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French Pages [51] Year 2014
Ingénierie écologique Action par et/ou pour le vivant ? F. Rey, F. Gosselin, A. Doré, coordinateurs
Ingénierie écologique Action par et/ou pour le vivant ? Freddy Rey, Frédéric Gosselin, Antoine Doré, coordinateurs
Éditions Quae RD10, 78026 Versailles Cedex
Collection Synthèses Principes de chimie redox en écologie microbienne A. Pidello 2014, 144 p. La symbiose mycorhizienne Une association entre les plantes et les champignons J. Garbaye 2013, 280 p. Les sols et leurs structures Observations à différentes échelles D. Baize, O. Duval, G. Richard, coord. 2013, 264 p. Structure des aliments et effets nutritionnels A. Fardet, I. Souchon, D. Dupont 2013, 470 p. S’adapter au changement climatique Agriculture, écosystèmes et territoires J.-F. Soussana, coord. 2013, 296 p. Le virus du Nil occidental D.J. Bicout, coord. 2013, 242 p. Les milieux rupicoles Les enjeux de la conservation des sols rocheux P. Pech 2013, 168 p.
© Éditions Quæ, 2014
ISSN : 1777-4624
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Table des matières Introduction ....................................................................................................................
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Chapitre 1. L’ingénierie écologique : des actions par et/ou pour le vivant, intégrées dans un projet d’ingénierie ? ................................................................... Freddy Rey, Frédéric Gosselin
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Un travail de sémantique nécessaire ..................................................................
7
Écologie ingénieriale : une recherche spécifique pour l’ingénierie écologique ? ..............................................................................
11
L’ingénierie écologique, une action par et/ou pour le vivant ? ...................
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Conclusion .................................................................................................................
13
Chapitre 2. Définir l’ingénierie écologique : quels enjeux ? ............................ Manuel Blouin
15
La représentation des relations de l’humain et de la nature .......................
16
Le champ d’application de l’ingénierie écologique ........................................
19
La nature des écosystèmes sur lesquels agit l’ingénierie écologique .........
21
Les valeurs éthiques ont-elles une place dans la définition de l’ingénierie écologique ? ..................................................................................
24
Faut-il que la définition de l’ingénierie écologique se cristallise dès maintenant, au risque d’exclure des innovations futures ? ...................
26
Conclusion .................................................................................................................
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Chapitre 3. Est-il juste de manipuler la nature ? .............................................. Patrick Blandin
29
Protéger, restaurer, gérer la nature : un désir de maîtrise scientifique des territoires ............................................................................................................
30
La dimension éthique s’impose ...........................................................................
32
Nous ou les autres vivants : des valeurs opposées ? .......................................
32
L’écocentrisme : des valeurs inspirées par l’écologie ....................................
33
Ambiguïtés ................................................................................................................
34
Vers une éthique évolutionniste ..........................................................................
35
L’ingénierie écologique : pour ou par le vivant ? ...........................................
37
Ingénieurs écologues, pour que nature vive .....................................................
40
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Ingénierie écologique
Chapitre 4. Questions éthiques à propos de la restauration écologique ..... Raphaël Larrère
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Que signifie restaurer ? ..........................................................................................
44
Des opérations controversées : critiques et justifications .............................
45
Une nature artificielle ? .........................................................................................
46
Le démiurge et le pilote .........................................................................................
47
Devoir de réparation ou compensation ? .........................................................
48
Conclusion : le restaurateur, ingénieur ou thérapeute ? ..............................
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Chapitre 5. Le génie écologique, une forme d’oxymore ou une science appliquée de la réparation, éthiquement responsable ? ........ Jean-Claude Génot
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De la sémantique du génie ....................................................................................
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Génie écologique et conservation de la nature ...............................................
53
Éthique de la nature et génie écologique .........................................................
55
Conclusion .................................................................................................................
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Chapitre 6. Les niveaux d’organisation : enjeux épistémologiques pour l’ingénierie écologique ........................................................................................ Patrick Matagne
59
Du terme écosystème au paradigme systémique ............................................
59
Différents niveaux d’organisation .......................................................................
62
Enjeux pour l’ingénierie écologique ...................................................................
66
Conclusion .................................................................................................................
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Chapitre 7. Entre la foresterie et le génie écologique, analogies et questionnements voisins ...................................................................... Christian Barthod
73
La dimension culturelle de l’acceptabilité du génie écologique .................
73
La valorisation des atouts économiques du génie écologique ....................
74
Le besoin légitime d’une idéologie fonctionnelle du génie écologique ....
75
La nécessaire prise de conscience des différences de sensibilité avec les maîtres d’ouvrage .....................................................................................
76
Le besoin d’une objectivation et d’une évaluation des interventions du génie écologique ................................................................................................
77
Le temps long comme dimension structurante du génie écologique ........
78
Le besoin d’intégrer quelques dimensions encore sous-estimées du génie écologique ................................................................................................
79
La riche ambiguïté du mot « écologique » dans le « génie écologique » .
80
Conclusion .................................................................................................................
81
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Table des matières
Chapitre 8. Restauration écologique : quelles recherches mener pour agir non seulement pour, mais aussi par le vivant ? ................................. Thierry Dutoit
83
De l’ingénierie écologique… ................................................................................
83
De la restauration écologique… ..........................................................................
86
Quelles recherches mener pour restaurer plus écologiquement les écosystèmes ? ......................................................................................................
91
Pour être plus durable, passer d’une restauration des écosystèmes à une restauration des paysages ? .......................................................................
93
Utiliser des espèces « ingénieurs des écosystèmes » ......................................
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Utiliser des espèces indicatrices précoces de la réussite de la restauration écologique ...............................................................................
95
Conclusion .................................................................................................................
96
Chapitre 9. L’ingénierie écologique dans le domaine des infrastructures de transport terrestre ................................................................................................... Denis François
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Infrastructures de transport terrestre et environnement naturel ...............
100
Panorama d’applications par le vivant ...............................................................
101
Panorama d’applications pour le vivant .............................................................
105
Analyse selon les attributs proposés de l’ingénierie écologique .................
109
Bilan et perspectives ...............................................................................................
111
Chapitre 10. L’ingénierie écologique : comment penser l’intervention écologique à l’ère de la « technonature » ? ............................................................. Julien Delord
115
Restauration, conservation, préservation et légitimité de l’ingénierie écologique .....................................................................................
116
L’ingénierie écologique et la profusion des normes écologiques ...............
117
La « technonature » : condition de possibilité de l’ingénierie écologique .....................................................................................
119
L’ingénierie écologique : une nouvelle ontologie scientifique pour l’écologie ..........................................................................................................
123
Chapitre 11. Régime disciplinaire et processus translationnel : le cas de l’ingénierie écologique ................................................................................. Pascal Ragouet
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Science et régime disciplinaire : l’apport de la sociologie des sciences et de l’innovation .....................................................................................................
130
Rendre la science soluble dans l’ingénierie ? ..................................................
133
Conclusion .................................................................................................................
136
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Ingénierie écologique
Chapitre 12. L’écologie au service de l’ingénierie : l'organisation d’un collectif scientifique et pratique ........................................... Antoine Doré, Frédéric Gosselin, Freddy Rey
139
Trois incertitudes .....................................................................................................
141
Vers une vision partagée de l’ingénierie écologique ? ..................................
145
Travailler ensemble en situation d’incertitude ................................................
148
L’écologie au service de l’ingénierie ..................................................................
149
Références bibliographiques ......................................................................................
151
Liste des auteurs ............................................................................................................
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Introduction L’ingénierie écologique est aujourd’hui une thématique en plein essor. À la fois reconnue comme une discipline scientifique et comme un domaine de pratique, d’expérience et de réglementation, elle suscite un intérêt croissant tant dans le monde de la recherche que dans celui des praticiens et des gestionnaires de milieux terrestres et aquatiques. Irstea s’est interrogé sur la définition de l’ingénierie écologique, en remontant aux enjeux épistémologiques et en intégrant l’analyse d’éventuels présupposés idéo logiques. Cette réflexion a porté sur les contours et les acceptions de la notion d’ingénierie écologique, en lien avec les pratiques de recherche et de gestion qui soit s’en réclament, soit ne s’en réclament pas et qui pourraient pourtant s’en prévaloir. Il semble, en effet, que les définitions de l’ingénierie écologique et les valeurs qu’elle sous-tend soient très disparates entre la sphère académique — où l’ingénierie écologique est souvent très clairement définie, notamment comme une discipline scientifique à part entière — et les différentes sphères appliquées — où elle correspond souvent plus clairement à un mode de pratique et d’intervention. Le pari d’Irstea était qu’une vision partagée de l’ingénierie écologique et de son articulation avec les domaines d’activités proches — notamment l’écologie appliquée — devrait permettre une plus grande dynamique des communautés de recherche et de gestion associées. Ainsi l’ingénierie écologique peut-elle s’enorgueillir de regrouper l’ensemble de l’ingénierie appliquée ? Peut-elle par exemple inclure les sciences sylvicoles et une partie des sciences agronomiques et si oui, avec quelles limites ? L’ingénierie écologique, est-ce la mobilisation de l’écologie par l’ingénieur au profit d’objectifs écologiques (« pour le vivant ») ? Et/ou est-ce l’utilisation de phénomènes écologiques par l’ingénieur pour des objectifs anthropiques (« par le vivant ») ? La prise en compte des dimensions à la fois ingénieriale et sociale de l’ingénierie écologique, intégrant les pratiques, les acteurs, l’expression de la demande, les notions d’acceptabilité, de faisabilité sociale et économique, est indispensable pour mener à bien la résolution des questions posées. La réflexion a ainsi été menée sous différentes dimensions, notamment sémantique, épistémologique et éthique. En juin 2012, un colloque national a été organisé à Talloires-Annecy. Son objectif était de soumettre ces questions, ainsi qu’un texte de position de chercheurs d’Irstea, à des personnes extérieures à Irstea et d’en débattre avec elles. Onze conférenciers ont ainsi été appelés à exposer leur propre vision de l’ingénierie écologique, et invités à commenter celle d’Irstea. Trois ateliers, portant sur les thématiques « sémantique », « éthique » et « épistémologique », ont permis aux participants de prendre la parole et de s’inviter dans les débats. Ces trois jours de conférences et
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Ingénierie écologique
d’ateliers ont permis de débattre autour de cette question retenue pour ce colloque : « ingénierie écologique, action par et/ou pour le vivant ? ». Nous proposons dans cet ouvrage de retranscrire ces débats, en offrant une lecture sous forme d’échanges et de discussions. En introduction, est présenté le texte initial d’Irstea, suivi de dix articles exposant autant de visions de l’ingénierie écologique en réponse à ce texte. Un article de synthèse vient clore les débats en rendant compte des différents points de vue exposés et du contenu des ateliers, afin de conclure sur une vision la plus partagée possible de l’ingénierie écologique.
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Chapitre 1
L’ingénierie écologique : des actions par et/ou pour le vivant, intégrées dans un projet d’ingénierie ? Freddy Rey, Frédéric Gosselin Ce texte est le fruit d’une réflexion collective (encadré 1.1) sur l’ingénierie écologique au sein d’Irstea. L’objectif était de s’interroger sur les contours et les acceptions de la notion d’ingénierie écologique, de même que les pratiques de recherche qui s’en réclament. Cette réflexion a été menée sous différentes dimensions, notamment sémantique, éthique et épistémologique. Encadré 1.1. Groupe de travail « Ingénierie écologique » à Irstea
Freddy Rey, Frédéric Gosselin, Olivier Aznar, Alain Bédécarrats, Christophe Baltzinger, Théodore Bouchez, Gabrielle Bouleau, Franck Bourrier, Vincent Breton, JeanJacques Brun, Mélanie Burylo, Paul Cavaillé, Olivier Chapleur, Fanny Dommanget, Antoine Doré, Amandine Erktan, Stéphanie Gaucherand, Alain Héduit, Philip Roche, Denis Salles, Marc Guérin.
Un travail de sémantique nécessaire L’ingénierie écologique peut être définie soit comme une discipline scientifique, soit comme un domaine d’application (Odum, 1962, 1971 ; Mitsch, 1996 ; Bergen et al., 2001 ; Allen et al., 2003 ; Cozic, 2004 ; Gosselin, 2008 ; Rey et al., 2009 ; Jones, 2012 ; Rey, 2013) (tableau 1.1). Au-delà de ce clivage entre recherche et opérationnel, un premier travail de sémantique s’imposait. L’usage moderne délimite le terme d’ingénierie aux activités de conception et d’étude. Il dérive d’un terme connexe, le génie, délimité dans l’usage à la mise en œuvre et à la construction. Ainsi, ces deux domaines appliqués que sont l’ingénierie et le génie font appel à des savoir-faire pour concevoir et mettre en œuvre des réalisations. Pour améliorer encore ce savoir-faire et innover, on peut s’appuyer sur l’accroissement des connaissances issues de la recherche. Le corpus de savoirs des disciplines scientifiques, qu’elles soient fondamentales, appliquées ou finalisées, alimente alors
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Ingénierie écologique
Tableau 1.1. Historique des définitions internationales et françaises de l’ingénierie écologique. Référence
Ingénierie
Odum (1962)
« … those cases in which the energy supplied by man is small relative to the natural sources, but sufficient to produce large effects in the resulting patterns and processes »
Odum (1971)
« management of nature »
Mitsch (1996)
« conception… »
Bergen et al. (2001)
Écologie
« valeurs »
niveau écosystème
contrôle a priori, prédictibilité
«… d’écosystèmes… »
« … durables, qui intègrent la société humaine avec son environnement naturel, pour leur bénéfice mutuel »
s’appuie sur la science de l’écologie tous types de niveaux, d’interaction homme/ nature
Allen et al. (2003)
révision des objectifs suivant la dynamique du système
système écologique en évolution naturelle (autopoïèse, émergence) plutôt niveau écosystème
Cozic (2004)
objectifs opérationnels de terrain
approche scientifique systémique
Gosselin (2008) conception, application et suivi/évaluation de la composante écologique d’un projet d’aménagement ou de gestion
plusieurs niveaux écosystémiques liés au développement des connaissances et des méthodes en écologie pluridisciplinaire
pour le bénéfice de la société humaine, y compris de ses attentes environnementales
Rey et al. (2009)
écologie au sens large, écologie de la restauration en particulier
objectifs englobant à la fois ceux de la restauration écologique sensu lato, la création de nouveaux écosystèmes durables…
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établissement d’outils stratégiques et appliqués pour la mise en œuvre d’opérations de restauration écologique sensu lato
L’ingénierie écologique : des actions par et/ou pour le vivant, intégrées dans un projet d’ingénierie ?
Référence
Ingénierie
Jones (2012)
Écologie
« valeurs »
co-construction avec des acteurs de disciplines différentes pour aller de la recherche fondamentale à la recherche appliquée
position éthique intermédiaire (entre anthropocentrée et biocentrée)
Rey (2013)
action par et/ou pour le vivant
notion d’« écologie ingénieriale »
vision anthropocentrée et/ou biocentrée
Ecotechnology (Straskraba, 1993)
« use of technological means for ecosystem management… »
« … based on deep ecological understanding… »
« … to minimize the costs of measures and their harm to the environment »
« contexte » sous contrainte, fortement contrôlé par l’homme
peut inclure des objectifs liés à la nature
Environmental engineering (Allen et al., 2003) Génie écologique (texte)
construction d’ouvrages ou intervention avec des machines
dans un objectif écologique
des domaines d’application qui leur sont propres. Ainsi, l’écologie de la restauration est la science qui apporte des réponses aux questions pratiques émanant du domaine de la restauration écologique1. Si l’on considère l’ingénierie écologique comme un domaine d’application, on peut alors s’interroger sur l’existence d’une science qui lui serait spécifique. À l’instar de la situation rencontrée dans d’autres pays, anglo-saxons en particulier (Mitsch et Jørgensen, 2003), certaines personnes d’Irstea pensent que la distinction épistémologique entre les parties recherche et application de l’écologie et de l’ingénierie écologique n’est pas opportune, même s’il peut exister un corpus de sciences pour l’ingénieur qui incorporerait les concepts écologiques à d’autres techniques déjà utilisées. De plus, certains considèrent que cela pourrait créer une distance non nécessaire entre les chercheurs et les ingénieurs. Pour d’autres, ce questionnement autour de l’identification de l’ingénierie écologique apparaît nécessaire en France. Ils expliquent cela en partie par l’histoire et la culture françaises. La première problématique concerne la distinction entre « ingénierie » et « génie ». En France, l’ingénierie est le domaine de compétence des bureaux d’études privés (cf. l’existence de la Fédération des syndicats des métiers de la prestation intellectuelle du Conseil, de l’Ingénierie et du Numérique — CINOV), ainsi que celui de services publics, de grandes entreprises et de certains instituts de recherche. Les prescripteurs ont très souvent une formation d’ingénieur dispensée dans les grandes écoles, très spécifiques à l’enseignement supérieur français. Le 1. SER Society for Ecological Restoration International Science et Policy Working Group, 2004. The SER International Primer on Ecological Restoration. www.ser.org et Tucson : Society for Ecological Restoration International, http://www.ser.org/docs/default-document-library/french.pdf.
