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French Pages [1103] Year 2022
Coordonné par Philippe Boursier et Clémence Guimont
Écologies Le vivant et le social
Copyright © La Découverte, Paris, 2023 ISBN papier : 9782348076886 ISBN numérique : 9782348076893 La réalisation de cet ouvrage a été financièrement aidée par le Centre européen de sociologie et de science politique rattaché au CNRS, à l’université Paris 1-Panthéon-Sorbonne et l’EHESS. Ce livre a été converti en ebook le 15/12/2022 par Cairn à partir de l'édition papier du même ouvrage. http://www.editionsladecouverte.fr
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Présentation Les crises écologiques multiples frappent avec une intensité croissante les écosystèmes, les groupes humains et non humains. Sous la pression du temps qu’elles gaspillent et des intérêts dominants qui les orientent, les sociétés mettent en péril leur propre survie et l’habitabilité de la planète. Il est donc impératif d’assumer le défi d’un grand virage écologique émancipateur. Se croisent ici, avec rigueur et clarté, des approches issues des sciences sociales et des sciences de la nature, pour éclairer les processus qui précipitent les dévastations du vivant et exacerbent les inégalités. Sont aussi explorées les manières désirables et réalistes de prévenir, d’atténuer, d’empêcher les désastres mais aussi de vivre mieux. Ce livre porte la voix des écologies qui œuvrent à une véritable critique des dominations et du statu quo. Deux approches sont articulées : l’une, intersectionnelle et anticapitaliste, ancrée dans la dynamique des mobilisations sociales ; l’autre, plus attentive aux liens que les sociétés humaines tissent avec le vivant non humain. Écoféminismes, extractivisme, racisme environnemental, politiques publiques, finance verte, cause animale ou droits de la nature sont autant de sujets décisifs abordés avec lucidité.
Les auteurs Près de 70 contributions thématiques de scientifiques, de philosophes, de journalistes et d’activistes, très accessibles et documentées, accompagnées de lexiques et ressources bibliographiques, pour saisir l’ampleur des défis auxquels se confrontent les écologies contemporaines.
Ta ble des m a tièr es Écologies. Le vivant et le social (Philippe Boursier et Clémence Guimont) Face aux urgences écologiques, penser ensemble le vivant et le social Les dévastations s’accélèrent au risque d’emballements incontrôlables Des dirigeants politiques et économiques entre complicité et déni Les responsabilités inégales fabriquent des vulnérabilités inégales Engager le nécessaire dialogue entre sciences humaines et sciences du vivant et de la terre Le « capitalisme vert » : un mythe qui accompagne et couvre l’écocide Au croisement des écologies émancipatrices : un nouveau paradigme intellectuel et politique ? Un espace pluraliste qui esquisse un horizon fédérateur Témoigner de l’urgence d’agir : une ouverture par Jean Jouzel (Jean Jouzel) La prise de conscience de la communauté scientifique Les décideurs politiques s’engagent Les missions et le fonctionnement du Giec Les activités humaines sont à l’origine de ce réchauffement
Des conséquences qui risquent d’être désastreuses La France aussi est concernée Comptes à rebours Les catastrophes sont partout No limit ? (François Graner et Collectif Passerelle) Les lois de la matière Les lois de l’énergie Stocks et flux, limites Déchets, recyclage et réutilisation Environnement Croissance infinie impossible Le temps joue contre nous (Roland Lehoucq et Collectif Passerelle) Perception des durées Action, rétroaction* Équilibre rompu Temporalité et prise de décision Planète bleue ? (Jérôme Weiss) État des lieux Cercles vicieux et instabilités non linéaires Cryosphère : no future ? Trop d’eau, pas assez d’eau… se mouiller collectivement pour faire face (Geremy Panthou, Basile Hector et Christophe Peugeot) Les sociétés se construisent avec l’eau
Changements globaux et cycle de l’eau Problème bien posé à moitié résolu : comment se positionner pour agir face à de tels changements ? Sans risques, le nucléaire ? (Bernard Laponche) De la fission à l’électricité De la mine aux déchets Les accidents L’électronucléaire français connaît une crise profonde Des trous dans la planète Biodiversité : l’essence de la crise précède son existence (Vincent Devictor) La crise écologique n’est pas une surprise Domination Un rapport social de destruction Greenwashing Océans naufragés (Catherine Le Gall) Économie bleue, économie grise Une politique climatique sous influence La protection des océans, un marché comme un autre Les océans vendus par petits bouts « Espèces invasives » : une catégorie envahissante ? (Philippe Chailan, Séverine Harnois et Philippe Boursier) Une catégorie semi-savante et anthropocentrique qui rend mal compte des perturbations affectant les milieux dits
naturels Intensification des échanges à l’échelle de la planète, changement climatique et érosion de la biodiversité des milieux anthropisés Résister aux logiques bio-sécuritaires, penser la nature comme une alliée Humains face au désastre Demain, des guerres de l’eau ? (Mathias Delori) L’eau : une ressource vitale inégalement répartie Les exemples passés de guerre de l’eau sont rares La généralisation des guerres de l’eau apparaît improbable Pire que la guerre de l’eau : l’hégémonie hydraulique L’eau, facteur de coopération ? Les jours d’après seront crises « sanitaires » (Camille Besombes) Environnements pathogènes Vous avez dit syndémies ? Concept de crise Vers une santé multispécifique Plutôt promouvoir des réensauvagements en santé que renforcer la biosécurité ? Rongés : la fabrique sociale et écologique des cancers (Zoé Rollin) Le cancer, une maladie qui s’explique uniquement du fait de comportements individuels ?
La construction d’un risque socialement acceptable « La santé des travailleurs est la sentinelle de la santé environnementale » La santé des travailleurs est-elle soluble dans la santé environnementale ? (Annie Thébaud-Mony) Emploi ou travail ? Le cas des producteurs de fruits et légumes La disparition du travail et des risques Face à la mort due au travail, des inégalités sociales invisibilisées Occultation du travail et des risques, invisibilité des travailleurs et des atteintes liées au travail Quels mondes s’effondrent ? Basculements ? (Jérôme Baschet) En finir avec la collapsologie Non pas un effondrement inéluctable, mais des basculements possibles En situation de crise structurelle, le spectre des possibles s’élargit Des scénarios multiples Il y a une vie après le capitalisme Peut-on encore éviter l’effondrement ? (Luc Semal) Un mot résumant le scénario du pire Des comparaisons historiques hasardeuses La collapsologie, et après ?
D'où proviennent les catastrophes ? Qui est coupable ? La population : un coupable (trop) idéal de la crise écologique (Hugo Lassalle) Fausses évidences malthusianistes Incriminer les niveaux/modes de vie ? Franchir un pas de plus et mettre en question le capitalisme Faut-il pour autant renoncer à la décroissance démographique ? Les animaux, des viandes ? (Émilie Dardenne) Homo sapiens, L’élevage et les animaux marchandises Animalistes et écologistes, même combat ? Vers une réduction de notre consommation carnée Criminels climatiques (Mickaël Correia) Déplacer le centre du débat, des responsabilités individuelles vers les structures de pouvoir Des entreprises criminelles Maintenir notre addiction au carbone Néocolonialisme et chaises tournantes Violences climatiques Existe-t-il vraiment des alternatives aux pesticides ? (Alexis Aulagnier) De la réduction des risques à la réduction de l’usage des pesticides : l’histoire d’un échec ?
Des transformations systémiques pour réduire la consommation de pesticides ? Victoire du biocontrôle, victoire de la substitution ? Impossible substitution ? Consommateurs et consommatrices d’énergie, deux fois coupables ? (Joseph Cacciari) Le travail d’écologisation dans une association Un travail d’information qui tend à corriger les perceptions économiques ordinaires Capitalismes sans issue La finance « verte » pour sauver la planète (financière) ? (Lucie Pinson) La transparence à l’épreuve des chiffres Finance verte, un jeu de dupes Plein gaz sur l’expansion L’air : une marchandise, un marché ? (Antonin Pottier) Un outil de politique climatique promu à l’ère néolibérale Des marchés de quotas souvent critiqués pour des raisons éthiques Des marchés de quotas au prix volatil et aux effets pervers sur le plan écologique L’urgence de sortir de l’agriculture industrielle (Hélène Tordjman) Un accroissement considérable des rendements agricoles
L’agriculture industrielle est écologiquement destructrice L’agriculture industrielle est socialement désastreuse Sortir de toute urgence de ce modèle mortifère pour développer l’agroécologie à grande échelle Pourquoi l’impunité industrielle ? (Thomas Le Roux) D’AZF (2001) à Lubrizol (2019) : de si légères punitions La longue histoire du risque industriel Impuissance publique Marginaliser les tiers, régulariser par le marché Simplifier : vite ! Les gouvernants en action ? Les COP, beaucoup de blabla, mais pas que (Sandrine Mathy) Un bref historique des négociations à travers les cop les plus marquantes COP26 (2022) à Glasgow : et si on parlait enfin d’énergies fossiles ? Des initiatives sectorielles à la carte et avec des objectifs trop tardifs Dernière station avant l’apocalypse ? L’économie relancée contre l’humanité (Clément Sénéchal) Une crise peut en cacher une autre Le budget du monde d’après Défaites du politique, victoire des milliardaires Changement climatique : l’État (ir)responsable (Marine Fleury)
Le rôle indiscutable de l’État L’État, planificateur de la transition Une planification source de responsabilité juridique Y a-t-il un pilote dans l’avion ? Les lobbies font-ils la loi ? (Guillaume Courty) Places à table et composition du menu La politique des petits pas Les mauvais « bons » coupables Quels obstacles pour l’action publique de l’environnement ? (Clémence Guimont) L’autonomisation et la marginalisation des administrations environnementales Le statut ambigu accordé aux savoirs environnementaux et à l’expertise La réversibilité et l’inertie de l’action publique environnementale Les villes et le climat : (im)puissance publique ? (Cégolène Frisque) Quels sont les leviers d’action des villes ? Quel est le pouvoir réel des villes ? Les limites de l’action municipale Contradictions et perspectives de réorientation de l’aménagement urbain Des écologies émancipatrices
Naturelle la « nature » ? De quelle nature est la société ? (Philippe Chailan et Philippe Boursier) Bruno Latour : penser la multiplicité des êtres et des choses au risque de dissoudre le social dans le vivant ? Rompre avec l’anthropocentrisme sans renoncer aux acquis des sciences sociales Penser ensemble le social et le vivant pour composer des mondes nouveaux La Nature, constructions historiques et techniques (Jérôme Lamy) Une nature grecque ? Des lisières du sauvage à la réduction des communs* Science, nature et modernité L’introuvable nature sauvage Biodiversité, ingénierie écologique et domination de la nature (Clémence Guimont) Louis et la préservation des busards, des castors, des chauves-souris et des prairies L’effondrement du vivant non humain provoqué par les sociétés occidentales Un rapport scientifique et technique au vivant non humain Gérer scientifiquement et techniquement le vivant non humain pour mieux le dominer ? Le commun est-il si commun ? Nature et conflits de
classe (Gabriel Mahéo) Tous dans le même bateau ? Une nature privatisée La nature, une marchandise ? Causes animales, luttes sociales : une histoire partagée ? (Roméo Bondon) Rendre visible l’insupportable Entraver et combattre Se retirer pour accueillir L’écologie, c’est classe – et genre ? Le commun des mortels : quelle écologie inclusive ? (Philippe Chailan et Philippe Boursier) Déconstruire la nature fictive et l’animalité fantasmée auxquelles sont renvoyés les dominés humains et non humains Mettre au jour les ressorts des passions tristes qui dévalorisent l’autre (humain ou non humain) Construire les sécurités socio-écologiques qui soutiennent le regard inclusif porté sur l’« autre » humain ou non humain Politiser la commune vulnérabilité des mortels pour coaliser les dominés et préserver le vivant Aires d’accueil des gens du voyage : un racisme environnemental ? (William Acker) Aux marges, le voyageur
Les caractéristiques de l’antitsiganisme en France L’antitsiganisme s’observe par satellite Inégalités environnementales (Valérie Deldrève) Des inégalités environnementales cumulatives Des inégalités d’accès à la nature La justice environnementale : un faux problème ? Un impensé dans la fabrique des politiques publiques Le patriarcat contre la planète ? Débats écoféministes (Jeanne Burgart Goutal) « Tout est lié » « Premières impactées, premières mobilisées » : liens factuels Le capitalisme patriarcal néocolonial : liens systémiques « La femme est naturelle, c’est-à-dire abominable » : liens symboliques Peut-on concilier une recherche d’émancipation féministe et un mode de vie plus écolo ? (Constance Rimlinger) Qui porte la charge de l’écoresponsabilité au quotidien ? La subsistance : un enjeu politique La campagne comme espace d’expérimentation et de renégociation des normes de genre L’écoféminisme aux couleurs de l’arc-en-ciel Les imaginaires écologistes au prisme de l’intersectionnalité ? (Stéphane Lavignotte) Intersectionnelle : races, classes, genres
Super-intersectionnelle : imaginaires, modes de vie, structure… et catalyse ! Ne pas oublier les imaginaires Comment changer les imaginaires ? Écologies décoloniales Exploitations, colonialismes et crimes écologiques (Marie Thiann-Bo Morel) La prédation environnementale Déni des savoirs locaux naturalistes : qui sait quoi ? Enjeu de lutte ou délégitimation des luttes environnementales, qui construit les problèmes environnementaux à la Réunion ? Fantasmes d’une nature vierge et colonialisme vert (Guillaume Blanc) Le colonialisme vert Le poids du temps Le poids des mythes Une histoire postcoloniale Chlordécone, un crime d’État impuni ? (Patrick Le Moal et Philippe Pierre-Charles) Qu’est-ce que la chlordécone ? Les décisions criminelles et coloniales des gouvernements français successifs L’absence de tout suivi après l’interdiction La santé des antillais en danger
Des réponses insuffisantes Exploitations extractivistes ? (Assia Boutaleb et Thomas Brisson) Extractivismes et néo-extractivismes Le néo-extractivisme en question : rien de neuf sous le soleil ? Pluralité des mondes extractivistes Les oppositions à l’extractivisme S’en sortir Grandes luttes ou petits gestes ? Écologiser la démocratie (Clémence Guimont et Tin-Ifsan Floch) L’émergence de la démocratie écologique Les difficultés pour représenter le vivant non humain et les générations futures Intégrer les connaissances scientifiques aux instances décisionnaires Les limites de la démocratie écologique réformatrice et procédurale Reconstruire une démocratie écologique reposant sur d’autres principes et valeurs Le climat : au bonheur des juges ? (Marine Fleury) Ce que le procès fait aux mouvements sociaux Ce que la cause demande au juge Ce que le procès fait au climat Peut-on s’engager par sa consommation ? (Sophie Dubuisson-
Quellier) D’où vient la consommation engagée ? De la consommation engagée à l’engagement des consommateurs et consommatrices : le rôle central des organisations militantes La consommation engagée relève-t-elle vraiment de l’engagement politique ? La consommation engagée, quels effets ? Les indigènes à l’avant-garde du combat en Amérique latine (Michael Löwy) Un précédent d’une grande portée symbolique : Chico Mendès et l’alliance des peuples de la forêt (1986-1988) Le forum social mondial (FSM) de Belém, en Amazonie brésilienne (2009) La conférence de Cochabamba (2010) Berta Cáceres (1973-2016) Irréductibles. Les zones autonomes comme conquête écologique (Sylvaine Bulle) Des espace-temps autres Approprier contre ceux qui effondrent Une insurrection douce par les milieux de vie Milieux au travail Attachements et gestes critiques D’autres mondes sont possibles Sobriété = égalité ? (Barbara Nicoloso)
Qu’est-ce que la sobriété ? Les inégalités sociales sont aussi des inégalités environnementales Retourner à la bougie et à la charrette ? Gérer de manière égalitaire la raréfaction Liberté, égalité, sobriété Écologies populaires Plus d’écologie = moins d’emplois ? (Éloi Laurent) La transition écologique est créatrice nette d’emplois Extraire la transition écologique du piège de l’analyse coûts/bénéfices Des graines et des émeutes : pourquoi reprendre des terres en ville (Jade Lindgaard) Le monde des terres urbaines prend forme Les terres urbaines, entre usages hétérogènes et espace politique en construction Créer un lien avec là d’où l’on vient Liberté de circuler, droit de respirer. Pour une écologie populaire (Fatima Ouassak) Le droit de respirer pour les classes populaires et issues de l’immigration postcoloniale Des décisions politiques responsables de ces discriminations Violences environnementales, violences policières La nécessaire radicalité d’une écologie populaire Quel projet écologiste pour un monde plus respirable dans
les quartiers populaires ? La démocratie sociale au secours du vivant (Philippe Boursier) La démocratie parlementaire pour bifurquer ? Les luttes écologistes du mouvement ouvrier : une histoire invisibilisée Une bifurcation écologique du syndicalisme pour éviter le pire et vivre mieux Éléments de politique publique écologique Gratuité des transports, pourquoi pas ? (Marianne Fischman) Des réseaux de transports gratuits existent en France et dans le monde L’aberration écologique et économique de la voiture individuelle La gratuité des transports collectifs permettrait-elle de réduire la pollution liée à la mobilité ? Prix, choix du mode de transport et réduction de la pollution : une simple équation ? Agir sur le temps de transport pour favoriser des mobilités douces et moins, voire non polluantes La gratuité dans les transports, une question d’écologie politique Faire passer les enfants avant les voitures : comment changer le visage d’une ville avec un plan de circulation ? (Sébastien Marrec, Florian Le Villain et Guy Baudelle) Limiter la circulation motorisée
Transformations urbaines radicales Renverser la hiérarchie des modes de déplacement Moins de voitures, plus d’habitants dans les rues Transition ou bifurcation ? Énergétique ou écologique ? (Cégolène Frisque) Comment penser la lutte contre le dérèglement climatique ? Pour une analyse globale de l’empreinte carbone Dérèglement climatique, effondrement de la biodiversité et épuisement des ressources Vers la sobriété ? À quel prix ? Pour et avec qui ? Comment ? Quelle planification écologique ? (Hannah Bensussan) L’échec incontestable du libre marché Planifier sans le dire Dire qu’il faut planifier Ce que planifier veut (vraiment) dire Une sécurité sociale écologique ? (Marianne Fischman) La gratuité n’est pas une utopie, son extension par l’élargissement de la sécurité sociale non plus Pour une sécurité sociale de l’alimentation garante du droit à l’alimentation durable Au cœur des enjeux climatiques et écologiques, le système public de santé La généralisation de la sécurité sociale : une alternative communiste contre le saccage de nos vies Les communs, de l’invisibilité à de nouveaux horizons (Gilles
Allaire) Les communs oubliés de l’histoire Comment appréhender la complexité des communs ? Un exemple complexe : l’évolution de l’agriculture biologique : des réseaux communautaires au grand marché et vice versa Ambivalence des communs Portée politique D’autres mondes sont possibles L’agroécologie peut-elle nous sauver ? (Marc Dufumier) Les causes de la faim et de la malnutrition Les méfaits de l’agriculture industrielle Les pratiques relevant de l’agroécologie Rémunérer les agriculteurs pour leurs services environnementaux Vider les villes ? (Guillaume Faburel) Urbanisation Métropolisation Éviction Dévastation Illimitation Limitation High-Tech ou Low-Tech ? (Philippe Bihouix) Les limites des High-Techs
La sobriété d’abord Écoconception « poussée » : vers l’âge de la maintenance Techno-discernement et machinisme mesuré Le rôle de la puissance publique Une électricité 100 % renouvelable, est-ce ruineux ? (Philippe Quirion) Comment gérer les périodes sans vent et sans soleil ? Peut-on installer suffisamment d’éoliennes et de panneaux solaires ? Cela coûterait-il moins cher de lancer un nouveau programme nucléaire ? La relance du nucléaire en France à rebours du reste du monde ? S’extraire de l’extractivisme ? (Doris Buu-Sao) Résister depuis les lieux de vie Inextricable extractivisme ? Transformer les rapports de (re)production Le mouvement des droits de la nature : pour une jurisprudence du vivant (Marine Calmet) Quand le mouvement passe de la théorie à la pratique Déclaration universelle des droits de la terre mère Les victoires récentes Les combats en cours Ouverture. La part sauvage des communs ? Une enquête écologique au Marais Wiels (Léna Balaud, Antoine Chopot et
Allan Wei) L’eau, une puissance de résistance à l’aménagement capitaliste Les alliances interspécifiques dans la crise généralisée du logement Les nouveaux communs terrestres Et maintenant ? (Philippe Boursier et Clémence Guimont) Transformer les rapports entre les humains et les non humains Décroître, démétalliser, dénumériser, démondialiser ? Démocratiser l’économie, se réapproprier ses finalités. socialiser, planifier ? S’auto-organiser en dehors de l’État ? Des approches stratégiques qui se complètent plus qu’elles ne s’opposent ? Lier les protections sociales et les protections du vivant Remerciements
Écologies. Le vivant et le social Philippe Boursier Clémence Guimont « Mettez fin à la guerre contre la nature. » Antonio Guterres, secrétaire général de l’ONU, septembre 2022.
E
ntre fin juin et fin août 2022, au Pakistan, des inondations font plus de 1 300 morts. 86 600 kilomètres carrés sont submergés, 6 000 kilomètres de routes sont effacés, 1,6 million d’habitations détruites ou gravement endommagées [1] . Des millions d’animaux sont emportés par les eaux. Le secrétaire général de l’Organisation des nations unies (ONU) souligne que le dérèglement climatique a aggravé de façon dramatique l’ampleur des moussons et exhorte les entreprises mondiales à sortir de l’emprise des énergies fossiles. Il appelle également à faire cesser la guerre menée par le monde économique contre la nature. La ministre pakistanaise du Changement climatique, quant à elle, réclame des réparations financières aux pays riches responsables, à travers leurs émissions carbonées, des dommages subis par les pays des Suds. Cet événement tragique suscite très peu de réactions de la part des gouvernants des
puissances mondiales et se produit dans la quasi-indifférence de l’opinion publique internationale [2] . Il rappelle pourtant combien les transformations climatiques et écologiques, en voie d’accélération, constituent désormais des problèmes politiques et économiques majeurs, lesquels exacerbent les inégalités en provoquant des tragédies humaines.
Face aux urgences écologiques, penser ensemble le vivant et le social De plus en plus de scientifiques – climatologues, physiciens, biologistes, etc. – ressentent la nécessité de prendre position dans le débat public et s’engagent au nom des compétences qu’ils ont acquises dans leur domaine de recherche, ainsi qu’au titre de citoyennes et citoyens. Il y a quelques années encore, la société française n’était pas accoutumée à de telles interventions : ceux et celles qu’on appelle les intellectuels et qui depuis l’affaire Dreyfus scandaient les débats publics de leurs analyses critiques, de leurs protestations et de leurs propositions étaient généralement des littéraires, des philosophes ou des universitaires venus des sciences sociales. Parce que la situation écologique est inédite, on assiste à un engagement lui aussi inédit des chercheuses et des chercheurs issus des sciences de la vie et de la terre ou des sciences
physiques. Ils et elles contribuent à donner l’alerte sur le dépassement, effectif ou imminent, des limites biophysiques. Ces scientifiques disent que le temps joue contre nous ; ils martèlent l’urgence d’agir aux oreilles de gouvernants qui oscillent le plus souvent entre le déni et l’inaction, voire la complaisance. Ce livre prend au sérieux leurs appels et donne la parole à un ensemble large et varié de spécialistes des crises écologiques, qui n’ont jamais eu autant de choses à se dire et de choses à nous dire. Certes, les connaissances scientifiques ne doivent pas être confondues avec d’inatteignables vérités absolues : leurs énoncés sont toujours tenus pour vrais ou véridiques, jusqu’à preuve du contraire. Mais c’est parce qu’elles ont un degré élevé de vraisemblance qu’elles méritent d’être largement démocratisées et partagées. D’autant plus que, pour contribuer à frayer les voies d’une grande transformation à la fois nécessaire et désirable, les connaissances produites par les sciences doivent s’articuler aux expériences populaires qui, en matière d’écologie, possèdent leur propre validité : connaissance des sites, des sols, des sous-sols et des cours d’eau, des espèces végétales et animales qui les habitent, des mouvements et des rythmes qui leur sont propres ; maîtrise artisanale et ouvrière des processus de production et de fabrication, savoirs médicinaux, techniques de soin et pratiques de transmission de ces savoirs… C’est dans cette perspective de dialogue et de partage que cet ouvrage propose un espace commun à des scientifiques de différentes disciplines mais aussi à des journalistes et des militants.
Malheureusement trop bien documentés pour laisser place au doute, les désastres nourrissent une sinistre dynamique dont l’horizon, si elle s’emballe, sera rien moins que la disparition d’une partie des humains et des non-humains. Les catastrophes qui s’enchaînent illustrent cette amplification exponentielle, que l’esprit humain a souvent du mal à se représenter : comment appréhender sa désolante nouveauté à travers les images trop familières et les clichés médiatiques dominants ? Comment dire cette gravité sans que les mots ne s’usent ? Et surtout, comment agir ? Pour répondre au mieux à l’urgence de comprendre et de mener une transformation écologique et sociale radicale – par des luttes militantes et de nouvelles politiques publiques –, nous souhaitons restituer avec rigueur les processus de destruction du vivant, sous ses formes humaines et non humaines. Penser ensemble le vivant et le social suppose, dès lors, de rassembler les thématiques « sociales » et « environnementales » trop souvent dissociées. On parle ici des guerres de l’eau, des effets des pollutions sur la santé, des droits de la nature, d’inégalités environnementales, de fiscalité écologique, de reprise des terres en ville, de racisme environnemental, entre autres. Penser le vivant et le social, c’est aussi concevoir une critique élargie des dominations que les crises écologiques révèlent. Ce livre fait une large place aux écologies politiques contemporaines – anticapitalistes, décoloniales, écoféministes, intersectionnelles – qui lient la remise en cause des dominations sociales (Nord/Suds, de classe, de genre, de « race [3] », …) à celle de la domination exercée par
les sociétés humaines sur le vivant non humain. À partir des regards ainsi croisés sur l’interdépendance et la commune vulnérabilité des existants, s’esquisse un nouvel horizon émancipateur.
Les dévastations s’accélèrent au risque d’emballements incontrôlables Le mouvement de destruction de la biosphère, entamé dès les révolutions industrielles du XIXe siècle, s’accélère dramatiquement
depuis
une
cinquantaine
d’années.
Les
systèmes capitalistes, à l’origine d’une consommation démesurée des ressources naturelles (eau, terres rares, sable, pétrole, etc.), engendrent des pollutions qui affectent tant l’air que l’eau et le vivant dans son ensemble. Depuis les années 1970, les activités industrielles et agricoles ont relâché une quantité de carbone plus importante que celle qui avait été rejetée depuis le milieu du
XVIIIe
siècle. Selon un rapport
scientifique publié par la Société américaine de météorologie, la concentration de CO2 dans l’atmosphère a atteint en 2021 un niveau inégalé depuis au moins 800 000 ans [4] – ayant pour effet d’accélérer la montée des températures. En 2021 encore, un record mondial de température extrême a été enregistré en Iran et au Mexique : 80,8 ºC mesurés, soit dix degrés de plus que
le précédent record, en 2005. D’ici une vingtaine d’années, des régions entières du globe, comme les zones intertropicales, seront devenues tout simplement inhabitables. Jusqu’à 850 millions de personnes pourraient être contraintes de se déplacer entre 2045 et 2065, notamment en Asie du Sud et du Sud-Est et en Afrique subsaharienne [5] . Le dérèglement du climat n’est toutefois qu’un des axes du processus de destruction en cours, au même titre que le dérèglement du cycle de l’eau ou l’anthropisation intensive de la biosphère. Leur conjonction rend compte de phénomènes apparemment opposés mais fortement intriqués : sécheresses, inondations, tempêtes, méga-incendies. L’érosion du trait de côte ou des sols, la disparition d’espèces et d’écosystèmes matérialisent aussi la déformation de la planète. Ces perturbations structurelles produisent des effets en cascade, et leur désolant cumul mérite d’être baptisé écocide [6] . Si elle n’est pas contenue, la destruction de la biodiversité aura à court terme des conséquences de plus en plus graves sur la santé des êtres vivants et la fertilité des sols. La sécurité alimentaire, vain mot déjà pour de nombreux pays d’Afrique et d’Asie, devient également un enjeu majeur pour l’Europe. L’École de Stockholm, rassemblant des chercheurs du Stockholm Resilience Center et pilotée par Johans Rockstrom, a identifié neuf limites planétaires, correspondant à neuf processus biophysiques, pour une grande part socialement déterminés, qui mettent en cause l’habitabilité de la planète par les sociétés humaines : le changement climatique (1), la
réduction de la biodiversité (2), les perturbations du cycle de l’azote et du phosphore (3), la surexploitation des sols (4), l’acidification des océans (5), la déplétion de la couche d’ozone (6), l’émission d’aérosols atmosphériques (7), la surconsommation de l’eau douce (8) et les pollutions chimiques (9). Six limites planétaires sont déjà franchies, celles des processus (1), (2), (3), (4), (8) et (9). Ce dépassement risque de précipiter des processus de rétroaction rendant le réchauffement incontrôlable. Une étude internationale estime que des points de bascule climatique pourraient se déclencher même si l’objectif d’une augmentation de la température globale de 1,5 ºC maximum, fixé par l’Accord de Paris, est atteint à l’horizon 2050 [7] . Les destructions macro-écologiques affectent désormais aussi les pays dominants, jusque-là mieux préservés que certaines régions des Suds. Depuis plusieurs années, l’Europe de l’Ouest est confrontée à de nombreux évènements climatiques extrêmes : des chaleurs exceptionnelles ayant des effets délétères sur la santé, la vie terrestre et la vie marine ; des pénuries d’eau qui affectent les écosystèmes, la production agricole, les transports fluviaux et le refroidissement des centrales nucléaires ; des stress hydriques et thermiques qui grèvent la production alimentaire. Ces problèmes écologiques, d’une ampleur et d’une gravité inédites, requièrent des actions immédiates visant à faire décroître l’empreinte humaine sur la planète, mais aussi à protéger les populations les plus vulnérables.
Des dirigeants politiques et économiques entre complicité et déni Malgré la grande probabilité d’emballements irréversibles, les modes dominants de production, de transport et de consommation ne connaissent aucun changement de cap décisif. Dès les années 1970, pourtant, les crises écologiques sont devenues un problème public sur la scène internationale. Le Sommet de la Terre, organisé en 1972 sous l’égide de l’ONU, ouvrait la voie à une succession d’accords internationaux. Pour autant, les politiques publiques actuelles nous engagent toujours dans la trajectoire désastreuse d’un réchauffement de 2,6 ºC d’ici à la fin du siècle selon l’ONU. Les objectifs affichés par les traités internationaux de réduction des émissions de gaz à effet de serre, au demeurant très insuffisants, entrent directement en collision avec la visée de conservation du modèle de croissance et avec ses inflexions les plus récentes, telles que l’explosion du numérique et le recours massif à la climatisation, deux technologies particulièrement énergivores et émissives. Le caractère faiblement contraignant de ces accords internationaux rend peu probable leur application effective. Alors même qu’il s’agirait de décarboner, démétalliser et
dénumériser
l’économie
mondiale,
l’Organisation
de
coopération et de développement économiques (OCDE) anticipe
une poursuite de la croissance économique adossée à une augmentation massive de la consommation mondiale de matières premières. Amy Dahan et Stefan Aykut définissent cette situation comme un schisme avec la réalité [8] , c’est-à-dire un décalage entre une continuité politique et des faits qui la remettent clairement en question. La contradiction est évidente entre, d’un côté, la globalisation, l’exploitation des ressources fossiles et des politiques étatiques favorisant les logiques de libre marché et de compétition et, de l’autre, des accords internationaux qui mettent en scène une gouvernance en capacité de réguler les crises écologiques. Les gouvernants, le plus souvent, ne projettent pas leur action au-delà de la durée de leur mandat, d’autant moins qu’elle n’est pas encadrée par des dispositifs de planification écologique. La notion d’intérêt général, qui devrait guider le service public, n’est pas non plus repensée à partir des contraintes écologiques touchant pourtant l’ensemble de ses composantes (santé, éducation, transport, énergie, emploi, etc.). Et lorsqu’en France les citoyens sont consultés dans le cadre de dispositifs participatifs (comme la Convention citoyenne pour le climat), leurs propositions ne sont très souvent pas reprises par les pouvoirs législatifs et exécutifs, tout au moins pas relayées. En France, au moins depuis le début des années 1980, une double transformation du champ politique produit des effets délétères sur l’action publique et gouvernementale. D’une part,
le renforcement des logiques de professionnalisation éloigne le personnel politique des attentes exprimées par les citoyennes et les citoyens, tout en l’exposant à une opinion publique reconstruite par des techniques de sondage et soumise à des problématiques imposées. D’autre part, cette autonomisation accrue des élus vis-à-vis des citoyens s’accompagne de leur dépendance croissante à l’égard des intérêts économiques dominants : l’évolution de certaines écoles de formation à la fonction publique sur le modèle des écoles de commerce, les positions successives occupées par maints politiciens dans l’espace étatique et aux pôles dominants du secteur privé, la porosité même entre l’espace de l’État et celui des grandes entreprises [9] , enfin les relations étroites entre de nombreux groupes d’intérêt et le personnel politique et administratif, concourent à dissuader les élus de lutter vraiment contre les stratégies des firmes les plus néfastes pour la survie de l’écosystème planétaire. En l’absence de politiques visant à soumettre leurs activités aux impératifs écologiques, les grandes entreprises industrielles et financières détruisent le climat avec la complicité des États des pays industrialisés. En 2022, plus de la moitié des émissions industrielles mondiales sont attribuables à vingt-cinq firmes seulement – des « criminels climatiques [10] » – productrices d’énergies fossiles. Les plus grandes banques internationales continuent à financer les entreprises dans des projets d’extraction de charbon, de pétrole et de gaz. Aux États-Unis, des permis de forage pétrolier et gazier ont été accordés à un rythme plus rapide encore au début du mandat de Joe Biden
que sous la présidence du climatosceptique Donald Trump. En France, le président Emmanuel Macron n’a pas cessé d’apporter son soutien au projet TotalEnergies de construction de l’oléoduc chauffé le plus long du monde en Ouganda. Du reste, les plans de relance mis en œuvre sur le territoire national en 2020 pour soutenir les grandes entreprises déstabilisées par les baisses d’activité liées à la gestion de la pandémie de Covid-19, ont alloué
des
milliards
multinationales
de
sans
fonds la
publics
à
moindre
des
firmes
contrepartie
environnementale. Une étude publiée par la B Team – organisation réunissant des dirigeants d’entreprises et de fondations internationales – estime qu’au moins 1 800 milliards de dollars de subventions publiques – soit 2 % du PIB mondial – financent
chaque
année
des
activités
néfastes
pour
l’environnement (énergies fossiles et agriculture intensive notamment) [11] .
Les responsabilités inégales fabriquent des vulnérabilités inégales La contribution au changement climatique des fractions les plus
riches
de
la
population
mondiale
est
totalement
disproportionnée. Leur responsabilité dans l’accélération du désastre écologique en cours est multiple. D’une part, le
patrimoine des plus fortunés oriente un mode de production écocidaire : l’empreinte carbone des milliardaires se révèle vertigineuse dès lors qu’on prend la mesure des émissions correspondant aux actifs financiers qu’ils possèdent dans des entreprises climaticides. Une étude d’Oxfam et Greenpeace montre ainsi que le patrimoine financier des 63 milliardaires français émet autant de gaz à effet de serre que celui de 50 % de la population française [12] . D’autre part, le mode de vie des plus favorisés participe à la dilapidation des ressources planétaires et aggrave les pollutions. D’après une étude conjointe du Stockholm Environment Institute et d’Oxfam [13] sur la période 1990-2015, les 1 % les plus riches de la planète ont émis deux fois plus de CO2 que la moitié la plus pauvre de la population mondiale. Sur cette même période, les 10 % les plus riches ont été responsables de 52 % des émissions de CO2 cumulées, contre 7 % seulement pour les 50 % les plus pauvres. Enfin, le mode de vie promu par les plus riches propage des formes d’addiction aux consommations matérielles qui stimulent et exacerbent les processus de destruction du vivant. À l’opposé, les groupes sociaux les plus dominés – qu’il s’agisse des pays les plus pauvres ou des populations les plus précaires des pays riches – sont davantage exposés aux catastrophes. À titre d’exemple, les températures sont beaucoup plus élevées lors d’épisodes de canicule dans les quartiers pauvres des grandes villes. Les populations les plus vulnérables possèdent moins de ressources matérielles permettant de s’adapter aux évènements extrêmes – vagues de chaleur, inondations, sécheresse, montée des eaux, etc. Elles sont, de surcroît, plus
exposées aux désastres sanitaires engendrés par le changement climatique – famines, malnutrition, épidémies. Ces inégalités ne peuvent aller qu’en s’exacerbant compte tenu de l’accélération des catastrophes. Entre 20 et 30 millions de personnes vivant dans les pays des Suds ont été contraintes de se déplacer en raison de désastres écologiques survenus en 2019, devenant ainsi des réfugiés climatiques.
Engager le nécessaire dialogue entre sciences humaines et sciences du vivant et de la terre Face à l’urgence de la situation, ce n’est pas le pur plaisir du débat intellectuel mais une nécessité vitale qui commande de réunir physiciens et sociologues, climatologues et historiens, biologistes et anthropologues, écologues et économistes, géographes et hydrologues. Non pour dresser un état des lieux statique d’un moment de l’histoire de la biosphère et des sociétés qui l’habitent, mais pour aider les citoyens et les citoyennes à se réapproprier, malgré tout, un peu de pouvoir (beaucoup peut-être) sur l’avenir. Les sciences du vivant et de la terre étudient notamment l’impact des activités humaines sur la planète et sur les existants qui l’habitent. Quant aux sciences sociales, elles analysent les logiques de domination à l’origine
des crises écologiques et leurs effets différenciés sur les groupes humains. Un dialogue nourri entre elles permet ainsi de mieux diagnostiquer les menaces qui pèsent tant sur la planète que sur les sociétés. Enfin, ce décloisonnement des savoirs révèle les leviers d’action qui existent bel et bien, élargit le pensable et le possible en démultipliant nos capacités à agir.
La consolidation d’une nouvelle culture scientifique Cette idée de décloisonnement pourrait sembler une évidence si elle
n’allait
pas
à
l’encontre
d’habitudes
scientifiques
profondément ancrées depuis le XIXe siècle. Les sciences sociales se sont en effet constituées en se dissociant des sciences de la nature [14] . Lorsque Émile Durkheim apporte ses contributions décisives à la construction de la sociologie comme discipline scientifique autonome, il veut rompre avec les analyses de la société inspirées par les sciences de la nature : il s’agit d’expliquer les faits sociaux par d’autres faits sociaux. Dans le même temps, en Allemagne, les débats auxquels on a donné le nom de « querelle des méthodes » tournent autour de la distinction entre sciences de la nature et sciences de la culture ou de l’esprit. Et c’est à juste titre qu’aujourd’hui encore, les chercheurs en sciences sociales rejettent toute tentation d’assimiler la société à un grand corps ou à un organisme
relevant
de
lois
immuables,
ou
encore
d’expliquer
le
comportement humain par une vision simpliste de la génétique. Toutefois, dans un contexte où les bouleversements écologiques sont reconnus comme des questions politiques légitimes, les sciences sociales se voient interpellées en raison de leur difficulté
à
prendre
en
considération
certaines
interdépendances. Nous (re)découvrons la complexité de cet enchevêtrement : les sociétés et les autres collectifs ne sont guère séparables de l’écosystème planétaire qui les « contient », et ce dernier ne peut guère être envisagé sans référence aux logiques
sociales,
économiques
et
géopolitiques
qui
le
traversent. Tout l’enjeu est donc d’esquisser une articulation nouvelle entre le social et le vivant. Cette perspective scientifique a été portée par plusieurs champs de recherche dans le monde anglo-saxon et plus récemment dans le domaine francophone. Du côté des sciences sociales, les humanités environnementales [15] envisagent les faits sociaux à partir de leur liaison, dans leurs causes et leurs conséquences, à des facteurs exogènes au monde social. Ainsi, dans son étude sur la construction du domaine de Versailles, Grégory Quenet montre comment les choix concernant les jardins, les réseaux hydrauliques et les loisirs de chasse ont dû composer avec les résistances des milieux naturels et des animaux qui les habitaient face aux restructurations que les jardiniers tentaient de leur imposer au nom d’un ordre royal nécessairement anthropocentrique [16] . Un événement académique a marqué la reconnaissance de ce courant des sciences sociales : l’élection
en 2000, au Collège de France, de l’anthropologue Philippe Descola, qui devenait à cette occasion titulaire d’une toute nouvelle chaire d’anthropologie de la nature. Du côté des sciences du vivant et de la terre, des chercheuses et des chercheurs développent une argumentation puissante, afin de substituer des énoncés véridiques et vérifiables aux propos lénifiants des gouvernants sur la « transition écologique ». Par exemple, nombre de scientifiques montre les dégâts de l’extractivisme,
démontre
l’ineptie
d’un
certain
« solutionnisme » technologique, démythifie la propagande en faveur de la voiture électrique et dénonce les méfaits d’une industrie minière aussi peu respectueuse des droits humains que des milieux naturels. De fait, la résolution des crises écologiques ne saurait résider dans une simple amélioration des connaissances scientifiques. Il s’agit de rompre une bonne fois pour toutes avec l’idée selon laquelle la « gestion » des « problèmes » devrait être abandonnée à ceux qui prétendent détenir le monopole de l’expertise en ces domaines : les catastrophes écologiques qui concernent l’ensemble des humains et du vivant relèvent d’une sphère de débat public, d’échanges pluriels, de prises de position – dont ce livre propose une synthèse partielle. À nous, citoyens mobilisés, d’imposer l’autonomie de cette nouvelle sphère
publique
économiques
et
de
débat,
contre
une
face
aux
conception
grands
intérêts
technocratique
largement répandue aux pôles dominants des champs politique et médiatique. Là où certains discours voudraient dépolitiser
les désastres écologiques et humains, dus à l’inaction ou aux complaisances des pouvoirs établis, l’ouvrage qu’on va lire propose d’articuler une radicalité écologiste (qui ne dénie rien des complexités) et un nouvel horizon émancipateur.
Le « capitalisme vert » : un mythe qui accompagne et couvre l’écocide L’écologie est désormais un champ de bataille dont l’enjeu est la conservation, l’aménagement ou le renversement des logiques dominantes.
L’écologie de marché légitime les groupes sociaux les plus impliqués dans les écocides Tout l’édifice théorique de l’économie orthodoxe de l’environnement repose sur une affirmation absurde et anthropocentrée : on pourrait mettre un prix sur la nature, bien que le vivant ne soit évidemment ni mesurable, ni produit par les humains. Pour être protégé, le vivant devrait donc être marchandisé [17] .
En
confiant
la
gestion
des
ressources
naturelles à des propriétaires calculateurs et avisés, c’est-à-dire
attentifs à défendre leur patrimoine et leurs intérêts, la société se prémunirait des « passagers clandestins », c’est-à-dire les acteurs économiques qui font un usage gratuit – donc excessif – de la nature au risque de provoquer un épuisement des ressources. Qui plus est, les signaux-prix émanant des fluctuations de l’offre et de la demande de biens et de services marchands stimuleraient efficacement la transition écologique de
la
production.
La
raréfaction
des
ressources
non
renouvelables devrait ainsi, par exemple, entraîner une augmentation de leur prix, donc modifier les préférences des consommateurs. Ces inflexions de la demande de biens et de services encourageraient alors la réorientation de l’offre des entreprises via celle des investissements dans des technologies et des énergies alternatives. Or c’est précisément le contraire qui s’est produit au cours du premier semestre 2022, par exemple, dans l’exploitation des fossiles : l’augmentation du prix du pétrole a incité les compagnies pétrolières à réaliser de nouveaux forages, contrevenant ainsi aux recommandations du Groupe intergouvernemental d’experts sur le climat (Giec) et de la COP de Glasgow. Encore une fois, les mécanismes de marché se révèlent incapables de prendre en compte les externalités négatives – c’est-à-dire le coût social et environnemental des productions polluantes – et les effets à long terme de la production. Parallèlement, loin de favoriser le financement des énergies alternatives, l’allocation des ressources par les marchés financiers bénéficie massivement aux énergies fossiles. Le rapport « Banking On Climate Chaos 2021 » montre ainsi que,
pour la seule année 2019, les financements des fossiles par les onze banques étudiées – sous forme de prêts, d’actions et d’obligations – ont augmenté de 95 milliards d’euros [18] . Les banques sont donc dépendantes d’actifs fossiles qui devront nécessairement, d’un point de vue écologique, être dévalorisés (de même que ceux liés à l’aéronautique, à l’automobile, la pétrochimie, etc.). En 2021, un rapport réalisé conjointement par l’Institut Rousseau et des organisations non gouvernementales – Les Amis de la Terre et Reclaim Finance notamment – révélait que les onze principales banques de la zone euro cumulaient « un stock de plus de 530 milliards d’euros d’actifs liés aux énergies fossiles, soit 95 % du total de leurs fonds propres [19] ». Prises dans une « tragédie des horizons [20] », les banques servent leurs intérêts à court terme en finançant massivement l’émission de gaz à effet de serre au risque de provoquer une nouvelle crise financière systémique. Démenties par les faits, les promesses de l’écologie de marché constituent cependant de puissants ressorts de légitimation des groupes
sociaux
les
plus
directement
impliqués
dans
l’accumulation écocide du capital. Le mythe du capitalisme vert [21] (ou du développement durable, de la croissance verte, ou encore de l’économie bleue [22] ) dépolitise les questions écologiques, neutralise les conflits qui les sous-tendent, défausse
les
intérêts
économiques
dominants
de
leur
implication majeure dans les bouleversements en cours. La nécessité d’agir est reportée sur les arbitrages individuels des consommateurs et les responsabilités présentes des entreprises sont
renvoyées
aux
solutions
technologiques
du
futur,
assemblage
magique
de
techniques
non
maîtrisées
(séquestration industrielle du carbone, géo-ingénierie) ou écocidaires (remplacement des énergies fossiles par celles issues des agrocarburants ou du bois des plantations d’arbres en monoculture). Le crédit accordé à la promesse européenne d’une croissance verte visant la neutralité carbone à l’horizon 2050 occulte le message des scientifiques mobilisés contre le dérèglement du climat, que synthétisent efficacement James Dyke, Robert Watson et Wolfgang Knorr : « La seule issue permettant de préserver l’humanité est la réduction immédiate, prolongée et radicale des émissions de gaz à effet de serre d’une manière socialement juste [23] . » D’où provient la force de la dangereuse mystification qu’entretient le capitalisme vert ? Essentiellement du fait qu’elle constitue un point d’accord tacite entre des acteurs économiques puissants et très divers. Ceux qui sur les marchés financiers multiplient les actifs qui titrisent (transforment en titres) la nature et les risques écologiques et répandent de plus en plus massivement des « obligations vertes » si peu encadrées qu’elles entremêlent le plus souvent « greenwashing » et poursuite des placements dans les activités polluantes. Ceux qui anticipent les gains spéculatifs que procurent les crises de l’eau, des matières premières et des produits agricoles. Ceux qui esquivent l’impératif de réduire immédiatement
leurs
juteuses
activités
fossiles
ou
extractivistes. Ceux qui parient sur l’ouverture de marchés immenses et prétendument durables (tels que ceux de la voiture
électrique
ou
des
agrocarburants).
Ceux
qui
appréhendent les destructions de la biosphère comme des opportunités pour étendre des marchés et capter de nouveaux profits – la déglaciation de l’Arctique ouvre la voie à de nouvelles liaisons commerciales polluantes, la raréfaction des minerais rentabilise l’exploitation en eau profonde. Ceux des grands groupes du numérique qui généralisent le stockage des données, gaspillent l’énergie et les ressources rares et propagent la publicité ciblée. Ceux, enfin, de multimilliardaires de la Silicon Valley habités par un rêve de toute-puissance mêlant conquête transhumanisme.
de
l’espace,
délires
technicistes
et
Le « capitalisme vert » fait le lit des écologies autoritaires Le « capitalisme vert » est un capitalisme de catastrophe [24] nourri par les dévastations qu’il engendre lui-même. Avec son expansion, les sociétés humaines dérivent vers des mondes de plus en plus insécurisés où s’entrecroisent détresses sociales et ségrégations écologiques. L’expérience de ces insécurités multiples peut favoriser de nouvelles formes de politisation écologiste émancipatrice. Mais, dans certains contextes, la conjonction des déstabilisations sociales et environnementales et des peurs collectives qu’elles engendrent peut devenir un puissant ressort des logiques de ressentiment – et de leur capitalisation politique par des gouvernements autoritaires.
En effet, l’urgence écologique peut se prêter à maints dévoiements
et
projections
politiques
douteuses,
voire
xénophobes, notamment à l’extrême droite où certains appellent de leurs vœux un corps social fictif censé préserver la « pureté » de sa population, de son biotope et de son territoire. La croyance dans le caractère irréversible d’un avenir fait de pénuries et de détériorations des conditions d’existence des humains et son pendant, l’absence de confiance dans la capacité des mouvements émancipateurs à changer le cours des choses, sont diffusés par différents courants survivalistes qui se préparent à la lutte pour la survie dans une société posteffondrement. Certaines branches réactionnaires de l’écologie politique se développent aussi à la marge des espaces institutionnels en promouvant un conservatisme social. Les minorités sexuelles sont alors discriminées à travers le refus du mariage des couples de même sexe au nom d’un ordre naturel fictif et fantasmé. Les techniques médicales d’aide à la procréation, comme la procréation médicalement assistée (PMA), sont également rejetées car elles représenteraient un déni des processus naturels (et que dire des menaces que de telles conceptions font peser sur le droit à l’avortement ?). Ces écologies conservatrices, si elles sont susceptibles de rejeter la logique de libre marché au nom du refus de la puissance de l’argent, contribuent à légitimer l’ordre social qui opprime notamment les femmes et les minorités sexuelles. On ne s’étonnerait malheureusement pas que, dans un avenir proche, certains mouvements combinent la démagogie xénophobe à un
néolibéralisme fort brutal et une « écologie » très sélective, justifiant les sacrifices imposés aux dominés sur fond de retour à l’ordre moral.
Au croisement des écologies émancipatrices : un nouveau paradigme intellectuel et politique ? Les écologies contemporaines qui s’inscrivent dans une visée émancipatrice ont en commun de faire le lien entre la domination de certains groupes sociaux sur d’autres et la domination de la nature par les sociétés humaines. Ce livre réunit les apports critiques des écologies non anthropocentrées, anticapitalistes
et
intersectionnelles
qui
examinent
l’entrecroisement des oppressions systémiques spécistes, de classe, de genre, de « race » et les remettent en cause. Après mai 68, une « nébuleuse [25] » prend forme avec la prise de conscience des problèmes écologiques. Un ensemble hétéroclite
d’acteurs
– intellectuels,
militants
associatifs,
syndicalistes ou membres de partis politiques – s’engage dans des combats intellectuels et militants. En France, alors qu’une pensée technocritique se développe par les voix de Jacques Ellul,
Bernard
Charbonneau
ou
Ivan
Illich,
des
luttes
antinucléaires se déploient notamment à Plogoff, à La Hague et à Fessenheim. À la même époque, des mobilisations en faveur de la protection de la nature s’opposent à des projets d’infrastructures de sports d’hiver dans le parc de la Vanoise et donnent naissance à la Fédération française des sociétés de protection de la nature, future France Nature Environnement. Sous la plume de Françoise d’Eaubonne, l’écoféminisme émerge. Des mobilisations environnementalistes s’organisent, accordant souvent un rôle majeur à l’expertise scientifique [26] , les associations se multiplient et se professionnalisent et la pensée écologiste se structure. Au cours des décennies suivantes, des courants de pensée et des forces politiques s’affrontent notamment sur la question de la stratégie de transformation – en profondeur ou par petites touches – des systèmes économiques et politiques qui engendrent les crises écologiques.
