette assertion : « Ce que l’on regarde comme le fondement d’une 318

affirmation constitue le sens de cette affirmation » . Déterminer le sens de la proposition « Il pleut », ce n’est rien d’autre que répondre aux questions : Dans quels contextes dit-on « Il pleut » ? Et comment vérifie-t-on éventuellement l’exactitude ou plus généralement la pertinence de cette affirmation ? À cet égard, l’identification du sens d’une proposition avec ses conditions de vérité qui avait été faite dans le Tractatus n’est pas complètement remise en question. Au contraire, cette thèse est explicitement réaffirmée par le second Wittgenstein : « Chaque proposition dotée de sens doit nous indiquer par son sens 319

comment nous convaincre de sa vérité ou de sa fausseté » . Mais, désormais, les conditions de vérité d’une proposition ne constituent plus qu’un des aspects de son sens : « S’interroger sur la possibilité de vérifier une proposition et sur son mode de vérification n’est qu’une forme particulière de la question : “Comment entends-tu cela ?”. La 320

réponse est une contribution à la grammaire de la proposition » . Parmi les règles qui régissent l’usage d’une proposition, il faut compter celles qui président à sa vérification ; et l’étude de ces dernières constitue donc une contribution parmi d’autres à la mise en évidence de la « grammaire » de cette proposition. Si la théorie de la signification du second Wittgenstein consiste donc

partiellement en une réinterprétation pragmatiste de celle qui prévalait dans le Tractatus, elle est en fait aussi et surtout dirigée par une critique très vive d’un certain mythe philosophique qui conçoit la signification comme une entité nouvelle qui s’adjoint au symbole et lui est associée. À juste titre, Frege et Russell avaient dénoncé la conception psychologiste qui faisait de la signification une entité mentale subjectivement vécue. La signification d’un mot ne se réduit en effet en aucun cas à tel ou tel vécu. C’est l’usage d’un signe, et non un quelconque « sentiment interne », qui détermine sa signification. Deux expressions n’ont pas des significations identiques parce qu’elles sont associées au même vécu ; c’est dans la mesure où elles sont utilisées de la même façon qu’elles acquièrent un même sens. À l’inverse, une expression a deux significations différentes si elle a deux types d’emploi assez différents. « “Le mot ‘x’a deux significations”, cela veut dire : il y a deux façons de l’employer »

321

.

C’est l’usage d’un signe et non un quelconque « processus mental » qui lui confère sa signification. Que la flèche → indique une direction 322

« n’est pas un “abracadabra” que seule l’âme pourrait accomplir » . Il n’est aucun besoin de supposer que le signe doit, pour ne pas perdre sa signification, s’accompagner sans cesse de représentations psychiques. C’est dans l’usage que réside le sens. Le sens n’est donc pas quelque chose qui s’ajoute au mot ; c’est sa fonction. « On dit : L’important n’est pas le mot, mais sa signification ; et on pense alors la signification comme une chose du même genre que le mot, et néanmoins différente de lui. Ici le mot, et là sa signification. L’argent, et la vache que l’on 323

peut acheter avec. (Mais d’un autre côté : l’argent, et son utilité) » . Les mots ne sont que des outils. Or, rien ne doit s’ajouter au bâton pour en faire un levier, sinon une certaine utilisation : « Un mot n’a de signification que dans l’appareil de la proposition. C’est comme si on disait qu’un bâton n’est levier qu’au moment de son emploi. Seule l’application qu’on en fait le constitue comme levier »

324

.

Wittgenstein formule l’hypothèse d’une « maladie psychique » particulière qui rendrait celui qui en souffre incapable de ressentir les

images mentales ou les autres vécus en quoi la signification est supposée résider. Or, il est clair que si de tels « aveugles à la signification » se montraient aptes à participer adéquatement à des échanges linguistiques, on ne leur dénierait certainement pas la maîtrise du sens des termes qu’ils utilisent sous prétexte qu’ils ne le « vivent » pas au fond d’eux-mêmes : « Quand j’ai supposé le cas d’un “aveugle à la signification”, ce fut parce que l’expérience vécue de la signification semble n’avoir pas d’importance dans l’usage de la langue. En d’autres termes parce qu’il semble qu’un aveugle à la signification ne perde pas grand-chose »

325

.

Cependant, si le sens d’un mot ne se réduit pas à une « idée » au sens psychologiste, elle n’est pas non plus une « Idée » au sens platonicien. Nous avons vu que, par réaction antipsychologiste, Frege et le premier Russell avaient tous les deux flirté avec une conception « platonicienne » qui concevait les significations, non comme des entités mentales subjectives mais comme des entités idéales intersubjectives, dont Frege alla même jusqu’à dire qu’elles composaient un « troisième monde » distinct des réalités physiques comme des réalités psychiques. Pour notre part, nous avons toutefois insisté sur les tendances inversement nominalistes de l’analyse frégéo-russellienne, puisque les concepts, qui sont les vecteurs du sens pour Frege et Russell, ne désignent en fait que des fonctions classificatoires des entités du monde (les objets) et non pas des entités supplémentaires qui s’ajouteraient à ces dernières. Reste cependant que Frege et Russell – et, avec eux, le premier Wittgenstein – ne peuvent s’empêcher de succomber à un certain mythe de la signification en supposant que le sens d’un terme du langage doit être parfaitement défini et stable – de manière à ce que son extension puisse être exactement déterminée – et qu’il doit préexister à son usage dans des propositions, puisqu’il sert précisément à en fixer les conditions de vérité. Or, c’est là une exigence idéographique dont le second Wittgenstein dénonce explicitement le caractère illusoire. La plupart des termes de nos langages sont utilisés selon des règles peu précises et ne sont donc pas parfaitement univoques. Et ce n’est

pas là un défaut de nos langues empiriques, lesquelles ne parviendraient pas à rendre compte de sens par ailleurs exacts. C’est, pour Wittgenstein, un trait essentiel de la plupart de nos concepts que de n’avoir pas de signification ferme et définitive. Car, comme nous l’avons vu, bien loin que les concepts pâtissent de leur imprécision, celle-ci est plutôt nécessaire à leur usage quotidien : « Frege compare le concept à une circonscription, et il dit qu’une circonscription non clairement délimitée ne peut en aucune façon être nommée “circonscription”. Probablement cela veut-il dire que nous ne pouvons rien en faire. – Mais est-il dénué de sens que de dire : “Tiens-toi à peu 326

près là !” ? » . La même critique s’adresse d’ailleurs à la prétention russellienne de réduire certains noms propres à des descriptions conceptuelles aux traits définitoires parfaitement définis : « D’après Russell, nous pouvons dire : Le nom “Moïse” peut être défini au moyen de différentes descriptions. Par exemple, comme “l’homme qui conduisit les Israélites à travers le désert”, comme “l’homme qui vécut à cette époque et en ce lieu, et qui reçut le nom de ‘Moïse’”, “l’homme qui, enfant, fut sauvé des eaux du Nil par la fille de Pharaon”, etc. Et selon qu’on adopte l’une ou l’autre de ces définitions, la proposition “Moïse a existé” acquiert un sens différent, et il en va de même pour toutes les autres propositions portant sur Moïse. (...) Mais quand j’énonce quelque chose au sujet de Moïse – suis-je dans tous les cas prêt à substituer à “Moïse” l’une quelconque de ces descriptions ? Peut-être dirais-je que par “Moïse” j’entends l’homme qui a fait toutes les choses que la Bible attribue à Moïse, ou du moins, bon nombre de ces choses. Mais combien ? Ai-je décidé combien de choses devraient se révéler fausses pour que je renonce à ma proposition et la considère comme fausse ? Le nom “Moïse” possède-t-il donc pour moi un emploi fixe et univoquement déterminé dans tous les cas possibles ? – N’est-il pas vrai que j’ai pour ainsi dire toute une série de béquilles en réserve, et que je suis prêt à m’appuyer sur l’une si on me retire l’autre, et vice versa ? »

327

.

Puisque le sens réside dans l’usage, et que l’usage est le plus souvent fluctuant, multiple, mal délimité, il ne faut pas s’étonner que de nombreuses significations ne soient pas parfaitement déterminées. « Quand nous considérons l’usage réel d’un mot, nous voyons quelque chose de fluctuant (…) Ainsi, on pourrait dire que l’usage du mot

“bon” (au sens éthique) est composé d’un très grand nombre de jeux apparentés. Qui seraient pour ainsi dire les facettes de l’usage. Mais justement, c’est la connexion de ces facettes, leur parenté, qui créent ici 328

un concept » . Il en va exactement de même pour les concepts de « nombre » ou de « jeu » ; dans la vie quotidienne, ils font l’objet d’une multitude de jeux de langage différents qui ne se ressemblent que partiellement. Leur signification est donc assez « vague », « floue », même si on peut bien sûr inventer un nouveau jeu où ces mots ne seraient utilisés que dans certains contextes précis. « Qu’est-ce qui est encore un jeu, qu’est-ce qui n’en est plus un ? Peux-tu indiquer des limites ? Non. Tu peux tracer certaines limites, car jusqu’ici aucune n’a 329

été tracée » . C’est, par exemple, ce que fait l’arithmétique avec le mot « nombre » ou la physique avec le mot « force ».

7. ANALYSE DU LANGAGE ET CLARIFICATION ONTOLOGIQUE Malgré donc des divergences manifestes par rapport à ses propres convictions ou présuppositions du Tractatus, le second Wittgenstein reste, on le voit, fondamentalement accroché au projet philosophique du premier. Il s’agit encore et toujours d’identifier les structures a priori du monde, de la pensée et du langage, structures fondamentales qui ne peuvent pas elles-mêmes se dire dans le langage mais seulement se montrer dans sa syntaxe ou sa grammaire. À cet égard, d’ailleurs, les investigations grammaticales ne constituent pas seulement un outil d’exploration ontologique, mais aussi et peut-être surtout un instrument critique à l’égard de toute une série de mésinterprétations philosophiques dues à l’incapacité de reconnaître des différences d’usage. En effet, tant qu’il est envisagé dans sa dynamique fonctionnelle, le langage ne demande que des interventions de clarification très ponctuelles et ciblées. Mais dès qu’on s’en tient à des analogies superficielles qui négligent et masquent les différences d’usage, le risque de confusions majeures est grand. Bien

des problèmes philosophiques ont ainsi pour origine l’utilisation d’un terme selon les règles d’un autre qui lui ressemble, ce qui ne peut évidemment mener qu’à exprimer – et donc à comprendre – de manière incorrecte des problématiques tout entières. « On a peine à imaginer à quel point un problème peut se voir totalement bloqué par les manières fausses de l’exprimer qu’entasse génération après génération, sur des kilomètres, de sorte qu’il est presque impossible de percer jusqu’à lui »

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Une bonne partie de ces mésinterprétations sont en fait à mettre au compte de la philosophie elle-même. C’est en effet une tendance propre à l’attitude théorique que de chercher à « uniformiser » les jeux de langage pour y dégager des concepts stables. Il s’agit là bien sûr d’une prétention tout à fait légitime et qui n’est pas dangereuse en soi. Au fond, fixer le sens de termes tels que « force », « masse » ou « corps » comme le fait la physique, c’est seulement créer un nouveau jeu de langage ; les sciences particulières ne font que définir de nouvelles règles d’usage pour certains termes. Seule la « philosophie » entendue comme interprétation de jeux de langage existants inspire de véritables craintes à Wittgenstein ; ce qu’il dénonce, c’est en fait l’incapacité à décrire ces jeux tels qu’ils se jouent dans la vie quotidienne. Bien comprise, la tâche philosophique de clarification doit donc consister à montrer que « les choses » sont tout à la fois beaucoup plus compliquées et beaucoup plus simples que l’on se les représente. Beaucoup plus compliquées, tout d’abord, parce qu’en voulant uniformiser on s’en tient aux similarités d’apparences au détriment de différences essentielles. La philosophie doit dès lors faire surgir les distinctions ; elle doit montrer ce qui sépare les règles d’usage de tel terme de celles de tel autre. Elle doit aussi montrer que certains termes, loin d’avoir une signification parfaitement déterminée, jouent un rôle dans une multitude de jeux de langage différents, qu’ils ont plusieurs usages distincts ou partiellement recoupés : « Quand tu butes sur une difficulté, demande-toi toujours : comment avons-nous appris la signification de ce mot (“bon”, par exemple) ? Sur quel type

d’exemples ? Dans quels jeux de langage ? (Tu verras alors plus facilement que le mot doit avoir toute une famille de 331

significations) » . Négliger cette diversité, cette fluctuation de l’usage au nom de la signification – éventuellement complexe – qui doit lui correspondre, ce ne peut qu’entraîner des confusions inextricables. « À la question de savoir si jusqu’ici les philosophes ont toujours dit le nonsens, on pourrait donner cette réponse : non, simplement ils n’ont pas remarqué qu’ils emploient un même mot dans des significations 332

complètement différentes » . On pense à quelques utilisations du terme et on croit avoir cerné son sens, sans chercher à identifier ses multiples contextes d’apparition possible. « Cause principale des maladies philosophiques – un régime unilatéral : On nourrit sa pensée 333

d’une seule sorte d’exemples » . C’est parce qu’elle a à lutter contre des simplifications outrancières que la philosophie doit chercher la clarté dans la distinction. En un autre sens cependant, l’élucidation philosophique fait advenir le simple là où régnait la complexité des explications. Renonçant à justifier quoi que ce soit, abandonnant les tentatives chimériques de trouver ailleurs les principes de toutes choses, la philosophie doit seulement montrer leur sens dans la vie quotidienne. Il ne peut s’agir de chercher à expliquer l’usage, mais seulement de le décrire le plus globalement possible, pour qu’apparaisse son rôle dans nos formes de vie. « Pour “tirer au clair” la grammaire d’un terme, la philosophie doit donc seulement décrire son usage et tâcher d’avoir une vue d’ensemble de ses contextes appropriés d’utilisation, de façon à saisir le jeu de langage particulier dans lequel s’insère et la fonction que remplit (la fin 334

que sert) ce jeu dans notre forme de vie » . Dans cette perspective, la philosophie a bien un rôle « fondationnel » dans la mesure où elle renvoie toute signification au jeu de langage qui la déploie, mais elle ne peut en aucun cas fonder à son tour celui-ci : « La philosophie ne doit en aucune manière porter atteinte à l’usage effectif du langage, elle ne peut donc, en fin de compte, que le décrire. Car elle ne peut pas 335

non plus le fonder. Elle laisse toute chose en l’état » . Les formes de vie, les jeux de langage sont l’évidence ultime et il est tout simplement

absurde de vouloir encore expliquer ce qu’il suffit de voir : « La philosophie se contente de placer toute chose devant nous, sans rien expliquer ni déduire. – Comme tout est offert, là, à la vue, il n’y a rien à expliquer »

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Si la philosophie tient une place essentielle dans la recherche de la connaissance, ce n’est donc pas parce qu’elle mettrait en évidence les « principes cachés de toutes choses » ou certaines réalités qui seraient, sans elle, inaccessibles à l’homme de la rue. Pour Wittgenstein, la philosophie ne s’attache qu’à clarifier le langage en le débarrassant justement de toute une série de discours interprétatifs fourvoyants : « Nous avons le sentiment que nous devrions percer à jour les phénomènes (die Erscheinungen durchschauen) : Notre recherche cependant n’est pas dirigée sur les phénomènes, mais, pourrait-on dire, sur les “possibilités” des phénomènes (…) Nos considérations sont donc grammaticales. Et elles élucident notre problème en écartant des mécompréhensions relatives à l’usage des mots et provoquées notamment par certaines analogies entre les formes d’expression qui ont cours dans différents domaines de notre langage »

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Les jeux de langage primitifs sont obscurcis – et parfois rendus incompréhensibles – par les théories qui s’y ajoutent, par ces faubourgs uniformes construits autour de la vieille cité. Toutes ces constructions nouvelles, censées consolider les jeux de langage primitifs, les défigurent. « Un problème philosophique est de la forme : “Je ne m’y 338

retrouve pas” » . Pour retrouver le sens dans toute sa simplicité, pour éclairer le cœur historique, la philosophie doit dès lors consacrer autant d’efforts à abattre ces faubourgs qu’on en a consacré à les édifier. Le langage est le seul et unique matériau dont se constituent à la fois la vieille ville et les faubourgs. Le sens que l’usage des mots a rendu possible, ce sont d’autres usages de ces mêmes mots qui finissent par le masquer. Aux contextes primitifs de l’utilisation du mot « douleur », contextes liés aux pratiques de soins, il faut désormais ajouter des utilisations telles que « la douleur est un état mental », « je sais les douleurs que j’ai, pas celles qu’a autrui », etc. De tels ajouts rendent le jeu plus confus, raison pour laquelle la philosophie

revendique la remise en valeur du jeu primitif. « Ce dont il s’agit toujours en philosophie, c’est d’appliquer une série de principes extrêmement simples que tout enfant connaît, et la seule difficulté – elle est énorme – est de les appliquer dans la confusion que crée notre langage »

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Bien qu’elle se borne donc à décrire les jeux de langage, la tâche philosophique reste ardue ; non pas que les jeux eux-mêmes soient nécessairement très compliqués, mais bien qu’il faille sans cesse démêler l’écheveau des « nœuds de pensée » que les mouvements de la pensée théorique ont produits dans nos jeux de langage quotidiens : « Pourquoi la philosophie est-elle aussi compliquée ? Elle devrait pourtant être tout à fait simple. – La philosophie défait dans notre pensée les nœuds que nous y avons introduits de façon insensée ; mais c’est pour cela qu’il lui faut accomplir des mouvements aussi compliqués que le sont ces nœuds. Donc, quoique le résultat de la philosophie soit simple, la méthode par laquelle elle y accède ne peut pas l’être. La complexité de la philosophie n’est pas celle de sa matière, mais celle des nodosités de notre entendement (unseres verknoteten Verstandes) »

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Notons bien sûr qu’il ne s’agit pas du tout, pour Wittgenstein, de rejeter toute activité théorique ; certaines constructions s’avèrent utiles, certains « mouvements » pertinents. Et telle est précisément la tâche de la philosophie que d’opérer le tri : « Au cours d’une recherche scientifique nous disons toute sorte de choses, nous produisons quantité d’énoncés, dont nous ne comprenons pas le rôle dans la recherche. Car tout n’est pas dit, il s’en faut, dans un but dont nous aurions conscience, mais notre bouche “parle toute seule”. Nous avançons par des mouvements de pensée hérités de la tradition, nous opérons automatiquement le passage d’une idée à l’autre dans les formes canoniques. Ce n’est qu’ensuite que nous devons faire le tri de tout ce que nous avons dit. Nous avons fait quantité de mouvements inutiles, voire inopportuns, et nous devons maintenant clarifier philosophiquement ces mouvements de pensée »

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Tandis qu’il travaille et retravaille la définition de ce projet philosophique que les Recherches philosophiques consacreront,

Wittgenstein amorce lui-même cette entreprise de clarification dans différents jeux de langage et, en particulier, il s’intéresse à deux domaines conceptuels que les philosophes, fourvoyés par une conception simpliste du langage, ont souvent mésinterprétés : le ou les jeu(x) de langage mathématique(s) et le ou les jeu(x) de langage psychologique(s). Nous commencerons par ces derniers. Le second Wittgenstein se livre à une critique très vive de la psychologie philosophique issue de l’opposition moderne entre corps et esprit, conçus comme deux réalités distinctes et parallèles, et surtout de l’interprétation moderne de cette distinction en termes d’extérieur et d’intérieur : selon une telle conception, l’esprit connaît immédiatement et indubitablement ce qui lui est intérieur, c’est-à-dire ses idées, ses pensées, ses sensations, ses images, ses volitions, ses émotions, mais il n’a une connaissance que médiate et douteuse des objets extérieurs, et bien sûr une connaissance plus médiate et plus douteuse encore des pensées, des sensations, des volitions des autres sujets. En faveur d’une telle conception, on peut d’ailleurs faire valoir une asymétrie très forte entre les usages à la première personne des expressions psychologiques (« j’ai mal », « je crois », « je souhaite », etc.), qui ne laissent pas de place au doute, et les usages à la troisième personne (« il a mal », « il croit », « il souhaite », etc.), qui relèvent toujours de la supposition. C’est, dira-t-on, le sujet lui-même qui peut distinguer s’il souffre vraiment ou s’il simule sa douleur ; de même, c’est le sujet lui-même qui – dans la lecture silencieuse ou le calcul mental – peut savoir s’il lit ou calcule vraiment ou s’il fait semblant de lire ou de calculer, parce que c’est lui qui a l’accès le plus direct à ce qui se passe réellement en lui. Les comportements extérieurs sont les mêmes, mais ils sont ou non accompagnés de l’état mental de la douleur, de l’activité psychique de la lecture silencieuse ou du calcul mental. Les comportements ne seraient donc que la surface en deçà de laquelle la psychologie doit s’efforcer d’investiguer. Plus profond que le monde « extérieur » dont font encore partie le corps humain et ses comportements, se dessine dès lors l’image d’un « monde intérieur »

fait d’objets et de faits – états mentaux, activités psychiques – d’un genre tout à fait particulier parce qu’ils sont essentiellement « privés », c’est-à-dire qu’un sujet et un seul y a un accès tout à fait privilégié. Bien plus, ce sont ces états mentaux et ces activités psychiques qui sont la cause réelle des comportements ; tel individu se comporte de telle ou telle manière parce qu’il a mal ou parce qu’il croit que… Bien qu’apparemment très cohérente, toute cette conception « mentaliste » de la psychologie est vigoureusement dénoncée par Wittgenstein. Elle repose, selon lui, sur une interprétation simpliste (augustinienne) des substantifs psychologiques (« douleur », « croyance », « désir », « espoir », etc.) comme désignant nécessairement des objets ; et sur une interprétation simpliste des énoncés psychologiques (« je ressens une douleur à la jambe », « j’éprouve de l’amour pour… », « je souhaite que… », etc.) comme étant nécessairement descriptifs. Et puisque ces « objets désignés » et ces « faits décrits » ne sont pas des objets et des faits extérieurs, on suppose que ce sont des objets et des faits d’un autre genre qui existent ou se déroulent parallèlement aux objets et aux faits extérieurs. Or, pour Wittgenstein, les énoncés « J’ai mal », « J’essaie de lever le bras », « Je crois que… » n’ont pas le même statut que « J’ai grandi de 12 centimètres » ou « J’ai le bras cassé ». Ces derniers sont authentiquement descriptifs ; les premiers, par contre, ne décrivent pas des états internes, mais expriment directement ce que je vis. Dire « j’ai mal », estime Wittgenstein, ne décrit pas plus mon état de douleur que crier « Aïe ! » ou même que pleurer ; ce sont là toutes expressions plus ou moins naturelles de la douleur. L’expression « J’ai mal » n’est donc pas la description de ce qui cause le comportement de douleur ; elle est elle-même un des « comportements de douleur ». J’ai socialement appris à remplacer certaines des expressions primitives de la douleur (pleurs, convulsions, grimaces, etc.) par des expressions langagières. J’ai appris à dire « J’ai mal » dans les bons contextes, c’est-à-dire dans les contextes où les autres pouvaient effectivement reconnaître que je souffrais, sur le fondement des circonstances et de mes « comportements de douleur ». En fait, contrairement à ce que laissait

supposer le privilège de l’usage à la première personne des termes psychologiques (« J’ai mal ») sur leur usage à la troisième personne (« Il a mal »), c’est l’usage à la troisième personne qui est le plus fondamental et l’usage à la première personne en est dérivé ; j’ai appris à dire « J’ai mal » dans les contextes où les autres disaient de moi « Il a mal ». C’est dire si les critères de l’utilisation correcte de l’expression « J’ai mal » ne sont pas prioritairement privés. Si, aujourd’hui encore, je dis « Je n’ai pas mal » alors que je suis soumis à la torture et que mon visage et mon corps expriment de la douleur, personne ne me croira. Et je ne pourrai pas dire : « mais je sais tout de même bien ce que je ressens ». De même, ne peut légitimement dire « je lis vraiment ce texte » ou « j’effectue vraiment ces opérations de calcul » que celui qui, par la suite, se montre capable de répondre correctement à certaines questions. Ce n’est pas ce que je vis intérieurement, mais des critères intersubjectifs, qui déterminent si je lis effectivement ou non, si je calcule effectivement ou non. Certes, il reste que je suis le seul à vivre ma douleur, à ressentir certaines impressions ou certaines images lorsque je calcule mentalement. Mais ces sensations, ces impressions, ces images, dit Wittgenstein, ne sont pas des objets. Tout ce que je vis subjectivement est exactement tel que cela m’apparaît ; on est donc irrémédiablement dans l’ordre de l’apparence, et non de la connaissance et de la recherche de vérité. Par principe, je ne peux pas me tromper sur ce que je ressens immédiatement ; mais, par principe, je ne peux donc pas non plus avoir raison. Il faut des critères pour qu’on puisse distinguer le vrai du faux, et ici je n’ai précisément pas de critère. Tout ce qui me semble vrai est vrai ou, du moins, il me semble. Comment puis-je même être sûr que la sensation que j’éprouve à l’instant est bien la même sensation que j’éprouvais hier et que ce n’est pas ma mémoire qui me joue des tours ? J’en suis certain ; mais précisément je suis seul juge et sans autre critère que ma propre conviction. C’est pourquoi il serait abusif de considérer cela comme une connaissance et ma sensation comme un objet de connaissance.

Cette critique radicale du mentalisme a parfois mené les commentateurs à rapprocher Wittgenstein du behaviorisme, qui conteste l’existence des états mentaux et propose de s’en tenir à l’étude de ce qui est intersubjectivement observable, à savoir les comportements. Wittgenstein se défend pourtant lui-même d’une telle position. Il ne nie pas que les douleurs, les émotions, mais aussi les représentations ou les envies, soient subjectivement ressenties. Ce qu’il affirme, c’est que ces vécus subjectifs, ces impressions, ces images, ne constituent pas le sens des termes psychologiques. « “Mais tu admettras tout de même qu’il y a une différence entre un comportement de douleur accompagné de douleur et un comportement de douleur en l’absence de douleur ?” – L’admettre ? Pourrait-il y avoir différence plus grande ! – “Et pourtant tu en reviens toujours à ce résultat : La sensation elle-même est un rien.” – Certainement pas ! Elle n’est pas un quelque chose, mais elle n’est pas non plus un rien ! Le résultat est seulement qu’un rien fait aussi bien l’affaire qu’un quelque chose dont on ne peut rien dire. Nous n’avons fait que rejeter la grammaire qui voulait ici s’imposer à nous »

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Le combat de Wittgenstein est « grammatical », il combat résolument l’image – suggérée par un mauvaise interprétation du langage – selon laquelle la psychologie aurait pour objet des réalités mentales à découvrir « sous la surface » des comportements ; il ne dit pas pour autant que la psychologie doit s’en tenir à étudier la surface, ou qu’il n’y a rien sous la surface : « C’est se fourvoyer exactement de la même manière que de dire qu’il n’y a que surface et rien dessous et de dire qu’il y a quelque chose sous la surface et non pas seulement la 343

surface » . Wittgenstein conteste plutôt l’image même de surface et de profondeur, l’idée qu’il y aurait deux réalités parallèles ; ce qui n’est pas pour autant réduire l’une à l’autre : « “N’es-tu donc pas un behaviouriste masqué ? Au fond, ne dis-tu pas que tout est fiction, sauf le comportement humain ?” – Si je parle d’une fiction, c’est d’une fiction grammaticale »

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Il ne faut pas se laisser enfermer dans l’alternative « désigner des états mentaux ou désigner des comportements » ; c’est cela qui est trop

réducteur : « Est-ce que je dis, en somme, que “l’âme est, elle aussi, quelque chose du corps, et rien d’autre” ? Non. (Je ne suis pas si 345

pauvre en catégories.) » . Les termes psychologiques ne désignent pas des objets d’un genre particulier ; voir, penser ne sont pas des « phénomènes internes ». Mais il y a bien des phénomènes typiques de la vision et de la pensée, des situations et des comportements qui autorisent, dans le jeu de langage, à parler de « voir » ou de « penser ». « Je dirais volontiers que la psychologie a affaire à certains aspects de la vie humaine. Ou encore : à certains phénomènes – mais les mots “penser”, “craindre”, etc. ne désignent pas ces phénomènes »

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Le défaut commun au mentalisme et au behaviorisme est de concevoir le jeu de langage psychologique sur le modèle augustinien. En introduisant dans ce jeu des formules unificatrices telles qu’« état mental », « objet privé » ou « phénomène interne », le mentalisme l’a rendu plus mystérieux qu’il n’était ; il a rangé les termes 347

psychologiques « dans le mauvais tiroir » . De même, l’introduction d’expressions telles que « je perçois mes douleurs », « je connais mes désirs » ou « je sais que j’ai peur » a amené plus de confusion que de clarté, dans la mesure où l’on donne l’illusion d’une similitude de rapports entre, d’une part, la conscience et ses vécus et, d’autre part, le sujet et des objets externes. Or, si les impressions visuelles, les douleurs, les désirs ou les peurs sont de simples vécus subjectivement et immédiatement ressentis, on ne peut dire de la conscience qu’elle les a, qu’elle les perçoit ou qu’elle les connaît, puisque cela impliquerait qu’ils soient indépendants d’elle et qu’il soit possible qu’elle ne les ait, perçoive ou connaisse pas. Comme pour les jeux de langage psychologiques, il existe une interprétation simpliste – « augustinienne » – des jeux de langage mathématiques, qui voit un objet mathématique derrière chaque terme ou du moins chaque substantif mathématique et qui voit dans chaque énoncé mathématique la description d’un fait ou d’un état de choses mathématique. Ainsi, Frege lui-même, nous l’avons vu, pense que toute démonstration géométrique présuppose l’existence d’entités (points, droites, plans), décrites par les propositions géométriques, et que les

expressions arithmétiques désignent des nombres, dont l’existence et les propriétés sont présupposées par les démonstrations arithmétiques. 348

De même, dans un article de 1929 intitulé « Mathema-tical proof » , que Wittgenstein prend pour cible principale dans ses Cours sur les fondements des mathématiques, le mathématicien G.H. Hardy soutient que les théorèmes mathématiques sont des propositions dont la vérité et la fausseté est absolue et indépendante du fait que nous la connaissons ou non ; qu’il y a donc en mathématiques quelque chose (something, some object) à découvrir, à connaître – par exemple un fait correspondant à la conjecture de Goldbach, à savoir le « fait » que tout nombre pair est égal à la somme de deux nombres premiers – ; enfin que la tâche du mathématicien consiste, comme pour le géographe qui répertorie les montagnes, à observer une « réalité objective », puis à formuler et à noter ses constatations, bref à faire « l’histoire naturelle du domaine des nombres »

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Dès le Tractatus, Wittgenstein s’était élevé contre une telle conception. De même que les signes logiques ne désignent pas de nouvelles entités – il n’y a rien qui s’ajoute à l’arbre et à la pomme lorsque je dis « l’arbre et la pomme » –, les signes mathématiques ont un rôle fonctionnel mais pas de référent. Et les formules mathématiques ne décrivent pas davantage le monde que les tautologies ; parce qu’ils sont toujours vrais, les énoncés mathématiques ne disent rien sur le monde, mais en montrent seulement la « forme ». Lorsqu’il revient aux mathématiques dans le cadre de sa réflexion sur les jeux de langage, le second Wittgenstein réinterprète cette nécessité de principe des énoncés logiques et mathématiques en termes de règles du jeu. Les tautologies et les égalités mathématiques sont ce qui est incontestable dans notre langage, le fixe autour duquel tout le reste tourne. Ces principes fondamentaux ne sont jamais remis en question, mais servent plutôt à remettre en question. Quelles expériences pourraient en effet confirmer ou infirmer qu’une proposition ne peut être à la fois vraie et fausse, que 2 + 2 = 4 ou que l’espace est tridimensionnel ? Les lois logiques et mathématiques n’ont

rien à craindre d’une confrontation avec l’expérience sensible ; elles y ont autorité. Si, tracé sur le papier puis mesuré, un triangle ne satisfait pas à la loi « la somme de ces angles = 180° », seuls le tracé ou la 350

mesure seront mis en doute . De même, si deux objets ajoutés à deux autres sur le plateau d’une balance ne s’équilibrent pas avec quatre, mais avec cinq objets identiques sur l’autre plateau, c’est le dispositif expérimental et non la loi arithmétique qui sera mis en cause. Aucune expérience ne peut non plus déterminer si une droite coupe bien un cercle en maximum deux points, si AB et BA sont bien les deux seules permutations possibles des éléments A et B ou si une équation du second degré a bien deux racines ; car ces lois participent à la définition des termes « droite », « cercle », « permutation » ou « racine ». Tous ces énoncés sont moins des propositions descriptives susceptibles d’être vraies ou fausses que des normes prescriptives qui commandent le vrai et le faux. Les mathématiques sont un « réseau de 351

normes » , de règles qui régissent l’usage des signes et déterminent ainsi leur signification. L’arithmétique est la grammaire des nombres ; la géométrie celle des figures spatiales. Dès lors, les mathématiciens ne sont pas tant des découvreurs que des inventeurs : ils tracent la route des mathématiques en en fixant les règles ; et, ce faisant, ils constituent les mathématiques plutôt qu’ils ne les décrivent. Sur ce point, Wittgenstein rejoint le point de vue de l’école formaliste, pour laquelle les mathématiciens établissent conventionnellement les règles du jeu avec pour seule contrainte d’éviter la contradiction. Il va même plus loin que les formalistes, puisque, selon lui, il n’y a rien à craindre d’éventuelles contradictions cachées. Dans la mesure, en effet, où les principes mathématiques sont les règles d’un jeu, il n’y a aucune inquiétude à avoir tant que le jeu fonctionne. Et si, en cours de partie, on remarque que deux règles se contredisent en ce qu’elles prescrivent des comportements opposés, on peut toujours adopter une troisième règle qui impose qu’on accorde la priorité à l’une d’entre elles lorsqu’elles entrent en conflit

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Toutefois, Wittgenstein rappelle que les jeux de langage sont partie intégrante de nos formes de vie et qu’à cet égard n’importe quelle règle n’est pas pertinente ; contrairement à ce qu’affirment les formalistes, les mathématiques ne sont pas qu’un pur jeu formel indépendant des ses applications possibles ; elles sont au contraire essentiellement liées à leurs applications. C’est cette application, c’est-à-dire leur usage quotidien, qui leur confère leur sens. Et quand on dit leur usage, on devrait plutôt dire leurs usages, car ce qu’on appelle mathématiques est en fait constitué d’une multitude de jeux de langage qui répondent à des formes de vie très diverses. À cet égard, le terme même de « mathématique » est troublant dans la mesure où il présente comme 353

unité un ensemble de pratiques bien différentes les unes des autres . Ainsi, parler de « nombres » à propos de 1, π, √-1 ou ∞, c’est gommer les différences radicales de leurs fonctions dans les mathématiques : « L’emploi d’un concept imaginaire de nombre est fondamentalement différent de celui du concept de nombre cardinal (par exemple) ; la différence est ici plus grande que ne le révèlent les seules opérations mathématiques »

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Et cela d’ailleurs était déjà vrai pour les termes psychologiques : la mésinterprétation générale du jeu de langage psychologique qui mène à concevoir les états mentaux sur le modèle des objets physiques a aussi eu pour effet de négliger les spécificités des différents termes psychologiques : douleurs, croyances, intentions, représentations, émotions ne sont dans cette perspective que des variétés d’états mentaux. Or, si l’on en juge d’après la diversité des comportements qui leur sont spécifiques et le caractère hétéroclite des circonstances qui autorisent l’usage de ces termes, les différences entre eux sont fondamentales. Les « états mentaux » sont aussi dissemblables, dit Wittgenstein, que ne le sont entre eux les nombres – par exemple : 1, 2/9, √-1, √2, ∞, π… – ou que ne le sont les « propriétés » d’un objet quelconque – par exemple : la température, la couleur, la rapidité du 355

courant d’une pièce d’eau . Ainsi, certains états semblent avoir une durée et donc pouvoir être interrompus, d’autres non. Certains états ont des expressions corporelles caractéristiques, d’autres non. Certains

semblent soumis à la volonté, d’autres non. Certains peuvent être mis à l’épreuve, d’autres non. Certains s’expriment toujours dans des énoncés intentionnels (je crois que…, j’espère que…), d’autres non (je souffre, je suis angoissé ou joyeux,...). Faire œuvre de philosophe, ce n’est rien d’autre, pour Wittgenstein, que de montrer toutes ces différences fonctionnelles, différences que négligent trop souvent les discours théoriques qui cherchent à dire l’essence de tel ou tel jeu de langage et de tel ou tel domaine ontologique.

RÉSUMÉ Dans le Tractatus logico-philosophicus, Ludwig Wittgenstein entreprend d’expliciter dans toute leur radicalité les principes et enjeux du projet philosophique mis en œuvre par Frege et Russell. Au fondement de ce projet, il y a la thèse de la triple isomorphie de la raison, du langage et du monde : le langage rationnel – l’idéographie – doit refléter, dans ses structures syntaxiques, les articulations logiques de la pensée, mais celles-ci sont alors aussi les articulations ontologiques, les formes structurelles du monde tel qu’il peut être rationnellement pensé et dit. Cette triple structure, c’est l’atomisme logique qui en donne la clé. Comme les analyses logiques de Frege et Russell l’ont montré, c’est la pensée propositionnelle (Gedanke) qui est l’atome de la pensée rationnelle, car c’est elle qui est susceptible d’être vraie ou fausse ; les concepts ne sont que des composantes fonctionnelles de ces pensées propositionnelles. Dès lors, ce sont les phrases et non les mots qui sont les unités fondamentales du langage ; et ce sont les faits – ou états de choses – et non les choses qui sont les unités fondamentales du monde. Par ailleurs, toute pensée rationnelle, aussi complexe qu’elle soit, est entièrement analysable en termes de conditions de vérité des pensées propositionnelles élémentaires qui la constitue. Et, dès lors, toute théorie peut être réduite à une

fonction de vérité de phrases élémentaires ; de son côté, le monde se dissout en faits. Cela veut aussi dire que la forme du monde est entièrement logique et non réelle et que les « vérités logiques » – tautologies – ne sont pas des vérités sur le monde, puisque, étant nécessairement vraies, elles n’ont pas de conditions de vérité dans le monde. Matière factuelle et forme logique (vérifonctionnelle), telles sont donc les deux composantes de la pensée, du langage et du monde. Or, cela veut dire que la rationalité est entièrement forme et n’est pas elle-même contenu, c’est-à-dire qu’on ne peut pas ellemême la dire dans le langage ; on peut seulement la montrer – l’exhiber, la refléter – dans la structure de l’idéographie. On touche là les limites du langage, lequel peut assurément dire la matière factuelle du monde mais ne peut pas dire l’« essentiel », à savoir sa forme. Parce qu’ils ont ignoré ce principe et qu’ils ont essayé de dire l’essence du monde, les philosophes ont produit une multitude d’énoncés insensés, qu’une reformulation idéographique rigoureuse devrait en principe permettre d’éviter. Que sont la matière et la forme du monde ou du moins du monde rationnel ? Qu’en sont les atomes et quels sont les liens qui les unissent ? Et qu’est-ce que le langage peut dire du monde ? Qu’est-ce qui distingue une phrase sensée d’une phrase insensée ? Toutes ces questions qui guident le Tractatus seront aussi les fils conducteurs du travail de Rudolf Carnap. En cherchant à approfondir ces questions, Wittgenstein va cependant lui-même renoncer, dans un second temps, à certaines des réponses qu’il leur avait fournies dans le Tractatus, et, par là même, sans doute, à une part du projet logiciste hérité de Frege et Russell. Lorsqu’il reprend son travail philosophique à la fin des années 1920, Wittgenstein se propose en effet d’étudier la pensée rationnelle telle qu’elle est à l’œuvre dans le langage quotidien plutôt que telle qu’elle serait

parfaitement reflétée dans une idéographie envisagée comme langage idéal. À l’encontre du modèle canonique de la proposition qui énonce un fait et qui est vraie ou fausse selon que ce fait est ou non réalisé dans le monde, Wittgenstein s’intéresse désormais aux multiples fonctions ou rôles de la proposition et des autres expressions linguistiques dans les jeux de langage quotidiens ; fonctions ou rôles qui recèlent le sens de ces propositions et doivent donc être eux-mêmes au cœur de l’analyse. Simultanément, Wittgenstein se montre attentif à une multitude de contraintes rationnelles qui structurent tout à la fois le langage, la pensée rationnelle et le monde et ne se réduisent cependant pas aux liens vérifonctionnels qu’il avait étudiés dans le Tractatus. C’est désormais la diversité des jeux de langage et leurs règles non-logiques qui sont au centre des préoccupations wittgensteiniennes. Le projet, néanmoins, reste globalement le même. Il s’agit d’identifier les structures du monde à travers les contraintes rationnelles qui s’expriment dans le langage. Bref, il s’agit d’explorer d’un même coup la grammaire philosophique et l’ontologie. Les règles de cette grammaire – telles qu’« Il n’y a pas de vert rougeâtre » – reprennent à cet égard le rôle que jouaient les tautologies dans le Tractatus. Nécessairement vraies, elles ne sont pas d’authentiques vérités factuelles et ne disent donc rien sur le monde mais montrent plutôt sa forme. Dans la mesure, cependant, où ces phrases ne deviennent des règles qu’en vertu de régularités dans les pratiques linguistiques et que de telles régularités n’existent que parce que ces pratiques s’inscrivent dans des formes de vie qui sont autant de manières de fonctionner dans le monde, on ne peut considérer que les règles sont parfaitement arbitraires ; au contraire, elles sont bien, à travers les formes de vie, contraintes d’une certaine façon par le monde lui-même. Avec les notions de « jeu de langage », de « pratique » et de « forme de vie », Wittgenstein en vient à proposer une théorie de la signification comme usage : chaque expression linguistique voit son sens caractérisé par la manière dont elle

est quotidiennement utilisée. Cela plaide contre un certain mythe de la signification qui, dans une conception platonicienne issue de l’antipsychologisme, faisait du sens une entité autonome et préalable à son expression dans le langage. En dénonçant ce mythe, dont Frege, Russell et lui-même dans le Tractatus s’étaient montrés tributaires, Wittgenstein remet aussi en question l’idée selon laquelle un concept aurait nécessairement une extension parfaitement définie au moyen des traits définitoires de son intension. Au contraire, si on part de l’usage, il faut admettre que la plupart des concepts ont des contextes d’utilisation qui ne sont pas parfaitement délimités et que leur sens n’est pas parfaitement défini par une liste précise de traits définitoires. Le rôle du philosophe, dès lors, c’est de montrer toute cette complexité réelle du langage quotidien pour éviter que des simplifications outrancières en obscurcissent le sens. C’est donc, encore et toujours, par l’analyse du langage qu’on parvient à la clarification ontologique, mais l’analyse est désormais analyse d’usage plutôt qu’analyse logique ou reformulation idéographique. Quelles sont les contraintes rationnelles que peut faire apparaître l’analyse logique et quelles sont celles qui lui échappent ? Quels sont les présupposés contestables du langage idéal envisagé par Frege ? Et en quoi le langage quotidien exprime-t-il la raison d’une manière que l’idéographie ne peut prendre en charge ? Peut-on encore et toujours espérer trouver les formes nécessaires du monde dans les structures du langage ? Bref, comment faut-il tout à la fois poursuivre et reconsidérer le projet frégéorussellien ? Ces questions, qui sont celles du second Wittgenstein, trouveront un formidable écho chez les philosophes du langage ordinaire.

QUELQUES OUVRAGES DE RÉFÉRENCE EN FRANÇAIS

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Chapitre 4

Rudolf Carnap Au moment où Wittgenstein s’apprête à retourner à Cambridge et à y remettre en question certains des principes directeurs du projet de philosophie analytique qu’il avait explicités dans son Tractatus logicophilosophicus, paraît à Berlin, en 1928, Der Aufbau der logische Welt de Rudolf Carnap.

1. LA RECONSTRUCTION LOGIQUE DU MONDE Carnap avait été l’élève de Frege à Iena au début des années 1910 et il avait lu avec enthousiasme les Principia mathematica de Russell et Whitehead. Le projet général de l’Aufbau s’inscrit dans la continuité directe de leur entreprise d’analyse logique au service non seulement de la formulation rigoureuse du discours scientifique, mais aussi de la résolution de toute une série de problèmes philosophiques qui ne surgissent qu’en raison de confusions et d’inexactitudes dans l’expression quotidienne des vérités factuelles. C’est par la mise en évidence des rapports logiques qu’entretiennent entre eux les principaux concepts du discours scientifique que Carnap entend plus particulièrement œuvrer à cette entreprise : « La clarification des rapports mutuels des concepts scientifiques fera

apparaître sous un jour nouveau un grand nombre de problèmes philosophiques parmi les plus généraux. On montrera que certains problèmes se trouvent considérablement simplifiés grâce à l’intelligence ainsi acquise de la théorie de la connaissance tandis que d’autres se révèlent comme de faux problèmes »

356

.

Comme le dira la préface de la réédition de l’ouvrage en 1961, la stratégie générale de l’Aufbau consiste en fait en une « reconstruction rationnelle » du discours scientifique, c’est-à-dire en la recherche de définitions nouvelles pour les concepts de la science, définitions nouvelles qui « doivent l’emporter sur les anciennes en clarté et en exactitude », mais aussi « s’intégrer dans un édifice conceptuel 357

358

systématique » ; une telle « clarification conceptuelle » permet alors de résoudre ou de dissoudre des problèmes philosophiques qui paraissaient extrêmement complexes, voire inextricables. La spécificité de la démarche analytique, c’est donc de « clarifier », de « remettre en ordre » le discours théorique plutôt que de lui ajouter des thèses nouvelles et originales : « L’apport du système de constitution pour l’éclaircissement des problèmes philosophiques ne consiste pas à représenter des connaissances nouvelles par leur contenu qui pourraient être appliquées à résoudre ces problèmes ; en réalité, il réside uniquement dans une mise en ordre uniforme des concepts, permettant une compréhension plus fine de la question que 359

pose chaque problème individuel et l’approche d’une solution » . Le cinquième et dernier chapitre de l’ouvrage est d’ailleurs entièrement consacré à fournir de nouveaux éclairages sur différents problèmes philosophiques à partir des résultats obtenus par la reconstruction rationnelle et systématique du discours scientifique opérée dans les chapitres précédents. Mettre en évidence les rapports logiques qu’entretiennent entre eux les concepts de la science, ce n’est rien d’autre, pour Carnap, que montrer comment ces concepts peuvent être définis les uns par rapport aux autres – et donc « construits » les uns à partir des autres – en termes purement logiques. Frege et Russell avaient montré comment la notion de nombre pouvait être « construite » par des opérations

purement logiques à partir de la notion de fonction propositionnelle. Carnap entend, pour sa part, montrer qu’une notion comme celle d’« atome » peut être définie comme classe de relations satisfaites par certaines entités scientifiques plus fondamentales et qu’une notion comme celle de « molécule » peut à son tour être définie en termes purement logiques à partir de celle d’atome. Le « système de constitution » consiste donc à donner à chaque entité de la science son expression logique exacte de manière à ce qu’apparaissent, dans l’expression même, les rapports logiques que cette entité entretient avec toutes les autres et, éventuellement, les différences de type logique qui la séparent de telle ou telle autre entité de la théorie scientifique. Comme chez Frege et Russell, c’est donc la retranscription idéographique du discours de la science qui est fixée comme objectif, dans la mesure où cette retranscription devrait faire immédiatement apparaître les rapports fonctionnels entre les différents concepts utilisés, ainsi que les rapports déductifs entre les propositions théoriques dans lesquelles ces concepts interviennent. Néanmoins, cette expression exacte dans l’idéographie n’est évidemment possible que là où la science permet déjà de déterminer comment les entités de niveau supérieur pourraient être définies en termes purement logiques à partir des entités de niveau inférieur. Or, ce qui, en vertu de l’état d’avancement de la science, est aujourd’hui possible pour les rapports entre molécule et atome reste encore très problématique pour les rapports, par exemple, entre une entité de la psychologie comme un désir et des entités de l’éthologie comme des comportements ou des entités de la neurophysiologie comme des états d’activation neuronale. Tant que la science n’en saura pas plus sur les conditions neurologiques nécessaires et suffisantes pour l’apparition de tel ou tel désir, la reconstruction rationnelle du concept de désir ne pourra bien sûr pas être menée dans le détail. Pour Carnap, cependant, ce n’est pas là une objection de principe au projet constitutif, mais seulement un problème pratique qui va se résoudre au fur et à mesure des progrès de la science : « Dans l’ébauche qui va suivre, nous ne donnerons dans ce langage fondamental [le langage symbolique de la logique] que la constitution des

niveaux inférieurs. Ce n’est pas que les objets des catégories plus élevées s’avèrent particulièrement difficiles à exprimer dans ce langage, mais le problème de la constitution des objets de niveaux plus élevés n’est pas encore précisément résolu et cette constitution ne peut être donnée qu’à grands traits. Dès que le contenu de la constitution d’un objet quelconque est précisément connu, la formulation logistique n’offre plus de difficulté »

360

.

Si donc le système constitutif de Carnap partage avec l’idéographie frégéenne l’objectif d’éclairer certaines grandes questions au moyen de la clarification conceptuelle du discours de la science, le travail de Carnap s’inscrit également dans la droite ligne de l’ambition logiciste de Frege. L’idée de La construction logique du monde est au fond d’achever le programme logiciste en étendant systématiquement la démarche de 361

reconstruction logique à toutes les sciences empiriques. Ce n’est donc pas seulement l’arithmétique qui est de part en part logique comme le pensait Frege, ni même seulement l’ensemble des mathématiques comme le montraient les Principia mathematica, mais bien l’ensemble de la structure rationnelle de la science, y compris de la science empirique. Dans la Critique de la raison pure, Kant avait insisté sur le caractère synthétique a priori et non analytique des grands principes rationnels qui sont au fondement des mathématiques et des sciences empiriques. Ce que Carnap montre, c’est qu’il est au contraire possible de reconstruire toute la pensée scientifique de manière à ce que, outre le divers de l’expérience sensible, il n’y ait rien d’autre que des fonctions conceptuelles et relationnelles reliées les unes aux autres par des rapports entièrement logiques. Dès lors, tout le contenu informatif de la science provient de l’expérience sensible ; et les principes qui régissent le traitement intellectuel de ces données empiriques sont quant à eux intégralement analytiques et donc, comme le dit Wittgenstein, tautologiques, c’est-à-dire dénués de tout contenu informatif propre : « Les propositions ou théorèmes d’un système de constitution, écrit Carnap au paragraphe 106, se divisent en deux catégories différentes. Les théorèmes de la première catégorie peuvent être déduits uniquement des

définitions (les axiomes logiques, sans l’emploi desquels aucune déduction n’est possible, étant présupposés). Nous les appelons théorèmes “analytiques”. Les théorèmes de la seconde catégorie par contre indiquent une relation entre objets constitués, établie seulement au moyen de l’expérience. Nous les appelons théorèmes “empiriques”. […] Selon la formulation kantienne, les théorèmes analytiques sont des jugements analytiques a priori et les théorèmes empiriques des jugements synthétiques a posteriori. Les “jugements synthétiques a priori” qui sont à la base de la problématique kantienne de la théorie de la connaissance, n’existent pas du tout du point de vue de la théorie de la constitution »

362

.

Bien sûr, il y a dans les sciences naturelles une démarche synthétique, qui peut seule mettre en évidence les relations de base entre éléments d’un domaine et les lois de leurs transformations, mais cette démarche est entièrement dépendante de l’expérience et donc a posteriori. Par exemple, c’est par investigation empirique que nous trouvons « si une certaine relation construite est ou non transitive, etc., 363

ou si deux classes se recouvrent partiellement ou non, etc. » . Mais, une fois cette structure et ces lois de transformation dégagées et formalisées, devient possible une « science pure » qui procède par une démarche purement analytique et a priori dans un système déductif qui peut même être axiomatisé : les « théorèmes » de la science peuvent être obtenus de ses lois fondamentales par des opérations qui sont entièrement régies par des principes logiques et mathématiques, principes mathématiques eux-mêmes réduits à des principes logiques par Frege et Russell. Matériau sensible et forme logique : telles sont donc, pour l’empirisme logique, les deux seules composantes de la science. Entrons maintenant plus avant dans le détail du système de constitution pour voir comment fonctionne cette entreprise d’achèvement du projet logiciste. Une première question délicate consiste dans l’identification du niveau ontologique élémentaire qui constituera la « base » du système constitutif, à partir de laquelle les entités ou pseudo-entités de toutes les « sphères » pourront être construites logiquement. Quels sont les objets élémentaires de la science, les objets que les fonctions propositionnelles les plus simples

prennent pour arguments ? Plusieurs hypothèses sont a priori possibles. Dans la mesure où les objets psychiques et spirituels (geistig) peuvent être logiquement construits à partir des objets physiques, de leurs propriétés et de leurs relations, on pourrait, dit Carnap au paragraphe 59, considérer que les objets physiques sont les objets élémentaires du système constitutif. Dans les années qui suivront la publication de l’Aufbau, Carnap adoptera d’ailleurs cette position physicaliste sous l’influence d’Otto Neurath et d’autres membres du 364

Cercle de Vienne . En 1928, cependant, Carnap défend une démarche fondationnelle plus radicale qui est directement inspirée des systèmes constitutifs d’Ernst Mach ou Edmund Husserl, lesquels entendent partir de ce qui est le plus immédiatement vécu – et notamment senti – et y ramener tous les objets y compris les objets 365

physiques eux-mêmes . Du point de vue gnoséologique, en effet, l’expérience sensible est présupposée par la connaissance d’objets physiques ; dès lors, prendre les expériences sensibles plutôt que les objets physiques pour point de départ d’un système de constitution a pour avantage de le rendre d’autant plus intuitif qu’il coïncide avec l’ordre de la construction des connaissances. Pour l’Aufbau, les objets physiques doivent donc être construits comme classe de relations entre certaines expériences sensibles, expériences sensibles qui sont, dans ce système, plus « fondamentales » que les objets physiques. Reste cependant à préciser en quoi consiste cette base expérientielle « infra » physique. Tout d’abord, se pose la question du caractère subjectif ou non des vécus élémentaires. D’une certaine façon, partir des vécus plutôt que des objets matériels, c’est adopter le solipsisme pour méthode puisque l’ensemble des objets de connaissance – y compris les vécus d’autrui, ce que Carnap appelle l’« hétéropsychisme » – doivent être constitués sur le fondement de ce qui est immédiatement vécu de manière personnelle, ce que Carnap appelle le « psychisme propre » ou « autopsychisme ». Ce solipsisme n’est cependant qu’un principe méthodologique, dicté par l’immédiateté gnoséologique du vécu propre, et non une prise de position théorique – métaphysique – sur l’existence exclusive ou même privilégiée du vécu

propre. À cet égard, c’est la réduction phénoménologique théorisée par Husserl qui constitue pour Carnap le modèle même d’un tel solipsisme méthodologique. Toutefois, comme beaucoup de psychologues et théoriciens de la connaissance empiristes, Carnap insiste sur le fait que le Moi lui-même n’est pas une composante immédiate du vécu et qu’il doit donc lui aussi être constitué à partir du donné, qui est d’abord neutre ou impersonnel. Dès lors, on ne peut proprement parler de « solipsisme méthodologique » et de point de départ subjectif dans le domaine du vécu propre que rétrospectivement, c’est-à-dire une fois constitués le Moi et les autres sujets. Sur ce point, Carnap indique sa divergence par rapport à la phénoménologie husserlienne dans sa version idéaliste comme par rapport au néo-kantisme d’un Natorp. Se pose ensuite la question de la nature exacte des vécus élémentaires. Ce sont les sensations – par exemple, la sensation de rouge – qui constituaient les éléments ultimes du système constitutif d’Ernst Mach. Pour Carnap, cependant, ces sensations sont déjà ellesmêmes le produit de processus d’abstraction qui les isolent dans le 366

e

vécu . Depuis la fin du XIX siècle, les psychologues et les théoriciens de la connaissance n’ont cessé de montrer que l’atomisme est intenable et que, loin d’être composés à partir de constituants simples, les états de conscience sont d’emblée des unités indivisibles, au sein desquelles on ne peut isoler que par abstraction des moments tels qu’une sensation visuelle spécifique ou un sentiment particulier. Ces « moments » du vécu doivent donc eux-mêmes être constitués dans le système de l’Aufbau. C’est là l’objet d’une démarche constitutive que Carnap qualifie de « quasi-analyse » puisqu’elle revient à faire apparaître, au sein d’unités indivisibles, des objets plus simples qui semblent être les constituants de ces unités mais sont en fait obtenus par abstraction à partir d’elles. La méthode de cette quasi-analyse est une méthode logique qui dérive du principe d’abstraction de Frege et Russell et qui consiste donc à constituer les qualités sensibles et autres prétendues composantes du vécu comme des classes de classes de propriétés des vécus ou des relations entre vécus. En fait, les vécus sont simplement classés en

fonction de leurs relations de parenté à différents égards, et ce sont ces classes qui constituent les éléments prétendument plus simples que les vécus. La démarche est donc « synthétique », puisque de nouveaux objets sont constitués à partir des propriétés des vécus et des relations qu’ils entretiennent entre eux, mais ces objets sont en fait des substituts formels de ce que seraient les composants du vécu si une authentique analyse en était possible ; ce sont, dit le paragraphe 74 de l’Aufbau, les « quasi-constituants » du vécu. Il n’y a donc pas de contradiction à dire que les vécus élémentaires sont des unités indivisibles et à parler néanmoins de leurs « constituants », pourvu qu’on se souvienne qu’il s’agit seulement de quasi-constituants, obtenus à partir des vécus élémentaires par quasi-analyse. Ainsi en va-t-il donc de qualités sensibles comme le rouge. Quant aux sensations singulières ou individuelles – le rouge senti ici et maintenant –, elles sont définies au paragraphe 93 comme des paires ordonnées formées d’une qualité sensible et d’un vécu élémentaire singulier. Loin d’être les éléments ultimes du système de constitution, les sensations singulières sont donc elles-mêmes constituées en tant que classe de classes de ressemblances indicées d’un rapport à un vécu élémentaire individuel. Ce sont donc en définitive les vécus élémentaires indivisibles et les relations de parenté entre eux qui constituent la trame fondamentale du système constitutif. Ces « relations de parenté », d’ailleurs très peu nombreuses – identité partielle, ressemblance partielle, voisinage dans le champ sensoriel, relation d’ordre linéaire au sein de suites intensives, etc. –, sont les principes de toute synthèse et, au paragraphe 83, Carnap les rapproche explicitement des « catégories » et autres « formes » kantiennes. Bien plus, il semble à Carnap qu’on puisse se contenter d’une seule relation fondamentale dont toutes les autres peuvent être dérivées : il s’agit du « rappel de ressemblance » (Ähnlichkeitserinnerung), relation qui lie les vécus x et y s’ils sont reconnus comme partiellement semblables en comparant la 367

représentation mémorielle de x avec y . Sur la base de ce rappel de ressemblance, on peut, montre Carnap, constituer des cercles de ressemblance entre vécus puis, à partir d’eux, des classes de qualité, ensuite les qualités sensibles comme classes de ces classes et enfin les

sensations singulières. Le rapport de ressemblance serait donc l’unique rapport synthétique entre vécus élémentaires, à partir duquel toutes les propriétés et entités ou quasi-propriétés et quasi-entités de la science pourraient alors être constituées de manière analytique, c’est-à-dire par des méthodes de construction logique comme l’abstraction extensive de Frege. Dans les paragraphes 153 à 155 de l’Aufbau, Carnap montre même qu’une fois réalisée la construction logique de tous les objets de la science sur le fondement de la relation de « rappel de ressemblance », on peut redéfinir cette relation fondamentale comme « la seule relation qui permet de constituer les objets de la science de cette façon », si bien qu’on peut ainsi – un peu artificiellement, il est vrai – substituer à la relation fondamentale – qui a un contenu de sens précis et n’est donc pas elle-même purement logique – une relation définie rétrospectivement en termes purement logiques. Il est important de noter que le concept premier du système constitutif, auquel tous les concepts de la science doivent être rapportés, est un concept relationnel et que c’est donc avant tout une structure de relations qui constitue la base du système de constitution. C’est d’ailleurs une des thèses principales de l’Aufbau que les descriptions de propriété en science peuvent être dérivées de descriptions de relation et même de descriptions de structure. Par « description de propriété », on entend une description qui indique quelles propriétés appartiennent aux objets particuliers d’un domaine ; par « description de relation », on entend une description qui indique quelles relations existent entre les objets du domaine « sans rien dire 368

des objets eux-mêmes » ; par « description de structure », on entend une description de relation qui ne tient compte que des propriétés formelles de ces relations et non de leur contenu de sens spécifique. Une telle description de structure peut être obtenue en énumérant simplement les listes des couples d’éléments liés par les relations sans en dire davantage sur ces éléments ni sur ces relations ; on peut aussi représenter cette structure par les diagrammes sagittaux de chaque relation (les éléments du domaine sont représentés par des points et une flèche part de chaque point vers les points avec lesquels il se trouve dans cette relation). De ces listes de couples ou de ces

diagrammes sagittaux, se dégagent les propriétés formelles de chaque relation telles que les éventuelles symétrie, réflexivité, transitivité, connexité, etc. Or, la thèse de l’Aufbau est qu’une telle caractérisation structurelle d’un domaine suffit à le définir pour la science et qu’elle permet en outre de définir sur son fondement un ou plusieurs domaines d’« entités » de niveau supérieur – des classes de couples de la relation ou des relations entre couples de la relation, etc. – qui peuvent à leur tour faire l’objet d’une investigation scientifique. Car tel est bien le projet de « construction logique » du monde : définir les uns à partir des autres et niveau par niveau tous les objets des différents domaines de la science (objets physiques, atomes, molécules, cellules, organismes, comportements, états mentaux, objets spirituels, rapports sociaux, valeurs, etc.) en caractérisant les « entités » de chaque niveau comme certaines configurations structurelles particulières des entités de niveau inférieur, de telle sorte qu’en définitive toutes les disciplines scientifiques ne soient plus que des niveaux d’analyse logique différents d’une seule et même base expérientielle, celle des vécus élémentaires liés par la relation de rappel de ressemblance, tout premier niveau du système constitutif.

2. NOMINALISME ET PSEUDO-ENTITÉS Mais en quoi réside exactement cette construction logique ? Pour Carnap, constituer un objet a à partir d’objets b et c, c’est établir une règle générale qui indique comment transformer les propositions 369

portant sur a en propositions portant sur b et c . Lorsqu’une telle règle de traduction existe – c’est-à-dire que, pour toute fonction propositionnelle portant sur a, il y a une fonction propositionnelle de même extension portant exclusivement sur b et c –, a est alors dit 370

« réductible » à b et c . L’idée de constituer tous les objets de la science les uns à partir des autres, Carnap dit l’hériter notamment de Mach, d’Avenarius, de Husserl et de Meinong

371

. Mais, pour Carnap,

comme pour Russell et Whitehead, une telle constitution doit donc reposer sur les principes de construction logique de la théorie des classes et surtout de la théorie des relations : « Classes et relations sont 372

les types formels des niveaux de constitution » . Par quelques règles formelles de constitution de classes, de relations, de classes de classes, de classes de relations, de relations de classes, etc., – règles que Carnap formule notamment au paragraphe 104 –, on peut construire une multitude d’« objets » de types logiques supérieurs qui sont autant de « complexes logiques » des éléments du système. Et c’est ainsi que, selon l’Aufbau, « les objets de toutes les sciences sont constitués à partir des mêmes objets fondamentaux simplement par l’application des formes de niveaux, classe et relation »

373

.