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Ingénierie écologique
génie est lui mis en œuvre par les entreprises qui réalisent les travaux, les entrepreneurs ayant bien souvent une formation technique. Si l’influence du système français d’enseignement reste à relativiser, les chercheurs français sont quant à eux issus majoritairement de la formation universitaire, souvent déconnectée des instances citées précédemment (grandes écoles et formations techniques). En dehors de la France, le système est différent. Au niveau de l’enseignement en particulier, l’université forme à la fois des chercheurs et des praticiens. L’ecological engineering est donc enseignée de manière globale, et cela ne semble pas poser de problème particulier de la considérer autant comme un domaine de recherche (cf. la revue scientifique Ecological engineering) que comme un domaine appliqué. Mais en France, si ce terme a été traduit littéralement en « ingénierie écologique », le contenu apparaît plus flou, hésitant entre une ingénierie écologique théorique et une autre pratique (Gosselin, 2008). C’est pourquoi certains d’entre nous pensent que pour clarifier la situation dans le contexte français, et en particulier pour mieux prendre en compte le métier d’ingénieur enseigné dans nos grandes écoles, on pourrait légitimement attribuer le domaine de l’ingénierie écologique aux praticiens et attribuer aux scientifiques une recherche en écologie qui serait spécifique de l’ingénierie écologique. Par analogie avec l’exemple de la restauration écologique et de l’écologie de la restauration cité précédemment, on pourrait ainsi se demander si une « écologie ingénieriale » (qui se traduirait en anglais par engineered ecology), n’existerait pas dans le paysage de la recherche (Rey, 2013). On pourrait aussi la qualifier d’« écologie de l’ingénieur » — par analogie avec les sciences de l’ingénieur, disciplines existantes aujourd’hui, mais avec quelle définition, contours et reconnaissance dans le monde scientifique actuel ? Plus largement, ces disciplines feraient partie d’une « recherche ingénieriale » ou « recherche pour l’ingénieur » intégrant d’autres disciplines que l’écologie, du fait du caractère pluridisciplinaire de l’ingénierie écologique. Notons ici que les points de vue divergent au sein d’Irstea. En effet, certains pensent qu’une référence à un domaine existant, les sciences de l’ingénieur, serait suffisante, afin notamment de ne pas créer un nouveau terme, voire qu’il n’est pas indispensable d’identifier un type d’écologie en particulier. Il serait ainsi possible de distinguer différents noms de domaines, en fonction des rôles de ceux qui travaillent autour de l’ingénierie écologique (figure 1.1) : −−l’écologie ingénieriale : quand le ou les acteurs principaux sont des chercheurs, développant des connaissances dans le cadre d’une démarche scientifique, en même temps que dans une démarche d’ingénieur (certains bureaux d’études et de recherche peuvent cependant prétendre à réaliser ce type de recherche) ; −−l’ingénierie écologique : quand l’activité est essentiellement une activité de conception (voire d’évaluation), mobilisant les connaissances de l’écologie et réalisée typiquement par un bureau d’études ou un ingénieur (pouvant d’ailleurs exercer dans un organisme de recherche) ; −−le génie écologique : quand l’activité consiste à réaliser des travaux sur le terrain (travail des entreprises par exemple). Ces définitions peuvent s’appliquer au niveau du projet d’intervention mais aussi au niveau des politiques publiques, qu’il ne faut pas oublier. Par exemple, si le travail consiste à mettre à jour des représentations scientifiques sous-jacentes à des
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L’ingénierie écologique : des actions par et/ou pour le vivant, intégrées dans un projet d’ingénierie ?
olitiques publiques, nous serions plutôt dans l’écologie ingénieriale, sinon dans de p l’ingénierie écologique. Pour certains, sans faire entrer dans l’écologie ingénierale toute l’analyse des représentations, le fait de mettre à jour par exemple la conception implicite d’équilibre dans les modèles pressions-impacts fait partie de l’écologie ingénierale. Alors que pour d’autres, l’étude des représentations ne fait pas vraiment appel à des connaissances en écologie, ni de manière plus large à une science spécifique au besoin des ingénieurs.
Figure 1.1. Articulation entre écologie ingénieriale, ingénierie écologique et génie écologique (Rey, 2013).
Écologie ingénieriale : une recherche spécifique pour l’ingénierie écologique ? Quelle serait alors précisément cette écologie ingénieriale ? Comme indiqué précédemment, nous proposons de la désigner comme une discipline scientifique articulée autour de la démarche d’ingénierie, c’est-à-dire qu’elle serait intégrée dans un projet appliqué d’ingénierie (Cozic, 2004 ; Gosselin, 2008 ; Rey, 2013). Sa spécificité tiendrait dans les points suivants : −−traduction des questions de l’ingénieur en questions de recherche, permettant de définir les objets et les sujets de recherche particuliers qui seront développés ; −−mise en place de méthodologies et de protocoles expérimentaux spécifiques permettant de répondre à ces questions ; −−utilisation et développement de connaissances pluridisciplinaires et de connaissances non scientifiques (expertise…) ; −−applicabilité et traduction des résultats de recherche en outils opérationnels. Plusieurs questions émergent : l’écologie ingénieriale est-elle forcément insérée dans un projet d’ingénierie écologique, de sorte que ce serait nécessairement une forme d’écologie appliquée ? Peut-être correspondrait-elle d’ailleurs à l’écologie appliquée elle-même, auquel cas il n’y aurait pas lieu de la formaliser ? Sinon, quelle partie de l’écologie ingénieriale serait en dehors de l’écologie appliquée (par exemple dans le cadre des sciences de l’ingénieur) et vice versa, et quelle organisation lui donner ? Quelle place pour les disciplines autres qu’écologiques dans le processus ? Quel lien avec la recherche plus académique ?
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Ingénierie écologique
Sur le plan des thématiques, si l’on peut alors la définir ainsi, l’« écologie ingénieriale internationale » issue de la revue Ecological engineering s’est beaucoup développée dans le cadre du paradigme fonctionnaliste de l’écologie (Callicott et al., 1999 ; Gosselin, 2008), avec un accent mis sur le niveau écosystémique et sur des concepts et des notions orientés vers le fonctionnement et l’auto-organisation des systèmes vivants. Cette écologie ingénieriale peut parfois présenter quelques proximités avec le paradigme utilitariste de production (sylvicole ou agricole) orienté vers le contrôle, la simplification et la performance des systèmes vivants. Étonnamment, l’écologie ingénieriale actuelle a assez peu de liens avec la biologie de la conservation (Gosselin, 2008) et le paradigme compositionnaliste de l’écologie (Callicott et al., 1999), alors même que c’est le domaine auquel appartiennent bien des cas appliqués de ce que l’on entend par ingénierie écologique (la partie « pour le vivant »). Il conviendrait donc de préciser en quoi l’écologie ingénieriale est « tenue » par son développement historique — qui comporte des implicites éthiques et sémantiques — ou si elle peut redévelopper des relations de filiation et de coopération avec d’autres pans de l’écologie appliquée et d’autres domaines tels que la sylviculture, l’agronomie ou la biologie de la conservation.
L’ingénierie écologique, une action par et/ou pour le vivant ? Au-delà même d’une reconnaissance de son lien avec l’application, la définition de l’ingénierie écologique se heurte à une autre question : peut-elle être définie par une action par et/ou pour le vivant ? Plus précisément, le vivant doit-il être un moyen et/ou une finalité ? On oppose ici les visions anthropocentrée et biocentrée de l’ingénierie écologique. Dans la première, la finalité des actions n’est pas (forcément) écologique mais sociale ou économique. L’appartenance à l’ingénierie écologique se justifie alors surtout par les moyens utilisés pour l’action, qui reposent sur des connaissances en écologie, voire sur le fait de laisser des systèmes — plus ou moins naturels — s’auto-organiser et fonctionner en tant que systèmes écologiques. Par exemple, dans le domaine de la protection contre les risques naturels, les actions d’ingénierie entreprises visent surtout à protéger des enjeux humains, donc plutôt sociaux et économiques (photos 1 et 2, planche I). Dans la vision biocentrée de l’ingénierie écologique, le vivant est la finalité, comme la biodiversité (photos 3 et 4, planche II). Mais les enjeux humains ne peuvent (doivent ?)-ils pas aussi être considérés comme faisant partie du vivant ? Ce clivage entre l’anthropocentré et le biocentré n’est-il pas qu’une manière de voir les choses, alors que ces deux visions cohabitent bien souvent et qu’il y a simplement un curseur tourné plutôt vers l’un ou plus vers l’autre ? Nous ne sommes pas en mesure de trancher de manière consensuelle en faveur de l’un ou de l’autre. Nos discussions nous ont cependant amenés à identifier des attributs pouvant permettre de définir les contours de l’ingénierie écologique : −−action ne provoquant pas de dégradation par ailleurs, directement sur le lieu de l’intervention ou indirectement par un bilan carbone lié à l’intervention qui ne serait pas trop lourd ;
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L’ingénierie écologique : des actions par et/ou pour le vivant, intégrées dans un projet d’ingénierie ?
−−pour une action « par » le vivant, celle-ci doit utiliser les capacités d’auto-organisation du milieu (Allen et al., 2003), tenir compte de son évolution naturelle (notions d’action initiale minimale, de durabilité du fonctionnement autonome du système) et se faire sur des systèmes dont les sources d’énergie sont essentiellement non anthropiques (Odum, 1962, 1971) ; −−les niveaux hiérarchiques d’organisation écologique peuvent être divers (éco systèmes, populations, individus, gènes) ; −−comme pour beaucoup d’autres approches d’ingénierie, les divisions disciplinaires des sciences académiques ne sont pas nécessairement pertinentes, l’ingénierie prônant une approche pragmatique qui puise ses sources dans tous les champs de la connaissance.
Conclusion Ce texte a été rédigé afin d’ouvrir des débats, nourris par les dix chapitres suivants émanant de points de vue extérieurs à Irstea. Les propositions de cet article sont alors reprises et l’ensemble des discussions est synthétisé dans le chapitre 12.
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Chapitre 2
Définir l’ingénierie écologique : quels enjeux ? Manuel Blouin Le terme d’ingénierie écologique interpelle différents acteurs pour différentes raisons. Pour certains auteurs, l’association des deux mots « ingénierie » « écologique » peut apparaître « attractive, consensuelle et intuitive », car elle marie les méthodes de l’ingénierie avec l’expertise de l’écologie scientifique sous la bannière d’un plus grand respect de la Nature (Gosselin, 2008). D’autres auteurs trouvent cette expression étonnante, et mettent en évidence le fait que cette expression est un oxymore (Micoud, 2007), qui « frappe par sa tonalité discordante en associant les lignes droites et les angles droits de l’ingénieur aux douces courbes et mélanges de la nature » (Berryman et al., 1992). Historiquement, c’est à H.T. Odum que revient la paternité de l’expression « ecological engineering ». Plus de dix ans avant le choc pétrolier de 1973, il avertissait déjà ses contemporains du danger que représente une économie sous perfusion d’énergies fossiles, et imaginait une nouvelle ingénierie. L’ingénierie écologique correspond, d’après lui, à « toutes les situations où l’énergie fournie par les humains est réduite par rapport aux sources naturelles d’énergie, mais cependant suffisante pour avoir des impacts forts sur les patrons et les processus qui en découlent »2 (Odum, 1962). Cette définition d’une discipline par « toutes les situations… » traduit bien le fait que l’ingénierie écologique n’était pas, pour Odum, une discipline scientifique ou un art comme les autres, mais plutôt une approche, une stratégie d’action sur le monde, une nouvelle relation avec la Nature. Par la suite, d’autres auteurs ont proposé leur définition de l’ingénierie écologique, que ce soit dans la littérature scientifique classique (Berryman et al., 1992 ; Mitsch, 1993, 1996, 1998 ; Odum, 1996 ; Bergen et al., 2001 ; Mitsch et Jørgensen, 2003 ; Odum et Odum, 2003 ; Barnaud et Chapuis, 2004 ; Cozic, 2004 ; Kangas, 2004 ; Gosselin, 2008 ; Blouin, 2011 ; Jones, 2012), ou sur d’autres supports de diffusion (IEES3 ; AFIE4 ; GAIE5) ; (Larrère, 2007 ; Micoud, 2007 ; Comité scientifique du
2. en anglais dans le texte original. 3. http://www.iees.ch/. 4. http://www.afie.net. 5. http://www.ingenierie-ecologique.org.
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Ingénierie écologique
programme Ingéco (CNRS/Irstea), 2010 ; Abbadie et al., 2011 ; Houdet et al., 2011 ; Laugier, 2012 ; Le Fur et al., 2012). Pour ajouter à ce foisonnement, le terme « génie écologique », antérieur au terme « ingénierie écologique » et considéré un temps comme l’équivalent français d’« ecological engineering », a lui aussi fait l’objet d’un travail sémantique poussé (Mission Claude Henry, 1984 ; Blandin, 1991), essentiellement en France puisque ce terme n’a pas d’équivalent en anglais. Pour certains, l’ingénierie écologique, le génie écologique et la restauration écologique sont des « disciplines sœurs apparaissant souvent comme des enfants qui se chamaillent » (Laugier, 2012), et la diversité des définitions ne refléterait que des querelles de chapelles sans grand intérêt. Je pense qu’il existe des raisons plus profondes à cette multitude de définitions, qui traduisent la position occupée par les différents auteurs/acteurs dans les multiples enjeux qui sous-tendent l’ingénierie écologique. Ce texte propose d’analyser les différents points de vue sur la définition de l’ingénierie écologique et d’expliciter les enjeux sous-jacents. J’identifie cinq enjeux majeurs qui peuvent expliquer certains clivages entre auteurs, révélés par cette multitude de définitions : (i) la représentation qu’ont les auteurs de la place de l’humain dans la nature, (ii) la possibilité de faire de l’ingénierie écologique un secteur d’activité et une filière économique classiques, (iii) le contenu ontologique que recouvre le concept d’écosystème pour les différents auteurs, (iv) la pertinence d’introduire des considérations éthiques dans la définition et (v) le rôle et la fonction de la définition auprès des différents acteurs. Nous mettrons en évidence les tensions existantes autour de ces enjeux en nous basant sur l’analyse sémantique de différentes définitions.
