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French Pages 286 [287] Year 2012
CLEMENT ROSSET La philosophie comme anti-ontologie
Ouverture philosophique Collection dirigée par Aline Caillet, Dominique Chateau, Jean-Marc Lachaud et Bruno Péquignot Une collection d'ouvrages qui se propose d'accueillir des travaux originaux sans exclusive d'écoles ou de thématiques. Il s'agit de favoriser la confrontation de recherches et des réflexions qu'elles soient le fait de philosophes "professionnels" ou non. On n'y confondra donc pas la philosophie avec une discipline académique ; elle est réputée être le fait de tous ceux qu'habite la passion de penser, qu'ils soient professeurs de philosophie, spécialistes des sciences humaines, sociales ou naturelles, ou… polisseurs de verres de lunettes astronomiques. Dernières parutions José CUPIDO, Metaphysica theoria, 4 tomes, 2012. Olivier CAULY, Mise en scène(s) de la répétition, 2012. Leyla MANSOUR, Corps de guerre. Poétique de la rupture, 2012. Benjamin RIADO, Le Je-ne-sais-quoi. Aux sources d’une théorie esthétique au XVIIe siècle, 2012. Patrick KABAKDJIAN, La pensée en souffrance, 2012. Luca M. POSSATI, Ricœur et l’analogie, Entre théologie et déconstruction, 2012. François URVOY, Le temps n’est pas ce que l’on croit, 2012. Stanislas DEPREZ, L’homme, une chose comme les autres ?, 2012. Bertrand DEJARDIN, Ethique et esthétique chez Spinoza, Liberté philosophique et servitude culturelle, 2012. Stefano BRACALETTI, Le paradigme inachevé. Matérialisme historique et choix rationnel, 2012. Laurence HARANG, La valeur morale des motifs de l’action. Motivation éthique et motifs, 2012. Olivier LAHBIB, Avoir, Une approche phénoménologique, 2012. Dimitri TELLIER, La métaphysique bergsonienne de l’intériorité. Se créer ou se perdre, 2012. Alessia J. MAGLIACANE, Monstres, fantasmes, dieux, souverains. La contraction symbolique de l’esprit chez Sade, Dick, Planck et Bene, 2011.
Stéphane VINOLO
CLEMENT ROSSET La philosophie comme anti-ontologie
Préface de Charles Ramond
L’Harmattan
Du même auteur - René Girard : Du mimétisme à l’hominisation, « La violence différante », L’Harmattan, Paris, 2006. - René Girard : Epistémologie du sacré, « En vérité je vous le dis », L’Harmattan, Paris, 2007.
© L’HARMATTAN, 2012 5-7, rue de l’École-Polytechnique ; 75005 Paris http://www.librairieharmattan.com [email protected] [email protected] ISBN : 978-2-296-96081-7 EAN : 9782296960817
Pour Magali et Frédéric, qui en m’encerclant, me doublent et me redoublent, m’ouvrant ainsi dans l’entre-deux l’espace et l’hospitalité de leur ombre protectrice. Me renvoyant mon reflet ou mon spectre, celui de ce double, peutêtre, qui hante ma langue et la parasite depuis toujours comme dans un jeu de mi..mi..miroirs. C’est pour eux donc et doublement, plutôt deux fois qu’une.
Préface La cohérence du réalisme
CHARLES RAMOND Lecteur attentif, et depuis longtemps, de Clément Rosset, je suis particulièrement heureux de l’occasion qui m’est donnée ici de discuter ses thèses ontologiques. J’ai souvent éprouvé, en effet, un sentiment ambivalent à leur égard, mélange de proximité sur une position, disons, globalement éléatique, qui soutiendrait à la fois l’unicité et l’univocité de l’être, et refuserait les « degrés de réalité » -à tel point que, comme l’a suggéré Stéphane Vinolo en plusieurs endroits de son remarquable ouvrage, mes propres analyses pourraient souvent entrer en résonance avec celles de Rosset ; mais aussi sentiment d’étrangeté persistante devant certaines conséquences, certains développements, certaines façon d’argumenter, voire d’écrire, de Rosset, qui ne me semblaient pas pouvoir facilement s’accorder avec cette ontologie (ou « anti-ontologie ») générale qui est la sienne. Nous voulons tous, sans doute, être « réalistes » -même si Rosset montre souvent de l’inquiétude au sujet d’une telle « volonté ». Pourquoi donc ne parvenons-nous pas à (nous accorder sur) une chose aussi simple ? Il faut remercier Stéphane Vinolo de nous avoir remis, par sa lecture de Rosset, en face de cette question que j’aimerais essayer de faire progresser à ma manière dans les pages qui vont suivre. Il est étrange de se trouver simultanément en plein accord avec un auteur sur des points fondamentaux, et en désaccord sur 9
d’autres tout aussi fondamentaux. L’avantage est qu’on peut alors circonscrire le différend, voire essayer de le trancher. Je me sens ainsi, pour l’essentiel, d’accord avec Rosset (convaincu par ses analyses et ses argumentations) sur plusieurs des déterminations qu’il a reconnues au réel (ou à l’être, ou à la réalité, termes que justement il refuse de distinguer) : son unicité, sa singularité, son caractère à la fois insolite et ordinaire, son « idiotie » (simplicité et particularité) et sa cruauté. Et pourtant, malgré tout cela, j’ai constamment l’impression d’être visé par les critiques que Rosset adresse à une certaine conception de l’ontologie, qu’il repousse avec la dernière énergie, et qui concerne, non pas à proprement parler les déterminations de l’être (du moins dans un premier temps), mais les relations entre l’être et la philosophie. On peut en effet distinguer à ce sujet deux positions : soit le réel est avant la philosophie, soit il est après. Le réel est ainsi, soit constaté, soit constitué. De là deux positions réalistes possibles, le réalisme constatatif et le réalisme constitutif. Comme Gueroult1 , il me semble que la deuxième position est la 1
Voir M artial Gueroult, Philosophie de l’histoire de la philosophie, Dianoématique, Livre II, Paris : Aubier-M ontaigne, 1979, principalement § 15-16 : il y a selon Gueroult, à propos de la réalité, un « verdict de la pensée philosophante », qui « dans tous les cas et en toute souveraineté », détermine le « lieu métaphysique » et la nature définitive du « réel ». Quelque chose est donc toujours oublié, ou caché, dans la construction philosophique : la décision par laquelle on a a priori statué du, ou sur le réel. La philosophie, ainsi, ne serait pas tant oubli de l’être qu’oubli d’une décision sur l’être. Gueroult donne quelques exemples de ces « réalités » décidées par les systèmes philosophiques (p. 102) : « le nombre des pythagoriciens, l’être des Éléates, le devenir d’Héraclite, l’atome de Démocrite, l’Idée platonicienne, la Forme aristotélicienne, les substances étendues, pensantes et divine de Descartes, le M oi de Fichte, l’Esprit de Hegel, la durée bergsonienne, les essences résidus de la réduction phénoménologique ». De là, selon Gueroult (§ 16), l’apparition d’un nœud de difficultés inextricables qui se ramènent à un dilemme unique, qui est évidemment celui du « réalisme » : les philosophies tirent leur validité du réel, et inversement valident telle forme de réalité comme « la » réalité. Si bien que « toute philosophie, qu’elle soit réaliste ou idéaliste, professe également et de façon également implicite deux postulats contraires : celui du réalisme, sur lequel repose le sentiment de sa propre valeur et de sa vérité, valeur et vérité qui se fondent à ses yeux sur le
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bonne2 . Mais Rosset l’estime absurde, et ne cesse de la combattre. Or je voudrais essayer de montrer ici (ce sera l’essentiel de mon propos) que le réalisme constitutif n’est pas une position anti-réaliste ou absurde, et même, qu’il s’accorde bien mieux avec l’ontologie générale défendue par Rosset que la position (qu’il défend) d’un réalisme constatatif. * * * L’existence autonome, ou en soi, du « réel », et la nécessaire subordination de la philosophie à ce réel qui la précèderait sont sans cesse affirmées et réaffirmées par Rosset, non seulement d’un point de vue théorique, mais même avec une espèce de jubilation non dénuée d’agressivité contre le point de vue opposé, généralement ramené à une forme de pathologie mentale. Dans L’École du Réel, recueil publié en 20083 des textes que, « depuis une trentaine d’années, écrits sur la question du réel et de ses doubles fantomatiques », Rosset reprend ainsi la définition de la philosophie qu’il avait proposée en 1988 dans Le Principe de Cruauté 4 : concept de sa conformité exacte à un ‘réel’ situé hors d’elle ; et celui de l’idéalisme, sur lequel se fonde l’exercice même de la pensée philosophante, [...] de ce qui doit être la réalité ». De ce fait il y a, selon Gueroult, deux réels (104) : « 1) un réel commun à toutes les doctrines, réel issu de leur postulat réaliste commun, réel posé hors d’elles, réel qui est a priori indéterminé pour elles, puisque chacune se réserve de le déterminer à sa façon ; et 2) un réel philosophique, différent pour toutes les doctrines, réel issu de leur postulat idéaliste commun, réel qui est déterminé, mais à chaque fois de façon différente, par un jugement thétique : chaque doctrine a son réel, qui n’est pas celui des autres ». Doit-on conclure alors de façon sceptique ? Gueroult est tenté de le penser. J’essaierai de montrer ici que ce n’est nullement une conclusion nécessaire, et qu’on n’est même pas tenu de conclure, comme le fait ici Gueroult, à l’existence de « deux » réels. 2 J’ai développé cette conception constitutive de l’ontologie dès mes premières études en histoire de la philosophie (par ex. Spinoza et la Pensée moderne –Constitutions de l’objectivité, Paris : L’Harmattan, 1998), et par la suite dans la plupart de mes travaux. 3 Clément Rosset, L’École du Réel, Paris : M inuit, 2008. 4 Clément Rosset, Le Principe de cruauté, Paris : M inuit, 1988.
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« Toute philosophie est une théorie du réel, c’est-à-dire, conformément à l’étymologie grecque du mot théorie, le résultat d’un regard porté sur les choses : regard à la fois créatif et interprétatif qui prétend, à sa manière et selon ses moyens propres, rendre compte d’un objet ou d’un ensemble d’objets donnés ».
Il y aurait, donc, d’abord le réel, puis le « regard » porté sur le réel (ou sur « les choses »). Et il s’agirait, donc donc, en philosophie, de « rendre compte » d’un « objet » ou d’un « ensemble d’objets »5 qui seraient « donnés »6 . Tout dans cette définition conviendrait au platonisme le plus orthodoxe si les « objets » en question y étaient ceux du monde qui nous entoure (s’il s’agissait d’un platonisme de la réalité commune) ; tout y souligne la précédence du réel par rapport à ce que la philosophie en dit. Sans doute, il est précisé que ce « regard » qu’est la philosophie n’est pas purement passif : à la différence des yeux grands ouverts du prisonnier de la caverne, entièrement accueillants au flux aveuglant de la lumière du réel, le « regard » de la philosophie serait « à la fois créatif et interprétatif ». Mais on doit à l’honnêteté de dire qu’on ne trouve rien, dans les textes de Rosset, qui donne corps à une telle conception de la philosophie comme « création » et « interprétation » de la réalité, conception au contraire constamment battue en brèche au nom du réalisme qu’il soutient et défend. De ce point de vue, le titre choisi par Rosset pour le recueil de ses textes d’ontologie est particulièrement significatif. L’École du Réel… Nous sommes devant le « réel » comme à « l’école ». Nous avons à y apprendre quelque chose. Le réel est instituteur de philosophes enfants. Et il a « toujours raison »7 . La nuance infantilisante est assez nettement perceptible, comme 5 L’École du Réel, op. cit., p. 111 : « Tel est en effet le réel, et sa définition la plus générale : un ensemble non clos d’objets non identifiables ». Souligné par Rosset : l’orientation « objective » du réalisme de Rosset est déclarée ici sans aucune ambiguïté. 6 Comme le dit parfaitement Stéphane Vinolo, infra p. 77 : « le phénomène – et donc l’être- est ici [c’est-à-dire pour Rosset] ce qui se donne à nous avant même ce processus de perception-construction ». Je souligne. 7 L’École du Réel, op. cit., p. 78 : « […] l’esquive est toujours une erreur : elle est toujours inopérante, parce que le réel a toujours raison ».
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dans la fameuse injonction « soyez réaliste » (be realistic) par laquelle il arrive que divers spécialistes (souvent en économie), en temps de crise notamment, nous pressent de bien vouloir cesser de jouer, ou de rêver, et de redevenir un peu sérieux. La charge affective enveloppée dans cette position réaliste apparaît encore plus nettement dans la surprenante référence faite par Rosset à l’assassinat (incertain, légendaire) de Raymond Llull, qui aurait été lapidé en 1315 le jour même de son arrivée à Tunis, armé d’un système logique complet et d’une connaissance chèrement acquise de la langue arabe, pour tenter de convertir les peuples. La lapidation de Llull illustre, pour Rosset, le cas de figure, presque comique, « de la machine qui se détraque au moment précis de sa mise en application », ou de « prévisions contredites par l’événement »8 . Il écrit alors : « Tout en déplorant la mort du penseur, on ne peut s’empêcher de remarquer ici, face à celui qui prétendait en être le prophète (littéralement : celui qui parle avant l’heure), une agréable revanche du réel ».9
Une « agréable revanche du réel » se produit lorsqu’un philosophe est lapidé sans avoir su le prévoir. Celui qui n’a pas su rester à sa place (celle d’un écolier à « l’école du réel »), mérite la plus sévère, la plus atroce des punitions, qui sera en outre « agréable » aux spectateurs. Cet « agrément » est certainement, chez Rosset, l’envers d’une inquiétude profonde : sous les deux formes principales (et assez ressemblantes) de la « folie » et de la philosophie, les hommes n’ont de cesse de « refuser » la réalité10 : 8 L’École du Réel, op. cit., p. 270. Autres expressions : « refus du réel » (p. 11, 13 : l’illusion est une « forme de refus du réel ») ; « ‘contestation’ du réel » (p. 80). 9 L’École du Réel, op. cit., p. 271. Je souligne « une agréable revanche du réel ». 10 L’École du Réel, op. cit., p. 215 : la philosophie est caractérisée par Rosset comme « exorcisme hallucinatoire du réel » -ce qui est à ses yeux une grave critique, tandis que j’y verrais seulement une juste notation. Voir également ibid., p. 240 : « […] cette machine à ignorer le réel qui constitue la spécialité
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« Rien de plus fragile que la faculté humaine d’admettre la réalité, d’accepter sans réserves l’impérieuse prérogative du réel. »11
C’est pourquoi sans doute il faut en venir à des exemples. Car une ontologie réaliste, qui « admet » ou « accepte sans réserves » ou « s’accommode de »12 « l’impérieuse prérogative du réel », sera certainement en mesure de nous désigner sans ambiguïté ce « réel » que nous devrions « accepter » et non pas refuser, contester ou fuir dans les diverses formes de l’imaginaire, de la dénégation, des hallucinations, etc. Les exemples en effet n’ont pas seulement, pour une thèse réaliste en ce sens, une valeur d’illustration, mais ils ont une fonction absolument centrale, dans la mesure où ils sont les points de contact entre la doctrine et son objet principal, à savoir le « réel ». Or, dans les exemples proposés par Rosset, le contraste est souvent frappant entre l’aspect assuré de la présentation et le caractère intrinsèquement discutable des exemples eux-mêmes. Par exemple, pour montrer l’absurdité du « credo commun » à la plus grande partie de la philosophie, à savoir que la réalité serait « insuffisante », devrait être justifiée, etc., alors qu’il entend au contraire (comme Leibniz) proclamer le principe de « réalité suffisante », Rosset écrit : « On pourrait déclarer […] qu’une boisson qui se donne à boire n’est pas une vraie boisson, ou qu’une femme qui s’offre aux caresses n’est pas vraiment une femme. Pareils propos sont naturellement insensés. »13
Le réel est ce qui « se donne » (une boisson « se donne à boire »), ou « s’offre » (une femme « s’offre aux caresses »). Ce qui est dans un verre est toujours une boisson, et tout le monde sait ce qu’est « vraiment une femme ». Aucun doute. On note de la folie ». 11 L’École du Réel, op. cit., p. 11. 12 L’École du Réel, p. 217 : « Platon ne cesse […] de représenter comme méprisable et indigne de l’homme ce qui constitue au contraire sa tâche la plus haute et la plus difficile : je veux dire s’accommoder du réel, trouver sa satisfaction et son destin dans le monde sensible et périssable ». Je souligne. 13 L’École du Réel, p. 207. Je souligne.
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l’assurance légèrement agressive du ton (des soupçons à ce sujet seraient « naturellement insensés »). Précaution contre de mauvaises pensées ? Qu’il arrive qu’on fasse une farce en mettant dans le verre de quelqu’un quelque chose qui « se donne comme une boisson à boire », mais n’en est pas une ? Qu’il existe des travestis, ou des transsexuels, qui peuvent « s’offrir » comme des femmes à certaines caresses, mais comme des hommes à d’autres ? Qu’il n’y a là rien « d’insensé », mais au contraire des expériences assez ordinaires ? Se prétendre réaliste en décidant du réel au lieu de le constater semble pourtant tellement insensé à Rosset qu’il n’hésite pas à pratiquer la reductio ad Hitlerum : « il s’agit ici […] de la revendication absurde d’un droit philosophique à décider de ce qui est et de ce qui n’est pas –un peu à la façon du maréchal Goering […] qui s’arrogeait le droit de décider, au plus fort de la persécution antisémite et en fonction de ses amitiés et relations personnelles, de qui était juif et de qui ne l’était pas […] »14.
La référence à Goering ne peut qu’étouffer toute objection dans l’œuf. Elle est même sans doute là pour ça. Qui songerait à défendre un tel personnage, ou même à lui ressembler ? Et à première vue, l’idée de décider arbitrairement « qui est juif de qui ne l’est pas » semble bien le comble de la folie tyrannique, dans sa vaine prétention à modeler la réalité. Pourtant, à l’examen, la thèse contraire n’est guère plus plaisante. Elle suppose en effet qu’il existerait une « réalité-juive » objective et incontestable (puisqu’il serait impossible d’en « décider » et qu’il n’y aurait qu’à la « constater »). Mais est-ce le cas ? Et si c’est le cas, à quels traits reconnaîtra-t-on une telle « réalitéjuive » ? Faudra-t-il invoquer des caractéristiques psychologiques ? Physiques ? L’antisémitisme ne commence-til pas justement avec la certitude qu’il y a un « être-juif » ? On reconnaît ici les difficultés rencontrées par Sartre dans ses Réflexions sur la question juive : contraint par le raisonnement à refuser d’abord la position « réaliste-constatative » qui sous14
L’École du Réel, p. 293. Je souligne.
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tendait l’antisémitisme le plus courant, puis la position « universaliste-abstraite », qui niait toute réalité-juive en affirmant l’individu abstrait et sans qualités des Droits de l’Homme ou des Lumières, Sartre s’était rendu compte, finalement, qu’il lui était impossible de revenir à une position « réaliste » sur les juifs sans risquer de retomber dans l’antisémitisme ordinaire –autrement dit, qu’il était tout aussi impossible de « décrire » le réel-juif que de le « décider »-, si bien que le « réalisme », en cette matière (comme en bien d’autres, puisque ce qui était conclu au sujet des « juifs » pouvait l’être aussi bien des « femmes », des « noirs », et de bien d’autres communautés historiquement lésées), se révélait bien plus secret et mystérieux qu’on aurait pu le croire. Finalement il s’avérait bien difficile de déterminer, en ces matières, ce qu’était la réalité « en elle-même », « objective », « telle quelle »15 , et comment auraient dû penser, croire, ou se comporter des « Juifs », des « Noirs », ou des « femmes », « en tant que tels » (pour reprendre l’expression par laquelle Sartre résumait et laissait voir toute la difficulté de cette quête du réalisme16 ). Une position réaliste-constatative rencontre nécessairement la question de l’histoire, puisque l’histoire est le lieu où l’on 15 L’École du Réel, p. 127. Voir également p. 228 : « […] c’est lâcher la proie pour l’ombre que d’estimer […] que la connaissance que l’on peut avoir de la réalité l’emporte sur la richesse de la réalité elle-même ». Je souligne. M ais qu’est-ce que la « réalité elle-même » ? A quoi la reconnaît-on ? 16 Sartre, Réflexions sur la question juive (Paris, 1946). Dans la section 4 (et dernière), Sartre propose un « libéralisme concret » tout entier caractérisé par la formule « en tant que » : « Certes, rêvent de s’intégrer à la nation, mais en tant que Juifs […]. Les Juifs, comme aussi bien les Arabes ou les Noirs, dès lors qu’ils sont solidaires de l’entreprise nationale, ont le droit de regard sur cette entreprise ; ils sont citoyens. M ais ils ont ces droits à titre de Juifs, de Noirs, ou d’Arabes, c’est-à-dire comme personnes concrètes. Dans les sociétés ou la femme vote, on ne demande pas aux électrices de changer de sexe en approchant de l’urne : la voix de la femme vaut rigoureusement celle de l’homme, mais c’est en tant que femme qu’elle vote avec ses passions et ses soucis de femme, avec son caractère de femme » (Gallimard, coll. « Folio », p. 175 et 177). Les majuscules et les italiques sont de Sartre. Je me suis toujours demandé, depuis que je lis ce texte, ce que pouvaient bien être, aux yeux de Sartre, des « soucis de femme » et un « caractère de femme », et de quelle « réalité » il entendait tenir compte ici.
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serait le plus porté à croire que la « réalité » dépend directement des témoignages et des archives, c’est-à-dire de ce qu’on en dit. On ne s’étonne donc pas de voir Rosset argumenter contre une vision réaliste-constitutive de l’histoire, et, en la rapprochant d’une science de la nature, affirmer que même en histoire, il existe nécessairement un « réel » indépendant de ce qu’on en affirme : « […] l’historien et le physicien évoquent des faits indubitables, même s’ils sont incapables d’en proposer une version certaine et définitive. Les interprétations de la Révolution française ou de la loi de la chute des corps sont et seront peut-être toujours plus ou moins controversées ; impossible cependant de mettre leur fait en doute, de penser par exemple que la Révolution française n’a pas eu lieu, ou que la chute des corps ne correspond à rien d’observable dans la nature. L’une et l’autre sont vraies : la première, quand elle a eu lieu, la seconde quand elle a été conçue. Elles sont vraies dans la mesure où elles ont été vraies en leur temps […] ».17
L’argument semble incontestable à première vue : on a pu imaginer parfois que la guerre de Troie « n’avait pas eu lieu », mais il semble en revanche, comme dit Rosset, « impossible » de « penser que la Révolution française n’a pas eu lieu ». Et pourtant, on le sait, c’est bien la thèse de Tocqueville… Tout dépend donc de ce qu’on entend par « Révolution française », et sous quel angle on l’apprécie. Pour Louis XVI, il ne se passe « rien » le 14 juillet 1789. Pour nous, c’est l’événement fondateur, dont nous avons fait la Fête Nationale. Du point de vue politique, militaire, légal, la Révolution ne peut être mise en doute. Mais il en irait tout autrement si, à la manière de Tocqueville, on considérait d’autres caractéristiques de la France moderne (la concentration du pouvoir, le rôle de Paris et des « intellectuels », la lutte du pouvoir contre les aristocrates, etc.), qui ne sont nullement bouleversées, pas même altérées, mais poursuivies, confirmées, voire accentuées par la « Révolution » française. Et que dire du point de vue artistique ? Pour un historien de l’art (de la littérature, de la peinture ou de la musique), il est impossible de deviner, à l’analyse de la production du temps, qu’il y a eu une 17
L’École du Réel, p. 222-223. Je souligne.
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« révolution » en France entre 1789 et 1799 : on ne trouve nulle trace de « révolutions » artistiques dans cette période, alors que la révolution romantique, par exemple, se produira au moment d’une « Restauration » politique. La « réalité » historique n’apparaît que selon les éclairages qu’on lui applique. Avonsnous pour ancêtres des « Gaulois » ou des « Francs » ? Cela a varié, selon les époques et les nécessités des temps, dans l’imaginaire historique de nos compatriotes. On cherchera alors, peut-être, des faits incontestables au sein même de la fiction, c’est-à-dire là où ne se pose plus, comme en histoire, le problème de l’ajustement du « réel » et de ce qu’on en « dit ». Dans un roman, dans une pièce de théâtre, cette difficulté disparaîtrait : les « faits » étant librement décidés par l’auteur, on pourrait avoir l’espoir d’y découvrir, paradoxalement, des réalités entièrement objectives et incontestables. Et pourtant, comme on va le voir, même dans ce contexte, la position réaliste-constatative ne parvient pas à s’appuyer sur des exemples tout à fait convaincants. On peut sans doute admettre que, dans Le Misanthrope, « Alceste […] voit bien, parfaitement et totalement, que Célimène est une coquette »18 -même si, à strictement parler, cette façon de parler ne fait pas partie de son langage 19 , et même si, comme l’explique Célimène dans la scène des portraits, l’amour rend aveugle (le sujet de la pièce est « L’atrabilaire amoureux », ce qui ferait d’Alceste quelqu’un de moins clairvoyant peut-être que ne le pense Rosset). On peut sans doute admettre aussi qu’Œdipe est une bonne illustration de cette attitude que Rosset retrouve si souvent chez les hommes, et qui consiste à vouloir ne pas voir la réalité que pourtant on voit20 -même si Œdipe se crève les yeux après la 18
L’École du Réel, p. 13. Voir ibid., p. 470 : « Ce qui arrive à Œdipe est ce qui arrive à tout le monde […], un exemple parfait de tout ce qui se passe dans la réalité ». 19 Une seule occurrence du terme « coquette » dans le Misanthrope (I 1), sous forme d’un adjectif et non pas d’un substantif : « La prude Arsinoé vous voit d'un œil fort doux : / Cependant à leurs vœux votre âme se refuse, / Tandis qu'en ses liens Célimène l'amuse, / De qui l'humeur coquette et l'esprit médisant / Semble si fort donner dans les mœurs d'à présent. » Je souligne. 20 L’École du Réel, op. cit., p. 15 : « Je prends sur moi de ne pas voir un réel
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reconnaissance de ses « crimes », en matière de punition, donc, plus encore que de dénégation, et même si, comme l’a montré Girard, on doit distinguer, d’une part, entre le « mythe », qui est un « texte de persécution » classique, et dans lequel, par conséquent, il n’y a pas plus à accorder foi aux accusations des persécuteurs qu’il y aurait eu à accorder foi aux accusations des tribunaux de l’Inquisition ou des procès de Moscou ; et d’autre part, la « tragédie », où Œdipe, bien loin de consentir facilement à la « réalité » de ses crimes, lutte pied à pied, et essaie de faire valoir sa parole contre celle de son accusateur Tirésias –si bien qu’on ne peut pas vraiment dire sans précautions qu’Œdipe y « consent », « reconnaît » ou « admet » la « réalité » de crimes qu’il « aurait commis », ou plutôt dont on l’accuse, ce qui n’est pas toujours la même chose, comme chacun sait. Mais admettons qu’Œdipe et Alceste soient des exemples de clairvoyance déniée. Devrons-nous pour autant considérer –pour passer du genre noble au genre bas-, que la pièce Boubouroche de Courteline (un des exemples favoris de Rosset) donne à voir elle-aussi un « réel » incontestable (le cocuage), qui serait à la fois perçu et « refusé » par le personnage principal ? Boubouroche « découvre l’amant dans le placard ». Et donc, selon Rosset, « le spectacle de son infortune n’est voilé par aucune ombre »21 . Ne pas « reconnaître » la « réalité » est alors, de la part de Boubouroche, l’attitude caractéristique, presque pathologique, de ce « refus du réel » que pourchasse partout Rosset. Pourtant, même dans le cadre du vaudeville, les choses peuvent être bien moins assurées, moins tranchées, moins nettes, qu’il n’est dit ici. Un homme peut se trouver dans le placard de votre chambre pour bien d’autres raisons que parce qu’il est l’amant de votre femme. On a pu vouloir la discréditer, ou même la violer. On peut être caché dans un placard sans être l’« amant », pas plus que Chérubin caché dans le boudoir n’était l’amant de Suzanne ou de la dont j’ai reconnu l’existence : attitude d’Œdipe se crevant les yeux ». L’histoire d’Œdipe est reprise aux pages 23, puis 26-27, et en de nombreux autres endroits. Elle sert de point d’appui à la célèbre thèse rossetienne de la « structure oraculaire » du réel. 21 L’École du Réel, p. 15.
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Comtesse. Pourquoi donc Boubouroche serait-il absolument certain de la « réalité » de son infortune (comme l’est le spectateur omniscient de la pièce) ? On est ainsi très surpris de voir Rosset donner pour des « réalités » à la fois incontestables et déniées des situations au fond ambiguës, incertaines et indécises. C’est tout particulièrement frappant dans ses nombreuses analyses de Proust. Swann, ainsi, aurait eu une fois une « perception fugace du réel »22 , qui lui aurait montré qu’Odette était une « femme entretenue », avant de décider d’occulter complètement cette « réalité » désagréable pour lui. Mais qu’est-ce qu’une « femme entretenue », dans la société que décrit Proust ? Est-ce une catégorie si claire ? Une épouse n’y est-elle pas aussi, bien souvent, plus ou moins, une « femme entretenue » ? L’amour de Swann et d’Odette est souvent indécidable, et la Recherche comprend bien des scènes à la Boubouroche. Swann ne peut jamais savoir tout à fait si Odette le trompe ou si elle le teste, le met à l’épreuve, l’agace par jalousie ou pour vérifier qu’il l’aime, etc. Qui, d’ailleurs, connaît la « réalité » de ses sentiments, ou de ses intentions ? Les situations passionnelles ne se laissent, en réalité, presque jamais distribuer en des « réalités » incontestables accompagnée du « refus » tout aussi incontestable de ces mêmes « réalités ». D’ailleurs, « tromper » n’est pas un verbe univoque. Il y a bien des relations ambiguës, dans lesquelles on ne peut pas parler de « tromperie » sans grandes précautions, puisque celui qui est « trompé » y est le complice, sinon l’organisateur, voire le bénéficiaire, de la prétendue « tromperie » dont il serait victime (qu’on pense à L’Eternel Mari, à Jules et Jim, ou aux Caprices de Marianne). Et que dire d’Othello23 ? A-t-il eu lui-aussi une « perception fugace du réel », ou n’est-il pas plutôt victime-organisateur d’une construction paranoïaque ? Ce n’est jamais entièrement facile à déterminer. Non pas que, dans l’absolu, on ne puisse jamais dire que quelqu’un « trompe » quelqu’un d’autre ; mais 22
L’École du Réel, p. 17. Evoqué in L’École du Réel, p. 301 et suiv., comme illustration de la « passion du vide » ou du « non-être ».
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parce que de nombreuses situations, théâtrales ou romanesques (ce qui a été dit du Proust de la Recherche aurait pu l’être aussi bien du Prévost de Manon ou d’Une Grecque Moderne) ont précisément pour fonction (morale et sans doute sociale), ou du moins pour effet, de montrer l’indécidabilité de certains comportements ou de certains caractères, et donc l’impossibilité de dégager « clairement et distinctement » la part de « réalité » qu’ils enveloppent.
* * * La difficulté n’est donc ni de se proclamer « réaliste », ni de poser l’unicité du « réel », ni même de déclarer l’identité entre l’être et la « réalité commune », comme le fait Rosset dans l’avant-propos de L’École du Réel : « M a quête de ce que j’appelle le réel est très voisine de l’enquête sur l’être qui occupe les philosophes depuis les aurores de la philosophie. À cette différence près que presque tous les philosophes s’obstinent à marquer, tel naguère Heidegger, la différence entre l’être et la réalité commune, alors que je m’efforce pour ma part d’affirmer leur identité. »24
Une fois accordé tout cela, en effet, et saluée la cohérence toute spinozienne de cette ontologie immanentiste, la position réaliste-constatative continuera, me semble-t-il, à buter sur deux problèmes principaux. D’une part, sur la caractérisation des « choses singulières » (déjà abordée ci-dessus à travers la question des exemples) ; d’autre part sur la compatibilité de la notion de « réalité commune » avec les autres catégories de cette ontologie. Or on peut montrer –c’est ce que je voudrais tenter maintenant- qu’une position réaliste-constitutive permet d’éviter ces deux difficultés, et donc de proposer un réalisme plus cohérent.
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L’École du Réel, op. cit., Avant-Propos, p. 7.
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LES CHOSES SINGULIERES. L’intuition ontologique la plus fondamentale de Rosset, qui le rend si douloureusement sensible à la multiplicité des « doubles », est celle de la dimension « singulière » du réel. En ce sens, toute la réalité, toute réalité, possède à ses yeux une dimension événementielle, absolument imprévisible, d’entière nouveauté, aussi rare et inattendue qu’un miracle. Un lecteur de Spinoza ne peut pas rester indifférent à une telle intuition, car elle est aussi au cœur du spinozisme : « Plus nous comprenons les choses singulières, plus nous comprenons Dieu. »25
Comme dans un tirage au sort, le réel est toujours imprévisible, car chaque tirage est indépendant des précédents. C’est ce que Stéphane Vinolo a remarquablement mis en évidence, en rapprochant l’ontologie événementielle de Rosset de la « création continuée » cartésienne 26 . Même si la loi des grands nombres se vérifie le plus souvent et globalement, il reste toujours possible (possibilité mesurable et non nulle) de tirer toujours une boule blanche d’un sac qui comprend moitié de boules blanches et moitié de boules noires. Certaines lois, certaines généralités, peuvent expliquer le réel dans une certaine mesure, mais il ne leur est jamais soumis. Cette dimension impertinente, irréductible, de la réalité est le cœur même de toutes les thèses de Rosset. Il voit le réel comme « insolite par nature », si bien que sa « réalité commune » n’a rien d’une réalité « ordinaire », tout au contraire : « non qu’il puisse […] arriver de trancher sur le cours ordinaire des choses, mais parce que ce cours ordinaire est lui-même toujours extraordinaire en tant que solitaire et seul de son espèce »27
De là ce recours si fréquent, de la part de Rosset, au « principe d’identité »28 , et même aux « lapalissades »29 , pour 25
Spinoza, Éthique V 24 : Quo magis res singulares intelligimus, eo magis Deum intelligimus. Trad. Bernard Pautrat (Paris, Seuil). 26 Cf. infra, pp. 94-97. 27 L’École du Réel, op. cit., p. 111. 28 L’École du Réel, op. cit., p. 311 : « J’appelle réel […] tout ce qui existe en
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caractériser le réel. De là ses remarques si suggestives sur la « chanson populaire », dont la popularité même manifesterait la « force expressive de la tautologie », ce qu’on chante dans la chanson populaire « revenant toujours ou presque à mentionner que A est A ou que B est B »30 ; et qui, bien plus encore, toucherait universellement en ce qu’elle dévoilerait, par la banalité même de son registre, la dimension tautologique, ou auto-affirmative, de la réalité : « Si le chant populaire émeut, ce n’est pas seulement par l’effet de sa musique, c’est aussi parce qu’on estime soudain émouvant le simple fait que ce qui existe existe »31.
-remarque particulièrement frappante à mes yeux : car si, comme le pense Rosset, une des dimensions fondamentales de la « chanson populaire » est bien de célébrer l’existant en tant que tel, il est logique que tout « sentiment d’injustice » en soit
fonction du principe d’identité qui énonce que A est A. J’appelle irréel tout ce qui n’existe pas selon le même principe : c’est-à-dire tout ce qui ne fait parade d’existence que sous le mode de l’imaginaire ou de l’hallucination. » 29 L’École du Réel, op. cit., p. 155 : « ce qu’on appelle une lapalissade n’est ni une « vérité d’évidence niaise », ni une « affirmation dont l’évidence toute formelle prête à rire » […]. Elle est le strict signal de l’ici, c’est-à-dire la définition de toute réalité : en sorte que, si les propos de M . de La Palice prêtent à rire, c’est que la réalité y prête aussi. » Il n’y a pas contradiction, malgré les apparences, avec la thèse, développée ibid. p. 170, selon laquelle le réel ferait « peur ». Car une détermination du réel en tant que tel exclut par définition toute dimension locale ou partielle, et est nécessairement universelle. Pour un regard aiguisé à la singularité du réel, toute réalité fera « rire », fera « peur », donnera la « nausée », ou engendrera une extase : peu importe l’affect engendré, l’essentiel sera qu’il le soit dans tous les cas, par le réel en tant que tel. Il y aurait eu contradiction seulement si Rosset avait soutenu que certaines réalités faisaient rire, et d’autres faisaient peur. D’ailleurs, « rire » et « peur » sont souvent très liés. Et les problèmes ontologiques ont presque toujours une dimension comique, nullement accidentelle : voir C. Ramond, « L’Œuf et la Poule -ou comment se déterminent les frontières des catégories et des concepts », in Eidôlon n°67, 2004, pp. 19-27 ; et « Comique et Casuistique dans Le Dernier Acte (A Frolic Of His Own) de William Gaddis –Pour une constitution judiciaire de la réalité » (inédit). 30 L’École du Réel, op. cit., p. 349. 31 L’École du Réel, op. cit., p. 349.
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absent32 … De là enfin cette thèse étonnante à première vue, mais très logiquement liée à l’ensemble de son ontologie, selon laquelle le réel serait fondamentalement « invisible » dans la mesure même où il est (le) singulier : « Cette invisibilité du réel, à laquelle aboutit la suggestion du double, n’est pas une invisibilité accidentelle, due à l’entremise occasionnelle d’une duplication fantasmatique. Elle est au contraire un caractère constitutif du réel, tout à fait indépendant de ses éventualités de duplication, encore que le thème du double y soit de certaine façon impliqué. L’objet réel est en effet invisible, ou plus exactement inconnaissable et inappréciable, précisément dans la mesure où il est singulier, c’est-à-dire tel qu’aucune représentation ne peut en suggérer de connaissance ou d’appréciation par le biais de la réplique. Le réel est ce qui est sans double, soit une singularité inappréciable et invisible parce que sans miroir à sa mesure ».33
Cette intuition de l’invisibilité (ou indescriptibilité) du réel en tant que singulier, bien qu’elle n’ait guère d’appui dans nos discours ordinaire ou dans la littérature, où le singulier est communément vu et décrit34 , est une figure bien connue dans l’histoire de la pensée, d’Aristote déclarant qu’il ne pouvait y avoir de science de l’individu, à Lacan voyant dans le réel 32
Voir C. Ramond et J. Proust, Sentiment d’Injustice et Chanson Populaire, Paris : Vrin, 2012. 33 L’École du Réel, op. cit., p. 103. Voir aussi ibid. p. 119. Rosset y rapproche son « ontologie du réel » des « théologies négatives » : « La considération sur laquelle se fonde semblable ontologie est obscure en son principe : considération d’un réel qui, en tant que singulier, ne saurait jamais être vu ni décrit. […] L’ontologie du réel est une ‘ontologie négative’, comparable aux systèmes que l’histoire de la philosophie a reconnus comme ‘théologies négatives’ […] dont elle ne diffère en somme que par cette circonstance qu’elle applique au réel les attributs que les théologiens négatifs ont coutume d’attribuer à Dieu ». Je souligne. 34 Dans L’École du Réel, op. cit. p. 111-112, Rosset se lance dans un morceau de bravoure, attaquant son lecteur français au point sensible, en lui déclarant qu’il serait impossible de préciser la saveur singulière d’un « camembert ». L’exemple est frappant et sympathique, bien sûr, mais évidemment ad hoc. Car il y a bien des choses qu’on peut décrire dans leur singularité, même si cela s’avère difficile en ce qui concerne les goûts, les odeurs, les sons (ou les extases mystiques) : par exemple, la plupart des spectacles visuels, et encore mieux nos sentiments, comme dans la quasi-totalité de la littérature. Le singulier n’est donc pas indescriptible en tant que singulier.
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« l’impossible », comme Deleuze (longtemps après Platon) hanté par la figure de l’exposition directe au flux de la réalité, qui rend aveugle, fou (ou schizo), et qui tue. Chez Rosset, cette intuition est extrêmement vivace, et explique pour l’essentiel sa dénonciation de toutes les formes de « représentation », c’est-àdire d’une « deuxième présentation » du réel sous forme, précisément, des « doubles » par lesquels nous essayons en vain de le saisir. La thèse de l’invisibilité du réel n’en demeure pas moins difficile à concilier avec une ontologie réaliste-constatative, ou ontologie du « donné », comme celle de Rosset. On a l’étrange impression que le réel s’y dérobe au moment même où il s’offrait, qu’il reste invisible au moment où l’on n’aurait dû voir que lui. De là peut-être l’étonnant revirement de certains des derniers textes de Rosset, dans lesquels certaines formes de « doubles » (les « échos », les « ombres », les « reflets ») se voient assigner la fonction d’attester du réel et non pas de nous en détourner35 -ce que Stéphane Vinolo a désigné très justement, dès l’introduction de son livre, comme « paradoxe des doubles », paradoxe qu’il juge « extrêmement difficile »36 . Quoi qu’il en soit, le réalisme-constatatif fait ici obstacle à ses 35
L’École du Réel, op. cit. Voir notamment le texte IX, « Impressions fugitives », paru pour la première fois en 2004, et qui s’ouvre sur les mots suivants : « Le double est sans doute le symptôme majeur du refus du réel et le facteur principal de l’illusion ; mais il existe certains doubles qui sont au contraire des signatures du réel garantissant son authenticité » (p. 379). C’est là un complet sea-change chez Rosset, et il y aurait lieu sans doute de parler à ce sujet d’une « seconde philosophie », que personnellement je ne vois aucun moyen de concilier avec la première. Le texte X (« Fantasmagories »), publié en 2006, en relève également. Rosset, dans de très belles et justes analyses concernant le rapport de la photographie au réel, y développe ses doutes quant à la possibilité de saisir quelque réalité que ce soit par constat, ou constatation. Il rappelle, dans le prolongement des photos « truquées », l’existence des « sosies » grâce auxquels les Anglais ont pu berner les Allemands pendant la seconde guerre mondiale (p. 442), et déclare même admissibles des doutes quant aux premiers pas américains sur la Lune (ibid.) –se mettant ainsi exactement dans la position de tous ceux que les réalistes auto-proclamés, et lui le premier dans le reste de l’ouvrage, traitent généralement de « fous ». 36 Cf. infra, p. 43.
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propres conclusions, si justes soient-elles, alors qu’un réalismeconstitutif les aurait fondées. Le réel est invisible, dit Rosset – ce que nous accordons entièrement. Et il ajoute : le réel est invisible parce qu’il est donné comme singulier et simple. Mais, objecterons-nous alors, n’est-il pas doublement contradictoire que le réel soit à la fois « donné » et « invisible » (à quoi, à quel sens, aurait-il été « donné » ?), et à la fois « singulier » et « simple » ? On ne voit pas du tout, en effet, pourquoi ce qui est « singulier » devrait être « simple ». Si l’on prend à nouveau comme référent la doctrine spinoziste des « choses singulières », il sautera aux yeux, au contraire, que le « singulier » et même « l’individuel » sont, chez Spinoza, non pas « simples », mais toujours « complexes », ou, comme il dit, « composés ». Il n’existe pas, aux yeux de Spinoza, de « chose singulière » qui ne soit composée d’autres choses singulières, et qui ne puisse se composer avec d’autres choses singulières pour en composer de plus puissantes, à l’infini37 . Et s’il faut suivre ici Spinoza, selon nous, ce n’est pas parce que c’est Spinoza, mais parce qu’il voit et montre on ne peut plus clairement la compatibilité entre « singulier » et « composé »38 . Le problème que posent les choses singulières, en effet, n’est pas de les « reconnaître » ou de les « représenter », mais d’abord de les « définir », c’est-à-dire de déterminer et de décrire leurs limites. Où commencent, où finissent les « choses singulières » ? Le plus souvent, il nous est impossible de le dire : selon le point de vue, un muscle sera une « chose singulière », selon un point de vue plus général, ce sera le bras, puis le corps tout entier, puis (dans une équipe ou dans un défilé, par exemple), un groupe d’individus, etc. ; ou encore, un appartement, un immeuble, un 37 « Si plusieurs individus », déclare Spinoza, « concourent à une même action en sorte qu’ils sont tous ensemble cause d’un même effet , je les considère tous, en cela, comme une même chose singulière » (Éthique II déf 7). Dans la Lettre 32, l’individualité des choses singulières est rapportée à une question d’appréciation intrinsèquement variable sur ce qu’est une partie et sur ce qu’est un tout. Voir aussi Ethique IV axiome. 38 La doctrine spinoziste des « choses singulières » rencontre par ailleurs de graves difficultés, qui tiennent à l’équilibre général du système, et qu’il n’y a pas lieu (ni place) de traiter ici.
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quartier, une ville, un département, une région, un pays… pourront tour à tour être considérés comme des « choses singulières », et le sont d’ailleurs en fait dans nos discours comme dans nos pensées et dans nos actions. Il n’y a et ne peut y avoir aucune objectivité des choses singulières, qui ne sont jamais des données immédiates, et dans lesquelles nous ne percevons pas le « réel », mais les découpages, les éclairages, que nous y avons introduits. Si Rosset a raison de déterminer le « réel » comme « invisible », ce n’est donc pas, comme il le pense à tort, parce qu’il n’y aurait pas de miroir possible pour lui, mais c’est parce que le réel est toujours déjà miroir… non qu’il serait trop « simple » pour être vu, mais parce c’est toujours nous que nous voyons en lui, si attentivement que nous le scrutions, si grands que nous y écarquillions les yeux… -si bien que l’invisibilité du réel proviendrait, du point de vue réaliste-constitutif qui est ici le nôtre, non pas du fait que la structure du réel serait « oraculaire », comme le pense Rosset, mais bien du fait qu’elle est spéculaire –que nous n’y voyons jamais que nos désirs, nos attentes, nos intentions et nos grammaires, en un mot notre propre constitution, fût-elle rêvée, des choses singulières39 . Autant, ainsi, le réalisme-constatatif échoue devant la question de la détermination des « choses singulières », en voulant à toute force les considérer comme « données » et comme « simples », alors qu’elles sont construites et complexes, autant le réalisme-constitutif y est particulièrement à l’aise. Il n’y a en effet aucune incompatibilité, au contraire, entre une position constitutive et l’existence de « choses singulières », alors que la position constatative peine à s’illustrer ne serait-ce que d’un seul exemple probant. Nous avons déjà fait remarquer cette étonnante difficulté que 39
M algré une certaine ressemblance dans le geste général, il ne s’agit pas ici de reprendre une posture kantienne, dans laquelle on substituerait à l’ontologie une analytique de l’entendement. Le réalisme constitutif consistant en une critique générale de l’objectivité entendue comme donné, il n’y a aucune raison en effet d’y accorder une quelconque objectivité, ou une quelconque primauté, ou une quelconque universalité, à des « catégories de l’entendement » ou à des « formes a priori de la sensibilité » –à supposer que de telles choses ou de telles facultés existent.
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rencontre Rosset à fournir des exemples de réalités incontestables et en même temps déniées. Il y aurait d’ailleurs bien des ajustements à faire, pour soutenir à la fois que le réel est « invisible », et que les hommes (comme Alceste, comme Œdipe, comme Swann, comme Boubouroche) passent leur temps à dénier ou à refuser un réel que par ailleurs ils « verraient » avec une entière clarté (« Alceste […] voit bien, parfaitement et totalement, que Célimène est une coquette »40 ). Quoi qu’il en soit, cette difficulté particulière à produire des exemples de choses singulières (alors qu’on attendrait d’un réalisme-constatatif qu’il en fournisse facilement et en abondance) se laisse apercevoir dans le recours fréquent, de la part de Rosset, à ce qu’on pourrait appeler des « exemples généraux », ou « cas généraux », qui flottent, du fait de l’article défini, entre le singulier et le général : « le héros romantique », « le fou », « l’imbécile », « le charlatan », « le collectionneur », mais aussi « le névrosé », « l’hystérique », « le vrai savant », « le vrai philosophe », « le passionné balzacien », « l’aveuglé », « l’illusionné », etc.41 Si certaines de ces dénominations, en effet, correspondent (en gros) à des « réalités » connues et communes (par exemple « le héros romantique »), d’autres sont manifestement sujettes à discussion (par exemple « le vrai 40
Voir ci-dessus, n. 19. Voir L’École du Réel, op. cit., p. 13 : « l’illusionné, dit-on parfois, ne voit pas : il est aveugle » ; […] « en ce qui concerne l’aptitude à voir, l’illusionné voit, à sa manière, tout aussi clair qu’un autre » ; ibid. : « l’aveuglé » ; termes repris fréquemment dans les p. suiv. : « […] l’illusionné est au fond beaucoup plus malade que le névrosé » ; p. 16 : « l’illusionné fait ainsi de l’événement unique qu’il perçoit deux événements qui ne coïncident pas » ; p. 72 : « l’angoissé romantique » ; p. 75 : « le héros romantique » ; p. 160 : « le romantique » ; p. 161 : « le casanier » ; p. 231 : « l’indifférence du fanatique à l’égard de son propre fanatisme » ; p. 241 : « […] le mur par lequel le fou se protège du réel est exactement de même nature que celui par lequel toute personne réputée normale, mais peu intelligente, […], se protège des réalités dont la reconnaissance pourrait entraîner un désagrément » ; p. 242 : « l’imbécile » ; p. 295 : « le charlatan », « le scientifique », « les mauvais savants », « les mauvais philosophes », « le vrai savant », « le vrai philosophe » ; p. 315 sq. : « le paranoïaque » ; p. 358 : « le passionné balzacien » ; p. 365 : « le collectionneur » ; p. 366 : « l’amateur d’objet unique » ; p. 374-375 : « l’hystérique » [liste non exhaustive -je souligne dans tous les cas]. 41
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philosophe »), et, s’il serait sans doute possible de construire, de constituer, ou de recenser, les ensembles désignés par de tels noms, aucun d’entre eux ne désigne (tout au contraire) une ou plusieurs « choses singulières » qui seraient réelles en tant que données à constater. REALITE COMMUNE, REALITE UNIQUE. Sans être une ontologie de la réalité « ordinaire »42 , l’ontologie de Rosset est une ontologie de la réalité « commune » : « Presque tous les philosophes s’obstinent à marquer, tel naguère Heidegger, la différence entre l’être et la réalité commune, alors que je m’efforce pour ma part d’affirmer leur identité. »43
Par « réalité commune », Rosset désigne très vraisemblablement le monde dans lequel nous vivons tous : celui des jours et des nuits, des étés et des hivers, de la mer et du ciel étoilé, des hommes et des femmes, de la terre et du ciel, de la faune et de la flore, du corps et de l’esprit, des villes et des campagnes…, bref, rien que d’assez évident, massif et simple à première vue. Rosset s’étonne et se désole de voir les hommes (et tout particulièrement les philosophes) faire sans cesse effort pour se détourner de cette « réalité commune », en produisant des leurres, des doubles, des stratégies de dénégation ou de refus. C’est qu’il y a chez lui non seulement une certitude, mais une confiance, voire une foi tout à fait singulières dans l’existence de cette « réalité commune », qui lui fait percevoir comme aberrante, voire pathologique, toute autre vision des choses. Les hommes, donc, ont la réalité « en commun », en partage. De ce fait, les différentes expressions de l’activité humaine (philosophie, art, littérature) ne peuvent que converger, dans un monde de correspondances, d’affinités réciproques, de retrouvailles. De façon très significative, ce terme de « retrouvailles » (retrouvailles « avec la réalité ») apparaît à la toute dernière ligne de L’École du Réel –à vrai dire, en fait la conclusion : 42 43
Cf. n. 27 ci-dessus. Cf. n. 24 ci-dessus. Je souligne « réalité commune ».
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« Ce qui arrive à Œdipe est ce qui arrive à tout le monde […], un exemple parfait de tout ce qui se passe dans la réalité. Penser qu’Œdipe a été piégé par le destin, lequel aurait en quelque sorte ‘triché’ avec le réel, relève de l’hallucination, c’est-à-dire de la perception pathologique de faits ou d’objets qui n’existent p as. […] Le double fantasmatique se contente généralement de jeter un voile sur le réel […] ; il arrive parfois que le stratagème tienne un certain temps. M ais il n’est souvent que d’un effet bref, n’accordant alors qu’un court répit aux imminentes retrouvailles avec la réalité ».44
Dans ces dernières lignes, il est question, outre Œdipe, du Chérubin du Mariage de Figaro. Et on ne peut nier que souvent les fins des pièces de théâtre, ou des romans (Girard y a bien insisté), ou des films, sont en effet des scènes de « retrouvailles », ou de « réconciliation », qui ont certainement, même et surtout dans leur côté parfois invraisemblable, valeur de signal ou de symbole de ce à quoi nous aspirons peut-être le plus, ces retrouvailles, ces alliances renouées, ces « remariages » diraient peut-être les cavelliens, cette fin de la séparation et du divorce sous toutes leurs formes, ce retour à une réalité « commune », qu’on puisse partager (mais surtout pas découper), enfin ou à nouveau. La puissance de ce ressort affectif, au cœur de sa vision du monde, explique sans doute pour une part le fait que Rosset accorde une grande valeur à l’étymologie45 (qui est à sa façon une science des retrouvailles), 44
L’École du Réel, op. cit., p. 470 et dernière, derniers mots du livre. Je souligne « retrouvailles ». 45 Les références à l’étymologie portent toujours sur des points fondamentaux. Présentant le « sujet unique » dont l’ensemble du volume va traiter, Rosset écrit ainsi (L’École du Réel, op. cit., Avant-Propos, p. 7) : « Ce sujet unique n’est au fond que l’exposé d’une conception particulière de l’ontologie, du « savoir de ce qui est » comme l’indique l’étymologie du mot ». Je souligne la fin. Il y a donc correspondance heureuse, retrouvailles, entre la formation historique du terme « ontologie » et sa signification transhistorique. Voir également, ibid., p. 202 : « Toute philosophie est une théorie du réel, c’est-àdire, conformément à l’étymologie grecque du mot théorie, le résultat d’un regard porté sur les choses ». Je souligne la deuxième expression. Une philosophie qui ne se concevrait pas comme « regard » ne mériterait donc pas le nom de « théorie ». Voir également, ibid., p. 221, où « le philosophe » se voit soupçonné de duplicité aiguë, ou double, en ce que, ne croyant pas, le plus souvent, à ses propres théories, il ne se conforme pas non plus à « l’étymologie latine du mot auteur » (« le terme auctor signifi à la fois
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et qu’il puisse considérer la philosophie et la littérature comme des discours au fond équivalents. Comme nous l’avons vu en effet, Rosset n’hésite pas à emprunter ses exemples (à vrai dire, c’est même sa pratique la plus courante) à la littérature universelle, dont il est un lecteur remarquable. Pour autant, la confiance faite à ces références littéraires garde toujours quelque chose d’un peu énigmatique dans son évidence même. La thèse de « l’illusion oraculaire », par exemple, est référée par Rosset au mythe d’Œdipe, et à un certain nombre d’histoires, souvent populaires, qui mettent en scène un individu qui, dans l’espoir d’échapper à son sort, le précipite. Mais dans quelle mesure peut-on voir là une preuve, ou simplement un argument, en faveur d’une thèse sur la nature « oraculaire » du réel ? Toute la littérature n’est pas « fatidique », même si une grande partie l’est. Tous les héros ne sont pas des héros tragiques, joués par le destin au moment même où ils essaient d’y échapper. Plutôt que de prouver ou d’argumenter, il s’agira donc de vérifier la présence de rencontres, de recoupements, de coïncidences, ou d’accords entre des textes d’époques et de nature très hétérogènes. Rosset propose par exemple, sous le titre « Le fétiche volé ou l’original introuvable », une lecture virtuose et même éblouissante de l’album des aventures de Tintin L’Oreille Cassée46 . Il y retrouve la plupart de ses propres thèmes ontologiques, notamment l’impossibilité d’accéder au réel par ses doubles, et conclut : « On ne peut s’intéresser à la fois au fétiche (c’est-à-dire au réel) et à ce que le fétiche est censé représenter (c’est-à-dire au ‘vrai’, par opposition au double, au faux). Qui cherche le fétiche trouvera le fétiche ; mais qui cherche ce que le fétiche représente ne trouvera rien, et en tout cas pas le fétiche. / Bref : ne cherchez pas le réel ailleurs qu’ici et maintenant, car il est ici et maintenant, seulement ici et maintenant. M ais, si l’on ne veut pas du réel, il est préférable, en effet, de regarder ailleurs […] »47.
garant et producteur »). 46 L’École du Réel, op. cit., p. 89-96 : « Le fétiche volé ou l’original introuvable ». 47 L’École du Réel, op. cit., p. 96. Je souligne « Bref ».
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J’ai souligné ici l’étonnant « bref », qui résume et conclut théoriquement, comme si l’album de Hergé était une parabole ontologique48 . Supposons que ce soit le cas. Cela autoriserait-il à conclure, comme le fait ici Rosset (« Bref »), d’un seul mot pour les deux registres ? La preuve par Tintin ? Le rapport entre les deux textes est manifestement autre : Hergé ne fait pas plus « preuve » ni « autorité » pour Rosset que Rosset ne pense ajouter du sens ou de la profondeur à L’Oreille Cassée. Il y a plutôt, encore une fois, vérification heureuse d’une harmonie, d’une communauté possible, de l’accord ou au moins de la compatibilité entre la BD d’aventures (ou le roman, ou le théâtre, ou la poésie) et la philosophie, chacune de ces formes d’expression et d’écriture pouvant être considérée, sinon comme une traduction, du moins comme une version de l’autre, selon des rapports parfois très lâches, très vagues (« c’est à peu près ce qu’exprime », « ça n’est pas sans rappeler », « il est impossible de ne pas songer à »49 ), et parfois plus précis, comme par exemple lorsque Rosset évoque, visiblement comme un modèle pour ses propres analyses littéraires, le commentaire par Lacan, dans son Séminaire, des Amphitryon de Plaute et de Molière : « Ces pages sont un modèle d’analyse illustrée, je veux dire de cette façon où Lacan excelle –comme dans son commentaire de La Lettre volée d’Edgar Poe-, d’expliciter des thèmes abstraits par la comparaison avec un récit littéraire qui l’illustre et le confirme ligne à ligne ».50
48 On lit au début du passage cité : « On ne peut s’intéresser à la fois au fétiche (c’est-à-dire au réel) ». Je souligne « c’est-à-dire ». 49 L’École du Réel, op. cit., p. 209 : « […] On peut […] assez raisonnablement estimer que la réalité est cruelle par nature, mais aussi, et par une sorte de dernier raffinement de cruauté, bel et bien réelle. C’est à peu près ce qu’exprime Proust au début d’Albertine disparue » ; voir également ibid., p. 422 : « Le sort de l’écho, d’être un double sans maître, n’est pas sans rappeler le sort de l’Ombre double, dans une scène du Soulier de satin » ; et ibid., p. 423 : « à propos d’ombre double, et du paradoxe insoutenable que la notion semble impliquer, il est impossible de ne pas songer au roman de Chamisso ». Je souligne dans tous les cas. 50 L’École du Réel, op. cit., p. 140. Je souligne.
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Un récit littéraire, ainsi, « illustrerait » et « confirmerait » un commentaire théorique, qui en retour en donnerait la « vérité »51 -autant d’expressions variées, de vérifications et de confirmations croisées et réciproques de la « réalité commune ». On touche ici, de toute évidence, aux limites fondationnelles (circulaires) d’une telle ontologie. Bien plus, la référence à une « réalité commune », nous allons le voir, a pour conséquence inattendue, non pas d’unifier le champ de l’ontologie en donnant accès à une réalité immanente et univoque, mais, tout au contraire, de conduire à une réalité dispersée, multipliée et équivoque. Et donc, dans le prolongement de mes analyses précédentes, je voudrais montrer maintenant qu’une ontologie univoque et immanentiste, comme celle que vise Rosset, ne peut pas être construite ou atteinte par référence à une « réalité commune » dans le cadre d’un réalisme-constatatif, mais seulement par référence à une « réalité unique » dans le cadre d’un réalisme-constitutif. Le réalisme-constitutif consiste à soutenir la primauté ontologique des descriptions définies, c’est-à-dire des catégories construites. De ce point de vue, aucune saisie directe (aucune « constatation ») de la « réalité » n’y est possible, n’y a même de sens. Par exemple, il n’y a pas de « planètes » ou « d’étoiles », ou de « galaxies » ou même « d’univers » tant que de telles catégories n’ont pas été construites (définies) et acceptées, ou une fois qu’elles ne le sont plus. Cela n’a aucun sens d’imaginer que de tels « objets » pourraient être l’objet d’une « perception » sans les catégories correspondantes : car personne ne pourrait dire ce qui aurait été perçu. Le réalismeconstitutif reconnaît ainsi la décidabilité et la variabilité fondamentales des choses singulières comme des catégories, et de ce fait l’égale légitimité de tout découpage individuel ou catégoriel de la réalité (c’est pourquoi il rapproche rêve et perception, au lieu de les disjoindre). De ce point de vue, il n’y a pas d’étants plus (ou moins) légitimement étants que d’autres, ou de « choses singulières » qui seraient plus (ou moins) 51
L’École du Réel, op. cit., p. 145 : « Car Jupiter est un dieu –et c’est là finalement la vérité profonde d’Amphitryon, comme celle du double en général-, un dieu qui », etc. Je souligne « la vérité ».
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« choses singulières » que d’autres : le réalisme constitutif ne reconnaît donc pas de « degrés de réalité ». L’absence d’objectivité des choses singulières et des catégories a ainsi pour conséquence l’univocité de l’être, et l’unicité du réel. Au contraire, si nous raisonnons en termes de « réalité commune », nous devrons diviser la réalité en deux ensembles : d’un côté les choses qui appartiennent à cette « réalité commune » (les choses singulières objectives, évidentes, constatables et incontestables (par exemple, supposons, les minéraux, les végétaux, les animaux, les mers, les montagnes, etc) ; et de l’autre les choses qui, n’appartenant pas à cette « réalité commune » (illusions, croyances, préjugés, imaginations, hallucinations, rêves, folie, etc.), seront par nature ontologiquement inférieures (ou supérieures) aux premières. Réalisme-constatatif et « réalité commune » enveloppent ainsi les « degrés de réalité », et font obstacle à l’univocité de l’être. Pourchasser ces réalités inférieures (inférieures parce que, par exemple, elles seraient « subjectives »), ou supérieures (par exemple, les arrières-mondes de la métaphysique ou de la théologie), ces doubles hallucinatoires de la réalité commune, les chasser du banquet de l’être, est bien le geste de Rosset même lorsqu’il le repère et le dénonce chez Platon (les guillemets permettant alors, à la fois, de dire les « degrés de réalité » et de s’en défendre) : « L’impossibilité du double vient paradoxalement démontrer que ce monde-ci n’est justement qu’un double, […] un mauvais double, une duplication falsifiée, […], bref, une réalité apparente, entièrement tissée dans l’étoffe d’un « moindre être » qui est à l’être ce que le succédané est au produit véritable ».52
Au contraire, lorsqu’on n’est pas « réaliste » de cette façon, lorsqu’on n’admet aucun « degré de réalité », alors on n’admet pas non plus une « échelle des êtres » dont les uns appartiendraient à la « réalité commune » et les autres non. De ce point de vue en effet, il n’y a qu’une seule réalité, une « réalité unique » dans laquelle toute chose singulière a sa place, plus ou moins longtemps, même les plus difformes, les 52
L’École du Réel, op. cit., p. 40. Je souligne « « moindre être » ».
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moins probables, les plus paradoxales et contrefaites (les carrés négatifs et les cardinaux infinis, par exemple). Mais de ce fait, les objets « réels » habituels (chaises, tables, etc.) n’ont pas plus de titres à la réalité que les objets « illusoires » (rêves, préjugés, chimères) : tous ont exactement le même degré d’être (c’est-àdire que tous « existent » aussi longtemps qu’ils existent). C’est donc parce qu’il n’y a pas de « réalité commune » qu’il y a une « réalité unique ». Le refus de la « réalité commune » ne conduit donc pas nécessairement à un « dédoublement » de la réalité, et à la séparation de la réalité et de ses doubles dans lesquels Rosset voit le signe de la folie humaine et surtout de la folie philosophique. Le refus de la « réalité commune », du réalisme-constatatif, et la position d’une « réalité unique », qui caractérise le réalisme constitutif, s’accordent au contraire parfaitement avec le beau programme ontologique de Rosset (fin des doubles, immanence, singularité, invisibilité, unicité et univocité du réel), et permettent seuls de lui restituer toute sa cohérence.
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Clément Rosset La philosophie comme anti-ontologie
Introduction La détermination platonicienne du paradoxe des doubles
« L’être, l’être, l’être, toujours l’être… Et toujours l’être au paraître, bien sûr : sacrifié à lui, son éternelle victime ; préféré à lui, son vertueux antonyme » 53
Quoi de plus difficile que d’accepter le réel tout simplement tel qu’il est ? Quoi de plus étrange que l’aveuglement dans lequel tombent les êtres humains devant un réel qui devrait pourtant toujours leur apparaître simple, univoque et idiot ? Un réel ne laissant place à aucune interprétation, et dont la seule qualité pensable est précisément son « être » ? Pourquoi ne pouvons-nous jamais nous contenter des choses singulières telles qu’elles sont, de leur être-là, ou plus généralement de l’ « il y a » du Monde ? Toutes les thèses de Rosset partent d’une seule et même étrange constatation : « Rien de plus fragile que la faculté humaine d’admettre la réalité, d’accepter sans réserves l’impérieuse prérogative du réel. »54 De prime abord, cette thèse a quelque chose d’extrêmement surprenant. Premièrement, pour une raison conceptuelle : cette affirmation ne différencie pas le « réel » et la « réalité », différenciation que semble pourtant nous imposer toute pensée de l’ontologie depuis Platon au moins, et peut-être même depuis Parménide si nous en acceptons la lecture Heideggérienne. Il faudra donc donner sens à cet écart que fait Rosset par rapport à l’ontologie elle-même, en refusant justement de penser la différence conceptuelle et primordiale 53 54
Renaud Camus, Éloge du paraître, POL, Paris, 2000, p. 11. Le réel et son double, p. 7.
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qui la fonde. Mais surtout, nous aurions pu croire qu’au contraire, face à un réel pleinement présent, face à un être toujours nécessaire, déterminé et totalement indépendant de notre désir ou de nos représentations, la difficulté eut été bien plus d’échapper à celui-ci, de réussir à nous défaire de lui afin de nous réfugier dans l’ombre protectrice d’un monde par nous créé et échappant à sa cruauté. La surprise face à cette thèse est d’autant plus forte que le début du vingt-et-unième siècle s’inscrivant totalement dans un mouvement de retour à l’être ou au réel qui est non seulement valorisé mais imposé, l’idée selon laquelle nous serions sans cesse en train d’inventer des stratégies de fuite hors de celui-ci peut sembler étonnante. Nous vivons un moment de survalorisation de l’être par rapport à tout ce qui est posé comme fantasmé, virtuel, rêvé ou factice ; mais en plus, ce retour nous est dicté par l’ensemble des forces politiques et sociales. De tous côtés, l’être et le réel s’imposent : le retour à la Nature, au terroir, le retour aux valeurs, le rejet des formes (en politique, mais aussi dans la transmission de la langue) ou encore l’écologie politique. Tout vise à nous faire revenir à l’essentiel. Nous voilà sommés de revenir à un réel originaire et presque virginal en abandonnant tout ce qui se donne comme son autre maléfique : l’artifice, les formes, le paraître, le produit. Même la finance n’a pas échappé à ce mouvement, dans la dénonciation de son caractère toujours trop « spéculatif », ou dans les dénonciations des méfaits de l’économie « virtuelle », toujours trop éloignée de l’économie que l’on appelle par opposition l’économie « réelle » en faisant comme si nous ne savions pas que le virtuel n’en est pas moins réel. Les doubles du réel semblent donc rejetés de l’horizon individuel ou collectif au profit d’un grand mouvement de retour à l’essentiel, au vrai, à l’être. Nous pourrions alors croire que la thèse de Rosset est en fait extrêmement banale et presque la pensée la plus commune de notre temps, la doxa nostra. Nous entendons bien aujourd’hui que nous nous sommes construits des doubles du réel afin d’échapper à sa violence, et que maintenant il serait 40
temps de revenir à de l’authentique, à l’essentiel, avant que la réalité ne nous rattrape. Les différentes crises qui frappent le monde – que ce soit la crise économique, écologique ou les différents questionnements sur l’identité – en appellent toutes à ce retour inquiétant à l’originaire, à la Nature, au vrai. D’ailleurs, et c’est là que Rosset apparaît comme un philosophe nécessaire pour notre temps, il faut dire non seulement que c’est là la doxa de notre temps, mais aussi celle de toute la tradition philosophique et plus encore métaphysique. Les philosophies n’ont-elles pas invité les hommes à revenir au réel ou à s’élever vers lui ? Pour le dire dans le vocabulaire érotique de Descartes, la philosophie n’est-elle pas le projet de lever tous les voiles pour voir la réalité enfin nue, offerte à la vue et à la pensée du philosophe55 ? Certes, l’œuvre de Rosset ne se réduit pas à cette problématique ontologique du réel et de ses doubles, ses livres couvrent de nombreux domaines qui s’étendent à la morale, la politique, la logique ou encore à la musique. Néanmoins, nous commençons par cette question du réel et de ses doubles et la plaçons au cœur de notre problématique pour une raison architectonique. Nous faisons de la question du réel notre porte d’entrée dans l’œuvre de Rosset parce qu’elle en dirige tout le développement. C’est à partir d’une certaine ontologie, ou plus précisément à partir d’un renversement de l’ontologie classique en anti-ontologie, que se déplie tout le système. Toutes les thèses de Rosset se placent sous la domination d’une summa divisio ontologique : l’être56 et le néant. Comme dans les textes du dernier Spinoza (dont Rosset est toujours extrêmement proche) et dans sa critique des degrés de réalité 55 Cf. René Descartes, Méditations Métaphysiques, Méditation II, in René Descartes, Œuvres philosophiques, Tome II (1638-1642), Edition de Ferdinand Alquié, Paris, Garnier 1992, p. 427. 56 Nous écrivons ici « être » sans majuscule à dessein, parce que tout le geste (anti) ontologique de Rosset est, pour reprendre un concept derridien, d’émajusculer l’ontologie classique de la prédominance de son Être qui serait en retrait, dans une position de soutien de l’existence. L’Être de l’ontologie classique ou de la métaphysique devient « être » chez Rosset, ou encore réel, parce qu’il se confond avec l’ensemble des Étants et de leur apparition dans le devenir du monde.