Des écologies de transformations du rapport au vivant et à la biosphère Des écologies, investies notamment par des Européens et des Américains du Nord, envisagent un autre rapport moral et politique avec l’ensemble des êtres vivants et avec les milieux naturels.
L’Anthropocène, récit proposé par le Prix Nobel de chimie Paul Crutzen dans les années 1990, signifie que la Terre entre dans une nouvelle époque géologique sous l’impulsion des activités humaines qui transforment radicalement – dégradent – la biosphère. Le début de cette ère, tout comme la validation même du terme par la communauté des géologues, sont encore en débat. L’invention de la machine à vapeur en 1784, prémices des révolutions industrielles, pourrait être vue comme un tournant. La « Grande Accélération » du milieu du
XXe
siècle
représente aussi un moment de rupture. Si ce type de grand récit
n’est
qu’un
prélude
à
des
analyses
davantage
contextualisées, il permet toutefois de définir le cadre général d’une pensée reliant les sociétés humaines et la biosphère. Les éthiques environnementales et animales forment un vaste champ de réflexion sur les fondements moraux et politiques qui unissent nos sociétés aux êtres vivants. Aux États-Unis avec John Baird Callicott [27] mais aussi en Scandinavie, par la voix d’Arne Næss [28] , l’écologie profonde appelle à reconnaître une communauté morale et politique élargie à l’ensemble des êtres vivants humains et non humains. Le biocentrisme accorde une valeur morale aux êtres naturels sur le seul principe de leur existence. L’écocentrisme accorde une valeur morale aux êtres vivants du fait de leur appartenance à la communauté biotique qui fait vivre l’ensemble des membres qui la composent. L’antispécisme s’oppose aux représentations hiérarchiques des espèces animales et, principalement, à l’idée d’une supériorité de
l’être
humain
sur
les
animaux.
Ces
éthiques
environnementales et animales ont fait l’objet de nombreuses
caricatures [29] . Certes, elles ne sont pas exemptes de critiques : leur focalisation sur les rapports entre humains et non-humains entrave la réflexion sur les responsabilités et les usages différenciés des sociétés humaines envers le reste du vivant. Pour autant, elles offrent des pistes de réflexion éthiques et politiques stimulantes. Ces courants de pensée inspirent des formes d’actions collectives originales. Du côté des éthiques animales, l’activisme animaliste et antispéciste porté notamment en France par les opérations coup de poing de l’association L214 retient l’attention collective en proposant une réorientation des pratiques de consommation et la rupture avec les violences de tous ordres infligées aux animaux. Les émotions suscitées par les révélations visuelles des tortures subies par les animaux d’élevage sensibilisent l’opinion publique à la lutte contre l’industrialisation animale [30] . Les
mobilisations
en
faveur
de
la
nature
prennent
actuellement, quant à elles, des formes inédites en France et dans d’autres régions du globe, comme en Équateur, pour accorder une protection juridique aux entités naturelles [31] . Dans les pays d’Amérique du Sud, ces mouvements sont souvent
empreints
d’une
pensée
animiste
mais
des
convergences apparaissent avec les mobilisations européennes en faveur des droits de la nature. En Corse, le collectif Tavignanu Vivu rédige une Déclaration en faveur des droits du fleuve Tavignagnu. En Suisse, l’Assemblée populaire du Rhône réfléchit à des pistes d’action pour faire reconnaître la voix du
fleuve dans les espaces institutionnels. Le Parlement de la Loire organise des auditions en vue de proposer un système de représentation interespèces. La perspective de l’Anthropocène est critiquée dans la mesure où elle étend indûment les responsabilités qui incombent au seul capitalisme. Ce n’est pas l’humanité, dans son ensemble, qui modifie la géologie mais bien un certain modèle économique et une frange de la population qui le fait vivre. Cette réflexion néanmoins stimulante et novatrice concernant le rapport politique et sensible au vivant, à l’origine de mobilisations fertiles, peut être utilement complétée par d’autres conceptions de l’écologie.
Des écologies anticapitalistes Les marxistes, les libertaires et les socialistes, aussi bien en Europe qu’en Amérique du Sud, repensent les théories politiques et économiques anticapitalistes à l’aune des crises écologiques.
Le
courant
de
la
décroissance,
davantage
européen, propose également de rompre avec les logiques d’expansion économique. Le récit du Capitalocène, proposé par Andreas Malm [32] , désigne la responsabilité du capitalisme en tant que système historiquement situé de destruction de la biosphère. Dès les révolutions industrielles, l’accumulation du capital est fondée à
la fois sur l’exploitation du travail ouvrier, sur le travail gratuit de reproduction de la force de travail au sein des foyers (assurée en immense majorité par les femmes) et sur le recours à l’énergie thermique issue du charbon. Cette dynamique mortifère
est
indissociable
d’un
mouvement
long
d’appropriation privée des biens communs, inauguré par les enclosures dans l’Angleterre du
XVIe siècle
et qui ne cesse de
s’étendre. Ce récit s’inscrit en faux contre une vision d’un monde clivé entre la nature et l’humanité, où les activités humaines, depuis leurs origines, conduiraient de manière irréversible à la destruction des écosystèmes. L’écologie sociale née dans les années 1960 et inspirée des travaux de l’anarchiste états-unien Murray Bookchin, repose sur l’idée d’une domination de la nature par les humains indissociable de la domination des humains sur d’autres humains. Or si les rapports sociaux de domination sont à l’origine des destructions environnementales, la protection de la nature est indissociable de l’émancipation sociale. Dès lors, l’écologie sociale préconise un municipalisme libertaire qui favorise la démocratie directe et la reprise en main populaire de la gestion de la société. Nettement anticapitaliste, libertaire et
anti-étatiste,
l’écologie
sociale
est
l’une
des
sources
d’inspiration d’expériences politiques alternatives à grande échelle, telles que celle du confédéralisme démocratique menée au Rojava (Kurdistan syrien). Apparu dans les années 1970, l’écosocialisme théorisé, entre autres, par Michael Löwy articule la critique des rapports de
production
et
l’exploitation
de
l’exploitation
du
des
écosystèmes.
La
travail
à
dynamique
celle
de
infinie
d’accumulation du capitalisme dans un monde fini est analysée comme le principal foyer des crises écologiques. Ainsi, le mouvement ouvrier doit prendre pleinement en charge les questions
écologiques
qui
sont
directement
liées
à
l’organisation de la production par les entreprises et qui, dans la manière dont elles sont vécues par les groupes humains, ont une forte dimension de classe. Du reste, le mouvement accéléré de dégradation et de raréfaction des ressources naturelles sape les bases matérielles du système capitaliste productiviste, créant des conditions favorables à une transformation radicale de ce mode de production tourné vers la recherche du profit. Pour les écosocialistes, la production doit être organisée en fonction des besoins sociaux et des exigences écologiques, à travers la socialisation des entreprises et en utilisant l’outil de la planification. La décroissance, qui démythifie le concept de développement, prône la réduction massive de la production et de la consommation, notamment par la réduction du temps de travail et grâce à la mise en place d’un revenu universel. Certains de ses tenants s’intéressent moins aux conflits sociaux classiques entre le capital et le travail. Une réflexion, portée en France notamment par Dominique Méda [33] , est menée sur la redéfinition du travail comme valeur sociale privilégiant l’émancipation par la participation à la vie collective en dehors de la sphère du monde professionnel.
Ces écologies anticapitalistes se déploient dans des mouvements sociaux très divers qui utilisent des répertoires d’action multiples. Les luttes syndicales affirment une nette dimension écologiste quand elles concernent la santé des travailleurs, ou plus largement leur cadre de vie, ou encore quand elles questionnent la définition des besoins donnée par le monde de l’entreprise [34] . Des mouvements ouvriers passent à l’action pour lutter contre les activités polluantes, notamment celles des industries extractivistes. Les partisans de la décroissance proposent plutôt des actions de désobéissance civile et agissent davantage en dehors du monde du travail. En France, des activistes organisent des opérations de sabotage des panneaux publicitaires
tandis
qu’Extinction
Rebellion
mène
des
opérations de sitting devant des entreprises pétrolières ou de blocage d’aéroports. Les luttes zadistes peuvent aussi être considérées comme des luttes anticapitalistes – même si elles présentent d’autres dimensions – qui contribuent à construire d’autres modes de production et des lieux de vie alternatifs. Certaines
formes
de
critique
sociale
circonscrivent
les
hiérarchies et les relations de pouvoir responsables des crises écologiques au seul domaine économique et aux relations entre classes. Les contributions ici rassemblées proposent une autre perspective, plus large et sans doute plus émancipatrice.
Des écologies intersectionnelles
Plusieurs
courants
écologistes
interrogent
les
inégalités
environnementales en croisant les différents facteurs de discrimination. Le terme « intersectionnel », apparu dans les luttes militantes féministes africaines et américaines dans les années 1980 [35] , a été repris par les sciences sociales pour désigner le fait que les rapports de domination peuvent se situer au croisement de dimensions multiples – de classe, de genre, de « race », d’âge, d’identité sexuelle, etc. Autrement dit, l’intersectionnalité
invite
à
prendre
en
considération
l’ensemble des positionnements sociaux des groupes étudiés pour contextualiser les rapports de domination.
L’écoféminisme L’écoféminisme fait le lien entre la crise écologique et le patriarcat car les femmes sont parmi les premières victimes de l’exploitation patriarcale de la nature en étant structurellement plus pauvres et plus exposées à la dégradation des écosystèmes et aux évènements extrêmes. De plus, les dérèglements en cours déstabilisent la production agricole, qui repose à l’échelle planétaire majoritairement sur le travail des femmes. Elles sont aussi très fortement surreprésentées dans les décès causés par des phénomènes climatiques extrêmes, notamment à cause de leur moindre accès à l’information et aux solutions de repli, leur prise en charge des enfants et l’éducation sexuée.
Le récit de l’Androcène [36] met en avant le fait que le rapport instrumental et destructeur des sociétés envers la nature est porté par des logiques patriarcales. L’imaginaire techniciste promu par la masculinité occidentale encourage l’exploitation de la nature. Le fait que les hommes occupent des postes de pouvoir, notamment au sein du monde économique, leur permet de développer conjointement un projet d’exploitation de la nature et le maintien de l’ordre patriarcal qui le fait vivre. D’après Geneviève Pruvost [37] , l’opposition entre nature et culture
s’accompagne
d’autres
oppositions
(comme
femme/homme) au sein desquelles le pôle associé à la nature est déconsidéré. Les femmes, si souvent renvoyées à la fertilité, donc à la nature, sont également instrumentalisées et exploitées. De nombreuses mobilisations s’apparentant à l’écoféminisme ont été mise en œuvre dans les années 1980. Wangari Muta Maathai, Prix Nobel de la paix en 2004, participe à la lutte contre la déforestation au Kenya. À chaque fois, la lutte contre les dégradations écologiques subies particulièrement par les femmes – du fait de la pollution, de la déforestation, de l’accaparement et de l’exploitation commerciale des terres – est liée à la remise en cause de leur condition dominée – de femmes mais aussi de mères. En France, ces dernières années, des luttes antinucléaires, comme à Bure, sont portées par des collectifs écoféministes. L’écoféminisme est pluriel et hétérogène, mais une chose est clairement affirmée : les femmes sont des actrices essentielles
de la prévention des dégradations, de la lutte contre les pollutions et de la mise en œuvre des alternatives.
Lutte contre le racisme environnemental et écologie décoloniale Dans les années 1980, des mobilisations s’opposent aux ÉtatsUnis à l’installation d’usines de traitement des déchets toxiques à proximité de quartiers majoritairement habités par des populations afro-américaines défavorisées. Les mots sont posés sur le racisme environnemental vécu par des minorités sociales dans un pays marqué par son passé ségrégationniste et par la colonisation des peuples autochtones. Ces discriminations environnementales ne se cantonnent pas aux États-Unis et prennent des formes particulières en fonction de l’histoire des pays. Le récit du Plantationocène, lié à l’histoire de la colonisation européenne, désigne l’exploitation conjointe des ressources naturelles et humaines par les colons européens sur les territoires envahis, donnant lieu à des ravages écologiques et sociaux [38] . L’esclavagisme et la construction de plantations relèvent d’un même projet politique porté par une minorité émigrée dominante. Selon Malcom Ferdinand et Mélissa Manglou [39] , l’exploitation de ces territoires et des populations
autochtones a participé à la construction des paysages, des économies et des régimes juridiques (comme le Code noir) des pays colonisés. Les processus de déforestation et de mise en place d’agricultures exportatrices (canne à sucre, café), l’extraction de minerais, la délocalisation d’activités hautement dangereuses et polluantes (comme les dix-sept essais nucléaires de la France métropolitaine en Algérie entre 1960 et 1966 et les cent quatre-vingt-treize essais entre 1966 et 1996 en Polynésie française),
la
traite
négrière
transatlantique,
l’esclavage
participent d’un même processus de domination. Face au racisme environnemental et aux comportements (post)coloniaux, les populations autochtones peuvent entamer des procédures judiciaires pour demander réparation, comme la plainte déposée par des responsables polynésiens à la Cour pénale internationale contre la France pour crime contre l’humanité dans le cadre des essais nucléaires. Certaines mobilisations locales permettent également de lutter contre des projets destructeurs, comme dans le cas de la Montagne d’Or en Guyane, qui était un projet de mine d’or à proximité d’une réserve biologique et qui fut abandonné à la suite de mobilisations locales peu à peu étendues à la France métropolitaine. L’écologie décoloniale apporte une contribution décisive pour comprendre les désastres écologiques liés à la colonisation. Elle identifie les mécanismes du racisme environnemental et met en avant les effets différenciés des problèmes environnementaux et de leur gestion sur les différents groupes sociaux. En outre,
elle remet en cause le néocolonialisme d’anciennes puissances coloniales et de puissances émergentes, et aide à visibiliser les luttes écosociales indigènes.
Un espace pluraliste qui esquisse un horizon fédérateur Entre ces différents paradigmes, des positions restent en tension, des désaccords demeurent, notamment car les priorités et les modes d’actions ne sont pas toujours les mêmes. Nous n’avons pas la prétention de proposer une voix unique qui permettrait de (ré)concilier toutes les traditions de pensée et de luttes. Les cultures politiques sont différentes, du fait du positionnement
social
des
personnes
investies,
de
leur
trajectoires scientifique et militante. Nous portons toutefois l’ambition, à travers l’ensemble des contributions de cet ouvrage, de baliser l’espace du débat pour rendre ces tensions constructives et faire en sorte qu’elles participent à tracer des lignes d’action, avec un objectif partagé : le maintien des conditions d’habitabilité de la planète et la promotion de toutes les formes d’égalité écologique. Il s’agit de reconnaître un sens politique à une multiplicité de démarches individuelles ou collectives. Nous espérons ouvrir la voie à des écologies inclusives qui s’attachent à reconsidérer le rapport au vivant non humain, à rencontrer l’altérité et la diversité des mondes.
Des écologies pleinement inclusives étendent la conscience de notre vulnérabilité aux vivant autres qu’humains, au titre d’une interdépendance qui nous implique toutes et tous. La première partie de l’ouvrage vise à présenter un vaste tableau des menaces que les activités économiques des puissances dominantes font peser sur la planète dans ses dimensions biophysiques – c’est-à-dire dans la matérialité des sites et des sols qui la composent et dans la vie organique des espèces qui la peuplent. Avec les cycles biogéochimiques, c’est l’ensemble du vivant humain et non humain qui se trouve en danger. La seconde partie identifie les principaux acteurs sociaux, politiques et économiques responsables des crises écologiques.
La
troisième
partie
interroge
les
rapports
d’exploitation et de domination qu’exercent les sociétés humaines sur le vivant autre qu’humain mais également les discriminations subies par les groupes sociaux dominés, à partir
de
conceptions
écologistes
non
anthropocentrées,
écoféministes et décoloniales. La dernière partie rassemble des propositions qui sont autant d’outils pour agir, des leviers pour tenter de surmonter de si puissants obstacles. La sortie des crises écologiques passe-t-elle par des petits gestes ou par des luttes collectives mettant en œuvre le potentiel d’une écologie pleinement populaire ? Quels principes, quels modes d’action et quelles politiques publiques peuvent nous aider à ouvrir un nouvel horizon émancipateur ? Ces contributions n’ont pas nécessairement vocation à être lues dans l’ordre de leur présentation et les lecteurs et les lectrices
sont invités à piocher dans l’ouvrage en fonction de leurs envies et de leurs appétences. Plongez-y et ensemble bifurquons !
Tous nos remerciements à Philippe Chailan pour sa relecture particulièrement précise, rigoureuse et féconde.
Notes du chapitre [1] ↑ Voir le reportage « Le Pakistan victime d’inondations meurtrières, qualifiées de “carnage climatique” par l’ONU » sur le site de FranceTvInfo, mis en ligne le 11 septembre 2022. [2] ↑ D’autres catastrophes environnementales et sociales sont suivies d’appels à des dons, comme le séisme à Haïti en 2011 par exemple. [3] ↑ La « race » fait référence à des constructions sociales discriminant les personnes en fonction de leur couleur de peau. [4] ↑ Jessica Blunden et Tim Boyer, « State of the Climate in 2021 », Bulletin of the American Meteorological Society, vol. 103, n° 8, 2022. [5] ↑ François Gemenne, « En 2050, la gestion des migrations de masse est devenue le problème mondial numéro un », in Cécile Désaunay (dir.), Rapport Vigie 2020. Scénarios de rupture à l’horizon 2040-2050, Futuribles, 2020, p. 37-45. [6] ↑ Un écocide désigne la destruction par les humains du vivant. [7] ↑ David I. Armstrong McKay, Arie Staal, Jesse Abrams, Ricarda Winkelmann et al., « Exceeding 1,5 ºC global warming could trigger multiple climate tipping points », Science, vol. 377, n° 6611, 2022. [8] ↑ Stefan Aykut, Amy Dahan, « La gouvernance du changement climatique. Anatomie d’un schisme de réalité », in Dominique Pestre (dir.), Le Gouvernement des technosciences. Gouverner le progrès et ses dégâts depuis 1945, La Découverte, Paris, 2014, p. 97-132. [9] ↑ Julie Gervais, Claire Lemercier et Willy Pelletier, La Valeur du service public, La Découverte, Paris, 2021.
[10] ↑ Mickaël Correia, Criminels climatiques. Enquête sur les multinationales qui brûlent notre planète, La Découverte, Paris, 2022. [11] ↑ Voir l’article sur le site The B Team, « Study : governments are subsidizing the destruction of nature – to the tune of $ 1.8 trillion each year », mis en ligne le 16 février 2022. [12] ↑ Voir le rapport d’Oxfam et de Greenpeace, « Les milliardaires français font flamber la planète et l’État regarde ailleurs », accessible en ligne sur le site d’Oxfam. [13] ↑ Voir le communiqué de presse sur le site d’Oxfam, « Les 1 % les plus riches sont responsables de deux fois plus d’émissions que la moitié la plus pauvre de l’humanité », mis en ligne le 21 septembre 2020. [14] ↑ Philippe Descola, L’Écologie des autres. L’anthropologie et la question de la nature, Quæ, Versailles, 2011. [15] ↑ Guillaume Blanc, Élise Demeulenaere et Wolf Feuerhahn (dir.), Humanités environnementales. Enquêtes et contre-enquêtes, Publications de la Sorbonne, Paris, 2017. [16] ↑ Grégory Quenet, Versailles, une histoire naturelle, La Découverte, Paris, 2015. [17] ↑ Virginie Maris, Nature à vendre. Les limites des services écosystémiques, Quæ, Versailles, 2014. [18] ↑ Rainforest Action Network, Reclaim Finance et al., Banking on Climate Chaos, 2021. [19] ↑ Institut Rousseau et al., « Actifs fossiles, les nouveaux subprimes ? », 2021. [20] ↑ Selon l’expression de Mark Carney, ancien directeur de la Banque centrale d’Angleterre. [21] ↑ Hélène Tordjman, La Croissance verte contre la nature. Critique de l’écologie marchande, La Découverte, Paris, 2021. [22] ↑ Catherine Le Gall, L’Imposture océanique. Le pillage « écologique » des océans par les multinationales, La Découverte, Paris, 2021. [23] ↑ James Dyke, Robert Watson et Wolfgang Knorr, « Climate scientists : concept of net zero is a dangerous trap », The Conversation, mis en ligne le 22 avril 2021. Traduction de la citation proposée par la revue Terrestres (en ligne). [24] ↑ Hervé Kempf, Que crève le capitalisme. Ce sera lui ou nous, Le Seuil, Paris, 2020.
[25] ↑ Alexis Vrignon, La Naissance de l’écologie politique en France, une nébuleuse au cœur des années 68, Presses universitaires de Rennes, Rennes, 2017. [26] ↑ Sylvie Ollitrault et Bruno Villalba, « Sous les pavés, la Terre. Mobilisations environnementales en France (1960-2011), entre contestations et expertises », in Michel Pigenet (dir.), Histoire des mouvements sociaux en France. De 1814 à nos jours, La Découverte, Paris, 2014, p. 716-723. [27] ↑ John Baird Callicott, Éthique de la terre, Wildproject, Marseille, 2010. [28] ↑ Arne Næss, Une écosophie pour la vie. Introduction à l’écologie profonde, Le Seuil, Paris, 2017. [29] ↑ Comme par exemple dans Le Nouvel Ordre écologique de Luc Ferry, Grasset, Paris, 1992. [30] ↑ Christophe Traïni, La Cause animale. Essai de sociologie historique (18201980), Presses universitaires de France, Paris, 2011. [31] ↑ Notre affaire à tous, Les Droits de la Nature, Le Pommier, Paris, 2022. [32] ↑ Andreas Malm, L’Anthropocène contre l’histoire. Le réchauffement climatique à l’ère du capital, La fabrique, Paris, 2018. [33] ↑ Entretien avec Dominique Méda, réalisé par Danielle Cerland-Kamelgarn et François Granier, « Analyse et réflexions sur la reconversion écologique : territoires, entreprises, politiques publiques », Sociologies pratiques, vol. 1, n° 44, 2022, p. 7-12. [34] ↑ Renaud Bécot, « Les valeurs de la santé. Des syndicalistes dans le gouvernement des risques industriels, 1966-1987 », Sociétés contemporaines, vol. 1, n° 121, 2021, p. 29-56. [35] ↑ Éléonore Lépinard, Sarah Mazouz, Pour l’intersectionnalité, Anamosa, Paris, 2021. [36] ↑ Lucile Ruault, Ellen Hertz, Marlyse Debergh et al. (dir.), dossier « L’Androcène », Nouvelles Questions Féministes, vol. 40, n° 2, 2021, p. 6-16. [37] ↑ Geneviève Pruvost, Quotidien politique. Féminisme, écologie, subsistance, La Découverte, Paris, 2021. [38] ↑ Malcom Ferdinand, Une écologie décoloniale. Penser l’écologie depuis le monde caribéen, Le Seuil, Paris, 2019. [39] ↑ Malcom Ferdinand et Mélissa Manglou, « Penser l’écologie politique depuis les Outre-mer français », Écologie & Politique, vol. 2, n° 63, 2021, p. 11-26.
Témoigner de l’urgence d’agir : une ouverture par Jean Jouzel Jean Jouzel Climatologue, ancien membre du Giec
En matière de réchauffement climatique le sixième rapport du Groupe intergouvernemental d’experts sur l’évolution du climat (Giec) met en avant des certitudes. Les spécialistes qui y ont contribué en ont successivement abordé les aspects physiques, les conséquences, l’adaptation et l’atténuation. Ils sont en mesure d’affirmer que le lien entre ce réchauffement et nos activités est sans équivoque, comme l’est la menace qu’il représente pour le bien-être de l’humanité et la santé de la planète. Et ils sont tout aussi certains de l’urgence de l’action, car la fenêtre d’opportunité pour assurer un avenir vivable et durable pour tous se referme rapidement.
C
omment en sommes-nous arrivés là ? Que nous réserve l’avenir ? Pour y répondre, nous allons évoquer les années 1970 et 1980, celles de la prise de conscience par la communauté scientifique des risques encourus, qui se concrétisent par la mise sur pied du Giec dont nous décrivons
brièvement le fonctionnement. Nous en évoquons quelques résultats clés en nous focalisant sur ce sixième rapport, qui devrait être définitivement adopté début 2023. Nous porterons enfin le regard sur notre pays, où les conséquences de ce réchauffement planétaire sont déjà largement perceptibles.
La prise de conscience de la communauté scientifique C’est à partir des années 1970 que le problème de l’incidence potentielle des activités humaines sur le climat commence à préoccuper les scientifiques. Un rapport de l’Académie des sciences états-unienne, rédigé en 1979 sous la direction de Jule Charney, donne une première idée de l’urgence climatique. Le doublement de la teneur atmosphérique en CO2, premier contributeur à l’augmentation de l’effet de serre liée à nos activités (voir l’encadré), conduirait à un réchauffement compris entre 1,5 ºC et 4,5 ºC avec des conséquences qui pourraient s’avérer désastreuses. Ce diagnostic s’appuyait largement sur les travaux de scientifiques de haut niveau, en premier lieu ceux de Suki Manabe, chercheur d’origine japonaise colauréat du prix Nobel de physique en 2021. Cette prestigieuse reconnaissance a ainsi, cinquante ans plus tard, couronné un des pionniers, avec son équipe de Princeton, de la modélisation du climat. Ce résultat est aujourd’hui confirmé : le
dernier rapport du Giec conclut que la meilleure estimation du réchauffement associé à un tel doublement est de 3 ºC. En 1979, l’Organisation météorologique mondiale (OMM) organise la première Conférence mondiale sur le climat et met sur les rails le Programme de recherche mondial sur le climat. Elle est suivie par d’autres Conférences à Villach en Autriche en 1980, 1983 et 1985 qui mobilisent des scientifiques de renom comme le Suédois Bert Bolin. En 1987, l’analyse des glaces de l’Antarctique montre que concentration en CO2 et climat ont varié de concert sur l’ensemble du dernier cycle glaciaireinterglaciaire, illustrant le lien entre effet de serre et changement climatique à ces échelles de temps. Ces travaux, auxquels notre équipe du Laboratoire de Géochimie Isotopique à Saclay a été associée aux côtés de celle de Claude Lorius du Laboratoire de Glaciologie et Géophysique de l’Environnement à Grenoble et de collègues soviétiques, ont contribué à la prise de conscience de l’influence des activités humaines sur l’évolution récente et future du climat. Jim Hansen, directeur de l’antenne new-yorkaise de la Nasa (agence spatiale étatsunienne), est alors déjà convaincu du lien entre le réchauffement qui s’amorce et nos activités. Auditionné en juin 1988, année de canicule, par le Sénat états-unien, il affirme que le réchauffement est avéré à plus de quatre-vingt-dix-neuf chances sur cent et clame l’urgence des mesures à prendre. Son témoignage est largement relayé dans la presse.
L’effet de serre
Si l’atmosphère n’était formée que de ses constituants majoritaires – azote et oxygène, parfaitement transparents au rayonnement infrarouge –, la température moyenne annuelle à la surface terrestre serait proche de -18 ºC. Il n’en est rien grâce à toute une série de composés minoritaires de l’atmosphère qui absorbent le rayonnement infrarouge émis à la surface de la Terre. L’atmosphère en réémet une partie vers l’espace mais en quantité plus faible que celle qu’elle absorbe, car elle est plus froide que la surface. La différence est renvoyée vers le sol ; elle est en quelque sorte piégée par l’action de ces composés minoritaires. Par analogie avec la serre du jardinier, ceux-ci sont désignés sous le nom générique de gaz à effet de serre. La vapeur d’eau, H2O, est le premier gaz à effet de serre (60 %). Elle est suivie du dioxyde de carbone, CO2, connu aussi sous le nom de gaz carbonique, puis par l’ozone. Ensuite viennent le méthane, CH4, le protoxyde d’azote, N2O, et d’autres composés minoritaires, en particulier fluorés. Ce n’est pas l’effet de serre qui inquiète mais son augmentation liée aux modes de production et de consommation des sociétés, notamment des plus industrialisées. Y contribuent l’utilisation des combustibles fossiles, la fabrication du ciment et la déforestation pour le CO2, l’utilisation des combustibles fossiles, les rizières, les décharges et les ruminants pour le CH4, les engrais, le fumier, la combustion de la biomasse pour le N2O. Toutes
ces émissions sont bien documentées par pays et par secteurs d’activité. Les gaz à effet de serre diffèrent non seulement par leur durée de vie dans l’atmosphère mais aussi par leur pouvoir de réchauffement. Pour en tenir compte, on utilise la notion d’équivalent CO2 (CO2eq). Les émissions anthropiques ont plus que doublé au cours des 50 dernières années : de vingt-sept milliards de tonnes de CO2eq en 1970 à près de soixante en 2019 dont environ les deux tiers liés aux combustibles fossiles. Il en résulte un accroissement de l’effet de serre qui représente une augmentation supérieure à 1 % du forçage radiatif* de la planète et donc de l’énergie utilisée pour « chauffer » les différentes composantes du système climatique.
Lexique Forçage radiatif : variation du flux de rayonnement à la tropopause ou au sommet de l’atmosphère, due à une modification, par exemple, de la concentration de dioxyde de carbone ou du rayonnement solaire.
Les décideurs politiques s’engagent Le rôle de la communauté scientifique dans la mise sur pied du Giec est indéniable. Mais c’est au sein du Sénat états-unien puis du G7 que naît l’impulsion politique qui donnera naissance au
Giec. Dans un article récent [1] , le journaliste américain Nathaniel Rich décrit l’effervescence qui, aux États-Unis (alors le premier émetteur de gaz à effet de serre), a suivi la publication du rapport Charney. Il nous plonge dans un monde où les lobbyistes, en particulier ceux de la compagnie pétrolière Exxon, sont parties prenantes du débat aux côtés des scientifiques et des décideurs politiques. Présidée par Jimmy Carter, une réunion destinée à mettre en place des politiques climatiques est, à l’invitation du Congrès, organisée en Floride ; elle se solde par un échec. L’élection de Ronald Reagan à la présidence des États-Unis, en novembre 1980, ne semble pas de nature à faire avancer le dossier. C’est, au moins en partie, grâce aux chimistes de l’atmosphère que ce dossier se concrétise. Ceux-ci parviennent à démontrer que le trou de la couche d’ozone considéré comme nocif pour la santé humaine est lié aux émissions de chlorofluorocarbures. En résulte, en 1985, la convention cadre de Vienne sur la protection de la couche d’ozone suivie, en 1987, du protocole de Montréal, le premier protocole environnemental contraignant à atteindre une ratification universelle. En 1986, une première audition portant à la fois sur le trou d’ozone et sur le changement climatique avait été organisée au Sénat ; une quarantaine de sénateurs républicains avaient alors demandé à Ronald Reagan d’appeler à un traité sur le climat. L’idée d’un accord international sur le climat est lancée et le réchauffement climatique est un thème de la campagne électorale qui en 1988 conduit à l’élection de George Bush. Consciente que ce réchauffement risque d’excéder les capacités d’adaptation des
sociétés contemporaines alors que le fonctionnement du système économique et la santé de l’environnement dépendent étroitement l’un de l’autre, Margaret Thatcher, Première ministre britannique, s’empare elle aussi du sujet à l’occasion d’un discours à la Royal Society. En 1988, le Giec est créé par deux organisations dépendant des Nations unies, l’OMM et le Programme des Nations unies pour l’environnement (Pnue), avec le soutien décisif des États-Unis et de la Grande-Bretagne. Bert Bolin en est le premier président et les trois tomes de son premier rapport sont publiés en 1990. L’alerte est clairement exprimée. Malgré les reculs de l’administration Bush sur ce dossier du changement climatique et l’influence renouvelée des lobbyistes sur le pouvoir, elle conduit à la mise sur pied de la Convention cadre des Nations unies pour le changement climatique (CCNUCC).
La convention climat et l’accord de Paris La Convention cadre des Nations unies sur le changement climatique (CCNUCC, ci-après Convention climat) a été adoptée lors du Sommet de la terre de Rio de Janeiro en 1992
avec
biodiversité,
deux
autres
l’autre
sur
conventions, la
l’une
désertification.
sur
la
Ratifiée
aujourd’hui par cent quatre-vingt-seize pays plus l’Europe, son objectif est de « stabiliser les concentrations de gaz à effet de serre dans l’atmosphère à un niveau qui empêche toute perturbation anthropique dangereuse du système climatique. Il conviendra d’atteindre ce niveau dans un
délai convenable pour que les écosystèmes puissent s’adapter
naturellement
aux
changements,
que
la
production alimentaire ne soit pas menacée et que le développement économique puisse se poursuivre d’une manière durable. » Ce sont des objectifs consensuels, d’autant
plus
que
le
niveau
à
partir
duquel
le
réchauffement deviendrait dangereux n’est défini que de façon qualitative (sans objectif chiffré). Depuis 1995, les représentants des parties se retrouvent chaque année (sauf en 2020) à l’occasion des COP (Conference of parties) au cours desquelles furent signés trois accords majeurs : Kyoto en 1997, Copenhague en 2009 et Paris en 2015. Ce n’est qu’à partir de l’accord de Copenhague que des objectifs chiffrés (réchauffements limités à 1,5 ºC et 2 ºC) sont évoqués. En 2015, ils sont formellement inscrits dans l’Accord de Paris, qui vise « à contenir l’élévation de la température moyenne de la planète nettement en dessous de 2 ºC et à poursuivre l’action menée pour limiter l’élévation de la température à 1,5 ºC (dans les deux cas par rapport aux niveaux préindustriels) ». Dans le cadre de cet Accord de Paris, le Giec est invité par les Nations unies à préparer un rapport spécial consacré à ce réchauffement de 1,5 ºC. Publié en 2018, il conclut qu’atteindre cet objectif requiert une neutralité carbone (plus précisément des émissions nettes de CO2 nulles) dès 2050.
Les missions et le fonctionnement du Giec La mission initialement dévolue au Giec est de « préparer un rapport sur les connaissances scientifiques dans le domaine du changement climatique, sur son impact social et économique et sur les stratégies possibles d’intervention, ainsi que de faire des recommandations
sur
une
éventuelle
convention
internationale sur le climat ». Pour répondre à ces attentes, le Giec s’intéresse à trois volets distincts traitant des aspects scientifiques de l’évolution du climat, des incidences de celle-ci et des mesures d’adaptation, et des aspects socio-économiques. Le Giec n’a pour mandat ni d’entreprendre des travaux de recherche, ni de faire des recommandations aux décideurs politiques, ses rapports devant être policy relevant (pertinents pour guider l’action publique) et non policy prescriptive (prescripteurs de politiques publiques). Les évaluations sont principalement fondées sur les publications scientifiques et techniques dont la rigueur est largement reconnue. Les rapports,
volumineux,
de
chacun
des
trois
groupes
comprennent un résumé technique plus synthétique et un résumé assez court à destination des décideurs. Aux cinq rapports complets (1990, 1995, 2001, 2007, 2014), le sixième devant être finalisé début 2023, s’ajoutent des rapports spéciaux portant sur des thèmes ciblés, des rapports techniques et des documents méthodologiques. Au début de chaque cycle,
l’assemblée plénière du Giec procède, selon les règles des Nations unies, à l’élection de son président et de son Bureau, qui compte actuellement trente-quatre membres issus de pays différents. Les rapports issus des trois groupes suivent la même procédure. Chaque chapitre est rédigé par une douzaine d’auteurs sous la responsabilité de deux d’entre eux. Le Bureau du Giec est en charge de la sélection des auteurs et la rédaction est organisée autour de quatre rendez-vous espacés de six à huit mois, entre lesquels les auteurs interagissent et font, s’ils le souhaitent, appel à des contributeurs. La version rédigée à l’issue du deuxième rendez-vous est ouverte aux commentaires de tout scientifique extérieur souhaitant apporter son avis. La version suivante est l’objet d’une seconde étape de commentaires qui transitent par les représentants des gouvernements et doivent être pris en compte dans la version finale des différents chapitres. La qualité des rapports repose sur cette démarche d’« expertise collective » associée au processus de revue. Même s’il s’agit de représentants des gouvernements, le rapport reste l’entière propriété des scientifiques du Giec, car toute modification proposée doit s’appuyer sur une conclusion déjà inscrite dans le rapport principal. En règle générale, le contenu du résumé n’est que marginalement modifié. Une exception notable concerne le rapport 2014 du groupe sur l’atténuation pour lequel certains gouvernements ont demandé – et obtenu – la suppression d’une figure illustrant, par groupes de pays, la relation entre
émissions et revenu. L’intérêt de ce processus d’approbation est qu’il se traduit par une appropriation du rapport par les gouvernements, une adoption au sens plein du terme faisant qu’ils s’appuient sur le diagnostic du Giec lors des négociations conduites au sein de la Convention climat. Mais force est de constater que cette prise en compte se limite, le plus souvent, à affirmer des objectifs ambitieux et que la réalité en est fort éloignée.
Les activités humaines sont à l’origine de ce réchauffement Dès le premier rapport, l’augmentation de l’effet de serre et son origine
anthropique
sont
bien
établies.
La
réalité
du
réchauffement climatique devient une certitude à partir du rapport 2007 ; il concerne l’atmosphère mais aussi la cryosphère (neige, glaces, glaciers et sols gelés) et l’océan, qui accumule l’essentiel de l’énergie additionnelle liée à cette augmentation. Cette certitude a depuis été confirmée, la dernière décennie ayant été de 1,09 ºC plus chaude que la période préindustrielle, les sept dernières années étant les plus chaudes enregistrées depuis cent cinquante ans. Elle n’est néanmoins pas suffisante pour établir une relation de cause à effet entre activités humaines et réchauffement climatique.
La question de l’attribution du réchauffement à des causes naturelles et/ou aux activités humaines est au cœur du diagnostic du Giec et la réponse a évolué au fil des rapports successifs. En 1990, les experts avouent leur incapacité à trancher : « L’importance du réchauffement observé est grossièrement cohérente avec les prédictions des modèles climatiques mais elle est aussi comparable à la variabilité naturelle du climat. » Une réponse plus claire est fournie en 1995
dans
le
deuxième
rapport,
qui
reste
néanmoins
extrêmement prudent et conclut qu’« un faisceau d’éléments suggère une influence perceptible de l’homme sur le climat global ». En 2001, les arguments deviennent plus convaincants et le rapport met en avant que « des preuves plus récentes et plus concluantes permettent de dire que la majeure partie du réchauffement observé au cours des cinquante dernières années est due aux activités humaines ». Ce diagnostic est clairement renforcé en 2007, le Giec concluant que très probablement, soit avec plus de neuf chances sur dix, l’essentiel du réchauffement observé depuis le milieu du
XXe siècle
est lié
aux activités humaines. Le diagnostic est encore mieux établi dans le cinquième rapport qui conclut, à plus de quatre-vingtquinze chances sur cent, que l’influence de l’humain est la cause principale du réchauffement observé depuis le milieu du XXe siècle.
Le dernier rapport en date va encore plus loin. Non
seulement il attribue sans équivoque ce réchauffement à l’augmentation
de
l’effet
de
serre
liée
aux
activités
anthropiques, mais il estime sa contribution à 1,07 ºC, soit l’ensemble de ce qui est observé. Cette certitude vaut aussi pour
l’élévation du niveau de la mer, qui a pratiquement doublé entre la période récente (3,7 mm par an entre 2006 et 2018) et les trente-cinq années qui l’ont précédée (1,9 mm par an entre 1971 et 2006). Dans certaines régions du globe, l’intensification des vagues de chaleur est elle aussi et de façon quasi certaine liée à cette augmentation de l’effet de serre – c’est le cas de l’Europe de l’Ouest et du pourtour méditerranéen. Les
évolutions
observées
en
termes
de
rythme
de
réchauffement, d’accélération de l’élévation du niveau de la mer ou d’intensification des événements extrêmes ont, depuis le début des années 1990, été correctement anticipées dans les rapports successifs du Giec. Cela nous invite à accorder de la crédibilité aux projections d’évolution du climat au cours des prochaines décennies, telles qu’elles sont présentées dans les rapports du Giec. Ces projections dépendent de la façon dont va évoluer l’effet de serre, donc des scénarios d’émissions des gaz à effet de serre, et s’appuient sur des modèles climatiques de plus en plus élaborés. Les modèles uniquement atmosphériques en 1990 ont évolué vers des modèles couplés océan-atmosphère intégrant le cycle du carbone et des aérosols, puis la chimie atmosphérique et la végétation. Ces modèles ont également progressé rapidement en termes de résolution spatiale et en nombre et longueur des simulations. À scénario équivalent, ces projections de plus en plus détaillées sont cohérentes pour ce qui concerne l’ampleur du réchauffement à horizon 2100. À titre d’exemple, pour les vingt dernières années du XXIe siècle, le scénario le plus émetteur se traduit par un réchauffement
planétaire de 4,3 ºC dans le cinquième rapport et de 4,4 ºC dans le sixième. Lexique Permafrost : sols gelés en permanence.
Des conséquences qui risquent d’être désastreuses Cinq scénarios principaux d’émissions de gaz à effet de serre ont été retenus dans le sixième rapport du Giec, deux très émetteurs, deux sobres et un intermédiaire. En cas d’inaction, les émissions conduiront à la fin de ce siècle à un réchauffement moyen supérieur à 4 ºC par rapport à l’ère préindustrielle. Il sera difficile de faire face aux conséquences d’un tel réchauffement : récifs coralliens mis à mal dès que le réchauffement dépassera 2 ºC, acidification de l’océan, élévation du niveau de la mer, intensification des événements météorologiques extrêmes et irréversibilité de l’élévation du niveau de la mer, sans oublier la fonte tout aussi préoccupante du permafrost* de l’Arctique et la libération de gaz à effet de serre qui y sera associée. Les populations seraient tout autant touchées. L’accès à l’eau serait plus difficile dans certaines régions affectées par des sécheresses et des canicules à répétition. La perte de biodiversité, déjà bien réelle, serait
exacerbée, certains écosystèmes naturels étant incapables de s’adapter à un changement aussi rapide. Les rendements agricoles auront tendance à stagner, rendant encore plus délicat l’objectif de nourrir l’ensemble de l’humanité, marquée par une expansion démographique importante au moins jusqu’en 2050. Bien entendu, ces impacts ne sont pas également répartis, certains pays en voie de développement étant plus vulnérables que les autres.
La France aussi est concernée Même si notre pays est loin d’être parmi les plus vulnérables, nous sommes désormais conscients qu’il ne sera pas épargné. Dans l’Hexagone, 2020 a été l’année la plus chaude depuis le début des données instrumentales et un nouveau record de température, 46 ºC, a été enregistré le 28 juin 2019 dans le Gard. Ce réchauffement s’est accompagné d’une augmentation du nombre de journées chaudes, d’un recul général des glaciers et de la durée de la saison d’enneigement, de précipitations extrêmes associées aux épisodes de fortes précipitations (dits méditerranéens, car liés à des températures qui à l’automne restent élevées sur la Méditerranée) plus intenses, mais aussi de modifications des habitudes migratrices de certains oiseaux et d’une stagnation des rendements en blé depuis les années 2000.
D’ici une trentaine d’années le climat sera caractérisé en France par une hausse des températures moyennes comprise entre 0,6 ºC et 1,3 ºC. Au-delà, des réchauffements beaucoup plus importants seraient observés dans le cas du scénario le plus émetteur : les températures pourraient augmenter de 5 ºC en été à la fin du siècle. Cette hausse serait associée à une forte augmentation du nombre de jours de vagues de chaleur ; certaines simulations prévoient des étés caniculaires qui vers la fin du siècle pourraient être 7 ºC à 8 ºC plus chauds qu’un été de la fin du
XXe siècle.
Ce risque d’« extrêmes qui deviennent plus
extrêmes » est encore plus marqué lorsque l’on s’intéresse aux records des températures d’été et non plus à leur valeur moyenne. Les précipitations auront tendance à augmenter l’hiver et à diminuer l’été. Ce risque concerne a fortiori le pourtour méditerranéen avec un déficit de précipitations, notamment en été, qui pourrait excéder 50 % alors que l’accès à l’eau peut déjà y poser problème, mais ces régions ne seront pas à l’abri d’événements « méditerranéens » à l’origine de crues éclair. La diminution
des
précipitations
estivales
associée
à
une
augmentation de l’évaporation influera sur le débit d’étiage des fleuves et des rivières, qui pourrait être diminué de 30 % à 60 % suivant les régions. La recharge des nappes souterraines sera également affectée. Les régions côtières feront face à une élévation du niveau de la mer qui, en 2100, pourrait atteindre un mètre dans l’hypothèse d’émissions de gaz à effet de serre élevées.
Nous ne déclinerons pas ici l’ensemble des conséquences que pourrait avoir le réchauffement sur l’Hexagone. Mais, en pratique, toutes celles qui sont identifiées à l’échelle globale sont à prendre en compte. Nous pensons notamment à la perte de biodiversité et aux modifications des écosystèmes naturels, à la diminution des rendements agricoles et aux conséquences sur la viticulture et la forêt, à l’acidification de l’océan et ses impacts sur la productivité océanique et les récifs coralliens, à l’augmentation de l’ampleur et de la fréquence des feux de forêts, au risque d’accroissement des inégalités, à la mise en cause de la santé des populations et aux flux migratoires liés aux réfugiés climatiques. Par rapport au début du siècle, les personnes qui vivent dans le sud de l’Europe, en Italie, en Grèce, en Espagne et dans le sud de la France, pourraient, avec jusqu’à soixante fois plus de décès, être les plus durement touchées. À l’origine de 99 % des décès, les vagues de chaleur devraient avoir les effets les plus meurtriers. Les personnes âgées et/ou malades ainsi que les pauvres seraient les plus affectés. Enfin, quasiment tous les secteurs économiques sont concernés. Santé, ressources en eau, biodiversité, risques naturels, agriculture, forêts, pêche et aquaculture, énergie et industrie, infrastructures et systèmes de transport, urbanisme et cadre bâti, tourisme, financement et assurance, tous – dont certains contribuent aux émissions de gaz à effet de serre – sont plus ou moins affectés par le changement climatique et doivent s’y préparer en envisageant des mesures d’adaptation appropriées.
Mais la France, qui a été la cheville ouvrière de l’Accord de Paris, se doit de contribuer, à son niveau, à l’objectif 1,5 ºC désormais affiché sur le plan international. La neutralité carbone à horizon 2050 lui est associée. Elle a été inscrite dans la loi énergie-climat de 2019 et confirmée, en 2021, dans la loi climat-résilience. Néanmoins, même si le président Emmanuel Macron a dit vouloir placer la planification écologique au cœur de son second mandat, on peut craindre que le retard pris par rapport à la trajectoire d’évolution des émissions de gaz à effet de serre sur le territoire national ne soit pas rattrapé. Le rythme annuel de diminution de ces émissions devrait pour cela être multiplié par deux, voire par trois – alors que l’empreinte carbone*, environ 50 % plus élevée (car elle intègre nos exportations et nos importations et rend donc mieux compte de notre contribution à l’effet de serre), stagne depuis quelques années. Les recommandations ambitieuses de la Convention citoyenne sur le climat, censées être prises en compte dans la loi climat-résilience, ne l’ont que partiellement été. Elles sont pourtant de nature à nous mettre d’ici 2030 sur une trajectoire de division par deux de nos émissions par rapport à celles de 1990, objectif désormais affiché dans le cadre du renforcement justifié de l’ambition de l’Europe – ou tout au moins à y contribuer largement. Lexique Empreinte carbone : émissions des gaz à effet de serre en tonnes d’équivalent CO2, en tenant compte de celles émises sur le territoire national ainsi que celles liées aux importations et aux exportations. En France, l’empreinte
carbone et les émissions sur le territoire national étaient en 2019 respectivement de 9 et 6,5 tonnes d’équivalent CO2 par habitant.
Et maintenant ? Ne rien faire n’est à l’évidence pas une solution. Les décideurs politiques ont – tout au moins dans les textes – intégré ce constat. La signature de l’Accord de Paris, en 2015, en atteste. Son objectif est de limiter le réchauffement nettement en dessous de 2 ºC et de poursuivre l’action pour le limiter à 1,5 ºC. En 2018, le Giec a montré que chaque demi-degré compte, qu’il serait
certainement
moins
difficile
de
s’adapter
à
un
réchauffement limité à 1,5 ºC plutôt qu’à 2 ºC. Depuis la conférence climat de Glasgow, en novembre 2021, c’est cet objectif de 1,5 ºC qui est mis en avant et son corollaire, la nécessité d’une neutralité carbone dès 2050. De nombreux pays ont adopté cet objectif tandis que la Chine l’envisage pour 2060 et l’Inde 2070. Mais il y a un énorme fossé entre ce qui est affiché et la réalité. Certes, des mesures visant à maîtriser nos émissions de gaz à effet de serre ont déjà été prises ; celles-ci ont d’ailleurs augmenté moins rapidement depuis 2010 qu’au cours de la décennie précédente. Mais elles sont très loin d’être suffisantes : les engagements pris nous conduisent vers des émissions deux
fois trop importantes en 2030 par rapport à ce qu’il faudrait pour
avoir
des
chances
de
respecter
l’objectif
d’une
augmentation de 1,5 ºC. De fait, ces mesures nous emmènent vers des réchauffements voisins de 3 ºC auxquels il sera extrêmement difficile de s’adapter, voire impossible dans certaines régions. D’après le Giec, il reste possible de réduire de moitié les émissions d’ici à 2030 avec un message on ne peut plus clair : le réchauffement climatique lié aux activités humaines est une menace pour l’ensemble de l’humanité et la nature qui nous entoure. C’est maintenant qu’il faut agir.
Bibliographie À lire : Cet article s’appuie sur toute série de documents traitant du Giec, de son histoire et de celle de la Convention climat. Nous citerons
en
particulier
le
site
Internet
du
Giec
(http://www.ipcc.ch) sur lequel les rapports sont disponibles en anglais avec des versions françaises pour les résumés techniques et les résumés pour décideurs, ainsi que les articles et ouvrages suivants :
Stefan C. AYKUT et Amy DAHAN, Gouverner le climat ? 20 ans de négociations internationales, Presses de Sciences Po, Paris, 2014. Jean-Michel SOUBEYROUX, Sébastien BERNUS, Lola CORRE, Agathe DROUIN, Brigitte DUBUISSON, Pierre ETCHEVERS, Viviane GOUGET, Patrick JOSSE, Maryvonne KERDONCUFF, Raphaëlle SAMACOITS et Flore TOCQUER, « Les nouvelles projections climatiques de référence DRIAS 2020 pour la métropole », rapport disponible en ligne. Jean JOUZEL et Baptiste DENIS, Climat, parlons vrai, Les Pérégrines, Paris, 2021. Jean JOUZEL et Pierre LARROUTUROU, Pour éviter le chaos climatique et financier, Odile Jacob, Paris, 2022.
Notes du chapitre [1] ↑ Nathaniel Rich et Losing Earth, « The decade we almost stopped climate change », The New-York Times, 1er août 2018.
Comptes à rebours
Les catastrophes sont partout
No limit ? François Graner Biophysicien, CNRS
Collectif Passerelle http://passerelle.ouvaton.org/
Des affirmations aussi catégoriques mériteraient d’être appuyées sur des preuves sérieuses. Notre monde est « fini » : il n’est pas infiniment extensible, en termes d’espace (on ne peut pas agrandir notre planète) comme en termes de matière et d’énergie. Il y a des lois non négociables, qui ne se discutent pas dans un Parlement : les lois de la physique [1] . La matière, l’énergie et l’environnement sont trois réalités intimement liées et qui s’influencent mutuellement. Si on touche à l’un de ces trois piliers, même pour le réparer, on affecte les autres. Afin de rester clairs, dessinons à gros traits l’état des lieux ; quelques notes serviront à préciser des détails.