Cela suppose évidemment une thèse d’extensionalité forte selon laquelle, dans toute proposition portant sur une fonction propositionnelle, celle-ci peut être remplacée par le symbole de son extension (classe ou relation), thèse que Carnap justifie en montrant que les prétendues propositions « intensionnelles » ne portent pas sur des fonctions propositionnelles mais sur leur sens. Par la méthode extensionnelle de constitution, on peut alors remplacer toutes les fonctions propositionnelles de la science par des fonctions propositionnelles extensionnellement équivalentes qui sont exclusivement satisfaites par les seuls objets au sens propre, à savoir les vécus élémentaires liés par la relation fondamentale du « rappel de ressemblance ». Dans le paragraphe 119, Carnap formule ainsi la traduction idéographique précise d’un concept scientifique élémentaire – celui de classe sensible – en termes de rapports de rappel de ressemblance ; cela donne évidemment une forme logique déjà assez complexe. En vertu de la coextensivité des fonctions propositionnelles, ces transformations constitutives garantissent que la valeur logique des propositions de la science – c’est-à-dire leur valeur de vérité – sera intégralement préservée, même si la valeur cognitive de ces propositions – les contenus de représentation qui leur sont associés – peut bien entendu être modifiée si l’on parle d’états neuronaux plutôt

que de désirs. Dans sa « reconstruction rationnelle » du système de la science, la théorie de la constitution, dit Carnap, ne prétend conserver que la teneur logique et non nécessairement psychologique ou cognitive des propositions scientifiques. Dans le paragraphe 159, Carnap rapporte l’identification des fonctions propositionnelles coextensives à la théorie frégéenne de l’identité de signification (Bedeutung) en dépit des différences de sens (Sinn), théorie qu’il relit cependant à la lumière de la théorie russellienne des descriptions définies. En effet, ce que Carnap assume d’emblée, c’est qu’à part quelques authentiques noms propres, toutes les désignations d’objet sont en fait des caractérisations conceptuelles et qu’elles ont donc bien un sens (Sinn). Dès lors, deux désignations d’objet peuvent avoir la même signification – désigner le même objet – mais des sens différents. Leur valeur logique est la même, mais pas leur valeur cognitive. Telle est, pour Carnap, le principe général des jugements d’identité : « Le critère de l’identité de signification réside dans la substituabilité : deux désignations ont la même signification si, pour toute fonction propositionnelle dans laquelle l’introduction de l’une des désignations forme une phrase vraie, il en est de même si l’on introduit l’autre désignation. Telle est la définition de l’identité logique »

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Reste à savoir comment concrètement les différents objets de la science pourront être logiquement constitués les uns à partir des autres ou logiquement réduits les uns aux autres. C’est évidemment à la science de nous indiquer en quoi exactement les organismes vivants sont des complexes logiques de cellules, en quoi les cellules sont des complexes logiques de molécules ou en quoi les molécules sont des 375

complexes logiques d’atomes . Et c’est d’ailleurs parce que la recherche est très avancée dans ce domaine que nous pouvons déjà non seulement esquisser les grandes lignes de la constitution des objets des sciences naturelles, mais même, dans de nombreux cas, développer précisément et dans le détail la forme logique de cette constitution. Il en va un peu différemment pour les objets des sciences humaines ou des sciences de l’esprit ; notre connaissance scientifique de ces objets –

comme l’inconscient, les coutumes ou les groupes sociologiques – est souvent encore insuffisante en 1928 pour qu’on puisse déjà donner la forme logique exacte de leur (re)constitution. Mais, avons-nous dit, cela n’est pas pour autant, pour Carnap, une objection de principe au projet constitutif ; avec les progrès de la science, tous les obstacles factuels seront progressivement levés. Une question toutefois particulièrement difficile concerne plus spécifiquement les passages d’un niveau constitutif à un autre, c’est-àdire le passage du niveau des vécus élémentaires au niveau des objets physiques, le passage du niveau des objets physiques au niveau des objets psychiques et le passage du niveau des objets psychiques au niveau des objets « spirituels » (geistig). Déterminer quelles fonctions propositionnelles – ou quels complexes logiques de fonctions propositionnelles – d’un niveau sont exactement équivalentes à des fonctions propositionnelles d’un autre niveau, c’est un travail que la science n’a pas encore réalisé de manière suffisamment complète et systématique, mais c’est aussi un travail souvent parasité par des considérations métaphysiques sur l’« essence » supposée des objets des différents niveaux et de leurs relations. Ainsi, la question scientifique de la correspondance psychophysique est-elle sans cesse obscurcie par des considérations métaphysiques sur l’essence de la relation entre corps et esprit. Mais, dit Carnap, le projet constitutif doit se contenter d’établir des correspondances extensionnelles entre fonctions propositionnelles des différents niveaux, correspondances que les sciences empiriques peuvent lui fournir ; il ne se préoccupe pas des problèmes métaphysiques d’essence, qui sont d’ailleurs empiriquement 376

indécidables . Une fois encore, il faut rappeler que seule la valeur logique des réductions importe au projet constitutif. Indépendamment, donc, de tout enjeu métaphysique, on peut, selon Carnap et d’après l’état de la science, supposer que les objets spirituels pourront être réduits à – ou rationnellement reconstitués à partir de – leurs manifestations psychiques et que les objets psychiques seront réductibles à – ou logiquement constructibles à partir de – leurs expressions psychiques. Quant aux objets physiques, ils doivent

pouvoir être constitués à partir des vécus – la base « autopsychique » – malgré l’apparente difficulté de passer de la subjectivité du flux du vécu à l’intersubjectivité des objets physiques. Pour le Carnap de 1928, cette difficulté est en fait un faux problème, dans la mesure où ce sont seulement les propriétés structurelles du vécu qui intéressent la science, même au niveau autopsychique ; dès lors, étant communes à tous les flux de vécu, ces propriétés structurelles peuvent sans réelle difficulté fonder des objets intersubjectifs

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Ainsi dessiné, le projet de l’Aufbau est donc bien une sorte d’accomplissement de l’entreprise frégéo-russellienne, tant en ce qui concerne l’ambition idéographique qu’en ce qui concerne la thèse logiciste. Il s’agit en effet tout d’abord de (re)formuler l’ensemble du discours scientifique dans une idéographie rigoureuse qui fasse immédiatement apparaître les rapports formels entre les propositions de la science ainsi qu’entre les entités que ces propositions font intervenir ; il s’agit ensuite de montrer que ces rapports formels sont purement logiques – et donc, dit Wittgenstein, « vides de sens propre » – et non pas, comme le prétendait Kant, « synthétiques a priori ». Avec Russell, nous avons par ailleurs montré toute la portée nominaliste que revêt potentiellement le projet logiciste. En effet, si des entités du discours scientifique comme les classes, les nombres ou les points de l’espace peuvent être construites de manière purement logique, ce ne sont en fait que de pseudo-entités sans portée ontologique nouvelle, puisqu’il s’agit de simples manières abrégées de parler de certaines relations (ou classes de relations) particulières entre ces authentiques entités élémentaires que sont les objets. Or, c’est exactement le même point de vue qu’on retrouve dans l’Aufbau, dont l’introduction commence d’ailleurs par la citation de Russell : « The supreme maxim in scientific philosophing is this : Wherever possible, 378

logical constructions are to be substituted for inferred entities » . Si l’on parvient à construire rationnellement des entités telles que les atomes comme de simples abréviations pour certaines configurations de données sensibles, on se dispense de devoir postuler l’existence de ces

entités comme ce qui serait sous-jacent aux phénomènes empiriques et pourrait seul les expliquer. Reconstruit logiquement, l’atome n’est plus qu’une pseudo-entité et le symbole « atome » n’est qu’un « nom », c’est-à-dire en fait pas du tout un nom propre – qui désignerait directement un objet – mais bien l’abréviation d’une expression conceptuelle complexe. À vrai dire, Carnap ne tire pas tout à fait cette conclusion nominaliste ; il affirme plutôt que la science n’a pas à se prononcer sur l’existence « en soi » des entités dont elle parle, puisqu’elle peut parfaitement elle-même se donner ces entités par pure construction logique : « Le système de constitution montre que l’on peut constituer tous les objets à partir de “mes vécus élémentaires” en tant qu’éléments fondamentaux ; en d’autres termes, compte tenu de la signification de “constituer”, on peut transformer toutes les propositions (scientifiques), en conservant leur valeur logique, en propositions portant sur mes vécus (plus exactement, sur des relations entre mes vécus). Tout objet qui n’est pas lui-même l’un de mes vécus, est alors un quasi-objet ; son nom sert à parler de mes vécus de manière abrégée. Au sein du système de constitution et par suite de la science rationnelle, le nom a donc seulement la valeur d’une abréviation ; la question de savoir s’il désigne en outre quelque chose “d’existant en soi” appartient à la métaphysique et n’a aucune place dans la science »

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Cela veut dire aussi qu’à part les vécus élémentaires eux-mêmes, les objets de la science ne sont pas identifiés par « monstration » – « by acquaintance », dirait Russell –, mais bien par une caractérisation relationnelle, c’est-à-dire une description définie, qui est satisfaite par une et une seule configuration de vécus élémentaires. Se dessine dès lors chez Carnap une ontologie à la fois très riche et très parcimonieuse. Très riche parce que sont structurellement caractérisées toute une série d’entités de niveaux différents, entités qui font l’objet d’investigations et de propositions vraies ou fausses. Très parcimonieuse néanmoins dans la mesure où la caractérisation structurelle de ces entités n’est en fait qu’une description définie, qui est satisfaite par ces seuls authentiques objets que sont les vécus élémentaires. Insistons sur le fait que, pour Carnap comme d’ailleurs pour Russell,

cette maxime « nominaliste » a valeur de principe purement méthodologique et est indépendante de toute prise de position métaphysique, par exemple « réaliste », « idéaliste » ou « solipsiste ». Parler de « quasi-objet », c’est indiquer qu’un objet du discours est un « complexe logique » d’éléments et n’est donc pas du même type logique que ceux-ci ; ce n’est pas nier par principe sa « réalité ». À vrai dire, poursuit Carnap, la notion de réalité elle-même doit être revisitée, puisque la théorie de la constitution indique notamment que les objets matériels qu’étudie la science sont eux-mêmes des quasi-objets, c’est-àdire des complexes logiques de vécus élémentaires. En fait, tous les objets du système de constitution sont des « complexes logiques » des objets fondamentaux du système et sont intégralement réductibles à eux. Néanmoins, n’étant pas du même type que leurs éléments, ces complexes logiques – classes, relations, classes de classes, classes de relations, etc. – ne sont pas simplement la totalité de leurs éléments ; 380

ce sont des complexes « indépendants » de leurs éléments . L’influence russellienne est prégnante : les classes ou les relations ne sont pas des objets du domaine de leurs éléments mais, à l’égard de ce domaine, ce ne sont que des « quasi-objets » ; et les signes qui y réfèrent ne sont pas d’authentiques noms d’objets mais des signes insaturés qui ne peuvent qu’improprement occuper la place grammaticale des noms propres, en particulier la place du sujet d’énoncés authentiquement prédicatifs. D’où l’importance des règles de traduction qui permettent de retransformer les phrases portant sur des quasi-objets en phrases où seuls d’authentiques noms d’objets occupent la place des noms propres. Profondément inspirée par ses maîtres, l’entreprise de l’Aufbau mène à son terme le projet logiciste et l’accomplit dans toutes ses conséquences ontologiques et épistémologiques. Ainsi, l’universalisme logique de Frege et Russell se mue-t-il, dans l’Aufbau, en principe d’unification de la science. Frege, nous l’avons vu, affirmait l’unité et l’universalité du domaine d’objets que parcourent toutes les fonctions propositionnelles du discours théorique. Or, cette thèse, que partageait le premier Russell, n’avait en fait été remise en question par ce dernier qu’au nom de la distinction des types logiques, distinction qui impose

de restreindre le domaine de variation des arguments d’une fonction propositionnelle aux objets d’un type donné. Cependant, dans la mesure où les objets de type supérieur ne sont, chez Russell, que des classes ou des relations d’objets de type inférieur, la théorie russellienne des types implique en fait moins la définition de domaines ontologiques disjoints et parallèles que la hiérarchisation du domaine universel des objets en différents types caractérisés par leur niveau de complexité logique. Mais c’est là aussi exactement ce que souligne Carnap dans l’Aufbau. D’une part, en effet, comme l’affirme le paragraphe 4, il n’y a qu’un seul domaine d’objets et, d’autre part, comme le souligne le paragraphe 25, il faut distinguer plusieurs niveaux de complexité logique dans la constitution des pseudo-objets de la science, chacun de 381

ces niveaux définissant une « sphère d’objets » spécifique. Ces deux thèses, qui peuvent sembler incompatibles, trouvent leur conciliation dans le paragraphe 41 : « Il est maintenant possible de reconnaître en quel sens sont compatibles les deux thèses de la théorie de la constitution que nous avons déjà établies auparavant mais qui paraissaient se contredire. Il s’agit des thèses de l’unité du domaine de l’objet et de la pluralité des types d’objets indépendants. Dans le système de constitution, tous les objets sont constitués à partir de certains objets fondamentaux mais selon une construction par niveaux. Comme la constitution s’opère à partir des mêmes objets fondamentaux, il s’en suit que les propositions portant sur tous les objets peuvent être transformées en propositions sur ces objets fondamentaux, de sorte que la science, en vertu de la signification logique de ses propositions, ne traite que d’un unique domaine. Tel est le sens de la première thèse. La science cependant ne fait nullement dans sa démarche pratique un usage constant de cette convertibilité en transformant effectivement toutes ses propositions. Au contraire, ses propositions présentent en règle la forme de propositions portant sur des objets constitués, non sur des objets fondamentaux. Et ces objets constitués appartiennent à des niveaux de constitution différents qui tous sont étrangers les uns aux autres. Suivant la forme logique de ses propositions, la science a donc affaire à de multiples types d’objets indépendants. Tel est le sens de la seconde thèse. La cohérence des deux thèses repose sur la possibilité de constituer à partir des mêmes objets fondamentaux différents niveaux correspondant à des

sphères d’objets distincts »

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Très justement, Carnap voit, dans cette ontologie unifiée et stratifiée, le corrélat d’une conception unifiée de la science. Car, en rapportant tous les concepts de la science les uns aux autres à travers leurs liens logiques mutuels, ce que Carnap vise, c’est bien évidemment aussi et surtout une science unitaire, dont les différentes disciplines ne porteraient pas sur des domaines ontologiques différents – le domaine des corps, le domaine des esprits ou des états mentaux, le domaine des objets sociaux ou culturels, le domaine des valeurs, etc. – mais constitueraient bien plutôt des niveaux de discours distincts, bien que logiquement dépendants les uns des autres, sur un seul et même domaine d’« objets » fondamentaux : « Si un système de constitution des concepts ou des objets du type que nous avons indiqué s’avère possible, il s’en suit que les objets ne se répartissent pas en domaines disjoints, qu’il n’y a au contraire qu’un domaine d’objets et donc qu’une seule science »

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3. L’INSIGNIFIANCE DE LA MÉTAPHYSIQUE Par ailleurs, ce projet d’unification de la science se double chez Carnap d’une entreprise de démarcation du discours scientifique par rapport à la métaphysique, entreprise qui s’inscrit là aussi dans la droite ligne des pionniers de la philosophie analytique. Comme chez Frege et Russell, la retranscription idéographique d’un énoncé est, pour Carnap, ce qui garantit qu’il est logiquement bien construit et qu’il a un sens. Dès lors, dit l’Aufbau, là où les entités dont on parle peuvent trouver une expression idéographique rigoureuse dans le système de constitution – c’est-à-dire que leur nature et leur complexité logique sont parfaitement déterminées et apparentes –, on est en science ; lorsque ce n’est pas le cas ou lorsqu’on veut aller au-delà de ce que la transcription idéographique fait clairement apparaître, on est en métaphysique. Et, pour Carnap, la plus grande suspicion doit porter sur le discours métaphysique dans la mesure où, ne pouvant énoncer ses

thèses de manière logiquement rigoureuse, ce discours est constamment en danger de formuler des affirmations ou des questions logiquement mal construites et donc insensées. En outre, chez Carnap, ce critère de reconstructibilité logique coïncide avec un autre critère de démarcation entre science et métaphysique, qui sera au coeur de l’article « Pseudo-problèmes en philosophie » : celui de la vérifiabilité empirique. Car, en effet, dès qu’un énoncé peut être traduit dans le système de constitution, ses conditions empiriques de vérité sont rigoureusement établies, puisqu’il est ainsi logiquement transformé en une proposition – souvent logiquement très complexe – qui porte uniquement sur des relations simples entre vécus élémentaires et, à travers eux, entre sensations : « Indiquer l’essence d’un objet ou, ce qui revient au même, la signification du symbole d’un objet consiste donc à fournir les critères de vérité des phrases dans lesquelles le symbole de cet objet peut apparaître. […] Pour l’essence constitutionnelle d’un objet, le critère réside dans la formule de constitution de l’objet en tant que règle de transformation à l’aide de laquelle toute phrase dans laquelle apparaît le symbole de l’objet, peut être progressivement traduite en phrases portant sur des objets d’un niveau de constitution inférieur et finalement en une phrase portant uniquement sur la (les) relation(s) fondamentale(s). Si nous considérons que les paires de vécus formant la liste constitutive de la (des) relation(s) fondamentale(s) traduisent les états de choses originels, le type de critère précédent consiste donc à réduire toutes les phrases portant sur l’objet dont on recherche l’essence constitutionnelle, aux phrases dont on peut établir la valeur de vérité en fonction des états de choses originels »

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Kant avait qualifié de « métaphysique » toute application de la rationalité théorique à des objets excédant l’expérience sensible. Ce que montre Carnap, c’est que la reconstruction logique de l’objet d’un discours théorique est la meilleure manière de garantir sa signification empirique, c’est-à-dire ses conditions empiriques d’existence. Telle est la ligne de force du « positivisme logique » de Carnap : par la construction purement logique de ses « objets », la science peut se 385

donner leur « essence constitutionnelle » sans se préoccuper de leur essence métaphysique et peut vérifier leur existence empirique – la

satisfaction ou non de ces concepts complexes par des vécus élémentaires – tout en se dispensant de toute interrogation métaphysique sur leur existence « en soi ». Que toute la science empirique ne soit que forme logique et matériau sensoriel ; que, tout entière, elle procède par classification conceptuelle et relationnelle des vécus élémentaires et par construction de complexes logiques sur la base de ces classifications : telle est la thèse générale que défend l’Aufbau à partir des outils logiques forgés par Frege et Russell, à savoir : la distinction radicale du concept et de l’objet, l’interprétation du concept comme fonction et l’analyse de la prédication comme saturation d’une fonction par un objet-argument ; la théorie russellienne des descriptions définies qui renforce encore cette distinction en mettant en lumière de pseudo-noms propres qui ne désignent pas directement un objet, mais l’isolent par une caractérisation conceptuelle qu’il est le seul à satisfaire ; la construction logique de classes par les fonctions propositionnelles et surtout de classes de classes qui satisfont des propriétés communes (principe d’abstraction) ; la logique des relations de Russell, qui enrichit énormément cette stratégie de construction logique d’entités de niveau supérieur. Cependant, dans la mesure où les entités logiquement construites de la science peuvent être à leur tour les arguments de fonctions – conceptuelles ou relationnelles – de niveau supérieur, elles ont bien quand même, pour Carnap, un authentique statut d’objet. Et c’est finalement ce qui explique que, bien qu’héritier de Frege et Russell, Carnap en vient à relativiser la distinction radicale du concept et de l’objet qui était au fondement de toute leur analyse logique : « Comme nous employons constamment ici le terme “objet” dans son sens le plus large, à chaque concept correspond un objet et un seul, “son objet”

(à ne pas confondre avec les objets qui tombent sous le concept). Nous parlons donc également de l’“objet” des concepts généraux. [...] Qu’un symbole déterminé corresponde au concept ou à l’objet, qu’une proposition vaille pour des concepts ou des objets, cela ne traduit aucune différence d’ordre logique, mais tout au plus d’ordre psychologique relative à la représentation subjective. Au fond, il ne s’agit pas du tout de deux conceptions différentes mais seulement de deux manières différentes de formuler l’interprétation. C’est pourquoi dans la théorie de la constitution, nous parlons tantôt des objets tantôt des concepts constitués sans faire de différence essentielle »

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Dans le contexte de la philosophie analytique dont elle est issue, cette affirmation de l’Aufbau semble totalement paradoxale, mais elle n’est au fond que l’aboutissement logique de la radicalisation russellienne de la distinction objet-concept par la théorie des descriptions définies. Ce que dit Carnap, c’est en fait que tous les concepts peuvent à leur tour figurer en position d’objet – dans des propositions d’ordre supérieur –, mais ce qui l’intéresse, c’est aussi et surtout que, à l’inverse, presque tout ce qui figure en position d’objet dans le discours scientifique est précisément de nature conceptuelle, c’est-à-dire fonctionnelle : « Le concept et son objet sont la même chose. Cette identité ne traduit cependant pas une substantialisation du concept ; à l’inverse elle confère plutôt à l’objet un statut de fonction »

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Dans la foulée de l’Aufbau, Carnap fait paraître une série d’articles reprenant et développant certaines de ses thèses fondamentales à destination d’un public plus large. Moins techniques et souvent simplificateurs, ces textes expriment aussi de manière plus radicale des prises de position philosophiques assez tranchées, que renforcent à l’époque les effervescentes discussions du Cercle de Vienne auxquelles Carnap participe très activement. Chacun de ces textes prend alors l’allure d’un plaidoyer contre la métaphysique traditionnelle, pour une philosophie mise au service de la science et pour l’usage en philosophie de l’analyse logique frégéo-russellienne. Caricaturaux et souvent même outranciers, ces textes ont sans doute moins de pertinence philosophique que le projet constitutif dessiné dans l’Aufbau.

Cependant, en raison précisément de leur simplicité et de leur radicalité, ces textes représentent – et ont représenté aux yeux de beaucoup – une sorte de quintessence de l’empirisme logique, de son positivisme et de son scientisme exacerbés. C’est pour cette raison – mais aussi parce qu’on y perçoit déjà certaines évolutions de la pensée de Carnap – qu’il nous faut dire ici quelques mots de ces textes. Peu après l’Aufbau, paraît l’article « Pseudo-problèmes en philosophie ». Après avoir reformulé le projet d’une reconstruction rationnelle de la science qui permettrait de justifier chacune de ses connaissances en montrant comment elle peut se réduire à la connaissance d’objets plus simples et finalement à la connaissance d’objets directement éprouvés dans l’expérience sensible, cet article met au jour un critère général de signification ou plutôt de « signifiance » (meaningfullness) pour tous les énoncés du discours. L’idée, très wittgensteinienne, qui préside à l’établissement de ce critère, est que le sens d’un énoncé réside dans ses conditions de vérité, à savoir la réalisation ou non du fait ou de l’état de choses qu’il énonce. Et puisqu’il faut connaître les conditions de vérité avant de savoir si elles sont ou non réalisées, « on peut savoir qu’un énoncé a du sens 388

avant de savoir s’il est vrai ou faux » . Pour Carnap, cependant, les « conditions de vérité » wittgensteiniennes ne peuvent être que des conditions empiriques de vérité. Avoir du sens, dit Wittgenstein, c’est avoir un contenu factuel ; et avoir un contenu factuel, ajoute Carnap, c’est être empiriquement testable : « On dit d’un énoncé p qu’il a un “contenu factuel” si on peut au moins concevoir des expériences qui supporteraient p ou le contradictoire de p, et si on peut indiquer leurs caractéristiques »

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Un énoncé dont les conditions empiriques de vérité ne seraient pas clairement fixées est exclu du projet constitutif et, par là, de la science, parce qu’il est purement et simplement dépourvu de sens. Dans la catégorie des non-sens, il rejoint ainsi les énoncés grammaticalement incorrects comme « Berlin cheval bleu » ou « Et ou de quoi », mais aussi les phrases grammaticalement correctes qui commettent des erreurs sémantiques comme « Cette pierre est triste » ou « Ce triangle est

vertueux ». Par ses règles de formation rigoureusement stipulées, l’idéographie permet de faire très précisément le tri entre les suites de signes dénuées de sens et les énoncés logiquement bien construits. En outre, comme l’avaient suggéré les Principia mathematica, la reformulation idéographique permet d’exclure les erreurs d’association des catégories sémantiques – « triste » n’est pas une propriété qui convient aux pierres –, qui, dans l’Aufbau, apparaissent clairement comme des violations de la distinction des types logiques. Enfin, ce que Carnap montre, c’est que l’écriture idéographique permet aussi d’éviter ce non-sens particulier qu’est la vérifiabilité empirique, puisque la reformulation d’un énoncé dans le langage logique du système de constitution de la science universelle garantit par là même sa réductibilité à des énoncés d’expérience. Kant avait affirmé que lorsque la raison s’aventure au-delà de la sphère de l’expérience possible et n’applique plus les catégories de l’entendement à l’intuition, elle ne peut plus prétendre connaître. Or, ce critère kantien de démarcation entre science et métaphysique doit à la fois être réaffirmé et sensiblement revu. Comme Kant, Carnap souligne en effet comment les « antinomies » de la métaphysique sont vouées à se perpétuer indéfiniment, faute d’expérience qui puisse trancher les débats. Mais, pour Carnap, la sortie de la sphère de l’expérience possible n’est pas un problème de trop grande abstraction ; au fond, tous les énoncés des niveaux supérieurs de la science reposent au contraire exclusivement sur des principes logiques d’abstraction. Mais, précisément, pour Carnap, un énoncé échappe à la sphère de l’expérience possible lorsqu’il porte sur des entités qui ne peuvent précisément pas être construites par des principes logiques d’abstraction qui garantissent son équivalence extensionnelle avec – et donc sa traductibilité dans – des énoncés de niveau inférieur. Dans le cas où cette traduction n’est pas possible, les « entités » évoquées pèchent tout à la fois par leur absence de forme logique déterminée et par leur irréductibilité au « divers de l’intuition sensible ». C’est pourquoi, selon Carnap, ces entités échappent à la raison en même temps qu’à l’expérience possible ; les énoncés qui les évoquent sont doublement dénués de sens.

On le voit, le simple critère carnapien de démarcation entre science et métaphysique est porteur d’un positivisme anti-métaphysique radical ainsi que d’un scientisme exacerbé, puisque, en définitive, seuls les énoncés de la science font sens. Ces positions, on les retrouve dans le manifeste du Cercle de Vienne rédigé en 1929 avec Hans Hahn et Otto Neurath, mais aussi dans des articles qui paraissent dans les premiers numéros de la revue Erkenntnis que Carnap fonde en 1930 avec Hans Reichenbach. Ainsi, dans le premier numéro de cette revue, Carnap publie un article intitulé « L’ancienne et la nouvelle logique », dans lequel il salue l’avènement d’une nouvelle méthode en philosophie, « méthode scientifique » qui consiste dans « l’analyse logique des 390

propositions et des notions de la science expérimentale » . Dans la perspective de cette nouvelle méthode, la philosophie, loin d’être un « domaine de connaissance qui s’étendrait à côté ou au-dessus de la science expérimentale », trouve au contraire toute sa valeur à servir la science en établissant clairement la signification de ses propositions au moyen de l’analyse logique. Au-delà donc du simple « outil » supplémentaire pour l’interrogation philosophique, la nouvelle analyse logique implique une redéfinition du projet même de la philosophie, dans la mesure où, s’appliquant au discours des philosophes eux-mêmes, elle impose de faire le tri entre leurs propositions logiquement bien construites et leurs énoncés qui sont tout simplement dénués de sens, parce qu’ils violent par exemple la hiérarchie des types logiques ou parce qu’ils ne sont pas empiriquement définissables. Le jugement de Carnap sur l’histoire de la philosophie est d’ailleurs extrêmement sévère : « Toute philosophie, au sens ancien du mot, qu’elle se réclame de Platon, saint Thomas, Kant, Schelling ou Hegel, qu’elle édifie une nouvelle “métaphysique de l’être” ou une “philosophie dialectique”, apparaît, devant la critique inexorable de la logique nouvelle, comme une doctrine, non pas fausse dans son contenu, mais comme logiquement insoutenable, donc dépourvue de signification »

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L’année suivante, dans le second tome d’Erkenntnis, Carnap retape sur le même clou dans un article intitulé « La science et la

métaphysique devant l’analyse logique du langage ». La métaphysique, dit-il d’emblée, n’est pas imparfaite en ce qu’elle serait fausse, douteuse ou inutile, mais bien, plus gravement, en ce que « ses prétendues 392

propositions sont complètement dépourvues de sens » . Certes, les énoncés métaphysiques ont toute l’apparence grammaticale de propositions, mais une analyse logique rigoureuse montre qu’il ne s’agit là que de pseudo-propositions qui utilisent des termes dépourvus de sens ou qui violent les règles de la syntaxe logique. En ce qui concerne le premier problème – celui des termes dépourvus de sens –, il a trait, comme l’indique Wittgenstein, à la question de l’existence ou non de critères de vérité précis pour les énoncés élémentaires dans lesquels ces termes interviennent. Or, pour Carnap, ces conditions de vérité doivent en définitive être empiriques, c’est-à-dire qu’il faut que les critères de vérité de chaque énoncé élémentaire soient définis par rapport à la vérité d’autres énoncés faisant intervenir des termes plus simples jusqu’à ce qu’on parvienne à des énoncés d’observation ou « énoncés protocolaires » qui trouvent leurs critères de vérité dans l’expérience. Les termes pour lesquels il n’existe pas, en définitive, de critère expérimental doivent être rejetés comme dénués de sens : « Imaginons, à titre d’exemple, qu’on forme le mot nouveau “babu” et qu’on vienne affirmer qu’il y a des choses babues et d’autres qui ne le sont pas. Réclamons le critère : comment, dans un cas concret, établir qu’une chose est ou n’est pas babue ? Peutêtre, nous répondra-t-on, qu’il n’existe pas de critère expérimental. Dans ce cas, nous refuserons d’admettre un mot pareil. On va s’obstiner néanmoins à soutenir qu’il y a des choses babues et des choses non babues ; que ce n’est énigme que pour la seule intelligence chétive des hommes de les distinguer. Nous nous obstinerons, à notre tour, à 393

regarder cela comme un vain bavardage » . Le premier problème de la métaphysique, dit Carnap, c’est que nombre de termes qu’elle utilise – par exemple « principe », « Dieu », « idée », « cause première », « absolu », « être en soi » – n’ont guère de critères expérimentaux plus précis et donc guère plus de sens que « babu ». Le second problème de la métaphysique consiste en une violation

régulière des règles de la syntaxe logique. Même lorsque les termes ont individuellement un sens, ils ne peuvent constituer une phrase vraie ou fausse s’ils sont juxtaposés de manière incorrecte. Et, à cet égard, l’accord avec les règles linguistiques ne suffit pas. « César est un nombre premier » est un énoncé correct du point de vue de la syntaxe française, mais il est exclu par la distinction des types logiques. Dans une langue construite conformément aux règles de la syntaxe logique, l’agrammaticalité de cet énoncé apparaîtrait aussi manifestement que celle de l’énoncé « César est et ». Or, il en va de même, selon Carnap, de très nombreux énoncés métaphysiques, comme par exemple ceux qui portent sur « le néant » dans la doctrine métaphysique de Martin Heidegger, « qui exerce présentement en Allemagne la plus grande 394

influence » . En quelques pages très célèbres, Carnap montre que Heidegger produit de nombreux énoncés qui sont corrects du point de vue linguistique et paraissent sensés par analogie linguistique avec des énoncés de langage usuel, mais qui contreviennent en fait à la syntaxe logique et ne peuvent donc même pas être formulés en elle. Dans la foulée, Carnap condamne toutes les affirmations métaphysiques d’existence – preuves d’existence de Dieu, cogito cartésien, etc. – qui reposent sur une conception de l’existence comme attribut d’un objet individuel. Conformément à Frege et à Russell, Carnap insiste pour sa part sur le fait que l’existence est une propriété de second degré : « Par l’usage d’un verbe “être”, un prédicat se trouve illusoirement présumé là où il n’y en a aucun. Depuis longtemps, déjà, on s’est rendu compte que l’existence n’est pas un attribut (Kant, et sa réfutation de la preuve ontologique de l’existence de Dieu). Mais, seule, la logique moderne est ici conséquente, en introduisant le symbole de l’existence dans une forme syntaxique telle que ce symbole ne peut pas être attaché (comme le serait un prédicat) à un symbole d’objet, mais seulement à un prédicat »

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La conclusion de cet article est sans appel : non seulement la plupart des propositions de la métaphysique traditionnelle manquent de sens, mais la métaphysique est vouée par principe à une telle inanité. En effet, le but même qu’elle poursuit – « découvrir et décrire une connaissance inaccessible à la science expérimentale » – la condamne à utiliser « des mots sans critère, partant sans signification » ou à

attribuer à des objets d’un type logique élevé des propriétés qui ne lui 396

conviennent pas . La métaphysique, dit Carnap, est nécessairement faite de pseudo-propositions. Expression poétique du sentiment de la vie, elle donne, par la forme de ses productions, « l’illusion d’être ce qu’elle n’est pas ». « Elle se donne la forme d’une théorie, d’un système de propositions servant (en apparence) à se fonder les uns les autres ; elle semble posséder ainsi un contenu comme les vraies théories ; et nous avons vu qu’il n’en est rien »

397

.

On peut difficilement concevoir discours anti-métaphysique plus péremptoire… Dès 1929, il faut le dire, Carnap avait très clairement, avec ses amis du Cercle de Vienne, fait allégeance à une « manière de 398

penser hostile à la spéculation et rivée à l’expérience » . Dans le manifeste de ce mouvement, rédigé avec Hans Hahn et Otto Neurath, le point de vue « anti-métaphysique » était explicitement revendiqué, tant pour ce qui est des héritages qu’en ce qui concerne la définition même du projet philosophique qui rassemble les membres de ce mouvement : « D’année en année, s’est affirmée une uniformité croissante due à une attitude spécifiquement scientifique : “Ce qui se laisse dire se laisse dire clairement” (Wittgenstein). Un accord est finalement possible, malgré la diversité des opinions. Cet accord est donc par là même requis. Il est devenu toujours plus manifeste que cette attitude, non seulement affranchie de la métaphysique mais dirigée contre elle, signe le but qui nous est commun à tous »

399

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Comme les autres textes de Carnap de la même époque, le « Manifeste » du Cercle de Vienne plaide pour une certaine conception de la philosophie qui ne lui attribue aucun objet et aucune thèse propres, mais seulement la tâche de clarifier les discours qui prétendent 400

dire le vrai . Loin d’être un spécialiste des « profondeurs » cachées et insondables de l’être, le philosophe doit, comme tout scientifique, veiller plutôt à la clarté et à la netteté de ce qui apparaît en surface. En particulier, sa mission est d’éclairer par l’analyse logique toutes les propositions de la science au sens large et donc de les reformuler de manière à ce que leurs articulations essentielles apparaissent nettement

au grand jour. À cet égard, le Manifeste dénonçait les « errements » de la métaphysique, tant en ce qui concerne son manque de rigueur dans la formulation qu’en ce qui concerne sa prétention à aboutir, par le seul raisonnement, à des connaissances dont le contenu ne serait pas empiriquement décidable. Comme l’avait montré l’Aufbau, les seules propositions authentiques sont celles qui trouvent leur formulation dans l’idéographie du système constitutif et les seuls objets authentiques sont ceux qui peuvent être logiquement définis dans ce système à partir de la base expérientielle : « Est réel, dit le Manifeste, 401

ce qui peut être intégré à tout l’édifice de l’expérience » . C’est pourquoi il n’y a, pour le Cercle de Vienne, « pas de philosophie comme science fondamentale et universelle, à côté ou au-dessus des différents domaines de l’unique science de l’expérience ; il n’existe aucun chemin qui mène à la connaissance d’un contenu, à part le chemin de expérience »

402

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Ce texte collectif, qui, on le voit, contenait déjà en germes tous les « brûlots » ultérieurs de Carnap à l’encontre de la métaphysique, est particulièrement intéressant parce qu’il lie explicitement le nouveau projet philosophique à un projet politique résolument progressiste

403

404

qui se revendique de « l’esprit des Lumières » et s’oppose à des préjugés obscurantistes hérités de la tradition. L’avant-dernier paragraphe du « Manifeste », que nous citons in extenso, est, à cet égard, particulièrement éloquent : « Les tendances métaphysiques et théologisantes qui de plus en plus s’imposent maintenant dans bien des associations et sectes, dans les livres et les revues, dans les conférences et les cours universitaires, semblent s’alimenter aux violentes luttes sociales et économiques d’aujourd’hui : un groupe de combattants accrochés au passé dans le domaine social cultive des attitudes métaphysiques et théologiques caduques au contenu depuis longtemps dépassé ; tandis que l’autre groupe, tourné vers les temps nouveaux, repousse, particulièrement en Europe centrale, ces attitudes et reste rivé au sol de la science de l’expérience. Ce développement épouse celui des processus de la production modernes dont l’organisation technique due aux machines se renforce et laisse d’autant moins de place aux représentations métaphysiques. Il correspond également au

désenchantement de larges masses à l’égard de ceux qui prêchent des attitudes métaphysiques et théologiques caduques. À tel point que dans plusieurs pays les masses rejettent aujourd’hui ces doctrines avec une conscience bien plus aiguë que par le passé, et qu’elles s’inclinent en même temps – ce qui va de pair avec une attitude pro-socialiste – à une conception empiriste, terre à terre. Auparavant, le matérialisme était l’expression de ce point de vue ; mais entre-temps, l’empirisme moderne s’est développé en se dégageant de ses ébauches insuffisantes, et a trouvé dans la conception scientifique du monde sa véritable assise »

405

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Si la confusion des genres est manifeste dans ce texte, elle explique aussi un peu de la virulence des attaques anti-métaphysiques de Carnap et de ses alliés viennois ; convaincus que la science, soumise au contrôle de la logique et de l’expérience, constitue le meilleur rempart contre les discours irrationnels et les idéologies barbares, les membres du Cercle de Vienne affirment haut et fort leur credo scientiste, credo qui, par son excessive radicalité, a, il faut le dire, beaucoup discrédité le projet philosophique, par ailleurs extrêmement original et puissant, d’un système constitutif alternatif à celui de l’idéalisme transcendantal.

4. LA SYNTAXE LOGIQUE DU LANGAGE En 1934, soit six ans seulement après Der Aufbau der logische Welt, Carnap publie Die logische Syntax der Sprache, qui reprend le projet constitutif sur une base assez différente. Comme l’indiquent les titres mêmes des ouvrages, les considérations sur la « construction logique du monde » font désormais place à des considérations sur la « structure logique du langage ». Sous l’influence conjointe des travaux de David Hilbert, de Kurt Gödel et des logiciens de l’école polonaise, en particulier Alfred Tarski, le projet logiciste hérité de Frege et Russell est considérablement réaménagé pour faire place à une réflexion métalogique sur la prétention même de capturer la rationalité mathématique et plus généralement scientifique dans un système symbolique déductivo-formel. En tant que langage et en tant que calcul, l’idéographie devient elle-même l’objet d’investigations qui

témoignent d’un renoncement à l’idée « platonisante » selon laquelle la logique devrait constituer le fondement ultime des sciences rationnelles parce qu’elle n’est elle-même que l’expression des grands principes immuables du monde du Logos. Le système scientifique est maintenant envisagé dans une perspective qui se veut explicitement hilbertienne. À vrai dire, cependant, le projet de 1928 contenait déjà en germe beaucoup des nouvelles inflexions. Au paragraphe 15, la caractérisation structurelle des objets de la science avait en effet déjà été rapprochée par Carnap de la stratégie hilbertienne des « définitions implicites », qui constituent l’objet plus qu’elles le décrivent. En outre, l’appareil logique dans lequel la science reposait tout entière était déjà 406

envisagé comme un ensemble de « stipulations conventionnelles » plutôt que comme un ensemble de vérités fondamentales de la raison à la manière de Frege. Et c’est le statut de « règles » plutôt que de connaissances synthétiques a priori que, dans le paragraphe 103 de l’Aufbau, Carnap avait revendiqué pour les principes constitutifs.

Dans la Syntaxe logique du langage, ce changement de perspective est affirmé d’emblée. Après avoir plaidé pour l’usage de l’analyse logique en philosophie et pour sa mise au service de la science, la préface de 1934 ajoute immédiatement que plusieurs « idéographies » sont possibles pour exprimer les mathématiques et les sciences empiriques. Loin de s’offusquer, en frégéen, de cette diversité – un peu cacophonique – des analyses logiques, Carnap dit regretter pour sa part le conformisme des analyses logiques de son époque, conformisme qui a précisément sa source dans une certaine conception frégéenne de la logique : « Le fait qu’aucune tentative n’a été faite de s’aventurer encore plus à l’écart des formes classiques est peut-être dû à l’opinion largement répandue que toute déviation de ce type doit être justifiée – c’est-à-dire qu’on doit prouver que la nouvelle forme de langage est “correcte” et qu’elle constitue une traduction fiable de la “vraie logique” »

407

.

La logique, qui, dans la perspective logiciste, constitue l’intégralité de la forme du système de la science, doit, pour Carnap, être elle-

même repensée dans une perspective hilbertienne plutôt que frégéenne. Là où Frege prétendait « assigner d’abord une signification aux symboles logico-mathématiques fondamentaux et considérer ensuite quelles phrases et inférences apparaissent comme logiquement correctes conformément à cette signification » – c’est-à-dire conformément aux rapports idéaux qu’entretiennent les entités idéales du monde du Logos –, Hilbert suggère de « choisir postulats et règles d’inférence arbitrairement » – bien qu’en respectant certaines contraintes métalogiques – et de « déterminer, par là même, la signification des symboles logiques fondamentaux que ces postulats et 408

règles font intervenir » . Débarrassée de son fondement métaphysique, la logique devient conventionnelle, mais n’en est pas moins rigoureuse. Telle est l’idée qui gouverne le « principe de tolérance » : « En logique, il n’y a pas de morale. Chacun est libre de construire sa propre logique, c’est-à-dire sa propre forme de langage, comme il souhaite. Tout ce qui est exigé de lui est que, s’il veut le discuter, il doit énoncer ses méthodes clairement, et donner des règles syntaxiques plutôt que des arguments philosophiques »

409

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Dans cette perspective nouvelle, toute entreprise constitutive doit donc commencer par préciser la « syntaxe logique » qui régira son langage, c’est-à-dire qu’elle doit énoncer l’ensemble des règles de formation de ses expressions linguistiques, ainsi que l’ensemble des règles de leur transformation, c’est-à-dire les règles d’inférence d’une expression linguistique à une autre. Ainsi conçue dans ses règles purement formelles, l’« idéographie » est d’abord et avant tout un calcul ; elle ne devient vraiment langage que lorsqu’elle sert à exprimer des propositions empiriques. En elle-même, la logique n’est pas langage. Comme l’a montré Wittgenstein, on ne peut pas vraiment considérer que des tautologies ou des règles énoncent quoi que ce soit : « Lorsque nous disons que la syntaxe pure est concernée par les formes de phrases, ce “concernée par” est entendu dans un sens figuré. Une phrase analytique n’est pas vraiment “concernée par” quoi que ce soit, de la manière dont une phrase empirique l’est ; car la phrase analytique est sans contenu. Le figuré “concerné par” est ici entendu dans le même sens que

celui dans lequel l’arithmétique est dite concernée par les nombres, ou la géométrie pure par les constructions géométriques »

410

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Hilbert fut le premier à concevoir les mathématiques comme un pur calcul, c’est-à-dire comme un ensemble de formules régies par des règles de formation et de transformation. La théorie de ce calcul, l’étude de cette syntaxe, il l’a appelée « métamathématique ». Par analogie et en suivant les avancées qu’ont déjà faites sur ce terrain les logiciens polonais, on peut, dit Carnap, appeler « métalogique » l’étude de la syntaxe logique. La question se pose alors de savoir si la métalogique peut être exprimée dans le langage même dont elle étudie la syntaxe. Le Tractatus avait explicitement rejeté cette possibilité, affirmant que le langage ne peut pas dire mais seulement montrer sa propre forme. D’autres, comme Jacques Herbrand, ont indiqué, à propos des mathématiques, que le métalangage – dans lequel la syntaxe d’un système formel est étudié – doit nécessairement répondre lui-même à une syntaxe différente que le système qu’il étudie. Pour sa part, cependant, Carnap se montre convaincu en 1934 qu’« il est possible de 411

se débrouiller avec un seul langage » et que la syntaxe peut être exprimée dans ce langage lui-même sans engendrer de contradiction. La preuve de cette possibilité, Carnap la voit dans l’arithmétisation de la syntaxe des mathématiques à travers la fameuse stratégie des « nombres de Gödel ». Par la méthode de Gödel, chaque expression possible du langageobjet se voit attribuer un nombre unique, de telle sorte qu’on peut désormais formuler les règles de formation et de transformation du langage-objet comme des énoncés de l’arithmétique élémentaire. Bien plus, on peut alors, par le calcul arithmétique, démontrer certaines propriétés intéressantes de la syntaxe du langage-objet. Ainsi, pour montrer que telle ou telle phrase du langage est indémontrable au moyen des règles de transformation du système, on montrera désormais que cette phrase, entendue comme suite de symboles caractérisée par un nombre, ne peut jamais se trouver à la fin d’une

preuve, entendue comme suite de symboles caractérisée par un autre nombre ; il suffit pour ce faire de montrer qu’il n’y a pas de nombre de Gödel qui a tel ou tel rapport arithmétique avec le nombre de Gödel caractéristique de cette phrase. Dans un langage suffisamment riche comme l’est celui de l’arithmétique, on peut donc, dit Carnap, exprimer la syntaxe du langage logique, syntaxe dont, comme l’ont montré Frege et Russell, la syntaxe arithmétique n’est elle-même qu’une partie. En tant que langage-objet, la logique (et sa partie arithmétique) est une syntaxe pure, un ensemble de pures règles de formation et de transformation sur des symboles non interprétés. En tant que métalangage, par contre, l’arithmétique est une syntaxe descriptive, c’est-à-dire que ses symboles ont un sens spécifique – ils désignent des suites de signes du langageobjet – et les combinaisons syntaxiques de ces symboles dans le métalangage sont donc des fonctions des règles particulières de formation et de transformation des suites de signes du langage-objet. En tant que métalinguistiques, les formules arithmétiques énoncent donc les propriétés formelles de la syntaxe spécifique à ce langageobjet. Et, à cet égard, dit Carnap, la pure syntaxe n’est en définitive « rien d’autre qu’une partie de l’arithmétique »

412

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En dépit de ses nouvelles préoccupations métalogiques d’inspiration hilbertienne, Carnap n’a pas l’impression de trahir le logicisme. Pour lui, l’apparente contradiction entre les positions logiciste et formaliste repose sur une confusion entre mathématiques pures et mathématiques appliquées. Le point de vue formaliste est parfaitement pertinent pour tout ce qui concerne les mathématiques pures, mais celles-ci ne peuvent être appliquées à des contenus empiriques sans que soit prise en compte la signification des symboles mathématiques. Et c’est à cet égard que le logicisme joue un rôle essentiel, en donnant des nombres une définition univoque et directement applicable aux ensembles réels d’objets. Nous citons ici longuement Carnap, qui semble reprendre le point de vue de Russell : « La vue formaliste a raison de soutenir que la construction du système peut être effectuée de manière purement formelle, c’est-à-dire sans référence à

la signification des symboles ; qu’il suffit de poser des règles de transformation, d’où découlent la validité de certaines phrases et les relations de conséquence entre certaines phrases ; et qu’il n’est pas non plus nécessaire de poser ou de répondre à des questions de nature matérielle qui vont au-delà de la structure formelle. Mais la tâche qui est ainsi tracée n’est certainement pas remplie par un calcul mathématique seul. Car ce calcul ne contient pas toutes les phrases qui contiennent des symboles mathématiques et qui sont pertinentes pour la science, à savoir ces phrases qui sont concernées par l’application des mathématiques, c’est-à-dire des phrases descriptives synthétiques avec des symboles mathématiques. Par exemple, la phrase “Dans cette pièce, il y a maintenant deux personnes présentes” ne peut pas être dérivée de la phrase “Charles et Pierre sont maintenant dans cette pièce et personne d’autre” avec la seule aide du calcul logico-mathématique, comme cela est habituellement projeté par les formalistes ; mais cela peut être dérivé avec l’aide du système logiciste, à savoir sur la base de la définition par Frege de “2”. Une fondation logique des mathématiques n’est donnée que lorsqu’est construit un système qui rend possibles des dérivations de ce genre. Le système doit contenir des règles générales de formation en ce qui concerne l’occurrence des symboles mathématiques dans des phrases synthétiques descriptives également, en même temps que des règles de conséquence pour de telles phrases. C’est seulement de cette manière que l’application des mathématiques, c’est-àdire le calcul avec des nombres d’objets empiriques et des mesures de grandeurs empiriques, est rendue possible et systématisée. Une structure de ce genre remplit simultanément les exigences du formalisme et du logicisme. Car, d’un côté, la procédure est purement formelle, et de l’autre, la signification des symboles mathématiques est établie et par là l’application des mathématiques en science réelle est rendue possible, à savoir, par l’inclusion du calcul mathématique dans le langage total »

413

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C’est en définitive un logicisme très différent de celui de Frege que Carnap revendique dans les dernières pages de la Syntaxe logique du langage : « L’exigence du logicisme est ainsi formulée de cette façon : la tâche de la fondation logique des mathématiques n’est pas remplie par une métamathématique (c’est-à-dire par une syntaxe des mathématiques) seule, mais seulement par une syntaxe du langage total, qui contient à la fois des phrases logico-mathématiques et 414

synthétiques » . Quant à la thèse logiciste selon laquelle les mathématiques sont intégralement réductibles à la logique, Carnap,

sous un air de ne pas vouloir trancher, lui propose une réponse très clairement hilbertienne : « Que, dans la construction d’un système du genre décrit, seuls les symboles logiques dans le sens plus étroit soient inclus parmi les symboles primitifs (comme chez Frege et Russell) ou aussi les symboles mathématiques (comme chez Hilbert), et que seules les phrases logiques primitives dans le sens plus étroit doivent être prises comme sentences L-primitives, ou aussi les phrases mathématiques, n’est pas une question d’importance philosophique, mais seulement d’expédience technique »

415

.

Bien plus, cette conception hilbertienne de la logique permet à Carnap de rendre compte également de cette troisième position philosophique quant au fondement des mathématiques qu’est l’intuitionisme. En 1930, déjà, alors que, face à l’intuitioniste Heyting et au formaliste von Neumann, il représentait l’école logiciste lors d’un symposium sur les fondements philosophiques des mathématiques à Königsberg, Carnap avait insisté sur la possibilité de « concilier » les points de vue dans une perspective plus large qui les envisagerait simplement comme trois systèmes formels différents. Son exposé avait, dès lors, été moins partisan que « technique » ; reconnaissant certaines des difficultés que rencontre le système russellien, il avait mis en avant dans cette conférence les solutions qui peuvent y être apportées, grâce notamment aux travaux de Ramsey. Il concluait en insistant sur les points communs plutôt que sur les différences qui existent entre la position logiciste et les positions formaliste ou intuitioniste

416

.

Dans la Syntaxe, Carnap propose deux systèmes logiques différents, l’un (le langage II) qui permet une quantification illimitée sur les individus mais aussi la quantification sur des prédicats et des foncteurs et correspond aux besoins logiques des mathématiques classiques, l’autre (le langage I) qui en constitue un sous-langage et dont les limites correspondent aux exigences des mathématiques intuitionistes. Il n’y a, selon Carnap, aucune raison logique de préférer l’un à l’autre, l’objectif étant au contraire de montrer que plusieurs systèmes sont possibles et qu’ils ont les uns avec les autres des relations syntaxiques déterminées : « Lorsque nous construisons ici notre langage I de telle

manière que ce soit un langage défini et qu’il satisfasse certaines conditions posées par l’intuitionisme, nous n’avons pas simplement l’intention de suggérer que c’est la seule forme possible ou justifiable de langage. Nous inclurons au contraire le langage défini I comme un sous-langage dans le langage II plus compréhensif et la forme des deux langages sera regardée comme matière à convention » manière de formuler la question, dit Carnap,

417

. La bonne

« n’est pas “Des symboles indéfinis (ou imprédicatifs) sont-ils admissibles ?”, car, dans la mesure où il n’y a pas de morale en logique, on ne voit pas la signification que peut avoir ici “admissible”. Le problème ne peut être exprimé que de la manière suivante : “Comment allons-nous construire un langage particulier ? Admettrons-nous des symboles de ce genre ou non ? Et quelles seront les conséquences de chacune de ces manières de faire ?”. La question est donc de choisir la forme de langage, c’est-à-dire d’établir des règles de syntaxe et d’investiguer leurs conséquences »

418

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On voit en quoi la nouvelle perspective – profondément hilbertienne – relativise les prétentions logicistes de Frege. Carnap, cependant, continue à se revendiquer du logicisme, qu’il ramène à la thèse selon laquelle « tous les termes des mathématiques peuvent être 419

interprétés en termes de logique » . Quoique relative à une manière particulière de construire la syntaxe du langage scientifique, cette thèse reste essentielle pour Carnap, dans la mesure où elle permet de maintenir le projet d’une construction du monde qui soit entièrement logique, c’est-à-dire analytique et non synthétique a priori. Dans les paragraphes 38 à 40 de la Syntaxe, Carnap montre d’ailleurs une nouvelle fois comment on peut définir logiquement les nombres cardinaux puis, à partir d’eux, les nombres réels puis, à partir de ces derniers, les positions spatio-temporelles de la matière auxquelles on peut attribuer des propriétés physiques simples puis, construites à partir d’elles, des propriétés physiques plus complexes, et ainsi de suite jusqu’à l’ensemble des propriétés biologiques, psychologiques, sociales et culturelles. Une fois mises en évidence, les lois empiriques de ces différentes sciences – lois qui permettent d’inférer certains faits à partir d’autres faits observés – peuvent être traitées comme de simples règles

de transformation. Sans être résolues dans la Syntaxe davantage que dans l’Aufbau, toutes les questions concernant l’unité de la science et la possibilité de réduire les sciences sociales ou culturelles aux sciences psychologiques, celles-ci aux sciences biologiques et ces dernières aux sciences physiques reçoivent en tout cas leur formulation syntaxique rigoureuse dans le paragraphe 83. En outre, la Syntaxe rend compte de la manière dont les énoncés de la science peuvent être confrontés à l’expérience : « Une phrase de physique (…) sera testée en déduisant des conséquences sur le fondement des règles de transformation du langage, jusqu’à ce qu’on parvienne à des phrases qui ont la forme de phrases protocolaires. Celles-ci sont alors comparées avec les phrases protocolaires qui ont déjà été affirmées et elles sont soit confirmées soit réfutées par ces dernières. Si une phrase qui est une conséquence L de certaines phrases P-primitives contredit une phrase qui a été affirmée comme phrase protocolaire, alors un changement doit intervenir dans le système. Par exemple, les règles P peuvent être modifiées de telle manière que ces phrases primitives particulières ne sont plus valides ; ou c’est la phrase protocolaire qui peut être considérée comme non valide ; ou encore ce sont les règles L qui ont été utilisées dans la déduction qui peuvent être modifiées. Il n’y a pas de règle établie quant au type de changement qui doit intervenir »

420

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À cette occasion, Carnap, annonçant Quine, souligne qu’« il est, en général, impossible de tester une phrase hypothétique isolée. […] Au fond, le test s’applique, non pas à une hypothèse isolée mais au système entier de la physique comme système d’hypothèses (Duhem, 421

Poincaré) » . Par ailleurs, renvoyant à des travaux en cours de Reichenbach, Hempel et Popper sur les probabilités, il rappelle que la confrontation avec l’expérience ne peut, en raison de la non-validité de l’induction, jamais confirmer définitivement les hypothèses universelles de la science. Depuis Gödel, cependant, le projet logiciste est très sérieusement mis en question. Par le moyen de l’arithmétisation de la syntaxe arithmétique, Gödel a précisément montré en 1931 qu’aucun système axiomatique fini et consistant capable de formaliser l’arithmétique n’est

complet, c’est-à-dire qu’on peut toujours construire dans le système des propositions – propositions « bien formées », parfaitement sensées et donc, en vertu du principe du tiers exclu, vraies ou fausses – qui ne peuvent être ni prouvées ni réfutées par les axiomes et les règles d’inférence du système. Cela veut dire que l’ensemble des propositions valides du système est nécessairement plus étendu que celui des théorèmes, et donc que la notion de « conséquence logique » n’est pas intégralement captée par la dérivabilité formelle au sein du système axiomatique. De cela, la Syntaxe logique du langage doit impérativement tenir compte, car c’est la manière même dont Frege et Russell avaient conçu l’entreprise logiciste qui est remise en question. Si la logique prétend fonder les mathématiques, elle ne peut plus le faire en s’efforçant de les tirer d’un système déductif fondé sur un nombre fini d’axiomes et de règles d’inférences logiques. Il faut au contraire théoriser une notion plus large de « conséquence logique », irréductible à la dérivabilité au sein d’un système déductif formel, qui puisse rendre compte de la validité de toutes les propositions arithmétiques, même celles qui ne sont pas dérivables dans le système. On se demandera peut-être ce que peut bien vouloir dire la validité d’une proposition logique ou arithmétique en dehors de sa démonstrabilité dans le système axiomatique ; et cela peut-être d’autant plus encore si, comme le Carnap de 1934, on a renoncé à l’idée d’une validité absolue et qu’on insiste au contraire sur la relativité de la validité à un système logique particulier. En développant les notions de « tautologie » et de « contradiction », le Tractatus de Wittgenstein avait en fait déjà donné un aperçu de cette notion de validité pour la logique des propositions. Dans la mesure, en effet, où les règles de formation des propositions complexes – exemple : si p et q sont des propositions, pÙq est une proposition – se doublent de règles précisant comment la vérité de ces propositions complexes est fonction de la vérité des propositions plus simples qui les composent, on peut déterminer les conditions de vérité de chaque proposition complexe – c’est-à-dire déterminer dans quels « cas » elle est vraie – et donc aussi identifier les propositions complexes valides,

c’est-à-dire vraies dans tous les cas, pour n’importe quelle assignation de valeur de vérité aux propositions simples qui la composent. On dispose donc, dans cette optique, d’une notion de validité autonome par rapport à la démonstrabilité axiomatique, avec d’ailleurs pour conséquence que se posent très clairement les questions de la complétude et de la correction du système axiomatique de la logique des propositions : ce système permet-il de dériver comme ses théorèmes toutes les tautologies propositionnelles et rien qu’elles ? Avec cette notion de « tautologie », définie en termes de conditions de vérité, Wittgenstein a en fait adjoint une sémantique à la syntaxe du langage des propositions et s’est ainsi donné les moyens de fournir une définition de la conséquence logique autonome par rapport à la dérivabilité formelle : « La vérité d’une proposition p suit de la vérité d’une proposition q quand tous les fondements de vérité de la seconde 422

sont fondements de vérité de la première » . Toutefois, comme le fait remarquer Carnap, ce qui vaut pour le calcul des propositions ne peut être transposé sans difficulté à la logique des prédicats. Les conditions de vérité d’un énoncé quantifié universellement sur un domaine d’objets infini sont « indéfinies », c’est-à-dire qu’on ne peut les caractériser de manière finie en fonction d’un nombre fini d’énoncés singuliers. Et cela est plus vrai encore pour des systèmes plus riches comme ceux de l’arithmétique ; on ne peut pas nécessairement déterminer, en un nombre fini de pas, la valeur de vérité d’un énoncé n

n

n

arithmétique bien formé tel que « x + y = z n’a pas de solution 423

entière non nulle pour n≥3 » (théorème de Fermat) . La question est donc de savoir comment caractériser l’analyticité mathématique indépendamment de la dérivabilité d’une manière plus générale que ce que fait Wittgenstein. À partir des notions de « vérité » et de « satisfaction » – dont une définition formelle est déjà proposée dans un célèbre article de 1933 –, mais aussi et surtout de la notion de « modèle », Alfred Tarski élaborera une sémantique généralisée permettant de penser les notions d’analyticité et de conséquence logique indépendamment de leurs correspondants syntaxiques que sont la démonstrabilité et la

dérivabilité. Les questions de complétude – tous les théorèmes sont-ils des vérités logiques ? – trouveront alors leur sens canonique en théorie des systèmes formels. Dès le début des années 1940, Carnap apportera d’ailleurs lui-même des contributions majeures à cette entreprise sémantique. Au moment où il écrit la Syntaxe, Carnap ne dispose cependant pas encore d’une telle élaboration de la sémantique et, comme Bernard Bolzano près de cent ans plus tôt dans la Wissenschaftslehre, c’est dès lors sur des considérations encore largement syntaxiques qu’il s’efforce de définir les notions de conséquence logique, d’analyticité, de contradiction, de synonymie, etc. L’idée générale est qu’il y a un lien de conséquence logique entre deux phrases – ex. : « Charles est célibataire » et « Charles n’est pas marié » – si l’inférence de l’une à l’autre est « nécessaire » en ce sens que le schéma de phrase « … n’est pas marié » peut remplacer le schéma de phrase « … est célibataire » de manière absolument universelle, c’est-à-dire quel que soit l’individu qui occupe la position « … ». Bien que liant apparemment des phrases très simples du langage I, ce rapport logique de conséquence ne peut pas être capturé par des règles de dérivation du langage I pour la raison qu’il lie en fait deux schémas de phrase et qu’il faudrait en fait un nombre infini de règles de passage de phrase à phrase – de « Charles et célibataire » à « Charles n’est pas marié », de « Benoît est célibataire » à « Benoît n’est pas marié », etc. – pour en rendre compte. Pour définir la notion de conséquence logique entre deux phrases, on doit donc faire appel à deux classes – le plus souvent infinies – de phrases constituées à partir des phrases de départ par des substitutions sur un de leurs éléments. Une fois définie la notion de « conséquence logique », on peut définir comme « analytique » une phrase qui est la conséquence logique 424

d’une classe nulle de phrases ; comme « contradictoire » une phrase dont toutes les phrases sont la conséquence logique ; et comme 425

« synthétique » une phrase qui n’est analytique ni contradictoire . Le « contenu » ou « sens » d’une phrase est alors défini comme la classe des phrases non analytiques qui en sont les conséquences logiques.

Deux phrases qui ont le même contenu sont dites « équipotentes » en un sens qui est donc bien distinct de l’équivalence syntaxique. Et deux expressions sont dites « synonymes » quand chaque phrase dans laquelle la première apparaît est équipotente à une phrase dans laquelle cette première expression est remplacée par la seconde. Dans le langage II, toutes ces définitions sont nettement plus complexes. Elles imposent de réduire chaque énoncé du langage à une formestandard, dont on peut ensuite déterminer si elle est analytique, contradictoire ou synthétique selon une série assez complexe de critères syntaxiques. Les notions de « conséquence logique », de « contenu » ou de « synonymie » sont ensuite définies à partir des notions d’analyticité et de contradiction.