La représentation des relations de l’humain et de la nature Certaines définitions de l’ingénierie écologique affirment que cette discipline a pour objectif le bien-être de l’espèce humaine, d’autres le bénéfice de la Nature, d’autres, enfin, le bénéfice conjugué de l’espèce humaine et de la Nature. Ces différentes positions peuvent être interprétées en fonction de la représentation de la place réciproque de l’humain et de la Nature pour les différents auteurs : l’humain appartient-il à la Nature et à la biodiversité qu’il tente de gérer ? Certains textes de l’œuvre de H.T. Odum intègrent parfaitement l’Homme dans son écosystème, en mettant notamment en évidence le fait que les flux financiers sont la rétribution d’un travail (au sens physique) fourni. Toutefois, on peut constater que la définition de l’ingénierie écologique par ce même auteur (cf. ci-dessus) s’appuie sur une distinction fondamentale entre les processus dits « naturels » et les processus dits « humains », qui consistent, pour Odum, à un travail fourni par les technologies inventées par l’Homme, et qui consomment en général de l’énergie fossile. On peut ici remarquer que l’énergie fossile est produite de façon naturelle, mais sur des échelles de temps géologiques, donc non renouvelables à l’échelle de temps humaine. Les technologies, quant à elles, ne fonctionnent pas nécessairement
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grâce à de l’énergie fossile. Par exemple, une éolienne alimentant des foyers en électricité fonctionne grâce à un processus naturel : le vent. La question de la technique, et de la culture, comme faisant partie ou pas de la nature est ici centrale. Mitsch et Jørgensen proposent une autre définition de l’ingénierie écologique : « la conception de la société humaine et de son environnement naturel pour le bénéfice des deux »6 (Mitsch et Jørgensen, 1989 ; Mitsch, 1993). Puis, considérant que « la conception de la société humaine » reste un objectif trop ambitieux pour un champ d’investigation débutant alors restreint aux scientifiques et ingénieurs, et que ce projet d’ingénierie sociale n’est pas nécessairement souhaitable, ils remplacent « conception de la société humaine » par « conception d’écosystèmes durables » (Mitsch et Jørgensen, 2003). Ce faisant, ils excluent les humains des écosystèmes, puisqu’ils considèrent alors que la conception d’écosystèmes durables ne présume pas de la conception de la société humaine. Une fois encore, l’Homme se retrouve séparé de la nature dans la définition de l’ingénierie écologique. Certaines définitions prennent clairement acte de la séparation de l’Homme et de la nature. Par exemple, la définition de Bergen et al. (2001) qui considère que « la discipline émergente de l’ingénierie écologique est une réponse au besoin croissant que les pratiques d’ingénierie fournissent un bien-être à l’humain, et simultanément protègent l’environnement naturel duquel sont issus les biens et services »7. Alors que les définitions précédentes des Anglo-Saxons se positionnaient à cheval sur les visions anthropocentrée et biocentrée (le bénéfice de l’Homme et de la nature), d’autres auteurs font clairement le choix de la vision anthropocentrée. La Nature n’est pas explicitement présente dans certaines définitions pour lesquelles l’objectif de l’ingénierie écologique est de « réaliser des objectifs humains spécifiques » (Laugier, 2012). Pour Gosselin (2008), « “l’ingénierie écologique pratique” [est] la conception, l’implementation et le suivi de la composante écologique d’un projet de planification et/ou de gestion, pour le bénéfice de la société humaine, y compris de ses attentes environnementales »8. Dans cette vision, le bénéfice pour la nature devient le bénéfice des attentes environnementales des humains et il n’est pas fait référence à l’existence de la nature en dehors de la représentation que s’en font les humains. Ce faisant, elle récuse la possibilité que des contraintes sur lesquelles nous n’avons aucune prise s’imposent à l’espèce humaine. À l’inverse, certaines définitions sont plus écocentrées : « L’ingénierie écologique est l’utilisation, le plus souvent in situ, parfois en conditions contrôlées de populations, de communautés et d’écosystèmes dans le but de modifier une ou plusieurs dynamiques biotiques ou physico-chimiques de l’environnement dans un sens réputé favorable à la société et compatible avec le maintien des équilibres écologiques et du potentiel adaptatif de l’environnement. » (Comité scientifique du programme 6. En anglais dans le texte original : « the design of human society with its natural environment for the benefit of both. » 7. En anglais dans le texte original : « The emerging discipline of ecological engineering is a response to the growing need for engineering practice to provide for human welfare while at the same time protecting the natural environment from which goods and services are drawn. » 8. En anglais dans le texte original : « “Practical ecological engineering”: the conception, implementation and monitoring of the ecological component of a planning and/or management project, for the benefit of human society, including its environmental expectations. »
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Ingéco (CNRS/Irstea), 2010) Cette définition entérine le nécessaire maintien du fonctionnement et de l’évolution des écosystèmes comme corollaire au bénéfice pour la société humaine. Je pense que la vision anthropocentrée risque de ne pas permettre la révolution exigée par la prise de conscience écologique. Alors que l’illusion d’une croissance infinie grâce au progrès technique commence à se dissiper, l’humain prend conscience qu’il vit dans un monde fini. L’accroissement de la demande en matières premières et en énergie, du fait du développement des pays industrialisés et de ceux qui sont en passe de le devenir, est responsable de l’augmentation de leur prix, du nombre de forages liés à leur exploitation et par conséquent de leur raréfaction (par exemple, le pic pétrolier). À cela il faut ajouter les dégradations de l’environnement associées à un mode de développement basé sur sa manipulation non raisonnée. Ce monde « limité » est caractérisé par l’apparition de contraintes écologiques fortes envers la société humaine. Il y est reconnu que la société humaine est soumise aux contraintes thermodynamiques et évolutives auxquelles sont subordonnées toutes les espèces vivantes. Les contraintes imposées par les ressources, qui, selon le premier principe de la thermodynamique, ne se créent pas mais se conservent, sont du même ordre que les contraintes imposées par la gravité qui, par exemple, empêche les humains de voler. Nier ces contraintes liées aux ressources naturelles revient à faire le pari que l’humain, sans instrument technique, est capable de voler. La prise de conscience de ces contraintes dans le monde économique s’est incarnée notamment dans le concept de services écosystémiques (Costanza et al., 1997 ; Daily, 1997), qui rappelle à l’humain l’immense dépendance de son bien-être vis-à-vis des services fournis par les écosystèmes (Millennium Ecosystem Assessment, 2005). La prise de conscience de ces contraintes écologiques sur le destin humain a le même impact sur la représentation de l’Homme qu’ont eu, en leur temps, les grandes révolutions scientifiques telles que la révolution copernicienne (l’Homme n’est pas au centre de l’Univers car la Terre tourne autour du Soleil), la théorie darwinienne (l’Homme a un ancêtre commun avec les singes et n’a pas été créé tel qu’il est aujourd’hui) ou la théorie de l’inconscient (l’Homme ne décide pas de ses faits et gestes via son libre arbitre, mais subit l’influence constante de son inconscient). Ces nouvelles contraintes écologiques sont probablement peu agréables à considérer sérieusement, mais les ignorer pourrait mener notre espèce à sa perte. Si l’Homme est, comme nous le pensons, une espèce parmi les autres, nous pouvons affirmer avec Patrick Blandin qu’« il n’y a pas de projet pour la nature sans projet pour l’homme » (Blandin, 1991). Je propose que le concept de biodiversité, en tant que diversité de tous les organismes vivants y compris l’espèce humaine, soit systématiquement considéré comme englobant la diversité culturelle humaine. Ce concept de biodiversité devrait être utilisé dans une acception qui renvoie à une vision écosituée, où l’humain est reconsidéré parmi les autres espèces et les éléments abiotiques, comme un facteur fonctionnel et évolutif impactant les écosystèmes et impacté par ces mêmes écosystèmes. Cela permettrait notamment d’écologiser la représentation de l’Homme en sciences humaines et sociales, mais également d’humaniser la vision écologique.
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Le champ d’application de l’ingénierie écologique Les définitions diffèrent selon que l’auteur considère l’ingénierie écologique comme un secteur d’activité pouvant être structuré en filière économique, ou comme un paradigme transversal à de très nombreux secteurs d’activités. Pour être qualifiée d’ingénierie, une discipline doit se placer dans une optique de résolution de problèmes sous contraintes, avec les différentes étapes de diagnostic, conception, mise en œuvre et suivi. Nous ne discuterons pas ici ce terme « ingénierie », mais nous analyserons les conditions nécessaires (et non suffisantes) pour qu’une activité soit qualifiée d’ingénierie écologique. Ce qualificatif peut prendre deux sens : une ingénierie qui s’occupe d’écologie (sous-entendu d’environnement), ou une ingénierie dont les méthodologies de diagnostic, conception, mise en œuvre et suivi sont écologiques (quel que soit l’objet sur lequel elle porte). Un débat de même nature a eu lieu sur la croissance verte. La croissance verte est souvent considérée dans les milieux politiques comme un nouveau secteur d’activité lié à l’environnement, potentiellement stratégique pour la croissance économique. Elle englobe la rénovation énergétique des bâtiments, les automobiles propres, les énergies renouvelables, la restauration des écosystèmes dégradés… Pour certains, en revanche, la croissance verte ne correspond pas à un secteur identifié de l’économie, mais à un caractère intrinsèque que doit porter toute proposition de croissance, et les dispositifs et institutions mis en œuvre pour y parvenir. « On ne peut pas parler de croissance, si l’on ne parle pas de croissance verte. » (Crifo et al., 2009) De façon analogue, l’ingénierie écologique peut être entendue comme la discipline chargée de la restauration des milieux naturels, alors que d’autres y voient une rénovation de notre action sur notre environnement au sens large. Parmi les définitions relatives à l’ingénierie écologique comme secteur d’activité, on trouve notamment celle apparaissant dans le numéro spécial de la revue Ingénieries en 2009 : « Sensu stricto, l’ingénierie écologique est la manipulation in situ de systèmes écologiques dans un contexte défini. Sensu lato, elle comprend la gestion conservatoire des espaces naturels et l’aménagement durable du territoire à partir de lois qui régissent le fonctionnement des systèmes écologiques. » (Dutoit et Rey, 2009). Certains auteurs peinent à voir cette tension associée aux domaines dont s’occupe l’ingénierie écologique. Ainsi, on trouve dans un rapport commandé par le ministère, la définition suivante, qui dans un premier temps semble adhérer à l’idée d’une ingénierie écologique qui renouvelle l’ensemble de nos actions sur les écosystèmes quels qu’ils soient, puis dans un deuxième temps revient sur cette idée en niant la profonde différence qui existe entre ingénierie écologique (transversale à de nombreuses activités) et restauration écologique (domaine d’activité spécifique) : « À la différence du génie civil, l’ingénierie écologique implique la manipulation de matériaux naturels, d’organismes vivants et de l’environnement physico-chimique pour réaliser des objectifs humains spécifiques et pour résoudre des problèmes techniques. Les relations avec la restauration écologique demeurent un peu obscures dans le milieu universitaire où ces disciplines sœurs apparaissent souvent comme des enfants qui se chamaillent. Dans la réalité, les praticiens travaillent dans les deux domaines. » (Laugier, 2012).
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Dans cette lignée, le ministère de l’Écologie, du Développement durable et de l’Énergie, dans son plan d’action pour la création d’une filière du génie écologique (2011), souhaite organiser le génie ou ingénierie écologique comme les autres filières industrielles. Le bénéfice d’une structuration des acteurs de ce domaine d’activité et de recherche me semble légitime, et il convient probablement de limiter le champ d’activités couvert par l’ingénierie écologique pour plus d’efficacité à court ou moyen termes. Toutefois, la restriction de l’ingénierie écologique à un secteur d’activité ou filière économique portant uniquement sur la restauration ou conservation de la biodiversité, c’est-à-dire à une action « pour le vivant », me semble malheureusement laisser de côté de nombreux secteurs d’activités innovants qui pourraient profiter des apports de l’écologie, tels que l’agro-écologie, l’écologie industrielle ou la bio-indication (tableau 2.1), et qui ne rentrent pas du tout dans la réflexion initiée par le plan d’action « filière génie écologique ». L’ingénierie écologique agit autant « par le vivant », en mettant à profit des processus naturels pour des objectifs donnés, que « pour le vivant ». Les domaines d’activités innovants précités se trouveraient écartés du secteur de l’ingénierie écologique si l’on faisait l’erreur de considérer que la biodiversité est uniquement un but, et jamais un moyen d’action pour la mise en place d’une société plus durable. La vocation de l’ingénierie écologique à être source d’innovation dans une très large gamme de champs d’application est clairement affichée dans certaines définitions, comme celle du comité scientifique du programme Ingéco CNRS-Irstea (2010) qui précise que l’ingénierie écologique est « la gestion de milieux et la conception d’aménagements durables, adaptatifs, multifonctionnels, inspirés de, ou basés sur, les mécanismes qui gouvernent les systèmes écologiques ». Indiquer qu’il n’y a pas nécessairement utilisation de processus écologiques, mais que le simple fait d’être « inspiré » des mécanismes écologiques permet de légitimer le rattachement de secteurs d’activité très novateurs à l’ingénierie écologique, dénote une vision très large du rôle que doit jouer l’ingénierie écologique dans notre société. L’écologie industrielle (Jelinski et al., 1992), qui propose de s’inspirer des principes de l’écologie pour organiser les territoires et en particulier les industries, fait à ce titre partie de l’ingénierie écologique. Intégrer ou exclure l’écologie industrielle du champ de l’ingénierie écologique est, d’après mes nombreux échanges avec des spécialistes de ce domaine, un bon marqueur de la vision des acteurs : ceux pour qui l’ingénierie écologique est un secteur d’activité donné rejettent l’idée que l’écologie industrielle rentre dans le cadre de l’ingénierie écologique, alors que ceux qui intègrent l’écologie industrielle considèrent l’ingénierie écologique comme un renouvellement des pratiques dans de très nombreux domaines. Certains auteurs du secteur économique ont bien saisi le potentiel de l’ingénierie écologique comme moteur de la transformation de notre mode de développement : « l’ingénierie écologique, c’est avant tout créer et maintenir les conditions d’expression du potentiel évolutif de la biodiversité. C’est lui laisser de l’espace et du temps au cœur de nos écosystèmes urbains, périurbains et ruraux, en repensant profondément nos modes de vie et de travail. Aussi, dans le cadre de l’anticipation des changements organisationnels face aux enjeux de biodiversité et de services écosystémiques (BSE), l’ingénierie écologique pourrait orienter de nouvelles stratégies d’entreprise. » (Houdet, 2008 ; Houdet et al., 2011)
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Définir l’ingénierie écologique : quels enjeux ?
Tableau 2.1. Équivalences des secteurs d’activités entre ingénierie conventionnelle et ingénierie écologique. Ce tableau vise à montrer la diversité des secteurs économiques touchés par le renouvellement écologique des pratiques humaines. Domaine d’activité
Ingénierie conventionnelle
Ingénierie écologique
Diagnostique
Études d’impact
Analyse systémique
Métrologie
Capteurs physiques et chimiques
Bio-indicateurs
Infrastructures
Génie civil
Écologie industrielle
Assainissement de l’eau
Épuration mécanique et chimique
Épuration par les bactéries, phyto-épuration
Gestion des déchets
Incinération
Recyclage
Ville
Urbanisme
Écologie urbaine
Territoire
Aménagement du territoire
Écologie du paysage
Agriculture
Agrochimie
Agro-écologie
Restauration d’écosystèmes
Ingénierie de l’environnement
Conception d’écosystèmes
Biologie de la conservation
Réintroductions
Corridors écologiques
La nature des écosystèmes sur lesquels agit l’ingénierie écologique L’ingénierie écologique s’occupe-t-elle essentiellement d’écosystèmes dits « naturels » ou a-t-elle sa place dans les systèmes fortement anthropisés comme nos villes et nos industries ? Cette section recouvre partiellement l’enjeu de la question du secteur d’activité, qu’il traite en termes d’objet d’étude et d’action. Si l’on considère l’humain comme extérieur à la nature, alors toutes ses constructions et artéfacts peuvent être considérés comme non naturels ou techniques, et donc ne relevant pas de l’ingénierie écologique, si tant est que celle-ci est définie par ses objets, à savoir les écosystèmes naturels. Cette vision justifie la restriction de l’ingénierie écologique à des opérations concernant les milieux « naturels » ou plus précisément faiblement anthropisés et non productifs. De plus, le cloisonnement disciplinaire et l’organisation des cursus de formation selon le type d’écosystème à gérer ont conduit l’agronomie à développer un corpus de connaissances propres aux agrosystèmes, la foresterie aux forêts, le pastoralisme aux pâturages, l’urbanisme aux villes… Ces héritages culturels peuvent servir d’arguments pour justifier la restriction de l’ingénierie écologique à la gestion d’écosystèmes sans vocations productives (dits « naturels »), puisqu’il n’existe pas encore de corps d’État chargé de ce type d’écosystème. À l’inverse, on peut considérer l’humain comme une espèce parmi d’autres au sein de la Nature. On peut appliquer à l’espèce humaine plusieurs concepts qui
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Ingénierie écologique
permettent de caractériser l’aménagement de leur environnement par les organismes. Le concept d’organisme ingénieur (Jones et al., 1994, 1997) regroupe les organismes ayant la capacité de modifier physiquement leur environnement dans un sens ayant des conséquences sur la disponibilité de ressources pour les autres organismes, notamment via la création, la destruction et le maintien d’habitat. L’archétype de l’organisme ingénieur est le castor (Jones et al., 1994) ou le ver de terre (Lavelle et al., 1997). Certes, la comparaison avec l’espèce humaine peut paraître peu flatteuse. Mais, si l’on met de côté la conscience humaine, qui permet à l’humain de planifier une action dans un but donné, l’analyse comparative des interventions de ces organismes ou de l’humain sur le fonctionnement et l’évolution des écosystèmes montre que les principes sous-jacents sont communs (Jones et al., 1994). D’autres concepts à la tonalité plus évolutive permettent la prise en compte de cet aménagement de leur environnement par les organismes. Le phénotype étendu (Dawkins, 1999) entérine le fait que les gènes d’un organisme ont un impact qui ne s’arrête pas aux fonctionnalités exprimables par le corps de l’organisme, mais s’étend aux différentes constructions de cet organisme (par exemple la toile de l’araignée ou la termitière des termites). Le concept de construction de niche (Olding-Smee et al., 1996) est une intégration de ces effets d’aménagement de l’environnement par les organismes au sein de la théorie écologique. Même la pollution ou le changement d’utilisation des sols, qui pourraient apparaître comme des spécialités humaines, sont des modifications partagées avec d’autres espèces depuis bien longtemps. Il y a 3,5 milliards d’années, les cyanobactéries photosynthétiques ont relargué du dioxygène dans l’atmosphère et ont été responsables du changement de son potentiel redox. Les données fossiles sont trop pauvres pour l’attester, mais un changement aussi majeur a probablement été accompagné de la disparition d’un nombre d’espèces impressionnant. Il y a 500 millions d’années, les organismes bioturbateurs ont également été responsables d’un changement radical d’utilisation des surfaces benthiques marines en remuant les sédiments et en empêchant de ce fait l’implantation des organismes benthiques traditionnellement fixés à ces substrats (Thayer, 1979). L’humain est responsable de changements profonds dans le fonctionnement et la dynamique des écosystèmes tout comme d’autres espèces l’ont été. Le rythme auquel ces transformations sont opérées par l’humain est toutefois particulièrement préoccupant. Depuis le développement de l’espèce humaine, le rythme d’extinction des espèces étudiées par l’Homme est de plus en plus rapide, c’est-à-dire près de 10 000 fois plus important que dans le passé, d’après les données fossiles (Millennium Ecosystem Assessment, 2005). La part de variation des cycles biogéochimiques, de l’utilisation des terres ou de la biodiversité imputable à l’action humaine est supérieure à 50 % (Vitousek et al., 1997), ce qui permet d’affirmer que nous vivons sur une planète dominée par l’humain, c’est-à-dire où ce dernier est le facteur de changement le plus important. Un impact humain qui touche tous les écosystèmes, y compris ceux dans lesquels l’humain n’a jamais mis les pieds, est le changement climatique. De ce fait, il devient impossible de parler d’écosystèmes « naturels », c’est-à-dire sans influence de l’humain sur son fonctionnement. Les changements globaux sont responsables d’une modification de la gamme des paramètres abiotiques qui définissent les habitats actuels de la biodiversité. Cela induit un déphasage entre la gamme de fluctuation des paramètres abiotiques dans un environnement donné, et la valence écologique (Shelford, 1913) des espèces qui l’habitent.