« Il n’y a pas de limite à la croissance, car il n’y a pas de limite à l’intelligence humaine, à son imagination et à ses prodiges. »
Ronald Reagan, président des États-Unis, 20 septembre 1983. « Non seulement une croissance infinie est possible dans un monde fini, mais loin d’être absurde comme ils le prétendent, elle serait en réalité vitale, y compris et même surtout pour l’environnement. Car sans croissance, il n’y a pas d’investissements dans l’innovation et sans technologies innovantes, il sera tout simplement impossible de faire vivre en harmonie avec la planète les 8 milliards d’individus qui la peuplent. » Luc Ferry, FigaroVox, 28 octobre 2020.
Les lois de la matière
N
otre planète est isolée de tout, petite bulle de vie perdue
au milieu du cosmos. Nous vivons à sa surface, dans une très fine couche de terre, d’eau et d’air. Cette zone habitée est coincée entre la croûte terrestre solide et la haute atmosphère. Dans cette bulle, la quantité de matière n’est pas infinie : on dit qu’elle est « finie » (non, cela ne signifie pas que tout est fini, que c’est la fin de tout !). Rien n’en sort et rien n’y entre : nous devons nous satisfaire de ce qu’il y a [2] . Une maison, avec ses quatre murs et son toit, est composée d’une certaine quantité de matière, qui ne change pas d’une
année à l’autre. Comme pour la maison, à la surface de la Terre, la quantité de chacun des quatre-vingt-douze éléments naturels (carbone, fer, oxygène, etc.) se conserve au cours du temps. Les atomes de carbone d’aujourd’hui sont exactement, rigoureusement les mêmes atomes de carbone qu’il y a 4 milliards d’années : chacun d’eux est immuable [3] , leur nombre ne change pas, et ils resteront identiques pour des milliards d’années. Il en est de même pour les atomes de fer, de nickel, etc. Toute la matière utilisée doit provenir de quelque part : on se la procure dans les mines, au fond des océans, dans les forêts primaires… Par conséquent, la matière dont nous pouvons espérer profiter, même si elle nous paraît disponible en quantité énorme, s’avère en réalité finie et sa répartition entre les différents éléments chimiques fixe. Rien ne se perd, rien ne se crée, mais en revanche « tout se transforme », comme écrivait le chimiste Lavoisier [4] : tandis que la quantité de matière sur Terre ne varie pas, sa qualité peut évoluer. Ici, le mot « qualité » signifie la forme sous laquelle elle se trouve. Ou, plus scientifiquement : la manière dont les atomes en question ont été assemblés. Ou, mieux encore : ce que nous pouvons, nous les humains, en faire. Le carbone prend part à des assemblages sous forme de charbon, de diamant ou de gaz carbonique, entre autres ; brûler du charbon (ou même du diamant, si l’envie nous prend) dégage du gaz carbonique. Mais dans chaque cas, ce sont les mêmes atomes de carbone.
La matière, les matières peuvent se transformer spontanément, voire se dégrader, se casser, se diluer, fondre. Le fer rouille. Dans la maison la peinture s’effrite, les volets tombent, le toit fuit… L’intervention humaine participe aussi à sa transformation : on peut repeindre les murs ou les volets, ou réparer la fuite. Mais inverser le sens de l’évolution spontanée de la matière se révèle souvent très difficile. Par exemple, quand on dépose un peu de sel dans de l’eau, le sel se dissout et diffuse dans l’eau. Retrouver le sel séparé de l’eau requiert de l’énergie. Par exemple celle provenant du Soleil, quand on fait évaporer l’eau des marais salants. Idem, déposons une goutte d’encre dans de l’eau : récupérer d’un côté de l’eau limpide et de l’autre de l’encre bien noire, c’est un problème redoutable. Les lois de la matière sont donc : la quantité de matière se conserve, sa qualité varie, elle peut se transformer sans intervention humaine mais revenir en arrière requiert de l’énergie.
Les lois de l’énergie Le mot « énergie » désigne ce dont on a besoin pour agir sur le monde et le transformer. Que ce soit transporter, assembler, découper, chauffer, déformer… Tout ce que nous faisons, dans notre corps et à l’extérieur, requiert de l’énergie. Tous les êtres
vivants modifient de la matière en permanence en utilisant de l’énergie. De l’énergie entre dans notre planète, et il en sort aussi (c’est une différence notable avec la matière). L’énergie arrive et repart sous forme de rayonnement. Plus précisément, de l’énergie arrive à la surface de la Terre sous forme de lumière visible reçue du Soleil. La Terre absorbe une partie de cette lumière visible, ce qui élève sa température jusqu’à 15º C en moyenne [5] . Alors, elle rayonne de la lumière infrarouge, invisible à nos yeux. La quantité qu’elle rayonne égale la quantité qu’elle a absorbée. Autrement dit, il y a autant d’énergie qui rentre que d’énergie qui sort [6] : la quantité d’énergie se conserve (c’est un point commun important avec la matière). On parle souvent de « production d’énergie ». En réalité, il s’agit de « conversion d’énergie » : elle est conservée, il y en a toujours autant, c’est sa qualité qui évolue (encore un point commun important avec la matière). L’énergie prend des formes variées : la biomasse, le solaire, l’hydraulique, le vent ; ou alors le charbon, le pétrole, le gaz, l’uranium… Les êtres vivants utilisent cette énergie au passage, avant qu’elle ne finisse inexorablement en chaleur et devienne ainsi moins utilisable. Donc, ici encore, « rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme ». Cette formule vaut pour l’énergie aussi bien que pour la matière !
Stocks et flux, limites Quand une rivière s’écoule, il y a un flux d’eau. Lorsqu’un flux est capté, on constate en temps réel de quelle quantité on peut disposer. Par exemple, si une rivière a un débit de dix mètres cubes par minute, on peut distribuer aux agriculteurs quelques mètres cubes chaque minute ; dix mètres cubes sont le maximum qu’on peut espérer distribuer à chaque minute. On ne peut pas vraiment choisir le flux, ici le débit, mais en revanche on peut espérer qu’il soit maintenu. Si l’eau reste dans une gourde, on l’appelle stock. Lorsqu’on s’empare d’un stock, les choses changent. Il n’y a pas, ou guère, de limite au rythme d’extraction (on peut boire à la gourde par petites lampées ou par larges goulées), mais une fois qu’on a extrait le stock… Il n’y en a plus ! Autrement dit, qu’on boive le contenu de notre gourde petit à petit ou d’un seul coup, la quantité totale qu’on peut extraire bute sur la même limite : le stock initial. L’énergie aussi a ces deux modalités : l’énergie de flux et l’énergie de stock. L’humanité utilise l’énergie sous des formes variées, plus ou moins flexibles selon qu’elles s’avèrent plus ou moins accessibles et intermittentes. Parmi ce qui nous permet de capter de l’énergie par flux se trouvent la biomasse, le solaire, l’hydraulique et le vent. Pour schématiser le bilan de trois ou quatre milliards d’années de vie sur Terre, la vie a capté pendant longtemps du flux (du Soleil) puis en a accumulé
les surplus, créant ainsi des stocks : le charbon, le pétrole, le gaz [7] . L’uranium, que des étoiles défuntes ont légué à la Terre lors de sa formation, est aussi un stock. Au cours de l’Histoire, les humains ont longtemps plutôt utilisé des flux. L’entrée dans l’ère industrielle a engendré une société qui a basculé vers les énergies par stocks. Par ailleurs, elle a pu exploiter beaucoup plus (et beaucoup plus vite) des stocks de matière, ce qui a permis leur transformation massive et rapide. Mais cela a un impact sur l’environnement tout aussi massif et rapide : l’industrialisation requiert plus d’énergie pour agir sur plus de matière, en puisant dans des stocks à un rythme plus rapide que le rythme de régénération de ces stocks [8] .
Déchets, recyclage et réutilisation La conséquence pratique de toutes ces lois ? Nous ne « produisons » ni matière ni énergie. Nous les convertissons vers des formes que nous estimons utiles ou agréables. La matière peut aussi se dégrader et, pour les producteurs et les consommateurs, elle devient alors inutilisable ou nuisible : déchet ou pollution. Commençons par la définition officielle d’un déchet : « Correspond à tout matériau, substance ou produit qui a été jeté ou abandonné car il n’a plus d’utilisation précise [9] . »
Cette définition est nécessairement subjective. Une peau d’orange dans une orangeraie ne représente pas un déchet, elle le devient au sommet d’une montagne où elle persiste longtemps après le passage du pique-niqueur. Le déchet des uns est parfois la ressource des autres. Une déjection animale, une déjection humaine, n’est pas un déchet si elle s’intègre à la chaîne alimentaire. Une bouse de vache sur un trottoir, c’est un déchet ; dans un champ, c’est une ressource. Le pétrole et le charbon, déchets de l’activité vivante, sont devenus pour nous des ressources. Fabriquer un objet demande de l’énergie, et le recyclage semble s’imposer comme une solution facile. En particulier le recyclage du verre, qu’il suffit de faire fondre ; mais il nécessite des fours très chauds, de l’ordre de 1 300 degrés, et ne fait finalement économiser que 20 % d’énergie par rapport au processus de fabrication. Parmi tous les matériaux qui composent un ordinateur, il y a des richesses, notamment de l’or, mais leur récupération est difficilement rentable. Le recyclage a un coût en termes de matières et d’énergie, et il engendre à son tour des déchets. Faut-il s’étonner qu’actuellement, on recycle moins de 10 % des matières qu’on utilise ? Il n’y a pas que le recyclage ; la réutilisation, qui est en général une excellente idée, requiert notamment de l’énergie pour le transport ou le lavage. La maintenance aussi s’avère gourmande. Si une maison est habitée par quelqu’un qui répare tout au fur et à mesure, elle
peut être maintenue en état… Mais cela coûte de l’argent, du temps, de la matière, de l’énergie. Si on ne l’entretient pas et qu’on revient trente ans plus tard, des parties auront rouillé ; d’autres se seront effritées, cassées, effondrées, dissociées… Il n’y a aucune chance qu’une gouttière trouée se répare d’ellemême. Si on construit un temple romain, et à côté la cabane en bois d’un berger romain, cinquante ans après la cabane n’est plus guère utilisable ; au bout de deux mille ans le temple romain, certes toujours debout, est quand même dégradé. Enfin, même détruire un objet demande de l’énergie…
Environnement On peut définir de bien des manières le mot « environnement », ici disons : le monde qui nous entoure, y compris les plantes, les animaux et les cailloux. Donc les champignons, tous les animaux du monde, des papillons aux pangolins, les plantes et les fruits, les tomates, les jonquilles, les levures du yaourt bulgare et les bacilles de la peste. Donc aussi tous les glaciers, l’étang de Berre, la mer de plastique, la toundra, la forêt derrière chez vous et celle en Amazonie, la mer Morte. Donc encore les interactions de ces êtres vivants entre eux et avec le monde qui les entoure. Les grands cycles de l’environnement : le cycle de l’eau, la chaîne alimentaire, le retour à la terre des êtres vivants lorsqu’ils meurent, etc. Ces cycles ont des
dynamiques propres avec des périodicités caractéristiques qu’il ne faut pas trop altérer, au risque de briser l’équilibre de l’environnement [10] . On peut agir sur le monde sans dégrader l’environnement. Ainsi, une pelure de pomme de terre peut finir en compost qui retourne, pourquoi pas, à la culture de pommes de terre. Mais généralement, plus l’activité augmente, plus on utilise de matière et d’énergie, plus on perturbe ou détruit les équilibres (complexes et changeants) de l’environnement. Par exemple, le dioxyde de carbone est un résidu de l’activité de la vie (humanité comprise) et, en ce sens, on peut l’appeler un déchet. Or il participe au réchauffement climatique et suscite de gros risques pour la survie du vivant (acidification des océans, appauvrissement des cours d’eau). Autre exemple : les engrais azotés deviennent des polluants (donc on peut les appeler des déchets) quand ils arrivent dans l’eau, où ils permettent la prolifération des algues vertes. L’humanité moderne produit beaucoup trop de déchets et de pollution. D’une part, les objets ne sont pas réutilisés et, d’autre part, elle expulse trop de matière hors des grands cycles de l’environnement. Autrement dit, nos déchets constituent de la matière que ni l’humain ni la nature ne peuvent réutiliser, ou alors sur des temps tellement longs que nous saturons la capacité des cycles environnementaux. Jean Giono décrit bien dans son roman Colline les pratiques du siècle dernier : les Provençaux emballaient leur sandwich du midi dans une feuille de vigne que l’on pouvait jeter dans le fossé sans que cela pose
le moindre souci. Avec un emballage plastique, les choses changent… Les tortues et les océans ne le savent que trop. Quelqu’un qui ne vide jamais ses poubelles (oui, cela existe) a un domicile qui s’encombre, sent mauvais et devient insalubre. Même si cela se voit moins dans le cas des astronautes qui vivent plusieurs mois dans une station spatiale, la gestion des déchets en circuit fermé pose à terme des difficultés comparables. Idem sur notre planète, à plus grande échelle bien sûr, ce qui explique qu’à court terme l’accumulation n’est pas encore aussi évidemment visible. Mais il n’y a pas le choix : on ne peut pas évacuer les déchets hors de la planète. Leur quantité augmente constamment. Alors la bonne analogie pourrait être celle-ci : la vie sur Terre est comparable à quelqu’un qui a les intestins bouchés, ce qu’on appelle une « occlusion intestinale ».
Croissance infinie impossible Dans un monde fini, la croissance de l’activité économique ne peut pas être infinie. En effet, pour croître en activité, il faut de plus en plus de ressources. Or on peut rendre plus de surface terrestre disponible, mais il faut la prélever dans les forêts, les déserts (chauds ou froids), ou en mer. On peut aller plus profond, sous terre, sous la mer ; ou plus haut, dans l’espace,
mais cela engage le futur et suppose des ressources dont rien ne prouve qu’elles existent. La croissance verte aussi constitue une illusion [11] . Tous les matériaux sont sous tension s’il y a croissance. Ils seraient encore sous tension si on se contentait de consommer au rythme actuel sans le faire croître. Et même si on réduisait fortement notre consommation, qu’on s’arrêtait de construire des bâtiments et objets neufs, et qu’on se contentait d’entretenir et d’utiliser tout ce qu’on a déjà construit jusqu’à maintenant, on gagnerait beaucoup de temps mais on finirait par buter quand même sur le manque de matériaux. En 2022, face au dérèglement climatique irrattrapable, face à la multiplication des catastrophes qui en sont la conséquence, face à l’anéantissement de la biodiversité, face au tarissement des matières disponibles, nous devons réagir, réagir vite, réagir fort. Attention : il ne s’agit pas, en soi, d’une simple crise de l’énergie [12] . Ce n’est pas non plus une crise du climat : même si le climat s’impose comme une priorité urgente et médiatique, l’humanité a franchi en même temps d’autres lignes rouges tout aussi graves. Il s’agit d’une crise globale de l’usage de l’énergie, de l’abus des énergies fossiles, de l’abus des matières, du saccage de l’atmosphère, de l’océan, de la biodiversité, de l’espace où déjà plus de cent millions de déchets sont en orbite. Le véritable débat doit donc porter sur la nécessité de la décroissance, sa nature, son orientation, son urgence.
Et maintenant ? L’activité humaine ne peut pas croître indéfiniment dans un monde fini. Il y a bien une urgence globale, une crise d’ensemble : énergie, matière et environnement, couplés et imbriqués. Pour préserver sa survie et la zone restreinte dans laquelle elle vit, l’humanité doit s’adapter à la finitude du monde, diminuer sa consommation d’énergie et de matériaux, et s’orienter fermement vers la décroissance.
Bibliographie À lire : Nicholas GEORGESCU-ROEGEN, La Décroissance. Entropie, écologie, économie, Sang de la Terre, Paris, 2020. Donella MEADOWS, Jorgen RANDERS et Dennis MEADOWS, Halte à la croissance ?, Fayard, Paris, 1972. Nombreuses rééditions et mises à jour, notamment Les Limites à la croissance (dans un monde fini), Rue de l’échiquier, Paris, 2022 (édition spéciale
50 ans, avec une préface inédite de Dennis Meadows, traduit par Agnès El Kaïm). Jean-Pierre
TERTRAIS,
Jusque-là
tout
va
bien !,
Éditions
Libertaires, Saint Georges d’Oléron, 2016. Pierre THIESSET, Le Progrès m’a tuer, Le Pas de côté/L’Échappée, Paris, 2016.
Notes du chapitre [1] ↑ Pour les physiciens, ces lois portent des noms : ce sont les deux principes de la thermodynamique. [2] ↑ Il peut y avoir quelques variations mineures dues entre autres aux astéroïdes, aux rayons cosmiques, aux neutrinos et en sens inverse à l’évaporation de gaz. [3] ↑ Les réactions nucléaires naturelles ou artificielles mènent à la transmutation d’éléments (dans le cas du carbone, pensons par exemple aux quelques atomes de carbone 14 qui se transforment en azote), mais ce sont de toutes petites quantités. L’immense majorité des atomes est conservée. [4] ↑ Dans son Traité élémentaire de chimie (1789) ; il s’inspirait là du philosophe grec Anaxagore : « Rien ne naît ni ne périt, mais des choses déjà existantes se combinent, puis se séparent de nouveau. » [5] ↑ Dans le langage populaire, on dit souvent que le Soleil nous chauffe… En réalité il nous envoie de la lumière visible et c’est son absorption par notre peau ou le sol qui a pour effet de chauffer. [6] ↑ Depuis quelques décennies, notamment à cause des gaz à effet de serre et de la fonte de la banquise, la planète Terre a du mal à rayonner, à se débarrasser de l’énergie qu’elle reçoit. Sa température doit être plus élevée pour qu’elle rayonne suffisamment pour évacuer tout ce qu’elle reçoit. C’est pour cela que la température moyenne de la surface de la planète augmente. [7] ↑ Surtout à l’époque du carbonifère, il y a 300 millions d’années, quand le bois et les fougères étaient mal recyclés. Depuis, des champignons sont apparus et la formation de charbon s’est arrêtée. Mais le charbon formé durant toute cette période
s’est bien conservé et c’est celui dont l’humanité est devenue dépendante. Pour le pétrole et le gaz, le scénario est comparable. [8] ↑ Voir dans cet ouvrage le texte de Roland Lehoucq, qui rappelle que, outre la consommation d’énergie, il est important de prendre en compte le rythme de cette consommation d’énergie, nommé puissance. [9] ↑ Selon la loi du 15 juillet 1975, est considéré comme constituant un déchet : « Tout résidu d’un processus de production, de transformation ou d’utilisation, toute substance, matériau, produit, ou plus généralement tout bien meuble abandonné ou que le détenteur destine à l’abandon. » (article L.541-1-1 du code de l’environnement). [10] ↑ Voir dans cet ouvrage le texte de Roland Lehoucq. [11] ↑ Voir dans cet ouvrage le texte d’Hélène Tordjman. [12] ↑ L’énergie utilisée en 2021 par l’humanité tout entière ne correspond même pas à un millième de l’énergie que le Soleil nous envoie.
Le temps joue contre nous Roland Lehoucq Astrophysicien
Collectif Passerelle L’augmentation à taux constant qu’annonce le ministre, plus de dix-huit mois après le début de la pandémie de Covid-19, est précisément la définition d’une croissance exponentielle* : son affirmation en dit long sur son degré d’incompréhension mathématique. Elle lui permet de justifier la position adoptée par le gouvernement face au problème posé par la recrudescence de l’épidémie : jusqu’ici tout va bien, nous avons encore le temps d’agir. Pourtant, avec le taux d’augmentation indiqué le nombre de personnes infectées double toutes les deux semaines environ. Ce nombre augmente très vite car il ne varie pas en proportion de la durée écoulée : le nombre de cas est multiplié par quatre au bout de deux semaines, par huit au bout de quatre semaines et par seize au bout de six semaines. Une telle situation est qualifiée de « non linéaire » et, dans ce cas particulier, elle est même « exponentielle ».
L’incapacité à prendre conscience de la non-linéarité de certains phénomènes est la cause de décisions inadaptées ou dangereuses. Et quand l’échelle de durée d’un phénomène non linéaire sort de notre cadre temporel habituel, l’aveuglement est complet. C’est le cas concernant le réchauffement climatique : les mesures capables d’en limiter les effets néfastes pour l’humanité sont prises à un rythme inadapté, ou ne sont pas prises du tout.
« La circulation du virus s’est accélérée depuis maintenant quelques semaines, de l’ordre de 30 % à 40 % d’augmentation par semaine. Nous ne sommes pas encore dans une phase dite exponentielle, mais nous sommes très clairement dans un démarrage de vague. » Olivier Véran, ministre des Solidarités et de la Santé, Ouest France, 16 novembre 2021 [1] . Lexique Exponentiel : l’évolution d’une quantité est dite exponentielle quand sa variation relative (le pourcentage d’augmentation) est proportionnelle à la durée écoulée (alors le pourcentage d’augmentation annuel est constant). Un biais mental nous incite plutôt à penser les évolutions comme linéaires en considérant que c’est la variation absolue qui est proportionnelle à la durée.
Perception des durées
C
ertaines durées nous sont familières : celle d’un battement cardiaque, l’alternance jour-nuit ou le cycle des saisons.
Utiliser un phénomène périodique et régulier, comme le battement d’un pendule, facilite la découpe de ces durées familières en morceaux propres à rythmer notre quotidien. L’accumulation successive de durées identiques a permis de construire une échelle de temps, un calendrier. Par ailleurs, nos sens limités nous rendent incapables de percevoir des durées très courtes, d’un millième de seconde par exemple, ou d’en concevoir de très longues, se comptant en dizaines ou en centaines d’années. Notre perception des durées est donc adaptée à la gestion d’événements dont l’échéance est prévue au bout d’une durée « raisonnable » : la réunion aura lieu demain à 9 heures, j’accouche dans trois mois, l’an prochain je passerai dans la classe supérieure. On s’adapte à l’échéance annoncée en faisant un planning, ou un compte à rebours. Comme elle est prévisible, on peut s’y préparer et l’anticiper. La construction d’une échelle de temps par addition de durées successives nous a sans doute confortés dans l’idée que les phénomènes varient linéairement dans le temps, c’est-à-dire proportionnellement à la durée écoulée : c’est par exemple le fameux « travailler plus pour gagner plus », qui sous-entend qu’un salaire deux fois plus élevé sera accordé à qui travaille
deux fois plus longtemps (indépendamment de l’évolution de la productivité et du partage de la valeur ajoutée). Cette perception linéaire du temps empêche de saisir l’évolution de phénomènes qui en dépendent de façon différente. Pour s’en faire une idée, glissons-nous dans une boîte de culture de bactéries. Celles-ci se reproduisent en se divisant : leur nombre peut doubler en vingt minutes si les conditions leur sont favorables. Imaginons que la boîte ait une taille choisie de telle sorte que la descendance d’une unique bactérie introduite à midi remplisse complètement la boîte à minuit. Quand était-elle à moitié pleine ? Pas à 18 heures, au milieu de midi et minuit, comme on pourrait le croire, mais à 23 heures 40, soit vingt minutes avant de doubler pour la dernière fois. Si vous étiez l’une de ces bactéries, à quel moment prendriez-vous conscience que l’espace va bientôt manquer ? Il n’y a pas de réponse unique mais parions qu’à 22 heures, quand la colonie n’occupe que 1,6 % de la surface disponible, vous n’imaginez pas qu’il ne reste plus que deux heures de croissance – soit six durées de doublement – avant de saturer la boîte. Enfin, supposons qu’à 23 heures 20, une bactérie particulièrement futée comprenne que l’espace commence à manquer. À grand renfort d’investissements et de subventions publiques, elle lance un programme de recherche de nouveaux espaces. À 23 heures 40, trois nouvelles boîtes sont découvertes, ce qui quadruple la surface totale disponible. Ce formidable accroissement des ressources ne donnera qu’un répit de quarante minutes : la colonie étouffera à 0 heure 40 et non pas trois fois douze heures plus tard. À chaque fois,
supposer implicitement qu’un phénomène varie linéairement dans le temps empêche de comprendre la situation non linéaire en cours : dans notre exemple bactérien aussi, la croissance est qualifiée d’exponentielle [2] . Lexique Énergie : en physique, l’énergie est la quantité mise en œuvre dans toutes les transformations de la matière : chauffer, refroidir, éclairer, mettre en mouvement, déformer, etc. La croissance économique que de nombreux politiques et industriels appellent de leurs vœux est un autre exemple de croissance exponentielle : ainsi, une croissance du produit intérieur brut (PIB [3] ) de 2 % par an conduit à une durée de doublement de trente-cinq ans [4] , une génération donc. Pendant cette durée, d’autres quantités ont aussi doublé : la consommation d’énergie* comme celle de matière, les émissions de gaz à effet de serre comme l’accumulation de déchets [5] . Les effets des crises climatique et énergétique en cours ne sont que les manifestations de notre croissance exponentielle dans un monde fini, similaire à celle de nos bactéries dans leur boîte : les limites du système Terre se font sentir. Est-il trop tard pour agir ?
Action, rétroaction*
Pour estimer les durées mises en jeu dans un processus, on peut commencer par comparer la quantité mise en jeu et son débit. C’est ainsi que l’on procède pour estimer la durée d’épuisement d’une ressource, en divisant la quantité restante – les réserves prouvées – par la consommation annuelle. Ainsi, la durée d’épuisement du pétrole, du gaz fossile et de l’uranium est de l’ordre de cinquante ans tandis qu’elle est de cent quarante ans pour le charbon. La fin de ces stocks d’énergie approche donc, d’autant que la durée réelle de leur épuisement sera sans doute plus faible que notre estimation, qui suppose implicitement une hypothèse qui ne s’est jamais vérifiée : notre consommation est constante dans le temps. Il est souvent nécessaire de réajuster les durées estimées pour tenir compte des évolutions du processus.
Pour
comprendre
pourquoi,
examinons
une
situation quotidienne : faire bouillir du lait. Cette opération nécessite d’apporter au lait la quantité de chaleur qui le fera passer de sa température de conservation à 100 ºC. Cette chaleur est fournie par la plaque de cuisson, dont on choisit la puissance*, c’est-à-dire le débit d’énergie. Si cette puissance est trop faible, la durée de chauffage [6] est longue, plus longue que les durées des phénomènes de refroidissement naturel du lait que sont l’évaporation, le rayonnement ou la convection. Autrement dit, à faible puissance, le lait se refroidit plus vite qu’il ne chauffe : impossible de le faire bouillir ! Pour y arriver, il faut donc régler la plaque de cuisson à forte puissance, de sorte que la durée de chauffage soit bien plus courte que la durée du refroidissement naturel.
Mais la situation change quand le lait atteint 70º C, température à laquelle les protéines commencent à coaguler. Elles forment alors la « peau » à la surface du lait, sous laquelle viennent s’entasser les molécules de matière grasse. L’épaississement de la peau qui en résulte empêche les bulles de vapeur d’eau de s’échapper par la surface, ce qui limite le refroidissement par évaporation. Le lait s’échauffe plus vite, favorisant la formation de la peau : l’effet influence la cause qui lui donne naissance et, dans cette situation, l’amplifie. Cette rétroaction accélère l’arrivée de l’ébullition. Quand elle se produit, la quantité de bulles est telle que la peau du lait monte jusqu’à ce que le lait déborde de la casserole. La durée de ce débordement étant assez brève il faut agir vite, c’est-à-dire avec une durée d’action plus courte que le phénomène en cours : soit en ôtant la peau au fur et à mesure de sa formation, soit en réduisant la puissance de chauffe dès que l’ébullition démarre. Le
système
climatique
terrestre
est
aussi
sujet
à
des
rétroactions, qui jouent un rôle clé et dont la plupart sont défavorables
car
elles
amplifient
leurs
causes
:
le
réchauffement climatique provoque la fonte des surfaces glacées, réduisant leur surface et augmentant l’énergie absorbée par la Terre, qui s’échauffe encore plus ; la fonte du permafrost libère du méthane, un efficace gaz à effet de serre dont la présence amplifie encore le réchauffement ; la sécheresse favorise les incendies qui, à leur tour, contribuent à l’assèchement des sols.
Pour une épidémie, la boucle de rétroaction est simple : chaque nouveau malade est susceptible d’infecter plusieurs personnes. Dans ce cas, la durée de doublement du nombre de cas infectés est pertinente pour fixer l’échelle de l’action publique [7] . Le même type de rétroaction est au cœur du fonctionnement d’une centrale
nucléaire.
Dans
cette
machine
thermique,
la
production d’énergie repose sur une « réaction en chaîne » où les neutrons jouent un rôle similaire à celui d’un virus : un neutron provoque la fission d’un atome d’uranium, qui dégage de l’énergie et aussi deux ou trois autres neutrons. Toute la difficulté consiste à ce qu’un seul des neutrons produits provoque à son tour une fission, et à fixer la durée entre deux fissions de sorte à contrôler la réaction en chaîne [8] . On l’aura compris, une rétroaction amplifiant l’effet peut considérablement modifier le rythme de l’évolution d’un processus. Pour éviter qu’il y ait une divergence exponentielle, il faut introduire une rétroaction qui atténue l’effet, à condition d’agir à la bonne échelle de durée. Bien menée, cette régulation permet d’atteindre un équilibre : disparition de l’infection virale, contrôle de la production d’énergie nucléaire. Lexique Rétroaction : la rétroaction (feedback) est un processus dans lequel un effet intervient aussi comme cause sur sa propre origine. Une rétroaction dite positive accentue l’effet : il s’auto-alimente, ce qui provoque une divergence. Une rétroaction dite négative atténue l’effet : cela provoque un amortissement et permet une régulation. Les mots « positive » et « négative » peuvent être source de confusion :
s’il s’agit d’exprimer une opinion il vaut mieux parler de « favorable » ou « défavorable ». Dans le cas du réchauffement climatique, une rétroaction « positive » aggrave le réchauffement plus que nous ne le pensions : c’est évidemment une rétroaction défavorable. Puissance : en physique, la puissance est le débit d’énergie. Elle permet de quantifier le rythme des transformations.
Équilibre rompu Dans les sciences naturelles, cette notion d’équilibre est fondamentale. Un équilibre chimique est le résultat de deux réactions inverses et simultanées dont les effets s’annulent ; un solide est à l’équilibre mécanique si la somme des forces qu’il subit est nulle [9] ; deux corps sont à l’équilibre thermique quand leurs températures sont égales ; un système vivant (de la cellule à la biosphère terrestre, en passant par les écosystèmes) tend activement à maintenir ses paramètres vitaux dans une gamme favorable à sa survie [10] . La Terre a été à l’équilibre radiatif : elle rayonnait vers l’espace, sous forme de lumière infrarouge invisible à nos yeux, autant d’énergie lumineuse qu’elle en recevait du Soleil sous forme de lumière visible. Depuis l’ère thermo-industrielle, une partie des gaz à effet de serre émis par les activités humaines s’accumule dans l’atmosphère terrestre. Opaques à la lumière infrarouge,
ces gaz provoquent une diminution du rayonnement terrestre vers l’espace et perturbent l’équilibre radiatif initial : la Terre s’échauffe car elle reçoit plus d’énergie qu’elle en rayonne. La température de la Terre continuera à augmenter jusqu’à ce qu’elle rayonne suffisamment pour évacuer tout ce qu’elle reçoit
du
Soleil,
retrouvant
ainsi
un
nouvel
équilibre
radiatif [11] . Pendant longtemps, l’humanité n’a pu agir qu’en étant à peu près en équilibre avec son environnement : en plus de la puissance musculaire animale, elle utilisait le vent et le mouvement de l’eau pour transformer le monde [12] . Ces sources d’énergie ont l’avantage d’être librement disponibles mais elles sont contraignantes, car leur débit est par essence non contrôlable : il faut s’y adapter. Quand les disponibilités énergétiques étaient fixées par ces flux, une échelle de durée naturelle était donnée en divisant l’énergie dont l’humanité avait besoin pour ses actions par le débit d’énergie de la source (sa puissance) : il n’était possible d’agir qu’au rythme de la nature. La biomasse, encore très utilisée aujourd’hui et nourrie par le rayonnement solaire, n’est renouvelable que dans la limite de sa production annuelle. Si l’on coupe plus de bois qu’il n’en pousse en un an, l’équilibre entre production et consommation est rompu et le stock initial finit par s’épuiser. Cela a failli se produire au milieu du
XIXe siècle
avec la forêt
anglaise mais aussi dès l’époque romaine, en Afrique du Nord. La croissance économique des XIXe et XXe siècles, sans précédent dans l’histoire humaine, est le résultat de la rupture d’un
équilibre : l’environnement est exploité plus vite que son taux de renouvellement naturel. L’unité de compte est d’ailleurs devenue le nombre de Terres nécessaire à une humanité qui poursuivrait ainsi son développement. Le calcul de cette empreinte écologique ne fait pas l’unanimité, mais disons que l’entretien de l’humanité nécessite 1,8 Terre par an, 2,7 avec le niveau de vie français moyen et 5 avec celui des Étatsuniens [13] . Par ailleurs, la révolution industrielle a fait basculer le système énergétique vers les énergies fossiles (charbon, pétrole, gaz) puis nucléaire, dont les stocks peuvent être considérés comme fixes. Un équilibre a été rompu, car il est devenu possible de décider du rythme d’exploitation des réserves, levant ainsi la contrainte des énergies de flux : la puissance disponible a alors considérablement
augmenté.
Mais
ces
stocks
sont
non
renouvelables et finiront nécessairement par s’épuiser : la nouvelle contrainte est la quantité disponible, fixée une fois pour toutes. Autrement dit, la contrainte des énergies de flux reviendra tôt ou tard, après que l’énorme feu d’artifice actuel aura provoqué de gros dégâts.
Temporalité et prise de décision Depuis cette transition des énergies de flux vers les énergies de stock, tout est fait pour raccourcir les échelles de durée : du
téléphone filaire à la mise en place de la 5G, du porteconteneurs au commerce en ligne, du travail à la chaîne à la livraison
à
domicile,
les
systèmes
techniques
et
les
organisations sociales provoquent ou favorisent l’accélération décrite par le sociologue allemand Hartmut Rosa [14] . Réduire la durée des transformations de notre monde, c’est risquer l’emballement parce que notre cerveau ne peut saisir les conséquences de processus dont les échelles de durée sont très courtes. Il est aussi difficile de se projeter au-delà d’une génération, l’échelle de durée de la crise climatique en cours : nous sommes donc démunis pour appréhender correctement l’explosivité d’une évolution exponentielle. Comment garantir une concordance des temporalités entre évolutions techniques et évolutions naturelles, entre réflexions éthiques et actions collectives ou individuelles ? Faute de pouvoir agir sur les échelles de durée des phénomènes naturels, fixées par des lois physiques, il faut adapter celles de l’action humaine afin de traiter les problèmes de façon pertinente. Si la perception individuelle peut être inadéquate, c’est aussi le cas de la perception des structures qui pilotent la société comme les gouvernements, les industries ou les groupes sociaux. Ainsi, l’échelle de durée des professionnels de la politique est celle de leur réélection, de l’ordre de quelques années. Une action portant ses fruits à l’échelle de la dizaine d’années [15] ne peut être portée à leur crédit car les effets des « bonnes » décisions ne se verront que bien après leur disparition de la scène publique. Même chose dans le cas de l’épidémie de Covid-19, par exemple, dont l’échelle de durée
était de l’ordre de quelques mois : agir rapidement et massivement [16] aurait eu des effets bénéfiques mais avec le risque d’être accusé « d’en avoir trop fait ». L’échelle de durée propre aux élus les incite à agir seulement quand le problème (prévisible) devient incontournable. En l’absence d’une mise à l’agenda de décisions planifiées, ils n’ont intérêt à agir qu’à leur propre échelle de durée, ignorant toutes les autres, y compris celles de problèmes autrement plus importants, comme le climat. Ajoutons toutefois que la tyrannie du présent n’est pas le seul élément intervenant dans la « myopie » des démocraties, d’après l’expression de Pierre Rosanvallon. L’inertie de la mise en œuvre des politiques publiques est aussi un facteur qui peut expliquer la difficulté à agir dans l’urgence comme sur le temps long. De leur côté, les entreprises sont aussi tiraillées par l’opposition entre long terme et court terme : les contradictions sont grandes entre les logiques financières qui imposent une échelle de durée courte (quelques mois, celle des dividendes) et les investissements longs requis pour les industries minière, pétrolière, gazière ou nucléaire, planifiés sur une dizaine d’années.
Et maintenant ?
Nous pensons le temps linéairement, avec des échelles de durée contraintes par les limitations de nos sens, ce biais nous empêchant de penser les évolutions non linéaires, voire exponentielles. Il faut maintenant agir avec tempérance en envisageant systématiquement les conséquences de nos actions. Comme le dit fort bien Pardot Kynes, premier « planétologiste » de la planète Arrakis : « La plus haute fonction de l’écologie est la compréhension des conséquences [17] . »
Bibliographie À lire : Jacques TREINER, « Énergies de stock, énergies de flux », Bulletin de l’Union des professeurs de physique et chimie, vol. 112, janvier 2018, p. 205-216. Roland LEHOUCQ, « Face au mur de la croissance exponentielle », The Conversation, mis en ligne le 18 avril 2020.
À voir
3BLUE1BROWN,
« Exponential growth and epidemics », disponible
en ligne.
Notes du chapitre [1] ↑ Philippe Richard et Stéphane Vernay (propos recueillis par), « Covid-19. Olivier Véran : “Nous avons retardé cette cinquième vague” », Ouest France, mis en ligne le 16 novembre 2021. [2] ↑ D’autres phénomènes ne varient pas linéairement avec le temps : ils peuvent osciller dans le temps, ou ralentir avec le temps, etc. [3] ↑ Nous prenons cet indicateur en dépit de ses lacunes car c’est le plus couramment utilisé. [4] ↑ La durée de doublement d’un processus croissant de . % par an est d’environ 70/. années, si . est plus petit que 10. [5] ↑ Voir dans cet ouvrage le texte de François Graner. [6] ↑ Cette durée se calcule, en première approximation, de la même manière que la durée d’épuisement d’un stock : on divise la quantité de chaleur nécessaire pour porter le lait à ébullition par le débit d’énergie qu’on lui fournit, c’est-à-dire la puissance de chauffe de la plaque. [7] ↑ Par conséquent, un suivi hebdomadaire d’une épidémie dont le nombre de cas double tous les trois jours est tout à fait inadapté. C’était pourtant la politique suivie en mars 2020 en France ; et même encore mi-décembre 2021, lors de l’arrivée du variant omicron de l’épidémie de Covid-19. [8] ↑ Les neutrons produits par une fission sont dits « instantanés » car ils mettent environ 50 millionièmes de seconde avant de provoquer une nouvelle fission. Pour pouvoir contrôler la réaction en chaîne en dépit de cette durée infime, il faut absorber une partie des neutrons instantanés afin de faire intervenir les neutrons « retardés » issus des produits de la fission, dont le délai d’arrivée est de l’ordre de dix secondes. [9] ↑ Pour être complet, ajoutons qu’il faut aussi que la somme des moments de ces forces soit nulle.
[10] ↑ Cette tendance se nomme « homéostasie » et malgré les apparences ça n’a rien d’un équilibre tranquille. Un système vivant est à l’équilibre thermodynamique seulement quand il est mort. [11] ↑ Voir dans cet ouvrage le texte de François Graner. [12] ↑ L’énergie solaire était utilisée seulement pour l’agriculture. [13] ↑ Global Footprint Network, « Earth overshoot day 2019 is July 29th, the earliest ever », mis en ligne le 26 juin 2019. En 2022, la France a atteint le « jour du dépassement » le 7 mai. [14] ↑ Harmut Rosa, Accélération. Une critique sociale du temps, La Découverte, Paris, 2010. [15] ↑ Qui est l’échelle de temps de l’évolution climatique, comme de la recherche fondamentale, ou encore de l’organisation d’un système énergétique ou de santé. [16] ↑ En ayant un stock opérationnel de masques par exemple, ou en mettant en place des mesures de prévention et de ventilation capables de maîtriser la circulation du virus sur le long terme. [17] ↑ Voir le roman Dune de Frank Herbert (1965 ; Pocket, 2012, traduit par Michel Demuth), p. 839.
Planète bleue ? Jérôme Weiss Géophysicien, CNRS
Notre planète bleue est, encore de nos jours, en partie blanche, du fait de la présence des glaces et des neiges à sa surface. Cette cryosphère, en réfléchissant le rayonnement solaire, joue un rôle capital dans le climat. Or elle subit un déclin rapide, sous l’effet du réchauffement global, induisant un cercle vicieux renforçant ce dernier. En d’autres termes, l’avenir de notre Terre est sombre, au moins au sens chromatique du terme. Toutefois, une bonne partie de l’histoire de notre planète s’est déroulée en l’absence totale de glaces. Doit-on dès lors s’alarmer de cette évolution récente et future, et si oui, pourquoi ?
«
La Terre est bleue comme une orange ». Si le premier vers du poème surréaliste de Paul Éluard, inspiré par son amour pour sa muse Gala, laisse le champ libre à diverses interprétations, le message est indéniablement positif. La couleur majoritairement bleue de notre planète, recouverte à 70 % par les océans, est devenue tangible en 1969 lorsque les premiers clichés d’un « clair de Terre » ont été pris par les
astronautes d’Apollo. Cependant, un hypothétique observateur regardant la Terre le long de son axe de rotation aurait une impression différente et pourrait parler de « planète blanche », au moins vers la fin de l’hiver et le début du printemps de l’hémisphère observé. La planète bleue, synonyme d’eau liquide, est devenue symbole universel de vie, accessoirement d’un environnement à préserver de toute urgence. Cette couleur est d’ailleurs reprise systématiquement dans les représentations artistiques d’exoplanètes abritant une vie extraterrestre. Pourtant, ce bleu, associé à un faible albédo*, n’a pas toujours caractérisé l’histoire de la Terre. Des épisodes de « Terre boule de neige » caractérisés par des glaces, terrestres (glaciers, calottes) ou maritimes (banquise), recouvrant la majorité de la surface de la planète, se sont produits dans un passé lointain [1] . Le pourcentage exact de cette surface recouverte par la glace et les mécanismes ayant permis de sortir de cette situation sont encore discutés, mais il est certain que la vie unicellulaire de l’époque a su se maintenir dans certaines niches. Il est toutefois difficile de prétendre qu’une telle Terre boule de neige a constitué un lieu particulièrement propice à la vie. Il est d’ailleurs remarquable que l’apparition de la vie pluricellulaire complexe, la faune édiacarienne, se soit produite « juste » après le dernier de ces épisodes. Depuis lors, la Terre a connu diverses périodes dites glaciaires, dont celle où nous sommes encore plongés du fait de l’existence des calottes groenlandaise et antarctique. Toutefois, une large partie de son histoire s’est effectuée sans présence significative et pérenne de glace. Les
dinosaures du Crétacé n’ont jamais pu admirer une calotte polaire même au pôle Sud et respiraient une atmosphère jusqu’à six fois plus riche en CO2 (1 500 à 2 000 ppm) que celle de l’ère préindustrielle (280 ppm) [2] . Au regard de ces considérations de (très) long terme, on peut poser une série de questions forcément provocantes : pourquoi la réduction significative de la cryosphère* entamée au XXe siècle sous l’effet des activités humaines devrait-elle nous inquiéter ? En quoi une planète encore plus bleue serait-elle inhospitalière ? La réponse, nous allons le voir, est d’ordre à la fois symbolique, symptomatique (du changement climatique global) et concret – et plutôt sinistre – pour nos modes de vie et notre civilisation. Lexique Albédo : pouvoir réfléchissant d’une surface, variant entre 0 (corps noir) et 1 (miroir parfait), calculé comme le rapport entre le flux d’énergie lumineuse réfléchie et le flux d’énergie lumineuse incidente, pour une source de lumière blanche. En géophysique, l’albédo est calculé pour la lumière solaire. Une banquise ou un glacier recouvert de neige fraîche a un albédo approchant 0,9 et la glace a un albédo de 0,6. Les océans sont beaucoup plus sombres, avec un albédo de l’ordre de 0,1 à 0,15. En moyenne, l’albédo de la surface terrestre est légèrement supérieur à 0,3. L’albédo joue un rôle capital dans le bilan énergétique de notre planète et donc son climat, en particulier à travers des « boucles de rétroaction ». Cryosphère : représente toutes les formes d’eau solide présentes à la surface de la Terre, sous forme de glace de mer (banquise), de neige, de glaciers de montagne, de calottes
polaires ou de sol gelé. Elle recouvre environ 10 % de la surface de la planète, avec une forte variabilité saisonnière pour ce qui est de la banquise et de la couverture neigeuse continentale. En termes de volume de glace, les calottes polaires antarctique et groenlandaise représentent plus de 99 % du total. Vêlage d’icebergs : les marges des calottes glaciaires sont constituées de plateformes et glaciers émissaires dont la partie terminale flotte sur l’océan. Le vêlage d’icebergs se produit par le détachement de masses de glace aux extrémités de ces plateformes ou glaciers. Les icebergs qui en résultent peuvent alors dériver librement dans l’océan. Pergélisol : aux hautes latitudes et altitudes, seule la partie superficielle des sols dégèle en été, alors que la partie plus profonde demeure gelée tout au long de l’année, et est donc imperméable. On parle alors de pergélisol, ou permafrost en anglais, riche en eau (comme tout type de sol) gelée (d’où son appartenance à la cryosphère) et en biomasse active ou décomposée sous forme de méthane et de CO2. Le pergélisol représente donc un important puits de carbone, mais également une menace en cas de dégel entraînant un relargage de ces gaz à effet de serre. En haute montagne, on nomme également permafrost l’assemblage de roches et de glace dont le dégel peut entraîner des éboulements spectaculaires de parois rocheuses lors de canicules estivales. Lexique Anthropocène : époque géologique actuelle, définie par une influence généralisée des activités humaines sur
l’environnement, la géologie et les écosystèmes terrestres. Si la communauté scientifique s’accorde sur ces modifications globales, le terme d’Antropocène n’a pas encore été reconnu officiellement comme une époque géologique propre par les géologues. Le début de cette époque est également discuté, même si l’avènement de la révolution industrielle (début du XIXe siècle) est la proposition la plus classique.
État des lieux Quasiment toutes les composantes de la cryosphère subissent depuis plusieurs décennies un déclin significatif, tant en termes d’extension spatiale que, lorsqu’il est possible de l’estimer avec une précision raisonnable, de volume [3] . La combinaison des jeux de données démontre un déclin irréfutable, parfois spectaculaire, par rapport à l’ère préindustrielle, et laisse présager une accélération au cours du
XXIe
siècle. Proposons
une petite revue d’effectifs. Les glaciers de montagne représentent probablement la composante la plus emblématique de la cryosphère, étudiée depuis la fin du XVIIIe siècle (au moins en Europe). Leur extension et leur volume ont été caractérisés par des fluctuations importantes, tant régionales que temporelles, au cours de l’Holocène (période démarrant il y a environ 12 000 ans), sous l’effet de l’activité solaire ou volcanique, ou de
changements de la circulation atmosphérique. Ces fluctuations naturelles ont souvent servi climatosceptiques. Toutefois, les
d’argument pour les multiples observations
satellitaires et de terrain menées depuis plusieurs décennies partout dans le monde révèlent un déclin de ces glaciers. Cette évolution accélérée s’explique par un bilan de masse annuel négatif, les chutes de neige ne compensant plus la fonte, alors que son intensité et son caractère généralisé ne peuvent pas s’expliquer par les processus naturels évoqués plus haut. Ce retrait des glaciers est donc un symbole particulièrement palpable de l’effet du changement climatique sur notre environnement. Plus loin de nous, les calottes polaires peuvent être considérées comme de gigantesques glaciers s’écoulant, comme les glaciers de montagne, sous leur propre poids. L’évolution de leur bilan de masse est désormais suivie avec précision à partir de mesures satellitaires, en particulier altimétriques, au moins pour les deux calottes principales, groenlandaise et antarctique. La calotte du Groenland subit un déclin irréfutable depuis au moins les années 1990 : des centaines de gigatonnes de glace sont perdues par an, ce qui représente désormais, avec la dilatation thermique des océans, la contribution majeure à l’élévation du niveau des mers. Deux mécanismes principaux expliquent ce déclin. Comme pour les glaciers de montagne, les précipitations neigeuses ne suffisent plus à balancer la fonte estivale qui s’accélère de façon spectaculaire – il a plu l’été 2021 au sommet du Groenland, un évènement probablement sans précédent depuis la dernière glaciation. Le vêlage d’icebergs* à
partir de leurs glaciers émissaires intervient également dans le bilan de masse des calottes. Ces processus mécaniques pourraient être à l’origine d’instabilités majeures et difficiles à prévoir. En Antarctique, la situation est très contrastée entre l’Antarctique de l’Ouest et la Péninsule (située dans l’axe de l’Amérique du Sud) d’une part, qui subissent un sort similaire au Groenland, et l’Antarctique de l’Est d’autre part, qui représente 85 % de la calotte et pour lequel le réchauffement climatique semble plutôt induire une légère augmentation des précipitations neigeuses dans le désert le plus sec de la planète, donc un possible et léger gain de masse. Globalement toutefois, la perte cumulée de masse de glace antarctique depuis trente ans se compte en teratonnes (1012 !). La banquise arctique, c’est-à-dire les glaces se formant par gel de l’eau de mer à la surface de l’océan boréal, est caractérisée par un cycle saisonnier très marqué, sa superficie à la fin de l’été (mi-septembre) ne représentant qu’un tiers à un quart de la superficie maximale atteinte au mois de mars. Toutefois, cette
extension
spatiale
se
réduit,
le
déclin
étant
particulièrement spectaculaire pour le minimum de septembre, avec une réduction de plus de 50 % depuis le début des mesures satellitaires. Cette banquise résistant à l’été boréal est dite pluriannuelle.
Sa
disparition
progressive
implique
un
rajeunissement moyen : les glaces de plus de cinq ans ont quasiment disparu. Estimer leur épaisseur par télédétection est difficile. La combinaison de données d’origines diverses (mesures ponctuelles, radars sous-marins, données altimétriques satellitaires) indique toutefois un amincissement
d’environ 65 % entre 1975 et 2012. Si la disparition de la banquise ne joue pas de rôle direct sur le niveau des mers (il s’agit déjà d’eau de mer !), les conséquences sur le climat des hautes latitudes et même global sont considérables, comme nous le verrons plus bas [4] . Les autres composantes de la cryosphère comme la couverture neigeuse saisonnière ou le pergélisol* sont également en évolution rapide. Les neiges saisonnières, que ce soit dans les régions de montagne ou sur les terres boréales, subissent un déclin marqué : plusieurs jours de neige en moins par décennie depuis le milieu du XXe siècle, soit une saison raccourcie de plus d’un mois en moyenne. Au-delà des conséquences pour l’industrie du ski, cette réduction de la couverture neigeuse contribue à la chute de l’albédo moyen de notre planète, c’est-àdire à son assombrissement. Un suivi global et quantitatif du pergélisol demeure impossible de nos jours. Sur tous les sites instrumentés depuis plusieurs décennies, une augmentation significative des températures est avérée, mais il est pour l’instant
difficile
d’obtenir
une
telle
certitude
sur
un
épaississement de la couche superficielle, dite active, dégelant au cours de l’été.
Cercles vicieux et instabilités non linéaires
Toutes les composantes de la cryosphère subissent un déclin significatif, parfois dramatique, depuis au moins une quarantaine d’années et vraisemblablement plus longtemps, au vu d’observations historiques plus parcellaires. Considérées ensemble,
ces
constatations
révèlent
un
schéma
global
douloureusement cohérent, impossible à expliquer par des fluctuations
temporaires
ou
régionales
du
climat.