5. NOMINALISME ET ÉNONCÉS QUASI-SYNTAXIQUES Tout le travail réalisé sur la syntaxe logique de la science permet à Carnap de reformuler sa dénonciation des « pseudo-énoncés » de la métaphysique. Comme La construction logique du monde, La syntaxe logique du langage s’achève en effet sur une critique des questions et réponses philosophiques qui reposent sur une mauvaise compréhension de la syntaxe logique du langage qui prétend les exprimer. Cette réflexion commence en fait dès le paragraphe 41 de la Syntaxe, qui insiste sur la distinction entre la désignation d’un objet et l’objet qu’elle désigne. Cette distinction, qui ne pose généralement pas problème, s’avère particulièrement cruciale quand l’objet désigné est lui-même une expression linguistique. Ainsi en va-t-il dans « “Paris” est bisyllabique » ou dans « “3” est un chiffre arabe ». Ici, la mise entre guillemets de « Paris » et de « 3 » est indispensable pour indiquer que ce n’est pas Paris ou 3 mais leurs désignations qui occupent la place de sujet dans la phrase. À cet égard, Carnap rend hommage à la rigueur de Frege qui formula l’exigence de cette distinction et la respecta luimême très rigoureusement, donnant ainsi le « premier exemple d’une forme syntaxique exacte de discours »

426

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Sur la base de cette distinction, Carnap énonce dans le paragraphe 63 la nécessité de bien distinguer les propriétés des objets et les propriétés syntaxiques de leurs désignations, et cela même lorsqu’il y a une correspondance systématique entre propriété d’objet et propriété syntaxique. Ainsi, en vertu de la définition du concept « frère », je peux à la fois dire qu’aucun objet ne satisfait la propriété « x est le frère de x » – (∀x) (~Broth(x,x)) – et que « “être frère de” est une relation irréflexive en vertu des règles logiques (L-irréflexive) ». Si, par facilité d’expression, nous voulions dire ou écrire qu’« être frère est une relation L-irréflexive » – LIrr(Broth) –, nous aurions alors affaire à une phrase « quasi- syntaxique » qui semble attribuer des propriétés syntaxiques aux objets eux-mêmes ou à leurs propriétés d’objets. Pour être bien formée, cette phrase devrait en fait être reformulée de manière à ne plus attribuer ces propriétés syntaxiques qu’à des désignations d’objets ou de propriétés d’objets ; on passerait alors explicitement à ce que Carnap appelle « mode formel du discours », qui, contrairement au « mode matériel », ne prétend pas parler des objets eux-mêmes, mais seulement de la forme du langage de la théorie. Ainsi, dit Carnap, lorsque j’énonce « 5 est un nombre », je produis en fait une phrase quasi-syntaxique, qui semble attribuer à l’objet 5 une propriété ontologique particulière, mais qu’on doit en toute rigueur reformuler sur le mode formel par « “5” est un terme numérique », qui fait plus clairement apparaître qu’il s’agit seulement ici d’attribuer à un certain symbole de notre langage le statut syntaxique qui lui revient. Une telle stratégie de reformulation des énoncés quasi-syntaxiques en énoncés explicitement syntaxiques est ensuite mise au service de la thèse – ou plutôt de l’hypothèse – d’extensionalité, qui affirme la possibilité de traduire toute phrase intensionnelle du langage en phrase extensionnelle. Bien que tout langage ne soit pas nécessairement extensionnel – à cet égard, Carnap adresse au Tractatus et à son propre Aufbau le reproche d’avoir affirmé l’extensionalité du langage de la science en omettant le fait qu’il y a une multiplicité de langages possibles pour la science, y compris des langages non extensionnels –, il est, dit le paragraphe 67 de la Syntaxe, toujours

possible de le rendre extensionnel par des reformulations. En particulier, des problèmes de non-extensionalité surgissent classiquement lorsqu’une proposition ou une autre expression du langage apparaît dans les contextes suivants : dans la portée d’un verbe d’attitude intentionnelle comme dans « Charles affirme qu’il pleut actuellement à Paris » ou « Charles croit que 4 est (un nombre) premier » ; dans des énoncé métalinguistiques tels que « Paris est contenu dans Il pleut actuellement à Paris » ou « Premier(3) est obtenu à partir de Premier(x) en substituant 3 à la place de x » ; dans des énoncé modaux tels qu’« Il est possible qu’il pleuve actuellement à Paris » ou « Il est nécessaire que 3 soit premier » ; dans des énoncés faisant intervenir une implication ou une équivalence stricte (et pas seulement matérielle) comme « 4 n’est pas premier parce qu’il est pair » ou « Il pleut actuellement à Paris parce qu’une forte condensation d’humidité s’est produite au-dessus de Paris (avec l’idée que cette condensation doit nécessairement entraîner la pluie en vertu d’une loi physique) ». La thèse de Carnap, explicitée aux paragraphes 66 à 69, c’est que tous ces contextes intensionnels résultent en fait de phrases quasisyntaxiques qui semblent porter sur les objets mêmes de la théorie (Paris, la pluie, 3), mais qui portent en réalité sur des expressions de la théorie (« Paris », « 3 », « Il pleut actuellement sur Paris », « 3 est premier ») et qui doivent donc être reformulées sur le mode formel pour que leur caractère proprement syntaxique apparaisse clairement : « Charles dit “Il pleut actuellement sur Paris” », « Charles croit “3 est premier” », « “Paris” est contenu dans “Il pleut actuellement sur Paris” », « “Premier(3)” est obtenu à partir de “Premier(x)” en substituant “3” à la place de “x” », « “Il pleut actuellement sur Paris” est non contradictoire », « “3 est premier” est analytique », « “4 n’est pas

premier” est une L-conséquence (conséquence en vertu des règles de transformation logique) de “4 est pair” », « “Il pleut actuellement sur Paris” est une P-conséquence (conséquence en vertu des règles de transformation physique) de “Une forte condensation d’humidité s’est produite au-dessus de Paris” », etc. Ainsi reformulées, toutes ces phrases sont explicitement syntaxiques et sont par ailleurs parfaitement extension-nelles : dans des propositions syntaxiques du mode formel, les phrases qui sont équivalentes en tant qu’éléments linguistiques peuvent être substituées l’une à l’autre salva veritate. La stratégie de reformulation proposée par la Syntaxe permet donc, selon Carnap, de se passer de développer des logiques intensionnelles et de rendre plutôt compte de ces traits intensionnels du langage comme des propriétés syntaxiques de ce langage : « C.I. Lewis fut le premier à souligner qu’il n’y a pas, dans le langage de Russell, de moyen d’exprimer le fait qu’une certaine phrase vaut nécessairement ou qu’une phrase particulière est une conséquence d’une autre. […] Bien que l’assertion de Lewis soit correcte, elle ne fait pas apparaître de lacune au sein du langage de Russell. L’exigence qu’un langage soit capable d’exprimer la nécessité, la possibilité, la relation de conséquence, etc. est en elle-même légitime ; nous, par exemple, nous la satisfaisons dans le cas de nos langages I et II, non pas par le moyen de quelque chose de supplémentaire à ces langages, mais par la formulation de leur syntaxe »

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Cela implique notamment qu’on considère l’implication stricte entre deux propositions comme une relation syntaxique de conséquence entre les phrases correspondantes. A vrai dire, souligne Carnap en 1934, il n’est pas nécessaire de développer une logique de la signification pour déterminer les rapports logiques qu’entretiennent les phrases du langage au-delà de leurs seuls liens vérifonctionnels. Formuler des règles syntaxiques d’un langage suffit entièrement à cet objectif : « Il est théoriquement possible d’établir les relations logiques (relation de conséquence, de compatibilité, etc.) entre deux phrases écrites en chinois sans comprendre leur sens, pourvu que la syntaxe du chinois soit donnée. (En pratique, cela n’est possible que dans le cas des langages construits artificiellement plus simples) »

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. En

définitive, l’avantage de rendre compte de ces traits intensionnels en termes syntaxiques est triple : cela permet de s’en tenir à une logique extensionnelle classique et à son métalangage ; cela permet d’éviter que des expressions quasi-syntaxiques faisant intervenir des notions comme celle des de « proposition », d’« implication stricte » ou de « nécessité » soient interprétées sur le mode matériel comme caractérisant les objets mêmes de la théorie ; et cela permet enfin de relativiser ces notions à la syntaxe de tel ou tel langage, si bien qu’on ne peut plus laisser croire que la nécessité, l’implication entre deux propositions ou même leur sens seraient indépendants du langage qui les reflète – qui les « montre » – dans sa syntaxe. S’il sert donc la thèse de l’extensionalité, le traitement carnapien des énoncés « quasi-syntaxiques » débouche dans la cinquième partie de la Syntaxe sur une réflexion quant au statut du discours philosophique. On peut en effet distinguer deux types d’énoncés dans le discours théorique : ceux qui sont formulés sur le mode matériel et qui attribuent des propriétés à des objets (empiriques) et ceux qui sont formulés sur le mode formel et qui traitent des propriétés syntaxiques des éléments linguistiques du ou des langages dans lesquels les énoncés du premier type sont formulés. Or, il y a là, pour Carnap, la ligne exacte de partage entre la science et la philosophie entendue comme « logique de la science ». En effet, il peut sembler à première vue que la philosophie comporte elle aussi des questions d’objet, soit qu’elle étudie des objets non empiriques (la chose en soi, l’absolu, le transcendantal, les Idées, la cause ultime du monde, l’être et le nonêtre, l’impératif catégorique, les valeurs, etc.), soit qu’elle attribue des propriétés particulièrement abstraites (l’objectivité, la réalité, la nécessité, etc.) aux objets empiriques. Mais ce n’est là, en fait, qu’une apparence due à un usage peu rigoureux voire incorrect du langage. Comme l’a montré l’Aufbau, les phrases qui portent sur des objets non empiriques s’avèrent à l’analyse être des « pseudo-phrases » dénuées de tout contenu, c’est-à-dire non seulement de tout contenu empirique, mais aussi de tout contenu logique puisqu’il est impossible de les formuler rigoureusement sans violer les règles de formation d’une idéographie, parmi lesquelles la distinction des types logiques. Quant

aux phrases qui attribuent des propriétés particulièrement abstraites aux objets empiriques, ce sont généralement des énoncés quasisyntaxiques, c’est-à-dire des énoncés logiques portant sur des phrases, des fonctions de phrase, des théories, mais improprement formulés sur le mode matériel du discours. À cet égard, Carnap se revendique explicitement de Wittgenstein, lequel a fait très clairement apparaître le caractère « formel » et non « matériel » de la logique et a rigoureusement dénoncé comme dénuées de sens les prétendues « propositions » de la métaphysique, soit qu’elles sont dépourvues de conditions de vérité, soit qu’elles essaient de dire ce que le langage ne peut que montrer et pas dire. Mais Wittgenstein ne fait, sur ce point, pas de distinction entre la métaphysique et la logique de la science, dont relève son propre travail. Pour lui, la rationalité – la forme logique – du monde est la première des choses que le langage ne peut pas dire et qu’il faut donc taire. Les tautologies, qui reflètent cette forme logique, ne disent rien du monde ; inconditionnellement vraies, elles ne sont d’ailleurs pas soumises à des conditions de vérité. Pour sa part, Carnap reconnaît que la logique est purement formelle et que les tautologies ne disent rien de la « matière » du monde. Par contre, Gödel à l’appui, il affirme que la syntaxe du langage peut être exprimée dans le langage lui-même ; dès lors, la forme du langage – et l’ontologie formelle correspondante – peut être dite dans des énoncés syntaxiques parfaitement corrects mais envisagés sur le mode formel du discours. C’est d’ailleurs cette « traductibilité dans le mode formel du 429

discours » qui distingue, selon Carnap, les pseudo-phrases de la métaphysique et les phrases quasi-syntaxiques de la philosophie authentique. Ainsi en va-t-il, par exemple, lorsqu’on dit que « La lune est une chose, mais 5 n’est pas une chose ». Wittgenstein avait, à juste titre, souligné que le terme universel « chose », comme ceux d’« objet », « entité », « fait », « propriété », « relation », « fonction », « nombre », n’est pas un terme conceptuel comme « rouge » ou « sphérique », mais un « concept formel » qui ne peut correctement être attribué à un objet individuel. Pour Carnap, cependant, cette phrase, quoique

improprement formulée, n’est pas entièrement dénuée de sens. Elle s’efforce en fait de dire sur le mode matériel ce qui ne peut être dit que sur le mode formel. C’est une phrase « quasi-syntaxique » dont la reformulation syntaxique correcte est : « “La Lune” est un nom de chose, mais “5” n’est pas un nom de chose ». De même, « L’amitié n’est pas une propriété, mais une relation » est la transposition sur le mode matériel de la phrase syntaxique correcte du mode formel : « “amitié” est un terme de relation (relation-word), pas un terme de 430

propriété » . L’expression est maladroite, mais, tant que la traductibilité sur le mode formel est possible, elle n’est pas entièrement dénuée du sens et ne doit donc pas nécessairement être éliminée : « Puisqu’elle est généralement utilisée et souvent plus facile à comprendre, elle peut bien être conservée à sa place. Mais c’est une bonne chose d’être conscient de son usage, de manière à éviter les obscurités et les pseudo-problèmes qui en résultent facilement sinon »

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Le genre de pseudo-problèmes philosophiques que le mode d’expression matériel peut engendrer est par exemple qu’une fois qu’on a dit que 5 n’est pas une chose mais un nombre, on se demande si les nombres sont des entités idéales, s’ils sont des fictions, des produits de l’imagination, s’ils ont une existence extra-mentale ou s’ils n’existent que dans l’esprit, s’ils existent en acte ou seulement en puissance, etc. De même, après avoir dit que l’amitié est une relation, on s’interroge sur le type d’entité que sont les relations et on s’engage aussitôt dans la querelle des universaux. Reformuler les phrases initiales sur le mode formel permet de dégonfler tous ces problèmes métaphysiques. Dans ces phrases, il s’agit seulement de distinguer, dans tel ou tel langage, plusieurs catégories syntaxiques différentes – noms de choses, noms de nombres, termes de propriétés, termes de relation, etc. – et de rapporter certaines des expressions du langage à l’une ou l’autre de ces catégories. « L’habitude de formuler le discours dans le mode matériel nous pousse en premier lieu à nous tromper nous-mêmes quant à l’objet de nos investigations : des phrases à pseudo-objets nous fourvoient et nous font

penser que nous traitons d’objets extralinguistiques tels que des nombres, des choses, des propriétés, des expériences, des états de choses, l’espace, le temps, etc. ; et le fait qu’en réalité il s’agit du langage et de ce qui lui est relié (telles que les expressions numériques, les désignations de choses, les coordonnées spatiales, etc.) nous est caché par le mode matériel du discours. Ce fait ne devient clair que par la traduction dans le mode formel du discours, ou, en d’autres mots, dans les phrases syntaxiques à propos du langage et des expressions linguistiques »

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Un autre avantage de cette reformulation sur le mode formel est que, contrairement à ce que pensait Wittgenstein, on va pouvoir ainsi parler de la logique de la science et résoudre d’éventuels débats à son propos. Tout d’abord, on peut correctement dire qu’un terme de propriété n’est pas un terme de chose. La phrase qui y correspond sur le mode matériel – « Une propriété n’est pas une chose » – semble mal formée, notamment parce qu’elle viole la théorie des types logiques. Mais, reformulée sur le mode formel, elle ne parle plus que d’expressions linguistiques et ne pose plus de problème de type. Ensuite, en « disant » – en énonçant dans le métalangage – les propriétés syntaxiques d’un langage, on se donne les moyens de comparer ses avantages avec ceux d’autres langages. Ainsi, deux systèmes formels différents peuvent envisager, pour l’un, les expressions numériques comme des expressions du niveau 2 (expressions de classes de classes) et, pour l’autre, les expressions numériques comme des expressions d’individus (niveau 0). Ce sont là, clairement, deux manières différentes de rendre compte de l’arithmétique dans le système formel et chacune a ses avantages. Mais le dire ainsi, c’est faire tout autre chose que se quereller indéfiniment sur le mode matériel pour savoir si les nombres sont fondamentalement des objets primitifs, comme le pensent les mathématiques classiques, ou des classes de classes, comme le pensent les logicistes. De même, on peut énoncer sur le mode formel que, dans tel système constitutif, toutes les phrases dans lesquelles apparaît une désignation de chose est équivalente à une classe de phrases dans lesquelles apparaissent des désignations de sense data, alors que, dans tel autre

système constitutif, toutes les phrases dans lesquelles apparaît une désignation de chose est équivalente à une classe de phrases dans lesquelles apparaissent des coordonnées spatio-temporelles et certains foncteurs descriptifs de la physique. Ainsi envisagées comme deux syntaxes possibles pour la science, le phénoménisme et le physicalisme ne sont pas deux positions métaphysiques irrémédiablement ennemies, ce que pourrait laisser croire leurs formulations sur le mode matériel « Une chose est un complexe de sense data » ou « Une chose est un complexe d’entités matérielles atomiques »

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Irrésolubles en tant qu’antinomies métaphysiques – on ne peut s’empêcher de voir là encore une allusion et une leçon faites à Kant –, ces débats « fondationnels » trouvent sur le mode formel une présentation qui rapporte chacune des deux positions du langage au système formel qui la promeut ; et la question devient alors simplement de savoir quel langage adopter pour exprimer quoi. Et c’est dans cette optique que Carnap relit alors sur le mode formel toute une série de grandes thèses philosophiques. Ainsi, sur la question des fondements des mathématiques, la phrase de Kronecker « Dieu créa les nombres naturels ; tous les autres nombres sont l’œuvre de l’homme » devient « Les symboles de nombres naturels sont des symboles primitifs ; les expressions de nombres négatifs, de fractions et de 434

nombres réels sont introduites par définition » . En épistémologie, la phrase « Les seules données primitives sont des relations entre expériences » devient « Seuls les prédicats à plusieurs termes dont les arguments appartiennent au genre des expressions d’expérience 435

apparaissent comme symboles primitifs descriptifs » . En « philosophie de la nature », les phrases « Le temps est continu » et « Le temps est infini dans les deux directions » deviennent respectivement « Les expressions de nombres réels sont utilisées comme coordonnées temporelles » et « Toute expression de nombre réel positive ou négative peut être utilisée comme coordonnée temporelle »

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Dans cette perspective, les phrases du Tractatus elles-mêmes peuvent être reformulées sur le mode formel : « Le monde est la

totalité des faits et non des choses » devient « La science est un système de phrases, non de noms » ; « L’identité n’est pas une relation entre objets » devient « Le symbole d’identité n’est pas un symbole 437

descriptif » . Parce qu’il croit que la syntaxe peut être dite, Carnap, contrairement à Wittgenstein lui-même, n’estime pas que le Tractatus s’efforce de dire ce qu’on ne peut que montrer et qu’en toute rigueur il faudrait donc mieux taire. Certes, Wittgenstein dit sur le mode matériel ce qu’il vaudrait mieux exprimer sur le mode formel. Mais même cela n’est pas nécessairement une faute ; pour Carnap, le mode matériel du discours est dangereux – il prête à de nombreux mésusages – mais « il 438

n’est pas en lui-même erroné » . La reformulation sur le mode formel des thèses ontologiques du Tractatus, cependant, éclaire à la fois très nettement le projet de cet ouvrage – l’ontologie formelle n’est que le revers de la syntaxe du langage – et en atténue l’ambition – n’étant que le revers de la syntaxe du langage, l’ontologie formelle n’est qu’en apparence un discours sur le monde et sur sa forme. Au fond, du début à la fin, le Tractatus ne parle que de la syntaxe idéographique. Et cela est d’autant plus vrai si, comme le Carnap de 1934, on considère que sont quasi-syntaxiques non seulement les énoncés « ontologiques » mais aussi les énoncés « sémantiques ». En effet, « La conférence d’hier traitait de Babylone » peut être reformulée comme « Dans la conférence d’hier apparaissait le mot “Babylone” » ; « Le mot “luna” en latin désigne la Lune » devient « Il y a une traduction d’expression équipotente du latin en français dans laquelle le mot “la Lune” est le corrélat du mot “luna” » ; « La phrase anglaise “Snow is white” signifie que la neige est blanche » devient « Il y a une traduction de phrase équipotente de l’anglais en français dans laquelle la phrase “La neige est blanche” est le corrélat de “Snow is white” » [inspiré de Tarski, cet exemple n’est pas celui de Carnap] ; « Les expressions “gendre” et “beau-fils” ont le même sens » devient « “gendre” et “beau-fils” sont Lsynonymes » ; « Les expressions “étoile du matin” et “étoile du soir” ont des sens différents mais désignent le même objet » devient « “étoile du matin” et “étoile du soir” ne sont pas L-synonymes mais bien Psynonymes ».

Le Tractatus avait affirmé l’homologie de structure de l’idéographie, de la pensée rationnelle – l’ensemble structuré des « Gedanke », c’est-àdire des « propositions » – et du monde. Or, si, comme le prétend la Syntaxe, les énoncés ontologiques et les énoncés sémantiques ne sont que des formulations sur le mode matériel d’énoncés syntaxiques correspondants, cette thèse centrale du Tractatus devient tout simplement triviale. À bien des égards, le combat anti-métaphysique de la Syntaxe reproduit celui des textes antérieurs de Carnap. On y retrouve explicitement le partage de la science empirique et de la philosophie entendue comme logique de la science empirique, partage qui ne laisse aucun champ libre à la métaphysique : « La philosophie métaphysique essaie d’aller au-delà des questions scientifiques empiriques d’un domaine de la science et de poser des questions concernant la nature des objets du domaine. Nous tenons ces questions pour des pseudo-questions. La logique de la science nonmétaphysique adopte elle aussi un point de vue différent de celui de la science empirique, non pas, cependant, parce qu’elle suppose quelque transcendance métaphysique, mais parce qu’elle fait des formes de langage elles-mêmes les objets d’une investigation nouvelle. Selon cette vue, il n’est, pour tout domaine de la science, possible de parler que dans ou à propos des phrases de ce domaine, et donc il n’est possible d’énoncer que des phrases sur les objets du domaine ou des phrases syntaxiques »

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La nouveauté de la Syntaxe, cependant, c’est l’irréductible diversité des formes de langage. Or, cela seul implique un certain infléchissement du combat anti-métaphysique vers la dénonciation des dangers d’un mode usuel de discours – le mode « matériel » – qui, en attribuant des propriétés formelles à des objets plutôt qu’à leurs désignations, ne fait pas clairement apparaître que cette « attribution » est relative à la syntaxe d’un langage particulier. Et, à cet égard, d’ailleurs, les grandes thèses philosophiques a priori – sur les genres d’être, sur les nécessités, sur les essences, etc. – ne sont pas les seules en cause. Énormément de propositions apparemment empiriques relèvent également de modes « transposés » du discours ; quasi-syntaxiques, elles doivent être reformulées en propositions syntaxiques pour trouver leur sens

authentique : « Rouler au-dessus de 120 km/h sur une autoroute belge est un crime pénal » est la transposition de « La description “rouler audessus de 120 km/h sur une autoroute” appartient à la liste des crimes énoncés dans le code pénal belge »

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6. DE LA SYNTAXE À LA SÉMANTIQUE Contemporaine des premiers travaux de Tarski sur la sémantique formelle, toute cette recherche « syntaxique » de Carnap pointe sans cesse vers la nécessité d’une sémantique, à laquelle Carnap lui-même va bientôt se consacrer et apporter des contributions majeures. Ainsi, à l’occasion d’une analyse d’« antinomies syntaxiques » comme le paradoxe du menteur, Carnap reconnaît, dans la Syntaxe, que la vérité et la fausseté ne sont pas véritablement des propriétés syntaxiques et que, au mieux, on peut, dans la syntaxe, exprimer la validité par l’analyticité et le fait que « si un énoncé est vrai, un autre l’est aussi » par la « conséquence logique »

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Par ailleurs, lorsqu’il définit trois manières de construire un système axiomatique, Carnap s’interroge sur le type d’interprétation – de modèle – que chacun doit recevoir. Dans une perspective syntaxique, il conçoit ces modèles comme des traductions du langage interprété dans un autre langage ; dans une des manières de construire un système axiomatique – en prenant pour axiomes des fonctions propositionnelles avec des variables primitives libres –, le modèle consiste cependant à identifier des séries de valeur de substitution qui rendent vrais les axiomes. Enfin, nous l’avons vu, la Syntaxe soutient la possibilité de dire la syntaxe dans le langage lui-même. En utilisant la stratégie des nombres de Gödel – ce qui ne nécessite d’introduire qu’un seul symbole primitif supplémentaire –, on peut même le faire sans ajouter d’axiome et de règle d’inférence supplémentaire, puisque les axiomes et les règles qui régissent le comportement des nombres de Gödel représentant les symboles de la syntaxe ne sont rien d’autres que les lois de

l’arithmétique, qu’on peut tirer du système. Cependant, certains des concepts métalogiques ne peuvent être définis au sein du langage. Ainsi, dans le langage I, la définition de certains concepts comme « dérivable » ou « démontrable » suppose des opérateurs illimités qui n’apparaissent pas dans le langage I, mais seulement dans le langage II. Dans ce cas, il faut donc un langage plus puissant pour exprimer certaines propriétés métalogiques du langage-objet. Mais, dans le langage II, le problème se pose à nouveau pour certains concepts métalogiques comme celui d’« analyticité ». Carnap montre qu’on peut formuler la définition de ce terme pour le langage II dans une syntaxe strictement formalisée, mais ce n’est pas celle du langage II. D’une manière plus générale, Carnap montre que, pour aucun langage non contradictoire, la définition d’« analytique » dans ce langage ne peut être formulée dans la syntaxe de ce langage lui-même. Sur ce point – et sur celui de l’impossibilité de démontrer la non-contradiction du langage II dans le langage II lui-même, contrairement à l’espoir de Hilbert –, Carnap renvoie à la démonstration de Gödel et, ponctuellement, à l’article de Tarski « Le concept de vérité dans les langues formalisées » paru en langue polonaise en 1933. Après la parution de la Syntaxe et notamment dans la foulée de la parution en 1936 de la traduction allemande du texte de Tarski, Carnap se lance à son tour dans les recherches sémantiques. Dès 1942, il publie Introduction to semantics, un volume introductif à une série d’études sémantiques plus techniques qui doivent le suivre. D’emblée, ce nouvel ouvrage revendique la nécessité d’ajouter à l’analyse purement formelle du langage une « théorie de la signification et de 442

l’interprétation » . À cet égard, Carnap rend hommage aux travaux fondateurs de l’école de Varsovie et, singulièrement, à ceux de 443

Tarski . Dans le même temps, il signale les réticences de certains de ses « camarades empiristes » à l’égard de notions sémantiques comme celles de « proposition » – distinguée de la « phrase » qui l’exprime – ou de « vérité ». Quine, qui est remercié un peu plus loin pour ses remarques critiques sur une version antérieure du manuscrit, est certainement visé par cette remarque.

Dans la nouvelle perspective, des notions comme celles de conséquence logique, d’analyticité ou de synonymie ne sont plus définies syntaxiquement mais à travers des conditions de vérité et de satisfaction. En outre, les notions de dérivabilité formelle ou de contradiction formelle sont envisagées comme des notions sémantiques particulières. Finalement, c’est toute la théorie de la déduction logique qui « devient elle-même une partie de la sémantique ». Un paragraphe ajouté en appendice à l’Introduction to semantics fait le point sur les modifications apportées par rapport à l’approche qui était celle de la Syntaxe. Sans être erroné, le travail effectué en 1934 pour définir en termes syntaxiques une notion de conséquence logique plus large que celle de dérivabilité – travail consistant essentiellement à rapporter la dérivabilité initiale à une dérivabilité plus puissante – gagne, dit Carnap, à être remplacé par une définition sémantique de la vérité et de la conséquence. Les notions sémantiques de « vérité logique » et « vérité factuelle » remplacent avantageusement les notions de « phrases logiques » et « phrases descriptives » qui étaient distinguées au paragraphe 22 de la Syntaxe. Le concept d’extensionalité doit lui aussi être d’abord regardé comme un concept sémantique, dont on peut ensuite définir un correspondant syntaxique. L’hypothèse d’extensionalité reste maintenue, bien que réinterprétée en termes sémantiques. Le principe de tolérance est, lui aussi, maintenu, mais il concerne prioritairement la construction d’un système sémantique, qui, quant à lui, contraint alors la construction de la syntaxe qui prétend en rendre compte adéquatement. Et, bien sûr, certaines des thèses fondamentales de la Syntaxe qui en guidaient l’approche générale doivent être abandonnées. « Au paragraphe 71 de la Syntaxe, il était dit qu’une analyse du langage est soit formelle et donc syntaxique soit psychologique. Aujourd’hui, je dirais qu’il y a la possibilité d’une analyse sémantique en plus de ces deux sortes d’analyse (dont la seconde est celle que j’appellerais maintenant “pragmatique”). Dès lors, je ne crois plus qu’“une logique de la signification est superflue” ; je considère désormais la sémantique comme l’accomplissement de la recherche ancienne d’une logique de la signification, recherche qui n’avait pas encore trouvé auparavant de

réponse précise et satisfaisante »

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Quant à la caractérisation de la philosophie comme étude syntaxique du langage de la science, elle doit évidemment être 445

élargie à « l’analyse sémiotique » , c’est-à-dire l’analyse logique – syntaxique et sémantique – du langage, mais aussi l’étude – pragmatique – de l’acquisition et de la communication de la connaissance. Dans les années qui suivent l’Introduction to semantics, Carnap poursuit le travail entamé dans cette direction. En 1943, paraît Formalization of logic, le second volume des « Études sémantiques », puis, en 1947, Meaning and necessity, qui s’aventure en outre sur le terrain des logiques modales quantifiées. En 1950, pour répondre notamment à une objection empiriste contre le fait que sa sémantique l’oblige à admettre des entités comme des propositions, Carnap revient une fois encore sur la problématique philosophique des questions d’existence et sur la distinction entre questions scientifiques – sensées et légitimes – et questions métaphysiques – illégitimes, parce que dénuées de sens. Dans une large mesure, les thèses développées dans l’article « Empirisme, sémantique 446

et ontologie » reprennent le point de vue développé en 1934. Fidèle aux principes qui le guidaient dans la Syntaxe logique du langage, Carnap oppose les questions ontologiques internes aux questions ontologiques externes. Les premières, qui demandent quelles sont les entités qui existent au sein d’un cadre linguistique particulier, sont les seules qui intéressent Carnap. Leurs réponses doivent pouvoir être justifiées selon les modalités prévues par le cadre. Ainsi en va-t-il en biologie, en physique nucléaire ou en mathématiques de questions comme « il y a-t-il des éléphants ? », « des électrons ? », « des nombres premiers plus grands qu’un million ? ». Les réponses aux deux premières questions sont susceptibles de preuves empiriques, bien qu’assez différentes l’une de l’autre, la réponse à la troisième d’une preuve logique. Les questions ontologiques externes, par contre, qui interrogent

l’existence d’entités indépendamment de tout cadre linguistique sont, pour Carnap, insensées ; elles ne sont d’ailleurs jamais posées ni par les scientifiques ni par l’homme de la rue, mais seulement par les philosophes. Ces derniers voudraient qu’on détermine quelles sont les entités existantes avant la construction de tout langage et qu’on n’introduise alors dans le langage que les entités ainsi reconnues comme légitimes. Or, si chaque cadre linguistique implique bien la 447

« reconnaissance » de certaines entités , il ne s’agit pas, pour Carnap, d’une quelconque croyance théorique en la « réalité » – au sens absolu – de ces entités, mais seulement de l’adoption de certaines formes linguistiques. Et la question de savoir quelles formes linguistiques adopter n’est en rien une question « théorique », « cognitive », mais une question purement pratique liée à l’usage que l’on veut faire du langage concerné

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En particulier, la question de savoir s’il convient d’introduire le mot « nombre » dans tel ou tel langage ne doit pas, pour Carnap, opposer ceux qui croient que l’existence des nombres en tant qu’entités effectives leur donne le droit de faire des affirmations sémantiques sur les nombres comme designata des numéraux et ceux qui croient que, puisqu’il n’y a pas de nombres, le mot « nombre » ne peut être introduit que comme simple moyen d’abréviation. Dans cette dispute, dit Carnap, « je suis incapable d’imaginer quel genre de preuve serait considérée comme pertinente par les philosophes des deux camps et, du coup, une fois découverte, pourrait trancher le débat, ou du moins 449

rendre une des deux thèses plus probable que l’autre » . La question est plutôt celle de l’intérêt même de tel ou tel langage et, à cet égard, introduire des termes abstraits se révèle parfois très utile, voire indispensable. On reconnaît là évidemment un écho à la critique antérieure du mode matériel du discours. Reformulés « sur le mode formel », tous les énoncés de la science sont très clairement liés à un langage particulier et le statut ontologique des « objets » étudiés dans ce langage est manifestement interne à ce langage. Qu’en est-il alors des entités abstraites de la sémantique elle-même ? Qu’en est-il en particulier des propositions que la sémantique reconnaît

comme designata des phrases et auxquelles elle attribue des propriétés spécifiques ? Dans un compte-rendu de Meaning and necessity, Gilbert Ryle taxe de « théorie grotesque » le principe « “Fido”-Fido » selon lequel chaque expression du langage désignerait une entité sémantique de la même manière qu’un nom propre – « Fido » – désigne un individu réel – le chien Fido. Pour Carnap, cependant, les critiques de Ryle sont déplacées, dans la mesure où il ne s’agit en aucun cas pour le sémanticien Carnap de faire des assertions ontologiques théoriques, pas plus d’ailleurs que des assertions épistémico-psychologiques sur le fait que telle ou telle entité sémantique serait immédiatement donnée dans l’expérience sensible ou dans une quelconque intuition rationnelle. Refusant de poser la question ontologique externe, Carnap ne se veut ni réaliste ni nominaliste en sémantique, rejetant ces deux 450

thèses métaphysiques comme autant de « pseudo-affirmations » . S’il y a reconnaissance par Carnap d’entités sémantiques, elle est toujours intra-théorique ; et la question est donc de savoir s’il est plus ou moins utile ou plus ou moins pertinent de développer une théorie sémantique comme il le fait. « La question externe n’est pas une question théorique, mais plutôt la question de savoir si, oui ou non, nous adoptons ces formes linguistiques. Cette adoption n’a nul besoin de justification théorique (sauf sous le rapport du caractère bien adapté et de la fécondité), parce qu’elle n’implique ni croyance ni assertion. Ryle dit que le principe “Fido”-Fido est une “théorie grotesque”. Grotesque ou non, Ryle a tort de l’appeler une théorie. Il s’agit plutôt de la décision pratique d’adopter certains cadres »

451

.

Le Carnap converti à la sémantique conclut alors, comme le Carnap de la Syntaxe, par le principe de tolérance linguistique : « Soyons circonspects quand il s’agit de faire des assertions et critiques quand il s’agit de les examiner, mais tolérants quand il s’agit d’autoriser des formes linguistiques »

452

.

RÉSUMÉ Reprenant le programme, esquissé par Russell et Whitehead, de

refondation logique des mathématiques et de l’ensemble des principes de la rationalité scientifique, Carnap entreprend une reconstruction logique du monde, c’est-à-dire une reformulation idéographique de la science qui fasse explicitement apparaître comment chaque entité du discours scientifique est logiquement construite comme une fonction complexe des propriétés et relations satisfaites par les vécus élémentaires. À partir de ces propriétés et relations immédiatement ressenties, on peut en effet construire, niveau par niveau et au moyen d’opérations purement logiques, les « objets » autopsychiques – vécus subjectifs plus ou moins complexes – ; puis, à partir de leurs propriétés et relations, les « objets » physiques ; puis, à partir des propriétés et relations de ceux-ci, les « objets » hétéropsychiques – états mentaux intersubjectivement appréhendables – ; puis, à partir des propriétés et relations de ces derniers, les « objets » spirituels, c’est-à-dire sociaux et culturels. À noter que les sensations ellesmêmes – que des empiristes comme Mach mettaient au fondement de toute la constitution du savoir scientifique – sont déjà, pour Carnap, des constructions logiques à partir des vécus élémentaires, dont elles ne peuvent être isolées que par un principe logique d’abstraction que Carnap appelle « quasianalyse ». Dans cette perspective, toute la science apparaît comme exclusivement constituée d’un matériau empirique – les vécus élémentaires – et d’une forme logique, de sorte qu’il n’y a plus aucune place pour le synthétique a priori kantien. Par ailleurs, tous les « objets » de la science apparaissent comme entièrement définis par des descriptions conceptuelles qui sont ou non satisfaites par certaines configurations des vécus élémentaires, seuls objets fondamentaux du système de la science. À l’égard de ces derniers, les « objets » de la science ne sont que des « constructions logiques », dont les propriétés ont sans doute un sens spécifique et une teneur cognitive particulière, mais sont néanmoins extensionnellement équivalentes à des arrangements logiques complexes de propriétés et relations des vécus élémentaires. On voit alors que

ce système permet tout à la fois de disposer de nombreux niveaux de discours sur la réalité, niveaux de discours qui portent chacun sur un type d’entités particulier, et de considérer néanmoins, conformément au nominalisme, que toutes ces entités ne sont que des pseudo-entités. Dans la foulée, Carnap peut alors soutenir que toutes les entités du discours qui ne peuvent être logiquement reconstruites de cette manière pèchent doublement contre la raison. D’une part, en effet, elles ne peuvent pas trouver leur place exacte dans l’idéographie et sont donc suspectes d’être aussi dénuées de sens que des expressions grammaticalement incorrectes comme « Berlin cheval bleu » ou « pierre triste » ; d’autre part, comme les propriétés qu’on attribue à ces entités ne sont pas réductibles – extensionnellement équivalentes – à des propriétés et relations des vécus élémentaires, on risque fort de formuler à leur égard des énoncés « insensés » car dénués de conditions (empiriques) de vérité. De là naît le combat positiviste et scientiste de Carnap, qui en vient à clamer l’insignifiance de toute métaphysique. Dans la suite de son travail, Carnap fait davantage droit à la multiplicité des manières de reconstruire rationnellement la science, en défendant, avec Hilbert et contre Frege, la pluralité des systèmes formels possibles. Un « principe de tolérance » logique permet alors de choisir librement la syntaxe logique du langage – c’est-à-dire l’ensemble des règles de formation et de transformation des énoncés – de la science en ne se contraignant que, d’une part, par des exigences métalogiques (consistance, simplicité, complétude, etc.) et, d’autre part et de manière subsidiaire, par la possibilité de trouver des interprétations ou applications intéressantes. À cet égard, le logicisme de Frege et Russell n’est donc qu’une des manières possibles d’envisager les mathématiques, comme l’est d’ailleurs l’intuitionisme de Brouwer, dont Carnap s’efforce de rendre compte au moyen d’une syntaxe alternative à celle dont Frege et Russell s’étaient servis pour fonder les mathématiques sur la logique.

La perspective conventionnaliste dans laquelle s’inscrit désormais Carnap n’atténue cependant pas son combat antimétaphysique, mais l’amène seulement à le reformuler. Puisque plusieurs syntaxes et plusieurs constructions logiques sont possibles pour la science, on peut aussi y trouver différents types d’entités, dont l’existence est donc toujours relative au langage et au système logique que l’on adopte. Or, une erreur classique de la métaphysique, c’est précisément de négliger cette relativité et d’affirmer ou de nier l’existence au sens absolu de ce qui est en fait nécessairement lié à une syntaxe particulière. Comme l’avait déjà regretté -Wittgenstein, la métaphysique cherche à énoncer sur le « mode matériel » – c’est-à-dire comme contenu – ce qui relève en fait de la forme du discours. Toutefois, contrairement à Wittgenstein, Carnap prétend qu’il est quand même possible de dire cette forme, mais cela implique de passer au « mode formel » du discours, qui énonce par exemple que le signe « 3 » est un nom de nombre. Dans la lignée d’un certain nominalisme, Carnap qualifie de « quasi-syntaxiques » les énoncés comme « 3 est un nombre », qui semblent porter sur les objets de la théorie mais portent en fait sur les expressions de la théorie ; et il reproche alors à la métaphysique de négliger leur caractère quasi-syntaxique et de prétendre en tirer des thèses ontologiques absolues plutôt que relatives à telle ou telle syntaxe. Enfin, dans un troisième moment de son travail, Carnap se préoccupe de rendre compte, par la sémantique, d’une série de propriétés logiques des systèmes comme celles de « conséquence logique » ou d’« analyticité », dont il avait d’abord cherché à rendre compte en termes purement syntaxiques. Ce passage de la syntaxe à la sémantique sera alors l’occasion d’une nouvelle reformulation de sa critique de la métaphysique, dénoncée cette fois pour sa prétention à poser des questions ontologiques externes alors que seules ont du sens les questions ontologiques internes.

Quelles sont les seules authentiques entités dont parle la science et quels sont les objets de son discours qui relèvent exclusivement de l’appareil logique et conceptuel ? Peut-on réduire logiquement tous les énoncés de la science à des énoncés portant sur les vécus élémentaires ? Et quelle conception de la « réduction » cette entreprise présuppose-t-elle ? Que faut-il penser des énoncés qui échappent à cette reformulation logique et à cette réduction ? N’y a-t-il qu’une seule manière de procéder à la reconstruction rationnelle de la science ? Et, sinon, quelles sont les implications ontologiques de la pluralité des syntaxes possibles pour la science ? Ces questions, qui sont au cœur de toute l’œuvre de Carnap, seront aussi au fondement du travail – critique – de Quine.

QUELQUES OUVRAGES DE RÉFÉRENCE EN FRANÇAIS LAUGIER S. (dir.), Carnap et la construction logique du monde, Paris, Vrin, 2001. LEPAGE F., RIVENC F. et PAQUETTE M., Carnap aujourd’hui, Paris, Vrin, 2003. OUELBANI M., Le Cercle de Vienne, Paris, Presses Universitaires de France, 2006. PROUST J., Questions de forme. Logique et proposition analytique de Kant à Carnap, Paris, Fayard, 1986. RIVENC F., Recherches sur l’universalisme logique. Russell, Carnap, Paris, Payot, 1993. SCHMITZ F., Le Cercle de Vienne¸ Paris, Vrin, 2009. VERLEY X., Carnap. Le symbolique et la philosophie, Paris, L’Harmattan, 2003.

Chapitre 5

Willard Van Orman Quine Formé à Harvard par Alfred North Whitehead, le complice de Russell dans la rédaction des Principia mathematica, William Van Orman Quine a suivi, en 1932-1933, un long séjour d’études en Europe et principalement à Vienne auprès de Moritz Schlick et des membres de son « Cercle », à Varsovie auprès d’Alfred Tarski et de ses collègues logiciens de l’école polonaise, et à Prague où Carnap venait d’être nommé enseignant et où il achevait alors la rédaction de la Syntaxe. Profondément marqué par les recherches de Carnap, auquel il consacre d’ailleurs une série de conférences dès son retour aux ÉtatsUnis, le travail de Quine s’inscrit presque entièrement dans un dialogue avec celui de son maître, soit qu’il en constitue un développement direct – notamment sur la question des engagements ontologiques –, soit qu’au contraire il en dénonce et en rejette certains des présupposés les plus centraux – parmi lesquels la conception russellienne des classes comme entités abstraites, le logicisme dans sa forme platonisante, la présupposition de l’existence d’entités sémantiques telles que les significations ou les propositions, la distinction de l’analytique et du synthétique ou encore le projet réductionniste fondé sur l’atomisme logique. À cet égard, l’œuvre de Quine, qui est un pur produit de l’école analytique, en constitue certainement aussi la critique la plus puissante et dévastatrice, pour la raison précisément qu’elle est menée de

l’intérieur même de l’édifice analytique et plus particulièrement de l’intérieur du cadre du positivisme logique, dont il reprend tout à la fois les outils logiques et les exigences empiriques. L’essentiel de cette critique apparaît assez tôt dans le parcours de Quine, soit dès la fin des années 1930 et alors même que Carnap poursuit, de son côté, l’élaboration de son entreprise analytique. Sans pour autant être moins riche, le travail ultérieur de Quine peut être considéré comme le déploiement et la radicalisation de ses découvertes de jeunesse. Le mot et la chose (Word and object), qui fait, en 1960, la synthèse des travaux de Quine et qui contient en germe beaucoup des développements ultérieurs, est, à cet égard, sans conteste, le maître ouvrage de Quine. Dans ce chapitre, nous nous efforcerons cependant de montrer comment les analyses et thèses de Quine se sont progressivement mises en place et enchaînées. Nous renverrons à Le mot et la chose pour le traitement plus détaillé des questions abordées.

1. LE CRITÈRE D’ENGAGEMENT ONTOLOGIQUE e

Dès 1939, Quine prononce, au V Congrès international pour l’Unité de la science, une conférence intitulée « Une approche logique du 453

problème ontologique » . Il y établit de manière très claire son fameux critère d’engagement ontologique, selon lequel toute théorie reconnaît implicitement l’existence des entités qui constituent les valeurs de ses variables liées. Directement fondé sur la distinction logique des objets et des fonctions et donc sur l’analyse logique des phrases en expressions qui désignent directement des objets – les « noms » – et en expressions qui participent du sens de la phrase mais ne désignent rien – les « symboles incomplets » ou expressions syncatégorématiques –, ce critère identifie comme authentiques « noms » d’un langage toutes les expressions constantes qui « remplacent les variables et sont remplacées par des variables selon les 454

lois de quantification habituelles » . Ce sont, dit Quine, ces valeurs que peuvent prendre les variables des fonctions propositionnelles et

non les fonctions propositionnelles elles-mêmes qui constituent le lieu même où se joue la référence de la théorie ; c’est à travers ces arguments, qui saturent les fonctions propositionnelles de la théorie, que la théorie fait référence aux entités dont elle parle et auxquelles elle attribue des propriétés ou des relations. Dès lors, être, c’est, pour Quine, « être la valeur d’une variable »

455

.

Ce critère, dit Quine, implique donc évidemment que la question de savoir quelles entités sont requises par un discours dépend en fait de 456

« quelles positions sont accessibles aux variables de ce langage » et que sa réponse est dès lors toujours relative à la manière dont ce langage est logiquement structuré. L’ontologie présupposée par un langage dépend précisément du langage dans lequel le discours est formulé, tant et si bien qu’« un changement de langage implique 457

d’ordinaire un changement d’ontologie » . On reconnaît là, bien sûr, une thèse profondément carnapienne, du moins une thèse du Carnap qui, depuis la Syntaxe, prône le principe de tolérance linguistique. D’ailleurs, nous l’avons vu, Carnap lui-même assimilera, dans son article « Empirisme, sémantique et ontologie », ce critère formulé par Quine à sa propre affirmation de la relativité ou de l’« internalité » des questions ontologiques, c’est-à-dire de leur relativité au cadre théorique et linguistique qui permet leur formulation. Il y a cependant, poursuit Quine dans son texte de 1939, « un sens important dans lequel la question ontologique transcende la convention linguistique » ; on peut en effet se demander « à quel point ou dans quelle mesure notre ontologie peut-elle être économique pour que nous ayons encore un langage adéquat à tous les objectifs de la 458

science ? » . Plutôt que de se résoudre à constater la diversité des langages et de leurs ontologies sous-jacentes, on peut, dit Quine, se demander si, à expressivité scientifique égale, certains langages ne sont pas plus parcimonieux que d’autres en matière d’engagement ontologique. Et c’est sous cette forme, poursuit Quine, que survit la question ontologique, la question de ce qui est. Comme Carnap, Quine rapporte la question des présupposés ontologiques des théories aux

cadres linguistiques dans lesquels ces théories sont exprimées et, comme Carnap, il estime que l’adoption de tel ou tel cadre linguistique est essentiellement question de fécondité. Mais ce que Quine ajoute, c’est qu’à fécondité égale, c’est le cadre linguistique le plus économique du point de vue ontologique qui est préférable. Bien que Carnap n’ait eu de cesse de montrer le caractère descriptif et donc conceptuel de l’identification de la plupart des objets de la science – objets qu’avec Russell il qualifiait dès lors de « pseudoobjets » – et bien qu’il ait à de nombreuses reprises insisté sur la relativité linguistique de toute affirmation d’existence, l’auteur de l’Aufbau et de la Syntaxe ne se revendiquait pas du nominalisme, qu’il considérait comme une prise de position métaphysique, c’est-à-dire 459

relative aux questions ontologiques externes . Quine, par contre, interprète le projet carnapien dans une perspective plus résolument nominaliste et il prône, pour la construction du langage de la science, la recherche du meilleur rapport « expressivité » / « coût ontologique ». Ce « nominalisme » de principe, qui est sans doute l’un des principaux lieux de la divergence de Quine d’avec Carnap, s’exprime d’emblée dans le travail de Quine, et notamment dans la conférence de 1939. Quine y suggère en effet de généraliser la stratégie, mise au point par Russell et reprise par Carnap, de conceptualisation du monde au moyen des « descriptions définies ». Lorsque, comme l’ont fait Russell et Carnap, on traduit certaines des expressions de la science qui sont en position de variables en d’autres expressions qui sont insaturées – « syncatégorématiques » – et se rapportent à des variables plus primitives, cela permet, dit Quine, de montrer que le premier type d’expression n’était qu’une manière abrégée de parler, mais qu’il n’impliquait pas vraiment d’engagement ontologique. Puisqu’elles sont logiquement réductibles à d’autres entités, les entités que ces expressions semblaient désigner ne sont en fait que des « fictions » logiques : « Parler comme si certaines expressions étaient des noms, c’est autoriser ces expressions à remplacer ou à être remplacées par des variables conformément aux lois de la quantification. Mais s’il s’agit simplement

d’une manière de parler commode et théoriquement évitable, il doit être possible de traduire cette tournure en une autre qui n’exige pas que les expressions en question puissent remplacer ou être remplacées par des variables. Les expressions en question doivent être syncatégorématiques et l’usage des variables de quantification à la place de telles expressions doit être expliqué par des définitions, des conventions d’abréviation de notation. C’est dans de telles extensions définitionnelles de la quantification qu’on peut considérer que consiste l’introduction d’entités fictives […] La différence entre réalité et fiction peut donc être considérée comme se ramenant à la différence entre la quantification définie et la quantification de la notation primitive »

460

.

Une telle stratégie, dit Quine, est fondamentalement nominaliste, comme l’est le projet de « construction logique du monde », qui consiste à partir d’un langage portant exclusivement sur des « individus concrets (quoi qu’ils puissent être) » et d’étendre ensuite progressivement la quantification à d’autres « objets » par des définitions contextuelles. Et si certains « objets » de la science classique – et notamment des mathématiques classiques – résistaient à cette entreprise, cela n’obligerait pas encore pour autant le nominaliste à s’avouer vaincu ; il lui resterait en effet encore la possibilité d’éliminer les entités qu’il ne peut réduire, en montrant que ces « fragments récalcitrants de la science ne lui sont pas essentiels »

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.

Dans un texte très célèbre de 1948, Quine sera plus explicite encore dans son parti pris nominaliste. Dans « De ce qui est », il affirmera d’emblée son goût des paysages ontologiques désertiques et sa volonté de raser, comme Occam, la barbe de Platon et, avec elle, tous les 462

« bidonvilles » ontologiques , c’est-à-dire tous les domaines de « sous-entités » qui, à défaut d’exister actuellement comme les réalités sensibles, jouiraient néanmoins d’un autre type d’existence sous la forme de l’être de raison, de l’être possible, de l’être consistant, de l’être fictif, etc. Pour Quine, cette diversité des modes d’existence et leur distinction d’avec l’existence en acte constitue ni plus ni moins que « la ruine de notre bon vieux mot “exister” »

463

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Bien sûr, Quine ne nie pas qu’on puisse parler d’« objets » qui

n’existent pas réellement – comme Pégase ou la coupole ronde carrée de Berkeley College –, ne fût-ce que pour affirmer précisément qu’ils n’existent pas. Mais utiliser de telles expressions du langage n’implique pas nécessairement, selon Quine, de reconnaître l’existence de quelque objet que ce soit. Si, à la suite de Frege, on distingue bien « signifier » et « nommer », on peut éviter la tentation d’hypostasier tout ce dont on parle. Par sa théorie des descriptions définies, Russell a d’ailleurs bien montré que certaines expressions linguistiques individualisantes ne sont pas d’authentiques noms, mais des symboles incomplets qui n’acquièrent de signification que dans le contexte d’un énoncé pris comme un tout. Il a même montré que certaines constantes apparentes du langage sont en fait des descriptions définies déguisées et qu’on peut par exemple traiter « Pégase » comme « le cheval ailé qui fut capturé par Bellérophon » de telle sorte que le contenu de cette expression devienne conceptuel et non nécessairement référentiel. Ce que la reformulation russellienne fait bien apparaître, c’est que la charge ontologique ne repose pas sur les expressions signifiantes ou conceptuelles du langage, mais bien sur les constantes et variables d’individus auxquelles ces expressions signifiantes peuvent être rapportées. Dans « l’auteur de Waverley est un poète », la « charge de 464

la référence objective » n’est pas davantage portée par « auteur de Waverley » que par « poète », mais bien par la variable « x » dont il est dit qu’il y a un x et un seul qui satisfait le concept « auteur de Waverley » et que ce x satisfait également le concept « poète ». En fait, les noms propres d’un langage sont de mauvais indicateurs de l’engagement ontologique de celui-ci, dans la mesure où ils peuvent se révéler n’être que des descriptions définies déguisées. « Pégase » n’est en fait rien d’autre que le x qui satisfait le concept « cheval ailé qui fut capturé par Bellérophon » et ce n’est en fait que de ce qui pourrait constituer une valeur de ce x qu’on reconnaît implicitement l’existence. À cet égard, Quine affirme d’ailleurs qu’on pourrait reformuler tous les noms propres de manière à faire mieux apparaître ce qui, en eux, porte la charge ontologique et ce qui, en eux, est doué de sens ou du moins destiné à intervenir dans des énoncés doués de sens : « Bertrand Russell » devient « le x qui Bertrand Russellise ». Les

variables de quantification sont donc, réitère Quine en 1948, les véritables porteurs des engagements ontologiques de tout discours : « Nous sommes coupables d’une présupposition ontologique particulière si, et seulement si, l’objet présumé de la présupposition doit être compté parmi les entités du domaine parcouru par nos variables afin de rendre vraie l’une de nos affirmations »

465

.

Insistons, avec Quine, sur le fait qu’un tel critère d’engagement ontologique ne prétend précisément pas dire ce qui est et ce qui n’est pas, mais seulement ce qui est ou n’est pas pour telle ou telle théorie, ce 466

dont telle ou telle théorie présuppose ou non l’existence . Comme l’affirmait déjà Carnap, la question ontologique est un problème qui 467

« concerne proprement le langage » ; l’ontologie d’un discours est fonction de sa syntaxe, mais aussi de l’ensemble de ses « schèmes 468

conceptuels » , puisque ce sont les concepts qui tiennent le rôle des fonctions dans lesquelles interviennent les variables de quantification. Et on pourrait donc penser que Quine rejoint purement et simplement la position de Carnap – principe de tolérance syntaxique et relativité de l’ontologie au langage – s’il n’indiquait à diverses reprises que l’économie ontologique constitue en elle-même un des objectifs du théoricien et qu’il est donc en soi utile de développer des systèmes nominalistes qui soient par ailleurs les plus puissants possibles. Ce point de vue est évidemment décisif dans le travail de Quine et c’est lui qui le guidera dans une remise en question du logicisme hérité de Frege et Russell, ainsi que dans un rejet d’entités sémantiques comme les significations ou les propositions, rejet qui impliquera une critique radicale du projet analytique. Tous ces enjeux apparaissent d’ailleurs déjà de manière assez explicite dans « De ce qui est », ainsi d’ailleurs que dans un article paru l’année précédente et partiellement issu de la conférence de 1939. Dans « La logique et la réification des universaux », Quine se penche sur la question de la pertinence de quantifier sur des variables de prédicat ou des variables de proposition et, dès lors, de reconnaître ou non une existence aux universaux ou aux propositions en tant

qu’entités autonomes. Sans vraiment trancher cette question ellemême, Quine encourage toute stratégie qui permettrait de se passer de devoir présupposer ce type d’existence. Ainsi, par exemple, il plaide pour traiter un principe de la logique des propositions tel que [(p ⊃ q) ∧ ~ q] ⊃ ~p comme un « schéma » axiomatique tel que tous les énoncés concrets de cette forme sont vrais, plutôt que comme un authentique énoncé universel quantifiant sur des propositions : (∀ p) (∀ q) {[(p ⊃ q) ∧ ~ q] ⊃ ~p}. En effet, seule la seconde interprétation nous engage ontologiquement à l’égard des propositions

469

.

Pour certains développements logiques, cependant, on est parfois contraint de quantifier authentiquement sur les prédicats ou du moins sur les classes. C’est notamment le cas lorsque, pour caractériser la nature de suite, Frege définit la relation ancestrale de la façon suivante : « x est un ancêtre de y si x appartient à toute classe qui 470

contient y et tous les parents de ses propres membres » . On passe alors dans une logique du second ordre qui présuppose l’existence d’entités abstraites comme les classes. Toutefois, dit Quine, « La majeure partie du raisonnement logique se déroule à un niveau qui ne présuppose pas d’entités abstraites. Ce raisonnement provient pour l’essentiel de la théorie de la quantification [dont les lois peuvent être représentées par des schémas qui n’impliquent pas de quantification sur les variables de classes]. La plus grande partie de ce qui est d’ordinaire formulé en termes de classes, de relations et même de nombres, peut être facilement reformulé schématiquement à l’intérieur de la théorie de la quantification, en ajoutant éventuellement la théorie de l’identité »

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.

Or, dès lors qu’une telle reformulation est possible, dit Quine, il faut l’opérer, de manière à retarder au maximum le besoin de passer à la logique du second ordre, dont les engagements ontologiques sont plus forts : « Je considère donc comme un défaut qu’une formulation générale de la théorie de la référence décrive notre discours comme faisant référence à des entités abstraites dès le départ plutôt que seulement quand il y a vraiment intention d’y référer. D’où mon souhait de maintenir la distinction entre les termes généraux et les

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termes singuliers abstraits » . Tant que c’est possible, je dois préférer dire que « Fido est un chien » plutôt que « Fido appartient à la classe des chiens » ou « Fido possède la caninité ». La stratégie générale que Quine recommande est la suivante : « En général, il est important, je pense, de montrer comment les objectifs d’un certain segment des mathématiques peuvent être remplis avec une ontologie réduite, tout comme il est important de montrer comment, en mathématiques, une preuve jusque-là non-constructive peut être effectuée de manière constructive. L’intérêt de ce type de progrès ne repose pas plus sur une intolérance radicale à l’égard des entités abstraites qu’il ne repose sur une intolérance radicale à l’égard des preuves non-constructives. La chose importante est de comprendre notre instrument ; d’avoir l’œil sur les diverses présuppositions des diverses parties de notre théorie, et de les réduire quand cela nous est possible. Ainsi, nous serons le mieux préparés à découvrir, le cas échéant, que nous pouvons globalement nous dispenser d’une hypothèse dont le caractère ad hoc et contre-intuitif nous était toujours resté sur le cœur »

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Ainsi Quine avait-il lui-même publié, dès 1937, des « Nouveaux fondements pour la logique mathématique », qui consistaient en une importante simplification des principes généraux des Principia mathematica et qui étaient destinés, comme eux, à « traduire toutes les 474

mathématiques dans la logique » . Or, dans des « remarques » ajoutées par la suite à cet article, Quine insistait sur l’intérêt de distinguer, dans ce système, les principes propres à la théorie des fonctions de vérité propositionnelles avec leurs conséquences spécifiques, les principes propres à la théorie de la quantification avec leurs conséquences spécifiques et, enfin, les principes propres à la théorie des classes avec leurs conséquences spécifiques. Il est en effet important de noter que seule cette troisième partie du système présuppose l’existence des classes ou d’entités similaires ; dès lors, il faut qu’on puisse identifier exactement quels théorèmes dépendent de ces axiomes pour savoir quand précisément on contracte un engagement ontologique à l’égard d’entités abstraites et même éventuellement pour évaluer si ces théorèmes « valent » les engagements ontolo-giques qu’ils imposent de contracter.

2. RÉSERVES À L’ÉGARD DU LOGICISME Dans « La logique et la réification des universaux », Quine reprend précisément cette question en mettant en perspective différentes manières, historiquement attestées et plus ou moins ontologiquement contraignantes, de fonder les mathématiques. Si une certaine quantification sur les classes semble absolument indispensable à l’expressivité mathématique, Quine signale qu’on peut éventuellement en proposer une formulation « conceptualiste », qui considère que les classes sont « construites plutôt que découvertes [par les 475

hommes] » –, quitte à devoir renoncer à certains théorèmes classiques comme la preuve par Cantor de l’existence d’infinis non dénombrables. Quine poursuit alors en indiquant clairement la divergence de cette position – qu’il rapproche de l’intuitionisme de Weyl – d’avec le logicisme russellien : « Le platonicien peut tout digérer sauf une contradiction ; et quand une contradiction apparaît, il est satisfait si on l’enlève par une restriction ad hoc. Le conceptualiste est plus délicat ; il tolère l’arithmétique élémentaire et bien plus encore, mais il regimbe contre la théorie des infinis supérieurs et contre certaines parties de la théorie supérieure des nombres réels. Il y a un aspect fondamental, toutefois, sur lequel les conceptualistes et les platoniciens se rejoignent : ils admettent tous les deux irréductiblement des universaux, des classes, comme valeurs de leurs variables liées. La théorie platonicienne des classes et la théorie conceptualiste des classes diffèrent seulement en ce que, dans la théorie platonicienne, l’univers des classes est limité à contre-cœur et le moins possible par des restrictions dont le seul objectif est d’éviter les paradoxes, tandis que, dans la théorie conceptualiste, l’univers des classes est limité de bon cœur et sévèrement, d’une façon que l’on peut exprimer par la métaphore de la création progressive [des classes en fonction des besoins] »

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Comme Carnap, qui avait développé deux langages différents dans la Syntaxe, Quine semble voir là deux possibilités différentes de fonder les mathématiques avec, à la clé, des résultats différents. Toutefois, Quine se montre manifestement plus sensible que Carnap aux exigences intuitionistes, exigences qu’il interprète comme un souci de parcimonie ontologique. Par contre, il se défend très explicitement de

la position « héroïque » ou « don Quichotesque » du nominaliste pur et dur, qui renoncerait en bloc à toute quantification sur les universaux au prix de l’abandon total d’une grande partie des mathématiques. À vrai dire, souligne Quine, une telle position nominaliste radicale n’empêcherait pas entièrement toute activité mathématique ; il reste toujours possible, bien sûr, de faire des mathématiques sans vraiment y croire, c’est-à-dire de développer les systèmes formels comme des purs jeux de signes et sans leur accorder aucune signifiance effective. Telle est au fond, dira-t-il l’année suivante dans « De ce qui est », la position des formalistes de l’école de Hilbert : « Le formaliste conserve les mathématiques classiques en les considérant comme un jeu de notations non signifiantes. Ce jeu de notations peut avoir encore son utilité – en sus de l’utilité dont il a déjà fait preuve en tant que béquille pour la physique ou la technologie. Mais l’utilité n’implique pas la signifiance, en aucun sens linguistique littéral. Pas plus que le succès des mathématiciens, quand il s’agit de produire des théorèmes et de trouver des fondements objectifs à l’accord de leurs résultats mutuels, n’implique la signifiance »

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Souvent, cependant, la position formaliste dépasse ce point de vue strictement nominaliste et présuppose quand même la signifiance des systèmes formels. Le formaliste, dit Quine dans « Sur la réification des universaux », prétend que « Tous les services que les mathématiques rendent à la science peuvent en théorie l’être également, même si c’est de manière moins simple, par des méthodes vraiment nominalistes – sans l’aide de mathématiques dépourvues de sens dont la pure syntaxe 478

est décrite de manière nominaliste » . Mais réaliser ce projet est en soi une gageure et, comme le montre la théorie de la démonstration « finitiste » de Hilbert, la tentation constante à cet égard est en fait de se rabattre sur une position conceptualiste. En définitive, Quine semble considérer que la position conceptualiste est « la plus forte des 479

trois » . En vérité, cependant, il se refuse de trancher ce débat sur le terrain ontologique lui-même, c’est-à-dire sur le terrain de la question de l’existence ou non de certains universaux ou encore de l’infini en acte. Il appelle plutôt à déplacer le débat « sur le plan sémantique » et à comparer les théories d’après ce que la construction formelle de leur

langage impose de contracter comme engagements ontologiques en mettant cela en regard des objectifs que cette construction formelle leur permet d’atteindre. Si, donc, les recommandations de Quine réitèrent le principe de tolérance linguistique de Carnap, on voit aussi que, contrairement à la neutralité métaphysique affichée par son maître, Quine cultive un penchant assez net pour le nominalisme et son rasoir d’Occam, raison pour laquelle, par exemple, il ne peut embrasser sans scrupules le logicisme de ses prédécesseurs, qui fait un usage dispendieux de la quantification sur les classes. Quine, cependant, ne s’interdit pas définitivement tout passage à une logique de second ordre et, d’une manière plus générale, il ne se résout jamais à la position radicale du nominaliste pur et dur qui renoncerait entièrement à une science utile à cause des engagements ontologiques qu’elle exige. Quine apporte d’ailleurs lui-même des contributions significatives au projet logiciste

480

.

La même chose vaut évidemment pour le débat qui oppose phénoménistes et physicalistes sur les objets premiers de la science. Les deux ontologies, dit Quine à la suite de Carnap, sont essentiellement liées à des manières différentes de construire le langage de la science ; ce qui est une entité primitive pour l’une est pour l’autre un « mythe », c’est-à-dire une construction logique ultérieure qui permet des 481

manières de parler plus commodes . Quant à la question de savoir comment trancher entre ces différentes manières de construire le langage de la science, elle dépend de leurs mérites respectifs en 482

fonction des « intérêts et objectifs variés qui sont les nôtres » . Par souci d’économie ontologique, dit Quine, il est évidemment intéressant de « voir jusqu’à quel point le schème conceptuel physicaliste peut être 483

réduit à un schème phénoméniste » . Mais si la physique s’avère irréductible in toto, il ne faut pas l’abandonner pour autant ; les objectifs qu’elle permet d’atteindre valent peut-être le surcoût d’engagement ontologique qu’elle nous impose.

3. LE PROCÈS DES INTENSIONS La prudence de Quine à l’égard des engagements ontologiques constitue le principal fondement de sa défiance à l’égard de la reconnaissance d’entités sémantiques telles que les « significations » ou les propositions. Nous avons vu que Quine privilégiait systématiquement toutes les stratégies de reformulation qui dispensent de quantifier sur ces entités sémantiques. Dans d’autres textes, cependant, Quine va nettement plus loin et marque un refus très ferme d’admettre jamais l’existence de telles entités. Il faut dire que, comme nous allons le voir, ces entités posent de grosses difficultés quant à leurs critères d’identité. Or, telle est la maxime que Quine va répéter inlassablement au nom de l’uniformité de la logique : « Point d’entité sans identité ». Admettre des semi-entités inaccessibles aux mécanismes classiques d’identité et de quantification, ce serait admettre une « rupture de la logique »

484

.

Cette question des éventuelles entités sémantiques trouve un enjeu particulier en logique dans la problématique du traitement des « contextes intensionnels ». Alors que Carnap, nous l’avons vu, venait de se lancer dans l’aventure de la sémantique formelle au début des années 1940 et qu’il explorait le terrain de la logique modale pour publier Meaning and necessity en 1947, Quine rédige à l’époque quelques textes plutôt circonspects vis-à-vis de toute cette entreprise. Dans l’article « Notes sur l’existence et la nécessité » de 1943, Quine commence par rappeler le problème de ce qu’il appelle l’« opacité référentielle » des contextes intensionnels, qu’il s’agisse de contextes métalinguistiques comme les citations, de contextes de verbes intentionnels (croire que, ignorer que, espérer que, etc.) ou de contextes modaux (nécessité, possibilité, etc.). Par « opacité référentielle », Quine entend le fait que les identiques n’y sont pas nécessairement substituables salva veritate. Ainsi, bien que Cicéron soit identique à Tullius, il est tout à fait possible que « Philippe ignore que Tullius a dénoncé Catilina » soit vrai et que pourtant « Philippe ignore que Cicéron a dénoncé Catilina » soit faux. De même, bien que l’astre brillant du matin soit en fait identique à l’astre brillant du soir – l’un et

l’autre sont Vénus –, on ne considérera pas que « Nécessairement, s’il y a de la vie sur l’astre brillant du matin, alors il y a de la vie sur l’astre brillant du soir » est vrai alors pourtant qu’est vrai « Nécessairement, s’il y a de la vie sur l’astre brillant du matin, alors il y a de la vie sur l’astre brillant du matin »

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.

Outre la non-substituabilité des identiques, l’opacité référentielle des contextes intensionnels, ajoute Quine, pose un problème quant aux lois de quantification. De « Philippe ignore que Tullius a dénoncé Catilina », je ne peux tirer, par simple généralisation existentielle, que « Il y a quelqu’un dont Philippe ignore qu’il (ce quelqu’un) a dénoncé Catilina » : (∃x) (Philippe ignore que x a dénoncé Catilina). En effet, si l’argument qui satisfait cette fonction propositionnelle est l’individu Tullius, c’est donc aussi Cicéron, mais Cicéron ne satisfait pas cette fonction propositionnelle, car Philippe n’ignore pas que Cicéron a dénoncé Catilina. De même, de « Nécessairement, s’il y a de la vie sur l’astre brillant du matin, alors il y a de la vie sur Phosphorus », je ne peux obtenir par généralisation existentielle qu’« Il y a quelque chose tel que nécessairement, s’il y a de la vie sur l’astre brillant du matin, alors il y a de la vie sur cette chose », car si l’argument qui satisfait cette fonction propositionnelle est l’astre brillant du matin, c’est donc aussi en fait l’astre brillant du soir, mais ce dernier ne satisfait pas cette fonction propositionnelle. Manifestement, dit Quine, dans les contextes intensionnels, certains des principes logiques les plus fondamentaux s’avèrent sensibles à la « manière de référer » aux individus. Cet article de Quine va susciter de nombreuses réactions et stimuler la réflexion de ceux qui, à l’époque, s’efforcent d’élaborer une logique modale quantifiée. Une première solution semble être de considérer que ce ne sont pas les individus eux-mêmes – Cicéron, Vénus –, mais bien le sens même des termes « Tullius », « Cicéron », « l’astre brillant du matin » ou « l’astre brillant du soir » qui constituent les « objets » ou « arguments » de tous ces énoncés intensionnels. L’idée que les noms propres ont un sens et que ce sens est lui-même un objet du discours était déjà, nous l’avons vu, une idée défendue par Frege. Et aujourd’hui, dit Quine à la fin des années 1940, c’est cette idée que

reprennent Church et Carnap avec la notion de « concepts 486

d’individu » , notion qui corrige toutefois Frege dans une perspective russellienne puisque le « sens » du nom propre est ici pris en charge par un « concept ». Cette solution, cependant, déplaît à Quine, parce qu’elle impose de prendre pour arguments – et de quantifier sur – des 487

« valeurs intensionnelles » et, dès lors, en vertu du critère d’engagement ontologique, de reconnaître leur existence. Or, l’identification même de ce type d’entités pose problème. Elle suppose qu’on dispose d’une notion claire de synonymie, notion que la Syntaxe, nous l’avons vu, définissait à partir des notions de conséquence logique et d’analyticité. Mais, nous y viendrons, ces notions elles-mêmes semblent discutables pour Quine. Une autre solution pour la langue modale quantifiée consiste à considérer à l’inverse que les objets ont certaines propriétés nécessairement et indépendamment de la manière qu’on utilise pour y référer. Certaines des manières de référer à ces objets soulignent ces propriétés « nécessaires » tandis que d’autres y référent à travers des propriétés plus « accidentelles » ou « contingentes ». Ainsi, pour identifier le nombre 9, la description définie « successeur de 8 » est plus propre que la description définie « nombre de planètes du système 488

solaire », qui l’identifie de manière contingente . Et c’est donc seulement la première expression qui fera apparaître la nécessité de la relation de supériorité de 9 à 7. C’est pourquoi, il est vrai que « Nécessairement, le successeur de 8 est supérieur à 7 » alors qu’il n’est pas vrai que « Nécessairement, le nombre de planètes du système solaire est supérieur à 7 ». Une telle conception, qui guide les travaux d’Arthur Smullyan, de Ruth Barcan, et de Frederic Fitch, renoue manifestement avec l’essentialisme aristotélicien, qui considère que les objets ont des propriétés essentielles en eux-mêmes et indépendamment de la manière dont nous les identifions à travers les classifications conceptuelles du langage : « Ce retour à l’essentialisme aristotélicien est exigé si la quantification à

travers les contextes modaux doit être retenue. Un objet, en lui-même et quel que soit son nom ou en l’absence d’un tel nom, doit être vu comme ayant certaines de ses caractéristiques nécessairement et d’autres de manière contingente, malgré le fait que ces dernières s’ensuivent tout aussi analytiquement de certaines manières de spécifier l’objet que les premières s’ensuivent d’autres manières de le spécifier. En fait, nous voyons plutôt directement que toute logique modale quantifiée est forcée de montrer un tel favoritisme relativement aux caractéristiques d’un objet »

489

.

Et cette conception rompt entièrement avec le point de vue de Wittgenstein, de Carnap et même du père de la logique modale, C.I. 490

Lewis , point de vue selon lequel toute nécessité est analytique et dépend du sens des termes conceptuels utilisés. Pour la philosophie analytique, la nécessité n’est pas dans les objets eux-mêmes ou dans les relations entre objets, mais dans les relations entre concepts. « L’essentialisme est violemment incompatible avec l’idée, approuvée par Carnap, Lewis, et d’autres, d’expliquer la nécessité par l’analycité. Car un tel appel à l’analycité peut prétendre distinguer les caractéristiques essentielles et accidentelles d’un objet seulement relativement à la manière dont l’objet est spécifié, et non absolument. Pourtant, le champion de la logique modale quantifiée doit accepter l’essentialisme »

491

.

L’aversion de Quine vis-à-vis de l’essentialisme est telle qu’il préfère encore renoncer à la logique modale quantifiée : « La seule manière de pratiquer la logique modale quantifiée est d’accepter l’essentialisme aristotélicien. Défendre l’essentialisme aristotélicien ne fait, cependant, pas partie de mes intentions. Une telle philosophie est tout aussi déraisonnable de mon point de vue que de celui de Carnap ou Lewis. Et pour conclure, je dirai ceci, que Carnap ou Lewis n’ont pas affirmé : tant pis pour la logique modale quantifiée. Par voie de conséquence : tant pis, aussi, pour la logique modale non quantifiée ; car, si nous ne nous proposons pas de quantifier à travers l’opérateur de nécessité, l’usage de cet opérateur cesse d’avoir tout avantage clair relativement à la simple citation d’une phrase et l’affirmation qu’elle est analytique »

492

.

On voit ici, une fois encore, la radicalisation nominaliste de la

position quinienne par rapport à celle de Carnap : le principe de tolérance linguistique doit s’accompagner d’une évaluation des coûts ontologiques ; et, dans le cas de la logique modale quantifiée, le rapport « coût ontologique » / « gain d’expressivité » semble à Quine nettement trop élevé. Non pas que Quine se refuse par principe à admettre l’existence d’autre chose que des objets physiques – il admet d’ailleurs celle des classes –, mais bien que les « entités » sémantiques manquent d’« identité », c’est-à-dire qu’elles ne se conforment pas aux lois logiques classiques de l’identité et de la quantification. À la fin de son article de 1947, Quine montre que les expressions « l’attribut d’être tel ou tel » ou « la proposition que… » sont elles aussi référentiellement opaques et donc que les « soucis occasionnés par les modalités logiques » le sont aussi par l’admission des attributs – par opposition aux classes – ou par l’admission des propositions en tant 493

que significations . Comme les phrases modales, les termes d’attributs et les termes de propositions « entrent en conflit avec une 494

vue non essentialiste de l’univers » , du moins lorsqu’on quantifie à travers eux, c’est-à-dire lorsqu’ils sont sous la portée de quantificateurs et contiennent en eux-mêmes la ou les variables de quantification. À cet égard, dit Quine, « la plupart des logiciens, sémanticiens, et philosophes analytiques qui parlent librement d’attributs, de propositions, ou de modalités logiques, trahissent une incapacité d’apprécier qu’ils impliquent par là une position métaphysique sur 495

laquelle eux-mêmes ne seraient guère prêts à fermes les yeux » . Et la chose est, pour Quine, d’autant plus regrettable lorsque rien, du point de vue des besoins d’expressivité, ne justifie d’adopter ce point de vue. Ainsi, les Principia mathematica ne font formellement intervenir que des contextes extensionnels et n’ont donc aucun besoin d’admettre, comme ils le font, les attributs comme entités. L’attaque en règle contre les entités sémantiques est aussi au cœur de « De ce qui est ». Comme il défend, contre les penseurs référentialistes, la distinction entre signifier et nommer, Quine insiste sur le fait que tous les termes du langage ne désignent pas nécessairement un objet, mais qu’ils n’ont pas non plus nécessairement

une signification au sens où cette signification serait une entité abstraite autonome : « Je n’hésite pas à refuser d’admettre les significations, car cela n’implique pas pour moi de nier que les énoncés et les mots soient pourvus de signification. McX et moi pourrions nous accorder à la lettre sur une classification des formes linguistiques distinguant celles qui sont pourvues de signification et celles qui ne le sont pas, même si McX conçoit le fait d’être doué de signification comme le fait d’avoir (en un sens vague de “avoir”) une certaine entité abstraite qu’il appelle une signification, ce qui n’est pas mon cas »

496

.