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Définir l’ingénierie écologique : quels enjeux ?
De ce fait, des espèces qui coexistaient dans un complexe de gammes de facteurs abiotiques initial ne pourront plus y coexister si l’une d’entre elles ne supporte pas le nouveau complexe de gammes de paramètres abiotiques. Ces écosystèmes inédits ont été appelés « nouveaux écosystèmes » ou « écosystèmes émergents » par certains auteurs inquiets de les voir négligés par les actions de préservation de la biodiversité (Milton, 2003 ; Hobbs et al., 2006 ; Williams et Jackson, 2007 ; Hobbs et al., 2009). En développant ce raisonnement, on peut considérer que chaque infrastructure ou artéfact humain, même fait entièrement de matériaux synthétiques, est un nouvel écosystème au sens propre (Tansley, 1935 ; Gignoux et al., 2011), qui présente une combinaison inédite de facteurs abiotiques, dans laquelle va se développer une communauté elle aussi inédite. Villes, industries et habitations constituent de tels nouveaux assemblages inédits de facteurs abiotiques, dans lesquels les réseaux d’interactions entre espèces seront eux aussi inédits. Améliorer la résistance et la résilience de ces écosystèmes par l’introduction d’une communauté diversifiée en nombre d’espèces et de groupes fonctionnels (Loreau, 1998 ; Yashi et Loreau, 1999 ; Loreau et al., 2003 ; Thebault et Loreau, 2003 ; Goudard et Loreau, 2008) pourrait être un axe fort de l’ingénierie écologique. Certaines définitions de l’ingénierie écologique intègrent ce type de construction humaine dans la liste des objets auxquels l’ingénierie écologique peut s’intéresser. Mitsch et Jørgensen (2003) précisent que « l’ingénierie écologique fait appel à la création et à la restauration d’écosystèmes durables qui ont une valeur à la fois pour l’humain et la nature. L’ingénierie écologique combine la science fondamentale et appliquée pour la restauration, la conception et la construction d’écosystèmes terrestres et aquatiques. Les buts de l’ingénierie écologique et des écotechnologies sont : (1) la restauration d’écosystèmes qui ont été durablement perturbés par les activités humaines telles que la pollution de l’environnement ou le changement d’utilisation des terres et (2) le développement de nouveaux écosystèmes durables qui ont une valeur à la fois humaine et écologique. »9 En ce sens, la définition du Manifeste « Une ambition pour la recherche en ingénierie écologique » affirme clairement l’intégration d’écosystèmes artificiels dans la liste des objets de l’ingénierie écologique : « L’ingénierie écologique désigne les savoirs scientifiques et les pratiques, y compris empiriques, mobilisables pour la gestion de milieux et de ressources, la conception, la réalisation et le suivi d’aménagements ou d’équipements inspirés de, ou basés sur les mécanismes qui gouvernent les systèmes écologiques » (Responsables du programme PIR CNRS/Irstea ingECOtech et al., 2011). Les objets gérés peuvent en effet être des équipements, par exemple de nouveaux écosystèmes artificiels tels que des bassins de décantations d’une centrale d’épuration. Il faudra malgré tout porter une attention particulière à ce que ces nouveaux écosystèmes et leur mise en place ne constituent pas un prétexte pour ne plus considérer l’impératif de préservation des milieux naturels. En effet, la financiarisation à 9. « Ecological engineering involves creating and restoring sustainable ecosystems that have value to both humans and nature. Ecological engineering combines basic and applied science for the restoration, design, and construction of aquatic and terrestrial ecosystems. The goals of ecological engineering and ecotechnology are: 1. the restoration of ecosystems that have been substantially disturbed by human activities such as environmental pollution or land disturbance; and2. the development of new sustainable ecosystems that have both human and ecological value. »
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Ingénierie écologique
laquelle peuvent mener le concept de service écosystémique et la monétarisation de la biodiversité a conduit certaines entreprises à proposer, par analogie avec les bâtiments à énergie positive, un concept de construction à biodiversité positive. Par l’implantation de toitures et de murs végétalisés, ces entreprises vendent un projet qui, une fois terminé, présente un nombre d’espèces plus important que celui de la communauté occupant le sol avant la construction. L’argument se dévoilerait très probablement fallacieux si l’on considérait la capacité de ces espèces des toitures et des murs à se maintenir de façon autonome à long terme. Le développement de l’ingénierie écologique dans le domaine de la restauration d’écosystèmes est, nous semble-t-il, absolument nécessaire, car les écosystèmes « naturels » sont l’habitat majoritaire de la biodiversité. Le génome des espèces utilisées pour les toitures et murs végétalisés provient d’ailleurs exclusivement de ces milieux naturels, même si ces espèces sont cultivées pour les besoins du secteur économique.
Les valeurs éthiques ont-elles une place dans la définition de l’ingénierie écologique ? Deux attitudes se démarquent quant à la possibilité de prendre en compte des considérations éthiques dans la définition de l’ingénierie écologique. La définition d’Odum en 1962 semblait totalement exempte de considérations éthiques. Il s’agissait d’une distinction dans l’approche méthodologique par laquelle l’humain agit sur son environnement. La définition de l’International Ecological Engineering Society (IEES) semble également neutre sur le plan éthique : « les ingénieurs écologues appliquent les principes issus des sciences et expériences écologiques à des champs divers de l’ingénierie »10. Ces approches écologiques sans considérations morales apparentes ont probablement été bénéfiques pour l’image de l’écologie auprès de la société, à une époque où le mouvement écologiste était parfois associé au mouvement New Age. Toutefois, la neutralité du scientifique écologue peut conduire à la soumission à une pensée politique imposée par le gouvernement. Par exemple, « l’obligation de réserve » du fonctionnaire, et donc de beaucoup de chercheurs dans le domaine de l’ingénierie écologique, s’énonce comme suit : « Le principe de neutralité du service public interdit au fonctionnaire de faire de sa fonction l’instrument d’une propagande quelconque. La portée de cette obligation est appréciée au cas par cas par l’autorité hiérarchique sous contrôle du juge administratif. » Si certains administrateurs de l’État doivent faire preuve de cette réserve sous peine de mettre en danger l’État ou ses citoyens, d’autres sont confrontés à des situations paradoxales où l’État et les citoyens peuvent être à l’origine d’exigences contradictoires. Par exemple, un chercheur en biotechnologies qui aurait observé un effet négatif d’un OGM produit dans un laboratoire public pourrait se voir imposer de garder le silence par sa hiérarchie pour des raisons économiques et politiques, alors que le bien de la société exigerait le comportement opposé. Ces questions peuvent se poser dans les mêmes termes en ingénierie écologique. 10. Ecological Engineers apply knowledge gained from ecological sciences and experiences in various fields of engineering, http://www.iees.ch/.
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L’absence apparente de considérations morales dans les définitions de l’ingénierie écologique et l’obligation de réserve dans le service public peuvent toutefois sembler naïves à l’historien des sciences. Depuis l’introduction de l’idée de « paradigme » par Kuhn, il est impossible de nier que la science est une construction humaine, et que tous les aspects de la nature humaine, incluant les buts et valeurs les plus intimes du citoyen, sont en jeu quand les chercheurs et praticiens « font de la science »11 (Norton, 2008). La frontière est mince entre la description de phénomènes, dont se revendique la science positiviste, et la prescription pour l’action, qui fonde le socle de l’ingénierie. Alors que certains éprouveront une certaine nostalgie à ne pas pouvoir être objectifs et éthiquement neutres, d’autres considèrent la prise de position par l’action comme souhaitable : « ceux qui ont le privilège de savoir ont le devoir d’agir » (Albert Einstein). Le même auteur va même jusqu’à dégager des principes déontologiques liés à la citoyenneté et à la pratique scientifique quand il affirme : « ne fais jamais rien contre ta conscience, même si l’État te le demande », ou encore « l’homme et sa sécurité doivent constituer la première préoccupation de toute aventure technologique », prenant une position diamétralement opposée à celle dictée par l’obligation de réserve. Ainsi, différents auteurs affichent clairement des objectifs éthiques dans la définition de l’ingénierie écologique. Pour Gosselin, l’objectif de l’ingénierie écologique est, comme celui de l’ingénierie conventionnelle, de répondre à des attentes humaines uniquement : « “l’ingénierie écologique pratique” [est] la conception, l’implementation et le suivi de la composante écologique d’un projet de planification et/ou de gestion, pour le bénéfice de la société humaine, y compris de ses attentes environnementales » (Gosselin, 2008). Pour d’autres auteurs, l’objectif est de répondre aux attentes humaines, dans le cadre des possibilités offertes par les écosystèmes : « L’ingénierie écologique est l’utilisation, le plus souvent in situ, parfois en conditions contrôlées de populations, de communautés et d’écosystèmes dans le but de modifier une ou plusieurs dynamiques biotiques ou physico-chimiques de l’environnement dans un sens réputé favorable à la société et compatible avec le maintien des équilibres écologiques et du potentiel adaptatif de l’environnement. » (Comité scientifique du programme Ingéco (CNRS/Irstea), 2010) Enfin, d’autres auteurs affichent explicitement deux buts à l’ingénierie écologique : le bénéfice de l’humain et de la nature (Mitsch et Jørgensen, 2003). À côté de l’éthique, qui engage la conscience du citoyen, on peut distinguer la déontologie, qui engage les connaissances et l’expérience de l’ingénieur écologue dans sa profession. Lorsque l’ingénieur écologue sait qu’une action aura des conséquences négatives d’après son analyse thermodynamique et/ou évolutive (les deux piliers théoriques de l’écologie), il doit proscrire cette action. Au minimum, une réflexion sur les différentes options de gestion devrait permettre de choisir la moins pire. Le secteur économique lui-même est demandeur de principes déontologiques pour encadrer la profession. Dans le cadre du plan d’action du ministère sur la filière « génie écologique » (ministère de l’Écologie, 2011), de nombreux entrepreneurs ont 11. « Since Kuhn’s introduction of the idea of ‘‘paradigms’’ [3] it has been impossible to deny that science is a human construct, and that all aspects of human nature, including citizen’s deepest values and goals, are in play when researchers and practitioners ‘‘do science’’. »
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pu exprimer à plusieurs reprises leur volonté de ne pas voir la profession d’ingénieur écologue bradée au moins-disant éthique. Après plusieurs décennies d’un travail quasi militant, ces PME voient des concurrents proposer des tarifs jusqu’à dix fois inférieur au leur, avec une qualité proportionnelle. Ce « dumping éthique » peut être enrayé par l’établissement d’un cadre déontologique qui se dessine progressivement, au travers d’une charte de l’Union Internationale pour la Conservation de la Nature (UICN) et d’une norme AFNOR sur le Génie écologique - Méthodologie de conduite de projet appliqué à la préservation et au développement des habitats naturels - Zones humides et cours d’eau (AF X10-900). D’autres projets sont en cours comme l’élaboration d’un guide pour l’établissement de cahiers des charges par les maîtres d’ouvrage. Enfin, afin de ne pas laisser le concept d’ingénierie écologique grossir les rangs des méthodes de green-washing, il est certainement nécessaire de décider si tel ou tel projet relève de l’ingénierie écologique. Dans ce but, une solution pourrait être que chaque acteur donne son avis sur ce qui lui semble relever ou pas de l’ingénierie écologique, mais ces avis ne seront pas nécessairement pertinents si l’acteur ne dispose pas de la capacité technique de juger de l’efficacité des solutions proposées sur les plans thermodynamique et évolutif. Autre proposition : que le scientifique ait un droit de veto afin d’éviter tout dévoiement de l’ingénierie écologique. Mais la délégation du pouvoir à des experts n’est pas sans risque, et peu en accord avec une démarche participative. Finalement, une solution raisonnable semble être d’octroyer cette décision d’accorder le terme d’ingénierie écologique à une entité de labellisation ou de certification, qui compte un nombre suffisant de scientifiques pour que ceux-ci soient en mesure d’informer et d’initier la majorité de la commission non scientifique aux principes théoriques qui garantiront un minimum de durabilité. À l’inverse, les professionnels seront à même de sensibiliser les scientifiques à la situation existante et à ses déterminismes techniques, économiques, juridiques… Les différentes mesures réalisées ou proposées ici permettront de parvenir à une version moderne du serment d’Hippocrate pour les ingénieurs écologues.