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cartésiens57 , point de place pour les intermédiaires, ni même pour tout ce qui pourrait se faire passer pour de l’être alors qu’il ne ferait que le singer, qu’en occuper la place de façon illégitime. Il n’y a que l’être qui vaille, parce qu’il n’y a que l’être qui soit vraiment, qui soit réellement. Toutefois, si celuici est esquivé par les hommes, il ne faut pas en conclure que ceux-ci se réfugient dans le néant. Il y a une troisième catégorie essentielle qu’il faut introduire. Le lieu de refuge de tout individu refusant d’assumer la simplicité ou l’idiotie de l’être n’est pas le néant, mais le domaine des doubles. Afin de fuir l’être, l’homme se construit des doubles rassurants, doubles qui permettent d’apposer du sens sur un réel insignifiant, et dans un même geste de dissiper la cruauté de sa simplicité. C’est cette fuite dans le monde des doubles, c’est cette substitution des doubles au réel qui est le socle de toute la thèse de Rosset. Nous pourrions donc déjà dire, avant même d’analyser les chemins précis qu’elle emprunte, que la philosophie de Rosset n’est rien d’autre qu’une anti-ontologie58 de la fuite se basant de façon tout à fait précise sur la fuite de l’ontologie. Si nous croyons devoir réserver un traitement proprement philosophique aux thèses de Rosset, c’est non seulement parce que celui-ci se place en dialogue direct avec de très nombreux philosophes, que ce soit pour en faire l’éloge (comme c’est le cas pour Lucrèce, Spinoza, Pascal ou encore Nietzsche) ou au contraire pour les critiquer (que ce soit Platon, Descartes, Kant ou même Heidegger), mais aussi parce que la question du double n’est pas tout à fait une question comme les autres dans l’histoire de la philosophie. Non seulement elle est centrale dans l’œuvre de Rosset et nous intéresse donc ici au plus haut point, mais son importance va bien au-delà. D’une certaine 57 Spinoza ne s’est d’ailleurs détaché que peu à peu de ce concept de « degrés de réalité ». Cf. Charles Ramond, Qualité et quantité dans la philosophie de Spinoza, PUF, Paris, 1995. Comme Rosset est souvent proche de l’ontologie de Spinoza, c’est manifestement avec le dernier Spinoza – celui de l’Ethique – que sa pensée est le plus en adéquation. 58 Nous définissons plus loin ce concept en l’opposant notamment à celui de contre-ontologie.
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façon, la question du double est plus essentielle que les autres parce qu’elle engage non seulement la pensée de certains des plus grands philosophes tout au long de l’Histoire – et tout particulièrement dans la philosophie française de la deuxième moitié du vingtième siècle59 dont la fécondité fut tout à fait exceptionnelle sur ce thème – mais elle détermine aussi depuis toujours la question de la naissance de la philosophie ellemême, son surgissement. Rosset est donc en dialogue avec les philosophes de la tradition mais aussi avec le projet philosophique lui-même. La problématique des doubles est liée à la philosophie de façon absolument essentielle. Dès ses premières définitions grecques et surtout platoniciennes, le philosophe n’a eu de cesse de se déterminer et de poser sa discipline par opposition à une autre qui se donne comme son « double ». Le débat platonicien sur les sophistes et la sophistique ne cesse de nous rappeler ce thème fondamental de la définition de la philosophie par le tracé d’une frontière – toujours fragile, peut-être impossible, peut-être l’impossible – entre la philosophie et son double menaçant : la sophistique. Platon définit d’ailleurs le sophiste comme l’imitateur du sage – le mimetès tou sophou. De même que pour l’ontologie donc, le sophiste n’est pas le néant de l’être du philosophe sans quoi il serait facile de les différencier et personne ne se laisserait prendre par celui-ci, mais le redoublement de celui-ci. D’ailleurs, c’est dans le dialogue portant le titre explicite de Sophiste que cette problématique est certainement la plus visible, nous rappelant combien il est difficile de tracer cette frontière entre le sage et son imitateur, entre l’original et la copie et donc par conséquent entre le réel et son double : « Cependant, comme il [le sophiste] est un imitateur du sage, il est évident qu’il prendra un nom semblable à celui-là, et je me suis déjà
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Nous pouvons ici penser à Gilles Deleuze, Jacques Derrida ou encore René Girard qui chacun, à sa façon, place les concepts de double, de répétition, d’itération ou d’imitation au cœur de ses réflexions.
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rendu compte qu’il faut dire qu’il est véritablement, totalement et réellement, un sophiste. »60
Dans sa belle analyse de l’essence du philosophe et de la philosophie, Monique Dixsaut relève bien cette problématique des doubles dans la définition de la philosophie, mais aussi les difficultés qu’il y a à en sortir, et à tracer des frontières claires et distinctes entre le réel et ses doubles : « Le sophiste est l’autre du philosophe, le philosophe l’autre du sophiste, et leur différence est si intime que cherchant l’un c’est toujours l’autre qu’on risque d’attraper, et qu’on attrape effectivement. »61 Dès l’origine donc, le problème de la philosophie est de se déterminer dans son être en chassant ses doubles, et ce n’est qu’en mettant à distance ceux-ci qu’elle peut se poser véritablement. Souvenons-nous, afin de montrer à quel point la philosophie est liée à l’expulsion du double, que l’objectif du philosophe dans la philosophie de Platon est de chasser les doubles tant d’un point de vue épistémologique que du simple point de vue politique, c’est-à-dire au sens littéral du terme. C’est bien en tant qu’ils produisent de l’imitation que Socrate veut chasser les poètes de la cité dans le Livre X de La République. Ils sont mis à l’écart en tant qu’ils produisent de l’imitation et des doubles, et qu’il se pourrait bien qu’en les suivant, le peuple lui-même n’habite plus qu’un monde envahi par les doubles. Le mouvement même de la philosophie depuis ses origines grecques prend la forme d’une chasse au double. Nous pourrions donc penser que le geste de Rosset qui regrette que les hommes préfèrent toujours les doubles au réel s’inscrit de la façon la plus traditionnelle dans l’histoire de la philosophie, en reproduisant le geste platonicien de chasse au double au nom d’un retour à l’être, et d’une Idée pure, c’est-àdire d’une Idée qui soit pleinement. Il n’y aurait rien de 60 Platon, Le Sophiste, 268c, traduction française de Nestor Cordero, in Luc Brisson (sous la direction), Platon, Œuvres complètes, Flammarion, Paris, 2008, p. 1875. 61 M onique Dixsaut, Le naturel philosophe, essais sur les dialogues de Platon, VRIN-Les Belles Lettres, Paris 1994 p. 335. Nous pourrons regarder le chapitre intitulé « les apparaîtres du philosophe », pp. 335-345, dans lequel les ressemblances entre philosophe et sophiste sont analysées.
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fondamentalement novateur dans ses analyses qui ne feraient que prolonger le geste même de la philosophie depuis son origine. Pourtant, nous savons que Rosset n’est certainement pas un philosophe platonicien. C’est donc que sa problématique est plus complexe et il nous faut mettre au jour le « paradoxe des doubles » afin de saisir l’originalité de celle-ci. Le paradoxe auquel nous nous heurtons est extrêmement difficile et il apparaît bien, en tant que paradoxe, dès les dialogues de Platon. Rappelons d’abord l’importance de Platon dans la mise en place de la problématique du double et dans sa détermination métaphysique, parce que Rosset lui-même en accepte la position essentielle et presque originaire : « La duplication du réel, qui constitue la structure oraculaire de tout événement, constitue également, considérée d’un autre point de vue, la structure fondamentale du discours métaphysique, de Platon à nos jours. »62
Depuis Platon, le redoublement du réel n’est ni plus ni moins que l’autre nom de la métaphysique, ou de l’ontologie, et se place au cœur de la philosophie. Mais, si nous parlons de « paradoxe des doubles », c’est parce qu’il serait trop commode de penser que la critique des doubles et de l’imitation chez Platon – pas plus que chez Rosset – est absolue. Il serait trop confortable de penser que tout le processus de duplication est condamné parce qu’il ne serait qu’une dégradation seconde de l’être premier. Sans entrer dans les détails pour l’instant, nous savons que Derrida a montré comment tout le problème des dialogues de Platon réside très précisément dans le fait que toujours Platon a voulu distinguer entre une bonne imitation (nous pouvons penser ici à l’importance du concept de « participation » qui est une imitation des Idées par le sensible) et une mauvaise imitation (qui serait par exemple celle du philosophe par le sophiste). Or, Derrida nous a enseigné à l’aide d’une analyse extrêmement serrée du concept de pharmakon 63 , 62
Le réel et son double, p. 55. Jacques Derrida, La pharmacie de Platon, in La dissémination, Seuil, Paris, 1972, pp. 77-213. 63
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que jamais Platon n’a pu différencier clairement la bonne imitation de la mauvaise imitation, et donc qu’il n’a jamais pu établir la différence entre un bon double et un mauvais double. Nous retrouvons dans les textes de Rosset une problématique similaire qu’il nous faudra affronter, à savoir celle de la distinction entre des mauvais doubles qui servent à voiler le réel, et des bons doubles qui au contraire témoignent du réel et témoignent pour le réel : « […], le double est sans doute le symptôme majeur du refus du réel et le facteur principal de l’illusion ; mais il existe certains doubles qui sont au contraire des signatures du réel garantissant son authenticité : telle précisément l’ombre qui vient à manquer à la femme sans ombre, tels aussi le reflet et l’écho. »64
Comme chez Platon, il ne faut pas réduire la problématique du double chez Rosset à une pure relation d’exclusion, il faut l’affiner beaucoup plus, et peut-être sera-t-il possible de distinguer in fine les bons doubles des mauvais. Peut-être faudra-t-il nous aider des analyses de René Girard afin de montrer comment toute la bonne imitation chez Platon relève du modèle de l’image, de la copie, du paradigme de la vue – ou tout au moins des sens –, c’est-à-dire avant tout de ce qui se donne : « Lorsque Platon parle de l’imitation, il le fait dans un style qui annonce toute la pensée occidentale postérieure. Les exemples qu’il nous propose ne portent jamais que sur certains types de comportements, manières, habitudes individuelles ou collectives, paroles, façons de parler, toujours des représentations. »65
Alors que la mauvaise imitation serait celle qui repose sur le modèle de l’action et du faire, et donc sur le modèle de ce qui se prend :
64
Impressions fugitives, p. 9. René Girard, Des choses cachées depuis la fondation du monde, Grasset, Paris, 1978, réédité in De la violence à la divinité, Grasset, Paris, 2007, p. 713. [C’est René Girard qui souligne. Sauf indication contraire, c’est toujours nous qui soulignons] 65
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« […], il est évident que les comportements d’appropriation, qui jouent un rôle formidable chez les hommes comme chez tous les êtres vivants, sont susceptibles d’être copiés. Il n’y a aucune raison de les exclure ; jamais pourtant Platon n’en souffle mot ; et cette carence nous échappe car tous ses successeurs, à commencer par Aristote, ont emboîté le pas. »66
La problématique du double et de l’imitation chez Platon67 mais aussi chez Girard ou Derrida nous amène donc déjà à distinguer au moins deux types de relations qu’il nous faudra prendre en compte dans la problématique de Rosset, entre l’être et ses doubles : d’un côté la substitution qui se dégrade toujours en usurpation, et de l’autre paradoxalement la participation, l’affirmation et le témoignage. Ce paradoxe des doubles se redouble par les analyses de Deleuze et Guattari, et c’est là qu’il apparaît le plus comme paradoxe. Car après tout, nous aurions pu accepter la coexistence de bons et de mauvais doubles du réel sans que cela constitue en soi un paradoxe. Il aurait suffi pour cela que les deux types de doubles ne se rencontrent jamais et existent en parallèle dans le système. Et pourtant, paradoxe il y a. D’abord, Deleuze et Guattari articulent les deux types de doubles chez Platon au moment même de la naissance de la philosophie. Il y a donc une difficulté immense à différencier les bons doubles des mauvais, mais à la fois une nécessité essentielle à opérer cette distinction. Deleuze et Guattari n’ont de cesse d’insister sur la philosophie comme création conceptuelle. Or, écriventils, si Platon crée le concept d’Idée, et donc celui de redoublement du monde sensible dans un monde des Idées, c’est très précisément dans le but de pouvoir distinguer dans le sensible, des prétendants, des rivaux, et donc dans le but de tracer une frontière entre les prétendants légitimes et les usurpateurs68 . Ce sont les bons doubles, ou la bonne modalité de 66
René Girard, op. cit., p. 713. Cf. Jean-François Pradeau, Platon, l’imitation de la philosophie, Aubier M ontaigne, Paris, 2009. On notera que ce livre d’une très grande richesse pour qui s’intéresse à l’imitation et à la duplication dans les textes de Platon, ne répond malheureusement jamais à l’article de Derrida ni aux thèses de Girard. 68 « C’est sous ce premier trait que la philosophie semble une chose grecque et coïncide avec l’apport des cités : avoir formé des sociétés d’amis ou d’égaux, 67
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l’imitation du sensible qui permet à la philosophie de rejeter la mauvaise modalité de l’imitation, et donc les mauvais doubles. Le paradoxe prend ici tout son sens puisque ce n’est que par la création d’un monde Idéel – monde dont le sensible n’est que le double dégradé – que la philosophie prétend résoudre le problème de l’identité et de ses doubles. La philosophie, par deux fois donc, est liée au problème du double puisqu’elle commence par la volonté d’avoir des Idées claires et distinctes à la manière de Descartes, et donc par le désir et le devoir de déterminer leur identité ; mais, par ailleurs, ce rêve ne peut se réaliser qu’au moyen de doubles du réel comme peuvent l’être les Idées ou les concepts. Le paradoxe est donc saillant : afin de déterminer clairement la frontière entre le réel et ses doubles, nous n’avons d’autre choix que de créer des doubles qui témoigneront de cette différence en faveur du réel. Jamais autant que dans ce paradoxe, la pensée de Rosset n’apparaît comme essentiellement liée au projet de la philosophie ellemême. Nous connaissons la réponse platonicienne à ce paradoxe : si nous pouvons condamner la duplication d’un sensible par un autre et non pas la duplication de l’Idée par le sensible, c’est parce que le sensible, en se redoublant, s’éloigne de son être et met en question son identité fondatrice. Plus nous imitons quelqu’un d’autre et plus nous renonçons à être nous-mêmes. En revanche, plus le sensible imite une Idée et plus il s’approche de l’être véritable et de son être véritable. Nous comprenons facilement la solution du paradoxe des doubles chez Platon, mais nous voyons aussi le prix qu’il lui faut payer. Il lui faut accepter que le réel est ce qu’il y a de plus éloigné du sensible, ce qui se tient derrière lui, et ce qui se tient immobile
mais aussi bien avoir promu entre elles et en chacune des rapports de rivalité, opposant des prétendants dans tous les domaines, en amour, dans les jeux, les tribunaux, les magistratures, la politique, et jusque dans la pensée qui ne trouverait pas seulement sa condition dans l’ami, mais dans le prétendant et dans le rival (la dialectique que Platon définit par l’amphisbetesis). », Gilles Deleuze, Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Editions de M inuit, Paris, 1991, 2005, p. 9.
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derrière le fondatrice69 .
devenir
dans
une
posture
ontologiquement
Ce prix très élevé, Rosset refuse de le payer et nous propose une solution à ce paradoxe des doubles qui fait l’économie d’un réel qui se tiendrait derrière le sensible. Il n’y a pas d’opposition entre l’être qui se tiendrait immobile et le devenir qui s’écoulerait sans cesse, parce que le devenir luimême est immobile. En reprenant une conception althussérienne du matérialisme, Rosset peut donner de son projet philosophique une définition très simple et claire : ne plus se raconter d’histoires 70 . Ou encore, ne plus introduire derrière les choses sensibles des entités immobiles, pures, intelligibles mais obscures, qui apparaissent comme autant de puits sans fonds pour la pensée, et surtout comme autant de consolations face au tragique de l’être et à son devenir évènementiel. Il n’y a pas d’envers du décor. Son projet est donc fondamentalement une économie de la pensée qui n’introduit jamais plus que ce qui est nécessaire afin d’expliquer le monde et l’Homme. Paradoxalement, dans cette logique de l’économie des concepts, c’est en Roquetin que nous penserions volontiers Rosset, ce Roquetin économe qui rappelle, dès les premières lignes de La Nausée, que justement, tout comme pourrait le dire Rosset à propos de Platon et de toute la tradition ontologique : « Voilà ce qu’il faut éviter, il ne faut pas mettre de l’étrange là où il n’y a rien. »71 Tel pourrait être le leitmotiv de toute la philosophie rosséienne. Le réel est donc pensé d’abord en opposition avec les doubles illusoires qui visent à le remplacer et à lui donner une fondation autre que son
69 Nous pourrions en dire de même pour les religions et tout particulièrement pour la religion catholique qui pose que d’une certaine façon la vraie vie commence avec la mort. 70 « Althusser résume sa conception du matérialisme en disant et répétant que l’objectif de celui-ci consiste à « ne plus se raconter d’histoires », ajoutant que cette formule constitue la seule « définition » du matérialisme à laquelle il ait « jamais tenu ». », En ce temps-là, p. 22. 71 Jean-Paul Sartre, La Nausée, Gallimard, Paris, 1938, réédité in Jean-Paul Sartre, Œuvres romanesques, Gallimard, Paris, 1981, 1995, p. 5.
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appariation sensible : « Le réel est donc d’abord ce qui reste quand les fantasmagories se dissipent. »72 Mais nous montrerons que s’opère dans toute la pensée de Rosset une évolution anti-ontologique qui nous mène toujours au même point final. Alors que la philosophie dans son versant ontologique et métaphysique a souvent scindé le monde en deux (réel et double) au profit de ce qui est autre que le sensible et à partir duquel celui-ci n’est pensé que comme un mauvais double, dégradé et corrompu ; au contraire, Rosset nie cette hiérarchie des doubles et pose que le seul réel, c’est le double du réel. La philosophie de Rosset n’est donc pas une réhabilitation du réel contre les doubles mais une affirmation que les doubles sont le réel73 . Il n’est pas d’autre réel que le double. C’est donc dans une philosophie externaliste, artificialiste et mécaniste que nous tracerons notre chemin dans les pages qui suivent. Nous montrerons cela en trois moments. Tout d’abord, nous bâtirons le concept d’anti-ontologie en montrant comment il n’est pas le contraire de l’ontologie mais l’annulation de celle-ci, la négation de la différence ontologique et non pas son inversion. Puis dans un deuxième chapitre, nous verrons comment en partant d’une opposition entre le réel et ses doubles, Rosset en arrive à penser la seule réalité des doubles en cohérence parfaite avec l’anti-ontologie. Enfin, nous terminerons en analysant deux applications de l’anti-ontologie, dans la pensée de l’identité tout d’abord puis dans le champ de la politique. Qu’il nous soit permis enfin de dire quelques mots sur notre méthode. Elle repose sur deux principes : l’encerclement et l’écart, l’encerclement afin que jaillisse l’écart. Ces principes nous sont dictés parfois par la philosophie de Rosset elle-même, parfois par l’objectif que nous nous fixons ici. Afin de mettre au 72
Fantasmagories, p. 66. Nous verrons qu’il y a sur ce point une évolution des textes de Rosset et que sa conclusion n’est pas seulement une inversion de la hiérarchie entre les doubles et le réel, au profit du terme qui était traditionnellement le plus faible, mais une véritable annulation de celle-ci dans l’affirmation selon laquelle le seul réel c’est le double. 73
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jour la thèse de Rosset, nous l’encerclerons sans cesse avec un grand nombre d’auteurs qui lui font face et dont lui-même se sépare de façon explicite : Platon, Descartes, Sartre, Derrida, Badiou, Girard et bien d’autres. Au contraire, et le lecteur sera peut-être surpris, dans cette stratégie, les auteurs les plus proches de Rosset ne sont que rarement utilisés, si ce n’est Pascal et Spinoza. Ce choix a une explication philosophique. Il tient d’abord à la matière que nous souhaitons étudier et à son traitement par Rosset. Si nous encerclons la thèse de Rosset, c’est afin de faire surgir la conception rosséienne du réel et toute sa logique anti-ontologique. Or, comme ne cesse de l’expliquer Rosset lui-même, le réel ne peut être saisi sans quoi il perdrait sa simplicité anti-ontologique dans le saisissement qui lui donnerait sens. Saisir le réel, le nommer, reviendrait encore à le dédoubler en l’interprétant et donc à le laisser fuir au moment même où nous penserions l’avoir arraisonné. Il faudra donc l’approcher au plus près, l’encercler de toutes parts, tout en sachant déjà que nous ne pourrons jamais le définir directement74 . L’écart nous est quant à lui dicté par la nécessité d’inscrire Rosset dans l’histoire de la philosophie. Si nous décidons de l’encercler essentiellement avec ses ennemis philosophiques, c’est parce que le fait de l’entourer et de l’éclairer par des auteurs avec lesquels il est en accord ne nous permettrait ni de voir en quoi sa thèse est supérieure par rapport à celle d’autres philosophes, ni de déterminer très clairement en quoi elle est originale. Au contraire, en essayant d’en délimiter l’écart nous pourrons montrer comment c’est dans un déplacement que gît à la fois sa force et sa nouveauté. Par de nombreux côtés, la philosophie de Rosset est extrêmement classique, mais elle impose toujours à ce classicisme un léger écart qui par sa trace, en détermine la nouveauté. C’est en 74
En ce sens notre méthode est celle du chasseur socratique qui encercle la Justice pour la voir jaillir. De même encerclerons-nous le réel afin de le contraindre à apparaître : « Nous devons dès lors, Glaucon, tels des chasseurs, nous placer en cercle autour du fourré et exercer notre vigilance pour éviter que la justice ne nous échappe quelque part et qu’en disparaissant elle ne devienne invisible. Il est clair qu’elle se trouve par ici, quelque part. », Platon, La République, IV, 432bc, traduction française de Georges Leroux, in Platon, Œuvres Complètes, idem., p. 1595.
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montrant comment Rosset utilise les concepts les plus classiques de la philosophie, mais en leur faisant subir un léger déplacement sémantique qu’apparaîtra au mieux l’originalité de sa thèse. Encerclement et écart, cela est bien normal somme toute de mettre ces principes au centre d’une anti-ontologie et d’une théorie de la fuite du réel ; fuite qui n’est rien d’autre que le fait de chercher l’écart nous permettant de nous prémunir d’un encerclement qui serait devenu mortel. Quito, le 28 novembre 2010
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Chapitre Premier De l’anti-ontologie
A – La construction de l’anti-ontologie : réhabiliter le Père Traditionnellement, dans l’histoire de la philosophie, la lecture heideggérienne et sa postérité ont posé de façon extrêmement décisive qu’il y a une détermination parménidienne de la philosophie, et plus encore de l’ontologie, avant que celle-ci ne se soit prolongée – tout particulièrement dans les œuvres d’Aristote – en une « Métaphysique » par oubliance de l’être 75 . Toutefois, comme toute détermination historique, celle-ci ne saurait en elle-même se poser comme détermination et ne peut être reconnue et peut-être même créée comme telle que de façon rétrospective ou a posteriori. Ce sont les successeurs de Parménide – et tout particulièrement Heidegger – qui lui ont donné le titre glorieux de « Père », en reconnaissant en lui le moment clef de l’apparition de l’ontologie par la pensée de la différence ontologique entre l’Être et l’Étant. Comme l’a montré Derrida dans La Carte Postale76 , ce sont toujours les héritiers qui dictent le testament à celui qui décède et celui-ci est contraint d’écrire – comme Socrate sous l’œil de Platon – sous la dictée de ceux-ci, et donc de ceux qui vont dessiner après lui son destin de façon a posteriori. Il en va ainsi pour Parménide lorsque la philosophie fait de lui celui qui ouvre la réflexion ontologique et le 75 M artin Heidegger, Introduction à la métaphysique, traduction française de G. Kahn, Paris, Gallimard, 1967, p. 31. Nous retrouvons ce même souci en ouverture d’Être et Temps : « La question de l’être est aujourd’hui tombée dans l’oubli. », M artin Heidegger, Être et Temps, traduit de l’allemand par François Vezin, Gallimard, Paris, 1986, p. 25. 76 Jacques Derrida, La carte postale, De Socrate à Freud et au-delà, Flammarion, Paris, 1980.
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proclame, peut-être malgré lui, père de la différence entre l’Être et l’Étant. Mais, pour être précis, il faudrait bien plutôt dire que c’est une certaine lecture et seulement une certaine lecture de Parménide qui rétroactivement le pose comme initiateur de l’ontologie. Cette tradition d’interprétation nous la connaissons bien puisqu’elle est dominante et presque omniprésente, c’est celle qui s’étend de Platon à Heidegger, et qui prétend voir par différents chemins ou sous différents concepts, un Parménide porteur de la différence ontologique. Force nous est donc de reconnaître que de Platon à Heidegger, l’essentiel de la philosophie s’inscrit ontologiquement sur le chemin ouvert par Parménide, si toutefois nous entendons par le chemin, ce chemin là. Que Parménide occupe une place tout à fait originaire et centrale dans l’histoire de la philosophie, Clément Rosset ne saurait lui non plus le nier, et nous trouvons, à plusieurs reprises dans son œuvre, un vibrant hommage à celui-là. Ainsi par exemple, en ouverture des Principes de sagesse et de folie Rosset écrit que : « Sur l’existence (ou sur l’être, ou sur la réalité) les paroles les plus profondes et les plus définitives sont le fait d’un penseur, Parménide, […]. »77 Nous pourrions donc croire que sur ce point il s’inscrit totalement dans la tradition, ne faisant là que mimer le geste de celle-ci : reconnaître Parménide comme le plus profond penseur de la science de l’être en tant qu’être. Néanmoins, si Rosset accepte comme les philosophes de la tradition ontologique la primauté de Parménide, ce n’est pas sans marquer cette acceptation d’un écart. Or, tout le problème est que cet écart par rapport à la tradition est tel, qu’il revient tout simplement à nier la primauté de Parménide selon la tradition heideggérienne. Cet écart au fond doit être perçu comme une négation de la tradition de la lecture heideggérienne. Il est donc un peu plus qu’un écart. Selon cette logique, Rosset doit peut-être être compris comme radicalement opposé à la tradition ontologique à tel point qu’il nous faut parler pour celui-ci d’une véritable anti-ontologie, portée par la négation de la différence ontologique. 77
Principes de sagesse, p. 7.
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La trace de ce déplacement est une simple mise entre parenthèses, et pourtant son glissement au sein de la phrase, sa greffe (entre parenthèses, ici, là) bouleverse toute l’interprétation ontologique de Parménide parce que cette mise entre parenthèses n’est ni plus ni moins que celle de la différence ontologique. Il est d’ailleurs tout à fait remarquable que la phrase de Rosset précédemment citée pourrait être l’œuvre de n’importe lequel des auteurs de la tradition ontologique si très précisément nous faisons abstraction des quelques mots qui sont entre parenthèses, c’est-à-dire si nous amputons la citation du « (ou sur l’être, ou sur la réalité) ». Ainsi Rosset accepte parfaitement le rôle originaire de Parménide, et en ce sens il reprend la filiation traditionnelle, mais à condition d’en donner une lecture totalement différente de celle que propose Heidegger. Lecture non seulement différente mais en plus radicalement opposée à celle de Heidegger. Ce qui est intéressant dans ce geste est qu’il ne construit pas une histoire de la philosophie parallèle, mais il construit une histoire divergente à partir d’une seule et même source : Parménide. Car Rosset et Heidegger acceptent également que Parménide soit l’auteur le plus pertinent afin de comprendre l’ontologie, mais Heidegger en fait le penseur de l’ontologie (et donc de la division entre l’Être et l’Étant) alors que Rosset en fait le penseur de l’anti-ontologie (et donc de la suppression de toute entité fixe et immobile derrière les Étants). Dans l’identité d’une même reconnaissance, la différence entre Heidegger et Rosset est patente : d’un côté Heidegger félicite Parménide d’avoir ouvert la voie d’une séparation entre l’Être et l’Étant (séparation qui va structurer toute philosophie), là où Rosset au contraire lui adresse des félicitations pour la raison exactement contraire, à savoir, pour avoir fermé définitivement et fort justement la possibilité de penser l’être comme autre chose que l’ensemble de tout ce qui existe, comme autre chose que la somme des étants en devenir. C’est pour cette raison que nous parlons pour Rosset d’anti-ontologie et non pas de contreontologie. La contre-ontologie suppose en effet que nous conservions la différence ontologique mais que nous la valorisions de façon contraire que ne le fit la tradition. Or, ce 55
geste existe, c’est celui de Levinas qui contre la clôture de l’Être pose la primauté de l’infini de cet Etant singulier qu’est le visage, et donc la primauté de la métaphysique et de l’éthique sur l’ontologie : « La notion du visage, à laquelle nous allons avoir recours dans tout cet ouvrage, […] signifie l’antériorité philosophique de l’étant sur l’être, une extériorité qui n’en appelle pas au pouvoir ni à la possession. »78
Ainsi Levinas opère bien un renversement de la philosophie (d’où sa traduction de philosophia non pas comme amour de la sagesse mais comme sagesse de l’amour) en inversant la primauté de deux de ses concepts les plus fondamentaux. Mais dans ce renversement il conserve la différence ontologique, et donc, bien que la renversant, ne la nie pas : « Au dévoilement de l’être en général, comme base de la connaissance et comme sens de l’être, préexiste la relation avec l’étant qui s’exprime ; au plan de l’ontologie, le plan éthique. »79 Nous pouvons donc parler légitimement de contreontologie pour celui-ci. En revanche, Rosset non seulement ne conserve pas la hiérarchie de l’ontologie et de l’être sur l’étant mais en plus nie leur différence, ce qui ne s’oppose plus à l’ontologie, mais en nie la pertinence. Cette anti-ontologie repose totalement sur l’assimilation de l’être et de l’existence, c’est-à-dire sur la négation de la différence ontologique. Toutefois, celle-ci est en telle opposition avec la tradition philosophique qu’il faut la justifier, et il faut apporter quelques éclaircissements sur ce qui peut porter un mouvement s’opposant au fond à l’existence même de l’ontologie. Rosset opère un véritable renversement de la lecture traditionnelle de Parménide, en ce qu’il trouve chez Parménide lui-même, ce qui lui permet de nier la différence ontologique et donc de fonder sa lecture anti-ontologique. Afin de donner toute sa chance à cette lecture de Rosset, nous pouvons avancer au moins deux hypothèses pour soutenir ce 78
Emmanuel Levinas, Totalité et infini, Essai sur l’extériorité, M artinus Nijhoff, Paris, 1971, réédité au Livre de Poche, Paris, 1990, 2008, p. 44. 79 E. Levinas, op. cit., p. 220.
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geste fusionnel et simplificateur. Tout d’abord, nous pourrions dire qu’après tout, la lecture de Rosset se justifie pleinement pour des raisons pragmatiques d’efficacité philosophique. Nous pourrions rappeler que personne ne sait vraiment ce qu’a voulu dire Parménide (pas plus Heidegger que Rosset), et que seul compte ce que nous-mêmes (ou eux-mêmes) sommes (sont) capables de faire philosophiquement à partir d’une lecture donnée de ces textes. Dans une logique d’histoire de la philosophie que nous empruntons à Jean-Luc Marion80 , nous pourrions dire qu’il n’y a pas d’interprétation qui puisse remonter à l’intention véritable de l’auteur, à une signification originaire à laquelle de toutes façons nul n’a jamais accès, mais que : « Le seul critère d’une interprétation, c’est sa fécondité. »81 Or, si nous nous en tenons à ce seul critère, l’interprétation anti-ontologique de Rosset est tout particulièrement féconde puisque c’est sur celle-ci que repose tout le système. C’est elle qui tient lieu de pierre de faîte à tout l’édifice. Peu importe donc que cette interprétation soit proche ou non de ce que Parménide a voulu dire (si toutefois il a voulu dire quelque chose) et peu importe qu’elle soit plus ou moins proche de l’intention originelle de Parménide que ne l’est la lecture de Heidegger puisque grâce à elle se déploie la pensée de Rosset. C’est donc à l’aune de la pensée de Rosset que nous 80
Cette même méthode pourrait être empruntée aussi à Victor Delbos dans son opposition de la lecture « vraie » à la lecture « profonde » des philosophes. 81 Jean-Luc M arion, L’Idole et la distance, Paris, Grasset, 1977, 1989, p.14. La citation complète de M arion présente parfaitement ce que pourrait être une méthode d’histoire de la philosophie qui ne distinguerait pas le philosophe de l’historien de la philosophie, et qui se contenterait de dire que pour être un grand historien de la philosophie il faut commencer par être un grand philosophe et donc produire de la philosophie : « Enfin, nous ne pensons pas devoir entrer dans un faux débat, qui demanderait si les auteurs invoqués avaient bien les « intentions » que l’interprète leur aurait prêtées : les penseurs n’ont pas d’intentions, ou, quand ils en ont, elles se tiennent rarement à la hauteur de leurs pensées ; l’histoire de la philosophie le montre assez. Le seul critère d’une interprétation, c’est sa fécondité. Tout ce qui donne à penser honore celui qui le donne, à condition, bien sûr, que celui qui reçoit pense. », p. 14.
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jugerons in fine son interprétation de Parménide et non pas le contraire. Et au regard de l’œuvre rosséienne, sa lecture antiheideggérienne se justifie tout à fait puisqu’elle permet l’œuvre et qu’elle en dicte la possibilité. Mais une deuxième raison doit nous amener à valoriser la lecture de Rosset contre la tradition, et celle-ci est très intéressante parce qu’elle est une raison de pure philologie. Contre ceux qui refusent l’argument pragmatique et a posteriori de la fécondité des lectures, nous pouvons faire valoir les nouvelles lectures de Parménide, et poser ainsi la philologie comme méthode a priori contre l’a posteriori de la fécondité. Il est vrai que les lecteurs du Poème de Parménide, en France tout au moins, ont été pendant longtemps dépendants de la traduction de Jean Beaufret dont nous savons par ailleurs par son œuvre, les liens intellectuels et personnels étroits que celuici entretenait avec Martin Heidegger lui-même. Nous pourrions donc légitimement suspecter que si les lecteurs français ont presque toujours suivi la lecture heideggérienne de Parménide, c’est avant tout parce que le traducteur de Parménide lui-même était heideggérien et n’a donc pu donner logiquement autre chose qu’une version heideggérienne de ce poème, fût-ce malgré lui. Ainsi, la détermination heideggérienne de Parménide en France serait l’œuvre de tout le processus de transmission de cet auteur aux lecteurs français : transmission qui se fit pour l’essentiel par des chemins qui bien qu’heideggériens, nous ont mené quelque part. Or, depuis la publication des Principes de sagesse et de folie en 2001, est parue en France, en 2006, une nouvelle traduction du Poème de Parménide ; traduction qui est le fruit des travaux de Jean Bollack, éminent spécialiste des Anciens et plus particulièrement de Parménide, d’Héraclite et d’Empédocle 82 . Et ce qu’il y a de tout à fait remarquable pour notre propos est que cette nouvelle traduction de Bollack nous permet sur
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Jean Bollack, Parménide, de l’Étant au Monde, Paris, Verdier, 2006. Audelà d’une interprétation du Poème, cette édition a l’avantage de donner le texte grec ainsi qu’une nouvelle traduction française.
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plusieurs points d’appuyer pleinement, par le texte, la lecture de Rosset. Il nous est impossible ici et maintenant de reprendre la totalité de la lecture de Parménide par Bollack et de tous ces enjeux philologiques et philosophiques, et nous ne pouvons que renvoyer le lecteur directement au texte afin de ne retenir ici que ce qui est en rupture avec la lecture Heideggérienne. Commençons par noter que le projet de cette nouvelle traduction-interprétation de Bollack dans sa globalité s’inscrit tout à fait dans la lignée de ce que Rosset lui-même veut faire : « C’est la voie à suivre : refaire le Parménide de Heidegger et déheideggeriser Parménide, rendre à ce dernier la parole qui lui a été ravie. »83
Déheideggeriser Parménide, voilà très précisément ce que Rosset a fait, et voilà aussi ce sur quoi se base tout son système philosophique. Il est donc tout à fait notable que l’un des plus grands spécialistes de Parménide appelle lui aussi à une prise de distance eu égard à la lecture heideggérienne de Parménide, non pas au nom de la création d’un nouveau système philosophique, mais au nom de la philologie, et donc de ce qui est pour lui une lecture « vraie » de l’œuvre. De plus, non seulement Bollack en appelle à une rupture avec la lecture ontologique heideggérienne, mais il l’accomplit. Il ne se contente pas de proclamer la nécessité urgente de déheideggeriser Parménide, mais son texte est très précisément cette déheideggérisation. Le plus important dans la lecture de Bollack afin de renforcer philologiquement la thèse de Rosset est que Bollack lui-même s’attaque à la différence ontologique afin de lui substituer la différence « Étant-Monde » qu’il donne pour titre à son livre. Ce n’est donc que par un coup de force qu’Heidegger a pu trouver chez Parménide la différence entre l’Être et l’Étant, là où le texte ne nous invite qu’à distinguer l’Étant et le Monde. Là où Heidegger a lu une différence ontologique entre l’Être et l’Étant, Bollack trouve une différence épistémologique et cognitive entre l’Étant et le Monde, en replaçant le texte dans 83
J. Bollack, op. cit., p. 39.
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son contexte cosmologique présocratique. Il y a donc une lutte entre l’épistémologie et l’ontologie. C’est la volonté de construction épistémologique qui explique et justifie la différence entre le Monde et l’Étant chez Parménide : « C’est semblablement que l’on peut d’un côté parler de l’Étant, et, de l’autre, du monde, en sachant qu’on ne dit pas vrai mais qu’on se réfère au vrai, en disposant les explications selon une organisation qui s’accorde à la vérité. »84 Il n’y a pas de différence ontologique mais une différence épistémologique qui relève de la construction d’un modèle eu égard à la vérité. Le Monde est ce qui est construit intellectuellement à partir de l’Étant pour des raisons pratiques, mais son existence n’est pas un problème ontologique : « Le Monde se constitue dans l’analyse de l’Étant, il en est inséparable. »85 C’est fondamentalement un problème de pensée qui se fait jour et non pas un problème de différence ontologique : « La pensée divise, elle dessine les mondes et les éclaire. Elle est comme l’Étant (parménidéen) dans ce qui n’est pas ; grâce à ce substitut le monde devient connaissable. »86 Il y a donc bien deux modalités de l’être chez Parménide et en ce sens nous pourrions penser que Bollack présente une thèse en contradiction totale avec celle de Rosset (en posant lui aussi à sa façon un redoublement de l’Étant), mais nous pouvons les rapprocher sitôt que nous comprenons bien que cette différence n’est plus une différence entre deux modalités de l’être, ou entre la modalité de l’être et celle de l’existence, mais simplement la construction d’un modèle épistémologique et donc aussi finalement éthique du monde. Mais celui-ci ne soutient en rien ontologiquement la différence entre l’être et l’étant. S’il y a certes de l’immobile nécessaire à la pensée scientifique, celui-ci n’est qu’une simple construction scientifique et donc langagière, dont le but est de comprendre le cosmos dans lequel nous vivons afin de vivre une vie bonne en adéquation avec lui. Tel est pour Bollack le geste décisif qui a lieu lorsque Parménide arrache la question de l’existence immobile à celle des objets existants qui sont 84
J. Bollack, op. cit., p. 49. J. Bollack, op. cit., p. 49. 86 J. Bollack, op. cit., p. 45. 85
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toujours en devenir. La différence entre la question du « il y a » et celle du « ce qu’il y a » est rapportée à un problème de modèle épistémologique et éthique : « Un pas décisif est franchi lorsque le mot [estin] n’exprime plus que l’existence, sans aucune relation à un objet particulier. La science est donc bien une science de l’existence en soi, telle qu’elle peut être définie au moyen du langage. M ais il faut ajouter aussitôt que l’affirmation est faite en vue d’un objet implicite, inhérent à l’existence, qui ne sort pas de l’horizon exclusif qui se constitue et se définit comme un modèle, en vue du monde où nous vivons. Abstraction pure, elle ne s’associe à rien qui ne soit pas compatible avec le souci d’une existence conforme, vécue au présent. »87
L’opposition frontale de Bollack et de Heidegger dans leurs lectures de Parménide est explicite, en ce sens que la question de l’existence détachée de celle des objets existants ne nous mène pas à la définition de l’Être comme catégorie ontologique qui se poserait contre la catégorie de l’ontique, mais simplement à celle d’un modèle d’explication des Etants dans un but cosmologique et éthique. L’Être immobile ne relève pas de l’ontologie mais de la cosmo-éthique88 . Il faut construire un modèle abstrait du devenir afin de pouvoir le comprendre, l’imiter et mettre en adéquation ses actions et sa vie avec celuici. Sur ce point, le commentaire anti-heideggérien de Bollack est particulièrement précis et convainquant : « Ce n’est pas l’Être (dont en un sens il n’est pas même question) qui se définit ainsi, mais un répondant du monde assez rigoureux et contraignant pour pouvoir servir de référence absolue et exclure l’arbitraire dans l’explicitation d’une structure cosmique. L’Étant se construit logiquement et se visualise en vue d’une construction, qui en différera le moins possible, juste autant qu’il le faut pour qu’elle s’adapte aux réalités concrètes, et qu’elle continue à se déchiffrer encore sous cette forme transposée. »89
87
J. Bollack, op. cit., p. 61. Sur le problème de l’histoire des rapports entre l’Homme et l’Univers et de toute la construction d’une éthique qui se pose dans l’imitation du cosmos ou contre celle-ci, nous regarderons le livre de Rémi Brague, La Sagesse du monde, Histoire de l’expérience humaine de l’Univers, Paris, Fayard, 1999. 89 J. Bollack, op. cit., p. 61. 88
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Si Bollack nous intéresse c’est parce que la lecture qu’il propose a des conséquences extrêmement fortes si nous la transposons dans les textes de Rosset, et cela apparaît dès la simple traduction des textes Grecs. Afin de défendre sa thèse de la non-distinction de l’être et de l’existence, Rosset utilise pour l’essentiel deux fragments du Poème, le fragment VI et le fragment VII. Et il est intéressant de mettre côte à côte les deux textes – celui utilisé par Rosset et celui traduit par Bollack – afin de voir à quel point la traduction de Bollack va totalement dans le sens de la thèse anti-ontologique de Rosset. Bien plus, la traduction de Bollack semble presque plus en accord avec la thèse de l’anti-ontologie de Rosset que ne l’est le texte utilisé par Rosset lui-même. Comparons les textes en nous limitant aux deux fragments cités dans les Principes de sagesse et de folie : Fragment VI [Traduction de Rosset] « Il faut dire et penser que ce qui est est, car ce qui existe existe, et ce qui n’existe pas n’existe pas : je t’invite à méditer cela »90 [Traduction de Bollack] « Ce qui est utile, c’est de dire que ceci est étant et de penser ainsi ceci ; car il y a moyen qu’il soit ; pour le rien, il n’y a pas moyen qu’il soit ; ces choses en tout cas je t’enjoins, moi, de te les expliquer à toi-même. »91
Fragment VII [Traduction de Rosset] « Tu ne forceras jamais ce qui n’existe pas à exister. »92 [Traduction de Bollack] « Car non, jamais, au grand jamais, on ne viendra à bout de cela : faire que soient les choses qui ne sont pas »93
90
Principes de sagesse, p. 7. J. Bollack, op. cit., p. 121. 92 Principes de sagesse, p. 7. 93 J. Bollack, op. cit., p. 137. 91
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Ce qui saute aux yeux dès la première lecture, c’est que le texte de Bollack est plus rosséien que la version utilisée par Rosset. C’est le texte de Bollack qui s’éloigne le plus de l’interprétation de Heidegger de façon encore plus stricte que ne le fait celui de Rosset. En effet, nous ne pouvons que constater que le « Ceci est étant » proposé par Bollack est exactement ce que cherche à lire et à dire Rosset chez Parménide, à savoir que ce qui est n’est rien d’autre que ce qui existe, c’est-à-dire l’ensemble de tous les Etants dans une assimilation stricte de tout être à l’existence. La traduction du « esti gar einai » par Bollack nous permet dans une logique rosséienne d’assimiler tout de suite l’être et l’existence. Il y a ainsi une confirmation philologique de la thèse de Rosset que nous trouvons chez Bollack puisque le « Ceci est étant » nous éloigne beaucoup plus de la différence ontologique heideggérienne que le « Ce qui est est » que propose pourtant Rosset lui-même, et dans lequel un lecteur malintentionné pourrait encore trouver quelques traces de l’ontologie traditionnelle. Donc, l’assimilation de l’être et de l’existence que Rosset trouve dans le texte de Parménide ne doit pas être seulement jugée eu égard à sa fécondité philosophique, mais elle a en plus une base philologique. La thèse de Rosset est donc tout à fait justifiable, non seulement de façon absolue mais même dans le texte de Parménide. Ainsi pouvons-nous justifier la conclusion de Rosset : « Par ailleurs, « être » et « exister » recouvrant à mes yeux des notions strictement équivalentes, je rends et rendrai indifféremment par l’un ou l’autre le verbe grec einai et ses multiples dérivés. »94 Par ce geste premier de l’assimilation de l’être à l’existence, Rosset rejette en réalité toute une tradition de pensée. Il s’oppose à la tradition ontologique issue de la lecture heideggérienne de Parménide, mais cette conception ontologique qui consiste à redoubler le devenir de l’existence par quelque chose de stable qui se tient derrière elle ne doit pas se limiter à la seule ontologie. Car cette stratégie qui consiste à 94
Principes de sagesse, p. 9.
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rejeter la source et donc aussi la justification de l’existence dans un monde de l’être qui est toujours, soit derrière, soit au-dessus du sensible, irradie en réalité de nombreuses disciplines. Peu importe ici que l’étrangèreté de l’être à l’existence soit pensée comme quelque chose se situant au-dessus, derrière ou même après le monde sensible. Ce qui compte est que dans tous les cas qu’il nous faut bien sûr différencier, il y a une unité fondamentale et profonde dans le fait que ce qui est est toujours quelque chose d’autre et de plus que ce qui existe. Dans cette pluralité, l’unité provient du fait que l’être est exorbitant par rapport à l’existence. Pour reprendre les mots de Rosset, cette étrangèreté pose toujours que : « Le régime du « il y a » n’équivaut pas au régime du « il existe ». »95 Or, cela n’est pas le privilège de la seule ontologie ; en effet, n’est-ce pas là aussi le geste premier de toute théologie et de toute métaphysique ? Ce redoublement de l’existence n’est-il pas le fait de toutes les disciplines et de toutes les théories qui ne se contentent pas du devenir et qui veulent toujours lui assigner un être stable et immobile ? Cela est facilement compréhensible dans le cas de la théologie et des trois religions monothéistes pour lesquelles en un sens la vraie vie commence toujours après la mort, dans ce que l’on ne peut pas ne pas assimiler à un « autre monde » qui se trouve bien au-delà de l’existence sensible et immédiate, ou dans lesquelles la vérité sur laquelle on greffe une majuscule pour qu’elle devienne Vérité se trouve toujours au-delà du sensible et des apparences, comme si le régime de l’existence ne pouvait se suffire à lui seul. Elles portent ainsi une dévalorisation du monde sensible au profit d’un autre monde posé à la fois comme l’altérité mais aussi comme vérité de celui-ci : « Il n’est par ailleurs aucune théologie, hormis peut-être le bouddhisme (mais le bouddhisme, religion sans dieu, n’est pas à proprement parler une théologie), qui n’ajoute au réel un autre réel, ou un autre monde. »96
95 96
Principes de sagesse, p. 35. Régime des passions, p. 84.
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Mais cette duplication du Monde se prolonge au-delà de la seule théologie, et notamment dans la métaphysique. Nous pouvons penser ici à Platon et à la duplication du monde sensible dans un monde intelligible qui contrairement au devenir des choses, se tient immobile dans sa pureté, derrière ou au-dessus de celui-ci. Le monde sensible n’est plus alors uniquement l’altérité mais aussi l’altération du monde intelligible, ce qui permet d’introduire l’axiologie d’une dégradation entre l’être et l’existence ; axiologie qui existe aussi bien dans l’ontologie, la théologie ou la métaphysique. Bien sûr, Platon apparaît ici comme l’exemple paradigmatique de ce redoublement métaphysique qui se couple d’une dégradation. Mais peut-être pouvons-nous étendre cette critique bien au-delà de Platon, en réalité à toute l’histoire de la métaphysique si nous entendons par métaphysique le mouvement qui se clôt avec Heidegger. D’ailleurs, le terme de métaphysique lui-même indique bien que nous allons aller chercher les objets de réflexion au-delà du simple monde physique et sensible. Certes il ne faut pas réduire la métaphysique à une seule pensée et au contraire, depuis les grands métaphysiciens des XVII ème et XVIIIème siècles, peut-être toutes les voies ont-elles été diversement explorées en métaphysique. Cependant une chose est sûre, toute métaphysique, quel que soit le chemin qu’elle emprunte, implique la duplication de l’être, et la séparation de l’être et de l’existence. S’il y a plusieurs métaphysiques qui parfois vont jusqu’à s‘opposer et se réfuter les unes les autres, un point ne peut manquer de les unir de façon décisive. Nous savons par exemple les oppositions extrêmement dures de Platon et d’Aristote, néanmoins : « Reste que le réel est ici évacué au profit de son double, qu’il soit relégué dans un autre monde (Platon) ou seulement frappé d’incapacité dans ce monde-ci (Aristote). »97 Il y a donc une profonde unité des trois disciplines eu égard à la problématique qui nous intéresse ici ; théologie, métaphysique et ontologie, sous un nom différent et sous des 97
Régime des passions, p. 83.
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problématiques apparemment différentes ne font que répéter un même geste, celui de la duplication du sensible existant et de l’affirmation de son insuffisance. Pour Rosset, même la différence ontologique heideggérienne au vingtième siècle n’est rien d’autre, sous des masques nouveaux, que l’itération de ce geste plusieurs fois millénaire : « Une telle différence ontologique ne me paraît guère différer de la différence théologique entre le ciel et la terre ni de la différence métaphysique entre l’intelligible et le sensible, ou entre l’essentiel et l’inessentiel, […]. »98
Ainsi, bien que partant elle aussi de Parménide, l’antiontologie de Rosset est une opposition totale à toute une tradition, à toute la tradition. Nous pouvons donc dire que le geste de Rosset a la même structure que celui de Heidegger bien qu’il l’amène sur un chemin contraire, en tant que celui-ci est bien une « désobstruction » de l’ontologie. Désobstruction99 qui consiste à remonter à la source parménidienne et à montrer comment toute la pensée ontologique post-parménidienne – c’est-à-dire philosophique, fut celle d’une longue erreur de lecture qui s’étendit dans toute l’histoire de la philosophie et qui crut pouvoir tirer du Poème la différence ontologique. Nous pouvons comprendre le point de départ de la théorie de Rosset et voir comment il ouvre la voie à la fois à une antiontologie, à une anti-théologie et à une anti-métaphysique, puisque ces trois champs n’en font finalement qu’un seul : celui de la duplication de l’existence dans l’être. Toutefois, si nous 98
Régime des passions, p. 84. Heidegger aussi voulait recommencer le chemin de l’ontologie depuis la Grèce antique parce qu’au croisement de l’ontologie grecque, celle-ci avait laissé en chemin l’Être lui-même : « S’il importe à la question de l’être ellemême d’arriver à voir clair dans sa propre histoire, il faut alors rendre à la tradition sclérosée sa fraîcheur et décaper les revêtements qu’elle a accumulés avec le temps. C’est cette tâche à accomplir dans la perspective de la question de l’être que nous entendons par la désobstruction du fonds traditionnel provenant de l’ontologie antique pour renouer avec les expériences originales dans lesquelles avaient été atteintes les premières et désormais directrices déterminations de l’être. », M . Heidegger, Être et Temps, idem., p. 48. 99
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pouvons le comprendre, est-il possible que nous l’acceptions totalement ? Après l’avoir expliquée, posons donc la question de la valeur de vérité de cette thèse. Peut-on se résoudre réellement à écraser l’être sur l’existence ? En un sens nous pourrions penser que la difficulté que nous avons à le faire, ou que la résistance que nous sentons malgré nous, provient de notre éducation. Comment ne pas avoir été influencé à la fois par l’ontologie, la métaphysique et la théologie, que nous le voulions ou non ? Comment se défaire de ces trois disciplines aussi massives qu’écrasantes ? Essayons tout de même de juger de la possibilité et de l’opportunité de cette assimilation de tout être à l’existence, et de cette antiontologie. Car certains arguments semblent aller clairement contre la thèse de Rosset, et les réfuter n’est pas si facile. Prenons l’exemple archi-canonique qu’Alain Badiou utilise afin de construire le concept d’inexistant100 (qui serait tout à fait autre chose que le non-être). Nous choisissons Alain Badiou plutôt que Heidegger parce que le système de Badiou propose l’argument le plus dur contre Rosset, argument qui, afin de distinguer l’être de l’existence ne fait jamais intervenir ni la conscience, ni l’expérience, ni – pour reprendre une traduction sartrienne – la réalité humaine 101 . Cette distinction est donc plus massive et dure que celle de Heidegger, et si nous pouvons la réfuter, la thèse de Rosset sera alors en mesure de rejeter d’autant plus facilement la différence ontologique heideggérienne et toute différence entre l’être et l’existence. Dans une société bourgeoise de type capitaliste, le prolétariat est une multiplicité qui a un être, mais il est la multiplicité qui existe ou qui apparaît avec le plus petit degré d’existence possible : il est littéralement inexistant. Comme le remarque Badiou, cela ne veut bien sûr pas dire que dans une société bourgeoise le prolétariat soit un pur néant. Marx n’aurait pas consacré tant de temps et de pages à promouvoir une 100
Alain Badiou, Jacques Derrida, in Alain Badiou, Petit panthéon portatif, Paris, La fabrique édition, 2008, pp.117-133. 101 Alain Badiou, Logiques des mondes, L’être et l’évènement 2, Paris, Seuil, 2006, pp. 146-142 (pour la présentation du concept), et pp. 180-184 (pour sa formalisation logique)
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multiplicité qu’il aurait par ailleurs pensée comme un pur néant. Mais bien qu’il « soit », la société bourgeoise capitaliste ne lui offre que le plus bas degré d’apparaître : il « est » mais il « inexiste »102 , il n’apparaît pas dans ce monde tout en déterminant tout ce qui y apparaît. Pour ce, tout le projet communiste est de créer une société dans laquelle, au contraire, le prolétariat occupe le plus grand degré d’existence possible. Il faudra pour cela non pas modifier son être mais les relations qui déterminent son apparaître dans le monde. Or, dans le passage d’une société capitaliste à une société communiste, tout le problème est de savoir si l’être du prolétariat s’est lui aussi modifié ou si nous pouvons et devons distinguer son être de son apparaître, et dire que seul son apparaître a été quantitativement103 altéré ? Nous pouvons aussi appliquer le problème à un cas individuel. Nous savons tous dans notre vie que selon les mondes desquels nous participons, nous existons plus ou moins dans chacun d’entre eux. Ainsi par exemple dans notre vie familiale, dans notre vie professionnelle ou sentimentale. Chacun de ces mondes nous offre une existence plus ou moins élevée, nous existons plus ou moins dans chacun de ces mondes et pourtant notre être semble quant à lui invariable et donc indépendant de l’existence. La philosophie de Badiou repose tout entière sur cette différence entre l’être et l’existence, entre un être multiple (ou qui est pure multiplicité) qui apparaît de façon différente (selon le plus et le moins) selon le monde auquel il se rapporte. Cette différence structure d’ailleurs la rédaction et la succession des deux tomes de l’Être et l’évènement comme théorie de l’être puis logique de l’apparaître. Mais, en plus, Badiou affirme que d’une certaine façon aucune philosophie ne saurait se passer de cette
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L’existence serait alors mesurée de façon quantitative par toutes les relations qu’entretiennent les éléments qui co-apparaissent dans un monde. 103 Cela serait d’ailleurs une bonne introduction au problème de la quantification de l’ontologie ou au débat entre Spinoza et Descartes sur les « degrés de réalité ». Nous pourrions en effet affirmer que si l’être ne peut pas varier en termes de plus et de moins, l’existence le peut facilement selon le monde que nous prenons comme référent.
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différence et que toute philosophie est conditionnée par celleci104 : « Un problème fondamental de la philosophie depuis ses débuts est de distinguer d’une part l’être (celui qu’Aristote, le premier veut penser « en tant qu’être ») et, de l’autre, l’existence, catégorie qui, précisément, n’est pas réductible à celle d’être. [C’est Badiou qui souligne] »105
Si réellement cette différence commande la construction et la structuration de toute philosophie, comment Rosset peut-il s’en passer et y a-t-il un sens à vouloir s’en passer ? Rien n’est moins sûr. Nous souhaitons d’ailleurs montrer que Rosset ne se passe pas de la quantification dans le domaine de l’existence mais qu’il la construit en la déplaçant, ce qui lui permet de faire l’économie de la distinction entre l’être et l’existence, tout en conservant la variation et la quantification au cœur du système. Une première option afin d’expliquer cette économie de la différence ontologique chez Rosset serait d’insister sur la différence entre deux différences ; d’une part la différence ontologique telle que la pense Heidegger et d’autre part la différence entre l’être et l’existence telle que la pense Badiou, et d’affirmer que la seule différence que rejette Rosset est celle proposée par Heidegger. En un sens nous n’aurions pas tort de procéder de la sorte, puisque jamais Rosset ne prétend explicitement réfuter Badiou. Mais cela semble un argument trop facile et presque ad hoc. Car si Rosset rejette la différence entre l’être et l’existence dans son anti-ontologie, alors il doit la rejeter sous toutes ses formes ; d’autant plus qu’il a fait de 104 « La philosophie n’existe qu’à tenir ferme sur la double consistance de l’être et de l’être-là, sur la double rationalité de l’être en tant qu’être et de l’apparaître, sur la valeur intrinsèque et la séparation de la mathématique et de la logique. », Alain Badiou, Second manifeste pour la philosophie, Paris, Fayard, 2009, p. 52. 105 Alain Badiou, op. cit., p. 53. La citation se poursuit en affirmant de façon explicite la structuration de toute philosophie par cette différence originaire : « Il n’est pas exagéré de dire que, aujourd’hui encore, l’élaboration de cette différence commande le destin d’une construction philosophique. », p. 53.
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celle-ci la structure essentielle de toute ontologie, métaphysique et théologie. Nous proposons donc une autre interprétation de ce qui pourrait être une réponse de Rosset à cette différence entre l’être et l’apparaître ou entre l’être et le devenir. Une deuxième option se fait alors jour et nous pensons que c’est la solution proposée par Rosset ou tout au moins la solution que nous pouvons proposer à partir de la philosophie de Rosset. Elle prend la forme d’un déplacement, car Rosset voit bien que le problème de l’apparaître est absolument essentiel et d’une certaine façon séparé de celui de l’être. Notamment politiquement, dans toutes les luttes pour la reconnaissance sociale, qui ne sont rien d’autre que des luttes pour augmenter son « apparaître » dans le monde ; de même, dans toutes les luttes afin de rendre visibles les minorités invisibles. Que ce soit dans le domaine politique ou télévisuel, il y a bien des individus qui tout en pensant qu’ils sont, ont l’impression qu’ils n’existent pas, qu’ils n’apparaissent pas. De prime abord, cela semble bien aller dans le sens de la distinction de Badiou entre l’être et l’apparaître. Or, Rosset, tout en étant conscient de ce problème et ne pouvant le nier doit proposer une théorie permettant d’expliquer la quantification de l’apparaître sans rien sacrifier quant à l’identification de l’être et de l’existence. La solution proposée par Rosset est la suivante. Ce que nous considérons comme une variation ou une modification de l’existence dans un certain monde est en réalité une modification non pas de l’existence elle-même qui ne peut que varier entre le 0 et le 1 (soit un objet existe, soit il n’existe pas), mais une variation du sentiment de l’existence due à une perception plus ou moins aigüe de celle-ci. A l’opposition entre l’être (invariable) et l’existence (quantifiable selon le monde pris comme référent), Rosset oppose une distinction entre d’un côté « l’être et l’existence » (qui seraient la même chose invariablement) et de l’autre « le sentiment de l’existence » (qui lui pourrait prendre plusieurs formes selon la sensation de la quantification de l’existence). Cela permet ainsi de tenir les deux conditions posées précédemment. Nous pouvons expliquer que certains individus sentent exister moins que d’autre en 70
rejetant la quantification non pas sur l’existence mais sur son sentiment, et d’un autre côté cela permet de conserver une identité totale entre l’être et l’existence qui n’acceptent point de plus et de moins. Rosset ne développe pas totalement cette thèse ni ses conséquences politiques et sociales mais il en pose les bases, notamment dans toute sa théorie de la joie. Parmi les multiples sentiments qui peuvent découler de la perception ou de la sensation de l’existence, Rosset n’en nomme directement que trois : la nausée, la jubilation et la surprise 106 . Mais une grande partie de son œuvre consiste dans le développement d’un quatrième sentiment de l’existence, celui qui serait le plus haut puisqu’il consiste très précisément à ne pas juger telle ou telle existence, à ne pas se réjouir ni au contraire à déplorer telle ou telle existence en tant qu’elle existe, mais uniquement à ressentir le factum de l’existence tel qu’il se donne, c’est-à-dire l’être-là de la totalité de l’être. Ce sentiment, Rosset le nomme la joie ou encore la force majeure 107 . Dans une filiation spinoziste explicite, nous pouvons parfaitement comprendre que la joie dans son acceptation de l’être dans sa totalité soit un sentiment de l’existence pleine qui maximise notre puissance d’être et d’agir en acceptant tout ce qui advient. Alors, et seulement alors, nous pouvons comprendre et interpréter l’exemple de Badiou et penser comment Rosset peut se passer de la différence entre l’être et l’existence tout en expliquant que certains aient le sentiment d’une quantification de l’existence. Point besoin pour cela de différencier être et exister, il suffit d’introduire le sentiment. Non pas le sentiment que telle ou telle chose existe mais le sentiment que telle ou telle chose existe : « En sorte que la perception de l’existence se confond avec la faculté de ne plus percevoir aucune chose existante, comme le charme de la réalité se confond avec son éventuelle capacité à disparaître définitivement de la scène. »108
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Principes de sagesse, p. 39. Cf. La force majeure. 108 Principes de sagesse, p. 38. 107
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Cela est parfaitement compréhensible mais ne peut se faire dans une anti-ontologie qu’au prix d’une substitution des variations du sentiment de l’existence à ce qui était dans l’ontologie classique différents degrés de l’apparaître ou de l’exister. Notons dès maintenant la dureté de la position politique que cette anti-ontologie implique. Car au fond, substituer la variation du sentiment de l’existence à la variation de l’existence elle-même, qu’est-ce à dire sinon que toute revendication sociale qui se fait au nom d’une volonté de plus grande visibilité est en réalité une illusion ? Une illusion au moins pour deux raisons. Tout d’abord parce que personne ne pouvant modifier l’existence, cette lutte est d’ores et déjà vouée à l’échec. Si comme le dit Rosset en cohérence parfaite avec ses positions, un autre monde n’est pas possible, alors la lutte ellemême est vaine. Si comme l’exprime le prolétariat dans l’Internationale : « Nous ne sommes rien, soyons tout », cela n’est pensable que dans la modification du monde qui changerait fondamentalement les degrés d’existence du prolétariat. Si l’existence est figée, le prolétariat, s’il n’est rien, est condamné à le demeurer. Mais la lutte sociale devient aussi une illusion pour une deuxième raison qui tient au fait que puisqu’il n’y a point de plus et de moins dans l’existence, tout sentiment de se sentir moindre-exister (que ce soit le fait d’un individu ou d’une classe) relève de la psychologie individuelle plus que de la lutte politique. S’il n’y a point de quantification de l’existence et que chacun est à tout moment tout ce qu’il peut être, c’est-à-dire le degré maximum d’existence que celui-ci peut acquérir à ce moment, personne ne peut dire qu’il existe ou qu’il apparaît moins que les autres groupes, ou tout au moins personne ne peut s’en plaindre ni le regretter puisqu’il ne ferait que rajouter un mal à un autre. Rajouter l’espérance et l’attente à la souffrance de n’exister qu’au niveau où l’on peut. Ces positions politiques sont certes dures et difficiles à accepter, toutefois, force est de constater qu’elles découplent pleinement de toutes les fondations de l’anti-ontologie. La fixité de
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l’existence nous pousse inexorablement vers une immense difficulté à modifier quoi que ce soit dans le monde 109 . Nous pouvons donc comprendre la construction de l’antiontologie. Celle-ci prend totalement à revers toute la tradition philosophique qui a produit l’ontologie, la théologie et la métaphysique. C’est-à-dire au fond qu’elle prend à revers la Tradition elle-même qui n’a eu de cesse de scinder en deux, de différentes façons, le monde sensible, et de le redoubler en posant sa source et sa vérité dans une itération non-sensible : « Elle [la philosophie depuis Platon] a pour cela élaboré trois principales écoles de pensée, dont il me reste maintenant à dire quelques mots : la métaphysique, la théologie et l’ontologie. »110 Le point de départ de toute la pensée de Rosset est donc un coup de force redoutable qui ne peut se faire qu’au prix d’une réintroduction du sentiment de l’existence afin de conserver une certaine variabilité en relation avec l’existence. Mais puisque cette variation ne peut être posée dans l’existence elle-même, elle est rejetée du côté du sentiment individuel. Mais le plus surprenant est que Rosset va chercher sa thèse là où très précisément ses ennemis trouvent aussi la source de la leur, c’est-à-dire chez Parménide lui-même. C’est par une lecture de Parménide que Rosset arrive à assimiler l’être et l’existence, lecture dont nous avons vu qu’elle pouvait être soutenue non seulement du point de vue d’une certaine méthode d’histoire de la philosophie, mais en plus par la philologie ellemême. Père de l’ontologie, Parménide est donc aussi paradoxalement celui de l’anti-ontologie : « Pour le dire d’un mot et résumer en un seul grief ce qui entre de peu appétissant, si je puis dire, dans la vérité énoncée par Parménide : c’est l’interdiction qu’elle implique de tout recours, de tout appel à une vérité autre si plausible ou possible qu’elle puisse être, si proche même qu’il lui arrive d’être de la seule réalité réelle. »111
109 Nous savons d’ailleurs que c’est un des reproches fondament aux qu’adresse aujourd’hui M ichel Onfray à Rosset, alors qu’il avait commencé par affirmer la proximité de leurs thèses. 110 Régime des passions, p. 82. 111 Principes de sagesse, pp. 10-11.
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Une conclusion s’impose alors d’ores et déjà, et elle s’impose d’autant plus que nous la retrouverons tout au long de nos analyses. Si Rosset s’éloigne de façon extrêmement claire de ce qu’il est coutume d’appeler la tradition philosophique (qui n’est en réalité qu’un seul de ses versants, mais comme c’est le versant dominant il se pose lui-même comme la tradition), ce n’est jamais pour bâtir un système en parallèle de celle-ci. Il ne s’éloigne pas d’elle mais il la pervertit ou la renverse à partir d’une position totalement intérieure à celle-ci. Pour ce, les problèmes qu’il doit affronter sont exactement les mêmes que ceux de la tradition. Et son geste ne consiste pas à nier ces problèmes, mais à montrer comment ils sont mal posés et à en proposer une solution originale. Ainsi venons-nous de voir que bien que construisant une anti-ontologie rejetant toute différence entre l’être et l’existence, Rosset ne peut se passer de la quantification de l’existence, mais contrairement à la tradition il la pose dans un autre lieu que ne le fait celle-ci : le sentiment de l’existence. Il est donc à la fois très proche de l’ontologie puisque lui aussi a besoin de poser cette quantification de l’existence, mais pourtant extrêmement éloigné d’elle. C’est dans ce jeu de distances qu’il faut comprendre toute l’œuvre de Rosset, et c’est dans cet écart que se joue sa force. De même allons-nous voir maintenant que l’ontologie de Rosset ne peut non plus se passer de l’immobilité du devenir que servait à poser l’ontologie classique, mais à nouveau, contre la tradition, celle-ci ne se pose pas dans l’éternité de l’être derrière l’étant mais dans la fixité de tout présent.
B – Une théorie événementielle du donné : la construction du concept de réel L’anti-ontologie se donne comme une conception extrêmement simple du réel, et pourtant elle mérite d’être précisée afin de mettre au jour toute sa logique et son dépli. La pensée de l’être chez Rosset – et c’est un point tout à fait notable et original de celle-ci – cherche à se détacher de certains 74
discours ontologiques toujours perçus en philosophie comme les discours les plus difficiles, les plus raffinés et aussi probablement les plus importants de par la place première et archétypale de l’ontologie en philosophie. Contre cela, la conception de Rosset repose sur la langue de tous, sur ce que nous entendons tous par « être » de la façon la plus simple et immédiate. Comme nous savons maintenant de quelle façon Rosset assimile l’être et l’existence et quelles sont les conséquences de ce coup de force considérable, de cette réhabilitation du père contre le parricide originaire, nous pouvons nous focaliser maintenant sur la quête d’une compréhension plus précise de ce qui se trouve derrière ces concepts, et montrer comment cette assimilation de l’être et de l’existence nous mène à la construction du concept de réel ou de donné. Derechef, derrière la simplicité revendiquée par les textes se cache une thèse dont les conséquences philosophiques sont d’une profondeur redoutable : « Par « être en général », par « existence », je n’entends rien d’autre que le sens le plus général et le plus commun donné à ces notions, savoir la totalité de tout ce qui se manifeste à l’existence de manière quelconque, tant l’être de la matière et de ses cadres spatio-temporels que l’être de l’animal et de l’homme, de ses cadres biologiques, et de l’infinie complexité de sa vie psychique. »112
Notons pour commencer, le caractère circulaire et donc forcément insuffisant de cette première position antiontologique qui fait apparaître dans la définition elle-même, le terme qu’il s’agissait de définir. Définir l’existence par « ce qui se manifeste à l’existence » est fort peu éclairant de prime abord pour qui cherchait justement à savoir ce que « exister » veut dire. Ne pouvant nous appuyer sur la définition de l’existence par l’existence, il faut toutefois insister sur le troisième terme qui est en jeu dans cette première définition, à savoir sur le fait que l’existence est posée comme ce qui se « manifeste ». Exister, c’est manifester de l’existence. Au sein du caractère
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Le monde et ses remèdes, p. 10.