Pour Quine, on peut avoir de la « signification » des expressions linguistiques une conception qui n’implique pas d’y voir des universaux : « Je reste libre de maintenir que le fait qu’une expression linguistique concrète soit douée de signification (ou signifiante, comme je préfère dire pour ne pas suggérer une hypostase des significations comme entités) est un fait irréductible et ultime ; ou je peux entreprendre d’analyser directement ce fait en termes de ce que font les gens en présence des expressions linguistiques en question, ou 497

d’autres expressions similaires » . On reconnaît, bien sûr, dans cette seconde hypothèse une conception de la signification qui s’apparente à celle que défend à l’époque Ludwig Wittgenstein en termes d’« usage » et de « pratiques ». Or, cette conception sera déterminante dans l’évolution ultérieure de la pensée de Quine, évolution dont les jalons sont d’ailleurs déjà posés en 1948. Il n’y a, dit Quine, « que deux façons ordinaires de parler (ou d’avoir l’air de parler) de significations qui soient utiles : en termes d’avoir des significations, à savoir de signifiance, et en termes d’identité de signification, ou de synonymie ». Or, ce sont ces deux phénomènes linguistiques – la signifiance et la synonymie – qui sont au fondement de toute la théorie des significations. Si on parvient à rendre compte de ces deux phénomènes sans postuler d’entités abstraites, on pourra se débarrasser de ce que Quine appellera bientôt le « mythe de la signification » : « c’est un problème aussi difficile qu’important que d’expliquer ces adjectifs de “signifiant” et de “synonyme” avec un degré suffisant de clarté et de rigueur (de préférence, selon moi, en termes de comportement). Mais

la valeur explicative d’entités intermédiaires spéciales et irréductibles appelées significations est sûrement illusoire »

498

.

Dans le chapitre VI de Le mot et la chose, Quine montrera comment on peut s’efforcer de « fuir loin des intensions » en préférant systématiquement les classes aux attributs et en faisant des phrases éternelles, plutôt que des propositions, les porteurs de la valeur de vérité, ainsi que l’objet des attitudes intentionnelles. En évacuant ainsi les contextes intensionnels par un passage au métalangage, Quine se montre évidemment un héritier direct de la stratégie carnapienne de reformulation sur le « mode formel » du discours. À vrai dire, reconnaîtra cependant Quine, il s’agit là d’une fuite un peu désespérée, car, dans le cas des attitudes intentionnelles au moins, on ne peut échapper complètement à toute opacité référentielle. Mais, une fois opéré ce constat, on pourrait, comme le fait Brentano, en tirer la conclusion que « les constructions intentionnelles sont indispensables 499

et qu’il est important d’avoir une science autonome de l’intention » ; Quine, pour sa part, préfère y voir la preuve que « les constructions intentionnelles manquent de fondement et qu’une science de l’intention est vide ». Plus qu’à une ontologie dépouillée, c’est en fait, comme le montre le paragraphe 47, à une conception résolument extensionaliste de la logique que Quine fait allégeance. Dans une note du dernier chapitre de Le mot et la chose, Quine conteste d’ailleurs l’étiquette « nominaliste » que nombreux commentateurs lui accolent. Ses interventions en ontologie sont plutôt méthodologiques : il invite à mettre en évidence les présupposés ontologiques de chaque théorie pour qu’on puisse vérifier si l’on ne peut exprimer les thèses de manière ontologiquement plus économique. Mais lui-même est parfaitement conscient des avantages que certaines manières de parler coûteuses et irremplaçables peuvent parfois représenter d’un point de vue théorique, en matière notamment de « simplicité théorique ». Car souvent ce qu’on gagne en termes de parcimonie ontologique, on le perd en termes de simplicité théorique. Lorsque, comme c’était le projet de Carnap dans l’Aufbau, on peut

réduire les manières de parler économiquement contraignantes des niveaux de constitution supérieurs à des manières de parler qui ne concernent que les expériences élémentaires, on peut considérer que les premières ne sont que des abréviations commodes des secondes, qui, il est vrai, seraient sans cela très complexes. Mais lorsque l’introduction de variables irréductibles s’avère indispensable, toute la question est de savoir si les entités nouvelles sont vraiment « utiles ». Or, à cet égard, les classes se recommandent à nous, non seulement par leur conformité aux principes d’identité extensionnelle, mais aussi et surtout par leur extraordinaire « polyvalence » qui leur permet de « rendre les services habituellement rendus par des espèces très variées 500

d’objets abstraits » . À l’inverse, admettre l’existence de « possibles non actualisés » ou de « faits » ne permet, dit Quine, de servir « aucun 501

dessein sérieux » . Et, à cet égard, les propositions semblent à Quine plus proches des faits que des classes.

4. LE MYTHE DE LA SIGNIFICATION Entamée dès les années 1940, toute cette réflexion de Quine sur les contextes intensionnels, ainsi que sur les notions de signifiance et de synonymie, le mène rapidement à la thèse d’indétermination de la traduction et à la critique de la notion d’analycité. Dans un texte de 1951 intitulé « Le problème de la signification en linguistique », Quine reprend cette problématique à partir du cas du grammairien qui cherche à « spécifier la classe des phrases 502

signifiantes » de tel ou tel langage particulier, ainsi que du cas du « lexicographe » qui cherche à « identifier les significations » à l’œuvre dans ce langage. Pour isoler les caractères essentiels de ces deux entreprises spécifiques, Quine imagine que grammairien et lexicographe soient confrontés à un langage que personne n’a encore jamais étudié et pour lequel ils ne disposent pas encore de connaissance autre que celle qui provient de leur expérience de terrain. Il montre alors toutes les difficultés principielles qui guettent le travail

de l’un et de l’autre. En particulier, le grammairien ne peut se contenter de recenser les suites sonores que les locuteurs du langage reconnaissent comme signifiantes, c’est-à-dire les suites sonores qui ne suscitent pas chez eux de « réaction suggérant une bizarrerie 503

idiomatique » ; il doit mettre au jour une série de lois de composition des unités sonores de manière à cerner l’ensemble des suites sonores signifiantes possibles. Par ailleurs, à l’égard de ces unités sonores, il doit faire le tri entre les différences acoustiques qui importent, c’est-à-dire qui modifient la signification, et celles qui « sont simplement des idiosyncrasies de voix et d’accent sans 504

conséquence » . Bref, il doit isoler les « phonèmes », ce qui semble présupposer le travail du lexicographe, puisqu’il faut donc savoir quand deux expressions ont la même signification. Quant au lexicographe, pour déterminer quand deux expressions ont la même signification, il doit adopter des stratégies de substitution salva veritate. Mais cela est manifestement insuffisant car sont substituables salva veritate des expressions conceptuelles extensionnellement équivalentes – c’est-à-dire satisfaites par les mêmes individus – et néanmoins sémantiquement différentes – c’est-à-dire caractérisées par des traits définitoires différents. En outre, lorsqu’il s’efforce d’isoler les cas de synonymie authentiques en regardant de près si les situations qui évoquent les deux expressions et les effets que ces deux expressions produisent sur les auditeurs sont vraiment similaires, le lexicographe doit disposer de critères concernant les éléments pertinents pour délimiter cette « similarité », car deux situations ou deux effets ne sont jamais parfaitement identiques. Or, établir ces critères impose de faire toute une série de conjectures sur les préoccupations des locuteurs, mais aussi sur la manière dont ils conçoivent le monde, deux égards sur lesquels le lexicographe sera sans doute tenté de projeter ses propres schèmes ou ceux de sa communauté. Au final, le lexique dégagé sera donc une hypothèse globale, qui est certes compatible avec les observations empiriques, mais qui n’est pas à proprement parler vraie ou fausse, dans la mesure où, « en définitive, il n’y a rien sur quoi le lexicographe puisse avoir

505

raison ou tort » . On a là les principes généraux de la dénonciation du mythe de la signification et de la célèbre thèse de l’indétermination de la traduction, principes qui sont aussi au fondement de l’attaque frontale que Quine mène à la même époque contre le positivisme logique de Carnap. Avant, cependant, d’en venir à la critique des « deux dogmes de l’empirisme », approfondissons encore les reproches que Quine adresse à la notion même de « signification ». Dans une conférence de 1957 prononcée à Royaumont lors d’un colloque réunissant et confrontant philosophes analytiques et philosophes « continentaux », Quine s’en prend explicitement au « mythe de la signification » et se propose de 506

démontrer qu’est à la fois « mal fondée et superficielle » la notion générale de signification entendue comme « sorte d’abstraction supralinguistique, dont les formes du langage seraient le pendant ou l’expression »

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Quine commence toutefois par souligner le grand intérêt qu’a eu cette notion dans l’histoire de la philosophie pour dépasser les notions encore plus contestables d’« essence » d’abord et d’« idée » ensuite. Plutôt que de considérer, comme Platon et Aristote, que les objets euxmêmes ont des propriétés essentielles et d’autres seulement accidentelles – par exemple que l’eau a pour propriété essentielle d’être une substance matérielle composée d’hydrogène et d’oxygène et pour propriété accidentelle d’être potable – la philosophie avait, dit Quine, fait un premier pas, à l’époque moderne, en rapportant ces distinctions aux représentations plutôt qu’aux objets – la représentation que le chimiste a de l’eau contient l’idée d’hydrogène et celle d’oxygène alors que la représentation que s’en fait l’homme ordinaire contient l’idée de la potabilité – et elle a fait un pas de plus lorsque, avec Frege et d’autres, elle les a rapportées aux significations des mots plutôt qu’à ces entités subjectives que sont les représentations – en tant que caractérisé par la science, le sens du mot « eau » a pour trait définitoire d’être composé d’hydrogène et d’oxygène alors que son sens, pour l’homme ordinaire, a la potabilité dans ses traits définitoires

508

.

Un avantage majeur de s’intéresser aux significations des expressions linguistiques est évidemment, dit Quine, que ces expressions et leurs usages tombent sous le coup de l’observation empirique. Mais, précisément, ajoute-t-il, il n’y là un avantage que si nous ne nous départissons pas de cette attitude empirique et si nous n’hypostasions pas les significations comme de nouvelles entités parfaitement autonomes par rapport aux expressions linguistiques et à leurs usages. Une situation qui montre particulièrement bien ce lien essentiel entre les significations et les usages est celle du linguiste en situation de « traduction radicale », c’est-à-dire de traduction de la langue d’un peuple resté jusqu’ici sans contact avec notre civilisation, de sorte qu’il n’existe pas encore de tables de concordance lexicales ou grammaticales de cette langue avec la nôtre. La seule donnée que pourra utiliser ce linguiste pour identifier la signification des expressions de ses interlocuteurs réside bien évidemment dans l’observation de leurs pratiques, ainsi que dans l’expérimentation que représentent ses tentatives personnelles de pratique de la langue confrontées à l’approbation ou à la désapprobation de ses interlocuteurs. C’est ainsi que de premières hypothèses de traduction pourront être formulées à propos des phrases occasionnelles telles que « Gavagaï », expression qui est utilisée par les indigènes dans des circonstances similaires à celles qui nous feraient dire « Tiens, voilà un lapin ». Les deux phrases semblent avoir la même signification-stimulus, notion que Quine définit de la manière suivante : la signification-stimulus d’une phrase occasionnelle P pour un sujet S est le couple ordonné composé de la classe des stimuli sensoriels qui dicteraient l’acquiescement du sujet S à la phrase occasionnelle P et de la classe des stimuli sensoriels qui dicteraient la dénégation de la phrase occasionnelle P par le sujet S. Cette stratégie de traduction ne vaut pas, cependant, de la même manière pour des phrases perdurables telles que « Il y a des maisons de briques dans Elm Street » ou « Paris est la capitale de la France », phrases auxquelles les interlocuteurs peuvent acquiescer dans des circonstances très diverses et indépendamment même de toute confrontation à certains stimuli particuliers. Par

ailleurs, même dans le cas des phrases occasionnelles, l’acquiescement ou la dénégation peuvent ne pas résulter de certains stimuli immédiats mais aussi d’une série de renseignements annexes (collateral information) dont ils disposent. Il faut donc restreindre la portée de cette signification-stimulus aux seules phrases observationnelles, c’est-àdire aux phrases occasionnelles pour lesquelles l’acquiescement ou le refus du sujet ne dépend jamais du secours de renseignements annexes

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À partir des phrases observationnelles recueillies, le traducteur poursuivra son travail en fractionnant ces phrases en vocables qui reviennent souvent et qui semblent donc être les « mots » indigènes. Il fera alors tout à la fois des hypothèses sur la grammaire de la langue indigène – sur les principes de décomposition des phrases en mots ou de composition des mots en phrases – et sur le lexique de cette langue – sur l’ensemble des mots de cette langue, dont il cherche en outre des correspondants dans sa propre langue. Mais le lieu de la confirmation empirique de toutes ces hypothèses sera toujours les phrases entières car ce sont elles qui reçoivent ou non l’acquiescement des interlocuteurs : « Le manuel auquel l’ethnologue aboutit doit être considéré comme un manuel de traduction phrase par phrase. Quels que soient les détails de la méthode employée pour transcrire le vocabulaire et pour exposer les règles syntaxiques, sa valeur se juge à la corrélation sémantique qu’il permet d’établir entre des phrases françaises et toutes les phrases indigènes possibles, dont le nombre est infini […] Bien que l’élaboration et la présentation d’une telle corrélation sémantique entre des phrases dépendent en fait d’analyses qui résolvent les phrases en éléments arbitrairement découpés qui sont les mots, c’est au niveau de la phrase entière que se situe la justification de leur synonymie »

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Notons que, sous la forme pratique de l’acquiescement des locuteurs, on retrouve ici la priorité de la question de la vérité, qui avait amené Frege à affirmer le principe selon lequel ce sont les énoncés et non les mots qui constituent l’élément de base de l’analyse rationnelle. Le problème, évidemment, c’est que de très nombreuses hypothèses

de travail sont possibles et que toute une série d’entre elles sont compatibles avec l’observation des usages linguistiques de la communauté indigène. Selon les hypothèses grammaticales qu’il élabore, le traducteur fera telle ou telle hypothèse lexicale, de manière à ce que l’ensemble de sa conjecture « colle » avec l’observation. Mais, en définitive, un nombre considérable de corrélations sémantiques globales différentes pourraient s’autoriser des mêmes preuves. Dans la pratique, bien sûr, le nombre de ces corrélations sémantiques globales théoriquement possibles se réduira drastiquement du fait que le traducteur va postuler un maximum de similitudes entre la langue indigène et la sienne tant en ce qui concerne les principes de décomposition syntaxique qu’en ce qui concerne les découpages lexicaux. Il va, en gros, privilégier les hypothèses analytiques qui rendent la langue indigène la plus compréhensible pour les gens de sa propre communauté linguistique et qui rendent la traduction la plus simple d’une langue à l’autre : « La méthode qui part des hypothèses analytiques consiste à se catapulter dans le langage indigène au moyen de l’énergie fournie par sa propre langue, par la force de la vitesse acquise »

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Néanmoins, l’hypothèse globale de traduction – grammaire et lexique – qu’il propose restera toujours une hypothèse, qui va loin audelà de ce qui est effectivement observé – l’acquiescement des indigènes à des phrases – et qui est au mieux compatible avec ces observations : « Quelle que soit la quantité de données linguistiques indigènes amassées avant ou après la formulation des hypothèses, il reste que la traduction de la plupart des phrases indigènes ne peut jamais être étayée que de place en place, à la façon d’un pont suspendu : leur traduction ne ressort des hypothèses analytiques que lorsqu’on utilise celles-ci au-delà des points d’appui qui les soutiennent »

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Bien plus, dit Quine, on peut à peine dans ce cas parler d’« hypothèse », puisque rien ne permet de déterminer si les hypothèses analytiques sont effectivement vraies. Tout ce qu’il y a, ce sont des pratiques linguistiques, que les hypothèses de traduction nous

rendent compréhensibles, mais il n’y a pas de réalité qui correspondrait au « vrai » découpage sémantique indigène et qui pourrait définitivement donner raison ou tort au traducteur. Bien sûr, lorsque deux langues ont évolué à partir d’une même origine commune, l’hypothèse d’une similarité des principes de composition syntaxiques 513

et des découpages sémantiques est particulièrement plausible , mais dans le cas d’une traduction radicale, cela reste une hypothèse totalement invérifiable. Au lieu d’une hypothèse, on devrait donc plutôt parler d’un principe heuristique : pour nous rendre compréhensible la langue indigène, le traducteur doit maximaliser les similarités entre cette langue et la nôtre, raison pour laquelle il ne faut pas s’étonner que d’autres cultures semblent procéder à des découpages sémantiques très similaires aux nôtres – c’est là simplement un effet de traduction – et raison pour laquelle, à l’inverse, on pourra reprocher au traducteur qui nous rendrait une culture étrangère totalement incompréhensible car trop différente de la nôtre de n’avoir peut-être pas privilégié les traductions « les plus heureuses »

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Avec cette affirmation nette de l’indétermination principielle de toute traduction, Quine bat donc en brèche l’idée même de « signification » comme cette « chose que les mots transportent et que 515

la traduction conserve » . À l’encontre de l’idée selon laquelle les significations préexisteraient aux langages et trouveraient en chacun d’eux une manière spécifique de s’exprimer, Quine estime qu’il n’y a pas de royaume des significations, mais seulement des processus de traduction de langage à langage. Au sein même de la philosophie analytique, Quine réinscrit le problème herméneutique. On comprend cependant que ce problème, que le projet idéographique frégéen avait écarté, préparait déjà son retour depuis l’adoption par Carnap du principe de tolérance syntaxique. Depuis 1934, Carnap, lui-même, affirmait d’ailleurs que, plutôt que de parler d’une construction des mathématiques à partir de la logique ou des objets physiques à partir des expériences élémentaires, il fallait parler de traduction possible du langage mathématique dans celui de la logique et de traduction possible du langage physique dans le langage autopsychique. Ces

traductions, disait Carnap, sont d’ailleurs réversibles, si bien que chaque ontologie peut servir à interpréter l’autre. À la fin de son article, Quine évoque encore deux raisons pour lesquelles on présuppose généralement l’existence de significations et notamment de propositions. Une de ces deux raisons, que nous avons déjà traitée, concerne le problème des contextes intensionnels et en particulier celui des attitudes intentionnelles propositionnelles – croire que, espérer que, etc. – ou attributives – manquer de, etc.. L’autre est la nécessité de considérer la proposition comme le porteur de la valeur de vérité d’un énoncé ; c’est, dit-on, le sens ou contenu objectif de la phrase – la proposition en soi bolzanienne, la « Gedanke » frégéenne – qui est vrai ou faux. Quine montre cependant que les seules phrases qui peuvent être dites vraies ou fausses indépendamment du sujet qui les emploie et de leur contexte d’usage sont les « phrases éternelles », où tous les déictiques – « je », « ici », « maintenant », « ceci », … – ont été remplacés par des indicateurs objectifs. Or, pour ces phrases, il n’existe précisément pas de possibilité de fixer leur sens par leur contexte d’utilisation comme c’est le cas pour les phrases observationnelles (signification-stimulus). Ces « propositions » posent donc d’énormes problèmes d’identification, raison pour laquelle Quine préfère voir dans les phrases elles-mêmes les porteurs de la valeur de vérité. En définitive, conclut Quine en 1957, « la notion de signification semble acceptable parce qu’elle est moins absurde que les notions qu’elle a remplacées. Elle semble acceptable en outre en raison de ses bons services, services qu’on lui attribue ou qu’on attend d’elle comme élément support de la vérité et comme objet visé par les attitudes propositionnelles et attributives. Mais en fait, cette notion de signification est comme un feu follet qui s’évanouit dès qu’on veut le saisir : les bons offices qu’on lui attribue ou qu’on en espère reposent sur des erreurs d’imputation et de faux espoirs. La compréhension philosophique a tout à gagner d’une limitation de l’usage que nous ferons de cette notion de signification aux seuls cas ou contextes dans lesquels nous pouvons lui attribuer un sens en toute conscience ; et ces emplois sont extraordinairement peu nombreux »

516

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5. L’INSCRUTABILITÉ DE LA RÉFÉRENCE Dressé contre le « mythe de la signification », l’argumentaire relatif à la situation de traduction radicale a fait émerger un autre élément qu’il nous faut maintenant examiner. Lorsqu’il évoquait le cas traductif le plus favorable – celui des phrases observationnelles, pour lesquelles il est possible de déterminer des correspondances synonymiques de langue à langue par la similarité des significations-stimulus –, Quine avait fait remarquer que la synonymie de deux expressions n’était pas encore une garantie de ce que ces deux expressions ont la même extension, c’est-à-dire parlent des mêmes objets. En effet, même si « Gavagaï » peut être corrélé avec notre expression « Tiens, voilà un lapin », nous ne pouvons que faire l’hypothèse que les indigènes attribuent comme nous une fonction propositionnelle comme « lapin » à des objets unitaires perdurant dans le temps plutôt qu’à de « brefs segments temporels de réalité » ou à des « morceaux non séparés de 517

réalité » . Sauf à projeter notre ontologie dans celle des indigènes, nous ne savons pas – et n’avons aucun moyen de savoir – de quel genre d’objets sont les arguments par lesquels les indigènes saturent les fonctions propositionnelles dans le langage qui est le leur. Comme l’indique le critère fixé en 1939, l’ontologie présupposée par une théorie est relative à la construction formelle de son langage. Mais cette construction formelle fait partie de ce dont le traducteur doit faire l’hypothèse à partir de la seule donnée des contextes d’utilisation des phrases du langage, ainsi que de l’acquiescement ou de la dénégation des interlocuteurs à cette utilisation. En 1957, soit l’année même où Quine donne sa conférence à Royaumont, paraît également l’article « Parler d’objets ». Dans ce texte, Quine remet en scène la situation de traduction radicale et il réinsiste sur le fait que, lorsqu’il n’y a pas déjà de longue tradition traductive entre deux langues, la possibilité d’établir des correspondances entre elles repose sur la seule similarité des significations-stimulus des énoncés occasionnels. Le problème, évidemment, c’est qu’un linguiste ne peut se contenter d’une « liste brute d’équivalences de phrase à phrase » ; il doit « réduire l’infinité potentielle des phrases indigènes en

une liste, assez bornée pour être maniable, de constructions grammaticales et de formants [phonèmes, morphèmes, mots, 518

etc.] » . Or, pour établir le lexique et la grammaire de la langue, le linguiste ne peut procéder que par des hypothèses analytiques à partir des données observées : les contextes d’usage des phrases et les conditions apparentes d’acquiescement ou de dénégation des interlocuteurs à l’égard de ces phrases. Mais, puisque plusieurs – et même d’innombrables – ensembles d’hypothèses analytiques sont 519

compatibles avec ces mêmes données, le travail de « créativité » du linguiste serait presque totalement arbitraire s’il ne s’imposait la contrainte de maximaliser la simplicité et le caractère « naturel » de ces hypothèses pour lui et nous qui sommes membres de sa communauté linguistique. Ce que fait le linguiste, c’est au fond projeter un maximum de nos propres principes de composition syntaxique et de nos propres découpages lexicaux dans le langage indigène. Et cela, dit Quine, n’est pas dû au fait qu’il est particulièrement difficile de scruter « l’esprit indigène », c’est-à-dire l’ensemble des principes rationnels qui structurent ses « pensées » – au sens de « Gedanken » frégéennes –, mais bien plus sérieusement au fait qu’il n’y a tout simplement « rien à 520

scruter » ; il n’y a pas de royaume des « pensées » et des significations indigènes indépendant des usages linguistiques indigènes. Or, c’est dans cette perspective d’indétermination principielle de la traduction que se pose aussi le problème ontologique. En effet, identifier l’ontologie sous-jacente aux discours et théories indigènes suppose qu’on ait mis au jour la structure de leur langage et les 521

« mécanismes d’identité et de quantification » qui y opèrent. Mais tout ce dont dispose le linguiste, ce sont encore et toujours les significations-stimulus propres à toute une série de phrases occasionnelles. Et il ne peut, sur cette base seule, trancher entre la multitude d’hypothèses possibles quant à la structure logique de la langue et quant à ses mécanismes d’identité et de quantification. Ainsi, de ce que « Gavagaï » s’utilise dans les contextes où nous dirions « Tiens, voilà un lapin », il ne peut être encore certain que les indigènes

structurent bien leur langage de manière à réserver, comme nous, le rôle de valeurs possibles des variables des fonctions propositionnelles à des objets unitaires perdurant dans le temps. Les usages linguistiques indigènes sont tout à fait compatibles avec l’hypothèse selon laquelle les arguments possibles des fonctions propositionnelles sont des « segments temporels de lapins » ou des « parties entières et non détachées de lapin », ou encore des « manifestations localisées de lapinité »

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De même que l’attribution d’un schème « idéologique » – d’un ensemble d’« idées », de notions, de significations –, l’attribution d’un schème ontologique aux indigènes fait en fait partie de l’hypothèse globale de traduction et c’est cette hypothèse tout entière qui doit passer l’épreuve des faits. Et, à cet égard, beaucoup de conjectures ontologiques – par exemple sur l’existence de tel ou tel objet abstrait dans la pensée indigène – ne peuvent être évaluées que « sur leur cohérence, ou bien au nom de considérations relatives à la simplicité globale d’une théorie dont les points de contact ultimes avec 523

l’expérience seront aussi éloignés de ces énoncés que l’on voudra » . En réalité, dit Quine, il n’y a pas de raison de penser que notre schème – ou « patron » – objectifiant serait « un trait invariable de la nature humaine ». Si nous le retrouvons partout, c’est tout simplement parce que « Rien qu’en comprenant ou en traduisant les phrases d’autrui, nous sommes obligés d’adapter au nôtre le patron 524

d’objectification d’autrui, quel qu’il soit » . Il est douteux, dit Quine, « que nous trouvions une culture fort différente de la nôtre, qui montrerait une prédilection pour un univers du discours très bizarre : tout simplement parce que ce caractère bizarre ébranlerait la confiance que nous avons en la justesse de notre dictionnaire de traduction »

525

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Dans des conférences John Dewey prononcées à l’Université Columbia en 1968 et publiées aussitôt sous le titre « Relativité de l’ontologie », Quine développe cette problématique esquissée dix ans plus tôt et réengage une fois encore le débat avec Carnap. Après un hommage à John Dewey, dont il salue la critique précoce du mythe de

la signification et de l’idée d’un langage privé – à un moment, dit Quine, « où Wittgenstein soutenait encore sa théorie du langage526

copie » – au profit d’une conception naturaliste voire behavioriste, qui n’envisage la signification qu’à travers les pratiques linguistiques publiquement identifiables et, en définitive, comme des « propriétés du 527

comportement » , Quine aborde le problème de la traduction de langue à langue. Il insiste sur le fait que, là où deux traductions divergentes s’accordent parfaitement avec toutes les dispositions au comportement des locuteurs, il n’y a pas de raison de considérer que l’une est vraie et l’autre fausse, contrairement à ce que postule l’idée d’un musée des significations selon laquelle « les mots et les phrases 528

d’une langue possèdent des significations déterminées » , significations qui changeraient simplement d’étiquette lorsqu’on passe dans une autre langue. Pour Quine, la sous-détermination des hypothèses analytiques de traduction par l’observation des usages linguistiques est principielle, puisqu’il n’y a rien au-delà des pratiques linguistiques. Et ce problème est d’autant plus aigu que, comme le montre bien Quine, toutes les hypothèses sont interreliées, de sorte que la modification d’une hypothèse peut être compensée par des arrangements sur d’autres hypothèses. L’exemple que prend régulièrement Quine est celui de la traduction en anglais des expressions française « Je n’ai rien » ou espagnole « No hay nada ». Habitué à traduire « rien » et « nada » par « nothing », le locuteur anglais peut s’étonner de ce que les hispanophones et les francophones ajoutent ici la particule « ne » ou « no », qui a elle-même généralement valeur de négation. Dans ces langues, « nothing » semble donc exprimé tantôt par « rien » (« nada ») et tantôt par « ne… rien » (« no… nada »). Cette hypothèse de divergence lexicale est cependant moins plausible qu’une hypothèse de similarité lexicale – « nothing » = « rien » = « nada » – accompagnée d’une hypothèse de divergence syntaxique – le français et l’espagnol imposent une redondance de la négation qui n’a pas valeur de double négation. Une troisième interprétation serait encore possible : en postulant la similarité lexicale

et grammaticale, on traduit par « I don’t have nothing » et on explique alors le fait que les locuteurs refusent d’identifier leur expression avec la phrase qui correspond dans leur langue à « I have something » par l’hypothèse qu’ils sont irrationnels… Solution qui est évidemment la moins convaincante. La chose se complique encore si l’on note que, parmi les hypothèses analytiques que formule le traducteur, ne figurent pas seulement des hypothèses quant au lexique, quant à la grammaire et quant à la logique des indigènes, mais aussi des hypothèses quant à l’ontologie qui est inscrite dans leur langue. Car, on l’a dit, là non plus, l’observation elle-même ne suffit pas à trancher entre ces hypothèses : « La seule différence entre les lapins, les parties non détachées de lapins, et les segments temporels de lapins, réside dans leur individuation. Si vous prenez, dans leur totalité, la portion éparpillée de l’univers spatio-temporel qui est constituée de lapins, puis celle qui en est constituée de parties de lapin non détachées, puis celle qui en est constituée de segments temporels de lapin, vous trouverez les trois fois la même portion éparpillée de l’univers. La seule différence réside dans la manière dont vous avez découpé en tranches cette portion de l’univers. Or la modalité du découpage en tranches n’est pas de nature à s’apprendre par ostension ni par simple conditionnement, même répétés avec toute la persistance que l’on veut »

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Ici encore, le problème est aggravé du fait que, les hypothèses analytiques étant toutes interreliées, des hypothèses ontologiques divergentes peuvent être compatibles avec le même donné « moyennant des arrangements compensatoires » dans d’autres hypothèses analytiques, en particulier des hypothèses « idéologiques », c’est-à-dire relatives au lexique et à ses schèmes conceptuels. En pratique, bien sûr, le linguiste réduit cette indétermination en écartant d’emblée des choix « aussi pervers » que « partie non détachée de lapin » ou « segment temporel de lapin » et il privilégie l’hypothèse qu’« Un objet qui dure, qui jouit d’une homogénéité relative, et qui se déplace comme un tout en s’enlevant sur un fond, est 530

vraisemblablement la référence d’une expression courte » . Cependant, les choix alternatifs ne sont en fait qualifiés de pervers que

parce qu’ils divergent de ceux de la communauté du linguiste. En pratique, donc, c’est son ontologie que le linguiste impose à la langue qu’il traduit, et ce en vertu d’un « principe de charité » qui tend à maximaliser la rationalité de ses interlocuteurs de son point de vue. Cet exemple, comme celui des classificateurs japonais ou celui des termes singuliers abstraits en anglais, montre que ce n’est pas seulement le sens (ou l’intension) des expressions d’un langage qui est indéterminé, mais c’est aussi leur référence (ou leur extension). Les significations-stimulus, et plus généralement, l’ostension, ne 531

permettent pas de trancher entre les hypothèses rivales . En fait, dit Quine, l’ontologie est relative au langage. Non seulement parce que, d’après le critère ontologique, les présuppositions d’existence d’un discours dépendent de la structure du langage dans lequel il est formulé. Mais encore parce que toute question sur l’ontologie propre à un langage « n’a de sens que relativement à quelque langage d’arrière532

plan » ; nous ne pouvons nous demander si les membres de telle ou telle tribu conçoivent les arguments de leur langage comme des objets unitaires perdurant dans le temps, des segments temporels d’objets unitaires ou des parties non détachées de tout, que parce que toutes ces hypothèses trouvent une expression dans notre langue. On ne peut dire que dans une langue ce que sont les objets présupposés par une autre langue. « Ce qui fait sens, c’est de dire comment une théorie d’objets est interprétable ou réinterprétable dans une autre, non point de vouloir dire ce que sont les objets d’une théorie, absolument 533

parlant » . Tout questionnement ontologique est relatif à une langue d’arrière-plan, avec son « cadre de référence » ou « système de 534

coordonnées » ; et il n’y a pas plus de questionnement ontologique absolu qu’il n’y a de système de coordonnées spatio-temporelles absolu. Tout ce qu’on peut faire, c’est dire l’ontologie d’une théorie dans un autre langage, bref lui donner un modèle. Par une « fonction de représentation » ou « fonction délégante », on applique un univers sur une partie ou la totalité d’une autre

535

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Mais cela veut aussi dire qu’on ne peut formuler le gain d’économie

ontologique que permet la reformulation de certaines théories dans d’autres langages qu’à partir du langage initial ou de tout autre langage qui permet d’exprimer l’ontologie plus large qui peut être réduite. Seule une théorie plus riche, où « les variables et leurs valeurs représentent une affaire sérieuse », permet d’apprécier la parcimonie ontologique de la nouvelle théorie. Carnap, dit Quine, avait opposé l’usage sur le mode « matériel » et l’usage sur le mode « quasisyntaxique » des concepts formels ou Allwörter comme « chose, nombre, propriété, etc. » ; et, par la suite, il avait distingué les questions ontologiques « externes » qui interrogent l’existence de telles entités indépendamment de toute théorie spécifique et les questions ontologiques internes qui rapportent toute interrogation d’existence à un cadre théorique. Cependant, cette distinction supposait de concevoir les concepts formels comme des prédicats qui entrent dans la signification même des termes auxquels ils sont attribués, conception que Quine conteste en même temps que les notions de signification et d’analycité, nous allons y venir. Un article de 1951 fait bien comprendre ce que Quine reproche à la distinction carnapienne des questions ontologiques externes et des questions ontologiques internes. Dans « On Carnap’s view on 536

ontology » , texte issu d’une conférence que Quine a prononcée devant Carnap à l’Université de Chicago, Quine montre que, pour définir un champ théorique – comme le système numérique – au sein duquel peuvent être posées des questions d’existence « internes » – « il y a-t-il des nombres premiers entre 100 et 120 ? » –, Carnap doit d’abord faire intervenir un concept catégoriel – le concept de nombre – qui isole donc les entités du monde qui pourront constituer les arguments de la théorie et saturer ses fonctions propositionnelles. Et c’est alors au sein de la classe des entités qui satisfont ce concept catégoriel – la classe des entités qui satisfont le concept « nombre » – qu’on peut poser une question théorique d’existence, c’est-à-dire la question de savoir si tel ou tel concept de la théorie – nombre premier entre 100 et 120 – est ou non satisfait par au moins un argument. Mais, dit Quine, on ne voit pas très bien ce qui ferait la distinction de nature entre le premier concept – le concept catégoriel de « nombre »

avec la classe catégorielle qu’il définit – et les seconds concepts qui définissent des « sous-classes » au sein de la classe catégorielle. Il est d’ailleurs parfaitement concevable qu’une des classes catégorielles que Carnap met en avant apparaisse elle-même, dans un certain langage, comme une sous-classe d’une autre classe plus englobante ; c’est d’ailleurs le cas des nombres à l’égard des entités logiques (extensions de concepts) dans les travaux de Frege et Russell. En vertu, cependant, du projet logiciste, Carnap peut espérer maintenir une distinction formelle entre différents types de classes et revendiquer, par exemple, un statut particulier pour la classe des nombres eu égard à la forme logique spécifique de ses membres, c’està-dire à leur type logique. Et, sans doute, peut-il faire de même pour les objets physiques en montrant exactement quel type logique leur confère le système formel de la science. Mais tout cela suppose la théorie russellienne des types logiques, théorie qui n’est pas acceptée dans toute théorie des ensembles, et notamment dans l’importante axiomatisation qu’a proposée Ernst Zermelo. En outre, même en acceptant la théorie des types logiques, on peut, moyennant une convention d’ambiguïté typique utilisée par Russell lui-même, perdre tout fondement à la distinction formelle des classes catégorielles et de leurs sous-classes. Or, en perdant cette distinction formelle, Carnap perd aussi toute raison d’affirmer que, contrairement à l’existence de cygnes noirs, l’existence d’objets physiques est analytique ; dans un cadre théorique où la classe catégorielle est elle-même une sous-classe, ce dernier énoncé n’est plus analytiquement vrai. D’où la critique que Quine adresse encore à Carnap dans son texte de 1967, mais aussi dans une conférence de la même époque intitulée « Existence et quantification ». Carnap, dit Quine dans cette conférence, a sans doute raison d’affirmer la « relativité ou l’internalité » des questions ontologiques – l’existence de lapins blancs n’est pas prouvée de la même manière que l’existence de nombres premiers entre 10 et 20 –, mais il a tort d’exclure comme totalement insensée la question de l’existence même des choses physiques ou des nombres. La différence entre l’affirmation

d’existence de lapins et l’affirmation d’existence de choses physiques est, dit Quine, une différence de degré plutôt que de nature : « Notre théorie de la nature traverse toutes les nuances, depuis le fait le plus concret jusqu’aux spéculations sur la courbure de l’espace-temps ou sur la création continue d’atomes d’hydrogène dans un univers en expansion ; et nos preuves traversent toutes les nuances correspondantes, de l’observation spécifique jusqu’à des considérations qui ont l’ampleur du système. Les quantifications existentielles d’espèce philosophique appartiennent à la même théorie inclusive et se situent 537

au bout du chemin, très loin du fait observable » . Nous pouvons, dit Quine, avoir des raisons d’affirmer l’existence des choses physiques ou des nombres et de rejeter par contre celle des propositions ou des attributs, c’est-à-dire d’inclure les premiers dans le parcours de valeurs de nos variables et d’en exclure les seconds : « En faveur des nombres et des classes il y a la puissance et l’aisance que ces entités procurent à la physique théorique ainsi qu’à tel autre discours systématique sur la nature. À l’encontre des propositions et des attributs, il y a certaines irrégularités de comportement en connexion avec l’identité et la substitution »

538

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Dans la suite de cette conférence, Quine se penche alors sur la conception substitutionnelle des quantificateurs. À la suite de Stanislaw Lesniewski, Ruth Barcan a proposé une interprétation substitutionnelle des quantificateurs qui ne distingue pas les noms du reste du vocabulaire et ne leur attribue donc pas de portée référentielle particulière. Les quantificateurs sont alors réinterprétés comme liant, non pas des valeurs référentielles, mais seulement des expressions susceptibles d’être substituées à d’autres expressions salva veritate : « Une quantification existentielle substitutionnelle comptera pour vraie si et seulement s’il y a une expression qui transforme la phrase ouverte située après le quanteur en une phrase vraie, lorsqu’on substitue cette expression à la variable de la phrase ouverte. Une quantification universelle comptera pour vraie si aucune substitution ne falsifie la phrase ouverte »

539

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Quine fait alors remarquer qu’une telle conception a pour avantage

de mettre la quantification directement en lien avec le comportement linguistique des locuteurs : pour détecter un énoncé universel ou existentiel, il suffit de constater les substitutions d’expressions qui conservent l’assentiment des interlocuteurs. Par ailleurs, cette interprétation semble éviter les engagements ontologiques de la conception classique des quantificateurs – conception dite « objectuelle » ou « référentielle ». Cependant, dit Quine, « cela ne veut pas dire que des théories qui emploient la quantification substitutionnelle et pas de quantification objectuelle peuvent s’en tirer 540

sans objets » . Lorsqu’on traduit une théorie formulée en quantification substitutionnelle sous une forme classique, ces présupposés ontologiques réapparaissent. En fait, la quantification substitutionnelle dissimule les engagements ontologiques alors que la quantification objectuelle classique les fait explicitement apparaître. C’est pourquoi, pour sa part, Quine privilégie l’interprétation référentielle des quantificateurs : « la quantification référentielle est la 541

langue-clé de l’ontologie » . On voit par là que Quine, loin de « sauter » sur les potentialités nominalistes apparentes de l’interprétation substitutionnelle, préfère l’interprétation référentielle pour la raison précisément qu’elle met au jour les engagements ontologiques.

6. L’EFFONDREMENT DES DEUX DOGMES DE L’EMPIRISME LOGIQUE Articulée à la critique du « mythe de la signification », qui, nous l’avons vu, interroge le « platonisme » de Frege et du premier Russell, ainsi que les traces qu’il a laissées dans la philosophie analytique ultérieure, se développe dans les travaux du jeune Quine une mise en question d’une notion qui est centrale dans tout le projet même de la philosophie analytique, à savoir la notion d’analyticité. Cette mise en question trouve sa formulation la plus spectaculaire dans un article de 1951, qui dénonce « deux dogmes » au fondement de l’empirisme logique que son maître Carnap a hérité de Russell et Wittgenstein. Le

premier de ces dogmes est précisément la notion même de « vérité analytique », c’est-à-dire de « vérité fondée sur les significations et 542

indépendamment des questions de fait » . Le second est celui de la possibilité de réduire toutes les connaissances théoriques de la science à des énoncés observationnels qui sont individuellement rendus vrais ou faux par les faits du monde donnés dans l’expérience sensible. D’emblée, la problématique de l’analycité renvoie évidemment à celle de la signification. L’idée présupposée, c’est que les significations entretiennent entre elles des relations indépendamment des faits, indépendamment de ce qui a effectivement lieu dans le monde. En philosophie analytique, cette idée s’appuie notamment sur la distinction opérée par Frege entre « Sinn » et « Bedeutung », c’est-àdire, pour un concept, entre son intension caractérisée par ses traits définitoires et son extension caractérisée par l’ensemble des objets qui le satisfont ; et, pour une expression individualisante, entre l’objet à laquelle elle réfère et la manière dont elle y fait référence. Qu’un concept puisse être parfaitement défini sans qu’on sache encore quels objets le satisfont ; et, de même, qu’une proposition puisse avoir un sens parfaitement déterminé sans qu’on sache encore si les faits du monde la rendent vraie ou fausse ; tout cela plaide bien dans le sens de la distinction de la question de la signification et de celle de la vérité en fonction des faits. La question spécifique de l’analycité surgit alors lorsque le sens d’une proposition suffit à lui seul pour déterminer si elle est vraie ou fausse, c’est-à-dire qu’il n’est pas besoin d’aller voir si les faits du monde la rendent vraie ou fausse. Dans le Tractatus, Wittgenstein avait mis particulièrement en évidence les tautologies ou vérités logiques, c’est-à-dire les énoncés qui sont et restent vrais pour toute réinterprétation de leurs composants autres que les particules logiques. Ainsi, « Aucun homme non marié n’est marié » est une tautologie, puisqu’il reste vrai pour toute réinterprétation possible de « homme » et de « marié ». Cependant, certains énoncés comme « Aucun célibataire n’est marié » ne sont pas des tautologies, mais sont analytiques parce qu’ils peuvent être transformés en tautologies si l’on remplace les synonymes

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par des synonymes . Mais, dans ce cas, l’analycité renvoyant à la synonymie, toute la question est alors de savoir si la synonymie se laisse déterminer « indépendamment des faits ». Et, nous l’avons vu, la thèse de Quine, c’est évidemment que non ; sauf dans le cas très spécifique de « l’introduction explicitement conventionnelle de 544

notations nouvelles dans le simple but de l’abréviation » , la synonymie ne peut être établie par le lexicographe que sur le fondement de l’observation des usages. Le critère de Leibniz selon lequel deux expressions sont synonymes si elles sont intersubstituables dans tous les contextes salva veritate pose en fait plus de questions qu’elle en résout. Tout d’abord, il n’est pas vrai que deux synonymes comme « célibataire » et « non marié » sont parfaitement intersubstituables salva veritate. Ensuite, et surtout, l’intersubstituabilité salva veritate ne permet pas, dans les contextes intensionnels classiques, de distinguer le cas des expressions qui ont effectivement le même sens du cas des expressions qui ont accidentellement la même extension. Seuls les contextes modaux imposent cette différence : « Il est nécessaire que tous les célibataires sont non-mariés » est vrai, tandis qu’est faux « Il est nécessaire que toutes les créatures ayant un cœur sont des créatures ayant des 545

reins » . Mais ces énoncés modaux présupposent évidemment déjà eux-mêmes la notion d’analycité ou celle d’identité de significations. Avec la synonymie, l’analycité est donc renvoyée à l’observation des usages et, par là même, rapportée à des jugements synthétiques. Au fond, que la problématique de la synonymie renvoie nécessairement à l’observation des usages, c’était là déjà ce que Wittgenstein avait mis en évidence lorsque, après s’être préoccupé des seules tautologies dans le Tractatus, il s’était ensuite intéressé à d’autres contraintes rationnelles qui trouvent, dans les pratiques, leur statut de règle. Comme Quine, il avait alors attiré l’attention sur un inévitable « glissement du 546

positivisme logique vers le pragmatisme » . Comme Quine et à la même époque, Wittgenstein en arrivait d’ailleurs, nous le verrons dans le prochain chapitre, à contester toute distinction nette entre énoncés analytiques et énoncés synthétiques.

Le second dogme du positivisme logique que Quine dénonce dans son célèbre article de 1951 est celui du réductionnisme. Intrinsèquement liée à l’affirmation du Tractatus selon laquelle le sens de l’énoncé réside dans ses conditions de vérité, la théorie vérificationniste de la signification considère que « la signification d’un énoncé est la méthode par laquelle ce dernier est spécifiquement 547

confirmé ou infirmé » . Or, dans la perspective du réductionnisme – dont l’Aufbau est le plus bel exemple –, on considère que « tout énoncé doué de sens peut être traduit en un énoncé (vrai ou faux) portant sur 548

l’expérience immédiate » . La signification de tous les énoncés du langage – ou du moins tous les énoncés doués de sens – réside dès lors dans des conditions empiriques de vérité très précises, dans des conditions de stimulation sensorielles dont on peut clairement identifier si elles sont ou non réalisées. Cependant, la réduction des objets physiques aux expériences élémentaires ou sense data étant impossible pour des raisons de principe, le programme de l’Aufbau était irréalisable et Carnap luimême a renoncé à ce réductionnisme radical pour lui préférer des stratégies plus faibles de traduction de tous les énoncés en énoncés sur les objets physiques. Mais Carnap a maintenu l’idée que chaque énoncé de la science a ses propres conditions de vérité et qu’il peut être confirmé ou infirmé individuellement par l’expérience. C’était là, nous l’avons vu, une des thèses principales de l’atomisme logique : l’indépendance des propositions atomiques les unes par rapport aux autres en ce qui concerne la vérité. Or, pour Quine, c’est une idée erronée. Pour lui, « nos énoncés sur le monde extérieur affrontent le tribunal de l’expérience sensible, non pas individuellement, mais 549

seulement collectivement » . En effet, comme l’avait déjà vu Pierre Duhem à propos des théories physiques, il est impossible de confirmer ou d’infirmer individuellement chacun des énoncés d’une théorie par l’expérience. Ce sont toujours en effet plusieurs énoncés théoriques qui concourent à la prédiction d’un énoncé empirique. Dès lors, si cette prédiction ne se réalise pas, on sait que la conjonction des énoncés théoriques dont elle a été déduite est fausse, mais cela ne nous dit pas

encore lequel de ces énoncés doit être considéré comme faux et abandonné. Pour éliminer la contradiction entre les énoncés théoriques et la nouvelle observation, plusieurs réarrangements théoriques sont possibles et ce n’est pas la nouvelle observation qui permet, à elle seule, de trancher. Il y a, dit Quine, une sous-détermination de la théorie par l’expérience : « La science totale est un champ de forces, dont les conditions limites seraient l’expérience. Si un conflit avec l’expérience intervient à la périphérie, des réajustements s’opèrent à l’intérieur du champ. Il faut alors redistribuer les valeurs de vérité entre certains de nos énoncés. La réévaluation de certains énoncés entraîne la réévaluation de certains autres, à cause de leurs liaisons logiques – quant aux lois logiques ellesmêmes, elles ne sont à leur tour que des énoncés de plus dans le système, des éléments plus éloignés dans le champ. Lorsqu’on a réévalué un énoncé, on doit en réévaluer d’autres, qui peuvent être soit des énoncés qui lui sont logiquement liés, soit les énoncés de liaison logique eux-mêmes. Mais le champ total est tellement sous-déterminé par ses conditions limites, à savoir l’expérience, qu’on a toute latitude pour choisir les énoncés qu’on veut réévaluer, au cas où interviendrait une seule expérience contraire. Aucune expérience particulière n’est, en tant que telle, liée à un énoncé particulier situé à l’intérieur du champ, si ce n’est indirectement, à travers des considérations d’équilibre concernant le champ pris comme un tout »

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En définitive, ce sont des considérations liées à la simplicité théorique et au souci de maintenir un maximum de principes familiers, surtout s’ils sont assez « centraux » dans la théorie, qui imposent de choisir un réarrangement théorique plutôt qu’un autre. À cet égard, comme les pierres d’une arche, les énoncés de la science tiennent finalement leur solidité au moins autant de leur cohésion avec les autres énoncés théoriques que du soutien que leur apporte individuellement l’expérience. Et, en cas de coup dur, ce sont souvent les énoncés les moins bien soutenus par les autres énoncés qui « sautent » les premiers. Parfois, cependant, des remaniements sont opérés plus en profondeur, si bien que la distinction entre les énoncés révisables en fonction des faits et des énoncés qui sont vrais par principe est une question de degré plutôt que de nature. On voit en

quoi cette question est liée à celle de l’abandon de la distinction de l’analytique et du synthétique et, à cet égard, une fois encore, nous le verrons, on trouve là une parenté avec les travaux wittgensteiniens de la même époque. De ces considérations épistémologiques, on peut tirer qu’il est fourvoyant de parler des conditions de vérité – et donc aussi du contenu empirique – d’un énoncé individuel. L’unité de signification empirique est une théorie tout entière et même « la science prise 551

comme un tout » . À l’empirisme de Carnap fondé sur l’atomisme logique, Quine oppose un empirisme holiste.

7. LE RETOUR DU PSYCHOLOGISME e

En 1968, une conférence faite à Vienne au 14 Congrès international de philosophie scelle plus encore la rupture de Quine d’avec le positivisme logique viennois. Écho aux « Deux dogmes de l’empirisme », « L’épistémologie devenue naturelle » dénonce les présupposés du projet philosophique de Carnap et, plus généralement, de la tradition analytique dans laquelle il s’insère. Après avoir procédé à une évaluation de l’ambition logiciste en mathématique – il y a un véritable intérêt à traduire les mathématiques dans la théorie des ensembles, mais cette traduction ne permet pas vraiment plus d’évidence ni de certitude –, Quine se penche sur l’ambition constructionniste ou réductionniste dans les sciences empiriques. À cet égard, il souligne les avantages qu’a représentés la stratégie frégéenne des « définitions conceptuelles » – plutôt que de se voir directement assigner un référent, toute une série d’expressions du langage ne trouvent leur sens qu’à travers la fonction qu’elles exercent dans la détermination de la valeur de vérité des propositions dans lesquelles elles interviennent –, stratégie qui s’est épanouie dans la théorie russellienne des descriptions définies ; il souligne aussi les ressources qu’a pu fournir la théorie des ensembles pour la construction d’une multitude d’objets logiques nouveaux à partir du divers des impressions sensibles.

Spectaculairement mise en œuvre dans l’Aufbau de Carnap, l’entreprise constructionniste est fascinante dans la mesure où elle semble accomplir les espoirs empiristes de Hume de rapporter toute signification complexe à ses origines dans des impressions sensibles et de rapporter toute vérité théorique à ses fondements dans ces mêmes impressions. Cependant, même si elle pouvait définir tous les concepts scientifiques à partir des seules relations entre données sensorielles, cette stratégie constructionniste ne pourrait jamais prouver l’ensemble des énoncés scientifiques à partir des seules expériences sensibles. Comme Hume l’avait déjà montré, la moindre généralisation universelle à partir des expériences réellement effectuées échappe à la certitude des inférences déductives ; et ce problème de l’induction ne trouve évidemment pas sa solution dans le logicisme. Mais, en outre, Carnap n’est jamais parvenu à fournir des règles de traduction réductive permettant vraiment de formuler les énoncés de la science en termes d’observation. Lui-même renonça d’ailleurs à l’espoir de trouver de telles règles de traduction et il opta dès 1936 pour une entreprise plus modeste de réduction qui passait par des implications plutôt que par des équivalences et ne permettait donc pas d’éliminer totalement les entités de niveau supérieur. Le problème majeur, dit Quine, c’est qu’aucun énoncé théorique portant sur des corps ne trouve, dans l’expérience, « un fonds 552

d’implications capable de passer pour lui être propre » . Ce sont toujours plusieurs – et même « une masse d’ » – énoncés théoriques qui ont ensemble des implications au niveau de l’expérience. Dès lors, l’expérience ne peut ni déterminer la valeur de vérité ni fixer la signification d’un énoncé théorique isolé même très simple. Ce sont toujours d’amples théories, prises comme des touts, qui sont corroborées ou infirmées par l’expérience, mais aussi qui trouvent en elle une signification. La théorie vérificationniste de la signification, en effet, peut être conservée pourvu qu’on la détache de l’atomisme et qu’on l’envisage de manière holiste : c’est la science tout entière et non la phrase singulière qui trouve ses conditions de vérité – et donc sa signification – dans l’expérience.

Quine s’interroge en outre sur la pertinence du projet même d’une « reconstruction rationnelle » de l’édifice de la science à partir de l’expérience. Cette stratégie ayant échoué pour des raisons principielles, pourquoi, demande Quine, ne pas « simplement se borner 553

à voir comment procède réellement cette construction ? » . Pourquoi ne pas étudier comment effectivement les stimulations sensorielles des êtres humains les amènent à formuler des théories ? Au fond, dit Quine, l’épistémologie étudie un phénomène naturel, à savoir la production de théories par des êtres naturels – les hommes. Pourquoi ne pas laisser l’épistémologie aux bons soins des sciences naturelles, à commencer par la psychologie ? À la fin de son article, Quine s’efforce d’ailleurs lui-même de proposer une caractérisation psychologique des phrases d’observation, qui sont et restent la pierre d’angle de l’épistémologie sur le plan conceptuel – de la détermination de la signification des autres énoncés – comme sur le plan doctrinal – de la 554

détermination de la vérité des autres énoncés . Comme le montraient les paragraphes 10 à 14 de Le mot et la chose, on peut en effet, à partir de la signification-stimulus, retrouver les notions de synonymie et d’analycité, du moins pour les phrases observationnelles ou pour les phrases d’un locuteur unique. Cette hypothèse d’une épistémologie naturalisée, on le voit, va directement à l’encontre de l’antipsychologisme qui avait guidé toute la philosophie analytique depuis Frege. Et Quine en est parfaitement conscient, lui qui utilise explicitement le terme d’« antipsychologisme » pour évoquer la conception qu’il juge aujourd’hui révolue. Ce revirement spectaculaire s’inscrit toutefois dans la droite ligne de sa remise en question des notions de signification et d’analycité. En s’attaquant au « mythe de la signification », Quine avait déjà pourfendu le « platonisme » que Frege et le premier Russell avaient érigé contre le psychologisme des philosophies de la représentation. Bien sûr, Quine n’entend pas réidentifier les significations à des représentations subjectives ; au contraire, les « usages » linguistiques sont la garantie de leur intersubjectivité. Mais cette conception, qui est, comme celle de Wittgenstein, héritée du pragmatisme d’un James ou d’un Dewey,

réouvre la voie à un certain naturalisme qui étudie les significations à travers les processus psychologiques et sociaux de leur production 555

effective . Et, bien sûr, l’abandon de la distinction de l’analytique et du synthétique plaide exactement dans le même sens : puisqu’on ne peut identifier les synonymies – et, par là, les énoncés analytiques – qu’à travers l’observation empirique des usages, il faut penser, contre Frege, Russell, Wittgenstein et Carnap, que la théorie de la science ne pourra être entièrement analytique mais devra inévitablement comporter, au côté de l’analyse logique, une bonne dose d’investigation empirique. Bien sûr, Quine connaît les objections de principe qu’une telle épistémologie naturalisée doit immédiatement rencontrer. En particulier, il sait que lui sera reprochée la circularité de la démarche qui consiste à confier la tâche de fonder les sciences naturelles à la psychologie, qui est l’une d’entre elles. Quine, cependant, assume pleinement cette circularité. De son point de vue, l’épistémologie – et, plus généralement, la philosophie – ne peut revendiquer une position de surplomb par rapport aux autres disciplines qui constituent avec elles l’ensemble de notre savoir théorique ; elle ne peut donc prétendre fournir à ces disciplines leur fondement justificatif sans avoir elle556

même à être justifiée . Le holisme de Quine veut que le savoir soit un tout organique dont chaque élément – chaque énoncé théorique – reçoive le support de tous les autres, mais dont chaque élément peut aussi – à des degrés plus ou moins grands – être révisé si l’ensemble théorique est démenti par l’expérience. Or, la philosophie, dit Quine, fait partie de ce tout du savoir et elle n’en est pas le support extérieur ; elle n’est pas le fondement ultime, mais elle est, elle aussi, embarquée dans l’aventure de la connaissance et soumise à ses contraintes de développement. Reprenant une métaphore de Neurath, Quine voit le savoir comme un bateau qui navigue sur le flot de l’expérience et subit ses contraintes sans jamais pouvoir retourner au port pour s’y reconstruire entièrement sur des bases nouvelles et parfaitement assurées ; c’est en pleine mer que le bateau doit être réparé et modifié au fur et à mesure des événements et des besoins auxquels il doit faire

face.

RÉSUMÉ Dans la foulée des travaux de Carnap sur la relativité de l’ontologie de la science à son système syntaxique, Quine met au point le critère d’engagement ontologique des théories et des discours : être (dans un discours), c’est être la valeur d’une variable quantifiée (de ce discours). Pour Quine, il importe de faire apparaître très clairement les engagements ontologiques des théories, de manière à pouvoir évaluer si les gains d’expressivité que permet leur formulation justifie les coûts ontologiques qu’elle impose. De manière générale, Quine défend une position nominaliste minimale, qui exige qu’on distingue clairement les parties d’une théorie qui présupposent certains engagements ontologiques de celles qui ne les présupposent pas et qui, à expressivité égale, encourage à chercher la formulation syntaxique qui est la plus parcimonieuse sur le plan ontologique. Cette attitude amène Quine à exprimer certaines réserves à l’égard du logicisme mis en œuvre par Frege et Russell, dans la mesure où ces auteurs faisaient un usage dispendieux de la quantification sur les classes et sur d’autres entités abstraites. Quine recommande pour sa part de s’en tenir à la logique du premier ordre tant que c’est possible et de ne passer à la logique du second ordre que lorsque c’est strictement nécessaire. Plus radicalement, Quine dénonce la quantification sur ces entités abstraites que sont les entités sémantiques, c’est-à-dire les significations des expressions linguistiques. Ce procès des intensions, Quine le fait au nom des problèmes que posent les contextes intensionnels à l’égard des lois logiques classiques, problèmes que Quine résume sous l’expression d’« opacité référentielle ». En particulier, les intensions ont un comportement déviant à l’égard des lois de l’identité, ce qui amène Quine à constater qu’elles ne disposent pas de critères

clairs d’identité et ne peuvent donc, d’après lui, prétendre au statut d’entités. Cette méfiance à l’égard des entités sémantiques devient bientôt critique du mythe de la signification. Rejoignant le second Wittgenstein, Quine montre en effet, par l’exemple de la situation de traduction radicale, que la signification des expressions linguistiques réside entièrement dans leur usage et ne peut en aucun cas être hypostasiée comme une sorte d’entité autonome qui trouverait à s’exprimer de manières différentes dans les différentes langues existantes. Toute traduction, montre Quine, consiste à construire des hypothèses d’analyse à partir d’énoncés occasionnels simples dont le sens est identifiable à travers leur contexte d’utilisation (notion de « signification-stimulus »). Mais il y a toujours une infinité d’hypothèses analytiques qui sont théoriquement compatibles avec un même ensemble d’observations linguistiques, de sorte que l’indétermination de la traduction est principielle et qu’elle ne peut être réduite dans la pratique que parce que le traducteur privilégie les hypothèses qui rapprochent au maximum la grammaire et le lexique de la langue qu’il traduit de la grammaire et du lexique de sa propre langue. Or, cela veut dire qu’il projette en fait sa propre syntaxe et sa propre sémantique dans la langue qu’il traduit. Bien plus, constate Quine, le traducteur doit également faire des hypothèses quant à l’ontologie sous-jacente au langage qu’il étudie – ontologie, qui, d’après son critère d’engagement ontologique, dépend essentiellement de la syntaxe de ce langage. Or, là encore, pour se rendre compréhensible la pensée du peuple qu’il étudie, le traducteur va projeter un maximum de son propre « patron (schème) ontologique » dans le leur. À l’indétermination du sens des expressions linguistiques, s’ajoute donc l’inscrutabilité de leur référence, qui est, elle aussi, jusqu’à un certain point, effet de la traduction. Carnap avait donc raison d’insister sur l’« internalité » des questions ontologiques, c’est-à-dire leur relativité à un langage. Par contre, dit Quine, il avait tort de considérer que les questions

métaphysiques comme celles de l’existence des nombres ou des objets physiques – questions qu’il disait « externes » – ne peuvent pas elles-mêmes être rapportées à un langage rationnel où les concepts de « nombre » ou d’« objet physique » apparaîtraient comme de simples concepts satisfaits ou non par les objets du domaine plutôt que comme « concepts formels » définitoires de ce domaine. Avec le mythe de la signification, s’effondre l’un des deux dogmes de l’empirisme logique, à savoir celui de la distinction nette de l’analytique et du synthétique. Quine montre en effet que la notion d’« analyticité » renvoie à celle de « synonymie » et que, si on veut éviter la circularité, celle-ci suppose l’observation empirique des pratiques linguistiques. Par ailleurs, Quine dénonce également le dogme, forgé par Wittgenstein et Carnap, du réductionnisme vérificationniste. Quine montre que l’atomisme logique est intenable et que les énoncés de la science n’ont généralement pas de conditions empiriques de vérité individuellement, mais seulement collectivement, dans la mesure où c’est leur conjonction qui implique une série de conséquences empiriques qui peuvent ou non être effectivement réalisées. Une expérience ne permet donc généralement pas d’établir la fausseté d’un énoncé individuel mais seulement d’une conjonction d’énoncés, de sorte que plusieurs remaniements théoriques sont toujours possibles pour faire face à cette réfutation. Il y a donc sousdétermination de la théorie par l’expérience ; et l’atomisme empiriste doit faire place au holisme empiriste. La science est un tout solidaire et la philosophie – en particulier l’épistémologie – fait elle-même partie de ce tout qui permet de rendre compte de manière plus ou moins adéquate de l’expérience. Loin de pouvoir fonder les sciences sur des bases aprioriques parfaitement assurées, l’épistémologie doit emprunter aux sciences empiriques – et en particulier à la psychologie – une part de ses propres arguments et de sa propre justification. Contre toute la tradition qui allait de Frege à Carnap, c’est donc un certain retour au psychologisme que

Quine avalise en naturalisant l’épistémologie. Quelles sont les entités dont la science présuppose l’existence ? Et comment juger de l’acceptabilité de tels engagements ontologiques ? Que faut-il dès lors penser du projet logiciste de Frege et Russell ou du physicalisme auquel Carnap s’est converti après l’Aufbau ? Et que penser des intensions que Carnap prend pour valeur de quantification dans son système de logique modale ? Qu’est-ce qu’une signification et quels sont ses critères d’identité ? La signification et la référence des expressions linguistiques préexistent-elles à l’usage de ces expressions ? Si ce n’est pas le cas, l’empirisme logique est-il encore tenable ? Et qu’en est-il du projet de reconstruction rationnelle de la science ? Telles sont les questions que Quine hérite de son maître Carnap et qu’il lui retourne de manière critique, fissurant par là même les assises les plus solides de l’entreprise analytique et réintroduisant en son sein les questions herméneutiques et pragmatiques.

QUELQUES OUVRAGES DE RÉFÉRENCE EN FRANÇAIS DELPLA, I., Quine, Davidson. Le principe de charité, Paris, Presses Universitaires de France, 2001. GOCHET P., Quine en perspective. Essai de philosophie comparée, Paris, Flammarion, 1978. HOOKWAY C., Quine, Bruxelles, De Boeck, 1993. LAUGIER S., L’apprentissage de l’obvie. L’anthropologie logique de Quine, Paris, Vrin, 2002. MONNOYER J.-M. (dir.), Lire Quine. Logique et ontologie Paris, L’Éclat, 2006. MONTMINY M., Les fondements empiriques de la signification, Paris, Vrin, 2002. OLIVIER M., Quine, Paris, Les Belles Lettres, 2015. ROSSI J.G., Le vocabulaire de Quine, Paris, Ellipses, 2001.

Chapitre 6

Philosophie du langage ordinaire Si l’œuvre de Quine a énormément contribué à remettre en question le projet philosophique qui va du logicisme de Frege au positivisme 557

logique de Carnap , elle est par ailleurs concomitante avec une autre transformation du paradigme analytique, qu’on voit d’ailleurs déjà à l’œuvre dans les travaux du second Wittgenstein. Cette seconde transformation, c’est évidemment le passage de l’analyse logique à l’analyse du langage ordinaire. Pour présenter et illustrer cette seconde forme de la démarche analytique, nous pourrions recourir aux travaux de très nombreux auteurs. Comme nous l’avons fait dans le reste de l’ouvrage, nous voudrions cependant, dans ce dernier chapitre, insister sur la continuité des travaux de cette nouvelle génération de philosophes analytiques avec ceux des pères fondateurs. À cet égard, il nous faudra commencer par souligner le rôle qu’a pu jouer sur l’ensemble de la philosophie analytique un acteur que nous avons jusqu’à présent laissé à l’écart, pour la raison qu’il n’inscrit pas ses recherches dans le cadre du projet idéographique frégéen, mais qui pourrait pourtant être considéré, au même titre que Frege et Russell, comme un des fondateurs de l’école analytique. George Edward Moore est le contemporain exact et le collègue direct de Russell à Cambridge et il a exercé sur ce dernier ainsi que sur Wittgenstein une influence

que l’un et l’autre reconnurent décisive. Figure dominante de la e

philosophie anglaise de la première moitié du xx siècle, directeur de la très importante revue Mind entre 1921 et 1947, il inspira également toute une série de penseurs britanniques qui s’étaient convaincus des vertus de l’analyse mais ne pouvaient se résoudre au logicisme de Russell. Ces philosophes, ce sont notamment ceux qui, à Oxford à partir des années 1930 et 1940, allaient mettre en oeuvre la manière de philosopher qu’on appelle généralement « philosophie du langage ordinaire ». Nettement moins unifiée que l’entreprise logiciste, cette manière de faire de la philosophie constitue donc une seconde forme du paradigme analytique, forme qui partage avec la première une série de traits communs que nous chercherons à dégager ici. Pour ce faire, nous nous intéresserons plus particulièrement aux travaux de Gilbert Ryle ou John Langshaw Austin, travaux qui remettent en question certaines des ambitions affichées par Frege et Russell tout en héritant de ces derniers une série de préoccupations et de méthodes. Comme nous l’avons fait à l’intérieur même de l’œuvre de Wittgenstein, nous chercherons donc à montrer, dans les pages qui suivent, la continuité et les ruptures entre analyse logique et analyse d’usage.

1. MOORE ET LES MÉTHODES DE LA PHILOSOPHIE Avant d’expliciter le singulier mélange d’analyse logique informelle et d’arguments de sens commun que Moore va promouvoir au titre de méthode philosophique, il faut dire quelques mots du rôle qu’il exerça très tôt sur la détermination du projet philosophique de son ami Russell. Dans un article de 1899 intitulé « La nature du jugement », Moore, qui, comme Russell, avait jusqu’alors subi l’influence idéaliste de Francis Bradley et John Mc Taggart, repart d’une thèse de Bradley selon laquelle les idées sont, en tant que significations, non pas des états d’esprit subjectifs, mais des « parties du contenu des signes que l’esprit détache de ces signes et considère à part de leur existence »

558

.