Faut-il que la définition de l’ingénierie écologique se cristallise dès maintenant, au risque d’exclure des innovations futures ? Une définition de l’ingénierie écologique est souhaitable car elle permettra de fédérer les acteurs du secteur économique, de la recherche et de la formation sous un même vocable. Il s’agit donc d’une étape préliminaire fondamentale dans l’élaboration d’une filière économique, telle que souhaitée par le ministère de l’Écologie (ministère de l’Écologie, 2011). Le sentiment d’appartenance à un secteur économique bien identifié permettra notamment de rassembler les énergies et de favoriser leur investissement dans des projets dont les bénéfices seront collectifs. De plus, il peut sembler relativement urgent de poser une définition officielle de l’ingénierie écologique lorsque l’on constate que certains acteurs, économiques notamment, proposent des définitions restrictives de l’ingénierie écologique, qui correspondent à leur activité spécifique et écartent de nombreuses activités respectant tous les critères de l’ingénierie écologique. En particulier l’approche naturaliste
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Définir l’ingénierie écologique : quels enjeux ?
et conservationniste, qui représente le sous-secteur le plus ancien et le mieux organisé, cherche parfois à écarter des conceptions plus fonctionnalistes et intéressées par la gestion des services écosystémiques, qui considèrent la biodiversité comme un moyen de gestion, et non comme le but ultime de la gestion. Une définition peut permettre d’éviter que le secteur qui se structure ne soit trop exclusif, afin de laisser la place à d’autres activités émergentes. Une définition permet de mettre en évidence les propriétés des objets qui sont inclus sous un même concept. D’un autre côté, aussi large que soit cette définition, elle détermine également quels objets en sont exclus. À ma connaissance, la seule définition de l’ingénierie écologique qui s’appuie sur ce qui ne relève pas de l’ingénierie écologique pour mieux définir ce qui en fait partie, est la définition proposée par le Groupe des acteurs de l’ingénierie écologique (GAIE), pour qui l’ingénierie écologique au sens large « désigne la gestion de milieux et la conception d’aménagements durables, adaptatifs, multifonctionnels, inspirés de, ou basés sur, les mécanismes qui gouvernent les systèmes écologiques (auto-organisation, diversité élevée, structures hétérogènes, résilience, par exemple). Les processus purement chimiques ou physiques ne relèvent pas du périmètre de l’ingénierie écologique. »12 En excluant les processus purement chimiques et physiques, l’ingénierie écologique affirme sa différence avec l’ingénierie conventionnelle, comme par exemple l’utilisation de pesticides et du labour en agriculture conventionnelle. GAIE positionne également sa vision de l’ingénierie écologique par rapport aux sciences humaines et sociales : « À ce titre, l’ingénierie écologique est un ensemble conceptuel spécifique des sciences écologiques mais ouvert sur les problèmes économiques et sociaux. Elle se distingue donc du développement soutenable, qui se base sur une logique économique respectueuse de l’environnement et du progrès social. » Si ces restrictions semblent bien utiles pour clarifier le concept, elles ne doivent toutefois pas porter préjudice au développement de l’ingénierie écologique qui renouvelle profondément notre représentation de la place de l’humain dans la nature (cf. chap. 1). Afin de permettre un accès progressif de tous les ingénieurs à l’ingénierie écologique (tableau 2.1), il peut être nécessaire de proposer une définition assez précise pour éviter le dévoiement de l’ingénierie écologique, mais assez générale pour ne pas exclure des acteurs qui ne se reconnaîtraient pas dans ce concept par méconnaissance des principes de l’écologie. Par exemple, l’ingénierie écologique exclut les processus purement physiques et chimiques, mais ne doit pas donner l’impression d’exclure les physiciens et les chimistes car elle a besoin de leur expertise pour gérer des écosystèmes composés à la fois d’entités biologiques et physico-chimiques. On peut légitimement s’interroger sur le degré jusqu’auquel il faut préciser ce qui n’est pas de l’ingénierie écologique. En effet, il s’agit d’une discipline jeune, qui répond à une demande sociale en émergence, et faire cristalliser de façon prématurée le spectre couvert par l’ingénierie écologique pourrait retarder l’intégration des éléments les plus novateurs, les moins matures et donc les moins identifiables. Une définition de l’ingénierie écologique assez souple pourrait servir d’heuristique pour amener les différents acteurs à s’engager dans un renouvellement écologique de leurs pratiques. 12. http://www.ingenierie-ecologique.org/spip.php?article27.
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Ingénierie écologique
En se fondant sur des concepts connus de chacun, mais derrière lesquels chacun ne met pas forcément le même contenu cognitif, il serait probablement possible de permettre la convergence des différents acteurs vers un projet commun. Les entités pourvoyeuses de ressources cognitives sont appelées « concepts intermédiaires », et sont importantes notamment dans la conception collective (Hubert et Teulier, 2008). Cette notion de concept intermédiaire est utilisée pour décrire des situations de gestion des écosystèmes. Un concept intermédiaire a pour fonction de permettre le passage entre plusieurs univers cognitifs parce qu’il est interprété différemment dans chacun d’entre eux en fonction des interprétants. Autrement dit, les concepts intermédiaires sont des artéfacts cognitifs qui sont identifiables, observables et qui ont une signification dans les univers d’action de chaque partenaire. Ils permettent ainsi à chaque acteur d’évaluer l’articulation de ses représentations avec un objectif collectif à la lumière de ses propres contraintes, et de forger sa décision de s’engager ou non dans le projet collectif. Ainsi, il peut être souhaitable d’utiliser des concepts intermédiaires dans la définition de l’ingénierie écologique. Dans le domaine de l’écologie, les concepts d’écosystème, de durabilité et de biodiversité correspondent tous à un contenu cognitif spécifique chez les différents acteurs de l’ingénierie écologique. Il existe toutefois, sur un plan scientifique, des définitions précises aux termes « écosystème » (Tansley, 1935), « développement durable » (Brundtland, 1987) ou « biodiversité » (Wilson et Peter, 1988), qui peuvent permettre de satisfaire à la fois aux exigences d’un concept intermédiaire, tout en respectant une certaine rigueur sémantique sur laquelle peuvent se baser les scientifiques.
Conclusion Dans cette analyse, j’ai tenté d’exposer les différents enjeux qui me semblent majeurs pour comprendre les débats qui ont lieu aujourd’hui autour du concept d’ingénierie écologique. Plutôt que d’essayer de faire preuve d’une objectivité absolue, j’ai signalé ma position pour chacun de ces enjeux, afin que le lecteur soit en mesure de prendre le recul nécessaire quant à ma façon de les exposer. Ceci me conduit à conclure sur une position synthétique, qui a pour ambition de reprendre les différentes positions exprimées ci-dessus, au travers d’une définition personnelle. Je considère que (i) l’humain fait partie intégrante de la nature, des écosystèmes, de la biodiversité, (ii) l’ingénierie écologique est plus qu’un secteur économique donné et constitue un mode de renouvellement de nos actions sur le monde, (iii) les écosystèmes les plus anthropisés, comme les villes et les industries, peuvent être des entités gérées par l’ingénierie écologique, (iv) il est souhaitable d’afficher des positions éthiques dans cette définition et (v) une définition doit être un levier agissant sur les comportements plutôt qu’un cadre visant à se reconnaître entre soi et à exclure certains. Sur la base de cette explicitation, ma proposition est de définir l’ingénierie écologique comme « l’implementation d’écosystèmes durables par ou pour la biodiversité ». Le verbe implémenter est ici pris au sens donné dans le Journal officiel de la République française, à savoir : effectuer l’ensemble des opérations qui permettent de définir un projet et de le réaliser, de l’analyse du besoin à l’installation et la mise en service du système ou du produit (Journal officiel de la République Française, 20 avril 2007). À défaut de ce terme qui peut paraître trop technique, la définition pourrait être : « la mise en œuvre d’écosystèmes durables par ou pour la biodiversité ».
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Colloque national IRSTEA sur l’ingénierie écologique : action par et/ou pour le vivant ? Annecy, 5-7 juin 2012
ENTRE LA FORESTERIE ET LE GENIE ECOLOGIQUE, ANALOGIES ET QUESTIONNEMENTS VOISINS ? Christian Barthod Ingénieur général des Ponts, des Eaux et des Forêts, Conseil Général de l’Environnement et du Développement Durable
Souvent, dans des présentations ou commentaires sur les fondements scientifiques et pratiques du génie écologique1, il est fait mention de racines anciennes, « par exemple dans les sciences forestières ». C’est donc probablement en tant que forestier2 sensible depuis trois décennies aux interpellations de l’écologie scientifique, de la sociologie et de l’éthique que j’ai été invité à prendre la parole. Sans prétendre nullement ériger la vieille foresterie en modèle pour le jeune génie écologique, j’ai néanmoins compris que les organisateurs du présent séminaire comptaient sur moi pour faire surgir quelques questionnements communs, jouer avec certains rapprochements (qui ont une part d’arbitraire) entre les deux disciplines, et inviter les participants à y chercher des pistes de réponse ou des idées, qui pourront parfois rejoindre celles des forestiers, parfois s’en éloigner. *** A - En 1928, C.M. Möller professeur danois de sciences forestières, écrivait à l’issue d’un voyage professionnel de quatre mois en France3 : « Une première impression immédiate d’un Danois sur la sylviculture française, n’est pas avantageuse. Orientés que nous sommes vers un ordre et une plénitude qui paraissent parfois n’exister que pour l’amour de ces conceptions, nous ne pouvons pas, sans plus ample informé, nous accommoder du caractère presque négligé que présentent d’après nos idées les forêts françaises, par suite de l’emploi 1
Terminologie créée par Patrick Blandin, Gilbert Long et Philippe Lagauterie (fondateur de l’Association française des ingénieurs écologues, actuellement en poste au Conseil général de l’environnement et du développement durable) dans les années 1980. Il faut noter la coexistence vécue comme harmonieuse par P. Lagauterie entre « génie écologique » et « ingénieur écologue ». Définition de mars 1984 : « Le génie écologique est constitué par la somme des connaissances pluridisciplinaires utilisées lors d'opérations d'aménagement ou d'exploitation du milieu naturel dans la mesure où ces connaissances, une fois appliquées, sont de nature à assurer la préservation des qualités de l'environnement sur le long terme et à garantir une productivité soutenue s'il s'agit de systèmes écologiques productifs. Le génie écologique peut-être mis au service de la reconstitution de milieux naturels, à la réhabilitation de milieux dégradés et à l'optimisation des fonctions naturelles assurées par des systèmes naturels », in Annexe 1 du rapport intitulé : « Organisation de la recherche et de la formation pour la maîtrise écologique du territoire » (Rapport de la mission Claude Henry remis en mars 1984 au ministre de l'environnement, suite à sa demande du 17 février 1983). 2 Je ne prétends pas être représentatif du monde forestier, et je prends aussi le risque que mes questionnements ou rapprochements interpellent également mes collègues forestiers. 3 In Impressions de voyage en France d’un forestier danois, Revue des Eaux et Forêts, avril 1928, pp. 207-214, traduction « presque au mot à mot » d’un article publié par C.M. MÖLLER dans le Journal de l’Association forestière danoise.
2 de procédés plus extensifs. ». Mais après diverses considérations, il poursuivait : « En résumé, nous en arrivons à considérer le traitement français comme l’antithèse du nôtre. Il doit être intéressant et explicatif pour nous d’étudier à tête reposée un tel système qui pourtant tourne rond, et a peut-être souvent, à conditions égales, un rendement aussi bon que le nôtre. ». Serait-il totalement déplacé de transposer ces réflexions dans le domaine de la comparaison entre l’ingénierie traditionnelle et le génie écologique ? Elles nous rappellent qu’en matière d’ingénierie comme en matière de sylviculture, la grille d’évaluation n’est pas exclusivement celle de l’efficience, mais aussi et largement une grille culturelle reflétant bien autre chose : dans le cas présent, le primat donné à « l’ordre et la plénitude ». Argumenter sur la seule base de l’efficience peut conduire les défenseurs du génie écologique à ne pas toujours percevoir la grille à partir de laquelle leurs propositions sont effectivement évaluées, et ceci d’autant moins que le registre du politiquement correct peut empêcher de mettre en avant l’éventuel blocage vis-à-vis du « caractère presque négligé… par suite de l’emploi de procédés plus extensifs ». Pourtant il a certainement fallu beaucoup d’ouverture intellectuelle au « savant allemand » anonyme cité par Möller pour conclure en matière sylvicole : « En France, une géniale négligence, en Allemagne, une platitude systématisante. ». Comprendre les raisons culturelles qui peuvent freiner ou favoriser l’acceptation du génie écologique par les prescripteurs, comme par les citoyens devant lesquels ils ont des comptes à rendre, me semble représenter un enjeu majeur.
B - Derrière certains termes des débats sylvicoles, et plus généralement derrière les conceptions de l’efficience en matière de « pilotage » des systèmes naturels, se cachent souvent à peine des situations économiques variées, allant de l’absence de contraintes identifiées à un cahier des charges tellement difficile qu’il peut faire de nécessité vertu. C’est ce que Möller résumait en écrivant : « L’opinion représentée en matière de régénération [naturelle] par la sylviculture française que « le meilleur marché possible est le mieux », même si la production totale et la qualité s’en ressentent un peu, mérite indubitablement d’être examinée de plus près et agira au moins comme un contrepoids utile à notre conception antérieurement admise (en vérité, uniquement sur la base de notre tempérament) que « le mieux possible est le meilleur marché », presque sans considérer à combien se monte la dépense. ». Cette dimension économique qui est souvent un atout du génie écologique doit être assumée sans fausse honte, car elle permet d’argumenter certains choix avec ceux qui ne partagent pas nécessairement les « a priori » des militants du génie écologique ou d’une sylviculture « proche de la nature ». En effet, sans ce rappel explicite et rassurant, il y a toujours le risque de susciter des réactions instinctives de méfiance vis-à-vis de ce qui peut aussi être ressenti comme un discours idéologique qui ne prend pas assez en compte les spécificités de la situation particulière. Il y a toujours un danger d’incompréhension majeure quand la partie avec laquelle on discute d’une « option douce » croit qu’on lui demande d’adhérer à toute la vision sous-jacente à une école sylvicole, ou au génie écologique. Cela suppose de ne pas disqualifier a priori et en toutes occasions d’autres choix possibles, en percevant et en faisant
3 percevoir la continuité des solutions envisageables4. En foresterie, comme sans doute dans le génie écologique, il existe le risque d’un discours idéologique, globalisant et confortable, qui a ses mérites mais qui crée aussi du « ghetto ». Le génie écologique peut avoir d’importants atouts économiques à valoriser, dès lors qu’il n’enferme pas ses interlocuteurs dans la situation d’avoir à se prononcer pour ou contre « un système de pensée ou de valeurs ». Cela n’exonère nullement d’avoir toujours à assumer un choix raisonné entre « le meilleur marché possible est le mieux » et « le mieux possible est le meilleur marché ».
C - Quand je parle d’idéologie dans le secteur forestier, et possiblement dans celui du génie écologique, je ne cherche pas à stigmatiser sa connotation souvent péjorative de moyen pour un groupe d'accroître son pouvoir par l'accumulation de force politique et de soutiens au sein de la société. Pour des modes d’intervention innovants ou peu connus, posant des problèmes très spécifiques et exigeant un cahier des charges très particulier pour réussir, mis en œuvre par des groupes qui se vivent comme minoritaires, je suis assez sensible au besoin d’un discours cohérent qui, en intégrant le socle des connaissances scientifiques et expérimentales, développe « un système d’idées et de jugements, explicite et généralement organisé, qui sert à décrire, expliquer, interpréter ou justifier la situation d'un groupe ou d'une collectivité et qui, s'inspirant largement de valeurs, propose une orientation précise à l'action historique de ce groupe ou de cette collectivité5 ». Il existe incontestablement une idéologie forestière, qui permet souvent à des forestiers russes, français et américains de se sentir plus proches entre eux que de beaucoup de leurs concitoyens au quotidien. Les valeurs et représentations prêtées aux forestiers par les sociologues sont, ou plus exactement ont été aussi des outils pour accroître leur influence et leur pouvoir ; nul ne peut le contester. Mais il me semble tout aussi légitime de se poser la question de savoir en quoi ces valeurs et représentations étaient des réponses adéquates, ou neutres, ou inadéquates aux spécificités des outils et modalités d’intervention développés par accumulation d’expériences pratiques, dans un contexte où la méthode expérimentale dans toute sa pureté épistémologique rencontre souvent des obstacles rédhibitoires. Ce savoir pratique par accumulation d’expériences, cohabitant bien sûr avec la mobilisation de savoirs scientifiques, court toujours le risque de sous-estimer l’influence du contexte particulier à chaque projet, contexte écologique, économique, social et culturel, et donc enraciné dans un « hic et nunc ». Le risque est dès lors grand de charrier « consubstantiellement » des images et représentations dont les acteurs ne sont pas conscients, sans garantie de pertinence opérationnelle dans un contexte « trop » différent. Le génie écologique, comme la foresterie, ne me semblent pas pouvoir être un jour totalement affranchis de ces pesanteurs, en même temps que de cette impossibilité pratique à ne reposer que sur un corpus de connaissances scientifiques. C’est pourquoi il me semble normal et quasi inévitable que le génie écologique développe, lui aussi, une idéologie6 qui a un rôle fonctionnel, mais dont les acteurs du génie écologique doivent savoir aussi s’interroger sur les limites. 4
Cf. les débats possibles entre d’une part la régénération naturelle sensu stricto et d’autre part la régénération naturelle assistée par des regarnis qui peuvent parfois concerner une partie significative de la surface, par des plantations. 5 Guy Rocher, Introduction à la sociologie générale, Tome 1 :l'action sociale, p.127 6 Qui a aussi une dimension déontologique importante, et ce terme de déontologie semble englober, chez des acteurs majeurs de l’ingénierie écologique, des aspects que les sociologues ont pris l’habitude de classer comme idéologie quand ils analysent les discours forestiers.