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purement tautologique 113 de la définition de l’existence par l’existence, se donne quand même à nous une précision importante qui va nous servir de prise dans le fait que sans savoir tout de suite ce qu’est l’existence, nous apprenons néanmoins qu’elle est ce qui se manifeste. Se trouve ainsi posée au sein de ce qui pouvait apparaître comme une tautologie, une liaison entre ce qui « est » et ce qui « se donne ». Le « il y a » est fondamentalement en résonance avec ce qui « se donne » à nous. Si nous écrivons ici « se donne » et non pas ce qui se « donne », c’est afin de bien insister sur le fait que certes dans la compréhension de l’être la donation est essentielle, mais il faut aller plus loin et comprendre le caractère d’auto-donation de l’être. L’anti-ontologie n’est pas seulement une antiontologie de la donation, mais une anti-ontologie de l’autodonation qui insiste sur la passivité du sujet dans son rapport à l’être, sujet qui ne fait que recevoir ce qui se manifeste. Est ou existe, ce qui peut se donner par soi-même à nous. Ainsi apparaît une certaine filiation avec la tradition phénoménologique, mais aussi et encore, comme nous pouvions nous y attendre, un écart. Dans cette logique de l’assimilation de l’être et du donné, Rosset lui-même rappelle la conception phénoménologique de l’ontologie qui tisse ce lien entre « apparaître » et « se donner »114 : « Pour parler le langage des phénoménologues, j’appelle être la totalité des « phénomènes », soit l’ensemble de ce qui peut apparaître à la conscience, depuis le phénomène-pierre jusqu’au phénomène passion humaine. »115
Commençons par écarter une difficulté sur la conception du phénomène. Malgré ce glissement explicite vers le concept de phénomène, nous ne saurions assimiler Rosset à une filiation 113
Cette définition tautologique n’est d’ailleurs pas une faiblesse logique de Rosset puisque la tautologie est au cœur de toute son œuvre. Cf. Le démon de la tautologie. 114 Sur ce thème de la donation en phénoménologie nous pourrons regarder l’ouvrage majeur de Jean-Luc M arion, Etant donné, Essai d’une phénoménologie de la donation, Paris, PUF, 1997, 2005. 115 Le monde et ses remèdes, p. 10.
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conceptuelle kantienne qui viserait par exemple à poser une différence radicale ou un gouffre infranchissable entre un « phénomène » et un « noumène ». Il n’y a pas d’un côté un monde nouménal qui nous demeurerait fondamentalement étranger, et de l’autre un monde phénoménal qui se donnerait à nous suite à tout un processus de construction et d’objectivation à la manière kantienne, c’est-à-dire suite à une imposition de formes et de catégories humaines a priori. Le phénomène – et donc l’être – est ici très précisément ce qui se donne à nous avant même ce processus de perception-construction. L’affirmation de la phénoménalité de l’être ne se fait pas au profit d’un dédoublement de l’être, d’un arrachement du phénomène connaissable au noumène inatteignable dans le moment où celui-ci se donne, mais au contraire par un écrasement de toute phénoménalité sur la catégorie de l’être. En ce sens donc, rien de plus éloigné de la catégorie kantienne de phénomène (qui vise à scinder l’être en deux, à lui en donner un double objectal) que la conception du phénomène par Rosset (qui vise au contraire à faire de deux choses – être et phénomène – une). Le phénomène en tant qu’il se donne à nous ne relève pas de la construction perceptive de celui-ci ; bien au contraire, il est ce qui apparaît avant toute mise en marche de processus de connaissance. Sur ce point, les textes de Rosset sont d’une précision explicite. Comme l’amène à conclure une courte analyse de Merleau-Ponty, il faut entendre par réel ce qui se donne à nous de façon absolument pré-objective : « Ce « monde avant la connaissance », auquel nous sommes renvoyés bon gré mal gré, car il hante toujours nos représentations « compréhensives », c’est l’être. »116 Toutefois, une nouvelle difficulté se fait jour, difficulté qui est d’autant plus redoutable qu’elle prend la forme d’une contradiction apparente au sein même des textes. Rosset serait alors coupable de la plus grave faute philosophique imaginable, la contradiction interne du système. Comme nous l’avons vu dans la citation précédente de la page 10 de Le monde et ses 116
Le monde et ses remèdes, p. 11.
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remèdes, ce que Rosset appelle « être » est bien d’abord l’ensemble des phénomènes, l’ensemble de ce qui peut apparaître à la conscience. Mais voilà que dans le même ouvrage, à la page 11 – et donc immédiatement après la première affirmation de la phénoménalité de l’être –, l’être est assimilé à ce « monde avant la connaissance », et donc à tout sauf au monde phénoménal au sens kantien du terme. Si nous reprenons la distinction kantienne, le monde « avant la connaissance » s’apparente en effet bien plus au monde nouménal qu’au monde phénoménal. Comment concilier ces deux affirmations, et comment penser le fait que l’être ne soit à la fois rien d’autre que l’ensemble des phénomènes qui se manifestent, et que pourtant il précède toute construction objective de la réalité par un sujet ? Cette double affirmation contradictoire fait violence à l’ontologie puisque l’histoire de la philosophie nous a toujours enseigné à choisir de façon exclusive entre l’une des deux : l’objet et la chose. Il faudrait, afin de résoudre cela, trouver un concept qui nous permette à la fois de conserver le caractère « manifesté » et « donné » du phénomène, sans devoir pour autant sacrifier le fait que le réel se donne de façon pré-objective, c’est-à-dire sans réduire le réel à l’ensemble des objets dont le sujet crée les conditions de donation. Pour penser l’auto-donation, nous avons donc besoin à la fois de quelque chose qui se donne, mais aussi de quelque chose qui se donne hors du cadre de donation que construit le sujet dans la création des objets. Afin de penser cela, nous pourrions dans un premier moment faire appel à Heidegger, puisque Rosset lui-même a bien signalé que sa conception de l’être est très proche de la notion de phénomène telle que l’entendent les phénoménologues. De plus, Heidegger pense bien que le phénomène est avant tout ce qui se donne à nous, dans une auto-donation. Ayant besoin de distinguer les apparaîtres et d’introduire de l’ordre entre ceux-ci, Heidegger nous donne une définition du phénomène que nous pourrions utiliser afin de comprendre l’être chez Rosset : « La multiplicité des « phénomènes » portant les noms de phénomène, semblant, ap-parition [Erscheinung], pure ap-parition [blosse Erscheinung] prête à confusion ; celle-ci ne se laisse dissiper 78
que si, pour commencer, le concept de phénomène est entendu : le se-montrant-par-soi-même. »117 Certes, il est tentant de prendre le se-montrant-par-soi-même afin d’expliquer le concept de réel chez Rosset ; toutefois, toute la théorie de Heidegger se base sur la différence ontologique, et donc nous ne pouvons prendre la conception phénoménologique de Heidegger pour expliquer le texte de Rosset, puisque toute l’anti-ontologie se construit de façon explicite contre cette différence. Il faut donc trouver un autre chemin pour faire le pont entre la phénoménalité de l’être et son caractère pré-objectif. Or, ce concept existe et doit être placé et pensé au cœur de la thèse de Rosset, dans une première approximation de l’existence. Afin de résoudre cette apparente contradiction, il faut introduire un troisième concept qui fait le pont entre les deux caractéristiques de l’être : ce concept est celui d’évènement. C’est là le cœur de la thèse de Rosset, à savoir que c’est uniquement parce que l’être dans son ensemble est un évènement – dans un sens que nous allons préciser – que celuici peut se donner selon la phénoménalité et pourtant échapper au processus de construction selon la logique de l’objet118 . Nous ayant mené de l’existence à ce qui se donne, en passant par ce qui se manifeste, l’être nous pousse inexorablement vers la catégorie de l’évènement. L’anti-ontologie est ainsi fondamentalement une anti-ontologie de l’évènement, et nous ne pouvons comprendre la thèse de Rosset qu’à la seule 117
M . Heidegger, Être et Temps, idem., pp. 57-58. Nous pourrions pour cela utiliser la philosophie de Jean-Luc M arion : « […], nous éprouvons quotidiennement l’indisponibilité de ce qui fait exception à l’objectivation, non comme un domaine lointain, réservé à des expériences étrangères, mais dans la proximité quotidienne et banale de ce qui nous advient sans cause identifiable, sans raison prévisible, en une vierge contingence, banale et familière. Ce mode d’advenue, qui ne demande rien à personne et surtout pas d’autorisation à un Je transcendantal, nous l’éprouvons à chaque évènement (chap. V.). Et en particulier avec celui qui n’admet aucune condition préalable, ni le principe de contradiction, ni le principe de raison suffisante, le don (chap. II et IV). », Certitudes négatives, Grasset, Paris, 2010, p. 13. 118
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condition de saisir le caractère événementiel de tout être. Toutefois, de même que nous avons dû préciser le concept de phénomène, il nous faut aussi préciser celui d’évènement et en mesurer l’écart dans son utilisation rosséienne. Dans la philosophie française contemporaine, le concept d’évènement occupe une place tout à fait centrale, que ce soit chez Deleuze, Derrida, Marion ou encore plus dans la pensée de Badiou. Nous sommes habitués à lire côte à côte les catégories d’être et d’évènement, notamment dans le livre majeur d’Alain Badiou : L’être et l’évènement119 . Nous serions donc en droit de nous étonner de la non-nouveauté de cette anti-ontologie qui fait reposer toute existence sur une évènementialité, surtout après une théorisation aussi précise et massive de l’évènement dans sa liaison à l’être dans la philosophie de Badiou. Or, Rosset ne nous emmène pas du tout sur les chemins de Badiou et de sa théorie de l’être et de l’évènement, ne serait-ce que parce qu’il propose non seulement une critique extrêmement sévère de Badiou d’une façon générale, mais même un rejet explicite de L’être et l’évènement120 . Il faut donc repréciser le concept d’évènement dans sa relation à l’être afin de comprendre la thèse de Rosset. Notons que si nous sommes habitués à penser l’évènement dans son rapport à l’être, c’est surtout parce que l’évènement est toujours posé comme quelque chose d’autre que l’être, quelque chose qui vient se surajouter à la stabilité fondamentale de l’être et fait exception à celle-ci. Mais à nouveau, tout en reprenant le concept d’évènement, 119
Alain Badiou, L’être et l’évènement, Seuil, Paris, 1988. « J’ajouterai cependant un seul mot concernant la curieuse personnalité de cet agité confusionnel qui s’était persuadé que la Révolution ne deviendrait possible que le jour où les ouvriers français auraient lu et compris les Ecrits de Lacan, et s’employait activement à hâter et favoriser cette lecture. Ce cas, dont on pouvait d’ores et déjà mesurer la gravité, n’a d’ailleurs fait, me semble-t-il, que s’aggraver par la suite. Dans un ouvrage récent, qui date de 1988, notre auteur ajoute en effet que la compréhension véritable de l’histoire, qui suppose la connaissance de M arx et de Lacan, demande aussi une connaissance approfondie des mathématiques modernes, de Heidegger et de nombreux autres auteurs dont Hölderlin et M allarmé. Du sérieux boulot supplémentaire en perspective pour nos ouvriers », En ce temps-là, pp. 39-40. 120
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Rosset lui fait subir un léger déplacement qui nous impose de le repenser. Non seulement il nous faut repenser la liaison êtreévènement, mais il faut tirer toutes les conséquences de cette nouvelle assimilation. Si pour Rosset l’être est un évènement, c’est parce que celui-ci se donne avant tout comme imprévisible. Il ne peut jamais être rattaché à une chaîne causale qui le déterminerait dans son être même ou dans son apparaître singulier : « L’être est l’évènement par excellence, parce qu’il est sans origines ; il est par définition imprévisible. »121 Certes, cette thèse peut nous sembler surprenante tellement nous sommes habitués à habiter un monde totalement déterminé dans lequel au contraire tout être dépend de façon stricte et précise de causes qui précèdent l’état actuel du monde. Or, c’est bien cette thèse de l’imprévisibilité totale qu’il nous faut assumer et expliquer par le concept d’évènement. De même que nous avons fait plus en amont un détour par Badiou afin de poser l’identité de l’être et de l’existence, prenons quelques chemins derridiens afin d’éclairer les concepts de Rosset. Nous connaissons les développements derridiens de cette problématique de l’évènement comme « arrivée », notamment dans la distinction conceptuelle très importante qu’opère Derrida entre le futur et l’avenir, et bien que Rosset soit toujours très dur avec Derrida 122 (et parfois même injustement dur puisqu’il reprend certaines de ses thèses), un détour par la déconstruction nous permet de préciser l’utilisation de l’évènement par Rosset. Relève du futur pour Derrida, ce qui s’inscrit dans la suite logique d’une chaîne causale, un effet quelconque résultant d’une cause efficiente. Nous pouvons dire afin de formaliser cela que le futur c’est la formule (t+1), ce qui bien entendu suppose toujours qu’il est ce qui fait suite à un état ou à un moment (t) du monde. En revanche, l’avenir se différencie du futur en ce que l’avenir est ce qui arrive sans que personne n’ait pu le relier à une chaîne causale. C’est pour cela que l’évènement ainsi pensé est au 121
Le monde et ses remèdes, pp. 14-15. [C’est Rosset qui souligne] Nous savons que dans un écrit de jeunesse publié sous pseudonyme, Clément Rosset dénonçait le concept « d’écrithure », pastichant ainsi l’utilisation du concept de « différance » par Derrida. 122
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cœur de l’anti-ontologie, parce que l’arrivée de cet évènement est très précisément quelque chose qui se manifeste comme un phénomène (sans quoi personne ne pourrait dire qu’il y eut évènement puisque personne ne pourrait le voir, ni lui ni ses conséquences, ni sa trace), mais aussi quelque chose qui, parce qu’il échappe à toute liaison causale, n’entre pas dans le processus de la construction objectale du monde. Il peut donc être de façon très précise ce phénomène pré-objectif que nous cherchions ; ce phénomène qui nous permet de résoudre conceptuellement la contradiction que nous aurions pu trouver dans les textes précédemment cités. L’évènement au fond n’est rien d’autre que ce phénomène qui se manifeste de telle façon que sa manifestation n’est dépendante d’aucun moment qui la précède123 . Il ne faudrait pas néanmoins étendre trop loin les liens existant entre l’évènement tel que le pense Rosset et les conceptions de l’évènement dans la philosophie française contemporaine. Ou plutôt, pour être précis, il faudrait dire que c’est entre Badiou et Derrida qu’il nous faut penser Rosset, parce que si l’évènement dans les textes de Rosset est ce qui échappe à toute causalité – comme chez Badiou – celui-ci n’est pas exceptionnel et ne fait pas exception à l’être puisque tout être est évènementiel chez Rosset. Pour Badiou, en effet, l’évènement est rare et s’il peut venir de temps en temps reconfigurer a posteriori toutes les situations qui le précédaient, Badiou ne saurait accepter la thèse rosséienne selon laquelle tout être est événementiel. Si le concept d’évènement peut être éclairé par Badiou donc, en nous aidant à penser un réel qui soit un phénomène pré-objectif délié de toute chaîne causale, son extension massive et totale au réel dans son ensemble est un geste qui rapproche au contraire beaucoup plus Rosset de Derrida, et c’est ce geste qui détermine le plus l’originalité de sa thèse. Il faut donc assumer une extension de l’évènementialité à tout être, et en déplier toutes les 123
C’est là d’ailleurs toute la thèse des phénomènes saturés dans la phénoménologie contemporaine de Jean-Luc M arion. Cf. Jean-Luc M arion, De surcroît, Etudes sur les phénomènes saturés, Paris, PUF, 2001.
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conséquences ontologiques. L’évènement qu’est l’être est évènement, et tout être est évènement, parce que précisément dans la conception de Rosset tout ce qui advient est par définition imprévisible. D’où la conception de l’évènementialité de l’être selon le modèle de ce que nous pourrions appeler – mais qui ne serait justement pas le vocabulaire de Rosset – un évènement accidentel : « J’assimilerai donc dorénavant tout ce qui existe à un évènement, fortuit et inattendu autant que peut l’être la chute d’une tuile sur la tête d’un passant, ou la découverte d’une pièce d’or dans le ruisseau. »124 Cet « évènement accidentel » n’est pas le vocabulaire de Clément Rosset puisque ce que la plupart des hommes se représentent comme un évènement accidentel ou comme une catastrophe, est ce que Rosset pense comme le modèle même de l’anti-ontologie et donc pas du tout quelque chose d’accidentel, mais au contraire le mode d’existence de tout être : « Une catastrophe n’est pas un accident du réel, mais plutôt une irruption « accidentelle » du réel : à entendre par accidentelle l’entrée en scène, volens nolens, d’une réalité à la fois indésirable et jusqu’alors protégée par un ensemble de représentations apparemment résistantes, solides et éprouvées. »125
Cette conception de l’être dans laquelle tout est évènement est troublante pour nous qui sommes habitués, avec le langage courant, à n’accorder le statut d’évènement qu’à des faits totalement exceptionnels comme les attentats du 11 septembre 2001, ou l’apparition historique d’une grande théorie scientifique, politique, artistique ou amoureuse. Mais au-delà même de la langue, elle semble même faire violence au sens commun tellement il est difficile de se défaire de l’idée que les évènements sont rares, et que c’est même cette rareté qui fait d’eux des évènements, qui les détermine dans leur être d’évènement. Si nous pouvons aisément comprendre que certains moments du Monde soient des évènements parce qu’ils sont imprévisibles, comment comprendre le fait que tout être soit à penser selon le mode de l’évènementialité ? 124 125
Le monde et ses remèdes, p. 14. L’objet singulier, p. 41.
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Il suffit pour donner sens à cette thèse de prendre un exemple. Prenons d’abord un exemple extrême que nous appliquerons par la suite à tout être d’une façon générale. Commençons par cet évènement unique que furent les attentats du 11 septembre 2001 contre le Word Trade Center. Si le sens commun les pense comme des évènements, c’est avant tout parce que ceux-ci se détachent de la chaîne logique et du dépli de l’être que nous sommes habitués à penser dans notre vie de tous les jours, et aussi parce qu’ils marquent une fracture dans la continuité de la politique américaine. Tout le monde a l’impression que par un fait que personne ne pouvait prévoir, le futur sera désormais différent de tout ce que nous avions prévu. Rupture eu égard au passé et rupture par rapport au futur sont les deux marques de l’évènement. C’est l’absence apparente de causes prévisibles, mais aussi les conséquences exorbitantes de cet attentat qui font de celui-ci, aux yeux de tous, un évènement. Au contraire, le fait d’aller travailler chaque jour n’est pas un évènement en soi parce que cela s’inscrit dans une chaîne causale d’autant plus prévisible qu’elle se répète chaque jour, mais aussi dans une projection mentale que nous faisons eu égard au futur ; eu égard au lendemain, le travail quotidien n’introduit pas de rupture dans notre vie. D’ailleurs, si jamais une journée de travail marquait une césure dans notre vie – par la mort de notre patron par exemple, notre licenciement ou notre promotion – alors nous dirions sans hésiter que ce jour de travail qui se présentait a priori comme ce qu’il y a de plus banal, fut un évènement. C’est le caractère de rupture des raisons du passé et de l’imagination du futur qui fait, pour le sens commun, d’une situation un évènement ; une incapacité à le rattacher à un avant, comme s’il surgissait d’une causalité non identifiée qui ferait toujours irruption dans la causalité commune et quotidienne des hommes. L’évènement est ainsi perçu comme relevant d’une causalité étrangère ou parasite : « On sait que ce qui fait le tragique d’un évènement est son caractère à la fois inattendu et injustifiable, l’incapacité dans laquelle on est de
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l’intégrer dans un ordre, ou même seulement de l’adapter à une considération qui puisse le légitimer. »126
Nous attendions une certaine régularité basée sur le fait que l’état du monde (t+1) est déterminé par son état (t), et celleci est rompue parce que quelque chose que notre pensée de la régularité n’attendait pas advient. La rupture que représente l’évènement dans son sens le plus commun est donc une rupture qui ne peut être pensée qu’eu égard à une attente qui était déjà-là, c’est-à-dire eu égard à la construction illusoire d’un monde à venir, c’est-à-dire d’un double de celui-ci. D’ailleurs, pour être plus précis, dans le sens usuel de l’évènement ce n’est pas tant ce qui arrive qui pose problème que sa non-conformité avec une certaine attente de régularité, une intrusion inexplicable, une effraction dans la chaîne passé-présent-futur : « La duperie n’est donc pas du côté de l’événement, mais du côté de l’attente. L’analyse de l’attente déçue révèle qu’il se crée en effet, parallèlement à la perception du fait, une idée spontanée selon laquelle l’événement, en se réalisant, a éliminé une autre version de l’événement, celle-là même à laquelle précisément on s’attendait. »127
Un accident faisant de nombreux morts mais dont nous pouvions pressentir l’imminence, ou dont l’apparition avait été annoncée par des individus, prendrait moins la forme d’un évènement qu’un fait qui ne ferait qu’un seul mort mais qui serait pourtant imprévisible. Ce n’est pas tant la gravité du fait qui fonde son évènementialité que son apparition inexplicable128 . Ainsi, l’évènement tel que le pense le sens commun, puisqu’il repose sur une attente déçue, fait le pari que 126
Le monde et ses remèdes, p. 5. Le réel et son double, p. 27. 128 En ce sens ceux qui jugent de la non-évènementialité du 11 septembre 2001 eu égard au nombre de morts qui est de fait bien inférieur à celui des êtres humains qui meurent chaque jour de faim par exemple sont engagés sur un chemin duquel ils ne pourront jamais sortir. Quantifier les critères de l’évènementialité est une absurdité absolue. Rappelons qu’une des causes immédiates de la première guerre mondiale fut l’assassinat d’une seule personne : l’archiduc François Ferdinand, dont personne n’oserait nier le caractère évènementiel. 127
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le monde aurait pu être autre qu’il ne fut et que l’évènement arrivé est en fait un double du monde qui vient prendre sa place de façon illégitime parce qu’il fait effraction. Dire que le 11 septembre 2001 est un évènement, c’est dire que les choses ne se sont pas passées ce jour-là comme elles auraient dû se passer. La théorie de l’évènementialité commune suppose donc déjà la création d’un double à l’aune duquel le réel va être jugé, et tout écart du réel par rapport à ce double stable sera nommé « évènement ». Là où réside le nouveau coup de force de Rosset, c’est dans le fait que cette impossibilité de rattacher une quelconque existence à une situation, à une causalité passée ou à une fin future, n’est pas le propre de certaines faits particulièrement surprenants ou désagréables comme le 11 septembre 2001, mais le propre de tout être en tant qu’il est. L’imprévisibilité est la structure même de l’être : « […], il demeure certain que l’absence de passé et de futur ne saurait être le privilège de la seule et pure ontologie ; elle est aussi un caractère de toute existence, et même son caractère le plus critique. »129 Il faut bien comprendre en quoi cela relève d’un coup de force. Si cette thèse est si difficile à admettre, c’est bien parce que d’une certaine façon l’idée que l’existence puisse être sans passé et sans futur nous oblige à écraser le monde des étants sur celui de l’être. Si en effet Rosset avait écrit que derrière le monde de ce qui se manifeste à nous se tient l’être qui est lui sans passé, sans futur, sans cause et inaltérable parce qu’il n’entre jamais dans le devenir, alors soit, nous aurions pu comprendre facilement sa position. Mais il ne faut pas biaiser les textes car ce que dit Rosset, c’est bien que ce qui se manifeste, c’est-à-dire l’être (et non pas l’Être) est sans passé et sans futur. Là où la philosophie platonicienne par exemple a essayé de séparer la stabilité de l’Être cristallisé dans les Idées afin de rendre compte de l’inévitable flux du devenir du sensible, Rosset donne à ce qui se manifeste, et donc au réel dans chacun de ses moments, la stabilité qui était jadis réservée à ce qui se tenait derrière lui. 129
Principes de sagesse, p. 19.
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S’il en va ainsi, c’est bien que chaque moment du Monde est un évènement puisque n’ayant ni passé ni futur, il ne peut être prévisible. Nous retrouvons là une deuxième fois la même position de la philosophie de Rosset par rapport à la tradition. Ayant évacué l’Être derrière les Étants, Rosset n’en a pas moins besoin de fixer une certaine stabilité dans le devenir. Et pour cela, celui-ci ne sera pas fixé dans une entité obscure qui se tiendrait derrière l’être mais c’est chaque moment de l’existence qui devient lui-même fixe dans un éternel présent. Le souci ontologique est donc encore présent et Rosset ne peut s’en défaire, il lui faut une certaine fixité ; mais l’anti-ontologie lui interdit de recourir à une entité stable qui se tiendrait derrière ce qui devient, derrière les Etants. Ce faisant, cette immobilité dont il a besoin, il la trouve dans le présent de toute existence. Afin de se livrer à ce deuxième coup de force antiontologique, Rosset continue à utiliser Parménide, dans une parfaite substitution de l’immobile et inaltérable présent à l’éternité de l’Être. Tout évènement, en tant que présent, ne peut être soumis au passé ni au futur, ni non plus à l’altération. Il est l’immuable et l’inaltérable qu’a tellement cherché l’ontologie classique. Comme nous le savons, tout passé et tout futur ne sont pas. Seul le présent doit se voir réserver la caractéristique de l’existence, rien d’autre n’est que le présent : « Pour le dire en bref, et faire un apparent paradoxe : aucune réalité n’a jamais été sujette à l’altération, au passé ou au devenir. »130 Dans cet apparent paradoxe, nous devons bien concéder que Rosset a de son côté la force de l’évidence empirique et de la logique. Si le passé n’est plus et que le futur n’est pas encore, alors seul le présent existe, et ce faisant au moment où il est présent, il est inaltérable. L’existence dans son entier est donc elle-même inaltérable. Rosset reprend un des soucis de l’ontologie traditionnelle, à savoir la fixité nécessaire du devenir afin que celui-ci soit pensable et connaissable, mais la pose logiquement dans tout présent. L’immobilité n’est plus rejetée dans l’Être derrière l’Étant mais elle est bien là, sous nos yeux, à chaque instant présent : 130
Principes de sagesse, p. 17.
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« […], il demeure certain que l’absence de passé et de futur ne saurait être le privilège de la seule et pure ontologie ; elle est aussi un caractère de toute existence, et même son caractère le plus critique. »131
Cela seul peut fonder conceptuellement et logiquement la thèse selon laquelle tout être est un évènement. C’est la définition de l’être comme présent qui, en homogénéisant la surprise que porte en lui tout être, non pas par le fait qu’il soit ceci ou cela mais par le seul fait qu’il soit, fait de toutes les existences également et identiquement des évènements. Nous pouvons dès lors comprendre pourquoi le 11 septembre 2001 fut tout autant un évènement que le 12 ou que le 10 (ni plus ni moins) car sitôt que l’évènementialité de l’être ne se juge plus en relation avec le passé qu’elle brise et le futur qu’elle ouvre mais avec le simple fait de se donner dans le présent, alors effectivement tout présent est aussi événementiel que les autres. Ceci est en parfaite cohérence avec la lecture parménidienne que nous avons commencée à analyser plus en amont. Les bornes temporelles et spatiales fondatrices de l’évènementialité de tout être proviennent elles aussi d’une certaine lecture de Parménide : « C’est en ce sens que Parménide a « défini » l’existence : celle-ci est bornée, selon le temps, par les limites du passé et du futur ; selon l’espace, par les limites de l’ailleurs. »132 Et lorsque nous relisons le texte de Parménide avec en tête les interprétations qu’en a donné Rosset, il est difficile de le lire dans un autre sens, et nous pourrions presque nous demander comment la lecture de Rosset n’a pas été la lecture première de ce texte, la lecture la plus évidente, celle qui soit apparue de la façon la plus simple aux interprètes. A nouveau, c’est la traduction de Bollack qui est la plus frappante et qui nous permet au mieux de trouver chez 131
Principes de sagesse, p. 19. Principes de sagesse, p. 34. Afin de confirmer la possibilité de la lecture de Rosset nous pourrons regarder les pages 165 à 176 du livre de Bollack qui forment le paragraphe intitulé « L’Etant 10 : L’achèvement », pages dans lesquelles Bollack montre comment l’étant n’est borné que par lui-même, par une autolimitation et ne connaît point de limite externe à lui. 132
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Parménide cette fixité de l’étant non pas dans un Être différent de celui-ci mais dans la simplicité de l’existence de tout présent : « Là sont disposés des signes, tout à fait nombreux, à savoir que l’Étant est sans naissance et qu’il est aussi sans destruction, entier, seul né, et aussi bien intrépide et sans fin. Et il n’était pas non plus dans le passé, et il ne sera pas, parce qu’il est maintenant : ensemble, tout, un, continu. »133 Nous pouvons désormais progresser dans la thèse de Rosset. Ayant assimilé d’abord tout être à l’existence et toute existence à un évènement, nous voyons maintenant que ce chemin ne peut être suivi qu’à la seule condition de faire de tout être un donné qui, dans sa logique même de donation, se donne dans la fixité du présent : « Nous pouvons maintenant assimiler les idées d’existence et d’évènement, identiques l’une à l’autre dans l’intuition du donné. »134 Mais pas n’importe quelle donation. Une donation qui échappe à toute forme de logique, si nous entendons par logique la théorie des relations. Ce qu’il y a de plus remarquable dans cette théorie de l’être et de l’existence comme « donné », est très précisément qu’en fixant le donné dans la banalité de tout présent, Rosset l’arrache à toute forme de causalité. Le donné n’est soumis ni à la causalité efficiente, ce qui le rattacherait à un passé qui n’est plus, ni à une causalité finale qui le lierait à une potentialité future : « Par donné, j’entends donc seulement ce qui est étranger à toute cause, à toute fin, et à toute liberté. »135 Tel est le réel, étranger à toute cause, ce qui fait de la théorie de l’anti-ontologie à la fois une théorie de l’évènementialité absolue, mais aussi et de façon assez surprenante et inattendue une théorie du miracle 136 . En effet, si le réel présent ne provient pas des lois déterministes de la Nature qui le relient à un passé ni le destinent à un futur, si le 133
J. Bollack, op. cit., p. 142. Le monde et ses remèdes, p. 14. 135 Le monde et ses remèdes, p. 14. 136 C’est aussi une remarque que l’on p ourrait faire à propos de la théorie de Badiou et d’une façon générale de toute théorie pensant une évènementialité comme surgissement imprévisible parce que non liable à des causes passées ou futures. 134
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réel est à la fois sans passé et sans futur, sans naissance et sans mort, immuable et inaltérable, alors Rosset ne nous rappelle-t-il pas au fond ce que nous pressentons bien, à savoir que le jaillissement de tout présent est un miracle ?
C – Etiologie du réel : un déterminisme sans cause Nous pourrions penser que l’absence de détermination, absence fondée chez Rosset pour toute l’anti-ontologie, abandonne l’existence au chaos et à l’absence d’ordre. C’est en réalité le contraire. Le réel est ce qui échappe à toute forme de déterminisme, et pourtant il n’y a pas de philosophie plus déterministe que celle de Rosset. Pour résoudre cette difficulté, l’articulation de la liberté et du déterminisme doit être totalement repensée. Notons que toute l’histoire de la philosophie est habitée par ces renversements dialectiques entre la liberté et le déterminisme en ce sens que ce sont toujours les plus grands penseurs du déterminisme qui sont ceux qui posent aussi les plus grandes théories de la liberté. Ainsi par exemple de Spinoza, dont le caractère déterministe du système est poussé jusqu’à l’extrême et qui pourtant écrit son œuvre essentielle, l’Éthique, qui n’est rien d’autre qu’un chemin de la liberté et de la libération. Au contraire, le Sartre de l’Être et le néant, dont toute la thèse repose sur une théorie de la liberté elle aussi poussée à l’extrême n’en arrive-t-il pas à poser la théorie la plus déterministe du destin de l’Homme ? Certes, tout homme a devant lui tous les possibles ouverts à chaque instant de sa vie ; toutefois, puisqu’il a toujours choisi, ses choix lui construisent bien un destin a posteriori une fois que la mort ne l’aura pas livré au néant mais bien pire que cela, à l’être. C’est bien parce qu’il aurait pu à tout instant faire un autre choix que paradoxalement, rétrospectivement, il ne le pouvait pas. C’est parce qu’il pouvait à tout instant faire un autre choix et que de fait il ne l’a pas fait que nous pouvons penser qu’en réalité il ne le pouvait pas. La plus grande liberté construit donc le plus grand déterminisme a posteriori. 90
Il en va de même chez Rosset où s’articulent déterminisme et liberté. Il faut rendre compte de la phrase de Rosset qui peut dire à la fois que le réel échappe à la causalité et que pourtant il n’est pas libre : « Par donné, j’entends donc seulement ce qui est étranger à toute cause, à toute fin, et à toute liberté. »137 C’est une pensée originale de la causalité et du déterminisme qui achève la présentation et la fondation de l’anti-ontologie et qui en explique les conclusions les plus surprenantes. De ce que chaque moment du monde n’advient pas selon une causalité établie, il ne faut pas en déduire l’absence de déterminisme. Bien au contraire, il n’y a pas plus déterministe que Clément Rosset, et en lecteur et continuateur de Spinoza, le déterminisme irradie la totalité de sa pensée. Paradoxalement, moins les phénomènes apparaissent déterminés par un passé ou un futur et plus le déterminisme est fort. Comme toujours il faut opérer le déplacement conceptuel nécessaire afin de saisir cette difficulté, et pour ce faire il faut séparer deux pensées du déterminisme ou de la nécessité afin de comprendre en quoi l’anti-ontologie est une ontologie de l’évènement donné. Evènement totalement déterminé et pourtant sans cause. Ce que le sens commun pense comme un évènement est ce qui apparaît comme une rupture de déterminisme dans l’être, quelque chose qui apparaît inexplicable au sein même de la chaîne causale qui tisse(rait) le réel. Nous attendions un certain réel en continuité avec le passé et c’est un autre réel qui a pris sa place. L’optique de Rosset est autre, si tout être est tout autant un évènement qu’un autre, c’est parce qu’il y a un déterminisme de l’être. Dans cette substitution du « de l’être » au « dans l’être » dans la pensée du déterminisme, c’est le déterminisme dans sa liaison à une chaîne causale horizontale qui est évincé. Ce n’est plus un problème de détermination de ce que l’être doit être (eu égard à ce qu’il fut ou à ce qu’il aura à être) qui se joue. S’il y a détermination, ce n’est pas dans ce que l’être doit être mais dans le simple fait qu’il est. Ce n’est pas le « ce qu’il y a » qui est déterminé par des états antérieurs ou par des fins, mais le
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Le monde et ses remèdes, p. 14.
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simple « il y a ». Ce n’est donc pas le passé qui détermine l’être, mais le simple fait qu’il est : « Qu’on garde seulement présent à l’esprit, pour l’instant, que nous appelons nécessaire l’être donné dans la simple mesure où, étant donné, il ne saurait ne pas être ou être autre qu’il n’est. Il s’agit là de l’aveuglante et irréfutable présence d’un donné, et non pas d’un rapport causal qui peut nécessairement enchaîner deux phénomènes. »138
Ainsi pouvons-nous interpréter facilement le fait que tout ce qui se donne à nous se donne avec la même nécessité, quoi que ce soit qui se donne. D’où la théorie événementielle de l’être dans son ensemble et non pas de certaines situations seulement. Puisque la problématique qui détermine le caractère événementiel de l’être n’est plus celle de l’enchaînement causal de deux phénomènes, mais le fait même de l’apparition de l’être, alors nous devons assumer le fait que tout être, en tant qu’il est, est tout aussi surprenant, étonnant et imprévisible que n’importe quel autre. Comme nous l’avons posé plus haut, certes les évènements du 11 septembre 2001 sont surprenants et imprévisibles, mais il faut rajouter que d’un point de vue antiontologique, ils le sont tout autant (ni plus ni moins) que les évènements du 10 septembre ou du 12 : « Tous les évènements ne sont pas dramatiques comme peut l’être, par exemple, un accident d’automobile, néanmoins on peut être sûr que tous surgissent comme un accident d’automobile – que tous, dans cette mesure, sont tragiques. »139 Si la détermination ne provient pas d’une flèche horizontale que nous pourrions tracer entre les phénomènes afin de les relier les uns aux autres, mais si la nécessité provient du simple fait d’être, alors le réel du 12 septembre est tout aussi surprenant, imprévisible et donc évènementiel et donné que le réel du 11. C’est cette nouvelle pensée de la détermination ou de la nécessité, qui n’est plus une causalité horizontale et inter-phénoménale, qui permet de fonder conceptuellement le fait que tout être soit un évènement donné, puisqu’en retraçant les frontières conceptuelles du 138 139
Le monde et ses remèdes, p. 8. Le monde et ses remèdes, p. 6.
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déterminé et du nécessaire, nous redessinons aussi malgré nous celles de l’imprévisible et donc de l’évènementiel. Certes il y a quelque chose de difficile à accepter dans cette thèse, et quelque chose de terrible pour des raisons morales à dire que le 10 septembre 2001 fut un évènement tout autant que le 11. Mais si nous refusons de porter un jugement moral sur le monde et que nous nous en remettons à la seule logique de l’articulation des concepts dans le texte de Rosset, nous devons bien dire que son anti-ontologie est d’une limpidité cristalline. Il y a ainsi toute une théorie de la causalité ou de la noncausalité qui se tient derrière l’anti-ontologie. Cette théorie, nous sentons quelque difficulté à la nommer, peut-être faudraitil l’appeler une théorie de la « nécessité sans causalité », ou du « déterminisme non-causal ». Et c’est bien elle et elle seule qui permet à Rosset de poser son concept central, celui qui sert de fil conducteur à toute son anti-ontologie et d’une façon plus générale à tous ses livres, celui de « réel ». Tel est le réel (ou donné) : l’être évènementiel qui obéit à une nécessité d’être sans pour autant être soumis à une quelconque causalité que nous penserions comme causalité horizontale entre les instants de l’être : « Sans doute ce qui est donné l’est toujours de manière inéluctable, ne serait-ce que pour cette bonne raison qu’il est là ; mais cette inéluctabilité ne sous-entend pas le moins du monde une quelconque causalité. »140 Cette théorie de la non-causalité horizontale entre les phénomènes pourrait sembler irrationnelle, presque folle, et pourtant elle fait écho à une grande théorie de l’histoire de la philosophie, théorie rationaliste s’il en est, théorie dans laquelle nous ne pouvons qu’être frappé de retrouver presque à l’identique – comme nous allons le montrer – la thèse du déterminisme non-causal. Cette théorie est évidemment celle de René Descartes. Nous disons que nous la retrouvons « presque » à l’identique car elle se déploie à ce petit détail près : Dieu. Dieu dont Rosset refuse l’existence et même l’hypothèse. Or, là où le système de la Nature et de l’être déterminé mais non causé est stabilisé par 140
Le monde et ses remèdes, p. 8.
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Dieu chez Descartes, il ne peut plus l’être chez Rosset puisqu’il n’y a pas de Dieu. Il faudra donc que Rosset aille chercher ailleurs le point stabilisateur de l’être du monde et de la liaison entre les phénomènes, ou bien qu’il renonce définitivement à le stabiliser et à relier les moments de l’existence entre eux. Opérer un rapprochement entre Descartes et Rosset peut sembler saugrenu et même absurde tellement Rosset est toujours du côté de Spinoza, et donc en un certain sens fondamentalement opposé à la philosophie cartésienne et à toute sa tradition. Ne serait-ce que par le dualisme des substances dont l’importance est cruciale chez Descartes, nous serions en droit de penser que s’il y a bien un philosophe avec lequel la pensée de Rosset n’entretient absolument aucun commerce, c’est bien celle de Descartes. Et pourtant, nous faisons le pari de ce rapprochement pour des raisons qui tiennent justement à la théorie de l’être et surtout à sa fragilité, pour des raisons qui tiennent à la non-consistance ontologique du réel. Car toute cette théorie du déterminisme sans causalité que présente Rosset a – peut-être malgré elle – quelque chose de profondément similaire à celle de Descartes. La révolution cartésienne est celle qui ouvre probablement la distinction entre l’objet et la chose, entre d’un côté le monde de la science et de la technique, et de l’autre celui de l’être. Jean-Luc Marion141 , grand lecteur de Descartes s’il en est, a montré dans une étude comparative des thèmes aristotéliciens chez Descartes, comment celui-ci reprenait de nombreux problèmes et concepts aristotéliciens mais en les déplaçant presque tous, en les redéfinissant de telle façon que l’aristotélisme s’en trouvait renversé. Pour ne prendre qu’un thème qui intéresse notre démonstration, là où Aristote fondait la connaissance dans l’ousia de la chose, Descartes au contraire pose la construction de l’objet de la connaissance par l’esprit humain, par la mise en ordre subjective du monde des objets, ouvrant ainsi la voie à Kant et à toute sa théorie de la 141
Jean-Luc M arion, Sur l’ontologie grise de Descartes, Science cartésienne et savoir aristotélicien dans les Regulae, Paris, Vrin, 1975, Quatrième édition revue et augmentée, 2000.
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connaissance : « […] pour Descartes, la multiplicité infinie des choses distingue moins les sciences correspondantes, que ne les unifie l’unique intellect humain ; comment le centre de gravité peut ainsi s’inverser, toutes les Regulae ne sont là que pour le dire et le fonder. »142 Avec Descartes, c’est le sujet qui construit désormais le monde des objets, et il faut entendre « construit » dans son sens le plus fort. Déjà Alquié – dont nous savons la très grande influence qu’il eut sur Marion à tel point que Sur l’ontologie grise de Descartes lui est dédié – posait le même diagnostic à partir d’une lecture de la théorie de la création des vérités éternelles : « En tout cas, la théorie de la création des vérités éternelles divise le réel en deux domaines : celui du compréhensible, de tout ce qui peut être compris, c’est-à-dire cerné par l’esprit, celui de toutes les choses dont l’esprit peut faire le tour : c’est ce domaine que nous appelons aujourd’hui le plan de l’objet, bien que ce mot d’objet ne soit jamais employé en ce sens par Descartes ; et d’un autre côté celui de l’être, celui de Dieu, fondement de tout ce qui est compréhensible, mais dont, comme dit Descartes, la raison formelle est l’incompréhensibilité. »143
Il va sans dire que Rosset ne saurait accepter cette division du réel en deux (et la séparation du réel en objets et en choses), mais ce sont les conséquences de cette séparation qui nous intéressent. Car, si le monde des objets est créé par l’esprit connaissant et que c’est cela que nous appelons le Monde (par opposition au cosmos grec qui portait en lui-même son principe d’ordre qu’il s’agissait de connaître pour pouvoir au mieux l’imiter), se pose un problème redoutable. La mise en ordre effectuée par celui-ci est-elle la découverte d’un ordre existant déjà dans le domaine de l’être, ou est-elle au contraire la création par l’imagination et la Raison d’un ordre de la connaissance que nous imposerions nous-mêmes à l’être afin de le transformer en Monde ? En d’autres termes, l’ordre du Monde est-il celui des choses ou est-il un ordre des objets ? Ce problème est absolument fondamental puisqu’il sépare la 142
J.-L. M arion, op. cit., p. 30. Ferdinand Alquié, Leçons sur Descartes, Science et métaphysique chez Descartes, Paris, Editions de la Table Ronde, 2005, p. 84. 143
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connaissance comme découverte de la connaissance comme création. Nous retrouvons là dans cette nécessité de l’ordre, la justification de la prépondérance des mathématiques dans la quête de la vérité ; mathématiques qui ne sont justement que mise en ordre et mesure : « [...], seules les choses, et toutes les choses, dans lesquelles c’est l’ordre ou la mesure que l’on examine, se rapportent à la mathématique, […]. »144 Or, sur ce point, il semble que Descartes ait répondu. Dans la Règle V dont la première affirmation est on ne peut plus claire : « Toute la méthode réside dans la mise en ordre et la disposition des objets vers lesquels il faut tourner le regard de l’esprit, pour découvrir quelque vérité. »145 Il s’agit bien de « mise en ordre » par le sujet et donc pas du tout de la découverte d’un ordre qui précéderait le processus de connaissance. A tel point que l’ordre des objets n’est pas le même que l’ordre des choses. Pour le dire avec les mots de Descartes, l’ordre qui s’applique dans le domaine de l’être n’est pas celui que nous imposons nousmêmes aux objets dans le domaine de la connaissance : « […], toutes les choses peuvent se disposer sous forme de séries, non point en tant qu’on les rapporte à quelque genre d’être, comme ont fait les philosophes qui les ont réparties en leurs catégories, mais en tant qu’elles peuvent se connaître les unes à partir des autres, […]. »146
Cette thèse de la coexistence de deux ordres et finalement de deux mondes a des conséquences extrêmement vastes dans l’histoire de la philosophie et nous ne pouvons les développer toutes ici, mais reprenons celles qui intéressent l’explication de la théorie de Rosset. Ce qui résonne surtout comme conséquence de cette « mise en ordre » du monde de l’être par sa duplication en monde des objets tient dans le fait que toute la physique totalement mécaniste et déterministe de Descartes se présente bien comme 144
René Descartes, Règles pour la direction de l’esprit, Règle IV, traduction française de Jacques Brunschvicg, in René Descartes, Œuvres philosophiques, Tome I (1618-1637), Edition de Ferdinand Alquié, Paris, Garnier 1988, p. 98. 145 R. Descartes, op. cit., Règle V, p. 100. 146 R. Descartes, op. cit., Règle VI, pp. 101-102.
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une fable147 . Et il faut l’entendre au sens fort, car après tout pourquoi ne pas faire crédit à Descartes et parier qu’il sait parfaitement ce qu’il écrit ? Or, et c’est là que le lien avec Rosset commence à apparaître, si la physique est une fable, c’est bien que le déterminisme et le mécanisme entre les phénomènes, c’est-à-dire que la causalité horizontale par laquelle nous essayons de relier les phénomènes et de comprendre le moment (t) du Monde à partir de son moment (t1), sont eux aussi des fables, ou des façons humaines de se représenter le Monde. Mais en aucun cas l’être lui-même serait soumis à ce régime causal de la physique. Si le Monde des objets étudiés par la physique est une fable, les principes essentiels de la physique – et donc le déterminisme mécaniste qui fait dépendre tout présent d’une cause efficiente passée – est lui aussi une fable. Cette interprétation possible du caractère imaginaire de la physique est rendue tout à fait légitime sitôt que l’on poursuit la lecture de Descartes et que l’on voit que toute sa thèse culmine dans la théorie dite de la « Création continuée ». Car, de par cette théorie, il devient clair que si dans le domaine des objets, nous pouvons, pour des raisons pratiques et scientifiques, faire le pari de la causalité inter-phénoménale et penser que chaque moment du Monde est déterminé par celui qui le précède ; en revanche, sitôt que nous passons au plan de l’être et des choses il en va tout autrement. Nous pouvons par cette théorie de la Création continuée distinguer les deux types de causalité que pense Rosset. Rappelons que la Création continuée est la théorie qui enlève toute consistance 147
« Et je ne pense pas après ceci me résoudre jamais plus de faire rien imprimer, au moins moi vivant ; car la fable de mon Monde me plaît trop pour manquer à la parachever, si Dieu me laisse vivre assez longtemps pour cela ; mais je ne veux point répondre de l’avenir. », R. Descartes, Lettre à Mersenne du 25 Novembre 1630, in René Descartes, Œuvres philosophiques, Tome I (1618-1637), idem., p. 285. Nous retrouvons ce même mot de « fable » directement dans le texte qui est censé la construire : Le Monde ou traité de la lumière : « M ais afin que la longueur de ce discours vous soit moins ennuyeuse, j’en veux envelopper une partie dans l’invention d’une fable, […]. », Le Monde ou traité de la lumière, Chapitre V, in René Descartes, Œuvres philosophiques, Tome I (1618-1637), idem., pp. 342-343. Cf. aussi le chapitre VIII, p. 364.
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ontologique à la Nature en la suspendant à chaque instant à la volonté de Dieu. Dieu ne crée pas le Monde à un moment donné et se retire ensuite laissant l’impulsion première qu’il lui a imprimée se développer selon les lois de la Nature et dans le temps. Mais c’est à tout moment que Dieu recrée le Monde ; et ce faisant il pourrait tout à fait, s’il le souhaitait, le créer dans un nouvel état n’ayant rien à voir avec l’état qui le précédait. Comme le résume parfaitement Alquié : « L’existence à un moment donné n’implique en rien l’existence à l’instant suivant. »148 N’est-ce pas là la conséquence inévitable de la conception évènementielle du réel chez Rosset ? Dans le domaine de l’être donc, la causalité est strictement verticale et elle exclut toute causalité horizontale en ce que deux états du Monde à deux moments du temps sont causalement parfaitement indépendants l’un de l’autre. Le déterminisme de l’être à tout moment n’a rien à voir avec la causalité horizontale inter-phénoménale, mais au contraire avec la re-Création verticale et divine. L’important est de voir qu’à chaque moment Dieu refait le monde sans aucun lien physique avec l’état antérieur : « Sachez donc, premièrement, que par la Nature je n’entends point ici quelque Déesse, ou quelque autre sorte de puissance imaginaire, mais que je me sers de ce mot pour signifier la M atière même en tant que je la considère avec toutes les qualités que je lui ai attribuées comprises toutes ensemble, et sous cette condition que Dieu continue de la conserver en la même façon qu’il l’a créée. »149
Et pourtant, malgré cette indépendance étiologique des moments ou des états, nous devons bien constater que nous pouvons de fait scientifiquement formaliser le Monde comme dépendant de l’état antérieur. Nous pouvons créer des théories qui utilisent la causalité horizontale entre les phénomènes afin d’expliquer, de rendre compte de certains faits et même d’en prévoir d’autres. Mais la stabilité de ce lien que nous posons entre les états du Monde ne provient pas du déterminisme 148
F. Alquié, Leçons sur Descartes, idem., p. 85. R. Descartes, Le Monde ou traité de la lumière, Chapitre VII, idem., pp. 349-350. 149
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physique inter-phénoménal qui serait inchangé dans le temps de par une éternité des lois de la Nature, mais de la seule constance de la volonté de Dieu qui recrée le Monde à chaque instant, non pas en continuité avec les instants antérieurs, mais le recrée de façon constante de telle sorte que les phénomènes nous apparaissent comme étant causalement déterminés pas la passé. Dieu n’a que faire de la causalité horizontale, mais comme sa volonté est habitée d’une certaine constance, deux états du Monde que celui-ci crée de façon totalement indépendante nous apparaissent à nous comme étant causalement liés ou causalement liables par notre imagination et notre entendement. Nous interprétons et formalisons alors la constance de la volonté de Dieu qui crée deux évènements successifs, comme relevant d’une causalité réelle entre ces deux évènements. Ainsi, ce qui fonde à la fois la science mais aussi une certaine tranquillité pratique eu égard à la fragilité de l’être dans la philosophie de Descartes est la constance de la volonté de Dieu. Imaginons alors un monde dans lequel le Dieu cartésien n’existe plus, ou un monde dans lequel la constance de la volonté de Dieu, qui se fonde in fine sur sa véracité, ne soit plus. Quel type d’existence aurions-nous alors à affronter ? Nous aurions très précisément l’être tel que le pense Rosset. C’est-à-dire un monde sans aucune garantie que le moment (t+1) du monde ressemblera au moment (t) puisque le garant divin s’est retiré du système. C’est en ce sens que nous pouvons dire que la thèse de Rosset est par certains côtés un cartésianisme sans Dieu. Car si nous retirons Dieu du système du monde de Descartes, alors ne reste dans le monde qu’une pure succession de moments sans lien aucun les uns avec les autres. Plus de causalité horizontale et donc plus de temps non plus. Dans une telle optique il faut penser l’être comme une pure succession de moments, succession dont aucune cause ni aucune logique ne peut rendre raison. C’est encore Alquié, qui, en construisant momentanément la fiction du retrait de Dieu dans la thèse cartésienne, nous approche le plus de la thèse de Rosset :
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« M ais si nous oublions cette constance, si nous faisons abstraction de cette volonté de Dieu, autrement dit si nous nous plaçons au point de vue de la seule nature créée, le temps apparaît comme indéfiniment divisible : il se réduira à une succession de néants ; il apparaîtra comme une suite de néants de durée, l’instant étant un pur néant de durée. »150
Nous voyons bien en quoi Descartes peut-être paradoxalement intéressant afin de comprendre Rosset. Par la théorie de la Création continuée, Descartes a bien l’intuition fulgurante que les évènements du monde ne sont pas reliés horizontalement les uns avec les autres et que la Nature ne dispose d’aucune consistance ontologique propre, bien qu’il doive réintroduire in fine l’hypothèse de Dieu et de la constance de sa volonté afin de fonder la connaissance et peut-être aussi de calmer l’angoisse terrible qui accompagnerait la prise de conscience de cette dé-liaison. L’intuition de Rosset est exactement la même, et cela rend parfaitement compte de l’idée d’un déterminisme de l’être sans accepter de déterminisme dans l’être, ou de ce que nous avons appelé le déterminisme noncausal. Tout est déterminé en ce sens que chaque moment présent est absolument tout ce qu’il peut être à chaque instant, mais tout est déterminé de façon non causale en ce que le moment présent ne dépend en aucune façon du passé et ne détermine en rien un quelconque futur que nous pourrions prévoir. D’où l’importance du concept de surgissement ou de jaillissement pour dire l’être : « De manière générale, on peut caractériser le donné comme une infraction absolue aux idées de causalité et de déterminisme, ce qui est donné étant par définition indéterminé, soit un surgissement entièrement gratuit par rapport à toute considération causale. »151
Chaque instant ne pourrait pas être autre que ce qu’il est, non parce que le passé l’a déterminé à être tel, mais tout simplement parce que l’être est à chaque moment tout ce qu’il peut être. Seul le réel est rétrospectivement juge du possible. Seul était possible ce qui finalement fut. Sauf qu’à la différence 150 151
F. Alquié, Leçons sur Descartes, idem., p. 86. Le monde et ses remèdes, p. 7.
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de Descartes, ayant refusé de scinder l’être en deux, Rosset ne peut plus réintroduire Dieu et doit assumer les conséquences scientifiques, épistémologiques et pratiques d’une telle thèse. L’anti-ontologie s’inscrit donc encore pleinement dans la tradition philosophique à un écart près. Cartésianisme sans Dieu, l’anti-ontologie est grosse de toute une théorie étiologique et donc aussi logiquement, comme nous l’allons voir, de toute une théorie de la Nature. Nous pouvons désormais poser les concepts de réel ou de donné qui sont au fondement de l’anti-ontologie. Non seulement ils en sont au fondement mais en plus ce sont les seuls concepts valables de toute ontologie qui ne se racontent plus d’histoires, c’est-à-dire de toute anti-ontologie. Il faut donc entendre par « donné » ou « réel » ce qui apparaît à un moment présent (t) de l’être, seul moment existant réellement, et comprendre que ce donné est sans aucune liaison avec des stades antérieurs de l’existence. C’est ce refus de la liaison inter-phénoménale qui est peut-être le plus caractéristique de l’anti-ontologie de Rosset et du concept de réel, et il est stupéfiant de voir combien cela pourrait provenir d’un cartésianisme sans Dieu : « Qu’il nous suffise pour l’instant de conclure notre description de l’être en tant qu’évènement avec cet aperçu de la nécessité intrinsèque à la notion d’être, sans commune mesure avec la nécessité du déterminisme ; nous avons compris que la confusion entre ces deux nécessités si différentes provenait de l’absence de l’intuition du donné. »152
Là où Dieu assurait la science, l’action et peut-être même la stabilité psychologique des individus face à un monde totalement délié, Rosset doit au contraire, à partir de cette même thèse, assumer le hasard du surgissement de l’être et toutes les conséquences qui en découlent. La première de ces conséquences est la redéfinition des concepts de Nature et d’artifice, dans laquelle nous allons voir à nouveau que c’est dans un écart à la tradition que se construit tout le projet de Rosset. 152
Le monde et ses remèdes, p. 19.
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D – Nature, Matière, Artifice : une trinité hasardeuse Afin de terminer la présentation de concept de réel, nous devons en passer par une analyse du concept de Nature, analyse que nous avons déjà esquissée avec Descartes, mais qu’il nous faut préciser. La pensée de Rosset est une pensée fondamentalement antinaturaliste, et cela seul suffirait peut-être à la rendre intéressante de nos jours, tant la Nature se pose de plus en plus comme norme et même comme Sujet de droit dans l’injonction écologiste qui nous est faite de l’aimer. Bien entendu, comme nous n’avons cessé de le faire pour tous les concepts de Rosset, cet anti-naturalisme lui aussi doit être expliqué et précisé, ne serait-ce que parce qu’un problème surgit immédiatement : comment Rosset peut-il se revendiquer de Spinoza et dénoncer en même temps la notion de Nature ? Spinoza dont nous savons qu’il assimilait Dieu lui-même à la Nature dans son célèbre Deus sive Natura. Il faut donc redéfinir la notion de Nature que rejette Rosset et par conséquent aussi celle d’antinature par une re-position de l’artifice. L’opposition entre la Nature et l’artifice est traditionnelle dans l’histoire de la philosophie, même si l’articulation de ces deux concepts est toujours beaucoup plus délicate qu’on ne le croit. Pensons par exemple dans un geste derridien s’il est vraiment possible de distinguer des drogues naturelles de drogues artificielles, et de tenir jusqu’au bout cette différence ? Est-il d’ailleurs tout simplement possible de poser de façon très claire le concept même de « drogue » ? Drogue qui se distinguerait des aliments en ceci justement qu’elle donnerait à l’Homme des capacités artificielles ou une puissance artificielle, en ce sens qu’elles seraient sur-naturelles ? Comme nous le montre le problème du dopage dans le sport, la distinction est bien plus difficile à poser qu’on ne le pense, peut-être est-elle tout simplement impossible. Qu’est-ce qu’une puissance artificielle que l’on donnerait à un corps humain, et comment la désigner sans la confronter à ce qui seraient des performances naturelles de ce même corps ? Rosset ne s’engage pas directement dans cette problématique, mais elle est tout de même la diagonale qui ouvre sa réflexion sur la Nature. Car, si 102
nous croyons en cette différence entre la Nature et l’artifice – et donc entre des performances naturelles et des performances artificielles –, celle-ci est toujours basée sur une autre croyance : celle en la nature humaine. Il y a ce qui peut arriver de façon naturelle, et nous appelons artificiel ce qui va au-delà de notre conception de la nature. L’artifice serait alors l’exorbitant de la Nature comme l’être était l’exorbitant de l’existence. Notre pensée de la Nature est ainsi un anthropomorphisme négatif, en ce que : « […], ce qui est réputé se faire « par nature » est d’abord ce qui se fait sans l’homme. »153 Une simple réflexion spinoziste pourrait déjà nous révéler l’impossibilité dans laquelle s’engagent ceux qui défendent cette thèse. En effet, la pensée du naturel suppose la détermination de limites au-delà desquelles le corps sera dit avoir bénéficié d’une aide artificielle, or nul ne peut déterminer ce que peut un corps de façon naturelle car nous voyons bien ce qu’un corps fait mais en aucun cas ce qu’il pourrait faire, donc personne ne peut délimiter le naturel de l’artificiel (Q.E.D). Toutefois, si Rosset ne s’en tient pas là, c’est parce que le concept qui l’intéresse en réalité dans cette opposition de la Nature et de l’artifice est un troisième terme qui provient directement de l’anti-ontologie que nous avons dépliée : celui de hasard. Dans l’existence, Rosset commence par distinguer trois domaines ou trois règnes : Nature, Artifice et Hasard : « Ainsi peut-on distinguer trois grands règnes dans l’existence (artifice, nature, hasard) et définir le règne de la nature comme un tiers-état, ne relevant ni de l’homme (artifice) ni de la matière (hasard). »154 La Nature occupe alors une place tout à fait particulière, elle n’est pas ce qui est créé par l’Homme, mais elle n’est pas non plus ce de quoi l’Homme est totalement absent et qui relève du hasard. Ce qui caractérise avant tout cette Nature est le déterminisme. Mais entendons bien ce que veut dire ici Rosset. Le déterminisme qui caractérise la Nature est bien le déterminisme causal qu’a rejeté l’anti-ontologie, et non pas le déterminisme vertical de l’existence. La Nature est la 153 154
L’anti-nature, p. 10. [C’est Rosset qui souligne] L’anti-nature, p. 11.
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nécessité que nous glissons entre les phénomènes. Contre la conception évènementielle du réel, l’erreur de la pensée naturaliste est d’introduire entre les phénomènes de la causalité horizontale. Nous retrouvons encore ici une conception extrêmement classique en histoire de la philosophie selon laquelle la Nature relève du monde des objets ; objets qui pour apparaître tels, se soumettent aux lois de constitution de l’objectité du Sujet. Si Rosset se détache de la pensée naturaliste c’est donc parce que le concept de Nature refuse d’accepter le réel comme donné et comme évènement. La construction du concept de Nature n’est rien d’autre que la construction d’un double du réel, double du réel qui a ceci de rassurant qu’il met de la causalité là où il n’y a en réalité que du hasard. Avant de juger cette thèse, expliquons-là en replaçant la Nature entre l’artifice et le hasard. La Nature est d’abord l’opposé de l’artifice qui introduit une certaine indétermination dans l’existence, ne serait-ce que parce qu’il porte en lui le concept de risque. Nous savons plus que jamais cela, toute tentative artificielle suppose le fait d’assumer un risque, comme nous le voyons de façon négative dans la peur que peut inspirer toute technique. Mais elle s’oppose aussi à la matière, qui étant pur hasard, échappe elle aussi à toute causalité interphénoménale. La Nature a ceci de particulier qu’elle est le seul des trois concepts qui refuse d’assumer l’indétermination et pose au contraire une nécessité : « Entre ces deux pôles d’indétermination, la nature occupe le lieu de l’ordre et de la nécessité : plaine de certitude entre le hasard de la matière et les aléas de l’activité humaine. »155 Nous comprenons donc pourquoi Rosset ne peut se placer du côté du naturalisme puisque toute son anti-ontologie le pousse vers le hasard de l’existence. Mais nous comprenons aussi pourquoi Rosset ne se place pas pour autant du côté de l’artificialisme, puisque l’artifice lui aussi suppose l’introduction de causalité dans le réel, ne serait-ce que dans le fait que tout artificialisme suppose 155
L’anti-nature, p. 13.
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un projet de construction. Ce que rejette au fond Rosset de façon tout à fait conséquente selon son système est in fine toute conception du réel qui relèverait de la construction du Sujet, c’est-à-dire tout ce qui pourrait s’assimiler à des objets. C’est cela seul qui nous permet de comprendre comment il peut rejeter dans un seul et même geste la Nature et l’artifice au profit de la matière, parce que ceux-ci partagent la même erreur de projeter sur le réel une causalité inter-phénoménale qui est une pure illusion visant à nous tranquilliser face à la réalité du hasard absolu. Ce rejet de la Nature s’inscrit pleinement dans la logique de l’anti-ontologie, puisque comme celui-ci le montre, la notion de Nature pensée comme déterminisme causal se retrouve tout autant dans la métaphysique que dans la théologie, et donc aussi in fine dans la conception traditionnelle de l’ontologie. Ce que met au jour Rosset de façon négative par son anti-ontologie est le lien fondamental qu’il y a entre Nature, Religion, Métaphysique et Ontologie classique. Commençons par la religion. Nous pourrions penser qu’il n’y a rien de plus opposé à l’idée de Nature que celle de Religion, puisque toute l’étude de la Nature – et donc la science physique – est souvent pensée comme étant le strict opposé de la pensée religieuse. Science rigoureuse d’un côté, et refus de l’acceptation des lois de la Nature, obscurantisme, de l’autre. Toutefois, la religion est malgré tout inscrite dans une pensée de la Nature en ce qu’elle suppose l’idée de Nature et s’accommode parfaitement de celle-ci. Tout d’abord parce que l’idée de religion suppose l’idée de surnaturel. Or le surnaturel suppose à son tour l’idée de Nature, afin de pouvoir la dépasser. Par exemple, traditionnellement, le miracle est pensé comme une rupture des lois de la Nature. Afin de distinguer le prophète qui fait des miracles du simple technicien qui utilise brillamment les lois de la Nature, nous invoquons normalement le fait que le miracle est en rupture avec les lois de la Nature. Bien entendu, cette conception du miracle est celle de la religion élémentaire et nous devrions bien plutôt dire pour notre part que le miracle ne viole pas les lois de la Nature, mais qu’il 105
présente de façon incompréhensible pour notre entendement fini la rencontre de deux séries causales qui ne devaient, ou qui ne devraient, jamais se rencontrer : les lois de la Nature et les lois de la Culture, l’être et le devoir-être (thème tellement travaillé par le Maharal de Prague ou plus récemment par Levinas). Ainsi par exemple de l’ouverture de la mer rouge qui laisse passer les hébreux et se referme sur les armées de Pharaon. Le miracle ne provient pas tant du fait que la mer rouge s’ouvre, puisqu’elle s’ouvre selon les lois de la Nature (vent, tsunami, tremblement de terre sous-marin), mais le miracle provient du fait que ces causes naturelles produisent leurs effets juste au moment où les hébreux ont besoin de passer, et cessent de le faire lorsque les égyptiens passent à leur tour. Mais il n’y a point de violation des lois de la Nature dans tout cela. Le miracle n’est que l’adéquation mystérieuse et inhabituelle du devoir-être et de l’être. D’où la pensée de l’anti-ontologie comme miracle puisqu’elle pose cette adéquation pour tout être. Tout se passe comme si la Nature tout à coup protégeait les bons contre les mauvais 156 . Toutefois, même dans cette conception plus subtile du miracle, il n’empêche que nous avons encore besoin de la notion de Nature, puisque nous avons besoin de l’ordre naturel afin que celui-ci puisse entrer en adéquation avec l’ordre culturel. Deuxièmement et surtout, la religion a non seulement besoin du concept de surnaturel, mais en plus de l’idée de cause des phénomènes. Il faut que tout ce qui arrive advienne par l’effet d’une certaine cause, que celle-ci soit selon les cas, naturelle ou surnaturelle. Ainsi, et nous devons suivre Rosset sur ce plan là, la Nature offre à la religion les deux points dont elle a absolument besoin. Elle lui offre le
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Peut-être trouvons-nous là dans cette conception du miracle une explication de la violence du Hérem prononcé à l’encontre de Spinoza. En effet, la communauté juive d’Amsterdam se devait de maintenir la différence entre l’être et le devoir-être, réservant leur concomitance ou leur rencontre à la notion de miracle. Or, comme la philosophie de Spinoza (et celle de Rosset) pose en tous moments l’adéquation de l’être et du devoir-être elle fait finalement, comme nous l’avons déjà vu, de tout instant un miracle.
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fait que les phénomènes ont un principe, une raison157 , mais elle fait aussi don à la religion de l’idée selon laquelle il existe une force qui engendre les phénomènes les uns à partir des autres : « La nature délivre, d’une même autorité mystique dont l’origine animiste est évidente, la raison des êtres et les conditions de leur durée, […]. »158 Ce n’est donc pas Nature et religion qui s’opposent, mais Nature et matière. Ou peut-être, pour le dire avec les mots de Rosset, Nature et existence. Et elles s’opposent sur les deux concepts clés de l’ontologie, à savoir, ceux de causalité et de hasard. Certes, nous ne pouvons pas totalement confondre la Nature et la religion, mais nous comprenons facilement qu’elles se réunissent sur un fait finalement très simple, fait auquel s’oppose radicalement la matière et la pensée de Rosset. Tant la religion que la Nature pensent toujours l’être comme le résultat d’un « faire », que ce « faire » soit l’œuvre d’une volonté divine ou de forces naturelles. Mais que l’être soit l’œuvre d’une personnification ou de forces naturelles ne modifie pas fondamentalement la thèse : « Le passage du « se fait par Dieu » au « se fait tout seul » n’[en] est en effet qu’une anecdote, qu’un accident de croissance, […]. »159 Dans les deux cas le Monde est « fait » et provient de causes, et il trouve son principe tout comme sa force d’exister à l’extérieur de lui-même : « […], dès lors que ce qui existe doit son existence à autre chose qu’à soi-même, on a affaire à une vision théologique et il importe en vérité assez peu que ce principe, qui précède et rend possible l’existence, s’appelle Dieu ou nature. »160
Au contraire, seule la matière échappe à la causalité, et son existence à chaque moment ne se donne que par hasard. Contre les concepts de cause, de force ou de ratio, communs à la Nature et à la religion, elle pose ceux d’inertie et de hasard. A l’inverse de la Nature, l’existence ne provient d’aucune cause, 157
En ce sens c’est une pensée fondamentalement métaphysique. Cf. Vincent Carraud, Causa sive ratio : La Raison de la cause de Suarez à Leibniz, PUF, Paris, 2002. 158 L’anti-nature, p. 32. 159 L’anti-nature, p. 34. 160 L’anti-nature, p. 40.
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et ne dispose d’aucune force propre lui permettant de durer dans le temps. Il en va de même pour la métaphysique, et nous retrouvons bien là les premiers liens que nous avions tissés entre Ontologie (classique), Métaphysique et Théologie. Afin de développer cela, Rosset montre comment les concepts métaphysiques ne se définissent que par rapport à la Nature. Tout comme la religion, la métaphysique a besoin de la Nature pour se définir contre celle-ci ; pour poser ses concepts, fût-ce contre ceux de la Nature. S’il est facile de dire ce que la Nature n’est pas (ni l’artifice ni la matière), il est en revanche presque impossible de dire positivement ce qu’elle est. Mais, sans savoir ce qu’elle est, c’est elle qui joue le rôle le plus essentiel dans la construction des concepts de la métaphysique, et nombre d’entre eux ne peuvent prendre sens que dans une relation d’opposition à celleci. Par exemple les concepts d’esprit ou de liberté, ou même le concept d’Histoire dont les définitions, elles aussi extrêmement complexes, sont essentiellement définies dans une relation à la Nature, même si cette relation est une confrontation : « Le rien de pensé sous le concept de nature n’est donc pas un rien quelconque : il définit un rien à partir de quoi il devient possible de penser autre chose. »161 Et nous pouvons comprendre cela puisque toute métaphysique suppose une physis qu’elle transcende et qui lui est absolument essentielle. Point de métaphysique sans avoir posé d’abord une Nature que ses concepts vont justement viser à dépasser ou à transcender. Rosset rejette donc le concept de Nature pour tout ce qu’il porte de causalité et de force. Le naturalisme présente tout autant d’illusion que la métaphysique ou la théologie. En fait, il ne fait que répéter l’erreur fondamentale de celles-ci, erreur que nous pouvons déjà commencer à penser comme une illusion ou comme une volonté de donner sens à un être qui en est totalement dépourvu : « L’idée fondamentale du naturalisme est une mise à l’écart du rôle du hasard dans la genèse des existences : […]. »162 Contre la Nature, Rosset construit donc 161 162
L’anti-nature, p. 16. L’anti-nature, p. 20.