Moore se réjouit que Bradley se refuse d’assimiler, comme d’autres, les significations à des états mentaux, mais il regrette que le reste de la philosophie de Bradley soit pourtant contaminé de cette erreur. Pour éviter toute ambiguïté, Moore suggère de ne plus utiliser le terme d’« idée » mais de lui préférer – du moins lorsqu’il s’agit d’une signification universelle – celui de « concept », dont l’équivalent allemand est « Begriff ». Et aussitôt, bien sûr, Moore met en garde contre toute conception de concept qui en ferait une idée abstraite entendue comme état d’esprit obtenu à partir d’une idée simple par un processus psychique d’abstraction. « Les concepts, dirons-nous, sont des objets possibles de pensée. Nous ne les avons pas définis pour autant. Nous avons simplement affirmé qu’ils peuvent entrer en relation avec un penseur ; or, afin qu’ils puissent faire quoi que ce soit, ils doivent déjà être quelque chose. Il est indifférent à leur nature que quelqu’un les pense ou non. Ils sont immuables et la relation dans laquelle ils entrent avec le sujet connaissant ne comporte ni action ni réaction. C’est une relation unique qui s’instaure ou s’interrompt par une modification dans le sujet sans que le concept soit cause ou effet d’une telle modification. Si l’occurrence de la relation a sans nul doute ses causes et ses effets, ceux-ci ne résident que dans le sujet »

559

.

Cette notion non psychologique de concept permet alors à Moore de proposer une nouvelle conception de jugement : « Lorsque je dis “La chimère a trois têtes”, la chimère n’est pas une idée dans mon esprit, et pas davantage une partie d’une telle idée. Je n’entends rien asserter au sujet de mes états d’esprit, mais bien une connexion spécifique de concepts. Si le jugement est faux, ce n’est pas parce que mes idées ne correspondent pas à la réalité, mais parce qu’une telle conjonction de 560

concepts ne se trouve point parmi les existants » . L’antipsychologisme de Moore, on le voit, rejoint celui de Frege. Or, c’est, notoirement, l’antipsychologisme formulé dans ce texte de 1899 qui a sorti Russell de son sommeil idéaliste et l’a orienté vers ses intérêts logiques. Peut-être même l’influence de ce texte sur Russell a-telle été plus importante encore qu’on le pense généralement. Sans bien sûr les relier d’une manière parfaitement structurée et convaincante, le texte de Moore contient en effet certaines thèses très originales qui

trouveront leur place dans la théorie logique de Russell. L’existence, écrit Moore, « est logiquement subordonnée à la vérité ; la vérité ne saurait être définie par référence à l’existence, mais bien l’existence par 561

référence à la vérité » . Plus loin, Moore affirme qu’« une chose commence à être intelligible quand elle est analysée en ses concepts constituants. La diversité matérielle des choses, que l’on prend 562

généralement comme point de départ, est seulement dérivée » . Et, plus loin encore, que « la perception doit être considérée philosophiquement comme la prise de connaissance d’une proposition existentielle »

563

.

Cinq ans plus tard, alors que Russell fait paraître ses Principes des mathématiques, Moore publie pour sa part ce qui restera son maître ouvrage, les Principia ethica. Ce traité, qui, d’après ce qu’en dit Moore dans la préface, a bien failli s’intituler « Prolégomènes à toute éthique future voulant se constituer comme science », n’entend pas vraiment être une éthique et répondre à la question de savoir ce qui est bien et ce qui est mal. Il s’agit plutôt de « découvrir les principes 564

fondamentaux du raisonnement éthique » ; l’objectif principal de l’ouvrage, ajoute Moore, c’est « l’établissement de ces principes, plutôt que d’autres conclusions auxquelles on parviendra peut-être en en 565

faisant usage » . Bref, Moore veut proposer une méta-éthique qui puisse servir de cadre d’analyse pour toute éthique future. À cet égard, la stratégie philosophique de Moore ne lui semble pas seulement valoir pour l’éthique, mais bien pour tout travail philosophique. La préface commence en effet par ces mots : « Il m’apparaît que, dans le domaine de l’éthique comme dans toutes les autres études philosophiques, les difficultés et les désaccords dont l’histoire est pleine sont dus principalement à une cause très simple : à savoir l’essai de répondre à des questions sans découvrir auparavant quelle est précisément la 566

question à laquelle on souhaite répondre » . C’est ce « travail d’analyse et de distinction », préalable à la recherche de réponses, que Moore donne pour tâche première à la philosophie. Après avoir identifié dans la question de ce qu’est le bien la question

principale et la plus générale de l’éthique, Moore parvient rapidement à la conclusion que le bien est un des « termes absolus en fonction 567

desquels il faut définir tout ce qui est susceptible de définition » . La notion de « bien », dit Moore, est comme celle de « jaune », une notion 568

simple, qu’on ne peut analyser ni expliquer à qui ne la connaît déjà . Et, comme la notion de « jaune », on perd la notion de « bien » lorsqu’on cherche à l’identifier à une autre notion. En effet, c’est commettre un sophisme que d’identifier le jaune à un phénomène naturel particulier, par exemple certaines vibrations lumineuses. Car il faut d’abord savoir ce qu’est le jaune pour se demander ensuite quelles vibrations lumineuses entraînent la perception du jaune. Et cela prouve à soi seul que ces vibrations ne constituent pas le sens du mot « jaune », puisque, sinon, il n’y aurait pas à mener la recherche empirique des phénomènes qui causent la perception du jaune. Or, c’est un même « sophisme naturaliste » qu’on commet lorsqu’on identifie le bien à un phénomène naturel. Si le bien était identique à un phénomène naturel – par exemple le plaisir –, on ne pourrait demander si ce phénomène – le plaisir – est vraiment un bien. Mais cette question est pourtant parfaitement légitime, et cela montre que le sens du mot « bien » ne s’identifie pas au plaisir : « Dire que le plaisir est un bien n’a aucun sens, sauf si le bien est autre chose que le plaisir »

569

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En fait, dit Moore, on ne peut, en éthique, énoncer des propositions sur le bien que parce qu’elles ne sont pas déjà analytiques. Tel est le ressort de l’argument de la « question ouverte » : « quelque définition qu’on donne du bien, on pourra toujours demander, sans que ce soit absurde, à propos du complexe ainsi défini, s’il est lui-même un 570

bien » . Certains ont affirmé que le bien est le plaisir ; d’autres que le bien est ce qu’il est désirable de désirer. Mais éprouver du plaisir, estce un bien ? Désirer désirer telle ou telle chose, est-ce un bien ? Ces questions restent ouvertes parce que les propositions correspondantes ne sont pas analytiquement vraies : « Un simple examen suffit à chacun pour se convaincre que le prédicat de cette proposition – “bien” – est positivement différent de la notion de

“désirer désirer” qui entre dans son sujet : “Que nous désirions désirer A est un bien”, cela n’est aucunement un simple équivalent de : “Que A soit un bien est un bien.” Il peut être vrai que ce que nous désirons désirer est toujours aussi un bien ; il se peut même que la proposition converse soit également vraie : il est cependant très douteux qu’il en soit ainsi, et par le simple fait que nous comprenons très bien le sens de ce doute, on voit clairement que notre esprit a bien affaire à deux idées distinctes »

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.

Manifestement, c’est ici une argumentation formelle que Moore met en oeuvre : quel que soit ce qu’on met à la place de X – à part le bien lui-même –la question « X est-il vraiment un bien ? » reste ouverte et ne trouve pas sa réponse en elle-même. Cet argument, Moore va le développer dans l’ensemble des Principia ethica et l’opposer à toute une série de théories éthiques, qui identifient le bien à quelque phénomène naturel – la santé, la survie, la meilleure adaptation, etc. – ou même à quelque phénomène suprasensible – l’union avec Dieu, etc. Dans tous 572

les cas, Moore dénonce la présence d’un « sophisme naturaliste » avec, en outre, pour conséquence qu’on en vient à considérer qu’il n’y a qu’une seule sorte de choses qui sont bonnes puisque, après avoir identifié le bien à autre chose, on est obligé d’affirmer de toutes les autres choses qu’étant différentes de cette chose qui s’identifie au bien, elles ne peuvent donc être le bien. Dès le paragraphe 11, Moore avait d’ailleurs souligné qu’identifier le bien à autre chose rendait impossible de considérer favorablement toute autre proposition éthique. On le voit, bien qu’elle ne développe pas d’outils logiques formels, la démarche des Principia ethica est profondément structurée par une analyse logique dont le rôle est d’éclairer le statut – voire même la signification – des énoncés éthiques particuliers. Moore y insiste : son argumentation ne réfute, sur le fond de leurs prises de position éthiques, ni l’hédonisme égoïste, ni l’utilitarisme de Bentham et Mill, ni l’évolutionnisme de Spencer, ni aucune éthique métaphysique. Moore ne prétend pas démontrer que le plaisir ou la santé ne sont pas des biens. Sa critique porte seulement sur la forme des argumentations que mettent en place la plupart des théories éthiques ; généralement, elles ne parviennent à démontrer que telle ou telle chose est bonne qu’après avoir erronément identifié le bien à autre chose que lui-même. En

montrant que cette identification est sophistique, Moore ne montre pas que les conclusions de ces théories sont fausses, mais seulement qu’elles manquent de fondement

573

.

Interroger le sens même des questions philosophiques et les conditions dans lesquelles elles peuvent trouver une réponse sensée, telle est la démarche qu’en 1903, les Principia ethica mettent en œuvre et qu’ils vont léguer à l’école analytique. Telle est d’ailleurs encore la stratégie que Moore développe luimême dans un texte célèbre paru la même année et intitulé « La réfutation de l’idéalisme ». Moore y analyse longuement la maxime idéaliste « esse est percipi » avant de se prononcer sur sa valeur de vérité. Il distingue plusieurs sens que peuvent avoir chacun des trois termes de la maxime et il s’efforce d’identifier, à leur croisement, une signification que pourrait avoir cette maxime pour n’être pas un pur truisme ou, au contraire, une absurdité totale. En fin de compte, il parvient à la conclusion que, par cette maxime, les idéalistes entendent nier l’existence d’objets « extérieurs » à l’esprit, c’est-à-dire d’objets qui seraient indépendants de la perception – et plus généralement la connaissance – que l’esprit en a. Or, c’est à réfuter un tel « idéalisme solipsiste » et à défendre l’idée – « de sens commun » – selon laquelle, non seulement des objets existent dans l’espace indépendamment de la conscience que nous en avons, mais encore nous pouvons disposer à leur égard de connaissances certaines et indubitables, que Moore va consacrer plusieurs de ses textes les plus célèbres. Au premier abord, cependant, ces textes de Moore semblent d’une insupportable naïveté, dans la mesure où l’unique argument que Moore finit toujours par opposer à l’idéalisme est une affirmation péremptoire du style : je sais tout de même, et nous savons tous, que je suis un être humain avec un corps, que je suis né à un certain moment du passé, que je suis constamment resté très proche de la surface de la Terre, que la Terre existait bien avant que naisse mon corps et que de nombreux corps humains y avaient vécu avant moi, que ces corps avaient eu, comme le mien, de nombreuses expériences perceptives, des attentes, des croyances, des sentiments, etc.. Du fait que de telles propositions

sont vraies, on peut, dit Moore, tirer des certitudes « métaphysiques » importantes, telles que la réalité de choses matérielles, de leurs relations spatiales, de leur inscription temporelle, ainsi que la réalité de « Sois (Selves) ». Certes, certains philosophes ont jugé fausse ou même contradictoire l’une ou l’autre de ces thèses métaphysiques, mais Moore ne juge pas opportun de se pencher sur leurs arguments. Il les rejette en bloc pour la raison que, bien qu’il eût en effet été parfaitement possible que l’espace, le temps, les choses matérielles ou les « Sois » ne fussent pas réels, il se fait qu’ils le sont et que nous le savons avec certitude. En faveur de cette thèse, dit Moore en 1925 dans « Apologie du sens commun », « je crois n’avoir aucun argument meilleur que celui-ci – à savoir que toutes les propositions que j’ai citées plus haut sont en fait 574

vraies » , comme le montre d’ailleurs le fait que presque tous les êtres humains rationnels les jugent vraies. Quatorze ans plus tard, Moore ressert, dans « Preuve qu’il y a un monde extérieur », le même genre d’arguments qui n’en sont pas : pour démontrer l’existence d’un monde extérieur, c’est-à-dire l’existence d’objets dans l’espace hors de moi, il me suffit, dit-il, de l’établir à propos de quelques objets qui serviront de paradigmes. Or, ajoute-t-il, « je puis prouver maintenant qu’il existe deux mains humaines. Comment ? Je lève mes deux mains et je dis, en agitant la main droite, “Voici une main”, et j’ajoute, agitant de même la main gauche, “En voici une autre” »

575

.

Moore, bien sûr, est conscient de ce que son lecteur attend autre chose d’une réfutation de l’idéalisme. Ses arguments simplistes, cependant, lui permettent de lancer le vrai débat : « Mais ai-je bien prouvé à l’instant l’existence de deux mains humaines ? Je l’ai prouvée, et j’insiste et sur la parfaite rigueur de la preuve, et sur l’impossibilité d’apporter éventuellement une meilleure preuve, ou plus rigoureuse, 576

de quoi que ce soit » . Lorsque je lève mes mains devant mes yeux, je sais qu’il existe deux mains humaines et il serait absurde, dit Moore, de suggérer que je ne fais que le croire et que ce n’est peut-être pas vrai. D’ailleurs, je sais avec certitude bien d’autres choses du même genre, y compris des choses du passé, comme le fait qu’il y a quelques instants

j’ai levé mes mains en l’air, et que mes mains existaient donc déjà à certains moments du passé. On soutiendra peut-être, dit Moore, que ce ne sont pas là des preuves. Pourtant, insiste-t-il, « nous considérons tous en permanence les preuves de cet ordre comme absolument conclusives – comme des mises au point définitives de questions auparavant douteuses »

577

.

Telle est encore la thèse que défend Moore dans un article de 1941 intitulé « Certitude » : on ne peut me reprocher d’être certain de la vérité de certains énoncés, et même d’énoncés factuels – c’est-à-dire dont la fausseté n’aurait pas été contradictoire – comme « je suis à l’intérieur d’un bâtiment » ou « je porte des vêtements » ; bien au contraire, dans les circonstances telles qu’elles sont, ne pas être certain 578

de ce que j’affirme serait absurde . Alors, bien sûr, des philosophes ne se satisferont pas de preuves de ce genre ; ils voudront qu’il soit encore prouvé que j’ai raison de penser ce que j’affirme ; sans une telle preuve, diront-ils, ma conviction est juste une question de foi. Mais, dit 579

Moore , c’est là une des erreurs principales de la philosophie que de vouloir tout prouver, même ce dont nous sommes certains et qui réside à la base de toute preuve. À cet égard, ce que, depuis « La réfutation de l’idéalisme », Moore dénonce en fait dans le scepticisme idéaliste, c’est tout simplement un sophisme de « renversement de la charge de la preuve » : « La question qui mérite d’être posée au sujet des choses matérielles n’est donc pas : quelle raison avons-nous de supposer qu’existe quelque chose qui corresponde à nos sensations ? Mais plutôt : quelle raison avons-nous de supposer que les choses matérielles n’existent pas, puisque leur existence a exactement la même évidence que celle de nos sensations ? »

580

.

Aussi insatisfaisants qu’ils puissent paraître au philosophe sur la question du réalisme et de l’idéalisme, ces textes de Moore ont une importance que, selon nous, son élève et ami Ludwig Wittgenstein mettra parfaitement en évidence, éclairant par là même l’intérêt que, malgré ses écarts manifestes d’avec la stratégie de l’analyse logique, la démarche de Moore a pu susciter chez d’autres philosophes

analytiques. C’est précisément parce qu’ils semblent interrompre la démonstration à un moment crucial et refuser de prouver ce qui est peut-être le plus problématique, que les textes de Moore ont interpellé Wittgenstein, qui leur a consacré, dans les derniers mois de sa vie, les notes publiées en 1969 de manière posthume sous le titre De la certitude. Il est clair que, pour Wittgenstein, les questions mêmes que se pose Moore, les débats métaphysiques dans lesquels il prend position, celui de l’existence ou non du monde « extérieur », celui de la réalité ou non des choses matérielles, de l’espace et du temps, n’ont tout simplement pas de sens. Sur ce point, on l’a vu, le Wittgenstein des Investigations philosophiques était resté fidèle à celui du Tractatus logico-philosophicus : il y a des questions qui ne peuvent être posées, des réponses qui ne peuvent être apportées dans le langage ; ces problématiques concernant l’essence du monde sont inexprimables, et peuvent seulement se montrer dans la forme du langage, c’est-à-dire, dit désormais le second Wittgenstein, dans sa grammaire, dans son usage. Or, justement, ce qui intéresse Wittgenstein dans les affirmations de Moore, c’est qu’elles pointent en direction de l’essence du monde. À cet égard, cependant, Moore se montre lui-même assez maladroit en martelant sans cesse des « je sais » là où ses opposants disent « je ne sais pas » : « L’erreur de Moore réside en ceci : à l’affirmation selon laquelle on ne peut pas savoir telle chose, répliquer : “Je sais telle 581

chose” » . Pour Wittgenstein, l’usage du verbe « savoir » devrait être réservé aux propositions contingentes dont la vérité est l’objet d’une interrogation méthodique. Or, puisque Moore affirme que les propositions qu’il évoque sont précisément soustraites à ce type d’interrogation, il est, pour Wittgenstein, aussi absurde dans ce contexte de dire « je sais » que « je ne sais pas ». Moore, cependant, a mis le doigt sur quelque chose de très important : certains énoncés apparemment factuels prétendent à la vérité, bien qu’aucune justification ne doive ou même ne puisse être fournie pour les fonder. Que pourrait en effet répondre Moore à celui

qui exigerait de lui qu’il fonde son affirmation que la Terre existait vraiment il y a des millions d’années et qu’elle n’est pas simplement apparue il y a cent ans, munie d’indices qui tendent à faire croire qu’elle est plus ancienne ? De même, écrit Wittgenstein, « si je dis “J’ai deux mains”, que puis-je ajouter pour indiquer qu’on peut faire fond sur ce que je dis ? – tout au plus que les circonstances en jeu sont les 582

circonstances ordinaires » . Les évidences ont précisément pour caractère propre de ne pas pouvoir être fondées sur des bases plus solides qu’elles-mêmes. Ce que Moore montre, c’est en fait « qu’il faut, pour nous, que certaines propositions tiennent d’elles-mêmes 583

solidement » . Sous des apparences maladroites, c’est là le véritable point fort des arguments de Moore : « Au lieu de “Je sais… ”, Moore ne pouvait-il pas dire : “Il est solidement fixé pour moi que… ” ? Et même aussi : “Il est solidement fixé pour moi et pour beaucoup d’autres que… ” »

584

.

Dans son Tractatus logico-philosophicus, Wittgenstein avait réservé le nom de « tautologies » aux énoncés vérifonctionnels tels qu’« il pleut ou il ne pleut pas », qui ne peuvent en aucun cas être faux et qui n’ont donc pas de conditions de vérité dépendantes du monde. Ces énoncés, soulignait alors -Wittgenstein, ne disent rien sur le monde, mais expriment seulement la forme logique du langage de la pensée rationnelle et, indissociablement, la forme logique du monde. Loin d’être elles-mêmes des propositions qui prétendraient énoncer quelque chose, les tautologies constituent l’arrière-fond structurel du langage dans lequel seulement d’authentiques propositions peuvent être formulées. Or, ce statut d’incontestabilité, Wittgenstein l’avait étendu, dès les Remarques philosophiques, à une série d’énoncés qui ne reposent pas, comme les tautologies, sur les seuls rapports logiques vérifonctionnels, mais bien aussi sur les rapports de sens entre certains concepts. Désormais, Wittgenstein devait envisager tous ces énoncés incontestables comme des règles de la grammaire philosophique tout en maintenant l’idée du Tractatus selon laquelle de tels énoncés, dont la valeur de vérité n’est pas contingente, ne sont pas véritablement des propositions ; ils ne disent rien sur le monde, mais ils expriment ou

montrent sa forme, forme dans laquelle doivent s’insérer les authentiques propositions du langage. Or, ce dont Moore rend conscient Wittgenstein, c’est que, parmi les énoncés incontestables, il ne faut plus seulement compter les énoncés logiques et ceux qui régissent les différentes grammaires régionales, 585

mais aussi toute une série d’apparentes « propositions empiriques » . Bien plus, des propositions de ce genre, qui tout à la fois portent sur des réalités matérielles et « valent pour nous comme certaines », sont 586

« innombrables » . Parmi bien d’autres, Wittgenstein prend pour exemples l’énoncé que « si le bras de quelqu’un est coupé, il ne repousse pas » ou celui que « si on a tranché la tête, l’homme est mort 587

et ne retrouve jamais la vie » . Bien que portant sur des réalités matérielles – et donc, en théorie, fondés sur des observations –, ces énoncés ne sont en fait pas de simples hypothèses empiriques, qui emporteraient notre assentiment parce qu’elles sont fréquemment vérifiées, mais resteraient néanmoins susceptibles d’être réfutées à tout moment par l’expérience. Dans la vie quotidienne, je ne mets pas à l’épreuve ma croyance qu’« il y a là une main (plus précisément ma main) »

588

. Manifestement, cet énoncé a un autre statut que celui de 589

l’hypothèse qu’« à telle distance du soleil existe une planète » . Or, c’est à cette catégorie particulière d’énoncés que Moore fait appel dans ses démonstrations. « Quand Moore dit qu’il sait ceci et cela, il ne fait en réalité qu’énumérer des propositions empiriques que nous affirmons sans les vérifier spécialement ; donc des propositions qui jouent un rôle logique particulier dans le système de nos propositions empiriques »

590

.

On comprend alors tout à la fois le crédit et le reproche que Wittgenstein fait aux arguments de Moore : « Ce qui nous intéresse ici, ce n’est pas le fait d’être sûr, mais le savoir. C’est-à-dire, ce qui nous intéresse, c’est le fait que si le jugement doit être possible, il ne peut exister aucun doute quant à certaines propositions empiriques. Ou encore : “Je suis enclin à croire que n’est pas forcément proposition

591

empirique tout ce qui a la forme d’une proposition empirique” » . Mieux que quiconque, Moore montre que certaines propositions échappent à l’exigence d’une preuve, qu’elles constituent des certitudes fondamentales sur lesquelles repose même tout le système des preuves empiriques. Autant dire que ce ne sont pas elles-mêmes de simples propositions empiriques. En disant « je sais », Moore affirme ou réaffirme en fait la prétention de certains énoncés à l’incontestabilité ; il exige que tous acceptent ces énoncés, non pas comme des vérités, mais comme des évidences indubitables. Le « je sais » de Moore est normatif ; il dit ce que nous avons le droit de croire, et même le devoir de croire sous peine d’être exclus de la rationalité : « Si nous disons savoir que…, nous entendons par là que tout homme raisonnable, dans notre situation, le saurait aussi, que ce serait déraisonnable de la mettre en doute. De la sorte Moore n’entend pas dire seulement qu’il sait, mais aussi que tout être doué de raison, à sa place, le saurait de même »

592

.

Indépendamment de ce qu’ils prétendent établir, les arguments de Moore soulignent le caractère prescriptif de l’évidence. « À quelqu’un qui voudrait formuler des objections contre les propositions indubitables, on pourrait simplement dire : “Absurdités que tout 593

cela !”. Autrement dit ne pas lui répondre mais l’admonester » . Si quelqu’un croyait et affirmait que la Terre a pris naissance il y a 50 ans, nous essaierions de lui faire admettre qu’il a tort et de le rallier à notre image du monde, ce qui, dit Wittgenstein, « se produirait par l’effet 594

d’une sorte de persuasion » . Bien sûr, il s’agit toujours d’expliquer, de donner des raisons, mais le fondement ultime de toute raison, c’est la persuasion. Plus généralement, le système du savoir est lié à des règles du jeu, c’est-à-dire que chacun apprend ce que c’est que juger, ce que c’est que savoir et justifier ses connaissances, ce que c’est que douter et dans quelles circonstances il convient de douter : « Lorsque l’enfant apprend le langage, il apprend du même coup ce qu’il y a lieu d’examiner et ce qui ne suppose pas d’examen. Lorsqu’il apprend qu’il y a une armoire dans la chambre, on ne lui enseigne pas à douter si ce qu’il voit ultérieurement est toujours une armoire ou seulement un

trompe-l’oeil de théâtre »

595

.

Et telle est l’autre leçon que Wittgenstein tire des travaux de Moore : dans le jeu du savoir, le doute ne peut occuper qu’une place bien déterminée. « On se fait, dit Wittgenstein, une image fausse du 596

doute » . L’idéaliste croit pouvoir et même devoir douter de tout. Or, douter se fait toujours à l’intérieur d’une forme de vie et d’un jeu de langage ; le doute y tient un rôle particulier, une place lui est réservée. Mais, précisément, il ne s’agit pas de douter intempestivement, à tort et à travers ; les circonstances dans lesquelles il convient de douter sont codifiées. Tout doute qui ne respecte pas ces règles, est rejeté comme insensé, dénué de sens. « Pour douter, ne faut-il pas des raisons qui 597

fondent le doute ? » . Nous ne pouvons pas comprendre celui qui doute de l’existence de ses propres mains lorsqu’il les a sous les yeux, pas plus que celui qui doute de ce que la Terre existait déjà avant sa naissance. Nous ne pouvons même pas qualifier de « doute » leurs questionnements. La raison de notre incompréhension est que nous ne voyons pas ce qu’une personne qui douterait de ces choses « ferait encore valoir 598

comme évidence » . Que pourrait bien accepter comme preuve qu’il a deux mains celui qui douterait de leur existence malgré qu’on les lui montre ? Pour qu’il y ait proprement doute, dit Wittgenstein, il faut qu’il y ait possibilité de prouver. On ne peut douter dans le vide, sans savoir vraiment de quoi on doute, c’est-à-dire sans savoir ce qui serait susceptible de mettre un terme au doute. « Un doute sans fin n’est pas 599

même un doute » . Dès lors, tout doute suppose la possibilité d’une certitude. « Qui voudrait douter de tout n’irait pas même jusqu’au doute. Le jeu du doute lui-même présuppose la certitude »

600

.

Bien plus, la problématique du doute est liée à celle de l’éventualité d’une erreur. Or, dit Wittgenstein, une erreur n’est possible que sur fond d’un arrière-plan de certitude : « Une erreur n’a pas seulement une cause, mais aussi un fondement. Ce qui veut dire à peu près : l’erreur est susceptible de trouver sa place dans ce que sait

601

correctement celui qui se trompe » . Il n’y a d’erreur que dans un système qui distingue l’erreur de la vérité. Dès lors, le doute ne peut être universel ; il s’articule toujours autour de certitudes. Les croyances, dit Wittgenstein, « forment un système, un édifice 602

(Gebäude) » ; et cet édifice est tel que toutes les hypothèses – celle, par exemple, qu’une fois, sans que je le sache, j’ai peut-être été emmené un instant très loin de la Terre – ne peuvent y trouver place, s’y ajuster. La raison en est que ce système d’hypothèses est fondé sur un système de règles de vérification tel que ce qui ne peut pas faire l’objet d’une vérification selon ces règles n’est pas vraiment une hypothèse : « Les questions que nous posons et nos doutes reposent sur ceci : certaines propositions sont soustraites au doute, comme des 603

gonds sur lesquels tournent ces questions et doutes » . On peut mettre en question la vérité de certains énoncés, comme on peut mettre en question la correction de certains calculs ; mais on ne peut pas plus douter de la vérité de tous les énoncés que de la correction de tous les calculs : « Un homme qui présumerait que tous nos calculs sont incertains et que nous ne pouvons nous fier à aucun d’entre eux (il le justifierait en disant qu’il y a partout possibilité d’erreur), nous le donnerions peut-être pour fou »

604

.

C’est donc un holisme épistémologique que, dans ces années 19501951, Wittgenstein défend : « Notre savoir forme un large système. Et c’est seulement dans ce système que l’élément isolé a la valeur que 605

nous lui conférons » . Non seulement donc les propositions de notre « savoir » font système, mais ce système s’articule autour de certains gonds, de certains énoncés fixes, qui permettent de poser la question de la vérité ou de la fausseté des propositions factuelles, tout en étant eux-mêmes indubitables. Ces éléments fixes, on les repère au fait qu’ils ne sont jamais remis en question dans la pratique du jeu de langage, alors que tout autour d’eux l’est ou peut l’être. « Je peux les trouver après coup, comme je trouve l’axe de rotation d’un corps en révolution. L’axe n’est pas fixé au sens où il serait maintenu fixe, mais c’est le mouvement tout alentour qui le détermine comme immobile »

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.

Dans nos jeux de langage, certains énoncés sont donc plus mobiles et plus susceptibles d’être abandonnés, tandis que d’autres sont plus fixes et ne sont réfutables qu’au prix d’une modification complète du système. Si ce qui semblait jusqu’alors inaccessible au doute s’avérait une fausse supposition, j’aurais l’impression, dit Wittgenstein, que cela « pulvérise en dessous de mes pieds le sol sur lequel je m’appuie pour faire quelque jugement que ce soit », que « tous mes repères sont 607

annihilés » . Étant donné l’attachement dont on fait preuve à leur égard et le statut d’incontestabilité qu’on leur accorde, les énoncés fixes de la théorie ont peu de chance d’être abandonnés, puisqu’il faut pour cela que ce qui amène à les rejeter soit plus solide encore que ces énoncés : « S’il arrivait quelque chose (si par exemple on me disait quelque chose) qui soit de nature à éveiller en moi des doutes quant à mon nom, il y aurait assurément quelque chose aussi qui donnerait une apparence douteuse aux fondements mêmes de ces doutes et je pourrais par conséquent décider de conserver la croyance qui était la 608

mienne » . Telle était d’ailleurs bien l’idée qui était à l’origine de la notion d’énoncés indiscutables : si les évidences centrales étaient mises en question, par quoi le seraient-elles, par quelles évidences ? On ne peut douter de tout à la fois, on ne peut mettre à l’épreuve toutes les évidences à la fois, pour la raison que ce qui pourrait nous amener à contester une évidence supposerait lui-même certaines évidences : « même si nous vérifions, nous présupposons déjà ce faisant quelque chose que l’on ne vérifie pas » ; par exemple, « l’expérimentation à laquelle je me livre pour vérifier une proposition présuppose la vérité de la proposition selon laquelle l’appareil que je crois y voir (et autres choses de ce genre) y est réellement »

609

.

Notons cependant que, si certains énoncés font autorité et ne peuvent être remis en cause que parce qu’ils seraient incompatibles avec des énoncés plus fixes encore, leur incontestabilité n’est pas absolue ; des modifications dans les énoncés fixes restent possibles. Un des exemples privilégiés de Wittgenstein en atteste d’ailleurs : à la suite de Moore, Wittgenstein répète en effet souvent – une dizaine d’années seulement avant l’exploit de Gagarine et moins de vingt ans avant celui

d’Armstrong – qu’il est certain qu’« aucun être humain ne s’est jamais éloigné à très grande distance de la Terre » et n’est par exemple « jamais allé sur la Lune ». Ce qui fut hier un énoncé incontestable est devenu aujourd’hui une proposition fausse ; nos énoncés incontestables actuels peuvent donc un jour être abandonnés. Et cette possibilité n’est d’ailleurs pas spécifique aux énoncés d’apparence empirique. Pour Wittgenstein, en effet, les grammaires régionales peuvent elles aussi être modifiées, pour autant cependant que de nouveaux jeux de langage prennent appui sur des formes de vie nouvelles. Mais, bien sûr, puisque les règles des systèmes métriques ou les principes des couleurs tiennent un rôle important dans nos pratiques, on comprend qu’elles soient en fait peu sujettes à des modifications. Que l’incontestabilité actuelle n’implique pas l’impossibilité absolue d’être un jour abandonné, cela veut aussi dire que la possibilité d’être un jour abandonné n’empêche pas un énoncé d’être aujourd’hui « incontestable » : « Puis-je maintenant faire la prophétie que les hommes ne rejetteront jamais les propositions arithmétiques que nous connaissons aujourd’hui ? (…Non…) Mais cela justifierait-il un doute 610

de notre part ? » . L’évolution possible des mathématiques dans le futur ne change rien au statut épistémologique actuel de leurs principes fondamentaux Or, cela vaut de la même manière pour les énoncés empiriques centraux : ainsi, que « la Terre est ronde » est, avant même les satellites photographiques, une évidence, dans la mesure où « nous en sommes persuadés (überzeugt) » et où « nous persévérerons dans cette opinion à moins que change toute l’idée que 611

nous nous faisons de la nature » . Dès lors, « si on soustrait au doute la proposition 12 × 12 = 144, alors il faut y soustraire aussi les 612

propositions non mathématiques » . Est tout simplement soustrait au doute tout ce qui est fondamental : « Je veux dire : si on ne s’étonne pas de ce que les propositions arithmétiques (par exemple les tables de multiplications) sont “absolument certaines”, pourquoi serait-on surpris que la proposition “Ceci est ma main” le soit également ? Il faut que quelque chose nous soit enseigné comme fondation »

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.

Désormais, Wittgenstein conçoit donc en termes graduels la distinction nette qu’il opérait depuis le Tractatus entre énoncés incontestables et authentiques propositions. Il y a, dans nos jeux de langage, dans nos systèmes d’énoncés, des énoncés plus ou moins incontestables, plus ou moins fixes. Bien plus, les mêmes énoncés peuvent, dans l’évolution du jeu de langage, se rigidifier ou se fluidifier. Wittgenstein répète en effet à diverses reprises qu’il n’y a pas de limite bien marquée entre les « propositions méthodologiques » et les « propositions empiriques », entre « les règles » et « les propositions 614

empiriques » . Des propositions empiriques, hypothétiques, peuvent devenir des règles, des énoncés incontestables à la base de toute description ; cela est même arrivé souvent dans l’histoire des sciences. Mais l’inverse est aussi vrai : des énoncés incontestables sont devenus des hypothèses réfutables, parfois même réfutées. « On pourrait se représenter certaines propositions, empiriques de forme, comme solidifiées et fonctionnant tels des conduits pour les propositions empiriques fluides, non solidifiées ; et que cette relation se modifierait avec le temps, des propositions fluides se solidifiant et des propositions durcies se liquéfiant »

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.

Dès lors, parmi les énoncés les plus solides, les plus fixes, il n’y a pas seulement des énoncés analytiques, des tautologies (Tractatus), mais toute une série d’énoncés synthétiques (Remarques philosophiques), y compris empiriques (De la certitude). La dichotomie du Tractatus entre la structure analytique montrée par la forme du langage et le contenu matériel énoncé dans les propositions simples, qui avait tant séduit Carnap et le Cercle de Vienne, est donc devenue caduque. À l’opposé exact de l’atomisme du Tractatus, la position épistémo-logique que Wittgenstein défend en 1951, l’année de sa mort et l’année même où paraît « Two dogmas of empiricism » de Quine, est un holisme tel que les énoncés du langage n’ont pas de conditions de vérité indépendantes les unes des autres, mais ne peuvent être rendus faux qu’en vertu de la vérité d’autres énoncés du système, considérés comme plus solides, plus fixes, plus incontestables. Qu’il y ait une rationalité à l’œuvre dans les pratiques quotidiennes

de preuve, telle est incontestablement la leçon que, comme Wittgenstein, d’autres admirateurs de Moore vont tirer de ses textes et qu’ils vont alors opposer, non seulement à la métaphysique traditionnelle, mais aussi, à certains égards, à la philosophie analytique de première génération, qui s’était concentrée sur la seule rationalité de la logique formelle. Au-delà de cet enseignement, ce que Moore lègue à ses héritiers philosophiques, c’est aussi et peut-être surtout une démarche qui combine singulièrement des analyses logiques 616

informelles et des exigences d’intuitivité. Du problème du bien à celui de la réalité du monde extérieur, Moore n’aura eu de cesse de poser la question de la méthode philosophique. Et, aux pensées profondes et abstraites, il n’aura cessé de rappeler qu’aussi brillantes qu’elles soient, elles ne peuvent se permettre de contredire les principes logiques et les évidences simples qui sont au fondement de toute pensée rationnelle. De cela, sauront se souvenir les philosophes du langage ordinaire et notamment celui qui succèdera à Moore à la tête de la revue Mind en 1947, le philosophe d’Oxford Gilbert Ryle.

2. RYLE : ANALYSE LOGIQUE INFORMELLE ET ANALYSE D’USAGE Parmi les tout premiers articles de Ryle, articles directement préoccupés de problématiques logiques – notamment « Negation » en 1929 et « Are there propositions ? » en 1930 – se trouve un texte qui fera date et qui est intitulé « Systematically misleading expressions ». Cet article de 1932 est entièrement consacré à dénoncer des formulations langagières trompeuses, c’est-à-dire des formulations qui « sont couchées dans une forme syntaxique qui est impropre aux faits qu’elles énoncent et qui est plutôt propre à des faits d’une forme logique assez 617

différente de celle des faits énoncés » . En fait, les expressions trompeuses qu’envisage Ryle dans cet article sont très globalement celles que Russell avait envisagées avant lui et dont il avait proposé

une reformulation logique dans l’idéographie frégéenne. Ainsi, les énoncés « quasi-platoniciens » comme « La non-ponctualité est répréhensible » ou « La vertu est sa propre récompense » ne consistent pas, comme leur forme apparente pourrait le laisser croire, en l’attribution d’une propriété à une entité abstraite ou à un « universel ». Ce que nous voulons vraiment dire, écrit Ryle, c’est « ce qui est mieux exprimé par “Qui que ce soit qui manque de ponctualité 618

mérite la réprobation des autres pour sa non-ponctualité” » . Ce sont alors clairement des êtres humains qui occupent la position de sujet de l’énoncé et on dit d’eux que, s’ils ont la propriété de n’être pas ponctuels, alors ils ont la propriété d’être condamnables par autrui. On reconnaît là la reformulation des énoncés généraux par l’implication formelle qu’opèrent Frege et Russell. De même, dans les énoncés « quasi-ontologiques » – tels que « Dieu existe », « Satan n’existe pas », « les carrés ronds n’existent pas » ou encore « Mr Pickwick est une fiction » – il ne s’agit pas, contrairement à l’apparence, de nier la qualité d’existence aux entités qui font ici office de sujet. Le sujet et le prédicat de ces énoncés ne sont en fait qu’apparents. « Dieu existe » veut en fait dire que « Quelque chose et elle seule est omnisciente, omnipotente et infiniment bonne » ; et « Satan n’existe pas » doit être reformulé en « Il n’y a rien et en tout cas rien d’unique qui soit diabolique ». On reconnaît ici exactement la reformulation russellienne par les descriptions définies. De même, encore, des expressions quasi-descriptives telles que « le fils aîné de Jones » ou « la plus grande montagne du monde » semblent se comporter comme des noms propres dans la mesure où elles ne réfèrent qu’à un seul individu. On les retrouve dès lors souvent en position de sujet d’énoncés prédicatifs. Cependant, dit Ryle, ces expressions ont elles-mêmes valeur prédicative et elles ne sont pas référentielles. Ainsi, « l’énoncé complet “le fils de Jones s’est marié aujourd’hui” signifie ce qu’on dit par “quelqu’un (1) est un fils de Jones, (2) est plus âgé que les autres fils de Jones et (3) s’est marié aujourd’hui” ». Pour que l’énoncé complet soit vrai, dit Ryle, il faut que ses trois composants soient vrais. Or, « qu’il y ait quelqu’un pour quoi

(1) et (2) sont tous deux vrais n’est pas garanti du seul fait qu’on l’énonce »

619

; l’expression « le fils aîné de Jones » peut parfaitement

être vide. On retrouve une fois encore l’analyse russellienne

620

.

Ryle indique d’ailleurs, comme Russell et Whitehead puis Carnap l’avaient fait pour les coordonnées spatiales de l’espace objectif, que cette reformulation vaut aussi pour les localisations : quand il apparaît dans des énoncés de la forme « x est au sommet ou près du sommet ou au-dessus du sommet de l’arbre », « le sommet de l’arbre » ne renvoie à aucun référent, mais signifie l’attribut d’avoir une position relative. De même en va-t-il encore pour Ryle d’expressions comme « l’idée d’avoir des vacances » ou « la signification de telle expression ». Dans tous ces cas, on peut être tenté d’y voir des expressions référentielles et de penser qu’il y a quelque chose à quoi ces expressions renvoient, mais il n’y a là que des descriptions conceptuelles. Ryle poursuit son article par un appel nominaliste qui, une fois encore, fait écho au Russell de « De la dénotation » : « J’ai choisi ces trois types principaux d’expressions systématiquement fourvoyantes parce que toutes de la même façon nous fourvoient dans une même direction. Elles suggèrent toutes l’existence de nouvelles sortes d’objets ou, pour le dire autrement, elles sont des tentations de “multiplier les entités”. […] La prescription d’Occam était donc, de mon point de vue, “Ne traite pas toutes les expressions qui ressemblent grammaticalement à des noms propres ou à des phrases en “le …” référentielles comme si elles étaient vraiment des noms propres ou des phrases en “le …” référentielles” »

621

.

Deux éléments montrent cependant un léger écart du jeune Ryle d’avec le strict point de vue russellien. Tout d’abord, Ryle ne cesse d’indiquer dans son article que les expressions « trompeuses » ne peuvent en fait tromper que les philosophes ou du moins ceux qui « s’embarquent dans l’abstraction » tout en supposant que « tout énoncé donne dans sa syntaxe la clé de la forme logique du fait qu’il 622

rapporte » . Les « utilisateurs naïfs » de telles expressions, quant à eux, « ne souffrent pas d’un quelconque doute ou d’une quelconque

confusion quant à ce que ces expressions signifient et ils n’ont en aucune manière besoin de résultats de l’analyse philosophique pour continuer à utiliser de manière intelligible leurs modes ordinaires 623

d’expression » . Bien qu’il accorde beaucoup de valeur philosophique à l’analyse logique et à la reformulation logiquement correcte des énoncés trompeurs, Ryle affirme explicitement et à de nombreuses reprises que le langage ordinaire n’a pas vraiment besoin de cette reformulation et qu’il est, le plus souvent, parfaitement clair pour ses utilisateurs même si sa formulation est logiquement maladroite. Bien plus, Ryle montre une certaine défiance à l’égard de certains présupposés du projet de reformulation lui-même. Bien qu’il plaide explicitement en faveur de l’analyse logique, Ryle formule aussitôt des doutes quant à la prétention que la forme logique d’un énoncé puisse simplement reproduire les articulations du fait qu’il énonce : « Moi-même je ne peux pas accorder de crédit à ce qui semble être la doctrine de -Wittgenstein [Ryle parle ici du premier Wittgenstein] et de l’école des grammairiens logiques qui lui font allégeance, selon laquelle ce qui rend une expression formellement correcte est une relation de représentation univoque réelle et non conventionnelle entre la composition de l’expression et celle du fait »

624

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Dans le fait que Socrate est fâché ou dans le fait que soit Socrate était sage soit Platon était malhonnête, « je ne vois aucune concaténation de parties telles qu’on puisse tenir la concaténation des parties du discours 625

comme répondant au même plan architectural général » . Les termes mêmes employés par les partisans de l’analyse logique, ajoute Ryle, sont d’ailleurs « assez mal choisis et susceptibles de causer eux-mêmes 626

des perplexités non nécessaires » . Ce que Ryle dénonce ici, c’est au fond ce que le Tractatus s’adressait comme reproche à lui-même : en essayant de dire les principes de l’analyse logique, on s’engage soimême dans une sorte de discours philosophique « profond », qui ne peut qu’induire en erreur. En définitive, Ryle semble ambigu quant à la place de l’analyse logique dans le travail philosophique. D’une part, en effet, il affirme :

« Nous pouvons souvent réussir mots nouvelle qui exhibe ce que tends actuellement à croire philosophique et que c’est là

à énoncer un fait dans une forme de l’autre forme échouait à exhiber. Et je que c’est là ce qu’est l’analyse la seule et unique fonction de la

627

philosophie » . D’autre part, il se rétracte aussitôt pour défendre une position moins radicale : « Mais, comme la confession est bonne pour l’âme, je dois admettre que je ne savoure pas vraiment les conclusions auxquelles mènent ces conclusions. J’assignerais plus volontiers à la philosophie une tâche plus sublime que la détection des sources d’erreurs de construction et de théories absurdes récurrentes dans les tournures linguistiques. Cependant, que la philosophie soit au moins cela [à savoir l’analyse], je ne peux en douter sérieusement »

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Un autre article important de Ryle, paru quelques années plus tard, témoigne de cette même ambiguïté à l’égard de l’héritage russellien. Il s’agit cette fois d’une mise en rapport de la théorie des types logiques avec la problématique classique des « catégories ». Dans ce texte intitulé « Categories » et publié en 1938 dans les Proceedings of the Aristotelian Society, Ryle commence par interpréter la doctrine aristotélicienne des catégories comme une réflexion sur les différents types d’éléments qui peuvent intervenir dans une proposition simple. Pour faire apparaître ces différents types d’éléments ou « facteurs de phrase » (sentence factors), Aristote s’intéresse aux différents types de question qui peuvent être formulées et recevoir une réponse dans une proposition simple. Qui a commis tel ou tel acte ? Qu’a-t-il exactement fait ? Quand ? Où ? Combien de fois ? En quelle quantité ? De quelle manière ? Chacun de ces adverbes interrogatifs autorise certains types de réponses et pas d’autres. Ils sont la marque d’une certaine « place » de la proposition qui est par principe réservée à un certain type d’éléments et par principe interdite aux autres. « Ainsi “De quelle dimension ? (how big)” accepte “haut de six pieds”, “haut de cinq pieds”, “63 kilos (ten stones)”, “70 kilos (eleven stones)”, etc. et n’accepte pas “à cheveux clairs”, “dans le jardin”, ou “un tailleur de pierre”. “Où ?” accepte des prédicats de lieu, “De quelle sorte ?” accepte des prédicats de genre, “Comment ? (what like)” accepte des qualités, et ainsi de suite. Deux prédicats qui satisfont le même adverbe interrogatif sont de

la même catégorie, et deux prédicats qui ne satisfont pas le même adverbe interrogatif sont de catégories différentes »

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Selon la place qu’ils peuvent occuper dans les propositions simples, les « termes » ou « facteurs de phrase » sont classés en différents 630

types . Dès lors, l’identification et la classification de ces types ou « catégories » de termes est corrélative de l’identification et de la 631

classification des « variétés de formes propositionnelles » . Et, au fond, dit Ryle, ce qu’Aristote avait fait en pointant du doigt les formes d’interrogation possibles n’était rien d’autre que la mise en évidence des formes possibles de fonction propositionnelle. « Car, après tout, “fonction propositionnelle”, c’est simplement “question” dit de manière sophistiquée. La fonction propositionnelle “x a le nez retroussé” ne diffère de “Qui a le nez retroussé ?” que dans des associations pratiques ; et “Socrate est P” ne montre rien de plus ou de moins que “Où est Socrate ?” ou “Comment (what like) est Socrate ?” ou “Quelle 632

taille a Socrate ?” selon le genre choisi » . En marquant la place d’une variable par un adverbe interrogatif, Aristote avait donc en quelque sorte anticipé la notion moderne de « fonction propositionnelle ». Mais, en insistant sur la diversité et l’irréductibilité de ces questions les unes aux autres, il avait aussi montré d’emblée qu’il y a plusieurs types de fonctions propositionnelles et que n’importe quel argument ne peut pas occuper n’importe quelle place ni saturer n’importe quelle fonction propositionnelle

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Bien que conformes à la règle syntaxique de saturation des fonctions propositionnelles par des arguments, certaines compositions de significations sont donc exclues pour la raison que la fonction propositionnelle n’est pas saturée par un argument qui lui convient ou du moins qui lui convient à cette place-là. Au-delà de la question de la bonne formation syntaxique des énoncés, se pose dès lors la question de leur signifiance – de leur cohérence sémantique –, question qui suppose une distinction des catégories de « termes » irréductible à la distinction des fonctions syntaxiques : « Les questions sur les types de facteurs ne sont, d’une certaine façon, que

des questions sur les possibilités de co-signifiance de certaines classes d’expressions […]. Deux facteurs de proposition sont de catégories différentes ou de types différents s’il y a des schémas de phrases tels que, quand les expressions pour ces facteurs sont importées comme compléments alternatifs aux mêmes signes de place vide, les phrases résultantes ont un sens dans un cas et sont absurdes dans l’autre »

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On reconnaît là exactement la problématique russellienne des types logiques. Dans une vision logiciste, les objets des types logiques supérieurs sont logiquement construits à partir des objets des types inférieurs – ce sont des classes ou des relations d’objets du type inférieur –, raison pour laquelle la reformulation idéographique complète d’une expression, qui déploie cette construction logique, fait immédiatement apparaître le type logique ou la « catégorie de signifiance » à laquelle appartient cette expression. Dès lors, pour éliminer les erreurs de catégorie, on peut compléter les règles de bonne formation syntaxique du langage par de nouvelles règles de formation, qui excluent des combinaisons d’expressions ayant telle ou telle forme. Et, à cet égard, le travail de Rudolf Carnap dans l’Aufbau s’inscrit exactement dans la perspective russellienne. Conformément au projet logiciste, nous l’avons dit, Carnap définit logiquement tous les « objets » de la science les uns à partir des autres dans une gradation de niveaux ou de « sphères », qui constituent autant de champs sémantiques distincts. Dès lors, puisque la distinction de ces champs a un fondement dans la forme logique même des objets qui les constituent, il est clair que toute violation éventuelle de ces distinctions de niveau serait immédiatement rendue apparente et disqualifiée par la retranscription idéographique complète de l’énoncé. Ryle, cependant, ne semble pas vraiment se ranger à ce point de vue. Comme Russell et dans la continuité de « Systematically misleading expressions », Ryle dénonce les confusions résultant des discours qui échouent à montrer la forme logique exacte de ce qu’ils énoncent ; et, en philosophe analytique, il appelle à dissiper ces confusions par une reformulation plus correcte des énoncés obscurs. Mais, manifestement,

il ne croit pas ou plus que la solution à toutes les incongruités sémantiques puisse se trouver par une retranscription idéographique rigoureuse et l’ajout de nouvelles règles de formation. En effet, Ryle envisage une notion générale de type qui ne se réduit pas à celle de « type logique » et il affirme même explicitement que certaines violations des règles de type ne relèvent pas des problèmes logiques de paradoxes ou de cercles vicieux auxquels Russell s’est intéressé. La problématique de la cohérence sémantique dépasse de loin le problème formel de la distinction des types logiques et c’est la raison pour laquelle, à travers des critiques qu’il adresse officiellement à Aristote et à Kant, Ryle fait, à Russell comme à Carnap, le reproche de présupposer qu’« il y a un catalogue fini de catégories ou de types »

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Pour Ryle, la liste des types n’est pas et ne pourra jamais être complète ni même capturée par quelques règles de formation prédéfinies, raison pour laquelle le projet idéographique est sans doute voué à l’échec : « Je ne pense pas qu’on puisse jamais dire d’un langage symbolique donné en logique formelle que ses symboles sont maintenant adéquats pour la symbolisation de toutes les différences 636

possibles de type ou de forme » . Quinze ans plus tard, dans la conférence inaugurale des Tarner Lectures – prononcées en 1953 et publiées l’année suivante sous le titre Dilemmas –, Ryle écrira exactement dans la même veine : « Certains aristotéliciens loyaux, qui, comme tous les loyalistes ont ossifié l’enseignement du maître, ont traité sa liste des catégories comme si elle fournissait les cases dans lesquelles pourrait ou devrait être rangé chaque terme utilisé ou utilisable dans le discours technique et non technique. Chaque concept doit être soit de la Catégorie I, soit de la Catégorie II, … soit de la Catégorie X. Mais de nos jours il existe des penseurs qui, loin de trouver cette réserve de cases intolérablement exiguë, la trouvent trop généreuse ; et qui sont prêts à dire de n’importe quel concept qu’on leur présente “Est-ce une Qualité ? Si non, c’est une Relation.” […] La vérité, c’est qu’il n’y pas tout juste deux ou tout juste dix métiers logiques différents qui sont ouverts aux termes et concepts que nous employons dans le discours ordinaire et technique ; il y a un nombre indéfini de tels métiers et un nombre indéfini de dimensions à leurs différences »

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On voit là une critique qui porte contre les partisans de l’idéographie autant que contre les métaphysiciens scolastiques. Les remarques que Ryle formule dans son texte « Categories » vont dans le sens d’une conception des champs sémantiques qui, contrairement à celle de l’Aufbau, échappe à la théorie des types logiques et, par là, aux seules contraintes de la forme logique ; les contraintes d’intersubstituabilité ne peuvent se réduire aux interdits liés aux différences formelles des types logiques russelliens. Alors qu’en 1932 Ryle partageait encore l’idée des fondateurs de la philosophie analytique selon laquelle bon nombre de difficultés philosophiques pourraient trouver leur solution ou leur dissolution si, au-delà de leur forme grammaticale apparente, on pouvait en donner une analyse logique exacte, il va, après l’article « Categories », mettre de plus en plus ses espoirs dans l’élucidation pragmatique du fonctionnement quotidien du langage. Et c’est là en fait un virage tout à fait similaire à celui que Ludwig Wittgenstein avait pour sa part amorcé quelques années auparavant : après avoir exalté l’ambition idéographique dont son Tractatus explicitait tous les enjeux ontologiques et épistémologiques, Wittgenstein s’était intéressé, dès son retour à Cambridge et ses Remarques philosophiques, à la diversité des jeux de langage qui sont opérés quotidiennement. Il ne s’agissait plus désormais d’envisager l’élaboration d’un langage idéal, d’une langue de la Raison capable de refléter parfaitement dans sa syntaxe les articulations logiques de la pensée, mais plutôt d’étudier le fonctionnement de notre langage et de distinguer ce qu’il y a en lui d’essentiel et ce qui est en lui inessentiel à sa fin de représentation. La proximité de Ryle au second Wittgenstein apparaît de manière particulièrement claire lorsqu’on compare le projet de son principal ouvrage – La notion d’esprit, publié en 1949 – avec celui des Remarques sur la philosophie de la psychologie de Wittgenstein, rédigées à la même époque, c’est-à-dire dans les années 1947-1948. Wittgenstein, nous l’avons vu, s’en prend à une conception « augustinienne » du langage, qui tend à postuler l’existence d’un référent derrière chaque terme du langage, et donc, en psychologie, à envisager l’existence de tout un

monde d’objets, états et événements mentaux qui seraient dénommés par les termes psychologiques de la science et du langage courant. Cette conception « mentaliste » de la psychologie repose, selon Wittgenstein, sur une interprétation simpliste des substantifs psychologiques (douleur, croyance, désir, espoir, etc.) comme étant essentiellement référentiels et sur une interprétation simpliste des énoncés psychologiques (« je ressens une douleur à la jambe », « j’éprouve de l’amour pour… », « je souhaite que… », etc.) comme étant essentiellement descriptifs ; et, puisque ces « objets désignés » et ces « faits décrits » ne sont pas des objets et des faits « extérieurs », on suppose que ce sont des objets et des faits d’un autre genre qui existent ou se déroulent parallèlement aux objets et faits « extérieurs ». C’est contre cette image des deux mondes parallèles – l’intérieur et l’extérieur – que Wittgenstein formule la plupart de ses « remarques »… Or, dans La notion d’esprit, Ryle critique le mentalisme dans une perspective qui rejoint très largement celle de Wittgenstein. Derrière les termes psychologiques de la vie quotidienne, les philosophes – Descartes en tête – ont, dit Ryle, postulé l’existence d’objets et états mentaux par analogie avec le cas des termes et des objets ou états physiques. Cependant, dit Ryle, c’est là mécomprendre l’usage réel et donc la véritable fonction de ces termes psychologiques. Lorsqu’on s’intéresse à la manière, ou plutôt aux très nombreuses et diverses manières dont nous utilisons quotidiennement ces termes, on voit qu’il ne s’agit généralement pas d’usages référentiels qui serviraient à désigner des entités mentales, mais de toute une série de pratiques d’expression individuelle, de qualification du comportement d’autrui ou de formulation d’hypothèses prédictives sur le comportement d’autrui, toutes pratiques que les « remarques » de Wittgenstein avaient également mises en évidence. Pour souligner ces différences de « fonctions logiques » entre les expressions psychologiques du langage et les expressions physiques, Ryle reprend la notion d’« erreur de catégorie » qu’il avait thématisée en 1938 : « J’espère montrer que cette théorie est complètement fausse, fausse en

principe et non en détail car elle n’est pas seulement un assemblage d’erreurs particulières mais une seule grosse erreur d’un genre particulier, à savoir une erreur de catégorie. En effet, cette théorie représente les faits de la vie mentale comme s’ils appartenaient à un type logique ou à une catégorie (ou à une série de types logiques ou de catégories), alors qu’en fait ils appartiennent à une autre catégorie ou à un type logique différent »

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Deux pages plus loin, Ryle précise la nature de cette énorme méprise qui est à l’origine de toute une conception erronée du mental : « Le propos de ma critique est de montrer qu’une famille d’erreurs de catégorie radicales se trouve à l’origine de la théorie de la double vie. La représentation de la personne humaine comme un fantôme ou un esprit mystérieusement niché dans une machine dérive de cette théorie. À ce propos, il est vrai que la pensée, les sentiments et les activités intentionnelles ne peuvent être décrits dans les seuls langages de la physique, de la chimie et de la physiologie. Mais les tenants du dogme de la double vie en ont conclu qu’ils devaient être décrits dans un langage parallèle. Puisque le corps humain est une unité complexe et organisée, l’esprit humain doit, selon eux, être une autre unité, également complexe et organisée, bien que différemment, constituée d’une autre substance et ayant un autre genre de structure. Ou encore, puisque le corps humain, comme toute autre parcelle de matière, est un champ de causes et d’effets, ils voient dans l’esprit un autre champ de causes et d’effets quoique (Dieu merci !) non de causes et d’effets mécaniques »

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L’argumentaire de La notion d’esprit a fait l’objet de très nombreux commentaires et les catégories mêmes qui sont ici au centre de la confusion ont été interprétées de différentes manières. En quelques belles pages de son Lire Ryle aujourd’hui, Lucie Antoniol fait en 1993 le point sur ces interprétations. Après avoir envisagé puis rejeté tour à tour les hypothèses selon lesquelles les catégories confondues seraient celles du corps et de l’esprit, celles de l’événement et de la disposition ou celles de la substance et de la disposition, Lucie Antoniol insiste sur les arguments qui plaident en faveur d’une quatrième interprétation, qui n’oppose pas d’emblée des catégories ontologiques mais bien d’abord des catégories sémantiques. « On connaît les réactions “allergiques” de Ryle à toute espèce de naming

theory of meaning. Or l’erreur des cartésiens consiste précisément à considérer les prédicats mentaux comme des noms et à postuler des lieux et des processus fantomatiques que ces noms puissent désigner. Selon Ryle, le “discours mental” n’a pas pour fonction de nommer quoi que ce soit, mais bien de qualifier les actions et réactions des gens (actions et réactions qui peuvent aussi bien être publiques que privées) »

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Pour Ryle, le problème « catégoriel » semble tout entier résider dans une confusion quant au type de lien qui existe entre certaines expressions du langage et les réalités qu’elles signifient. Plutôt que de dénommer des entités ou événements spécifiques, les termes mentaux serviraient seulement à qualifier les entités et événements désignés par les termes « physiques ». En s’appuyant sur ce que Ryle lui-même dit des « termes du penser » dans un article publié de manière posthume 641

et intitulé « Adverbial verbs and verbs of thinking » , on peut, comme Lucie Antoniol, formuler cette interprétation de la façon suivante : « Ryle veut prouver que nos prédicats mentaux ont une fonction logique “adverbiale” plutôt que “substantive” […] Ils ne sont pas les noms d’habitants d’un monde spécial. Ils sont les accompagnateurs spéciaux de nos explications des actions et passions ordinaires. Ils nous disent que certaines affaires humaines sont menées ou subies dans certaines dispositions, conduites avec un certain style, d’une certaine manière, dirigées par des personnes prêtes à faire ou subir d’autres choses, ou bien visant un certain résultat »

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Sans doute, d’ailleurs, il y a-t-il là aussi une partie de ce que Wittgenstein a cherché à montrer dans ses propres réflexions sur l’usage des termes psychologiques. Ce renvoi à des fonctions logiques « substantive » et « adverbiale » éclaire de manière particulièrement intéressante la notion même de « catégorie » : les termes mentaux comme « désir » ou « croyance » ne se distinguent pas de termes physiques comme « table » ou « chaise » par le fait que les uns et les autres renverraient à des réalités de domaines ontologiques différents, mais bien par le fait que ces termes entretiennent avec les éléments de la réalité qu’ils signifient des relations sémantiques complètement différentes ; ce n’est pas la même

chose que de dénommer une entité ou de la qualifier… Les « catégories » ou les « types logiques » seraient donc essentiellement définis par des types différents de liens de sens que les termes du langage entretiennent avec leur signification, types différents de liens de sens que fait apparaître l’analyse des usages quotidiens des expressions linguistiques, c’est-à-dire l’étude des pratiques linguistiques réelles dans leur contexte réel de fonctionnement. Par ailleurs, comme le souligne d’ailleurs Lucie Antoniol, le renvoi à des fonctions logiques « substantive » et « adverbiale » montre que ce problème de l’erreur de catégorie s’inscrit dans la continuité des tout premiers travaux de Ryle et, par là également, dans la continuité des travaux de la première philosophie analytique, en particulier de Russell. Au fond, comme dans « Systematically misleading expressions », il s’agit encore et toujours, pour Ryle, de dire que la formulation apparente de l’énoncé dans la langue quotidienne est trompeuse et qu’elle dissimule les authentiques articulations logiques du sens exprimé. Dissiper l’illusion suppose dès lors la reformulation de l’énoncé dans un langage dont la syntaxe – ici envisagée dans les termes des « parties du discours » – ferait clairement apparaître les différences de fonction logique des termes de l’énoncé. Même lorsqu’on ne croit plus au projet logiciste et à la construction logique des différents objets de discours les uns à partir des autres, et même lorsqu’on dénonce l’idée d’une liste finie – un « décalogue » – des catégories logiques, on peut donc, comme le fait Ryle, chercher à distinguer différents champs sémantiques par les fonctions « logiques » ou « grammaticales » différentes que jouent les termes dans la structure des phrases du langage. Comme le second Wittgenstein, Ryle s’accroche à l’idée selon laquelle une « grammaire philosophique » devrait pouvoir mettre en évidence les quelques grandes fonctions logiques des termes du langage et prévenir ainsi toutes les expressions systématiquement fourvoyantes. Bien qu’il ne recoure plus du tout à l’analyse logique au sens propre, Ryle continue de présenter son travail dans les termes qui étaient ceux de « Systematically misleading expressions » :

« Dans cet ouvrage, je me propose d’offrir ce qu’avec quelques réserves, on pourrait appeler une théorie de l’esprit (mind), sans prétendre, pour autant, fournir d’informations nouvelles à ce sujet. En fait, nous disposons déjà d’une mine d’informations sur l’esprit et ces informations n’ont pas été obtenues au moyen d’arguments philosophiques et ne seront pas davantage abandonnées sous leur pression. Les arguments philosophiques qui constituent la trame de cet ouvrage n’ont pas la prétention d’accroître notre connaissance de l’esprit mais de rectifier la géographie logique de la connaissance que nous en possédons déjà. […] Déterminer la géographie logique des concepts revient à mettre au jour la logique des propositions dans lesquelles ils apparaissent, c’est-à-dire à montrer la cohérence ou l’incohérence de ces propositions avec d’autres et, également, à déterminer les propositions qu’elles impliquent et celles dont elles suivent. Le type ou la catégorie logiques auxquels un concept appartient est l’ensemble des façons dont on peut le manipuler logiquement. C’est pourquoi j’ai voulu que les arguments-clés employés dans cet ouvrage montrent pourquoi certains types d’opérations sur les concepts de capacités et de processus mentaux sont en opposition avec les règles de la logique »

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Dans les Tarner Lectures prononcées à Cambridge en 1953, conférences qui mettent chacune en scène un « dilemme » théorique – c’est-à-dire, pour Ryle, un conflit entre théories qui sont incompatibles mais qui ne peuvent pas facilement être départagées parce qu’elles répondent à des problèmes différents –, Ryle consacre son dernier exposé à une discussion des mérites et inconvénients respectifs de l’analyse logique formelle et de l’analyse logique informelle en philosophie. Or, comme lorsqu’il avait conclu « Systematically misleading expressions » vingt ans auparavant, Ryle se refuse à trancher définitivement la question et affirme plutôt que les deux démarches sont complémentaires. En effet, après avoir fait état des critiques très vives que s’échangent, depuis quelques dizaines d’années, les philosophes partisans de la logique formelle et les philosophes traditionnels – les premiers accusant les seconds d’imprécision, d’amateurisme ou même de divagation poétique tandis que les seconds répondent aux premiers que l’analyse logique ne résout les problèmes qu’après les avoir simplifiés au point de les vider complètement de leur intérêt –, Ryle

suggère une première hypothèse métaphorique selon laquelle l’analyse logique constituerait une sorte de « drill » effectué sur le « terrain de manœuvres », qui permet au travail philosophique de se discipliner et d’affûter ses armes pour les vraies opérations de combat. Bien sûr, seules comptent les victoires acquises sur ce terrain réel, mais les techniques et l’expérience acquises sur le terrain de manœuvres sont des auxiliaires précieux pour le philosophe qui doit progresser sur le terrain complexe et difficilement maîtrisable des problèmes réels. Certes, les logiciens formels ont terriblement appauvri le sens de « et » ou de « si alors » pour en faire la conjonction et le conditionnel matériel de leur idéographie calculatoire, mais cet « embrigadement » logique artificiel n’est pas totalement dénué d’enseignements pour comprendre la manière dont se comportent ces connecteurs sur le 644

terrain quotidien de leur « vie civile » . En définitive, Ryle renvoie les deux camps dos à dos : « Il est assez faux de dire que faire de la logique formelle est faire de la philosophie gratuite et vaine sur des concepts philosophiquement transparents. Et il est tout aussi faux de dire que le philosophe fait en amateur de la logique formelle de fortune sur des concepts mal choisis parce que non logiques. Le champ de bataille n’est pas un terrain d’exercice de fortune ; et le terrain d’exercice n’est pas un champ de bataille en toc »

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À travers une seconde métaphore, se dessine alors le rôle de l’analyse du langage quotidien, ainsi que ses rapports avec l’analyse logique. La plupart des mots, dit Ryle, ont une multitude de fonctions pratiques dans la vie quotidienne et les règles de leur usage sont tout à la fois complexes et mal délimitées. Certains d’entre eux, cependant, ont un rôle important à jouer pour trancher officiellement des questions qui requièrent une certaine certitude ; les règles de leur usage doivent alors être formalisées et standardisées pour éviter toute contestation. C’est ce que fait apparaître l’analogie entre langage et commerce. Parmi la multitude de biens qu’ils s’échangent, les hommes échangent certains biens particuliers – des pièces de monnaie et des billets de banque – dont la valeur est structurée par les contraintes très rigides du système numérique. Or, il en va de même, dans les échanges

linguistiques, du rôle des connecteurs logiques ; ceux-ci doivent obéir à des règles d’usage très rigides pour que puissent être tranchées, sans contestation possible, les questions quant aux conséquences qui peuvent être tirées de tel ou tel énoncé ou quant à la compatibilité de tel ou tel énoncé avec tel ou tel autre. Néanmoins, l’analyse du sens des énoncés ne se réduit évidemment pas à l’étude des règles d’usage de ces quelques termes standardisés ; ce serait comme réduire tout le commerce à l’échange de monnaie. L’analyse du sens des énoncés ne se limite donc pas à l’analyse logique formelle ; elle suppose aussi qu’on s’intéresse aux règles d’usage complexes et mal délimitées de tous les autres mots, ce que font les philosophes du langage ordinaire. C’est là encore et toujours une analyse « logique »

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bien que moins standardisée :

« L’espoir que les problèmes philosophiques puissent, par des opérations stéréotypées, être réduits à des problèmes standard de logique formelle est un rêve sans fondement. Au logicien formel qui fait office d’explorateur, la logique formelle peut fournir une boussole pour se diriger, mais pas un chemin sur lequel se diriger et encore moins des rails pour contraindre sa direction. Là où il y a la forêt vierge, il ne peut y avoir de rails ; et là où les rails existent, la jungle a été défrichée depuis longtemps »

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Parce qu’elle quitte les rails et s’enfonce dans la jungle, la philosophie du langage ordinaire répond aux objections qu’adressaient les philosophes traditionnels à l’analyse logique ; l’analyse du langage travaille précisément en profondeur sur les problèmes réels – et non artificiels – envisagés dans toute leur complexité. Mais ce qu’elle cherche à faire, c’est encore et toujours, comme l’analyse logique, d’identifier les contraintes rationnelles qui pèsent sur les discours et les pensées, bref de dresser la cartographie logique qui détermine les propositions de tel ou tel discours et les impasses qui le guettent. Et, pour établir cette cartographie, le philosophe du langage ordinaire doit s’appuyer, sans s’y limiter, sur les outils rigides que lui fournit ce « géomètre » qu’est pour lui le logicien, comme le marchand se sert des outils du comptable et le soldat de terrain des techniques de combat apprises sur le terrain de manœuvre.