Elles
constituent ainsi un des symptômes les plus évidents, et symboliques, du changement climatique en cours. Une fois l’état des lieux effectué, se pose la question de l’avenir, donc de la prédiction. Les outils privilégiés des chercheurs sont des modèles cherchant à mettre en équations la complexité de notre planète : atmosphère, océans, végétation et bien sûr calottes, banquise, ou encore couverture neigeuse, ainsi que leurs interactions mutuelles. Cette intrication a souvent été utilisée par les climatosceptiques pour remettre en cause la validité des alarmes du Groupe international d’experts sur le climat (Giec). C’est vite oublier que les prédictions des tout premiers modèles climatiques, apparus dans les années 1970, se sont avérées d’une surprenante pertinence lorsqu’on les compare à notre monde actuel, au moins en ce qui concerne les évolutions majeures comme le réchauffement de l’atmosphère, des océans ou la montée des eaux. Il n’en demeure pas moins que ces exercices de prévision demeurent extrêmement complexes, en particulier lorsque des processus non linéaires entrent en jeu – en d’autres termes, lorsqu’une petite cause peut produire de grands effets. La modélisation de l’évolution de la cryosphère est un exemple frappant.
« La banquise fond. » Cette antienne médiatique, suggérant que les évolutions détaillées auparavant pourraient s’expliquer par de simples raisonnements thermodynamiques, est trompeuse. Nous allons illustrer avec deux exemples emblématiques le rôle des boucles de rétroaction (les « cercles vicieux ») et des processus mécaniques sur l’évolution présente, et future, de la cryosphère. Nous insisterons sur les challenges que cela pose en termes de modélisation, donc de prédiction, mais dans un sens qui ne ravira pas les sceptiques, la conséquence de ces difficultés étant une tendances observées.
sous-estimation
systématique
des
On sait désormais que l’Arctique se réchauffe beaucoup plus vite que la moyenne terrestre, avec un écart d’environ +3 ºC depuis le milieu du siècle dernier. L’explication classique fait intervenir le cercle vicieux de l’albédo : une réduction de la surface couverte par la banquise ou la neige entraîne, par la chute de l’albédo, un réchauffement des sols ou des couches supérieures de l’océan. Ceci retarde l’arrivée de l’hiver boréal, diminuant ainsi l’extension et l’épaisseur de la couverture neigeuse ou de glace, et ainsi de suite. Ce mécanisme, identifié depuis longtemps, est bien pris en compte dans les modèles climatiques. Malgré cela, ceux-ci sous-estiment le déclin des glaces de mer arctiques, tant en termes d’épaisseur que d’extension.
L’explication
pourrait
bien
venir
de
la
mécanique [5] : une banquise plus mince est plus fragile, se fracture plus aisément sous l’effet des vents, ouvrant ainsi des chenaux d’eau libre qui diminuent l’albédo. Cet affaiblissement mécanique, avéré, est également à l’origine d’une accélération
de la dérive des glaces, qui sont exportées plus rapidement hors du bassin arctique. Ces processus complexes sont encore mal pris en compte par les modélisations climatiques, rendant celles-ci trop « conservatrices » par rapport à la rapidité des changements observés. Environ 90 % du volume de glace de notre planète est stocké au sein de la calotte antarctique. Cette masse gigantesque « enfonce » la croûte terrestre sous-jacente, impliquant qu’environ un tiers de la calotte repose sur une base située sous le niveau de la mer, alors que les marges de la calotte sont constituées par des glaciers ou des plateformes flottant sur l’océan. Or cette configuration rend la calotte particulièrement vulnérable à des instabilités mécaniques majeures. En effet, ces plateformes marginales, en contact avec le fond marin ou les parois de fjords, freinent l’écoulement des glaces situées en amont. Sous l’effet du réchauffement, elles ont tendance à s’amincir, jusqu’à un point de non-retour où elles peuvent se disloquer très rapidement. L’effet de freinage est alors supprimé, ce qui peut entraîner une instabilité mécanique de l’écoulement, en particulier dans les régions où la base de la calotte est située sous le niveau de la mer [6] . Ce type de mécanisme a été observé récemment en péninsule Antarctique, mais risque de se produire dans le futur à une bien plus grande échelle pour l’Antarctique de l’Ouest. S’il est très difficile de prévoir la chronologie exacte de ces processus non linéaires, on peut supposer que leur impact à une échelle temporelle « courte » (le XXIe siècle) sur l’augmentation du niveau des mers sera dramatique.
Cryosphère : no future ? Tout ce qui précède dessine un futur bien sombre pour notre planète, au moins au sens physique du terme (chute de l’albédo), et une réduction drastique des glaces à plus ou moins brève échéance, à l’exception peut-être de l’Antarctique de l’Est. Doit-on s’en alarmer ? Nous avons vu que la cryosphère était absente d’une grande partie de l’histoire de la Terre, sans que la vie à sa surface s’en soit apparemment portée plus mal. À l’échelle de notre espèce et des générations futures, la réponse est certainement moins optimiste. Au-delà des symboles parfois surexploités – l’ours blanc isolé sur son bout de banquise –, le déclin de la cryosphère est surtout symptomatique du réchauffement climatique global, et renforce celui-ci à cause des cercles vicieux mentionnés plus haut. Les conséquences concrètes pour notre civilisation seront énormes : le déclin de l’industrie du ski semblera anecdotique au regard de la réduction des ressources en eau à la saison sèche dans certaines régions comme les Andes, ou plus encore vis-à-vis de la montée des eaux. Depuis le début de l’Anthropocène*, le niveau moyen de la mer s’est élevé d’environ 20 centimètres, la dilatation thermique [7] de l’eau représentant environ 40 % de ce total. Le déclin des glaciers de montagne a constitué une part significative
de
ce
bilan
au
siècle
dernier,
mais
leur
contribution va se réduire fortement du fait de leur disparition en cours. À l’inverse, la contribution du Groenland est en augmentation spectaculaire ; multipliée par dix en quelques
décennies. En fonction des scénarios climatiques, elle pourrait représenter entre quelques dizaines de centimètres et de l’ordre du mètre à l’horizon 2100. Rappelons que les Maldives culminent à environ 2 mètres, et surtout qu’une telle montée des eaux en moyenne aura des conséquences bien plus marquées lors de tempêtes ou de fortes marées, exposant des centaines de millions de personnes. La contribution de l’Antarctique, jusqu’à présent limitée, est le plus grand facteur d’incertitude, dépendant de la chronologie des instabilités potentielles décrites plus haut. Ceci est particulièrement vrai pour l’Antarctique de l’Ouest, qui représente à lui seul 12 % du volume actuel de la cryospshère.
Et maintenant ? Ainsi, si la vie saura survivre et s’adapter sur une Terre sans glace, de même sans doute que notre espèce qui, finalement, « en a vu d’autres » au cours de sa préhistoire ponctuée par une succession de périodes glaciaires et interglaciaires, l’avenir apparaît nettement plus sombre pour nos modes de vie actuels et notre civilisation, bien loin du message positif du poème d’Éluard. Une raison évidente pour changer – drastiquement et au plus vite – notre modèle de développement et de croissance basé encore très majoritairement sur les énergies fossiles émettrices de gaz à effet de serre.
Bibliographie À lire : Anne-Sophie BOUTAUD et Gilles RAMSTEIN, « Quand la terre était une boule de neige », CNRS Le Journal, mis en ligne le 5 décembre 2017. Martin KOPPE, « La mécanique de la banquise », CNRS Le Journal, mis en ligne le 25 août 2021. BONPOTE, « Antarctique : un point de bascule climatique inévitable ? », mis en ligne le 14 décembre 2021. Pierre-Henri BLARD, Guillaume PARIS et Étienne DELOULE, « Le CO2, une histoire au long cours chamboulée par les sociétés industrielles », The Conversation, mis en ligne le 28 février 2019.
Notes du chapitre [1] ↑ Anne-Sophie Boutaud et Gilles Ramstein, « Quand la terre était une boule de neige », CNRS Le Journal, mis en ligne le 5 décembre 2017. [2] ↑ Pierre-Henri Blard, Guillaume Paris et Étienne Deloule, « Le CO2, une histoire
au long cours chamboulée par les sociétés industrielles », The Conversation, mis en ligne le 28 février 2019.
[3] ↑ Giec, « IPCC special report on the ocean and cryosphere in a changing climate », 2019, disponible en ligne. Le suivi de la cryosphère s’est amélioré de façon remarquable à partir du lancement des premiers satellites d’observation, vers la fin des années 1970. Depuis, nous avons à notre disposition des données d’observation régulières et précises, au moins en termes de couverture spatiale. Les données pour la période présatellitaire sont beaucoup plus disparates et intermittentes, même si l’on peut dans certains cas (glaciers alpins par exemple) remonter nettement plus loin dans le passé grâce à des observations historiques ou des paléomarqueurs. [4] ↑ Du côté de l’océan austral, la banquise antarctique est caractérisée par une variabilité saisonnière et interannuelle de son extension encore plus marquée, au sein de laquelle il a été jusqu’à présent difficile de dégager une tendance significative au déclin. Quant aux mesures d’épaisseur, elles sont bien trop limitées pour conclure quoi que ce soit. Ce contraste avec le déclin des glaces de mer arctiques pourrait s’expliquer par une configuration géographique opposée : un océan entouré de terres au nord, un continent entouré par l’océan austral au sud. Dans ce second cas, la circulation des vents et des courants marins autour de l’Antarctique pourrait l’isoler en partie des effets du réchauffement global. Toutefois, l’été austral 2021-2022 a été caractérisé à la fois par un minimum record de l’étendue de la banquise antarctique et une vague de chaleur inédite sur ce pôle. Des signes avant-coureurs de changements futurs ? [5] ↑ Martin Koppe, « La mécanique de la banquise », CNRS Le Journal, mis en ligne le 25 août 2021. [6] ↑ Bonpote, « Antartique : un point de bascule climatique inévitable ? », mis en ligne le 14 décembre 2021. [7] ↑ Au-dessus de 4º C, l’eau, comme la majorité des corps physiques, augmente de volume lorsqu’elle se réchauffe. Un réchauffement des océans entraîne donc une montée des eaux. À noter qu’entre 0º C et 4º C, l’eau est caractérisée par une anomalie : elle se contracte très légèrement lorsque sa température augmente. Ce comportement particulier joue un rôle négligeable sur le niveau des océans.
Trop d’eau, pas assez d’eau… se mouiller collectivement pour faire face Geremy Panthou
Hydrologue et climatologue à l’Institut des géosciences de l’environnement, université Grenoble Alpes
Hydrologue à l’environnement, développement
Basile Hector
l’Institut des géosciences de Institut de recherche pour le
Christophe Peugeot
Hydrologue à HydroSciences Montpellier, Institut de recherche pour le développement
L’eau et les sociétés humaines sont interdépendantes. Si certaines sociétés luttent pour accéder à quelques litres d’eau, d’autres considèrent que les greens de golf rendent des services essentiels qu’il convient de maintenir bien verts, quel que soit le niveau d’alerte sécheresse [1] . Les changements globaux*, largement influencés par le mode de développement des sociétés opulentes, affectent le cycle de l’eau et renforcent les inégalités d’accès à l’eau. Pour autant, l’eau mouille tout le monde… Alors, dans quelle mesure les changements
globaux pourraient-ils donner l’occasion à chacun de se mouiller davantage, pour combler – un peu – ce fossé d’inégalités ?
À Bruno : si ce texte est là c’est en grande partie grâce à toi. Merci. « Ceux qui sont pour la liberté sans agitation sont des gens qui veulent la pluie sans orage. » Mark Twain (1835-1910)
Les sociétés se construisent avec l’eau
L
a présence d’eau a influencé les évolutions des sociétés. Tenter de préciser comment et pourquoi est ardu car la
question couvre de nombreuses dimensions. L’eau est présente sur Terre sous diverses formes (gazeuse, liquide, glacée) traversant, façonnant et régulant l’ensemble du vivant et du non-vivant (végétaux, animaux, sol, roches, air). Partout, sa quantité est plus ou moins variable dans le temps et dans l’espace (saisons, épisodes extrêmes…). Les sociétés humaines ont évolué en composant avec toutes ces variations – en
développant des techniques, aménagements, pratiques, etc. – pour vivre avec l’eau, l’utiliser, en tirer profit ou s’en protéger. Lexique Cumul pluviométrique : les hauteurs de précipitation sont mesurées en millimètres : 1 mm de pluie correspond à un volume de 1 litre réparti sur 1 m². Certaines sociétés ont fait le choix de l’hyperspécialisation et de techniques complexes – ou non conviviales, dans les termes d’Ivan Illich [2] . Ce choix est à double tranchant : d’un côté, il a permis d’accroître le confort matériel et la sécurité des individus par la maîtrise (la domination) de l’environnement (de tout ce qui n’est pas humain). De l’autre, la complexité des aménagements les rend difficilement compréhensibles et leur intégration aux modes de vie les rend parfois invisibles. Bref, dans ces sociétés, on oublie l’eau qui coule tranquillement dans la rivière voisine tant qu’elle ne nous dérange pas ; ce qu’il a fallu comme ingéniosité pour concevoir ce barrage qui nous rend bien des services, comme matériaux pour le construire, comme terres ou maisons à abandonner pour le remplir ; la source qui nous donne de l’eau potable à tout moment au robinet ; et les infrastructures d’extraction, de traitement, de distribution nécessaires pour l’acheminer jusque-là. Les expériences sensibles font exception à la règle. Quand on se sert des ouvrages proches de nous, nous les connaissons et savons comment ils ont été pensés. En outre, il y a les événements marquants que la mémoire collective s’évertue à
ne pas oublier : les repères des crues passées que l’on trouve au détour d’une rue, les « anciens » qui parlent de la sécheresse de 1976, etc. Enfin, le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point et certains individus apprécient l’eau juste pour ce qu’elle est. Les constructions, les aménagements, les pratiques et les habitudes des sociétés reflètent les caractéristiques moyennes et relativement stables de la présence d’eau d’une année à l’autre, et les événements rares (crues, sécheresses…). Toutefois, même sans influence humaine, les phénomènes extrêmes font partie du climat, en raison de sa nature variable, chaotique. C’est d’autant plus vrai pour le cycle de l’eau, où les extrêmes peuvent être très éloignés des valeurs moyennes. Par exemple, les épisodes de pluies cévenoles apportent en quelques dizaines d’heures des cumuls pluviométriques* pouvant dépasser 50 % du cumul annuel moyen. Il est ainsi tombé près de 700 mm en 48 heures les 8-9 septembre 2002 dans le Gard, une quantité proche du cumul annuel moyen. Même sur des bassinsversants* de plusieurs centaines de kilomètres carrés, les débits de crues peuvent largement excéder le débit moyen. On peut le vérifier en consultant la synthèse hydrologique consacrée à sa rivière préférée sur le site Internet Vigicrue. Pour l’Isère à Grenoble, le débit moyen interannuel est de 180 mètres cubes par seconde (m³/s) et le débit de crue décennale (qui a une chance sur dix de se produire chaque année) atteint 900 m³/s, alors que la plus grosse crue documentée est estimée à 1 800 m³/s.
Lexique Changements globaux : ensemble des perturbations provoquées par les activités humaines sur le système Terre dans son ensemble et à l’échelle planétaire. Le changement climatique actuel est l’exemple emblématique (et médiatisé) des nombreux changements globaux en cours comme la baisse drastique de la biodiversité, le changement d’usage des terres, la modification des cycles biogéochimiques (azote et phosphore notamment) et du cycle de l’eau (liste non exhaustive). Précipitations totales : cumul pluviométrique enregistré sur une période longue, typiquement l’année. Schématiquement, c’est la hauteur d’eau précipitée (pluie, neige ou grêle) que l’on récupérerait dans un « seau » pendant une année. Le pluviomètre, instrument qui permet de mesurer les hauteurs de précipitations, n’est rien d’autre qu’un seau gradué perfectionné Précipitations extrêmes : elles apportent une grande quantité d’eau en peu de temps et contribuent à une large part du cumul total. Lexique Bassin-versant : zone de collecte de la pluie qui s’écoule en un point donné d’une rivière. Toute goutte de pluie tombant à l’intérieur de cette zone finit par transiter par ce point (si elle n’est pas évaporée entre-temps). Il y a quelques idées à retenir de la façon dont les sociétés hyperspécialisées se sont construites avec l’eau et ont fini par la
dompter. Premièrement, les solutions trouvées sont pour la plupart des solutions techniques répondant à des problèmes techniques bien posés, qui se sont avérés devenir de plus en plus complexes. Deuxièmement, une bonne partie des relations sensibles qu’avaient les individus avec l’eau a été perdue. L’eau est ainsi devenue presque invisible pour une grande partie de la population. Enfin, cette coévolution s’est faite sur le temps long, dans un contexte où les conditions environnementales étaient variables mais relativement stables, ce qui n’est plus acquis aujourd’hui.
Changements globaux et cycle de l’eau Les changements globaux* sont souvent interdépendants : la modification du cycle de l’eau est en étroite relation avec celle du climat et de l’usage des terres. Ces modifications risquent de mettre
en
difficulté
nos
constructions
matérielles
et
immatérielles associées à l’eau. Dès lors, comment et dans quelle mesure ces changements globaux vont-ils modifier la quantité d’eau autour de nous [3] ? Pour répondre, nous allons séparer deux ensembles de phénomènes : 1) les précipitations (apport principal d’eau sur les continents), dont le principal facteur de changement est le changement climatique ; et 2) le devenir de la pluie au sol, dont les principaux facteurs de
changements sont plus locaux et relèvent de l’aménagement et des pratiques du territoire. Tous ces facteurs sont liés, nous y reviendrons.
L’impact du changement climatique actuel sur le régime des pluies Le cycle de l’eau fait partie de la machine climatique terrestre. Il contribue activement à la redistribution de l’énergie reçue (solaire) et de la matière (eau mais aussi éléments chimiques, particules solides issues de l’érosion) à la surface de la Terre via les écoulements sur les continents, les courants marins et la circulation
atmosphérique.
Dès
lors,
toute
perturbation
climatique [4] a un impact sur le cycle de l’eau. Nous ne parlerons ici que de la perturbation climatique actuelle, d’origine humaine. À l’échelle de la Terre, la hausse des précipitations totales* – d’environ 2,5 % par degré de réchauffement (on parle de sensibilité climatique) – est une tendance qui fait consensus dans les différents scénarios climatiques. En outre, elle est déjà visible dans les observations météorologiques. Cette sensibilité provient de contraintes énergétiques liées au bilan d’énergie de la Terre. Si l’on s’intéresse uniquement aux précipitations extrêmes*, observations, modèles et théories annoncent une hausse plus importante, autour de 6,5 % par degré de
réchauffement.
Cela
s’explique
par
la
contrainte
thermodynamique (un air plus chaud peut contenir plus de vapeur d’eau [5] ) : c’est principalement la quantité totale de vapeur d’eau dans une masse d’air qui déclenche la production de pluies extrêmes. À l’échelle planétaire, les précipitations totales augmentent donc moins rapidement que les extrêmes par degré de réchauffement. Ainsi, les événements de pluie moins intenses contribuent moins aux cumuls totaux, voire disparaissent, ce qui induit également un allongement de la durée des phases sèches. Ces évolutions se déclinent différemment selon les saisons et les régions, à cause de modifications des courants océaniques et atmosphériques. En matière de précipitations totales, la France est une belle illustration [6] puisqu’elle est coupée en deux : il est attendu une humidification au nord de Paris et un assèchement au sud de Lyon. Entre les deux, le signal sur l’évolution des cumuls est incertain. Il se clarifie en faisant l’analyse par saison : l’hiver météorologique (décembre, janvier, février) verrait plus de précipitations sur l’essentiel du territoire français tandis qu’un assèchement généralisé est prédit pour l’été (juin, juillet, août). Le signal sur les extrêmes est plus net encore et vaut pour la France entière : une accentuation de la durée des phases sèches entre lesquelles s’intercalent des épisodes de pluies extrêmes.
L’impact de l’aménagement du territoire sur l’eau autour de nous Une fois la précipitation arrivée au sol, de nombreux phénomènes hydrologiques déterminent le devenir de l’eau. Schématiquement, certains transferts se déroulent selon une composante verticale (infiltration de l’eau dans le sol, percolation vers les nappes, évaporation des sols et transpiration des végétaux). D’autres transferts (ruissellement de surface, écoulement dans les rivières et les nappes) opèrent de manière latérale, empruntant la pente naturelle du sol ou des couches géologiques, suivant le lit de la rivière ou des lignes de pression hydraulique. Aujourd’hui, cette répartition de l’eau dans les bassins-versants est globalement influencée par les humains. L’expansion des villes au détriment de zones naturelles ou agricoles – qui implique l’artificialisation des terres – augmente la part de pluie qui ruisselle (au détriment de l’infiltration) et accélère les transferts (l’eau étant canalisée via les ouvrages de gestion des eaux pluviales). L’agriculture, à travers l’irrigation, réalise des transferts artificiels entre le lieu de pompage et l’atmosphère où s’évapore une grande partie de l’eau une fois utilisée par les cultures. La large gamme de pratiques mises en œuvre par les agriculteurs modifie les propriétés des sols (comme leur perméabilité, par exemple), la couverture végétale donc les chemins de l’eau à l’échelle du champ. Enfin, poussée par la
recherche
– légitime –
de
sécurité
alimentaire
ou
le
développement – plus discutable – de l’agriculture productiviste pour alimenter des marchés, l’augmentation des surfaces cultivées peut engendrer de la déforestation. Cela altère la répartition
de
l’eau
entre
infiltration,
ruissellement
et
évaporation, ces phénomènes étant en lien direct avec la couverture végétale et la vie du sol. Quant aux barrages, ils ont des effets sur l’écoulement de l’eau et des sédiments, sur la physionomie et la vie des rivières. Pour la production électrique, les prises d’eau et les conduites amenant le « productible » à la turbine vont d’une simple dérivation jusqu’à un assèchement quasi total sur quelques dizaines de kilomètres. Lorsque les barrages sont conçus pour l’eau potable ou l’irrigation, ils peuvent provoquer des effets pervers : la dépendance aux infrastructures amplifie les aléas climatiques et crée des sécheresses anthropiques (c’est-à-dire qui n’auraient pas eu lieu sans les infrastructures humaines) [7] .
Entrelacement des phénomènes Cette distinction entre régime des pluies et aménagements anthropiques est réductrice : les deux cycles de l’eau (atmosphérique et continental) sont intrinsèquement couplés. Par exemple, raser la végétation sur un grand territoire n’influence pas seulement la façon dont la pluie se répartit au sol et dans le réseau hydrographique, mais aussi la dynamique
atmosphérique et le recyclage de la pluie en faisant varier –
entre
autres
–
l’évapotranspiration.
la
En
répartition
retour,
cela
énergétique modifie
le
et
régime
pluviométrique. Autre exemple dans le sens inverse, le changement climatique a un impact sur le régime des pluies, mais
également
l’évaporation,
la
sur
l’énergie
température.
disponible Ces
à
la
dernières
surface, variables
impactent à leur tour la végétation et la surface des sols, ce qui modifie la réponse hydrologique.
En bref : une intensification du cycle de l’eau Même si l’imbrication de tous ces phénomènes est complexe et que, dans certains cas, des dynamiques locales diffèrent de la règle générale, les tendances actuelles (expansion des villes et des surfaces cultivées, changement climatique…) contribuent à une intensification du cycle de l’eau : un excès d’eau lors des périodes humides (circulant alors plus vite dans les bassinsversants) et des séquences sèches plus longues. Par conséquent, il y a une augmentation des événements extrêmes tant secs qu’humides. Tous les secteurs sont à risque – a minima par effet domino. L’agriculture se voit déjà limiter ses prélèvements d’eau par des arrêtés « sécheresse ». Le trop d’eau crée aussi régulièrement
des dommages : les inondations de la Seine et de ses affluents en juin 2016 ou l’épisode de grêle du 15 juin 2019 en Drôme et en Ardèche sont des exemples d’affection grave des cultures. L’eau potable, secteur en concurrence avec l’agriculture et l’industrie pour les prélèvements, et l’assainissement sont identifiés par le Groupe international d’experts sur le climat (Giec) comme des secteurs exposés à un risque croissant face aux inondations ou aux pénuries. Par ailleurs, sécheresses et coups de chaud ont un impact sur la production d’électricité, diminuant directement la capacité de production des barrages électriques. Côté centrales nucléaires, c’est leur capacité de refroidissement qui dépend de la quantité et de la température de l’eau.
Problème bien posé à moitié résolu : comment se positionner pour agir face à de tels changements ? L’essentiel des éléments présentés précédemment fait l’objet d’un consensus scientifique large. Dans les lignes qui suivent, nous devenons partisans assumés d’une science engagée et développons des points de vue plus subjectifs, qui n’engagent que nous.
Souvent, on aborde la réponse aux changements globaux – le changement climatique en est un exemple illustratif – et à leurs conséquences en dissociant atténuation (traitement des causes pour minimiser les effets) et adaptation (traitement des conséquences). Cette dichotomie simplifie la compréhension de ces deux notions et les restreint, par leur cloisonnement, à des solutions techniques. Le discours issu de cette simplification – mis en avant par les gouvernants sous couvert du pari de l’innovation – porte le risque de masquer les autres enjeux et la nature systémique du problème. C’est se voiler la face, car la difficulté – voire la possibilité même – de l’adaptation dépend des choix en termes d’atténuation : atténuer, c’est faciliter l’adaptation et se préserver des marges de manœuvre. C’est pourquoi nous plaidons pour sortir du pari cornucopien [8] . Le changement climatique et les changements d’usage des terres vont se poursuivre, nous n’avons d’autre option que d’y faire face et d’en tenir compte pour toute décision collective (aménagements ou pratiques agricoles par exemple) en s’appuyant sur des projections futures incertaines. Voilà qui plaide pour des stratégies adaptatives et relativement locales (comme la gestion collective de petites réserves d’eau ou l’agriculture de conservation) : adaptatives en raison de l’incertitude, car permettant des ajustements au fur et à mesure que les changements opèrent, et relativement locales car les options envisageables à large échelle sont moins éprouvées (à supposer qu’elles soient disponibles), moins réversibles, donc moins résilientes au changement de trajectoires et leurs effets inattendus sont d’autant plus importants que l’échelle est large
(on
peut
penser
à
la
géo-ingénierie
par
injection
stratosphérique d’aérosols pour réduire l’apport d’énergie solaire). Dans le cas précis de l’intensification du cycle de l’eau, limiter la réactivité des bassins-versants et conserver au maximum l’eau semble pertinent : cela permet d’avoir plus d’eau pendant les périodes sèches et des crues moins intenses. Diverses techniques de conservation et régénération des eaux et des sols sont déjà éprouvées. Souvent issues de savoirs locaux ou ancestraux, elles constituent des réponses adaptées – bien qu’elles n’aient nullement besoin de drones, de réseaux 5G ou d’algorithmes d’intelligence artificielle. Ces techniques pourraient toutefois ne pas suffire pour fournir suffisamment d’eau à l’agriculture, telle qu’elle est actuellement pratiquée (par exemple, les champs de maïs qui demandent beaucoup d’eau, destinés à la production de fourrage pour l’élevage industriel). Pourquoi ne pas retourner la question ? At-on réellement besoin d’utiliser cette eau pour irriguer un marché dont on connaît par ailleurs les effets néfastes sur le climat, la santé des humains et des écosystèmes ? Poser ainsi la question, c’est travailler sur l’atténuation avec une approche systémique. À supposer que – par un processus démocratique – l’on décide d’avoir quand même besoin d’un peu d’eau pour irriguer, alors et alors seulement on recherchera comment faire. La technique aura sa place dans ce processus, aux côtés d’innovations sociales, institutionnelles et juridiques. Il faut plancher sur des plans B, juste au cas où il s’avérerait, finalement, que les changements globaux sont des problèmes
sérieux ! Dit autrement, les solutions ne peuvent se limiter à ajuster quelques paramètres, elles nécessitent un changement de structure du système. Il est tout à fait significatif que le Giec considère les questions de gouvernance et d’institutions comme un défi majeur pour la soutenabilité : il est bien question de choix collectifs. Les mots et les discours qui forgent les imaginaires jouent aussi un rôle essentiel. C’est pourquoi nous avons soigneusement évité d’utiliser l’expression « ressources en eau », car elle relève à notre sens d’une approche extractiviste de la satisfaction de nos besoins, qui fait clairement partie du problème.
Et maintenant ? Pour savoir quels plans B il faut explorer, il semble nécessaire de comprendre quelles sont les forces qui à la fois accentuent les
changements
globaux
et
diminuent
nos
capacités
d’adaptation. Il est urgent de se réapproprier l’environnement local, les questions et les choix autour de l’eau, donc de « se mouiller collectivement pour faire face ».
Bibliographie
À lire : Ivan ILLICH, La Convivialité, Le Seuil, Paris, 1973. Florence HABETS, « Barrages et réservoirs : leurs effets pervers en cas de sécheresses longues », The Conversation, 20 février 2019.
Notes du chapitre [1] ↑ Voir par exemple les mesures de restriction des arrêtés « sécheresse » (nous avons consulté ceux de l’Orne, de l’Isère, des Vosges et de l’Hérault en juin 2022). [2] ↑ Ivan Illich, La Convivialité, Le Seuil, Paris, 1973. [3] ↑ Bien qu’il y ait beaucoup à dire, la qualité des eaux ne sera pas abordée ici. [4] ↑ Voir la contribution de Jean Jouzel dans cet ouvrage. [5] ↑ Loi de Clausius-Clapeyron. [6] ↑ Voir l’atlas interactif sur le site Internet du Giec (ipcc.ch). [7] ↑ Florence Habets, « Barrages et réservoirs : leurs effets pervers en cas de sécheresses longues », The Conversation, mis en ligne le 20 février 2019. [8] ↑ Foi aveugle dans des ressources perçues comme illimitées et dans des progrès techniques qui permettraient de résoudre tous les problèmes rencontrés par l’humanité, sans considérer la possibilité que ces derniers puissent être issus de ce même pari fait dans le passé.
Sans risques, le nucléaire ? Bernard Laponche
Physicien, ancien ingénieur au CEA, président de l’association Global Chance
Une centrale nucléaire produit de l’électricité grâce à l’énergie dégagée par la fission de noyaux d’atomes d’uranium. La chaleur ainsi produite dans les réacteurs transforme de l’eau en vapeur et met en mouvement une turbine reliée à un alternateur qui produit de l’électricité. Quels sont les risques de ce procédé ? Avec cinquante-six réacteurs nucléaires en activité, répartis sur dix-huit centrales, la France est l’un des pays les plus nucléarisés au monde. La politique du « tout électrique-tout nucléaire », comme l’emprise du complexe militaro-industriel *, couplée à la centralisation excessive et non démocratique des décisions de politique énergétique, a placé la France sur une trajectoire énergétique extrêmement risquée.
« Un accident nucléaire majeur ne peut être exclu nulle part dans le monde. » Pierre-Frank Chevet, président de l’Autorité de sûreté nucléaire, Le Monde du 22 avril 2016.
Lexique Complexe militaro-industriel : ensemble structuré et constitué par des participations croisées et des relations d’influence réciproques entre l’industrie de l’armement, les forces armées et les décideurs publics. Isotope radioactif : les isotopes sont des atomes qui peuvent avoir un même nombre de protons, mais un nombre différent de neutrons. Certains isotopes ont un noyau instable : ils sont alors radioactifs.
De la fission à l’électricité
L
’élément naturel uranium, de nombre atomique 92, est constitué de deux isotopes* : uranium 235 (U235, 0,7 % en masse) et uranium 238 (99,3 %). La fission est une explosion du noyau d’uranium 235, dit fissile, provoquée par sa rencontre avec un neutron donnant naissance à deux ou trois produits de fission, propulsés à grande vitesse, et à plusieurs neutrons qui, à leur tour, vont provoquer des fissions dans les noyaux voisins : c’est la réaction en chaîne. Les noyaux des isotopes des nombreux éléments ainsi formés sont instables et fortement radioactifs, émettant des rayonnements à l’origine d’un échauffement d’un combustible. Un réacteur nucléaire est une installation dans laquelle on produit de façon contrôlée fissions et réaction en chaîne dans des « combustibles » constitués
d’uranium – soit naturel, soit « enrichi » à une faible proportion d’U235. La majorité des centrales nucléaires dans le monde et toutes les centrales françaises en fonctionnement sont équipées de réacteurs à uranium enrichi et eau sous pression (REP, PWR en anglais). Une cuve en acier contient le « cœur » du réacteur, formé d’assemblages d’éléments combustibles (tubes contenant des pastilles d’uranium), d’eau ordinaire servant à la fois de ralentisseur de neutrons (le « modérateur » car les neutrons « ralentis » produisent plus de fissions), d’échangeurs eau chaude-vapeur dans les générateurs de vapeur (GV), de vapeur envoyée dans un turbo-alternateur pour la production d’électricité, puis refroidie dans un condenseur et renvoyée dans le réacteur, par un cycle thermodynamique. La cuve et les GV sont protégés par une « enceinte de confinement » en béton armé. Ainsi, trois « barrières de confinement » protègent de la radioactivité du combustible : les gaines des éléments combustibles, la cuve et l’enceinte de confinement. Le dispositif de réglage de la marche du réacteur et de son niveau de puissance est assuré par des barres de contrôle constituées de matériaux capturant les neutrons (bore, éventuellement par des injections d’eau borée.
De la mine aux déchets
cadmium)
et
On trouve de nombreux gisements de minerai d’uranium, à de faibles teneurs, entre 0,01 et 1 %. Dans les années 1950 et 1960, l’uranium a été fourni par des mines situées en France, puis a été importé du Gabon, du Niger et du Canada. Aujourd’hui, le fournisseur principal au niveau mondial (et pour la France) est le Kazakhstan. Sur place est produit un oxyde d’uranium (yellow cake) qui est ensuite transporté en France, converti en gaz
(l’hexafluorure
d’uranium)
pour
permettre
son
« enrichissement » (de 3 % à 5 %) par centrifugation, avec l’uranium appauvri comme sous-produit. Cet uranium enrichi constitue le « combustible » des réacteurs. Le combustible irradié [1] issu du réacteur après usage contient encore très majoritairement de l’uranium 238, environ 1 % d’uranium 235, du plutonium produit à partir de l’uranium 238, des actinides mineurs (Américium, Neptunium, Curium essentiellement), radioactifs à vie longue, et des « produits de fission », isotopes d’à peu près tous les éléments existant dans la nature mais qui ne sont pas dans leur situation stable et émettent des rayonnements dangereux. Les combustibles irradiés, très chauds et très radioactifs, doivent être entreposés pendant deux à quatre ans dans une « piscine » sur le site de la centrale. Ensuite, ils peuvent être à nouveau entreposés en piscine puis à sec sur les sites des centrales ou bien, comme en France (et en Russie à un degré moindre), envoyés à une usine de traitement chimique de « retraitement » pour en extraire le plutonium. En France, les combustibles irradiés sont envoyés à l’usine de La Hague pour
extraction du plutonium par le « retraitement » : les combustibles irradiés sont dissous et les trois composantes en sont séparées : l’uranium, retraitement, historiquement
le plutonium (objectif pratiqué pour obtenir
du du
plutonium « militaire ») et l’ensemble des produits de fission et des actinides mineurs sont « vitrifiés » et entreposés à sec avec refroidissement à l’air pendant au moins soixante ans avant d’être éventuellement transportables. Après avoir été utilisé comme
combustible
principal
dans
les
surgénérateurs,
actuellement abandonnés, outre un stock existant de l’ordre de 70 tonnes (dont 20 tonnes « japonaises »), le plutonium est réutilisé pour fabriquer des combustibles MOX (mélange d’oxydes d’uranium appauvri et de plutonium), actuellement utilisés dans une vingtaine de réacteurs de 900 MW de puissance électrique nette. En fonctionnement normal, les centrales nucléaires produisent des rejets radioactifs comme le tritium. Il en est de même de l’usine de retraitement de La Hague dont les rejets gazeux, dans l’air et liquides, dans la Manche, sont considérables. On distingue les « matières » et les « déchets » radioactifs. Les matières sont l’uranium, naturel ou enrichi, mais aussi les produits du retraitement qui sont considérés comme pouvant être utilisés, soit actuellement tel le plutonium, soit dans un avenir plus ou moins lointain comme l’uranium appauvri issu de l’enrichissement (350 000 tonnes entreposées à Bessines), l’uranium de retraitement, les combustibles MOX irradiés (que l’on ne retraite pas), produits qui, pour la plupart, devraient
être en tout ou partie considérés comme des déchets. Ces matières sont actuellement entreposées dans divers lieux, hangars ou piscines. De leur côté, les déchets radioactifs sont classés suivant le degré et la durée de leur radioactivité. Les stockages des déchets de faible activité sont considérés comme définitifs et devront être surveillés et contrôlés pendant au moins 300 ans. Malgré cette surveillance, le risque perdure, à faible niveau en fonctionnement normal. Des accidents peuvent toutefois être provoqués par des dysfonctionnements du réacteur, ou des agressions extérieures : séismes, évènements climatiques violents ou malveillances (sabotages). Le projet Cigéo, à Bure (Meuse), prévoit l’enfouissement en couche d’argile, à environ 500 mètres de profondeur, des déchets les plus dangereux, MA-VL (moyenne activité à vie longue) et HA-VL (haute activité à vie longue). La construction et le remplissage de cette installation, qui serait constituée de 350 km de galeries et alvéoles, dureraient environ 150 ans avant sa fermeture définitive [2] .
Les accidents Pour un réacteur, l’accident grave est la diminution ou l’arrêt du refroidissement des éléments combustibles, soit par la rupture de la cuve du réacteur ou d’une tuyauterie du circuit
primaire, soit à cause d’une défaillance totale du système de refroidissement, normal ou de secours. Sans refroidissement, le combustible s’échauffe, entraînant la dégradation des gaines du combustible, puis la fusion de celui-ci, même lorsque les fissions et la réaction en chaîne sont arrêtées (par l’action des barres de contrôle) du fait de la chaleur entretenue par la radioactivité des produits de fission. Un tel accident s’est produit en 1979 dans l’un des réacteurs de la centrale de Three Mile Island aux États-Unis, qui a été totalement détruit (fusion partielle du cœur mais faible émission de radioactivité dans l’environnement, évacuation préventive de 150 000 personnes). Le dérèglement climatique et les séquences de sécheresse peuvent constituer un péril supplémentaire en hypothéquant les possibilités de refroidissement. L’accident
majeur
est
un
accident
grave
non
maîtrisé
conduisant à d’importants relâchements de radioactivité dans l’environnement : dans ce cas, les deux barrières (cuve et enceinte de confinement) sont également défaillantes et ne parviennent pas à contenir les éléments radioactifs à l’intérieur du réacteur. C’est ce qui s’est passé pour trois réacteurs de la centrale nucléaire de Fukushima-Daïchi au Japon le 11 mars 2011. Cet accident nucléaire majeur est classé au niveau 7 (le plus
élevé)
de
l’échelle
internationale
des
événements
nucléaires, ce qui le place au même degré de gravité que la catastrophe de Tchernobyl (en Ukraine, en 1986), compte tenu du volume important des rejets.
Des accidents graves ou majeurs peuvent se produire dans les usines de traitement chimique des combustibles comme dans les usines de fabrication des combustibles à uranium appauvri et plutonium (MOX), du fait de causes internes (défaillances d’équipements, erreurs d’exploitation, incendies) ou externes (tempêtes, inondations, séismes). L’usine de La Hague est particulièrement vulnérable, y compris à des agressions externes malveillantes, du fait de la présence dans ses piscines non protégées d’un nombre de combustibles irradiés équivalant à celui de cent cœurs de réacteur. Outre les victimes directes possibles, travailleurs ou population proche, un accident grave entraînerait l’évacuation de centaines de milliers de personnes. En cas d’accident majeur, la pollution radioactive d’un périmètre large interdirait leur retour. Par ailleurs, en cas de conflit ou de menace terroriste, une installation nucléaire, centrale ou usine, est menacée d’un accident grave ou majeur. On se trouve donc face à deux problèmes majeurs concernant les atteintes possibles à l’environnement et à la vie humaine du fait de la production massive de produits radioactifs par le complexe industriel électronucléaire : en fonctionnement normal, des rejets radioactifs des centrales et usines nucléaires et l’accumulation de déchets radioactifs dont il faudrait garantir l’innocuité pendant toute leur longue décroissance radioactive, en cas d’accident la possibilité d’échappement d’une partie au moins de ces produits radioactifs dans la nature avec des conséquences nuisibles pour les travailleurs, les populations et l’environnement.
L’électronucléaire français connaît une crise profonde [3] En France, dès 1945, avec la création du Commissariat à l’énergie atomique (CEA), Charles de Gaulle lance le développement du nucléaire civil et militaire. Les premières centrales nucléaires d’Électricité de France (EDF) sont bâties dans les années 1960. La « filière française » désigne les six premiers réacteurs à uranium naturel, graphite, gaz (UNGG). En 1969, à l’occasion du changement de présidence la politique électronucléaire portée par EDF évolue, soutenue par un gouvernement plus pro-états-unien et sensible à la pression industrielle qu’exerce ce pays : des réacteurs à eau et uranium enrichi sont construits sous licence états-unienne et, après une violente « bataille des filières », le PWR de Westinghouse l’emporte, mis en œuvre par l’entreprise Framatome du groupe français Empain-Schneider. Pour ce puissant conglomérat électronucléaire public-privé, le choc pétrolier de 1973-1974 est l’occasion rêvée : avec le « programme Messmer » (du nom du Premier ministre d’alors), on passe d’une commande de deux à six réacteurs par an. Trente-quatre réacteurs de 900 MW sont construits et mis en service en moins de dix ans. Dès le début des années 1980, le parc électronucléaire est d’une puissance supérieure aux besoins mais la politique de construction est maintenue, pour aboutir en 2002 au fonctionnement de cinquante-huit réacteurs, et cinquante-six aujourd’hui (arrêt
définitif de Fessenheim en 2019) : trente-deux réacteurs de 900 MW, vingt de 1 300 MW, quatre de 1 450 MW. La production d’électricité nucléaire en France était de 300 TWh en 1990, 430 TWh en 2006 et de 336 TWh en 2020, programme colossal, accompagné par le déploiement de la stratégie « tout électriquetout nucléaire » (dont le chauffage électrique et le phénomène de la pointe de la consommation d’électricité en d’hiver sont une des conséquences négatives les plus connues). Parallèlement, un programme de réacteurs à neutrons rapides (sans
modérateur,
combustible
au
plutonium,
fluide
refroidisseur : caloporteur sodium liquide) a été lancé par le CEA dès les années 1960 avec la construction du prototype expérimental Rapsodie, puis celle du réacteur Phénix (250 MW) et la construction de Superphénix (1 200 MW), mis en service en 1985. Après de nombreux déboires techniques, de sûreté et administratifs, Superphénix fut arrêté définitivement en 1998. Un nouveau réacteur est dessiné dans les années 1990 : EPR (European pressurized reactor), porté par le consortium francoallemand
Framatome-Siemens
puis
Areva-Siemens,
d’une
puissance largement supérieure à ses prédécesseurs (1 650 MW). Il en a été vendu : un à la Finlande en 2004, un à EDF en 2006, deux à la Chine en 2007. L’Allemagne ayant décidé en 2000 de « sortir du nucléaire », Siemens a finalement abandonné l’affaire en 2009 et l’EPR, gardant son acronyme, devint « Evolutionary power reactor ». EDF, qui a intégré Framatome en 2018, construit depuis cette année-là deux EPR au Royaume-Uni (à Hinkley Point).
L’EPR est une catastrophe industrielle et financière : le réacteur finlandais n’a eu qu’en décembre 2021 l’autorisation de démarrer, l’EPR de Flamanville en France n’a pas cessé d’avoir des difficultés tout au long de sa construction et devrait démarrer au plus tôt en 2023, les deux EPR en Chine ont effectivement démarré en 2018 et 2019 mais ont connu depuis des difficultés qui pourraient être attribuées à des défauts de conception. Le coût de la construction de l’EPR de Flamanville, estimé à 3 milliards d’euros au départ, a été réévalué à 19 milliards d’euros par la Cour des comptes en 2020. Aujourd’hui, l’électronucléaire français connaît une crise profonde avec l’échec de l’EPR, l’arrêt des quatre réacteurs les plus puissants (1 450 MW) pour des raisons de sûreté (corrosion sous contrainte pouvant s’étendre à l’ensemble des réacteurs en fonction) ainsi que le coût et les risques du prolongement du fonctionnement des trente-deux réacteurs de 900 MW au-delà de quarante ans. Il faut souligner que l’accroissement massif des travaux de maintenance et de mise à niveau de l’ensemble des réacteurs, confiés à des entreprises sous-traitantes voire à des intérimaires, entraîne une augmentation des risques sanitaires pour les travailleurs.
Et maintenant ?
La politique du « tout électrique-tout nucléaire » a placé la France sur une trajectoire énergétique totalement antinomique de la « transition énergétique » internationalement reconnue comme indispensable, notamment dans la lutte contre les bouleversements climatiques. Celle-ci nécessite en effet la décentralisation et la prise en charge de la question énergétique par les communautés territoriales et les citoyens, la sobriété, l’efficacité énergétique, l’intelligence des réseaux et l’utilisation d’énergies renouvelables. Les accidents de Three Mile Island, Tchernobyl et Fukushima nous ont fait prendre conscience que l’accident grave ou majeur est partout possible, que la pollution permanente causée par les rejets radioactifs, l’accumulation pour des durées très longues des déchets nucléaires sans traitement satisfaisant et le risque permanent de soutien à la prolifération des armes nucléaires rendent inacceptable l’utilisation de l’énergie nucléaire pour la production d’électricité. Il est possible en France de construire des alternatives au nucléaire, fondées sur les économies d’énergie et d’électricité et sur les énergies renouvelables. Pour réussir une sortie du nucléaire dans les vingt ans qui viennent – et à condition qu’un accident grave ou majeur ne plonge pas le pays dans une crise dramatique –, il faut s’en donner les moyens : de toute urgence, un programme sérieux de
réduction
de
la
consommation
électrique
et
des
consommations énergétiques en général dans tous les secteurs, tout en éradiquant la précarité énergétique des plus démunis ;
l’élaboration d’un programme massif de développement des filières électriques renouvelables et d’un réseau électrique adapté à la décentralisation de cette production ; l’organisation d’un retrait programmé du nucléaire prenant en compte la question des reclassements des travailleurs concernés ; un travail rigoureux, de recherche et d’industrialisation, sur le démantèlement des installations et le traitement des déchets.
Bibliographie À lire : Cécile ASANUMA-BRICE, « Fukushima dix ans après », Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, Paris, 2021. Syndicat CFDT de l’énergie atomique, L’Électronucléaire en France, Le Seuil, Paris, 1975 ; Le Dossier électronucléaire, Le Seuil, Paris, 1981. Benjamin DESSUS et Bernard LAPONCHE, En finir avec le nucléaire, Le Seuil, Paris, 2011. Yves LENOIR, La Comédie atomique, La Découverte, Paris, 2016. Alexey
V. YABLOKOV,
« Tchernobyl,
conséquences
de
la
catastrophe sur la population et l’environnement », Annales de l’Académie des Sciences de New York, vol. 1 181, 2015.
À ÉCOUTER Jean-Claude Zerbib, « La situation préoccupante des réacteurs nucléaires en Ukraine », Global Chance, mis en ligne le 21 mars 2022.
Notes du chapitre [1] ↑ Toutes les opérations industrielles qui touchent au combustible des réacteurs nucléaires, de la mine d’uranium aux déchets radioactifs, sont marquées par la présence de la radioactivité, qui constitue un risque pour les travailleurs et les populations, en fonctionnement normal et surtout en cas d’accident. La radioactivité est l’émission par des noyaux instables de rayonnements dangereux (alpha : noyau d’hélium ; bêta : électrons ; gamma : photons ; neutrons). Chaque élément radioactif est caractérisé par la nature de son rayonnement et sa « demi-vie », temps au bout duquel la moitié de cet élément s’est transformée. Les demi-vies s’échelonnent de quelques fractions de seconde à quelques dizaines de milliers d’années : par exemple, le plutonium 239 a une demi-vie de vingt-quatre-mille ans, l’iode 131 de huit jours et le césium 137 de trente ans. [2] ↑ Le projet Cigéo est très critiqué, sur plusieurs plans : la qualité du projet luimême en termes de risques d’accidents pendant la phase d’exploitation, puis dans les millénaires de son comportement souterrain ; le choix de l’enfouissement dans l’argile (le granite étant préféré dans les autres pays concernés par ce problème) ; et le refus éthique de léguer aux générations futures une pollution irréversible de la croûte terrestre. Dès le début des années 2000, une solution alternative a été proposée : « donner le temps à la recherche » de mettre au point une méthode acceptable de gestion des déchets radioactifs les plus dangereux par réduction de leur durée de vie et de leur radioactivité globale, en les entreposant sur une période estimée de 300 ans, dans des conditions optimales de sûreté, de sécurité, de contrôle et de réversibilité. [3] ↑ Dans le monde, l’électronucléaire a connu un essor rapide suivi d’un déclin abrupt, puis d’une stabilisation à un niveau relativement bas. La première
production d’électricité d’origine nucléaire date de 1951 et la production mondiale a atteint son maximum historique en 2006 (2 650 TWh milliard de kWh). En pourcentage de la production totale d’électricité, la valeur maximale a été atteinte en 1996 (17,5 %), pour décroître ensuite jusqu’à 9,8 % en 2021 d’après l’Agence internationale de l’énergie (AIE).
Des trous dans la planète
Biodiversité : l’essence de la crise précède son existence Vincent Devictor Philosophe, écologue, CNRS
La biodiversité est une notion datant des années 1980, qui ne désigne pas autre chose qu’une mise en garde visà-vis de l’intensification de la destruction de la nature, que les écologues expérimentent et décrivent. Les manières de définir ce que la biodiversité représente sur le plan biologique sont devenues pléthoriques. Une définition demeurée célèbre par son inscription dans les textes du Sommet de la Terre de Rio en 1992 envisage le vivant comme un ensemble de niveaux emboîtés – des gènes aux écosystèmes – et identifie la biodiversité à la somme des diversités de chaque niveau.
« – T’as croisé autre chose que des humains cette semaine ? – Tu veux dire un animal sauvage ? – Bah oui.
– Euh non, attends, si. Un seul. Et c’était un pigeon. Malade. Et affamé. – Et des plantes, t’en as vu ? – Tu veux dire chez le fleuriste ? » Deux inconnus, 2022
U
n canard et un pigeon, c’est plus diversifié que deux canards, pas vrai ? Une version plus organique propose de définir la biodiversité comme le tissu vivant de la planète, assorti des processus écologiques et évolutifs qui le caractérisent. Les canards tout seuls n’existent pas : ils se reproduisent, volent, mangent et meurent au milieu d’autres espèces avec lesquelles ils interagissent et partagent un habitat. Une version politique insiste plutôt sur la dimension historique et normative du concept de biodiversité. La biodiversité, dans ce cas, n’est pas réductible à son contenu biologique mais concentre les revendications et l’agenda bien particulier du mouvement environnementaliste. Celui-ci correspond aux préoccupations affichées par un ensemble hétéroclite de citoyens, chercheurs, naturalistes, artistes et personnalités politiques. On attribue généralement son origine à la cristallisation de différentes formes d’oppositions qui se sont manifestées aux États-Unis dans les années 1960 et qui ont adopté la revendication de la protection de l’environnement comme motif de ralliement politique. Des projets d’aménagements destructeurs ou des catastrophes industrielles sont devenus les symboles de l’environnementalisme qui
s’accompagne depuis, parmi les étudiants et les intellectuels, d’une diffusion des idées d’auteurs engagés et critiques vis-à-vis du modèle capitaliste. Dans ce contexte, le contenu biologique de la biodiversité peut s’envisager comme prétexte à lancer une alerte plus générale sur la destruction de la nature et les différentes formes de domination. Le canard et son habitat sont exploités, pollués, détruits par des forces de destruction qui résultent de décisions humaines. Et c’est un problème. Peu importe, au fond, la multiplicité des définitions possibles. Au bout du compte, il demeure l’inquiétude née du sentiment que rien ne semble pouvoir arrêter la logique de conquête et d’exploitation des milieux naturels, et l’érosion de la diversité qui conditionne leur existence.