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une philosophie totalement matérialiste qui place en son cœur le hasard, hasard qui n’est pas à comprendre comme une incapacité du sujet à comprendre la multiplicité des causes qui déterminent un phénomène, mais au contraire un hasard qui se pose comme non-causalité, comme anti-cause : « L’unique cause des phénomènes est une « anticause » : le hasard, apte à emprunter mille chemins, […]. »163 Ce matérialisme, il nous faut maintenant le mettre au jour, le penser et l’expliquer car bien qu’il ne fasse que suivre de l’anti-ontologie, il trouve une place tout à fait unique dans l’histoire de la philosophie, puisqu’en se mettant à distance de l’ontologie classique, de la métaphysique et de la théologie, ce sont en réalité de nombreux concepts très usuels en philosophie qui sont réfutés comme non opérants. Ainsi, l’anti-ontologie ne peut que provenir d’une crise et provoquer une crise, en redessinant les marges des concepts de la philosophie : « […], il faut une crise de la philosophie (impliquant que toutes les représentations de principe d’être, de cause, de nécessité, sont provisoirement écartées) pour que devienne possible une pensée artificialiste, assumant ses représentations de l’existence à partir de la seule idée de hasard. »164 Tout le matérialisme de Rosset repose sur un renversement conceptuel que nous pourrions presque assimiler à une déconstruction, si nous entendons par là le renversement d’une opposition conceptuelle traditionnelle au profit du concept qui était selon la tradition le plus faible. Contre une utilisation abusive du concept de déconstruction qui la réduit à une simple analyse, nous tenons à cette définition comme renversement de la hiérarchie au profit du concept traditionnellement le plus faible. Mais il faudrait en plus dire que la hiérarchie est renversée avec les armes mêmes qui la fondaient. Ainsi par exemple dans De la Grammatologie Derrida montre comment traditionnellement le concept d’écriture a toujours été dévalorisé par rapport à celui de communication orale tout particulièrement parce que la parole est une communication qui 163 164
L’anti-nature, p. 42. L’anti-nature, p. 127.
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se fait en présence des interlocuteurs, alors que l’écriture est un mode de communication qui fonctionne dans leur absence. Là où réside la déconstruction, c’est dans le fait que Derrida montre que la parole est tout aussi liée à l’absence des interlocuteurs que peut l’être l’écriture, et donc que le critère traditionnel à l’aune duquel s’établissait traditionnellement la hiérarchie peut tout aussi bien valoriser le terme le plus faible. La hiérarchie est donc totalement mise en cause et renversée, mais de plus, elle l’est avec les outils qui ont servi à la construire : l’opposition présence/absence. Or, malgré les attaques que lance Rosset contre Derrida à de très nombreux endroits de ses textes, sur le concept de Nature, il faut bien dire qu’il se livre à une déconstruction dans le sens très précis de la déconstruction derridienne. Car, alors que la tradition pose la primauté de la nature et la secondarité de l’artifice qui ne fait que l’imiter en la dégradant : « C’est une tradition ancestrale que de considérer l’artifice comme une prolongation de la nature, comme du naturel continué par d’autres moyens, pour paraphraser une expression de Clausewitz. »165 , Rosset quant à lui pose la primauté de l’artifice et la construction artificielle de la nature. Notons pour commencer qu’il ne faut pas confondre tous les naturalismes et Rosset les distingue de façon on ne peut plus précise. Aussi, il ne faudrait pas parler du naturalisme comme s’il était un seul bloc : « Les expressions modernes du naturalisme p euvent être groupées selon trois grandes tendances, qui figurent trois manières différentes d’en user avec l’idée de nature : ou bien l’on estime que la nature était présente mais s’est dégradée, et qu’il faut la protéger de toute détérioration nouvelle (naturalisme conservateur) ; ou bien l’on estime que la nature n’est pas encore présente et qu’il faut l’instaurer (naturalisme révolutionnaire) ; ou enfin l’on considère la nature comme une instance absente, dont les prétendues manifestations sont d’ordre purement social, et qu’il s’agit paradoxalement de transgresser pour aboutir à une existence réelle et véritablement « naturelle » (naturalisme pervers). »166 165 166
L’anti-nature, p. 9. L’anti-nature, p. 295.
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Néanmoins, dans tous les cas, c’est toujours la Nature qui est posée comme valeur fondamentale. Le terme de l’action ainsi que la valeur poursuivie sont bien le naturel. Que nous cherchions à l’atteindre, à la préserver ou à la dévoiler, dans tous les cas c’est encore et toujours la Nature qui est valorisée face à son adversaire maléfique : l’artifice. Or, Rosset ne nie pas cette valeur de la Nature mais son geste consiste à dire que puisque la nature est une création artificielle, plus nous valorisons le naturel et plus nous sommes en réalité en train – sans le savoir – de mettre en avant les vertus de l’artifice. Comme dans toute déconstruction, il faut commencer par montrer la fragilité des frontières entre les deux concepts. Et si nous pouvons accepter facilement leur différence, en réalité il est facile de montrer que celle-ci est très fragile, ne serait-ce que par le simple fait que nous pouvons passer de l’un à l’autre très facilement : « L’artifice peut produire de la nature et, inversement, la nature peut se dégrader et produire spontanément de l’artifice, […]. »167 Tous ceux d’entre nous qui se sont essayés à l’apprentissage d’un instrument de musique le savent bien. La seule façon de s’assurer qu’un geste soit totalement naturel lors d’un concert n’est pas de le laisser se dérouler sans intervention de l’Homme (ce qui est, souvenonsnous, la définition la plus simple de ce qui arrive naturellement « ce qui se fait sans intervention de l’Homme »), mais au contraire de l’avoir travaillé des milliers de fois, jusqu’à ce que nous n’ayons même plus à penser si la touche sous notre doigt est un do ou un si, mais que sans que nous le voulions, nos doigts aillent d’eux-mêmes sur les notes que nous lisons. Même si cette attitude peut sembler se dérouler sans intervention de notre intention, elle suppose des heures et des heures de travail et de répétition. Pour qu’un geste soit naturel, il faut donc l’avoir travaillé, l’avoir construit et automatisé. Nous retrouvons là la faiblesse de la Nature, et nous comprenons ce qui fait que la frontière entre artifice et Nature est tellement fragile, à savoir que la Nature est paradoxalement toujours une construction artificielle. La Nature n’est pas ce qui est 167
L’anti-nature, p. 18.
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spontanément donné, mais elle ne peut être que le résultat d’un long travail humain comme le savent à la fois les musiciens et les sportifs. De la même façon, il est coutume de croire dans le domaine de la pensée et tout particulièrement des mathématiques, que nous pourrions facilement opposer l’intuition et la déduction. L’intuition relevant de ce qui se donne à nous de façon spontanée et naturelle, contre la déduction qui appelle toujours de l’artifice, des formes, des formules et des techniques. C’est d’ailleurs cette opposition qui justifie la construction d’une méthode, pensée comme chemin artificiel afin d’atteindre le vrai. Rappelons par exemple que dans les Regulae, Descartes les oppose absolument en indiquant que la méthode afin de bien conduire son esprit pour atteindre le vrai, doit toujours commencer par une intuition simple qui se déplie par la suite par diverses déductions. Cette distinction nous a toujours paru mystérieuse ; car, au fond, une intuition, qu’est-ce sinon une déduction que nous aurions répétée des milliers de fois ? Une intuition n’est-elle pas, dans le domaine de la pensée, exactement la même chose que le geste parfait d’un pianiste qui semble tout naturel parce qu’il est le fruit d’une habitude et d’un travail de très longue haleine ? Aussi, voyons-nous bien que la frontière entre nature et artifice est fragile et que d’ores et déjà c’est bien le concept d’artifice que prime parce que la Nature n’est rien d’autre qu’un artifice auquel nous sommes tellement habitués qu’il nous paraît tout naturel. Nous comprenons donc le premier mouvement de l’analyse de Rosset qui consiste à rapprocher la Nature et l’artifice en tant qu’ils sont tous deux des constructions humaines, afin de disqualifier dans un deuxième moment toute construction au profit du seul donné : le hasard et la matière. Sa logique est d’une force redoutable et elle se déplie de la façon suivante. La philosophie a pour habitude de rejeter l’artifice en tant que construit, or la Nature est tout autant construite que l’artifice, donc si nous rejetons ce qui relève de la construction humaine au profit de la donation évènementielle du réel, il faut exclure de l’anti-ontologie et la Nature et l’artifice au seul profit de la matière.
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Ce rapprochement entre la Nature et l’artifice, Rosset le renforce à partir d’un point commun qui est celui de leur efficacité. Au fond, si la nature est artificielle mais qu’il nous est difficile de le percevoir, c’est parce que tout comme les productions techniques humaines, ce qui subsiste en elle n’est rien moins que ce qui marche. C’est le concept d’efficacité qui fait le pont entre le deux mondes, et qui, les hantant les deux, permet de les penser l’un à partir de l’autre. Entre la Nature et l’artifice se met en place une spirale qui, parce qu’elle fonctionne, brouille les pistes entre les deux concepts. Expliquons cela par un exemple. Prenons la coutume culturelle la plus massive, l’interdit de l’inceste, et demandons-nous si celui-ci est naturel ou artificiel ? Nous savons aujourd’hui que l’interdit de l’inceste a une efficacité eu égard à la Nature. Tout d’abord, il fonctionne comme principe de survie en ce qu’il limite la violence intestine des groupes en faisant obstacle à la violence mimétique qui se déchaînerait si tous les membres du groupe focalisaient leurs désirs sur les mêmes femmes. Mais il a aussi une efficacité naturelle à un niveau beaucoup plus profond, à un niveau génétique de la survie de l’espèce en ce que celui-ci, permettant un brassage plus important, minimise la multiplication des problèmes génétiques qui ne manquent pas de se produire au sein des groupes incestueux. De par cette efficacité et de par les avantages réels qu’il apporte eu égard à la Nature, nous pourrions penser que l’interdit de l’inceste est lui-même naturel, qu’il n’est rien de plus qu’une stratégie de la Nature puisqu’elle semble en tirer quelques bénéfices. Or, nous savons d’un autre côté que l’anthropologie (et notamment celle de Lévi-Strauss) a souvent fait de celui-ci paradoxalement la loi même de la Culture, et donc de l’arrachement de l’Homme à la Nature. L’efficacité naturelle d’une coutume nous a donc fait oublier combien celle-ci était au départ totalement artificielle, construite, et c’est parce qu’elle a une efficacité dans le champ de la Nature, que nous avons tendance à penser que celle-ci a un fondement naturel. Il faudrait en dire en réalité de même pour toutes les coutumes, qui, avec le temps, apparaissent de plus en plus naturelles, et arrivent même à trouver leur justification dans une Nature illusoire alors qu’elles ne relèvent que de la 113
pure artificialité. Nous pourrions penser ici à la monogamie qui en Occident semble bien le régime le plus naturel du couple, ou même à l’homosexualité qui, dans les pays dans lesquels celleci est condamnée l’est souvent parce qu’elle est représentée comme « antinaturelle », alors que nous savons bien que si l’hétérosexualité et la monogamie nous semblent aujourd’hui naturelles, c’est en réalité parce qu’elles sont des conventions auxquelles nous nous sommes tellement habitués qu’elles ne nous semblent même plus devoir se justifier dans des choix culturels et conventionnels. Il y a donc naturalisation par autoréalisation. Cela a tellement bien fonctionné, que nous avons oublié qu’il a fallu, à un moment donné, le créer : « Le futur prend le relais du passé comme l’effet prend le relais de la cause : c’est dans une nature que l’illusion naturaliste fait miroiter l’origine des coutumes, alors que c’est de la coutume que dérive la constitution de toute nature. »168
Sur ce point, il faudrait rapprocher la théorie de Rosset de celle de René Girard qui montre comment le processus d’hominisation lui-même est une autoréalisation qui trouve sa justification a posteriori dans l’efficacité du processus169 . Il faut penser le réel sur le même modèle que celui selon lequel nous pensons les créations culturelles humaines. Ce que nous appelons Nature est une régularité qui s’est imposée petit à petit, par essais et erreurs. Pour ce, Rosset ne rejette pas la régularité que nous observons dans les phénomènes, mais il rejette à la fois la causalité inter-phénoménale et l’origine des lois dans une entité première, pure et originelle que nous appellerions la Nature : « On répondra, tout d’abord, qu’il ne s’agit nullement, pour la pensée artificialiste, de nier l’existence de régularités appelées naturelles, mais seulement de nier leur appartenance à une nature. »170 Deux points doivent être expliqués. Tout d’abord, il est facilement compréhensible que Rosset rejette la Nature puisque la Nature suppose une 168
L’anti-nature, p. 29. Nous nous permettons de renvoyer le lecteur à notre René Girard, Du mimétisme à l’hominisation : la violence différante, Paris, L’Harmattan, 2006. 170 L’anti-nature, p. 58. 169
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continuité temporelle qui trouve ses sources dans un passé et qui se réalise dans un futur. Or, tout le geste de Rosset est de mettre entre parenthèse à la fois le passé et le futur pour ne retenir que la seule existence du présent, totalement déterminé par son être-présent mais totalement détaché de toute causalité horizontale. Pour ce, la seule disqualification du passé et du futur suffirait à rejeter l’idée de Nature, contre la pure existence du présent : « L’artificialisme est une pensée du présent, c’est-à-dire de ce qui existe ; le naturalisme est une pensée du passé et du futur, c’est-à-dire de ce qui n’existe pas, et qui ne trouve dans la notion d’être qu’un réceptacle purement terminologique. »171
Mais de plus, comme l’être est, il faut penser ses lois, ou tout au moins les régularités qui se donnent, sur le modèle des lois culturelles et conventionnelles. Rien dans l’être ne déterminait telle ou telle loi physique à exister, celle que nous voyons aujourd’hui n’est que le reflet du hasard qui a réussi à s’imposer par son efficacité. Tout comme une loi civile s’impose par son succès, tout comme l’interdit de l’inceste s’impose parce que ça marche, de même les régularités qui apparaissent dans l’existence peuvent être formalisées par des lois qui s’imposent parce qu’elles fonctionnent : « Il suffit de concevoir le hasard comme générateur d’innombrables tentatives, et l’existence comme le résultat de certaines de ces tentatives : fruit de la convenance et du hasard. »172 Il y a ainsi une vision fondamentalement pratique de la science mais aussi de l’être. Ce qui est, c’est ce qui a marché, l’être est un hasard qui a fonctionné : « Le principe d’analogie qui permet de fondre en une même intuition lois naturelles et lois instituées est la notion de convenance – au sens lucrétien du terme, qui veut que telle combinaison atomique soit viable (conveniens), telle autre pas. »173
171
L’anti-nature, p. 310. L’anti-nature, p. 58. 173 L’anti-nature, p. 58. [C’est Rosset qui souligne] 172
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C’est là peut-être que se manifeste le mieux le caractère artificialiste de la pensée de Rosset. Dans le fait que nous devons penser l’être à l’aune d’une institution humaine. Contre les philosophies qui ont voulu naturaliser la politique ou penser la place de la Nature dans les processus politiques, il faut au contraire penser l’être sur le modèle de la politique, et donc du succès : « Toute existence apparaît en effet, aux yeux d’une pensée artificialiste, sous les auspices de la réussite : de même qu’une régularité naturelle doit son existence à un succès physique (convenance atomique), de même une régularité institutionnelle doit son existence à un succès social. »174 Nous avions déjà vu l’importance cruciale du concept de « donné », maintenant ce donné trouve une nouvelle nomination. L’artificialisme transforme ce qui était un donné, en fait : « Il est très remarquable que le mot latin de factum ait livré le double sens de ce qui existe (le fait réel, par opposition à l’illusion et au rêve) et de ce qui est fabriqué (l’artifice, par opposition à la nature) ; […]. »175 La Nature n’existe donc que de façon artificielle parce qu’elle suppose l’existence d’un sujet qui la crée, et cette création ne peut se faire que par une violation essentielle des lois du réel : comme illusion de l’existence d’une détermination causale inter-phénoménale. La Nature telle que la conçoit traditionnellement la philosophie est donc une erreur ontologique. Et cette erreur réside fondamentalement dans le fait d’oublier le hasard. Tout comme Heidegger reproche à la philosophie l’oubli de l’Être, il faudrait dire que Rosset reproche à tout un versant de la philosophie d’avoir oublié le hasard, c’est-à-dire le réel. C’est sur ce point qu’il est parfois difficile de suivre totalement Rosset et que nous souhaitons essayer de préciser conceptuellement un point important. Car celui-ci avait commencé par distinguer très clairement trois domaines de l’être : la Nature, l’artifice et le hasard. Cette distinction s’étendait d’ailleurs à trois formes d’effets176 et aussi à trois formes de nécessité : 174
L’anti-nature, p. 58. L’anti-nature, p. 309. [C’est Rosset qui souligne] 176 L’anti-nature, p. 12. 175
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« La nécessité de nature ne s’oppose donc au hasard et à l’artifice que parce qu’elle est censée transcender l’ordre des nécessités factuelles (hasard) et celui des nécessités arbitraires (qui suppose la production préalable d’un artifice humain). »177
Mais la difficulté qui se fait jour est que Rosset maintenant assimile l’artifice et le hasard. Alors qu’il y avait trois pôles et que cette trinité pouvait parfaitement se comprendre, celle-ci est réduite à deux par la fusion de l’artifice et du hasard, contre la Nature : « L’artificialisme dont il a été et sera question dans le présent livre désigne donc essentiellement une dénégation de la nature et une affirmation universelle du hasard ; […]. »178 Ici, il nous semble que la pensée de Rosset vacille même si elle demeure ferme sur le point essentiel, à savoir l’affirmation que le principe fondamental de l’être est bien le hasard. Dans cette assimilation de l’artifice et du hasard, nous ne pouvons suivre Rosset. Il nous semble au contraire que la force de Rosset serait bien plus de se défaire à la fois du concept de Nature (qui pose une causalité passée) et de celui d’artifice (qui pose une causalité future), au seul profit de celui de hasard (qui exclut toute causalité quelle qu’elle soit). Rosset lui-même va d’ailleurs souvent de façon explicite dans ce sens : « La frontière entre le naturel et l’artificiel se dissout ainsi, au profit d’une généralisation de la fonction du hasard dans la genèse des existences : toujours fruit du hasard, aucun objet ne saurait plus appartenir au domaine de l’homme ou au domaine de la nature. »179 Cette citation est parfaitement claire et compréhensible, mais alors pourquoi Rosset répète-t-il si souvent que se pensée demeure artificialiste ? Nous préférons pour notre part continuer à dire de la pensée de Rosset qu’elle est matérialiste (en tant que la matière est le domaine du hasard) et non pas artificialiste. Le détour par l’artifice n’a servi qu’à montrer en quoi la Nature elle-même est artificielle afin de la disqualifier. Mais la disqualification finale de la Nature et de l’artifice confirme la thèse générale de l’évènementialité de tout réel. Contre la construction artificielle de la Nature et contre la 177
L’anti-nature, p. 13. L’anti-nature, p. 55. [C’est Rosset qui souligne] 179 L’anti-nature, pp. 53-54. 178
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construction – par définition – de tout artifice, le réel ne relève que du seul donné, et donc du hasard. Ainsi pouvons-nous clore notre analyse de la Nature et l’affirmation de la dénaturalisation du réel par une approche un peu plus précise du réel, que nous continuons à encercler petit à petit : « La « formule » de l’être pourrait ainsi être décrite comme la rencontre du hasard avec la faculté de durer : Etre = Hasard + Succès. »180
E – Le tragique et le hasard : contre l’interprétation Nous avons commencé à voir que l’un des reproches majeurs que Rosset adresse à la Nature est d’être une projection rassurante de causalité inter-phénoménale par un sujet, sur un réel totalement insignifiant et donc effrayant. Nous passons petit à petit par ce concept de Nature à la problématique des doubles et à la construction de ceux-ci afin de fuir le réel. Mais pour bâtir ce pont entre le réel et les doubles, nous devons introduire un nouveau concept fondamental à la philosophie de Rosset : celui de tragique. Car, pour être insignifiant, le réel n’en est pas pour autant absurde. L’absurde en effet suppose encore une certaine présence de sens, même si celui-ci n’est là que pour être nié. Rosset souhaite aller au-delà de cela en affirmant l’insignifiance en deçà même de l’absurde : « L’insignifiance tragique conteste l’existence d’un tel règne : aucun sens n’est donné pour elle, fût-il le plus absurde. »181 Cela peut facilement se comprendre. Nous comprenons bien que l’idée de Nature puisse nous mener à l’absurde. Imaginons le cas d’une catastrophe naturelle, tsunami, tremblement de terre, incendie ; nous savons que celle-ci emporte autant les crapules que les honnêtes gens. La Nature ne sélectionne pas ses victimes selon les catégories de bons et de mauvais. Celle-ci étant axiologiquement neutre, nous pensons traditionnellement qu’elle se déplie sans aucune finalité. Elle ne vise rien, elle ne 180 181
L’anti-nature, p. 58. Logique du pire, p. 18.
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réalise aucun but. C’est bien là ce que nous appelons l’absurde. Comme le résume parfaitement Rosset : « […], c’est là le propre de la pensée de l’absurde – Absurde = Idée de nature – Idée de finalité. »182 Mais nous voyons ce que ne peut tolérer Rosset. Poser une telle absurdité, c’est encore interpréter le réel et donc par définition le manquer. Dire que la Nature déplie sa puissance selon une neutralité axiologique, c’est encore interpréter ce qu’elle fait, ne serait-ce qu’en affirmant sa neutralité. Dire de quelque chose qu’il est neutre, c’est encore en dire quelque chose. Rosset souhaite donc remonter en deçà de cette absurdité pour poser l’insignifiance du réel, insignifiance qui provient de son caractère fondamentalement hasardeux. Alors que la Nature, dans le meilleur des cas (nous laissons ici de côté le cas d’une pensée qui donnerait un sens à la Nature, puisque celle-ci serait d’autant plus disqualifiée comme quasiment théologique) peut nous mener sur les chemins de l’absurde, la pensée tragique refuse l’absurde à la faveur du hasard. Afin d’arriver à une telle insignifiance qui doit se méfier de toute interprétation, fût-ce de celle qui poserait l’absurdité, la seule attitude est celle de la retenue, et nous retrouvons là le mot d’ordre de la philosophie de Rosset, qui pourrait aussi être celui de la philosophie de Deleuze : « D’abord donc, se garder d’interpréter. »183 Ce refus absolu de l’interprétation est à nos yeux le point le plus délicat de la thèse de Rosset, et pour tout dire, il nous semble difficile de poser une philosophie quelle qu’elle soit qui refuse de façon totale la moindre interprétation du réel pour une raison que nous expliquerons petit à petit mais que nous pouvons commencer à poser dès maintenant, à savoir que sans interprétation, le réel lui-même n’est rien. Mais exposons pour l’instant la thèse de Rosset, à savoir que le réel ne peut être atteint que par un refus de l’interprétation, une suspension tragique qui affirme le seul hasard contre la finalité, contre la causalité et contre le déterminisme : 182 183
L’anti-nature, p. 70. La philosophie tragique, p. 7.
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« On peut même affirmer que le refus de toute interprétation est d’autant plus indispensable dans notre sujet qu’il constitue l’âme même du sentiment tragique, - et que nous pourrions donner comme première définition du Tragique la révélation d’un soudain refus radical de toute idée d’interprétation. »184
Afin d’expliquer cela, nous pouvons utiliser un philosophe que Rosset affectionne tout particulièrement : Spinoza. Nous avions déjà pointé le fait qu’il y avait un paradoxe dans la position de Rosset, paradoxe qui consiste dans le fait que d’un côté celui-ci se revendique de la philosophie de Spinoza et que pourtant il rejette toute idée de Nature. Nous pouvons expliquer désormais ce paradoxe car si Spinoza place au cœur de son système le concept de Nature, c’est un concept de Nature délié de toute signification et de toute quête de sens. Sur ce point Rosset a parfaitement raison. Il est en effet remarquable que le système de Spinoza – système rationaliste s’il en est – est un système qui évince toute référence à un sens de ce qui arrive. Totalement envahi par la rationalité, le système spinoziste est privé de tout sens : « Ici apparaît la clef du paradoxe spinoziste : Spinoza affirme la nécessité, mais après l’avoir privée de tous les attributs dont l’ensemble contribue à donner un sens philosophique à la notion de nécessité. Ainsi privée de référence anthropologique, finaliste, métaphysique, la nécessité devient, chez Spinoza, un blanc, un manque à penser, exactement au même titre que le hasard. »185 Comme nous l’avons déjà posé dans notre concept de déterminisme noncausal, la philosophie de Spinoza est un déterminisme nonnécessaire. Il y a ainsi une adéquation parfaite entre le système spinoziste et celui de Rosset en ce sens que la seule chose que nous pouvons dire des choses qui arrivent, c’est qu’elles arrivent, sans jamais pouvoir leur assigner des causes qui expliqueraient « pourquoi » elles arrivent. Nous devons nous résigner dans le meilleur des cas à constater a posteriori qu’elles sont arrivées : « L’affirmation spinoziste de la nécessité apparaît donc finalement comme exactement équivalente à l’affirmation du hasard : la définition de la nécessité selon 184 185
La philosophie tragique, p. 7. Logique du pire, p. 120.
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l’Ethique étant que rien, sans exception, n’est nécessaire – que tout peut s’interpréter sans recours à une idée métaphysique, théologique ou anthropologique de nécessité. »186 Notons néanmoins un grave problème dans ce rapprochement entre Rosset et Spinoza, et ce problème repose justement sur l’interprétation. Si nous ne pouvons suivre Rosset jusqu’au bout dans sa lecture de Spinoza comme philosophe qui serait proche de lui parce qu’il aurait lui-même refusé toute interprétation, c’est parce qu’il y a dans la philosophie de Spinoza une volonté explicite d’interpréter. Bien plus, il y a dans la philosophie de Spinoza toute une théorie de l’interprétation, théorie qui se développe sur chacune des pages du Traité théologico-politique qui est en grande partie une théorie de l’interprétation des Ecritures, et de façon tout à fait explicite dans son chapitre VII au titre on ne peut plus clair : De l’interprétation de l’Ecriture (De interpretatione Scripturae)187 . Que faire alors de cette théorie de l’interprétation spinoziste lorsque l’on se revendique de Spinoza et que pourtant on souhaite exclure de sa pensée toute volonté d’interprétation ? Afin de rendre compte de cela il faut préciser le concept d’interprétation que rejette Rosset, et cela nous permettra d’encercler un peu plus le réel. Notre hypothèse est que Rosset – tout comme Spinoza d’ailleurs – ne refuse pas toute interprétation, mais uniquement l’interprétation morale parce qu’elle pousse les Hommes à construire de façon fictive un monde autre que le monde, un monde idéel et idéal à l’aune duquel le monde matériel va être jugé. C’est donc à un concept d’interprétation extrêmement restreint que Rosset s’attaque. Car au fond peut-on rejeter le concept d’interprétation dans son sens le plus large. Même au niveau le plus élémentaire, le réel luimême ne se donne-t-il pas après une interprétation minimale de notre part. Ainsi par exemple des couleurs dont nous ne percevons pas la longueur d’onde mais uniquement la couleur 186
Logique du pire, p. 120. Spinoza, Traité Théologico-politique, traduction française de Jacqueline Lagrée et Pierre-François M oreau, in Spinoza, Œuvres III, PUF, Paris, 1999, pp. 277-323. 187
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construite par l’œil, c’est-à-dire très précisément l’interprétation que notre œil donne de cette longueur d’onde. Il en va de même évidement pour les sons, les saveurs, les odeurs et tout ce qui se donne à nous par ce qu’il faut bien appeler l’interprétation de nos sens. C’est-à-dire que paradoxalement la seule donation que nous puissions avoir du réel ne se fait jamais qu’au travers d’une interprétation. Il est difficile de concevoir ce que pourrait être une conception du réel qui refuserait absolument toute interprétation et surtout ce que serait un réel non interprété de façon minimale. Notons d’ailleurs que lorsque Spinoza utilise le concept d’adéquation en nature – concept crucial dans son œuvre – il s’agit bien d’une interprétation par notre corps, des effets de la rencontre avec une autre chose singulière. Dire d’un tableau, d’une symphonie ou d’une Idée qu’elle peut nous être adéquate en nature, c’est bien interpréter, ne serait-ce que parce que nous la pensons eu égard à la chose singulière que nous sommes, eu égard aux effets de notre rencontre. Comprenons donc bien le rejet de l’interprétation telle que la pense Rosset. L’interprétation que refuse Rosset est l’interprétation morale ; et s’il la rejette, c’est parce que celle-ci ne peut se faire qu’au prix de la construction d’un autre réel que le réel. Afin de porter un jugement moral sur le Monde, il faut bien commencer par créer idéellement un Monde idéal à partir duquel nous allons évaluer les déficiences du Monde matériel, il faut bien commencer par poser un réel qui aurait dû être autre que celui qui se donne à nous, et qui devrait porter un sens contre le hasard pur qui se donne. Pour ce, les interprétations que Rosset rejette ont toujours un fond ontologique, métaphysique ou théologique, car comme nous l’avons déjà vu, ces trois disciplines reposent sur une duplication du réel : « Le lieu où l’on fabrique ainsi de l’être avec du hasard s’appelle, pour l’alimentation, la cuisine ; pour la philosophie, la métaphysique. »188 Ce rejet de l’interprétation morale de par la duplication dont elle est grosse de façon nécessaire est facilement 188
Logique du pire, p. 17. [C’est Rosset qui souligne]
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compréhensible. Condamner moralement ce qui arrive, c’est bien dire tout d’abord que ce qui est arrivé aurait pu arriver autrement et différemment, et donc que parmi un certain nombre de Mondes possibles, celui qui est arrivé n’est pas le bon. Ce qui arrive n’est pas le bon réel, c’est un réel qui manque de sens. Contre cela, la thèse de Rosset est que celui-ci est tragique parce qu’il ne signifie rien et donc qu’il n’aurait pas pu être autre que ce qu’il ne fut. Le plenum d’être qu’est le réel ne souffre d’aucun manque, il est tout ce qu’il peut être, il n’y a donc pas à porter sur lui un jugement en termes de Bien et de Mal, ni même de bon ou de mauvais : « Le tragique, considéré d’un point de vue anthropologique, n’est pas dans un « manque à être », mais dans un « plein être » : la plus dure des pensées étant, non de se croire dans la pauvreté, mais de savoir qu’il n’y a « rien » dont on manque. »189
Nous retrouvons là un lien fondamental entre le réel, le refus d’interprétation, le hasard et le matérialisme. Et ce lien renforce ce que nous disions sur le fait que parfois la pensée de Rosset semble vaciller dans un concept surprenant d’artificialisme. Car, si Rosset affirme sans cesse le hasard contre l’interprétation, alors comment maintenir un prétendu artificialisme ? Puisque le hasard suppose bien le caractère spontané du réel (donné) contre la volonté de construction que suppose inévitablement tout artificialisme. D’ailleurs Rosset lui-même reconnaît cela : « Hasard est précisément le nom qui désigne l’aptitude de la matière à s’organiser spontanément : la matière inerte reçoit du hasard ce qu’on appelle la vie, le mouvement et les différentes formes d’ordre. »190 S’il y a donc un matérialisme de la pensée de Rosset, matérialisme que nous ne pouvons nier et qui est fondamentalement lié à la pensée du hasard : « Lucrèce et La M ettrie, affirmateurs du hasard comme générateur d’ordre, sont par ailleurs philosophes matérialistes. Ce lien est profond et nécessaire. De fait, la pensée du hasard est, en premier lieu,
189 190
Logique du pire, p. 38. Logique du pire, p. 85.
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pensée matérialiste ; elle est même la seule forme de matérialisme absolu, en ce que le matérialisme du hasard est le seul à se passer de tout présupposé d’ordre non matérialiste (telles les idées de loi, de déterminisme, et même de « nature »). »191,
nous souhaitons insister sur le fait que ce hasard ne peut se poser que contre une pensée naturaliste mais aussi contre une pensée artificialiste qui, elle aussi, relève d’une interprétation du réel. Pourtant Rosset ne cesse d’insister sur cet artificialisme : « Concevoir le monde comme artifice, et seulement comme tel, implique une certaine appréhension de l’insignifiance : le monde dénaturé, qui n’est ni insensé ni absurde, est certainement insignifiant. »192 Il nous est difficile ici de voir en quoi le Monde comme artifice serait insignifiant puisque au contraire l’artificialisme par définition se pose comme construction et donc comme volonté de donner sens. Si nous nous en tenons au texte même de Rosset qui refuse toute compréhension et toute volonté de donner sens, nous souhaitons opposer à nouveau d’un côté la Nature et l’artifice, et de l’autre le hasard : « Cette existence est saisie comme incompréhensible parce que la compréhension suppose la prise de conscience d’une certaine forme de déterminisme, laquelle vient à faire totalement défaut dans cette existence dont on a saisi le pur « hasard », l’absolue contingence. »193 Nous trouvons donc là, dans le concept d’interprétation, une raison supplémentaire de rejeter l’artificialisme au profit du hasard, et de tenir à distance ces deux concepts, ce que Rosset ne fait malheureusement pas assez. D’ailleurs, si nous pensons qu’il faut rejeter dans un seul et même geste le concept de Nature et celui d’artifice, c’est parce que nous voyons bien leur proximité dans le simple fait qu’il est extrêmement difficile, philosophiquement, de les distinguer. Au fond, nous retrouvons pour le problème de la Nature le même problème que celui nous avons déjà rencontré à propos de l’ontologie. Rosset souhaite s’opposer à une différence 191
Logique du pire, p. 85. [C’est Rosset qui souligne] L’anti-nature, p. 75. 193 Le monde et ses remèdes, p. 12. 192
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conceptuelle qui lui semble biaisée : Être et Etant d’un côté, Nature et artifice de l’autre. Néanmoins, nous pouvons regretter qu’il ne soit pas aussi ferme sur la Nature qu’il ne l’est sur l’ontologie. Si nous avons établi le concept d’anti-ontologie plutôt que celui de contre-ontologie, c’était afin de bien marquer le fait que Rosset ne se contente pas de renverser l’ontologie en posant la primauté des Etants contre celle de l’Être, mais qu’il en refuse tout simplement la distinction fondatrice. De même pour ce qu’il en est de la Nature et de l’artifice, il faut construire une anti-nature plutôt qu’une contrenature. Et parfois, les distinctions ne sont pas si claires. Bien que son livre porte explicitement le nom d’anti-nature, il semble que parfois Rosset se laisse tenter par une contre-nature, c’està-dire par une affirmation de la primauté de l’artifice sur la Nature, dans une conception de la Nature comme étant ellemême quelque chose d’artificiel. Sur ce point Rosset aurait peut-être dû être plus explicite et plus direct en rejetant, comme il le fait parfois, la possibilité même de distinguer entre de l’artificiel et du naturel. Ce faisant, et uniquement à cette condition, l’anti-ontologie aurait donné lieu à une pensée complète de l’anti-nature. Nous pouvons désormais conclure cette première partie de notre approximation du réel. Si nous pouvons approcher le réel, c’est en tant que celui-ci est un « évènement tragique ». Chacun des deux mots a son importance et il faut donner à chacun de ceux-ci son sens le plus fort. Le réel présente deux caractéristiques essentielles. Tout d’abord, de par son caractère évènementiel, celui-ci est donné. Mais, il faut entendre par là qu’il est donné à chaque instant et donc délié de toute causalité efficiente ou finale inter-phénoménale. Chaque moment du réel qui se donne est totalement indépendant des moments qui le précèdent. Par ailleurs, nous devons poser son caractère tragique dans le fait que celui-ci est totalement insignifiant. Echappant à toute construction phénoménale, il échappe aussi à toute interprétation relevant de l’intentionnalité. Par conséquent
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ce qui est, n’étant pas le fruit de la construction d’un sujet, est insignifiant. Cette conception du réel que propose Rosset a une conséquence pratique directe. Puisque le réel est un évènement tragique, il n’admet nulle modification. Non pas que nous ne puissions faire ce que nous souhaitons, ou engendrer les conséquences que nous souhaitons. Ce que manque l’action n’est pas le fait de pouvoir produire telle ou telle chose. La contestation de l’action se fait à un niveau beaucoup plus profond, c’est la possibilité de l’action elle-même qui est remise en cause : « Autrement dit : ce dont doute la pensée tragique ne concerne pas les conséquences (historiques, psychologiques, philosophiques) de l’acte, mais la possibilité de l’acte luimême. Elle assimile, en effet, l’acte à un apport hasardeux, inapte à apporter, en tant que tel, la moindre modification au hasard de « ce qui existe ». »194 Cette conséquence, pour contreintuitive qu’elle soit, n’en est pas moins en parfaite adéquation avec tout ce qu’a développé Rosset. Si nous acceptons l’idée que la causalité n’est qu’une construction du sujet afin de bâtir un monde rassurant parce que signifiant, l’action elle-même est en tant que telle impossible. L’action suppose la causalité et comme l’affirme de façon tout à fait pertinente Rosset, le hasard qui exclut la causalité s’oppose par définition à l’action : « En termes plus généraux : il y a antinomie entre les notions de hasard et de modification. Le hasard, est, par définition, le non modifiable. Plus abstraitement : l’être ne peut changer de nature, dans la mesure où il ne constitue pas une « nature ». Si l’être est, non nature, mais hasard, il échappe nécessairement à toute altération en nature, - d’où l’inanité de toute action (sur la « nature »). »195
Puisque l’action est impossible, la seule attitude possible face au réel est sa contemplation, ou pour le dire avec les mots de Rosset, son approbation : « La logique du pire enseigne donc la nécessité du lien entre pensée tragique et pensée approbatrice. Pour elle, tragique et affirmation sont termes
194 195
Logique du pire, p. 42. [C’est Rosset qui souligne] Logique du pire, p. 43. [C’est Rosset qui souligne]
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synonymes. »196 Là où l’action est impossible, le seul choix qui se présente réellement à nous est le fait d’approuver ou de rejeter le réel, mais en aucun cas sa modification ne peut être envisagée. Non pas parce que l’être humain est fort ou faible, mais parce que la constitution même du réel (évènementielle et tragique) ferme la porte à toute modification. Modification qui supposerait ne serait-ce que dans la mise en place d’un projet, la création d’un double du réel, d’un double comme Monde souhaité, d’un double comme Monde désiré et comme Monde possible : « Approuver l’existence, c’est approuver le tragique : consentir à une insaisissabilité de l’existence en général que les notions de hasard, d’artifice, de facticité, de non-durée, décrivent chacune à son niveau conceptuel. »197 Ici, Rosset rejoint clairement toutes les théories de l’amor fati qui ne font place qu’à une approbation joyeuse de l’être ou à un rejet de celui-ci dans une plainte et dans la tristesse. Toutefois, deux problèmes se posent, et ces deux problèmes sont deux objections fortes à la théorie de Rosset. Dans un texte dans lequel il cite explicitement Clément Rosset, Luc Ferry résume ces deux objections que l’on peut adresser à l’amor fati198 . Tout d’abord, s’il y a possibilité pour les êtres humains d’accepter ou de rejeter le réel, n’est-ce pas là réintroduire du libre arbitre dans un monde qui était supposé en être totalement privé ? Cette objection ne frappe pas seulement le système de Rosset, mais tout système déterministe qui invite le lecteur à une conversion. N’en va-t-il pas de même chez Spinoza, chez qui il est parfois difficile de comprendre quelle peut être l’impulsion première nous menant à la conversion éthique puisque celle-ci ne peut être pensée en termes de décision ni de volonté ? Si approbation il y a, celle-ci n’est-elle pas elle-même une action, en quelque sorte un choix du sujet qui pourrait approuver ou nier, et donc une irruption de liberté dans le hasard du réel ? Rosset n’esquive pas cette question : 196
Logique du pire, p. 46. L’anti-nature, p. 310. 198 Luc Ferry, Qu’est-ce qu’une vie réussie ?, Grasset, Paris, 2002, réédition Le livre de Poche, Paris, 2005, 2007, pp. 185-189. 197
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« En quel sens l’approbation – tel est, en effet, l’acte unique auquel la pensée tragique reconnaisse une valeur d’ « évènement » - appartient-elle, de certaine manière, à la « disponibilité » humaine ? »199 Et sa réponse est absolument claire. Certes, en un sens l’approbation n’est pas une action si nous entendons par là qu’elle relèverait d’un libre choix. Néanmoins, en un tout autre sens, elle seule est une action parce qu’elle seule modifie l’existence, et tout particulièrement notre existence humaine. Ainsi, le choix crucial – le seul – qui soit entre nos mains n’est pas de modifier le cours de ce qui arrive, parce que justement il n’y a pas de cours. Le seul choix est d’accepter ou de refuser, et comme nous l’allons voir dans un deuxième chapitre, l’immense majorité des êtres humains décide de ne pas accueillir le réel. Pour ce, c’est ici toute la philosophie des doubles qu’il est désormais nécessaire d’analyser. Deuxièmement, à partir d’une telle conception du réel, si nous optons pour une théorie de l’approbation, ne sommes-nous pas obligés alors d’accepter la totalité de celui-ci, c’est-à-dire même et surtout ce qu’il a de terrible ? C’est là l’argument que Rosset théorise comme le syllogisme du bourreau : « Vous approuvez ce qui existe, Or le bourreau existe, Donc vous approuvez le bourreau. »200 Sur ce point, la réponse de Rosset n’est pas à la hauteur de l’objection. Bien que celui-ci réponde par une déconstruction de tout processus d’indignation morale, déconstruction avec laquelle nous ne pouvons qu’être d’accord, l’idée d’une acceptation totale du réel demeure problématique. Certes, il faut convenir avec Rosset que l’indignation morale présente toujours un certain refus de penser ; comme le note Badiou201 , elle fait disparaître l’objet duquel elle s’indigne en refusant de le penser. Et certes l’indignation morale ne voit pas qu’elle n’oppose pas sa morale à l’immoralité mais une morale à une autre morale. Il n’en reste pas moins que même les auteurs défendant l’amor fati ne peuvent s’empêcher de vouloir 199
Logique du pire, p. 44. [C’est Rosset qui souligne] Le démon de la tautologie, p. 65. 201 Alain Badiou, Ethique, Essai sur la conscience du mal, Hatier, Paris, 1993. 200
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modifier un réel donné lorsque celui-ci leur semble inadéquat. On notera d’ailleurs que presque tous les commentateurs de Spinoza ou de Nietzsche dans le seconde moitié du vingtième siècle, sont soit à gauche soit à l’extrême gauche, et ne peuvent donc s’empêcher d’avoir comme projet de transformer le monde, de modifier fondamentalement et les rapports sociaux existants et le rapport des individus à la matière. Ainsi, si Rosset a tout à fait raison de rappeler que le fait de discréditer l’approbation totale du réel reviendrait à exclure de la philosophie certains des plus grands philosophes comme Spinoza ou Nietzsche, nous devons d’un autre côté noter que les penseurs se réclamant de ces grands philosophes sont euxmêmes dans une logique de transformation du réel et parfois même de sa condamnation morale dont le paradigme fut la demande, à gauche, de « moralisation du capitalisme ». L’acceptation de ce réel comme évènement tragique a donc quelque chose d’extrêmement difficile. Pour ce, face à cette difficulté, les Hommes choisissent presque toujours un chemin plus aisé, un chemin visant à modifier notre perception du réel – ou à nier les conséquences de cette perception – afin de ne pas avoir à assumer ce caractère tragique. C’est alors que nous pouvons entrer dans le deuxième versant de la philosophie de Rosset et dans toute sa théorie des doubles. Notons que cette théorie des doubles est fondamentalement liée non seulement à la théorie du réel, mais surtout à la peur qu’entraîne celle-ci. C’est par refus de la théorie anti-ontologique du réel que les individus se réfugient sans cesse dans le monde des doubles. Mais dans ce chapitre, deux problèmes retiendront tout particulièrement notre attention afin de questionner l’antiontologie et la théorie des doubles. Tout d’abord nous nous demanderons avec Descartes si la construction de doubles est vraiment une façon de se rassurer afin de fuir le réel. Au contraire, peut-être est-ce la conception tragique et univoque du réel qui est cette fuite elle-même ? Peut-être l’anti-ontologie telle que la présente Rosset est-elle un subterfuge psychologique beaucoup plus efficace contre l’angoisse que ne l’est la création de doubles. Il y aurait ainsi une boucle 129
psychologique dans l’argumentation puisque tout autant la thèse que l’antithèse pourraient être pensées comme des stratégies de fuite. Deuxièmement, nous poserons de façon explicite la question extrêmement délicate – que malheureusement Rosset ne théorise pas suffisamment – de la distinction entre d’une part des doubles qui trahissent le réel et de l’autre de ceux qui au contraire témoignent de lui et pour lui. C’est grâce à cette impossible distinction que nous pourrons commencer à percevoir un renversement radical de la philosophie de Rosset en montrant son évolution inexorable vers l’idée paradoxale selon laquelle il n’y a d’autre réel que les doubles.
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Chapitre Deuxième Philosophie des doubles, la logique de l’anti-duplication La philosophie des doubles de Rosset a quelque chose d’extrêmement classique. Contrairement à l’anti-ontologie, elle reprend les arguments de nombreux philosophes, des arguments très bien connus de l’histoire de la philosophie. Nous nous proposons donc dans tous les cas de l’exposer très brièvement, car nous la supposons connue des lecteurs, soit dans l’œuvre de Rosset lui-même, soit dans les textes des philosophes auxquels elle emprunte ses arguments. En revanche, dans chaque moment de notre développement nous commenterons celle-ci, tant pour en signaler les points forts que pour en pointer les difficultés. Dans sa philosophie des doubles, nous allons essayer de montrer que Rosset s’enferme dans des difficultés presque impossibles à démêler, et qu’il n’arrive à résoudre que tardivement par un retour aux conséquences les plus dures de l’anti-ontologie. D’abord, si dans un premier moment de son œuvre il conserve un concept extrêmement classique du double qui l’enferme dans un labyrinthe conceptuel, c’est à partir de 1997 que s’opère le renversement libérateur qui ne fait plus du double un réel dégradé mais le réel lui-même. Deuxièmement, en souhaitant distinguer des bons et des mauvais doubles (eu égard à leur capacité à porter témoignage du réel) celui-ci est contraint de poser des frontières très délicates et poreuses entre le double comme résultat de l’addition et le double comme reste, ou entre le double qui révèle et celui qui cache, ou encore entre une bonne structure de la revenance et une mauvaise structure de la revenance. A l’inverse, il arrive parfois à Rosset de ne pas insister suffisamment sur des différences entre les doubles qui sont pourtant essentielles, comme par exemple sur la différence entre la représentation picturale qui ne peut montrer que du présent, et la représentation qui passe par les mots ou la voix et qui a cette capacité unique de pouvoir 131
présenter de façon positive une absence. Contrairement à l’antiontologie qui est d’une limpidité cristalline, la philosophie des doubles est plus opaque et plus difficile. A la manière de Descartes, Rosset essaye de créer des frontières entre les concepts afin d’avoir des idées claires et distinctes, mais il n’arrive à penser finalement le double (autrement que ne le fait la métaphysique, et donc selon la logique de l’anti-ontologie) qu’en acceptant l’impossibilité de ces frontières et l’indistinction finale entre le réel et ses doubles.
A – Le double comme stratégie de fuite Le leitmotiv de la philosophique des doubles est que le réel étant ce qu’il est, c’est-à-dire insupportable de par son univocité, les Hommes s’inventent des copies de celui-ci afin de ne pas avoir à l’assumer : « De même, le réel n’est admis que sous certaines conditions et seulement jusqu’à un certain point : s’il abuse et se montre déplaisant, la tolérance est suspendue. »202 Le réel est avant tout ce qui, parce qu’il est tragique, est la plupart du temps écarté d’un simple revers de main. Cet écart peut prendre plusieurs formes et Rosset en distingue trois. Commençons par les présenter en les replaçant chaque fois dans le cadre de l’histoire de la philosophie dans lequel elles s’inscrivent. La première forme que prend cette mise à l’écart est évidement la plus radicale. Le sujet percevant ne supportant pas la perception du réel, il peut, afin de supprimer cette perception intenable, se supprimer lui-même. Supprimer le tragique du réel en se supprimant soi-même. Cela peut prendre deux formes : l’évanouissement qui met temporairement entre parenthèses la perception, ou alors le suicide, qui est en ce cas un évanouissement éternel : « Je puis anéantir le réel en m’anéantissant moi-même : formule du suicide, qui paraît la plus sûre de toutes, […]. »203 Cette première forme de négation du réel est évidemment empruntée à Sartre, et nous la retrouvons développée de façon claire et 202 203
Le réel et son double, p. 8. Le réel et son double, p. 8.
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explicite dans l’Esquisse d’une théorie des émotions 204 . Sartre, cherchant à donner un caractère intentionnel aux émotions et donc à construire une psychologie phénoménologique, donne très précisément l’exemple de l’évanouissement comme stratégie de fuite en cas de peur face à un danger que nous ne pouvons fuir de façon réelle. Or, il est tout à fait surprenant que Sartre lui-même nomme cette stratégie d’évanouissement une stratégie d’évasion, elle-même pensée en termes de conduite magique. Nous sommes donc très proches de la thèse que reprend Rosset dans la description de cette première stratégie de fuite hors du tragique du réel : « Je vois venir vers moi une bête féroce, mes jambes se dérobent sous moi, mon cœur bat plus faiblement, je pâlis, je tombe et je m’évanouis. Rien ne semble moins adapté que cette conduite qui me livre sans défense au danger. Et pourtant c’est une conduite d’évasion. L’évanouissement ici est un refuge. […], faute de pouvoir éviter le danger par les voies normales et les enchaînements déterministes, je l’ai nié. J’ai voulu l’anéantir. L’urgence du danger a servi de motif pour une intention annihilante qui a commandé une conduite magique. »205
Il y a bien chez Sartre, l’idée que les émotions doivent être inscrites dans un mouvement de réponse à des situations données et que pour cela, elles relèvent du sens. D’ailleurs, la définition de la peur par Sartre va tout à fait dans ce sens : « Ainsi le véritable sens de la peur nous apparaît : c’est une conscience qui vise à nier, à travers une conduite magique, un objet du monde extérieur et qui ira jusqu’à s’anéantir, pour anéantir l’objet avec elle. »206 Tout ce premier moment du rejet du réel dans l’évanouissement et le suicide qui n’est que son prolongement vers l’éternité s’inscrit donc dans le cadre de la phénoménologie existentialiste et de l’intentionnalité, ou tout au moins dans la possibilité – ou l’obligation – pour la conscience de donner sens au réel, fût-ce dans la négation de notre être-aumonde. 204
Jean-Paul Sartre, Esquisse d’une théorie des émotions, Hermann, Paris, 1995. 205 J.-P. Sartre, op. cit., p. 45. [C’est Sartre qui souligne] 206 J.-P. Sartre, op. cit., p. 46.
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La deuxième stratégie d’évitement du tragique du réel est beaucoup plus limitée, puisqu’elle relève de la folie. Ne pouvant assumer le réel tel qu’il est, nous pouvons toujours dire qu’il n’est pas ce qu’il est : « Je peux également supprimer le réel à moindre frais, m’accordant la vie sauve au prix d’un effondrement mental : formule de la folie, très sûre aussi, mais qui n’est pas à la portée de n’importe qui, […] »207 . Comme l’avait déjà bien remarqué Descartes dans ses Méditations, la folie peut se présenter comme une négation du réel ou comme une modification mentale de celui-ci. Ces insensés dont nous parle Descartes sont bien des individus capables de nier ce qui leur est donné, capables de modifier totalement leur perception du réel : « Et comment est-ce que je pourrais nier que ces mains et ce corps-ci soient à moi ? si ce n’est peut-être que je me compare à ces insensés, de qui le cerveau est tellement troublé et offusqué par les noires vapeurs de la bile, qu’ils assurent constamment qu’ils sont des rois, lorsqu’ils sont très pauvres ; qu’ils sont vêtus d’or et de pourpre, lorsqu’ils sont tout nus ; ou s’imaginent être des cruches, ou avoir un corps de verre. M ais quoi ? ce sont des fous, […]. »208
Pour Descartes, la folie représente elle aussi une possibilité de sortie du réel, une fuite. Puisque le réel est déplaisant, qu’à cela ne tienne, nous affirmerons qu’il est autre que ce qu’il n’est. Toutefois, comme le remarque Rosset, la folie, dans sa forme de négation du réel, étant assez rare, elle ne peut être étendue au processus par lequel la majorité des hommes évincent le réel tragique et le soumettent à leur volonté de douceur de vivre. Reste donc la troisième façon de fuir hors du champ du réel, et c’est cette option qui constitue le cœur de la philosophie des doubles de Rosset. Celle-ci est tout entière cristallisée dans le concept d’illusion. L’illusion présente quelque chose de tout à fait original eu égard aux deux autres formes de fuite en ce que celle-ci n’est pas une erreur de perception. Elle ne repose ni 207
Le réel et son double, p. 9. R. Descartes, Méditations Métaphysiques, Méditation I, AT, IX, 14, idem., pp. 405-406.
208
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sur le fait de ne pas voir (en ce sens elle s’oppose à la folie), ni sur le fait de se supprimer en tant que sujet percevant. Dans l’illusion le sujet voit parfaitement bien, mais il refuse d’assumer les conséquences pratiques de ce qu’il voit : « Je peux enfin, sans rien sacrifier de ma vie ni de ma lucidité, décider de ne pas voir un réel dont je reconnais par ailleurs l’existence : attitude d’aveuglement volontaire, que symbolise le geste d’Œdipe se crevant les yeux, […]. »209 Nous voyons (A) mais notre comportement est celui d’un individu qui aurait vu (non-A). L’illusion n’est donc pas dans le fait de ne pas voir, mais dans le fait que ce que nous voyons est tellement insupportable que nous n’acceptons pas le fait de l’avoir vu. Ainsi, si la folie et la suppression de soi relèvent de la négation du réel, l’illusion a ceci de spécifique qu’elle relève quant à elle de sa dénégation.
Intermède 1 : Mais quoi ? C’est un fou ! Dans toute la philosophie de Rosset, cette dénégation a un rôle protecteur. Elle nous protège de la cruauté du réel, en projetant sur lui une version nouvelle, hallucinatoire et rassurante de celui-ci. L’illusion est donc avant tout un processus de protection psychologique. Chacune de ces trois formes de fuite est pensée comme le refus de percevoir le réel et de l’accepter dans le but de préserver une certaine tranquillité d’esprit et de ne pas sombrer dans la panique que pourrait engendrer la perception d’un réel idiot, cruel et inchangeable. Soit, nous entendons bien ce que souhaite dénoncer ici Rosset, prolongeant en cela les théories de l’amor fati et les condamnations morales du réel tout autant que les conceptions qui veulent introduire dans celui-ci quelque potentialité. Néanmoins, l’argument psychologique qu’introduit ici Rosset n’est pas si performant qu’il le prétend car nous pouvons montrer que si certes la construction d’un double hallucinant ou illusoire du réel est une stratégie rassurante que nous trouvons 209
Le réel et son double, p. 9.
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dans de nombreuses philosophies et dans de nombreux faits psychiques, la thèse de l’unicité, de la simplicité et de l’idiotie du réel défendue par Rosset peut tout aussi bien être perçue comme une stratégie visant à se rassurer. La psychologie fonctionne dans les deux cas. Si construire un double du réel pour se rassurer peut-être dénoncé comme un doux mensonge, il en va de même de la thèse de Rosset. Les théories de l’amor fati et de l’acceptation tombent elles-mêmes dans le travers qu’elles prétendent dénoncer. C’est encore avec Descartes que nous pouvons montrer cela, et notamment avec le concept de béatitude naturelle si longuement analysé par Nicolas Grimaldi210 . C’est à partir de la troisième maxime de la morale par provision, développée dans le Discours de la méthode, que nous pouvons déplier ce paradoxe selon lequel penser le réel comme tragique a quelque chose de tout aussi rassurant que d’ouvrir la possibilité de créer des doubles hallucinants de celui-ci. Rappelons celle-ci : « M a troisième maxime était de tâcher toujours plutôt à me vaincre que la fortune, et à changer mes désirs que l’ordre du monde ; et généralement, de m’accoutumer à croire qu’il n’y a rien qui soit entièrement en notre pouvoir, que nos pensées, en sorte qu’après que nous avons fait notre mieux, touchant les choses qui nous sont extérieures, tout ce qui manque de nous réussir est, au regard de nous, absolument impossible. »211
Notons d’abord que le but spécifique de cette troisième maxime est bien lié à un certain sentiment de joie, de bonheur ou plus précisément de contentement. A la différence des autres maximes de la morale par provision, celle-ci est bien supposée, comme l’écrit Descartes, nous rendre contents : « Et ceci seul me semblait être suffisant pour m’empêcher de rien désirer à 210
Nicolas Grimaldi, Descartes et ses fables, PUF, Paris, 2006 et Nicolas Grimaldi, L’expérience de la pensée dans la philosophie de Descartes, Vrin, Paris, 1978, 2010. 211 René Descartes, Discours de la méthode, Troisième partie, AT VI, 25, in René Descartes, Œuvres philosophiques, Tome I (1618-1637), idem., pp. 595596.
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l’avenir que je n’acquisse, et ainsi pour me rendre content. »212 Descartes rappelle d’ailleurs ce geste et cette quête du contentement dans sa correspondance avec Elisabeth, en 1645, bien après la rédaction du Discours de la Méthode : « Or, il me semble qu’un chacun se peut rendre content de soi-même et sans rien attendre d’ailleurs, pourvu seulement qu’il observe trois choses, auxquelles se rapportent les trois règles de morale, que j’ai mises dans le Discours de la méthode. »213 Le paradoxe que nous souhaitons déplier est que cette idée cartésienne est bizarrement tout à fait semblable, dans ses conséquences, à la théorie de Rosset. Ce n’est pas la première fois que nous pouvons rapprocher Descartes et Rosset et sur ce point de la morale, la convergence de leurs théories est tout de même surprenante. Que le lecteur accepte néanmoins de nous suivre quelques instants afin de voir en quoi l’anti-ontologie ellemême, dans son affirmation de la simplicité du réel, est le processus psychologique le plus rassurant et donc peut-être aussi le plus hallucinatoire. Puisque la félicité est le but de la morale du Discours, quelle est la condition qui doit être remplie afin que nous soyons contents ? Celle-ci est très simple : nous devons acquérir tout ce que nous désirons. Tel est le secret de la félicité : ne jamais sentir de résistance du réel face à nos désirs. C’est la seule façon par laquelle nous pouvons acquérir cette « béatitude naturelle »214 , promesse de souveraine félicité. Mais, comment cela est-il possible ? Comment faire afin de ne jamais sentir le réel imposer des obstacles à nos désirs alors que celui-ci se donne immédiatement en tant qu’il nous résiste, en tant qu’il nous impose sa loi cruelle ? Il n’y a que deux chemins pour accomplir cela. Ou bien il faut que nous puissions posséder tout ce que nous désirons, ou bien il faut que nous puissions ne désirer que ce que nous possédons. Or, comme les aléas 212
R. Descartes, op. cit., Troisième partie, AT VI, 25, p. 596. René Descartes, Lettre à Elisabeth du 4 Aout 1645, in René Descartes, Œuvres philosophiques, Tome III (1643-1650), Edition de Ferdinand Alquié, Paris, Garnier 1989, pp. 588-589. 214 R. Descartes, Lettre à Elisabeth du 1er Septembre 1645, in René Descartes, Œuvres philosophiques, Tome III (1643-1650), idem., pp. 599-604. 213
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extérieurs ne dépendent pas de nous, comme la matérialité n’est pas totalement contrôlable ni soumise à nos caprices, il est plus raisonnable et rationnel de parier sur le fait de changer nos désirs plutôt que l’ordre du monde. Puisque c’est de l’adéquation Désirs-Monde que provient la félicité, et que nous n’avons que peu de contrôle du pôle « Monde » de la rencontre (à la différence de Dieu qui, Tout Puissant, peut plier l’ordre du Monde à tous ses désirs), c’est sur le pôle des désirs que porte le secret de la félicité. Notons d’ores et déjà le rapport que peut avoir cette maxime avec la philosophie de Rosset. Ne pouvant modifier totalement le réel (soit par manque de technique et de puissance chez Descartes, soit parce que celui-ci est tragiquement inchangeable chez Rosset), il ne nous reste qu’à nous convaincre que nous le désirons tel qu’il est afin que nous soyons contents et que nous jouissions de la béatitude. Plier ses désirs au réel est donc dans les deux cas le secret de toute félicité et de toute joie. Néanmoins, dans la philosophie de Descartes, comment pouvons-nous modifier nos désirs et nous vaincre nous-mêmes, et surtout, pouvons-nous vraiment le faire ? Il faut pour cela que quelque chose en nous soit en notre seul pouvoir, afin que nous puissions jouer de cela. Puisque le réel et le monde sont hors de portée, c’est en nous que gît la solution. Et ce qui est en notre pouvoir, ce sont les pensées et seulement nos pensées. C’est donc par un contrôle de nos pensées que nous pourrons limiter nos désirs à ce qui advient dans le monde afin de maximiser notre félicité. Mais il faut aller plus loin et noter que ce qui est en notre pouvoir dans nos pensées ne relève ni de la sensation, ni de l’imagination, ni des souvenirs, ni même de l’entendement. Si nous pouvons ignorer une certitude ou même la nier, nous ne pouvons pas demander à notre entendement qu’il nous présente quelque chose de certain comme incertain ou inversement. Ce que l’entendement conçoit de façon adéquate et certaine, il ne peut pas nous le représenter comme faux. Lorsque Descartes affirme que nos pensées sont totalement en notre pouvoir et qu’elles seules le sont, c’est donc bien de notre volonté dont il parle, c’est donc elle la source de la félicité. Car si nous pouvons nier une idée certaine que nous présente notre entendement, nous ne pouvons pas faire qu’il ne 138
nous la présente pas de façon certaine. Le contentement provient donc de la prise de conscience de l’infinie liberté de notre volonté dans sa capacité à tout nier (et donc même le réel), c’est-à-dire de ce que Descartes a nommé, dans Les Passions de l’âme, la générosité : « Ainsi je crois que la vraie générosité, […], consiste seulement partie en ce qu’il connaît qu’il n’y a rien qui véritablement lui appartienne que cette libre disposition de ses volontés, […]. »215 Nous comprenons alors comment s’articule la pensée de Descartes. Puisque seule notre volonté est en notre pouvoir, c’est avec celle-ci qu’il faut nous convaincre de ne vouloir que ce que nous pouvons. Puisque c’est la privation de ce qu’on désire qui nous rend malheureux et triste, et que nous ne pouvons être privés de ce que nous ne désirons pas, afin de ne jamais être malheureux, il suffit de ne jamais désirer ce qui est hors de notre portée 216 . Or, puisque nous ne désirons que ce que nous pensons être possible, il suffit de tenir les choses pour impossibles afin de ne pas les désirer, et donc de ne jamais être déçu du fait de ne pas les posséder. Comme le note Grimaldi, personne ne se sent triste de ne pas posséder d’ailes pour voler, ni de ne pas pouvoir respirer sous l’eau, parce que nous ne concevons pas ces choses comme possibles. Seul l’échec face à quelque chose qui nous semblait possible a priori peut nous blesser. Nous ne sommes pas également attristés par le fait d’être malade que par le fait de ne pas pouvoir respirer sous l’eau, parce que dans l’un des cas, le contraire nous semble (peut-être à tort, mais là n’est pas le problème pour l’instant) possible. Concevoir quelque chose comme impossible c’est donc s’assurer de ne pas le désirer ou tout au moins de ne pas être attristé de sa privation ou de sa non-existence, et donc de ne jamais être attristé par cet objet. La logique de la félicité est alors simple. Si nous étendons cette impossibilité à un maximum de choses, nous maximisons nos chances de ne pas être déçus. Si nous arrivons à nous convaincre qu’il est tout aussi impossible que nous soyons en 215
René Descartes, Les Passions de l’âme, Article 153, in René Descartes, Œuvres philosophiques, Tome III (1643-1650), idem., p. 1067. 216 N. Grimaldi, Descartes et ses fables, idem., p. 139.
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bonne santé alors que nous sommes malades, ou que nous soyons libres alors que la police vient de nous arrêter ou que tel pays soit une démocratie alors qu’il est de fait une dictature, nous ne serons jamais déçus par rien. N’envisageant aucun possible, nous ne serons jamais déçus par ce qui arrive. Si nous écrasons la catégorie de possible sur celle de réel, le réel (alors pensé comme la seule forme du possible) ne nous attristera jamais. Contrairement à ce qu’affirme Rosset, il y a donc quelque chose d’extrêmement rassurant dans le fait de penser que les choses ne peuvent pas être autres que ce qu’elles ne sont. La cruauté d’un réel simple et idiot est peut-être paradoxalement moins cruelle que celle d’un réel qui aurait pu être autre, mais que notre propre échec n’a pas pu (ou su) modifier. Il est bon de penser que nous avons échoué à tel examen parce qu’il était impossible que nous réussissions, ou que nous avons échoué à séduire telle femme parce que cela était de toutes façons impossible. Penser que le réel ne peut pas être autre que ce qu’il est, est la meilleure façon de tranquilliser son âme car la tristesse ne se fait jour que lorsque nous avons la sensation que les choses auraient pu être autres que ce qu’elles ne sont. Si la tristesse provient du fait de ne pas pouvoir changer les choses, elle s’estompe avec la prise de conscience que le réel était de toutes façons inchangeable. Nous retrouvons là la position spinoziste de Rosset. Dans un Monde dans lequel n’est possible que rétroactivement ce qui est arrivé, un aveugle n’a pas plus de raison de se plaindre de sa cécité qu’une pierre. Car au moment même où il est aveugle, il ne pourrait pas ne pas l’être. Il ne souffre donc d’aucune privation qui pourrait engendrer de la tristesse : « Nous disons, par exemple, qu’un aveugle est privé de la vue, parce que nous l’imaginons sans peine voyant – par comparaison avec d’autres hommes qui voient, ou par comparaison de l’état présent de cet homme avec son état passé, du temps où il voyait. Quand nous considérons cet homme, donc, en comparant sa nature avec celle d’autres individus ou avec sa nature antérieure, nous affirmons que la vision appartient à sa nature et, pour cette raison, nous soutenons qu’il en est privé. M ais, si nous considérons en revanche le vouloir de Dieu
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et la nature de ce vouloir, nous ne pouvons pas plus dire cet aveugle privé de la vue, que nous ne pourrions le dire d’une pierre ; […]. »217
La simplicité, l’idiotie ou le tragique ont donc eux aussi une grande fonction tranquillisante. En effet, quelle meilleure façon de ne pas être furieux et triste de subir une grave maladie que de se convaincre qu’il ne pouvait pas ne pas en être ainsi ? Quel meilleur remède à la tristesse que provoque en nous la certitude de devoir mourir que de nous convaincre que celle-ci appartient à l’essence même de l’Homme et qu’elle est donc non-négociable ? D’une façon générale, comme l’avait bien remarqué Sartre, ce n’est pas lorsque notre réel nous semble insupportable que nous cherchons une solution pour en sortir, mais au contraire, c’est à partir du moment lors duquel nous entrevoyons une possible sortie de notre condition actuelle que celle-ci peut commencer à nous sembler insupportable : « Car il faut ici inverser l’opinion générale et convenir de ce que ce n’est pas la dureté d’une situation ou les souffrances qu’elle impose qui sont motifs pour qu’on conçoive un autre état de choses où il en irait mieux pour tout le monde ; au contraire, c’est à partir du jour où l’on peut concevoir un autre état des chose qu’une lumière neuve tombe sur nos peines et sur nos souffrances et que nous décidons qu’elles sont insupportables. »218
Si nous fermons le champ des possibles, aucun réel ne nous apparaîtra jamais ni insupportable ni plaisant. Il sera, un point c’est tout. Il est donc difficile de défendre l’idée selon laquelle le monde des doubles est rassurant, puisqu’au contraire, tant que les individus pensent que les choses ne peuvent pas être autres que ce qu’elles ne sont, la situation ne leur semble pas triste. Lorsque nous pensons que l’être se contente d’être, sans possibilité de changement, c’est paradoxalement là que sa cruauté nous apparaît le moins. Dans l’exemple des ouvriers de 1830 que donne Sartre, tant que les
217
Spinoza, Lettre XXI à Blyenbergh, traduction française de Robert M israhi, in Spinoza, Œuvres complètes, Gallimard Pléiade, Paris, 1954, p. 1147-1148. 218 Jean-Paul Sartre, L’être et le néant, essai d’ontologie phénoménologique, Gallimard, Paris, 1943, 1992, p. 489.
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ouvriers n’envisagent pas que leur condition pourrait être différente : « Leurs malheurs ne leur paraissent pas « habituels », mais plutôt naturels : ils sont voilà tout, ils constituent la condition de l’ouvrier ; ils ne sont pas détachés, ils ne sont pas vus en claire lumière et, par suite, ils sont intégrés par l’ouvrier à son être, il souffre sans considérer sa souffrance et sans lui conférer de valeur : souffrir et être ne font qu’un pour lui, […]. »219
Il faut donc paradoxalement créer un double du monde, un double dans lequel cette souffrance n’existe pas pour que celleci nous semble insupportable ici et maintenant. Nous sommes donc aux antipodes de la thèse de Rosset dans laquelle la construction du double répond à une souffrance face au réel, puisqu’au contraire c’est le double lui-même qui construit le caractère cruel et intolérable du réel en affirmant qu’il pourrait être autre. La souffrance ne se donne jamais comme a priori insupportable : « Mais tout au contraire, c’est lorsqu’il aura fait le projet de la changer qu’elle lui paraîtra intolérable. »220 Nous comprenons alors en relief l’argument de Rosset et voyons aussi sa limite. Comme seul ce qui existe est possible, tout le reste doit être tenu pour impossible. Et comme personne ne peut se plaindre que l’impossible n’advienne pas, toute raison de plainte, de déception ou de tristesse est illusoire. Toutefois, nous ne voyons pas en quoi cette négation de tout ce qui n’est pas en acte, ici et maintenant, ne serait pas elle aussi une stratégie psychologique afin de tenir tout le reste pour impossible, et donc de ne souffrir de rien ? De même que le double construit un réel autre parce qu’il n’aime pas ce qui se donne simplement, l’anti-ontologie nie les possibles afin de ne jamais être attristée par ce qui aurait pu se donner, afin de n’éprouver aucune tristesse, aucun sentiment de responsabilité ou de culpabilité devant ce qui advient. L’argument psychologique est donc assez faible en ce que Descartes et Sartre nous montrent bien que l’anti-ontologie est peut-être ellemême une fuite rassurante. C’est là l’argument du double 219 220
J.- P. Sartre, op. cit., p. 489. J.- P. Sartre, op. cit., p. 489.