Quatre ans plus tard, invité, comme Quine, Austin et d’autres penseurs de l’école analytique, à venir expliquer sa conception de la philosophie au colloque de Royaumont, Ryle tiendra toutefois un discours un peu moins optimiste. Définissant les recherches 648

philosophiques comme des « recherches conceptuelles » , Ryle revendique, en ce sens, l’héritage de Socrate, mais aussi d’Aristote, qui eut le mérite de s’intéresser à ce que nous disons concrètement plutôt qu’à envisager les idées comme des essences isolées et autonomes. Ces « recherches conceptuelles », cependant, connaissent toute la difficulté qu’avait bien identifiée Wittgenstein : elles s’efforcent de dire ce qu’on ne peut que montrer. C’est pourquoi, avoue Ryle sur un air un peu désabusé, « la description philosophique d’un concept doit s’achever en bégaiement »

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3. AUSTIN ET LA PRATIQUE DU LANGAGE DE L’HOMME ORDINAIRE Comme Ryle, c’est dans les Collèges de l’Université d’Oxford que John Langshaw Austin va se former (avant la seconde guerre mondiale) puis enseigner (après la seconde guerre mondiale). Sa carrière académique, cependant, sera très brève puisque, plus jeune que Ryle d’une bonne dizaine d’années, Austin décède en 1960 à l’âge de 48 ans. Ses deux ouvrages majeurs – Le langage de la perception (Sense and sensibilia) et Quand dire, c’est faire (How to do things with words) – seront tous deux publiés de manière posthume à partir de notes et conférences. Comme Ryle, Austin inscrit ses premiers travaux dans la continuité des philosophes analytiques de la première génération. En 1950, il fait même paraître une traduction anglaise des Grundlagen der Arithmetik de Frege. Comme Ryle, cependant, Austin néglige systématiquement la langue formelle pour conduire ses propres analyses. Quant aux problématiques qu’explorent ses travaux, elles font écho à celles que Quine, Wittgenstein ou Ryle envisagent à la même époque.

Ainsi, dans « The meaning of a word », conférence prononcée en 1940 à Cambridge et à Oxford, Austin interroge la notion même de « signification ». Il commence par réitérer le credo de Frege selon lequel « le sens dans lequel un mot ou une expression “a une signification” est dérivé du sens dans lequel une phrase a une signification : dire qu’un mot ou une expression “a une signification”, c’est dire qu’il/elle apparaît dans des phrases qui “ont une signification” ; et connaître la signification qu’a un mot ou une expression, c’est connaître les 650

significations des phrases dans lesquelles il ou elle apparaît » . Ensuite, Austin s’efforce d’énoncer une multitude de questions différentes qui pourraient être posées à propos de la signification d’un mot, c’est-à-dire qui commenceraient par les mots « Quelle est la signification de … ? ». Il montre que certaines d’entre elles sont parfaitement sensées comme « Quelle est la signification du mot “rat” ? », « Quelle est la signification du mot “mot” ? » ou « Quelle est la signification de l’expression “Quelle est la signification de… ?” ? ». D’autres, par contre, sont résolument insensées. Ainsi en va-t-il par exemple de la question « Quelle est la signification d’un mot quelconque ou d’un mot en général ? ». Cette question, dit Austin, est une question qu’il serait parfaitement absurde d’essayer de poser : « Je ne peux répondre à une question de la forme “Quelle est la signification de “x” ?” que si “x” est un mot particulier. Cette question supposée générale n’est en fait qu’une question fallacieuse du type de celles qui sont posées en philosophie. Nous pouvons l’appeler l’erreur du questionnement sur “rien-en-particulier”, qui est une pratique décriée par l’homme ordinaire (plain man), mais qui est appelée généralisation par le philosophe, qui la considère avec satisfaction »

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Que cette question soit absurde, c’est notamment ce que montre le fait que la question « Quelle est la signification du mot “rat” ? » se laisse transformer en la question sensée « Qu’est-ce qu’un rat ? » alors qu’on ne peut transformer la question « Quelle est la signification d’un mot quelconque ? » en la question « Qu’est-ce qu’une chose quelconque ? (What is anything ?) », qui est dénuée de sens. On pourrait dès lors être tenté de poser la question « Qu’est-ce que la

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signification d’un mot ? » sur le modèle de « Qu’est-ce qu’un rat ? » . On s’interrogerait alors directement sur l’essence de cette chose qu’est la signification et on y répondrait peut-être en parlant d’idées ou de concepts. Mais cela suppose que la signification soit une chose ou une entité d’un certain genre, bref cela suppose une conception platonicienne des significations, qui ne s’explique que parce que nous avons une conception référentielle des termes du langage et que nous pensons qu’ils désignent tous certains objets comme le font les noms propres. Une autre question qui est régulièrement posée à propos des significations est la suivante : « La signification de y est-elle incluse dans la signification de x ? » ou, en d’autres mots, « Le jugement “x est 653

y” est-il analytique ? » . Pour Austin, cependant, cette question n’aurait de sens que si les significations étaient vraiment des entités qui pouvaient être incluses les unes dans les autres. En outre, la distinction des jugements analytiques et des jugements synthétiques n’est, dit Austin, pas très assurée, car, contrairement à ce que pensent les partisans d’un langage idéal, la notion de contradiction ne suffit pas à fonder la notion d’analycité. En plus de difficultés pragmatiques telles qu’illustrées par l’exemple de l’énonciation de la phrase logiquement consistante mais pragmatiquement paradoxale « Le chat est sur le 654

paillasson, mais je ne le crois pas » , il y a tout le problème des rapports sémantiques entre concepts qui ne sont pas capturés par la forme logique de la phrase : les énoncés « Rose est plus semblable à rouge que noir » ou « Ce qui est étendu est coloré » sont nécessaires mais leur négation n’est pas logiquement contradictoire. Pour traiter de ces énoncés, dit Austin comme Quine, Wittgenstein et Ryle, les règles syntaxiques de la « langue idéale » ne suffisent pas. Ce qu’il faut, insiste Austin, c’est décrire dans le détail les phénomènes linguistiques en jeu ; toute description simplifiée de ceux-ci risque de nous fourvoyer. Quant à la question de savoir pourquoi plusieurs objets différents reçoivent un même « nom » dans le langage – question qui pourrait nous mener à une théorie générale de la signification –, on pourrait, une fois encore proposer une théorie simple en parlant d’abstraction et

d’universaux. Mais Austin montre qu’il y a une multitude irréductible de raisons pratiques d’utiliser un même terme dans des circonstances différentes. Cela rend par là même caduque l’entreprise de fournir une définition unique de ce qu’est la signification d’un mot. Ici, on le voit, Austin rejoint tout à la fois le second Wittgenstein des Recherches philosophiques et le Quine de « De ce qui est » puis du « Mythe de la signification ». Dans un texte de 1946, publié dans Mind, Austin interroge la notion de connaissance comme il a interrogé la notion de signification, c’est-àdire en étudiant, dans le détail, dans quelles circonstances nous utilisons la question « Comment savez-vous que … ? » et comment nous y répondons. Le texte « Other minds » part en fait du problème de la connaissance des états mentaux d’autrui, mais, à la manière de Moore, Austin transforme rapidement ce problème en une interrogation préalable sur ce qu’est la connaissance. Et, comme Moore, Austin explore le jeu du doute et de la justification de nos affirmations du point de vue de sa pratique quotidienne. Quand, et jusqu’à quel point, demande Austin, cela a-t-il du sens de demander à autrui de justifier ses prétendues « connaissances » ? Et quelles sont les procédures conventionnelles pour apporter réponse à ce type de demande ? Dans quelles circonstances cela a-t-il du sens de douter ? Et quand peut-on, dans la vie de tous les jours, se déclarer « certain » ? Toutes ces questions, qui sont celles de Moore et du dernier Wittgenstein, Austin les aborde du point de vue de ce qui fait sens pour l’homme de la rue. Car, lorsqu’ils se sont emparés de ces pratiques quotidiennes de la justification, les philosophes les ont rendues méconnaissables en exacerbant le doute au-delà du raisonnable ou en exigeant que soit justifié même ce qui sert en principe de justification. À quelqu’un qui, mis face à un chardonneret, dit savoir qu’il y a là un chardonneret, un philosophe demandera « Comment pouvez-vous en être absolument certain ? » ou encore « Comment savez-vous que c’est réellement un chardonneret ? que c’est un vrai chardonneret, un 655

chardonneret réel ? » . Poser de telles questions, cependant, c’est clairement trahir le sens ordinaire qu’ont les mots « certitude » ou

« réalité ». Cela peut certes avoir du sens, dans certaines circonstances, de demander si le chardonneret qui est là est bien réel. Mais ces circonstances sont très particulières et assez codifiées ; il faut qu’il y ait des raisons de douter que ce puisse être un « vrai » chardonneret, ainsi qu’une hypothèse quant à ce qu’il pourrait être d’autre, sans quoi le doute est tout simplement insensé : « Le doute ou l’interrogation “Mais est-ce un vrai ?” a toujours (doit avoir) un fondement spécial, il doit y avoir quelque raison de suggérer qu’il n’est pas réel, c’est-à-dire une façon particulière ou un nombre limité de façons particulières dans lesquelles on suggère que cette expérience pourrait être factice (phoney) »

656

.

Néanmoins, le métaphysicien veut pouvoir poser cette question en dehors de toute raison précise de douter, en dehors de toute hypothèse précise sur ce qui pourrait rendre l’expérience factice : « Le piège du métaphysicien consiste à demander “Est-ce une vraie table ?” (pour prendre une sorte d’objet qui n’a pas de façon évidente d’être factice) sans préciser ou délimiter ce qui, en elle, pourrait poser problème (what may be wrong with it), de sorte que je me sens perdu quant à 657

comment prouver que c’est une vraie table » . Au lieu de rapporter le sens du mot « réel » aux différents types de circonstances précises qui justifient son autorisation, le métaphysicien en fait une signification unique et autonome et, partant, un problème philosophique aussi profond qu’insoluble : « C’est l’utilisation du mot “réel” de cette manière qui nous mène à la supposition – hautement profonde et intrigante – que “réel” a une signification unique (‘le monde réel’‘les objets matériels’). Au contraire, nous insisterons toujours sur le fait qu’il faut préciser avec quoi “réel” doit être contrasté – c’est-à-dire que je dois montrer ce que l’objet n’est pas pour montrer qu’il est réel : et alors d’habitude nous trouvons, approprié à ce cas particulier, un mot plus spécifique et moins fatal que nous pouvons substituer à “réel” »

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.

Appliquant alors ses réflexions à la problématique spécifique de la connaissance des autres esprits, Austin fait une analyse qui est également celle de Wittgenstein et Ryle à la même époque : il y a des

pratiques rationnelles d’attribution d’états mentaux à autrui sur le fondement de son comportement dans telles ou telles circonstances, c’est-à-dire en justifiant nos affirmations par des observations de ce comportement ; et ce sont ces justifications qui fixent le sens du mot « connaître » dans ce jeu, de sorte qu’il est tout simplement insensé de dire qu’on ne pourrait pas connaître l’esprit d’autrui parce qu’on n’a pas une expérience directe de ce qui se passe dans sa tête, mais seulement de certains de ses signes ou symptômes extérieurs. Bien sûr, on peut se tromper dans cette matière comme dans d’autres. Mais l’idée même de « se tromper » suppose qu’il y a des procédures codifiées de détection des cas suspects et de vérification : « Il y a des procédures établies (plus ou moins grossièrement) pour traiter les cas suspects de tromperie ou de mécompréhension ou d’inadvertance. C’est par ce moyen que nous établissons très souvent (bien que nous ne nous attendions pas à devoir l’établir à chaque fois) que quelqu’un simule ou qu’il y a une mécompréhension ou qu’il est simplement imperméable à une émotion ou encore qu’il n’agissait pas volontairement. Ces cas particuliers, où le doute apparaît et doit être résolu, s’opposent aux cas normaux qui régissent le domaine sauf s’il y a une suggestion particulière qu’il y a tromperie et, en outre, qu’il y a tromperie d’un certain genre dont les circonstances sont intelligibles, c’est-à-dire qu’on peut y regarder de plus près parce que certains motifs particuliers sont suggérés »

659

.

À cette réflexion, Austin ajoute un élément qui annonce, quant à lui, Quand dire, c’est faire. Comme Wittgenstein, Austin relève que « Je sais » à la première personne du singulier joue un rôle particulier dans le jeu du doute et de la justification. Lorsque je dis « je sais » sans préciser au moment même les justifications de mon affirmation, je m’engage en quelque sorte vis-à-vis des autres comme dans une promesse. Je demande aux autres de me faire confiance tout en stipulant implicitement que je suis habilité à contracter cet engagement, que je pourrai l’honorer, c’est-à-dire ici que j’ai des justifications à faire valoir à qui souhaitera être informé. En ce sens, « Je sais » n’est, comme « Je promets », pas vraiment une expression descriptive qui énoncerait fidèlement un état de choses effectif ; en tant qu’engagement, c’est plutôt une manière particulière d’agir. Le

langage, dit Austin, comme le second Wittgenstein, n’est pas tout entier descriptif. Le langage de la perception (Sense and sensibilia), qui recueille une série de conférences et de cours qu’Austin fit plusieurs années de suite sur le thème de la perception entre 1947 et 1958, reprend toute l’interrogation épistémologique héritée de Moore. La question qui lance cette fois la réflexion est celle de savoir si « nous voyons ou percevons directement des objets matériels » ou « si ce que nous percevons directement, ce sont seulement des données sensibles (sense 660

data) » . Comme on s’en doute, Austin annonce d’emblée qu’il ne pourra trancher cette question parce que, formulée de la sorte, elle n’a tout simplement pas de sens. Toute la doctrine même qui oppose les choses matérielles et les données sensibles « présente typiquement une opinion d’érudit imputable à une attention obsessionnelle portée à quelques mots particuliers dont l’emploi simplifié à l’extrême n’a pas vraiment été compris, ni soigneusement étudié ou correctement décrit, mais aussi imputable à une attention obsessionnelle à quelques “faits” 661

(presque toujours les mêmes) imparfaitement étudiés » . Pour Austin, il est absurde de dire, comme Alfred Ayer – partisan du positivisme logique et collègue d’Austin à Oxford –, que nous ne percevons directement que des sense data, mais il est tout aussi absurde d’affirmer que nous percevons vraiment des choses matérielles : « La question : “Percevons-nous des choses matérielles ou des données sensibles ?” paraît sans doute très simple – trop simple –. Elle est tout à fait trompeuse »

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La question de la perception débouche sur une très large réflexion sur le sens même des termes ou expressions « voir », « percevoir », « percevoir directement », « illusion », « illusion trompeuse (delusion) », « avoir l’air (look) », « apparaître (appear) », « sembler (seem) » ou encore « réalité », sens qui n’apparaît dans toute sa complexité que lorsqu’on étudie précisément et patiemment l’usage qui est fait quotidiennement de ces termes. Et, pour chacun d’eux, Austin montre qu’Ayer en fait un usage « pervers » qui le rend incompréhensible et problématique, voire paradoxal.

L’homme ordinaire défend-il un réalisme naïf ? Croit-il d’emblée, comme l’affirme Ayer, à l’existence de choses matérielles, dont le 663

philosophe n’est, quant à lui, pas prêt à admettre l’existence ? Cela, Austin le conteste, et pour de multiples raisons. Tout d’abord, « l’expression “chose matérielle” n’est pas une expression que l’homme de la rue utiliserait ». Plus généralement, l’homme de la rue n’oppose pas les choses matérielles aux sense data ; lorsqu’il est trompé par ses sens, comme par exemple lorsqu’il voit un bâton se plier dans l’eau ou lorsqu’il perçoit un bateau en mer plus proche qu’il sait l’être en réalité, l’homme de la rue ne dira pas qu’il ne perçoit pas des choses matérielles et perçoit seulement des sense data qui sont trompeurs. Selon le type d’illusions auquel il est confronté – et il en est beaucoup de sortes différentes, qu’Austin entend prendre toutes en considération –, l’homme ordinaire estimera ou non qu’il est trompé par ses sens, mais, en tout cas, il ne dira généralement pas qu’il a dû percevoir une chose immatérielle en lieu et place d’une chose matérielle ; cela il le dira sans doute uniquement dans le cas où il aura vu quelque chose comme un fantôme ou un éléphant rose. Par ailleurs, même s’il y a parfois des phénomènes d’illusion, l’homme de la rue ne considérera pas que ses sens sont généralement trompeurs ; au contraire, il continuera à leur faire globalement confiance. Cela ne fait pas pour autant de lui un « réaliste naïf ». Il n’y a pas vraiment de raison de douter plus que le fait l’homme de la rue. Lorsque je regarde une chaise à quelques mètres de moi dans la pleine lumière du jour, douter de ce qu’il y a là une chaise serait tout 664

simplement « dépourvu de sens » . Parler de tromperie, dit Austin, « n’a de sens que sur un fond de non-tromperie générale. […] Il doit être possible de reconnaître un cas de tromperie en comparant le cas 665

étrange à des cas plus normaux » . Loin donc que l’attitude de faire généralement confiance à ses sens soit naïve, elle est, pour Austin, la seule attitude rationnelle. En définitive, ce qu’Austin montre, c’est que l’argument de l’illusion généralisée par lequel Ayer entend fonder son opposition des choses matérielles et des sense data est, sur bien des points, irrecevable si on comprend les termes qu’utilise Ayer dans leur

signification ordinaire et relativement aux pratiques quotidiennes qui font leur intérêt pour la raison. Bien entendu, en combattant Ayer sur cette question particulière des sense data, Austin vise aussi plus largement certains dogmes métaphysiques et épistémologiques modernes tels qu’ils s’expriment notamment dans le positivisme logique. Un de ces dogmes réside sans doute dans l’usage qui est fait de la notion de « réalité ». Les termes « réel » et « réalité » sont, dit Austin, des mots normaux du langage ordinaire. Ils sont utilisés dans certaines circonstances particulières en contraste avec l’éventualité que tel ou tel phénomène ne soit pas réel en un sens bien précis : l’oiseau n’est pas réel mais empaillé ; l’arc-enciel n’est qu’un effet optique, il n’est pas réel. Le terme « réel » – qui est 666

d’ailleurs plus usité que celui de « réalité » – a dès lors autant de sens différents qu’il y a de contrastes possibles de cette sorte. C’est pourquoi il ne sert pas à désigner une qualité positive. Ce n’est pas un terme « dominant » (trouser word) ; ce n’est pas lui qui « porte la culotte » dans le ménage qu’il forme avec ses contraires – « artificiel », « postiche », « feint », « imaginaire », etc. –, mais il se voit plutôt dicter son sens par chacun d’entre eux. Prétendre que le mot « réalité » a une signification unique et poser la question de ce qui est ou non réel en dehors de ces contrastes spécifiques et de ces circonstances particulières, c’est là une prise de position philosophique qui n’est pas seulement éminemment contestable, mais qui est même franchement irrationnelle. Sans doute pourra-t-on répondre que Carnap avait déjà, lui aussi, exclu que soit posée la question de l’existence – et avec elle, sans doute, celle de la réalité – en dehors de tout cadre théorique déterminé. Cependant, Austin va nettement plus loin que cela dans sa déconstruction de ce concept. Le mot « réel », dit Austin, est un mot « ajusteur », c’est-à-dire qu’avec d’autres, il sert à adapter constamment le langage aux exigences innombrables et imprévisibles que lui impose le monde. Chaque fois qu’un nouvel objet ne se plie pas parfaitement aux classifications conceptuelles du langage, ce dernier fait preuve de souplesse en tolérant que l’objet soit rangé sous telle ou telle

classification moyennant l’intervention d’un ou plusieurs mots « ajusteurs » ; ceux-ci précisent par exemple que l’objet nouveau est « comme » un porc mais n’est pas « vraiment » un porc. En ce sens, « vrai » ou « réel » aurait donc essentiellement fonction de commentaire quant au caractère plus ou moins standard ou stéréotypique d’un objet à l’égard d’une classification conceptuelle. Bien plus, ajoute Austin, le mot « réel » est, comme « bon », un terme évaluatif, un « terme de cotation » ; il indique que nous accordons une certaine dignité à tel ou tel phénomène et s’oppose systématiquement à des termes péjoratifs. Or, cela veut évidemment dire que les jugements de valeur se trouvent déjà au cœur même de la problématique de la valeur de vérité sur laquelle les positivistes logiques entendent fonder la science. Car, dit Austin, c’est là qu’est bien sûr le motif véritable de la théorie des sense data : fournir à la science un fondement absolu sous la forme d’énoncés absolument vrais et incorrigibles ; en dépit des illusions qui habitent l’expérience sensible, il y a bien des données indubitables qui constituent la réalité ultime dont la science doit rendre compte. La double leçon de Sense and sensibilia, cependant, c’est qu’« il n’y a pas de phrases 667

intrinsèquement incorrigibles » – si l’on ne peut raisonnablement douter que dans certaines circonstances, on ne peut non plus jamais raisonnablement exclure que certaines circonstances nous amènent à douter – et que, loin de garantir la parfaite objectivité et neutralité de la science, le jugement de réalité est lui-même un jugement de valeur. Dans le très célèbre Quand dire, c’est faire, qui reproduit des conférences prononcées à Harvard en 1955 et qui paraît de manière posthume en 1962, Austin s’attaque à une certaine conception du langage qui identifie systématiquement tout énoncé à une description 668

susceptible d’être vraie ou fausse . À cette vision simpliste du langage, Austin commence par opposer un argument – qu’il rapporte à Kant plutôt qu’à Carnap et que lui-même juge un peu « dogmatique » –, selon lequel certains pseudo-énoncés sont des non-sens parce que, à défaut d’être vérifiables, ils ne sont ni vrais ni faux. Mais Austin ajoute aussitôt que toute une série de pseudo-énoncés répondent en fait à de

tout autres intentions que l’affirmation et la description et ne prétendent même pas être vrais ou faux ; par ces énoncés, il ne s’agit pas de décrire le monde, mais directement d’agir sur le monde. Ainsi en va-t-il, par exemple, de l’énoncé « Je baptise ce bateau le Queen Elizabeth », qu’on prononce lorsqu’on brise une bouteille contre la coque d’un bateau à l’occasion d’une cérémonie officielle, ou encore de l’énoncé « Je lègue ma montre à mon frère », qu’on peut lire dans un testament. Énoncer ces phrases dans les circonstances appropriées, dit Austin, « ce n’est ni décrire ce qu’il faut bien reconnaître que je suis en train de 669

faire en parlant ainsi, ni affirmer que je le fais : c’est le faire » . Telle est la base de sa célèbre théorie des énoncés « performatifs » par opposition aux énoncés « constatifs », théorie qu’il s’efforce d’esquisser dans les conférences 2 à 7 d’How to do things with words. Pour ce faire, Austin cherche donc à dégager certains des traits essentiels des énoncés performatifs qui les distinguent des constatifs. Tout d’abord, Austin insiste sur l’importance des circonstances d’énonciation des énoncés performatifs ; pour qu’ils produisent leur effet, il faut que ces circonstances soient appropriées. Par là-même, Austin pointe du doigt la nécessité de prendre en compte le locuteur des performatifs, locuteur que, se concentrant sur les constatifs, l’antipsychologisme de Frege avait mis sur la touche au profit du seul contenu propositionnel exprimé, la fameuse « Gedanke » conçue sur le modèle de la « proposition en soi » bolzanienne. Le rôle essentiel du locuteur pour les performatifs est notamment marqué dans le langage par l’asymétrie qui existe entre la formulation des énoncés à la première personne de l’indicatif présent et leur formulation à d’autres personnes ou d’autres temps. Ainsi, « Je baptise… » est performatif, 670

mais « J’ai baptisé… » ou « Il baptise… » est constatif . Austin montre que les énoncés à valeur performative peuvent toujours être reformulés en des énoncés explicitement performatifs à la première personne de l’indicatif présent, qui mettent clairement l’accent sur leur source et leurs circonstances d’énonciation : « Coupable ! » équivaut à « Je vous déclare coupable » ; « Ce taureau est dangereux » inscrit sur

un panneau dans une prairie équivaut à « Moi, propriétaire de cette prairie, je vous avertis que le taureau est dangereux ». Par ailleurs, Austin montre que les performatifs se rangent sous la norme du succès et de l’échec – du « bonheur » (felicity) ou du « malheur » (infelicity) – plutôt que de la vérité et de la fausseté comme les énoncés constatifs. Et c’est d’ailleurs en distinguant plusieurs types d’échecs différents que peuvent rencontrer les performatifs – emplois inappropriés, défauts ou accrocs au moment de poser l’acte, insincérités, etc. – qu’Austin procède à une première tentative de catégorisation des performatifs. « En plus de la formulation des mots, qui constituent ce que nous avons appelé le performatif, il faut généralement que nombre de choses se présentent et se déroulent correctement, pour que l’on considère que l’acte a été conduit avec bonheur. Nous pourrons espérer découvrir ce que sont ces conditions par l’examen et le classement des types de cas où quelque chose fonctionne mal, où l’acte (se marier, parier, léguer, baptiser, ou ce qu’on voudra) constitue par conséquent, au moins jusqu’à un certain point, un échec. L’énonciation est alors – pourrions-nous dire – non pas fausse, en vérité, mais malheureuse. Et voilà pourquoi nous appelons la doctrine des choses qui peuvent se mal présenter et fonctionner mal, lors de telles énonciations, la doctrine des Échecs »

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Dans la mesure, cependant, où les différentes catégories de performatifs ne s’excluent pas mutuellement mais semblent se recouper sans cesse les unes les autres par certains de leurs traits, cette catégorisation est extrêmement difficile et semble même ne pas pouvoir être menée à son terme. Comme Wittgenstein et Ryle, Austin se voit confronté à l’irréductible diversité des jeux de langage, mais aussi aux « ressemblances de famille » qui rapprochent chaque jeu de langage de chaque autre par quelque trait de parenté. Bien pire, constate Austin, un seul et même énoncé peut être à la fois constatif et performatif ; la phrase « Un taureau est dans le pré » est un avertissement, mais c’est aussi une description vraie ou fausse. Et la distinction entre ces deux statuts n’est pas toujours très nette. D’ailleurs, les critères qui avaient été envisagés précédemment ne semblent pas fonctionner de manière absolue.

Certains performatifs peuvent en effet être pensés sur le mode de la vérité ou de la fausseté, ou du moins de leur caractère correct ou non. Ainsi, un avertissement – « Le taureau va foncer » – peut être erroné comme une affirmation. À l’inverse, il y a des cas de constatifs qui peuvent être pensés sur le mode du succès et de l’échec. Ainsi en va-til, pour Austin, des énoncés « putatifs » qui, comme « L’actuel roi de France est chauve », renvoient à quelque chose qui n’existe pas. Plutôt que de considérer, comme Russell, qu’un tel énoncé, dont les présupposés d’existence ne sont pas remplis, est faux ou même, comme d’autres auteurs, qu’il n’a pas de sens, Austin préfère dire que son énonciation est malheureuse et plus particulièrement « nulle et non 672

avenue » , c’est-à-dire qu’elle subit le même type d’échec que « Je baptise ce bateau le Queen Elizabeth » prononcé dans des circonstances inappropriées. De même, l’énoncé « Le chat est sur le paillasson, mais je ne crois pas qu’il le soit » – dont Moore avait fait remarquer qu’il est paradoxal, puisque la première partie de l’énoncé présuppose l’adhésion du locuteur à ce qu’il dit – doit, pour Austin, se comprendre en termes d’échec : « Supposons que je dise “Le chat est sur le paillasson”, alors qu’en réalité je ne le crois pas. De quoi s’agitil ? Il s’agit sans aucun doute d’une insincérité. En d’autres termes, le malheur ici – quoiqu’il touche une affirmation – est exactement le même que celui qui atteint “Je promets …” lorsque je n’ai pas l’intention, ne crois pas, etc. »

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Quant à la personne, au mode et au temps, ils ne permettent pas de trancher catégoriquement entre performatifs et constatifs. Tous les usages à la première personne du présent de l’indicatif ne sont pas, loin de là, des performatifs. Et certains, comme « Je suis désolé », semblent tout à la fois performatifs et constatifs. Par ailleurs, il y a toute une série de performatifs qui se formulent à la voix passive et usent alors de la deuxième ou troisième personne : « Vous êtes invités à … », « Les voyageurs sont avisés de … », « Il est formellement interdit de … »

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En suivant l’idée que les performatifs implicites peuvent être reformulés en énoncés à la première personne de l’indicatif présent, on pourrait, suggère Austin, tenter de sauver les critères grammaticaux en

distinguant certains dispositifs linguistiques primitifs qui sont ambigus quant à leur nature performative ou constative et des formulations explicitement performatives qui ont alors tous les traits grammaticaux requis. Par ailleurs, pour les énoncés dont le statut est ambigu, on pourrait s’efforcer de trancher au moyen d’une série de tests linguistiques simples. Par exemple, si, à la suite d’un énoncé comme « Je suis désolé », cela a du sens de demander une confirmation du type « L’est-il vraiment ? » ou « Le fait-il vraiment ? », c’est que c’est un énoncé constatif. Cependant, comme le montre Austin, on continue de retrouver des catégories différentes de performatifs, qui ne passent pas les différents tests de la même façon. La septième conférence aboutit ainsi à un constat d’échec : « Faisons le point. Nous avons d’abord examiné la distinction avancée entre énonciations performatives et constatives. Un certain nombre d’indices nous ont toutefois amenés à penser que des malheurs pouvaient atteindre les unes et les autres – et pas seulement les performatives ; de plus, il nous est apparu que l’exigence d’une conformité ou d’un rapport aux faits (impératif variable selon les cas) s’applique aussi bien aux performatifs (en plus de la nécessité pour eux d’être heureux) qu’aux réputés constatifs. Nous avons échoué à trouver un critère grammatical pour les performatifs, mais nous avons voulu continuer de croire que tout performatif pouvait, en principe, être ramené à la forme d’un performatif explicite, et qu’il nous serait ainsi possible d’établir une liste. Nous avons cependant découvert, par la suite, qu’en bien des cas il n’est pas facile de décider qu’une énonciation est ou non performative, même lorsqu’elle présente apparemment une forme performative explicite ; et de toute façon – comme il fallait s’y attendre –, restent les énonciations commençant par “J’affirme que”, qui semblent satisfaire aux conditions du performatif, mais qui sans aucun doute posent une affirmation et sont donc sans aucun doute essentiellement vraies ou fausses. Il est temps, après cela, de reprendre le problème à neuf »

675

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Dans les conférences suivantes, Austin se propose donc de « reprendre à neuf » tout le problème de la valeur performative des énoncés en ne distinguant plus, cette fois, différents types d’énoncés mais différentes fonctions des mêmes énoncés. Et c’est ainsi qu’il

parvient à sa théorie des « actes du discours » (speech acts) locutoires, illocutoires et perlocutoires. Les actes locutoires, sur lesquels se sont concentrés les philosophes, consistent en « la production d’une phrase 676

dotée d’un sens et d’une référence » et reprennent les fonctions phonétiques – production de phonèmes –, phatiques – production de vocables – et rhétiques – production d’énoncés – du langage. Les actes illocutoires précisent comment nous employons la locution et quelle valeur conventionnelle il faut accorder à notre énoncé ; ce sont des commentaires sur le statut de l’acte locutoire et la manière dont il doit être interprété. Les actes perlocutoires constituent l’action d’énonciation envisagée du point de vue de la production d’effets (intentionnels ou non) sur le monde. Ainsi en va-t-il lorsque je convaincs quelqu’un ou que je surprends quelqu’un en disant telle ou telle chose. Cette nouvelle théorie, qu’Austin s’efforce de préciser à partir de la huitième conférence, permet alors de rendre compte de l’entremêlement permanent des constatifs et des performatifs et elle permet notamment de penser la force illocutoire des affirmations – et notamment des affirmations putatives –, dès lors envisagées sous la catégorie du succès et de l’échec. Cependant, on le voit, si la première théorie – celle qui opposait simplement les performatifs aux constatifs – pouvait s’inscrire dans la continuité de la tendance analytique à mettre de côté certains énoncés qui échappent au modèle de la proposition authentique – celle qui est douée de sens et vraie ou fausse –, la seconde théorie implique cependant une remise en question nettement plus radicale de la notion de proposition, qu’elle oblige à penser systématiquement en termes d’actes du langage. Car même la fonction locutoire de l’énonciation est un acte. Bien plus, ajoute Austin, la norme du vrai et du faux n’est au fond pas si différente de la norme de l’heureux et du malheureux. « Sommes-nous assurés qu’une affirmation vraie relève d’une autre classe d’appréciation que la démonstration saine, le conseil judicieux, le jugement raisonnable et le blâme justifié ? Ces actes n’entretiennent-ils pas des rapports compliqués avec les faits ? »

677

. Ainsi, le verdict de vrai ou de

faux pour le constatif « Il est deux heures et demie » est très similaire au verdict de succès ou d’échec pour un performatif « verdictif » tel que 678

« J’estime qu’il est deux heures et demie » . Plus globalement, beaucoup de performatifs – comme les avertissements et les conseils – s’évaluent par le couple « à tort »/« à raison », qui semble généraliser le couple « vrai »/« faux ». En définitive, souligne Austin, « affirmer, décrire, etc. ne sont que deux termes parmi beaucoup d’autres, qui désignent les actes illocutoires ; ils ne jouissent d’aucune position privilégiée. Ils n’occupent en particulier aucune position privilégiée quant à la relation aux faits – et qui seule permettrait de dire qu’il s’agit du vrai ou du faux. Vérité ou fausseté, en effet (sauf si nous avons recours à une abstraction artificielle, toujours possible et même légitime à certaines fins), sont des mots qui désignent non pas des relations, des qualités (que sais-je encore ?), mais une dimension d’appréciation : à savoir comment, de quelle façon plus ou moins satisfaisante, les mots rendent compte de faits, événements, situations, etc., auxquels ils renvoient. Du même coup, il nous faut éliminer, au même titre que tant d’autres dichotomies, la distinction habituellement établie entre le “normatif ou l’appréciatif” et le factuel »

679

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La distinction de la valeur et du fait est un « fétiche » qu’Austin estime mis en pièce par toutes les analyses de Quand dire, c’est faire. Avec lui vole également en éclats le fétiche de la distinction du vrai et du faux. Car, de même qu’un performatif peut être couronné de plus ou moins de succès, un constatif peut être plus ou moins vrai, en fonction, par exemple, du degré d’exactitude requis. Ancrée, donc, en un premier temps, dans la problématique du partage entre propositions authentiques et pseudo-propositions qui n’en ont que l’apparence, la pensée d’Austin finit par dynamiter la notion de proposition authentique en réintroduisant, en son sein, toutes les impuretés – locuteur, contextes d’énonciation, effets, … – que Frege et Carnap en avait chassées. Bien plus, à Wittgenstein, qui, avec les notions d’« usage » et de « pratiques » avait pourtant réintroduit la dimension pragmatique dans l’analyse du langage, Austin adresse le reproche d’être encore l’héritier trop fidèle d’une pensée de

la signification qui reste prisonnière de la seule dimension locutoire du langage et de n’avoir pas assez thématisé la signification en tant que valeur illocutoire. Toutefois, il est clair que la démarche philosophique qu’Austin entreprend est très proche de celle du second Wittgenstein et de Ryle : loin de vouloir idéaliser l’expression linguistique pour pouvoir en dégager les quelques grands principes fondamentaux, il entend nourrir sa réflexion d’exemples nombreux et divers puisés dans le langage ordinaire : « Nombre d’entre vous, dit-il lors d’une de ses conférences d’Harvard, commencent sans doute (et légitimement, dans une certaine mesure) à s’impatienter de me voir aborder les problèmes de cette façon. Vous pensez : “Pourquoi ne pas couper court à ce bavardage ? Pourquoi s’éterniser sur des listes de mots ordinaires, qui désignent ces choses que nous faisons en liaison avec le fait que nous les disons ? Pourquoi s’attarder sur des formules telles que “en” et “par le fait de” ? Pourquoi ne pas aller droit aux faits et les discuter purement et simplement, en termes de linguistique et de psychologie ? Pourquoi tous ces détours ?” J’admets, bien sûr, qu’il faudra en arriver là – mais après, et pas avant d’avoir vu ce que nous pouvons tirer du langage ordinaire, même si ce qui en ressort pèse son poids de vérité indéniable. Faute de quoi nous négligerions certaines données : nous irions trop vite »

680

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Seule l’observation patiente de ce que nous disons quotidiennement permet de bien cerner les problèmes qui s’expriment dans le langage et d’éviter de tirer des leçons hâtives : c’est, dit Austin à l’entame de sa douzième et dernière conférence, « l’acte du discours, dans la situation intégrale de discours, qui est en fin de compte le seul phénomène que nous cherchons de fait à élucider »

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Au terme de ces analyses, on pourrait peut-être se demander s’il reste quelque chose de l’analyse logique que les premiers philosophes analytiques entendaient mener pour débarrasser l’expression de la pensée des formulations ambiguës maladroites ou trompeuses qui sont le lot des langues naturelles. Le message d’Austin n’est-il pas que, au contraire, tout est en ordre et limpide dans le langage ordinaire et que

les erreurs d’analyse ne peuvent provenir que de l’entreprise simplificatrice et uniformisatrice des philosophes, logiciens compris ? Doit-on en définitive se contenter de décrire les pratiques quotidiennes en se gardant bien de les analyser ? La réponse d’Austin n’est évidemment pas celle-là : le langage ordinaire est parfois trompeur, maladroit ou ambigu ; il charrie parfois avec lui une « métaphysique de l’âge de pierre » et des conceptions inadéquates. C’est pourquoi il peut et il doit, ça et là, être réformé. Cependant, une telle réforme ne peut être entreprise avant d’avoir patiemment étudié l’ensemble de ses ressources et ses ressorts : « Le langage ordinaire, dit Austin dans un texte de 1956, n’est certainement pas le dernier mot : en principe, il peut être complété (supplemented), amélioré (improved upon) et même supplanté (superseded). Rappelez-vous seulement qu’il est le premier mot »

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Loin qu’il condamne d’avance toute entreprise qui entendrait opérer la synthèse et la mise en forme des données résultant de l’observation patiente des pratiques linguistiques, Austin affirme à Royaumont l’année suivante que la philosophie – « dépotoir de tous les laissés pour compte des autres sciences, où se retrouve tout ce dont on ne sait pas comment le prendre » – doit déblayer le terrain pour la recherche scientifique et céder à des disciplines autonomes chaque parcelle de savoir qu’elle aura pu délimiter et doter d’une méthode d’investigation scientifique. « La philosophie au service de la science », tel est au fond le mot d’ordre que, malgré tout ce qui les sépare, Austin reprend encore à Carnap.

RÉSUMÉ Ami et collègue de Russell – dont il initie d’ailleurs la conversion antipsychologiste –, George Edward Moore est lui aussi un des piliers de l’école analytique. Contrairement au coauteur des Principia mathematica, cependant, l’auteur des Principia ethica ne conçoit pas l’analyse des problèmes philosophiques comme leur retranscription dans un langage idéographique idéal. C’est dans le langage ordinaire que Moore

mène l’essentiel de ses analyses sur le sens des concepts utilisés et la manière dont ils sont logiquement rapportés les uns aux autres. Par ailleurs, pour établir ses propres thèses, Moore utilise régulièrement des arguments de sens commun qui ne peuvent que paraître simplistes aux yeux critiques du philosophe. L’ambition de Moore, cependant, c’est précisément de montrer que c’est ce genre d’évidences très simples qui est au fondement ultime de toute preuve et que le philosophe ne peut contester entièrement leur validité qu’au risque de saper la notion même de preuve et, avec elle, toute l’entreprise de justification rationnelle (donner des raisons, avoir raison, etc.). Revenant à la fin de sa vie sur les textes de Moore, Wittgenstein montrera comment ces textes interrogent le jeu de la certitude et du doute et comment ils dénoncent l’attitude philosophique du doute universel et hyperbolique. On ne peut rationnellement, dit au fond Moore, ni douter de tout ni douter sans bonne raison de douter. En définitive, ce sont les méthodes de la philosophie que tout le travail de Moore interroge. Héritier des problématiques de Russell, Gilbert Ryle se montre aussi profondément influencé par la manière de philosopher de Moore. Dès lors, son attitude à l’égard de l’entreprise de reformulation idéographique se montre souvent ambiguë : bien qu’il juge éclairante une telle stratégie d’analyse logique – que lui-même mène généralement de manière informelle –, Ryle semble généralement considérer qu’elle n’est vraiment utile que pour éviter les conclusions hâtives du philosophe, mais que l’utilisateur ordinaire des expressions concernées n’en a pas vraiment besoin parce que, dans leur usage quotidien, ces expressions sont le plus souvent suffisamment claires. En outre, comme le second Wittgenstein, Ryle en vient à penser que c’est précisément dans le langage quotidien plutôt que dans un langage idéal que s’expriment essentiellement la plupart des contraintes de la rationalité, et en particulier les contraintes sémantiques que ne peut capturer la syntaxe idéographique, même dotée de la théorie des types logiques. À cet égard,

l’analyse d’usage complète l’analyse logique informelle en envisageant, moins rigoureusement mais plus finement, certains problèmes réels pris dans toute leur complexité. Traducteur de Frege, John Austin interroge le mythe de la signification comme Quine et Wittgenstein. Et, comme Moore, il explore le jeu de la certitude et du doute. Mais ce qui fait surtout la parenté avec Moore et le second Wittgenstein, c’est que, pour démêler ces questions, Austin part systématiquement d’une investigation lente et détaillée de l’usage quotidien des expressions correspondantes. Les problèmes philosophiques surgissent précisément lorsqu’on ne prend pas suffisamment garde à l’ensemble des règles parfois très complexes qui régissent l’usage de telle ou telle expression dans le langage ordinaire. En voulant simplifier les choses à partir de quelques exemples grossiers, le philosophe en vient à rendre incompréhensible voire paradoxal l’usage d’un terme, pourtant non problématique dans la vie quotidienne. Observateur attentif et patient de la pratique de langage de l’homme ordinaire, Austin est aussi, bien sûr, celui qui met en évidence le caractère performatif et non descriptif de certains énoncés. Loin, cependant, d’en tirer, comme l’aurait fait Carnap, la conclusion qu’il s’agit là de pseudo-propositions, Austin interroge plutôt la notion même de proposition – notion qui est au fondement de l’analyse frégéo-russellienne – à partir de la problématique des actes (locutoires, illocutoires, perlocutoires) du discours. Dans la foulée, il remet en question le « fétiche » positiviste de la distinction de la valeur et du fait. Comment clarifier les problèmes et questions philosophiques avant de s’atteler à y répondre ? Et qu’est-ce qui pourra compter comme raison ou comme preuve ? En quoi les arguments du philosophe diffèrent-ils des arguments de bon sens de l’homme ordinaire ? Quels sont les mérites respectifs de l’analyse logique et de l’analyse d’usage ? Et comment pratiquer correctement cette dernière ? Bref, quelle est la méthode de la philosophie ? Telle est

l’interrogation à laquelle, au-delà de leurs propres contributions à la résolution ou à la dissolution de problèmes philosophiques particuliers, Moore, Ryle et Austin se sont livrés en permanence, comme d’ailleurs avant eux Frege, Russell, Wittgenstein, Carnap ou Quine. Car, s’il y a bien une préoccupation directrice de toute la philosophie analytique, c’est la question de la méthode philosophique.

QUELQUES OUVRAGES DE RÉFÉRENCE EN FRANÇAIS ANTONIOL L., Lire Ryle aujourd’hui, Bruxelles, De Boeck, 1993. ARMENGAUD F., G. E. Moore et la genèse de la philosophie analytique, Paris, Méridiens Klincksieck, 1985. COLLECTIF, « Connaissance, nature, sens commun : G.E. Moore », Revue de métaphysique et de morale, vol. 51, 2006. COLLECTIF, « Ryle », Revue internationale de philosophie, vol. 223, 2003. COLLECTIF, « Usages d’Austin », Revue de métaphysique et de morale, vol. 46, 2004. DAVAL R., Austin, Paris, Ellipses, 2000. DAVAL R., Moore et la philosophie analytique, Paris, Presses Universitaires de France, 1997.

Conclusion Sous les critiques conjuguées du second Wittgenstein, de Quine et des philosophes du langage ordinaire, le projet logiciste, qui avait guidé la philosophie analytique de Frege à Carnap, semble devoir baisser le pavillon qu’il avait triomphalement agité au début des années 1930. Pour autant, l’analyse, en tant que méthode philosophique, ne doit pas être abandonnée ; comme en témoignait l’œuvre de Moore, la démarche analytique n’est pas intrinsèquement liée au logicisme. Et, d’ailleurs, malgré les critiques sévères qu’ils adressent à leurs prédécesseurs, ni Wittgenstein ni Quine ni Ryle ni Austin n’ont montré quelque intention de renoncer à un paradigme, qu’ils ont sans doute remodelé mais dont ils ont préservé l’impulsion et le motif. Clarifier les questions philosophiques avant de chercher à y répondre ; reformuler les problèmes pour qu’ils soient intelligibles et susceptibles d’une solution rationnelle ; déserter les interrogations insensées et les formules toutes faites ; bref, nettoyer et affiner le langage même dans lequel la pensée philosophique va devoir s’exercer, tels sont encore et toujours les préceptes méthodologiques que recommande l’école analytique. Entre Quine et les philosophes du langage ordinaire, l’accord n’est pas pour autant complet sur la manière même de satisfaire à ces préceptes. Là où Ryle, Austin, Strawson et bien d’autres voient, dans la reformulation idéographique, un carcan trop étroit qui, pour l’entreprise de clarification, est, au mieux, un outil insuffisant et, au

pire, un obstacle épistémologique comparable aux plus grands préjugés métaphysiques, Quine reste, pour sa part, attaché à la traduction en langue canonique, pour la raison qu’elle est seule à même de faire surgir certaines propriétés structurelles des discours et, bien sûr, de 683

faire apparaître leurs engagements ontologiques . Il ne s’agit plus cependant, comme c’était le cas chez Frege, de « réformer » le langage quotidien ; comme les philosophes d’Oxford, Quine a pris la mesure de la richesse philosophique que celui-ci contient et c’est précisément à la mettre plus clairement en évidence que, comme eux, il s’attelle. Les chapitres V, VI et VII de Le mot et la chose témoignent d’ailleurs de ce que l’embrigadement logique s’inscrit, pour Quine, dans la continuité directe des paraphrases dont nous nous servons quotidiennement pour lever les ambiguïtés du langage. Souple et opportuniste, l’analyse logique de Quine se revendique de la maxime selon laquelle « il ne faut pas exposer plus de structure logique qu’il ne paraît utile pour les besoins de la déduction ou pour toute autre recherche engagée »

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Plus souvent conjointes qu’antinomiques, analyse logique et analyse d’usage prêtent aujourd’hui leur concours à toutes les interrogations philosophiques et dans toutes les disciplines de la philosophie. Dans cet ouvrage, nous avons privilégié des préoccupations épistémologiques et ontologiques pour la raison qu’elles ont historiquement été à l’origine de l’émergence du paradigme. Mais les Principia ethica de Moore sont la preuve de la pertinence de la démarche pour d’autres champs de la philosophie. Et il ne manque pas d’auteurs dans l’école analytique pour appliquer, par exemple, cette démarche à des questions d’éthique (notamment Richard Hare, Elizabeth Anscombe), d’esthétique (Arthur Danto, Nelson Goodman, Stanley Cavell), de philosophie politique (John Rawls, Robert Nozick, Gerry Cohen, Alasdair MacIntyre, Charles Taylor, Michael Walzer) ou de philosophie des religions (Alvin Plantinga, Anthony Flew, Richard Swinbrurne). En outre, le travail critique de Quine a fait resurgir certains problèmes que les pères fondateurs avaient cru pouvoir écarter du champ philosophique. Ainsi, semble levé l’interdit antipsychologiste qui condamnait toute intervention des sciences empiriques en

épistémologie. Par là-même, semblent légitimées les recherches en « philosophie de l’esprit » qui ont, sans conteste, pris le devant de la scène analytique depuis une quarantaine d’années (en particulier Daniel Dennett, Jerry Fodor, John Searle, Hilary Putnam, Donald Davidson, Paul Churchland, Thomas Nagel, John McDowell, Fred Dretske) ; la profonde intrication de la philosophie avec les sciences cognitives qui s’y fait jour était encore inconcevable pour Carnap, qui pensait certes que la première devait se mettre au service des secondes, mais ne pouvait accepter qu’elle trouve en elles ses arguments. Par ailleurs, la question herméneutique, qu’avait écartée l’ambition initiale d’un langage de la raison universelle, retrouve après Quine ses lettres de noblesse. Consécutivement, c’est toute la question même du réel qui est réhabilitée. Quelle part a le réel et quelle part ont nos schèmes linguistiques dans nos théories les plus assurées ? Y a-t-il même un réel indépendant de nos schèmes linguistiques ? Thomas Kuhn, Donald Davidson, Richard Rorty, Hilary Putnam et d’autres reposent désormais ces questions que Frege supposait résolues et que Carnap jugeait insensées. Enfin, il faut aussi noter la résurgence d’un certain aristotélisme, voire d’un certain platonisme, qui, cette fois contre Quine autant que contre Carnap, conteste que les objets soient des purs ceci et ça ne tenant leurs propriétés que des classifications conceptuelles plus ou moins arbitraires qui s’exercent dans tel ou tel langage. Avec leur logique modale, Ruth Barcan et Saul Kripke réaffirment quelque chose comme un essentialisme, tandis que d’autres – de « l’école de Manchester » (en particulier Paul Simons, Barry Smith, Kevin Mulligan) ou de « l’école australienne » (en particulier David Armstrong) – se préoccupent des qualités que les objets eux-mêmes doivent avoir pour satisfaire les concepts et rendre les propositions vraies.

Glossaire Analyse L’analyse, comme méthode philosophique, est l’objet de cet ouvrage tout entier et ne peut donc ici être explicitée en quelques lignes. Disons seulement que, de Frege à Quine, toute clarification des problèmes philosophiques doit passer par l’analyse logique, c’est-àdire la reformulation de ces problèmes dans le langage de la raison – l’idéographie –, qui est seul à même de faire apparaître précisément l’ensemble de leurs articulations logiques. À l’analyse, les questions peuvent alors s’avérer plus faciles à résoudre, mais aussi parfois se révéler absurdes – parce que violant les principes même de la formulation d’une pensée rationnelle – ou tout simplement triviales – une fois reformulé, un énoncé qui semblait profond apparaît simplement « tautologique ». Pour le second Wittgenstein et les philosophes du langage ordinaire, la clarification doit plutôt venir de l’analyse d’usage, c’est-à-dire de la description patiente de l’usage quotidien des expressions qui interviennent dans les questions philosophiques. Une fois encore, l’analyse permet de voir que le problème, tel qu’il était préalablement formulé, échappait à toute solution rationnelle, parce que les expressions employées n’avaient pas de sens défini ou avaient un sens complètement étranger aux pratiques de la vie quotidienne qui sont censées déterminer son importance et ses enjeux.

L’Analyse est aussi une discipline mathématique, celle qui envisage les figures géométriques comme fonctions algébriques et fait ainsi le lien entre géométrie et arithmétique. Lorsqu’il est question de l’Analyse en ce sens mathématique dans cet ouvrage (dans les développements consacrés au projet logiciste chez Frege et Russell), le mot figure avec un « A » majuscule.

Analytique – synthétique Kant appelait « analytique » une proposition – comme « ce chat gris est coloré » – dont l’idée du prédicat (de l’attribut) est contenue dans l’idée du sujet, de sorte que la proposition est nécessairement vraie. Au contraire, une proposition – comme « ce chat est gris » – est « synthétique » si l’idée du prédicat n’est pas contenue dans l’idée du sujet. Pour savoir que « ce chat est gris » on ne peut se contenter d’analyser les idées en jeu ; il faut tirer l’information d’ailleurs, en l’occurrence de l’expérience. Kant pensait que des propositions mathématiques comme « 7 + 2 = 9 » ou « La somme des angles d’un triangle est égale à 180° » sont synthétiques et qu’elles sont néanmoins connaissables a priori, c’est-à-dire qu’elles ne dérivent d’aucune expérience sensible particulière, mais seulement de la forme même de toute expérience sensible : il ne peut y avoir de sensation que dans un espace pourvu de certaines propriétés géométriques et dans une succession temporelle qui préfigure les suites arithmétiques. La géométrie et l’arithmétique, disait donc Kant, reposent sur des « intuitions pures », c’est-à-dire des intuitions sensibles purifiées de tout contenu et réduites à l’expérience de formes spatiales ou temporelles. En fondant l’arithmétique puis l’ensemble des mathématiques sur la logique, Frege et Russell veulent au contraire affirmer que les propositions mathématiques sont aussi analytiques que des axiomes logiques comme le principe de non-contradiction ~(p∧~p). Cela voudrait dire qu’elles n’ont pas de « contenu informationnel » propre et qu’elles ne supposent aucune intuition particulière, mais seulement des analyses et des déductions.

Carnap a fondé tout son positivisme logique sur l’idée que la totalité des principes rationnels de la science que Kant disait « synthétiques a priori » étaient logiques, donc analytiques, et que les seuls énoncés synthétiques de la science étaient donc les énoncés empiriques, dont elle tire dès lors toutes ses informations. Quine, cependant, a dénoncé cette distinction de l’analytique et du synthétique en montrant qu’on ne pouvait identifier les rapports de synonymie entre deux concepts – et donc l’analycité de la phrase qui attribue l’un à l’autre – que par l’observation des usages linguistiques, donc par l’expérience.

Connecteur vérifonctionnel On appelle « connecteur » un rapport logique entre deux propositions simples tel qu’il permet de composer à partir d’elles une proposition complexe. Par exemple, à partir des propositions « Il pleut » et « La route est mouillée », on compose la proposition complexe « Il pleut et la route est mouillée » grâce au connecteur « et » ; ou alors on compose la proposition complexe « Il pleut parce que la route est mouillée » grâce au connecteur « parce que ». Certains de ces connecteurs sont tels qu’ils permettent de déterminer la valeur de vérité des propositions complexes uniquement en fonction de la valeur de vérité des propositions simples qui la composent. Ainsi, la valeur de vérité d’ « Il pleut et la route est mouillée » dépend exclusivement de la valeur de vérité d’« Il pleut » et de « La route est mouillée » : si les deux propositions simples sont vraies, la proposition complexe est vraie, et dès qu’une des deux propositions simples est fausse, la proposition complexe est fausse. Le connecteur « et » (la conjonction que l’on note ∧) est donc un « connecteur vérifonctionnel » ; on peut caractériser son sens par une « fonction de vérité » qui attribue à la proposition complexe la valeur de vérité « vrai » quand les deux propositions simples ont la valeur de vérité « vrai » et qui attribue à la proposition complexe la valeur de vérité « faux » quand au moins une des propositions simples a la valeur de vérité « faux ». Le connecteur « ne… pas » (la négation que

l’on note ~) est la fonction de vérité qui attribue la valeur « faux » à ~p quand p est vrai et la valeur « vrai » à ~p quand p est « faux ». Le connecteur « ou » (la disjonction non exclusive que l’on note v) est la fonction de vérité qui attribue la valeur « vrai » à p vq quand au moins une des deux propositions est vraie et la valeur « faux » à pvq quand p et q sont tous deux faux. Le connecteur « si… alors… » (conditionnel matériel que l’on note ⊃) attribue la valeur de vérité « faux » à p ⊃q quand p est vrai et q faux et la valeur de vérité « vrai » à p ⊃q dès que q est faux ou que p est vrai. Le connecteur « parce que » (lien causal) n’est, par contre, pas vérifonctionnel. Wittgenstein a théorisé les fonctions de vérité en les transcrivant dans des tables de vérité et postulé qu’elles étaient les seuls rapports logiques possibles entre propositions d’une théorie, de sorte qu’on peut toujours déterminer la valeur de vérité de la théorie si l’on connaît la valeur de vérité individuelle de toutes les propositions simples qui la composent ainsi que les lois des connecteurs vérifonctionnels et des autres opérateurs logiques. La logique vérifonctionnelle est « extensionnelle », puisque chaque proposition simple n’intervient dans la valeur de vérité des propositions complexes qu’en tant qu’elle est vraie ou fausse et indépendamment de ses liens de sens avec les autres propositions ; elle peut donc être remplacée par n’importe quelle autre proposition qui a la même valeur de vérité.

Description déf inie Frege opposait les termes conceptuels – qui expriment des fonctions classificatoires – aux noms propres – qui désignent des individus. Russell, cependant, s’intéresse à certaines expressions – comme « l’actuel président des États-Unis » – qui identifient un individu singulier au moyen d’une description conceptuelle. Parce qu’elles ne renvoient qu’à un seul individu, Frege les traitait comme des noms propres. Mais Russell montre que la présence en elles de concepts témoigne de ce que ce sont bien des fonctions classificatoires, qui, en théorie, pourraient éventuellement renvoyer à « vrai » pour plus d’un

individu ou pour aucun. Ainsi, en 2008, le concept « actuelle reine de Belgique » est satisfait par deux individus – Fabiola et Paola – de sorte que l’expression « l’actuelle reine de Belgique » est trompeuse. Utiliser un concept avec le déterminant défini « le », c’est, dit Russell, affirmer implicitement l’existence et l’unicité de ce dont on parle ; c’est affirmer que le concept est satisfait par au moins un objet et par un seul. Si une de ces deux affirmations est fausse – s’il n’y a pas d’individu qui satisfait le concept ou s’il y en a plusieurs –, cela implique que sont fausses également toutes les phrases qui comportent la description définie en question, par exemple « l’actuel roi de France » ou « l’actuelle reine de Belgique ». Cette théorie des descriptions définies a des vertus « nominalistes », parce qu’elle permet de considérer que certaines descriptions individualisantes – comme « l’être parfait, omniscient et omnipotent » – ne désignent pas nécessairement un individu, mais expriment une fonction classificatoire qui pourrait n’être satisfaite par aucun individu ou par plusieurs. Dans ces deux cas, l’expression « l’être parfait, omniscient et omnipotent », qui affirme implicitement l’existence et l’unicité de ce dont elle parle, serait trompeuse et les phrases dans lesquelles elle intervient seraient en fait toutes fausses. Carnap s’est beaucoup servi de cette idée dans sa reconstruction rationnelle de la science. Parce qu’ils sont identifiés par des concepts et non désignés directement par des noms propres, les « objets » de la science ne sont, selon lui, pas d’authentiques individus du monde, mais plutôt des fonctions classificatoires qui peuvent ou non être satisfaites par les individus du monde.

Extensionalité – intensionalité Frege avait distingué le sens (Sinn) et la signification (Bedeutung) des termes conceptuels. Le sens ou « intension » est l’ensemble des traits caractéristiques (Merkmale) que les objets doivent avoir pour satisfaire le concept : pour être « satellite naturel de la Terre », il faut être un corps physique, n’avoir pas été produit par l’homme et se déplacer en orbite autour de la Terre. La signification ou « extension »

est l’ensemble des objets qui satisfont le concept, c’est-à-dire l’ensemble des x qui rendent vrai « x est un satellite naturel de la Terre », en l’occurrence ici un seul objet, à savoir la Lune. Deux concepts sont extensionnellement équivalents s’ils sont satisfaits par les mêmes objets. Par exemple, « prédécesseur immédiat de Bill Clinton à la Maison blanche » et « père de George Walker Bush » ; ou encore « créature ayant au moins un rein » et « créature ayant un cœur » (il semble que tous les individus ayant un cœur ont au moins un rein et réciproquement). Deux concepts extensionnellement équivalents ne sont pas pour autant intensionnellement équivalents ; ils n’ont pas le même sens. Dans toute une série de contextes – dits « extensionnels » –, remplacer l’un par l’autre deux concepts extensionnellement équivalents ne modifie pas la valeur de vérité des phrases dans lesquelles ils interviennent : puisque ces concepts sont vrais des mêmes objets, chaque fois qu’un des deux concepts est attribué à un objet dans une phrase vraie, on a toujours une phrase vraie si on lui substitue l’autre concept ; « Mistigri a au moins un rein » est vrai si et seulement si « Mistigri a un cœur » est vrai. Cependant, dans certains contextes – dits « intensionnels » ou, comme le dit Quine, « référentiellement opaques » –, ce n’est pas le cas. Ainsi, il se peut que « Je crois que les chats sont des créatures ayant un cœur » soit vrai mais que « Je crois que les chats sont des créatures ayant un rein » soit faux ; et, de même, il se peut que « Le père de George Walker Bush a nécessairement un fils » soit vrai et que « Le prédécesseur immédiat de Bill Clinton à la Maison Blanche a nécessairement un fils » soit faux. Si Frege et même Russell se montraient sensibles à ces contextes intensionnels, ils ont surtout développé des outils logiques permettant de traiter les contextes extensionnels : la classe des créatures ayant un rein étant équivalente à la classe des créatures ayant un cœur, elles sont une seule et même chose. Carnap a exploité cet extensionalisme pour « réduire » certains

concepts de la science – par exemple, des concepts psychologiques – à d’autres – par exemple, des concepts neurophysiologiques – qui ont un sens différent mais qui leur sont extensionnellement équivalents, c’est-à-dire qui sont satisfaits par les mêmes configurations de données des sens. Quine, pour sa part, a montré que les logiques intensionnelles – et notamment modales – devaient implicitement admettre l’existence de ces entités abstraites que sont les « sens » des termes et des phrases ; et il a rejeté ces logiques pour la raison précisément que, à défaut d’autoriser la substitution des expressions salva veritate, elles ne disposent pas de critères d’identité des entités dont elles parlent. Or, pour Quine, il n’y a « point d’entité sans identité ».

Fonction propositionnelle Frege interprétait un concept comme une « fonction », c’est-à-dire comme un principe classificatoire des objets du monde, qui, pour chacun d’eux, renvoie à « vrai » ou à « faux » selon que cet objet satisfait ou non le concept. Ainsi, d’après l’expression de Russell, le concept de « chat » s’identifie à la fonction propositionnelle « x est un chat » qui renvoie à « vrai » pour tous les individus qui, mis à la place de x, rendent la proposition vraie et qui renvoie à « faux » pour tous les individus qui, mis à la place de x, rendent la proposition fausse. Certaines fonctions propositionnelles – comme « x est le père de y » ou « x dit du mal de y à z » – peuvent contenir plusieurs « places libres » ; elles caractérisent alors ces concepts particuliers que sont les « relations ». Dans ce cas, ce sont des couples ordonnés d’individus (ou des triplets, des quadruplets, etc.) qu’elles renvoient à chaque fois à « vrai » ou à « faux ». Ainsi, pour la fonction « x est le père de y », le couple renvoie à « vrai » mais le couple renvoie à faux. Selon cette manière de voir, il faut donc opposer les individus – désignés par des noms propres –, qui sont les seuls véritables objets du monde, et les fonctions – exprimées par les termes conceptuels ou

relationnels –, qui sont de simples principes classificatoires. En tant que fonctions, les concepts sont « insaturés » ; ce sont des « symboles incomplets », c’est-à-dire qu’ils ont en leur sein une ou plusieurs places libres et qu’ils doivent attendre que des individus prennent cette (ces) place(s) libre(s) pour pouvoir dire quelque chose sur le monde. « x est un chat » ne dit rien sur le monde, mais « George Walker Bush est un chat » dit quelque chose, qui est faux.

Idéographie Reprenant une idée de Leibniz, Frege a formulé le projet de mettre au point un langage symbolique dont la structure syntaxique reflèterait l’articulation logique des idées exprimées – une idéo-graphie –, de sorte que cette articulation logique soit parfaitement apparente et que les raisonnements en soient grandement facilités. L’algèbre, qui est un tel langage, permet, on le sait, de formuler de manière claire puis de résoudre facilement des problèmes arithmétiques très complexes de trains qui se croisent en partant de deux gares à des vitesses différentes ou de baignoires qui fuient par le bas en même temps qu’on les remplit par le haut. L’idéographie que met au point Frege est une sorte d’algèbre généralisée à tous les raisonnements. Frege conçoit cette idéographie comme une sorte de langage de la raison universelle (Logos) et il n’envisage pas la possibilité d’autres systèmes concurrents, qui répondraient à d’autres principes logiques. Russell et le premier Wittgenstein partagent son opinion. Carnap, par contre, insiste sur la diversité des systèmes symboliques possibles et prône un « principe de tolérance syntaxique ».

Logicisme Le logicisme est la thèse selon laquelle on peut fonder tout (Russell) ou partie (Frege) des mathématiques sur la logique, c’est-à-dire qu’on peut définir les termes mathématiques en termes logiques et déduire les axiomes et théorèmes mathématiques à partir des axiomes logiques par des principes d’inférence qui sont intégralement logiques. Carnap prolonge cette ambition logiciste en formulant la

prétention de fonder sur la logique tout l’ensemble des principes rationnels de la science, à l’exclusion, bien sûr, de leur contenu empirique. Dans la pratique, cependant, Frege, Russell et Carnap n’ont pu fonder les mathématiques et les principes rationnels de la science que sur la théorie des ensembles, dont on peut se demander si elle répond exclusivement à des principes logiques. Par ailleurs, en renonçant à l’idée qu’il n’y aurait qu’un seul système logique possible – c’est-à-dire un seul ensemble de principes logiques correspondant aux lois fondamentales de la raison universelle – et en insistant au contraire, avec les formalistes, sur le caractère conventionnel des systèmes logiques, Carnap a sérieusement atténué la portée philosophique du logicisme.

Métaphysique On appelle « Métaphysique » une série de traités d’Aristote qui, dans son œuvre, ont été classés après les ouvrages de physique et qui traitent par ailleurs des principes généraux de l’être ou de la réalité au-delà de la seule nature physique. Pour Kant, la métaphysique est cette discipline philosophique qui s’aventure à produire des raisonnements et des théories au-delà de ce qui peut être confirmé ou infirmé par l’expérience sensible. Par leurs analyses logiques, Frege, Russell et Wittgenstein ont montré que certaines questions de la métaphysique sont logiquement mal construites, au point de ne pas pouvoir espérer recevoir de réponse rationnelle. Carnap, quant à lui, s’efforce de montrer que toutes les questions de la métaphysique sont insensées, dans la mesure où elles sont tout à la fois logiquement mal construites et empiriquement invérifiables, donc dénuées de conditions de vérité. Paradoxalement, peut-être, le travail de Carnap, qui consiste à étudier la structure syntaxique du langage de la science empirique et en priorité physique, peut, par analogie avec la méta-mathématique de Hilbert ou la méta-logique de Tarski, recevoir le nom de « méta-

physique ».

Ontologie L’ontologie est cette branche très abstraite de la philosophie qui pose la « question de l’être », c’est-à-dire qui se demande ce qu’est exister et s’il y a éventuellement plusieurs manières d’exister, plusieurs « types d’être ». Parmi les objets du monde – qui peuvent ou non satisfaire les fonctions classificatoires de nos théories –, Frege et Russell se montraient prêts à admettre l’existence d’êtres intelligibles – les classes, les nombres, les significations, les valeurs de vérité – en plus des réalités sensibles. Carnap s’efforça de proposer une reconstruction rationnelle de la science qui n’admettait qu’un seul type d’être individuel – à savoir les « expériences élémentaires » ou « données des sens » –, mais qui, par des descriptions conceptuelles et descriptives, construisait logiquement tous les autres « objets » à partir d’eux. S’appuyant sur la théorie des types de Russell, Carnap pouvait ainsi dire qu’il n’y a qu’un seul type d’être fondamental, mais une multitude d’êtres logiquement dérivés. Par la suite, cependant, il en vint à prôner un principe de tolérance ontologique corrélativement à un principe de tolérance syntaxique. Identifiant « être » ou « exister » à « être un objet », c’est-à-dire être un des arguments possible des fonctions propositionnelles d’un discours ou d’une théorie, Quine s’efforce de repérer les « engagements » ontologiques que chaque discours ou chaque théorie contracte, c’est-à-dire les types d’être dont elle admet implicitement l’existence en les prenant comme arguments de ses fonctions propositionnelles.