La crise écologique n’est pas une surprise Évidemment, on attend fébrilement les statistiques annonciatrices de la fin de notre monde. Mais tempérons un instant la tentation de décrire l’ampleur de la destruction de la nature par une avalanche de chiffres. L’inventaire quantitatif de l’extinction des espèces, du déclin de nombreuses populations de plantes et d’animaux sauvages ou de la fragmentation de leur habitat nous écarterait du véritable problème.
Le véritable problème, le voici : nous avons appris à vivre avec un monde vivant dont la vocation serait d’être exploité et dominé. Pire : nous avons admis qu’il ne pouvait en être autrement. Depuis les années 1970, les causes de ce que l’on désigne aujourd’hui comme une crise écologique sont bien identifiées. Concernant le climat, les industries pétrolières sont conscientes depuis cinquante ans des dommages provoqués par l’extraction et la libération de carbone d’origine fossile dans l’atmosphère. Concernant le monde sauvage, il est facile de montrer la lucidité précoce de certains auteurs sur le caractère global et problématique du déploiement et de l’exportation de technologies dévastatrices d’origine militaire ou chimique, de logiques de domination et d’appropriation de la nature. Déforestation, agriculture intensive, urbanisation, pollution et changement climatique composent un cocktail nocif qui ne fait plus aucun mystère. Ce qu’écrivent Rachel Carson dans Printemps silencieux (1962) ou Jean Dorst (1965) dans Avant que nature meure est à ce titre stupéfiant. Il est possible de remonter encore le temps pour égrener les auteurs anxieux. Ainsi, Edmond Perrier, directeur du Muséum national d’histoire naturelle, témoin de campagnes de chasse massives dans les colonies, déplorait dès 1913 dans la revue La Science et la Vie que « tous les animaux sauvages sont aujourd’hui menacés par notre envahissante civilisation » et s’interrogeait : « L’homme va-t-il exterminer tous les animaux du globe ? » La responsabilité de certaines activités humaines non régulées et déployées de façon industrielle par certains humains est clairement incriminée. Autrement dit, l’identification des
causes
de
la
destruction
de
la
nature
doit
précéder
l’énumération de leurs effets. L’essence de la crise de la biodiversité, pourrait-on dire, précède son existence. Ce qui est troublant, c’est l’étonnement provoqué par la succession d’événements climatiques extrêmes ou par l’état dégradé de la nature. Cela rappelle l’humoriste Spike Milligan, qui laissa cette fameuse épitaphe sur sa tombe : « Je vous avais bien dit que j’étais malade ! » S’il existait un monument dédié aux espèces et aux espaces disparus nous pourrions y apposer : « On l’avait bien dit que ça allait mal finir. » On pourrait y ensevelir les corps empaillés des centaines d’espèces, de milliards d’individus et l’enregistrement sonore de tous ces sons de la nature disparus à jamais. On y apposerait aussi la signature de dizaines de milliers d’artistes, de chercheurs, de citoyens qui sonnent l’alerte depuis des décennies.
Domination La signification politique de la crise est souvent occultée par un souci de quantification de l’étendue de la diversité biologique, de sa répartition dans l’espace et de son devenir dans le temps. S’il faut néanmoins retenir quelques chiffres qui permettent de mesurer l’ampleur des conséquences de la domination du monde vivant, en voici quelques-uns. Premièrement, la quantification de la biomasse relative des mammifères terrestres qui survit à notre domination. Selon une étude
publiée dans la revue PNAS en 2018 par Yinon Bar-on et ses collaborateurs, si l’on pèse tous les mammifères, humains compris, notre propre biomasse représente 36 % de la biomasse totale ainsi mesurée. La biomasse du bétail, dominée par les bovins et les porcs, représente 60 % et dépasse de loin celle des mammifères sauvages, qui représente seulement 4 %. Prendre conscience que notre propre chair et celle de notre bétail représentent aujourd’hui 96 % de la biomasse des mammifères terrestres a quelque chose d’effrayant. Bien sûr, l’humain et son bétail ne demeurent qu’une fraction (seulement 8 %) de la biomasse de l’ensemble des animaux, largement dominé par les insectes. La grande majorité des vivants ont des ailes, des nageoires, quatre pattes ou plus. Mais ces autres espèces ne sont pas épargnées pour autant. Tous les groupes vivants sont touchés par l’extinction d’espèces, la dégradation de leur statut de conservation, la diminution de leurs domaines vitaux ou de leurs effectifs. Le deuxième lot de chiffres concerne plus généralement le niveau d’accaparement de la biosphère. Plus de 50 % de la surface terrestre sont occupés ou exploités. Et cette conversion des milieux au profit des humains – de certains humains plus exactement – ne relève pas d’un usage modéré : 40 % des habitats concernés sont profondément
et
durablement
dégradés.
Ce
niveau
de
prédation est fulgurant : il a été multiplié par douze à quinze depuis 1800. Bien sûr, certaines espèces profitent des modifications de l’environnement d’origine anthropique. On observe par
exemple une augmentation très nette des populations d’espèces préférant la chaleur, qui bénéficient donc de l’augmentation des températures. Les transports globalisés et la modification des habitats permettent également un succès relatif plus important d’espèces opportunistes qui s’accommodent très bien de ces perturbations. Le remplacement rapide des espèces spécialistes de certains milieux par les espèces généralistes capables d’utiliser une diversité d’habitats ou de ressources est l’une des tendances lourdes de la modification de la faune et la flore aujourd’hui. De manière plus réjouissante, la protection efficace de certaines espèces ou leur retour spontané dans certains milieux redevenus favorables sont autant d’exemples du lien fort qui lie activités humaines et dynamiques écologiques. Mais la crise de la biodiversité n’est pas un jeu qui devrait se terminer, pour être résolu, à somme nulle. Cette approche
quantitative
gomme
les
composantes
anthropologiques et écologiques fondamentales. En réduisant la crise du vivant à un problème de flux biophysiques ou de mauvaise répartition de biomasse, ou encore à des réactions spécifiques de certaines espèces à différentes perturbations, l’analyse
se
détourne
des
causes
de
destruction.
Nous poursuivons souvent cette promesse que nous savons intenable : traiter les causes d’un problème en énumérant ses symptômes. De plus, nous faisons référence à un « humain » générique,
responsable
abstrait,
en
gommant
les
responsabilités politiques, structurelles et idéologiques qui ont des acteurs précis.
Un rapport social de destruction Revenons-en de manière moins docile à cet angle mort – mais trop bien portant – des causes de destruction. Les sociétés humaines industrialisées sont tellement habituées à ignorer le monde non humain qu’elles ne voient pas que la source du problème écologique est profondément ancrée dans le rapport social de destruction dont elles dépendent et dans lequel la nature est, au mieux, considérée comme une ressource. Ce rapport implique à la fois la possibilité de s’approprier la nature, de concentrer et d’accroître les moyens techniques de sa destruction dans une perspective de profit. Penser que nous devons, ou même que nous pouvons, résoudre d’abord les problèmes humains pour régler notre relation avec le reste du monde, c’est prendre les choses à l’envers. Tant que le monde naturel est traité comme une propriété à administrer et à exploiter, la crise écologique est inévitable. Il n’y a donc rien de subversif à affirmer l’évidence : certains humains et leur logique de domination et d’exploitation sont la cause des problèmes écologiques. La domination de la nature n’est pas une question de survie ou de besoin mais le rouage même des sociétés industrielles d’extraction. De nombreux écologues ont refusé de reconnaître les changements politiques nécessaires. Nous avons certes besoin de comprendre ce dont les éléphants, les moineaux et les champignons ont besoin. Mais il est devenu plus urgent encore de comprendre ce que ce
rapport de destruction profitable a engendré : accaparement des lieux de vie, de la nature sauvage, de la vie même. Un socle commun complexe, lourd, génère un manque criant de lucidité sur ce point : le monde vivant qui nous entoure est devenu la variable d’ajustement d’un modèle qui encourage sa maîtrise et son exploitation. L’une des composantes de ce socle est précisément la tendance à penser la biodiversité comme un ensemble de choses à gérer convenablement. L’écosystème est, dans le cadre de pensée qui caractérise la plupart des sociétés industrielles, une somme de parties que l’on peut diviser, compartimenter et utiliser, faire fonctionner. Bref, la nature est envisagée dans ce corps mécanique, chosifié, que l’on peut déterritorialiser, accaparer et aménager selon notre bon vouloir. La Terre elle-même devient cette abstraction : nous n’avons qu’à « ajuster » le thermostat de 2º C. On se demande comment améliorer la nature, ce dont elle a « besoin ». Elle est – selon cette conception – non pas active mais réactive. « Quelle nature voulons-nous ? » est la question qui est souvent posée avec gravité lorsque l’on souhaite aborder la nécessité d’une transformation des sociétés. Or cette question porte en elle la possibilité de se poser comme souverain d’une matière vivante conquise, appropriable et corvéable. Toutes les tentatives de rationaliser une biosphère ainsi conçue comme un substrat appropriable sont vouées à l’échec. Elles supposent toutes que l’homme possède – en puissance, sinon en fait – la planète. « Quelle nature existera ? » est une question que l’on pose moins souvent.
Or le vivant est en excès, au sens littéral, il « sort » des bornes bien plantées de la gestion. La biodiversité n’a pas vocation à demeurer « à sa place » ni à se comporter selon notre bon vouloir. Les petits gestes barrières tentent (sans grand succès) de tenir à distance des zoonoses provoquées par l’érosion du respect de la nature sauvage. La photosynthèse qui permet la vie sur Terre s’arrête, de manière scandaleuse, après 40 ºC. Le manque, le fini, le fragile étonnent et embarrassent : le pétrole, les minerais, même l’uranium sont, quelle étrange chose, finis. Et les espèces ne sont pas non plus éternelles. Plus embarrassantes encore sont les caractéristiques non prédictibles, complexes, relationnelles. Ce que la notion de biodiversité
et
l’écologie
scientifique
ont
permis
de
comprendre, c’est que le vivant n’est pas un ensemble d’individus et de phénomènes isolés et les habitats naturels un gâteau que l’on pourrait sans cesse grignoter. Des écosystèmes entiers peuvent s’effondrer après la disparition de quelques espèces clés. La biodiversité devrait être une invitation à l’humilité. Elle reste trop souvent accaparée et transfigurée par les multiples rapports sociaux qui autorisent et encouragent sa destruction.
Greenwashing La profusion de promesses est la deuxième composante majeure de ce socle commun. La biodiversité fait l’objet des
plus grands fantasmes, représentant pour les uns une manne insoupçonnée de services rendus aux sociétés humaines, pour les autres un slogan politique rassembleur ou une marque de fabrique. Affronter les causes de destruction, c’est questionner le bien-fondé de ces promesses : est-ce par souci du bien commun
et
méconnaissance
que
les
multinationales
commettent des écocides ? Est-ce par négligence des bienfaits rendus à l’« humanité » que certaines composantes de la diversité biologique sont surexploitées ? Quelle « humanité » ? Celle qui concentre 75 % des richesses aux mains de 10 % des plus riches, qui en retour sont responsables de 50 % des émissions de CO2 ? Ce terme d’humanité fonctionne comme un cache-misère politique. Son pouvoir englobant supprime des disparités vertigineuses d’appropriation et de responsabilité. Ces promesses occultent ce que signifient la disparition d’une espèce (en promettant sa résurrection possible), la destruction d’un habitat (en promettant la compensation de cette destruction par une action environnementale positive ailleurs) et tous les aménagements délétères (en promettant une amélioration d’efficacité dans l’exploitation des matériaux ou des normes plus respectueuses de l’environnement). La crise de la biodiversité devient un secteur d’innovation comme un autre. Une occasion de faire preuve de dynamisme, de « prendre les choses en main ». Mais pourquoi, au fond, tant de promesses ? Affronter les causes de destruction c’est affirmer que l’exploitation de la nature n’est pas le dommage collatéral et transitoire d’une
émancipation, ni le mal nécessaire d’un progrès guidé par des besoins à assouvir. La croissance économique, dont le but et les modalités semblent aller de soi, est posée comme intangible par ce même rapport social et politique de destruction. Intégrer la biodiversité, fût-elle menacée, à cette litanie de la promesse devient dès lors une technologie politique nécessaire pour maintenir son exploitation. Celle-ci permet la différenciation et la
domination
sociale
de
ceux
qui
s’approprient
sa
transformation. L’optimisation de l’appropriation de la nature et la promesse de sa maîtrise en vue d’obtenir un bénéfice quelconque
sont
deux
verrous
tenaces
des
causes
de
destruction. Tenaces et autoritaires. Car enfin pourquoi tant d’injonctions à la consommation ? Tant de pression publicitaire ? Pourquoi tant de difficultés à accepter une libre évolution de certains milieux naturels sans se demander à quoi ils « servent » ?
Et maintenant ? L’attitude seulement défensive et descriptive qui s’apparente à une simple nécrologie de la nature a désormais une légitimité questionnable. L’inquiétude et la dénonciation des processus de destruction sont impossibles à fixer historiquement et à délimiter culturellement. Mais peu importe au fond les grands récits. La défense de la biodiversité peut susciter un regain de passion pour la protection des vivants et des lieux sauvages
si elle s’accompagne de la reconnaissance des rapports de force qui maintiennent en place un modèle économique et politique destructeur. Les conférences des parties sur la conservation de la biodiversité n’ont aucune chance d’être plus efficaces que celles qui rythment les sommets internationaux sur le climat. Les participants aux réunions de la COP – négociateurs gouvernementaux, conseillers politiques et scientifiques – s’appuient sur le même ensemble de croyances, de valeurs, d’hypothèses et de faits qui a créé le problème. Il est toujours intimidant de traiter ouvertement des causes de la destruction de la nature et bien plus acceptable de brandir la biodiversité comme technique de communication. Mais défendre la biodiversité, c’est précisément combattre la fabrication du consentement à ignorer les causes de sa destruction. La fabrication du consentement est un dispositif médiatique et politique, décrit notamment par Edward Herman et Noam Chomsky en 1988, qui permet depuis trois décennies le maintien, la promotion et la diffusion d’une idéologie consumériste dans les pays occidentaux les plus destructeurs. La question écologique ne fait pas exception : elle subit l’assaut des multiples dispositifs qui permettent aux moteurs de destruction de se maintenir ou, du moins, de ne pas être trop bouleversés.
La
recherche
en
écologie,
les
humanités
environnementales et les mouvements populaires qui partagent le même refus de ce consentement constituent un foyer de résistance et de contre-pouvoir sur lequel peut s’appuyer une écologie moins docile.
Bibliographie À lire : Aurélien BERLAN, Guillaume CARBOU et Laure TEULIÈRES (dir.), Greenwashing. Manuel pour dépolluer le débat public, Le Seuil, Paris, 2022. Rachel CARSON, Printemps silencieux, Wildproject, Marseille, 2021 [1962]. Vincent DEVICTOR, Gouverner la biodiversité ou comment réussir à échouer, Quæ, Versailles, 2021. Edward S. HERMAN et Noam CHOMSKY, La Fabrication du consentement. De la propagande médiatique en démocratie, Agone, Marseille, 2008.
Océans naufragés Catherine Le Gall Journaliste
Les océans, nouvel espace de conquête ? Après avoir ravagé la Terre, les humains se tournent vers la vaste étendue bleue. Elle recouvre 70 % de la planète et elle recèle des trésors encore inexploités : minerais, courants, vents ou génomes marins*. De quoi satisfaire les appétits d’industriels toujours à la recherche de nouveaux marchés. Il y a cependant un problème : les océans, garants de notre vie sur Terre, sont en mauvaise santé. Les eaux s’acidifient car elles absorbent trop de CO2 et elles sont moins chargées en oxygène [1] . Depuis 1981, les vagues de chaleur subies par les mers sont vingt fois plus nombreuses à cause de l’activité anthropique [2] . De plus, l’espace marin est pollué par le plastique, les pesticides, les produits chimiques et tous les produits toxiques utilisés par les hommes. On ne le dit pas assez : 80 % de la pollution en mer viennent de terre.
« Le XXIe siècle sera maritime. C’est là que se joue la puissance, la géopolitique de demain, celle du commerce
comme des connexions. C’est sur cet espace que la France aura à se penser, à vivre avec ses alliés, ses voisins, peutêtre ses ennemis. C’est par la mer que nous aurons à repenser notre présence, notre alimentation, nos recherches mais aussi les équilibres de notre planète et nos océans. Le
XXIe
siècle sera maritime, j’en suis
profondément convaincu. » Emmanuel Macron, en décembre 2019.
L
es conséquences de cette pollution sur la faune et la flore marines sont nombreuses. Le Groupe intergouvernemental d’experts sur l’évolution du climat (Giec) note dans son rapport sur « L’océan et la cryosphère dans le contexte du changement climatique » en 2019 qu’elle « entraîne une mutation au niveau de la composition des espèces, l’abondance et la biomasse des écosystèmes ». La moitié des coraux a disparu en cent cinquante ans, avec une accélération notable depuis les années 1990 [3] . Quant au plancton, qui est à la base de la chaîne alimentaire, il subit les conséquences du changement climatique et il peine à se reproduire. Résultat : la nourriture manque pour tous les chaînons et, à long terme, les stocks de poissons pourraient s’amenuiser. Enfin, avec la fonte des glaciers, plus rapide que prévu, la montée du niveau de la mer s’accélère, menaçant à terme entre 0,6 et 1,3 milliard d’êtres humains. Lexique
Économie bleue : « permet à la société d’extraire de la valeur des océans et des régions côtières. Ces extractions doivent être en équilibre avec les capacités à long terme des océans à supporter de telles activités à travers la mise en place de pratiques soutenables ». Définition donnée par la Commission européenne en 2019. Face à un tel constat, comment les hommes peuvent-ils envisager d’exploiter encore plus les océans ? Si on rajoute à cela le fait que, depuis les années 1980, ceux-ci ont absorbé 20 % à 30 % des émissions de CO2 que nous avons émises, cette volonté d’exploiter les océans à tout prix a quelque chose de suicidaire. Las, le monde industriel et les institutions publiques se veulent rassurants : on peut exploiter les océans et en même temps les protéger. Cette solution miracle a un nom, l’Économie bleue*. Lexique Génome marin : ensemble des informations génétiques contenues dans la cellule d’un organisme marin.
Économie bleue, économie grise À y regarder de plus près, l’Économie bleue a tout d’une économie grise. Les rapports annuels que lui consacre la Commission européenne depuis 2012 montrent à quel point l’aspect économique prend le pas sur le volet écologique.
L’institution insiste sur le développement des activités maritimes pour créer des emplois et des richesses, notamment l’aquaculture, la construction portuaire et le tourisme. Ce dernier secteur, l’un des plus prometteurs en termes de création d’emplois, est pourtant loin d’être neutre pour l’environnement. Il est responsable de 8 % des émissions de gaz à effet de serre au niveau mondial et, surtout, il fait des ravages en milieu marin et littoral. L’une des seules études existantes à ce propos, « Verdir le tourisme bleu », réalisée par l’association environnementale Eco-union en 2019, détaille que les régions côtières sont fragilisées par « la présence constante des infrastructures dédiées au tourisme, leur dépendance vis-à-vis de cette activité et la densité de population qu’il engendre [4] ». C’est un cercle vicieux : les endroits les plus sensibles au changement climatique sont ceux qui sont les plus fréquentés, ce qui les rend encore plus fragiles. Lexique Nodules polymétalliques : ces galets, de la taille d’un pamplemousse, se trouvent à 4 000-5 000 mètres de profondeur et sont constitués de minerais tels que le fer, le silicium, l’aluminium ou le cobalt. Terres rares : ensemble de métaux et de composés métalliques aux propriétés utilisées pour fabriquer des produits de haute technologie comme les téléphones portables, les écrans ou l’imagerie médicale. Sans parler de l’une des formes de tourisme qui se développe le plus sur les océans : les croisières. Avant la pandémie de Covid-
19, des études projetaient une augmentation de 110 % de cette activité entre 2018 et 2023 avec la mise à l’eau de quarante-sept nouveaux navires sur la période [5] . L’un des plus gros d’entre eux, The Symphony of the sea, construit à Saint-Nazaire, ressemble plus à un vaste centre commercial qu’à un bateau avec ses boutiques, ses vingt-cinq restaurants et son casino. Il peut recevoir jusqu’à 8 000 passagers et compte une patinoire, une tyrolienne, une vague de surf et même un aquashow. Ce bâtiment énergivore consomme cinq fois plus d’énergie qu’un hôtel de luxe et l’ensemble des navires de croisière ne représente que 1 % de la flotte de la marine marchande mais 25 % des déchets. La
Commission
européenne
envisage
également
le
développement de nouvelles activités économiques comme la construction de parcs éoliens, de fermes hydrauliques ou encore l’exploration de nodules polymétalliques*. En octobre 2021, Emmanuel Macron, évoquant l’accès aux métaux rares, a annoncé que l’exploration des grands fonds faisait partie des priorités pour le plan d’investissements « France 2030 ». Il faisait notamment référence aux précieux minerais riches en cobalt, nickel et manganèse, composants essentiels des batteries de voitures et autres techniques de production d’énergie renouvelable. Comme 98 % des terres rares* actuellement utilisées en Europe viennent de Chine, c’est l’indépendance énergétique future de la France et de l’Union européenne qui est en jeu. De nombreux écologistes craignent qu’après l’étape de la découverte vienne celle de l’exploitation. Celle-ci serait désastreuse : « Cela causerait des dégâts
irréversibles. Les nodules sont le résultat de millions d’années de développement et leur croissance est très lente. Ils sont le substrat de nombreuses espèces, dont les coraux. S’ils étaient extraits, leur habitat naturel serait voué à disparaître », prévient Lenaïck Ménot, chercheur à l’Institut de recherche pour l’exploitation de la mer (Ifremer) [6] .
Une politique climatique sous influence Comment peut-on brandir l’Économie bleue comme étant une solution malgré les preuves évidentes de la destruction que ses activités engendrent ? Sans doute parce que, depuis ses origines, la politique climatique s’est construite sous l’influence du monde de l’industrie. Et que celui-ci martèle que la préservation de l’environnement est compatible avec la croissance économique. Mieux : que l’une ne se fera pas sans l’autre. Un tandem, peu connu, incarne cette écologie à la fois verte et grise, portée par des industriels qui prétendent sauver l’environnement. Il s’agit de Maurice Strong et Stephan Schmidheiny, qui ont marqué durablement la diplomatie climatique. Le premier était le président du troisième Sommet de la Terre, qui a eu lieu à Rio en 1992. Avant d’endosser ce rôle prestigieux, il a réalisé une brillante carrière dans l’industrie
pétrolière où il a successivement été vice-président de la Dome Petroleum puis président de la Power Corporation avant de prendre la tête de Petro Canada [7] . Le deuxième est un milliardaire, héritier d’Eternit Suisse, entreprise qui fabriquait de l’amiante et du ciment. Lorsque Maurice Strong a eu la charge d’organiser le sommet de Rio, en bon homme d’affaires, il s’est tourné vers Stephan Schmidheiny pour qu’il devienne son « conseiller en entreprise et industrie ». Celui-ci a rassemblé les cinquante plus gros patrons de multinationales au sein d’une alliance professionnelle baptisée le « Business Council for Sustainable Development ». Pendant un an, les P-DG de multinationales du pétrole (comme Chevron ou Shell), de l’automobile (Volkswagen, Nissan ou Mitsubishi) ou encore de la chimie (comme Dow Chemical) ont enchaîné les réunions. À l’issue de ce travail, leurs propositions ont été publiées dans un livre baptisé The Changing Course, qui est devenu
la
bible
du
milieu
des
affaires
en
matière
d’environnement. C’est ainsi que le tandem formé par Maurice Strong et Stephan Schmidheiny est à l’origine des deux plus importants outils de lobbying du monde des affaires en matière climatique : l’association professionnelle rebaptisée the World Business Council of Sustainable Development (WBCSD), qui compte actuellement presque 200 membres, et le texte fondateur The Changing Course qui lui permet d’infuser ses idées auprès des institutions politiques. À tel point que nombre de leurs suggestions sont au fondement de l’écologie marchande telle qu’on la connaît aujourd’hui. La
pierre angulaire de leur raisonnement : faire confiance aux marchés. De là, découlent tous les autres principes : donner un prix à la nature pour la rendre visible ; ne pas appliquer une réglementation
trop
contraignante
aux
entreprises
pour
qu’elles restent compétitives et, enfin, faire confiance aux industriels
pour
qu’ils
tendent,
d’eux-mêmes,
vers
une
démarche vertueuse. De sommets climatiques en sommets climatiques, grâce à une forte mobilisation de moyens, le monde des affaires diffuse ces préceptes. Jusqu’à les rendre familiers à la classe politique, relais essentiel pour les mettre en pratique aux échelles nationale et internationale. Par exemple, en mai 2015, quelques mois avant la COP 21, le WBSCD a soutenu l’organisation du Business and Climate Summit à Paris, qui a rassemblé les plus grands P-DG et François Hollande, président de la République de l’époque, ainsi que Laurent Fabius et Ségolène Royal (respectivement ministres des Affaires étrangères et de l’Environnement). L’occasion pour les hommes d’affaires d’adopter une posture de « militants du climat », comme l’illustre cette tirade de JeanPascal Tricoire, P-DG de Schneider Electric : « Le statu quo n’est pas une option. Nous ne sommes ni optimistes ni pessimistes, nous sommes des activistes du commerce et de l’industrie [8] . » Ces grands rounds permettent aussi de présenter leurs solutions « écologiques », comme le principe de neutralité carbone qui veut que les industries polluantes puissent faire absorber le surplus de CO2 qu’elles émettent par les forêts ou des technologies de « capture carbone ».
L’association a poursuivi son travail de lobbying pendant la COP 21 en créant cent évènements mêlant dirigeants économiques, politiques, écologiques et médiatiques. La plupart étaient centrés sur la mise en place des marchés carbone qui permet aux entreprises qui émettent trop de CO2, d’acheter des quotas à celles qui en émettent moins. Une idée défendue depuis 1999 par l’International Emission Trading Association (Ieta), une structure satellite créée par le WBCSD. Quand on regarde les Accords de Paris signés à l’issue de la COP 21, on se rend compte que les efforts du lobby ont été payants : ils prônent le développement durable, proposent la mise en place de marchés carbone et les objectifs fixés ne sont pas contraignants (le texte ne prévoit pas de sanction pour les pays qui ne les respecteraient pas).
La protection des océans, un marché comme un autre Cette vision libérale a donné naissance à l’écologie de marché, qui fait confiance aux lois de l’offre et de la demande pour sauver
la
nature
en
général
et
les
océans
en
particulier. On parle de « développement durable » et de son concept jumeau « Économie bleue » pour signifier que l’on préserve l’environnement tout en assurant une croissance économique
pérenne
;
et
que
la
préservation
de
l’environnement est un secteur économique comme un autre. La majorité des acteurs adhèrent à cette vision : les hommes politiques, les institutions internationales, les scientifiques et même certaines organisations non gouvernementales (ONG). L’un des éléments clés, nous l’avons vu, est de donner un prix à la nature pour la rendre visible et prouver qu’il revient moins cher de la protéger que de réparer les dégâts causés. En 2001, le Millénium
Ecosystem
Assessment
(MEA),
un
groupe
de
1 360 scientifiques du monde entier rassemblés par les Nations unies, a établi une liste des services écosystémiques rendus par la nature pour évaluer les impacts du changement climatique et démontrer à quel point elle est indispensable à la survie des humains. Cette méthode permet de calculer les « biens et services » que procurent les forêts, les orangs-outans, les algues ou les baleines. L’ONG WWF (Fonds mondial pour la nature) l’a appliquée aux océans et a établi que le « produit marin brut annuel » s’élevait à 2 500 milliards de dollars, ce qui le hisse au rang de septième économie mondiale. Dans cette vision, la nature n’est plus considérée comme un « tout » dont font partie les plantes, les animaux et les hommes. Elle est objectivée pour être considérée comme un ensemble de richesses dont le but est d’assurer notre pérennité. Ainsi, les baleines, les tortues, le plancton ou le corail ne valent que parce qu’ils captent du CO2 dans l’atmosphère ou parce qu’ils favorisent le tourisme. Exit tout autre angle de vue, comme leur importance intrinsèque en tant qu’êtres vivants. Les océans deviennent à la fois un bien à protéger et un produit à vendre.
Étonnamment, certaines ONG participent à l’essor de cette vision. En 2014, WWF a participé à la rédaction d’un rapport intitulé « La finance de la conservation » avec le Crédit Suisse et le cabinet de conseil McKinsey. Le but était d’attirer les capitaux privés vers le financement de la protection de la nature en leur assurant un retour sur investissements. Cette initiative a été poursuivie par l’ONG états-unienne The Nature Conservancy qui s’est associée au monde de l’assurance pour développer un nouveau marché jugé prometteur. On voit les effets pervers induits par cette approche financière de la nature : chiffrer « les biens et les services » qu’elle rend permet surtout de rendre « visibles » les bénéfices que peuvent faire les industriels en investissant dans les mers et leurs trésors.
Les océans vendus par petits bouts La monétisation et la financiarisation de la nature ont des conséquences très concrètes. Par exemple, dans la baie de Cancùn au Mexique, The Nature Conservancy a créé la première assurance mondiale sur le corail. Les immenses plages de sable blanc y sont bordées de barres d’immeubles hébergeant le million de touristes qui viennent tous les ans admirer la deuxième plus longue barrière de corail au monde. Cette activité engendre 60 millions de dollars par an et, selon l’ONG, la disparition des coraux serait une catastrophe économique : non seulement parce qu’ils attirent les touristes
mais, en plus, parce qu’ils protègent la côte lors des ouragans qui s’intensifient sous l’effet du réchauffement climatique. Elle a donc sollicité les élus et les industriels du tourisme afin de constituer un fonds d’indemnisation pour réparer les coraux en cas de tempête. Ce mécanisme de protection des coraux est basé sur une contradiction majeure : c’est avec l’argent qui détruit – celui du tourisme – que l’on protège. En conséquence, il n’agit pas sur la principale cause de destruction : la pollution à terre, générée en grande partie par l’activité touristique. Le comble étant que plus celle-ci se développe, plus le fonds est abondé, plus il y a de moyens financiers pour réparer le corail qu’elle détériore. Le déclenchement octobre
2020,
du a
mécanisme, montré
lors
d’une
concrètement
tempête ses
en
limites.
L’indemnisation n’a pas été versée assez rapidement et les bénévoles, chargés de récupérer les morceaux de corail et de les recoller, ont dû mettre la main à la poche pour payer le matériel nécessaire à l’opération. Tout compte fait, l’assurance, pur produit du marché, n’agit pas sur l’origine de la destruction des coraux et a bien du mal à en corriger les effets. L’écologie de marché conduit aux mêmes impasses dans le delta du Saloum au Sénégal. Là, il s’agit, depuis 2006, de produire des crédits carbone en finançant la protection de la mangrove, une sorte de forêt en voie de disparition que l’on trouve le long des littoraux marécageux dans les zones tropicales et subtropicales. Le principe : proposer aux grosses industries de compenser leurs émissions carbone en versant les sommes nécessaires à
leur protection. Cet argent est censé financer les populations locales qui plantent les arbustes et leur permettre d’améliorer leurs conditions de vie. C’est pourtant loin d’être le cas, comme l’a
montré
Marie-Christine
Cormier-Salem,
directrice
de
recherches à l’Institut de recherches pour le développement (IRD) : « Une fois que les palétuviers étaient plantés, les femmes qui y pêchaient les huîtres ne pouvaient plus y accéder. » Bien que l’ONG réfute ces arguments, cet exemple montre comment ce type de programme peut conduire à un phénomène d’accaparement des terres qui prive les habitants de leurs moyens de subsistance. D’autant plus que, dans certains cas, ils ne perçoivent, en fin de chaîne, que 10 % des sommes qui leur étaient destinées, le reste étant capté par les intermédiaires. Au bout du compte, l’écologie de marché conduit à des mouvements de privatisation de l’espace maritime au profit de quelques-uns et au détriment de la majorité.
Et maintenant ? Alors, l’Économie bleue peut-elle vraiment sauver les océans ? Il est permis d’en douter. Elle semble bien être le produit d’un story- telling des industriels qui veulent faire croire qu’ils sont la solution des problèmes qu’ils créent. Depuis des décennies, ils sculptent le discours climatique et freinent la transformation
de notre société. Dans un mouvement aveugle, les institutions internationales, les experts, les politiques et les ONG épousent le rythme lent des multinationales. Nous sommes face à un véritable hold-up du discours écologique. Il est plus que temps de remettre en question notre mode de production et de consommation au lieu de vouloir le pérenniser à tout prix. Il nous faut réfléchir à l’utilisation des pesticides qui se déversent dans les océans ; au forage de puits offshore pour aller chercher du pétrole de plus en plus profond ; à l’exploitation de minerais sous-marins ; à la surpêche industrielle qui menace les stocks halieutiques ; à la production de plastique qui pourrait augmenter de 40 % d’ici à 2030. Au lieu de sauver les océans, l’Économie bleue pourrait au contraire précipiter leur naufrage.
Bibliographie À lire :
Catherine
LE
GALL,
L’Imposture
océanique.
Le
pillage
« écologique » des océans par les multinationales, La Découverte, Paris, 2021. Grégoire CHAMAYOU, La Société ingouvernable. Une généalogie du libéralisme autoritaire, La fabrique, Paris, 2018. Sandrine FEYDEL et Christophe BONNEUIL, Prédation. Nature, le nouvel eldorado de la finance, La Découverte, Paris, 2015. Hélène TORJMAN, La Croissance verte contre la nature. Critique de l’écologie marchande, La Découverte, Paris, 2021.
Notes du chapitre [1] ↑ Le taux global d’oxygène a baissé de 1 % à 2 % entre 1960 et 2010. Les projections prévoient que la baisse pourrait atteindre entre 1 % et 7 % de plus d’ici à la fin du siècle. [2] ↑ Selon une étude (portant sur la période 1981-2017) du centre de Oeschger pour la recherche climatique de l’université de Berne, publiée dans la revue Science. [3] ↑ Selon les travaux de l’IPBES (Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les biens écosystémiques) parus en 2019. [4] ↑ Jérémie Fosse et al., « Sustainable blue tourism. Towards a sustainable maritime and coastal tourism in world marine regions », Eco-union/Iddri/Ademe, 2019, p. 68, disponible en ligne. [5] ↑ Ibid., p. 89. [6] ↑ La position de la France est floue à ce sujet. En mai 2021, Jean Castex a signé une circulaire en faveur d’une « stratégie nationale d’exploration et d’exploitation minérale des grands fonds » et en septembre 2021, la France s’est abstenue de soutenir un moratoire sur l’exploitation minière voté par 60 % des États et agences étatiques. Le 1er juillet 2022, lors de la conférence des Nations unies sur l’océan, Emmanuel Macron a créé la surprise en se prononçant en faveur d’un « cadre légal pour mettre un coup d’arrêt à l’exploitation minière des fonds en haute mer ».
[7] ↑ Anne Pelouas, « Maurice Strong, diplomate et défenseur de l’environnement, est mort à 86 ans », Le Monde, 2 décembre 2015. [8] ↑ Corporate Europe Observatory, « Le livre de cuisine des multinationales. Comment les criminels du climat ont capturé la COP21 », novembre 2015, disponible en ligne.
« Espèces invasives » : une catégorie envahissante ? Philippe Chailan Professeur de Lettres modernes
Séverine Harnois Professeure de Sciences de la vie et de la terre
Philippe Boursier Professeur de Sciences économiques et sociales
En première approche, on pourrait définir une « espèce invasive » comme un ensemble de micro-organismes, de champignons, de végétaux ou d’animaux qui, n’étant plus contenus par une barrière naturelle – généralement sous l’effet d’une intervention humaine –, colonisent le milieu terrestre ou aquatique qui les accueille et prolifèrent. Avant d’analyser les processus biologiques et sociaux qui, dans des contextes particuliers, infléchissent radicalement la dynamique propre des écosystèmes, il est de bonne méthode de mettre à l’examen cette catégorie semi-savante (« espèces invasives »), dont les usages dans le débat public sont le plus souvent éloignés de la réalité des phénomènes qu’ils sont censés décrire. Ce travail
préalable de déconstruction d’une représentation des « migrations d’espèces » illustre la nécessité – mais aussi la difficulté – de penser ensemble le social et le vivant pour mieux baliser les lignes d’action d’une écologie pragmatique adossée à la pluralité des champs scientifiques.
« Nous pourrions même être qualifiés de “super invasifs” au vu de la disparition d’homininés et d’animaux que notre expansion a provoquée. » Jean-Jacques Hublin, paléoanthropologue, Télérama, 18 juillet 2022.
Une catégorie semi-savante et anthropocentrique qui rend mal compte des perturbations affectant les milieux dits naturels
L
a catégorie « espèces invasives » recouvre des agents et des
situations très hétérogènes : peuvent être ainsi désignées des espèces perçues comme nuisant aux autres espèces* ou aux écosystèmes* ; des espèces dont la présence engendre des coûts significatifs pour des groupes humains particuliers ou pour la
collectivité humaine dans son ensemble ; ou encore des espèces identifiées comme les vecteurs de problèmes de santé pour les humains (par exemple le moustique tigre installé dans le sud de la France et qui remonte vers le nord avec le changement climatique, capable de transmettre des virus parfois mortels, tels que ceux de la dengue, du chikungunya et du Zika, ou comme l’ambroisie à feuille d’armoise, particulièrement allergisante). Lexique Espèce : en sciences de la vie, unité de classification et d’évolution des êtres vivants. Terme qui fait l’objet d’une pluralité de définitions complémentaires, chacune rencontrant des limites au vu de la complexité de la réalité biologique. Peut se définir notamment comme un ensemble d’individus interféconds et dont la descendance est viable et fertile (déf. biologique), morphologiquement semblables (déf. phénotypique), partageant une même niche écologique (déf. écologique) ou partageant des caractères évolutifs innovants hérités d’un ancêtre commun (espèce phylogénétique). Écosystème : au sens écologique du terme, ensemble dynamique et délimité par un observateur/expérimentateur, de taille variable (étang, prairie, chaîne de montagnes, forêt…), formé par un milieu de vie (biotope), les organismes qui y vivent (biocénose) et caractérisé par les différentes interactions qui s’y produisent (entre les êtres vivants et entre le milieu et les êtres vivants). Espèce endémique : dont l’aire de répartition est limitée à une zone géographique déterminée.
Mutualisme : en biologie, ensemble d’interactions à bénéfices réciproques entre plusieurs espèces. La genèse de cette catégorie est difficile à reconstituer avec précision. Il semble qu’elle émerge à l’intersection de préoccupations professionnelles fort concrètes – celles des agriculteurs et des pêcheurs notamment –, des efforts de classement opérés par des scientifiques, de mobilisations d’associations et d’organisations non gouvernementales visant à protéger les « milieux naturels », et de la nécessité pour les promoteurs des politiques publiques de donner un nom à un certain type de problème. Il s’agit ainsi d’une catégorie semisavante maniée et remaniée par une pluralité d’acteurs, et dont la signification est donc mal stabilisée. L’adjectif « invasif » est le symptôme de cette indétermination car les populations qu’il englobe ne sont désignées qu’à partir d’un effet potentiel de leur présence dans un contexte particulier : une tendance à se propager sans se plier à un équilibre préétabli et en dehors du contrôle des humains. De toute évidence, ce type de classification ne relève pas des catégorisations scientifiques habituelles. Dans ses usages les moins contrôlés, la notion d’« espèce invasive » présuppose la représentation de chaque milieu de vie et de la biosphère qui les contient comme un tout autorégulé, régi par un équilibre statique. Les espèces dites envahissantes sont souvent désignées, disent Jacques Tassin et Christiana Kull, « comme des intruses infiltrant des écosystèmes supposés en équilibre métastable et résultant d’une longue
coévolution entre espèces, voire entre espèces et milieux [1] ». L’invasion est censée perturber un milieu de vie – dont on majore la stabilité des composantes biotiques (relatives aux êtres vivants) et abiotiques (distinctes des êtres vivants) –, provoquant un désajustement plus ou moins durable et qui appelle un rééquilibrage. Cette représentation d’une « Nature » en équilibre statique minore les mouvements incessants qui traversent les milieux : elle occulte la part d’instabilité, de dynamiques chaotiques des écosystèmes et des relations qui les lient entre eux. Cette vision scientifiquement obsolète a pour effet de pathologiser les déplacements de populations appartenant à telle ou telle espèce. Or les aires de distribution naturelle des espèces, loin d’être statiques, sont en perpétuelle recomposition. Ces projections anxieuses tendent en fait à extrapoler les cas bien réels, mais non généralisables, d’effondrement de la biodiversité et de dévastations socioéconomiques engendrées par l’introduction et la prolifération d’une espèce nouvelle dans les écosystèmes les moins ouverts aux échanges, tels que les îles ou les lacs. Sur l’île de Guam, par exemple, l’arrivée d’un serpent brun arboricole, vers la fin des années 1940, a provoqué l’anéantissement de dix des treize espèces endémiques* d’oiseaux – réduisant la dispersion des graines, fragilisant ainsi la forêt –, de trois espèces endémiques de lézards et de plusieurs sortes de chauves-souris. Il existe toutefois de nombreuses trajectoires possibles pour les espèces dites envahissantes, à l’instar de l’algue Caulerpa taxifolia, entrée accidentellement en Méditerranée depuis l’aquarium de
Monaco, parfois qualifiée de « tueuse », qui est aujourd’hui en très nette régression. Comme le rappelle la biologiste Frédérique Viard, seul un petit nombre d’espèces introduites finissent
par
s’installer
durablement [2] .
Du
reste,
cette
installation est souvent réversible : une expansion initialement rapide du fait de l’introduction d’une espèce libérée de ses prédateurs et de ses pathogènes habituels (ce qui maximise sa croissance et sa reproduction) peut dans un second temps rencontrer des limites quand se révèlent de nouveaux prédateurs ou pathogènes dans l’écosystème. Ainsi, la métaphore angoissante de l’« invasion » invisibilise la complexité des effets environnementaux dus à l’arrivée de ces populations, qui sont multiples, mouvants et imparfaitement identifiés. L’introduction d’un végétal ou d’un animal dans un milieu qui n’était initialement pas le sien peut d’ailleurs être bénéfique à celui-ci. La prolifération des chèvrefeuilles dans une vallée de Pennsylvanie a eu, par exemple, un impact très positif sur les oiseaux à la faveur des relations de mutualisme* qui se sont nouées entre eux. De même, des espèces invasives peuvent se substituer « utilement » à des prédateurs disparus du fait des activités humaines. La catégorie « espèces invasives », fondée sur l’opposition entre espèces « indigènes » et « introduites », nécessite également un recul critique sur un plan politique, car elle porte une charge conservatrice et différentialiste. La métaphore de l’invasion présuppose l’opposition entre un dehors et un dedans pensés à l’aune des frontières géopolitiques. En d’autres termes, l’image
tend à assimiler un écosystème à un territoire et implicitement à la souveraineté qu’exercent sur lui des humains. Un tel concept est donc anthropocentrique (et étatiste) : que signifient le dedans et le dehors dans l’espace ouvert des échanges entre écosystèmes, dont les échelles multiples et la délimitation sont elles-mêmes des constructions intellectuelles ? Cette vision d’écosystèmes stables, nettement localisés, fermés par des limites objectives, peu ouverts aux échanges et assiégés par des agents exogènes, fait écho à certaines théories erronées de l’écologie des invasions. Ainsi, à la fin des années 1950, le zoologue Charles Elton a contribué à diffuser la thèse – aujourd’hui réfutée – selon laquelle l’arrivée d’une nouvelle espèce entraînerait mécaniquement la disparition d’une autre (comme dans un jeu de chaises musicales). Dans cette perspective, que résume et critique Jacques Tassin, « la nature ne disposerait en chaque lieu que d’un nombre limité de niches écologiques*,
ce
qui
fixerait
le
nombre
d’espèces
potentiellement présentes [3] ». Lexique Niche écologique : place occupée par l’espèce dans le biotope et ensemble de relations de tous ordres qu’elle a avec les composantes de ce milieu, y compris les autres espèces. Réseau trophique : ensemble des relations de nutrition qui unissent les différents êtres vivants d’un même écosystème. Un réseau trophique est formé de plusieurs chaînes alimentaires interconnectées à travers lesquelles circulent l’énergie et la biomasse.
Intensification des échanges à l’échelle de la planète, changement climatique et érosion de la biodiversité des milieux anthropisés Les « invasions biologiques » sont aujourd’hui classées comme la deuxième cause d’extinction d’espèces après la destruction des habitats, mais elles sont en réalité très localisées. En effet, une part importante des données provient de la disparition des espèces insulaires, l’isolement géographique rendant les espèces locales, souvent endémiques, très vulnérables à des perturbations extérieures. Dans des contextes particuliers, certaines espèces peuvent causer différents types de perturbations au sein du milieu qui les accueille, en y modifiant soit le réseau trophique*, soit les réseaux mutualistes associant les espèces qui coopèrent entre elles (par exemple les réseaux plantes-pollinisateurs). Cette transformation de la « toile » d’un écosystème, composée d’espèces et des relations tissées entre elles, peut être due notamment à l’introduction d’un prédateur qui se nourrit de nombreuses espèces différentes, ou d’un organisme qui prolifère en accaparant des ressources telles que l’espace, la lumière, l’habitat ou tout ce qui est à même de l’alimenter.
Ainsi, le miconia, un arbre originaire d’Amérique du Sud, introduit à Tahiti comme plante ornementale via le Jardin botanique Harrison Smith puis apporté involontairement sur de nombreuses autres îles du Pacifique, menace des espèces végétales endémiques en formant des fourrés denses qui empêchent les autres plantes d’accéder à la lumière. La métaphore des « envahisseurs » dissocie la déstabilisation des écosystèmes locaux des processus globaux qui en sont responsables. La mise à distance de la catégorie « espèces invasives » permet de mieux appréhender les processus sociaux et biologiques, très divers et à des échelles multiples, que recouvrent
les
introductions
d’espèces.
Les
dévastations
biologiques, économiques et sanitaires émergent au croisement d’un
ensemble
d’activités
capitalistes
et
productives
responsables à la fois de l’intensification des déplacements d’espèces et de la fragilisation des écosystèmes qui les accueillent. On estime qu’un millier d’espèces exotiques ont été introduites en Méditerranée, la région la plus concernée au monde, dont plus d’une centaine ont pu être qualifiées d’invasives dans la mesure où elles prolifèrent. Comment sont-elles arrivées là ? Principalement depuis le canal de Suez, mais aussi via l’aquaculture d’espèces originaires du Pacifique, par les eaux de ballast (chargées dans les navires) ou accrochées à la coque des bateaux, ou encore en s’évadant d’aquariums situés en bord de mer. Une étude publiée en 2000 dans la revue Nature a d’ailleurs permis d’établir que la bactérie responsable du
choléra avait été découverte dans l’eau de ballast rejetée par des cargos transocéaniques en baie de Chesapeake, sur la côte Est des États-Unis. Le changement climatique favorise également le déplacement d’espèces classées comme « exotiques envahissantes ». La montée des températures a déjà encouragé, par exemple en France, l’extension de l’aire de répartition de la chenille processionnaire du pin (Thaumetopoea pityocampa), qui gagne désormais le nord et l’est du pays. La multiplication de phénomènes climatiques extrêmes, tels que les ouragans, précipite l’expansion de centaines d’espèces dans des régions où elles n’étaient pas présentes. Dans un contexte de mondialisation, marqué par la littoralisation de l’économie et où une part importante de la population mondiale vit à proximité des côtes, certains écosystèmes côtiers, très largement artificialisés par des infrastructures portuaires et exposés à une intense circulation maritime, offrent de multiples substrats à quantités d’espèces migrantes. En effet, la profonde transformation des habitats marins tend à égaliser les chances d’adaptation des espèces déjà présentes et des espèces nouvellement introduites. Les populations marines nouvelles bénéficient d’ailleurs d’une grande diversité génétique qui facilite l’adaptation car elles sont souvent issues de corridors d’introduction multiples et longtemps pérennes.
Les espèces opportunistes sur les plans alimentaire et de l’habitat (c’est en particulier le cas du rat dans les écosystèmes insulaires) prolifèrent notamment dans des milieux dégradés ou anthropisés où les espèces initiales ont été préalablement fragilisées. Ces milieux appauvris par la disparition d’espèces endémiques et la perte de connexions entre espèces – tels que les plantations et plus généralement les monocultures – laissent des niches inoccupées, où les espèces exotiques peuvent prospérer. En outre, la détérioration des connexions naturelles entre écosystèmes ne permet plus aux espèces de se disperser entre divers habitats. Le recul de la diversité d’un milieu peut aussi le fragiliser vis-à-vis d’espèces oligophages : ainsi les plantations monospécifiques (qui ne comprennent qu’une seule espèce) de pins favorisent la prolifération de la chenille processionnaire, dont l’alimentation est limitée à certaines espèces du genre Pinus, et à quelques autres de la famille des Pinaceae.
Résister aux logiques biosécuritaires, penser la nature comme une alliée La question des espèces dites invasives met en évidence l’extrême complexité des interdépendances propres à la biosphère et invite à se délier du fantasme d’emprise
technologique
sur
le
vivant
qui
habite
les
sociétés
industrialisées [4] . Il convient notamment de résister aux logiques bio-sécuritaires d’inspiration technocratique voire militaire, comme le suggère un cas en cours d’observation. L’introduction dans les eaux du Mississippi de la carpe « asiatique » (principalement la carpe de roseau) a permis à cet herbivore vorace de gagner les grands lacs Michigan et Érié, puis de menacer l’Ontario et les cours d’eau du Canada, faisant craindre une forte régression de la végétation et des répercussions en chaîne sur les poissons et les oiseaux. Les autorités américaines ont engagé une véritable « guerre à la carpe » et à d’autres espèces aquatiques (algues, mollusques, crustacés), d’ailleurs confiée au corps des ingénieurs de l’armée des États-Unis. Or les solutions préconisées tendent paradoxalement à altérer l’écosystème pour le préserver de l’espèce intruse : de l’introduction d’agents pathogènes, voire d’organismes modifiés, spécifiquement nuisibles aux carpes, à la dégradation délibérée de la qualité de l’eau, sans compter le recours aux barrières électriques, tout a été envisagé pour faire barrage au prédateur. Surtout, l’évolution des écosystèmes lacustres affectés reste difficile à prévoir : les autorités canadiennes ont observé en 2022 une relative stagnation de la population de carpes dans les eaux qu’elles contrôlent. Pour contenir les si nombreuses perturbations qu’engendrent l’appauvrissement
d’écosystèmes
anthropisés
et
la
multiplication des flux, il est nécessaire de favoriser une grande diversité de connexions biologiques entre les espèces d’un même milieu, et entre les milieux naturels eux-mêmes. Cette
densité et cette diversité des liens peuvent rendre les réseaux trophiques moins vulnérables, préserver la multiplicité des prédateurs et l’équilibrage qu’elle permet, et enfin faciliter le changement d’habitat. La diversité d’une forêt, par exemple, a pour effet de prévenir à moyen terme les invasions de chenilles processionnaires, en réduisant d’un côté la part des arbres dont elles se nourrissent et, de l’autre, en stimulant la recrudescence de leurs prédateurs naturels (parasites, oiseaux et chauvessouris). La restauration des écosystèmes et de la biodiversité protège également les humains de la prolifération de certains pathogènes. Comme le rappelle le biologiste Bruno David, « plus la biodiversité y est riche, plus les pathogènes infectent des espèces différentes et plus ils nous épargnent [5] ».