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renversé, mais sa logique (et donc sa possible dénonciation) demeure la même. Bien plus, nous pouvons pour terminer, interroger la possibilité même de l’affirmation de l’impossibilité des choses afin de nous rendre heureux comme le fait l’anti-ontologie. Il faut pour cela que notre volonté puisse affirmer contre notre entendement. Et de fait elle le peut. Nous pouvons tout à fait affirmer que la somme des trois angles d’un triangle n’est pas égale à deux droits. Mais pouvons-nous vraiment nous en convaincre une fois que nous avons parfaitement compris la démonstration selon laquelle cette somme est égale à cent quatre-vingt degrés ? De même, nous pouvons tout à fait penser que la maladie qui nous frappe n’est pas quelque chose de mauvais, mais que tout simplement elle est. Mais derechef, pouvons-nous vraiment nous en convaincre ? Il faut pour cela que nous soyons capables de « penser autrement que nous ne pensons » ou de juger autrement que notre entendement ne conçoit. Pouvons-nous vraiment nous convaincre qu’il est tout aussi ridicule de vouloir être en bonne santé alors que nous sommes malades, que de vouloir avoir des ailes alors que nous n’en avons pas ? Nous le pouvons mais le prix est très élevé. C’est une liberté tellement étendue que sa conception même pose problème, c’est la liberté de vouloir uniquement ce que nous voulons, sans que rien, pas même les idées certaines que nous présente notre entendement, ne constituent une limite. Dans la philosophie de Descartes, cette liberté d’aller totalement contre son entendement a un nom, c’est la liberté des fous. Ne sont-ce pas les fous qui plient le réel totalement à leur volonté, et qui « […] assurent constamment qu’ils sont des rois, lorsqu’ils sont très pauvres ; qu’ils sont vêtus d’or et de pourpre, lorsqu’ils sont tout nus ; ou s’imaginent être des cruches, ou avoir un corps de verre. »221 Ce sont eux, et eux seuls, qui peuvent affirmer ou nier de façon totalement indépendante eu égard à ce qu’ils conçoivent. Seul un fou peut arriver à se convaincre qu’un cercle n’a pas de périmètre, ou que la somme des trois angles d’un triangle n’est pas égale à 221
R. Descartes, Méditations Métaphysiques, Méditation I, AT, IX, 14, idem., p. 406.
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deux droits. De même, seul un individu fou peut arriver à se convaincre que son désir de bonne santé est tout aussi futile que son désir d’avoir des ailes ; et de fait, nous ne connaissons personne qui n’essaie de se soigner même dans les cas les plus graves. Car comment nous convaincre que l’état de santé est tout aussi impossible pour un malade que le fait d’avoir des ailes ? C’est là une des faiblesses de la philosophie des doubles de Rosset, que de dénoncer le caractère psychologique de la construction des doubles, que de penser que ceux qui croient dans les possibles sont dans une logique psychologique de tranquillisation de leur âme au prix d’un mensonge. Sur ce point des doubles, il aurait fallu s’en tenir à l’analyse philosophique et ne pas entrer dans le domaine de la tranquillité psychologique. Car si nous jugeons les deux théories – celle de Rosset et celle qui croit en l’existence de possibles – à l’aune de la psychologie, alors les deux peuvent tout aussi bien être explicitées comme des stratégies de fuite afin de se protéger de la cruauté du réel. Bien que les deux théories aient des conceptions complètement opposées du réel, elles peuvent toutes les deux être lues comme des stratégies de fuite de celuici, comme des prothèses psychologiques afin de conserver sa tranquillité psychique. Fuite d’un réel trop simple et cruel d’un côté, fuite de la responsabilité de ses actions dans le monde et de ses propres échecs de l’autre. Comme nous le voyons dans une dernière citation de Rosset, celle-ci pourrait tout aussi bien s’appliquer à la théorie du tragique de l’être qu’à la morale de Descartes et à sa conception de l’homme dont la volonté est tellement infinie qu’elle peut écarter d’un revers de main le réel quel qu’il soit, sitôt que celui-ci, de par sa possibilité (et non pas son impossibilité comme le pense Rosset), nous menace de tristesse : « Quant au réel, s’il insiste et tient absolument à être perçu, il pourra toujours aller se faire voir ailleurs. »222 Il peut en effet aller se faire voir, mais il le peut soit dans une duplication apaisante, soit dans une simplification et dans 222
Le réel et son double, p. 8.
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l’affirmation douce et tranquille de l’impossibilité qu’il soit autre. Nous trouvons là la difficulté qui, croyons-nous, pousse Rosset à sa conception finale de la relation entre le réel et ses doubles. Car, deux pôles souffrent de la même faiblesse. Soit dans un cas nous croyons en une différence entre le réel et ses doubles mais nous décidons de valoriser le pôle des doubles et alors nous nous tranquillisons dans un monde hallucinatoire autre que le réel. Soit nous croyons en cette séparation mais décidons de valoriser le pôle du réel contre ses doubles – comme le fait parfois Rosset – et l’on peut aussi se voir reprocher de construire un réel rassurant psychologiquement. La similitude des conséquences de ces deux théories apparemment contraires doit déjà nous amener à penser que ces deux positions qui se présentent comme totalement opposées ne le sont pas, parce qu’elles partagent la même illusion : celle de la différence entre le réel et ses doubles. Comme nous l’allons voir, il faut attendre 1997 pour que Rosset sorte de ce paradoxe et se libère enfin de la différence entre le réel et ses doubles afin de poser la seule position réellement forte en philosophie, la seule qui ne soit pas prisonnière d’une construction psychologique rassurante et tranquillisante : la thèse tragique selon laquelle il faut remettre en question la différence ellemême entre le réel et ses doubles, et affirmer sans concession aucune que le réel, c’est le double. C’est lorsque Rosset cesse de juger psychologiquement les théories et qu’il revient au seul critère de la vérité que, pour lui aussi, enfin, ce qui était deux dans l’histoire de la philosophie (le réel et ses doubles) redevient enfin un.
B – Introduction au problème du double La première dénégation du réel ou de mise à l’écart de celui-ci – la plus importante – est donc l’illusion. Comme ce terme d’illusion est très utilisé dans le langage courant mais aussi dans l’histoire de la philosophie, il faut nous mettre d’accord sur ce que peut bien être l’illusion. Par illusion il ne faut pas entendre un défaut de la perception ou une erreur dans 145
notre appréhension du réel, car dans l’illusion nous voyons exactement ce que nous devons ou pouvons voir. En ce sens Rosset propose une conception assez originale de l’illusion. L’illusion telle qu’il la pense se caractérise paradoxalement par le fait de bien voir, mais de ne pas assumer les conséquences de ce que nous avons vu : « Oui à la chose perçue, non aux conséquences qui devraient normalement s’ensuivre. »223 L’illusion ne doit donc pas être confondue avec ce qui serait une véritable hallucination, qui elle, au contraire, nous amènerait du côté du défaut du voir, du trouble de la perception, comme lorsque nous disons de quelqu’un qu’il a des hallucinations, c’est-à-dire qu’il voit des êtres qui n’existent pas. L’illusion est toute autre. Ainsi par exemple de l’automobiliste qui ayant vu le feu passer au rouge ne s’arrête pas, non pas par volonté de violer les règles de la circulation, mais tout simplement parce que tout se passe comme si le lien ne se faisait pas entre la chose perçue et la réaction espérée. L’automobiliste voit bien que le feu est passé au rouge mais il en conclut qu’il peut donc passer. En ce sens, rien ne définit mieux l’illusion telle que la pense Rosset que la perception inutile : « Il s’agit là moins d’une perception erronée que d’une perception inutile. »224 Nous voyons bien, nous percevons bien, mais nous n’en tirons aucune conséquence. Notre perception censée nous aider à nous orienter de façon pratique dans le monde ne remplit plus son rôle. Sa fonction cognitive n’est pas en cause, mais sa fonction pratique ne joue plus son rôle : « Cette « perception inutile » constitue, semble-t-il, un des caractères les plus remarquables de l’illusion. »225 Rappelons l’exemple développé par Rosset à l’aide de Boubouroche qui, écoutant un ami lui raconter la légèreté de sa maîtresse lorsque celui-ci s’absente, et voyant un individu caché dans le placard de celle-ci, en conclu immédiatement que c’est parce que sa maîtresse ne le trompe pas. Alors que tout ce qu’il perçoit lui prouve le contraire, il conclut que celle-ci lui est fidèle. Toujours, la structure fondamentale de l’illusion se répète. 223
Le réel et son double, p. 10. Le réel et son double, p. 10. [C’est Rosset qui souligne] 225 Le réel et son double, p. 11. 224
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Perception correcte mais action sans aucune relation avec cette perception : « Dans l’illusion, c’est-à-dire la forme la plus courante de mise à l’écart du réel, il n’y a pas à signaler de refus de perception à proprement parler. La chose n’y est pas niée : seulement déplacée, mise ailleurs. »226 Or, il faut voir en quoi l’illusion intéresse tout particulièrement Rosset. L’illusion ne l’intéresse pas tellement en tant que telle mais plutôt parce qu’elle permet d’introduire de façon générale la construction d’une duplication du réel. L’illusion est le nom générique de toutes les constructions à l’aide desquelles nous essayons de nous protéger du réel et de sa cruauté, non pas en ne le voyant pas (car comment pourrionsnous ne pas le voir à moins d’être fou), mais en faisant comme si nous avions vu autre chose que ce que nous avons effectivement vu. L’illusion nous coupe totalement du réel : « Dans l’illusion, le désir se suffit donc à lui-même : il n’attend aucun appui de l’expérience. »227 C’est donc bien un rapport au réel et au double qui se joue dans celle-là. Cette entrée dans la problématique du double par le concept d’illusion en tant que perception inutile nous permet de comprendre la difficulté qu’il y a à convaincre les Hommes de cesser de construire des doubles et de voir enfin le réel tel qu’il est, simple, idiot et cruel, et à en assumer les conséquences. Si la difficulté de l’illusion était un problème de perception, la solution eut été simple, il aurait suffi d’apprendre aux Hommes à voir correctement afin de les tirer hors de celle-ci. Si le problème de l’illusion était un problème de perception, l’éducation pourrait nous sauver. Mais le problème est bien plus compliqué chez Rosset parce que l’illusionné ne voit pas mal, il voit parfaitement bien, mais il ne tire pas les conséquences de ses perceptions : « C’est d’ailleurs pourquoi cet homme après tout « normal » qu’est l’illusionné est au fond beaucoup plus malade que le névrosé : en ceci qu’il est lui, et à la différence du second, résolument incurable. »228 Nous ne pouvons donc pas 226
Le réel et son double, p. 11. L’anti-nature, p. 24. 228 Le réel et son double, p. 12. 227
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ramener un illusionné à la raison ni lui faire entendre raison en ce sens que nous lui présenterions le réel tel qu’il est afin qu’il le voit, parce que de fait il le voit déjà. Nous ne pouvons pas lui montrer quelque chose qui se donne déjà à lui. Nous ne pouvons pas présenter à Boubouroche de meilleure situation afin qu’il comprenne que sa maîtresse le trompe, parce qu’il a déjà sous les yeux tout ce dont il a besoin, et pourtant il ne le croit pas : « Comme tout illusionné, Boubouroche scinde l’événement unique en deux événements : il ne souffre pas d’être aveugle, mais bien de voir double. »229 Il est donc impossible de présenter le réel afin de ramener l’illusionné vers celui-ci parce que l’illusionné voit déjà parfaitement bien. Comprenons le concept d’illusion de Rosset afin de saisir sa thèse sur les doubles et de comprendre comment celle-ci est introduite par l’illusion. Contrairement à ce qu’il en est dans la philosophie, l’illusion n’est pas une difficulté de perception mais bien une difficulté de croire ce que l’on perçoit : « Telle est bien la structure fondamentale de l’illusion : un art de percevoir juste mais de tomber à côté dans la conséquence. »230 Il n’y a donc – par définition – pas de retour possible au réel, puisque celui-ci a toujours été déjà là : « […], dans l’illusion, cet espoir est vain : le réel ne reviendra jamais, puisqu’il est déjà là. »231 Ainsi, la structure de l’illusion est fondamentalement liée à la problématique des doubles, en ce que, ce que nous voyons, nous prétendons ne pas le voir, et nous faisons sans cesse comme si le monde qui se donnait à nous était en réalité autre que celui que nous voyons, d’une certaine façon un mauvais réel auquel nous ne voulons pas croire : « L’événement réel, au sens courant du terme, est ainsi toujours « l’autre du bon ». »232 Loin d’être réservée à quelques fous, la structure de l’illusion ainsi entendue est alors présente dans de très nombreuses manifestations culturelles humaines et nous devons bien convenir qu’elle est peut-être la chose la mieux partagée 229
Le réel Le réel 231 Le réel 232 Le réel 230
et son double, et son double, et son double, et son double,
p. 19. [C’est Rosset qui souligne] p. 16. p. 13. p. 47.
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du Monde. En l’opposant à l’hallucination dont l’étude doit peut-être être réservée à la neurobiologie ou à la psychologie, l’illusion acquiert un véritable sens philosophique dans la thèse de Rosset, en ce qu’elle est une rupture entre la perception et l’action par la construction de doubles du réel. Dans ses textes, Rosset analyse tout particulièrement deux types d’illusions : la structure oraculaire de l’évènement et la structure illusoire de toute métaphysique. Comme nous avons déjà traité de la métaphysique et de son rejet du réel dans notre premier chapitre en montrant comment toute métaphysique souffre des mêmes carences que l’ontologie et la théologie (à savoir la création d’un monde autre que celui qui est), nous allons nous concentrer sur la structure oraculaire du réel, afin de montrer avec Rosset, et peut-être aussi contre lui, que cette structure de la duplication est non seulement celle de la réalité mais qu’elle est portée par la structure même de la rationalité. Il s’agit donc bien d’une véritable logique du pire en ce que celle-ci est bien portée par tout un processus rationnel. Toute cette structure de l’illusion peut se résumer en une seule phrase : l’illusionné est dans la situation cognitive paradoxale de l’Homme qui ne croit pas ce que pourtant il sait.
1 - Structure oraculaire de l’évènement Lorsque Rosset analyse la structure oraculaire de l’évènement, c’est malheureusement uniquement sous une de ses formes possibles, et nous souhaitons élargir cette analyse afin d’en montrer toute la logique. La forme utilisée par Rosset est celle de la fuite contre-productive. Un individu s’attend à ce qu’il arrive un certain évènement fâcheux ; or, afin de ne pas le réaliser, celui-ci s’éloigne autant que faire se peut des conditions effectives de réalisation de celui-ci. Mais, et c’est là que nous pouvons parler de véritable contre-productivité, c’est à partir de cet éloignement que survient paradoxalement l’évènement dont nous souhaitions éviter l’advenue. Il faut dire qu’: « […], en de tels cas celui qui s’efforce d’empêcher l’événement redouté se fait l’ouvrier de sa propre perte, et que 149
le destin, par élégance ou par paresse, commet ici à ses victimes le soin de faire tout le travail à sa place. »233 Nous reconnaissons là la structure oraculaire des tragédies grecques et tout particulièrement d’Œdipe Roi. Ayant appris qu’une malédiction pèse sur lui et que celle-ci doit l’amener à tuer son père, Œdipe quitte Corinthe et part sur les chemins. C’est bien parce qu’il quitte Corinthe qu’il rencontre son vrai père, Laïos, et qu’il le tue par accident. C’est le geste d’évitement de son destin qui, par accident, permet paradoxalement de l’accomplir : « L’oracle ne s’est accompli qu’à la faveur de cette fâcheuse précaution, et c’est l’acte même d’éviter le destin qui vient coïncider avec son accomplissement. Si bien que la prophétie n’annonce en somme rien d’autre que le geste d’esquive malencontreux. »234
Or, toute cette tragédie est bien liée au problème de l’illusion et donc du double. Toute la trame est liée à la déconstruction de la duplicité des choses. Tout d’abord cette tragédie est liée à une confusion sur la réalité de la double filiation œdipienne. D’un côté Œdipe provient de Thèbes et de l’union entre Laïos et Jocaste, mais d’un autre côté c’est à Corinthe, dans la famille de Polybe qu’il fût élevé. Toute la tragédie provient bien d’une confusion œdipienne entre ces doubles. Si celui-ci avait su que le père qu’il devait tuer selon la malédiction était Laïos et non pas Polybe, il n’aurait jamais quitté Corinthe, mettant fin à son destin avant même que celuici ne se réalise par accident. Deuxièmement, cette tragédie est aussi liée au double dans la forme de l’enquête que prend la quête d’Œdipe. Roi de Thèbes, Œdipe se met en quête de l’assassin de Laïos afin de mettre fin à la peste qui frappe la ville, et petit à petit il se rend compte que cet assassin c’est lui et personne d’autre. L’assassin de Laïos et le roi de Thèbes ne font pas deux, mais il s’agit bien d’une seule et même personne. Tout le cheminement de quête de vérité s’achève par une réduction du double à l’unité : ce qui était deux devient un. Là où nous pensions avoir deux personnages différents, il n’y en a 233 234
Le réel et son double, p. 24. Le réel et son double, p. 25.
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qu’un seul. A nouveau, le double nous a trompé sur la véritable structure du réel, sur sa simplicité : « […], la pièce de Sophocle se déroule dans le sens d’un retour implacable vers l’unique qui élimine, scène après scène, l’illusion d’une duplication possible. En sorte que le tragique sophocléen n’est pas du tout lié au double sens, mais, tout au contraire, à l’élimination progressive de celui-ci. »235
Tout comme dans la structure de l’illusion, Œdipe souffre de voir double, de voir sans cesse deux mondes et de ne pas pouvoir faire le lien entre les deux, de ne pas pouvoir les réduire à l’unité. Il voit toujours deux personnages, deux familles, deux chemins, là où il aurait dû s’en tenir à l’unicité des choses : « Car le mystère d’Œdipe est justement d’être un, et non pas double, tout comme le mystère du Sphinx, résolu par Œdipe en une sorte d’avant-première de son propre destin, est de renvoyer à soi-même, et non à l’autre. »236 Œdipe est donc le paradigme de l’illusion parce qu’il est le paradigme de l’individu qui vit entouré de doubles. Ce problème du double permet à Rosset de poser et de penser un autre problème, celui de l’attente déçue. Car au fond, pourquoi Œdipe se crève-t-il les yeux lorsqu’il apprend la vérité des choses ? C’est bien parce qu’il pensait que le résultat de l’enquête allait désigner une autre personne. Son désespoir provient du fait que le réel tel qu’il arrive n’est pas le réel que celui-ci attendait. Cette déception est bien elle aussi tributaire de la construction illusoire de doubles du réel. Il a fallu construire d’abord un double attendu du réel afin de juger à l’aune de celui-ci que ce qui arrive n’est pas ce que nous attendions : « L’ensemble des événements qui s’accomplissent – c’est-à-dire la réalité dans son ensemble – ne figure qu’une sorte de « mauvais » réel, appartenant à l’ordre du double, de la copie, de l’image : c’est l’« autre » que ce réel a biffé qui est le réel absolu, l’original véritable dont l’événement réel n’est qu’une doublure trompeuse et perverse. »237 C’est à partir d’un 235
Le réel et son double, p. 40. Le réel et son double, p. 41. 237 Le réel et son double, p. 45. 236
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réel attendu que nous condamnons le réel tel qu’il advient. Le réel est donc rejeté et condamné au nom d’un double que nous aurions préféré. D’où la surprise face à ce qui arrive, surprise fondée uniquement sur la possibilité que nous avons de dédoubler le réel à tel point, comme l’écrit Rosset, que c’est le réel lui-même, tel qu’il advient, qui peut être perçu comme le double du bon réel que nous avions fantasmé : « On découvre alors que l’ « autre événement » n’est pas véritablement le double de l’événement réel. C’est bien plutôt l’inverse : l’événement réel qui apparaît lui-même comme le double de l’ « autre événement ». »238 Nous retrouvons alors les mêmes conclusions que dans nos analyses sur Descartes. Puisque c’est la non-réalisation du monde attendu qui porte Œdipe à se crever les yeux et au désespoir. Ne suffirait-il pas alors de ne rien attendre, de ne rien espérer, de ne pas créer de Monde autre que celui qui advient pour éviter tant de peines ? La tragédie d’Œdipe nous amène donc à penser la simplicité et la cruauté du réel dans toute leur nudité, et nous montre aussi comment l’illusion est fondamentalement liée au problème du double et de la fuite hors du réel. Cela nous permet de plus de repenser la parole de l’oracle, et de développer ce qu’elle nous permet de dire à propos du concept de destin. Car, au fond, qu’est-ce que le destin d’Œdipe dans cette tragédie sinon le fait que le réel gagne toujours, que finalement le réel s’impose à celui-ci parce qu’il ne peut pas être autre que ce qu’il est. Œdipe peut certes courir, mais le réel le rattrapera toujours, où qu’il soit. Nous pouvons certes essayer de le déjouer, de le tromper en le singeant, en le doublant et en le dédoublant, mais celui-ci finit toujours par l’emporter : « « On n’échappe pas au destin » signifie tout simplement qu’on n’échappe pas au réel. »239 Le réel présente la structure paradoxale du point de fuite en esthétique. C’est autour du point de fuite qui signale l’extérieur d’un tableau que se réunissent tous les éléments de celui-ci. Il en va de même pour le réel, plus nous essayons de le fuir et plus nous allons vers lui. Ainsi, notre rapport au réel peut être comparé à une fuite panique en ce que 238 239
Le réel et son double, p. 45. Le réel et son double, p. 50.
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c’est la fuite elle-même qui auto-réalise la rationalité de la panique. La fuite est à la fois cause et conséquence de la panique. Il en va de même pour le double qui se trouve être, comme nous l’allons voir, à la fois cause et conséquence de notre rapport au réel. Le destin n’est donc rien d’autre que l’autoréalisation du réel par ses doubles.
2 – Oracle, autoréalisation et catastrophe La mécanique oraculaire se fonde sur deux phénomènes bien connus en épistémologie et tout particulièrement en épistémologie des sciences sociales : ceux de l’annonce autoréalisatrice et de l’annonce dé-réalisatrice. Dans tous les cas la logique est la même. Une annonce entraîne des actions qui réalisent ou déréalisent l’évènement annoncé. La seule spécificité de la structure oraculaire de Rosset est que les actions effectuées sont contre-productives, mais le phénomène reste le même en ce qui concerne le versant positif du processus. Pour ce qui est de l’annonce dé-réalisatrice, elle est développée et théorisée de façon systématique par la théorie du catastrophisme éclairé de Jean-Pierre Dupuy240 , qui s’appuie énormément sur les thèses de Girard et sur le concept d’autoréalisation. Cela consiste à annoncer une catastrophe imminente afin de stopper la réalisation de celle-ci. C’est le cas par exemple des catastrophes liées au réchauffement climatique. La seule façon de stopper les émissions de gaz à effet de serre est d’annoncer l’arrivée imminente d’une catastrophe, c’est-àdire de penser celle-ci comme une nécessité afin qu’elle soit impossible. C’est uniquement si les individus croient en cette prédiction qu’ils limiteront les émissions et donc que l’annonce sera finalement déréalisée. Parce que nous croyons à l’annonce, nous modifions nos comportements, et la modification de nos comportements fait que l’annonce est invalidée. L’annonciateur ou le prophète de malheur avait peut-être raison au moment de l’annonce, mais son annonce ayant eu un effet sur les individus, 240
Jean-Pierre Dupuy, Pour un catastrophisme éclairé, Quand l’impossible est certain, Seuil, Paris, 2002.
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la catastrophe est évitée. Le prophète permet ce faisant d’échapper à ce que lui-même avait prédit. En un sens il se trompe pour avoir eu trop raison, ou tout au moins pour avoir su convaincre les autres individus qu’il pourrait avoir raison. Nous avons bien là la même logique que dans la structure oraculaire de l’illusion. Et cela nous permet de comprendre une des phrases les plus difficiles et mystérieuses de Rosset. Dans son analyse d’Œdipe, celui-ci écrit que finalement Œdipe réalise son destin par le chemin le plus facile, par le chemin le plus direct : « Si la parole de l’oracle peut être dite « oblique », la voie par laquelle Œdipe réalise son destin est en revanche la voie droite par excellence : il n’est passé par aucun détour, et c’est peut-être justement là ce qu’on appelle le « tour » du destin – d’aller droit au but, de ne pas s’attarder en chemin, de tomber pile sur soi-même. »241 Pourquoi la fuite contreproductive serait le chemin le plus court pour réaliser l’oracle ? Pourquoi toutes ces complications que présente la tragédie sontelles le chemin le plus court ? Et pourtant, si nous y pensons bien, dans notre exemple, peut-on imaginer de chemin plus simple afin de déréaliser la catastrophe climatique, que le fait de stopper les émissions de gaz ? Le double est donc paradoxalement le chemin le plus court vers le réel. Car c’est bien là aussi la construction d’un double, d’un autre monde – un monde apocalyptique – qui a un impact sur le réel. Nous trouvons donc là une raison supplémentaire de nous approcher petit à petit de la thèse de leur profonde identité. Mais la base théorique de la structure oraculaire est l’autoréalisation. C’est dans la finance cette fois que cette mécanique a le mieux été théorisée, notamment par Keynes dans ses analyses de la spéculation financière 242 . En montrant le caractère autoréférentiel de la construction des valeurs boursières, Keynes nous permet de comprendre tout le processus de l’autoréalisation et aussi la thèse oraculaire de 241
Le réel et son double, p. 38. John M aynard Keynes, Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt de la monnaie, traduction française de Jean de Largentaye, Payot & Rivages, Paris, 1969.
242
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Rosset. Soit une valeur boursière donnée, imaginons qu’un acteur financier lance une rumeur selon laquelle celle-ci va bientôt augmenter de façon considérable suite à des gains importants de l’entreprise. Que se passera-t-il alors ? Si l’individu ayant lancé la rumeur a suffisamment de crédibilité, les acteurs de la bourse vont normalement acheter cette action en masse afin de pouvoir la vendre, bientôt, à un prix plus élevé, selon ce que laisse entendre la rumeur. Or, que se passet-il lorsque de nombreux acteurs achètent une action ? Bien sûr, celle-ci voit sa valeur augmenter puisque le nombre d’acheteurs augmente et qu’elle se fait donc plus rare. La rumeur se trouve réalisée par les actions qu’elle a elle-même engendrées, elle est donc auto-réalisée. C’est la même logique que nous trouvons dans de nombreuses crises en Amérique Latine. Une rumeur surgit selon laquelle telle ou telle banque va faire faillite. Tous ses clients se précipitent alors aux guichets afin de retirer leur argent avant que la banque ne fasse faillite. Et bien entendu, si tous les clients d’une banque demandent à vider leurs comptes en très peu de temps, celle-ci, en manque de liquidité et ne pouvant mobiliser tous ses fonds de façon aussi rapide, de fait, entre en faillite. La faillite a donc été auto-réalisée par l’action de ceux qui voulait y échapper. Et elle l’est effectivement par le chemin le plus court, qui est bien, pour mettre une banque en faillite, que tous ses clients l’abandonnent en même temps en retirant simultanément leurs fonds. Nous retrouvons exactement ce phénomène dans la logique oraculaire telle que la présente Rosset, en ce sens que : « On voit maintenant pourquoi l’esquive est toujours une erreur : elle est toujours inopérante, parce que le réel a toujours raison. »243 En effet, les petits porteurs qui ont voulu éviter de subir la crise en retirant tout leur argent de la banque sont ceux qui provoquent la crise. C’est donc bien la fuite qui réalise l’oracle, ou le double qui mène au réel. Nous voyons bien pourquoi nous pouvons parler de doubles au sens de Rosset, en ce que les rumeurs sont totalement déconnectées du réel, ou tout au moins indifférentes à celui-ci. Imaginons en effet qu’une rumeur de faillite soit 243
Le réel et son double, p. 125. [C’est Rosset qui souligne]
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lancée sur une banque en parfaite santé financière. De toute façon si les clients croient cette rumeur ils iront tous retirer leurs fonds et mettront donc effectivement et réellement la banque en faillite. Peu importe que la banque soit réellement en difficulté ou non – comme le prétend la rumeur – puisque les conséquences de la rumeur mettent vraiment la banque en faillite. La structure oraculaire est donc tout à fait rationnelle et nous la retrouvons dans de nombreux domaines. Il suffit pour cela de penser une forme de causalité circulaire dans laquelle la conséquence ait un effet sur sa propre cause. Nous l’avons vu dans le cas de l’annonce de l’imminence de la catastrophe afin de l’éviter, ou dans le cas de l’autoréalisation. L’important est de voir que pour Rosset ces phénomènes relèvent de la logique de la création d’un double. Nous commençons par créer un double du monde en nous projetant dans un futur désiré ou craint, et dans tous les cas, ce double que nous avons projeté dans le futur est toujours rattrapé par le réel parce qu’il ne peut pas en être autrement étant donné qu’il crée les conditions réelles de sa réalisation. Le réel écrase toujours le double que nous avions commencé par créer. C’est pourquoi Rosset peut écrire que toute existence est une forme de crime, en ce qu’elle élimine tous les doubles fantasmés que nous pouvions en avoir : « C’est en quoi toute occasion est oraculaire (réalisant l’ « autre » de son double), et toute existence un crime (d’exécuter son double). »244 Cela fait que toute existence, comme toute la logique œdipienne, doit être pensée à la fois comme un destin, mais un destin qui, comme tout réel, ne peut se réaliser que par accident. De même que c’est par accident qu’Œdipe tue son père et réalise l’oracle, toute existence n’arrive – comme nous l’avons vu dans le premier chapitre – que par accident. Le lien entre destin et accident est repérable sitôt que l’on voit que pour Rosset l’accident et le destin sont deux noms différents pour désigner le réel : « Il y a bien quelque chose qui existe et qui s’appelle le destin : celui-ci désigne, non pas le caractère inévitable de ce qui arrive, mais son caractère imprévisible. »245 244 245
Le réel et son double, p. 47. Le réel et son double, p. 49.
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Tout individu qui se sent trompé par le réel est donc dans l’illusion, pleinement dans l’illusion en ce qu’il ne voit pas que ce qui arrive n’est le double de rien, ce qui arrive ne se donne pas à nous comme un possible du réel, un mauvais possible du réel qui aurait pu être autre. Seul un double qui n’arrive pas peut nous décevoir, jamais le réel lui-même car ce qui se donne à nous est tout ce qui peut se donner, ni plus ni moins : « C’est donc le sentiment d’être trompé qui est ici trompeur. En se réalisant, l’événement n’a rien fait que se réaliser. Il n’a pas pris la place d’un autre événement. »246 L’illusion et les différentes formes qu’elle peut prendre se résument à une logique des doubles qui est aussi une logique du pire puisqu’elle nous mène toujours à un échec, et pour ce qu’il en est de l’illusion, c’est Rosset lui-même qui en résume le mieux la logique : « Les différents aspects de l’illusion décrits ci-dessus renvoient à une même fonction, à une même structure, à un même échec. La fonction : protéger du réel. La structure : non pas refuser de percevoir le réel, mais le dédoubler. L’échec : reconnaître trop tard dans le double protecteur le réel même dont on croyait s’être gardé. »247
Il y a donc bien tromperie de soi, ou mensonge à soimême, ce que les anglo-saxons appellent self-deceit, c’est-à-dire une tromperie qui repose totalement sur des Hommes qui ne croient pas à ce que pourtant ils savent.
C – Les doubles de duplications Si l’illusion est la forme générique de la duplication du réel, Rosset analyse de façon détaillée d’autres instruments spécifiques de duplication. Dans cette logique des doubles, Rosset se lance dans une description très précise de plusieurs inventions qui trahissent le réel en le dédoublant. C’est le cas pour l’essentiel des arts picturaux (photographie et peinture) 246 247
Le réel et son double, p. 39. Le réel et son double, p. 125.
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mais aussi des reproductions sonores. Nous allons les présenter rapidement – car sur ce point Rosset reprend des thèses bien connues – pour les commenter plus longuement plus en avant dans notre texte, mais rappelons-nous toujours que la définition du double telle que le suppose l’illusion est toujours liée à une fonction psychologique de protection. La définition du double n’évite pas cette difficulté : « Je dénonce donc définitivement le double comme illusion majeure de l’esprit humain (dès lors, naturellement, que le double se donne comme rival fantomal du réel, comme compensation, subtile et dérisoire à la fois, des souffrances attachées à la prise en charge de la réalité). »248 Commençons par l’image avant de voir dans un deuxième moment ce qu’il en est du son. L’incapacité des arts picturaux à saisir le réel provient fondamentalement de leur caractère statique. En effet, comment figer un réel dont nous avons vu par ailleurs qu’il est en devenir ? Sur ce plan là, Rosset ne fait que reprendre des thèses bien connues en philosophie, et notamment dans la philosophie de Bergson. Analysant les textes de Barthes, Rosset s’étonne de l’étrange privilège qui est accordé à la photographie pour témoigner du réel, d’autant plus dans la société contemporaine envahie par les images : « Cette appréciation hyperbolique de l’objectivité de la photographie fut ratifiée tardivement par un ouvrage de Roland Barthes, La Chambre claire, note sur la photographie, publié en 1980 par les Editions du Seuil. Ouvrage dont je résumerai le contenu, sans doute un peu vite, par la thèse suivante, d’ordre quasi ontologique : la photographie est la seule garantie de l’existence du réel. »249 Et de fait, comment ne pas s’étonner de cette idée de la photographie comme garante du réel ? Ne parlons même pas ici de la possibilité – de plus en plus facile – de falsifier des photographies, d’y éliminer des éléments gênants ou d’y augmenter des éléments valorisants, même si certains y ont cru plus que de raison : « Longtemps proche du parti communiste français, Barthes considérait d’ailleurs peut-être que les photographies prétendument truquées à l’Est, alors exhibées 248 249
Fantasmagories, p. 59. Fantasmagories, p. 19.
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dans la presse, n’étaient en fait que d’odieux montages réalisés à l’Ouest. »250 La simple possibilité de falsifier une photographie nous amène toujours dans une spirale infernale et infinie selon laquelle toute falsification peut être elle-même une falsification de falsification dans le but de désinformer. Mais pourquoi s’arrêter là et ne pas penser la falsification d’une falsification elle-même falsifiée, et ainsi à l’infini ? Laissons donc de côté le cas des photographies truquées qui évidemment et par définition nous éloigne du réel. Mais au-delà de cette évidente falsifiabilité de toute photographie, une photographie que personne n’aurait voulu modifier peut-elle nous dire quelque chose du réel ? En réalité, rien ne représente moins bien le réel qu’une image, que celle-ci soit une photographie, une peinture ou un dessin, par le simple fait que celle-ci est par définition figée. Comme le remarque Rosset : « Le monde de la photographie est celui de l’immobile ; il est aussi celui du silence. »251 C’est d’ailleurs pour cela que nous pouvons voir que les journaux sont passionnés par les histoires macabres, les histoires de meurtres et de cadavres. Il ne faut pas voir dans cette passion un sadisme des directeurs de rédaction ou des journalistes. Il faut au contraire faire remonter cette passion pour la mort et les cadavres à la structure même de l’image, qui par définition fige, glace, et donc forcément – comme chacun sait – tue : « Reste cependant que la vie ressemble à tout sauf à ce qu’en immobilise un cliché. Tout arrêt est un arrêt de mort. »252 La photographie est fondamentalement et essentiellement liée à la mort : « […], on appelait d’ailleurs « photographe » l’aide bourreau qui maintenait, pendant une exécution, la tête du condamné en dehors de la lunette de la guillotine. »253 Et c’est dans la structure même de l’image qu’il faut chercher son incapacité à représenter le réel tel qu’il est, toujours fuyant, toujours tragique. Dans ce lien à l’immobilité et à la mort, Rosset rappelle le lien presque générique qui lie la peinture et l’ombre : « Selon Pline l’Ancien et diverses autres 250
Fantasmagories, p. 20. Fantasmagories, p. 33. 252 Fantasmagories, p. 33. 253 Fantasmagories, p. 34. 251
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sources antiques qui n’ont à ma connaissance jamais été contestées sur ce point, l’origine de la peinture est l’ombre, plus précisément le fait de circonscrire l’ombre d’un personnage projetée par exemple sur un mur, […]. »254 , mais aussi celui qui lie dans le vocabulaire de l’esthétique la peinture de façon directe à la mort : « Il est assez remarquable, soit dit en passant, que, du moins dans le domaine de la peinture, les Anglais appellent still life (« toujours la vie ») ce que nous appelons nature morte. »255 L’image présente ainsi une incapacité structurelle à donner à voir le réel. Mais cette incapacité ne dépend pas du photographe ni de l’appareil photo, elle est inscrite dans le caractère figé de toute image. Nous pourrions aller au-delà de Rosset et signaler que l’image – contrairement au son – souffre d’une faiblesse encore plus importante. Celle-ci étant fondamentalement liée à la présentation ou à la re-présentation, elle ne peut donner que du présent. Une image, de par son caractère positif ne peut donner à voir que du présent et ne peut donc présenter de façon positive une absence 256 . Une image qui par définition « présente » quelque chose ou le re-présente, ne peut pas pour des raisons logiques, porter l’évocation positive d’un non-être. Si nous faisons un dessin ou une peinture de Rosset, ou encore si nous présentons une photographie de celui-ci, nous ne pouvons pas le présenter comme « non-philosophe », parce que l’image ne peut pas présenter la négation ou l’absence d’une caractéristique. L’idéal pour présenter une telle idée serait par exemple de prendre une photo de Rosset tenant une affiche sur laquelle serait inscrit le texte suivant : « je ne suis pas un philosophe mais je suis mathématicien ». Toutefois, une telle photographie ne pourrait donner lieu qu’à deux types de situations et d’interprétations. Ou bien la personne à laquelle nous présentons cette photographie ne reconnaît absolument pas 254
Fantasmagories, p. 54. Fantasmagories, p. 34. 256 Charles Ramond, « Récits et images du rêve », à paraître dans les actes du colloque Le rêve, entre science et philosophie, organisé par Christiane Chauviré à l’Université de Paris 1 en septembre 2002. 255
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Rosset, et dans ce cas là, il n’y a aucun problème mais la personne sur la photographie ne peut pas être reconnue comme « Rosset mathématicien et non-philosophe » puisque l’individu ne la reconnaît même pas comme étant Rosset. Ou bien l’individu auquel nous présentons la photo reconnaît le visage de Rosset, mais alors il reconnaît forcement Rosset le philosophe, qui affirme sur cette photo qu’il n’est pas philosophe et qu’il est mathématicien. Mais en aucun cas nous ne pouvons présenter ou même représenter la négation du caractère « philosophe » de Rosset, alors que le langage nous permet très facilement de la dire. De la même façon, aucune photographie de l’île de Manhattan ne peut aujourd’hui présenter l’absence des deux tours du World Trade Center. Nous pouvons certes penser cette absence en la disant ou en nous la disant, mais à proprement parler la photographie ne peut en aucun cas représenter ou présenter ce manque. Par définition nul ne peut présenter et donc encore moins re-présenter l’absence. Elle ne peut passer que par le dire et jamais par le voir. Dans les deux mouvements que doit faire l’image pour présenter un « Rosset mathématicien et non-philosophe », l’image ne peut réellement faire qu’un seul de ceux-ci, à savoir le mouvement d’addition d’une qualité positive. En revanche, l’image ne peut pas opérer la négation de sa qualité de philosophe. Sitôt que nous reconnaissons Rosset sur une peinture, sur une photo ou sur un dessin, nous reconnaissons dans le même geste de reconnaissance la totalité des qualités positives qui le déterminent : philosophe français, auteur du Réel et son double, commentateur de Tintin, etc. Sitôt que l’on voit que la différence entre le discursif et le représentatif tient pleinement dans le fait que l’image ne permet pas de présenter la négation d’une caractéristique d’un individu, nous pouvons poser la supériorité du discursif afin de donner accès au réel puisque la palette de ce qu’il peut faire est beaucoup plus vaste que ce que peuvent faire les représentations picturales. Nous pourrions donc croire que contrairement à l’image, le son puisse représenter le réel puisque non seulement il peut dire plus de choses que ce que nous ne pouvons voir (comme une 161
absence par exemple) mais qu’en plus il n’est pas figé comme l’image, et est bien dynamique comme le réel. Le discursif pourrait donc convenir en nature avec le réel. Contrairement aux images figées, nous pourrions penser que la reproduction sonore, qui est par définition dynamique, puisse bien mieux dupliquer le réel en s’adaptant à celui-ci, en s’adaptant à son rythme et au jeu de la présence/absence. Il n’en est rien. Comme pour les arts picturaux, la reproduction sonore est un échec et elle nous met elle aussi à distance du réel. Il en va de même pour la reproduction sonore que pour l’image à un détail près qui aggrave le cas de la duplication des sons. Dans le cas de la duplication sonore, l’écart entre celle-ci et le réel est plus grave puisqu’elle peut non seulement, comme l’image, travestir le réel mais même le trahir : « Pour en revenir au pouvoir de mensonge de la reproduction sonore, il est à remarquer que celui-ci outrepasse parfois les pouvoirs de la reproduction photographique puisqu’il est capable, non seulement de déformer un propos, mais encore de lui faire dire le contraire de ce qui a été dit. »257 L’analyse des duplications sonores permet à Rosset de déterminer une deuxième faille dans la reproduction sonore et picturale du réel, et celle-ci tient au fait que dans les deux cas, l’image et le son ne font que re-présenter le réel : « J’en viens maintenant à la seconde des deux principales raisons qui condamnent la reproduction sonore (comme la photographique) à différer du son (ou de l’image) qu’elle s’efforce de capter. La reproduction sonore est, par définition, quelque chose qui re-produit. »258 Il faut donner à ce terme de reproduction son sens fort. Reproduire ou représenter, c’est présenter ou produire à nouveau, derechef, une fois de plus, et donc peut-être aussi toujours déjà une fois de trop. Or, dans le temps qu’introduit cette secondarité de la re-production a lieu une dégradation du message original. Ne nous attardons même pas sur la dégradation physique des vecteurs de la duplication sonore qui pourrait travestir le message en amoindrissant sa clarté, essayons d’envisager le problème à un niveau plus fondamental. Comme chacun sait, entendre une parole ou un 257 258
Fantasmagories, p. 53. Fantasmagories, p. 51.
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discours après coup n’a pas le même impact que le message que l’on pourrait dire « réel », c’est-à-dire celui qui fût délivré la première fois. Nous pouvons donc légitimement nous demander s’il s’agit du même message. Nul aujourd’hui ne peut sentir en lui l’impact émotionnel qu’ont pu ressentir les Français écoutant l’appel de Charles de Gaulle en Juin 1940. Nous pouvons certes entendre aujourd’hui cette reproduction. En un premier sens donc le message entendu est bien le même en ce que la voix est bien la même, les mots sont les mêmes, le ton est le même ; il y a donc bien quelque chose de similaire entre le premier message délivré en juin 1940 et celui que nous pouvons entendre aujourd’hui. Toutefois, bien qu’étant le même message, en un autre sens ce n’est plus le même puisque le contexte de réception s’est modifié. Personne ne peut entendre aujourd’hui le même appel que celui qu’ont entendu les Français en juin 1940 parce que personne ne peut l’entendre comme eux l’ont entendu. Une chose est d’entendre ce message aujourd’hui dans un musée parisien, tout à fait autre chose est de l’entendre en 1940 avec des bruits de bottes qui claquent sous les fenêtres. Ainsi, ce message ayant un impact totalement différent n’est littéralement plus le même. Si nous acceptons d’étendre la définition d’un message au-delà de la simple succession de mots qui le composent, nous pouvons affirmer de façon tout à fait rationnelle qu’il s’agit là d’un autre message. Bien plus, afin de montrer comment la reproduction sonore trahit la production nous devons bien noter l’expérience quotidienne la plus élémentaire et la plus évidente. Il suffit pour cela de nous enregistrer nous-mêmes sur un magnétophone afin de nous rendre compte que lors de la reproduction de l’enregistrement il nous sera très difficile de reconnaître nousmêmes notre propre voix sur la bande. Tout porte donc à croire qu’il y a bien entre production et re-production une dégradation qui modifie fondamentalement le message premier par rapport à sa reproduction. Mais notons d’ores et déjà que cette position de Rosset est paradoxalement la position la plus métaphysique que l’on puisse avoir sur la communication ou sur la représentation, sur 163
l’idée d’une présence première qui se dégrade en une présence seconde dans un deuxième moment. Sur ce point-là, il est pour le moins surprenant de voir Rosset qui a pris tellement de temps et tellement de livres à dénoncer toutes les positions métaphysiques, reprendre, lorsqu’il s’agit de penser les doubles, toute la métaphysique de la présence. Or, il est certain que cette conception métaphysique du double comme dégradation du réel nous éloigne de la réalité puisque les doubles n’apparaissent que comme moindre-réel et donc nécessairement comme autre de celui-ci, mais petit à petit Rosset conquiert une autre conception du double qui l’amène à revoir son jugement.
D – Le double comme révélation du réel Contrairement à ces premiers doubles de duplication, Rosset détermine dans les derniers textes devant clore cette problématique des doubles, des formes de doubles qui témoignent du réel. Nous pourrions donc croire en un renversement de sa pensée. Mais si nous ne croyons pas en ce renversement, il faut tout de même accepter que ces doubles posent une difficulté très grande : « Ces doubles de « seconde espèce » se caractérisent par une proximité par rapport à la réalité – humaine, vivante ou inanimée – qu’ils suivent comme son ombre, accompagnent comme son reflet, dupliquent comme son écho. »259 Trois doubles pour lesquels un objet, s’il en était privé, se verrait rejeté du réel : l’ombre, le reflet et l’écho : « L’ombre, le reflet et l’écho sont les attributs obligés de tout objet réel, quelle qu’en soit la nature ; s’ils viennent à manquer, je l’ai dit, ils déboutent par leur absence n’importe quel objet d’une prétention à la réalité. »260
Pour des raisons de place, nous ne pouvons les analyser les trois séparément, nous procéderons donc en deux temps. Tout d’abord, nous souhaitons montrer en quoi ces trois doubles se différencient les uns des autres mais partagent les qualités des 259 260
Impressions fugitives, pp. 9-10. Impressions fugitives, p. 12.
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doubles de proximité, puis dans un deuxième temps il nous faudra examiner la possibilité de les différencier des doubles de duplication illusoire. En réalité, ce que nous voulons montrer c’est que c’est la conception du double qui a changé. En abandonnant la métaphysique de la présence, Rosset modifie sa thèse et passe de la secondarité des doubles par rapport au réel (et donc de la trahison de celui-ci par ceux-là), à la primauté de ceux-ci. C’est ainsi que nous pouvons expliquer le passage des doubles qui trahissent à des doubles qui témoignent : les doubles de proximité. Nous voyons là la raison de la très grande difficulté que rencontre Rosset à l’heure de distinguer les doubles illusoires des doubles de proximité. En réalité, cela est impossible au sein d’un même système de duplication, et ce n’est qu’en abandonnant petit à petit la duplication métaphysique et ontologique afin de passer à un concept de duplication adéquate en nature avec l’anti-ontologie, que Rosset pourra sortir des premières difficultés dans lesquelles il s’est enfermé. Bien que nous puissions unifier ces trois doubles de proximité, il ne faut pas les écraser les uns sur les autres. Ainsi par exemple, si l’écho est une réponse différée à l’envoi original, l’ombre et le reflet ne laissent pas de durée entre eux et l’original : « Il n’y a pas d’intervalle temporel entre un corps ombrageant et son ombre, pas non plus entre un corps se reflétant et son reflet (sinon celui, imperceptible, de la vitesse de la lumière) ; il y a en revanche toujours un intervalle sensible entre un son et son écho, la propagation du son dans l’atmosphère étant infiniment plus lente que la propagation de la lumière. »261
Mais c’est là que les difficultés commencent. Cette distinction n’est en réalité pas très convaincante, étant donné que le problème ne relève pas ici d’un retard possible entre l’original et le double – retard qui est bien présent dans les deux cas – mais de notre propre capacité à les distinguer, ce qui ne différencie pas les doubles entre eux mais révèle uniquement 261
Impressions fugitives, p. 38.
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une différence dans nos propres capacités de perception. Le fait que la vitesse de la lumière soit bien plus rapide que celle du son ne doit pas nous laisser croire en une différence structurelle entre l’ombre, le reflet et l’écho, puisque dans les trois cas il y a bien un retard entre l’original et la copie. De même que l’écho est une réponse différée au message original, l’ombre est un double différé de l’objet dont elle est l’ombre, seulement la lumière étant plus rapide que le son, nous ne percevons pas de façon aussi claire le retard de l’ombre que celui de l’écho. Néanmoins, le retard est bel et bien là, même dans le cas de l’ombre ou de reflet. Nous ne pouvons les distinguer à l’aune de ce critère de la différance, seule la défaillance de notre perception peut les différencier par le concept de retard. Le retard ou la différance de l’original est donc pleinement présent dans la structure du témoignage du réel tout comme il l’était dans celle de la duplication, ce qui laisse déjà entrevoir la difficulté qu’il y a à les distinguer. Ici, le problème du double est encore pensé, par ce retard, comme une dégradation seconde d’une réalité première et pleinement présente. Mais s’il en est ainsi, ce retard doit être valable pour tous les doubles et les affecter tout autant les uns que les autres. Pour cette raison, face à l’extrême difficulté qu’il y a à les caractériser et surtout à déterminer la spécificité de la structure du témoignage du réel, Rosset s’en tient à leur seule capacité à porter témoignage du réel, en ce sens que leur absence est la marque d’absence de réel : « Ces doubles-ci, qu’on pourrait appeler doubles de proximité ou doubles mineurs, comme il y a des ordres mineurs, ne sont pas des prolongements fantomatiques du réel, mais des compléments nécessaires qui sont ses attributs obligés (pourvu qu’il y ait, naturellement, une source de lumière pour engendrer l’ombre, un miroir pour refléter, une falaise quelconque pour produire l’effet d’écho). S’ils viennent à manquer, l’objet perd sa réalité et devient luimême fantomatique. »262
262
Impressions fugitives, p. 10. [C’est Rosset qui souligne]
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Imaginons en effet un corps sans ombre ou sans reflet ? Ne serions-nous pas immédiatement confrontés à un corps irréel, ou ne pourrions-nous pas avoir le soupçon de leur inexistence ? C’est d’ailleurs bien le vampire – dont le statut ontologique est problématique puisqu’il est là sans être là, présent et pourtant absent à la vie – qui n’a pas de reflet. Nous pouvons donc suivre Rosset sur ce chemin, mais les difficultés ressurgissent toujours. Dans cette philosophie des doubles, le problème du réel n’est pas résolu mais uniquement déplacé. Parce que certes nous comprenons bien comment un double peut témoigner du réel, néanmoins n’est-ce pas là entrer dans une spirale infinie dans laquelle c’est la réalité du double qui a besoin à son tour d’une garantie de réalité ? Le double témoigne bien de la réalité, mais qui alors sera garant de la réalité du double ? Rosset n’évite pas ce problème mais il semble ne pas en tirer immédiatement toutes les conséquences philosophiques : « Quant au statut « ontologique » du double de proximité, on peut immédiatement remarquer qu’il est aussi ambigu que celui de l’objet privé de son double. Si le double est le garant de la matérialité de l’objet qu’il duplique, il est en revanche parfaitement privé lui-même de matérialité et ne constitue que l’ « impression fugitive » d’un corps accompagnateur de corps. »263 Par cette thèse, le problème de la réalité n’est donc que déplacé, différé, ou projeté à un autre niveau. La légèreté tragique du réel est tout simplement déplacée sur la fragilité ontologique des doubles qui la certifient. En décidant de scinder la réalité en originaux et doubles, Rosset s’enferme dans la difficulté du déplacement et de la régression à l’infini. Difficulté qu’il aurait pu éviter en annulant totalement la hiérarchie entre le double et l’original, c’est-à-dire en appliquant à la philosophie des doubles le même geste que celui qu’il réalise dans l’anti-ontologie : non pas inversion de la hiérarchie, mais annulation de celle-ci dans une philosophie posant la seule réalité des doubles. Si nous reprenons notre opposition entre anti-ontologie et contre-ontologie, nous pouvons dire que si la philosophie des doubles de Rosset est 263
Impressions fugitives, p. 18.
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problématique, c’est parce qu’elle ne se pose pas encore, dans ce premier moment, comme une anti-duplication mais comme une contre-duplication. En souhaitant dénoncer les doubles, Rosset est obligé de reprendre la hiérarchie traditionnelle entre les doubles et le réel, en faisant de ceux-ci la dégradation fantomatique du réel. Ce qui l’enferme dans le fait de devoir sans cesse distinguer entre une « bonne duplication » et une « mauvaise duplication », problème qu’avait déjà affronté Platon et dont Derrida a montré qu’il n’a jamais pu sortir 264 . D’ailleurs nous ne pouvons que constater sur ce point les doutes de Rosset quant au concept même de doubles de proximité, qui pourraient bien finalement eux aussi ne relever que des duplications illusoires du réel. Malgré tous ses efforts conceptuels et le développement de nombreux exemples, Rosset lui-même est bien obligé de constater que la différence entre doubles de duplication et doubles de proximité n’est pas tenable : « Je ne sais d’ailleurs si cette réfutation des reproductions émanant de ce que j’ai appelé ailleurs les « doubles de proximité » (reflet, écho, ombre), et décrit comme garants du réel, ne rejaillit pas de quelque manière sur les originaux dont ils sont l’émanation. Après tout, si l’ombre est un signe du réel, elle n’est en aucun cas sa reproduction. De même l’écho : il répète certes un son réel, mais de manière toujours tardive et dégradée. Quant au reflet, il est nécessaire au réel mais ne suffit pas à le garantir. »265 Sitôt que les doubles sont pensés comme secondaires par rapport au réel, ils sont tous menacés de la même non-existence, et il faudrait pour cela les condamner dans leur totalité sans pouvoir séparer les bons et les mauvais comme d’autres voulaient séparer le bon grain de l’ivraie. Or, ce qui ne peut manquer de surprendre le lecteur habitué aux thèses de Clément Rosset, c’est à quel point cette thèse est traditionnelle et pour tout dire, métaphysique, et à quel point elle s’inscrit pleinement dans la thèse que Rosset prétend justement réfuter par l’anti-ontologie. Car il est en réalité très 264 265
J. Derrida, « La pharmacie de Platon », idem. Fantasmagories, p. 59
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difficile de distinguer non seulement le réel et ses doubles, mais aussi les doubles de duplication des doubles de proximité. D’ailleurs, jamais Rosset ne précise en quoi ces doubles se différencient et surtout quelle est la caractéristique essentielle qui fait qu’un double puisse être classé parmi ceux de duplication ou de proximité. Nous entendons bien que l’ombre témoigne de la réalité de l’objet alors que le double illusoire ne le fait pas, certes, mais pourquoi ? En quoi une ombre se différencie-t-elle structurellement d’un double illusoire ? Face à cette difficulté, Rosset propose une dernière différence conceptuelle, différence qui à son tour se caractérise par sa fragilité. La seule option que semble développer alors Rosset n’est pas très convaincante. Elle consiste à opérer une deuxième distinction parmi les doubles : distinction entre les doubles de duplication et ceux de remplacement. N’ayant pu faire passer la frontière entre les bons et les mauvais doubles sur le critère de leur capacité à témoigner du réel ou à voiler celui-ci, c’est maintenant leur capacité à se substituer à celui-ci qui est le critère déterminant dans l’axiologie des doubles : « Mais manquait à cette précision une distinction essentielle : entre les doubles de duplication et les doubles de remplacement. »266 Nous trouvons là la preuve du dynamisme de la philosophie de Rosset qui, bien consciente de la difficulté terrible dans laquelle elle vient de s’enfermer – la volonté et la nécessité de distinguer des bons et des mauvais doubles – cherche le critère de distinction, avant de se résoudre plus tard à reprendre l’antiontologie et à abandonner la distinction elle-même. Mais pour l’instant, la difficulté demeure. D’un côté nous avons les doubles qui s’ajoutent au réel en le copiant, et ceux-ci pourraient être sauvés puisqu’ils ne visent pas à nous tromper sur le réel ; et de l’autre nous aurions les doubles qui au contraire souhaitent prendre la place du réel, se faire passer pour lui : « Tout autres sont les doubles de remplacement, qui ont pour fonction d’éliminer l’original en se faisant passer pour lui, par un effet d’alternative qui affirme leur existence par la suppression de leur
266
Fantasmagories, p. 73. [C’est Rosset qui souligne]
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modèle, telle une cellule organique qui reproduit une cellule en phagocytant cette dernière. »267
L’exemple que donne Rosset est fort clair, nous pouvons en effet facilement opposer le fait de s’ajouter, de se poser comme supplément d’une réalité donnée, et le fait de se donner comme suppléant de celle-ci, c’est-à-dire de la menacer sans cesse. La différence provient du fait que dans le deuxième nous visons un véritable terrorisme ontologique visant à détruire le réel et à le remplacer, pas seulement donc à s’ajouter à celui-ci : « Tels aussi aujourd’hui ces altermondialistes dont la rêverie, comme l’indique le mot même d’ « altermondialisme », n’a d’autre consistance que l’élimination du monde. »268 Toute la thèse de cette différence des doubles serait la solution afin de distinguer les bons et les mauvais doubles, et elle gît tout entière dans la distinction conceptuelle entre le supplément et le suppléant. C’est encore Rosset qui résume le mieux sa pensée : « […], je maintiens donc que, si le double qui se contente de dupliquer, comme le double du quiproquo ou le double inquiétant, a une fonction qui n’est ni hallucinatoire ni illusoire et ne remet pas en cause l’intégrité de l’original qu’il copie, il en va tout autrement du double fantasmatique qui implique une élimination de l’original qu’il tue, ou essaye de tuer, en prétendant se substituer à lui. »269 Et pourtant, cette distinction est-elle vraiment tenable ? Peut-on encore, après toutes les analyses de Derrida dans De la Grammatologie, croire en une différence entre le supplément et le suppléant ? Ne doit-on pas dire au contraire que tout supplément est une menace de suppléant ? Toute la logique du supplément telle que la développe Derrida dans ses analyses de l’écriture chez Rousseau aboutissent à une impossible distinction entre le supplément et le suppléant : « Car le concept de supplément – qui détermine ici celui d’image représentative – abrite en lui deux significations dont la cohabitation est aussi étrange que 267
Fantasmagories, p. 73. Fantasmagories, p. 73. 269 Fantasmagories, pp. 77-78. 268
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nécessaire. »270 Tout d’abord le concept de supplément doit s’entendre en tant que ce qui s’ajoute à : « Le supplément s’ajoute, il est un surplus, une plénitude enrichissant une autre plénitude, le comble de la présence. »271 Il peut donc bien caractériser le double tel que le dénonce Rosset, puisque celuici s’ajoute à un réel pensé fondamentalement comme présent, comme toujours totalement présent en acte et donc comme la présence elle-même. Mais le supplément est gros d’une autre définition qu’il faut rapprocher du concept de suppléant : « Mais le supplément supplée. Il ne s’ajoute que pour remplacer. Il intervient ou s’insinue à-la-place-de ; s’il comble, c’est comme on comble un vide. »272 Dans son deuxième versant nous retrouvons la deuxième face des doubles que veut dénoncer Rosset, à savoir le fait que ceux-ci veulent toujours prendre la place du réel, se faire passer pour celui-ci. Supplément et suppléant sont les deux caractéristiques essentielles des doubles, mais peut-on les distinguer l’une de l’autre, et peut-on penser des doubles qui ne fassent que s’ajouter sans toujours déjà menacer de prendre la place du réel comme semble le dire Rosset à propos des doubles qui témoignent du réel ? Dans cette question, c’est la structure de la duplication qui est en jeu. Structure qui doit non seulement rejaillir sur la différence entre les doubles de duplication et ceux de remplacement, mais aussi in fine et de façon plus fondamentale, sur la différence entre le réel et les doubles.
270
Jacques Derrida, De la grammatologie, Editions de M inuit, Paris, 1967, 1997, p. 208. 271 J. Derrida, op. cit., p. 208. [C’est Derrida qui souligne] 272 J. Derrida, op. cit., p. 208. [C’est Derrida qui souligne]
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E – Apories de la duplication 1 - De la Lettre sur les chimpanzés aux Ecrits satiriques C’est un des exemples donnés par Rosset qui sème le trouble le plus difficile à délier. Reprenons l’exemple de la peinture et le problème tout particulièrement difficile du faux. Comme le note Rosset, un faux en peinture n’est faux ni par son incapacité à peindre le réel, ni par sa non-conformité à ce qui serait une toile originale. Le faux n’est faux que parce que la signature est fausse. Dans leur capacité à peindre le réel, toute peinture est également vraie ou également fausse, c’est dans l’authenticité de la signature que gît la différence entre le vrai tableau, l’original, et le faux : « Une peinture fausse est un « faux » qui ment sur la signature du peintre, pas sur la conformité au réel qu’elle suggère ou peut suggérer. »273 Or, comment déterminer une fausse signature, ou plutôt une signature peut-elle être autre chose que fausse ? Autre chose qu’une copie ou une itération ? Nous savons combien Derrida 274 a travaillé ce concept de signature et combien il pose de problèmes, car après tout, peut-on vraiment distinguer, en peinture, un faux de l’original ? Il faut préciser les choses et pointer la difficulté car lorsque nous disons que seule la signature les différencie, il faut entendre ici par signature non pas le tracé de la signature qui peut être exactement le même dans les deux cas, mais la main l’ayant tracé. C’est-à-dire au fond que ce qui différencie le vrai tableau du faux n’est pas sur le tableau, et qu’un individu donc, même expert en histoire de l’art ou en graphologie ne pourrait tout simplement pas distinguer le vrai du faux puisque la trace de cette différence n’apparaît pas sur la toile. Nous voyons donc à quel point la différence entre supplément et suppléant est faible en ce que tout supplément menace en réalité l’original auquel il est censé s’ajouter puisque la trace de l’original, ce qui le certifie comme original, est une signature et donc quelque chose qui par 273 274
Fantasmagories, p. 56. Jacques Derrida, Limited Inc., Galilée, Paris, 1990.
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définition doit être reproductible et itérable. En effet, c’est bien sa capacité à se reproduire qui fait d’un tracé spécifique une signature. Une signature que nous ne pourrions utiliser qu’une seule fois serait-elle encore une signature ? Une signature qui serait totalement ireproductible ne serait paradoxalement plus une signature puisqu’elle doit pouvoir se reproduire pour certifier l’originalité de multiples documents. La signature complexifie le problème du double en montrant que l’original se doit de pouvoir être répété mais est en plus lui-même une répétition. Nul mieux que Rosset n’aurait dû être sensible à cette difficulté puisqu’il l’a connue dans ses propres œuvres. A deux reprises au moins, deux de ses livres qui étaient pensés comme des doubles comiques d’un modèle original et sérieux ont été de fait confondus avec leurs originaux. C’est le cas tout d’abord des Ecrits Satiriques275 qui, étant supposés pasticher un manuel de philosophie ont de fait été pris pour le modèle qu’ils devaient pasticher. Mais c’est aussi le cas de la Lettre sur les chimpanzés276 dont il est difficile de savoir le statut exact dans l’œuvre de Rosset. Au fond ce texte est-il un double ironique des thèses visant à défendre les singes ou une véritable défense de ceux-ci ? Qui peut le dire ? Qu’est-ce qui différencierait ce que Rosset présente là comme un double comique de ce qui serait un véritable texte de défense ? Il nous est précisé d’ailleurs que certains individus y ont bien vu un texte de défense des animaux, et après tout pourquoi pas ? Le fait de vouloir distinguer une bonne structure de duplication d’une mauvaise structure de la duplication est donc toujours hasardeux, même (ou peut-être surtout) si nous entrons dans une thèse métaphysique nous permettant de poser une dégradation précise entre le modèle et l’original ou entre une duplication première et une duplication seconde. En réalité c’est la possibilité conceptuelle de penser cette différence qui est menacée. Après tous ses développements conceptuels Rosset lui-même semble d’ailleurs en convenir : « En résumé je ne vois pas de double – hormis les doubles de la peur et du rire, sur 275 276
Ecrits satiriques I, p. 10. Cf. Lettre sur les chimpanzés.
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lesquels je reviens dans le chapitre suivant – qui mérite d’être philosophiquement sauvé. »277 Tentons une dernière fois de sauver la différence entre des bons et des mauvais doubles. Essayons pour cela de prendre une autre conception du double, non plus celle de la représentation, mais celle de l’imitation. Non plus celle de la copie mais celle de l’action. Dans l’histoire de la philosophie, un auteur a particulièrement essayé de distinguer les bons doubles des mauvais, et c’est bien sûr René Girard, que cite plusieurs fois Rosset. Nous pourrions trouver dans la thèse de Girard une différence fondamentale avec Rosset en ce que Girard fonde sa théorie du double non pas sur des doubles qui relèvent de la copie, mais sur des doubles relevant de l’action et du désir. En ce sens, il prétend lui-même s’opposer à toute la tradition philosophique : « Chez Platon, le réel n’est qu’imitation de lointaines « idées », tout est sujet à l’imitation sauf les comportements d’acquisition. »278 La philosophie grecque, et tout particulièrement Platon, a bien pensé la problématique des doubles mais : « Jamais dans cette problématique platonicienne, il n’est question de comportements d’appropriation. »279 Peutêtre est-ce là le secret – repenser la problématique du double à l‘aune de l’action – afin de distinguer les bons des mauvais ? Mais il est intéressant de noter que Girard aussi échoue dans sa volonté de distinguer les bons des mauvais, bien qu’il déplace la problématique sur le désir et l’action. Rappelons brièvement que pour Girard280 , le désir humain n’est pas objectal mais mimétique, c’est-à-dire que c’est un modèle qui nous désigne malgré lui les objets que nous devons désirer, en les désirant lui-même : « À l’origine d’un désir il y a toujours, disons-nous,
277
Fantasmagories, p. 60. René Girard, Quand ces choses commenceront, Arléa, Paris, 1994, p. 29. 279 R. Girard, Des choses cachées depuis la fondation du monde, idem., p. 713. 280 Cf. Stéphane Vinolo, René Girard, Du mimétisme à l’hominisation, la violence différante, idem., et Stéphane Vinolo, René Girard, Epistémologie du sacré : en Vérité je vous le dis, Paris, L’Harmattan, 2007. 278
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le spectacle d’un autre désir, réel ou illusoire. »281 Ce processus mimétique est à la base de la violence interdividuelle et au fondement de toutes les sociétés humaines, en ce que si deux individus désirent le même objet ils deviennent rivaux. Le modèle de notre désir devient rival dans notre quête de possession de l’objet. Mais, nous dit Girard, dans la théorie du désir mimétique, il faut distinguer deux processus différents qui distinguent deux types de modèles différents. Il y a donc les bons modèles du désir et les mauvais modèles du désir, et donc les bons doubles de nous-mêmes et les mauvais doubles. Dans un premier processus que Girard appelle la médiation externe, le modèle de nos désirs est extérieur au terrain de la lutte pour l’objet, parce qu’il est absent : « Nous parlerons de médiation externe lorsque la distance est suffisante pour que les deux sphères de possibles dont le médiateur et le sujet occupent chacun le centre ne soient pas en contact. »282 C’est le cas par exemple de Napoléon. Si nous avons le désir de gouverner la France comme Napoléon, notre désir n’entrera jamais en concurrence avec le sien puisque Napoléon n’existe plus, et nous ne serons donc jamais rivaux. Il n’y aura jamais de violence mimétique entre lui et nous. Ainsi, Napoléon pourrait être un bon double, n’amenant jamais de violence au cœur des désirs humains. D’un autre côté, au contraire, dans la médiation interne, nous prenons pour modèle de nos désirs quelqu’un pouvant entrer en concurrence avec nous : « Nous parlerons de médiation interne lorsque cette même distance est assez réduite pour que les deux sphères pénètrent plus ou moins profondément l’une dans l’autre. »283 C’est le cas par exemple dans la déconstruction du complexe d’Œdipe par Girard284 . Si nous désirons la même femme que notre père, notre désir va 281 René Girard, Mensonge romantique et vérité romanesque, Paris, Grasset, 1961, réédité in De la violence à la divinité, idem., p. 19. 282 R. Girard, op. cit., p. 41. 283 R. Girard, op. cit., p. 41. 284 Cette déconstruction est superbement analysée par M ark Anspack dans son Œdipe mimétique, Editions de l’Herne, Paris, 2010. Pour l’impossible distinction de la bonne et de la mauvaise duplication dans les phénomènes de réciprocité, nous pourrons regarder son grand livre A charge de revanche, Figures élémentaires de la réciprocité, Seuil, Paris, 2002.