Proposition Pour Frege, les énoncés linguistiques ont un sens ou « contenu », qui est « objectif » en ce qu’il peut être partagé par tous et en ce qu’il subsiste même si personne ne le pense ni l’énonce. Ce contenu objectif, que Bernard Bolzano appelait déjà « phrase ou proposition en

soi » (Satz an sich), a une valeur de vérité (le « vrai » ou le « faux ») peu importe que quelqu’un le sache ou non. Non sans ambiguïté, Frege donne à ce sens objectif le nom de « pensée » (Gedanke) ; Russell, pour sa part, l’appelle « proposition » (proposition). Dans le Tractatus, Wittgenstein assimile le sens d’une phrase à ses conditions de vérité et renvoie dès lors ce sens au fait ou à l’état de choses qui doit avoir lieu dans le monde pour que la phrase soit vraie. Quine, pour sa part, critique violemment la notion de « proposition » et plus généralement celle de « signification » ; il n’est, selon lui, pas nécessaire d’admettre l’existence de telles entités abstraites, dont les critères d’identité ne sont pas clairs.

Psychologisme Les philosophes modernes ont conçu les significations des mots du langage comme des « représentations » ou « idées » que les sujets ont à l’esprit. Ils se sont ainsi montrés coupables de « psychologisme » en confondant le fait d’avoir une idée, de penser quelque chose, de vouloir dire quelque chose – qui est un état psychique – avec le contenu objectif de cette idée ou de cette pensée, contenu objectif qu’un autre sujet pourrait tout aussi bien saisir que le premier et qui resterait objectif même si jamais aucun sujet ne le saisissait : même si jamais personne ne formule la proposition que « George Walker Bush est le père de Socrate », cette proposition a un sens parfaitement identifiable. L’antipsychologisme, que Frege hérite de Bernard Bolzano par e

l’intermédiaire d’une série de logiciens allemands du XIX siècle et qu’il transmet à Russell, Wittgenstein et Carnap, est la position de ceux qui dénoncent cette confusion et affirment l’autonomie des contenus de pensée et des significations par rapport aux états d’esprit de ceux qui les pensent. La logique, et plus généralement la théorie de la connaissance, qui étudient les rapports de justification entre propositions – entendues comme significations des phrases –, sont donc, selon eux, indépendantes de la psychologie et de toute autre

science empirique. L’antipsychologisme peut ainsi mener à un certain platonisme – ou « réalisme » platonicien –, qui affirme que les significations ont en soi une existence, bien que différente de celle des réalités empiriques. Quine dénonce ce platonisme, rejette l’existence d’entités telles que les significations et considère qu’on ne peut traiter les questions de signifiance ou de synonymie qu’à travers l’observation empirique des usages linguistiques. Les sciences empiriques doivent donc faire leur retour en épistémologie.

Quantificateur Aristote avait mis en évidence certains principes d’inférence relatifs aux raisonnements contenant le mots « Tous les » ou « Quelques ». Ainsi, si « Tous les hommes sont mortels » et « Socrate est un homme », on peut en déduire que « Socrate est mortel ». À partir de son interprétation des concepts conne fonctions propositionnelles, Frege a fourni un traitement logique systématique de tous ces raisonnements aristotéliciens et de bien d’autres, en considérant que les opérateurs logiques « Tous les » et « Quelques » sont des quantificateurs qui servent à « parcourir » l’ensemble des arguments possibles d’une ou plusieurs fonction(s) propositionnelle(s). « Tout est triste » veut dire que « x est triste » est vrai quel que soit ce qui prend la place de x. Si l’on dit que « Certaines (ou quelques) choses sont tristes », on veut dire qu’« Il y a des choses tristes », c’est-à-dire que « x est triste » n’est pas faux pour toutes les valeurs de x. On appelle « quantificateur universel » le quantificateur « Tous les » (qu’on note ∀) et « quantificateur particulier » ou « quantificateur existentiel » le quantificateur « Quelques … » ou « Il y a … » (qu’on note ∃). Du fait qu’un énoncé universel est vrai – « Tout est triste » –, on peut tirer que n’importe laquelle de ses instanciations singulières est vraie : « Socrate est triste », « La Lune est triste », etc. (Principe d’instanciation universelle). Du fait qu’un énoncé singulier est vrai –

« Socrate est triste » –, on peut tirer que la phrase existentielle correspondante est vraie : « Quelque chose est triste » ou « Il y a au moins une chose triste » (Principe de généralisation existentielle). Puisque les quantificateurs parcourent l’ensemble des objets du monde à la recherche de ceux qui satisfont tel ou tel concept théorique, Quine souligne que les objets dont une théorie admet implicitement l’existence sont ceux qui constituent les arguments possibles des fonctions propositionnelles de cette théorie, c’est-à-dire ceux qui, dans les phrases de la théorie, peuvent remplacer les variables x qui sont sous la « portée » des quantificateurs. Stanislas Lesniewski puis Ruth Barcan ont proposé une interprétation « substitutionnelle » plutôt qu’« objectuelle » des quantificateurs. Il s’agit alors de penser que les quantificateurs ne parcourent pas l’ensemble des objets du monde possibles, mais seulement l’ensemble des expressions linguistiques possibles qui peuvent prendre la place du symbole « x » dans tel ou tel énoncé ouvert. Pour Quine, cependant, cette stratégie ne permet qu’en apparence de se passer des objets. Car, bien sûr, si une phrase comme « Socrate est mortel » est vraie, ce n’est pas seulement parce que la substitution de l’expression « Socrate » à l’expression « x » rend vraie la phrase ouverte « x est mortel » ; c’est aussi parce qu’un certain individu est, de fait, mortel.

Réalisme (platonicien) et nominalisme Ces termes renvoient à deux positions philosophiques quant à l’existence des entités abstraites ou des « universaux ». Platon, chef de file des « réalistes », affirmait que, en plus des roses concrètes qu’on peut cueillir, humer et offrir à sa fiancée, existe aussi, bien que d’une autre manière, la « forme générale » ou l’« essence » (ειδος) de la rose, c’est-à-dire l’ensemble des traits communs qu’ont les roses et qui permettent de les reconnaître en tant que roses. Que cette « rose en général » existe, c’est, selon lui, ce que montre le fait qu’on peut parler de la rose en général et connaître ses propriétés : la rose est une fleur, la rose a des épines, etc. Aristote, pour sa part, considère que cette forme générale de la rose n’existe pas en dehors des roses

concrètes qu’on peut cueillir, humer et offrir. Ce débat renaît à la fin du Moyen Âge sous la forme de la « Querelle des universaux ». Guillaume d’Occam, qui soutient le point de vue d’Aristote, affirme que la rose en général n’est pas elle-même quelque chose, mais est seulement un « nom » que partagent les roses concrètes. De là vient le terme de « nominalisme ». Au-delà de la question particulière des « universaux », le réalisme caractérise toute position « référentialiste » qui voit, derrière chaque substantif voire même chaque mot du langage, une entité que ce mot désigne. Ainsi, les expressions « Pégase », « montagne d’or » ou « carré rond » désigneraient des entités particulières – objets fictifs, objets possibles non réalisés, objets impossibles, etc. – qui n’existent pas vraiment comme les réalités sensibles, mais dont on peut parler et auxquelles on peut attribuer des propriétés. En envisageant les concepts comme de purs principes classificatoires et en les opposant aux objets individuels que ces concepts permettent de classer, Frege a ouvert la voie, en philosophie analytique, à un rejet du référentialisme. Lui-même, cependant, comme d’ailleurs Russell à ses débuts, considérait que certains universaux – comme les nombres ou les significations des termes conceptuels et des phrases – sont eux-mêmes des objets du monde, dont on peut donc se demander s’ils satisfont ou non d’autres concepts. Carnap s’efforça de montrer qu’on pouvait se contenter, en science, de ces « objets » très simples que sont les données des sens et qu’on pouvait définir conceptuellement, à partir d’eux, tous les autres « objets » de la science. Quine contesta la possibilité de réaliser ce projet constructif. Par ailleurs, il s’opposa à l’existence d’objets tels que des significations et en vint dès lors à renoncer à certains développements de la logique – la logique intensionnelle – qui supposent de considérer les significations comme des objets. En étudiant, eux aussi, la question de la signification, le second

Wittgenstein, Ryle et Austin ont insisté sur les multiples formes que peut prendre cette dernière et rejeté une conception purement référentialiste du langage.

Tautologie Wittgenstein a réservé le nom de « tautologies » aux propositions complexes dont la valeur de vérité est le « vrai », quelle que soit la valeur de vérité des propositions simples qui les composent. Ainsi, « Colombus est la capitale de l’Ohio » a des conditions de vérité factuelles, c’est-à-dire que cet énoncé est vrai ou faux selon que le monde est de telle ou telle façon. Mais « Colombus est ou n’est pas la capitale de l’Ohio » est vrai quel que soit l’état du monde. Dès lors, dit Wittgenstein, cet énoncé ne dit rien du monde ; il n’a pas de conditions de vérité factuelles et donc pas de contenu factuel. Carnap s’est servi de cette idée pour affirmer que les théories scientifiques tiennent tout leur contenu factuel des propositions empiriques simples qui les composent, mais qu’elles n’introduisent aucun contenu factuel nouveau par les rapports logiques – vérifonctionnels – qu’elles établissent entre ces propositions simples. Les théories sont donc empiriques dans leur contenu et tautologiques dans leur forme.

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Index des notions analytique-synthétique 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 51, 52, 53, 54, 55, 56, 57, 58, 59, 60, 61, 62, 64, 65, 66, 67, 68, 69, 70, 71, 72, 73, 74, 75, 77, 78, 79, 80, 81, 82, 83, 84, 85, 86, 87, 88, 90, 91, 92, 93, 94, 95, 96, 97, 98, 99, 100, 101, 103, 104, 105, 106, 107, 108, 109, 110, 111, 113, 114, 115, 116, 117, 118, 119, 120, 121, 123, 124, 125, 126, 127, 128, 129, 130, 131, 133, 134, 135, 136, 137, 138, 139, 140, 141, 143, 144, 145, 146, 147, 148, 149, 150, 151, 153, 154, 155, 156, 157, 158, 159, 160, 161, 163, 164

11, 24, 37, 50, 63, 76, 89, 102, 112, 122, 132, 142, 152, 162,

connecteur vérifonctionnel 1 description définie 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13 extensionnalité-intensionnalité 1, 2, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 37, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 50, 51, 52, 53, 54, 55, 56, 63, 64, 65, 66, 67, 68, 69, 76, 77, 78, 79, 80, 81, 82,

3, 4, 5, 18, 19, 31, 32, 44, 45, 57, 58, 70, 71, 83, 84,

6, 20, 33, 46, 59, 72, 85,

7, 8, 9, 21, 22, 34, 35, 47, 48, 60, 61, 73, 74, 86, 87,

10, 23, 36, 49, 62, 75, 88,

89, 90, 91, 92, 102, 103, 104, 112, 113, 114, 122, 123, 124, 132, 133, 134, 142, 143

93, 94, 95, 96, 97, 98, 99, 105, 106, 107, 108, 109, 115, 116, 117, 118, 119, 125, 126, 127, 128, 129, 135, 136, 137, 138, 139,

100, 110, 120, 130, 140,

101, 111, 121, 131, 141,

fonction propositionnelle 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35 idéographie 15, 16, 28, 29, 41, 42, 54, 55, 67, 68, 80, 81,

1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 56, 57, 58, 59, 60, 61, 69, 70, 71, 72, 73, 74, 82, 83, 84, 85, 86, 87

10, 23, 36, 49, 62, 75,

11, 24, 37, 50, 63, 76,

12, 25, 38, 51, 64, 77,

13, 26, 39, 52, 65, 78,

14, 27, 40, 53, 66, 79,

logicisme 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30 métaphysique 1, 2, 14, 15, 16, 17, 27, 28, 29, 30, 40, 41, 42, 43, 53, 54, 55, 56, 66, 67, 68, 69, ontologie 1, 2, 15, 16, 17, 28, 29, 30, 41, 42, 43, 54, 55, 56, 67, 68, 69,

3, 4, 5, 6, 18, 19, 20, 31, 32, 33, 44, 45, 46, 57, 58, 59, 70, 71, 72

7, 8, 9, 21, 22, 34, 35, 47, 48, 60, 61,

10, 23, 36, 49, 62,

11, 24, 37, 50, 63,

12, 25, 38, 51, 64,

13, 26, 39, 52, 65,

3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 57, 58, 59, 60, 61, 62, 63, 64, 65, 70, 71, 72, 73, 74, 75, 76, 77, 78, 79

14, 27, 40, 53, 66,

psychologisme 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10 quantificateur 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11 réalisme (platonicien)-nominalisme 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9

tautologie 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24

Index des auteurs Austin J.L. 1, 2, 3, 15, 16, 17, 18, 28, 29, 30, 31, 41, 42, 43, 44,

4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 45, 46, 47, 48, 49

Barcan-Marcus R. 1, 2, 3, 4, 5, 6 Boole G. 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13 Brentano F. 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7 Cantor G. 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11 Carnap R. 1, 2, 3, 15, 16, 17, 18, 28, 29, 30, 31, 41, 42, 43, 44, 54, 55, 56, 57, 67, 68, 69, 70, 80, 81, 82, 83, 93, 94, 95, 96, 105, 106, 107, 115, 116, 117, 125, 126, 127, 135, 136, 137, 145, 146, 147, 155, 156, 157, 165, 166, 167,

4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 58, 59, 60, 61, 62, 63, 64, 65, 71, 72, 73, 74, 75, 76, 77, 78, 84, 85, 86, 87, 88, 89, 90, 91, 97, 98, 99, 100, 101, 102, 103, 108, 109, 110, 111, 112, 113, 118, 119, 120, 121, 122, 123, 128, 129, 130, 131, 132, 133, 138, 139, 140, 141, 142, 143, 148, 149, 150, 151, 152, 153, 158, 159, 160, 161, 162, 163, 168, 169, 170, 171, 172, 173,

14, 27, 40, 53, 66, 79, 92, 104, 114, 124, 134, 144, 154, 164, 174,

175, 176, 177, 178, 179, 180, 181, 182, 183, 184, 185, 186, 187, 188, 189, 190, 191, 192, 193, 194 Church A. 1 Dedekind R. 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9 Duhem P. 1, 2 Frege G. 1, 2, 3, 4, 5, 15, 16, 17, 18, 19, 28, 29, 30, 31, 32, 41, 42, 43, 44, 45, 54, 55, 56, 57, 58, 67, 68, 69, 70, 71, 80, 81, 82, 83, 84, 93, 94, 95, 96, 97, 105, 106, 107, 108, 115, 116, 117, 118, 125, 126, 127, 128, 135, 136, 137, 138, 145, 146, 147, 148, 155, 156, 157, 158, 165, 166, 167, 168, 175, 176, 177, 178, 185, 186, 187, 188, 195, 196, 197, 198, 205, 206, 207, 208, 215, 216, 217, 218, 225, 226, 227, 228, 235, 236, 237, 238, 245, 246, 247, 248, 255, 256, 257

6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 59, 60, 61, 62, 63, 64, 65, 72, 73, 74, 75, 76, 77, 78, 85, 86, 87, 88, 89, 90, 91, 98, 99, 100, 101, 102, 103, 109, 110, 111, 112, 113, 119, 120, 121, 122, 123, 129, 130, 131, 132, 133, 139, 140, 141, 142, 143, 149, 150, 151, 152, 153, 159, 160, 161, 162, 163, 169, 170, 171, 172, 173, 179, 180, 181, 182, 183, 189, 190, 191, 192, 193, 199, 200, 201, 202, 203, 209, 210, 211, 212, 213, 219, 220, 221, 222, 223, 229, 230, 231, 232, 233, 239, 240, 241, 242, 243, 249, 250, 251, 252, 253,

14, 27, 40, 53, 66, 79, 92, 104, 114, 124, 134, 144, 154, 164, 174, 184, 194, 204, 214, 224, 234, 244, 254,

Gödel K. 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7 Hahn H. 1, 2 Hilbert D. 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10 Husserl E. 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15

James W. 1, 2, 3, 4 Kant E. 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21 Kripke S. 1, 2, 3 Lewis C.I. 1, 2, 3, 4 Mach E. 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7 Meinong A. 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7 Mill J.S. 1, 2 Moore G.E. 15, 16, 28, 29, 41, 42, 54, 55,

1, 2, 3, 17, 18, 30, 31, 43, 44, 56, 57

4, 5, 6, 19, 20, 32, 33, 45, 46,

7, 21, 34, 47,

8, 9, 22, 35, 48,

10, 23, 36, 49,

11, 24, 37, 50,

12, 25, 38, 51,

13, 26, 39, 52,

14, 27, 40, 53,

Natorp P. 1, 2 Neurath O. 1, 2, 3, 4 Peano G. 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17 Poincaré H. 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9 Quine W.V.O. 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 53, 54, 55, 56, 57, 58, 59, 60, 61, 62, 63, 64, 66, 67, 68, 69, 70, 71, 72, 73, 74, 75, 76, 77, 79, 80, 81, 82, 83, 84, 85, 86, 87, 88, 89, 90, 92, 93, 94, 95, 96, 97, 98, 99, 100, 101, 102, 104, 105, 106, 107, 108, 109, 110, 111, 112, 114, 115, 116, 117, 118, 119, 120, 121, 122, 124, 125, 126, 127, 128, 129, 130, 131, 132, 134, 135, 136, 137, 138, 139, 140, 141 Ramsey F. 1, 2

13, 26, 39, 52, 65, 78, 91, 103, 113, 123, 133,

Reichenbach H. 1, 2 Russell B. 1, 2, 3, 4, 5, 15, 16, 17, 18, 19, 28, 29, 30, 31, 32, 41, 42, 43, 44, 45, 54, 55, 56, 57, 58, 67, 68, 69, 70, 71, 80, 81, 82, 83, 84, 93, 94, 95, 96, 97, 105, 106, 107, 108, 115, 116, 117, 118, 125, 126, 127, 128, 135, 136, 137, 138, 145, 146, 147, 148, 155, 156, 157, 158, 165, 166, 167, 168, 175, 176, 177, 178, 185, 186, 187, 188, 195, 196, 197, 198, 205, 206, 207, 208, 215, 216, 217, 218, 225, 226, 227 Ryle G. 16, 29, 42, 55,

1, 2, 3, 17, 18, 30, 31, 43, 44, 56

4, 19, 32, 45,

6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 59, 60, 61, 62, 63, 64, 65, 72, 73, 74, 75, 76, 77, 78, 85, 86, 87, 88, 89, 90, 91, 98, 99, 100, 101, 102, 103, 109, 110, 111, 112, 113, 119, 120, 121, 122, 123, 129, 130, 131, 132, 133, 139, 140, 141, 142, 143, 149, 150, 151, 152, 153, 159, 160, 161, 162, 163, 169, 170, 171, 172, 173, 179, 180, 181, 182, 183, 189, 190, 191, 192, 193, 199, 200, 201, 202, 203, 209, 210, 211, 212, 213, 219, 220, 221, 222, 223,

5, 6, 7, 20, 21, 33, 34, 46, 47,

8, 9, 10, 11, 22, 23, 24, 35, 36, 37, 48, 49, 50,

12, 25, 38, 51,

13, 26, 39, 52,

14, 27, 40, 53,

14, 27, 40, 53, 66, 79, 92, 104, 114, 124, 134, 144, 154, 164, 174, 184, 194, 204, 214, 224, 15, 28, 41, 54,

Schlick M. 1 Tarski A. 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9 Weierstrass K. 1, 2 Weyl H. 1, 2 Whitehead A. 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9 Wittgenstein L. 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39,

40, 53, 66, 79, 92, 104, 114, 124, 134, 144, 154, 164, 174, 184, 194, 204, 214,

41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 54, 55, 56, 57, 58, 59, 60, 61, 62, 63, 64, 67, 68, 69, 70, 71, 72, 73, 74, 75, 76, 77, 80, 81, 82, 83, 84, 85, 86, 87, 88, 89, 90, 93, 94, 95, 96, 97, 98, 99, 100, 101, 102, 105, 106, 107, 108, 109, 110, 111, 112, 115, 116, 117, 118, 119, 120, 121, 122, 125, 126, 127, 128, 129, 130, 131, 132, 135, 136, 137, 138, 139, 140, 141, 142, 145, 146, 147, 148, 149, 150, 151, 152, 155, 156, 157, 158, 159, 160, 161, 162, 165, 166, 167, 168, 169, 170, 171, 172, 175, 176, 177, 178, 179, 180, 181, 182, 185, 186, 187, 188, 189, 190, 191, 192, 195, 196, 197, 198, 199, 200, 201, 202, 205, 206, 207, 208, 209, 210, 211, 212, 215, 216, 217, 218, 219, 220, 221

Zermelo E. 1, 2, 3, 4, 5

52, 65, 78, 91, 103, 113, 123, 133, 143, 153, 163, 173, 183, 193, 203, 213,

Notes 1. G. FREGE, Idéographie (1879), Paris, Vrin, 1999, préface, p. 6. Frege compare l’apport de son idéographie à celui d’un microscope par rapport à l’œil nu. 2. C’est là un des principes les plus fondamentaux de la doctrine frégéenne : « On ne doit tirer de l’intuition aucune raison démonstrative » (« La logique calculatoire de Boole et l’idéographie » (1880-1881), in Écrits posthumes, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1994, p. 42). 3. G. FREGE, « La science justifie le recours à une idéographie » (1882), in Écrits logiques et philosophiques, Paris, Le Seuil, 1994, p. 68. 4. G. BOOLE, Les lois de la pensée (1854), Paris, Vrin, coll. Mathesis, 1992, chap. I, paragraphe 5, p. 25. 5. ibid., chap. V, paragraphe 4, p. 82. 6. ibid., chap. I, paragraphe 9, p. 29. 7. ibid., chap. I, paragraphe 6, p. 25. 8. G. FREGE, « La logique calculatoire de Boole et l’idéographie » (1880-1), op. cit., p. 21. 9. Les fondements de l’arithmétique (1884), Paris, Le Seuil, 1969, paragraphe 91, note 1, p. 215. À cet égard, comme le souligne Joëlle Proust (Questions de forme, Paris, Fayard, 1986, p. 253), Frege rejoint Bernard Bolzano dans l’affirmation que la logique, bien que purement analytique dans ses déductions formelles, n’en a pas moins un contenu propre : « A l’égard de ce qui lui est propre, elle ne se comporte pas formellement ». 10. « La logique calculatoire de Boole et l’idéographie » (1880-1881), op. cit.,

p. 48. 11. ibid., p. 27. 12. Idéographie (1879), op. cit., paragraphe 4, p. 18. Ces analyses classiques sont également remises en question à la même époque par Franz Brentano. Frege et Brentano proposent cependant des réformes de la logique qui divergent sur presque tous les points majeurs. Or, cela aura des conséquences très importantes sur la réflexion logique et ontologique dans les écoles de pensée dont ils sont l’un et l’autre fondateur. Cf. sur ce point, nos analyses dans « Les présupposés d’existence de l’école de Brentano à l’école de Frege », in Philosophie, 2008, vol. 97, pp. 26-41. 13. À cet égard, Frege définit une position originale dans les débats logiques e

au XIX siècle sur le statut de la négation. Cf. sur ce point Denis Seron, « La controverse sur la négation de Bolzano à Windelband », in Philosophie, 2006, vol. 90, pp. 58-78. Cf. aussi les belles pages d’Ali Benmakhlouf dans Frege. Le nécessaire et le superflu, Paris, Vrin, 2002, pp. 101-110. 14. Par Gedanke, Frege entend exclusivement les contenus « jugeables » et susceptibles d’être vrais ou faux, bref les propositions. Que la logique se préoccupe prioritairement des contenus propositionnels, qui sont susceptibles d’une valeur de vérité, c’est ce dont se souviendront tant Carnap qu’Austin. 15. Frege appelle « Begriffsschrift » son langage logique, dans la mesure où il entend exclusivement exprimer le « contenu conceptuel » des énoncés linguistiques, par opposition aux effets communicationnels du langage : voie active/voie passive, figures de style, termes allusifs ou suggestifs (Winke), etc. C’est ce contenu conceptuel qui cristallise la teneur scientifique des énoncés et c’est lui seul qui peut intervenir dans les déductions rationnelles, tandis que beaucoup de sophismes pèchent justement par leur sensibilité aux effets communicationnels du langage. De l’aveu de Frege lui-même, cependant, cette notion de « contenu conceptuel », et l’expression dérivée d’« écriture conceptuelle », est un peu malheureuse puisque, pour lui et contrairement à Aristote ou Boole, c’est le niveau du contenu de pensée susceptible de valeur de vérité (la Gedanke, la « proposition ») qui est l’élément logique de base à partir duquel les autres éléments, dont les concepts, doivent être envisagés. 16. Notons que, dans les deux cas, la négation, qui est, elle aussi, composante du contenu jugé, porte sur la totalité d’une proposition : dans le second cas sur la proposition complexe « Tous les hommes sont mortels », dans le premier sur chacune des propositions prédicatives simples « Socrate est mortel », « Platon

est mortel », etc. Cette conception diffère de celle de Boole, qui, suivant une suggestion d’Aristote, tendait à distinguer les deux cas en faisant porter la négation dans le second cas sur la copule du jugement universel (« Tous les hommes ne sont pas mortels ») et dans le premier cas sur le prédicat de ce jugement (« Tous les hommes sont non-mortels (immortels) »). Or, que cette distinction soit artificielle, c’est ce que montre le cas de l’énoncé singulier (seule authentique prédication logique), pour lequel les deux négations (« Socrate n’est pas mortel » et « Socrate est immortel ») s’identifient. 17. « Fonction et concept » (1891), in Écrits logiques et philosophiques, op. cit., p. 90 ; lettre à Russell du 3/8/1902, in Gottlob Frege-Bertrand Russell correspondance, Paris, E.P.E.L., 1994, p. 64. 18. « La logique calculatoire de Boole et l’idéographie » (1880-1881), op. cit., p. 17. 19. Ali Benmakhlouf montre bien le lien que cette notion d’insaturation entretient avec la notion d’« analyse » (BENMAKHLOUF A., Frege. Le nécessaire et le superflu, op. cit., pp. 87-91). Cette insaturation sera d’ailleurs au cœur de la quasi-totalité des développements de notre propre lecture de la philosophie analytique. 20. Cf. le débat avec Benno Kerry : « Concept et objet » (1892), in Écrits logiques et philosophiques, op. cit., mais aussi « Sur le concept de nombre » (1891-1892), in Écrits posthumes, op. cit., pp. 107-138. 21. Sur les notions de « fonction » et de « variable », cf. aussi « Défauts logiques dans les mathématiques » (1898-1899), in Écrits posthumes, op. cit., pp. 187-197 ; « La logique dans les mathématiques » (1914), in Écrits posthumes, op. cit., pp. 279 et sq. 22. « Dialogue avec Pünjer » (avant 1884), in Écrits posthumes, op. cit., p. 74 ; « Sens et signification » (1892), in Écrits logiques et philosophiques, op. cit., p. 109 ; pp 115-117 ; « Concept et objet » (1892), op. cit., p. 139 ; « Logique » (1897), in Écrits posthumes, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1994, p. 153. Le présupposé d’existence que Brentano voyait sous le sujet de tout énoncé prédicatif ne vaut, pour Frege, que lorsque le sujet grammatical de l’énoncé prétend désigner un objet. On voit là une réflexion qu’on retrouvera chez Russell dans « On denoting » (1905) où les solutions de type meinongienne, mais aussi la solution artificielle de Frege (« le roi actuel de France » désigne l’objet : classe nulle) seront rejetées. 23. « Dialogue avec Pünjer » (avant 1884), op. cit., pp. 75-78.

24. « Concept et objet » (1892), op. cit., pp. 134-136. Le concept d’existence est la fonction de second degré « a une extension non-vide », qui prend pour argument des concepts et pour valeur des valeurs de vérité. 25. Idéographie (1879), op. cit., paragraphe 8, pp. 28-29. 26. Dans les traductions des textes de Frege, les termes allemands « bedeuten » et « Bedeutung » sont tantôt rendus par « dénoter » et « dénotation », tantôt par « signifier » et « signification ». La première traduction est notamment due à l’usage rétrospectif d’un terme de Russell. Comme la conception frégéenne s’en écarte assez nettement, nous optons pour la seconde (« signification »), même si – en raison de sa quasi-synonymie avec le terme de « sens » en français – elle marque moins la différence avec la notion de « Sinn », à laquelle Frege l’oppose pourtant : pour Frege, le sens d’une expression est l’ensemble de ses traits définitoires, tandis que sa signification est toujours un objet (en un sens large). 27. Pour Wittgenstein, nous le verrons, un langage parfaitement logique devrait pouvoir se passer de l’identité en désignant univoquement chaque objet par un et un seul signe. L’identité serait ainsi exprimée par mais non dite dans le formalisme (Tractatus logico-philosophicus (1921), trad. G.G. Granger, Paris, Gallimard, coll. Tel, 1993, paragraphes 5.53, 5.533, 6.232). 28. Les contextes intensionnels échappent cependant à cette règle, puisque, dans ce cas, c’est la pensée elle-même qui est la signification (Bedeutung) de l’énoncé propositionnel (« Sens et signification » (1892), op. cit., pp. 112 et sq.). 29. « Sens et signification » (1892), op. cit., pp. 110 ; « Fonction et concept » (1891), op. cit., p. 92. Dans les Lois fondamentales de l’arithmétique, Frege s’attachera d’ailleurs à montrer qu’il se définit à partir d’une propriété de second degré des propositions comme le nombre se définit à partir d’une propriété de second degré des concepts (Lois fondamentales de l’arithmétique (1893), paragraphe 10). 30. À cet égard, Frege fait notamment la leçon à Edmund Husserl, qui voit à juste titre que le terme conceptuel a pour signification un concept, mais qui pense que celui-ci renvoie directement aux objets qui le satisfont (Cf. notamment « Compte-rendu de la Philosophie de l’arithmétique d’Edmund Husserl » (1894), in Écrits logiques et philosophiques, op. cit., p. 153 ; Lettre à Husserl du 24/5/1891, in Frege-Husserl correspondance, Mauvezin, TER, 1987, pp. 25-27). 31. G. FREGE, Lois fondamentales de l’arithmétique (1893), préface et

introduction traduites dans J. P. BELNA, La notion de nombre chez Dedekind, Cantor, Frege, Paris, Vrin, 1996. 32. « Fonction et concept » (1891), op. cit., pp. 85-87 ; « Compte-rendu de la Philosophie de l’arithmétique d’Edmund Husserl » (1894), op. cit., p. 148. 33. Dans ces certains passages des Lois de la pensée, Boole se montrait lui aussi très attentif à cette condition pesant sur une déduction purement formelle : « que les lois selon lesquelles on mène la procédure ne soient fondées que sur le sens ou la signification, préalablement fixés, des symboles employés » (G. BOOLE, Les lois de la pensée (1854), op. cit., chap. I, paragraphe 6, p. 25). 34. G. FREGE, Lois fondamentales de l’arithmétique (1893), op. cit., p. 327. 35. « Logique » (1897), in Écrits posthumes, op. cit., p. 171. 36. « Logique » (entre 1879 et 1891), in Écrits posthumes, op. cit., p. 12. 37. Lois fondamentales de l’arithmétique (1893), op. cit., p. 330. 38. « Logique » (entre 1879 et 1891), op. cit., p. 12. 39. « Recherches logiques » (1918), in Écrits logiques et philosophiques, op. cit., p. 171. 40. « Logique » (entre 1879 et 1891), op. cit., p. 10. Tout comme la connaissance juste, « l’erreur et le préjugé ont leurs causes » (« Recherches logiques » (1918), op. cit., p. 171). 41. « Recherches logiques » (1918), op. cit., p. 170. 42. À cet égard, Frege épingle en particulier « le sensualisme de Locke et l’idéalisme de Berkeley » (« Sur le concept de nombre » (1891-1892), in Écrits posthumes, op. cit., p. 124), mais aussi les confusions qui subsistent dans l’œuvre de Kant du fait de son incapacité à distinguer clairement les deux sens du mot « représentation » (Les fondements de l’arithmétique, op. cit., paragraphe 27, note 2, pp. 155-156). 43. « Logique » (entre 1879 et 1891), in Écrits posthumes, op. cit., p. 16. Nous soulignons. 44. « einen gemeinsamen Schatz ». Claude Imbert traduit plus littéralement « trésor commun » (« Sens et signification » (1892), op. cit., p. 104). 45. « Logique » (1897), in Écrits posthumes, op. cit., p. 157.

46. « Recherches logiques » (1918), op. cit., p. 184. Notons cependant que ce « platonisme » s’accompagne chez Frege d’un nominalisme du concept – le concept n’est pas un objet, mais une fonction logique –, dont va hériter toute la philosophie analytique et que vont en particulier exploiter des empiristes farouches comme Russell, Carnap ou Quine. Cf. notre article « Les présupposés d’existence de l’école de Brentano à l’école de Frege », dans Philosophie, 2008, vol. 97, pp. 26-41. 47. « Logique » (1897), op. cit., p. 175. Cf. aussi les longs développements sur la « pensée » dans ses « Recherches logiques » (1918), op. cit., pp. 181-195. 48. Lois fondamentales de l’arithmétique (1893), préface, op. cit., p. 331. 49. ibid., p. 339. Le psychologisme, comme le dit Claude Imbert, a effectivement retardé le développement de la logique contemporaine en accordant toute l’attention à l’analyse intensionnelle d’une prédication ou d’une implication plutôt qu’à une analyse extensionnelle. De ce point de vue, la distinction frégéenne de la fonction et de l’argument est un grand pas en avant par rapport à la notion de prédicat entendu comme « concept » avec toutes les ambiguïtés psychologistes pesant sur ce mot (C. IMBERT, Pour une histoire de la logique, Paris, Presses Universitaires de France, 1999, pp. 93-94). 50. « Logique » (1897), op. cit., p. 152.

51. Lois fondamentales de l’arithmétique (1893), préface, op. cit., p. 329. 52. Les lois fondamentales de l’arithmétique (1893), préface, op. cit., p. 318. 53. Les fondements de l’arithmétique (1884), op. cit., paragraphe 87, p. 211. Notons que, lorsqu’il critique le synthétique a priori kantien, Frege fait subir aux notions mêmes de synthéticité et d’aprioricité des modifications semblables à celles que leur avait fait subir Bolzano. Selon Frege, la distinction kantienne de l’analytique et du synthétique ne concerne pas la nature du contenu jugé (les rapports du sujet au prédicat), mais le type de légitimité de l’acte de juger : un jugement est analytique s’il est déduit des lois logiques par les règles logiques et synthétique s’il est légitimé par une intuition (Les fondements de l’arithmétique, op. cit., intro paragraphe 3, chap. I, paragraphes 12-17, chap. V. Cf. déjà Idéographie, op. cit., paragraphe 24, p. 76). À cet égard, Frege renverse le raisonnement kantien. En effet, là où, pour Kant, un jugement synthétique – c’est-à-dire qui contient une information nouvelle – doit être intuitif – puisque l’information nouvelle qu’il contient doit bien provenir de quelque source extérieure à l’entendement –, Frege considère qu’un jugement est synthétique s’il est intuitif. Quant à la distinction de l’a posteriori et de l’a priori, elle ne peut, pour Frege, survivre en logique qu’à condition d’être dépsychologisée et donc rendue indépendante des processus réels de connaissance. C’est pourquoi elle finit par coïncider avec la distinction du synthétique et de l’analytique (Les fondements de l’arithmétique, op. cit., paragraphe 27, note 2, pp. 155-156. Cf. déjà Idéographie (1879), op. cit., p. 5). 54. Les fondements de l’arithmétique (1884), op. cit., paragraphe 17, p. 145. 55. Claude Imbert, dans sa préface à l’ouvrage de J.P. Belna sur La notion de nombre chez Dedekind, Cantor et Frege (op. cit., p. 14) suggère de parler de pythagorisme plutôt que de platonisme, dans la mesure où, lorsque Platon luimême, évoque, comme dans le Timée, l’existence séparée du monde des nombres, c’est manifestement un thème pythagoricien qu’il met dans la bouche

de son personnage. Par ailleurs, certains commentateurs ont à juste titre souligné que ce pythagorisme de Frege était tout entier « négatif », c’est-à-dire adopté par élimination des thèses concurrentes. Dans la mesure où, pour Frege, le nombre n’est ni une représentation subjective, ni un être sensible, ni un dérivé abstrait d’êtres sensibles, ni une création de l’esprit humain, ni un produit du langage symbolique, il doit être un en soi d’un genre particulier qui assure l’objectivité aux vérités mathématiques (J. LARGEAULT, Logique et philosophie chez Frege, Louvain, Nauwelaerts, 1970, p. 58 ; J. P. BELNA, La notion de nombre chez Dedekind, Cantor et Frege, op. cit., pp. 280-281). 56. Les fondements de l’arithmétique (1884), op. cit., paragraphes 94-99, pp. 217-221. 57. ibid., paragraphe 43, pp. 171-172 ; préface et introduction aux Lois fondamentales de l’arithmétique (1893), op. cit., pp. 326-327 ; p. 343. 58. Les fondements de l’arithmétique (1884), op. cit., « Introduction », p. 119. 59. ibid., paragraphes 7-8-9, p. 157. Cf. aussi « Introduction », p. 117 : « Je suis frappé par la grossièreté de la conception qu’on a du nombre lorsqu’on dit de l’acte de compter que c’est une pensée par agrégation, qui procède mécaniquement ». 60. « Compte-rendu de la Philosophie de l’arithmétique d’Edmund Husserl » (1894), op. cit., p. 144. 61. Les fondements de l’arithmétique (1884), op. cit., paragraphe 28, pp. 132136. 62. « Sur le concept de nombre » (1891-1892), in Écrits posthumes, op. cit., pp. 92 et sq. 63. « La logique dans les mathématiques » (1914), op. cit., pp. 258 et sq. 64. Les fondements de l’arithmétique (1884), op. cit., paragraphe 48, pp. 169170. 65. « Esquisse pour un commentaire de l’ensemble des traités de Cantor sur la théorie du transfini » (1890-1892), in Écrits posthumes, op. cit., pp. 87-90. 66. Frege se montre d’ailleurs scandalisé de ce que les mathématiciens ne s’entendent pas sur les définitions des notions les plus fondamentales de leurs disciplines, comme celles de nombre ou d’égalité, mais aussi de fonction ou de variable, signe du fait qu’ils se préoccupent très peu des fondements de leur

discipline (G. FREGE, « Défauts logiques dans les mathématiques » (18981899), in Écrits posthumes, op. cit., pp. 196-197). 67. « Compte-rendu de la Philosophie de l’arithmétique d’Edmund Husserl » (1894), op. cit., pp. 151-152. Ces difficultés, qu’on retrouve dans presque chacune des critiques citées ci-dessus, sont traitées longuement dans Les fondements de l’arithmétique. 68. « J’appelle naïve toute conception pour laquelle le nombre n’est pas un énoncé portant sur un concept ou une extension de concept, alors que toute réflexion sur le nombre aboutit d’emblée et nécessairement à cette conclusion » (« Compte-rendu de la Philosophie de l’arithmétique d’Edmund Husserl » (1894), op. cit., p. 144). 69. Pour Wittgenstein, cette inter-traductibilité des connecteurs logiques sera la preuve qu’il n’y a pas à proprement parler de signes logiques primitifs (Tractatus logico-philosophicus (1921), op. cit., paragraphes 5.42 ; 5.46) et donc pas d’objets logiques (ibid., paragraphes 4.441 ; 5.4). 70. G. FREGE, « Sens et signification » (1892), op. cit., pp 119-121 ; « Recherches logiques » (1918), op. cit., pp. 222, 234. 71. Notons qu’en conséquence de cette évolution vers l’extensionalisme du calcul des propositions, on perd également le lien avec le sens authentique de la conditionnalité entre concepts, puisque les co-extensions « accidentelles » ne sont pas exclues et que les concepts à extension vide « impliquent » tous les concepts quels qu’ils soient. Les réflexions de Frege à cet égard sont nombreuses et se retrouvent notamment dans Frege-Husserl correspondance, op. cit., pp. 45-49 ; pp. 55-57, dans « Justification de mes principes plus rigoureux de définition » ((1897-1898), in Écrits posthumes, op. cit., pp 179181), dans « Introduction à la logique » ((1906), op. cit., pp. 225-227). Russell s’interrogera lui aussi sur les rapports entre implication matérielle et implication formelle, notamment dans les Principles of mathematics (1903), op. cit., paragraphes 5, 15, 25, 45, chap. III et dans les Principia mathematica (1910), traduction française partielle dans Écrits de logique philosophique, op. cit., introduction, pp. 247-249). 72. « Concept et objet » (1892), op. cit., p. 193. Avant « Sens et signification », ces deux contenus n’étaient pas distingués. 73. C’est le cas dans les « Recherches logiques », mais aussi déjà dans « Logique » (1897), op. cit., pp 149-152, donc avant les réflexions de Russell et Wittgenstein sur l’appartenance de l’assertion à la logique ou à la psychologie.

74. Dans Frege. Le nécessaire et le superflu (op. cit., pp. 193-198), Ali Benmakhlouf maintient pour sa part une distinction utile entre « reconnaissance de la vérité » et « tenir pour vrai ». 75. G. FREGE, « Notes pour Ludwig Darmstaedter » (1919), op. cit., p. 299. À cet égard, les expressions de jugement synthétique ou analytique sont ambiguës puisqu’elles semblent renvoyer au sens psychologique de jugement et au type de raison subjective (de motif) de reconnaissance de la vérité, alors qu’il s’agit en fait des raisons objectives de validation du contenu (jugement au sens logique). Dès lors, l’expression bolzanienne de « vérité synthétique ou analytique » est sans doute préférable (« Recherches logiques » (1918), op. cit., p. 205 note 1). Wittgenstein développera d’ailleurs une théorie bolzanienne – purement sémantique – de l’analytique (en terme de « tautologie » Tractatus logico-philosophicus (1921), op. cit., paragraphes 4.2 et sq.) et de la conséquence (en termes de « raisons de vérité », ibid., paragraphes 5.11 et sq.). 76. « Recherches logiques » (1918), op. cit., p. 191. Pour Wittgenstein, par contre, ce sera précisément cette notion de « fait » qui permettra de dépasser la conception absurde, d’ailleurs déjà rejetée par Russell, selon laquelle les propositions ont pour signification (Bedeutung) leur valeur de vérité. Si une proposition a une signification, dit Wittgenstein, ce ne peut être qu’un fait ou un état de choses. Notons que cette conception donnera en outre un peu plus de plausibilité au principe selon lequel tous les énoncés vrais sont intersubstituables dans la mesure où ils ont la même signification (Bedeutung) ; cette signification commune à toutes les propositions vraies, c’est en effet, pour Wittgenstein, le monde comme totalité des faits (Tractatus logico-philosophicus (1921), op. cit., paragraphe 1.11). 77. « Logique » (1897), op. cit., pp. 175-177. C’est là encore exactement ce qu’affirme Wittgenstein dans le Tractatus : que p et ~p puissent dire la même chose, c’est ce qui prouve que rien dans la réalité ne correspond à ~. Le signe de la négation ne représente rien ; p et ~p renvoient à une même réalité, mais ont des sens opposés. Russell, par contre, dans ses conférences sur l’atomisme logique (1918), affirmera l’existence de faits généraux et de faits négatifs, mais pas de faits disjonctifs. 78. B. RUSSELL, Principles of mathematics (1903), Londres, Allen and Unwin, 1964, paragraphe 46, p. 42, traduction française partielle dans Écrits de logique philosophique, Paris, Presses Universitaires de France, coll. Épiméthée, 1989, p. 72. 79. Principes des mathématiques (1903), op. cit., p. XVIII, trad. fr., op. cit., p. 6.

N’ayant pu, pour ne pas retarder la publication des Principes, introduire dans le corps même du texte ses commentaires sur les travaux de Frege, Russell leur consacre un appendice qui prend souvent les formes d’un hommage appuyé. 80. Principes des mathématiques (1903), app. A, paragraphe 475, op. cit., p. 501, trad. fr., op. cit., p. 159 ; cf. aussi Principia mathematica (1910), Cambridge, Cambridge University Press, 1950, traduction française (très) partielle dans Écrits de logique philosophique, op. cit., p. 225. Sur la supériorité du système symbolique de Frege par rapport à celui de Peano, cf. les belles analyses d’Ali Benmakhlouf, Frege. Le nécessaire et le superflu, op. cit., pp. 2730. 81. Principia mathematica (1910), trad. fr., op. cit., p. 223. 82. ibid. Comme Frege, Russell utilise d’ailleurs la métaphore du microscope pour parler de l’analyse logique (Histoire de mes idées philosophiques (1959), Paris, Gallimard, coll. Tel, 1961, chap. XI, p. 166). 83. Principes des mathématiques (1903), paragraphe 33, op. cit., p. 29, trad. fr., op. cit., p. 54. 84. ibid., paragraphe 22, pp. 19-20, trad. fr., op. cit., pp. 42-43. 85. Principes des mathématiques (1903), app. A, paragraphe 481, op. cit., p. 507, trad. fr., op. cit., p. 168. À cet égard, ce que Russell dit des fonctions et des variables (ibid., paragraphe 87, pp. 90-91, trad. fr., op. cit., p. 134) est à rapprocher de ce que dit Frege dans « Défauts logiques dans les mathématiques » (1898-1899), in Écrits posthumes, op. cit., pp. 187-197, ou dans « La logique dans les mathématiques » (1914), in Écrits posthumes, op. cit., pp. 279 et sq. 86. Principes des mathématiques (1903), paragraphe 106, op. cit., p. 106, trad. fr., op. cit., p. 155. 87. Histoire de mes idées philosophiques (1959), op. cit., chap. VII, p. 106. 88. Principes des mathématiques (1903), paragraphe 132, op. cit., p. 136. 89. ibid., app. A, paragraphe 484, p. 511, trad. fr., op. cit., p. 174. 90. Principia mathematica (1910), trad. fr., op. cit., p. 252. 91. Principes des mathématiques (1903), app. A, paragraphe 484, op. cit., p. 511, trad. fr., op. cit., p. 174.

92. « Sur la logique des relations avec application à la théorie des séries » (1901), initialement paru dans la Rivista di Matematica, 1901, vol. 7, pp. 115148. 93. C’est à l’article de G.E. Moore « On the nature of judgement dit devoir cette opinion philosophique selon laquelle les relationnelles ne peuvent être simplement ramenées aux prédicatives (Principes des mathématiques (1903), paragraphe p. 24, trad. fr., op. cit., p. 48).

» que Russell propositions propositions 27, op. cit.,

94. Principes des mathématiques (1903), paragraphe 98, op. cit., p. 99, trad. fr., op. cit., p. 145. Dans le chapitre VII de son Bertrand Russell (Paris, Flammarion, 2003, pp. 278-298), Denis Vernant montre bien en quoi cette affirmation de l’irréductibilité des relations est liée au débat que Russell avait eu avec Leibniz dans le livre qu’il lui avait consacré en 1899 et, plus loin, au rejet de l’idéalisme hégélien que, sous l’influence de Moore, Russell accomplit à l’époque. Contrairement à Leibniz et Bradley, qui conçoivent l’un et l’autre explicitement les relations comme des propriétés intrinsèques aux termes reliés, Russell affirme pour sa part désormais l’extériorité des relations par rapport aux termes et, conjointement, la simplicité atomique de ces derniers. Or, c’est ce point de vue qui permet à Russell d’étudier les relations pour elles-mêmes et de s’intéresser à leurs propriétés remarquables comme la symétrie ou l’asymétrie, la réflexivité, la transitivité mais aussi aux rapports que peuvent entretenir entre elles deux relations comme celui d’être des « converses » l’une de l’autre. (Principes des mathématiques (1903), paragraphes 27-30, op. cit., pp. 23-26, trad. fr., op. cit., pp. 48-51 ; paragraphes 94-99, pp. 95-100, trad. fr., pp. 140147). e

95. Principes des mathématiques (1903), Introduction à la 2 édition (1937), op. cit., p. IX, trad. fr., op. cit., p. 14 ; Histoire de mes idées philosophiques, op. cit., chapitre XVII, pp. 260-262. 96. Problèmes de philosophie (1912), op. cit., chap. X. 97. Principes des mathématiques (1903), préface, op. cit., p. XV, trad. fr., op. cit., p. 3. 98. Principes des mathématiques (1903), paragraphe 434, op. cit., p. 457. Cf. B. BOLZANO, Wissenschaftslehre (1837), Leipzig, Felix Meiner, 1929, paragraphe 12, paragraphes 47-49. 99. Principes des mathématiques (1903), paragraphe 51, op. cit., p. 47, trad. fr.,

op. cit., p. 79. 100. ibid., paragraphe 427, p. 449.

101. ibid., paragraphe 56, p. 53, trad. fr., op. cit., pp. 86-87. 102. ibid., app. A, paragraphe 476, p. 502, trad. fr., op. cit., p. 160. e

103. Principes des mathématiques (1903), Introduction à la 2 édition (1937), op. cit., p. XI, trad. fr., op. cit., p. 16. 104. Principia mathematica, *14, op. cit., pp. 174-175. À noter qu’on ne peut que contraster cette affirmation péremptoire des Principia mathematica avec la reconnaissance en 1905 de la légitimité et de la pertinence de l’usage quotidien et philosophique du terme d’existence pour les individus : « La signification de l’existence qui apparaît en philosophie et dans la vie de tous les jours est celle qui peut être prédiquée d’un individu, celle par laquelle nous nous demandons si Dieu existe, par laquelle nous affirmons que Socrate existe et nions qu’Hamlet existe » (« The existential import of propositions » (1905), reproduit dans Essays in Analysis, D. Lackey ed., London, Allen&Unwin, 1973, chap. 4, pp. 98-102). Notons que cette double attitude à l’égard de l’usage quotidien ou philosophique est paradigmatique de la prétention générale qu’aura la philosophie analytique tout à la fois de faire droit aux intuitions logiques inscrites dans le langage quotidien et de réformer ce langage pour la raison qu’il amène à développer des analyses logiques ou à tirer des conclusions inexactes. 105. Néanmoins, que, contrairement aux énoncés universels, les énoncés existentiels renvoient par essence aux énoncés singuliers et donc à des problèmes empiriques et extra-théoriques d’« existence » – d’où le titre de l’article « The existential import of propositions » de 1905 –, c’est ce qui incitera Russell à faire une place particulière au quantificateur existentiel à côté du quantificateur universel dans les Principia mathematica, alors qu’il avait jusque-là pensé pouvoir traiter les énoncés existentiels comme de simples négations d’énoncés universels négatifs. Ainsi, dans « De la dénotation », l’existence d’au moins un « père de Charles II » est encore traitée comme « il n’est pas toujours faux de x que x n’est pas le père de Charles II », ce qui a pour

effet de dissimuler un peu le renvoi à la question non théorique de l’existence d’un individu satisfaisant les propriétés caractéristiques du concept « père de Charles II ». Dans les Principia mathematica (trad. fr., op. cit., p. 259), par contre, l’existence (le caractère non-vide) de la classe « père de Charles II » (∃ ! π) sera définie comme (∃x) Px (ou (∃x) x ∈π), le quantificateur existentiel portant bien directement sur la variable x et donc sur ses valeurs singulières. 106. Russell utilise pour sa part l’exemple du carré rond, mais, dans la mesure où il s’agit d’une expression universalisante – « les carrés ronds » – plutôt que d’une authentique description définie singularisante, nous lui préférons ici « le plus grand nombre naturel ». 107. « De la dénotation » (1905), in Écrits de logique philosophique, op. cit., pp. 212-213. 108. De la même manière, dans le cas d’un jugement d’identité tel que « L’auteur de Waverley est Scott », il s’agit d’affirmer, d’une part, qu’une et une seule entité du monde satisfait le concept « auteur de Waverley » et, d’autre part, que cette entité est identique à Scott : « La plus courte façon d’énoncer que “Scott est l’auteur de Waverley” semble être “Scott a écrit Waverley ; et il est toujours vrai de y que si y a écrit Waverley, y est identique à Scott” » (ibid., p. 217). Notons que Russell peut ainsi affirmer le caractère informatif de tels jugements d’identité sans recourir comme Frege à l’idée d’un sens (Sinn) des noms propres. En effet, dire que l’auteur de Waverley est Scott ou que le premier nombre non premier est 4, c’est, comme le soulignait déjà le paragraphe 63 des Principes des mathématiques, affirmer quelque chose de nouveau sur les « entités » individuelles (Scott et 4), à savoir qu’elles satisfont tel ou tel concept et qu’en outre elles sont les seules à les satisfaire. 109. ibid., pp. 215-216 ; cf. aussi Principia mathematica (1910), trad. fr., op. cit., pp. 261-262. 110. À cet égard, on ne peut que souligner la différence avec l’analyse qui était encore celle des Principes des mathématiques, dans lesquels Russell critiquait alors Bradley (Principes des mathématiques (1903), paragraphe 51, op. cit., p. 47, trad. fr., op. cit., pp. 78-79). 111. Principia mathematica (1910), trad. fr., op. cit., pp. 287-288. 112. Principes des mathématiques (1903), app. A, paragraphe 491, p. 517, trad. fr., p. 183. Dans le chapitre VII de l’Histoire de mes idées philosophiques (op. cit., p. 100), il y aura même une démonstration de ce que, étant plus nombreuses

que les choses, les classes de choses ne peuvent pas elles-mêmes être des choses. 113. Principes des mathématiques (1903), paragraphe 25, op. cit., p. 21, trad. fr. op. cit., p. 45. Il en ira de même dans les Principia mathematica : « Une classe est dite exister quand elle a au moins un membre : “α existe” est dénoté par “∃!α”. Aussi posons-nous : ∃!α.=.(∃x).x ∈α Df » (Principia mathematica (1910), chap. I, trad. fr., op. cit., p. 259). 114. « Les paradoxes de la logique » (1906), réédité dans Poincaré, Russell, Zermelo et Peano, G. Heinzmann éd., Paris, Blanchard, 1988, pp. 121-144. 115. Principia mathematica (1910), trad. fr., op. cit., p. 317. Quine montrera que cette « no class theory » ne permet pas vraiment de se passer d’entités abstraites. e

116. Principes des mathématiques (1903), Introduction à la 2 édition (1937), p. X, trad. fr., op. cit., p. 15. 117. Principia mathematica (1910), trad. fr., op. cit., p. 317. 118. Principia mathematica (1910), trad. fr., op. cit., p. 317. e

119. Principes des mathématiques (1903), introduction à la 2 édition (1937), op. cit., p. X, trad. fr., op. cit., p. 15. 120. « The relation of sense data to physics » (1914), réédité comme chapitre 8 de Mysticism and Logic and Other essays, Londres, Allen&Unwin, 1917, cité en français d’après D. VERNANT, Bertrand Russell, op. cit., p. 246. 121. « The relation of sense data to physics » (1914), cité d’après D. VERNANT, Bertrand Russell, op. cit., p. 248. 122. « On propositions : what they are and how they mean » (1919), réédité dans Logic and knowledge, London, Allen & Unwin, 1956. Notons que Russell avait consacré deux articles à James en 1908 (« Le pragmatisme », publié dans l’Edinburgh Review) et 1909 (« La conception de la vérité de W. James », publié dans l’Albany Review), articles réédités comme chap. V et IV des Essais philosophiques, Paris, Presses Universitaires de France, 1997. Dans « Knowledge by acquaintance and knowledge by description » (1911), « The relations of sense data to physics » (1914) et « On the experience of time » (1915), Russell avait en outre déjà fait droit à une autre idée jamesienne, celle d’une connaissance directe (acquaintance) de certaines relations, comme les

relations spatiales ou temporelles ou les relations de ressemblance ; et il s’était déjà appuyé sur certaines notions jamesiennes, comme celle de « specious present » pour rendre compte par exemple de la connaissance directe de la relation d’antériorité temporelle. 123. « Conférences sur la philosophie de l’atomisme logique » (1918), in Écrits de logique philosophique, op. cit., pp. 335-442. Cf. en particulier les sections III et VIII. e

124. Principes des mathématiques (1903), Introduction à la 2 édition (1937), op. cit., p. XI, trad. fr., op. cit., p. 16. Dans l’Histoire de mes idées philosophiques (op. cit., chap. VIII, p. 128), Russell écrira même : « Je ne pense plus que les lois de la logique sont les lois des choses ; au contraire, je les considère aujourd’hui comme purement linguistiques ». e

125. Principes des mathématiques (1903), Introduction à la 2 édition (1937), op. cit., p. XII, trad. fr., op. cit., p. 17. e

126. Principes des mathématiques (1903), Introduction à la 2 édition (1937), op. cit., pp. 5-6, trad. fr., op. cit., p. 10. 127. Principes des mathématiques (1903), Préface, op. cit., p. XV, trad. fr., op. cit., p. 3. 128. G. FREGE, Les fondements de l’arithmétique (1884), op. cit., paragraphes 13-14, p. 141 ; paragraphe 89, p. 213. La dissertation doctorale de Frege en 1873 commençait d’ailleurs par l’affirmation fondamentale que la géométrie repose sur l’intuition (cf. J.P. BELNA, La notion de nombre chez Dedekind, Cantor, Frege, op. cit., p. 199). 129. B. RUSSELL, Histoire de mes idées philosophiques (1959), op. cit., chap. VII, p. 93. Cf. aussi l’introduction à la seconde édition des Principes où Russell affirme que, « grâce aux progrès de la logique symbolique », l’idée kantienne selon laquelle « le raisonnement mathématique n’est pas strictement formel, mais recourt toujours à des intuitions, à savoir la connaissance a priori de l’espace et du temps » est aujourd’hui « capable d’une réfutation définitive et irrévocable » (Principes des mathématiques (1903), paragraphe 4, op. cit., p. 4, trad. fr., op. cit., p. 23). 130. Principes des mathématiques (1903), paragraphe 335, op. cit., p. 358. 131. C’est, nous l’avons dit, dans les travaux de Peano – qui « traitait de la

géométrie sans se servir de figures, illustrant de la sorte l’inutilité de l’Anschauung de Kant » (B. RUSSELL, Histoire de mes idées philosophiques (1959), op. cit., chap. VII, p. 90) – que Russell dit avoir trouvé l’inspiration de ses propres recherches. 132. Principes des mathématiques (1903), paragraphe 120, op. cit., p. 124. 133. « [Peano et ses disciples] soutiennent que les diverses branches des mathématiques ont divers indéfinissables, au moyen desquels les idées restantes de ces branches sont définies. Je soutiens pour ma part – et une part importante de mon objectif est de prouver – que toutes les mathématiques pures (y compris la géométrie et la dynamique rationnelle) ne contiennent qu’un ensemble d’indéfinissables, à savoir les concepts logiques discutés dans la première partie » (Principes des mathématiques (1903), paragraphe 108, op. cit., p. 112). 134. Introduction à la philosophie mathématique (1921), Paris, Payot, 1991, pp. 40-41, 43. 135. Principes des mathématiques (1903), paragraphe 111, op. cit., p. 115. 136. Principes des mathématiques (1903), app. A, paragraphe 495, op. cit., p. 500, trad. fr., op. cit., p. 187. 137. Principes des mathématiques (1903), paragraphe 462, op. cit., p. 488. 138. Lettre de Frege à Russell du 22 juin 1902, in Gottlob Frege – Bertrand Russell, Correspondance, Paris, EPEL, 1994, p. 49. 139. Frege introduit quelques remarques à ce sujet dans sa préface au second volume des Lois fondamentales de l’arithmétique (1903) et Russell ajoute deux appendices à ses Principes des mathématiques (1903). 140. Lettre de Frege à Russell du 22/6/1902, in Gottlob Frege – Bertrand Russell, Correspondance, op. cit., pp. 49-50. Il est intéressant, cependant, de constater que, dès 1893, Frege avait vu dans cette loi le point faible de son système : « Une querelle ne peut naître, pour autant que je puisse le voir, qu’à propos de ma loi fondamentale (V) sur les parcours de valeurs, qui n’a peutêtre pas encore été énoncée expressément par les logiciens, bien qu’on l’ait à l’esprit quand on parle, par exemple, des extensions de concepts. Je la tiens pour purement logique » (G. FREGE, Les lois fondamentales de l’arithmétique (1893), préface, op. cit., p. 319). 141. Principes des mathématiques (1903), app. A, note finale, op. cit., p. 522,

trad. fr., p. 190. 142. ibid., paragraphe 104, p. 104. Sur le rapport de la « classe comme une » avec le « parcours de valeur de Frege », cf. app. A, paragraphe 484, pp. 510512, trad. fr. op. cit., pp. 173-175. 143. H. POINCARÉ, « Les derniers efforts des logisticiens », in Science et méthode (1908), Paris, Flammarion, 1930, p. 212. 144. H. POINCARÉ, « La logique de l’infini » (1909), dans Dernières pensées (1913), Paris, Flammarion, 1930, pp. 100-109. Sur l’apport – très relatif – de Poincaré à Russell, cf. P. DE ROUILHAN, Russell et le cercle des paradoxes, Paris, Presses Universitaires de France, pp. 135-148. Sur la notion d’imprédicativité et son destin, cf. P. GOCHET et P. GRIBOMONT, Logique, vol. II, Paris, Hermès, 1994, pp. 35-36. 145. « Les paradoxes de la logique », in Revue de métaphysique et de morale, 1906, p. 634. 146. B. RUSSELL, « Mathematical logic as based on the theory of types » (1908), in American Journal of Mathematics, 1908, p. 237, partiellement traduit en français dans Logique et fondements des mathématiques, op. cit., p. 324. 147. Principia mathematica (1910), chapitre II, paragraphe V, trad. fr., op. cit., pp. 285-294. Sur les notions – qui doivent absolument être distinguées – de « type » et d’« ordre », cf. les très belles pages 247 à 257 de P. DE ROUILHAN, Russell et le cercle des paradoxes, op. cit. 148. Principes des mathématiques (1903), app. B, paragraphe 497, op. cit., p. 523, trad. fr. op. cit., p. 192. 149. Principes des mathématiques (1903), Introduction à la seconde édition (1937), op. cit., p. XIV, trad. fr. op. cit., p. 19. 150. Principia mathematica (1910), chap. II, trad. fr., op. cit., p. 330. Il est intéressant de noter que Russell avait pressenti ce genre de difficultés dès ses premières formulations de la théorie des types logiques, comme par exemple au paragraphe 498 des Principes des mathématiques.

151. Principia mathematica (1910), chap. II, paragraphe VI, trad. fr., op. cit., pp. 294-300. Frege, pour sa part, n’avait pas besoin d’un axiome de réductibilité pour la raison que, partout où cela est nécessaire, il substituait, en vertu de l’axiome V, à une fonction le parcours de valeurs correspondant, parcours de valeurs réputé du même ordre que les objets. Sur ce point, cf. J. VUILLEMIN, La première philosophie de Russell, Paris, Armand Colin, 1968, p. 309. 152. Lettre de Frege à Russell du 23 septembre 1902, in Gottlob Frege – Bertrand Russell, Correspondance, op. cit., pp. 68-69. 153. G. FREGE, « Justification de mes principes plus rigoureux de définition » (1897-1898), in Écrits posthumes, op. cit., p. 182. 154. B. RUSSELL, Principes des mathématiques (1903), paragraphe 7, op. cit., p. 7, trad. fr. op. cit., p. 26. 155. Principia mathematica (1910), chap. I, trad. fr., op. cit., p. 253. En 1944, dans sa contribution au volume The philosophy of Bertrand Russell édité par Schlipp, Kurt Gödel montrera cependant que l’axiome de réductibilité représente lui-même une contradiction potentielle pour la théorie des types ramifiée. 156. Principia mathematica (1910), chapitre II, paragraphe VI, trad. fr., op. cit., p. 298. Rappelons que, contrairement à ce qu’il semble dire ici, Russell n’a jamais accepté comme non-problématique l’existence de classes. Dans chacune de ses formulations de la théorie des classes, il discute très sérieusement la notion de « classe » et ses diverses conceptions possibles. 157. Introduction à la philosophie mathématique (1919), op. cit., chap. XVII, p. 353. Dans le paragraphe 500 des Principes (op. cit., p. 528, trad. fr., p. 199), déjà, lorsqu’il évoquait l’éventuelle nécessité de distinguer différents ordres de proposition pour résoudre certains types de paradoxes, Russell y rechignait

alors, trouvant cette solution « trop radicale et très artificielle ». 158. Histoire de mes idées philosophiques (1959), op. cit., chap. VII, p. 95. 159. G. FREGE, « Le nombre » (1924), in Écrits posthumes, op. cit., p. 313. 160. G. FREGE, « Les sources de connaissance en mathématiques et en sciences mathématiques de la nature », in Écrits posthumes, op. cit., pp. 315323. 161. G. FREGE, « Nombres et arithmétique » (1924-1925) in Écrits posthumes, op. cit., p. 27. Cf. aussi « Nouvelle tentation de fondation de l’arithmétique » (1924-1925) in Écrits posthumes, op. cit., p. 329 : « J’ai dû abandonner l’opinion que l’arithmétique est une branche de la logique et que, par conséquent, en arithmétique, tout doit être démontré de façon purement logique. Deuxièmement, j’ai dû abandonner l’opinion que l’arithmétique n’a pas besoin non plus d’emprunter à l’intuition aucune de ses preuves ; j’entends par intuition la source géométrique de connaissance, c’est-à-dire la source de connaissance dont découlent les axiomes de la géométrie ». 162. L. WITTGENSTEIN, Tractatus logico-philosophicus (1921), trad. G.G. Granger, Paris, Gallimard, coll. Tel, 1993, paragraphe 3.323, pp. 46-47. 163. ibid., paragraphe 4.003, p. 51. 164. ibid., paragraphe 3.325, p. 47. 165. ibid., paragraphe 4.002, pp. 50-51. 166. ibid., paragraphe 4.0031, p. 51. 167. ibid., paragraphe 3, p. 41. 168. ibid., paragraphe 2.14, p. 38. 169. ibid., paragraphes 2.15 et 2.151, p. 38. 170. ibid., paragraphe 2.18, pp. 39-40. 171. ibid., paragraphe 2.21, p. 40. 172. ibid., paragraphe 2.221, p. 40. 173. ibid., paragraphe 3.3, p. 45. 174. ibid., paragraphe 3.314, p. 45.

175. ibid., paragraphe 1.1, p. 33. 176. ibid., paragraphe 2.011, p. 34. 177. ibid., paragraphe 1.2, p. 33. 178. ibid., paragraphe 1.13, p. 33. 179. ibid., paragraphe 4.25, p. 64. 180. ibid., paragraphe 4.024, p. 53. 181. ibid., paragraphe 3.04, p. 41. 182. ibid., paragraphe 3.05, p. 41. 183. ibid., paragraphe 2.222, p. 40. 184. ibid., paragraphe 3.314, p. 45. 185. ibid., paragraphe 3.202 à 3.22, p. 43. 186. ibid., paragraphe 3.26, p. 44. 187. ibid., paragraphe 3.24, p. 44. 188. ibid., paragraphe 3.318, p. 46. 189. ibid., paragraphe 4.063, p. 56. Bien sûr, le sens et la signification d’une proposition sont intimement liés puisque les conditions de vérité de la proposition ne sont rien d’autre que la réalisation du fait qu’elle énonce. 190. ibid., paragraphe 3.144, p. 43. 191. ibid., paragraphe 3.221, p. 43. 192. ibid., paragraphe 3.141, p. 42. 193. ibid., paragraphes 2.13 à 2.151, p. 38. 194. ibid., paragraphe 4.0311, p. 54. 195. ibid., paragraphe 4.04, pp. 54-55. 196. ibid., paragraphe 2.01-2.011, p. 34. 197. ibid., paragraphe 2.0122, p. 34.