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D – La maxime forestière la plus souvent mise en avant par les forestiers français est celle d’Adolphe Parade7 : « Imiter la nature, hâter son œuvre ». Elle manifeste à la fois le refus de certaines options fondatrices de l’école forestière allemande, une orientation stratégique forte, mais aussi un certain discours que la foresterie française naissante voulait tenir sur elle-même. Son utilisation par les forestiers depuis près de 150 ans relève aussi de l’idéologie, au sens « identitaire » évoqué précédemment. Elle est clairement dans le registre du « faire avec » développé par Raphaël Larrère8, mais aussi dans « l’utilisation de phénomènes écologiques par l’ingénieur pour des objectifs anthropiques9. ». Elle dit incontestablement quelque chose de vrai et de fort, notamment sur l’option prise en faveur de la régénération naturelle (et le savoir-faire afférent), mais elle peine à rendre compte de la totalité des pratiques forestières, et même des normes techniques et recommandations techniques venant des institutions forestières. Pour prendre un exemple, en matière de régénération l’expérience forestière, marquée par des débats anciens et toujours animés entre écoles techniques, selon des termes périodiquement renouvelés par les apports scientifiques, conduit en effet à devoir reconnaître « objectivement » un certain continuum dans la diversité des options possibles, entre une régénération naturelle totalement réussie et parfaitement orthodoxe, et toute une série de formes « dégradées » allant jusqu’à des plantations couvrant la totalité de la surface, mais avec des graines récoltées localement, puis à des plantations venant de graines allochtones supposées plus « adaptées ». C’est à l’intérieur de cette gamme continue de techniques que le jugement de valeur propre à chaque école identifie pourtant une rupture entre ce qui est « acceptable » et ce qui ne l’est pas, en recourrant à une grille d’analyse qui n’explicite pas toujours ses valeurs. Personnellement je fais l’hypothèse qu’il y a « en plus » interaction entre les valeurs mises en avant et une grille plus ou moins assumée de considérations économiques analysées comme facteur limitant à l’action. La prospérité nouvelle venant de la création du Fonds forestier national10 (1946), puis de l’Office national des forêts11 (1966) n’est sans doute pas étrangère à la manière dont le recours à des « techniques modernes » a pu donner le sentiment d’une rupture avec l’esprit de la maxime de Parade. Le génie écologique n’est-il pas de facto confronté à la même question d’une gamme continue de moyens techniques, d’un jugement de valeur qui crée une rupture, et de la manière dont les contraintes financières influent sur ce qui est considéré comme « acceptable » ?
E – Pour un secteur d’activité « minoritaire » qui peine souvent à se faire comprendre et à faire partager ses grilles d’analyse, le discours qu’il tient sur lui-même, en interne, doit nécessairement être contrebalancé par un effort d’objectivation à l’externe. C’est en raison de ses difficultés à faire partager ses hésitations et réticences vis-à-vis du discours sur le 7
Adolphe Parade (1802-1864), directeur de l’école forestière de Nancy de 1838 à 1864. Il avait fait ses études à l’Université forestière allemande de Tharandt, sous la direction du célèbre Cotta. 8 Cf. Le génie écologique : l’ingénieur et le thérapeute 9 Cf. la note « Ingénierie écologique : action par et/ou pour le vivant » du groupe de travail « Ingénierie écologique » à Irstea, mai 2012. 10 Compte spécial du Trésor, alimenté par une taxe sur le marché du bois, avec des prélèvements à plusieurs niveaux 11 Etablissement public à caractère industriel et commercial, statut juridique lui permettant notamment de conserver le bénéfice des ventes de bois et autres produits et services issus des forêts domaniales.
5 développement durable12, que le secteur forestier s’est engagé en 1992 dans le pari de développer des critères et indicateurs de gestion durable des forêts. La construction négociée de ces critères et indicateurs a mis en évidence le constat suivant : les indicateurs de gestion durable ne traduisent néanmoins pas une approche objective et désincarnée de ce que sont «la gestion, la conservation et l'exploitation durables de tous les types de forêts. ». Doit être pris en compte le contexte écologique, économique, social mais aussi culturel d'une société politique et civile particulière, contexte plus ou moins partagé avec d'autres pays selon les cultures nationales. Cela laisse une place pour des processus régionalisés associant des pays qui avaient la conviction de partager à la fois les mêmes problèmes au regard de la gestion durable des forêts, mais aussi la même culture pour les résoudre, les critères et indicateurs n'ayant pas une valeur en soi, mais pour l'action et dans un contexte sociétal particulier. Il est rapidement apparu que des indicateurs quantitatifs ne suffiraient pas à rendre compte de tous les aspects de la gestion durable. Mais les « indicateurs descriptifs » étaient aussi identifiés comme étant a priori susceptibles de plus de « manipulation » ou « d'interprétation orientée », prêtant le flanc à des soupçons qui s'étendraient inévitablement à l'ensemble de l'exercice des indicateurs. A contrario, il faut aussi reconnaître que les indicateurs quantitatifs ne perturbent pas un schéma traditionnel où les forestiers maîtrisent le processus et engagent la concertation sur l'interprétation des chiffres, alors que l'acceptabilité sociale des « indicateurs descriptifs » suppose nécessairement une co-construction, et donc un climat de confiance et une certaine vision partagée entre toutes les parties prenantes à une politique forestière. A son tour, le génie écologique ne sera-t-il pas inéluctablement appelé à objectiver son intervention, et à rendre compte de ses grilles d’analyse, via le développement de critères et d’indicateurs évaluant son action ?
F - Parmi les représentations spécifiques au secteur forestier figure un rapport particulier au temps. Ce constat semble objectif, neutre et de bon sens, compte tenu de la durée de vie des arbres. Mais il ne rend pas compte correctement des contraintes temporelles afférentes aux modes d’intervention en forêt, et des outils développés pour y répondre. Dans l’est de la France, il n’est possible d’exploiter une glandée pour une régénération naturelle qu’environ tous les sept ans. Cela impose d’une part une planification intégrant cette donnée statistique, mais aussi une réelle capacité à se soustraire aux contraintes autres de toutes natures, afin de pouvoir réagir vite et saisir cette opportunité. Par ailleurs une conversion de taillis-sous-futaie en futaie suppose un très long processus continu, sur une durée comprise entre 80 et 200 ans. Il est rare de pouvoir garantir une continuité de vue et d’actions sur une telle durée, et c’est le bon sens qui conduit à constater un besoin : « Il faut que chacun puisse au bout de 20 à 30 ans voir les résultats de son travail et de ses efforts13. ». Les outils de planification
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Si l'expression développement durable appliquée à un pays ou une société, ou même à l'économie, à l'industrie ou à l'agriculture était intuitivement compréhensible, que pouvait signifier le développement durable de la forêt (territoire + mosaïque d'écosystèmes + système-acteurs), ou même de la sylviculture ? Interpellés par beaucoup de parties prenantes au processus préparatoire à la CNUED, qui percevaient mal les raisons pour lesquelles le secteur forestier avait besoin d'expressions spécifiques (qui plus est, non consensuelles) pour synthétiser les enjeux de la durabilité en foresterie, les négociateurs forestiers n'étaient pas toujours à l'aise pour justifier cette option qui était souvent interprétée comme un refus de la problématique du développement durable, dissimulant au mieux un conservatisme et un particularisme dépassés, au pire de noires intentions. 13 Louis Badré, La conversion directe des taillis sous futaie en futaie, une méthode simple, in Revue Forestière Française, 1951, pp. 753-758
6 développés par les forestiers (les « aménagements14 ») sont une aide précieuse pour garantir une continuité des actions malgré le changement des acteurs, mais touchent leurs limites, lorsque des premiers résultats ne sont pas « visibles » et « valorisables » à l’échelle d’une génération. Pour le moment, les débats sur le génie écologique se focalisent sur les « premiers travaux » et ne perçoivent pas vraiment la dimension temporelle longue qui me semble a priori indissociable de toute intervention prétendant au pilotage de processus naturels. Pourtant l’expérience concernant les interventions sur les cours d’eau laisse entrevoir que même avec le recours au génie écologique, le suivi et le besoin ultérieur de nouvelles interventions sont souvent des nécessités, dès lors qu’il y a des acteurs divers aux intérêts contradictoires concernés, et qu’une intervention répond nécessairement à un cahier des charges négocié à un moment donné. Comment à 20 ou 30 ans de distance garantir une certaine cohérence de vision et d’action ? Mais d’ores et déjà les acteurs du génie écologique ne sont-ils jamais confrontés à devoir accepter ou refuser d’intervenir dans un calendrier imposé, indépendamment du calendrier propre aux processus naturels ? Je fais le pari que la question du temps long, à tout le moins d’un temps propre aux processus mobilisés par le génie écologique, s’imposera progressivement comme une dimension structurante du génie écologique, et que celui-ci devra se doter de règles et d’outils pour en gérer les différents visages.
G – Au-delà de cette relation particulière au temps long, les forestiers ont développé, volontairement et/ou à leur corps défendant, une vision particulière du passé et de l’avenir, qui les met assez souvent en tension interne entre ce qu’ils désirent et ce qu’ils doivent prendre en compte s’ils veulent minimiser le risque d’échec. Il y a longtemps eu parmi les forestiers une passion pour le passé, source d’explication pour le présent, cohabitant avec une croyance que l’environnement était un quasi-invariant à l’échelle de la mémoire forestière, reposant sur une vision assez statique du patrimoine. La prise de conscience que la réalité est plus complexe est relativement récente. Par l’approche des sylvo-faciès, les forestiers sont devenus plus sensibles à l’interaction entre les paramètres naturels et la chronoséquence : par exemple, en Basse-Normandie, il est désormais établi que les sols15 sont durablement marqués par l’exploitation passée en taillis. De même il est démontré qu’une exploitation agricole romaine peut encore se marquer dans le sol et dans la végétation du sous-bois16. La connaissance du passé est donc importante, voire déterminante pour comprendre le patrimoine dont on hérite, identifier les trajectoires sur lesquelles sont les écosystèmes forestiers, mais aussi la manière dont les modes d’exploitation ont marqué (« anthropisé ») le milieu naturel. On n’hérite jamais seulement d’un patrimoine forestier ; on hérite aussi d’une trajectoire et d’interactions en cours. De même le futur forestier a toujours cherché à privilégier, dans l’état des connaissances disponibles, les « potentialités17 », en cherchant à les faire s’exprimer en fonction des besoins 14
Qui ont aussi une fonction d’organisation de la mémoire. Cf. la podzolisation de surface 16 J.L. Dupouey et al., La végétation des forêts anciennes, Revue Forestière Française n°6, 2002, pp. 521-531 17 Cf., pour la période récente, les enjeux du travail considérable mené sur la typologie des stations forestières depuis plus de 30 ans, privilégiant des « types » et peinant souvent à traiter des « entités » réelles mixtes ou hybrides 15
7 identifiés, mais dans un contexte où l’environnement était, encore une fois, considéré comme un invariant18. Ce n’est que relativement récemment que s’est faite jour une nouvelle perception identifiant désormais les perturbations comme autre chose qu’un accident ou une crise indésirable, et prenant acte de l’existence de changements globaux à des pas de temps raccourcis aux ordres de grandeur des cycles forestiers. Cela modifie nécessairement beaucoup le concept de potentialités forestières, et le débat forestier peine à lui redonner un nouveau visage, balançant entre une approche volontariste et une approche statistique. Le génie écologique me semble être appelé parallèlement à se confronter avec trois questions touchant au passé et au futur prévu : a) comment prendre en compte opérationnellement l’écologie historique, avec l’évolution des écosystèmes et des paysages sous l’influence humaine ? b) comment prendre en compte la probabilité d’une évolution après travaux qui intègre des perturbations engendrant des conséquences éventuellement socialement difficilement acceptables, voire des trajectoires non désirées, suscitant alors des demandes de ré-intervention ? c) comment, dans ce contexte, définir les potentialités d’un milieu (compris comme naturel ? reconnu comme anthropisé ? avec quelle place pour la vision qu’a une société sur son avenir ?) sur lequel le génie écologique intervient ?
H – Nonobstant les incertitudes liées au changement climatique et les débats sur la satisfaction des besoins alimentaires et énergétiques grandissants, le long terme écologique en Europe des terrains sans affectation claire par la société est forestier. Cette situation façonne dès lors un « regard conquérant ou résistant », selon le contexte social, a priori assez différent de celui des acteurs du génie écologique. Adossé à ce constat, le forestier peut en effet assumer plus facilement son choix fondateur de mobiliser des processus écologiques au profit de la satisfaction des besoins sociaux de produits ou de services. Quand ces besoins évoluent, il peut faire évoluer son action pour privilégier de nouveaux produits ou cibler prioritairement certains services écosystémiques. En allant à la limite de son positionnement, son retrait complet de certains territoires ne remet pas en cause l’existence et la valeur d’existence de l’écosystème auquel il s’identifie : même le « non faire » pourrait être analysé comme la mobilisation de l’écologie par l’ingénieur au profit d’objectifs écologiques (option « pour le vivant » du groupe de travail à l’Irstea). Le forestier se situe clairement dans le cadre conceptuel du pilotage et de l’adaptabilité durable, défendu par Patrick Blandin19. Sa situation semble a priori conceptuellement très confortable. Mais les forestiers doivent ne pas oublier que cette option du pilotage d’écosystèmes peu artificialisés se traduit consubstantiellement par la contre-sélection massive, en forêt « pilotée », des très gros bois, ainsi que des arbres sénescents et dépérissants, avec leurs espèces inféodées. C’est ce pourquoi l’enjeu de la territorialisation différenciée de leur action est aussi importante, afin de préserver des espaces où les espèces contre-sélectionnées puissent « se maintenir ». Evaluer le caractère écologique des interventions forestières ne peut se faire parcelle forestière par parcelle forestière, projet par projet, en oubliant l’impérieuse nécessité d’une approche cohérente et modulée selon les échelles spatiales. Pour autant que je puisse avoir une vision représentative du cadre d’intervention du génie écologique, je suis par ailleurs frappé par l’originalité de la demande qui lui est parfois faite : remplacer par des processus écologiques à faibles intrants des actions humaines autrefois socialement organisées 18
C’est probablement ce qui a rendu le monde forestier aussi sensible à l’écologie « odumienne », avec son idéal du climax. 19 L’adaptabilité durable, une nouvelle éthique.
8 mais aujourd’hui déstabilisées par l’évolution économique et sociale. C’est notamment le cas quand il est demandé d’entretenir des espaces ouverts hérités d’équilibres historiques révolus. Il s’agit alors paradoxalement d’utiliser les outils concrets du « faire avec » de Raphaël Larrère pour en réalité « faire contre » la dynamique des processus naturels. Le forestier que je suis n’en est pas éthiquement choqué, mais il ne peut s’empêcher de s’interroger dès lors sur la riche ambiguïté du mot « écologique » dans le « génie écologique ». De même l’expérience forestière conduit à bien apprécier les limites inévitables du recours au vocable de l’ingénierie écologique pour qualifier les interventions forestières, imposant de raisonner territorialement de façon différenciée pour oser assumer l’esprit de l’école sylvicole française qui prétend « Imiter la nature, hâter son oeuvre », par opposition à l’école historique20 danoise (et allemande) que C.M. Möller représentait en 1928.
Conclusion La foresterie a parfois la tentation de se présenter en modèle historique d’une ingénierie écologique qui s’ignorait. Tout n’est pas faux dans le discours qu’elle prétend tenir sur ellemême, mais il convient fermement d’en rappeler les limites. Néanmoins le recul historique et la réflexion sur ses réussites et ses échecs semblent de nature à aider le jeune secteur du génie écologique à mieux analyser son contexte d’intervention, à prendre ses paris et à refuser un certain nombre d’illusions. Parmi ses possibles illusions, refuser de voir qu’il existe une continuité dans les moyens d’actions, qu’il y a place et légitimité pour plusieurs visions dès lors que les valeurs sous-jacentes sont explicitées, et que la dimension spatiale et historique d’analyse et d’actions est déterminante ne seraient pas les moindres. ***
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Il serait aujourd’hui excessivement caricatural de penser que la réalité forestière allemande et danoise est réductible à la grille sous-jacente à la situation décrite en 1928, de même que la réalité sylvicole française est plus diverse que ce que C.M. Möller observait en France . Cependant, certains déterminants culturels à évolution nécessairement très lente sont toujours à l’œuvre, que ce soit dans le discours que l’école majoritaire dans un pays tient sur elle-même, comme d’ailleurs dans les « réactions » contre cette école majoritaire.