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rencontrer le sien, entrer en concurrence avec celui-ci et introduire de la violence dans nos relations. Il y aurait donc de bons doubles, extérieurs à la concurrence des désirs, et des mauvais doubles, intérieurs à celle-ci. Cette différence est tellement importante qu’elle est grosse de toute la théorie de l’imitatio Christi que développe Girard. Et nous savons que Girard entend bien fonder une théorie éthique sur ce choix entre un bon double et un mauvais double, ou entre un bon modèle et un mauvais modèle : « Choisir, c’est toujours se choisir un modèle et la liberté véritable se situe dans l’alternative fondamentale entre modèle humain et modèle divin. »285 En effet, Girard, afin de mettre fin à la violence propose comme solution l’imitation du Christ qui se pense lui-même comme imitateur. La solution est donc la médiation externe extrême, celle du Christ qui est à la fois tellement éloigné de nous que nous n’entrerons pas en concurrence avec ses désirs, mais qui est aussi conscient d’être un imitateur du Père. La transcendance du Christ le place dans une telle distance que la violence mimétique n’apparaîtrait jamais. Toute la différence entre médiation interne et médiation externe repose donc sur la différence conceptuelle entre de bons et de mauvais doubles. Or, nous pouvons facilement montrer que celle-ci ne tient pas parce que la différence elle-même ne tient pas. Jamais Girard ne peut rendre explicite la différence entre les bons et les mauvais doubles. Imaginons que nous prenions Napoléon comme médiateur de nos désirs, certes nous ne rencontrerons pas son désir sur notre chemin vers le pouvoir et serons donc en paix avec lui. Son désir n’existant plus, il ne sera pas un obstacle dans la conquête du pouvoir. Néanmoins, nous trouverons sur notre chemin les désirs des autres individus l’ayant pris comme modèle et souhaitant eux aussi gouverner la France comme lui – et donc comme nous. Ainsi, celui qui était supposé être un bon double ne fait que déplacer la violence de la relation SujetModèle à la relation entre tous les Sujets ayant pris le même modèle comme exemple. Même dans le cas de l’imitatio Christi, la violence surgit tout de même certes non pas entre les 285
R. Girard, op. cit., p. 80.
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Hommes et le Christ mais entre les différentes congrégations religieuses ayant pris le Christ comme modèle afin de savoir laquelle d’entre elles en est le disciple le plus légitime, et donc celle qui l’imite le mieux ? Comme de nombreux philosophes et comme Rosset lui-même, Girard s’enferme lui aussi dans l’impossibilité qu’il y a à distinguer des bons et des mauvais doubles, peut-être tout simplement parce que c’est l’existence de doubles comme duplication d’un original qu’il faut questionner. Plutôt que de sombrer dans le geste métaphysique de séparation de l’Être et de l’Etant comme original et duplication, il faut au contraire nier cette différence et poser la seule existence non pas des originaux, mais bien des doubles, qui auront cette faculté tout à fait intéressante – puisqu’il n’y aura plus d’original – d’être des doubles de rien. Ainsi, tant que nous restons prisonniers de la conception métaphysique ou ontologique des doubles selon laquelle le double est une dégradation seconde d’un original premier, plein et présent, nous ne pouvons distinguer les doubles entre eux, ni séparer les bons des mauvais. Ni Platon, ni Girard, ni le premier moment de la thèse de Rosset ne le peuvent. Il faut donc instaurer une rupture anti-ontologique ou anti-métaphysique dans la conception que l’on se fait des doubles, et c’est dans un texte de 1997 que s’opère le renversement. Et comme nous l’allons voir, cela amène Rosset à se rapprocher paradoxalement de Derrida (tellement critiqué) mais aussi de la Bible (tellement pointée du doigt dans le rejet absolu de toute théologie).
2 – La secondarité originaire : le renversement anti-ontologique de la duplication Pour être tout à fait juste avec la philosophie des doubles de Rosset, il faut lui concéder qu’il y a bien un texte dans lequel il renonce à la distinction entre les doubles et ce qu’ils sont supposés dupliquer, apportant une solution définitive au problème de la distinction entre les bons et les mauvais doubles. L’anti-ontologie se prolonge bien dans une anti-duplication, 177
mais malheureusement, comme nous venons de le voir, de nombreux textes de Rosset laissent croire en l’existence des doubles et de ce qu’ils dupliquent dans un mouvement de dégradation. Notons aussi que si Rosset critique toujours de façon extrêmement sévère Derrida, il se range finalement dans ce texte du côté derridien qui pose que l’original lui-même est un double ayant toujours déjà commencé le processus de duplication. Contre le rejet des doubles au nom du réel, comme le laissent transparaître nombre (trop) de textes de Rosset, dans un texte au moins Rosset développe la logique de l’antiontologie jusque dans sa philosophie des doubles et en assume toutes les conséquences. Et n’en déplaise à ses détracteurs, ce geste est bien derridien. C’est pour nous le texte le plus intéressant de Rosset, le plus cohérent avec l’anti-ontologie et aussi le plus profond. Pour ce, nous pourrions être surpris de le trouver à l’occasion d’un commentaire d’une aventure de Tintin : L’oreille cassée. Néanmoins, si nous connaissons la place considérable qu’occupent dans la philosophie de Rosset le rire, la dérision et l’ironie, nous ne devons pas nous surprendre de voir coexister les concepts les plus profonds et les textes qui semblent apparemment les plus légers. Ne soyons donc pas étonnés de voir la conception anti-ontologique du double surgir non pas lors d’un commentaire de Heidegger, Hegel, Pascal ou Spinoza, mais bel et bien dans un commentaire d’une aventure de Tintin. Toute l’aventure de L’oreille cassée développe l’histoire d’un fétiche volé et copié. Hergé nous raconte la quête de l’original de ce fétiche, et chaque fois les personnages butent sur des copies, sur des doubles. Finalement, lorsque l’original est trouvé, celui-ci se brise, laissant échapper un diamant qu’il cachait dans ses flancs. Sitôt l’original perçu, il cesse d’exister et se brise. Suite à une longue discussion sur le caractère fabriqué de tout fétiche, de l’original tout autant que de ses copies, Rosset en tire toutes les conséquences antiontologiques : « Aucun objet, aux yeux de cette philosophie du réel, qui puisse être tenu pour « original » au sens métaphysique du terme ; aucun objet
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réel qui ne soit fabriqué, factice, dépendant, conditionné, de « seconde main ». »286
Il y a bien là toutes les conséquences de l’antinature que nous avons développée, à savoir le fait que si tout est artifice, si tout est fabriqué, pourquoi continuer à croire qu’il y a quelque chose derrière les doubles, pourquoi continuer à croire qu’il y a un original à partir duquel les doubles se font, pourquoi continuer à croire qu’il y a de l’Être derrière les Etants ? Voilà la thèse de Rosset enfin libérée de la métaphysique de la présence. Bien plus, cette fois Rosset assume toutes les conséquences de cette thèse jusqu’à ses plus extrêmes limites : « Tout y est, si l’on veut, doublure, au gré au moins d’une certaine sensibilité métaphysique ; mais ces « doubles » ne copient aucun patron et sont par conséquent chacun des originaux. Pléthore de doubles, pléthore d’originaux : on peut dire indifféremment l’un ou l’autre dès lors que cette pléthore est totale, c’est-à-dire occupe exhaustivement le champ de l’existence. S’il n’y a que des doubles, il n’y a pas d’originaux, et du même coup tous les doubles sont des originaux. »287 Toutes les conséquences de l’anti-ontologie sont bien là. Il n’y a pas d’original derrière le réel et par conséquent seules deux options se présentent à nous : ou bien il faut dire qu’il n’y a pas de réel, ou bien il faut affirmer que ce sont les doubles qui sont le seul réel, toujours déjà copié, itéré. Il faut donc affirmer et assumer à la fois que les doubles sont des originaux mais aussi que l’origine ou l’original est un double : « Tels sont bien les fétiches de L’oreille cassée : tous des originaux, mais aucun « original » au sens métaphysique, c’est-à-dire objet radicalement premier, point de départ ex nihilo à la suite duquel deviendrait possible toute la série des doubles. L’existence d’un tel fétiche original est d’ailleurs proprement inconcevable, à y regarder de plus près. Qu’est-ce en effet qu’un fétiche, sinon quelque chose de fait, de fabriqué, d’imité à l’image de quelque autre chose, - comme le rappelle l’historique du mot qui dérive du latin facere et passe par le portugais feitiço et l’espagnol hechizo (qui signifie à la fois doublure et sorcellerie) ? Le fétiche est essentiellement un artifice, un
286 287
Le réel, traité de l’idiotie, p. 151. Le réel, traité de l’idiotie, p. 151.
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ficticium : il est l’artifice à la place du naturel, l’idole à la place du dieu, le double à la place du modèle, le mirage ensorceleur à la place de la réalité tangible ; bref, il est, par définition, le trompe-l’œil, le faux. Comment, dans ces conditions, pourrait-il y avoir des fétiches « authentiques », des fétiches originaux, qui ne contreferaient aucun modèle ? Il n’y a pas, il ne peut y avoir de « premier fétiche » ; un tel objet ne saurait rien signifier d’autre qu’une rigoureuse contradiction logique, une contradictio in terminis. »288
Dans ce texte, que nous tenons pour la pierre de faîte de la philosophie de Rosset et son accomplissement le plus manifeste, c’est une nouvelle conception de la duplication et donc de la relation entre l’original et le double qui se met en place. Contre la dégradation et la secondarité des doubles, ici, le double est premier parce que l’original lui-même est déjà entré dans le processus de duplication. La destitution de toute origine pensée comme première et pleine donne lieu à une affirmation de la primauté des doubles, et à l’affirmation de l’origine ellemême comme duplication. Sur ce point, nous ne pouvons que saluer la pertinence de Rosset ainsi que sa cohérence. Mais il faut aussi noter combien cette conception est derridienne et peut-être même biblique. L’idée d’une origine toujours déjà commencée, comme duplication d’un commencement introuvable est bien biblique. Nous avons toujours été surpris par le fait qu’en français la Bible commence par la lettre A : « Au commencement ». Ainsi il y a quelque chose de rassurant dans le fait que lorsque Dieu commence à délivrer son message, lorsque le Logos divin commence à nous parler, celui-ci commence par un A 289 . Lorsque Dieu nous parle, et lorsqu’il commence par le commencement absolu, par l’origine du Monde, il commence à parler par la lettre A. Il y a quelque chose de tranquillisant quant au statut de l’origine dans le fait que lorsque Dieu commence à parler et à en parler, il commence par prononcer la 288
Le réel, traité de l’idiotie, pp. 151-152. Certes cela n’est vrai qu’en français, et la Bible n’a certainement pas été rédigée originairement dans cette langue, mais nous souhaitons juste pointer ici du doigt le fait que la Bible elle-même présente une origine pensée selon la logique du « toujours-déjà » et du double à l’origine. 289
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première lettre de l’alphabet, comme si cela pouvait déterminer une origine pleinement première et absolue. Nous aurions alors une conception extrêmement métaphysique dans laquelle tout commencerait par un commencement stable et fixe, absolument original, à partir duquel tout se développerait. Néanmoins, dans le texte hébreu, la Bible ne commence pas par un A mais bien par un B : « berechit » : « La Torah commence par la lettre beth qui est la deuxième lettre de l’alphabet hébraïque. Avant beth, il y a la lettre aleph, qui équivaut numériquement au chiffre 1. Avant le monde de la dualité qui est celui où nous vivons, il y a le monde de l’Unité, celui de Elohim. »290
Si le monde divin est bien celui de l’unité, le nôtre est toujours déjà, dès sa création, celui du deux, du double et de la duplication. C’est toute une conception de l’origine et de l’original qui est en jeu dans cette seule première lettre de la Bible. Dire qu’à l’origine est le B et non pas le A, c’est bien affirmer que lorsque le Logos divin commence à s’exprimer, les choses ont toujours déjà commencé, et que l’origine n’est déjà qu’un retard, qu’une itération ou qu’une copie d’un commencement absolu qui demeure toujours introuvable. C’est en ce sens que nous voulons dire qu’il y a, peut-être malgré lui, quelque chose de biblique chez Rosset, dans cette idée d’une origine non première, d’un commencement comme double, comme copie ou comme répétition. Dans la philosophie, c’est la thèse de Derrida 291 qui porte en elle cette conception de l’origine comme double ou comme prothèse, d’où le redoublement de notre étonnement face à la violence de Rosset à l’égard de Derrida, puisque s’il y a quelqu’un ayant pensé l’origine comme itération, c’est bien Derrida. Nul mieux que Derrida n’a pensé l’origine comme redoublement, tout particulièrement dans sa conception du supplément d’origine, ou de l’origine comme itération supplémentaire 292 . Rosset 290 Josy Eisenberg, Armand Abécassis, A Bible ouverte, La Genèse ou le livre de l’Homme, réédition en un seul volume, Albin M ichel, Paris, 2004, p. 23. 291 Il y donc peut-être une unité fondamentale de la pensée derridienne avec la tradition biblique. 292 J. Derrida, De la grammatologie, idem., pp. 379-445.
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devrait donc s’appuyer totalement sur la philosophie de Derrida. Remarquons d’ailleurs, afin de limiter les critiques qu’adresse Rosset à Derrida, que celles-ci apparaissent dans ses premiers textes, mais plus jamais après 1997, et donc plus jamais après l’adoption de la thèse du double comme original. Il faut expliquer cette thèse parce qu’elle est extrêmement paradoxale. Dire qu’il n’y a ni origine ni original, ou que celle-ci ne peut être pensée que comme double, répétition ou itération de rien du tout a quelque chose d’extrêmement troublant et de difficile à accepter tellement nous avons bien en nous l’intuition que les choses commencent de façon absolue. Et pourtant, estce si facile de déterminer ce commencement, ou plutôt cette détermination de l’origine peut-elle être autre chose qu’une répétition ? Prenons un exemple très simple, celui d’un mariage. En un sens le mariage est bien l’origine d’une nouvelle vie, il ouvre notre être à une nouvelle étape de celle-ci, à un nouveau commencement en ce que nous laissons notre passé de célibataire afin d’entrer dans la vie de marié. Il a donc bien un statut d’origine puisqu’il ouvre un nouveau champ des possibles tout en en fermant un autre. Mais, que faut-il pour que cette origine puisse se poser comme telle, que faut-il pour que le mariage fonctionne comme origine ? Il faut paradoxalement qu’il ne soit qu’une répétition. Pour que nous puissions nous marier, il est absolument nécessaire que le maire nous mariant répète mot pour mot la formule ayant déjà marié des milliers, voire des millions de personnes. Si jamais celui-ci se trompe dans la formule, le mariage ne sera pas prononcé et donc ne sera pas l’origine d’une nouvelle vie. Il doit prononcer la formule officielle afin de nous marier, ni plus ni moins, il doit la dire sans la moindre modification, c’est-à-dire qu’il doit la répéter. Souvenons-nous que lors de son investiture comme président des Etats-Unis d’Amérique, Barack Obama s’était trompé lors de prêter serment. Or, nous savons que bien que celui-ci n’ait pas interrompu la cérémonie le jour même afin de ne pas troubler le déroulement d’une mécanique très complexe, le juge l’investissant lui a fait re-prêter serment le soir même, à la maison blanche et sans public, afin qu’il puisse prononcer la 182
phrase exacte, qui seule, permettait de l’investir. Celui-ci devait dire la phrase exacte lui conférant les pouvoirs du président, la phrase exacte qui a été prononcée lors de chaque investiture. En ce sens, la nouvelle ère ouverte par Obama, nouvelle ère pour lui-même, pour les Etats-Unis et probablement aussi pour le monde entier a donc eu comme origine une répétition, et ne pouvait avoir comme origine que cette unique et exacte répétition. Sans cette répétition précise, celui-ci n’aurait pas été investi. Nous pouvons bien entendu multiplier les exemples dans lesquels ce phénomène se reproduit : mariages, soutenances, promesses, déclarations d’amour, etc. Toujours, c’est une répétition et seulement une répétition, c’est-à-dire un double, qui peut poser une origine. Ainsi l’original est bien le double en ce qu’à l’origine il y a toujours une répétition, la greffe d’un double. A partir de 1997 et du texte sur Tintin, la thèse de Rosset sur le réel et ses doubles est donc totalement pensée et définitivement posée. Rompant la hiérarchie entre le réel et ses doubles, et rompant avec l’idée même d’un réel qui pourrait être autre chose que ses doubles, l’anti-ontologie se prolonge dans une anti-duplication. Le réel dès lors ne peut plus se passer de ses doubles parce qu’il n’est plus rien d’autre que ceux-ci.
Nous avons vu les forces et les limites de la philosophie des doubles de Rosset. Contrairement à la clarté de l’antiontologie, la philosophie des doubles semble plus hésitante et se construit plus lentement, et si nous pouvons dégager une thèse générale, celle-ci ne semble s’imposer que petit à petit et au prix de nombreuses difficultés. Là où l’anti-ontologie est formée et fixée dès les premiers textes, la philosophie des doubles ne se conquiert que peu à peu et ne trouve son expression ultime que dans Fantasmagories, c’est-à-dire en 2006. Cette longue conquête explique en partie la difficulté qu’il y a parfois à démêler les arguments, les avancées et les reculs de Rosset. La réponse apportée par la thèse de 2006 dépasse deux problèmes construits par les textes antérieurs. Ces 183
deux problèmes sont extrêmement clairs. Tout d’abord Rosset conservait jusqu’à 1997 une conception du double extrêmement classique et métaphysique, le double comme dégradation seconde d’une réalité première, seule dotée d’une réalité pleine et entière. Mais surtout, Rosset souhaitait sans cesse distinguer des bons doubles et des mauvais doubles : des doubles qui voilent le réel et des doubles qui au contraire témoignent de celui-ci. Or, cette distinction n’est que difficilement tenable, et tout le mouvement de la philosophie des doubles de Rosset est la quête d’une solution à ces problèmes. Les deux problèmes sont d’ailleurs liés entre eux, puisque le problème de la différenciation de bons et de mauvais doubles se pose pour l’essentiel du fait de cette conception du double comme réalité dégradée. Celle-ci oblige Rosset à distinguer une bonne structure de la revenance et une mauvaise structure de la revenance. Le double est toujours pensé soit comme ce qui reste, soit comme ce qui revient, c’est-à-dire dans tous les cas comme ce qui s’attarde. Expliquons cela par un exemple très simple afin de bien localiser le problème. D’un côté le bon double – celui de l’écho par exemple – est pensé comme un son qui revient et qui s’attarde au moment même où le son original est déjà absorbé par la distance et s’est déjà perdu dans l’espace. Mais d’un autre côté, le mauvais double, celui qui n’a ni reflet ni ombre – le vampire, le fantôme ou quelque mort vivant que ce soit – est bien lui aussi un être qui revient (un revenant), une entité qui s’attarde dans l’existence sur le mode de la spectralité, alors qu’il aurait dû partir. De même que l’écho arrive après coup, en retard, les spectres eux aussi sont dans une logique de retard. Des deux côtés la structure est la même, c’est une seule et même structure de la revenance, et pourtant celle-ci est parfois valorisée positivement, parfois négativement, sans que jamais nous ne puissions déterminer ce qui permet de fonder une telle axiologie. C’est devant ce paradoxe et cette impossibilité que Rosset développe au mieux les conséquences de son anti-ontologie dans sa philosophie du double, et qu’il peut enfin la clore : « J’espère ainsi achever,
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cette fois pour de bon, le long périple entrepris depuis 1975 autour de la question de la réalité et de ses doubles. »293 Cette nouvelle thèse esquissée dès 1997 dans son commentaire de L’oreille cassée, conquise pleinement en 2006 et dont Rosset présente la nouveauté en quelques lignes seulement est en réalité un véritablement renversement, puisque celle-ci se pose non plus en distinguant le réel et les doubles, ni même en distinguant des doubles dans leur rapport au réel, mais en niant la hiérarchie entre le réel et les doubles au profit de l’affirmation de la seule réalité des doubles. Après tant de livres sur les doubles dans lesquels la thèse fondamentale était une différence absolue entre ceux-ci et le réel, thèse finalement très difficile à défendre, Rosset envisage dans le dernier moment de sa philosophie des doubles en 2006, la seule thèse qui soit en adéquation parfaite avec son anti-ontologie, à savoir l’identité du réel et des doubles : « Le réel est peut-être la somme des apparences, des images et des fantômes qui en suggèrent fallacieusement l’existence. »294 De même que nous avons vu dans le premier chapitre la dénonciation de toute ontologie, de toute métaphysique ou de toute théologie qui scindaient la réalité en deux par un mouvement d’assimilation de l’Être et de l’Etant, nous retrouvons là le prolongement du même geste dans l’assimilation du réel et de ses doubles, assimilation – et non pas simplement inversion de la hiérarchie usuelle – qui se fait au profit du concept qui était traditionnellement le plus faible : celui de double : « En bref, le réel pourrait consister dans l’ensemble des doubles, et retourner au néant en cas de disparition de ceux-ci. Le double du réel est le seul réel parce qu’il est le seul à être perceptible ; le réel sans double n’est rien. »295
Ainsi, l’anti-ontologie est bien prolongée dans une antiduplication qui se fonde paradoxalement sur une duplication 293
Fantasmagories, p. 12. Fantasmagories, p. 66. 295 Fantasmagories, p. 67. 294
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généralisée. Cette anti-duplication, tout comme l’anti-ontologie, ne se fait pas au prix de la primauté des doubles sur un réel qui se différencierait de ceux-ci. Cela se fait au prix d’un renoncement à cette hiérarchie afin de poser l’affirmation de la seule réalité des doubles, de la même façon que l’anti-ontologie affirmait la seule réalité des Etants. Dans les deux cas, il n’y a pas d’envers du décor parce que seul le décor est réel. Puisque tout n’est que double, le double n’est double de rien, et donc le seul réel.
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Chapitre Troisième De l’individualité à l’intersubjectivité, antiontologie de la relation Toute cette philosophie du réel et de ses doubles peut sembler très éloignée de la réalité quotidienne. Et nous pourrions avoir de Clément Rosset l’image d’un philosophe pour puristes, un chercheur enfermé dans sa tour d’ivoire de l’anti-ontologie. Et de fait, la très faible médiatisation de celuici et son absence de prise de positions médiatiques pourraient nous laisser croire que Rosset est très éloigné des problèmes du commun des mortels. Il n’en est rien. Toute sa philosophie a des conséquences directes sur la vie et sur les problèmes les plus concrets de la philosophie. L’anti-ontologie est un chemin de vie. C’est ce qu’il nous faut maintenant analyser afin de clore notre étude. Ces problèmes, nous les réunissons sous un seul et même thème, celui de la relation. Relation que nous déclinons en deux moments : relation de soi à soi et relation de soi aux autres ou relation de tous avec tous. Nous nous proposons donc de terminer provisoirement notre travail par une triple problématique. Celle de l’identité qui se voit repensée à l’aune de l’anti-ontologie et de l’anti-duplication par le fait que seul ce qui apparaît de nous-même est valorisé contre l’illusion d’un double profond et mystérieux de celle-ci. Nous retrouvons là la valorisation de la surface et donc de l’Etant contre un supposé Être qui se tiendrait, immobile, derrière lui. Deuxièmement nous verrons que jamais notre identité et notre capacité à discerner le réel ne sont autant menacées que dans le rêve ; et si Rosset commence par poser une différence claire entre la vie à l’état de veille et son double onirique, rapidement, le rêve apparaît comme seul réel pensable. Enfin, nous analysons les conséquences politiques de l’anti-ontologie qui se déplient dans une critique féroce de la notion de pouvoir. Mais au-delà d’une simple critique du pouvoir lui-même, c’est aussi une critique des critiques du pouvoir qui se fait jour dans un rejet de toute 187
duplication du monde tel qu’il est. Les applications pratiques de l’anti-ontologie confirmeront donc ce que nous n’avons cessé de voir. Au-delà d’une dévalorisation de l’Être au profit des Etants, c’est l’affirmation répétée que le seul réel ce sont les Etants, qui est le fondement théorique de tout l’édifice philosophique de Rosset.
A – Ces fantômes que donc nous sommes La première conséquence de la thèse de Rosset porte sur le concept d’identité. Toujours, dans la philosophie, le concept d’identité fut un concept tout particulièrement important puisqu’il engage la détermination des frontières, et donc aussi l’existence même des concepts philosophiques qui doivent toujours être bien délimités, bien dessinés afin de ne jamais les confondre les uns avec les autres. Il détermine donc le projet de la philosophie qui souhaite toujours commencer avec des idées claires et distinctes, volonté qui se manifeste dans la question première de la philosophie : qu’est-ce que (ti esti) ? Pour ce qu’il en est de l’identité, nous traitons essentiellement le problème de l’identité du soi, tout en comprenant bien que cette thèse peut être étendue à n’importe quel type d’identité. L’identité est pensée de façon traditionnelle comme quelque chose de profond et d’intime qui gît dans l’identité psychologique. Mais celle-ci se redouble sans cesse dans différents artefacts ou artifices sociaux comme les papiers d’identité ou encore dans les caractéristiques que nous possédons. Il y aurait donc ce qui apparaît de nous-mêmes, qui pourrait être autre que ce que nous sommes profondément, c’est-à-dire ce que nous sommes réellement. C’est là la thèse la plus banale sur l’identité, thèse portée par exemple par des ouvrages souhaitant distinguer de façon explicite le personnage et la personne 296 . Et nous pourrions rajouter que c’est là aussi l’expérience la plus quotidienne et la plus évidente. Nous avons tous la sensation de pouvoir être quelqu’un d’autre que nous296 Paul Tournier, Le personnage et la personne, Delachaux & Niestle, Lausanne, 1989.
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mêmes par exemple dans certaines situations sociales. En société, nous jouons un rôle, adoptons certains comportements, sommes aimables avec telle ou telle personne, parlons une certaine langue plus soucieuse du niveau de langage ; et puis, lorsque nous revenons chez nous, nous redevenons nousmêmes, abandonnant toute l’attention que nous portions à ce que nous disions et faisions précédemment. Nous acceptons donc des variations dans l’identité mais uniquement de la même façon que nous acceptons un devenir des Etants, en postulant toujours une immobilité fondamentale derrière ceux-ci. Nous acceptons que l’identité puisse être changeante à la seule condition de dire que cette identité n’est pas notre vraie identité, qu’elle est un masque social : « Je puis naturellement paraître autre ; mais alors c’est le moi social qui change, à la faveur par exemple d’une double identité rendue possible par de faux papiers ou l’appartenance à des réseaux d’espionnages, - le moi social et pas le moi « réel » qui ne change jamais. »297
Seraient ainsi différenciées une identité sociale et une identité réelle, qui ne seraient rien d’autre que le corrélat d’autres oppositions, celle de l’être-soi-même et du jouer-unrôle, ou celle du visage et du masque. Or, comme à son habitude Rosset tout simplement non seulement renverse la hiérarchie entre les deux conceptions de l’identité, mais de plus annule la hiérarchie afin de poser la seule existence de l’identité que nous pensons traditionnellement comme étant la plus faible, la plus artificielle : l’identité sociale : « Plus précisément, j’ai toujours tenu l’identité sociale pour la seule identité réelle ; et l’autre, la prétendue identité personnelle, pour une illusion totale autant que tenace, puisqu’elle est tenue par le plus grand nombre pour être au contraire la seule identité réelle, […]. »298 Certes, il ne faut pas négliger que le livre que Rosset consacre au problème de l’identité est en fait, comme il le précise luimême, un livre sur le sentiment de l’identité : « Il ne s’agit pas dans ce livre du problème de l’identité, sujet rebattu depuis 297 298
Loin de moi, p. 13. Loin de moi, p. 11.
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l’Antiquité (et que j’ai moi-même souvent eu l’occasion d’aborder), mais du problème du sentiment de l’identité, […]. »299 Néanmoins, sans oublier cela, nous pouvons tirer des textes de Rosset – de très nombreux textes de Rosset – une véritable thèse sur l’identité, en prolongement parfait avec les premiers points que nous avons vus.
1 – De l’étoffe comme ipséité Notons avant même de nous lancer dans les textes de Rosset, combien cette opposition entre les deux identités est douteuse et combien il est difficile de la tenir. Le concept de personne, d’habitude associé à ce qui serait l’identité profonde doit déjà nous amener à nous questionner à partir de sa seule étymologie. Nous savons que celui-ci, dans son étymologie latine, provient de persona dont la signification est un masque utilisé au théâtre. Même si nous décidons d’aller plus loin que cette étymologie latine et poursuivons l’analyse jusqu’en Grèce, c’est le mot prosôpon que nous trouvons. Et Françoise Létoublon rappelle que cette première étymologie grecque qui donna lieu à l’étymologie latine nous renvoie, dans son concept de prosôpon, à ce qui se tient devant les yeux, au visage, à la façade, à ce que nous manifestons de façon extérieure, et qui s’oppose donc à ce qui serait une profondeur introuvable qui résiderait derrière le décor visible 300 . Même dans son étymologie, la notion de personne nous laisse déjà voir que probablement ce que nous pensons comme profond n’est rien d’autre que ce qui se montre, rien d’autre que le masque, et que sous les masques se cachent toujours d’autres masques. Remarquons encore un point pour aller dans ce même sens de la fragilité de fait de l’identité que l’on appelle profonde. Presque tous les faits divers les plus horribles sont toujours 299
Loin de moi, p. 7. Françoise Létoublon, La personne et ses masques : remarques sur le développement de la notion de personne et sur son étymologie dans l'histoire de la langue grecque, in Faits de langues n°3, M ars 1994, Paris, pp. 7-14 300
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accompagnés bizarrement des commentaires de la famille ou des voisins du meurtrier. Et ces commentaires s’étonnent toujours du passage à l’acte du meurtrier. On rappelle souvent que cet individu était un excellent père, un homme dévoué à sa communauté, un voisin sans pareil, d’une rare amabilité, jusqu’au jour où…il rentra chez lui, découpa sa femme à la hache, étouffa ses enfants et se suicida d’une balle dans la bouche. Nous connaissons tous ces témoignages signalant l’incompréhension totale d’individus qui affirment pourtant connaître parfaitement l’assassin. Or, ces faits divers doivent nous mettre la puce à l’oreille sur le fait que nous ne connaissons jamais quelqu’un, pas même nous-mêmes, et si nous pouvons accepter que cette ignorance provienne de difficultés liées au fait de connaître un sujet toujours complexe et pris dans des déterminations multiples, il faut tout de même envisager la possibilité que si nous ne connaissons jamais l’identité profonde des gens, peut-être est-ce tout simplement parce que celle-ci n’existe pas. Car au fond, pourquoi est-on surpris par le fait qu’une personne que nous connaissons bien commette tout à coup des actes dont nous la pensions incapable, et que voulions-nous dire lorsque nous disions que nous la connaissions ? Puisque nous sommes surpris par son comportement, c’est bien que nous pensions la connaître en ce sens que nous pensions pouvoir prévoir un minimum ses actes : « […], lorsqu’on dit de quelqu’un qu’on le « connaît bien », on veut généralement dire par là qu’on a repéré le caractère répétitif de son comportement et qu’on est par conséquent à même de prévoir, presque à coup sûr, son comportement dans telle ou telle circonstance donnée. »301
Nous avions construit une personne stable et prévisible de celle-ci, un certain rôle social ou un certain comportement social, et c’est de la rupture eu égard à celle-ci que certaines de ses actions tout à coup nous choquent :
301
Loin de moi, p. 39.
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« […], il va de soi que ce rôle concerne son comportement social et que par conséquent la personne que l’on dit ainsi connaître n’est pas une identité personnelle mais une identité sociale, […]. »302
Car en réalité, si elle commet ces actes, c’est bien elle et elle seule qui les commet. Ses actions appartiennent donc bien à son identité, et c’est uniquement son identité sociale qui a changé, c’est-à-dire la perception que les autres ont de celle-là. Ce sont les autres qui la pensaient incapable de telles actions. C’est donc à partir d’une identité totalement construite dans et par le regard des autres que son geste peut sembler surprenant. Mais peut-on d’ailleurs tenir cette différence entre ces deux identités très longtemps ? Peut-on vraiment penser que quelque chose se cache derrière ce que nous montrons être ? Il faut saluer l’étonnante constante de la problématique de Rosset qui se déplie selon la même logique dans tous les domaines. Si nous appelons phénomène ce qui se donne à voir dans le monde, ce qui apparaît, avons-nous une identité profonde, cachée et nonphénoménale qui serait notre identité réelle, un Être derrière le devenir ontique de notre identité ? Pour répondre à cela, il nous faut à nouveau identifier le réel et le double dans le champ de l’identité afin de poser la seule existence du double en tant que réel. Afin de localiser le réel et son double dans l’identité, nous devons distinguer deux concepts qui, chacun à sa façon, hantent celui d’identité. Le concept d’identité se décline en français selon deux modalités qui en un sens se rapprochent bien de la différence que fait Rosset entre identité profonde et identité sociale. Ces deux concepts sont ceux d’ipséité et de mêmeté. Par mêmeté, nous entendons le caractère même, c’est-à-dire partagé, de certaines caractéristiques des individus. Le « même » de la mêmeté doit s’entendre comme dans l’expression « être le même que ». Ainsi par exemple, nous pouvons tous être identiquement français, ou identiquement professeurs ou identiquement lecteurs de Clément Rosset. Dans tous les cas, selon ce premier versant de l’identité, c’est le fait de partager une caractéristique 302
Loin de moi, p. 39.
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qui nous identifie et nous rapproche. Nous pourrions parfaitement nous décrire en déclinant sur un papier une suite de plusieurs caractéristiques, une suite de plusieurs qualités empruntées. Et pourtant, pour les tenants de l’identité profonde, nous n’aurions encore rien dit de nous. Ces qualités, nous les disons « empruntées » parce que nous ne les créons pas, elles nous préexistent, et si elles nous déterminent, ce n’est que parce que nous les empruntons. Mais, chacune d’entre elles est de façon nécessaire une qualité que nous partageons avec d’autres individus, et qui nous identifie en signalant notre appartenance à un ensemble. L’identité pensée selon la mêmeté relève parfaitement de ce que Rosset nomme l’identité sociale, celle qui nous est assignée par d’autres individus, de l’extérieur. Celle-ci est fondamentalement liée au même, à la ressemblance, à l’imitation, à ce que nous sommes « comme » d’autres individus ou au même titre qu’eux. Au contraire, nous pouvons penser l’identité non pas comme mêmeté, mais comme ipséité. L’identité, dans ce cas, ne relève plus de ce que nous partageons avec d’autres individus mais de ce que nous sommes de façon unique, de l’altérité absolue que nous sommes face à n’importe quelle autre altérité. Comme nous l’a enseigné Levinas, ce que nous sommes, c’est une altérité absolue, une différence radicale, une distance absolue que rien ne peut combler ni même rapetisser : « L’existence subjective reçoit de la séparation ses linéaments. […] La séparation est l’acte même de l’individuation, la possibilité, d’une façon générale, pour une entité qui se pose dans l’être, de s’y poser non pas en se définissant par ses références à un tout, par sa place dans un système, mais à partir de soi. »303
L’ipséité est ce que nous sommes sans que personne d’autre ne le soit, notre singularité absolue qui n’existe que comme différence radicale. L’identité n’est plus dans ce cas ce qui relève du même en tant que « être le même que » mais en tant que « être soi-même » et donc unique. Nous pourrions alors à partir du concept d’identité nous orienter dans deux directions non seulement différentes mais de plus opposées. D’un côté 303
E. Levinas, Totalité et infini, idem., p. 334.
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nous pensons l’identité comme le fait d’être « le même que » et alors nous sommes du côté de la mêmeté, des qualités, des doubles et de l’identité sociale. Et de l’autre nous pensons l’identité comme le fait d’être « soi-même », et alors nous allons du côté de la différenciation, de la différence radicale, de la singularité et de l’identité profonde. Or, ce que nous pouvons montrer avec Spinoza et René Girard, c’est qu’en réalité, cette différence entre mêmeté et ipséité est inopérante ou indifférente, et que nous devons au contraire penser, au sein de l’identité, à la fois un processus d’identification lié à la mêmeté et un processus de différenciation lié à l’ipséité. Pour le dire avec les concepts employés plus en amont, certes seule l’ipséité nous détermine comme individu unique, mais cette ipséité n’est rien d’autre qu’un phénomène qui se confond avec la mêmeté. En ce sens, le secret de l’identité provient du fait que l’identification ou l’imitation est la même chose que la différenciation. Nous pouvons annuler la hiérarchie entre identité de surface (ou sociale) et identité profonde en articulant les concepts de mêmeté et d’ipséité au sein d’une pensée de l’identité comme fracture, comme différence de soi. Notre identité la plus profonde est celle qui est à notre surface. Nous avons déjà vu que Girard propose une philosophie fondée totalement sur la théorie du désir mimétique. Théorie selon laquelle le désir humain n’est pas autonome mais chaque objet que nous désirons nous est signalé comme désirable par un médiateur qui en le désirant lui-même crée sa désirabilité. En un premier sens cette imitation des désirs livre les individus à une perte d’identité au profit du modèle imité. Nous ne sommes plus totalement nous-mêmes mais nous sommes comme le modèle que nous imitons, et celui-ci prend en quelque sorte notre corps comme vecteur de son action. L’imitation débouche presque sur une identification et donc sur une perte de notre identité au profit de la sienne. Nous aurions ainsi une identité d’emprunt, identité dont d’ailleurs Rosset sait gré à Girard d’avoir révélé l’existence mieux que n’importe quel autre auteur contemporain : 194
« Dans Mensonge romantique et vérité romanesque, René Girard a été l’un des rares, parmi les auteurs modernes, à remettre en cause l’autonomie du moi, qu’il juge illusoire et d’origine cartésienne (et constitue à ses yeux l’essence du « mensonge romantique »), et à affirmer son affiliation constante à l’autonomie supposée d’une autre personne (affiliation révélée par la « vérité romanesque »). »304
En reprenant cette notion d’identité d’emprunt – éloignée autant que faire se peut de l’ipséité ou de l’identité profonde – Rosset rappelle que les identités d’emprunt prennent pour l’essentiel trois formes : « Dans le premier cas, le tuteur est de type parental ou assimilé. »305 , ce serait le cas du complexe d’Œdipe freudien réinterprété par Girard, dans lequel l’enfant s’identifie à son père jusque dans le désir de la mère. Ou alors : « Dans le second grand cas d’identité d’emprunt, ou d’identité par étayage, le tuteur est de type amoureux, le sentiment d’être aimé (par celle ou celui qu’on aime soi-même) entraînant automatiquement un sentiment d’être tout court, […]. »306 Nous retrouvons là l’idée selon laquelle l’amour de l’autre est tel qu’il vient justifier jusqu’à notre existence même 307 . Enfin : « Un troisième cas d’identité d’emprunt, qui semble à première vue un peu extravagant, est cependant à signaler : celui de l’identification à un animal. »308 Il ne faut pas confondre les trois cas qui ont chacun leur spécificité mais ce qui nous intéresse est la structure commune que pense cette identité d’emprunt, car elle relève bien de la duplication et donc encore du problème du double. Dans les trois cas nous perdrions quelque chose de profond au profit d’une identification avec un double, avec un autre que nous-mêmes que nous souhaiterions être en adoptant ses qualités. D’ailleurs, ce lien entre identification des comportements et « être autre que soi-même » est tout particulièrement analysé par Girard. L’imitation porte en elle-même la possibilité d’une perte d’identité comme son 304
Loin de moi, p. 44. Loin de moi, p. 50. 306 Loin de moi, p. 53. 307 Cf. Jean-Luc M arion, Le phénomène érotique, Grasset, Paris, 2003, dans lequel M arion substitue à la primauté de la question « suis-je ? », la question beaucoup plus essentielle : « m’aime-t-on d’ailleurs ? ». 308 Loin de moi, p. 65. 305
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horizon indépassable : « Le désir selon l’Autre est toujours le désir d’être un Autre. »309 L’homogénéisation qu’entraîne l’imitation nous éloigne chacun de notre identité la plus profonde, de notre ipséité puisque celle-ci se détermine, rappelons-le, comme différence radicale (et donc aux antipodes de l’imitation). C’est bien d’ailleurs le discours le plus politiquement correct aujourd’hui, discours que nous pouvons entendre à propos de la mondialisation qui, dans son caractère homogénéisant, ferait perdre à de nombreux peuples leur identité la plus ancestrale et donc aussi la plus profonde. En réalité, il n’en est rien et nous pouvons, à l’aide de Spinoza, relire Girard et Rosset afin de montrer que la mêmeté et l’imitation (et donc l’identité d’emprunt) non seulement ne sont pas moins profondes que l’ipséité ni moins différenciatrices que celle-ci, mais qu’elles sont en plus la seule ipséité pensable et véritable310 . C’est donc en tant que mêmeté et comme qualités empruntées qu’il nous faut penser l’ipséité elle-même. L’idée que l’imitation nous éloigne de notre identité est l’idée la plus banale et la plus convenue qui soit. Mais si nous nous en tenons à ce niveau-là de lecture, ni Girard, ni Spinoza ni même Rosset ne mériteraient plus d’une heure de peine tellement il nous est facile de penser que plus nous imitons un modèle et plus nous nous éloignons de nous-mêmes. S’ils le méritent, c’est que leur pensée va bien au-delà de cela, puisque de même que Rosset posait que l’Être c’est l’Etant, ou que le réel c’est le double, ici encore l’ipséité différenciatrice, c’est la mêmeté. C’est avec Spinoza que nous montrons cela. Tout d’abord, rappelons que le problème de l’imitation est pleinement pensé et théorisé par Spinoza, et il l’est,
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R. Girard, Mensonge romantique et vérité romanesque, idem., p. 101. Nous avons développé ce point beaucoup plus en détail dans deux articles. Stéphane Vinolo, Critique de la Raison mimétique : Girard lecteur de Sartre, in Charles Ramond (dir.), René Girard, La théorie mimétique – de l’apprentissage à l’apocalypse, PUF, Paris, 2010, pp . 59-104. Et Stéphane Vinolo, Ipseidad y alteridad en la teoría del deseo mimético de René Girard: la identidad como diferencia, in Revista HumanitasPhilosophica, número 55, Universidad Javeriana de Bogotá, Bogota, Colombie, 2010, pp. 17-39. 310
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contrairement à ce que prétend Girard311 , même au niveau des désirs. Tout au long de l’Ethique, nous pouvons pointer de très nombreuses références à un processus mimétique en ce qui concerne les affects. Ainsi par exemple de la proposition peutêtre la plus frappante, celle d’Ethique III, 27 : « De ce que nous imaginons une chose semblable à nous, et que nous n’avons poursuivie d’aucun affect, affectée d’un certain affect, nous sommes par là même affectés d’un affect semblable. »312
Mais il faudrait aussi relire la définition de l’émulation : « […], rapportée au Désir, elle s’appelle Émulation, laquelle, partant, n’est rien d’autre que le Désir d’une certaine chose qu’engendre en nous le fait que nous imaginons que d’autres, semblables à nous, ont le même Désir »313,
et rappeler que Spinoza nous donne des exemples concrets de cette imitation et donc de cette perte d’identité, notamment dans l’exemple des enfants qui sont, de par leur impuissance, les plus soumis à ce phénomène mimétique : « Car les enfants, parce que leur corps est continuellement comme en équilibre, nous savons bien par expérience qu’ils rient ou pleurent pour cela qu’ils en voient d’autres rire ou pleurer ; et tout ce qu’ils voient encore faire aux autres, ils désirent aussitôt l’imiter, et enfin, ils désirent pour eux-mêmes tout ce qu’ils imaginent être agréable aux autres ; […]. »314
Nous pourrions donc croire que Spinoza lui-même pense une perte de l’ipséité au profit de la mêmeté par le processus d’imitation. Mais la pensée de Spinoza est beaucoup plus profonde que cela. Nous disposons d’un texte beaucoup plus précis qui nous permet de complexifier les processus d’imitation et d’articuler 311
« Seuls les romanciers révèlent la nature imitative du désir. », R. Girard, Mensonge romantique et vérité romanesque, idem., p. 45. 312 Spinoza, Ethique, III, 27, traduction française de Bernard Pautrat, Seuil, Paris, 1988, p. 245. 313 Spinoza, Ethique, III, 27, Scolie, p 245. [C’est Spinoza qui souligne] 314 Spinoza, Ethique, III, 32, Scolie, p. 255.
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rationnellement ipséité et mêmeté dans un seul et même concept d’identité. Ce texte, c’est dans le Traité de la réforme de l’entendement que nous le trouvons. Rappelons d’abord l’importance de celui-ci. Spinoza commence par une explication quant à la quête du souverain Bien. Et cette quête n’est pas un jeu, ni même un pur désir théorique puisque Spinoza précise bien qu’il recherche ce souverain Bien comme un malade atteint d’une maladie mortelle serait en quête d’un remède. C’est donc un véritable projet vital dans lequel se lance Spinoza, et après tout pourquoi ne pas croire qu’il dit vrai sur le caractère vital de cette quête ? Or, nous dit Spinoza, le souverain Bien est traditionnellement pensé comme relevant de trois domaines. Ce que les Hommes poursuivent comme étant le souverain Bien est normalement assimilé à trois choses : les plaisirs, les richesses ou les honneurs : « De fait, ce qui advient la plupart du temps dans la vie, et que les hommes, à en juger par leurs actes, estiment comme le bien suprême, se ramène à ces trois objets : la richesse, les honneurs et le plaisir. »315 D’abord, dans un geste extrêmement traditionnel en philosophie, Spinoza commence par rejeter les richesses et les plaisirs au nom de l’instabilité qui les habite, instabilité qui contraste trop avec la stabilité et la plénitude que nous attendons du Bien suprême. Les Hommes se trompent lorsqu’ils pensent que les plaisirs et les richesses doivent être poursuivis pour eux-mêmes, et il en va de même pour les honneurs qui eux aussi sont condamnés au nom de l’instabilité 316 . 315
Spinoza, Traité de la réforme de l’entendement, 3, traduction française de M ichelle Beyssade, in Spinoza, Œuvres Complètes I, Premiers écrits, PierreFrançois M oreau (direction), Paris, PUF, 2009, pp. 65-67. 316 « Tous trois divertissent tellement l’esprit qu’il ne peut guère penser à quelque autre bien. En effet, pour ce qui est du plaisir, (4) l’âme s’y absorbe tellement, comme si elle trouvait le repos dans un bien, qu’elle est absolument empêchée de penser à un autre ; mais après la jouissance qu’il donne vient une tristesse extrême qui, si elle n’absorbe pas l’esprit, le trouble en tout cas et l’engourdit. (5) La poursuite des honneurs et de la richesse divertit aussi beaucoup l’esprit, surtout lorsque celle-ci n’est recherchée que pour ellemême, parce qu’alors elle est prise pour le bien suprême. Quant aux honneurs, ils divertissent l’esprit beaucoup plus encore ; car ils sont toujours pris pour un bien en soi et comme la fin dernière vers laquelle tout est dirigé. De plus, dans ces deux cas, il n’y a pas, comme dans le cas du plaisir, de repentir ; au
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Mais Spinoza réserve un sort particulier aux honneurs, juste un petit paragraphe supplémentaire, mais un petit paragraphe d’une importance capitale. Lisons : « Enfin les honneurs sont une grande entrave, en ce que, pour les obtenir, il faut nécessairement diriger sa vie selon le point de vue des hommes, c’est-à-dire éviter ce que la foule évite et rechercher ce que la foule recherche. »317 Qu’est-ce à dire sinon que pour obtenir des honneurs, il faut faire comme tout le monde et calquer son comportement sur celui des autres ? Il y a un caractère fondamentalement mimétique dans la quête des honneurs, en ce que si nous souhaitons être honorés, nous devons imiter les autres individus. Or, que sont les honneurs ? Les honneurs sont avant tout une forme de distinction, une forme de différence. A tel point qu’en français nous disons bien d’une médaille honorifique qu’elle est une distinction. Celui qui est distingué par une médaille est bien différencié des autres individus qui ne la possèdent pas. Nous avons donc bien là dans la quête des honneurs le phénomène paradoxal d’une quête de différence qui passe de façon nécessaire par une imitation, par un abandon de soi à la norme du groupe. Plus nous souhaitons nous différencier et plus nous devons calquer nos actions sur celles des membres du groupe. Paradoxe difficile à expliquer à première vue et qu’il nous faut pourtant assumer. Ce qui nous intéresse dans ce jeu de la différenciation et du mimétisme c’est que par ce texte de Spinoza, nous entrevoyons la possibilité de penser comment l’ipséité (différence radicale) passe par une mêmeté (volonté d’être comme les autres). Et nous pouvons très facilement comprendre cette mécanique paradoxale. Imaginons un individu habitant une société (A) dans laquelle ce qui est valorisé soit le fait de s’engager dans la lutte politique, il est bien évident que si cet individu souhaite être honoré il doit se lancer dans la lutte politique. Imaginons maintenant un individu habitant une société (B) dans laquelle ce qui est valorisé soit au contraire, plus on en possède, plus la joie augmente, et par conséquent nous sommes de plus en plus incités à les augmenter. M ais si nous sommes en quelque occasion frustrés dans notre espoir, alors naît une tristesse extrême. », Spinoza, op. cit., 3-5, p. 67. 317 Spinoza, op. cit., 5, p. 67.
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contraire la lutte armée, nous entendons bien que cet individu devrait s’engager dans la lutte armée s’il souhaite être honoré par cette société. Un individu habitant la société (A) et se lançant dans la lutte armée ne sera jamais valorisé puisqu’il rate en quelque sorte le critère honorant. Dans les deux cas, donc, pour se différencier, il faut se soumettre à la norme du groupe. Ainsi, nous comprenons parfaitement comment une volonté de différenciation n’a d’autre solution que d’emprunter le chemin du même et de l’imitation, parce que finalement c’est toujours le groupe lui-même qui nous dicte le critère différenciant. Bien plus, ce que nous permet de comprendre Spinoza est un paradoxe, paradoxe qui est au cœur de la problématique de l’identité et de l’opposition entre identité sociale et identité profonde. Prenons un exemple extrêmement simple et banal. Imaginons un individu souhaitant acheter une voiture, et souhaitant acheter une voiture le différenciant sur la route, une voiture le mettant en marge des autres automobilistes. Devra-t-il acheter une Peugeot, une Fiat ou une Ferrari ? Il est évident que cet individu devra acheter (ou désirer acquérir) une Ferrari. C’est lorsqu’il roulera en Ferrari qu’il sera le plus différent des autres automobilistes, qu’il sera donc le plus différencié. Or, pourquoi le fait de rouler en Ferrari est plus différenciant que le fait de rouler dans les deux autres voitures ? Pas du tout parce que ce désir serait un désir unique et différent dans sa singularité ; au contraire, tout le monde souhaite rouler en Ferrari, c’est là le désir le plus partagé. Si la Ferrari est la voiture la plus différenciante c’est justement parce que tout le monde veut rouler en Ferrari. Paradoxalement, le désir le plus différenciant est aussi le désir le plus partagé, le désir le plus commun et le plus normalisant. Nous devons tirer de cela toutes les conséquences pour une pensée de l’identité. Spinoza nous permet de voir comment la différenciation n’est en réalité rien d’autre que de l’imitation. De façon tout à fait rationnelle, si jamais nous souhaitons nous différencier des autres individus nous n’avons d’autre choix que de faire comme eux, parce que c’est toujours le groupe qui dicte aux individus le critère de la différenciation. En reprenant les 200
concepts d’ipséité et de mêmeté il faudrait alors dire que notre ipséité la plus profonde, en tant qu’elle est une différence radicale, n’est rien d’autre que notre identification avec des désirs, des comportements, des pensées ; bref, avec des qualités empruntées. Plus nous cherchons à nous différencier et plus nous sommes contraints de nous imiter les uns les autres. Plus nous cherchons notre ipséité et plus nous allons en réalité vers la mêmeté, c’est-à-dire vers les qualités que nous empruntons aux autres individus. Il ne faut pas opposer ces deux concepts et ces deux mouvements (en tant que différenciation et identification) mais au contraire les penser ensemble dans un concept d’identité scindée entre soi et l’autre, un « je » scindé entre moi et l’autre que pourtant je suis. Selon toute la logique de Rosset, logique que nous avons vue se répéter à de nombreuses reprises, il ne faut pas rejeter l’ipséité au profit de l’identité pensée comme mêmeté. La hiérarchie n’est pas simplement inversée, elle est annulée par l’identification des deux termes qui sont traditionnellement articulés par la hiérarchie. Les qualités qui nous déterminent et que partagent de nombreux individus ne sont pas une étoffe qui viendrait couvrir ou manifester de façon externe et visible, supplémentaire, notre identité profonde. Elles sont cette identité elle-même. Cela est d’ailleurs particulièrement attesté par le fonctionnement des noms « propres ». Car au fond, quelle est la particularité de notre nom propre ? Probablement le fait que nous héritons de celui-ci, qu’il nous est toujours apporté de l’extérieur, transmis, sans que nous décidions quoi que ce soit à propos de celui-ci. Et nous sommes assignés à identité par ceux qui nous donnent notre nom propre, de même que certains condamnés peuvent être assignés à résidence. Paradoxalement, comme nous le montre la logique du nom propre, ce qu’il y a de « propre » en nous est ce qui nous appartient le moins. Aucune profondeur dans notre identité qui se résume à un nom que nous ne faisons que recevoir. Or, comme elle nous vient de l’extérieur, cette assignation peut être pensée comme une véritable aliénation, et d’ailleurs elle a souvent été pensée comme telle, comme une objectivation de l’individu nommé, et donc comme un écart par rapport à son identité réelle. Nous 201
savons que dans la Bible, Adam reçoit de Dieu le pouvoir considérable de nommer, mais il ne reçoit pas le pouvoir absolu de nommer. Il ne peut nommer que ce qui lui est soumis et inférieur dans l’ordre de la Création : c’est-à-dire les animaux et le reste du monde. Mais il ne reçoit pas le pouvoir de nommer les anges, ni Ève, ni quelque autre être humain que ce soit 318 . Il ne peut pas les nommer car en les nommant il les objectiverait et passerait ce faisant à côté de leur identité subjective. Mais c’est là la logique même du nom propre qui bien loin de relever de l’objectivation, nous rappelle au contraire que notre identité ne peut être pensée que comme provenant de l’extérieur, que comme donation et donc aussi comme assignation. Notre nom propre, celui qui nous a été assigné, est notre identité et pourtant il est ce que nous avons de moins « propre », puisque par définition, pour que nous puissions le recevoir il faut que quelqu’un le possède déjà. Ne serait-ce que dans cette logique du nom propre, nous voyons comment se met en place toute la théorie de l’identité de Rosset. Notre identité n’existe que dans la distance entre nous et nous, que dans un jeu subtil entre le propre et l’étranger, entre ce que nous recevons et ce que nous sommes. C’est toujours la même logique qui se déplie. Entre l’identité sociale et l’identité profonde il n’y a pas de différence et il ne faut pas les hiérarchiser ni dans un sens ni dans l’autre, puisque seule l’identité sociale est profonde et peut nous identifier non pas comme objet mais comme distance.
2 – L’ego que Moi je suis Puisque notre identité gît entre une ipséité différenciatrice et une mêmeté mimétique, c’est-à-dire puisque notre identité n’est rien d’autre qu’une fracture, se pose le problème de la connaissance de celle-là. Comment connaître ce qui se pense d’abord et avant tout comme non-présence, comme distance, et comment accéder à ce qui se donne comme toujours déjà ailleurs ? Sur ce point, encore une fois, Rosset développe des idées bien connues en Histoire de la philosophie. C’est 318
J.-L. M arion, Certitudes négatives, idem., p. 48.
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Descartes qui peut nous servir de fil conducteur. Nous pouvons certes avec Descartes connaître l’existence de l’Ego, nous pouvons même, comme dans tout le mouvement qui occupe les deux premières Méditations Métaphysiques, la démontrer. Rien de plus certain que l’Ego que nous sommes, rien de plus propre à entrer dans le processus de connaissance puisqu’il en est le point de départ. Mais cette connaissance de l’existence de l’Ego – connaissance qui atteint le degré le plus haut de la vérité dans le système cartésien, à savoir celui de la certitude – ne dit pourtant rien sur notre identité, puisque précisément ce qui est connaissable de cet Ego, chez Descartes, ne peut rien être d’autre qu’un objet, et donc tout à fait autre chose que le sujet que nous sommes. L’Ego est pleinement connaissable mais seulement en ce qui concerne son existence que nous pouvons même démontrer ; toutefois, cette connaissance ne disant rien sur le « je », elle ne dit rien de l’identité. D’ailleurs, jamais Descartes ne se risque à définir l’essence de cet Ego dont il vient pourtant de démontrer la certitude de l’existence. Car la seconde méditation pose la question de la définition de l’Ego en terme d’objet et non pas de sujet : « Mais je ne connais pas encore assez clairement ce que je suis, moi qui suis certain que je suis ; de sorte que désormais il faut que je prenne soigneusement garde de ne prendre pas imprudemment quelque autre chose pour moi, […]. »319 Et c’est bien en terme de chose que se présente la réponse à ce qu’est cet Ego qui pense : « […] : je ne suis donc, précisément parlant, qu’une chose qui pense, c’est-à-dire un esprit, un entendement ou une raison, […]. Or je suis une chose vraie, et vraiment existante ; mais quelle chose ? Je l’ai dit : une chose qui pense. »320 Cette présentation de la problématique de l’Ego en terme de « chose » nous indique bien que c’est la définition d’un objet que nous cherchons et pas du tout, ici, l’identité d’un sujet. Cette simple position de la connaissance du sujet comme connaissance d’un objet fait que, par définition, cette connaissance exclut de son champ le « je » que je suis. D’une certaine façon, tout projet de connaissance du « je » est voué à l’échec. Si le processus de 319 320
R. Descartes, Méditations Métaphysiques, Méditation II, idem., p. 416. R. Descartes, op. cit., p. 419.
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connaissance est un processus d’objectivation, la connaissance du moi est toujours un échec parce que : « Ce que je connais s’objecte à moi, comme un objet disponible à la connaissance, mais aussi comme une objection à l’immédiateté. »321 Tant que l’identité est pensée sur le mode de l’objet, celle-ci est pensable, mais elle n’est pas l’identité qui intéresse le « je ». Si l’identité profonde de l’individu n’existe pas autrement que sur le mode de qualités empruntées, elle est bien inconnaissable puisque le processus de connaissance lui-même, de par sa structure, ne peut jamais l’atteindre et la met sans cesse à distance de nousmêmes : « […] : si penser signifie penser ce qui s’objecte à moi, alors le fait que penser me revienne à moi n’équivaut pas à ce que je me pense, moi, mais au contraire l’exclut. »322
Nous retrouvons donc là, dans le texte de Rosset, une thèse assez classique en histoire de la philosophie ; thèse qui, ayant fait depuis Descartes de tout processus de connaissance un processus lié à une objectité 323 , exclut par principe, le Moi, Autrui et Dieu du champ de la connaissance car quoi qu’il arrive : « […], je penserai toujours quelque chose de pensé, donc, quel qu’il soit, quelque chose d’en face qui ne coïncidera jamais, par définition, avec le pensant que je suis, de quelque manière que je le sois. »324 En prolongement et aussi en rupture avec Descartes, nous comprenons par ce refus de l’objectité la préférence pascalienne de la philosophie de Rosset. Dans le fragment 567 de la numérotation Sellier325 : « Qu’est-ce que le moi ? », Pascal pose 321
J.-L M arion, Certitudes négatives, idem., p. 23. J.-L M arion, op. cit., pp. 23-24. [C’est M arion qui souligne] 323 Nous préférons ici le terme d’objectité à celui d’objectivité tellement le sens usuel pris par celui-ci est équivoque. Dans le langage courant, le terme d’objectivité s’oppose à celui de subjectivité, alors qu’il s’agit justement dans la construction de l’objet par Descartes de montrer que tout objet n’est tel que parce qu’il est construit par un sujet connaissant. 324 J.-L M arion, op. cit., p. 24. [C’est M arion qui souligne] 325 Ce fragment est le numéro 323 de l’édition Brunschvicg et 688 de l’édition Lafuma. 322
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de façon explicite le problème de l’identité, mais il est en rupture avec la problématique cartésienne. Pascal pose la question « qu’est-ce que le moi ? », et non pas « peut-on démontrer l’existence du moi ? » Au « suis-je ? » cartésien qui demande si je suis, Pascal substitue le « qui suis-je ? » qui interroge directement et explicitement l’essence de la personne que je suis. L’opposition radicale entre le sujet et le sujetobjectivé ne peut être plus claire dans le fait que le « suis-je ? » devient un « qui suis-je ? » Comme le remarque Vincent Carraud dans une analyse serrée des Pensées, la différence entre le « Moi » et le « Je » dans la philosophie de Pascal n’est pas un effet rhétorique, mais un point conceptuel d’une extrême importance puisqu’il arrache le sujet à l’objectité. Ce faisant il l’arrache aussi à son lien métaphysique avec la problématique de l’être et de l’existence. Il l’arrache à cette problématique de l’être parce que celle-ci est totalement inutile pour résoudre le problème qui intéresse Pascal, celui de l’identité. Le problème de l’identité peut dès lors être pensé hors du problème de l’être et donc aussi hors de son objectité, car autre est la connaissance de l’existence d’une chose, autre la connaissance de son essence : « […], j’ai déjà montré qu’on peut bien connaître l’existence d’une chose sans connaître sa nature. »326 L’identité de l’homme ne peut être objectivée parce qu’elle est ce qui par définition échappe aux conditions de l’objectité, puisque l’homme est toujours au-delà de lui-même, dans le devenir. Au moment même où nous penserions fixer et figer l’homme dans une identité objectale qui se voudrait essentielle ou profonde, il ne serait déjà plus là, toujours en avant de celle-ci : « Apprenez que l’homme passe infiniment l’homme, […]. »327 C’est donc Pascal qui nous permet de saisir au mieux la thèse de Rosset. Car il ne faudrait pas croire que Rosset nie toute identité. Loin de là, il cherche à la poser, mais à la poser de façon paradoxale, entre la profondeur psychologique et la superficialité sociale. Il y a bien identité, mais pas sur le mode substantiel. L’identité n’entre pas en crise, l’identité c’est la crise ou la fuite hors de 326
Pascal, Pensées, §680, in Les Provinciales, Pensées et opuscules divers, Le Livre de Poche, Paris, 1992, 2004, p. 1210. 327 Pascal, Pensées, § 164, p. 901.
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soi. Or, c’est exactement la position de Pascal que Rosset ne fait ici que reprendre. Carraud éclaire tout particulièrement ce point, car Pascal ne nie pas non plus toute identité, il refuse seulement que celle-ci soit pensée selon la stabilité et la permanence de la substance, au profit de la fragilité des manifestations extérieures de celle-ci : « La substance de l’âme n’est pas l’âme comme substance. […] ; l’âme n’est le substrat d’aucune immortalité, purement réductible aux qualités (périssables) qui (ne) la manifestent (pas), elle n’est principe de rien, lieu aussi inhabité par le moi que le corps ; la substance, ce qui demeure sous les qualités successives, ce qui est permanent […], semble n’avoir plus rien de substantiel. »328
C’est exactement la thèse de Rosset, et l’anti-ontologie nous permet de comprendre parfaitement ce mouvement. De même qu’il n’y a pas d’Être derrière le devenir des Etants parce que ce devenir est lui-même le seul Être réel, de même, il n’y a pas de substance identificatrice stable et en équilibre derrière le devenir social de notre identité parce que la stabilité de notre identité est dans ce devenir. Il faut donc assumer le paradoxe d’une identité fuyante, toujours en rupture avec ce que nous sommes, toujours déjà au-delà de nous-mêmes, une identité fragile et en devenir, ayant la fragilité de l’étoffe. Le procès philosophique de l’identité ne doit pas déboucher sur une pure et simple négation de celle-ci mais bien plutôt, à proprement parler, sur un non-lieu : « Le moi est donc introuvable, son impossible définition repose d’abord sur son absence de tout lieu. La seule chose prononçable du moi est son non-lieu. »329 Comprenons bien le geste de Rosset. Dans la hiérarchie traditionnelle en philosophie il y a d’un côté une identité profonde, stable, qui demeure identique malgré les changements, et de l’autre une identité superficielle, toujours en devenir et changeante. Une grande partie de la tradition philosophique privilégie l’identité profonde contre l’identité superficielle. Rosset, quant à lui, ne se contente pas de renverser 328
Vincent Carraud, Pascal et la philosophie, Paris, PUF, 1992, 2007, pp. 322-323. 329 V. Carraud, op. cit., p. 322. [C’est Carraud qui souligne]
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la hiérarchie en affirmant la primauté du devenir sur la stabilité de l’identité substantielle, mais affirme que la seule stabilité c’est le devenir. Nous sommes donc bien là exactement dans les conclusions de l’anti-ontologie que nous avons développées. Tout ce que nous avons vu avec Spinoza, Pascal et Girard, dont les thèses peuvent être mises en parallèle sur ce point, c’est que l’identité comme distance entre l’ipséité et la mêmeté est la seule identité réelle, et celle-ci échappe, tout comme le réel luimême, à tout processus d’objectivation ou de nomination, parce qu’elle échappe finalement à tout processus d’identification. La conception de l’identité comme non identifiable pose un problème redoutable pour une théorie comme celle de Rosset qui se veut matérialiste. Car, affirmer une telle conception de l’identité n’est-ce pas faire un pas vers la théologie ? Définir l’Homme comme l’animal ayant une identité indéfinissable et incompréhensible, une identité qui ne peut prendre le chemin de l’identification mais uniquement celui de la signification, n’estce pas penser l’identité de l’Homme à l’aune de celle de Celui que la théologie a toujours pensé sous le nom de Dieu ? Si l’Homme est, dans son identité, indéfinissable et incompréhensible, n’est-ce pas alors parce qu’il est très précisément, et selon une logique cette fois toute cartésienne, à l’image de Dieu ?
Intermède 2 : Théologie négative du camembert La condamnation de l’identité profonde qui serait autre chose que l’identité superficielle et attestée par des papiers se prolonge dans le texte de Rosset par l’impossibilité absolue de dire cette identité ou même de la décrire. Ceci pousse inévitablement l’œuvre de Rosset vers la théologie négative. Bien loin de Dieu dans un premier moment, l’exemple très connu utilisé par Rosset est celui de la saveur du camembert. Imaginons un camembert sur une table, pouvons-nous décrire sa saveur ? Il est bien évident que non, puisque si nous pouvons donner une description de celle-ci, si nous pouvons facilement 207
donner quelques approximations de la saveur du camembert – et la distinguer de celle du Roquefort ou du fromage de chèvre –, en revanche nous ne pouvons pas décrire la saveur de ce camembert-ci en tant qu’il se différencie non seulement des autres formages mais même de tous les autres camemberts. Afin de le décrire nous serons toujours obligés d’utiliser des qualificatifs que nous pourrions dire de n’importe quel autre camembert, et donc des qualificatifs empruntés au langage commun de la description des saveurs. Or, le simple fait que nous ayons à utiliser ce langage commun nous empêche immédiatement de pouvoir entrer dans la singularité de la saveur de ce camembert-là. Impossible donc de dire l’identité de ce camembert : « […], ainsi est-il impossible de décrire la saveur d’un camembert, bien qu’il existe des quantités de camemberts, dans la mesure où cette saveur est singulière et diffère de celle de tout autre fromage. »330
Nous pouvons alors parler de façon un peu comique de théologie négative du camembert, en ce que son identité ne peut jamais se dire, et si elle se dit elle sera toujours précisément autre que la sienne. De même que nous l’avons vu pour toute identité, nommer la singularité c’est forcément la manquer. Nous disons que nous pouvons parler de théologie négative à propos du camembert de façon comique car nous voyons bien ce qu’il peut y avoir d’irrévérencieux dans le fait de comparer quelque chose d’aussi massif et d’aussi sérieux que la théologie – et son divin objet – à un fromage. Et pourtant, est-ce si comique que cela en a l’air ? Car il est entendu que par l’exemple du camembert Rosset ne souhaite pas limiter sa théorie. Au contraire, en prenant cet exemple banal du camembert, il souhaite en réalité l’étendre à toute identité pensée comme ipséité, comme singularité dans la différence absolue. Sitôt que nous pensons l’identité comme singularité absolue, comme différence radicale, comme ipséité, ne sommes-nous pas condamnés à ne pas pouvoir la dire ? Cela est vrai pour le camembert, mais cela est aussi vrai pour n’importe 330
Loin de moi, p. 82.
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quel individu, et même au-delà pour n’importe quelle chose singulière. Nous comprenons donc facilement la logique de la thèse de Rosset, et elle repose en grande partie sur les problèmes du langage. Le langage prédicatif affirme toujours une existence pensée à l’aune de la présence parce que la prédication prend la forme du : « ceci est ». Or, comme nous l’avons vu, l’identité est ce qui se donne sans cesse comme ce qui échappe, ce qui ne se donne pas immédiatement à nous mais seulement au travers de qualités empruntées. L’identité ne se donne que par ce que nous pensons normalement comme étant ses doubles. Donc, par définition, cette identité profonde ne peut pas se dire par le langage prédicatif, puisque son existence ne se donne que par la médiation de doubles. Nous ne pouvons pas dire que le camembert « est » ceci ou cela afin de le décrire puisque précisément lorsque nous disons qu’il « est », nous perdons ce qui fait sa différence radicale, et nous perdons son identité qui ne se donne que sur le mode de l’absence. Si nous pouvons parler de théologie négative c’est donc en ce sens que toute identité profonde étant pensée comme n’étant rien d’autre que cette médiation des qualités empruntées, elle demeure inaccessible au langage prédicatif qui vise l’immédiateté et la présence de soi à soi, ou l’identité de l’objet avec lui-même, car : « Le langage, quand il prédique catégoriquement, produit des objets et, quels qu’ils soient, élimine la distance par cette appropriation même. »331 L’identité, parce qu’elle ne se donne pas sur le mode de la présence et de la stabilité de la substance, échappe au langage prédicatif dans lequel elle ne peut entrer. Mais il faut aller plus loin que Rosset et pousser l’argument jusqu’à ses plus extrêmes limites. Et il est surprenant de voir que si nous assumons cette théorie jusqu’au bout, nous nous approchons à nouveau de la religion, légitimant par là le concept de théologie négative, qui est bien plus qu’un effet comique. Si nous comprenons bien que le langage prédicatif ne peut pas dire la distance de soi à soi, ni l’existence de l’identité selon le paradigme de la distance et de la 331
J.-L M arion, L’Idole et la distance, idem., p. 231.