198. ibid., paragraphe 2.02, p. 35. 199. ibid., paragraphe 2.0233, p. 36. 200. Ainsi, une tache dans le champ visuel ne peut être conçue sans être dans un certain « état » : « Une tache dans le champ visuel n’a certes pas besoin d’être rouge, mais elle doit avoir une couleur » (ibid., paragraphe 2.0131, p. 35).

201. ibid., paragraphe 2.0121, p. 34. 202. ibid., paragraphe 2.024, p. 36. 203. B. RUSSELL, « Introduction » au Tractatus logico-philosophicus (1922), Paris, Gallimard, 1993, p. 18. 204. Tractatus logico-philosophicus (1921), op. cit., paragraphe 1.1, p. 33 ; cf. aussi paragraphe 2.04, p. 37. 205. ibid., paragraphe 5, p. 70. 206. ibid., paragraphe 4.51, p. 70. 207. ibid., paragraphe 5.3, p. 78. 208. ibid., paragraphe 4.211, p. 63 : « Un signe qu’une proposition est élémentaire, c’est qu’aucune proposition élémentaire ne peut être en contradiction avec elle ». Cf. aussi paragraphe 5. 134, p. 73 : « D’une proposition élémentaire ne suit aucune autre ». 209. ibid., paragraphe 1.21, p. 33. 210. ibid., paragraphe 5.135, p. 73. Cf. aussi paragraphe 6.37, p. 108 et paragraphe 6.375, p. 109. 211. ibid., paragraphe 5.136, p. 73. 212. ibid., paragraphe 4.26, p. 64. 213. ibid., paragraphe 5.4, p. 79. 214. ibid., paragraphe 4.0621, p. 56. cf. aussi paragraphe 5.44, p. 80 : « S’il y avait un objet nommé “~”, “~~p” devrait dire autre chose que “p”. Car l’une des deux propositions traiterait justement de ~, et l’autre point ».

215. ibid., paragraphe 5.42, p. 79. 216. ibid., paragraphe 4.0312, p. 54. 217. ibid., paragraphe 4.46 à 4.462, p. 68. 218. ibid., paragraphe 6.1 à 6.111, p. 96. 219. ibid., paragraphe 6.12, p. 97. 220. ibid., paragraphe 6.124, pp. 100-101. 221. « Si nous connaissons la syntaxe logique d’un symbolisme quelconque, alors nous sont déjà données toutes les propositions de la logique » (ibid., paragraphe 6.124, p. 101). 222. ibid., paragraphe 6.1201, p. 97. 223. ibid., paragraphes 6.1265 à 6.13, pp. 101-102. 224. ibid., paragraphe 2.171-2.172, p. 39. 225. ibid., paragraphe 4.121, p. 58. 226. ibid., paragraphe 6.122, p. 99. 227. ibid., paragraphe 7, p. 112. 228. ibid., paragraphe 6.522, p. 112. 229. ibid., paragraphe 4.12, p. 58. 230. ibid., paragraphe 5.473, p. 82. 231. ibid., paragraphe 6.13, p. 102. 232. ibid., paragraphes 3.331 à 3.334, p. 48. 233. ibid., paragraphe 5.535, pp. 88-89. 234. ibid., paragraphe 5.53, p. 87. 235. ibid., paragraphe 6.232, p. 103. Wittgenstein en conclut que « le signe d’égalité n’est donc pas un élément essentiel de l’idéographie ». 236. ibid., paragraphe 4.126, pp. 60-61. 237. ibid., paragraphe 4.1272, p. 61.

238. ibid., paragraphe 4.126, p. 60. 239. B. RUSSELL, « Introduction » au Tractatus logico-philosophicus (1922), Paris, Gallimard, 1993, p. 13. 240. Tractatus logico-philosophicus (1921), op. cit., paragraphe 5.4731, p. 83. Cf. aussi paragraphe 5.4733, p. 83. 241. ibid., paragraphe 4.112, p. 57. 242. ibid., paragraphe 6.53, p. 112. 243. ibid., paragraphe 4.116, p. 58. 244. ibid., paragraphes 6.54 – 7, p. 112. 245. Remarques philosophiques (1930), op. cit., paragraphe 3, p. 53. 246. ibid., paragraphe 1, p. 51. 247. Si ce terme de « phénoménologie » est loin de recouvrir chez Wittgenstein la signification qu’il a à la même époque dans la philosophie de Husserl, des points communs sont cependant à noter. Tout d’abord, en ne s’intéressant pas d’abord au monde réel, mais plutôt au monde tel qu’il apparaît dans le langage, c’est-à-dire le sens qu’il prend pour nous, Wittgenstein opère une sorte de réduction phénoménologique. Par ailleurs, ce que Wittgenstein vise, ce n’est pas décrire tel ou tel phénomène particulier, mais chercher les structures nécessaires du monde, les « relations internes » qu’entretiennent entre eux certains contenus ; à cet égard, il adopte clairement un point de vue éidétique. 248. Remarques philosophiques (1930), op. cit., paragraphe 1, p. 51. 249. Ludwig Wittgenstein et le Cercle de Vienne (1929), extrait cité dans Manifeste du Cercle de Vienne et autres écrits, Paris, Presses Universitaires de France, pp. 239-240. 250. Recherches philosophiques (1933-1949), op. cit., paragraphe 132, p. 89.

251. Remarques philosophiques (1930), op. cit., paragraphe 208, p. 246. 252. Recherches philosophiques (1933-1949), op. cit., paragraphe 133, p. 89. 253. Tractatus logico-philosophicus (1921), op. cit., paragraphe 4.5, p. 70 : « La forme générale de la proposition est : ce qui a lieu est ainsi et ainsi ». 254. Recherches philosophiques (1933-1949), op. cit., paragraphe 23, p. 125. 255. Recherches philosophiques (1933-1949), op. cit., partie II, p. 314. 256. Remarques sur la philosophie de la psychologie (1947-1948), I, op. cit., paragraphe 39, p. 19. 257. Recherches philosophiques (1933-1949), op. cit., paragraphe 134, p. 170. Cf. aussi Remarques philosophiques (1930), op. cit., paragraphe 85, p. 109. 258. Remarques sur la philosophie de la psychologie (1947-1948), I, op. cit., paragraphe 38, p. 19. 259. Remarques philosophiques (1930), op. cit., paragraphe 92, pp. 113-114. 260. Grammaire philosophique (1930-1933), op. cit., App. 2, p. 211. 261. Recherches philosophiques (1933-1949), op. cit., paragraphe 664, p. 237. 262. Grammaire philosophique (1930-1933), op. cit., App. 2, p. 211. 263. ibid., App. 1, p. 207. 264. Recherches philosophiques (1933-1949), op. cit., paragraphe 15, p. 34 ; paragraphe 26, p. 41. 265. ibid., paragraphe 13, p. 33. 266. ibid., paragraphe 38, p. 48.

267. Recherches philosophiques (1933-1949), op. cit., paragraphe 5, p. 29. 268. ibid., paragraphe 3, p. 29. 269. Sur la notion d’« air de famille », voir en particulier Recherches philosophiques (1933-1949), op. cit., paragraphes 66-67, pp. 64-65. 270. Remarques philosophiques (1930), op. cit., paragraphe 76, p. 103. 271. Tractatus logico-philosophicus (1921), op. cit., paragraphe 6.3751, p. 109. 272. ibid., paragraphe 6.375, p. 109 : « Énoncer qu’un point du champ visuel a dans le même temps deux couleurs différentes est une contradiction » (ibid., paragraphe 6.3751, p. 109). 273. Remarques philosophiques (1930), op. cit., App. 2, pp. 303-304. Cf. aussi paragraphes 82-83, pp. 106-108. 274. Remarques philosophiques (1930), op. cit., paragraphe 3, p. 53. 275. Tractatus logico-philosophicus (1921), op. cit., paragraphe 6.022, p. 96. 276. Remarques philosophiques (1930), op. cit., paragraphe 84, p. 108. 277. ibid., paragraphe 86, p. 110. 278. Remarques philosophiques (1930), op. cit., deuxième appendice, p. 309. 279. ibid., paragraphe 7, p. 55. 280. Recherches philosophiques (1933-1949), op. cit., paragraphe 373, p. 171. 281. Remarques sur la philosophie de la psychologie (1947-1948), II, op. cit., paragraphe 678, p. 134. 282. Recherches philosophiques (1933-1949), op. cit., paragraphe 401, p. 177. 283. ibid., partie II, p. 314. 284. Remarques philosophiques (1930), op. cit., paragraphe 4, p. 54. Cf. aussi « L’expression “C’est là tout ce qui arrive” définit ce que nous appelons “arriver” » (Remarques sur la philosophie de la psychologie (1947-1948), I, op. cit., paragraphe 637, p. 142). 285. Remarques philosophiques (1930), op. cit., paragraphe 4, p. 53. 286. Remarques sur la philosophie de la psychologie (1947-1948), II, op. cit.,

paragraphe 707, p. 138. 287. Remarques philosophiques (1930), op. cit., paragraphe 47, p. 78. 288. Remarques sur la philosophie de la psychologie (1947-1948), I, op. cit., paragraphe 48, p. 22. Cf. aussi paragraphe 643, p. 143. 289. « Ce que Mach appelle une expérimentation de pensée (Gedankenexperiment) n’est naturellement pas une expérimentation du tout. C’est au fond une considération grammaticale » (Remarques philosophiques (1930), op. cit., paragraphe 1, p. 52). 290. Cours de Cambridge 1930-1932, Mauvezin, T.E.R., 1988, leçon B IX, paragraphe 6, p. 54. 291. Remarques sur la philosophie de la psychologie (1947-1948), I, op. cit., paragraphe 624, p. 139. 292. Remarques philosophiques (1930), op. cit., paragraphe 39, p. 73. 293. Remarques sur la philosophie de la psychologie (1947-1948), II, op. cit., paragraphe 426, p. 91. 294. Remarques sur la philosophie de la psychologie (1947-1948), I, op. cit., paragraphe 623, p. 139. 295. « Nous voulons seulement interpréter “Le rouge existe” comme l’énoncé : le mot “rouge” a une signification. Ou peut-être plus justement : “Le rouge n’existe pas” comme : “Rouge” n’a pas de signification” » (Recherches philosophiques (1933-1949), op. cit., paragraphe 58, p. 60). 296. Remarques sur la philosophie de la psychologie (1947-1948), I, op. cit., paragraphe 619, p. 138. 297. Remarques philosophiques (1930), op. cit., paragraphe 1, p. 52. Il est possible, dit également Wittgenstein, de dégager « une théorie des couleurs purement phénoménologique, dans laquelle il ne soit question que de ce qui est réellement perceptible et où n’intervienne aucun de ces objets hypothétiques que sont les ondes, les cellules, etc. » (ibid., paragraphe 218, p. 260). 298. ibid., paragraphe 1, p. 52. 299. Remarques sur la philosophie de la psychologie (1947-1948), II, op. cit., paragraphe 658, pp. 131-132.

300. Recherches philosophiques (1933-1949), op. cit., paragraphe 569, p. 215.

301. Remarques philosophiques (1930), op. cit., paragraphe 45, p. 76. 302. Remarques sur la philosophie de la psychologie (1947-1948), II, op. cit., paragraphe 162, p. 36. 303. Recherches philosophiques (1933-1949), op. cit., paragraphe 142, p. 95. 304. Remarques sur la philosophie de la psychologie (1947-1948), II, op. cit., paragraphe 393, p. 85. 305. Remarques sur la philosophie de la psychologie (1947-1948), I, op. cit., paragraphe 630, p. 140. 306. Remarques sur la philosophie de la psychologie (1947-1948), II, op. cit., paragraphe 198, p. 44. 307. Recherches philosophiques (1933-1949), op. cit., partie II, p. 321. 308. Remarques sur la philosophie de la psychologie (1947-1948), I, op. cit., paragraphes 190-191, p. 42. 309. Remarques philosophiques (1930), op. cit., paragraphe 47, p. 78. 310. Remarques sur la philosophie de la psychologie (1947-1948), I, op. cit., paragraphe 436, p. 106. 311. Remarques sur la philosophie de la psychologie (1947-1948), II, op. cit., paragraphe 332, p. 73. 312. Remarques philosophiques (1930), op. cit., paragraphe 38, p. 72. 313. Recherches philosophiques (1933-1949), op. cit., paragraphe 107, p. 83. 314. ibid., paragraphe 83, p. 73. Les expressions anglaises sont dans le texte allemand.

315. Remarques sur la philosophie de la psychologie (1947-1948), II, op. cit., paragraphe 653, p. 131. 316. ibid., paragraphes 625-626, p. 126. 317. Recherches philosophiques (1933-1949), op. cit., paragraphe 489, p. 197. 318. Grammaire philosophique (1930-1933), op. cit., paragraphe 40, p. 89. Cf. aussi « Chaque proposition est la directive d’une vérification » (Remarques philosophiques (1930), op. cit., paragraphe 150, p. 167). 319. Remarques philosophiques (1930), op. cit., paragraphe 148, p. 163. 320. Recherches philosophiques (1933-1949), op. cit., paragraphe 353, pp. 166. 321. Remarques sur la philosophie de la psychologie (1947-1948), I, op. cit., paragraphe 53, p. 23. 322. Recherches philosophiques (1933-1949), op. cit., paragraphe 454, p. 191. 323. ibid., paragraphe 120, p. 86. 324. Remarques philosophiques (1930), op. cit., paragraphe 14, p. 59. 325. Remarques sur la philosophie de la psychologie (1947-1948), I, op. cit., paragraphe 202, p. 56. Dans la continuité de ses études sur la signification, Wittgenstein engage également une réflexion sur la perception et sur la donation de sens qu’elle comporte. La perception, en effet, ne se réduit pas à la sensation ; elle cherche toujours à donner du sens aux stimuli sensoriels qui se présentent. C’est un chat qui est vu et non une tache grise ; c’est un cri strident qui est entendu. Wittgenstein s’intéresse dès lors à cette problématique du « voir comme » ou de l’« entendre comme » ; et en particulier au phénomène particulier du changement d’aspect, comme lorsque je vois exactement la même figure tantôt comme un lapin et tantôt comme un canard. Il se demande en particulier si – et comment – on peut distinguer dans ce phénomène les différences qui sont déjà dans la sensation et celles qui relèvent du traitement intellectuel de cette sensation, voire de l’interprétation consciente et volontaire.

Une fois de plus, cependant, Wittgenstein conteste que l’aspect perçu, le « comme » du « voir comme », soit un phénomène mental particulier qu’il faut chercher à isoler. En fait, dans le jeu de langage relatif aux aspects, ce n’est pas ce que le sujet ressent intérieurement qui importe, mais ce qu’il est disposé à dire ou à faire de tel objet ou de telle figure. C’est dans l’ensemble de ses comportements, notamment de ses comportements linguistiques, que s’évalue comment le sujet voit les choses et quels aspects il en saisit : selon qu’il parle d’oreilles ou de bec, selon qu’il complète la figure en lui ajoutant tel ou tel corps, on dira que le sujet voit la figure comme tête de canard ou tête de lapin. Cf. notre texte « Noèse, monde de la vie et voir comme », publié dans Husserl et Wittgenstein. De la description de l’expérience à la phénoménologie linguistique, Jocelyn Benoist et Sandra Laugier eds., Hildesheim, Olms, 2004, pp. 185-210. 326. Recherches philosophiques (1933-1949), op. cit., paragraphe 71, p. 67. 327. ibid., paragraphe 79, pp. 70-71. 328. Grammaire philosophique (1930-1933), op. cit., paragraphe 36, p. 85. Le choix du mot « bon » n’est sans doute pas innocent ; il témoigne d’une influence des Principia ethica de Moore. 329. Recherches philosophiques (1933-1949), op. cit., paragraphe 68, p. 65. 330. Remarques philosophiques (1930), op. cit., paragraphe 10, p. 166. 331. Recherches philosophiques (1933-1949), op. cit., paragraphe 77, p. 70. 332. Remarques philosophiques (1930), op. cit., paragraphe 9, p. 56. 333. Recherches philosophiques (1933-1949), op. cit., paragraphe 593, p. 221. 334. Remarques philosophiques (1930), op. cit., paragraphe 1, p. 51. 335. Recherches philosophiques (1933-1949), op. cit., paragraphe 124, p. 87. 336. ibid., paragraphe 126, p. 88. 337. ibid., paragraphe 90, p. 78. 338. ibid., paragraphe 123, p. 87. 339. Remarques philosophiques (1933-1949), op. cit., paragraphe 133, p. 148. 340. ibid., paragraphe 2, p. 53. 341. Remarques sur la philosophie de la psychologie (1947-1948), II, op. cit.,

paragraphe 155, p. 34. 342. Recherches philosophiques (1933-1949), op. cit., paragraphe 304, pp. 152153. 343. Notes sur l’expérience privée et les sense data (1934-1936), Mauvezin, T.E.R., 1982, p. 51. 344. Recherches philosophiques (1933-1949), op. cit. paragraphe 307, p. 153. 345. Remarques sur la philosophie de la psychologie (1947-1948), II, op. cit., paragraphe 690, p. 136. 346. ibid., paragraphe 35, p. 8. 347. Remarques sur la philosophie de la psychologie (1947-1948), I, op. cit., paragraphe 380, p. 82. o

348. G.H. HARDY, « Mathematical proof », Mind, vol. 38, n 149, janvier 1929, pp. 1-25. 349. L. WITTGENSTEIN, Remarques sur les fondements des mathématiques (1937-1944), IV/13. 350. Remarques philosophiques (1930), op. cit., paragraphe 178, p. 207.

351. Remarques sur les fondements des mathématiques (1939), VII/67. 352. Cours sur les fondements des mathématiques (1939), Mauvezin, T.E.R., 1995, cours XXI, pp. 216-217. 353. Remarques sur les fondements des mathématiques (1937-1944), VII/7. 354. Remarques sur la philosophie de la psychologie (1947-1948), I, op. cit., paragraphe 1027, p. 210. 355. ibid., paragraphe 130, p. 40. 356. R. CARNAP, La construction logique du monde, (1928), Paris, Vrin, 2002, Préface de la première édition, pp. 53-54. 357. ibid., Préface de la seconde édition, p. 45. 358. ibid., Préface de la seconde édition, p. 45. 359. ibid., paragraphe 157, p. 257. 360. ibid., paragraphe 95, p. 183. 361. Dans les Lois fondamentales de l’arithmétique, Frege réserve le terme « Aufbau » aux passages de pure démonstration formelle, démonstrations souvent introduites par des développements explicatifs sous le titre de « Zerlegung ». Carnap, qui reprend le terme d’« Aufbau » insiste lui aussi sur la rigueur expressive et déductive que permet la symbolisation logique (ibid., paragraphe 96, pp. 184-185). Cf. aussi « L’ancienne et la nouvelle logique » (1930), traduit in Actualités scientifiques et industrielles, 1933, vol. 26, III, pp. 15-16. 362. R. CARNAP, La construction logique du monde, op. cit., paragraphe 106, pp. 197-198.

363. ibid., paragraphe 103, pp. 162-163. 364. Pour les physicalistes, c’est en raison de leur intersubjectivité que les objets physiques constituent la meilleure base pour le système constitutif (ibid., préface de la seconde édition, 1961, p. 47). 365. ibid., paragraphe 64, pp. 138-139. 366. ibid., paragraphe 67, p. 144. Sur ce point également, Carnap changera d’avis après 1928. S’il faut partir de l’expérience vécue, mieux vaut prendre pour éléments de base les sensations simples, comme le fait Mach, plutôt que les vécus immédiats dans leur complexité, complexité au sein de laquelle on isole ensuite par abstraction les moments sensitifs (ibid., Préface de la seconde édition, p. 47). D’une manière générale, Carnap semblera renoncer après 1928 à la radicalité de son projet fondationnel et « se contenter » d’une reconstruction logique de l’ensemble du système de la science indépendamment de toute perspective génétique. 367. ibid., paragraphe 78, p. 162. Dans le paragraphe 135, Carnap montre comment les célèbres catégories kantiennes de la causalité et de la substance peuvent être dérivées du rappel de ressemblance. 368. ibid., paragraphe 10, p. 67. 369. ibid., paragraphe 2, p. 58. 370. ibid., paragraphe 2, p. 58. Cf. aussi le paragraphe 35, pp. 101-102. 371. ibid., paragraphe 3, p. 60. Comme chez Meinong et dans d’autres théories de l’objet, il y a dans l’Aufbau tout à la fois une affirmation d’existence d’une multitude d’objets de catégories différentes (objets physiques, objets psychiques, objets spirituels, valeurs, etc.) (ibid., paragraphe 25, pp. 87-88) et une thèse de fondation de ces différentes catégories d’objets les unes sur les autres. Cependant, l’outil logique permet à Carnap de concevoir cette fondation comme une simple réorganisation classificatoire d’un seul et unique domaine d’objets fondamentaux : les vécus élémentaires ordonnés par des rapports de ressemblance. « Tous les objets des sciences du réel (en dehors des vécus élémentaires eux-mêmes qui correspondent aux étoiles) sont comme des constellations avec des rapports et des combinaisons de constellations, qui sont formées à partir d’étoiles sans qualités mais susceptibles d’être ordonnées. La différence des soi-disant catégories d’objets, notamment entre le physique et le psychique, traduit seulement une différence de type de constellations (ou de combinaisons de constellations) par suite de divers modes de regroupement »

(ibid., paragraphe 162, p. 269). À cet égard, Carnap peut par exemple donner un sens précis à la théorie anti-dualiste de James selon laquelle les objets physiques et les objets psychiques ne sont que deux formes différentes de mise en ordre du flux du vécu. Sur ce point, d’ailleurs, Carnap se revendique aussi de Mach ou de Natorp (ibid.). 372. ibid., paragraphe 40, p. 108. 373. ibid., paragraphe 42, p. 112. 374. ibid., paragraphe 159, p. 262. Dans ce paragraphe, Carnap distingue également ce jugement d’identité au sens propre d’autres jugements d’identité – identité de type, équivalence, etc. – dont il indique la forme logique (ibid., paragraphe 159, pp. 262-265). 375. En fait, la science empirique doit essentiellement indiquer quelles relations existent entre les entités d’un certain niveau et surtout quelles sont les caractéristiques (symétrie, transitivité, réflexivité, etc.) des relations. Ensuite, le système de constitution dispose de règles formelles pour constituer des entités de niveau supérieur à partir de la structure particulière révélée par l’expérience. Ces règles de constitution elles-mêmes ne sont pas empiriques et n’ont d’ailleurs aucun « contenu » propre ; elles ne répondent qu’à des contraintes logiques et ne sont donc en aucun cas des connaissances synthétiques a priori (ibid., paragraphe 103, p. 192). 376. ibid., paragraphes 20-21, pp. 80-82. 377. ibid., paragraphe 66, p. 143. A vrai dire, on ne peut proprement parler de subjectivité et d’intersubjectivité qu’au terme du travail constitutif. Avant la constitution du moi, le flux du vécu n’est pas mon flux de vécu ; et, avant la constitution d’autrui, de ses vécus et de son monde, la question de l’intersubjectivité des objets physiques ne se pose même pas. Néanmoins, pour que le système constitutif soit complet, il faut bien évidemment rendre compte de la possibilité même de l’intersubjectivité du monde, c’est-à-dire de la correspondance entre mon monde et celui d’autrui. C’est pourquoi Carnap consacre les paragraphes 146 à 149 (pp. 240-246) de l’Aufbau à esquisser le procédé de constitution d’un objet intersubjectif à partir des relations de correspondance par analogie entre les objets d’un système individuel et les objets d’autres systèmes qui doivent d’abord être constitués en tant que tels à l’intérieur du premier système. 378. ibid., p. 57.

379. ibid., paragraphe 160, p. 265. 380. ibid., paragraphe 36, pp. 102-103. 381. ibid., paragraphe 25, p. 87. La relation entre sphères d’objets et types logiques est explicitement assumée par Carnap aux paragraphes 29 et 30. 382. ibid., paragraphe 41, pp. 110-111. 383. ibid., paragraphe 4, pp. 60-61. En héritier de la théorie des types, Carnap ajoute évidemment : « En vérité, on peut malgré tout distinguer diverses catégories d’objets caractérisés par l’appartenance aux différents niveaux du système de constitution et par la forme de constitution propres aux objets d’un même niveau ». 384. ibid., paragraphe 161, pp. 266-267. 385. ibid., paragraphe 161, p. 267. 386. ibid., paragraphe 5, p. 61. La syntaxe logique du langage ((1934), trad. anglaise The logical syntax of language, Londres, Kegan Paul, 1937, paragraphe 9, p. 26) réitérera cette affirmation : « La division fréquente entre expressions avec “signification indépendante” (les “noms propres” au sens le plus large) et les autres (expressions “incomplètes”, “insaturées”, “syncatégorématiques”) peut être regardée comme plus significative du point de vue psychologique que du point de vue logique ». 387. ibid., paragraphe 5, p. 62. 388. « Scheinprobleme in der Philosophie », Berlin, Weltkreis, 1928, trad. anglaise « Pseudo-problems in philosophy », in The logical structure of the world, Berkeley, University of California Press, 1967, p. 325. 389. ibid., p. 327. 390. « L’ancienne et la nouvelle logique » (1930), in Actualités scientifiques et industrielles (Paris, Hermann), 1933, vol. 76, p. 7. 391. ibid., p. 9. 392. « La science et la métaphysique devant l’analyse logique du langage » (1931), in Actualités scientifiques et industrielles (Paris, Hermann), 1934, vol. 172, p. 10. 393. ibid., pp. 15-16.

394. ibid., p. 25. 395. ibid., p. 34. 396. ibid., pp. 36-37. 397. ibid., p. 43. 398. H. HAHN, O. NEURATH, R. CARNAP, « La conception scientifique du monde : le Cercle de Vienne » (1929), in Manifeste du Cercle de Vienne et autres écrits, Paris, PUF, 1985, p. 109. 399. ibid., p. 113. 400. ibid., p. 115. C’est d’ailleurs pourquoi le positivisme logique lui-même doit, pour ses défenseurs, être compris plutôt comme une méthode que comme une doctrine : « La conception scientifique du monde ne se caractérise pas tant par des thèses propres que par son attitude fondamentale, son point de vue, sa direction de recherche ». À cet égard, le positivisme logique se distingue de doctrines métaphysiques comme le réalisme et l’idéalisme qui prétendent soutenir d’authentiques thèses philosophiques : « les énoncés du réalisme (critique) et de l’idéalisme sur la réalité ou la non réalité du monde extérieur comme du moi des autres, ont, eux aussi, un caractère métaphysique, du fait qu’ils sont exposés aux mêmes objections que l’ancienne métaphysique : il sont dépourvus de sens, parce que non vérifiables, non factuels » (ibid., p. 118). Déjà défendu dans l’Aufbau, nous l’avons vu, ce point de vue méthodique apparaît également dans l’article « L’ancienne et la nouvelle logique ». Il y sert en particulier à expliquer que le système de constitution phénoméniste fondé sur le donné tel que mis en œuvre dans l’Aufbau, et le système de constitution physicaliste ou « matérialiste » fondé sur les objets matériels tel que mis en œuvre dans « Die physikalische Sprache als Universalsprache der Wissenschaft » (1932), ne se contredisent pas, parce que ce ne sont pas des thèses différentes, mais bien deux applications différentes de la méthode empirico-logique (« L’ancienne et la nouvelle logique » (1930), op. cit., p. 32).

401. ibid., p. 118. 402. ibid., p. 127. 403. « Les efforts déployés pour réorganiser les relations économiques et sociales, unifier l’humanité, rénover l’école et l’éducation, sont intimement liés à la conception scientifique du monde » (ibid., p. 114). 404. ibid., p. 109. 405. ibid., p. 128. 406. ibid., paragraphe 107, p. 200. À cet égard, l’influence du Tractatus sur Carnap a sans doute été décisive. En interprétant les énoncés logiques comme des tautologies, qui, à défaut de contenu propre et de conditions de vérité, ne sont pas de véritables propositions, mais des lois de contraintes formelles portant sur les combinaisons des propositions authentiques, Wittgenstein avait ouvert la voie, dans la tradition logiciste, à l’interprétation de la logique comme ensemble de règles syntaxiques de formation et de transformation. La notion de « tautologie » est d’ailleurs reprise par Carnap au paragraphe 106, p. 198. Dans « L’ancienne et la nouvelle logique » (op. cit., p. 29), Carnap avait déclaré vides parce que tautologiques toutes les propositions de la logique et des mathématiques, en précisant en outre, comme Wittgenstein, qu’il n’y a, à cet égard, aucune différence entre les axiomes et les théorèmes. Et c’est d’ailleurs au nom de ce manque de contenu propre de la logique que Carnap condamnait les prétentions de la métaphysique à tirer des propositions synthétiques de la seule raison. 407. R. CARNAP, Die logische Syntax der Sprache (1934), trad. anglaise The logical syntax of language, Londres, Kegan Paul, 1937, Préface, p. XIII. 408. ibid., Préface, p. XV.

409. ibid., paragraphe 17, p. 52. Dans les disciplines pures comme la logique ou les mathématiques, le travail du scientifique consiste essentiellement à déterminer précisément les règles conventionnelles d’une syntaxe. Notons qu’à cet égard Carnap renoue avec un certain conventionalisme de ses tout premiers travaux, alors influencés par Poincaré. Cf. notamment « Über die Aufgabe der Physik und die Anwendung des Grundsatzes der Einfachstheit » (1923) et « Dreidimensionalität des Raumes und Kausalität : Eine Untersuchung über den logischen Zusammenhang zweier Fiktionen » (1924). Carnap jouait alors le conventionnalisme de Poincaré contre l’intuitionisme de Kant. Du philosophe français, Carnap négligeait tous les textes qui donnent raison à Kant et ne retenait que la critique du caractère synthétique a priori de la géométrie euclidienne. Cette lecture partielle des travaux de Poincaré sera d’ailleurs maintenue dans les textes ultérieurs de Carnap. Cf. notamment Les fondements philosophiques de la physique (1966), Paris, Armand Colin, 1973, chapitres 13 à 15. C’est faute d’avoir correctement distingué géométrie mathématique et géométrie physique que Kant aurait tenu les axiomes d’Euclide pour nécessaires et aurait ainsi forgé l’idée d’une connaissance tout à la fois synthétique et a priori (chap. 18). Cf. aussi « Foundations of logic and mathematics » (1939), Chicago, University of Chicago Press, 1950, paragraphe 22, pp. 55-56. Dans les deux textes, Carnap renvoie à la fameuse phrase d’Einstein stipulant : « Pour autant que les théorèmes des mathématiques sont à propos de la réalité, ils ne sont pas certains ; et aussi longtemps qu’ils sont certains, ils ne sont pas à propos de la réalité ». 410. Die logische Syntax der Sprache (1934), op. cit., paragraphe 2, p. 7. 411. ibid. 412. ibid., paragraphe 24, p. 76. Le « Manifeste du Cercle de Vienne » avait déjà explicitement plaidé pour un dépassement de l’opposition du logicisme frégéo-russellien et du formalisme hilbertien au nom de la notion wittgensteinienne de « tautologie ». 413. R. CARNAP, La syntaxe logique du langage (1934), op. cit., paragraphe 84, p. 326. On ne peut s’empêcher de noter la parenté de cette réserve que Carnap formule à l’égard du logicisme avec celle que Russell formulera trois ans plus tard dans l’introduction à la seconde édition de ses Principles of mathematics. 414. ibid., paragraphe 84, p. 327. 415. ibid. 416. « The logicist foundations of mathematics » (1930) in Paul Benacerraf et

Hilary Putnam (ed.), Philosophy of mathematics, Oxford, Basil Blackwell, 1964, pp. 31-41. 417. R. CARNAP, La syntaxe logique du langage (1934), op. cit., paragraphe 16, p. 47. 418. ibid., paragraphe 44, p. 164. À cet égard, Carnap sait parfaitement qu’il modifie assez radicalement les prétentions intuitionistes, qui n’entendent précisément pas se ramener à celles d’un système formel (cf. paragraphe 16, p. 46). En outre, Carnap propose une formalisation des exigences intuitionistes et/ou finitistes qui diffère sensiblement de l’approche brouwerienne, puisqu’il montre, dans le paragraphe 15, qu’on peut atteindre ces exigences intuitionistes sans renoncer au tiers exclu. 419. R. CARNAP, « Reply to Beth » in The philosophy of Rudolf Carnap, op. cit., p. 928. 420. ibid., paragraphe 82, p. 317 421. ibid., paragraphe 82, p. 318. À cet égard, comme l’a très bien montré Ali Benmakhlouf (Frege. Le nécessaire et le superflu, op. cit., pp. 35-40), Carnap se montre en fait l’héritier de Frege, lequel défendait déjà, à propos des sciences empiriques, une position holiste et, dans une certaine mesure, conventionaliste. 422. L. WITTGENSTEIN, Tractatus logico-philosophicus (1921), op. cit., paragraphe 5.12, p. 72. 423. R. CARNAP, La syntaxe logique du langage (1934), op. cit., paragraphe pp. 101-102. En 1993, Andrew Wiles est finalement parvenu à démontrer le théorème de Fermat. 424. ibid., paragraphe 14, p. 39. 425. ibid., paragraphe 14, pp. 39-40. Comme dans l’Aufbau, Carnap défend à cet égard le point de vue du Tractatus. Désormais, cependant, Carnap insiste sur le fait que le caractère analytique ou synthétique d’un énoncé dépend de la syntaxe du langage dans lequel cet énoncé s’inscrit. 426. ibid., paragraphe 42, p. 158. Par la suite, seuls les logiciens de l’école de Varsovie ont, selon Carnap, scrupuleusement respecté l’exigence frégéenne (ibid., paragraphe 42, p. 160). 427. ibid., paragraphe 69, pp. 253-254.

428. ibid., paragraphe 71, p. 259. 429. ibid., paragraphe 73, pp. 282-284 ; cf. aussi paragraphe 81, p. 313. 430. ibid., paragraphe 77, pp. 297-298. 431. ibid., paragraphe 75, p. 288. 432. ibid., paragraphe 78, pp. 298-299. 433. ibid., paragraphe 78, pp. 300-301. 434. ibid., paragraphe 79, pp. 304-305. 435. ibid., paragraphe 79, p. 305. 436. ibid., paragraphe 79, p. 307. 437. ibid., paragraphe 79, p. 303. 438. ibid., paragraphe 81, p. 312. 439. ibid., paragraphe 86, p. 331. 440. ibid., paragraphe 80, p. 308. 441. ibid., paragraphe 60b, pp. 216-217. 442. R. CARNAP, Introduction to semantics (1942), Cambridge Mass., Harvard University Press, 1946, Préface, p. V. 443. ibid., Préface, pp. VI-VII. 444. ibid., paragraphe 39, p. 249. 445. ibid., paragraphe 39, p. 250. Cf. déjà paragraphe 4, p. 9 : « Nous distinguons trois champs d’investigation des langages. Si dans une investigation on fait référence explicite à l’énonciateur ou, pour le dire dans des termes plus généraux, à l’utilisateur du langage, alors nous l’assignons au champ de la pragmatique. (Que, dans ce cas, référence ou non soit faite aux designata ne fait aucune différence pour cette classification). Si nous faisons abstraction de l’utilisateur du langage et que nous analysons uniquement les expressions et leurs designata, nous sommes dans le champ de la sémantique. Et, finalement, si nous faisons également abstraction des designata et analysons uniquement les relations entre expressions, nous sommes dans la syntaxe (logique). La science du langage tout entière, qui rassemble les trois parties

mentionnées, est appelée sémiotique ». 446. R. CARNAP, « Empirisme, sémantique et ontologie » (1950) in Signification et nécessité, Paris, Gallimard, 1997, pp. 313-335. 447. À cet égard, Carnap renvoie au critère ontologique de Quine, qu’il explicite en indiquant que les deux pas essentiels dans la reconnaissance de l’existence d’un certain type d’entités au sein de la théorie sont : « D’abord, l’introduction d’un terme général, d’un prédicat de niveau supérieur, pour le nouveau genre d’entités, nous permettant de dire d’une entité particulière quelconque qu’elle appartient à ce genre (par exemple, “Rouge est une propriété”, “Cinq est un nombre”). Ensuite, l’introduction de variables d’un nouveau type. Les nouvelles entités sont les valeurs de ces variables, auxquelles les constantes (et, s’il y en a, les expressions closes composées) sont substituables » (ibid., pp. 324-325). De ce point de vue, reconnaît Carnap, Quine a sans doute raison de taxer de « réalisme platonicien » la conception logiciste, qui accepte un langage des mathématiques contenant des variables de niveau supérieur et est donc engagée ontologiquement à l’égard de ces variables. Mais il ne s’agit là, selon Carnap, que d’un engagement ontologique interne et non d’une véritable prise de position métaphysique. Quine, nous le verrons, conteste cependant la possibilité même de distinguer questions ontologiques internes et externes. 448. ibid., pp. 316-317 ; pp. 325-326. Wittgenstein avait déjà nié tout contenu théorique propre à la logique. Les tautologies ne disent rien ; elles sont le cadre formel des énoncés théoriques. Le combat anti-métaphysique du Cercle de Vienne est sur ce point l’héritier direct du Tractatus. 449. ibid., p. 331. 450. ibid., p. 327.

451. ibid., p. 330. 452. ibid., p. 335. 453. Les abstracts de ce colloque furent distribués aux participants mais ils ne purent être publiés en raison de l’invasion allemande de l’Autriche, où était éditée la revue initiale Erkenntnis, puis de la Hollande, où le Journal of Unified Science avait pris sa succession. L’article de Quine fut finalement publié en 1942 dans une version remaniée sous le titre « Logic and the reification of universals » puis, dans sa version originale, dans le recueil The ways of paradox (New York, Random House, 1966, pp. 64-69). 454. ibid., p. 66. 455. ibid., p. 66. 456. ibid., p. 68. 457. ibid., p. 68. 458. ibid., p. 68. Nous soulignons. 459. R. CARNAP, « Empirisme, sémantique et ontologie » (1950), op. cit., pp. 326-327. 460. W.V.O. QUINE, « A logical approach to the ontological problem » (1939), in The ways of paradox, op. cit., pp. 66-67. 461. ibid., p. 69. 462. « De ce qui est » (1948), in Du point de vue logique, Paris, Vrin, 2003, p. 29. 463. ibid., p. 27.

464. ibid., p. 32. Dans « Existence et quantification » ((1966), in Relativité de l’ontologie et autres essais, Paris, Aubier-Montaigne, 1977, pp. 109-110), Quine écrira : « Il se pourra que nous rencontrions des noms propres de ces objets. Cependant cela ne prouve pas que ces objets soient requis, à moins que nous soyons capables de montrer que ces noms propres des objets sont employés dans la théorie en qualité de noms propres de ces objets. Le mot “chien” peut servir de nom propre d’une espèce animale, mais il peut aussi bien servir simplement de terme général vrai de chacun d’entre divers individus et qui ne nomme pas du tout d’objet ; ainsi la présence de ce mot ne prouve pas par ellemême que l’on suppose des espèces en tant qu’objets. D’ailleurs même “Pégase”, qui grammaticalement parlant a un statut rigide de nom propre, est utilisé par des gens qui nient l’existence de son objet. Il y a plus, on l’utilise quand on nie l’existence de son objet. Qu’est-ce qui pourrait donc passer pour une preuve qu’une expression sert, à l’intérieur d’une théorie, de nom d’un objet ? […] Une expression “a” peut figurer dans une théorie, nous l’avons vu, avec ou sans l’intention de nommer un objet. Ce qui rive le clou, c’est plutôt la quantification (∃ x) (x=a). La charge de l’import existentiel repose sur le quanteur existentiel, non pas sur le “a” lui-même ». 465. « De ce qui est » (1948), op. cit., p. 40. 466. ibid., p. 43. 467. ibid., p. 43. 468. ibid., p. 36. 469. « La logique et la réification des universaux » (1947-1950), in Du point de vue logique, op. cit., pp. 155-160. De même en va-t-il en ce qui concerne les prédicats « quelconques » F et G dans [(∀x) (Fx ⊃ Gx) ∧ (∃x) Fx] ⊃ (∃x) Gx 470. ibid., p. 165. 471. ibid., p. 167. 472. ibid., p. 167. 473. ibid., pp. 167-168. 474. « Nouveaux fondements pour la logique mathématique » (1937), in Du point de vue logique, op. cit., p. 123. 475. « La logique et la réification des universaux » (1947-1950), op. cit., p.

179. 476. ibid., p. 181. 477. « De ce qui est » (1948), op. cit., p. 43. 478. « La logique et la réification des universaux » (1947-1950), op. cit., p. 183. 479. ibid., p. 184. 480. C’est en particulier le cas lorsqu’en 1963 il présente, contre les objections de Poincaré au logicisme, une preuve de l’induction qui fait l’économie de l’infini. Sur ce point, cf. Paul Gochet, Quine en perspective. Essai de philosophie comparée, Paris, Flammarion, 1978, pp. 162-163. 481. « De ce qui est » (1948), op. cit., pp. 41-47. 482. ibid., p. 48. 483. ibid., p. 47. 484. « Parler d’objets » (1957), in Relativité de l’ontologie et autres essais, op. cit., p. 35. 485. « Référence et modalité » (1943-1947), in Du point de vue logique, op. cit., pp. 200-203. 486. « Référence et modalité » (1943-1947), op. cit., pp. 215-216. A. CHURCH, « Compte-rendu de Quine » (1943), Journal of Symbolic Logic, 1943, vol. 8, pp. 45 et sq. R. CARNAP, Signification et nécessité (1947), op. cit. 487. ibid., p. 214. 488. L’exemple est de Quine. Aujourd’hui, Pluton n’est plus considérée comme planète du système solaire et le nombre de planètes du système solaire n’est donc plus 9. 489. « Référence et modalité » (1943-1947), op. cit., pp. 216-217. A. SMULLYAN, « Modality and description » (1948), Journal of Symbolic Logic, 1948, vol. 13, pp. 31-37. R. BARCAN, « A fonctional calculus based on strict implication » (1946), Journal of Symbolic Logic, 1946, vol. 11, pp. 1-16. F. FITCH, « The problem of the morning star and the evening star » (1949), Philosophy of science, 1949, vol. 16, pp. 137-141. Cf. aussi Symbolic logic, New York, Ronald Press, 1952.

490. C.I. Lewis avait théorisé la notion de nécessité pour rendre compte d’un rapport d’« implication » entre deux propositions qui ne pouvait se réduire au conditionnel matériel de Frege et Russell. Il voulait pouvoir traiter les cas où p ⊃q n’est pas seulement vrai accidentellement (parce que p est faux), mais bien nécessairement, c’est-à-dire que si p avait été vrai, q aurait dû être vrai, ce qui est le cas quand p ⊃q est analytique. 491. « Référence et modalité » (1943-1947), op. cit., p. 217. Pour Wittgenstein et Carnap, un objet ne peut avoir nécessairement certaines propriétés qu’en tant qu’il est défini par une description conceptuelle (cf. les paragraphes 2.011 à 2.0141 du Tractatus). 492. « Référence et modalité » (1943-1947), op. cit., p. 218. 493. ibid., pp. 218-219. Dans Le mot et la chose ((1960), Paris, Flammarion, 1977, paragraphe 30, pp. 218-219), Quine montre que c’est précisément pour rendre compte des défaillances logiques qui affectent les usages intensionnels des termes conceptuels et des phrases comme ceux des noms propres que Frege avait généralisé aux trois types d’expressions la distinction du sens (Sinn) et de la signification (Bedeutung). Pour les tensions qui existent, au sein même de l’œuvre de Frege, entre l’exigence extensionaliste et le souci pour les intensions, on se reportera utilement au livre d’Ali Benmakhlouf, Frege. Le nécessaire et le superflu, op. cit. et en particulier aux pages 44-45 ; 78-79 et 131-136. 494. « Référence et modalité » (1943-1947), op. cit., p. 220. 495. ibid., p. 219. 496. « De ce qui est » (1948), op. cit., p. 38. 497. ibid., p. 38. 498. ibid., pp. 38-39. 499. ibid., paragraphe 45, p. 307. Paul Gochet consacre tout le dernier chapitre de son Quine en perspective (op. cit., pp. 185-201) à rendre compte de ce que Quine peut dire de l’intentionalité. 500. ibid., paragraphe 55, pp. 366.

501. ibid., paragraphe 51, p. 342. 502. « Le problème de la signification en linguistique » (1951), in Du point de vue logique, op. cit., p. 85. 503. ibid., p. 92. 504. ibid., p. 87. 505. ibid., p. 103. 506. « Le mythe de la signification » (1957), in La philosophie analytique, Cahiers de Royaumont, vol. IV, Paris, Les Éditions de Minuit, 1962, p. 139. 507. ibid., p. 139. 508. L’exemple choisi ici n’est pas celui de Quine (qui privilégie le cas de l’individu qui est à la fois mathématicien et cycliste), mais est volontairement emprunté à Saul Kripke qui, dans Naming and necessity (Cambridge Mass., Harvard University Press, 1980), défiera la conception russello-carnapienne au nom, précisément, d’arguments modaux qui plaident en faveur d’un retour à un certain essentialisme. 509. W.V.O. QUINE, « Le mythe de la signification » (1957), op. cit., pp. 151152. Cf. Le mot et la chose (1960), op. cit., paragraphes 9-10, pp. 69-83. Dans le paragraphe 12 (p. 96), Quine rapporte ce lien entre phrases observationnelles, dont le sens est fixé par la signification-stimulus, et phrases occasionnelles, qui supposent des renseignements annexes, au couple russellien de la connaissance par fréquentation directe et de la connaissance par description. 510. « Le mythe de la signification » (1957), op. cit., p. 155. 511. ibid., p. 157.

512. ibid., p. 156. Dans le paragraphe 15 de Le mot et la chose, Quine précise quels sont ces points d’étaiement qu’une traduction peut trouver dans l’observation des pratiques. 513. Même dans ce cas, dit Quine, la similarité des découpages sémantiques et des principes de composition syntaxiques reste une hypothèse. Elle est d’ailleurs une hypothèse au sein même d’un même langage : les locuteurs d’un même langage ont des pratiques linguistiques similaires et c’est sur cette base qu’ils font correspondre les expressions des autres locuteurs aux expressions homophoniquement semblables qu’eux-mêmes emploient. Cependant, que cela soit une supposition, c’est ce que montre le fait que parfois elle est démentie ou plutôt elle est difficile à maintenir (« Relativité de l’ontologie » (1968), in Relativité de l’ontologie et autres essais, op. cit., pp. 58-59). 514. « Le mythe de la signification » (1957), op. cit., p. 158. « Au-delà d’un certain point, écrit Quine dans Le mot et la chose, la stupidité de notre interlocuteur est moins probable qu’une mauvaise traduction » (Le mot et la chose, op. cit., paragraphe 13, p. 101). Ainsi, plutôt que de postuler comme Levy-Bruhl, que les populations qu’il étudiait ne partagaient pas notre rationalité, Malinowski a préféré postuler des homonymies et considérer qu’ils utilisaient certains termes dans deux sens différents (p. 99 note 1, cf. aussi p. 191 note 1). 515. « Le mythe de la signification » (1957), op. cit., p. 158. 516. ibid., p. 169. 517. ibid., pp. 147-148. 518. « Parler d’objets » (1957), op. cit., p. 15. 519. ibid., p. 16. 520. ibid., p. 17. 521. ibid., pp. 14-15. Dans une seconde partie de son article, Quine esquisse, en retraçant quelques grandes étapes de l’acquisition du langage, des éléments d’une théorie des mécanismes d’identité et de quantification propres à fixer l’ontologie sous-jacente aux termes de masse, aux termes individuants, aux termes généraux, aux termes de relation, aux termes singuliers, aux termes abstraits, etc. (pp. 18-28). 522. ibid., p. 15.

523. ibid., p. 29. 524. ibid., p. 13. 525. ibid., p. 18. 526. « Relativité de l’ontologie » (1957), op. cit., p. 40. 527. ibid., p. 39. 528. ibid., p. 41. 529. ibid., pp. 44-45. 530. ibid., p. 47. 531. ibid., pp. 52-54. Dans cette critique de l’ostension, on retrouve des objections que Wittgenstein adressait à la conception « augustinienne » du langage ; contrairement à ce que semble penser Augustin dans ses Confessions, on ne peut apprendre le sens des mots par simple ostension. 532. ibid., p. 61. 533. ibid., p. 63. 534. ibid., p. 61. 535. ibid., p. 68. Tout cela mène évidemment à relativiser une fois encore l’ambition logiciste des premiers philosophes analytiques. En effet, dans la mesure où « spécifier un univers de discours (le domaine de valeur des variables de quantification) » n’est rien d’autre que « réduire cet univers à un autre » (p. 56), l’entreprise de définir les nombres naturels à partir d’entités logiques comme les classes consiste seulement à assigner à l’arithmétique un modèle (p. 57) qui a ses propres présupposés d’existence. Mais, de toute façon, les nombres n’existent pas en dehors de l’arithmétique (p. 58) et les classes pas non plus en dehors de la théorie des classes ou des ensembles. Quine est, sur ce point encore, l’héritier direct de la Syntaxe carnapienne. 536. « On Carnap’s views on ontology » (1951), in The ways of paradox, op. cit. 537. ibid., p. 114. 538. ibid., p. 114. Par son critère ontologique, Quine ne prétend pas avoir éclairé la notion d’existence elle-même ; d’une certaine façon, il a simplement présupposé que l’« existence est ce qu’exprime la quantification existentielle » :

« Nous avons découvert une explication de l’existence singulière “a existe”, qui est “(∃ x) (x=a)” ; mais vouloir expliquer derechef le quanteur existentiel “il y a”, “il y a des”, lui-même, vouloir expliquer l’existence générale, c’est une cause perdue » (« Existence et quantification » (1966), in Relativité de l’ontologie et autres essais, op. cit., p. 113.). La seule chose dont on puisse rendre compte, c’est, dit Quine, de la manière dont peuvent être justifiées les quantifications existentielles. Et, sur ce point, son avis diverge de celui de Carnap. Paul Gochet fait très justement remarquer que le fait que les énoncés d’existence catégorielle aient à être justifiés et puissent être faux entraîne un estompement de la distinction entre non-sens et fausseté (P. GOCHET, Quine en perspective, op. cit., pp. 128-129). 539. ibid., p. 120. 540. ibid., p. 122. 541. « Relativité de l’ontologie » (1968), op. cit., p. 79. 542. « Les deux dogmes de l’empirisme » (1951), in Du point de vue logique, op. cit., p. 49. 543. ibid., p. 53. 544. ibid., p. 56. 545. ibid., pp. 61-62. 546. ibid., p. 49. 547. ibid., p. 70. 548. ibid., p. 72. En fait, contrairement à ce qu’espérait Carnap, le passage de l’expérience élémentaire subjectivement ressentie à la qualité objectivement située dans l’espace et dans le temps pose problème ; dans l’Aufbau, la relation même d’attribution d’une qualité à un instant-point reste indéfinie (ibid., p. 74). Par ailleurs, comme le souligne Le mot et la chose, l’identité des sensations subjectives passe nécessairement par le langage intersubjectif ; endeçà du langage, il n’y a pas d’identité et donc pas d’entités telles que les expériences élémentaires (Le mot et la chose (1960), op. cit., paragraphe 1, p. 27) 549. « Les deux dogmes de l’empirisme » (1951), op. cit., p. 75. 550. ibid., pp. 76-77.

551. « Les deux dogmes de l’empirisme » (1951), op. cit., p. 76. Dans Quine en perspective (op. cit., pp. 40-42), Paul Gochet montre bien que ce holisme sémantique (qui implique que deux théories qui sont compatibles avec les mêmes expériences ont le même contenu) est en fait incompatible avec la thèse de la sous-détermination de la théorie par l’expérience (qui implique que plusieurs théories différentes sont compatibles avec les mêmes expériences). Selon Gochet, le holisme sémantique doit être abandonné. 552. W.V.O. QUINE, « L’épistémologie devenue naturelle » (1968), in Relativité de l’ontologie et autres essais, op. cit., p. 93. 553. ibid., p. 89. 554. Du point de vue de l’épistémologie naturalisée, dit Quine, une phrase d’observation « est une phrase sur laquelle tous les locuteurs de la langue rendent le même verdict quand on leur donne la même stimulation concomitante » (« L’épistémologie devenue naturelle » (1968), op. cit., p. 101). 555. Comme le second Wittgenstein, Quine parle de l’apprentissage des significations comme d’un « dressage » ; ce sont les pratiques et non les états mentaux qui font l’objet du contrôle social exercé par ces « censeurs » que sont tous nos interlocuteurs (Le mot et la chose (1960), op. cit., paragraphe 2, pp. 30-35). 556. Que la philosophie ne puisse revendiquer une exception à l’égard de l’exigence de justification, c’est ce que Quine avait au fond déjà indiqué lorsqu’il affirmait, contre Carnap, qu’il n’y a pas de différence de nature entre les concepts formels ou catégoriels et les autres concepts, et que l’existence de choses physiques ou de nombres pouvait être justifiée tout autant que l’existence de lapins blancs ou de nombres premiers entre 10 et 20. 557. Nous avons vu toutefois qu’au moment où Quine commence son œuvre philosophique, Wittgenstein remet lui-même en question le Tractatus et Carnap

affaiblit fortement les prétentions logicistes de l’Aufbau par l’adoption d’un principe de tolérance syntaxique. 558. G.E. MOORE, « La nature du jugement » (1899), in G.E. Moore et la genèse de la philosophie analytique, Paris, Klincksieck, 1985, p. 46. 559. ibid., p. 50. 560. ibid., pp. 49-50. 561. ibid., p. 51. 562. ibid., p. 54. 563. ibid., p. 51. 564. Principia ethica (1903), Paris, Presses Universitaires de France, 1998, préface à la première édition, p. 3. 565. ibid., p. 3. 566. ibid., p. 1. 567. ibid., paragraphe 10, p. 50. 568. ibid., paragraphe 6-7, pp. 46-48. 569. ibid., paragraphe 12, p. 55. 570. ibid., paragraphe 13, p. 56. 571. ibid., paragraphe 13, p. 57. 572. ibid., paragraphe 25, p. 85. 573. ibid., paragraphe 14, p. 61. À cet égard, les Principia ethica ont sans doute joué un rôle important dans la décision de certains philosophes analytiques de mettre les énoncés éthiques à l’écart du domaine des propositions authentiques dont les conditions de vérité sont fonction des faits du monde. Dans le paragraphe 74 (pp. 187-188), Moore écrit en effet : « Que ce soit une erreur de réduire toutes les propositions à un type propositionnel unique, celui des propositions qui affirment soit que quelque chose existe, soit que quelque chose qui existe a un certain attribut (ce qui veut dire que cette chose et cet attribut existent dans un certain rapport mutuel), cela se voit aisément dès lors que l’on se réfère à cette classe particulière qui est celle des propositions éthiques. Car quel que soit ce dont nous avons peut-être prouvé

l’existence, et quels que soient les deux étants dont nous avons peut-être prouvé qu’ils sont liés nécessairement l’un à l’autre, cela reste une autre question, tout à fait distincte, que de savoir si ce qui existe de cette façon est un bien ». Parce qu’il s’attachera à ce « type propositionnel unique », que Moore juge illusoire, le Tractatus n’aura d’autre choix que de considérer l’éthique comme indicible. Quant à Carnap, il devra rejeter les énoncés éthiques de la philosophie rigoureuse pour la raison qu’ils n’ont pas de conditions empiriques de vérité. 574. « Apologie du sens commun » (1925), in G.E. Moore et la genèse de la philosophie analytique, op. cit., p. 144. 575. « Preuve qu’il y a un monde extérieur » (1939), in G.E. Moore et la genèse de la philosophie analytique, op. cit., p. 191. 576. ibid., p. 191. 577. ibid., p. 192. 578. « Certainty » (1941), in Philosophical papers, London, Allen and Unwin, 1959, p. p. 227. 579. « Preuve qu’il y a un monde extérieur » (1939), op. cit., pp. 194-195. 580. « La réfutation de l’idéalisme » (1903), in G.E. Moore et la genèse de la philosophie analytique, op. cit., pp 85-86 581. L. WITTGENSTEIN, De la certitude (1951), Paris, Gallimard, paragraphe 521, p. 124. Comme il l’avait fait pour les énoncés qui expriment directement des sensations et autres vécus immédiatement ressentis, Wittgenstein souligne en effet que là où il n’est pas possible de douter, il n’est pas non plus possible de savoir. Dans la mesure où je ne peux pas douter que « j’ai mal », que « j’ai peur » ou que « je pense », je ne peux pas non plus dire que je sais que j’ai mal, que j’ai peur ou que je pense. Il ne s’agit pas là de propositions factuelles qui pourraient se révéler vraies ou fausses ; dès lors, je ne peux à proprement parler les « tenir pour vraies ». « Que je sache quelque chose dépend de la justification ou de la contradiction qu’apporte le témoignage des preuves. En effet dire qu’on sait qu’on a mal ne veut rien dire » (ibid., paragraphe 504, p. 121.) 582. ibid., paragraphe 445, p. 109. 583. ibid., paragraphe 112, p. 53.

584. ibid., paragraphe 116, p. 53. 585. ibid., paragraphe 402, p. 100. 586. ibid., paragraphe 273, p. 77-78. 587. ibid., paragraphe 274, p. 78. 588. ibid., paragraphe 9, p. 33. 589. ibid., paragraphe 52, p. 41. 590. ibid., paragraphe 136, p. 56. 591. ibid., paragraphe 308, p. 83. Lorsque Wittgenstein parle ici du fait d’être sûr comme d’un « état mental », il entend opposer le sentiment de la conviction, qui relève de la psychologie, et le statut épistémologique de la certitude. Il ne revient pas pour autant sur sa critique de la façon dont la psychologie aborde ces « états mentaux ». Pour le Wittgenstein de De la certitude, il reste clair que c’est dans mon comportement qu’on évalue non seulement ce que je sais, mais aussi la force de cette conviction. « Ma vie montre que je sais, ou que je suis sûr, qu’il y a là un siège, une porte, etc. Je dis par exemple à un ami : “Prends ce siège”, “Ferme la porte”, etc. » (ibid., paragraphe 7, p. 32). Cf. aussi paragraphe 14, p. 34 ; paragraphe 285, p. 80. 592. ibid., paragraphe 325, p. 86. 593. ibid., paragraphe 495, p. 119. 594. ibid., paragraphe 262, p. 76. Cf. aussi paragraphe 612, p. 140. 595. ibid., paragraphe 472, p. 115. 596. ibid., paragraphe 249, p. 75. 597. ibid., paragraphe 122, p. 54 598. ibid., paragraphe 231, p. 71. 599. ibid., paragraphe 625, p. 143. 600. ibid., paragraphe 115, p. 53. Cf. aussi paragraphe 337, p. 88.

601. ibid., paragraphe 74, p. 44. 602. ibid., paragraphe 102, p. 50. Cf. aussi paragraphes 140-141-142, pp. 5758. 603. ibid., paragraphe 341, p. 89. 604. ibid., paragraphe 217, p. 69. Cf. aussi paragraphe 55, p. 41. 605. ibid., paragraphe 410, p. 101. L’expérience, dit Wittgenstein à l’opposé du Tractatus, « nous enseigne un ensemble de propositions interdépendantes » (ibid., paragraphe 274, p. 78). 606. ibid., paragraphe 152, p. 60. 607. ibid., paragraphe 492, p. 118-119. 608. ibid., paragraphe 516, p. 122. Cf. aussi paragraphe 111, p. 52-53. 609. ibid., paragraphe 163, p. 61-62. Cf. aussi paragraphe 345, p. 90. 610. ibid., paragraphe 652, p. 148. 611. ibid., paragraphe 291, p. 81. 612. ibid., paragraphe 653, p. 148. 613. ibid., paragraphes 448-449, p. 110. 614. ibid., paragraphes 318-319, p. 85. 615. ibid., paragraphe 96, p. 49. 616. Contrairement à Russell, Moore n’utilise guère d’idéographie symbolique pour formuler ses analyses logiques. Cela s’explique notamment parce que Moore, contrairement à Russell, ne se préoccupe pas de fonder les sciences et

notamment les sciences formelles comme les mathématiques ; sa préoccupation va plutôt, comme il le dit lui-même, à « deux problèmes, à savoir, premièrement, le problème d’essayer de clarifier ce que pourrait bien vouloir dire un philosophe donné en disant telle ou telle chose et, deuxièmement, le problème de découvrir quelles raisons vraiment satisfaisantes il pourrait y avoir pour considérer que ce qu’il veut dire est vrai ou, au contraire, faux » (« An autobiography » (1942), in The philosophy of G.E. Moore, P.A. Schilpp ed., Chicago, Northwestern University, p. 14). Dans quelques textes, cependant, notamment lorsqu’il entre en débat avec Russell, Moore utilise un langage semi-formalisé pour soutenir son argumentation. 617. G. RYLE, « Systematically misleading expressions » (1932), in Proceedings of the aristotelian society, 1932, vol. XXXII, p. 143. 618. ibid., p. 150. 619. ibid., p. 154. 620. Ryle met cependant en évidence un problème un peu particulier, celui de l’écart entre les énoncés « Tommy Jones n’est pas l’actuel roi d’Angleterre » et « Poincaré n’est pas l’actuel roi de France ». Le premier énonce en effet qu’il y a une personne et une seule qui est actuel roi d’Angleterre et que cette personne n’est pas identique à Tommy Jones, alors que le second dit simplement que Poincaré n’est pas actuel roi de France, le « l’ » n’ayant pas ici pour fonction d’identifier un individu unique par description définie (ibid., p. 158). 621. ibid., p. 165. 622. ibid., p. 146. 623. ibid., p. 142. Cf. aussi p. 148, p. 152, p. 157, p. 162 ou p. 168. 624. ibid., p. 167. 625. ibid., p. 167. 626. ibid., p. 170. 627. ibid., p. 170. 628. ibid., p. 170. 629. Un peu plus loin, le texte se poursuit en intégrant la catégorie de la substance (« Categories », in Proceedings of the aristotelian society, 1938, vol. XXXVIII, pp. 189-206, réédité dans les Collected papers, London,

Hutchinson, vol. 2, pp. 170-171). Sur toute cette question des catégories sémantiques et de leurs rapports aux formes syntaxiques, cf. notre article « Catégories sémantiques et catégories syntaxiques : relecture critique de la quatrième Recherche logique husserlienne du point de vue de la philosophie analytique » (à paraître dans l’ouvrage collectif La théorie des catégories. Entre logique et ontologie). 630. Qu’en vertu de cette distinction des types de termes, la notion même de « terme » soit suspecte aux yeux de Ryle, c’est ce qui apparaît plus loin dans l’article de 1938 : « Il n’y a pas et il ne peut pas y avoir de titre univoque pour tous les significata d’expressions, puisque, s’il y avait un tel titre, tous les significata seraient d’un seul et même type. Et c’est justement ceci qui était erroné depuis le départ dans la terminologie lockienne des “idées” (ideas) ou dans la terminologie meinongienne des “objets”, mots qui furent employés précisément pour accomplir cette tâche impossible » (ibid., p. 180) 631. ibid., p. 171. 632. ibid., p. 171. 633. A bien des égards, cependant, Aristote montre qu’il n’a pas du tout pris la mesure de cette découverte. En effet, dit Ryle, Aristote « semble avoir pensé que, bien que les termes soient accouplés dans des propositions et qu’il y ait différentes sortes de termes, il n’y a qu’une sorte d’accouplement (coupling) [sous-entendu celui du sujet et du prédicat] » (ibid., p. 175). Plus généralement, Aristote n’aurait tenu aucun compte dans sa logique de son analyse pourtant remarquable des différentes formes de proposition (ibid.). 634. ibid., p. 181. 635. ibid., p. 179. 636. ibid., p. 179. 637. « Dilemmas », in Dilemmas, Cambridge, Cambridge University Press, 1954, p. 10. 638. G. RYLE, La notion d’esprit (1949), Paris, Payot, 1978, p. 16. 639. ibid., p. 18. 640. L. ANTONIOL, Lire Ryle aujourd’hui, Bruxelles, De Boeck, 1993, p. 58, et plus généralement pp. 51-62. 641. G. RYLE, « Adverbial verbs and verbs of thinking » in On thinking,

Oxford, Basil Blackwell, 1979, pp. 17-31. 642. L. ANTONIOL, Lire Ryle aujourd’hui, op. cit., p. 60. 643. G. RYLE, La notion d’esprit (1949), op. cit., pp. 7-8. 644. « Formal and informal logic » (1953), in Dilemmas, op. cit., p. 118. 645. ibid., pp. 118-119. 646. Ryle parle explicitement de « logique des concepts de plaisir, de vision, de hasard, etc. » (ibid., p. 119). 647. ibid., p. 126. 648. « La phénoménologie contre The concept of mind » (1940), in La philosophie analytique, op. cit., p. 71. 649. ibid., pp. 74-75. 650. J. AUSTIN, « The meaning of a word » (1940), in Philosophical papers, Oxford, Clarendon Press, 1961, p. 24. 651. ibid., p. 26. 652. ibid., p. 27. 653. ibid., p. 30. 654. ibid., pp. 31-32. 655. « Other minds » (1946), in Philosophical papers, Oxford, Clarendon Press, 1961, p. 54. 656. ibid., p. 55. 657. ibid., p. 55. 658. ibid., p. 56. À cet égard, Austin constate que les scientifiques font un usage beaucoup plus circonstancié du mot « réel » que les philosophes (p. 62). 659. ibid., pp. 80-81. 660. Le langage de la perception (1962), Paris, Armand Colin, 1971, p. 22. 661. ibid., p. 23.

662. ibid., p. 24. 663. ibid., pp. 27-28. 664. ibid., p. 31. 665. ibid., p. 32. 666. Le mot « réel », dit Austin, est « tributaire de l’emploi d’un substantif » (ibid., p. 91). Comme l’existence, la réalité est en fait une propriété de second degré ; elle ne peut s’attribuer à un objet en lui-même, mais seulement en tant qu’il tombe sous un concept, en tant qu’il relève de telle ou telle espèce : ce canard n’est pas réel, c’est-à-dire que ce n’est pas un vrai canard (ibid., p. 92). Or, dès lors qu’il est relatif à un autre concept, le mot « réel » ne peut en principe être utilisé de manière autonome, raison pour laquelle, dans la langue quotidienne, il apparaît de manière privilégiée sous forme d’adjectif. 667. ibid., p. 136. 668. Quand dire, c’est faire (1962), Paris, Le Seuil, 1970, p. 37. Cette problématique avait d’ailleurs fait l’objet de la conférence qu’Austin prononça au fameux colloque de Royaumont de 1957, où Quine s’attaquait au « Mythe de la signification » et où Ryle opposait sa conception de l’esprit à celle de la phénoménologie. 669. ibid., p. 41. 670. ibid., pp. 84-86. La différence entre les usages de certains verbes à la première et à la troisième personne est quelque chose qu’Austin, nous l’avons vu, avait déjà observé dans « Other minds » ; et c’est aussi un élément que le second Wittgenstein avait beaucoup commenté, tant dans ses Remarques sur la philosophie de la psychologie que dans De la certitude. 671. ibid., p. 48. Pour le détail de cette tentative de classification, cf. pp. 49-72 672. ibid., p. 77. 673. ibid., p. 77. 674. ibid., pp. 81-82. Les critères ne sont d’ailleurs pas plus lexicaux que grammaticaux (ibid., pp. 83-84). 675. ibid., p. 107. 676. ibid., p. 119.

677. ibid., pp. 145-146. 678. ibid., p. 145. 679. ibid., pp. 151-152. 680. ibid., p. 130. 681. ibid., p. 151. 682. « A plea for excuses » (1956), in Philosophical papers, op. cit., p. 133. 683. Cf. notamment W.V.O. QUINE, « La logique et la réification des universaux » (1947-1950), op. cit., pp. 153-155. 684. W.V.O. QUINE, Le mot et la chose (1960), op. cit., paragraphe 33, p. 231.

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