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Chapitre 12
L’écologie au service de l’ingénierie : organisation d’un collectif scientifique et pratique Antoine DORÉ, Frédéric GOSSELIN, Freddy REY L’ingénierie écologique est un domaine en devenir. Les questions que pose actuellement l’organisation d’un tel domaine s’inscrivent dans la filiation de réflexions plus anciennes relatives notamment à la restauration écologique (Barnaud et Chapuis, 1999) et, plus largement, à la biologie de la conservation (Meine, 2010). Elles prolongent et renouvellent également les débats qui ont accompagné, au début des années 1990 aux États-Unis, la naissance « officielle » de l’ingénierie écologique marquée notamment par la création de l’International Ecological Engineering Society et de la revue Ecological Engineering (Mitsch et Jørgensen, 1989 ; Mitsch, 1993). En France, un tel domaine suscite un intérêt croissant depuis une vingtaine d’années. En 1996, le ministère en charge de l’Environnement lance un programme intitulé : « Recréer la nature, réhabilitation, restauration et création d’écosystème » à la suite d’un colloque éponyme en mai 1994 (Lecomte et al., 1995). Parallèlement, l’Ifremer engage une réflexion sur le génie écologique côtier. Le CNRS — via son programme « Environnement, vie et sociétés » — lance, en 1997, un groupe de travail sur les « Sciences pour l’ingénierie des systèmes naturels » afin d’identifier les actions optimales pour la conduite des systèmes écologiques (Pavé, 2001). Enfin, Irstea s’impose comme un institut précurseur en matière d’ingénierie écologique en France, en développant notamment de nombreuses expériences de maîtrise des processus érosifs en milieux montagnards et en rivières (Barnaud et Chapuis, 1999 ; Dutoit et Rey, 2009). Au cours de ces années, les projets de recherche71, colloques72 et numéros spéciaux ou rapports73 portant sur l’ingénierie écologique se sont multipliés. Le domaine s’est également structuré avec l’émergence de différents réseaux 71. Récemment, le Programme interdisciplinaire de recherches (PIR) « Ingénierie Écologique » (Ingéco) CNRS-Irstea Ingéco (2007-2011) a permis de financer environ 80 projets dédiés à l’ingénierie écologique. 72. « Recréer la nature », Grenoble, 11-13 septembre 2001 ; « Ecological Engineering; from concepts to applications », Paris, 2-4 décembre 2009. 73. Notamment dans la revue Ingénieries-EAT d’Irstea : Cozic P., Boisseau B. (coord.) 2004. Ingénierie-EAT, numéro spécial « Ingénierie écologique : des pratiques, des recherches pour l’action, sur les systèmes écologiques » ; Dutoit T., Rey F. (coord.), 2009. Ingénierie-EAT, numéro spécial « Écologie de la restauration et ingénierie écologique. Enjeux, convergences, applications ». Voir aussi le rapport : Dunglas J., Blandin P., 1991. Le génie écologique, Rapport d’étape, Irstea.
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et associations scientifiques et/ou professionnels74. Enfin, l’ingénierie écologique occupe désormais une place de choix à l’agenda du ministère de l’Écologie et du Développement durable où la filière « génie écologique » a été identifiée en 2010 comme l’une des 18 « filières industrielles stratégiques de l’économie verte ». Si les interrogations qui animent les acteurs de l’ingénierie écologique ne sont pas tout à fait nouvelles, elles prennent aujourd’hui une tournure toute particulière. L’organisation d’un tel domaine met plus que jamais en jeu des réflexions multiples et disparates quant aux modalités pratiques d’articulation entre natures, sciences, techniques et sociétés. Dans ces conditions, comment contribuer à la définition d’un collectif de chercheurs et de gestionnaires autour d’un domaine flou et hétérogène ? Telle est la question générale qui occupe un nombre croissant de chercheurs qui s’attachent à formaliser le domaine pour, explique par exemple Freddy Rey, « offrir une famille scientifique identifiée à l’ingénierie écologique » (Rey, 2013). Dans un tel contexte, Irstea mène une réflexion collective et approfondie sur les contours et les acceptions de la notion d’ingénierie écologique, en lien avec les pratiques de recherche et de gestion. Le pari formulé par le groupe de travail « Ingénierie écologique » de cet institut, et soumis aux contributeurs de cet ouvrage à l’occasion du colloque national de Talloires-Annecy en juin 2012, est « qu’une vision partagée de l’ingénierie écologique et de son articulation avec les domaines d’activités proches — notamment en écologie appliquée — devrait permettre une plus grande dynamique de la communauté de recherche et de gestion associée, ainsi que des contacts plus importants entre domaines jusqu’ici relativement séparés ». Deux groupes d’enjeux mettent alors en mouvement toute une série de chercheurs, d’ingénieurs et de gestionnaires travaillant à la constitution de ce domaine de l’ingénierie écologique : d’une part des enjeux de reconnaissance qui visent à accroître la visibilité et la légitimité scientifique et opérationnelle du collectif vis-à-vis du monde académique et des gestionnaires ; d’autre part, des enjeux de connaissance et d’action qui consistent à créer les conditions favorables à la (co-)production et à la circulation des savoirs et des savoir-faire au sein des différents segments scientifiques et gestionnaires qui composent l’ingénierie écologique. La dynamique d’instauration et de stabilisation d’un tel domaine scientifique peut alors être analysée comme la combinaison d’un travail frontière (Gieryn, 1983), à travers lequel les acteurs délimitent les contours du domaine (« nous » et « les autres »), et d’un travail d’articulation (Strauss, 1985), à travers lequel les acteurs mettent en ordre la diversité des « segments en compétitions et en restructuration continue » (Bucher et Strauss, 1961) qui composent le domaine (un « nous » à géométrie variable). Cet article entend proposer un compte-rendu synthétique du colloque national « Ingénierie écologique : action par et/ou pour le vivant ? » de Talloires-Annecy. Il ne s’agit en aucun cas ici de s’engager dans une restitution de la richesse du contenu scientifique d’un tel évènement. Il s’agit plutôt de rendre compte des discussions suscitées par les conférences et les ateliers du colloque, en tant qu’elles sont en partie révélatrices et opératrices de l’organisation se faisant de ce domaine de l’ingénierie écologique. 74. Par exemple : l’Association française des ingénieurs écologues (AFIE), le Groupe des acteurs de l’ingénierie écologique (Gaié), l’Association française pour le génie biologique ou génie végétal (AGéBio).
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Trois incertitudes Le travail d’instauration et de stabilisation du domaine de l’ingénierie écologique s’opère au prisme de tout un panel de dimensions sur lesquelles les acteurs concernés tentent de s’entendre. Trois de ces dimensions sont particulièrement structurantes : tout d’abord, il y a les réflexions relatives au choix et au contenu des mots permettant de définir avec plus ou moins de précision l’ingénierie écologique ; ensuite, il y a les débats qui relèvent de la définition d’une théorie de la connaissance spécifique et des modalités de son positionnement dans le champ de l’écologie scientifique, d’une part et de son articulation au champ de l’action, d’autre part ; enfin, il y a les discussions sur les valeurs qui régissent (ou devraient régir) les formes d’interventions sur la nature et le vivant. L’ingénierie écologique apparaît donc comme un domaine en quête d’une identité sémantique, épistémologique et éthique plus stabilisée et mieux partagée.
Incertitudes sémantiques Les différentes définitions de l’ingénierie écologique posent-elles problème aujourd’hui, en engendrant un manque de lisibilité et de visibilité auprès des différents groupes d’acteurs, en particulier des chercheurs d’une part et des praticiens d’autre part ? Existe-t-il une ingénierie écologique française spécifique, liée à l’histoire et à la culture françaises, au système d’enseignement et aux relations entre chercheurs, prescripteurs et entrepreneurs dans notre pays ? L’expression « ingénierie écologique » est d’emblée porteuse d’incertitudes sémantiques générées par l’étonnant rapprochement de deux termes qui, bien que n’étant pas radicalement antinomiques, font référence à deux traditions pour le moins contrastées. D’un côté, le mot « ingénierie » désigne un ensemble de fonctions relatives à l’étude, à la conception, à la construction et au contrôle d’équipements et d’installations techniques et industriels. D’un autre côté, le mot « écologique » fait habituellement référence à des formes d’intervention (ou de non-intervention) orientées vers la prise en compte privilégiée des modalités de fonctionnement dit « naturel » des milieux. L’émergence du terme « ingénierie » dans l’expression ecological engineering aux États-Unis est associée à la volonté de certains acteurs de reconsidérer les modalités d’utilisation conjointes des fonctions écologiques et des technologies en contrepoint des processus de restauration. En effet, à l’occasion de la 2nd International Conference on Restoration Ecology de 1998, « la distinction a été faite [par D. Falk] entre « l’écologie de la restauration » (restoration ecology) considérée comme une science, « la restauration écologique » (ecological restoration) qui relève de la pratique et « l’ingénierie écologique » (ecological engineering) correspondant aux travaux visant à améliorer le fonctionnement des écosystèmes dans un objectif de production » (Barnaud et Chapuis, 1999, 120). En France, les débats sémantiques relatifs au terme « ingénierie » prennent aujourd’hui une autre tournure mais continuent de porter sur des enjeux de définition du domaine au prisme de son rapport à l’action. Ainsi, parler d’ingénierie écologique plutôt que de génie écologique participe chez un certain nombre d’acteurs de l’affirmation d’une distinction entre « réalisation
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routinière » (génie) et « conception innovante » (ingénierie) d’une part, et entre « filière économique et professionnelle » instituée (génie) et « domaine de recherche et de gestion » en devenir, d’autre part. Les débats relatifs à la dimension « écologique » de l’expression « ingénierie écologique » sont assez différents. Ils sont davantage liés à des incertitudes d’ordre éthique que nous présenterons ci-après. Sur le plan sémantique, les discussions portent notamment sur le fait de définir l’ingénierie écologique comme un ensemble d’action « par et/ou pour le vivant » plutôt que « par et/ou pour la nature ». Le choix du terme a en effet des implications potentiellement importantes sur l’organisation du domaine. S’il existe un large consensus quant au fait de considérer l’autonomie des systèmes écologiques comme l’une des principales finalités du domaine, les avis divergent parfois sur le degré de « naturalité » des systèmes sur lesquels porte ou devrait porter l’ingénierie écologique. De la conception d’un écosystème industriel à la prescription d’une action minimale sur un milieu naturel, en passant par l’usage d’espèces allogènes (« domestiques » ou « sauvages ») ou l’identification, la sélection et la multiplication d’une espèce indigène pour ses propriétés de maintien des berges de cours d’eau, les rapports à la question de la naturalité sont multiples et variés. Définir le domaine en référence à « la nature » ou en référence au « vivant » relève donc d’un enjeu d’exclusion/inclusion d’un certain nombre de praticiens dans le collectif de recherche et de gestion de l’ingénierie écologique. Dans le chapitre 1, la contribution à la définition de l’ingénierie écologique reposait, entre autres, sur la distinction de trois types d’activités, souvent regroupées sous le vocable d’« ingénierie écologique » : − l’écologie ingénieriale : quand le ou les acteurs principaux sont des chercheurs, développant des connaissances dans le cadre d’une démarche scientifique, en même temps que dans une démarche d’ingénieur (certains bureaux d’études et de recherche pouvant prétendre à réaliser ce type de recherche) ; − l’ingénierie écologique : quand l’activité est essentiellement une activité de conception (voire d’évaluation), mobilisant les connaissances de l’écologie et réalisée typiquement par un bureau d’études ou un ingénieur (pouvant d’ailleurs exercer dans un organisme de recherche) ; − le génie écologique : quand l’activité consiste à réaliser des travaux sur le terrain (travail des entreprises par exemple…). D’autres se sont attachés à réinterroger le paradigme de l’ingénierie en le rapprochant (voire en le remplaçant) d’autres conceptions de l’action telles que le pilotage ou, en référence au domaine médical, le soin (chapitres 3 et 4).
Incertitudes épistémologiques Doit-on faire émerger une recherche spécifique pour l’ingénierie écologique, une « écologie ingénieriale » ou « écologie de l’ingénieur » ? Cette forme d’écologie est-elle forcément insérée dans un projet d’ingénierie écologique, et quelle différence dans ce cas avec l’écologie appliquée ? Quelle place pour les disciplines autres qu’écologiques dans le processus ? L’ingénierie écologique, avec son corpus de savoirs, tient une place originale et encore incertaine dans le paysage épistémologique. Cette originalité est tout
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d’abord le fait des relations de filiation et de coopération complexes, hétérogènes et plus ou moins implicites que les acteurs du domaine entretiennent avec d’autres domaines tels que la sylviculture et l’agronomie. Bien que principalement ancrées dans le paradigme conversationniste de l’écologie avec son corpus de concepts et de notions orientés vers la surveillance, la complexité et l’auto-organisation des systèmes vivants, les recherches liées à l’ingénierie écologique présentent également quelques proximités parfois controversées avec le paradigme utilitariste de production (sylvicole ou agricole) orienté vers le contrôle, la simplification et la performance des systèmes vivants. Cette originalité est ensuite liée au type d’intervention qu’exige l’ingénierie écologique sur le terrain et qui l’ancre résolument à l’interface des mondes de la recherche et de l’action. On a affaire ici à ce que Curt Meine, Michael Soulé et Reed Noss (2006) appellent une « mission-driven discipline » pour parler de cette discipline parente qu’est la biologie de la conservation. L’organisation de l’ingénierie écologique met donc en jeu les rapports du domaine à la science d’un côté et à l’action de l’autre. Une première partie des questions débattues par les acteurs du domaine porte sur le type de connaissances produit ou devant être produit par et/ou pour les travaux d’ingénierie écologique : quelle est la nature des connaissances produites en situation d’action par et/ou pour le vivant ? Les expériences empiriques de terrain accumulées sont-elles vouées à participer à la production de connaissances théoriques spécifiques (bottom-up) ou constituent-elles simplement des espaces de test expérimental pour l’écologie fondamentale (top-down) ? En d’autres termes : dans quelle mesure l’ingénierie écologique doit-elle/peut-elle se constituer comme, ou s’identifier à, une discipline scientifique, c’est-à-dire — pour reprendre la définition simple que donne J.-L. Fabiani (2006, p. 12) de cette notion — comme « forme organisée du savoir » qui soit spécifique ? Une seconde partie des questions débattues par les acteurs du domaine porte sur la manière de penser l’action par et/ou pour le vivant : quelles sont les modalités d’engagement des acteurs divers et variés de l’ingénierie écologique dans les projets d’aménagement ? Du conseil à la réalisation, en passant par l’expertise et la conception, quel est le registre d’action privilégié du domaine ? Dans la lignée de l’écologie de la restauration, l’ingénierie écologique se développe dans « un contexte de transformation de l’attitude des écologistes savants à l’égard de ce qu’on pourrait appeler “intervention sur le social” » (Fabiani, 2000, p. 18), un contexte de transformation parfois conflictuel et controversé75 (chapitre 5), marqué notamment par le recul d’une perspective non-interventionniste au profit d’une perspective gestionnaire.
Incertitudes éthiques Le clivage entre perspectives anthropocentrées, biocentrées et écocentrées n’est-il pas qu’une manière de voir les choses, alors que ces visions cohabitent bien souvent ? 75. Les discussions du colloque de Talloires-Annecy ont porté à plusieurs reprises sur les questions de la prise en compte de la non-intervention par l’ingénierie écologique.