Et maintenant ? Conjugués avec la nécessaire réduction des flux de transport à l’échelle mondiale, l’expérience et le savoir-faire des multiples « usagers » des écosystèmes locaux devraient prévaloir. Mais souvent, les pouvoirs politiques se sont construits en les dépossédant tout à la fois de leurs capacités de décision collective et des connaissances transmises. En effet, les espaces colonisés n’ont pas été les seuls où l’accaparement des terres et des
« richesses
naturelles »
s’est
accompagné
d’une
expropriation des savoirs populaires : dans les campagnes occidentales, la dépossession culturelle et linguistique a, par
exemple, pris la forme de la condamnation des médecines et des pharmacopées populaires assimilées à la sorcellerie. En outre, l’agro-industrie et les semenciers ont contribué à priver un certain nombre d’agriculteurs de la connaissance des sols, des sous-sols et des écosystèmes. Mais partout dans le monde, la petite paysannerie et la pêche artisanale fragilisées par les logiques capitalistes restent dépositaires de savoirs pratiques, et elles s’organisent dans certains cas pour encourager leur réappropriation. C’est à ces organisations combatives, dans le cadre de structures largement décentralisées et autogérées, ouvertes au dialogue avec les scientifiques, que pourrait revenir une part de la décision face aux perturbations que connaissent les écosystèmes. Cela n’exclurait ni les tensions, ni les conflits (promeneurs, cultivateurs et pêcheurs n’ont pas forcément le même intérêt), mais pourrait du moins contribuer à en faire des tensions productives ou, si l’on préfère, créatrices.
Bibliographie À lire :
Jacques TASSIN, La Grande Invasion. Qui a peur des espèces invasives ?, Odile Jacob, Paris, 2014. Jacques
TASSIN
et
Christiana
KULL,
« Pour
une
autre
représentation métaphorique des invasions biologiques », Natures Sciences Sociétés, vol. 20, n° 4, 2012, p. 404-414.
À voir « Les espèces introduites, témoins et acteurs du lien entre biodiversité et mondialisation », conférence du 2 avril 2019 présentée par Frédérique Viard, directrice de recherches CNRS, Station Biologique – Roscoff.
Notes du chapitre [1] ↑ Jacques Tassin et Christiana Kull, « Pour une autre représentation métaphorique des invasions biologiques », Natures Sciences Sociétés, vol. 20, n° 4, 2012, p. 404-414. [2] ↑ « Les espèces introduites, témoins et acteurs du lien entre biodiversité et mondialisation », conférence du 2 avril 2019 présentée par Frédérique Viard, directrice de recherches CNRS, Station Biologique – Roscoff. [3] ↑ Jacques Tassin, La Grande Invasion. Qui a peur des espèces invasives ?, Odile Jacob, Paris, 2014, p. 98. [4] ↑ Voir le texte de Clémence Guimont dans cet ouvrage sur la domination technique de la nature.
[5] ↑ Philippe Testard-Vaillant, « Biodiversité : il n’est pas trop tard pour agir », CNRS Le journal, mis en ligne le 21 mai 2021.
Humains face au désastre
Demain, des guerres de l’eau ? Mathias Delori Politiste, CNRS, Centre Marc Bloch
D’après un rapport de l’Organisation des Nations unies (ONU), l’eau va devenir une ressource rare pour les deux tiers de la population mondiale à partir de 2025 et 700 millions de personnes pourraient être contraintes de migrer pour assurer leur survie. Ces prévisions ont mis à l’agenda médiatique une question importante : vat-on assister, dans un avenir proche, à des « guerres de l’eau », c’est-à-dire à des conflits armés pour la captation de cette ressource ?
« Des milliers ont vécu sans amour, pas un seul sans eau. » W. H. Auden.
L’eau : une ressource vitale inégalement répartie
L
’eau n’est pas une ressource naturelle comme les autres. Contrairement au pétrole, au gaz et à tous les métaux, elle
est non substituable* et vitale, l’espérance de vie d’une personne privée d’eau ne dépassant pas trois jours. Le manque d’eau, en particulier potable, constitue donc une hypothèse très angoissante. Or cette crainte n’est pas abstraite. Le Cap, une métropole d’Afrique du Sud, a failli ne pas pouvoir fournir de l’eau à l’ensemble de sa population en 2018. Ce scénario dramatique ne découle pas d’une raréfaction de l’eau à l’échelle globale – c’est une ressource renouvelable* – mais de son inégale répartition. Le volume d’eau moyen disponible par habitant varie en effet de 160 mètres cubes au Yémen à 500 000 en Islande. Par ailleurs et surtout, l’accès à l’eau est très inégalitaire : le Brésil voit par exemple circuler sur son territoire 20 % de l’eau douce de la planète mais 20 % de sa population n’ont pas accès à l’eau potable. L’eau constitue en outre une ressource essentielle à l’agriculture et pour la production d’électricité. Lexique Ressource (non) substituable : le besoin qu’elle remplit peut (ou pas) être satisfait par une autre ressource. L’eau est une ressource substituable pour la production d’énergie (on peut produire de l’électricité autrement) mais elle ne l’est pas en tant que boisson. Ressource renouvelable : peut se reconstituer sur une échelle de temps raisonnable, par exemple celle d’une vie humaine, ou celle du cycle de l’eau.
Anthropocène : période où les conséquences des activités humaines l’emportent sur les forces naturelles. Le problème de l’inégal accès à l’eau ne peut que s’aggraver à court ou moyen terme si nous ne modifions pas drastiquement les paramètres de l’Anthropocène*. Sous sa forme actuelle, le capitalisme constitue un mode de production extrêmement polluant, notamment de l’eau, tandis que le dérèglement climatique modifie dramatiquement sa répartition. Sur ce point, les données annuelles de pluviométrie par région ne constituent qu’un indicateur imparfait : les inondations peuvent être aussi dévastatrices que les sécheresses. La transformation de l’eau en ressource localement rare engendre par ailleurs un processus de marchandisation et de financiarisation qui accentue les inégalités. Aux cours d’eau au sens physique du terme pourrait se superposer un cours boursier, avec toutes les logiques spéculatives que cela entraînerait. L’Australie a ouvert cette voie dès 2007. L’inégalité de l’accès à l’eau constitue un problème politique dans de nombreux pays et au niveau international. Il existe en effet 276 bassins fluviaux transfrontaliers dans le monde. Or il est techniquement possible, pour les pays situés en amont des fleuves, de réaliser des aménagements qui privent les pays situés en aval d’une partie de la ressource. Les exemples sont nombreux et ils créent des tensions. La Turquie a construit 89 barrages sur le Tigre et l’Euphrate, privant la Syrie et l’Irak de 50 % des ressources en eau de ces deux fleuves. Le Kirghizstan
et
le
Tadjikistan
construisent
aussi
des
aménagements sur les fleuves Syr-Daria et Amou-Daria, sans concertation et au détriment des pays en aval : le Kazakhstan et l’Ouzbékistan. L’Éthiopie a inauguré en février 2022 son « barrage de la Renaissance » sur le Nil bleu, lequel constitue 85 % de l’apport en eau du Nil en Égypte.
Les exemples passés de guerre de l’eau sont rares Lexique Guerre : le Stockholm International Peace Research Institute (Sipri) appelle « guerre » tous les conflits armés qui font plus de mille morts au cours d’une année. Cette définition ne dit rien de la nature, étatique ou non, des acteurs. Stress hydrique : quand les ressources en eau disponibles sont inférieures à la demande en eau. Les principaux facteurs sont l’augmentation de la population, le gaspillage, l’agriculture intensive (70 % de la consommation d’eau dans le monde) et l’ensemble des facteurs écologiques évoqués dans ce livre. Guerres « humanitaires » : guerres dont l’objectif officiel est de venir en aide à des populations. Cette expression s’est substituée à celle d’« intervention d’humanité » qui prévalait à l’époque coloniale. Leurs partisans estiment que les maux causés par ces guerres (morts innocentes directement
causées, déstabilisation des ordres politiques locaux) sont moindres que ceux qu’elles permettent d’arrêter, notamment les infractions aux droits humains. L’eau ne fait pas partie des facteurs structurels de guerre* identifiés. Il n’existe qu’un seul exemple récent de guerre où l’eau a joué un rôle déterminant : celle de 1967 entre Israël d’une part, et l’Égypte, la Jordanie et la Syrie d’autre part. L’État hébreu considérait alors son approvisionnement en eau comme un enjeu de sécurité nationale. Un aqueduc acheminant une partie de l’eau du lac de Tibériade, au nord-est d’Israël, vers l’ouest et le sud du pays fut inauguré en 1964. La même année, la Syrie et la Jordanie ont commencé à aménager le Yarmouk, principal affluent du Jourdain et grand pourvoyeur d’eau du lac de Tibériade. Israël a répliqué en 1965 et 1966 en pilonnant ces ouvrages. La guerre a éclaté le 5 juin 1967 pour différentes raisons, dont le conflit au sujet de l’eau. L’éclatante victoire d’Israël six jours plus tard a conduit à l’occupation du Golan, de la Cisjordanie et de Jérusalem-Est, de la bande de Gaza et du Sinaï. Israël a depuis restitué une partie de ces territoires mais elle a conservé ceux qui assurent son hégémonie hydraulique : le plateau du Golan – où le Jourdain et ses affluents prennent leur source – et la Cisjordanie.
La généralisation des guerres de l’eau apparaît improbable
L’hypothèse d’une généralisation des guerres de l’eau s’appuie sur plusieurs scénarios. Le premier verrait un État en situation de stress hydrique* entrer en guerre pour prendre le contrôle du fleuve d’un pays voisin et, ainsi, sauver sa population. La généralisation de ce type de guerre de l’eau (d’un État pour le bien de sa population) est improbable, car ceux qui en auraient le plus besoin n’en ont souvent pas les moyens. Avec ses aménagements, la Chine assèche aujourd’hui le fleuve Mékong au détriment des pays en aval : le Laos, la Birmanie, la Thaïlande, le Cambodge et le Vietnam. Ces pays sont cependant dans l’incapacité matérielle d’attaquer leur puissant voisin. Symétriquement, les pays en situation de stress hydrique qui ont les moyens de faire la guerre disposent souvent de solutions moins coûteuses. L’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et le Qatar ont par exemple construit de multiples usines de dessalement. Même si elle est extrêmement polluante, cette technologie fonctionne et permet de produire de l’eau douce et potable sans avoir à faire la guerre. Les cas intermédiaires sont assez rares. Les avions Rafale que la France a vendus à l’Égypte pourraient lui permettre de bombarder le barrage de la Renaissance éthiopien et, ainsi, augmenter le débit du Nil. Une telle décision aurait toutefois un coût symbolique et diplomatique élevé que l’Égypte se refuse (encore) à franchir. Le deuxième scénario est une sorte de variante hydraulique des guerres « humanitaires »*. Imaginons par exemple qu’un pays se trouvant en amont d’un fleuve décide de fermer les vannes pour provoquer une sécheresse dans le pays se trouvant en aval. Des pays tiers pourraient décider d’intervenir
militairement, de préférence sous mandat des Nations unies, pour mettre fin à cette politique de l’eau moralement inacceptable [1] . Ce type de guerre de l’eau apparaît toutefois peu probable pour la même raison que le premier scénario : les pays qui mettent en œuvre des politiques hydrauliques portant atteinte à la sécurité d’autres États ou communautés sont souvent trop puissants pour pouvoir être attaqués. Par ailleurs, les États en capacité de faire des guerres « humanitaires » sont les États du Nord global, or ils s’intéressent peu à la sécurité des populations du Sud global. Et quand ils le font ou feignent de le faire comme en Somalie en 1994, en Afghanistan en 2001, en Irak en 2003 ou en Libye en 2011, leurs interventions militaires débouchent sur des fiascos. Le troisième scénario découle de la marchandisation de cette ressource. Un État pourrait entreprendre d’envahir un autre pays pour prendre le contrôle de ses fleuves et vendre leur eau. Ce scénario apparaît réaliste du point de vue des motifs. De nombreuses guerres impérialistes ont déjà été menées pour satisfaire la cupidité de groupes capitalistes, la guerre d’Irak de 2003 constituant l’illustration récente la mieux documentée [2] . La valeur financière de l’eau apparaît cependant aujourd’hui trop faible pour rendre ce scénario probable à court ou moyen terme. Au plus fort de la tension sur le marché australien de l’eau, le cours (boursier) du litre était encore plus de mille fois inférieur à celui du litre de pétrole.
Pire que la guerre de l’eau : l’hégémonie hydraulique La généralisation des guerres de l’eau est assez improbable mais faut-il s’en réjouir ? Larguer des bombes sur des personnes innocentes nous apparaît (à juste titre) comme une pratique violente. Il existe cependant un autre type de violence, moins directe, que le sociologue Johannes Galtung a appelée « structurelle » : celle qui produit un écart entre les potentialités de vie des individus et leur vie réelle [3] . De nombreuses populations humaines sont actuellement victimes d’une telle violence structurelle liée à la problématique de l’eau. C’est le cas des Palestiniens. En Cisjordanie, une ordonnance militaire datant de 1967 ne confère aux Palestiniens un droit d’accès qu’à 15 % de leurs nappes phréatiques. À Gaza, seuls 10 % des ménages ont un accès direct à l’eau potable. Les Palestiniens sont donc contraints de la faire venir par camions et de l’acheter à Israël à un prix allant de 4 à 10 dollars US le mètre cube – ce qui représente la moitié des revenus mensuels de beaucoup d’entre eux [4] . Plus généralement, l’ONU estime qu’un demi-million de personnes meurent chaque année dans le monde des diarrhées causées par la consommation d’eau insalubre. Cette violence structurelle prend une forme insidieuse et peu visible : elle abîme les corps, affaiblit les défenses immunitaires et contribue, avec d’autres facteurs, à réduire l’espérance de vie des individus.
L’eau, facteur de coopération ? L’ONU, ses organismes spécialisés (comme l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture) et la Banque mondiale encouragent le règlement pacifique des conflits
liés
à
l’eau.
L’hydro-diplomatie
repose
sur
la
coopération, que ce soit par altruisme, par intérêt ou plus vraisemblablement pour ces deux raisons. Le Traité des eaux de l’Indus, signé par l’Inde et le Pakistan en 1960 sous l’égide de la Banque mondiale, constitue un bon exemple : le pays amont – l’Inde – s’est engagé à ne pas consommer plus de 20 % des eaux du fleuve et de ses affluents tout en conservant une souveraineté presque totale (sur son territoire) en matière d’aménagements hydro-électriques, de navigation et de pêche. Le Pakistan accuse régulièrement l’Inde de ne pas respecter ses engagements mais ces tensions ont toujours été résolues pacifiquement. Ce traité a d’ailleurs résisté aux guerres que les deux pays se sont menées, notamment en 1965 et en 1971. La limite principale de cette approche réside dans le fait que le droit international n’est pas l’équivalent du droit domestique. Les sujets du premier – les États – contractent des engagements de manière volontaire. Cette logique explique pourquoi la Chine ne participe pas à la commission internationale qui administre le Mékong. Se trouvant en amont du fleuve, elle n’y a pas intérêt. En pratique, on constate que l’hydro-diplomatie fonctionne surtout entre les États, de puissance comparable, qui
ne sont pas en mesure d’imposer aux autres une situation d’hégémonie hydraulique. Outre le Traité des eaux de l’Indus, on peut citer l’Organisation pour la mise en valeur du fleuve Sénégal, une institution régionale créée en 1972 qui régule son exploitation par le Mali, la Mauritanie et le Sénégal. S’il est souhaitable d’encourager l’hydro-diplomatie, il serait bien de la déconnecter de ce qui constitue aujourd’hui son principal socle : l’intérêt des États. Les travaux de Judith Butler constituent une piste de réflexion stimulante [5] . La philosophe états-unienne souligne que l’exigence éthique de règlement pacifique des différends ne saurait reposer sur un intérêt partagé à la non-violence. Selon elle, « la raison pour laquelle je ne suis pas libre de détruire autrui – et même les nations ne sont pas, en fin de compte, libres de se détruire l’une l’autre – n’est pas seulement que cela aura des conséquences encore plus destructrices. C’est vrai, sans aucun doute. Mais ce qui est finalement peut-être encore plus vrai, c’est que le sujet que je suis est lié au sujet que je ne suis pas, que nous avons chacun le pouvoir de détruire et d’être détruits et que nous sommes liés l’un à l’autre par ce pouvoir et cette précarité. Dans ce sens, nous sommes tous des vies précaires [6] ». Du fait de son caractère hautement symbolique, l’eau pourrait constituer le terreau d’une prise de conscience du caractère précaire, non pas de notre vie personnelle mais de toutes les vies, qui se traduirait dans l’instauration d’une gouvernance internationale des fleuves. En 2010, l’Assemblée générale des Nations unies a fait un petit pas dans cette direction en faisant de l’accès à l’eau
potable et à l’assainissement un « droit humain essentiel au plein exercice de la vie ».
Et maintenant ? Le capitalisme et le dérèglement climatique provoquent une croissance des inégalités en matière d’accès à l’eau, en particulier potable. Contrairement à ce que laissent entendre certains reportages, il est peu probable que ce problème sécuritaire débouche sur des guerres de l’eau, notamment parce que les populations qui en sont victimes n’ont souvent pas les moyens d’engager des conflits armés. Il existe cependant un scénario bien pire : la perpétuation des politiques d’hégémonie hydraulique. Face à ce péril, il convient d’encourager une coopération internationale fondée sur la prise de conscience de notre responsabilité collective à prendre soin de toutes les vies.
Bibliographie À lire :
Pierre BLANC et Jean-Pierre CHAGNOLLAUD, Moyen-Orient. Idées reçues sur une région fracturée, Le Cavalier Bleu, Paris, 2019. David BLANCHON, Géopolitique de l’eau. Entre conflits et coopérations, Le Cavalier Bleu, Paris, 2019. COURRIER INTERNATIONAL, L’Atlas de l’eau, n° 78, 2020. Razmig KEUCHEYAN, « Le marxisme et les guerres du climat. Les théories critiques face aux évolutions de la violence collective », Raisons politiques, vol. 1, n° 61, 2016, p. 129-143.
Notes du chapitre [1] ↑ Pour une lecture critique de ces savoirs, voir Razmig Keucheyan, « Le marxisme et les guerres du climat. Les théories critiques face aux évolutions de la violence collective », Raisons politiques, vol. 1, n° 61, 2016, p. 129-143. [2] ↑ Les États-Unis ont lancé cette guerre car des groupes capitalistes bien introduits dans l’administration Bush espéraient en tirer profit. Les principaux sont Halliburton – premier groupe pétrolier états-unien, qui a obtenu la plupart des marchés irakiens après la guerre –, l’entreprise de construction et d’ingénierie Bechtel – laquelle fut en première ligne pour la reconstruction de l’Irak – et Carlyle, premier actionnaire de United Defense Industry, un des principaux fournisseurs du Pentagone. Le président George Bush, son vice-président Dick Cheney, le ministre des Affaires étrangères Colin Powell et le conseiller à la Défense avaient tous été dirigeants de l’une ou l’autre de ces entreprises. Dario Battistella, Paix et guerres au XXIe siècle, Sciences Humaines Éditions, Paris, 2011, p. 94. [3] ↑ Johannes Galtung, « Violence, peace, and peace research », Journal of Peace Research, vol. 6, n° 3, 1969, p. 167-191. [4] ↑ Amnesty International, « L’occupation de l’eau », mis en ligne le 29 novembre 2017. [5] ↑ Judith Butler, Ce qui fait une vie. Essai sur la violence, la guerre et le deuil, La Découverte, Paris, 2010.
[6] ↑ Judith Butler, Ce qui fait une vie, op. cit., p. 43.
Les jours d’après seront crises « sanitaires » Camille Besombes Médecin infectiologue, épidémiologiste
Quels points communs entre la maladie à Covid 19, la peste porcine africaine, la grippe aviaire, la chalarose du frêne et la maladie de Lyme ? Des dégradations des écosystèmes et des relations entre les êtres vivants aboutissant à de véritables environnements pathogènes, à des conditions et entrelacements syndémiques, sources de crises écologiques, sociales et sanitaires devenues quotidiennes, juxtaposées et s’aggravant mutuellement.
« L’être se crée en créant son milieu. » « Ruine du lien au lieu et au milieu. » Augustin Berque, Ecoumène, 1987. « Toute maladie – corporelle ou mentale – nécessite d’être guérie à partir du contexte qui la produit, au lieu d’être “solutionnée” magiquement dans ses seules manifestations locales. »
Jacopo Rasmi, « Comment guérir en Pathocène ? », 2021.
Q
uelles réponses y apporter ? Au lieu de les considérer comme des crises additionnées et de les envisager
chacune
séparément
prophylaxies
et
écologiques
dans
l’urgence,
pourraient
de
être
véritables envisagées,
accompagnées de manières radicalement différentes de penser la santé depuis les milieux, en s’appuyant sur nos appartenances à des écosystèmes sur le long terme, dans une perspective écologique et évolutive : une santé multispécifique. Quel rapport entre un sanglier grignotant un bout de sandwich au jambon tombé d’un camion de transit international au bord d’une autoroute en Europe de l’Est, un canard gras d’une ferme du Sud-Ouest, une forêt de frênes présentant des nécroses du tronc en Haute-Saône, et un médecin chinois sévèrement atteint d’une maladie respiratoire asphyxiante ? À première vue, aucun lien. Et pourtant… À l’origine de ces pathologies touchant différents compartiments du monde vivant, on peut identifier des caractéristiques écologiques et des
communes : des conditions sociales
environnements ayant favorisé
l’émergence et la dissémination des agents microbiens impliqués. Dès lors, les changements d’usages des sols, l’artificialisation des terres, les pertes de biodiversité, les extinctions en cascade, les changements climatiques, le dégel du permafrost ou encore la globalisation des échanges de plants végétaux, d’animaux d’élevage invitent à penser que les crises
sanitaires rythmeront le futur proche et lointain. Ce qui est nommé Anthropocène, apporte dans son sillage les conditions permettant aux microbes de devenir pathogènes et pathologies. En réalité, ces crises sanitaires composent déjà les paysages actuels et quotidiens des pays non occidentaux.
Environnements pathogènes Les successions d’émergences infectieuses et de crises sanitaires constatées ces dernières années entraînent des réponses formulées dans l’urgence, orientées vers l’agent supposément impliqué : le virus ou la bactérie, à travers le déploiement de vaccins ou de traitements. Ces orientations majoritaires visant à lutter contre un « nuisible » isolément, font obstacle à une autre lecture de la crise et à d’autres propositions d’actions sur le long terme. Resituer ces crises dites sanitaires au sein des crises écologiques et sociales qui en ont fait le lit, permet au contraire de s’interroger sur ce qui est révélé par ces émergences : est-ce la pathogénicité de l’agent qui est en cause, ou celle des milieux écologiques et sociaux impliqués ? Quelles caractéristiques sont communes à une ferme-usine de 1 000 volailles, une plantation de résineux et à l’importation massive de végétaux pour les jardins d’agrément ou d’animaux domestiques pour la reproduction ? Les caractéristiques de la plantation : une monoculture monospécifique, fondée sur des
individus issus de quelques clones déracinés et concentrés dans des espaces limités, qu’il s’agisse d’élevages-usines ou de plantations forestières, d’individus sélectionnés non pas dans une logique évolutive classique pour permettre l’amélioration de leur propre survie, mais dans un processus d’amélioration à la faveur d’un tiers (concept de surdomestication). La création de nouvelles promiscuités par le déplacement à l’échelle globale et la « mise en culture » d’espèces animales ou végétales dans des conditions sociales et écologiques radicalement différentes de leurs conditions de vie initiales, complètent ce tableau de plantation et peuvent, notamment, entraîner le déplacement d’agents microbiens sans leur prédateur naturel, et annihiler ainsi des siècles de coévolution, de cohabitation. Ce qu’on peut nommer Plantationocène [1] est ainsi une ère caractérisée par l’homogénéisation du vivant, par l’extraction à grande échelle des individus et des espèces de leurs milieux de vie et des relations composant leurs mondes. Cette homogénéisation externe des milieux de vie entraîne également par continuité un appauvrissement des espèces bactériennes dans nos microbiotes, aboutissant à la généralisation de maladies autoimmunes, d’obésité, etc. Ces simplifications s’accompagnent d’extinctions tant à l’échelle des individus, que des populations ou des espèces. Cette sixième extinction est un processus long, contemporain, composé de pertes progressives, de disruptions de communautés animales et de fonctions écologiques, une perte progressive de mondes [2] . La simplification des principales chaînes trophiques induite par le déclin de certains prédateurs favorise par la suite la prolifération d’espèces
opportunistes (insectes vecteurs, rongeurs généralistes, rats taupiers). Ces écologies simplifiées aboutissent à de véritables environnements réservoirs d’hôtes vecteurs et d’agents microbiens avec des assemblages d’espèces pathologiques, que l’on peut nommer environnements pathogènes. Lexique Hot spot : zone biogéographique, « point chaud » particulièrement concerné par les émergences infectieuses. Ces environnements modifiés se révèlent être des hot spots* d’émergence de maladies infectieuses en tant qu’interfaces entre des zones de biodiversité, des fermes-usines d’animaux domestiques et des mégalopoles très connectées ; du fait d’interactions accrues, ces milieux modifiés sont les parfaits candidats pour l’apparition d’épidémies puis de pandémies. Ainsi, depuis les années 1960, l’Asie du Sud-Est – où se conjuguent déforestation massive, changement d’usages des terres au profit de plantations de palmiers à huile et urbanisation croissante – est le lieu de nombreuses émergences (virus de la dengue, virus Nipah). Ces nouvelles proximités favorisent les passages interspécifiques d’agents infectieux, et l’adaptation des cycles de transmission depuis des cycles forestiers vers des cycles anthropisés. En effet, ces maladies ont souvent été considérées comme un phénomène étranger et envahisseur, devant être stoppé par des barrières, des ségrégations et des quarantaines. Pourtant, chaque émergence nous fait comprendre que les maladies incubent notamment
depuis les animaux domestiqués et les milieux fabriqués par le Plantationocène. Le concept d’environnements pathogènes devient très concret quand des environnements dégradés sont littéralement à l’origine de contaminations infectieuses, notamment par des agents sapronotiques (vivant librement dans les sols ou les milieux aquatiques). Le bacille de l’anthrax est un exemple de germe libéré dans l’environnement par le dégel du permafrost dans la zone arctique. Ces sapronoses peuvent également constituer une importante menace sanitaire lors des méga-feux, qui ont le potentiel de déloger puis de disperser les germes du sol (comme chez les coccidioïdomycoses chez les pompiers à l’été 2022).
Vous avez dit syndémies ? Les environnements pathogènes précèdent et favorisent la prolifération d’un agent et sa rencontre avec un hôte. Mais la transformation de l’émergence infectieuse en pathologie puis en épidémie et en pandémie, dépend aussi de conditions écologiques, sociales et économiques dont les effets se renforcent mutuellement. Le terme syndémie [3] désigne cette aggravation et engendrement mutuel de cycles délétères, de boucles
de
rétroactions
favorisant
successivement
les
émergences, l’exacerbation des maladies, leur constitution en
épidémies, puis en pandémies. Ainsi, lorsque l’épidémie de peste porcine africaine atteignant des élevages de porcs en Chine majore transitoirement la consommation d’autres sources de protéines animales telles que le gibier par la population humaine, multipliant potentiellement les risques de passages inter-espèces du virus SARS Cov2 et son adaptation à l’humain, on peut nommer ce phénomène syndémie multiespèce. Selon ce mécanisme de renforcement synergique, lorsque la maladie à Covid 19 tue majoritairement des personnes
obèses,
diabétiques,
racisées,
originaires
de
banlieues pauvres, du fait de l’intrication de ces pathologies sous-jacentes, d’expositions majorées au Covid 19 dues à l’exercice de métiers à risque, et un moins bon accès aux soins de santé, on peut parler de syndémies humaines et sociales. Reconnaître ces structures sociales qui perpétuent et favorisent les maladies, permet de les atténuer en anticipant de façon systémique ce qu’elles engendrent. Effectuer ces déplacements successifs depuis l’interprétation biologique d’un phénomène vers la reconnaissance de l’influence des milieux écologiques et sociaux, permet d’envisager les « maladies moins comme la conséquence de l’intrusion d’un agent pathogène que comme celle d’une perturbation écologique [4] ».
Concept de crise
Un écueil persiste : l’emploi à tort et à travers du terme de crise qui, d’une part, nous place dans un sens de l’histoire orienté vers la notion de progrès et, d’autre part, « engendre une analyse et des réponses dans l’urgence sans réflexion plus profonde et plus radicale, sans appeler à une réaction plus structurelle.
C’est
bien
parce
qu’on
anticipe
l’avenir
uniquement sous la forme de crise sanitaire, qu’on reconduit les conditions et les possibilités même de ces déséquilibres et ces problématiques de santé [5] ». En effet, le terme de crise est désormais utilisé loin de son sens originel – une situation d’exception appelant des décisions – et désigne désormais un état
normal,
permanent [6] .
L’urgence
et
l’incertitude
deviennent alors constitutives du présent et paralysent les dynamiques : dans cette temporalité modifiée de la crise permanente, tout est devenu réactif. Au contraire, appréhender la crise en tant que remise en cause de l’univers de référence serait l’occasion de se saisir de nouvelles opportunités de transformation radicale : « Comment passer d’une crise de certitude à une expérience d’incertitude [7] ? » Il faudrait rompre avec le mythe du progrès et le solutionnisme technoscientifique en santé. Ne pas se contenter uniquement des réponses dominantes en matière de risques pandémiques (mesures de biosécurité, éradications, etc.). Ne plus s’attacher à cette perspective de maîtrise, de contrôle mais redonner les pleines capacités d’expression des potentialités du vivant [8] . Ouvrir ainsi d’autres « chemins thérapeutiques [9] » en promouvant des prophylaxies écologiques et sociales.
Vers une santé multispécifique Lorsqu’on envisage de centrer la lutte uniquement contre un microbe, cela peut se faire avec un vaccin ou un antibiotique supprimant l’agent « en cause », en se limitant à une lutte biologique. Par contre, dans une perspective écologique et évolutive, la prévention de l’émergence ou de la transmission d’un agent depuis des environnements pathogènes implique des changements structurels et systémiques. Si l’approche One Health* a amorcé ce chemin, en sortant de la vision uniquement
médicale
et
humaine
des
problématiques
sanitaires, c’est l’approche Eco Health*, encore minoritaire, qui apparaît la plus à même de faire aboutir une démarche réellement intégrative. Il s’agit ainsi de penser la santé en termes de relations d’interdépendances multiples entre espèces et de dépendance avec les différents milieux qui composent nos conditions d’habitabilité. Penser la santé depuis les milieux, se placer au niveau de cette conscience de l’appartenance à une communauté biotique élargie, pour aller vers une véritable santé multispécifique : « Fondée sur le continuum sanitaire et épidémiologique
formé
par
les
vivants,
[la
santé
multispécifique] cherche la préservation d’écologies diversifiées et sauvages impliquées dans toute santé humaine. Car la santé n’est que le témoin de la qualité de notre relation à un milieu lui-même relationnel [10] . » Penser la santé en termes d’équilibre transitoire, de compromis toujours renégocié [11] , de coadaptation entre un agent, un individu, un milieu, dans le
temps long de l’évolution, à la fois à l’intérieur de l’organisme et dans l’écosystème extérieur. Penser l’immunité non comme une métaphore guerrière ou une bataille mais comme une « condition d’existence [12] ». Faire ainsi émerger une immunité environnementale, définie par les « conditions écologiques qui réduisent le risque de passages de pathogènes ». De façon pratique, il s’agit d’imaginer les types d’environnements et de relations qui construiraient une santé multispécifique, en expérimentant des territoires de santé partagée, pensant conjointement les enjeux écologiques et sociaux depuis les milieux affectés. Re-territorialiser les problématiques de santé afin de les étudier au sein du socio-écosystème* régional d’émergence permettrait ainsi d’éviter la fragmentation en une multitude de solutions maîtrisables et généralisables, et de travailler sur les vulnérabilités depuis les environnements pathogènes.
Rôles des prédateurs en santé Si le rôle des charognards dans l’évitement de maladies zoonotiques (rage, anthrax, fièvre Q) est reconnu, le rôle essentiel des prédateurs dans la régulation de maladies zoonotiques est encore peu appréhendé. Au sein de chaînes trophiques complètes, potentiellement hôtes
ils régulent des populations ou réservoirs de maladies
infectieuses, à différents niveaux. Prenons l’exemple de la maladie de Lyme, principale maladie à transmission vectorielle par les tiques dans l’hémisphère nord. Les petits
rongeurs étant les hôtes des stades nymphaux des tiques, leur prédation par les renards et les rapaces engendre une réduction
des
capacités
d’alimentation
et
de
développement des différents stades de tiques, permettant in fine une régulation de la maladie de Lyme. La prédation évite également la dispersion de la maladie en évitant les surpopulations qui induisent des extensions de territoire. Concernant la peste porcine africaine, maladie touchant les porcs et les sangliers, non transmissible à l’humain, n’occasionnant que des désordres économiques : en Slovaquie, les zones soumises aux prédations par les loups sont indemnes de maladie. Le mécanisme explicatif sousjacent repose sur la sélection naturelle effectuée par les populations lupines sur les individus malades, tant dans la faune sauvage que domestique. Ces pistes de réensauvagements en santé [13] comportent de nombreuses interrogations. Si les prédateurs jouent un rôle de régulateur dans des écosystèmes intacts, qu’en est-il dans des écosystèmes préalablement appauvris, modifiés et domestiqués ? Quelles capacités à inverser les dynamiques en cours, et dans quels délais ? Face aux conflits fréquents provoqués par la réapparition de certains prédateurs, quelles communautés d’intérêts partagés [14] mobiliser pour trouver des formes de cohabitation ? Par extension, est-ce à travers ce concept de santé multispécifique que des formes de résolutions des conflits entre usages et protection des milieux sont envisageables ?
Lexique One Health/une seule santé : concept qui vise à promouvoir une approche pluridisciplinaire et globale des enjeux sanitaires en croisant la santé humaine, la santé vétérinaire et la santé de l’environnement. Il donne à comprendre la santé du point de vue des interrelations entre les humains et la nature. Eco Health/écologie de la santé : approche foncièrement intégrative s’attachant à comprendre les facteurs favorisant l’expression d’une maladie et à défaire les systèmes pathogènes [15] . Socio-écosystème : notion de système adaptatif complexe permettant de penser conjointement les enjeux écologiques et sociaux et leur coévolution. Composé schématiquement d’un système écologique, d’un système économique, d’un système politique et d’un système socio-anthropologique, depuis l’échelle de la biosphère jusqu’à l’échelle locale.
Plutôt promouvoir des réensauvagements en santé que renforcer la biosécurité ?
Actuellement, les réponses apportées en matière de santé publique peuvent être caractérisées d’anti-biotiques (littéralement, contraires à la vie), au vu du renforcement récent des mesures bio-sécuritaires – qu’il s’agisse d’abattage préventif d’animaux d’élevage, d’éradication de « nuisibles » ou de vecteurs, etc. Or si l’on envisage la santé comme un compromis relationnel au sein d’un milieu de vie, il est contradictoire de tenter d’éliminer les êtres impliqués. Au contraire, on pourrait penser les formes d’attachements et de distances à construire, les barrières à préserver, les manières de revendiquer une garantie d’espaces pour tous les vivants dans une tentative de cohabitation [16] . Ces
perspectives
interventions
nous
encouragent
pro-biotiques,
c’est-à-dire
à
promouvoir des
façons
des
d’agir
favorables à la vie, prenant en compte le caractère évolutif des écosystèmes et des agents infectieux, des hôtes animaux, le temps long nécessaire à la constitution des équilibres. Elles pourraient passer par la mise en place des conditions favorables à la reconstitution de chaînes trophiques diversifiées et complètes, et le retour de certains prédateurs. Les larves d’amphibiens, par exemple, pourraient réduire les populations d’œufs de moustiques, donc le risque de transmission de maladies vectorielles. Un niveau de prédation efficace des populations de loups, de renards ou de rapaces éviterait, quant à lui, la dissémination et la propagation de maladies zoonotiques telles que la peste porcine africaine et la maladie de
Lyme.
Ces
approches,
pouvant
être
qualifiées
de
réensauvagements en santé, consistent à contrer les mécanismes
du Plantationocène : en favorisant les diversités d’écosystèmes, l’hétérogénéité des relations, des modes de vie, en mettant l’accent sur l’autonomie des milieux et des espèces, et en permettant la vie sur un territoire au sein des relations constitutives et coévolutives. Ces réensauvagements aideraient à sortir d’un rapport gestionnaire au vivant, soutiendraient la restauration des processus écologiques naturels et spontanés, favorisant
l’expression
des
potentialités
du
vivant
par
atténuation des contraintes anthropiques et laissant advenir des paysages sauvages induisant concrètement l’inversion des déclins
de
biodiversités [17] .
Il
s’agit
de
permettre
aux
écosystèmes et êtres vivants de reprendre des régulations dynamiques spontanées pour évoluer avec les conditions changeantes présentes et à venir. Ces réensauvagements dessinent ainsi les pistes de luttes contre le Plantationocène, contre la disparition des mondes écologiques, sociaux et culturels favorables à la diversité de la vie sur Terre, en expérimentant ce que réduire notre empreinte sur les trajectoires des milieux et des vivants impliquerait pour nos propres évolutions.
Et maintenant ? La lecture des crises comme des ruptures
d’équilibres,
la recherche d’éléments déterminants communs aux diverses émergences infectieuses ponctuant notre siècle et la mise
en avant d’une perspective écologique et évolutive permettent d’envisager une compréhension des émergences et des pandémies
sur
le
temps
long
et
depuis
les
milieux,
ainsi que leur réelle prévention. Dans cette ère où les maladies infectieuses réenvahissent l’espace commun, plutôt que les métaphores guerrières autrefois mobilisées, plutôt que le renforcement de mesures bio-sécuritaires et la fermeture des « frontières », il est fondamental de penser la santé comme un compromis relationnel, de réfléchir en termes d’affectations réciproques des corps et des écosystèmes et d’expérimenter l’incertitude, en faisant advenir une santé multispécifique.
Bibliographie À lire : Marie-Monique ROBIN et Serge MORAND, La Fabrique des pandémies. Préserver la biodiversité, un impératif pour la santé planétaire, La Découverte, Paris, 2021. Thom VAN DOOREN, En plein vol. Vivre et mourir au seuil des extinctions, Wildproject, Marseille, 2021.
Virginie MARIS. La Part sauvage du monde. Penser la nature dans l’Anthropocène. Le Seuil, Paris, 2018.
Notes du chapitre [1] ↑ Donna Haraway et al., « Anthropologists are talking – about the Anthropocene », Ethnos, vol. 81, n° 3, 2016, p. 535-564 ; voir aussi Donna Haraway, 2016 [2015], « Anthropocène, capitalocène, plantationocène, chthulucène. Faire des parents », Multitudes, vol. 4, n° 65, p. 75-81 ; Malcom Ferdinand, Une écologie décoloniale. Penser l’écologie depuis le monde caribéen, Le Seuil, Paris, 2019 ; Christine Chivallon, « Plantationocène. La culture de plantation matrice de l’anthropocène (entretien avec Bérénice Gagne) », A°2021, École urbaine de Lyon, p. B17-B-23, 2021. [2] ↑ Thom Van Dooren, En plein vol. Vivre et mourir au seuil des extinctions, Wildproject, Marseille, 2021. [3] ↑ Richard Horton, « Offline : COVID-19 is not a pandemic », The Lancet, vol. 396, 26 septembre 2020, p. 874. [4] ↑ Alexis Zimmer, « Collecter, conserver, cultiver des microbiotes intestinaux », Écologie & Politique, vol. 1, n° 58, 2019, p. 139. [5] ↑ Didier Fassin (dir.), La Société qui vient, Le Seuil, Paris, 2022. [6] ↑ Myriam Revault d’Allones, « Ce que dit la “crise” de notre rapport au temps », Vie sociale, vol. 2, p. 39-51. [7] ↑ Ibid., p. 47. [8] ↑ Baptiste Morizot. Raviver les braises du vivant, Actes Sud, Arles, 2020. [9] ↑ Patrick Giraudoux, « Équilibre écologique et santé des écosystèmes : entre mythe biologique et consensus social », HAL, mis en ligne le 5 mars 2017. [10] ↑ Léna Balaud et Antoine Chopot, Nous ne sommes pas seuls. Politique des soulèvements terrestres, Le Seuil, Paris, 2021. [11] ↑ Mars Daeron, L’Immunité, la vie. Pour une autre immunologie, Odile Jacob, Paris, 2021.
[12] ↑ Ibid. [13] ↑ Camille Besombes, « Réensauvagements : vers une conception écologique et relationnelle de la santé », Terrestres, mis en ligne le 29 juillet 2022. [14] ↑ Frédéric Lagarde, association Les Champs des possibles. [15] ↑ Gil Bartholeyns, Le Hantement du monde, op. cit. ; Serge Morand et JeanFrançois Guégan, « De One Health à Ecohealth, cartographie du chantier inachevé de l’intégration des santés humaine, animale et environnementale », Iddri, mis en ligne mai 2020. [16] ↑ Gil Bartholeyns, Le Hantement du monde. Essai sur le Pathocène, éditions Dehors, Belvaux, 2021. [17] ↑ Camille Besombes, « Réensauvagements : vers une conception écologique et relationnelle de la santé », art. cit.
Rongés : la fabrique sociale et écologique des cancers Zoé Rollin Sociologue, université Paris Cité
Le cancer frappe et tue. Beaucoup. Chaque année, en France, un peu plus de 380 000 nouveaux diagnostics de cancer sont posés et environ 160 000 personnes décèdent des suites de cette maladie (INCa). L’incidence a presque triplé entre le milieu des années 1990 et aujourd’hui quand la population, elle, n’a augmenté que de 20 %. Nous sommes bien en pleine épidémie de cancer, même si ces mots sont rarement, sinon jamais, prononcés par les autorités sanitaires.
« Vouloir mettre la responsabilité sur la pollution environnementale ou sur l’exposition professionnelle, c’est possiblement détourner nos concitoyens des messages importants : le tabac, c’est 20 % des cancers ; l’alcool, 8 % et l’alimentation déséquilibrée et le manque d’activité physique, un peu plus de 10 %. » Jean-Baptiste Méric, Institut national du cancer, sur actu.fr/
xpliquer la survenue d’un cancer consiste pour la plupart des gens à chercher des comportements individuels « condamnables », mélangeant informations scientifiques et fake news. Un cancer du poumon ? Mais t’as vu comment tu
E
clopes, aussi… Un cancer digestif ? Vu comment tu charges tes apéros, ça ne m’étonne pas… Ces assertions sont réductrices à plus d’un titre. Déjà, c’est oublier que la survenue d’un cancer s’explique toujours de manière multifactorielle. Par ailleurs, un cancer se développe sur le temps long et résulte de l’interaction entre un individu (et ses particularités physiologiques) et des expositions environnementales *. Parler de « responsabilité individuelle » laisse penser que nous serions toutes et tous égaux face aux risques de cancer. En 2008, déjà, la Cour des comptes estimait que le taux de mortalité par cancer était dix fois plus important chez les ouvriers et employés que chez les cadres ! La force de ces inégalités ne s’est pas atténuée depuis. Tant l’incidence* que la mortalité, en passant par le vécu de la période de traitements, sont façonnés par le milieu social de la personne touchée par la maladie. Lexique Expositions environnementales : ensemble des expositions auxquelles les individus peuvent être exposés dans leurs lieux de vie. Incidence (ou taux d’incidence) : nombre de nouveaux cas d’une pathologie x rapporté à une population de référence. C’est une mesure clé en épidémiologie. Expositions professionnelles : ensemble des expositions (substances inhalées, touchées…) subies par des travailleurs
dans le cadre de leurs activités de travail. Il est donc crucial d’identifier les facteurs de risques collectifs, notamment les expositions professionnelles* et environnementales*, tout en questionnant le rôle de l’État, afin de réfléchir à la fabrique sociale des cancers et ses connexions avec les enjeux écologiques.
Le cancer, une maladie qui s’explique uniquement du fait de comportements individuels ?
Ludovic est né en 1960 en région parisienne, dans une fratrie de quatre enfants, d’un père électricien et d’une mère femme au foyer. Dès le plus jeune âge, il se passionne pour la réparation automobile, notamment parce qu’il y est initié par ses cousins et son père. Il s’oriente vers le métier de carrossier, puis se spécialise dans la peinture. Pendant plus de trente ans de vie professionnelle, il passe une bonne partie de ses journées à peindre des voitures. L’ambiance est bonne à l’atelier mais le rythme est stressant : il faut aller vite. Tellement vite que se protéger est souvent secondaire. Il porte néanmoins toujours un masque dans l’atelier : il n’y a pas d’aspiration et ça pique la gorge quand on respire.
Ludo a toujours vu son oncle mécanicien avec une clope au bec. Après avoir vaguement crapoté avec les copains, il a laissé tomber. Ludo tousse souvent, mais ne se plaint pas : l’important, c’est de bosser, de mettre du cœur à l’ouvrage. Et puis, le travail, c’est la santé, non ? Trois ans avant la retraite, Ludo a souvent des quintes de toux qui l’étouffent. Le verdict de la visite médicale annuelle tombe comme un couperet : Ludo est devenu fortement allergique aux isocyanates, une famille de produits chimiques auxquels il est exposé tous les jours sans vraiment le savoir. Ses poumons sont abîmés et il doit cesser brutalement son métier. Quatre ans plus tard, le diagnostic de cancer du poumon à un stade avancé est posé. Dans son entourage, personne ne comprend… Pourtant, Ludo, tu ne fumais pas ? Une structure le contacte pour lui proposer une démarche de reconnaissance en maladie professionnelle, la proposition le bouleverse : comment ce travail qu’il aimait tant, auquel il a donné une partie de sa vie a-t-il pu le rendre malade ?
Cette histoire illustre bien comment le cancer survient au croisement de plusieurs inégalités. Ludo, en tant que carrossier, donc ouvrier, appartient à une classe sociale qui court plus le risque de développer un cancer que celle des cadres. Il n’y a pas une seule raison à cela mais bien une pluralité de facteurs qui s’imbriquent. D’abord, des facteurs liés au positionnement socialement situé face aux enjeux de santé. Ludo, face à ses symptômes, consulte tardivement : c’est le reflet d’un rapport à
la santé plus curatif que préventif, a contrario des milieux sociaux favorisés qui développent plus souvent un rapport préventif, se traduisant par des pratiques d’autosurveillance du corps [1] favorisant le diagnostic précoce. Ces inégalités sociales se croisent avec les inégalités territoriales : la répartition inéquitable de l’offre de soins sur le territoire est connue, où les centres urbains s’opposent fréquemment aux territoires ruraux (une situation récente) [2] . Or le dépistage organisé ne permet pas de réduire pleinement ces inégalités sociales. Tout au long de la chaîne médicale, du diagnostic au soin, des différentiels de traitements importants entre milieux sociaux existent, en matière de cancer [3] comme pour le reste des situations de santé [4] . Par ailleurs, les éléments qui peuvent être interprétés comme individuels sont aussi socialement situés (comme la consommation de tabac ou d’alcool) et s’expliquent tant par la socialisation de chaque personne que par les cultures professionnelles. Par ailleurs, si les personnes de l’entourage de Ludo sont si étonnées qu’il développe un cancer du poumon en étant non fumeur, c’est qu’elles ignorent, comme la majeure partie de la population, que le cancer est la principale cause de mortalité en lien avec le travail, représentant 100 000 à 130 000 décès par an [5] à l’échelle de l’Union européenne. Ludo subit des expositions professionnelles depuis ses quinze ans et son apprentissage, dans un environnement concerné par la polyexposition à des toxiques industriels. Comme 90 % des personnes travaillant dans la réparation automobile [6] , il a été exposé à des cancérogènes. Et comme souvent dans les petits garages, les
équipements de protection collective * ne sont pas tous installés ; la protection repose principalement sur le port des équipements de protection individuelle*, lorsqu’ils sont disponibles. Lexique Équipement de protection individuelle : selon le code du travail, ce sont des « dispositifs ou moyens destinés à être portés ou tenus par une personne en vue de la protéger contre un ou plusieurs risques susceptibles de menacer sa santé ou sa sécurité ». Leur utilisation est complémentaire des autres mesures de prévention (retrait des toxiques, équipements de protection collective). Équipement de protection collective : tout élément, mis en place par l’employeur, permettant d’assurer la protection des salariés vis-à-vis des risques professionnels. Plus de détails sur inrs.fr. L’enquête
nationale
Sumer
(Surveillance
médicale
des
expositions des salariés aux risques professionnels) 2017 estime que 11 % des salariés sont exposés à des substances ou procédés cancérogènes, avec une surreprésentation chez les ouvriers (43,6 %). Comment l’expliquer ? Depuis le XVIIIe siècle, la responsabilité du travail dans la survenue de certains cancers a pu être identifiée, mais elle est toujours fortement invisibilisée. À titre d’exemple, les registres de cancer du réseau Francim, qui permettent d’estimer le nombre de nouveaux cas, ne couvrent qu’un peu plus de 20 % de la population française et ne comportent pas d’information sur les facteurs de risque professionnels ou environnementaux auxquels un individu a été exposé. De surcroît, en fonction du secteur d’activité mais aussi
du sexe, les perceptions varient fortement : certaines situations d’exposition sont particulièrement invisibilisées, comme les emplois massivement féminins (notamment le secteur du nettoyage).
La construction d’un risque socialement acceptable À l’heure des certifications permanentes, une substance reconnue comme cancérogène n’est-elle pas systématiquement interdite ? Eh bien, non. L’Institut syndical européen estime qu’environ 1 500 toxiques cancérogènes et/ou reprotoxiques sont autorisés aujourd’hui [7] . En dehors de l’amiante, dont l’usage est interdit, la plupart des cancérogènes sont autorisés en milieu de travail mais leur utilisation est encadrée par des valeurs limites d’exposition.
Or
cet
encadrement
est
critiquable
pour
deux raisons principales. D’abord, la valeur limite d’exposition ne suffit pas à prévenir : la suppression ou la substitution de l’agent cancérogène devrait être la priorité. Par ailleurs, la définition de ces valeurs est le résultat d’un compromis social, variable en fonction des pays et des époques. L’État privilégie la réparation à la prévention primaire, c’est-à-dire la suppression à la source des cancérogènes. La loi de 1898 sur la réparation des accidents
du
travail,
étendue
en 1919
aux maladies
professionnelles, permet aux salariés d’être indemnisés. Mais le parcours de reconnaissance est complexe, tant sur le plan du
montage du dossier que sur celui du vécu de cette démarche par le travailleur lui-même [8] . Face à cela, des structures comme les Groupements d’intérêt scientifique pour les cancers d’origine professionnelle sont mobilisées pour mettre un coup de projecteur sur le poids du travail dans l’épidémie de cancer. Ceci concerne les cancérogènes avérés. Il existe aussi toute une série de substances, mobilisées en milieu de travail, dont la dangerosité reste questionnée. David Michaels, chercheur et ancien directeur de l’Occupational Safety and Health Administration (Osha), a montré comment certains travaux scientifiques nourrissent l’incertitude concernant les liens entre expositions et cancers [9] . En s’appuyant sur ces travaux, les industriels parviennent à empêcher le durcissement des réglementations visant la prévention des cancers. Le poids des lobbies dans les grandes instances décisionnelles (par exemple, la Commission européenne) participe à ce que l’on appelle la fabrique de l’ignorance : telle substance est classée « cancérigène probable » plutôt que « certain/avéré », ce qui permet de poursuivre la commercialisation de nombreux « toxiques légaux [10] » au lieu de les interdire. Le rôle des industriels du tabac dans la construction du doute autour de la responsabilité du tabac dans le développement du cancer est emblématique de ce processus [11] . Pourquoi agissent-ils ainsi ? La recherche du maintien de la croissance, du profit et de la santé… des entreprises.