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duplication, il existe un autre langage tout à fait apte à ce type de problème, et c’est le langage de louange. Comme le rappelle Jean-Luc Marion qui a poussé aussi loin que faire se peut le rejet de la problématique de l’être au profit de celle de la charité332 : « Celui qu’on appelle justement l’Aréopagite, en souvenir de l’Athénien converti par Paul, et traite improprement de pseudo-, élabora, décisivement pour la tradition, une théorie non prédicative du discours. Ce qu’on y nomme un peu légèrement « théologie négative », n’a rien de négatif, mais assure un discours sur la modalité de la louange. »333
Car affirmer que nous ne pouvons rien dire de l’identité pensée selon la singularité ne va pas assez loin. Le discours négatif ne suffit pas à atteindre l’identité pensée comme distance de soi à soi, puisque toute négation commence par poser une affirmation qu’elle nie dans un deuxième moment. La théologie négative reste prisonnière de la prédication de l’existence puisque pour nier, elle doit commencer par affirmer ce qu’elle souhaite nier. Bien que négative, elle ne peut dire l’absence – et donc l’identité – parce que la négation ne peut en aucun cas se passer de l’affirmation première : « La négation s’imagine seulement inverser la prédication sur un objet donné. Dans ce cas, l’objet se vide peu à peu. M ais la négativité reste aussi vaine que la positivité. Car elle n’accède pas à ce qu’elle seule pourrait permettre d’entrevoir : un au-delà des deux valeurs de vérité de la prédication catégorique. »334
La seule négation de l’affirmation prédicative ne suffit pas à dire l’identité sur le mode de l’absence parce qu’elle ne fait qu’inverser la hiérarchie entre positivité et négativité en posant la primauté du négatif. Mais ce que nous cherchons comme toujours chez Rosset, c’est un concept qui nous permette non pas d’inverser mais d’annuler la hiérarchie, et cela n’est pensable que dans le discours de louange qui est à la fois positif et néanmoins non-prédicatif en ce que celui-ci ne pose nulle 332
Jean-Luc M arion, Dieu sans l’être, Fayard, Paris, 1982. J.-L M arion, L’Idole et la distance, idem., p. 182. 334 J.-L M arion, op. cit., p. 192. 333
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existence, nulle présence. En réalité, il ne se soucie pas de celles-ci. Il faut donc se méfier du caractère négatif de la théologie négative que souhaite parfois proposer Rosset, et aller au-delà de celle-ci dans un discours de louange. C’est d’ailleurs ce que nous trouvions déjà dans toute l’anti-ontologie. Rosset lui-même passe sans le dire du rejet du discours prédicatif à l’affirmation de la nécessité du discours de louange. Souvenons-nous que nous ne pouvions pas nommer le réel sans le perdre en l’interprétant et sans le dédoubler par le sens qu’on lui impose. Les lecteurs de Rosset n’ont pas manqué de noter cette difficulté : « Le mot de réel étant celui qui revient le plus souvent sous ma plume depuis plus d’une trentaine d’années, il m’a été souvent reproché de recourir à un mot censé tout expliquer mais qu’en revanche rien n’explique ni même ne définit, […]. »335
Néanmoins, nous comprenons maintenant cette impossibilité, et elle ne s’applique pas seulement au réel mais à toute caractéristique singulière. Il en va de même pour l’identité du réel que pour n’importe quel type d’identité, celle-ci ne peut se donner dans le langage prédicatif puisque justement le réel – tout comme l’identité – n’est rien d’autre que ses doubles, et donc il habite la distance entre le réel et les doubles. En un sens il est cette distance. Et notons pour renforcer la logique de la thèse de Rosset, que si ce réel ne peut se dire dans le langage prédicatif, il ne nous reste plus qu’à l’accepter sans condition dans la joie et l’allégresse, c’est-à-dire au fond que nous n’avons plus qu’à le louer. La solution n’est pas dans sa description morale qui le juge toujours de façon positive ou négative, car ces jugements supposent la création d’un double illusoire à l’aune duquel nous allons le juger, de la même façon que la condamnation morale d’un individu suppose la création d’un double de celui-ci, double qui n’aurait pas commis les actions incriminées, double qui aurait agi autrement ou qui aurait au moins pu agir autrement : « Si la croyance en une identité personnelle est inutile à la vie, elle est en revanche indispensable à toute conception morale de la vie, et notamment 335
Tropiques, p. 11.
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à la conception morale de la justice, fondée non sur la sanction des faits mais sur l’appréciation des intentions […]. »336 La solution réside dans sa simple acceptation, c’est-à-dire dans sa louange, sans raison ni intention aucune. C’est bien là toute la philosophie de la joie, telle qu’elle est développée par Rosset dans La force majeure : « […], l’homme véritablement joyeux se reconnaît paradoxalement à ceci qu’il est incapable de préciser de quoi il est joyeux, de fournir le motif propre de sa satisfaction. »337
Toute la théorie de l’identité aussi bien que celle de la théologie négative nous amènent à prolonger les conséquences de l’anti-ontologie en ce que tout comme le réel, l’identité n’est rien d’autre que son double. Notre identité n’est rien d’autre que ce que nous montrons être. Il n’y a pas d’étoffe par-dessus notre identité, notre identité est cette étoffe.
B – Vivre ses rêves, rêver sa vie Il n’est pas surprenant de prolonger les analyses de l’identité dans une analyse du rêve. Jamais notre identité et notre appréhension du réel ne sont autant remises en cause que dans le processus onirique. Le rêve n’est-il pas le moment lors duquel nous pouvons douter le plus de la réalité de ce qui se donne à nous ? Et le rêve n’est-il pas le moment le plus spectaculaire de fuite hors du réel par la construction d’un double de notre vie ? N’est-ce pas le moment lors duquel nous pouvons enfin réaliser tout ce que nous désirons, sans tenir compte des résistances que nous présente le réel à l’état de veille ? Pour ces trois raisons au moins, le rêve occupe une place importante dans l’œuvre de Rosset. Importante mais aussi 336
Loin de moi, p. 90. [C’est Rosset qui souligne] La force majeure, p. 8. On notera que la joie réelle ne peut consister que dans l’acceptation de ce paradoxe de l’identité et du réel : « Ou bien la joie consiste en l’illusion éphémère d’en avoir fini avec le tragique de l’existence : auquel cas la joie n’est pas paradoxale mais est illusoire. Ou bien elle consiste en une approbation de l’existence tenue pour irrémédiablement tragique : auquel cas la joie est paradoxale mais n’est pas illusoire. », idem., p. 24. 337
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difficile puisque c’est à l’occasion de ces analyses de rêves que Rosset se livre le plus, évoquant de moins en moins de théories philosophiques et couchant sur le papier sa vie onirique agrémentée de quelques commentaires. D’ailleurs, son dernier livre publié à ce jour, Le monde perdu 338 , n’est rien d’autre que le récit de ses rêves. C’est aussi dans sa théorie des rêves qu’apparaissent les difficultés les plus nombreuses eu égard à toute sa théorie philosophique précédemment posée, comme si les rêves brouillaient les cartes des concepts. Il nous faut donc analyser la théorie du rêve telle que nous pouvons la dégager des textes de Rosset afin de déterminer sa logique et son inscription dans l’anti-ontologie. Derechef, seule l’antiontologie permet de retisser la cohérence du système et de sortir de toutes les difficultés conceptuelles. Précisons qu’il ne s’agit pas ici pour nous de nous livrer à une interprétation des rêves de Rosset, chose dont nous sommes non seulement incapable mais que nous pensons en plus totalement inutile. Nous souhaitons simplement montrer comment la théorie du rêve s’inscrit dans le prolongement de l’anti-ontologie de façon tout à fait cohérente. Cela est tout à fait nécessaire parce que nous pourrions parfois avoir l’impression de certains reniements de Rosset ou de certains écarts par rapport à toute la théorie que nous avons vue se déplier. Rosset en est d’ailleurs tout à fait conscient, puisqu’il ressent lui-même la nécessité de s’expliquer et de préciser : « Je dois avertir aussi que cette relation d’une maladie ne contredit en rien, selon moi, les thèses que j’ai pu défendre dans mes autres livres. Je continue à y souscrire, bien qu’elles puissent paraître un moment battues en brèche dans certaines des pages qui suivent. »339 Pour toute théorie du réel et de ses doubles illusoires, le rêve est un matériau considérable puisqu’il est le lieu même dans lequel il nous arrive à tous de ne plus savoir les distinguer. C’est une très ancienne problématique philosophique que celle de la difficulté de distinguer le rêve d’avec la veille. Déjà, Platon, dans le Théétète, pointait l’immensité de cette 338 339
Cf. Le monde perdu. Route de nuit, p. 9.
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difficulté : « Socrate – Je crois que tu l’as entendu souvent : on demande quelle preuve on aurait à montrer, si quelqu’un demandait, maintenant, comme nous sommes présentement, si nous dormons, et rêvons tout ce que nous pensons, ou si nous sommes éveillés, et échangeons l’un avec l’autre des paroles en toute lucidité. »340 , et Théétète de répondre non seulement sur la difficulté de cette distinction, mais même sur sa quasi impossibilité : « Théétète – Justement, Socrate, à l’aide de quelle preuve il faut le montrer, c’est une question qui n’a pas d’issue. »341 Nous retrouvons ce même thème et cette même difficulté de la distinction entre le rêve et la veille dans les textes d’Epictète ou encore de Montaigne. Mais c’est avec Descartes que nous élaborons la problématique rosséienne du rêve. Nous trouvons dans l’œuvre de Descartes la même difficulté à laquelle doit faire face Rosset, à savoir la possibilité de confondre sans cesse le réel et le rêve, et bizarrement, la solution apportée par Descartes éclaire celle proposée par Rosset. Encore une fois, Rosset est proche de Descartes à un petit écart près, petit écart qui fait une énorme différence. La problématique de la différence entre la veille et le rêve est un thème récurrent dans la philosophie de Descartes, et tout à fait essentiel puisqu’il engage le doute lui-même et les raisons de douter. En un sens, toute la philosophie de Descartes et toute sa théorie de l’unité de la science commencent bien avec des rêves : les fameux trois songes de la nuit du 10 au 11 novembre 1619, songes commentés selon la logique du système cartésien par Jean-Luc Marion342 , et selon la logique psychanalytique par Nicole Fabre 343 . Mais au-delà des rêves de Descartes, il y a dans la philosophie de Descartes une utilisation de l’argument du rêve et quasiment une théorie du rêve. Et celle-ci est toujours 340
Platon, Théétète, 158b-c, traduction française de M ichel Narcy, in Œuvres Complètes, idem., p. 1912. 341 Ibid., 158c, p. 1912. 342 Jean-Luc M arion, La pensée rêve-t-elle ?, Les trois songes ou l’éveil du philosophe, in Questions Cartésiennes, Méthode et métaphysique, PUF, Paris, 1991, pp. 7-36. 343 Nicole Fabre, L’inconscient de Descartes, Bayard, Paris, 2003.
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liée à un certain danger que présente le rêve pour qui s’interroge sur le réel. Comme si le rêve témoignait de la fragilité du réel. Nous retrouvons cela une première fois dans La Recherche de la Vérité par la lumière naturelle : « […], je vous demande si vous n’êtes pas sujet au sommeil, ainsi que tous les hommes, et si vous ne pouvez pas, en dormant, penser que vous me voyez, que vous vous promenez en ce jardin, que le soleil vous éclaire, en bref toutes les choses dont vous croyez maintenant être tout assuré. N’avez-vous jamais ouï ce mot d’étonnement dedans les comédies : Veillé-je, ou si je dors ? Comment pouvez-vous être certain que votre vie n’est pas un songe continuel, et que tout ce que vous pensez apprendre par vos sens n’est pas faux, aussi bien maintenant comme lorsque vous dormez ? »344
Nous le retrouvons aussi dans des textes bien postérieurs comme les Principes de la philosophie. Dans l’article 4 de la première partie, au moment d’énumérer les raisons de douter, Descartes pointe le fait que : « […] nous songeons presque toujours en dormant, et que pour lors il nous semble que nous sentons vivement et que nous imaginons clairement une infinité de choses qui ne sont point ailleurs, et que lorsqu’on est ainsi résolu à douter de tout, il ne reste plus de marque par où on puisse savoir si les pensées qui viennent en songe sont plutôt fausses que les autres. »345 Mais c’est probablement dans les Méditations Métaphysiques que le rêve est thématisé de la façon la plus précise, et c’est surtout là qu’apparaît la solution proposée par Descartes. Ce problème du rêve y est d’ailleurs si important qu’il occupe une grande partie de l’argumentation de la septième objection du P. Bourdin. Comme dans les autres textes, le rêve menace notre connaissance en ce que l’impossible distinction de la veille d’avec le sommeil nous assimile à ces fous qui ne peuvent distinguer clairement leur désir et la réalité. Certes, nous ne sommes pas fous : 344
René Descartes, La recherche de la vérité par la lumière naturelle, AT X, 511, in René Descartes, Œuvres philosophiques, Tome II, (1638-1642), idem., p. 1119. 345 René Descartes, Principes de la philosophie, Première partie, article 4, AT IX, II, 26, in René Descartes, Œuvres philosophiques, Tome III, (1643-1650), idem., p. 93.
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« Toutefois j’ai ici à considérer que je suis homme, et par conséquent que j’ai coutume de dormir et de me représenter en mes songes les mêmes choses, ou quelquefois de moins vraisemblables, que ces insensés, lorsqu’ils veillent. »346
Le rêve menace l’homme sain comme la folie menace le fou, en ce que de même que le fou ne peut distinguer le monde créé par sa folie de la réalité, l’homme sain ne peut distinguer le monde réel du monde imaginaire créé dans le rêve : « […] en y pensant soigneusement, je me ressouviens d’avoir été souvent trompé, lorsque je dormais, par de semblables illusions. Et m’arrêtant sur cette pensée, je vois si manifestement qu’il n’y a point d’indices concluants, ni de marques assez certaines par où l’on puisse distinguer nettement la veille d’avec le sommeil, que j’en suis tout étonné ; et mon étonnement est tel, qu’il est presque capable de me persuader que je dors. »347
Le rêve dans son rapport à la réalité questionne sans cesse notre rapport au réel et notre capacité à l’identifier et à le distinguer de ce que notre imagination pourrait nous faire prendre pour celui-ci. Il apparaît donc bien comme un double menaçant le réel, peut-être le paradigme de la duplicité menaçant le réel ? Ayant posé toute une théorie du réel, ce problème du rêve n’a pas échappé à Rosset. Et nous trouvons trois livres dans lesquels est posé de façon tout à fait explicite le problème du rêve dans son rapport au réel. Trois livres auxquels il faut en ajouter un quatrième, Loin de moi, texte consacré à l’identité – et ce n’est pas un hasard – mais qui commence lui aussi par le récit d’un rêve : « Dans la matinée du 28 janvier 1998, j’ai fait le rêve suivant, que j’ai retranscrit aussitôt après m’être réveillé, […] »348 Si ce livre ne fait que rappeler et prendre comme exemple un rêve, au contraire, trois livres présentent de façon explicite le rêve dans sa relation avec la théorie de Rosset et c’est à partir de ceux-ci que nous pouvons reconstituer une 346
R. Descartes, Méditations Métaphysiques, Méditation I, AT, IX, 14, idem., p. 406. 347 R. Descartes, op. cit., Méditation I, AT, IX, 15, p. 406. 348 Loin de moi, p. 9.
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théorie du rêve. Tout d’abord, Route de nuit349 , dans lequel Rosset raconte ses propres expériences oniriques pendant les années 1990 à 1999. Puis La nuit de mai350 , qui, bien que ne théorisant pas le rêve, se présente comme un livre dont le plan et les arguments sont apparus à Rosset dans un rêve. C’est donc un livre écrit presque sous la dictée d’un rêve 351 : « L’écrit qui suit n’est que le strict développement de ce plan, quelque chose comme son passage à l’acte. Il n’est ainsi que la simple réalisation d’un rêve ; revu et développé certes mais ni corrigé ni tronqué. »352 Enfin, nous trouvons encore le rêve explicité dans Le monde perdu 353 , qui, à la manière de Route de nuit reprend en 2009 la rédaction sur le vif de rêves vécus, et donc rêvés.
1 – Brouille du réel, brouille de l’identité Dans sa théorie du rêve – que Rosset n’écrit pas vraiment mais que nous pouvons lire en filigranes à partir de tous les textes traitant à différents niveaux du thème du rêve – Rosset pose deux problèmes : le rêve trouble le réel et (donc) le rêve trouble l’identité. Que le rêve trouble notre capacité à distinguer le réel ne mérite pas de plus amples explications, tellement cela est compréhensible. Il suffit pour cela de se demander selon quel critère nous pouvons distinguer de façon certaine une scène onirique d’une scène non-onirique. Cela est très difficile, et d’ailleurs Rosset – à la différence de Descartes – ne donne jamais de critère nous permettant de savoir à coup sûr que nous rêvons, ou nous permettant au contraire de savoir à coup sûr que nous ne rêvons pas. Ainsi ses récits de rêve pourraient tout aussi bien être des récits du réel ou d’histoires vécues à l’état de veille. Mais nous ne pouvons en faire le reproche à Rosset parce que d’une façon générale, outre le critère très limité et pratique 349
Cf. Route de nuit. Cf. La nuit de mai. 351 Ce qui est peut-être le rêve, non plus au sens onirique mais au sens de l’idéal, de toute personne souhaitant écrire. 352 La nuit de mai, pp. 8-9. 353 Cf. Le monde perdu. 350
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que propose Descartes – critère que nous verrons plus en avant – nous pouvons nous demander si la distinction conceptuelle d’une scène onirique par rapport à une scène vécue en état de veille est tout simplement possible. Peut-être au fond – et c’est ce que nous défendrons comme la thèse de Rosset – le rêve n’est-il pas identifiable comme autre du réel, mais comme paradigme même de celui-ci. Commençons par rappeler la logique dans laquelle Rosset inscrit sa pensée du rêve : « Voici plusieurs mois, plus d’un an peut-être, que j’ai été atteint d’un mal bizarre et pénible que je vais essayer de décrire ici. J’appelle ce mal du nom barbare d’ « hasofin », non en souvenir du Horla de Maupassant, mais comme abréviation de ce qui est son symptôme majeur : « hyper-activisme semi-onirique de fin de sommeil », agitation incompréhensible et en quelque sorte maléfique qui me laisse, au réveil, hébété et hagard. »354 Tout commence donc par le fait que proche du réveil, il traverse une zone de turbulences du sommeil et du rêve. Dans cette zone apparaissent des rêves particulièrement désagréables et angoissants. Au sortir de ceux-ci, et donc au réveil, le corps est comme épuisé par ces rêves qui ont empêché le sommeil d’avoir son effet réparateur. Ces rêves ont ceci de particulier qu’ils sont aussi fatiguant que le réel, comme si ceux-ci n’advenaient pas dans des moments de sommeil mais dans des moments de veille. Le rêveur est aussi fatigué au réveil que s’il avait vécu ses propres rêves en état de veille, comme si le rêve ne faisait que prolonger le temps de veille. Commence ici même la confusion entre rêve et veille puisque leur conséquence – la fatigue – est bien la même. De plus, ces rêves ont ceci d’épuisant qu’ils sont angoissants ; or, Rosset identifie rapidement pourquoi ces rêves sont inquiétants et troublants, et c’est parce qu’ils sont fondamentalement banals. Ils ne présentent aucun contenu affectif propre : « […], ces séquences semi-oniriques sont presque toujours affectivement neutres, banales, sans rapport avec moi, […]. »355 Nous voyons là 354 355
Route de nuit, p. 13. Route de nuit, p. 19.
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apparaître le thème essentiel que développe Rosset et le lien entre le rêve et l’identité. Ce que le rêve présente d’inquiétant, c’est paradoxalement de ne pas être notre rêve. Il trouble le réel, mais il trouble aussi l’identité elle-même, notre identité. Le rêve a ceci de surprenant qu’il n’apparaît pas comme notre rêve, mais comme pouvant être le rêve du premier venu : « J’essaierai, dans les notes qui suivent, de suggérer que ce qui me glace ainsi a un rapport non avec ce que le contenu du rêve pourrait avoir d’inquiétant pour moi, mais au contraire avec le fait qu’il est sans rapport avec moi, qu’il ne « me dit rien », […] »356 Ce point est tellement important que Rosset le développe de façon très précise, prenant le temps d’en expliquer chacun des termes : « « Ça ne me dit rien » a en effet trois significations usuelles et complémentaires. « Ça ne me dit rien » signifie d’abord que « ça » n’évoque en moi aucun souvenir, qu’il n’exprime et ne signale rien que je sache, mais pourrait bien, dans d’autres circonstances, me dire quelque chose. Dans un second sens, tout aussi usuel, « ça ne me dit rien » signifie que le « ça » en question n’éveille en moi aucun désir ou appétit, […] Et enfin, « ça ne me dit rien » signifie que « ça » n’a aucun rapport avec moi, […] Les trois sens insistent respectivement sur une défaillance du « ça », du « dit » et du « me ». »357
Ainsi le monde du rêve présente cette caractéristique étonnante qu’il semble ne pas être le nôtre, nous être totalement étranger. Si le rêve est étrange c’est parce qu’il est étranger : « Je commence à comprendre que c’est précisément dans la mesure où ils sont – anormalement – « anodins » que ces rêves sont perçus comme angoissants, en tant qu’étrangers à moi. »358 C’est bien pour cette raison que ce monde des rêves est un « monde perdu ». Perdu en ce sens que nous ne le reconnaissons pas, il n’apparaît pas comme étant notre monde. Bien qu’apparaissant dans nos rêves, ce monde n’est pas le nôtre : « En un second sens, plus inquiétant et surtout plus fréquent, ce monde que j’appelle perdu est un monde où le sentiment de la réalité est en perdition : je ne le connais ni le reconnais, pas plus 356
Route de nuit, p. 21. Route de nuit, p. 22. [C’est Rosset qui souligne] 358 Route de nuit, p. 33. 357
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que je ne connais ou ne reconnais les personnes qui y sont présentes, pas plus que je ne me connais ou ne me reconnais moi-même. »359 La difficulté que présente le rêve eu égard au réel est donc claire. Le monde du rêve ressemble au réel et pourtant quelque chose en lui l’éloigne de façon définitive du réel que nous connaissons. Il est donc à la fois même et autre que le réel, exactement comme un double de remplacement qui, pour prendre la place du réel, doit être ressemblant et pourtant différent. Et le trouble engendré par le rêve est tel que c’est parfois le monde perdu qui nous semble plus familier que le réel. La difficulté de reconnaissance du réel est telle que nous pouvons parfois prendre l’un pour l’autre : « Le monde extérieur existe bien, mais s’il m’inspire inappétence et dégoût, c’est qu’il me paraît alors déconnecté, séparé du monde dans lequel je vis et me sens en rade. »360 Car si le dormeur ne veut pas se réveiller, s’il est parfois dur de quitter ses rêves, c’est bien que le monde des rêves peut être plus agréable que le réel dont il est le double, et donc qu’il veut bien se faire passer pour celui-ci, exactement comme une illusion souhaitant nous faire oublier le tragique et le cruel du réel : « 1. Pourquoi ces rêves sont-ils très pénibles, alors que le contenu en est anodin ? Parce que ces rêves de fin de nuit sont annonciateurs du réveil (contrairement aux rêves de nuit qui sont des gardiens du sommeil) et expriment l’angoisse d’avoir à quitter le sommeil pour reprendre le contact avec le réel ; réel dont le dormeur – dépressif – ne veut à aucun prix. »361 Il y a pourtant des signes qui permettent de distinguer le monde perdu et rêvé du monde réel. Par exemple, Rosset pointe certaines distorsions dans le monde perdu. Ainsi l’absence de reflet dans certains rêves, reflet dont nous avons déjà vu que c’est un double qui témoigne de la réalité : « Rêvé cette nuit que le miroir ne me reflétait plus. »362 Le monde perdu, le monde des rêves, a aussi ceci de spécifique qu’il semble privé de vie, 359
Le monde perdu, pp. 11-12. Le monde perdu, p. 42. 361 Le monde perdu, p. 23. 362 Route de nuit, p. 65. 360
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privé de mouvement, privé de tout ce qui fait le réel : « Et le plus troublant est que ce monde mort ressemble à s’y méprendre au monde vivant. C’est moins un monde mort qu’un monde pseudo-vivant. »363 Toutefois ces deux petites distorsions ne suffisent pas à éliminer la profonde similitude entre le rêve et le réel. Parce que les petites différences que note Rosset entre les deux n’apparaissent que dans quelques rêves spécifiques et ne sont pas révélatrices de tout rêve : « En sorte que le monde perdu dont je parle au fil de ces pages est parfois moins un monde perdu qu’un monde séparé du monde, un monde où je serais le seul à vivre, sans contact avec le monde réel qui dès lors devient à son tour « perdu », je veux dire un monde dont j’ai été privé et qui est par conséquent à jamais perdu pour moi. »364
Elles ne suffisent donc pas à identifier et à reconnaitre le rêve. Mais en plus les rêves présentent aussi la caractéristique de brouiller l’identité justement en brouillant le réel. Imaginons demain que nous nous réveillions dans un monde qui nous apparaisse totalement étranger, serions-nous encore certains d’être nous-mêmes ? Habiter un monde qui nous est totalement étranger, n’est-ce pas le signe que nous sommes devenus quelqu’un d’autre ? Nous connaissons tous les films dans lesquels un individu se trouve projeté dans le corps d’un autre homme, et sa première surprise est bien celle d’habiter tout à coup un monde qui lui est totalement étranger, un monde sans repères. D’un monde autre au monde d’un autre le pas est tout naturel : « […], j’ai l’impression que le facteur des rêves s’est trompé d’adresse ; autrement dit, et c’est évidemment très angoissant, que je viens de faire les rêves d’une autre personne. »365 Ce trouble de l’identité est un des leitmotive de la théorie des rêves, et c’est en ce sens qu’il y a un lien profond, dans la théorie de Rosset, entre le rêve, le double et l’identité366 . 363
Le monde perdu, p. 33. Le monde perdu, p. 43. 365 Route de nuit, p. 52. [C’est Rosset qui souligne] 366 « Et il y a toujours cette bizarrerie angoissante qu’on se sent étranger à tout ce qui vous passe alors par la tête ; y compris dans les cas où l’on rêve de personnes qu’on connaît ou qu’on a bien connues. », Route de nuit, p. 39. [C’est Rosset qui souligne] 364
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Le rêve pourrait apparaître comme une menace dans la philosophie de Rosset, puisque celui-ci se donne comme ces doubles de remplacement qui visent à se faire passer pour le réel367 . Nous retrouvons dans le rêve toutes les caractéristiques de ceux-ci. Tout d’abord, il y a le caractère apaisant du rêve dans le fait que le dormeur ne souhaite pas se réveiller, réfugié qu’il est dans son rêve protecteur. Et tout comme les doubles, cette protection se fait par la création d’un monde qui est totalement vide de sentiments et d’affects, un monde totalement plat et vide de vie. Néanmoins, les difficultés se mettent en place. Ce monde perdu (et ce monde supposé nous protéger du réel) est parfois pensé comme un bouclier protecteur face à un réveil qui nous plongerait dans un monde cruel, et parfois au contraire pensé comme le monde le plus angoissant qui soit. N’est-ce pas là commencer à avouer que la différence entre les deux mondes est en réalité ce qu’il y a de plus fragile. A nouveau, le rêve et la veille tout comme le réel et ses doubles ne sont peut-être que la même chose. C’est ce qu’il faut voir maintenant.
2 – De la distinction du rêve et de la veille : en souvenir de Descartes Il est donc essentiel d’essayer de différencier les deux mondes. Puisque rien ne semble les différencier de façon évidente chez Rosset, retournons chercher cette différence dans les textes de Descartes. Il faut attendre la sixième méditation pour trouver cette différence et celle-ci est extrêmement délicate. Elle repose sur le fait que le rêve ne peut pas être lié à des expériences passées comme peuvent l’être les expériences de notre vie que nous pouvons facilement relier les unes avec les autres selon une certaine continuité et aussi une certaine causalité. C’est fondamentalement la mémoire dans ce qu’elle a 367
« D’où cette angoisse : ce ne sont pas mes rêves, je n’en ai rien à cirer (pour m’exprimer vulgairement), et récuse donc la réalité qu’ils suggèrent car je n’en ai rien à faire puisque ce n’est pas ma réalité. », Route de nuit, pp. 3334. [C’est Rosset qui souligne]
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de conservation du passé et dans sa capacité à le relier au présent qui est le seul critère déterminant : « Et je dois rejeter tous les doutes de ces jours passés, comme hyperboliques et ridicules, particulièrement cette incertitude si générale touchant le sommeil, que je ne pouvais distinguer de la veille : car à présent j’y rencontre une très notable différence, en ce que notre mémoire ne peut jamais lier et joindre nos songes les uns aux autres et avec toute la suite de notre vie, ainsi qu’elle a de coutume de joindre les choses qui nous arrivent étant éveillés. »368
Il y a ainsi toute une théorie de la mémoire qui permet à Descartes de tracer la frontière entre la représentation produite en rêve et la réalité. Sans minimiser les différences entre Descartes et Pascal, c’est dans les textes de Pascal que nous pouvons voir combien la mémoire est importante pour poser la différence et la spécificité de la veille et combien aussi cette difficulté est immense. A tel point que si nous rêvions de façon cohérente, s’il y avait une suite logique entre nos rêves de nuit en nuit, si ceux-ci se continuaient chaque nuit, il serait presque impossible de savoir si notre vie réelle est celle de la veille ou bien celle que nous rêvons : « Si nous rêvions toutes les nuits la même chose, elle nous affecterait autant que les objets que nous voyons tous les jours. Et si un artisan était sûr de rêver toutes les nuits, douze heures durant, qu’on est roi, je crois qu’il serait presque aussi heureux qu’un roi qui rêverait toutes les nuits, douze heures durant, qu’il serait artisan. Si nous rêvions toutes les nuits que nous sommes poursuivis par des ennemis et agités par ces fantômes pénibles, et qu’on passât tous les jours en diverses occupations, comme quand on fait voyage, on souffrirait presque autant que si cela était véritable, et on appréhenderait le dormir comme on appréhende le réveil quand on craint d’entrer dans de tels malheurs en effet. Et en effet il ferait à peu près les mêmes maux que la réalité. M ais parce que les songes sont tous différents, et que l’un même se diversifie, ce qu’on y voit affecte bien moins que ce qu’on voit en veillant, à cause de la continuité, qui n’est pourtant pas si continue et égale qu’elle ne change aussi, mais moins brusquement, si ce n’est rarement, comme quand on voyage, et alors on dit : Il me
368
R. Descartes, Méditations Métaphysiques, Méditation VI, AT, IX, 71, idem., pp. 503-504.
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semble que je rêve. Car la vie est un songe, un peu moins inconstant. »369
Selon la logique cartésienne et pascalienne, c’est donc la seule mémoire et la cohérence qu’elle peut tisser entre les moments de la vie qui permet de distinguer la veille. Or, Rosset lui aussi développe toute une réflexion comparée sur l’imagination et la mémoire 370 . Ses analyses comparées de la mémoire et de l’imagination commencent par signaler que tant la mémoire que l’imagination nous éloignent du réel en ce qu’elles ne nous donnent que quelque chose qui n’est présent que sur le mode de l’absence : « M émoire et imagination désignent ainsi une irradiation de la perception du temps et de l’espace au-delà du strict terrain de sa réalité propre ; d’une manière générale, une certaine présence de ce qui est absent. »371
La mémoire ne donne par définition que quelque chose qui n’est déjà plus, et l’imagination quelque chose qui est autre que ce que nous donne la perception qui seule, nous donne le présent, l’immédiatement là. Néanmoins, Rosset ne conserve pas longtemps cette similitude entre mémoire et imagination et très vite la mémoire apparaît comme beaucoup plus infaillible que l’imagination en ce que la mémoire peut certes ne pas se souvenir, mais si elle se souvient, elle se souvient parfaitement bien : « La mémoire ne confond jamais, refoulant sans hésitation tous les prétendants à la reconnaissance de ceux qu’elle recherche, jusqu’à ce que se présente enfin (à moins qu’il ne se présente jamais) le souvenir recherché. »372 En revanche l’imagination, justement parce qu’elle n’est liée à aucun réel, peut errer beaucoup plus que ne le fait la mémoire. Elle peut par définition tromper et se tromper puisqu’elle ne fait appel à aucun référent dans le réel, référent par rapport auquel nous pourrions juger sa pertinence et son adéquation. L’imagination est plus éloignée du réel que la mémoire. Mais 369
Pascal, Pensées, Pensées mêlées 7, idem., pp. 1183-1184. Fantasmagories, pp. 87-97. 371 Fantasmagories, p. 88. [C’est Rosset qui souligne] 372 Fantasmagories, p. 91. 370
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Rosset distingue deux types ou deux sens de l’imagination, un sens classique et un sens romantique de celle-ci. L’une est bonne et témoigne du réel alors que l’autre est mauvaise et nous en éloigne. Nous avons déjà vu la fragilité de cette distinction pour ce qu’il en était des doubles et nous retrouvons cette même faiblesse à propos de l’imagination. D’un côté l’imagination classique est celle qui se donne comme copie dégradée du réel : « Telle est pour l’essentiel la conception de l’imagination qu’on peut dire classique : l’imagination est une sensation non seulement amoindrie […], mais encore et surtout une sensation rétrécie, quelque chose comme une sensation mutilée ou un raccourci de sensation – car ce qui reste de la sensation est en somme intact, mais ce qui en reste est aussi très peu. »373
Et de l’autre Rosset pense l’imagination romantique qui nous éloigne du réel en tant que loin de partir de celui-ci pour le dégrader, elle en invente un autre : « Telle est la conception moderne de l’imagination, opposée à la thèse classique : l’imagination n’est pas une sensation rétrécie mais au contraire excessive, débordant toutes les images que peut offrir la réalité à la perception. »374
Nous retrouvons là une transposition de l’opposition entre les doubles de duplication et les doubles de remplacement : « Ainsi s’opposent deux statuts philosophiques de l’imagination : l’imagination-création, qui tient le réel pour rival et ne s’en occupe que pour le contester, et l’imagination-reproduction de type classique, que la sensibilité romantique attribue au goût de la banalité quotidienne, quand ce n’est pas au charme suspect de la vie bourgeoise. »375
Or, nos analyses antérieures nous ont toutes montré que la frontière entre ces deux types de doubles est impossible à tracer, et nous pouvons déjà pressentir que Rosset ne peut pas tenir la différence entre une bonne imagination qui duplique le réel (fûtce au prix d’une dégradation de celui-ci) et une imagination qui 373
Fantasmagories, pp. 94-95. Fantasmagories, p. 95. 375 Fantasmagories, p. 96. 374
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au contraire souhaite en créer des doubles qui pourraient le remplacer. Car, comment déterminer de quel type de duplication ou d’imagination relève le rêve ? Nous pourrions parfaitement dire que le rêve relève de l’imagination créatrice en ce que les scènes oniriques ne sont pas la stricte copie dégradée de situations vécues dans le monde réel. Et pourtant en un tout autre sens, comme le note bien Descartes, il est impossible de dire que le rêve est une création absolue. Si celuici relève d’une composition originale, cette composition ne se fait qu’avec des éléments déjà perçus dans le réel : des formes, des couleurs, des personnes, des sentiments déjà connus ou vécus. La difficulté qu’il y a à distinguer ces deux types d’imagination eu égard au rêve est d’ailleurs bien connue en philosophie et c’est ni plus ni moins que la problématique de la distinction de la création et de la composition. Dans quelle mesure une interprétation ou une composition avec différents éléments existants est-elle une création, et dans quelle mesure au contraire peut-on dire d’une création qu’elle est autre chose qu’une simple interprétation nouvelle ? La difficulté est particulièrement claire en musique. Dans quelle mesure peut-on distinguer interprétation et création ? En réalité, cela est presque impossible. Comment utiliser alors comme le fait Descartes, la mémoire, afin de distinguer le rêve de la réalité si nous ne pouvons démêler ces problèmes ? Et surtout comment distinguer deux types d’imagination avec le critère que souhaite utiliser Rosset ? De plus, Descartes pose certes un lien entre réalité et mémoire, contre le rêve qui ne peut être, lui, lié par la mémoire. Mais dans la philosophie de Rosset cette distinction est inopérante puisque le réel lui-même, de par son caractère événementiel et tragique, ne peut-être lié de façon interphénoménale qu’avec l’aide de l’imagination. Chez Rosset, le réel, tout autant que le rêve, ne peut être relié qu’avec l’aide de l’imagination. Toute la théorie du rêve comme imagination s’enfonce donc à nouveau dans ce problème insoluble de la distinction de deux imaginations. C’est à partir de cette difficulté que Rosset est amené à poser la seule thèse tenable face à cette aporie de la 226
création/composition, à savoir que le rêve est peut-être plus réel que le monde qui se donne à nous à l’état de veille. Comme nous l’avions vu dans l’anti-ontologie, c’est le double qui s’avère être le seul réel. On pourrait certes nous faire l’objection selon laquelle si Rosset identifie le réel et l’imaginaire et fait de l’imaginaire un mode d’appréhension du réel, jamais celui-ci n’a assimilé l’imaginaire et le rêve. Et pourtant, cette assimilation est bien faite, mais de façon indirecte, à l’occasion d’une citation de Shakespeare : « On a donc de bonnes raisons d’estimer que la structure de l’imaginaire ne diffère pas fondamentalement de celle du réel et que, pour reprendre une expression de Shakespeare dans La Tempête (« Nous sommes faits de la même étoffe que les songes »), la perception du réel et la représentation imaginaire sont taillées dans la même toile. »376
Le lien entre imaginaire et réel peut de façon tout à fait légitime être étendu au lien entre réel et rêve. Par la médiation de l’imaginaire et l’impossibilité qu’il y a à séparer en elle son caractère reproducteur de son caractère créateur, c’est en réalité le réel et le rêve qui sont rapprochés : « Cette mise en échec du sommeil, d’origine évidement somatique ou « psychosomatique » se présente cependant parfois comme un défi porté à l’intelligence, ou plutôt à l’imagination du rêveur lequel, en cours de rêve ou séquence hypnagogique qui devrait aboutir au sommeil, est en peine de poursuivre son chemin et ne trouve plus, à la séquence qu’il est en train de rêver, de suite plausible. »377 En ayant fait du réel un réel tragique dont tous les moments ne sont pas reliés par une causalité inter-phénoménale mais ne peuvent l’être que par l’imagination, Rosset se prive du critère classique de distinction entre l’onirique et le réel. Plus que dans les autres systèmes donc, la distinction entre les deux est problématique.
376 377
Fantasmagories, pp. 104-105. Route de nuit, pp. 29-30.
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3 – Le rêve comme paradigme du réel ? L’impossibilité de distinguer le rêve et la veille dans la philosophie de Rosset a un fondement philosophique très fort, et c’est à partir de celui-ci que s’opère le renversement de la primauté du rêve sur le réel. Rosset distingue deux caractéristiques essentielles du rêve : la glu et le zapping. La glu, comme son nom l’indique, est l’idée qu’un rêve colle à la peau ou plutôt colle au sommeil, et que nous ne pouvons nous en débarrasser : « La « glu » de tous ces mauvais rêves : le quelque chose dont je rêve peut bien avoir un caractère anodin, je m’angoisse pourtant car j’ai l’impression que je n’arriverai pas à me débarrasser de cette réalité gluante qui colle au rêve et me dissuade puissamment de retourner à la réalité de la veille, c’est-à-dire à me réveiller. »378
Or, n’est-ce pas là très précisément la caractéristique la plus essentielle du réel dans sa définition anti-ontologique ? Si nous ne pouvons nous défaire de nos rêves, n’est-ce pas qu’ils partagent avec le réel sa caractéristique la plus prégnante dans toute la philosophie de Rosset, à savoir sa cruauté et sa simplicité ? La deuxième caractéristique du rêve est encore plus problématique pour établir la distinction d’avec la veille. Celleci est la grande succession de situations que nous trouvons dans les rêves, succession de situations qui est si rapide et qui présente des moments sans lien apparent, à tel point que Rosset la compare à un zapping que nous opérerions entre des chaînes de télévision : « Le « zapping ». A propos de changement rapide des sujets et des scènes du rêve, je m’aperçois que leur style de changement de décor à vue ressemble assez à ce qui se passe quand on « zappe » à la télévision, changeant de chaîne à volonté par une simple pression du doigt sur une télécommande. »379 Or, si nous pouvons accepter cette différence entre le réel et le rêve dans la philosophie de Descartes puisque la volonté de Dieu étant constante, le réel ne se modifie pas totalement à chaque instant malgré la théorie de la création continuée, en va-t-il de même chez Rosset ? Non, 378
Route de nuit, p. 58. Route de nuit, pp. 59-60.
379
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puisque nous avons vu que le propre du réel est de ne pas connaître la causalité inter-phénoménale. Le réel peut changer à chaque moment sans entrer en contradiction avec l’antiontologie, bien au contraire. Toute la théorie du tragique du réel débouche directement sur l’idée que le moment t du monde n’est pas causé par le moment t-1 et donc rien ne serait plus proche du réel que cet effet de zapping que Rosset pense trouver dans le rêve. Ce zapping serait bien plus le propre du réel sitôt que nous concevons celui-ci selon les concepts de l’anti-ontologie. C’est donc encore Dieu (et la constance de sa volonté) qui permet à Descartes de distinguer la réalité comme fondamentalement stable et reliée, du rêve présentant au contraire des situations se succédant sans causalité ni rapports apparents entre elles. Mais puisque nous retirons Dieu dans la philosophie de Rosset, le zapping que celui-ci place dans le rêve pourrait en droit tout aussi bien se retrouver dans le réel. Ainsi comprenons-nous de façon définitive pourquoi la mémoire ne peut en aucun cas nous aider à séparer le rêve d’avec la veille chez Rosset, parce que l’absence de lien entre les moments du monde est certes présente dans les rêves, mais elle l’est aussi de plein droit dans le réel de par le caractère tragique et événementiel de tout état du monde dans l’anti-ontologie. Cette thèse de la non-distinction du réel et du monde des rêves ne s’impose que petit à petit. Alors qu’il avait commencé par distinguer le réel et le monde du rêve en pointant plusieurs différences entre eux, Rosset s’éloigne de cette distinction et rapproche autant que faire se peut le réel et l’imaginaire en plaçant l’irréel du côté de l’illusoire et en conservant l’imaginaire du côté du réel : « Ce qui s’oppose au réel n’est pas du tout l’imaginaire, mais l’illusoire ; domaine qui n’a rien de commun avec celui de l’imaginaire. »380 Comme toujours, la hiérarchie entre le réel et le rêve ne se renverse pas mais s’annule en posant une identité entre les deux mondes. Ce qui est traditionnellement pensé comme deux ne fait qu’un :
380
Fantasmagories, pp. 106-107.
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« Premier corollaire : la dénégation du réel, en quoi consiste toute folie, n’a rien à voir avec l’imaginaire. Second corollaire : la perception du réel non seulement ne s’oppose pas à la représentation imaginaire, mais a tout pour s’accorder avec elle, et doit par conséquent lui ressembler d’assez près. »381
Et comment ne pas être d’accord avec Rosset sur ce pointlà, car si l’illusoire se donne toujours comme flou, l’imaginaire est d’une précision implacable. Pensons à toutes les œuvres de fiction dont les plus complexes arrivent à créer de véritables mondes présentant une cohérence d’une précision extrême. Mais pensons même à l’expérience la plus commune pour tout individu ayant raconté des histoires à un enfant pour l’endormir. Nous avons probablement, pour beaucoup d’entre nous, été repris par l’enfant lors même que nous lui racontions l’histoire pour la énième fois. Car si nous avions oublié un détail, modifié un héros ou un monstre, lui n’avait rien oublié de l’histoire et il ne manque pas de nous rappeler à l’ordre de notre propre imagination. Il exige de nous de nous en tenir à la cohérence de notre histoire et n’accepte aucune modification de celle-ci. Ne fait-il pas alors rien d’autre que nous rappeler que l’imaginaire obéit à des lois précises, lois qui ne peuvent se modifier selon nos désirs du moment ? Ainsi se pose la différence fondamentale de l’imaginaire avec l’illusoire, et nous voyons là combien l’imaginaire dans sa cohérence est proche des restrictions que nous impose le réel : « Ce qui se passe dans l’imaginaire obéit à des lois aussi strictes, car il s’agit au fond des mêmes lois, que ce qui se passe dans le réel : on n’y confondra jamais une personne avec une autre, un endroit avec un autre. Autant l’illusoire est vague, autant l’imaginaire est précis. »382 Cette cohérence que s’imposent les créations imaginaires est la marque du réel en elles, la trace du réel au sein même de l’imaginaire. En 2006 donc, Rosset semble avoir renoncé à la différence entre le réel et l’imaginaire, et au fond n’est-ce pas normal puisque nous avons vu qu’il avait aussi renoncé à distinguer le 381 382
Fantasmagories, p. 100. Fantasmagories, p. 108.
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réel de ses doubles et posé leur identité profonde. Nous retrouvons donc pour le rêve toute la logique que nous avons mise au jour à propos des doubles. Alors que Rosset avait commencé à distinguer clairement le réel et ses doubles (et donc aussi la vie réelle et la vie rêvée), celui-ci en arrive à poser l’identité de l’un et de l’autre. A tel point que c’est presque le rêve qui est parfois plus réel que la vie vécue pendant la veille. A de nombreuses reprises Rosset remarque la plus grande force des rêves et leur plus grand impact sur le rêveur : « C’est d’ailleurs, de manière générale, le pouvoir maléfique et déconcertant de tous ces rêves que d’inspirer en moi une détresse qui n’a pas d’équivalent dans la vie réelle. »383 Nous ne pouvons donc pas les distinguer par l’impact qu’ils ont sur nous. Paradoxalement si nous les jugeons à l’aune de leur impact émotionnel, le rêve est plus réel que le réel. Il y a un constant jeu de va et vient entre les rêves et la veille, et une communication entre eux. A la fois la vie à l’état de veille a un impact sur les rêves, mais les rêves eux aussi ont un impact sur la vie : « D’où le cercle vicieux dont je parlais plus haut : de bonnes journées font oublier les détresses apportées par les mauvaises nuits, mais les mauvaises nuits les rapportent, comme par un phénomène de marée ; et tout est – ou semble – à recommencer. »384
Et cette superposition du rêve et de la veille les relie de façon tellement forte que nul ne peut savoir si certaines scènes dont nous nous souvenons ont été vécues à état de veille ou tout simplement rêvées : « […] : en sorte que la boucle tend à se boucler, ou les deux extrémités du tunnel à se rejoindre, les cauchemars du jour – de certains jours – venant rendre visite à ceux de la nuit. »385
Mais ce qui rapproche le plus la conception antiontologique du réel, des rêves, est sans aucun doute le fait que
383
Route de nuit, p. 96. Route de nuit, p. 38. 385 Route de nuit, p. 83. 384
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de même – et peut-être même encore plus – que nous sommes prisonniers du réel, nous ne pouvons nous défaire de nos rêves : « Je m’aviserai un peu plus tard, une fois réveillé, que le monde irréel et le monde réel ont ceci de commun qu’ils sont l’un et l’autre sans extériorité. »386
Dès ses premiers récits de rêves, Rosset met en avant cette idée selon laquelle ce qui nous emprisonne le plus, bien plus encore que le tragique du réel, ce sont nos rêves. Et comment ne pas donner raison à Rosset sur ce point. Nous pouvons toujours fuir le réel dans des doubles illusoires ou même dans le suicide, mais ceux-ci sont proscrits dans les rêves. Le rêve est un réel qui se donne sans échappatoire aucune, même pas celles offertes par l’illusion. Si les rêves sont pesants c’est que leur poids provient très précisément de leur caractère tragique : « Tout cela n’a l’air de rien : mais cette impossibilité de se reposer, de cesser d’exister ne serait-ce qu’un instant, est une des expériences les plus abominables dont j’aie jamais rêvé. »387 Nous avions vu dans l’anti-ontologie que la caractéristique la plus importante du réel est son tragique, tragique qui fait que nul ne peut échapper au réel. Or, s’il y a bien quelque chose à quoi personne ne peut échapper – même pas en le fuyant dans des doubles rassurants – et donc s’il y a bien quelque chose de réel, ce sont bien nos rêves. Dans une théorie qui fait du tragique la caractéristique fondamentale du réel, il n’y a d’autre option que celle d’affirmer que le rêve est le paradigme du réel, et est bien plus réel que le réel de l’état de veille. C’est bien à cela qu’arrive Rosset, en parfaite cohérence avec toute sa philosophie. De même que le double est le réel, le rêve est la vie réelle : « […] – impression pénible que le réel est de ce côté-ci (du rêve) et que le réel qu’il va falloir affronter en se levant est lui un rêve, un monde purement pelliculaire. »388 , car si on n’échappe pas au réel, on n’échappe encore moins à ses rêves.
386
Le monde perdu, p. 37. [C’est Rosset qui souligne] Route de nuit, p. 41. 388 Route de nuit, p. 102. 387
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C – Chemins politiques : de la puissance comme douceur de vivre Le dernier champ dans lequel nous devons voir se développer l’anti-ontologie est celui de la politique 389 . Si l’on en croit la place quantitative qu’occupent les textes politiques dans l’œuvre de Rosset, nous pourrions penser que la politique n’est qu’une problématique secondaire. A peine quelques remarques de-ci de-là à l’occasion d’analyses liées aux doubles et à la morale, et surtout un article complet consacré de façon explicite au concept de pouvoir et à sa critique philosophique dans Le philosophe est les sortilèges390 . Mais en réalité, toute la philosophie de Rosset est hantée par le problème politique. Pas tant d’ailleurs par le problème de la politique que par celui du politique. Et elle l’est parce que la politique implique par définition la duplication du monde.
1 – Altermondialisme et illusion : un autre monde est-il possible ? Si nous pensons la politique autrement que comme un simple accompagnement du réel, celle-ci ne peut faire l’économie de la transformation du monde et donc de la création d’un modèle du monde qu’elle souhaite voir advenir. La problématique du réel et du double illusoire est pleinement une problématique politique. Le réel et son double ne s’achèvet-il pas d’ailleurs sur un projet politique ? : « Il resterait enfin à montrer la présence de l’illusion – c’est-à-dire de la duplication fantasmatique – dans la plupart des investissements psychologico-collectifs d’hier et d’aujourd’hui : par exemple dans toutes les formes de refus ou de « contestation » du réel, dont il est aisé d’établir qu’elles ne parviendraient pas à accuser ce qui existe sans l’appoint d’un double idéal et impensable. »391
389
Nous laissons pour un prochain livre la musique et le cinéma, c’est -à-dire tous les textes de Rosset qui s’intéressent à la philosophique de l’art. 390 Le philosophe et les sortilèges, pp. 9-34. 391 Le réel et son double, pp. 129-130.
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C’est là d’une évidence imparable et la duplication du Monde dans un modèle idéal et parfois idéel habite presque l’ensemble de l’histoire de la philosophie. En un sens, faire de la politique, c’est toujours déjà se confronter à la problématique du double. Même des philosophes et des militants politiques aussi éloignés que faire se peut de la thèse de Rosset ne peuvent s’empêcher de le remarquer : « Nous savons que le capitalisme contemporain vante sa qualité mondiale. On parle partout de mondialisation. Les ennemis de cette mondialisation disent qu’ils veulent un autre monde. Ils parlent de « alter mondialisation ». Ainsi, le monde n’est plus seulement le lieu de l’existence des hommes. C’est aussi l’enjeu de la bataille politique. La question est : quel monde ? Et cette question en contient deux. Il y a la question analytique : dans quel(s) monde(s) vivons-nous ? Et puis, il y a la question normative : dans quel monde désirons-nous vivre ? Le lien pratique entre la question analytique et la question normative donne une définition courante de la politique : une politique propose les moyens de passer du monde tel qu’il est au monde tel que nous voulons qu’il soit. »392
La politique est donc liée de façon inexorable à la possibilité de l’existence d’un autre monde, un monde que nous souhaitons voir advenir. Or, comme ce monde souhaité, justement en ce qu’il est souhaité, est pensé comme remplacement du réel tel qu’il est, celui-ci répond très exactement à la définition du double de remplacement que Rosset n’a de cesse de dénoncer comme paradigme de l’illusion. Nous comprenons là la réticence que peuvent lui inspirer les mouvements altermondialistes, qui sont désignés de façon tout à fait logique comme des groupes qui, littéralement, rêvent les yeux ouverts. Devant l’immense vague de sympathie dont jouit l’altermondialisme, cette position de Rosset peut sembler extrêmement dure et fort peu tolérable. Elle se justifie pourtant pleinement, et ce pour deux raisons. Tout d’abord, nous pourrions dire avec Rosset que l’expression d’altermondialisme ne signifie rien politiquement. Le premier reproche que nous pouvons lui faire est son inanité politique. 392
Alain Badiou, De quoi Sarkozy est-il le nom ?, Circonstances 4, Lignes, Paris, 2007, p. 71.
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Car l’altermondialisme n’est rien d’autre que la haine du réel ou l’amour de l’irréel. Son problème fondamental est qu’en étant contre le réel, il est littéralement en faveur de rien, et nous comprenons bien pourquoi. Toujours l’altermondialisme prend pour slogan « un autre monde est possible », et plusieurs questions ne peuvent manquer de nous brûler les lèvres : est-il tellement certain qu’un autre monde soit possible ?, s’il est possible pourquoi n’advient-il pas ?, et enfin si un autre monde est possible, lequel ? Commençons par la troisième question. Elle interroge la qualité politique de toute position qui se pense comme alter. Car si un autre monde est possible, sa qualité « d’alter » ne le pose nullement comme bon a priori. Si nous prenons l’exemple de la France, certes une société dans laquelle les richesses soient plus équitablement réparties serait autre (alter), mais la société nord-coréenne est aussi autre (et donc alter) eu égard à la société française, de même que la société nazie. La simple négation du monde, puisque qu’elle ne vise que ce qui est, laisse ouverte dans son concept d’alter, tout ce qui n’est pas. Mais cela fait une infinité de possibilités, des plus tolérables aux plus abjectes : « Car rien de positif ne ressort du négatif en tant que tel : quand on aura achevé de dresser la liste des choses mauvaises, on n’aura pas encore commencé à dire un seul mot en faveur des choses bonnes. »393 Etre en faveur d’un autre monde n’est nullement significatif d’un projet politique puisque cela recouvre tout projet politique qui ne soit pas pour la conservation de ce qui est. En politique donc, dire que nous souhaitons un autre monde, c’est littéralement ne rien dire, puisque c’est très précisément le discours que peut tenir n’importe quel militant politique, de l’extrême gauche à l’extrême droite. Mais le deuxième reproche que nous pouvons adresser à l’altermondialisme est beaucoup plus profond et nous pouvons l’exprimer de la sorte. Toute croyance altermondialiste est porteuse par définition, de haine et de violence collective. Cela nous renvoie à la deuxième question que nous posions : si un 393
Le philosophe et les sortilèges, pp. 9-10.
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autre monde est possible, pourquoi n’advient-il pas ? Evidemment, pour l’instant, parce qu’il ne le peut pas. Mais il faut s’entendre sur le sens du verbe pouvoir. Et Rosset pointe parfaitement sa double traduction possible en anglais, double traduction qui nous entraîne dans deux philosophies totalement différentes. Car Rosset aussi est d’accord pour dire qu’un autre monde ne peut pas advenir, mais il faut entendre le verbe pouvoir au sens de can, alors que les altermondialistes entendent le verbe pouvoir au sens de may. Là où Rosset affirme qu’un autre monde ne peut pas advenir parce qu’il n’en a ni la capacité ni la puissance, les altermondialistes pensent que cet autre monde qui ne peut advenir ne le peut parce que des individus l’en empêchent. C’est dans une opposition entre le pouvoir comme puissance et le pouvoir comme autorisation que se place la critique rosséienne de la politique : « Ce que je peux faire résulte ainsi d’une double condition : savoir le faire tout seul, et y être autorisé. »394 . Or, nous voyons comment la critique de Rosset prend prise. Toute la thèse des altermondialistes est de penser que l’on peut tisser un lien de causalité entre le non-empêchement et l’être. Il y aurait ainsi une multitude de possibles en attente d’être réalisés dès que personne ne leur fera plus obstacle. Et bien sûr, ceux qui sont perçus comme les obstacles à l’advenue du bon réel sont désignés comme les ennemis à abattre. Paradoxalement le fait de penser le monde comme pouvant être potentiellement bon si personne ne l’en empêche ne fait qu’aviver le ressentiment et la haine des groupes les uns envers les autres. Nous voyons tout particulièrement cela dans la pensée de l’égalité qui n’est rien d’autre qu’un prolongement de la pensée de la potentialité. Précisons qu’il ne s’agit nullement pour Rosset (pas plus que pour nous d’ailleurs) de mettre en cause les luttes pour la liberté et l’égalité, il s’agit seulement de savoir de quoi l’on parle et de comprendre ce lien entre pouvoir et être. L’égalité donc, et tout particulièrement l’égalité de droit est paradoxalement génératrice de ressentiment parce qu’elle est productrice de potentialité et d’autorisation. Elle pose que tous 394
Le philosophe et les sortilèges, p. 13.
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les individus peuvent – au sens qu’ils en ont l’autorisation – faire les mêmes choses, mais le peuvent-ils – au sens où ils en auraient tous la capacité – vraiment ? Le décalage entre ces deux acceptions du mot « pouvoir » ne peut entraîner que violence et ressentiment. Car, tant que quelque chose nous est interdit par la loi (l’accès à un poste ou à une profession par exemple) cela peut certes nous sembler injuste mais le ressentiment sera moindre parce que la cause nous empêchant l’accès à l’objet interdit n’est pas située en nous mais dans la loi elle-même. Nous sommes donc extérieurs au fait que nous n’accédions pas à l’objet désiré. En revanche, c’est à partir du moment lors duquel quelque chose nous est autorisé mais que nous ne pouvons pas y accéder réellement que le ressentiment se fait jour. C’est lorsque nous ne pouvons pas (au sens de la capacité) obtenir quelque chose que pourtant nous pouvons (au sens de l’autorisation) avoir, que le ressentiment est le plus fort. Car la cause de notre échec ne peut alors plus être qu’en nous même, encore que nous continuions à vouloir la projeter sur des entités qui nous demeurent toutes extérieures. Le ressentiment n’est rien d’autre que le fruit d’une confusion des conceptions du « pouvoir ». Nous pensons que l’autorisation va nous mener à la réalisation de l’être, et le ressentiment surgit lorsque nous constatons le gouffre infranchissable qui gît entre l’autorisation et la capacité. Le ressentiment est en partie la constatation terrible que l’inexistence ne provenait pas d’un manque d’autorisation mais d’un manque de puissance de notre part. C’est la redécouverte de l’équivocité sémantique du terme « pouvoir » qui provoque le ressentiment et la haine de soi. Nous nous croyions empêché, nous nous découvrons impuissant. Afin d’expliquer cela par un exemple politique très simple, prenons celui de la démocratie, puisque nous aurons à reparler d’elle en fin d’ouvrage. Nul mieux que Tocqueville n’a montré à quel point le mouvement d’égalisation des citoyens que porte la démocratie peut être paradoxalement source de ressentiment et de haine. Tant que la concurrence politique ne se jouait en monarchie qu’à l’intérieur d’un groupe limité d’individus – tout 237
au plus une famille – ceux qui n’atteignaient pas les postes les plus hauts du gouvernement ne se sentaient pas privés de ceuxci puisqu’ils ne pouvaient pas – presque par essence – y prétendre. En revanche, l’extension de l’égalité des droits, et donc l’affirmation que tout citoyen peut être potentiellement celui qui dirige le pays a pour conséquence un ressentiment croissant par le fait que même si tous ont potentiellement le droit de le faire, seuls un tout petit nombre en a la capacité : « Ils ont détruit les privilèges gênants de quelques-uns de leurs semblables ; ils rencontrent la concurrence de tous. »395 Ainsi, la confusion entre l’autorisation et la capacité, ou entre le droit et la puissance au sein du concept de pouvoir ne peut que décevoir les Hommes : « Quand toutes les prérogatives de naissance et de fortune sont détruites, que toutes les professions sont ouvertes à tous, et qu’on peut parvenir de soi-même au sommet de chacune d’elles, une carrière immense et aisée semble s’ouvrir devant l’ambition des hommes, et ils se figurent volontiers qu’ils sont appelés à de grandes destinées. M ais c’est là une vue erronée que l’expérience corrige tous les jours. Cette même égalité qui permet à chaque citoyen de concevoir de vastes espérances rend tous les citoyens individuellement faibles. Elle limite de tous côtés leurs forces, en même temps qu’elle permet à leurs désirs de s’étendre. »396
Cela est particulièrement visible dans la nécessité que trouvent certains aujourd’hui de dépasser l’égalité de droits au profit de l’égalité des chances. Pourquoi passer de l’une à l’autre ? Ce simple passage reflète à lui seul l’échec de la pensée du pouvoir comme autorisation pour les tenants de l’être comme non-empêchement d’une potentialité. Car qu’a-t-on vu dans les systèmes prônant l’égalité des droits ? Rien de moins que la reproduction pure et simple des élites contre les communautés les plus faibles, contre ceux qui n’avaient pas la puissance de leurs ambitions. C’est donc bien la preuve que donner une autorisation est tout à fait autre chose que produire une capacité. Le fait de lever tous les obstacles et de donner 395
Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, II, 2, chapitre 13, Editions Robert Laffont, Paris, 1986, p. 522. 396 Tocqueville, op. cit., II, 2, chapitre 13, pp. 521-522.
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toutes les autorisations à quelqu’un ne suffit pas à lui donner la capacité et la puissance de faire advenir quelque chose : « La liberté d’agir est certes une chose excellente (et l’on ne peut que s’associer à l’effort de ceux qui luttent en sa faveur, même si leur idéologie est parfois suspecte) ; mais elle n’engendre, à elle seule, aucune puissance d’agir. »397 Mais paradoxalement, comme l’a montré Charles Ramond398 , l’égalité des chances, parce qu’elle ne pourra jamais être réalisée, ne pourra de toutes façons jamais atteindre son objectif, car comment égaliser tous les facteurs déterminant une différence de chance entre les individus ? Il faudrait alors homogénéiser tous les paramètres pensables car ils sont tous déterminants afin d’établir une différence de chance. Imaginons une leçon d’agrégation, certes l’individu ayant grandi dans une famille disposant d’un grand capital culturel est avantagé par rapport à un individu provenant d’une famille plus modeste. Il faudrait donc homogénéiser les capitaux culturels. Mais un individu habitant loin du lieu d’examen est désavantagé par rapport à un individu habitant très proche car celui-ci peut dormir plus longtemps. Il faudrait donc aussi, en toute logique, homogénéiser les lieux de résidence. Mais que dire de la différence des timbres de voix ? Un joli timbre de voix n’est-il pas un avantage face à un jury ? Il faudrait alors ne faire que des examens écrits pour ne défavoriser personne. Mais une belle écriture elle aussi est un avantage considérable, il faudra donc ne pas faire d’examens écrits, et ainsi à l’infini. Si nous nous lançons dans une quête de l’égalisation des chances, il n’y a aucune raison de s’arrêter à certains paramètres puisque tous ont un impact sur le résultat final. Ce type d’égalité, parce qu’il est irréalisable ne peut donc qu’engendrer encore plus de ressentiment, car celui-ci provient d’une certaine conception de l’être. Celle qui fait de l’être réalisé une potentialité non-empêchée : « Je suis ce qu’on ne
397
Le philosophe et les sortilèges, p. 13. Charles Ramond, « Égalité des chances et reconnaissance – Sur une surprenante contradiction des méritocraties démocratiques », in Cités 35, 2008, PUF, Paris, pp. 143-151. 398
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m’empêche pas d’être et j’ai ce qu’on ne m’interdit pas d’avoir : […]. »399 C’est ainsi que nous pouvons comprendre l’ironie parfois glaçante qui se dégage de la Lettre sur les chimpanzés, car nous voyons bien que ce texte est ironique et qu’il critique en réalité ce qu’il prétend vanter ; à savoir, l’extension sans fin des droits de l’Homme a de plus en plus d’individus, et particulièrement à ceux qui n’en jouissaient pas encore : les minorités discriminées. C’est bien l’égalité des droits ou plutôt le discours très politiquement correct de l’extension à l’infini de l’égalité des droits que critique Rosset dans ce texte. Et pourtant, peut-on réellement croire que Rosset pense qu’il ne faut pas étendre les droits de l’Homme aux communautés les plus faibles parce que les plus discriminées comme les femmes, les handicapés, les homosexuels, etc. ? On peut toujours le croire (et ce serait d’ailleurs là la conséquence littérale d’une lecture de la Lettre sur les chimpanzés en termes d’ironie) mais aucun texte de Rosset ne permet de le penser. Il faut donc re-placer la critique de Rosset non pas dans l’extension des droits de l’Homme aux communautés les plus faibles, mais dans la critique générale du pouvoir sitôt que celui-ci est pensé à l’aune de l’autorisation et donc du droit. Parce qu’une égalité des droits qui ne s’accompagne pas d’une égalité parfaite des chances ne peut qu’entraîner du ressentiment. Mais, puisque jamais l’égalité des chances ne peut être réalisée 400 , elle ne peut qu’être source de ressentiment et de haine. A la manière de Deleuze donc, la critique des droits de l’Homme de Rosset telle qu’elle se présente dans la Lettre sur les chimpanzés n’est pas fondée sur une volonté discriminante d’exclure de leur cercle certains individus, mais sur quelque chose de beaucoup plus profond : le rejet du pouvoir pensé comme potentialité et donc in fine comme droit. 399
Le philosophe et les sortilèges, p. 14. Notons qu’il y a un seul cas dans lequel l’égalité des chances est parfaite et c’est le cas du tirage au sort. Tirage au sort qui bien avant d’être le système le plus usuel des jeux de hasard, fut aussi le système des premières démocraties antiques. 400
240
Cette thèse du rejet du pouvoir n’est pas avant tout une thèse politique. La critique du pouvoir doit s’étendre à celle de n’importe quel pouvoir pensé selon la potentialité, et celle-ci ne fait que prolonger ses effets dans le champ politique. C’est donc encore l’anti-ontologie première – et l’idée selon laquelle il n’y a ni possibles ni potentialités – qui dicte toute la logique du système. Cette thèse mérite d’être explicitée pour ce qu’elle porte de contre intuition et tellement elle pourrait s’opposer à l’expérience la plus banale. Car, nous avons tous la sensation que des possibles existent bel et bien, et nous avons tous une certaine compréhension de ce que pouvoir (au sens de la potentialité) peut signifier. A cet instant, au moment même où nous écrivons ce texte, n’avons-nous pas la possibilité de nous lever, de marcher ? De même, qui ne comprend que le Président de la République a plus de pouvoir que nous-mêmes, en ce sens que plus de potentialités lui sont ouvertes ? Et pourtant, une analyse assez simple nous ramène bien vite aux conclusions de Rosset401 . Tout d’abord notons que s’il y a des possibles, il est en un sens impossible de dire que ceux-ci existent, puisque par définition croire en l’existence de possibles nous amène inexorablement à distinguer la potentialité et l’être. Pour penser le possible, il faut bien croire que « être président de la République » est quelque chose de différent « d’avoir la possibilité de l’être », ou que « pouvoir se lever » est autre chose « qu’être debout ». Mais alors, comme le note Ramond, comment reconnaître la présence d’un pouvoir dans une chose singulière quelle qu’elle soit ? Comment voir que le monde contient en lui-même un autre monde possible ? Certainement pas par la réalisation de cet autre monde puisque sa simple réalisation l’annulerait comme « possible » et le porterait au rang des êtres en acte : « Si « pouvoir marcher », par exemple, est autre chose que « marcher », je ne rendrai certes pas ce
401
Nous reprenons là des thèses développées et systématisées de façon précise et détaillée par Charles Ramond, Le nœud gordien. Pouvoir, puissance et possibilité dans les philosophies de l’âge classique, in Charles Ramond, Spinoza et la pensée moderne. Constitutions de l’objectivité, L’Harmattan, Paris, 1998, pp. 129-172.
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« pouvoir » visible en marchant – tout au contraire. »402 Le possible est donc immédiatement suspect dans son existence par sa définition même qui nous pousse, si l’on veut être rigoureux, à le distinguer précisément de l’être. Prenons donc trois domaines hors politique dans lesquels nous croyons pouvoir facilement trouver des possibles et montrons que ceux-ci n’existent pas afin de déplier toute la force de la thèse de Rosset ainsi que sa cohérence. Commençons par la logique, et entendons par logique le domaine qui s’occupe des vérités de raison, c’est-à-dire des raisonnements s’appliquant à des objets construits à partir de leurs seules définitions, ou a priori. Dans ce champ, le possible serait le chaînon manquant entre l’impossible et le nécessaire, ou la transition entre les deux catégories. Et pourtant, jamais en logique quelque chose ne peut être « possible ». Un résultat est soit nécessaire, soit impossible. Même une conclusion logiquement indécidable n’en est pas moins nécessairement indécidable. D’ailleurs, nous pensons souvent que c’est à partir du possible que se déterminent l’impossible et le nécessaire. Mais c’est là une erreur puisque si nous définissons l’impossible comme « non-possible », ce « non-possible » définit tout autant le nécessaire, puisque possible veut tout aussi bien dire « possible que » que « possible que ne pas ». Les deux catégories fondamentales de la logique ainsi comprise sont donc celles de nécessaire et d’impossible. Le possible quant à lui ne relève que du manque de connaissance du sujet qui émet le jugement mais nullement de la structure de la démonstration. Deuxièmement, au-delà des vérités de raison, passons aux vérités de fait et donc à la physique. Peut-on penser que la physique admet la catégorie de « possible » pour ses objets ? Entendons par physique l’ensemble des propositions faisant référence à des objets non totalement construits par le discours, et qui peuvent donc être susceptibles de vérité ou de fausseté (au-delà de la validité ou de la cohérence des vérités de raison) eu égard à une adéquation avec un référent se situant hors du discours lui-même. C’est probablement dans ce type de discours que la notion de possible 402
C. Ramond, op. cit., p. 130.
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est la plus fréquente. Ainsi par exemple lorsque nous disons qu’il est possible qu’il y ait d’autres formes de vie dans l’univers, ou lorsque nous disons qu’il est possible qu’il pleuve demain. Mais à nouveau, nous retrouvons la même difficulté que dans le domaine de la logique. En réalité il n’est pas « possible » qu’il y ait d’autres formes de vie dans l’univers, il y en a ou il n’y en a pas. L’affirmation est donc vraie ou fausse. La conception de cette affirmation comme « possible » est uniquement le fruit de l’ignorance du sujet qui l’affirme mais pas du tout de l’état de fait qui lui, indépendant du sujet, ne peut être que vrai ou faux. Si les catégories de la logique étaient celles de nécessaire et d’impossible, celles de la physique sont celles de vrai et de faux, et dans les deux cas, ces catégories excluent celle de possible, en les rejetant sur l’état cognitif du sujet et non pas sur le mode d’être de l’objet étudié. Troisièmement, il en va de même dans l’ontologie, dans laquelle le possible devrait occuper la place médiane entre l’être et le néant. Il faudrait alors reprendre la problématique classique des degrés de réalité. Cette théorie a été défendue par des philosophes tout à fait importants, comme Descartes 403 ou même Spinoza dans ses premiers textes404 . Et pourtant peut-on concevoir que certaines choses soient plus ou moins que d’autres ? Si nous jugeons les choses eu égard à leur être, une nanoparticule est tout autant que l’univers dans son entier : « […] ; car une existence limitée dans le temps ou dans l’espace 403
Cette quantification apparaît de façon explicite dans la différence entre la « réalité objective » et la « réalité formelle » des idées, thèse dont l’importance est telle qu’elle fonde une des démonstrations possibles de l’existence de Dieu dans la Méditation III : « Car, en effet, celles [les idées] qui me représentent des substances, sont sans doute quelque chose de plus, et contiennent en soi (pour ainsi parler) plus de réalité objective, c’est -à-dire participent par représentation à plus de degrés d’être ou de perfection, que celles qui me représentent seulement des modes ou accidents. », R. Descartes, Méditations Métaphysiques, Méditation III, idem., pp. 437-438. 404 « Plus une chose est parfaite par sa nature, plus grande et plus nécessaire est l’existence qu’elle enveloppe ; et inversement, plus grande et plus nécessaire est l’existence qu’une chose enveloppe par sa nature, plus elle est parfaite. », Spinoza, Principes de la philosophie de Descartes, I, 7, Lemme I, in Spinoza, Œuvres complètes, traduction française de Roland Caillois et M adeleine Francès, Gallimard Pléiade, Paris, 1954, p. 177.