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Les enjeux humains ne peuvent-ils ou ne doivent-ils pas aussi être considérés comme faisant partie du vivant ? Par ailleurs, dans l’expression « action par et/ou pour le vivant », le « pour » n’introduit-il pas un jugement de valeur et de la subjectivité dans l’évaluation du bénéfice réel de l’action proposée pour le vivant, sachant qu’il est parfois difficile d’apprécier a priori ce qui est positif pour le vivant, tout en n’étant souvent qu’une question de référentiel ? En réunissant dans une même formule les valeurs contrastées de l’efficacité technique (ingénierie) et du respect de l’autonomie du vivant (écologique), l’ingénierie écologique vient brouiller les lignes de partage entre le naturel et le social, ainsi qu’entre le sauvage et le domestique. L’organisation de ce domaine passe alors par un travail d’articulation et de redistribution des normes et des valeurs issues de la rencontre de cultures scientifiques et techniques parfois très différentes. Les éthiques de la naturalité, qui attribuent une forte valeur intrinsèque à la spontanéité des processus naturels et qui font de la non-intervention un acte de gestion à part entière dans une perspective de conservation (Génot, 2008), se confrontent à des éthiques du progrès orientées vers l’intervention technique, la maîtrise et le contrôle des systèmes dans une optique de maintien ou de la restauration des équilibres écologiques, voire de production de services écosystémiques. Ces deux conceptions forment les deux pôles d’un gradient qui relie une diversité de perspectives éthiques au sein du collectif scientifique et pratique de l’ingénierie écologique. Quel que soit leur rapport à l’intervention technique, ces différentes perspectives semblent se regrouper derrière une ligne directrice bien formulée par le « jardinier/paysagiste » Gilles Clément : « faire le plus possible avec [le vivant/la nature], le moins possible contre » (Clément, 2012 p. 49). Le brouillage des normes et des valeurs relatives à l’ingénierie écologique transparait également de manière équivoque dans la formule utilisée pour définir de manière concise le domaine : « action par et/ou pour le vivant ? ». Le point d’interrogation qui conclut le sous-titre du colloque dont cet ouvrage est issu a toute son importance. Au premier abord, ce point d’interrogation suggère une alternative que les conférenciers seraient invités à trancher. Les nombreuses discussions dont cette question « action par et/ou pour le vivant ? » a donné lieu, rendent compte de l’embarras de la plupart des participants au colloque à répondre à une telle question. Selon les projets considérés et les acteurs auxquels s’adresse la question, certains milieux, taxons, etc. se retrouvent tantôt considérés comme des fins (agir pour), tantôt envisagés comme des moyens (agir par) (chapitres 8 et 9). On est alors face à ce que B. Latour appelle une « crise de l’objectivité » (Latour, 1999) où des amalgames de non-humains, difficilement délimitables, sont traités aussi bien comme des fins que comme des moyens, perdant ainsi leur statut d’objet au profit de celui de « quasi-objet ». Loin d’être un défaut à surmonter coûte que coûte, cette suspension de la certitude concernant la répartition des fins et des moyens est constitutive, selon cet auteur, de l’écologisation de nos sociétés modernes (Latour, 1995). De sorte qu’il apparait pertinent de conserver ce point d’interrogation, non pas comme une invitation à trancher une question qui se poserait comme une alternative pour l’ingénierie écologique, mais comme une manière de prendre acte du fait que l’incertitude de la distribution des fins et des moyens — et donc du cours de l’action — dont il témoigne est constitutive de l’émergence et de la définition de ce domaine.
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Vers une vision partagée de l’ingénierie écologique ? Les incertitudes qui jalonnent le travail d’organisation du domaine de l’ingénierie écologique sont multiples. Nous venons de présenter celles qui nous sont apparues comme les plus structurantes dans les débats qui animent le collectif français de l’ingénierie écologique aujourd’hui. Pour les besoins de l’exposé, nous les avons organisées par thèmes en les distribuant de manière plus ou moins artificielle selon qu’elles nous semblaient relever principalement de la sémantique, de l’épistémologie ou de l’éthique. Mais le lecteur l’aura remarqué : aucune de ces incertitudes ne relève jamais exclusivement de l’un ou l’autre de ces grands thèmes. Les enjeux sémantiques ont par exemple des implications épistémologiques directes qui peuvent elles-mêmes avoir des répercussions parfois importantes sur le plan éthique. De sorte que les acteurs du domaine ne peuvent pas complètement déléguer la prise en charge de ces incertitudes à des spécialistes extérieurs (les linguistes, les épistémologues, les éthiciens). Les modalités de prise en charge de ces incertitudes constituent d’abord un problème pratique pour les membres de ce collectif en devenir, un problème pratique qui, au regard des discussions suscitées par les conférences et les ateliers du colloque de Talloires-Annecy, peut être résumé ainsi : que faire de ces incertitudes ? Comment ces incertitudes participent-elles et/ou devraientelles participer à la constitution d’un collectif scientifique et pratique en ingénierie écologique ? Peut-on et doit-on se mettre d’accord sur des définitions (sémantique), des concepts et des paradigmes (épistémologie), des valeurs communes (éthique) ? Les débats sont parfois vifs entre ceux qui souhaitent déterminer de manière précise et restreinte l’ingénierie écologique et ceux qui souhaitent conserver une conception plus large et hétérogène du domaine (chapitre 2). De telles questions peuvent être interprétées, d’une part, comme des questions pratiques relatives à des enjeux d’organisation et de mise en œuvre concrète du travail d’ingénierie écologique sur le terrain, et d’autre part, comme des questions de divisions sociale et morale du travail relatives à des enjeux de reconnaissance des différentes fonctions spécifiques de l’ingénierie écologique dans la société.
Des questions pratiques Avec toutes ces incertitudes, l’ingénierie écologique donne parfois l’image d’un domaine complexe et réticulaire, une petite tour de Babel où la mise en œuvre concrète des activités serait troublée par le brouillage des langues, la multiplicité des concepts (par exemple, chapitre 6)76 et la diversité des valeurs et des normes (chapitre 10). La prise en charge de ces dernières constitue donc un enjeu de coordination de l’action entre les différents acteurs qui sont amenés à coopérer pour le bon déroulement des opérations de conception et de réalisation des projets. Mais dans quelle mesure est-il vraiment nécessaire de partager un langage commun pour agir ensemble ? Doit-on se mettre d’accord sur des définitions, des concepts ou des valeurs communes pour constituer un collectif de chercheurs et de praticiens 76. Ce chapitre traite des questions relatives aux niveaux (fonctionnels) écologiques (espèce, écosystème, paysage, etc.) les plus appropriés pour la mise en œuvre d’une ingénierie écologique.
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capables de travailler ensemble sur des projets d’aménagement, de restauration ou de conservation des milieux ? Rien n’est moins sûr si l’on en croit les récits d’expériences fructueuses qui ont ponctué l’ensemble du colloque de Talloires-Annecy. Deux grands enseignements peuvent être dégagés de ces nombreux retours d’expériences. Premièrement, une communauté de valeurs n’est pas a priori nécessaire à l’amorce et au bon déroulement d’un projet ; elle peut se constituer en même temps que les conditions de réussite du projet et être, en quelque sorte, un coproduit (plutôt qu’un préalable) de ce dernier. Deuxièmement, les acteurs n’ont pas nécessairement besoin de partager des ressources discursives, cognitives et morales communes pour collaborer. Si l’on y est attentif, on s’aperçoit que les conditions de la réussite des expériences dont les acteurs de l’ingénierie écologique font le récit reposent bien souvent sur la mobilisation, en situation, de quelques ressources matérielles : instruments de mesures, cartes, collections de référence, cahiers de charges, etc. Comme le montre N. Dodier, les « appuis conventionnels de l’action » — ces « ressources qui permettent d’élaborer une communauté, même minimale de perspectives pour coordonner l’action » — « sont ancrés à la fois dans les personnes, et dans des supports externes, sous formes d’objets et de repères. Ils sont conventionnels, au sens où leur existence témoigne d’un travail antérieur pour constituer, entre les personnes, ou entre les personnes et leur environnement, les préalables d’une orientation commune. » (Dodier, 1993 p. 2) Les enseignements de l’abondante littérature portant sur l’étude sociale de la place des objets de l’action collective (Star et Griesemer, 1989 ; Jeantet, 1998 ; Vinck, 1999 ; Mélard, 2008) permettent de considérer la question de la coordination autrement que sous l’angle des habituelles dimensions discursives (discours), cognitives (raisonnements) et morales (valeurs) de l’action collective. Ces travaux invitent à penser le problème de la coordination au travers des objets techniques (objets frontières, objets intermédiaires, objets médiateurs, etc.) en leur reconnaissant cette faculté de créer du lien entre des acteurs d’horizons disparates amenés à coopérer autour d’un même projet77.
Des questions de divisions sociale et morale du travail Si l’ingénierie écologique est généralement mise en œuvre par des professionnels (chercheurs, gestionnaires, chargés de mission, etc.), l’organisation de ce domaine ne se traduit pas aujourd’hui par la constitution d’un « groupe professionnel » spécifique. La sociologie des professions nous fournit cependant quelques clés d’analyse intéressantes pour décrire et analyser l’organisation d’un collectif scientifique et pratique se réclamant de l’ingénierie écologique. À travers les discussions relatives à la prise en charge des incertitudes présentées ci-dessus, les acteurs se trouvent confrontés à une disjonction bien documentée (McClelland, 1990 ; Evetts, 2003 ; Boussard et al., 2010) entre la définition from within du travail (portée par ceux appartenant au collectif qui effectue ce travail) et la définition from above du travail (résultats des influences que les acteurs extérieurs font peser sur le collectif). Le 77. Christian Barthod évoque dans cet ouvrage certains de ces outils – plans d’aménagement, orientations régionales – développés par la gestion forestière pour prendre en compte la problématique de la coordination des actions et des objectifs dans le temps et dans l’espace. Les outils de suivi pourraient aussi constituer des objets techniques ou supports externes de l’ingénierie écologique.
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rapport des acteurs à la question de l’incertitude peut être très différent selon qu’il est envisagé sous l’angle de l’un ou l’autre de ces processus de définition du travail. Dans le cadre de la définition from within du travail, conserver un certain degré d’incertitude peut contribuer à l’établissement d’un domaine fédérateur supposé concerner des acteurs plus nombreux et plus diversifiés. Si la définition et l’identification précises et serrées des choses ont l’intérêt de clarifier les contours et le contenu scientifique, moral et pratique du domaine, cela a également inévitablement un effet excluant potentiellement néfaste au développement du domaine. « On a intérêt à être large [sur la définition de l’ingénierie écologique] parce que sinon beaucoup vont se sentir écartés », peut-on entendre dans les débats. Les incertitudes permettent l’instauration d’une diversité de pratiques et de marges de manœuvre pouvant virtuellement contribuer de manière fructueuse à l’émergence de situations d’innovation. Sous l’angle de la définition from above du travail, laisser planer des incertitudes sur la caractérisation du domaine peut au contraire constituer une menace sur l’autonomie de celui-ci. Dans un contexte où l’ingénierie et le génie écologiques deviennent des enjeux stratégiques, économiques et politiques relativement importants78, des craintes de captations et d’instrumentalisations par des acteurs puissants se font jour. Les « artisans » du domaine — chercheurs et gestionnaires — sentent poindre des risques d’affaiblissement de leurs facultés à contrôler les normes, les concepts, les paradigmes et les valeurs qui structurent leurs activités, à définir ce que l’ingénierie écologique doit être. Lever les incertitudes constitue alors, sous cet angle, un enjeu de positionnement par rapport à des concurrents et des partenaires auprès desquels il s’agit en quelque sorte de faire reconnaître une « licence exclusive d’exercer certaines activités en échange d’argent, de biens ou de services » (Hughes, 1996 p. 99). Là encore, l’ingénierie vient brouiller les frontières. De nombreuses discussions qui ont ponctué le colloque de Talloires-Annecy ont été consacrées à ces « agents doubles » qui composent le collectif scientifique et pratique de l’ingénierie écologique, ces personnes qui appartiennent à la fois au champ de la recherche et au champ de la gestion, ces personnes qu’André Micoud a appelé des « hommesProtées », c’est-à-dire des individus : « […] dont il est strictement impossible de dire au bout du compte à quel monde ils appartiennent, puisqu’aussi bien ils ne cessent de faire des passages entre les uns et les autres » (Micoud, 1999) (voir également à ce sujet le chapitre 11). Lever ou non les incertitudes qui caractérisent l’ingénierie écologique aujourd’hui constitue donc finalement une question éminemment stratégique qui consiste à établir un compromis social et moral entre, d’un côté, ouvrir les jeux afin de contribuer au développement d’un domaine qui soit à la fois fédérateur et innovant, et d’un autre côté, veiller à la maîtrise d’une autonomie du collectif face aux acteurs environnant et donc au contrôle des normes qui caractérisent et structurent le travail d’ingénierie écologique.
78. On pense par exemple ici à ce qui se passe en France autour de la mise en place de la filière « génie écologique ».
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Ingénierie écologique
Travailler ensemble en situation d’incertitude Quels que soient les atouts et les difficultés liés à ces incertitudes, ces dernières ne devraient pas être paralysantes et entraver les dynamiques collectives qui animent depuis plusieurs dizaines d’années maintenant le domaine de l’ingénierie écologique. Au-delà des discussions stimulantes sur la sémantique, l’épistémologie et l’éthique, il apparaît important de souligner dans cette dernière partie que c’est dans le cours de l’action que le collectif scientifique et pratique de l’ingénierie écologique se constitue et que s’opèrent concrètement le travail frontière et le travail d’articulation constitutifs de l’organisation du domaine. De sorte que, en tant que domaine éminemment hybride de sciences et de gestion, l’ingénierie écologique gagnerait à se constituer plus explicitement (par l’organisation d’enquêtes collectives) en référence à des projets (une casuistique). Il s’agirait en premier lieu de se donner les moyens de prendre acte de la diversité et de la singularité des cas traités par les acteurs de l’ingénierie écologique afin d’asseoir, à l’instar de la jurisprudence j, une autorité à la fois scientifique et pratique sur la base d’une véritable casuistique. Cette casuistique consisterait à chaque fois à prendre en compte, à rassembler et à partager collectivement ce qui fait l’originalité d’un cas, c’est-à-dire nous disent J.-C. Passeron et J. Revel dans leur texte « penser par cas. Raisonner à partir de singularités », « la configuration originale d’un agencement de faits ou de normes dont l’irréductible hétérogénéité vient interrompre le mouvement habituel d’une prise de décision, de déroulement d’une observation, le cheminement d’une preuve » (Passeron et Revel, 2005, p. 15-16). Une telle approche serait à relier aux propositions de certains écologues qui insistent sur l’approche par cas (Shrader-Frechette et McCoy, 1994 ; Weiner, 1995 ; Simberloff, 2004) ou sur le développement d’une branche plus spécifiquement empirique ou phénoménologique de l’écologie (Peters, 1991 ; Rigler, 1982). Il s’agirait, en second lieu, d’organiser explicitement ce travail de référence aux projets (les cas) à travers la mise en œuvre de véritables « enquêtes » collectives. Si le terme est davantage associé aux sciences sociales ou au registre policier, il prend une signification tout à fait compatible avec les enjeux de constitution d’un collectif scientifique et pratique dans la Théorie de l’enquête de J. Dewey (1967 [1938]). Ce philosophe américain définit l’enquête comme un processus contrôlé et dirigé au travers duquel des acteurs parviennent à transformer une situation trouble et indéterminée en une situation plus vivable et unifiée79. En bon pragmatiste, J. Dewey invite ses lecteurs à s’attacher de manière obstinée aux faits qui structurent l’action collective plutôt qu’aux principes abstraits dont les acteurs peuvent discuter indéfiniment. Dans sa théorie de l’enquête, une idée, un concept, une norme n’ont de signification qu’à travers les conduites concrètes qu’ils sont susceptibles d’induire et les conséquences pratiques de ces conduites. De ce point de vue, la question de l’organisation du domaine de l’ingénierie écologique ne relève pas en premier lieu de la définition et de la mise en application de règles (sémantiques, épistémolo79. Dans les mots (pas toujours faciles) de J. Dewey : « L’enquête la transformation contrôlée ou dirigée d’une situation indéterminée en une situation qui est si déterminée en ses distinctions et relations constitutives qu’elle convertit les éléments de la situation originelle en un tout unifié. » (Dewey, 1993 [1938], p. 169).
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giques, éthiques, etc.) communes. Elle relève plutôt de l’expérimentation. Ainsi, les acteurs de l’ingénierie écologique gagneraient peut-être à assumer davantage et à mieux tirer parti d’une attitude expérimentale consistant « à privilégier les opérations de production d’objets, par rapport aux opérations de validation des idées » (Zask, 2004).
L’écologie au service de l’ingénierie Pour se développer pleinement, l’ingénierie écologique doit encore trouver sa place dans le paysage français de l’écologie, de l’ingénierie et du génie. Comme l’indique Rey (2013), les « savoirs » en écologie (science) doivent permettre de nourrir les « savoir-faire » des bureaux d’études, ceux qui conçoivent l’ingénierie écologique (conception), afin que les entreprises de travaux puissent « faire » au mieux et mettre en application ce que l’on appelle le génie écologique (construction). Chercheurs, praticiens et décideurs doivent aujourd’hui s’entendre sur une vision partagée des contours et des enjeux de l’ingénierie écologique, afin de permettre une plus grande dynamique de la communauté de recherche et de gestion associée. Ce défi est plus que jamais primordial pour répondre aux enjeux croissants de préservation et de restauration de la qualité de notre environnement. Mais « la fin ne justifie pas (ou plus) les moyens » ! Si l’ingénierie peut se mettre au service de l’écologie (« pour le vivant ») il est désormais capital de développer une écologie au service de l’ingénierie (« par le vivant ») basée, autant que possible, sur l’utilisation des concepts de l’écologie, de la connaissance du vivant, de sa structure, de son fonctionnement et de ses fonctions, pour atteindre nos objectifs d’aménagement des milieux.
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