« La santé des travailleurs est la sentinelle de la santé environnementale [12] » Il était une fois l’Orbiel, un fleuve ayant creusé une jolie vallée de l’Aude. Ce paysage splendide cache une bien triste mine. Dans tous les sens du terme. Ouverte à la fin du
XIXe siècle,
la société
des Mines et produits chimiques de Salsigne (MPCS) est l’une des plus grandes mines d’or et d’arsenic dans le monde, jusqu’en 2005, lorsqu’elle cesse son activité. L’extraction de l’or suppose le broyage de roches qui engendre d’autres manières minérales, comme l’arsenic, dont la toxicité est connue depuis l’Antiquité, inscrit dans les tableaux de maladie professionnelle depuis 1942, classé comme cancérogène avéré par le Centre international de recherche sur le cancer (Circ). Après l’alerte donnée par des médecins traitants de la Sécurité sociale minière au début des années 1980, une étude épidémiologique met en évidence en 1989 le lien statistiquement avéré entre l’exposition aux poussières et les cancers broncho-pulmonaires des mineurs. Henri Pézerat, alors directeur de recherches au CNRS, chimiste et toxicologue, démontre la toxicité pulmonaire des dérivés d’arsenic utilisés dans le procédé pyrométallurgique. Il y a donc un premier niveau de contamination : celui des travailleurs directement exposés. Au début des années 1990, la MPCS change le procédé d’extraction de l’or et le remplace par un procédé à froid d’hydrométallurgie par cyanuration, particulièrement toxique pour l’environnement du fait de boues résiduelles
chargées en arsenic et cyanures. Ces boues sont stockées dans des bassins, appelés « plages ». À l’époque, Henri Pézerat alerte les pouvoirs publics sur les dangers en cas d’incident. Les différentes inondations qui ont eu lieu depuis lui ont donné raison et signent un deuxième niveau de contamination : celle de l’environnement et des riverains [13] . La vallée de l’Orbiel est à présent considérée comme le site naturel le plus pollué de France. Une étude réalisée en 2001 par l’Institut national de veille sanitaire (INVS) révèle un excès significatif de mortalité par cancer du pharynx (de + 106 %) pour la population exposée. Après un épisode de forts orages en 2018, les écoles de trois villages ont été détruites par des boues torrentielles chargées à l’arsenic. L’Agence régionale de santé (ARS) a longtemps nié toute situation problématique pour se réveiller en mars 2019, en se limitant à délivrer des mesures de santé publique à l’échelle individuelle (ne pas consommer de légumes poussés dans les jardins, se laver les mains…), sans donner les moyens à des recherches indépendantes de tracer méthodiquement les lieux et les personnes développant des pathologies. Max Brail, maire de la commune de Lastours et ancien métallurgiste à la fonderie de la mine, le répète avec colère : « On a rasé, on a enterré et effacé les traces. » Les déchets toxiques ont été enfouis, sans qu’une dépollution n’ait été mise en œuvre. À Salsigne, les enfants d’aujourd’hui sont menacés de développer des cancers qui seront les traces des pollutions industrielles d’autrefois et du manque d’action volontariste de l’État.
Et maintenant ?
Questionner la fabrique sociale et écologique des cancers, c’est interroger le lien entre l’épidémie de cancer et le système économique dans lequel nous vivons. Le tabagisme tue… Mais le capitalisme aussi. Connu depuis l’Antiquité, le cancer connaît une incidence croissante depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale,
en
lien
pétrochimiques [14] .
étroit Or
le
avec
l’essor
développement
des
industries
industriel
est
intimement lié à celui du capitalisme. Aussi, à la notion d’« anthropocène », on préférera celle de « capitalocène » pour souligner le fait que ce n’est pas tant l’activité humaine qui menace les écosystèmes mais bien le mode de production capitaliste [15] , lui-même très largement associé au patriarcat. En effet, les travaux des écoféministes affirment l’existence d’un « lien historique entre la disqualification violente des dimensions féminines de l’existence et la destruction de la nature à laquelle ces dernières ont été associées de manière négative [16] ». Les pathologies individuelles et humaines peuvent être le symptôme de désordres sociétaux et écologiques plus vastes. L’épidémie de Covid-19 est la caisse de résonance d’une emprise humaine de plus en plus forte sur les espaces sauvages. L’épidémie de cancer peut être vue comme le symptôme d’une société rongée par le capitalisme patriarcal, dans un contexte de forte inertie de l’État.
Bibliographie À écouter Michel POMARÈDE, « Voyage au centre de la terre. Épisode 1 : Salsigne : la mine dort, l’arsenic veille », LSD, la série documentaire, France Culture, diffusé le 13 janvier 2020.
À voir LA MIDINALE, « Pierre PÉZERAT, “Les Sentinelles” », mise en ligne le 8 novembre 2017. Catherine POZZO DI BORGO, Les Vaches bleues, L’Harmattan DVD, 1991.
À lire : Annie THÉBAUD-MONY, La Science asservie. Santé publique : les collusions mortifères entre les industriels et les chercheurs, La Découverte, Paris, 2014. Célia IZOARD et Ariane HUGUES, « Cancer. L’art de ne pas regarder une épidémie », Z. Revue itinérante d’enquête et de critique
sociale, n° 13, 2020, p. 94-99. Anne MARCHAND et Ariane HUGUES, « Si vous allez mourir, tapez étoile. Lutter pour faire reconnaître les cancers professionnels », Z. Revue itinérante d’enquête et de critique sociale, n° 13, 2020, p. 100-107.
Notes du chapitre [1] ↑ Patrice Pinell, Naissance d’un fléau. Histoire de la lutte contre le cancer en France (1890-1940), Métailié, Paris, 1992. [2] ↑ Audrey Mariette et Laure Pitti, « Covid-19 en Seine-Saint-Denis (1/2) : quand l’épidémie aggrave les inégalités sociales de santé », Métropolitiques, mis en ligne le 6 juillet 2020. [3] ↑ Benjamin Derbez et Zoé Rollin, Sociologie du cancer, La Découverte, Paris, 2015. [4] ↑ Maud Gelly et Laure Pitti, « Une médecine de classe ? Inégalités sociales, système de santé et pratiques de soins », Agone, n° 58, 2016, p. 7-18. [5] ↑ Tony Musu et Laurent Vogel (dir.), « Cancer et travail. Comprendre et agir pour éliminer les cancers professionnels », ETUI, 2018, disponible en ligne. [6] ↑ Dares, « Chiffres clés sur les conditions de travail et la santé au travail », Synthèse-stat n° 37, août 2021. [7] ↑ Tony Musu, « Reach : quel bilan pour les travailleurs à mi-parcours ? », HesaMag, le magazine de l’Institut syndical européen, n° 8, second semestre, 2013. [8] ↑ Voir notamment : Anne Marchand, « Quand les cancers du travail échappent à la reconnaissance : les facteurs du non-recours au droit », Sociétés contemporaines, vol. 2, n° 102, 2016, p. 103-128 ; « Reconnaissance et occultation des cancers professionnels. Le droit à la réparation à l’épreuve de la pratique (Seine-Saint-Denis) », thèse de doctorat en histoire, sous la direction de Nicolas Hatzfeld et Pierre Fournier, soutenue le 22 mars 2018, université Paris-Saclay. [9] ↑ David Michaels, The Triumph of Doubt : Dark Money and the Science of Deception, Oxford, Oxford University Press, 2020. Ces travaux américains trouvent un écho direct dans la réalité française. Voir notamment : Annie Thébaud-Mony, La Science asservie.
Santé publique : les collusions mortifères entre les industriels et les chercheurs, La Découverte, Paris, 2014 ; Emmanuel Henry, Ignorance scientifique et inaction publique. Les politiques de santé au travail, Les Presses de Sciences Po, Paris, 2017. [10] ↑ Henri Boullier, Toxiques légaux. Comment les firmes chimiques ont mis la main sur le contrôle de leurs produits, La Découverte, Paris, 2019. [11] ↑ Robert N. Proctor, Golden Holocaust. La conspiration des industriels du tabac, Éditions des Équateurs, Paris, 2014. [12] ↑ Dans une émission radiophonique diffusée sur France-Culture en 2000, Henri Pézerat explique ainsi ce qu’il entend par cette notion de « sentinelle » : « Le lien entre travail, santé et environnement, c’est un lien qu’on ne peut pas ne pas faire parce que les ouvriers en milieu de travail sont, au niveau des risques, les sentinelles du milieu environnemental. C’est eux qui reçoivent les premières atteintes, c’est chez eux que les atteintes sont les plus nombreuses et les plus fortes et, je dirais aussi, les plus faciles à repérer. Par contre, dans l’environnement, il y a des atteintes de même type, mais plus diluées, sur des populations beaucoup plus grandes, qu’il est donc plus difficile de mettre en évidence. […] On ne pourra pas aborder correctement les risques de l’environnement tant qu’on ne développera pas, parallèlement et de façon intensive, le problème de la toxicologie et des risques en milieu de travail. ». Retranscription d’un extrait de l’émission Terre à terre de Ruth Stegassy du 10 juin 2000, disponible en ligne. [13] ↑ Par ailleurs, le four de l’usine a été mis à disposition, avec le soutien financier de l’État, pour incinérer des milliers de tonnes de déchets chargés en métaux lourds venant de toute la France et de pays limitrophes. [14] ↑ Cet essor a participé à ajouter des millions de composants dangereux aux risques toxiques identifiés de longue date (silice, fer, plomb, amiante…). [15] ↑ Andreas Malm, L’Anthropocène contre l’histoire. Le réchauffement climatique à l’ère du capital, La fabrique, Paris, 2017. [16] ↑ Émilie Hache, « Nées de la terre. Un nouveau mythe pour les terrestres », Terrestres, mis en ligne le 30 septembre 2019. Selon Carolyn Merchant, l’essor du capitalisme entretient des liens étroits avec la révolution scientifique (XVIe-XVIIIe siècles) qui transforme la nature en un bien à exploiter. Pour plus de développements, voir la contribution de Jeanne Burgart-Goutal dans cet ouvrage.
La santé des travailleurs est-elle soluble dans la santé environnementale ? Annie Thébaud-Mony Sociologue, Inserm
Issue d’une définition très consensuelle et quelque peu aseptisée de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), très prisée des institutions de santé publique, l’expression « santé environnementale » sert à désigner, de façon imprécise, la manière dont des facteurs de risques environnementaux affectent la santé humaine. Le travail en fait-il partie ?
D
ans les usines, dans les mines ou dans les champs, dans les vastes espaces industriels et commerciaux baignés dans une pollution extensive liée notamment aux activités chimiques et aux émanations de gaz d’échappement, les premières victimes des risques industriels sont les travailleurs euxmêmes. Pourtant, l’agenda politique en matière d’environnement est totalement muet sur la santé de ceux qui sont en première ligne de ces formes de pollution : amiante, radioactivité, pesticides, plomb, benzène, trichloréthylène...
Cette
énumération
pourrait
se
poursuivre
sans
fin !
À l’évidence, comme le montre le journaliste Fabrice Nicolino, l’« empoisonnement universel [1] » auquel l’essor de l’industrie chimique condamne l’humanité atteint en premier lieu les travailleurs. Contre un salaire souvent bien inférieur au Smic, les travailleurs et travailleuses les plus essentiels – mais les moins considérés – sont souvent invisibles : des éboueurs aux nettoyeurs, des ouvriers intervenant en sous-traitance dans la maintenance des centrales nucléaires aux ouvriers impliqués dans la gestion des déchets pompeusement baptisée « recyclage », des soignantes aux travailleuses et travailleurs saisonniers de l’agriculture intensive, sans parler des opératrices des centres d’appel, ou des employés des plateformes (livreurs, chauffeurs et autres emplois de service). Comment se fait-il que le travail et les travailleurs soient à ce point inexistants dans les politiques publiques environnementales et les discours écologiques ? Pour comprendre, il faut interroger le travail lui-même et ses transformations, notamment au fil des trente dernières décennies.
Emploi ou travail ?
La question environnementale a émergé dans le contexte social et politique des années 1990 marqué par une sorte d’escamotage du travail (et des travailleurs), au point qu’un rapport officiel a pu acter sa disparition [2] . Dans le même temps, et face à la montée du chômage, l’emploi est lui-même devenu le mort d’ordre des politiques salariales mais aussi des revendications syndicales. L’activité de travail proprement dite est devenue invisible, ou secondaire, face à l’impératif de demeurer ou redevenir « actif ayant un emploi », selon la catégorisation de l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee), désignant ainsi les « détenteurs d’emploi » par opposition aux « demandeurs d’emploi ». En rupture avec les compromis sociaux de l’après-Seconde Guerre mondiale, l’organisation néolibérale du travail s’est radicalisée. La pression des marchés financiers a encouragé la remise en cause des droits des travailleurs – en termes d’emploi, de salaire et de protection sociale – permettant la diffusion d’une insécurité qui ne cesse de gagner du terrain. Les choix politiques d’organisation productive et de division sociale et internationale du travail sont toujours imposés comme inéluctables. Le ressort en est la mise en concurrence des travailleurs entre eux : ceux issus de générations ouvrières ayant conquis par leurs luttes le droit à la sécurité économique, à la vie, à la santé, à la dignité, sont mis en concurrence avec les travailleurs à « bas coût » – d’autres continents, d’autres pays, où les dirigeants des firmes multinationales font reposer leurs quêtes de profit sur leur exploitation, qu’ils soient adultes ou enfants, hommes ou femmes, toujours interdits de droits.
Entre 1990 et 2010, des politiques de précarisation sociale ont été mises en œuvre. Sous couvert de flexibilisation incontournable du marché de l’emploi, le recours à la soustraitance et à l’intérim a produit partout en France des inégalités d’emploi, de conditions de travail, de droit et d’accès aux droits, entre des travailleurs permanents des sites industriels de grands groupes et des travailleurs de plus en plus précaires. La
délocalisation
des
activités
industrielles
toxiques
dangereuses s’est faite des pays aux réglementations les plus avancées en matière de droits et de santé, comme la France l’était encore jusqu’à récemment, vers des pays gouvernés par des régimes autoritaires, tel le Brésil au temps de la dictature militaire et du « miracle économique brésilien » (années 19601970). Ce processus a permis le déplacement massif des activités
industrielles
dangereuses
:
extractivisme [3] ,
agriculture intensive, industries polluantes. Puis les schémas néolibéraux imposés par le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale ont pris le relais. L’exemple le plus souvent cité est la mise en coupe réglée de la forêt amazonienne. Mais, sans mauvais jeu de mots, c’est l’arbre qui cache la forêt ! Tant les multinationales de l’amiante que celles de la chimie – dont certaines sont françaises (Saint-Gobain pour l’amiante, Rhodia-Rhône-Poulenc pour la chimie) – ont pratiqué ce que nous appelons le « double standard » : ce qui est mauvais pour nous est bon pour vous. Une même firme peut, par exemple, se
conformer à l’interdiction de l’usage de l’amiante en France à partir de 1997 et continuer à exploiter et transformer ce produit dans d’autres pays. Cette stratégie du « double standard » s’appuie sur la précarisation des travailleurs. Au Brésil, elle dépend de la sous-traitance de travail humain appelée « terceirização » (faire faire par des tiers), qui fait basculer vers le travail dit informel des pans entiers du salariat. Ces travailleurs pauvres n’ayant plus d’existence légale, les maux qui les frappent disparaissent aussi des statistiques brésiliennes et mondiales des accidents du travail et des maladies professionnelles. De façon structurelle et généralisée, en France,
la
sous-traitance
invisibilise
également
tant
les
conséquences sanitaires d’activités productives gravement polluantes que les travailleurs chargés des tâches dangereuses, notamment dans la maintenance des installations industrielles (le cas de la sous-traitance de la maintenance des centrales nucléaires est emblématique [4] ). Alors que le chômage ne cesse de prendre de l’ampleur en Europe, l’emploi est la raison invoquée de façon quasi incantatoire par les décideurs, publics et privés, pour justifier la destruction de tout rempart juridique à la précarisation sociale du travail et de la santé des travailleurs. Celle-ci répond à l’exigence patronale de la mise à disposition planétaire d’une main-d’œuvre corvéable à merci et des ressources matérielles, dans les conditions imposées par les dirigeants et actionnaires des firmes multinationales.
L’emploi est aussi constamment mis en avant pour interdire tout débat public sur les choix productifs. Par exemple, la crise du marché des céréales, du fait de la guerre en Ukraine déclenchée en février 2022, est utilisée pour disqualifier toute forme d’agriculture affranchie des modes de production agroindustriels dominés par la chimie des agro-toxiques. Cette agriculture intensive est fondée sur des formes de servitude qui renouent – y compris en France ou en Espagne – avec la logique latifundiaire présente dans de nombreuses régions du monde : un maître sans visage, des ouvriers saisonniers migrants endettés, donc captifs, des managers chargés de faire régner, autoritairement, la « paix sociale ». Ces formes à la fois anciennes et nouvelles de servitude permettent de faire disparaître des statistiques gestionnaires et du débat public les travailleurs eux-mêmes (saisonniers, intermittents, intérimaires, etc.) et le travail vivant qui est le leur.
Le cas des producteurs de fruits et légumes À partir d’une enquête sociologique de longue durée [5] , Frédéric Décosse éclaire les conditions de travail et d’exposition professionnelle à des risques toxiques de ceux qui produisent les fruits et légumes vendus par les multinationales de la grande distribution. Ces producteurs invisibles, qui sont-ils ? Ce
sont les travailleurs migrants, saisonniers agricoles embauchés dans le cadre de contrats très particuliers relevant d’un régime spécifique de l’Office des migrations, qui permet à des exploitants agricoles de recruter temporairement puis de renvoyer vers leurs pays d’origine des travailleurs originaires notamment du Maghreb, de pays d’Europe de l’Est, d’Amérique centrale. Surexploités, surexposés dans leur activité de travail à un cumul de contraintes (pression temporelle et hiérarchique, pénibilité) et de risques physiques et chimiques, ces travailleurs ne laissent pas de trace. Un collectif intersyndical et associatif, le Collectif de défense des travailleur·euse·s étranger·ère·s dans l’agriculture [6] , a cependant pu obtenir de haute lutte la reconnaissance en accident de travail ou maladie professionnelle de quelques-uns d’entre eux. En comparaison de ces quelques cas ainsi rendus visibles, combien de travailleurs migrants rentrent au pays handicapés ou malades du fait de leur travail, mais sans capacité de faire valoir leurs droits ? Les carences de données françaises en ce domaine sont socialement construites, à partir de l’invisibilisation du travail agricole, de ses producteurs et des maux dont ils souffrent. Leur invisibilité permet aux autorités sanitaires de continuer, notamment, à cultiver le doute sur les effets toxiques des pesticides. Ainsi, le 1er février 2018, dans une séance du Sénat, Agnès Buzin, ministre de la Santé, s’est dite défavorable à la création d’un fonds d’indemnisation des victimes de pesticides (qui serait alimenté par les fabricants d’agro-toxiques), au motif qu’il n’y a pas encore assez de données « prouvant » la toxicité de ces produits.
La disparition du travail et des risques L’absence du travail en tant que dimension primordiale de tout environnement humain rend quelque peu artificielle la question de la « santé environnementale ». Car derrière les discours sur la transition énergétique s’imposent les logiques de production nucléaire, pétrolière et d’autres énergies fossiles. Dans ces discours, les conditions de travail souvent dangereuses d’une part des travailleurs impliqués dans ces procès de production
n’apparaissent
pas.
La
logique
dominante,
économique, doublée d’une référence incantatoire à l’emploi, tend
à
interdire
toute
contestation
d’une
organisation
productive, qui condamne les travailleurs, leur descendance et les riverains à subir les effets cancérogènes, mutagènes et tératogènes de la radioactivité et des autres risques inhérents à l’exploitation de ces différentes sources énergétiques. L’histoire de l’amiante illustre le primat des logiques productives sur les enjeux sanitaires et sociaux. Dès les années 1970, le livre du collectif intersyndical des universités Jussieu Danger ! Amiante établit un premier décompte dramatique des victimes de maladies liées à l’amiante en France et dans le monde, tout en lançant l’alerte sur les stratégies patronales de désinformation et en présentant les luttes naissantes. Les dirigeants de cette industrie florissante mais mortelle ont, en toute connaissance de cause, imposé au monde, depuis les
années 1920-1930, le « tout-amiante » comme s’il n’y avait pas d’alternative. Les générations actuelles et futures font et devront faire face aux coûts humains, économiques et environnementaux de l’utilisation de l’amiante, dont on commence seulement à prendre la mesure. Or il existait des alternatives à cette fibre mortelle, notamment d’autres matériaux de construction non toxiques. Mais cela aurait brisé le monopole exercé par le cartel des industriels de l’amiante sur un gigantesque marché. Il faut désormais assumer collectivement les conditions et le coût d’un démantèlement des équipements contaminés et de la gestion des déchets, en limitant autant que faire se peut les dangers dus à la contamination l’environnement.
–
des
travailleurs,
Aujourd’hui,
tant
mais
d’un
aussi
point
de
de vue
économique que juridique, les industriels responsables de cette catastrophe sanitaire et écologique ne sont comptables d’aucune de ces charges, tandis que des organisations internationales peinent à interdire la fibre mortelle dans les pays d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine, où elle continue d’être largement utilisée.
Face à la mort due au travail, des inégalités sociales invisibilisées
La division sociale et internationale du travail et des risques s’accompagne d’un creusement sans fin des inégalités sociales face à la mort et la maladie. Ces inégalités, pourtant, demeurent un angle mort des politiques publiques du travail. Au mépris des principes généraux de prévention issus de la Directive-Cadre européenne de 1989 sur la santé au travail, qui consacre l’obligation de sécurité des chefs d’entreprise contre toute atteinte à la santé des travailleurs, le patronat français impose la négociation entre partenaires sociaux comme seul cadre légitime de la détermination des règles de prévention et de réparation des atteintes professionnelles, ce qu’illustre l’Accord national interprofessionnel 2020. C’est aussi le patronat qui détermine les enjeux de santé dont il peut être question dans ces instances, non pas en référence à la santé des travailleurs mais aux coûts pour l’entreprise. Ainsi, les conditions de travail disparaissent-elles derrière une soi-disant lutte contre la désinsertion professionnelle. Les ordonnances Macron de septembre 2017 ont supprimé les Comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) qui, depuis les années 1980, étaient la seule instance représentative des travailleurs susceptible d’imposer un contre-pouvoir dans l’entreprise pour lutter contre la dégradation de leurs conditions de travail. Les marges de manœuvre des syndicalistes pour défendre dans les instances paritaires (composées de représentants du patronat et des organisations syndicales) les droits des travailleurs à la protection de leur santé sont étroites. Porté
implicitement par le patronat dans les négociations paritaires issues des ordonnances Macron et des lois de démantèlement du droit du travail [7] qui les ont précédées, l’idéal d’emploi et de régulation du travail auquel ils s’affrontent s’apparente de plus en plus à un modèle salarial « sans droits », tel qu’il existe dans d’autres régions du monde. Le modèle extrême étant désormais l’uberisation, à savoir la transformation du travail en prestation livrable sur commande.
Occultation du travail et des risques, invisibilité des travailleurs et des atteintes liées au travail Les enquêtes auprès de patients atteints de cancer des Groupements d’intérêt scientifique sur les cancers d’origine professionnelle (Giscop 93 et Giscop 84) ont permis de mettre en lumière le maintien généralisé dans l’ignorance d’une exposition à des risques toxiques mortels de nombreux travailleurs, actifs ou à la retraite [8] . Tout au long de leurs parcours professionnels, on constate l’effacement des traces du travail – donc son invisibilisation – mis en œuvre de mille et une manières : carences dans l’application des règles dites de traçabilité, absence de mémoire des interventions de contrôle par les services de l’État, méconnaissance sociale des médecins,
démarche décontextualisée des statistiques, déni des causes professionnelles par les experts médicaux, etc. La publication à trente ans d’écart d’un ouvrage collectif portant le titre Les Risques du travail. Pour ne pas perdre sa vie à la gagner donne à voir la diversité de ces risques et de leurs conséquences sur la santé des travailleurs. Les auteurs de l’édition 2015 analysent les évolutions ayant contribué à une occultation, quasi totale dans le débat public, du travail luimême et de ses transformations, de l’impact majeur de risques graves et mortels intrinsèquement présents dans les processus de production, de la destruction méthodique des marges de manœuvre individuelles et collectives des salariés et « autoentrepreneurs » (dernier avatar de la précarisation sociale du travail et de l’emploi) dans la défense de leurs droits à ne pas être mis en danger au travail.
Et maintenant ? Aborder les enjeux de santé exclusivement à partir du concept global de « santé environnementale » contribue à entretenir l’illusion que des politiques publiques correctives et un renforcement du droit de l’environnement – sans remise en cause des choix politiques concernant la production, le travail, l’emploi – suffiraient à assainir la situation. Vincent Viet a analysé la manière dont a été mise en place en France une
dichotomie juridique entre une réglementation d’exception concernant les nuisances extérieures des établissements classés [9] (relevant du droit et du pouvoir administratifs), et une réglementation de droit commun sur l’hygiène et la sécurité du personnel de ces établissements, qui relève du code du travail. Il montre ainsi comment la construction même du droit empêche de penser ensemble pollution industrielle environnementale et santé des travailleurs. Le travail, en tant que pratique vivante, est au cœur des processus d’invisibilisation des travailleurs et travailleuses et des maux qui lui sont liés. Cependant, de la capacité des travailleurs à subvertir l’organisation du travail, à peser dans les décisions dont découlent les choix de production et les formes de la division du travail, dépendent aussi les possibilités de transformation, non seulement du travail lui-même mais de la mise en œuvre d’autres rapports à la nature et à l’environnement. Cette démarche suppose d’ouvrir la boîte noire de l’« emploi à n’importe quel prix » et de repenser les rapports entre travail et citoyenneté.
Bibliographie À lire :
COLLECTIF
INTERSYNDICAL SÉCURITÉ DES UNIVERSITÉS JUSSIEU,
CFDT, CGT,
FEN, Danger ! Amiante, François Maspero, Paris, 1977. André GORZ, Métamorphoses du travail. Quête du sens. Critique de la raison économique, Gallimard, Paris, 2004. Fabrice NICOLINO, Un empoisonnement universel. Comment les produits chimiques ont envahi la planète, Les Liens qui libèrent, Paris, 2014. Annie
THÉBAUD-MONY,
L’Envers
des
sociétés
industrielles.
Approches comparatives franco-brésiliennes, L’Harmattan, Paris, 1991 ; Travailler peut nuire gravement à votre santé. Soustraitance des risques, mise en danger d’autrui, atteinte à la dignité, violences physiques et morales, cancers professionnels, La Découverte, Paris, 2016. Annie THÉBAUD-MONY, Philippe DAVEZIES, Laurent VOGEL et Serge VOLKOFF (dir.), Les Risques du travail. Pour ne pas perdre sa vie à la gagner, La Découverte, Paris, 2015. Vincent VIET, « Hygiène intérieure et salubrité extérieure : un point aveugle de l’action publique ? Chronique de deux domaines séparés en France (1810-1917) », Travail et Emploi, n° 148, 2016, p. 81-101.
Notes du chapitre [1] ↑ Fabrice Nicolino, Un empoisonnement universel. Comment les produits chimiques ont envahi la planète, Les Liens qui libèrent, Paris, 2014. [2] ↑ Jean Boissonnat (prés.), Le Travail dans vingt ans. Rapport de la commission présidée par Jean Boissonnat, Odile Jacob, Paris, 1995.
[3] ↑ Voir la contribution de Doris Buu-Sao dans cet ouvrage. [4] ↑ Dans une enquête de longue durée auprès de ces « travailleurs extérieurs » de l’industrie nucléaire, l’auteure de ce texte à montré le cumul d’invisibilité et d’inégalité, face au risque radioactif notamment, qui en fait un précariat sacrifié afin de maintenir la représentation officielle du nucléaire sans danger (Annie ThébaudMony, L’Industrie nucléaire, sous-traitance et servitude, INSERM-EDK, Paris, 2000). [5] ↑ Frédéric Décosse, « Travail ou santé : le dilemme des saisonniers agricoles migrants », in Annie Thébaud-Mony, Philippe Davezies, Laurent Vogel et Serge Volkoff (dir.), Les Risques du travail. Pour ne pas perdre sa vie à la gagner, La Découverte, Paris, 2015, p. 88-91 [6] ↑ Pour plus d’informations, voir le site Internet du Collectif. [7] ↑ Loi Rebsamen (2015), loi Macron (2016), loi El Khomri (2016), ordonnances Macron (2017). [8] ↑ Voir la contribution de Zoé Rollin dans cet ouvrage. [9] ↑ D’après la définition du site Internet du portail de l’Environnement du GrandDuché du Luxembourg, « un établissement classé (par exemple de type Seveso) est un établissement d’une certaine envergure qui, en raison de ses caractéristiques, peut engendrer des pollutions de l’environnement ; incommoder ou impacter de manière notable le voisinage et le public ; nuire à la sécurité par rapport au public, au voisinage ou au personnel des établissements ; nuire à la santé et à la sécurité des salariés au travail ».
Quels mondes s’effondrent ?
Basculements ? Jérôme Baschet
Historien, Universidad Autónoma de Chiapas, à San Cristóbal de Las Casas au Mexique
Pour les uns, le monde tourne tant bien que mal. Les problèmes ne manquent pas mais la stabilité des institutions et la puissance de l’économie globalisée finissent toujours par reprendre le dessus, tandis que la catastrophe climatique annoncée reste lointaine et abstraite, malgré des inondations, des canicules et des méga-incendies de plus en plus fréquents et meurtriers. Pour les autres, au contraire, tout paraît sur le point de s’effondrer, aujourd’hui ou après-demain. Dans le premier cas, la résignation, voire le déni, l’emporte. Dans le second, l’angoisse, sinon la panique, s’empare des esprits, avec des effets souvent paralysants. D’autres attitudes sont cependant possibles. Mais qu’est-ce qui permet de basculer dans l’inacceptation de l’inacceptable ? Comment se rassembler pour changer le cours des choses et expérimenter d’autres manières de vivre ? Et, d’abord, à quelles notions recourir pour rendre compte de l’ampleur des bouleversements en cours, sans pour autant adopter le concept
d’effondrement, dont les usages récents s’avèrent périlleux ?
En finir avec la collapsologie
S
’il y a quelque chose à retenir de la notion d’effondrement, d’abord popularisée par le biologiste et géographe étatsunien Jared Diamond, c’est l’idée que la toute-puissance apparente du système-monde n’exclut nullement sa disparition prochaine, puisque des civilisations du passé un temps rayonnantes, comme celles des Mayas ou de l’île de Pâques, ont ensuite décliné avant d’être rayées de la carte. Étant le produit de l’histoire, elles ont nécessairement une fin. Et aujourd’hui, au vu de la destruction accélérée de la biodiversité, de l’affaissement des perspectives de futur et de la crise subjective de la présence au monde, la notion d’effondrement paraît bien apte à exprimer les inquiétudes d’une époque hantée par la catastrophe écologique. Cependant, l’usage récent de cette notion, marqué par la vogue de la « collapsologie » portée en France par Pablo Servigne et Raphaël Stevens, se prête à de nombreuses critiques. Malgré quelques précautions trop vite oubliées, l’idée qui s’est diffusée dans l’opinion est celle d’un effondrement inéluctable de l’actuelle civilisation thermo-industrielle. Il en a découlé une approche dépolitisée, pour la bonne raison qu’on ne peut pas
lutter contre des processus inéluctables. On peut seulement tenter d’y survivre grâce à un changement individuel – assimilé par les collapsologues à une conversion spirituelle – qui, dans les faits, est souvent empreint de survivalisme et parfois de beaucoup de détresse psychique. Mais au fond, il n’est guère besoin d’insister sur ces divers griefs, car Pablo Servigne a lui-même reconnu, en un réexamen lucide dont on peut saluer le courage, le bien-fondé de la plupart des critiques adressées à la collapsologie (surestimation des effets du pic pétrolier, malentendu sur le caractère imminent de l’effondrement, absence de politisation, etc.). Surtout, il a admis que Raphaël Stevens et lui avaient sciemment recherché une notion permettant d’avoir un impact psychologique maximal, mais que le « monstre » ainsi créé leur avait échappé et les avait « largement dépassés ». Il serait donc sage d’admettre que le moment de la collapsologie est derrière nous. Sans minimiser le caractère dramatique des catastrophes qui menacent, il conviendrait de réorienter une inquiétude amplement justifiée vers l’analyse de possibles plus ouverts et vers des formes d’action collectives. Pour commencer, il faut récuser toute idée d’un effondrement inéluctable, car l’intelligence de la situation exige de faire place à l’incertitude et de pluraliser les scénarios.
Non pas un effondrement inéluctable, mais des basculements possibles Au printemps 2020, un virus invisible a provoqué la paralysie de l’économie globale et le confinement de milliards de personnes. En quelques semaines, le monde entier a basculé dans une réalité inédite et stupéfiante. Cette expérience a permis d’éprouver ce qu’est un basculement : une ample transformation,
soudaine
et
largement
imprévue,
des
coordonnés du réel. De même, le soulèvement des Gilets jaunes puis le cycle planétaire des révoltes de l’année 2019 ont montré des formes de mobilisation qui se sont propagées de façon inattendue. En quelques années, on a vu progresser le sentiment que tout peut basculer d’un moment à l’autre, rompant l’impression de stabilité et d’immobilité qui l’emporte habituellement. Comment comprendre alors la notion de « basculements » ? Un premier sens se réfère aux tipping points, ces points critiques qui marquent le passage d’un seuil à partir duquel se produit un saut qualitatif (par exemple, le moment où l’eau se met à bouillir) ou du moins une forte accélération d’un phénomène jusque-là graduel. Ainsi, la prise en compte de boucles de rétroaction et d’effets de feed-back conduisant à de tels points de basculement, voire à des ruptures en cascade, rend les
prévisions relatives à l’évolution climatique particulièrement inquiétantes. Par exemple, si la hausse des températures devait conduire à une fonte massive du pergélisol, d’énormes quantités de méthane seraient dégagées dans l’air, provoquant ainsi une nouvelle accélération du réchauffement climatique. Il est donc essentiel de reconnaître que certaines évolutions ne sont pas linéaires : leur rythme de déploiement n’est pas constant ; il peut connaître des brisures, avec de brusques accélérations qui font basculer dans une situation qualitativement distincte. Des chercheurs tentent d’ailleurs de transposer ce modèle dans le monde social, en suggérant qu’il existe certains seuils, appelés social tipping points, à partir desquels un groupe commence à adopter massivement une pratique ou une idée dont, jusque-là, la diffusion restait faible [1] . Cependant, la notion de « basculements » que l’on propose ici – le pluriel est crucial ! – ne se réfère pas seulement aux tipping points. Il s’agit bien plutôt d’insister sur la pluralité des basculements possibles. Prenons l’image d’une balance dont les deux plateaux sont à l’équilibre. Quelques plumes voltigent dans l’air : sur quels plateaux vont-elles se poser, faisant ainsi pencher la décision dans un sens ou dans l’autre ? Songeons aussi à un bloc de terrain en équilibre instable, entouré de versants également pentus et qui peut donc s’affaisser dans différentes directions. À l’opposé de toute prédiction unique, la notion de « basculements » entend faire valoir la diversité des options envisageables.
En situation de crise structurelle, le spectre des possibles s’élargit Lexique Crise systémique : par différence avec une crise cyclique (perturbation temporaire suivie d’une reprise économique), une crise systémique implique une situation persistante où s’accumulent des facteurs qui font durablement obstacle à la croissance de l’économie, voire rendent plus difficile la reproduction même du système global. Toute
situation
historique
contient
en
germe
plusieurs
potentialités, même si une seule s’actualise effectivement. Mais cette idée demeure trop générale, car le degré d’ouverture des possibles varie selon les périodes. Qu’en est-il aujourd’hui ? D’un côté, il nous semble être enfermés dans la fatalité du présent et l’inévitable adaptation aux contraintes du monde tel qu’il est. Quant au climat, son évolution ne dépend pas tant de ce que nous allons faire que des quantités de CO2 émises depuis deux siècles. Jamais le futur n’a paru à ce point déjà engagé, comme joué d’avance. D’un autre côté, le degré d’imprévisibilité des événements augmente rapidement. Nous entrons dans un monde de l’incertitude, où toute stabilité apparente n’est que le masque d’une profonde instabilité, avec des déséquilibres latents qui peuvent à tout
moment éclater et provoquer un basculement dans un sens ou un autre. Il n’en a pas toujours été ainsi. Dans des périodes de stabilité systémique (comme les trois décennies postérieures à la Seconde Guerre mondiale), l’équilibre des forces en présence varie peu, malgré la mise en scène de l’affrontement entre les blocs soviétique et occidental, et le spectre des possibles demeure fortement balisé. Par contraste, l’instabilité de la période actuelle et la plus grande ouverture des possibles qui en résulte peuvent être attribuées à une situation de crise systémique*. De fait, de multiples facteurs de crise s’accumulent et se renforcent mutuellement. Le dérèglement climatique et la dévastation écologique constituent désormais des facteurs perturbateurs pour l’économie elle-même. Le degré alarmant des diverses pollutions, de même que la multiplication des phénomènes météorologiques extrêmes, ont des coûts de plus en plus lourds et sont susceptibles d’entraver les échanges et la production. La récente pandémie de Covid-19 a offert un avantgoût de ces risques systémiques pouvant gêner, voire paralyser l’économie
mondiale
–
d’autant
plus
que
le
degré
d’interdépendance induit par la globalisation rend les chaînes d’approvisionnement plus vulnérables. Prévaut aussi une crise politique générale, caractérisée par un épuisement des démocraties représentatives, une défiance croissante envers les élites – bref, une crise de légitimité qui
accentue les risques d’instabilité et conduit à de fréquentes explosions de colère. Enfin, la bonne santé économique est plus apparente
que
réelle,
la
croissance
étant
désormais
structurellement faible. Un épuisement des conditions de rentabilité de la production capitaliste semble se profiler : disparition tendancielle des réserves de main-d’œuvre à très bas coût ; renchérissement des ressources naturelles et difficultés croissantes à externaliser les coûts écologiques de la production ; hausse de la pression fiscale pour soutenir l’investissement et faire face à des risques systémiques accrus… Aucun de ces facteurs ne permet de postuler que le capitalisme serait
entré
dans
une
crise
finale,
conduisant
à
un
effondrement fatal. En revanche, on peut admettre que le productivisme capitaliste engendre des risques systémiques avérés, qui altèrent les conditions de sa propre reproduction. De tels obstacles peuvent encore être surmontés, mais au prix de nouvelles difficultés qui entretiennent la dynamique de crise.
Des scénarios multiples Il n’existe pas une dynamique unifiée du capitalisme, car plusieurs tendances se combattent en son sein. Trois scénarios principaux, parmi d’autres, peuvent être évoqués. Le premier verrait la perpétuation d’un capitalisme fossile, historiquement
fondé sur les énergies carbonées. La prise en compte des enjeux écologiques se limiterait aux bonnes intentions d’un greenwashing publicitaire, sans réorientation significative. Le réchauffement
climatique
atteindrait
des
niveaux
cataclysmiques (3,5º C à 4,5º C, voire davantage), tandis que la décomposition
sociale
et
politique
entraînerait
une
accentuation des clivages racistes et xénophobes et une fuite en avant vers des options autoritaires et identitaires, voire néofascistes, pour tenter de contenir une situation de plus en plus incontrôlable. Le deuxième scénario verrait le mode de production capitaliste basculer vers une élimination des énergies fossiles. Les indices d’un tel mouvement se multiplient, avec par exemple le déclin des majors du secteur pétrolier au sein de la hiérarchie des entreprises transnationales (au profit des poids lourds du numérique) ou l’appel de l’Agence internationale de l’énergie à mettre fin aux investissements dans les énergies carbonées [2] . Un tel phénomène viendrait rompre un lien constitutif de l’histoire du système capitaliste ; mais la plasticité de ce dernier invite
à
admettre
une
telle
possibilité.
Une
transition
énergétique menée au sein du capitalisme pourrait alors contenir le réchauffement climatique dans la limite des 2º C prévue par les Accords de Paris (adoptée lors de la COP21 en 2015), tout en ouvrant de nouveaux champs immenses à l’investissement et en atténuant l’intensité de la crise systémique.
Cependant,
les
obstacles
à
un
tel
basculement
sont
particulièrement puissants : volonté de ne pas dévaloriser les capitaux investis dans les énergies fossiles, primat des intérêts économiques à court terme, insuffisance du financement des infrastructures de la transition énergétique, etc. La transition pourrait donc n’opérer que de façon partielle et trop tardive. Tout
en
conduirait,
évitant
les
pires
trajectoires
selon
le
scénario
climatiques,
intermédiaire
du
cela
Groupe
intergouvernemental d’experts sur l’évolution du climat (Giec), à une hausse dramatique des températures, comprise entre 2,1º C et 3,5º C [3] . En outre, aussi décarbonée qu’elle puisse être, une économie capitaliste resterait animée par une exigence de croissance maximale, entraînant une surexploitation des ressources naturelles encore accentuée par les besoins en métaux des énergies nouvelles (tel le lithium des batteries) et des technologies numériques, au demeurant très voraces en électricité. La financiarisation de la nature, bien au-delà du seul marché du carbone et des droits à polluer, serait combinée à l’essor d’un capitalisme numérique fondé sur la digitalisation totale du cadre de vie. Bref, un capitalisme de la transition énergétique n’atténuerait en rien la mutilation des mondes sensibles. Si l’on en juge par une figure comme Elon Musk, le PDG de Tesla et SpaceX, il risquerait même de pousser la pulsion d’illimitation propre au capitalisme jusqu’à ses folies les plus extrêmes, comme les fantasmes transhumanistes de vie augmentée et d’exfiltration extraterrestre.
Enfin, un troisième scénario s’incarne dans le modèle chinois, promis à une hégémonie planétaire de plus en plus affirmée. Il pourrait se caractériser par la conjonction d’une croissance encore fossile durant plusieurs décennies (la transition énergétique de la Chine restant subordonnée à ses objectifs hégémoniques à l’horizon 2049, date éminemment symbolique du centenaire de la Révolution), la stabilité d’un système politique hyperautoritaire et un contrôle total des populations. Pour autant, la dépendance à l’égard de l’économie globalisée, les fragilités des échelons locaux du système politique ainsi que les limites de la subordination populaire n’exemptent pas entièrement la Chine de la dynamique commune de crise structurelle.
Il y a une vie après le capitalisme Même s’il est loin d’être le scénario le plus probable, il faut faire place, au titre des basculements possibles, à celui qui ouvre vers des trajectoires postcapitalistes. Il est d’ailleurs le seul qui attaque à la racine la cause des dérèglements actuels de la biosphère, à savoir le maximalisme productiviste qui n’a pas d’autre raison d’être que l’impératif d’accumulation illimitée du capital et la nécessité d’une croissance exponentielle qui en découle. De ce fait, l’option la plus crédible pour éviter à la fois le chaos climatique, le saccage extractiviste des ressources naturelles,
l’effondrement
de
la
biodiversité
et
la
marchandisation causalités
du
inscrites
vivant dans
consisterait
le
à
éliminer
fonctionnement
même
ces de
l’économie capitaliste. Et si l’on en juge par les réactions aux premiers effets visibles du réchauffement climatique, devenu en
une
décennie
une
préoccupation
incontournable,
notamment grâce aux mobilisations massives de la jeunesse, il n’est pas exclu de supposer que l’aggravation à venir de ses conséquences puisse engendrer une délégitimation croissante du système capitaliste et un sursaut collectif plus ample encore, alliant blocages productifs et soulèvements populaires, pour tenter de préserver des conditions de vie dignes sur Terre. Il est donc temps de nous ouvrir à de possibles futurs postcapitalistes. Ceux-ci relèvent d’une potentialité concrète, inscrite dans la crise écologique et dans les réactions qu’elle tend à provoquer. Mais ces potentialités sont aussi réelles : elles se manifestent dans des dynamiques de désadhésion à l’égard de modes de vie centrés sur la consommation et sur une réussite professionnelle de plus en plus vide de sens, ainsi que dans une multitude d’expériences alternatives, depuis le Chiapas zapatiste à la « Zone à Défendre » de Notre-Dame-desLandes en passant par le quartier libre des Lentillères, à Dijon, ou encore tant de collectifs qui déploient des pratiques de coopération et d’entraide. Dans ces espaces libérés, s’inventent des formes de vie qui œuvrent à se défaire des logiques purement quantitatives, individualistes et compétitives d’un monde régi par l’économie.
Appelés à gagner en consistance et en extension, ces mondes émergents sont une base à partir de laquelle déployer l’imaginaire
alternatif
d’un
monde
débarrassé
du
productivisme capitaliste. Un monde fait de nombreux mondes, sans dominations ethnocentrées et sans faux universalismes homogénéisateurs.
Un
monde
où
l’auto-organisation
communale se combinerait à la reconnaissance d’une condition planétaire partagée. Un monde où les décisions productives, collectivement assumées au lieu d’être dictées par l’impératif insensé de valorisation du capital, seraient soumises à l’unique principe humainement pertinent : l’exigence d’une vie bonne et digne pour toutes et tous, alliant suffisance matérielle et intensification de l’expérience, sans domination de genre et dans le respect de toutes les diversités. Un monde ouvert à une cosmopolitique qui récuse la dissociation moderne entre l’humain et le reste du vivant et a pour exigence première le souci de l’habitabilité de la Terre.
Et maintenant ? Analyser des basculements possibles est une façon de faire droit aux mouvements telluriques qui secouent notre époque, sans céder au mirage d’une trajectoire historique unique et prédéterminée. Rien n’est écrit par avance et il n’existe nulle fatalité : ni celle d’un présent qui reproduirait éternellement l’état de fait, ni celle d’un effondrement inéluctable de la
civilisation industrielle, ni non plus celle d’une altération définitive des conditions d’une vie humaine sur cette planète. Au moment où l’humanité a perdu la maîtrise de sa maîtrise de la nature, le pire est, certes, hautement probable. Mais il n’est pas pour autant certain. Bien que dotés d’une plus faible probabilité, des mondes désirables, soucieux de l’habitabilité de la Terre plutôt que d’une absurde exfiltration vers Mars, demeurent possibles. Tout peut basculer, mais rien n’est assuré. Tout dépend des luttes entre les forces en présence et de ce que, individuellement et collectivement, nous ferons ou pas.
Bibliographie À lire : Jérôme Baschet, Basculements. Mondes émergents, possibles désirables, La Découverte, Paris, 2021. –, Adieux au capitalisme. Autonomie, société du bien vivre et multiplicité des mondes, La Découverte, Paris, 2016. Jared Diamond, Effondrement. Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie, Gallimard, Paris, 2006.
EZLN, Pistes zapatistes. La pensée critique face à l’hydre capitaliste, Solidaires/Nada/Albache, Paris, 2017. Pablo Servigne et Raphaël Stevens, Comment tout peut s’effondrer.
Petit manuel
de
collapsologie
à
l’usage
des
générations présentes, Le Seuil, Paris, 2015. Cyprien Tasset, « Les “effondrés anonymes” ? Se rassembler autour d’un constat de dépassement des limites planétaires », La Pensée écologique, vol. 3, n° 1, 2019, p. 53-62.
À voir Partager, c’est sympa, « Après le Covid-19 : l’effondrement ? Avec Pablo Servigne », disponible en ligne.
Notes du chapitre [1] ↑ Analyser les évolutions sociales dans une perspective non linéaire est très pertinent. Cependant, il n’est pas sûr que des modèles mathématiques élémentaires soient ici suffisants, car la compréhension des basculements qui affectent le monde social exige la prise en compte de facteurs multiples et historiquement diversifiés. [2] ↑ International Energy Agency, Net Zero by 2050 Scenario, IEA, Paris, 2021. [3] ↑ IPCC, « Climate change 2021. The physical science basis. Contribution of Working group I to the Sixth assessment report of the Intergovernmental panel on climate change, Summary for policymakers », disponible en ligne.
Peut-on encore éviter l’effondrement ? Luc Semal Politiste, Cesco, Muséum national d’histoire naturelle
Depuis quelques années, la question est devenue récurrente dans les discussions touchant à la crise écologique : « Peut-on encore éviter l’effondrement ? » Elle peut sembler légitime, quand on voit combien la situation écologique devient inextricable. Mais, on l’oublie parfois, elle est aussi ancienne que l’écologie politique et certains se la posaient déjà il y a une cinquantaine d’années. Frustrante, piégeuse, elle semble appeler des réponses pleinement fatalistes ou rassuristes, là où la réalité est plus complexe… Sans pour autant être plus rassurante. Bref, c’est une question qu’il est nécessaire de déconstruire et de reformuler pour éviter cette fausse binarité dans laquelle s’enlise facilement le raisonnement. Prenons du recul par rapport à ce mot, avant d’examiner le processus qu’il sert maladroitement à désigner.
« Les collapsologues se trompent, à mon sens, d’échelle de temps. L’effondrement n’est pas imminent. Je nous vois
plutôt griller à petit feu. » Jean Jouzel, Le Monde, 2 juin 2019.
Un mot résumant le scénario du pire
L
e mot « effondrement » est employé dès les débuts des alertes sur le péril écologique, au tournant des années 1960-1970. Cette période est fondatrice pour l’écologie politique, des auteurs nombreux et variés alertent sur un ensemble de dynamiques qui ne peuvent que mener à un désastre global susceptible de menacer la survie de l’humanité : l’explosion démographique, l’empoisonnement des milieux, la destruction de la nature, l’épuisement des ressources fossiles, etc. Si rien n’est fait, ces dynamiques se poursuivront jusqu’à… Jusqu’à quoi ? Le vocabulaire n’est pas encore stabilisé : on parle parfois de désastre(s), de catastrophe(s), de ruine ou de débâcle de l’humanité… et parfois d’effondrement. Paul Ehrlich, par exemple, écrit en 1971 que la croissance démographique galopante risque de mener à des famines massives, à des guerres, à « une crise de l’environnement qui se prolongera jusqu’à l’effondrement final [1] ». En 1972, le célèbre « rapport Meadows », ou Rapport au Club de Rome sur les limites à la croissance, marque les esprits. Ce best-
seller international alerte sur le fait que la croissance exponentielle ne peut pas durer éternellement dans un monde fini. La croissance dont s’inquiètent les auteurs n’est pas celle du produit intérieur brut (PIB) : c’est la croissance dans un sens très concret, très matériel, celle qui intègre la croissance démographique, la croissance de la production agricole et industrielle, la croissance de la consommation des ressources et la croissance des pollutions… Tout cela, avertissent-ils, nous conduit droit dans le mur : « L’avenir de notre monde sera-t-il caractérisé par une croissance exponentielle suivie d’un effondrement brutal ? Si nous nous contentons de l’hypothèse selon laquelle rien ne sera changé à la politique actuelle, cela deviendra une certitude [2] . » Mais il est encore temps de bifurquer : « Le choix est donc clair : ou bien ne se soucier que de ses intérêts à court terme, et poursuivre l’expansion exponentielle qui mène le système global jusqu’aux limites de la Terre et à l’effondrement final, ou bien définir l’objectif, s’engager à y parvenir et commencer, progressivement, rigoureusement, la transition vers l’état d’équilibre [3] . » C’est quoi, au juste, cet « effondrement final » ? Bizarrement, les efforts de définition restent bien rares et parcellaires. Grâce aux explications disséminées ici et là, on comprend que cela inclut une baisse sensible de la population mondiale – autrement dit, une mortalité de masse – en conjonction avec une baisse sensible de la production, dans un monde saturé de pollutions, ravagé par la guerre (possiblement nucléaire) et par la famine, aux ressources épuisées, où la nature se meurt. Ce qui est à la fois très évocateur – le cinéma et la littérature
regorgent de ce type d’arrière-plans – et très flou. Car en fait, dans ce contexte, alerter sur un éventuel « effondrement final » relève moins de la prospective rigoureuse que de l’emphase rhétorique : nous avons ici un mot qui, tout en étant vague, a le mérite d’encapsuler le scénario du pire, le désastre global vers lequel tend l’humanité par la faute des sociétés de croissance. À quoi bon préciser ? On sait que ce risque de désastre est réel, comme on pressent qu’il est vain de vouloir établir un scénario précis. Le mot effondrement devient alors l’un des épouvantails favoris des débuts de l’écologie politique, mais dans une logique d’appel au sursaut, sur le thème « voilà ce qui nous attend si nous ne faisons rien ». D’ailleurs, contrairement à une idée reçue, cet appel au sursaut n’est pas nécessairement dépolitisé. Certains ont reproché au rapport Meadows, par exemple, d’aligner les poncifs sur une « humanité » prétendument indifférenciée, alors qu’il aurait aussi fallu désigner et dénoncer les responsables du désastre. C’est peu ou prou la position de René Dumont en 1973, quand il explique que l’approche technocratique du rapport doit être complétée par une analyse politique : l’agronome pointe la responsabilité du capitalisme et prône l’instauration tantôt d’un socialisme de semi-austérité, tantôt de sociétés de moindre inégalité et de survie. Après avoir développé ces thèses en 1973 dans L’Utopie ou la mort, Dumont est désigné en 1974 candidat du mouvement écologique pour l’élection présidentielle. À cette occasion, il brandit l’épouvantail de l’effondrement, qui à l’époque est quasiment un lieu commun des écologistes : « Si nous maintenons le taux d’expansion actuelle de la population
et de la production industrielle jusqu’au siècle prochain, ce dernier ne se terminera pas sans l’effondrement total de notre civilisation [4] . » Tiens… Voilà que survient une formule qui pose question : L’« effondrement total de notre civilisation ». Pourquoi « de notre civilisation » ? L’effondrement d’une population, ou démographique, on comprend facilement – les gens meurent. Effondrement de la production agricole, effondrement de la production industrielle, on comprend. Mais l’effondrement d’une civilisation, ou d’une société ? Est-ce tout cela à la fois ? Est-ce tout cela et autre chose en plus ? L’expression peut paraître anodine, mais elle ouvre en fait une boîte de Pandore.