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n’est pas pour autant limitée en tant qu’existence. »405 On pourrait certes penser que certains objets sont dans cette moindre existence, comme tout ce qui est objet d’espérance, d’imagination, ou encore plus simplement un projet. Mais, comme le montre Ramond, l’objet d’une espérance par définition n’existe pas, en revanche, l’espérance elle, existe pleinement. Il y a donc bien encore dans l’espérance une existence et une non-existence, mais jamais de plus ou de moindre existence. D’ailleurs, il est notable que les philosophes ayant pensé des degrés de réalité ne se sont que peu attachés à les déterminer clairement. Car si nous croyons en ces degrés, il eut été possible de les quantifier de façon très précise, et de dire que telle chose existe par exemple deux fois plus que telle autre. Or, si ce n’est une tentative de Spinoza 406 , les philosophes croyant en des degrés de réalité ne se sont que peu occupés de les déterminer. Peut-être doit-on lire dans ces très faibles tentatives de quantifications des degrés de réalité l’aveu de l’intuition selon laquelle l’être est univoque et n’admet pas de gradation. Enfin, dans la philosophie contemporaine, le philosophe ayant probablement porté l’ontologie le plus loin est Alain Badiou. Et partant des mathématiques, il développe lui aussi une grande volonté de quantification. Toutefois, une lecture attentive de sa thèse nous montre que ce que quantifie Badiou n’est pas l’ontologie (qui n’est rien d’autre que la mathématique) mais l’apparaître dans le monde (qui n’est rien d’autre que la logique)407 . Si l’être se réduit à la multiplicité pure, l’apparaître quant à lui admet des degrés, du plus existant à l’inexistant, parce qu’il se confond avec une théorie des relations d’identité et de différence entre les êtres. Mais jamais Badiou ne quantifie l’être en tant que tel, seule l’existence peut varier entre un plus et un moins. Même Badiou donc, ne quantifie pas l’ontologie et l’être, mais en séparant l’être et 405
C. Ramond, Le nœud gordien, idem., p. 169. Spinoza opère une comparaison entre deux choses singulières ayant respectivement 5 et 10 degrés de perfection et donc d’existence. Cf. Spinoza, Principes de la philosophie de Descartes, I, 7, Lemme I, Démonstration, idem., p. 177 407 A. Badiou, Second manifeste pour la philosophie, idem., pp. 35-75. 406
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l’existence (ce que refuse l’anti-ontologie), il peut proposer une univocité de l’être qui laisse place à une multiplicité des degrés de l’apparaître et donc de l’existence. Dans tous les cas, la notion de possible (et donc du pouvoir pensé selon la potentialité) est inopérante à caractériser une spécificité des choses. Certes, il ne s’agit pas de la rejeter totalement. Celle-ci a son utilité, mais uniquement afin de penser l’état de la connaissance du sujet qui affirme ou qui nie. Mais la thèse de Rosset apparaît pleinement dans sa splendeur si nous arrivons à penser avec lui que jamais, dans aucun domaine, le pouvoir ne nous renseigne sur autre chose que sur notre propre ignorance, et jamais sur la façon d’être des choses singulières. Or, si le pouvoir en tant que potentialité n’est pas, peut-on encore développer quelque politique que ce soit ? Et Rosset peut-il poursuivre une certaine pensée politique tout en ayant rejeté la potentialité de tous les domaines ? Si tout ce qui peut exister existe déjà, et si rien de ce qui n’existe pas actuellement ne pourrait exister, ne doit-on pas tout simplement renoncer à la politique et nous soumettre à l’ordre établi, à l’ordre des choses tel qu’il est, et par conséquent tel qu’il ne peut pas ne pas être ? Il y aurait là dans l’anti-ontologie les racines d’une politique fondamentalement conservatrice et presque réactionnaire. Puisque l’être est tout ce qu’il peut être et que donc tout projet de le modifier est illusoire, ne doit-on pas rejeter la politique en tant que telle ?
2 – Politique de l’anti-ontologie De la critique de la potentialité à la politique réactionnaire, la conclusion n’est pas bonne, et il faut nous débarrasser de raisonnements aussi naïfs. D’abord, notons dans une opposition entre Descartes et Spinoza, que la politique n’a peut-être pas besoin de penser le pouvoir comme potentialité. Descartes a toujours défendu l’existence du pouvoir de Dieu (pouvoir absolu puisque même les vérités mathématiques dépendent de lui), du pouvoir de l’Homme (dans toute la théorie du libre arbitre), et donc de l’existence de potentialité dans le Monde. 245
Au contraire, la philosophie de Spinoza, telle qu’elle se développe dans l’Ethique notamment, rejette toutes ces conceptions cartésiennes au profit d’une pure actualité et univocité de l’être. Nous pourrions donc opposer Descartes et Spinoza sur ce point précis de la potentialité et du pouvoir. Or, contrairement à ce que nous pourrions penser, c’est bien Spinoza qui développe toute une théorie politique alors que Descartes ne le fait point. Il est donc tout à fait possible de bâtir une théorie politique en rejetant le pouvoir pensé comme potentialité et comme autorisation, comme droit, et à l’inverse le fait de penser de tels concepts ne garantit pas la pensée d’une politique. La thèse développée par Rosset est donc tout à fait classique en histoire de la philosophie et jouit d’une légitimité immense. Nous la trouvons systématisée dans la pensée politique de Spinoza. S’il y a un auteur qui a sans cesse cherché à évincer de toute ontologie, de toute politique et de toute anthropologie l’idée de potentialité et donc de pouvoir, c’est bien Spinoza. Plutôt qu’avec Deleuze, nous préférons penser politiquement Rosset avec Spinoza parce que celui-ci, tout en développant une philosophie de la puissance de laquelle s’inspire Rosset, et un rejet du pouvoir comme potentialité, n’en arrive pas moins à être le philosophe le plus en faveur de la démocratie puisqu’elle est nommée summum imperium dans le Traité Politique : « J’en viens enfin à ce troisième type d’Etat, absolu en tout, que nous appelons « démocratique ». »408 C’est le philosophe qui n’a de cesse de dire que l’Homme ne « peut » rien parce qu’il n’est pas un empire dans un empire, qui pose de la façon la plus forte la supériorité de la démocratie sur n’importe quel autre forme de gouvernement. Rosset peut donc tout à fait être pour la démocratie et en faveur des luttes défendant les libertés fondamentales des individus, et néanmoins défendre une anti-ontologie refusant tout pouvoir. Il suffit pour comprendre cela de nous appuyer sur la philosophie politique de Spinoza et sur son éloge de la démocratie. Bien sûr, cet éloge de la démocratie suppose une 408
Spinoza, Traité Politique, IX, 11/1, in Œuvres, V, traduction française de Charles Ramond, PUF, Paris, 2005, p. 269.
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certaine conception de la démocratie. Ce n’est pas le lieu ici de toute la re-déplier, néanmoins précisons un seul point essentiel grâce auquel nous pouvons tisser un lien très fort avec la politique de Rosset. La démocratie spinoziste n’a rien d’une démocratie des valeurs. Elle ne repose pas, comme nombre de démocraties occidentales, sur des valeurs pensées comme universelles, comme peuvent l’être les droits de l’Homme. Comme l’a bien montré Ramond, la démocratie spinoziste repose, comme tout le système spinoziste, sur la puissance, et donc, dans le cas de la démocratie, sur le nombre et le décompte des voix. Nous avons l’habitude de séparer les régimes politiques reposant sur la force et la puissance, de la démocratie. Or, quel régime repose plus sur la puissance que la démocratie puisque celle-ci est une politique du nombre ? La démocratie spinoziste dans sa forme la plus accomplie, c’est-àdire telle qu’elle se présente dans le Traité Politique, et plus généralement toute sa politique présente une véritable obsession de la quantification. Tout y est quantifié avec un souci impressionnant. Donnons un seul exemple afin de montrer jusqu’où Spinoza porte le souci du détail lorsqu’il s’agit des nombres: « Ces juges doivent être en grand nombre, et en nombre impair, disons soixante et un, ou cinquante et un au minimum ; et on doit en choisir un seul par Famille, non pas à vie, mais de sorte que chaque année (ici aussi) une partie d’entre eux se retire, et que d’autres en nombre égal soient choisis, dans d’autres Familles, et ayant atteint l’âge de quarante ans. »409
Et au-delà de la quantification, c’est l’extériorité qui caractérise le plus la politique spinoziste et donc aussi celle de Rosset. Dans toute la logique de création de l’Etat, Spinoza pense le droit comme la puissance des individus : « Par droit de nature j’entends donc les lois ou règles mêmes de la nature, suivant lesquelles toutes choses arrivent, autrement dit la puissance même de la nature ; et c’est pourquoi le droit naturel de la
409
Spinoza, Traité Politique, VI, 6/27, p. 155.
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nature tout entière, et par conséquent celui de chaque individu, s’étend aussi loin que s’étend sa puissance. »410
Contre le droit pensé comme potentialité, celui-ci est au contraire pensé selon la pure immanence et actualité de la puissance. La politique spinoziste est une politique qui fait primer l’actualité et donc l’extériorité, le comportement et l’éthique contre ce qui serait une politique de l’intériorité, de la potentialité, de l’intention et de la morale. Et nous comprenons bien ce que peut avoir d’intéressant cette politique pour Rosset puisque ce rejet de l’intériorité au profit de la manifestation extérieure de la puissance est exactement tout ce que nous avons vu dans l’anti-ontologie, dans le rejet de l’Être au profit des Etants. Mais cette conception de la démocratie comme extériorisation de la puissance a des conséquences très importantes dans la représentation que nous nous faisons de la démocratie, car elle la soumet à la pure légitimité du vote et du nombre411 . Puisque les intentions des individus ne peuvent être comparées entre elles pour séparer celles qui sont légitimes de celles qui ne le sont pas, la démocratie les extériorise dans les urnes afin de pouvoir les quantifier. Cela nous permet de comprendre deux points essentiels. Tout d’abord, cela permet de comprendre que la politique de Spinoza est avant tout une pensée de l’obéissance. Il y a dans cette primauté de l’obéissance une étonnante constante dans sa philosophie politique : « […], il est nécessaire qu’un Etat soit institué de telle sorte que tous, gouvernants et gouvernés, fassent, qu’ils le veuillent ou non, ce qui importe au salut commun ; c’est-à--dire que tous, de gré ou de force ou sous la contrainte de la nécessité, puissent vivre selon le précepte de la raison, […]. »412 Peu importe les intentions des sujets ou des souverains, ce qui compte est qu’ils obéissent dans les deux cas aux lois 410
Spinoza, Traité Politique, II, 2/4, p. 95. On regardera l’introduction que fait Charles Ramond à sa traduction du Traité Politique. Cf. Charles Ramond, La Loi du Nombre (ou la démocratie comme « régime absolu »), in Spinoza, Traité Politique, idem., pp. 7-43. 412 Spinoza, Traité Politique, VI, 6/3, p. 141. 411
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auxquelles, chacun à son niveau, est soumis. Du Traité Théologico-Politique : « En effet, ce n’est pas la raison de l’obéissance, mais c’est l’obéissance qui fait le sujet. »413 , au Traité Politique : « Et peu importe à la sécurité de l’Etat dans quel esprit les hommes sont amenés à administrer correctement les affaires, pourvu qu’elles le soient en effet. »414 , l’obéissance est la vertu du citoyen. Celui-ci se définit d’ailleurs par l’obéissance : « […], nous appelons « citoyens » les hommes en tant qu’ils jouissent selon le droit civil de tous les avantages de la Cité, et nous les appelons « sujets » en tant qu’ils sont tenus de se soumettre aux institutions et aux lois de la Cité. »415 Audelà de l’intention c’est l’action qui compte 416 , et cette action est le fruit de l’obéissance à la loi, contre la désobéissance que permettrait le fait d’opposer la légitimité transcendante à la légalité immanente : « Nous voyons donc que chaque citoyen relève non de son droit mais du droit de la Cité dont il est tenu d’exécuter tous les ordres, et qu’il n’a aucunement le droit de déterminer ce qui est juste ou injuste, pieux ou impie ; […]. Et donc, même si un sujet considère comme iniques des décrets de la Cité, il n’en est pas moins tenu de s’y conformer. »417 Deuxièmement cela nous permet de comprendre le fait que deux types d’individus pourront accéder au salut dans le Traité Théologico-Politique, ceux qui ayant atteint la pleine rationalité sauront comment agir, et ceux qui se contenteront d’obéir à la loi. Nous pouvons ainsi penser, pour reprendre la belle
413
Spinoza, Traité Théologico-Politique, XVII, idem., p. 537. Spinoza, Traité Politique, 1/6, idem., p. 93. 415 Spinoza, Traité Politique, III, 3/1, p. 113. 416 Si la Cité laisse une liberté absolue dans l’intériorité de la pensée et de l’intention, elle sanctionne aussi fortement que faire se peut ce qui relève de la désobéissance dans le domaine de l’action. Cf. « Personne par exemple ne peut céder sa faculté de juger : quelles récompenses, quelles menaces peuvent en effet amener un homme à croire que le tout n’est pas plus grand que la partie, que Dieu n’existe pas, à croire qu’un corps qu’il voit fini est un être infini, et, de manière générale, à croire quelque chose de contraire à ce qu’il sent ou à ce qu’il pense ? », Spinoza, Traité Politique, III, 3/8, p. 119, et : « La liberté d’esprit, ou force d’âme, est en effet une vertu privée, tandis que la vertu de l’Etat, c’est la sécurité. », I, 1/6, p. 93. 417 Spinoza, Traité Politique, III, 3/5, p. 115. 414
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expression d’Alexandre Matheron, un véritable salut des ignorants418 par la simple obéissance. Ce détour par Spinoza nous permet de comprendre la logique de la politique de Rosset. Comme chez Spinoza, Rosset ne s’intéresse qu’à l’action des individus, et toute sa politique est tout à fait comparable à celle de Spinoza. Elle se résume en une seule phrase que nous aurions pu trouver sous la plume de Spinoza : « […], l’homme pour survivre n’a pas besoin de morale sans obligation ni sanction, mais bien d’obligations et de sanctions sans morale. »419 C’est l’obéissance et surtout l’ordre du droit qui est plus efficace que celui de la morale, et donc aussi l’ordre de l’extériorité contre celui de l’intériorité. Car peu importe pourquoi les individus obéissent : « […] peu importe qu’il(s) ne respecte(nt) la légalité que parce qu’il(s) la croi(en)t morale. »420 , ce qui compte est qu’ils obéissent. Pourtant l’obéissance n’est pas la vertu la plus vantée aujourd’hui. Cela est particulièrement vrai à l’heure de la louange de la désobéissance civile. Comment comprendre alors cet éloge de l’obéissance dans la politique de Rosset ? En montrant le paradoxe de la désobéissance et son inefficacité conceptuelle. C’est un problème très ancien que celui de distinguer une bonne loi d’une mauvaise loi. Déjà Platon tant dans la République que dans Les Lois s’y était essayé avec peu de succès. Ce problème hante encore la réflexion politique aujourd’hui, à tel point que certains ont senti la nécessité de créer le concept de « désobéissance civile »421 . Soit, l’intention est louable, mais permet-elle de sortir de la difficulté ? Car les tenants de la désobéissance civile, justement en ce qu’elle a de civile ne posent pas toute désobéissance comme modèle. La désobéissance civile n’est pas le contraire de la stricte obéissance à la légalité puisque si l’obéissance à la loi se pose 418
Cf. Alexandre M atheron, Le Christ et le salut des ignorants chez Spinoza, Aubier M ontaigne, Paris, 1971. 419 Les formules magiques, in Le démon de la tautologie, p. 79. 420 Les formules magiques, in Le démon de la tautologie, p. 79. 421 Notre raisonnement serait le même face aux tenants de la désobéissance civique.
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comme obéissance à toutes les lois, la désobéissance civile ne prône que la désobéissance à certaines lois. La désobéissance à la loi n’est posée comme devoir ou tout au moins comme droit que lorsque celle-ci peut être accompagnée de l’adjectif « civile ». Or, quand le peut-elle ? Uniquement lorsque celle-ci est le non-respect d’une mauvaise loi. Dans le cas contraire, cette désobéissance ne sera pas civile et donc ne sera pas légitime. Ainsi pouvons-nous voir par exemple que si les commandos anti-ogm sont loués au nom de la désobéissance civile, les commandos anti-ivg sont quant à eux dénoncés par les mêmes individus au nom de la légalité républicaine. Il ne s’agit pas ici de justifier l’un ou l’autre type de commando. Il s’agit seulement de montrer comment une même violation de la loi, entraînant une même qualification juridique du délit, n’est pas valorisée de la même façon selon le seul critère de la désobéissance. Ce qui nous oblige à penser d’un côté une bonne désobéissance légitime et de l’autre une mauvaise désobéissance illégitime. Mais alors le problème n’est pas résolu, il n’est que rejeté ou différé sur un autre concept. Comme personne ne pouvait savoir comment différencier une bonne loi d’une mauvaise loi, nous projetons ce problème sur le fait de devoir distinguer une bonne désobéissance d’une mauvaise désobéissance, et cela ne pourra se faire qu’une fois déterminée la mauvaise loi à laquelle il est légitime de désobéir. Alors, dira le lecteur, si nous savons distinguer la mauvaise loi à laquelle il est légitime de désobéir, il suffisait de mettre dans la Constitution qu’une telle loi, de par certains critères qu’elle ne respecterait pas, n’est pas une loi. Le problème eu été réglé à la racine de façon strictement légale. Mais justement si nous ne l’avons pas fait c’est bien parce que personne ne dispose de ce critère de façon absolue. Le fait de poser une légitimité audessus de la légalité est donc très problématique puisque non seulement il sera très difficile de mettre tout le monde d’accord sur les critères de cette légitimité mais qu’en plus une fois ces critères établis (s’ils pouvaient l’être), il suffirait de les appliquer directement au moment de la création des lois afin de différencier les bonnes des mauvaises, et nous pourrions donc nous passer du concept de désobéissance civile. Le seul critère 251
pouvant mettre tout le monde d’accord et évitant les dissensions qui peuvent mener l’Etat et la société à sa perte est donc de dire que la seule loi est celle qui a été votée par le parlement et à laquelle chacun se doit d’obéir au risque d’être puni. On pourrait certes objecter qu’à nouveau cela constitue une soumission insupportable à l’être des choses et qu’une telle position nous aurait amené à collaborer par exemple avec les lois infamantes votées par le gouvernement de Vichy sous l’Occupation. Rien de moins sûr et la reductio ad hitlerum est parfaitement retournable. Car, selon le point de vue du droit, un parlement votant des lois alors que le territoire est occupé par une armée étrangère perd tout pouvoir législatif. Les lois votées par le gouvernement de Vichy n’étaient donc tout simplement pas des lois et il était donc légal (au-delà même du fait de savoir s’il était légitime de le faire) de leur désobéir. Peu importe par ailleurs pour justifier légalement cette désobéissance que la France était occupée par l’armée nazie, il en aurait été de même si elle l’avait été par les gardes Suisses ou l’armée monégasque. Car c’est un principe de droit qui permettait dans ce cas l’insoumission à des lois illégales. Ainsi, la légalité suffit amplement pour justifier la résistance à l’occupant nazi. De cette façon, la légalité échappe aux problématiques de la légitimité, puisque s’il est très difficile de mettre tout le monde d’accord sur ce qui est légitime – encore plus dans un monde multiculturel – il est en revanche très facile d’identifier ce qui est légal. Nous comprenons ce faisant que la politique telle que la pense Rosset renverse la hiérarchie entre la morale et la politique, et pose l’obéissance et le respect de la légalité comme valeur politique et non pas morale. Ce n’est pas la morale qui est le socle conceptuel de la politique, c’est au contraire la politique qui est le chemin visant à moraliser petit à petit les Hommes. Il y a bien un lien entre politique et morale, mais ce lien se fait au profit de la politique. Seule la politique peut moraliser le monde, parce que de toutes façons la morale n’a aucun pouvoir sur les individus. L’ordre du droit est puissant, là 252
où la morale n’a aucun pouvoir puisque le pouvoir comme potentialité n’existe pas : « La loi présente l’inappréciable avantage d’être la seule instance visà-vis de laquelle un acte puisse être réputé répréhensible. Nul n’est répréhensible qu’aux yeux de la loi, et c’est pourquoi la légalité peut réussir là où la moralité échoue. »422
C’est donc la loi et l’ordre du droit qui est premier par rapport à la morale. Nous pouvons en effet nous demander si c’est par une évolution de la morale qu’apparaissent les lois progressistes ou si au contraire ce sont les lois qui permettent les évolutions morales ? La question mérite au moins de se poser, car nous disposons en France d’un cas tout à fait surprenant. En 1981, François Mitterrand, fraîchement élu président de la République décida d’abolir la peine de mort. Or, de nombreux sondages montrent qu’à l’époque une majorité de Français étaient favorables à celle-ci. Plusieurs années après, le même sondage s’est inversé. Comme si l’esprit de la loi avait été intériorisé par les citoyens et que l’habitude que la loi proscrive la peine de mort s’était transformée en véritable nature des individus. Le comportement a précédé l’intériorité, et la loi juridique la loi morale. Nous pourrions en dire de même pour les combats féministes ou en faveur des droits des homosexuels. Si nous attendons que les cœurs changent pour que les lois changent, il est probable que nous attendions encore longtemps tellement les modifications culturelles sont lentes. Alors que si la loi précède le cœur, elle aura rapidement fait que celui-ci se range à la légalité. Dans tous les cas, le comportement a modifié les esprits. La force de la loi est de créer une habitude de comportement et ces habitudes, comme l’a bien montré Pascal, se transforment en notre nature la plus profonde : « Qu’est-ce que nos principes naturels, sinon nos principes accoutumés ? »423 , ou encore : « La coutume est une seconde nature, qui détruit la première. Mais qu’est-ce que nature ? Pourquoi la coutume n’est-elle pas naturelle ? J’ai 422
Les formules magiques, in Le démon de la tautologie, p. 78. [C’est Rosset qui souligne] 423 Pascal, Pensées, §158, idem., p. 896.
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grand peur que cette nature ne soit elle-même qu’une première coutume, comme la coutume est une seconde nature. »424 Comme chez Spinoza et comme chez Pascal, c’est à partir d’une vision totalement comportementaliste et externaliste de la politique que Rosset pense la moralisation progressive des sociétés humaines. Toute cette vision est en parfaite adéquation avec l’antiontologie puisque à nouveau ce qui est profond est rejeté au profit de ce qui est perceptible, de ce qui devient, de l’apparaître, contre ce qui se tient stable derrière celui-ci. Nous pouvons alors comprendre comment cette conception de la politique que nous pouvions penser comme extrêmement dure et presque dangereuse, puisqu’elle est une politique de la puissance et de l’être contre celle du devoir-être, peut paradoxalement être celle qui est le plus adéquate en nature avec la démocratie et donc avec les régimes faisant la plus grande place à la liberté. De Spinoza à Claude Lefort, les grands penseurs de la démocratie ont souvent pointé du doigt le fait que la liberté garantie par la démocratie provient du fait que celle-ci ne se donne pas de contenu a priori, tout juste une règle mathématique laissant aux citoyens le choix de la substance des lois. La bonne loi démocratique n’est pas celle qui a le bon contenu, mais celle qui a retenu le plus grand nombre de voix lors du suffrage : « Rien, en outre, ne rend mieux sensible le paradoxe de la démocratie que l’institution du suffrage universel. C’est précisément au moment où la souveraineté populaire est censée se manifester, le peuple s’actualiser en exprimant sa volonté, que les solidarités sociales sont défaites, que le citoyen se voit extrait de tous les réseaux dans lesquels se développe la vie sociale pour être converti en unité de compte. Le nombre se substitue à la substance. »425
La politique de Rosset joue donc, comme dans tout le système, l’extériorité contre l’intériorité, et ici l’action contre l’intention. Paradoxalement cela lui permet d’être peut-être la 424
Pascal, Pensées, § 159, idem., p. 897. Claude Lefort, La question de la démocratie, in Essais sur le politique, XIXème – XXème, Seuil, Paris, 1986, 2001, p. 30. Cet article est d’abord paru dans Claude Lefort, Le retrait du politique, Paris, Galilée, 1983. 425
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plus tolérante et la plus efficace en ne se donnant pas a priori de contenu. L’anti-ontologie présente ainsi une politique dans la droite ligne de celles de Spinoza ou de Pascal, et même si celleci est en opposition totale avec le discours dominant, nous ne pouvons que saluer sa cohérence conceptuelle.
3 – La mécanique du pouvoir : de l’horloge démocratique Cette démocratie, puisqu’elle repose sur l’extériorité, est totalement mécanique. Et toute la politique de Rosset n’est rien de plus que la construction d’une mécanique 426 . Ne se donnant aucun contenu a priori, les lois ne tirent leur légitimité que du système qui les produit et donc de leur forme. Mais au-delà du seul système démocratique, Rosset pense la totalité de la politique selon ce schéma de mécanique externe. En s’appuyant sur les études de Jean-Marie Apostolidès, nous pourrions montrer que cette extériorisation en politique est un phénomène historique qui, s’il s’achève dans les systèmes démocratiques, a commencé au moins en France, sous le règne de Louis XIV. C’est sous Louis XIV que le roi de France passe du « roi machiniste » au « roi machine ». Il nous est impossible de reprendre ici toute la démonstration d’Apostolidès, mais il montre comment la modification de la représentation du roi au cours du règne de Louis XIV débouche sur une représentation qui prend petit à petit la place de celui-ci. On commence par représenter le pouvoir, par le mettre en scène dans les châteaux et petit à petit l’on se rend compte que la seule réalité du pouvoir, c’est sa représentation. Le roi n’est plus que son image, vide de tout contenu, seul symbole du pouvoir et uniquement symbole du pouvoir : « Le monarque a été à la fois le principal organisateur de ce spectacle, roi machiniste qui décidait du texte, des décors, des costumes, et le 426
D’où les références nombreuses que fait Rosset à Lucrèce qui a poussé aussi loin que faire se peut, la pensée d’une théorie totalement mécaniste. Cf. Agnès Lagache, Lucrèce, fantasmes et limites de la pensée mécaniste, Editions Alpha Bleue, Paris, 1997.
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héros de la représentation. M ais, lorsque s’est modifié l’équilibre entre le corps privé et le corps symbolique, le prince est devenu un « roimachine », c’est-à-dire un corps fonctionnant d’une manière autonome. La place du roi est apparue une place vide. Elle a fait alors l’objet des convoitises de la partie la plus dynamique de la nation. »427
Tout ceci est en résonance directe avec l’anti-ontologie de Rosset, puisqu’il s’agit de montrer comment une personne qui est pensée comme double voit petit à petit son image prendre sa place et occuper tout l’espace disponible, jusqu’à devenir la seule réalité. Le roi, c’est l’image du roi. Tout commence par la théorie des deux corps du roi ; théorie qui le scinde en deux et qui ne peut pour cela que nous intéresser dans nos analyses : « La théorie du double corps du roi […] établit une distinction entre le monarque en tant qu’individu privé et le monarque comme persona ficta, incarnation de l’Etat. Dans un même corps elle permet de différencier le roi du Roi. Le premier, homme particulier, possède un corps de chair soumis aux mêmes contingences que celui de ses sujets ; le second possède un corps symbolique qui ne meurt pas. »428
Le roi est un et pourtant deux. Il y a son identité de chair, profonde, et de l’autre côté son identité représentée, ce qu’il montre, ce qui apparaît de lui. Déjà, nous retrouvons la problématique de l’identité et de son impossible duplication au profit de l’identité de surface. Tout en signalant que cette théorie de la duplication du corps du roi provient de la théologie médiévale et de la législation romaine, Apostolidès montre comment toute la politique du spectacle – et donc de la publicité du roi, de sa mise en scène – est liée dans le premier moment du règne de Louis XIV, à une volonté de participation de tous. On danse autour du roi, avec lui ou le plus près possible de lui. Dans ce premier moment le roi est là, présent en chair et en os parmi le peuple, il montre son corps de chair. Mais au cours de son règne, Louis XIV opère un véritable renversement dans les spectacles, et ce renversement a des conséquences politiques considérables. Le roi se retire du groupe et dorénavant ne se 427
Jean-M arie Apostolidès, Le roi-machine, Spectacle et politique au temps de Louis XIV, Editions de M inuit, Paris, 1981, p. 8. 428 J.-M Apostolidès, op. cit., p. 11.
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donne en spectacle que sur scène, et donc à distance d’un public qui ne peut désormais plus que le regarder : « En effet, la comédie-ballet et les ballets de cour disparaissent vers 1672 et sont remplacés par l’opéra, uniquement consacré à la gloire du prince. Ce nouvel art ne se déroule pas dans les châteaux, mais sur un théâtre public, ouvert à tous les regards. Les courtisans doivent payer leur place comme les autres pour assister à la représentation. Ils n’y dansent plus, ils regardent. »429
Ce qui était jadis un spectacle organisé par le roi devient le spectacle du roi, au sens du spectacle de la mise en scène du roi : « Ceux qui étaient jadis les acteurs d’un divertissement privé vont devenir les spectateurs d’une représentation publique, consacrée non plus à leur réjouissance mais à la gloire du prince. »430 Cela ne modifie pas seulement les relations entre le roi et la cour. Cela change aussi la façon selon laquelle le roi se présente face au peuple. Tout devient symbolique et le corps de chair du roi se retire de plus en plus au profit de son corps symbolique : « Le peuple n’a pas accès aux subtilités allégoriques ; il reçoit la cérémonie comme un tout. Le pouvoir monarchique ne lui adresse aucun contenu mais il s’impose à lui par le monopole des signes du spectacle. »431 Cette rupture apparaît de façon saillante entre deux types de discours, l’un attaché au corps de chair et tourné vers le passé, et l’autre tourné vers le futur de la monarchie, vers son absolutisme qui ne s’intéresse qu’au corps symbolique du roi : « D’un côté, le discours féodal, qui traduit le lien sujet-roi, lien concret, qualitatif, personnel, du noble au prince en tant que corps privé ; de l’autre côté, le discours monarchique, qui manifeste le lien roi-sujet, lien abstrait, quantitatif, impersonnel, d’individus sérialisés, à la personne du prince en tant que corps symbolique. »432 La personne du roi a changé. En mettant en avant son corps symbolique, le roi s’impose par les signes qu’il envoie bien plus que par sa présence sur le terrain. 429
J.-M J.-M 431 J.-M 432 J.-M 430
Apostolidès, op. cit., p. 64. Apostolidès, op. cit., p. 65. Apostolidès, op. cit., p. 21. Apostolidès, op. cit., p. 50.
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Le roi subit donc la malédiction des doubles. Son double phénoménologique et symbolique prend sa place. A trop vouloir mettre en avant son corps symbolique, celui-ci s’impose comme seule réalité du roi : « Ce qui est nouveau, dans les dernières vingt années du siècle, c’est le rapport entre corps réel et corps imaginaire. Le second s’est accru au détriment du premier ; il tend de plus en plus à l’annihiler. »433
Mais en prenant sa place il montre justement la pure fonction de « place » qu’occupe le roi. Place sans contenu, sans essence, sans substance, une pure place qu’il faut que quelqu’un occupe pour que le système fonctionne : « L’image du roi, l’image de son double corps, inventée lors des fêtes de cour, va elle-même se détacher de la personne privée et fonctionnera d’une façon autonome. Au roi machiniste succède alors un roi-machine dont l’unique corps se confond avec la machine de l’Etat. A la fin du règne, la place du roi devient une case vide, susceptible d’être occupée par quiconque possède la réalité effective du pouvoir. »434
Nous comprenons ainsi les affirmations de Rosset sur le pouvoir sans contenu, comme pure forme. Car au fond peu importe qui occupe la place la plus haute, ce qui compte c’est que quelqu’un l’occupe et qu’il montre qu’il l’occupe. Nous trouvons là l’obsession de tous les régimes politiques à ne jamais laisser vacante la place la plus haute. Il y a certes dans cette volonté le fait de se protéger contre de possibles ennemis, puisque la vacance du pouvoir complique la prise de décisions pour se défendre et mobiliser les forces de l’Etat. Mais nous ne pouvons pas ne pas penser aussi que la crainte de la vacance du pouvoir a quelque chose à voir avec le fait que l’on craint que la vacance du pouvoir révèle la vérité de celui-ci, à savoir sa nonexistence, ou tout au moins son existence spectrale, sur le mode du fantôme et du revenant. Il est présent, mais il n’est présent que dans le retrait de soi, que dans le symbole de soi. Nous retrouvons là le problème tellement débattu par la philosophie 433 434
J.-M Apostolidès, op. cit., p. 138. J.-M Apostolidès, op. cit., p. 131.
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politique, celui de l’appartenance du souverain au corps social. Son appartenance est toujours problématique puisque en un sens il appartient bien à celui-ci, le roi de France fait bien partie du peuple français, et pourtant, en tant que roi il le transcende et lui est donc tout extérieur : « A cause de sa réussite même, Louis XIV a placé le corps imaginaire en dehors de la nation, en spectacle devant elle. Avec la monarchie absolue, l’Etat se trouve dans la même position d’extériorité par rapport à la population qu’était la religion médiévale. »435
C’est cette double appartenance/non-appartenance qui fonde la spectralité de tout pouvoir : « A mesure que le règne touche à sa fin, le corps imaginaire fonctionne sans l’énergie que lui imprimait jadis le corps réel. Le premier devient un fantôme que se disputent les groupes et les administrations rivales. La place du roi est une place vide ; l’image du prince importe davantage à la noblesse politique que sa présence physique, puisque « ordonner au nom du roi » suffit pour se faire obéir. »436 Et rien mieux que cette spectralité du pouvoir explique à la fois le caractère mécanique de tout pouvoir et son extériorisation formelle. Certes le pouvoir suppose une certaine distance eu égard à ceux sur qui il s’exerce : « Dans la dernière partie du règne de Louis XIV, il se glisse, entre le prince et ses sujets, l’image omniprésente du corps symbolique. Loin de faciliter la communication entre les deux, cette image forme un écran. Le monarque n’est plus au milieu de son peuple, il lui est représenté ; on ne peut plus l’approcher, mais seulement entrer en contact avec l’administration qui en fabrique et en contrôle l’image. »437
Mais le pouvoir n’est peut-être rien d’autre que cette distance. Peu importe sa quantification et la personne réelle qui se tient dans cet écart, car seul le fait qu’il y ait un écart compte. C’est dans la création de cette distance, que celle-ci soit monarchique ou démocratique, que gît la vérité de tout pouvoir : 435
J.-M Apostolidès, op. cit., p. 140. J.-M Apostolidès, op. cit., p. 139. 437 J.-M Apostolidès, op. cit., p. 140. 436
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« La fixation du monarque en roi-machine a permis de concevoir l’Etat sous une forme abstraite, dans la relation logique de ses différents membres. Lorsque, à la fin de l’Ancien Régime, la bourgeoisie est assez puissante pour se débarrasser des apparences royales de l’Etat, l’image du prince sera effacée et remplacée par de pures abstractions, la Justice, la Fraternité, la Liberté, l’Egalité, que les révolutionnaires mettront à leur tour en spectacle. »438
Apostolidès nous montre donc que tout comme nous pouvions le conclure à partir de l’anti-ontologie et de toute la théorie de l’identité que nous avons trouvée chez Rosset, le pouvoir se donne aussi comme double fragile et pourtant seul réel. Dans aucun domaine mieux que dans le pouvoir nous trouvons confirmation de la thèse selon laquelle le réel n’est rien d’autre que sa représentation. Et Rosset lui-même, dans son texte explicitement politique, tisse ce lien entre pouvoir, absence et identité : « […] : comme l’essence du pouvoir s’épuise en sa représentation, la personne royale se dissout en ses propres images ; en elle-même, elle ne saurait être « personne ». L’essence du roi consiste ainsi en sa propre absence. […] Etrange identité que celle du roi : il est celui qui n’est pas là, le grand absent de son propre spectacle. M ais c’est là le sort de toute identité dès lors que celle-ci se confond avec sa propre représentation. » 439
Il faut dans cette citation, préciser une expression qui pourrait être mal entendue. Lorsque Rosset écrit que la personne royale en elle-même ne saurait être personne, nous préfèrerions écrire de façon affirmative qu’elle est personne ; personne, c’est-à-dire un masque. L’utilisation de la forme affirmative rend mieux justice à ce que nous voulons dire, à savoir que la représentation de l’identité du roi, comme celle de toute identité, est par définition la représentation positive d’une absence, et donc d’une case vide. Ce caractère formel du pouvoir n’est pas le seul privilège de la monarchie qui l’incarne dans une seule personne, dans un seul corps. En réalité, tout pouvoir politique se donne selon la mécanique et donc selon l’absence de contenu, et in fine selon 438 439
J.-M Apostolidès, op. cit., p. 159. Le philosophe et les sortilèges, p. 28. [C’est Rosset qui souligne]
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l’absence. Même les penseurs qui ne relèvent pas de l’antiontologie ont eux aussi pensé la démocratie comme une arithmétique de l’extériorisation des opinions des individus. La démocratie est, par essence, formelle en ce que la légitimité de la loi ne relève pas tant de son contenu que du processus mécanique duquel elle émerge. Prenons le paradigme du penseur démocratique : Rousseau. Rousseau dont pourtant l’anthropologie est très éloignée de celle de Rosset. Parcourons quelques instants un chemin dans le processus démocratique rousseauiste afin de montrer en quoi la démocratie est formelle et repose bien, comme le dit Rosset, sur la pure et simple légitimation de la loi par la mathématique du système. Chez Rousseau, comme chez Spinoza et chez Rosset, tout n’est que le fruit d’un système mécanique. Rappelons comment fonctionne le processus du vote démocratique chez Rousseau et comment il construit la volonté générale. Rousseau construit la volonté générale dans le processus du vote, ou plutôt devrions-nous dire, il la laisse advenir, car le concept de construction, dans une telle mécanique, est désormais problématique. La volonté générale ne doit pas se confondre avec la volonté de tous. La volonté de tous ne reflète que la juxtaposition des intérêts particuliers des individus à un moment donné, à un instant t de l’expression des volontés. La volonté générale qui imprègne la loi est toute autre : « Il y a souvent bien de la différence entre la volonté de tous et la volonté générale ; celle-ci ne regarde qu’à l’intérêt commun, l’autre regarde à l’intérêt privé, et n’est qu’une somme de volontés particulieres : mais ôtez de ces mêmes volontés les plus et les moins qui s’entre-détruisent, reste pour somme des différences la volonté générale »440 . Rousseau utilise la mécanique du vote afin de faire émerger la volonté générale de la confrontation de ce que les individus pensent être leurs volontés et leurs intérêts particuliers. Entrons alors dans la logique du vote. Nous avons dans un premier temps comme matériau brut la seule totalité des volontés exprimées, c’est là ce que Rousseau nomme la « […], somme 440 Jean-Jacques Rousseau, Du Contrat Social, II, 3, in Œuvres Complètes, III, Gallimard, Paris, 1964, p. 371.
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de volontés particulieres, […]. »441 Toutefois, comme les volontés particulières sont des composés, elles ne doivent pas être entendues comme étant la volonté générale. Pour que la volonté générale se manifeste, il faut encore se livrer à une opération mathématique d’élimination des plus et des moins, c’est-à-dire qu’il faut voir quels sont les vecteurs des amourspropres qui s’annulent entre eux afin que ne demeurent que les seuls vecteurs et les seules volontés portés par l’amour de soi de chacun des citoyens : « […], ôtez de ces mêmes volontés les plus et les moins qui s’entre-détruisent, reste pour somme des différences la volonté générale. »442 Il faut expliquer cette mécanique afin de voir son caractère imparable – justement parce que purement mécanique. Lors de la décision du vote, deux facteurs déterminent la position des individus : leur amour de soi et leur amour-propre. Or, si chacun était guidé uniquement par l’amour de soi et donc par la quête de ce qui lui est réellement utile, les individus s’accorderaient d’eux-mêmes, sans nécessité de bâtir des systèmes politiques pour assurer le vivre ensemble : « […], l’accord de tous les intérêts se forme par opposition à celui de chacun. S’il n’y avoit point d’intérêts différens, à peine sentiroit-on l’intérêt commun qui ne trouveroit jamais d’obstacle : tout iroit de lui-même, et la politique cesseroit d’être un art. »443 Si les individus étaient rationnels et ne se focalisaient que sur leurs seuls intérêts réels, nous n’aurions point besoin de lois ni de politique : « Si la nature humaine était ainsi faite que les hommes désirassent le plus ce qui leur est le plus utile, il ne serait besoin d’aucun art pour que règnent concorde et loyauté. »444 Mais les Hommes sont bien plus dirigés par leurs affects que par la Raison. L’amour de soi est toujours parasité par l’amour-propre, et c’est bien de là que surgissent les conflits. Il faut donc trouver un moyen, afin de pacifier la vie en commun, de limiter l’influence de l’amour441
J.-J Rousseau, op. cit., II, 3, p. 371. J.-J Rousseau, op. cit., II, 3, p. 371. 443 J.-J Rousseau, op. cit., II, 3, p. 371, note. 444 Spinoza, Traité Politique, VI, 6/3, idem., p. 141. 442
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propre dans les décisions que prennent les individus. Et cela est purement mécanique. C’est par une confrontation des volontés exprimées que chacun est renvoyé à l’amour de soi par la neutralisation des amours-propres. Et cette confrontation se fait dans les urnes. Or, pour annuler les amours-propres et donc les affects, c’est-à-dire pour éliminer tout ce qui peut être source de conflits au sein de la Cité, il faudrait confronter cette volonté exprimée à une volonté ayant un amour-propre contraire, car de la somme ne resterait alors que la direction indiquée par le vecteur « amour de soi », qui est celui de l’intérêt réel des individus. La solution démocratique mécanique ne prend donc pas en compte une seule volonté exprimée, mais elle s’inscrit d’emblée dans un collectif, dans une multitude de volontés exprimées. Et de par sa mécanique, elle fait totalement abstraction de l’intention des individus, de leur intériorité. Même si les individus savent que leurs différents amours-propres vont s’éliminer dans une somme, dans la somme des votes, ils ne peuvent pas contrer ce mouvement dans les urnes parce que leurs intentions et leurs affects ont été extériorisés et donc objectivés 445 . Nous avons là un schéma mathématique reposant en sa totalité sur une somme vectorielle : si nous additionnons les deux vecteurs de la volonté exprimée, nous retrouvons la direction qu’indiquaient séparément les deux vecteurs de l’amour de soi pour chacun des deux individus en question. C’est ainsi qu’un phénomène mathématique et mécanique simule les effets d’un phénomène psychologique de coopération et permet au collectif de se créer. La mathématique a ceci de magnifique qu’elle protège la 445
Cela est vrai sauf si les individus décident de former des coalitions en petits nombres qui peuvent concentrer différents amours-propres, ce faisant, ceux-ci ne s’annuleront plus mais s’unifieront dans une seule et même direction qui deviendra à son tour impossible à contre balancer par les autres membres du collectif : « […], la loi, qui n’est que l’expression de la volonté générale, est bien le résultat de tous les intérets particuliers combinés et balancés par leur multitude. M ais les intérets de corps faisant un poids trop considérable romproient l’équilibre et ne doivent pas y entrer collectivement. Chaque individu doit avoir sa voix, nul corps quel qu’il soit n’en doit avoir une », Jean-Jacques Rousseau, Considérations sur le gouvernement de Pologne, in Œuvres Complètes, III, idem., p. 984.
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politique démocratique des affects des Hommes. En combinant deux individus (ou plusieurs) qui ont des intérêts particuliers différents, c’est-à-dire qui ont deux vecteurs de l’amour-propre contraires, nous pouvons reconstituer la direction de l’amour de soi telle qu’elle s’exprimait pour chacun des deux individus, et donc créer le collectif446 . Le pari de la démocratie est bien totalement externaliste et mécanique en ce qu’il fait l’économie de l’intériorité des individus, de leurs intentions, puisqu’en les combinant dans les urnes – et donc en les extériorisant – nous annulons leurs effets négatifs et promouvons la coopération et la collaboration. Nous pouvons dire au sens mathématique du terme et comme dans nos analyses du pouvoir chez Rosset, que la volonté générale, c’est-à-dire ce que vont exprimer in fine les lois, bien que construite par une rencontre des individus, n’en est pas moins un reste 447 . Dès lors se pose le problème du concept de « construction volontaire » de la politique et du pouvoir puisqu’un reste n’est pas construit, il est ce qui se fait jour suite à une déconstruction, il est ce qui résiste à une élimination448 . Nous pouvons donc représenter le collectif 446
Pour cela, il faut multiplier le nombre de vecteurs et donc d’individus ou de groupes, ce qui favorise les probabilités qu’il s’en trouve qui s’annulent. Ce qu’il faut éviter est qu’un seul groupe surpasse de beaucoup les autres en nombre : « Que s’il y a des sociétés partielles, il en faut multiplier le nombre et en prévenir l’inégalité, […] », J.-J. Rousseau, Du Contrat Social, II, 3, idem., p. 372. 447 Nous devrions probablement ici trouver la différence fondamentale entre la politique contractuelle de Hobbes et de Rousseau avec celle de Spinoza. La mathématisation de la politique est indéniable chez Spinoza, nous devons suivre Charles Ramond sur le fait que cette mathématisation trouve ses racines dans la détermination quantitative des choses singulières. Cf. C. Ramond, La loi du nombre (ou la démocratie comme « régime absolu »), idem. Néanmoins, là où Spinoza pense le collectif comme le résultat d’une addition des puissances, Hobbes et Rousseau le pensent comme un reste de la confrontation des individus, c’est-à-dire comme la conséquence d’une décomposition. 448 La différence entre une construction par somme ou par soustraction est absolument essentielle. Dans le cas de la soustraction, l’ordre est déjà là en puissance avant les votes ; de même que dans la soustraction 7-5 = 2, le nombre 2 était déjà présent, contenu dans le nombre 7. La soustraction ne l’a pas créé, elle a juste mis en place les conditions de son émergence. Dans la
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démocratique Rousseauiste par un ensemble posant le collectif comme une coexistence de boucles individuelles autoréférentielles. Celui-ci relève d’une multitude de volontés exprimées, qui se composent toutes d’un amour de soi allant dans une seule et même direction (celle de l’intérêt réel), mais aussi d’amours-propres qui eux vont dans des directions divergentes. Il faut les faire se rencontrer pour que mathématiquement ils s’annulent, et que ne restent plus à l’heure des décisions, que les amours de soi qui, parce qu’ils expriment l’intérêt réel de chacun des individus, les portent tous à la coopération et à la paix. Toute cette théorie nous permet maintenant d’éclairer un deuxième point important de la politique selon Rosset et de sa conception du pouvoir. Puisque celui-ci ne repose que sur la mécanique et la représentation, il doit être montré et vu, c’està-dire qu’il se doit d’être par définition, public. L’importance de la publicité des choses politiques est tout particulièrement vraie dans les systèmes démocratiques, mais même dans les autres systèmes. Le pouvoir dans son caractère répressif se doit d’être lui aussi public. C’est ce qu’avait vu Hobbes, puisque, lorsque celui-ci s’interroge sur la définition même des lois, l’une des deux spécificités essentielles de celles-ci est qu’elles se doivent d’être publiques : « Si on laisse de côté la loi de nature, il est de l’essence de toutes les autres lois d’être portées à la connaissance de ceux qui seront obligés d’y obéir, soit par la parole, soit par l’écriture, soit par quelque autre acte connu comme émanant de l’autorité souveraine. »449 Mais cela est aussi vrai de Rousseau, puisque de même, nous retrouvons la publicité comme un des éléments essentiels de la définition problématique de l’ordre social, la rencontre des voix, en éliminant les amours-propres, ne fait que favoriser les conditions d’émergence de la paix en mettant au jour les amours de soi qui étaient contenus (dans les deux sens du mot) dans les volontés réellement exprimées. Nous serions donc enclins à porter Rousseau du côté de la philosophie libérale, puisque s’il y a un constructivisme rousseauiste, celui-ci relève de la construction de l’agencement humain favorable à l’émergence d’un ordre spontané qui était toujours déjà là. 449 Thomas Hobbes, Léviathan, II, 26, traduction française de François Tricaud, Sirey, Paris, 1971, p. 290.
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de la loi : « […], qu’est-ce qu’une Loi ? C’est une déclaration publique et solennelle de la volonté générale, sur un objet d’intérêt commun. »450 Nous retrouvons encore cette nécessité de la publicité de ce qui fonde le lien social chez Rawls : « La publicité est la troisième condition formelle, conséquence naturelle d’un point de vue contractuel sur la justice. »451 La publicité fait partie intégrante de la définition même de la loi et donc du pouvoir, par le fait que celle-ci ne peut sanctionner personne si elle n’a pas été suffisamment publique. Hobbes fait d’ailleurs à plusieurs reprises de l’impossibilité dans laquelle seraient les individus de prendre connaissance des lois écrites, une excuse suffisante pour disculper un viol de celles-ci. Nul ne peut être condamné pour avoir violé une loi secrète, parce qu’une loi secrète n’est pas une loi. Cette argumentation est développée au moins à deux reprises dans le chapitre XXVII du Léviathan : « Mais l’ignorance de la loi civile excusera un homme dans un pays étranger, tant qu’on ne la lui aura pas fait connaître, car avant ce moment aucune loi civile n’oblige. »452 Nous pouvons de plus noter que cela ne se limite pas au cas d’un collectif auquel nous sommes totalement étranger, et Hobbes insiste sur le fait que ce manque de publicité des lois peut se retrouver dans son propre pays : « […], si la loi civile de votre pays n’est pas notifiée d’une manière suffisamment adéquate pour que vous puissiez la connaître si vous le voulez, […], l’ignorance est une excuse valable. »453 Le pouvoir, même dans sa manifestation dans la loi, se doit de se donner à voir, de se phénoménaliser. C’est donc bien peut-être, comme le dit Rosset, parce qu’il n’est rien d’autre que cette représentation, rien de plus que ce phénomène.
450
Jean.-Jacques Rousseau, Lettres écrites de la montagne, Sixième lettre, in Œuvres Complètes, III, idem., pp. 807-808. 451 John Rawls, Théorie de la justice, traduction française de Catherine Audard, Seuil, Paris, 1987, 1997, p. 165. 452 T. Hobbes, Léviathan, II, 27, idem., p. 315. 453 T Hobbes, op. cit., II, 27, p. 315.
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Une politique de la mécanique et de la publicité, voilà ce que propose l’anti-ontologie et voilà le seul chemin politique qu’elle laisse entr’ouvert. Mécanique et publicité, nous sommes aux antipodes de l’intériorité des individus, de leurs valeurs, de valeurs communes, du dialogue et de la négociation. Et cette pure extériorité de la démocratie telle que la pose nécessairement l’anti-ontologie a une résonance anthropologique très forte. Ce que nous révèle Rosset, suivant en cela Spinoza, c’est qu’en réalité, si la démocratie fonctionne, c’est parce qu’elle n’est ni plus ni moins qu’un rite. C’est par la ritualisation de l’ordre social (et donc aussi par sa mise en scène) que celui-ci fonctionne. La politique telle que la pense Rosset n’est rien d’autre que la ritualisation extériorisée de ce que certains présentent comme l’intériorité des individus. La seule chose dont ait besoin la politique est de la participation des individus soit comme participants directs dans le cas de la démocratie, soit comme sujets obéissants et soumis dans les systèmes politiques non-démocratiques. Peu importe tout le domaine de l’intériorité, des croyances et des intentions, parce que comme ne cesse de le rappeler Rousseau, c’est à partir : « […], du calcul des voix [que] se tire la déclaration de la volonté générale »454 . Toute la politique et la théorie du pouvoir de Rosset se résume donc dans une mécanique publique. Elle reprend tous les thèmes de l’anti-ontologie et tout particulièrement ceux de l’extériorité, de la surface et de l’actualité, contre la potentialité, l’intention et la stabilité de la profondeur. Mais elle s’inscrit alors pleinement dans l’histoire de la philosophie, et elle trouve sa légitimité en grande partie dans les textes de Spinoza, mais aussi paradoxalement comme nous venons de la voir, dans les textes de Rousseau. Il faut d’ailleurs noter en faveur de Rosset et de sa mécanisation de la 454
J.-J. Rousseau, Du Contrat Social, IV, 2, idem., p. 441. Nous trouvons là la différence entre les auteurs qui voient comme Rousseau dans la démocratie un processus quantitatif, et ceux qui comme Alain Badiou souhaitent conserver un contenu au-delà de la seule quantité : « Si le nombre à lui seul exige qu’on le célèbre, alors cela veut dire que la démocratie est strictement indifférente à tout contenu. […]. Je dois vous dire que je ne respecte absolument pas le suffrage universel en soi, cela dépend de ce qu’il fait », A. Badiou, Circonstances, 4, idem., pp. 41-42.
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politique que toute l’histoire de la philosophie politique semble aller dans ce sens. Si nous trouvons dans les ouvrages de philosophie politique de l’antiquité et du moyen âge, de longs développements sur la vertu du souverain, sur qui il doit être, quelle doit être son éducation, qui il doit être intérieurement. En revanche, la rupture politique moderne – prolongeant en cela le mécanisme scientifique et ne faisant qu’un avec lui – fait que les philosophes se concentrent de plus en plus sur la mécanique politique, sur le système. Ce n’est plus l’homme mais le système qui doit être mécaniquement vertueux, afin de garantir son fonctionnement qui que ce soit qui occupe la place la plus haute. Quelle que soit la personne occupant les plus hautes fonctions, la mécanique du système doit permettre à celui-ci dans son ensemble d’être stable. On ne compte plus sur la vertu du souverain qui, dans une démocratie peut-être n’importe qui. N’importe qui, c’est-à-dire éventuellement et peut-être même surtout – au sens courant mais aussi étymologique du mot – personne.
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Conclusion Eloge anti-ontologique de la durée L’anti-ontologie de Rosset est, comme nous l’avons vu, d’une très grande cohérence. Tout repose en elle sur l’identification de l’être et de l’existence, sur la fusion de ce qu’il est coutume de distinguer en philosophie selon les catégories du devenir des Etants et de la stabilité de l’Être. Chacun des moments du devenir est élevé au statut d’être parce que dans le présent dans lequel il apparaît, nous pouvons tout à fait dire qu’il est, et que rien d’autre que ce moment n’est. S’opposant frontalement à l’ontologie, à la métaphysique et à la théologie qui posent, chacune à leur manière, une scission entre l’être et le devenir, la position anti-ontologique est par essence événementielle et tragique. Tragique en ce sens que chaque moment du réel est un évènement qui se donne sans lien aucun avec le passé, et sans potentialité aucune de futur : « A ce compte, si c’est l’être qui est tragique, l’existence d’une fleur est aussi tragique que la mort d’un enfant, j’entends dans la mesure où cette mort nous renvoie à une considération sur le donné, au même titre que le spectacle de la fleur. »455
Il faut bien donner tout son sens au tragique dans l’œuvre de Rosset. Car le caractère tragique et cruel de l’être ne se manifeste pas dans les moments particulièrement durs. Il faut distinguer le tragique tel que le pense Rosset de la conception commune du tragique. Bien sûr la mort est tragique, la naissance l’est aussi, mais chaque moment de l’existence l’est tout autant. A partir du moment où les instants du monde sont déconnectés causalement les uns des autres, chacun d’entre eux est le fruit d’une donation tragique : « […], ce qu’il y a de tragique dans l’être, c’est précisément et seulement sa simple 455
Le monde et ses remèdes, p. 10.
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qualité d’être. »456 Or, c’est pour fuir ce tragique de l’être que les hommes s’inventent des doubles illusoires permettant d’affirmer que le réel n’est pas le réel, que le réel est toujours autre que ce qui se donne immédiatement à nous. De là les constructions d’arrières-mondes ou de mondes autres que le monde. Le paradigme de cette attitude est la métaphysique, qui pose quelque chose au-delà des Etants : « Selon cette structure métaphysique, le réel immédiat n’est admis et compris que pour autant qu’il peut être considéré comme l’expression d’un autre réel, qui seul lui confère son sens et sa réalité. »457 Tant pour la métaphysique que pour l’ontologie ou la théologie, le réel tel qu’il apparaît n’est pas vraiment le réel, ou tout au moins il n’est pas le dernier mot du réel qui gît toujours en profondeur, se tient derrière les apparences, dans l’envers du décor qui n’est qu’une singerie de la réalité : « Comme toute manifestation oraculaire, la pensée métaphysique se fonde sur un refus, comme instinctif, de l’immédiat, celui-ci soupçonné d’être en quelque sorte l’autre de lui-même, ou la doublure d’une autre réalité. »458 Mais cette duplication n’est pas le privilège de la haute métaphysique ou des ontologies. Elle se manifeste aussi dans le simple refus du présent au nom par exemple d’un passé qui aurait dû donner lieu à un autre présent. Souvenons-nous de la surprise de Géronte, souhaitant nier le présent au nom du passé : « La parade de Géronte contre Scapin consiste en somme moins à remédier au fait qui est sans remède qu’à contester, au nom du passé, la réalité du fait lui-même. La réalité dont tu me parles n’est pas réelle, puisqu’elle était irréelle avant que tu ne m’en parles. »459 Mais Géronte se trompe et se trouve dans l’illusion selon laquelle il pourrait exister ici et maintenant autre chose que ce qui se donne à nous : « Car c’est justement toute la « galère » de l’existence, au sens figuré du terme, que d’ignorer le passé et de ne connaître que du maintenant. »460 Ainsi, par de multiples 456
Le monde et ses remèdes, p. 5. [C’est Rosset qui souligne] Le réel et son double, p. 55. 458 Le réel et son double, p. 61. [C’est Rosset qui souligne] 459 Principes de sagesse, p. 24. 460 Principes de sagesse, p. 24. 457
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moyens, l’Homme cherche à se protéger de la cruauté du réel par la duplication qui peut prendre des formes diverses. Mais l’anti-ontologie n’est pas la simple dénonciation des doubles. Car, si toujours Rosset commence par séparer le réel et ses doubles – dans l’identité par exemple ou encore dans le rêve – la conclusion pose la seule existence de ceux-ci. C’est donc le double qui est réel, et non pas le réel qui doit être pensé contre son double. Autre façon de dire que toujours, ce sont les Etants qui sont l’Être. La philosophie de Rosset n’est pas une philosophie qui affirme la supériorité du paraître sur l’être. Elle va plus loin que cela puisqu’elle rompt la dichotomie et affirme que l’être c’est le paraître. Comme dans le vocabulaire de l’édition : « En fait, l’impression d’un manuscrit ne signifie rien de plus, mais rien de moins, que sa simple accession à la réalité. »461 Pour un livre, comme pour tout Etant, commencer à Être c’est paraître. C’est d’ailleurs par une note sur la langue espagnole que Rosset exprime le mieux cela : « Il est à cet égard assez curieux que la langue espagnole, seule en ceci parmi les langues européennes dérivées du grec et du latin, ait inscrit au cœur de son vocabulaire une différence entre deux expressions du verbe être, ser et estar : nuance métaphysique, d’inspiration directement aristotélicienne, qui distingue entre être par essence (ser) et être par accident (estar). »462 Comme dans tout notre deuxième chapitre sur les doubles, la hiérarchie n’est pas simplement inversée par Rosset, elle est annulée : « […], point de ser qui ne doive son existence à l’intercession d’un estar en quoi il s’accomplit et se résume. »463 La fusion de l’être et de l’existence se fait donc par l’assimilation de l’être à la catégorie de l’existence et donc au profit de l’apparaître et du devenir. Par la seule évènementialité tragique du réel, Rosset rejette toute construction morale qui a besoin de penser que les choses auraient pu être autres que ce qu’elles ne furent, afin de condamner le présent au nom d’un modèle du Bien qui aurait pu advenir. La morale a toujours besoin d’aller chercher quelque 461
Le choix des mots, pp. 23-24. Le choix des mots, pp. 150-151. 463 Le choix des mots, p. 151. 462
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chose au-delà du réel, derrière ce qui se voit. D’où sa passion pour dépasser l’action au profit de la quête des profondeurs, des intentions : « […] toute autre vue sur la question est illusoire : non seulement donc la morale de Kant mais aussi n’importe quelle morale dès lors que celle-ci, comme c’est toujours le cas, entend ajouter à l’observation des faits une appréciation des intentions. »464 Selon cette même logique nous avons vu ce rejet de la morale se prolonger dans celui d’une certaine conception de la politique, celle qui a besoin quant à elle de dénoncer le monde tel qu’il est au nom de ce qu’il devrait être. Dans les deux cas, c’est bien la duplication du réel que Rosset condamne pour affirmer sa nécessité dans la joie, et donc sans raison aucune. Nous pensons donc Rosset entre Spinoza et Pascal, et le geste le plus admirable de Rosset est de pouvoir faire de la tension entre ces deux auteurs une richesse de son système. La primauté du double ou l’affirmation que le double c’est le réel nous permet aussi de rapprocher Rosset de Molière, rapprochement que nous opérons d’autant plus volontiers que la philosophie de Rosset ne néglige jamais le comique, non seulement pour le théoriser mais aussi comme instrument d’exposition de l’anti-ontologie. Nous souhaitons à propos de Molière pointer un fait historique tout à fait significatif. Nous savons que Molière décède chez lui le 17 février 1673 suite à un malaise survenu lors de la quatrième représentation du Malade imaginaire. Or, Molière malade jouait le soir même le rôle d’Argan qui tout au long de cette pièce simule une maladie. Ainsi, un vrai malade met en scène un hypocondriaque. Renversement tragique de la représentation théâtrale et de la vie qui se rejoignent dans la mort de Molière. Car Argan avertissait déjà Molière, l’acteur avertissait l’homme sur le danger de jouer avec les doubles : « Argan. – N’y a-t-il point quelque danger à contrefaire le mort ? »465 Oui, effectivement il y a un grand danger à le contrefaire, car la contrefaçon est plus réelle que l’originale. Si comme le veut l’anti-ontologie le réel c’est le 464
Principes de sagesse, p. 119. M olière, Le malade imaginaire, Acte III, Scène XI, in M olière, Œuvres Complètes, tome II, Gallimard, Paris, 2010, p. 737.
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double, alors le théâtre ne copie pas la vie, ne la met pas en scène, mais c’est au contraire la vie qui ne fait que prolonger le théâtre. C’est la vie qui est le double de la représentation théâtrale et non pas le contraire. Le réel ne commence pas lorsque les acteurs sortent de scène, le réel c’est la scène, parce que le jeu n’est pas tant le propre du théâtre que celui de la vie. Jamais autant que dans sa mort qui prolonge les inquiétudes d’Argan sur la duplication et la contrefaçon, Molière n’aura affirmé malgré lui la primauté de la représentation sur la vie, et donc, comme nous le trouvons dans l’anti-ontologie, celle du double sur le réel, ou l’identité du réel et de ses doubles. Dans cette fusion qui se prolonge dans un jeu de l’être contre le devoir-être, l’anti-ontologie n’est pas un nihilisme qui détruit toute valeur ou certifie que tout se vaut. L’anti-ontologie connaît une seule valeur mais celle-ci est troublante : c’est la durée. En ceci, Rosset rejoint la philosophie de Spinoza. Que nous puissions penser que la seule valeur est la durée a quelque chose de surprenant, en ce que nous ne voyons pas bien comment le fait de durer pourrait fonder une supériorité sur le fait de ne pas durer. Et pourtant, n’est-ce pas là le seul critère objectif afin de juger les choses singulières ? Que nous parlions d’un régime politique, d’un mariage, ou de n’importe quelle chose singulière, sa durée n’est-elle pas le symbole de sa puissance ; bien plus, sa capacité à persévérer dans l’être n’estelle pas le signe même de sa rationalité ? Dans le système spinoziste rien n’est moins évident que cela : « […] la meilleure maxime de vie pour se conserver soi-même autant qu’il se peut est celle qui est instituée selon le précepte de la raison, [...]. »466 Tout système refusant les arrières mondes peut-il au fond évaluer ou juger – si l’on peut employer ces mots à propos de Spinoza ou de Rosset – les choses autrement que par leur persévérance dans l’être ? Cela est bien le seul critère objectif de la philosophie de Spinoza. Il n’y a qu’à voir que tout le Traité Politique distingue les régimes politiques eu égard à leur capacité à résister à la sédition et donc aussi à la destruction. La 466
Spinoza, Traité Politique, V, 5/1, idem., p. 135.
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preuve qu’un régime est bon ne réside pas dans des valeurs mystérieuses et profondes mais dans la manifestation extérieure de sa durée. Matheron467 aurait donc raison, et tout le système de Spinoza reposerait pleinement sur la théorie du conatus et sur la persévérance dans l’être : « Chaque chose, autant qu’il est en elle, s’efforce de persévérer dans son être. »468 Et la durée comme valeur est fondamentalement liée au principe de l’affirmation que porte chaque chose en elle : « L’effort par lequel chaque chose s’efforce de persévérer dans son être n’est rien à part l’essence actuelle de cette chose. »469 A tel point que le principe de fin n’est pas contenu dans la chose même mais ne peut provenir que de l’extérieur470 . Mais dans l’anti-ontologie de Rosset, la persévérance dans l’être, la durée, acquiert un statut nouveau, statut qu’elle n’a pas chez Spinoza, puisque toute chose singulière est chez Spinoza le dépli de la puissance de son essence et indirectement de l’essence divine. Chez Rosset, point de Dieu et donc point de lien entre les moments de l’être. A chaque instant, tout peut changer puisqu’il n’y a pas de causalité entre les moments du monde et qu’aucun principe ontologique n’assure la stabilité de l’être. Aucune causalité passée ne garantit le présent ni le futur. La durée d’une chose singulière ne peut donc s’expliquer par la puissance des choses, puisque de par le caractère tragique et événementiel du réel, celui-ci peut se modifier totalement à chaque instant. La durée échappe à toute rationalité et à toute conceptualisation puisqu’elle ne peut être liée ni à la stabilité de l’être, ni à la stabilité de la volonté de Dieu. La durée d’une chose est une donation absolue, sans explication aucune, sans que celle-ci ne la mérite en quoi que ce soit. Elle relève donc pleinement et uniquement de la Grâce, en ce que rien ne peut expliquer rationnellement qu’une chose dure. Nous pouvons dès 467
Alexandre M atheron, Individu et communauté chez Spinoza, Editions de M inuit, Paris, 1969, 1988. 468 Spinoza, Ethique, III, 6, idem., p. 217. 469 Spinoza, Ethique, III, 7, idem., p. 217. 470 « Nulle chose ne peut être détruite, sinon par une cause extérieure. », Spinoza, Ethique, III, 4, idem., p. 215.
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lors comprendre qu’autant Spinoza que Pascal aient été tellement occupés par le problème de l’infini dans sa relation à la durée, et donc par le problème de l’éternité : « La durée est la continuation indéfinie de l’exister. »471 En partant d’une fondation radicalement spinoziste, l’anti-ontologie se conclut par une position totalement pascalienne. Elle pourrait donc bâtir un pont entre Spinoza et Pascal, et il est surprenant de voir ces deux auteurs s’accorder si bien malgré leurs différences. Et pourtant il ne pouvait pas ne pas en être ainsi car dans un univers comme celui de Rosset, univers totalement matérialiste et totalement soumis au hasard, toute durée ne peut que prendre la forme d’une Grâce. Si pour l’anti-ontologie tout surgissement de l’être est un miracle, la durée d’une chose singulière ne peut être pensée que comme une donation absolue d’être, c’est-à-dire comme une Grâce tragique.
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Spinoza, Ethique, II, Définition 5, idem., p. 95.
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Table des matières Préface - La cohérence du réalisme, par C. Ramond........... 9 Introduction : ................................................................... 39 Chapitre Premier : De l’anti-ontologie.............................. 53 A – La construction de l’anti-ontologie : réhabiliter le Père ...................................................................................... 53 B – Une théorie événementielle du donné : la construction du concept de réel ........................................................... 74 C – Etiologie du réel : un déterminisme sans cause ........ 90 D – Nature, Matière, Artifice : une trinité hasardeuse ....102 E – Le tragique et le hasard : contre l’interprétation ......118
Chapitre Deuxième : Philosophie des doubles, la logique de l’anti-duplication ............................................................ 131 A – Le double comme stratégie de fuite .......................132 Intermède 1 : Mais quoi ? C’est un fou !.......................135 B – Introduction au problème du double ......................145 1 - Structure oraculaire de l’évènement ......................................149 2 – Oracle, autoréalisation et catastrophe ...................................153
C – Les doubles de duplications...................................157 D – Le double comme révélation du réel ......................164 E – Apories de la duplication.......................................172 1 - De la Lettre sur les chimpanzés au x Ecrits satiriques........172 2 – La secondarité originaire : le renversement anti-ontologique de la duplicat ion ..............................................................................177
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Chapitre Troisième : De l’individualité à l’intersubjectivité, anti-ontologie de la relation............................................. 187 A – Ces fantômes que donc nous sommes ....................188 1 – De l’étoffe co mme ipséité.......................................................190 2 – L’ego que Moi je suis ..............................................................202
Intermède 2 : Théologie négative du camembert ...........207 B – Vivre ses rêves, rêver sa vie ..................................212 1 – Brouille du réel, b rouille de l’identité...................................217 2 – De la distinction du rêve et de la veille : en souvenir de Descartes ..........................................................................................222 3 – Le rêve co mme parad ig me du réel ? .....................................228
C – Chemins politiques : de la puissance comme douceur de vivre .........................................................................233 1 – Altermondialisme et illusion : un autre monde est-il possible ? ..........................................................................................233 2 – Po litique de l’anti-ontologie ...................................................245 3 – La mécanique du pouvoir : de l’horloge démocrat ique .....255
Conclusion : Eloge anti-ontologique de la durée ............. 269 Bibliographie .................................................................. 277 Table des matières .......................................................... 283
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