Des comparaisons historiques hasardeuses En 2005, le biologiste états-unien Jared Diamond publie un ouvrage appelé à faire couler beaucoup d’encre, dont le titre original est Collapse. How Societies Choose to Fail or Succeed. Le pitch est simple : de nombreuses sociétés se sont effondrées au fil des siècles pour des raisons écologiques, mais d’autres ont su réagir à temps ; nous devons donc nous pencher sur l’histoire de ces échecs et de ces réussites pour tenter d’enrayer l’effondrement qui nous menace aujourd’hui à l’échelle planétaire. En couverture, une statue de l’île de Pâques donne
le ton. Dans le chapitre dédié à ce cas emblématique, Diamond explique que les Pascuans ont ravagé leur île en quelques siècles, engendrant des famines, des guerres et finalement un effondrement de la population et de la société pascuanes. D’autres chapitres parlent des Mayas, des Vikings du Groenland, des Anasazis… À chaque fois, l’auteur montre comment, face à des problèmes environnementaux, des décisions malheureuses ont mené ces sociétés à s’« effondrer », l’effondrement étant « une réduction drastique de la population humaine et/ou de la complexité politique/économique/sociale, sur une zone étendue et une durée importante » – si bien qu’au fond, « le phénomène d’effondrement est donc une forme extrême de plusieurs types de déclin moindres » [5] . L’exercice auquel se livre Diamond n’est pas entièrement nouveau. D’autres avant lui se sont livrés à ce type de comparaisons historiques, sans que cela fasse beaucoup de remous [6] . Mais les choses sont différentes avec ce pavé qui se présente comme une somme d’érudition ; il bénéficie d’une très large couverture médiatique et devient vite un best-seller ; surtout, il affiche l’ambition de construire une démarche scientifique rigoureuse de comparaison historique. Il ne s’agit donc pas d’utiliser le terme « effondrement » comme une métaphore un peu rapide du scénario du pire, mais bien de construire une démarche scientifique robuste autour d’un concept précis et stabilisé, que l’on suppose pertinent pour analyser tant des situations passées extrêmement variées que d’éventuelles situations futures teintées d’incertitude. Et c’est là que le bât blesse.
Car s’il est un franc succès en librairie, l’ouvrage de Diamond s’attire de vives critiques dans les milieux académiques – certaines injustes, d’autres nettement plus pertinentes. Sans refaire tout le match, on peut dire que l’auteur est accusé d’approximations factuelles plus ou moins graves par des spécialistes
des
différents
cas
qu’il
mobilise.
Plus
problématique, sa thèse elle-même se trouve mise à mal : on l’accuse de voir des effondrements là où d’autres voient l’inventivité et la résilience des survivants. Ce à quoi Diamond répond que, bien sûr, il y a inventivité et résilience, mais il y a malgré tout un déclin démographique qu’il faut nommer – l’effondrement et la résilience étant alors les deux faces d’une même pièce. Enfin, la critique la plus franche est une remise en cause de la pertinence même de la démarche de comparaison historique.
Car
enfin,
notre
situation
est-elle
vraiment
comparable à celles des Pascuans ? Selon
l’historien
états-unien
John
McNeill,
la
situation
écologique planétaire est aujourd’hui tellement inédite que cela fragilise considérablement toute prétention à la comparaison historique. Rappelons-le : il existe maintenant près de huit milliards d’êtres humains sur Terre, dont plusieurs milliards sont embarqués dans des sociétés massivement dépendantes d’énergies fossiles vouées à l’épuisement, dont la combustion contribue (en même temps que l’agriculture industrielle, la déforestation, etc.) à un réchauffement global fulgurant à l’échelle des temps géologiques et évolutifs, prochainement susceptible de s’auto-alimenter par des boucles de rétroaction positive (en cas de dégel du permafrost, par exemple). Ces
énergies fossiles fournissent aussi les moyens nécessaires pour détruire les écosystèmes un peu partout sur la planète, au point d’entraîner un déclin vertigineux des populations animales et peut-être d’amorcer une sixième extinction de masse. Il y a « du nouveau sous le soleil » et si nous allons vers une forme de désastre planétaire à fort potentiel traumatique, appeler cela « effondrement » et le réinscrire dans une prétendue continuité historique au long cours n’est pas, d’après McNeill, le cadrage scientifique le plus pertinent [7] .
La collapsologie, et après ? Exit, donc, les prétentions à la comparaison historique. Retour à une pensée faisant la part belle à l’inédit dans l’analyse de la situation
présente.
Au
début
du
XXIe
siècle,
c’est
le
« développement durable » qui est au cœur des préoccupations institutionnelles – ou, du moins, des discours institutionnels. Toutefois, si on parle beaucoup, les résultats sont soit absents, soit trop partiels, soit en trompe l’œil… Bref, une inquiétude grandit d’abord dans les milieux de l’écologie politique dite radicale (par exemple dans le mouvement de la décroissance), puis dans des cercles de moins en moins confidentiels : et si nous n’y arrivions pas ? Et si, comme le craignaient les Meadows, nous étions en train d’échouer à bifurquer avant de heurter à pleine puissance le mur des limites à la croissance, le mur des limites écologiques ? Et si nous ne parvenions pas à
enrayer le réchauffement climatique ? Et s’il était bientôt trop tard pour empêcher ce désastre global annoncé depuis cinq ou six décennies ? Voilà que l’on reparle de l’effondrement – qu’il convient d’éviter, bien sûr, toujours dans une logique d’appel au sursaut. Mais aussi de l’effondrement qui pourrait commencer à se matérialiser désormais, à devenir notre destin collectif, inévitable. En 2015, Pablo Servigne et Raphaël Stevens cristallisent une part de cette inquiétude lancinante en inventant le néologisme de « collapsologie », entendu comme « un exercice transdisciplinaire d’étude de l’effondrement de notre civilisation industrielle, et de ce qui pourrait lui succéder, en s’appuyant sur les deux modes cognitifs que sont la raison et l’intuition, et sur des travaux scientifiques reconnus [8] ». L’accent mis en sous-titre de leur ouvrage sur les générations présentes, et non plus sur les générations futures, témoigne d’une forme de contraction temporelle qui travaille alors les cercles écologistes à ce moment-là : les désastres qui paraissaient cantonnés dans un avenir lointain commencent à se matérialiser, à l’image du réchauffement climatique. L’heure n’est plus à éviter l’effondrement – il est trop tard pour cela – mais à tenter de l’atténuer, de vivre avec cette perspective anxiogène : de vivre en « collapsonautes » naviguant à vue dans le désastre qui se déploie souvent lentement, parfois par accélérations brutales. Comme après le livre de Jared Diamond, les critiques n’ont pas tardé à fuser – certaines très justes, d’autres moins. On a
beaucoup reproché aux auteurs, par exemple, une nette tendance à la psychologisation des enjeux – par exemple parce qu’ils proposent de « faire le deuil » du monde qui s’effondre, là où il serait plus intéressant de pointer des responsabilités, de mettre en avant des luttes, de déconstruire l’idée que « nous » serions tous égaux face à la montée des périls. Et finalement, le cœur de la critique est peut-être dans le « tout » de « comment tout peut s’effondrer » : un défaut du mot effondrement, depuis au moins cinq décennies, est de véhiculer un imaginaire du désastre trop monolithique, net et sans bavure – comme si, soudain, tout s’effondrait, comme un château de cartes. D’où des spéculations sans fin sur le thème « comment reconstruire après l’effondrement ? ». Mais y aura-t-il un après ? Dans le cas du réchauffement global, la trajectoire actuelle s’oriente plutôt vers une montée au long cours des températures, sur plusieurs décennies, voire plusieurs générations. Peut-être allons-nous vers un complexe d’effondrements partiels, de luttes, de conflits, de dérives autoritaires dignes des pires dystopies, de sursauts démocratiques… Le mot « effondrement » n’a pas le monopole du désastre. Le fait est que, depuis cinquante ou soixante ans, pour de nombreuses
raisons,
les
alertes
écologistes
n’ont
pas
suffisamment été entendues. La situation actuelle est plus inextricable encore qu’à l’époque des Meadows. Les sociétés industrielles n’ont pas bifurqué. Au contraire, elles ont poursuivi sur une trajectoire catastrophique, à potentiel apocalyptique, très graduelle à l’échelle d’une vie individuelle mais fulgurante à l’échelle des temps géologiques et évolutifs,
pouvant connaître à tout moment des phases d’emballement ou d’effondrement. La civilisation des énergies fossiles ne durera pas plus de quelques décennies, et il n’y en aura pas une deuxième sur cette planète. La vertigineuse descente énergétique* qui s’annonce est grosse de désastres, avec un potentiel traumatique que l’on peine à imaginer, face auxquels les plus pauvres seront les premiers exposés. Est-il trop tard ? Oui et non : il est trop tard pour éviter certains problèmes. Mais il n’est pas trop tard pour tout. Il n’est pas trop tard pour œuvrer à un partage équitable des efforts de sobriété, qui s’imposeront d’une manière ou d’une autre. Il serait trop facile de prendre prétexte de la situation présente pour se défiler dans une pose pseudo-apocalyptique et prétendument éclairée. Lexique Descente énergétique : réduction à venir de la consommation des énergies fossiles. Expression souvent employée dans les mouvements écologistes comme celui des Villes en transition.
Et maintenant ? Le mot « effondrement » accompagne l’écologie politique depuis cinquante ou soixante ans. Il est très imparfait : il a le mérite d’être évocateur, mais le défaut de suggérer un désastre monolithique et brusque. Alors faut-il éviter de l’employer ? Si
possible, oui, pour lui préférer des formulations plus ajustées, qui rendront mieux compte de la complexité des désastres amorcés. Mais ce que l’on appelle improprement effondrement, est-il trop tard pour l’éviter ? Sans doute en partie : il y a déjà une part d’irréversibilité dans la situation écologique et climatique actuelle et les horizons sont nettement plus sombres qu’aux débuts de l’écologie politique. Est-il encore temps d’agir ? L’une des devises de l’écologie est : « Le meilleur moment pour planter un arbre, c’était il y a dix ans. Le deuxième meilleur moment, c’est maintenant. »
Bibliographie À lire : Bruno DAVIDet al., Face aux limites, Manifeste du MNHN, Éditions du MNHN et Éditions Reliefs, Paris, 2020. René DUMONT, L’Utopie ou la mort, Le Seuil, Paris, 2020 [1973]. John MCNEILL, Du nouveau sous le soleil. Une histoire de l’environnement global au XXe siècle, Points, Paris, 2013 [2000]. Dennis MEADOWS, Donella MEADOWS et Jorgen RANDERS, Les Limites à la croissance (dans un monde fini), Rue de l’Échiquier, Paris, 2022 [1972].
Luc SEMAL, Face à l’effondrement. Militer à l’ombre des catastrophes, PUF, Paris, 2019.
Notes du chapitre [1] ↑ Paul R. Ehrlich, La Bombe P, J’ai lu, Paris, 1972 [1971], p. 76. [2] ↑ Donella Meadows et al., « Rapport sur les limites à la croissance », in Collectif, Halte à la croissance ?, Fayard, Paris, 1972, p. 234. [3] ↑ Ibid., p. 287. [4] ↑ René Dumont et al., La Campagne de René Dumont et du mouvement écologique. Naissance de l’écologie politique, Jean-Jacques Pauvert, Paris, 1974, p. 7. [5] ↑ Jared Diamond, Effondrement. Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie, Gallimard, Paris, 2006 [2005], p. 15. [6] ↑ Voir par exemple : Fairfield Osborn, La Planète au pillage, Actes Sud, Arles, 2008 [1948] ; Jean Dorst, La Force du vivant, Flammarion, Paris, 1979. [7] ↑ John McNeill, Du nouveau sous le soleil. Une histoire de l’environnement global au XXe siècle, Champ Vallon, Seyssel, 2010. [8] ↑ Pablo Servigne et Raphaël Stevens, Comment tout peut s’effondrer. Petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes, Le Seuil, Paris, 2015, p. 253.
D'où proviennent les catastrophes ?
Qui est coupable ?
La population : un coupable (trop) idéal de la crise écologique Hugo Lassalle
Enseignant en sciences sociales à l’université Clermont Auvergne
La crise écologique est sans précédent, inutile de refaire ici la liste des indicateurs environnementaux qui ont viré au rouge (biodiversité, déforestation, pollutions multiformes, climat, menace de rupture du cycle de l’azote…). Par facilité, le sens commun désigne souvent un responsable en chef : la population. Parmi d’autres, le site « Démographie Responsable » a pu mettre en exergue une savante citation de Bergson pour résumer son optique, qui établit de manière aussi claire que directe un lien entre croissance démographique et menace de chaos : « Laissez faire Vénus, vous aurez Mars. »
« Il n’y a qu’un seul homme de trop sur la Terre, c’est M. Malthus. » Pierre-Joseph Proudhon, Système des contradictions économiques ou Philosophie de la misère, 1848.
Fausses évidences malthusianistes
S
i cette peur d’un « effet population* », déclinée dans des versions plus ou moins éclairées, se retrouve, ne serait-ce
que sous forme de réflexe spontané, jusque chez les partisans critiques du néolibéralisme mondialisé, elle n’a cependant rien de nouveau. Dans le climat de guerre froide des années 1950 et 1960, la croissance démographique des pays du Sud global suscitait l’effroi, entretenu par des groupes de pression antipopulationnistes états-uniens bien financés et organisés. « Cancer de la planète » pour certains, elle est également une Population Bomb, pour reprendre le titre d’un best-seller de 1968 du biologiste américain Paul Ehrlich, dont la thèse principale est que « la chaîne causale de la détérioration peut facilement être remontée jusqu’à ses sources. Trop de voitures, trop d’usines, trop de pesticides. Pas assez d’eau, trop de dioxyde de carbone, tout peut être attribué à une cause unique : trop de personnes sur Terre [1] ». Plus fondamentalement, toutes ces idées, plus ou moins simplistes, se situent dans un héritage plus ancien encore. Dans une théorie démographique célèbre Malthus formalisait dès 1798 une intuition commune à son époque : la croissance de la population (« géométrique », comme la suite : 1, 2, 3, 4…) est plus rapide que celle des subsistances (« arithmétique », comme la suite 2, 4, 8, 16…), d’où une régulation naturelle par la mortalité, faute de l’intervention de freins, de préférence moraux, à la capacité reproductrice des humains [2] . Il faut cependant rendre justice à Malthus et
rappeler que son œuvre est infiniment plus riche que le malthusianisme de la loi de la surpopulation qu’en a retenu la postérité. Les modèles de régulation de la population n’ont cessé d’être remaniés et complexifiés, jusqu’à ce que le Malthus économiste de 1830 en vienne à considérer que le risque était davantage celui d’une population des sociétés industrielles trop peu nombreuse pour leurs besoins de main-d’œuvre et pour absorber les subsistances produites en masse [3] . Les antipopulationnistes peuvent trouver dans les prévisions de la population mondiale de quoi actualiser l’angoisse : nous étions 1 milliard sur Terre en 1800 et sommes actuellement presque 8 milliards ; qu’en sera-t-il quand nous serons environ 10 milliards en 2050 puis entre 7,2 et 15,5 milliards, en fonction des scénarios retenus, en 2100 ? [4] Ne serons-nous pas à l’évidence trop nombreux sur Terre pour préserver les équilibres alimentaires mais également environnementaux (éco- logiques) et sociaux (développement humain) ? Il faut ici s’interroger sur la pertinence d’une telle échelle d’anticipation. Les prévisions doivent être prises pour ce qu’elles sont : non une boule de cristal mais des scénarios d’évolution élaborés à partir d’options figées à un moment du temps (curseurs démographiques anticipés comme la fécondité ou l’espérance de vie dans différentes zones). Or les populations réagissent à leur environnement, fait de tournants et retournements collectifs (guerres, épidémies, catastrophes plus ou moins naturelles…) là où les prévisions raisonnent dans un univers anhistorique (« toute chose étant égale par ailleurs »).
Nous ne serons pas 15 milliards sur Terre en 2100 et on ne voit pas comment un pays comme le Niger passerait de 26 millions de personnes en 2022 à 165 millions en 2100 (scénario médian), compte tenu des perspectives climatiques du Sahel… L’expérience montre que les prévisions ont une valeur prédictive à un horizon d’une dizaine d’années. Lexique Effet population : pression environnementale exercée par la population envisagée sous son simple aspect quantitatif : le nombre. Lexique Effet niveau/mode de vie : l’augmentation des niveaux de vie (mesurable par l’évolution du revenu par tête) induit des changements quantitatifs et qualitatifs dans les modes de vie, qui deviennent plus énergivores et consuméristes, donc plus problématiques en termes de pression écologique. Par ailleurs, vouloir contrôler la croissance de la population pose question. Tout d’abord, à qui s’adresse ce projet si ce n’est prioritairement aux populations africaines, qui devraient représenter entre aujourd’hui et la fin du siècle la quasi-totalité de l’augmentation de la population mondiale ? Comment leur demander de se contraindre à ce que les pays du Nord, désormais vieillissants, ne se sont jamais imposé – alors qu’ils sont les grands responsables historiques du saccage environnemental dont les Africains subissent et subiront les conséquences de manière particulièrement dramatique ?
Historiquement ce sont d’ailleurs toujours les pauvres qui sont désignés coupables d’une fécondité irresponsable (mettant en danger tour à tour la subsistance alimentaire, les équilibres politiques nationaux et internationaux, mais également, comme on le constate par exemple chez Garrett Hardin, l’argent public, du fait des politiques sociales). Ensuite : être moins nombreux pour quoi ? Le doute s’installe : jouer sur le nombre pour ne rien changer à notre mode de développement ? Mais si la production/consommation par tête augmente plus vite que la population ne décroît, l’objectif écologique a-t-il la moindre chance d’être atteint ? Qui épargne-t-on et qu’invisibilise-t-on à s’en prendre à la population ?
Incriminer les niveaux/modes de vie ? Car tout le problème est bien dans le fait que la population est ainsi envisagée de manière indifférenciée… Or toutes les populations, tous les modes de vie n’ont pas le même impact environnemental. L’effet population ne peut être envisagé que coefficienté par un effet niveau/mode de vie*. C’est, en substance, ce que certains universitaires ont répondu à leurs collègues antipopulationnistes [5] . Pour le biologiste Barry Commoner par exemple, c’est l’« explosion civilisatrice » (de la consommation et de la production de masse) bien autant que
démographique qui est problématique et nous mènera bientôt à l’effondrement du système écologique. Il faut souligner la différenciation de l’impact écologique des modes de vie des populations. Il est évident que la pression écologique du mode de vie d’un cadre californien, vivant dans l’air climatisé d’un logement spacieux équipé d’une piscine, se déplaçant quotidiennement en 4×4 et prenant l’avion chaque semaine, est sans commune mesure avec celle d’un villageois nigérien. D’après les dernières données disponibles (2017), compte tenu de l’empreinte écologique des populations nationales et de la biocapacité moyenne estimée de la Terre, si tous les Terriens vivaient comme des Qataris il nous faudrait disposer de 9,2 planètes ; de 5 si nous vivions comme des Américains, de 2,9 comme des Français. Autre manière de présenter ces données : si nous vivions tous comme des Erythréens, nous pourrions être 23,6 milliards sur Terre. À l’inverse, pour généraliser l’American way of life il faudrait ne pas dépasser 1,5 milliard, soit revenir à la population de 1900 [6] . L’insistance sur la responsabilité des modes de vie, désormais largement diffusée, n’est cependant elle-même pas exempte d’ambiguïtés. Pour justifiée qu’elle soit, l’injonction à la sobriété peut déboucher sur une culpabilisation individuelle des consommateurs du Nord global et plus particulièrement sur une
stigmatisation
des
classes
populaires
et
moyennes
modestes. À la faveur d’une dépolitisation de l’appréhension de la question écologique, l’approche morale par les petits gestes
du quotidien – qui tend à déresponsabiliser la démesure de la logique marchande des grandes entreprises et le poids des politiques publiques, pour faire de l’écologie une question de responsabilité individuelle [7] – tend à stigmatiser ceux qui n’ont pas l’élégance d’adopter le mode de vie promu par une partie des classes moyennes urbaines cultivées. Le mouvement des Gilets jaunes a ainsi révélé le mépris de classe à l’égard des catégories populaires périurbaines, vivant dans des logements éloignés des centres-villes et mal isolés, dépendantes du diesel et du supermarché. Le danger est alors de faire de l’écologie une pratique trop prise dans les enjeux de la distinction et de la haine de classe pour ne pas hypothéquer la construction d’un projet politique commun, mobilisateur et à la hauteur des enjeux.
Face
à
cela,
et
pour
établir
clairement
les
responsabilités avant d’agir, il faut rappeler que le dixième le plus riche de la population mondiale émet plus de la moitié des gaz à effet de serre [8] . Et que les gestes individuels « écoresponsables » ont un impact tout relatif sur l’empreinte écologique : un cabinet de conseil estimait ainsi en 2019 que la mise en œuvre par les ménages d’un comportement « héroïque » en la matière réduirait l’empreinte carbone française de 25 % seulement [9] . Cela n’est pas négligeable mais souligne aussi que l’effort ne saurait être du seul ressort des individus consommateurs : les organisations productives, notamment les entreprises, doivent être largement impliquées via des politiques publiques résolues. Lexique
Capitalisme : chez Marx, mode de production reposant sur la propriété privée des moyens de production et la logique de la production marchande, l’accumulation infinie du profit entre des mains privées étant le déclencheur et la finalité de la production de biens et services.
Franchir un pas de plus et mettre en question le capitalisme Il faut donc faire un pas de plus et, après avoir introduit l’effet niveau/mode de vie comme un multiplicateur de l’effet population, invoquer un effet mode de production. Qu’entendon par là ? On ne peut se contenter de dire que c’est du côté des producteurs que doit porter l’effort écologique. Les quantités produites, dont les entreprises recherchent la perpétuelle croissance,
sont
en
rapport
direct
avec
les
quantités
consommées par les ménages. Par ailleurs, si l’on parvient, grâce à la technique, à produire des voitures, des smartphones, des ordinateurs, des emballages, etc., de manière moins énergivore et prédatrice pour les ressources naturelles, mais que leur consommation ne cesse d’augmenter, le problème environnemental s’aggrave. Là encore, il ne peut s’agir de parier sur les innovations pour pouvoir ne rien changer à nos comportements économiques tendus vers l’abondance (c’est toute l’ambiguïté de la notion de « développement durable »).
La crise est trop grave et les perspectives trop sombres. Mettre en cause le mode de production ne veut donc pas dire principalement espérer dans les technologies, mais revenir à ce que Marx entendait par capitalisme*. Bien que n’existant empiriquement que dans des formes complexes et variées, il est fondamentalement
le
régime
économique
de
la
soif
d’accumulation infinie (des marchandises, des profits, des richesses monétaires) des détenteurs du capital. Il serait naïf de penser, comme le postule la théorie économique standard, que l’offre (production) est déclenchée par la demande, c’est-à-dire les besoins des consommateurs. C’est tout le contraire. Dès 1844, Marx remarquait la figure de l’« eunuque industriel », qui excite les passions matérielles des clients, cherche à produire les désirs de consommation pour le compte du capitaliste. C’était pressentir le déchaînement à venir de la publicité, dont les investissements énormes montrent assez bien que les décisions de consommation sont largement sous influence. Comme l’écrivait l’économiste américain John Galbraith, « imagine-t-on qu’un homme se levant chaque matin soit assailli par des démons qui lui insufflent une folle envie tantôt de chemises en soie, tantôt d’ustensiles de cuisine, tantôt de jus d’orange [10] ? ». Il montre au contraire l’existence d’une « filière inversée » : c’est le système de production, par les stratégies d’influence des grandes entreprises, qui produit la demande dont celles-ci ont besoin sur le plan quantitatif (prix et volumes) et qualitatif (type de biens) [11] .
Le capitalisme, dans une éternelle fuite en avant accumulatrice, cherche à renouveler sans cesse les besoins plutôt qu’à les satisfaire [12] , par la publicité, le design, l’obsolescence programmée des produits, en jouant notamment sur les différenciations de classe. Pour continuer à produire et à vendre. Sa logique est celle du toujours plus ; sa mesure est celle de la démesure (la plupart des publicités pour les voitures ne vantent-elles pas la possibilité d’acquérir à crédit un SUV « suréquipé » ?).
Comment
ne
pas
voir
qu’elle
est
fondamentalement contradictoire avec la finitude de notre planète [13] ? Qu’à laisser faire cette « fabrique du diable », que Polanyi décrivait comme épuisant les humains et détruisant les solidarités sociales par la mise en concurrence généralisée, « la nature serait réduite à ses éléments, l’environnement naturel et les paysages souillés, les rivières polluées, la sécurité militaire compromise, le pouvoir de produire de la nourriture et des matières premières détruit [14] » ? Que les grandes firmes mondialisées, qui vivent grassement de notre addiction à l’ultra-consommation, n’ont fondamentalement pas intérêt à la sobriété, malgré les chartes de « développement durable » dont elles se sont toutes dotées ?
Faut-il pour autant renoncer à la décroissance démographique ?
Faut-il alors refuser le principe d’un ralentissement puis d’une baisse de la population mondiale à moyen terme ? Pour Serge Latouche, fondateur du courant de la décroissance en France et peu suspect d’antipopulationnisme, la question ne doit pas être écartée. Il reste en cela fidèle au rapport du Club de Rome de 1972 [15] , qu’il interprète en « objecteur de croissance », et qui posait – pour le quantifier avec les moyens de l’époque et tirer la sonnette d’alarme – le principe de l’impossibilité de croître infiniment dans un monde fini. S’il s’applique à l’économique, il doit aussi l’être au démographique. Étant entendu que sortir de la logique mortifère et religieuse du toujours plus capitaliste (« travailler toujours plus pour produire toujours plus pour gagner toujours plus pour consommer toujours plus [16] ») peut nous redonner des marges de manœuvre pour aborder plus tranquillement la question démographique [17] . Et que la décroissance des populations (réalité actuelle ou proche en Europe et en Chine) s’accompagne d’un vieillissement dont la gestion des conséquences économiques et sociales va constituer un défi de taille en termes de politiques publiques (dépendance, santé, retraite…).
Et maintenant ? L’étude des rapports entre population et environnement (au sens large) doit se faire à l’écart de tout simplisme, pour discerner clairement les causes et dessiner des lignes d’action
politique, l’écologique
en
articulant et
le
les
rapports
démographique
complexes (effet
entre
population),
l’économique (effet mode de production, effet niveau de vie, effet des techniques), le social (la question des classes et des modes
de
vie
différenciés).
Accuser
la
population
(ou
l’humanité) n’a en soi pas de sens. Ou plutôt si : un sens politique, dont il faut se méfier des implications.
À lire : Serge LATOUCHE, Petit traité de la décroissance sereine, Mille et une nuits, Paris, 2007. Jacques VÉRON, Démographie et écologie, La Découverte, Paris, 2013. Franck-Dominique VIVIEN, Le Développement soutenable, La Découverte, Paris, 2005.
Notes du chapitre [1] ↑ Paul Ehrlich, La Bombe P, Les Amis de la Terre, Montreuil, 1971 [1968]. [2] ↑ Thomas Malthus, Essai sur le principe de population, Ined, Paris, 2017 [1798].
[3] ↑ Voir Yves Charbit, « Malthus populationniste ? Une lecture transdisciplinaire », Population, vol. 53, n° 1-2, 1998. [4] ↑ ONU, « 2019 Revision of World Population Prospects », disponible en ligne. [5] ↑ En premier lieu, dans les années 1970, le démographe Ansley Coale et le biologiste Barry Commoner. [6] ↑ Sources : le rapport « 2019 Revision of World Population Prospects » de l’ONU et l’Open Data Platform, disponibles en ligne. [7] ↑ Pour une illustration de ce point : Grégoire Chamayou, « Eh bien, recyclez maintenant ! », Le Monde diplomatique, février 2019. [8] ↑ D’après Oxfam (2020), entre 1990 et 2015, « les 10 % les plus riches de la population mondiale (environ 630 millions de personnes) étaient responsables de 52 % des émissions de CO2 cumulées, soit près d’un tiers du budget carbone mondial au cours de ces seules 25 années ».
[9] ↑ César Dugast et Alexia Soyeux, « Faire sa part. Pouvoir et responsabilité des individus, des entreprises et de l’État face à l’urgence climatique », Carbone 4, juin 2019, disponible en ligne. [10] ↑ John Galbraith, L’Ère de l’opulence, Calmann-Lévy, Paris, 1994 [1958]. [11] ↑ John Galbraith, Le Nouvel État industriel, Gallimard, Paris, 1989 [1967]. [12] ↑ Voir Jean Baudrillard, La Société de consommation, Gallimard, Paris, 1996 [1970]. [13] ↑ Faute de cela, on en est réduit à « pleurnicher le vivant », suivant l’expression de Frédéric Lordon. [14] ↑ Karl Polanyi, La Grande Transformation, Gallimard, Paris, 1983 [1944]. [15] ↑ Dennis Meadows, Donella Meadows et Jorgen Randers, Les Limites à la croissance (dans un monde fini). Le rapport Meadows, trente ans après, Rue de l’échiquier, Paris, 2017. [16] ↑ Serge Latouche, entretien avec Pierre Lefèvre, « La Décroissance, une utopie ? », vidéo disponible en ligne. [17] ↑ Serge Latouche, Le Pari de la décroissance, Fayard/Pluriel, Paris, 2022.
Les animaux, des viandes [1] ? Émilie Dardenne
Angliciste, spécialiste en animal studies, université Rennes 2
Combien d’animaux fait-on naître et tue-t-on pour produire de la « viande » ? Quels sont les présupposés de cette transformation d’êtres sensibles et conscients en produits de consommation ? Quel est l’impact de cette consommation sur l’environnement et le climat ? Voyons ce que nous disent les études animales, qui analysent les relations entre les humains et les autres animaux ainsi que les représentations des autres animaux dans la culture, le langage, etc. Demandonsnous ensuite quels échos elles trouvent avec l’approche écologique. La consommation régulière et importante de « viande » est sous-tendue par une idéologie qui en fait la promotion. Cette idéologie est dommageable tant pour l’environnement et le climat que pour les animaux, qui fournissent la matière première des produits carnés.
« On a des impacts sur le changement climatique dans l’ensemble des actions qu’on fait au jour le jour, est-ce
que cela doit nous conduire à nous, carnivores, ne plus manger
de
viande,
à
l’évidence
je
ne
le
crois,
et à l’évidence, je m’y opposerai. » Julien Denormandie, ministre de l’Agriculture et de l’Alimentation, interview donnée à Sud Radio le 27 novembre 2020.
Homo sapiens, L’élevage et les animaux marchandises
D
ézoomons temporellement, pour comprendre la chronologie de la domestication des autres animaux dans l’histoire de notre espèce. Imaginons que Christiane et JeanPaul sont à la fois nos ancêtres et nos contemporains. Ils représentent l’espèce Homo sapiens depuis son apparition jusqu’à aujourd’hui. À quel moment ont-ils commencé à domestiquer les animaux ? Sachant que Christiane et Jean-Paul sont apparus il y a 250 000 ans, que la domestication des animaux pour l’alimentation a débuté vers 9 000 ans avant notre ère et qu’on imagine que Christiane et Jean-Paul ont 100 ans à la date de parution de notre ouvrage, alors l’une et l’autre avaient 95 ans au moment où l’élevage des animaux pour l’alimentation a démarré. La domestication est un phénomène très récent dans l’histoire de l’humanité.
Considérons maintenant le nombre d’animaux tués chaque année pour la consommation carnée. 946 millions animaux non aquatiques sont tués chaque année dans les abattoirs français, soit 2,6 millions d’animaux abattus chaque jour, uniquement en France [2] . Avec plus de 67 millions de personnes vivant en France, cela veut dire qu’en une année, 13 animaux sont tués pour chaque être humain vivant dans notre pays. Parmi ces animaux non humains, il y a une très grande majorité d’oiseaux – poulets, canards, dindes, poules –, représentant 867 millions d’individus. Puis il y a des mammifères : 23 millions de lapins, 23 millions de cochons, 4 millions de bovins. Comment en est-on arrivé à compter en millions le nombre d’animaux non aquatiques tués quotidiennement dans notre pays pour l’alimentation (pour les animaux aquatiques, on compte en milliards) ? Dans l’histoire récente de la domestication animale, une accélération intense est observable au XIXe siècle, lorsque la zootechnie, notamment, a permis de multiplier les productions carnées. L’élevage connaît alors une croissance forte. On manipule et on uniformise les races, afin d’améliorer le bétail et de le rendre plus rentable. Dans ce système où on se nourrit de la chair des animaux et où la viande fait l’objet d’une production de masse, via l’intensification de l’élevage et l’industrialisation de l’abattage, les animaux sont chosifiés. Ils sont des « corps-outils », des mécaniques biologiques qui
doivent produire vite, beaucoup et pour pas cher. Au début du XIXe siècle, Christiane et Jean-Paul consommaient en moyenne 19 kg de viande par an. À la fin du XXe siècle, la consommation moyenne était passée à 94 kg, soit cinq fois plus en deux siècles. Comment ? Pourquoi ? En vertu de progrès techniques et industriels, en vertu aussi d’une façon de voir les animaux et de valoriser la consommation de viande, Christiane et Jean-Paul se sont mis à en manger deux fois par jour. Cette culture de la consommation carnée, phénomène récent, donc, a été baptisée « carnisme* » par la psychologue états-unienne Melanie Joy. Le carnisme n’est pas le simple fait d’être carnivore : les carnivores sont des êtres vivants qui doivent consommer de la chair pour survivre, car elles et ils possèdent des traits physiologiques – le système digestif par exemple – qui les contraignent à s’en nourrir ; tandis que les carnistes choisissent de consommer de la viande. Cette pratique est alors justifiée par les « quatre “n” » : Christiane et Jean-Paul estiment qu’il est normal, naturel, nécessaire et nice (agréable) d’en manger. Ces « choix » sont déterminés par des rapports sociaux. La consommation de viande est, par exemple, étroitement structurée par des normes de genre : en France, les hommes consomment plus de viande rouge que les femmes, cet aliment étant symboliquement investi d’un imaginaire viriliste. Lexique Carnisme : idéologie selon laquelle manger de la viande est une pratique naturelle, nécessaire, normale et nice (agréable).
Véganisme : alimentation par les végétaux exclusivement (végétalisme) et refus de consommer tout produit (vêtements, chaussures, cosmétiques, etc.) issu des animaux ou de leur exploitation. Si certaines idéologies sont tellement intégrées qu’elles en deviennent moins détectables, elles n’en sont pas moins des idéologies, c’est-à-dire un ensemble d’idées, de croyances et de doctrines philosophiques, politiques, sociales, propres à une époque, une société et qui orientent l’action. Le carnisme est bien une idéologie, toutefois moins détectable que son pendant, le véganisme*, parce qu’elle est dominante et diffuse. Le carnisme est une idéologie travaillée par un ensemble de processus sociaux qui tendent à la naturaliser, à la rendre invisible. Elle repose sur la violence physique et institutionnalisée exercée sur les autres animaux. Peu détectée, elle est aussi soutenue par un ensemble de professions, d’organisations qui la présentent comme une pratique « normale, naturelle et nécessaire », raisonnable et modérée, ce qui encourage Christiane et Jean-Paul à consommer de la viande sans avoir de scrupules, sans même y penser. Les présupposés qui sous-tendent cette consommation ne sont pas interrogés.
Des éleveurs qui lâchent l’affaire Sivalingam
Vasanthakumar
élevait
des
moutons
en
Angleterre. En janvier 2019, alors qu’il transporte une
vingtaine d’agneaux à l’abattoir, il change soudain d’itinéraire et les emmène vers un sanctuaire pour animaux rescapés de l’abattage afin de les y mettre à l’abri. Depuis, il est devenu végétarien et a abandonné l’élevage. Il n’est pas le seul à quitter ce métier. Jean-Marc Charrière, ancien éleveur de bovins aujourd’hui reconverti dans le travail social, a également sauté le pas. Il était devenu trop difficile pour lui de vivre le paradoxe de l’éleveur : tisser des liens avec ses vaches puis les envoyer à l’abattoir. Qu’est-ce qui a déclenché une telle volte-face chez ces éleveurs ? C’est que leurs valeurs ne correspondaient plus avec leur mode de vie et qu’ils ont voulu mettre un terme à l’inconfort ressenti dans cette situation. Ils étaient en pleine « dissonance cognitive », un phénomène de tension interne ressenti lorsque opinions et attitudes entrent en contradiction.
Animalistes et écologistes, même combat ? Notre approche inspirée des études animales n’est pas la seule qui se penche sur la question de la consommation de viande. Elle adopte une lecture du monde qui n’est pas seulement
anthropocentrée : elle est zoocentrée, incluant les animaux non humains. D’autres façons de penser le monde adoptent d’autres perspectives. Elles peuvent par exemple réfléchir à travers le prisme du vivant (approches bio- centrées), ou bien celui des écosystèmes
(approches
écocentrées).
Elles
utilisent
des
grammaires et des vocabulaires différents et impliquent des éthiques divergentes, parfois contradictoires. Aujourd’hui, toutefois, une convergence se fait jour autour de la critique des formes de production animale intensives et industrielles, ainsi que du niveau de consommation élevé de viande. Sur le plan sanitaire, selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), la consommation de viande rouge serait cancérogène [3] ; et elle augmente le risque de zoonoses, soit 60 à 70 % des maladies émergentes
affectant
les
êtres
humains.
Sur
le
plan
environnemental, cette pratique alimentaire mobilise, en amont, beaucoup de terres et d’eau et engendre des pollutions considérables des terres et de l’air. Les émissions de gaz à effet de serre (GES) des productions animales ont par ailleurs un impact majeur sur le dérèglement climatique ; de façon générale, l’alimentation et l’agriculture sont responsables de 26 % des émissions totales de GES [4] . Lexique Animalisme : mouvement qui repense le rapport aux autres animaux et défend leurs intérêts. La diminution de la consommation carnée est l’un des leviers majeurs pour atteindre la neutralité carbone. Un rapport Solagro [5] de 2019 a montré que les produits animaux
représentent en France 89 % des émissions de GES de la consommation conventionnelle, c’est-à-dire non biologique. La viande de ruminants et le lait en représentent à eux seuls 75 % [6] . C’est pourquoi l’adoption d’un régime végétarien est plus efficace pour réduire les émissions de GES liées à l’alimentation que ne l’est la consommation de produits locaux ou de saison. Selon le cabinet de conseil Carbone 4, supprimer la chair animale des régimes permettrait de diminuer l’empreinte carbone française de 1,12 tonne de CO2 par an et par personne, en moyenne, soit une diminution de 10 % de l’empreinte carbone totale du pays. La production de viande requiert par ailleurs une grande occupation des sols : les produits d’origine animale ne représentent pas moins de 90 % des
surfaces
nécessaires
pour
produire
l’alimentation
conventionnelle en France, toujours selon le rapport Solagro. Les fruits et légumes nécessitent seulement 5 % des surfaces, et les céréales utilisées pour la consommation humaine 2,5 %.
Vers une réduction de notre consommation carnée Les normes juridiques et économiques sont anthropocentrées : elles sont construites par et pour les humains. Or une demande d’évolution existe. On la perçoit dans l’émergence de l’animalisme* en politique. En témoignent les scores électoraux
du jeune Parti animaliste, ou la prise en compte par les autres partis, La France insoumise et Europe Écologie Les Verts en tête, de revendications favorables aux animaux dits de rente (végétalisation du modèle alimentaire, limitation de la durée des transferts d’animaux vivants, etc.). Elle est également portée par 84 % de Françaises et de Français qui estiment la cause animale importante [7] . La question qui se pose est celle de l’action collective à entreprendre afin de contribuer à modifier les habitudes de consommation. Les objectifs sont multiples, comme nous l’avons vu : il s’agit de favoriser la prise en compte des intérêts des autres animaux, mais aussi de décarboner l’alimentation, de libérer des terres, de réduire les risques de pollution, de cancer et de zoonose. Si on considère non seulement la souffrance animale, mais également la santé publique, les données environnementales (dont celles liées aux émissions de GES), tout converge pour indiquer le caractère impérieux d’une réduction de notre consommation carnée. La fin de l’exploitation animale n’est toutefois pas pour aujourd’hui, dans la mesure où seule une minorité de personnes optent pour le flexitarisme (24 %), le végétarisme ou le végétalisme (2,2 %) en France [8] . Par bonheur, cependant, nombre de sociétés humaines ont atteint une étape de développement où elles peuvent décider de se défaire des relations qu’elles entretiennent avec les autres animaux, que ces relations soient anciennes et caractérisées par la violence [9] , ou qu’elles soient plus récentes et fondées sur un productivisme forcené. Plus tôt dans l’histoire, et récemment dans certaines régions du globe, des groupes ont été ou sont contraints, pour
survivre, de se nourrir de chair animale, de consommer des formes très concentrées de nourriture. Mais, désormais, il ne s’agit plus de survie – dans les pays dits développés. Les progrès de la nutrition, avec notamment l’identification de la vitamine B12, permettent d’équilibrer un régime totalement végétal. L’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) l’a récemment confirmé, y compris pour les enfants : il est tout à fait possible de proposer une option quotidienne sans viande ni poisson dans la restauration scolaire [10] ..
Et maintenant ? Face aux ravages engendrés directement ou indirectement par le carnisme, des alternatives sont en débat : réduction de la consommation de produits animaliers par la taxation de la viande, augmentation de la consommation de légumineuses, développement de la viande de culture, etc. Doit-on redouter la rupture du lien qui nous unit aux animaux dits de rente avec la diminution voire la fin de l’élevage ? Non, car les refuges et sanctuaires animaliers qui accueillent des animaux rescapés d’abattoir ou d’élevage existent et pourraient se multiplier. D’ailleurs, la fin de l’exploitation animale ne signifierait
pas
nécessairement
l’extinction
des
espèces
domestiquées. Dans l’histoire récente, lorsqu’en France les
chevaux n’ont quasiment plus été utilisés pour la traction, ils n’ont pas pour autant disparu, simplement la relation de leurs gardiens et gardiennes avec eux a changé. Sortir du carnisme est une exigence qui s’impose avec le réchauffement climatique, les pandémies zoonotiques, les atteintes à l’environnement, les niveaux intenses de souffrance animale ainsi que le nombre élevé d’animaux qui naissent, vivent brièvement et sont abattus dans l’unique but de satisfaire nos besoins prétendus. Dans cette perspective, le carnisme doit être nommé, pensé, contextualisé, afin d’être compris, identifié, déconstruit. Car son potentiel de destruction est aussi immense que redoutable.
Bibliographie À lire : César DUGAST et Alexia SOYEUX, « Faire sa part. Pouvoir et responsabilité des individus, des entreprises et de l’état face à l’urgence climatique », rapport Carbone 4, juin 2019. Émilie DARDENNE, Introduction aux études animales, Puf, Paris, 2020.
Romain ESPINOSA, Comment sauver les animaux ? Une économie de la condition animale, Puf, Paris, 2021. GREENPEACE, « Comment les lobbies de la viande nous manipulent », rapport, janvier 2022. Melanie JOY, Introduction au carnisme. Pourquoi aimer les chiens, manger les cochons et se vêtir de vaches, L’Âge d’Homme, Lausanne, 2016. Philippe POINTEREAU, « Le revers de notre assiette. Changer d’alimentation
pourxpréserver
notre
santé
et
notre
« Reducing
Food’s
environnement », Solagro, juin 2019. Joseph
POORE
et
Thomas
NEMECEK,
Environmental Impacts Through Producers and Consumers », Science, vol. 360, n° 6392, 2018, p. 987-992. Nicolas TREICH, « Veganomics : vers une approche économique du véganisme ? », Revue française d’économie, vol. 33, n° 4, 2018, p. 3-48.
À voir Florence BURGAT, « Nous et les autres animaux demain : une approche philosophique », vidéo du MOOC « Vivre avec les autres animaux », Uved. « L’impact de la viande sur l’environnement expliqué en 4 minutes », Le Monde, en ligne.
Notes du chapitre [1] ↑ L’autrice remercie Marie-Claude Marsolier, Nicolas Treich, Enrique Utria et Dominic Hofbauer pour leurs commentaires sur ce texte. [2] ↑ Les chiffres donnés dans ce paragraphe sont issus du site Internet de l’économiste Romain Espinosa. [3] ↑ Voir la page « Cancer : carcinogenicity of the-consumption of red meat and processed meat » sur le site Internet de l’OMS. [4] ↑ Joseph POORE et Thomas NEMECEK, « Reducing food’s environmental impacts through producers and consumers », Science, vol. 360, n° 6392, 2018, p. 987-992. [5] ↑ Solagro est une entreprise associative d’ingénierie, de conseil et de formation spécialisée dans les transitions énergétique, agroécologique et alimentaire. [6] ↑ Philippe Pointereau, « Le revers de notre assiette. Changer d’alimentation pour préserver notre santé et notre environnement », Solagro, juin 2019, p. 16, disponible en ligne. [7] ↑ Étude « Le regard des Français sur la loi contre la maltraitance animale et la place de ce sujet dans les débats de l’élection présidentielle de 2022 », réalisée par l’Ifop pour Woopet. [8] ↑ Étude Ifop pour FranceAgriMer menée du 30 septembre au 8 novembre 2020 sur un échantillon de 15 001 personnes âgées de 15 à 70 ans et représentatives de la population française. [9] ↑ Cette violence a été documentée et mise au jour par différentes études, par exemple celle de l’historien Charles Patterson, Un éternel Treblinka, Calmann-Lévy, Paris, 2008. [10] ↑ Anses, « Menu végétarien hebdomadaire à l’école : l’Anses en appui à l’expérimentation », 25 novembre 2021, disponible en ligne.
Criminels climatiques Mickaël Correia Journaliste à Mediapart et auteur
C’est un pavé dans la mare climatique qu’a lancé en juillet 2017 un organisme scientifique indépendant niché dans les montagnes du Colorado, aux États-Unis. Cet été-là, le Climate Accountability Institute révélait que cent entreprises étaient responsables à elles seules de 71 % des rejets de gaz à effet de serre imputables à l’activité humaine, depuis 1988 [1] . Plus de la moitié des émissions mondiales industrielles sont attribuables à seulement vingt-cinq firmes. Ces sociétés sont toutes productrices de pétrole, de gaz ou de charbon. D’origine fossile, et donc non renouvelables, ces trois combustibles libèrent lorsqu’ils sont brûlés de l’énergie et des gaz à effet de serre du fait de leur forte teneur en carbone [2] .
« Le fait que les consommateurs rejettent du CO2 en brûlant des combustibles n’exonère pas les entreprises productrices d’énergies fossiles de leur responsabilité d’avoir sciemment perpétué l’ère du carbone. »
Richard Heede, directeur du Climate Accountability Institute, The Guardian, 9 octobre 2019.
Déplacer le centre du débat, des responsabilités individuelles vers les structures de pouvoir
S
i les émissions sont traditionnellement mesurées à l’échelle des pays ou des individus, le Climate Accountability Institute, avec l’aide du Carbon Disclosure Project – une organisation britannique qui étudie l’impact écologique des multinationales –, a opéré un choix scientifique et politique fort : celui de mesurer non seulement les émissions liées à la production et au transport des énergies fossiles mais aussi les rejets de gaz à effet de serre liés à leur consommation. « L’un des objectifs de nos analyses est de déplacer le centre du débat des responsabilités individuelles vers les structures de pouvoir [3] », souligne Richard Heede, directeur du Climate Accountability Institute. Pour le chercheur, « ces carburants carbonés sont consommateurs climatique [4] ».
produits et commercialisés auprès des en sachant qu’ils aggraveront la crise
1988 n’est pas une date choisie au hasard par ces experts du réchauffement planétaire. C’est l’année où il a été officiellement
reconnu que le changement climatique était d’origine humaine à l’occasion de la création du Giec, le Groupe intergouvernemental d’experts sur l’évolution du climat. Or entre 1988 et aujourd’hui, les groupes énergétiques ont recraché dans nos cieux plus de gaz à effet de serre qu’entre 1750 – le début de la révolution industrielle – et 1988. Si cette tendance à l’extraction d’énergies fossiles se poursuit au cours des trente prochaines années comme elle l’a fait au cours des trente dernières, les températures moyennes mondiales seraient en passe d’augmenter de 4º C d’ici la fin du siècle [5] . De quoi consumer littéralement la planète. Qui sont aujourd’hui, à l’heure de l’urgence climatique, ces entreprises pyromanes ? Si parmi les plus grands régurgiteurs de CO2 on retrouve les célèbres mastodontes Shell, Total, ExxonMobil, Chevron ou BP, les trois premières multinationales climaticides au monde sont peu, voire pas du tout connues du grand public. Premier exportateur international de pétrole, Saudi Aramco est la firme la plus émettrice de carbone de la planète. En 2019, le géant saoudien de l’or noir a éructé 1,93 milliard de tonnes équivalent CO2 – plus de quatre fois et demie que ce que la France a émis cette même année. Saudi Aramco est aussi l’entreprise la plus riche au monde, devant Apple, et une des plus rentables. Le géant pétrolier a réalisé en 2018 un bénéfice net de 111 milliards de dollars.
En deuxième position se place China Energy avec 1,55 milliard de tonnes équivalent CO2 rejetées dans l’atmosphère, toujours en 2019. Ce conglomérat chinois est la plus grande compagnie énergétique du monde ; il détient plus de cinq cents unités de production électrique au charbon et une cinquantaine de mégaexploitations charbonnières à travers la planète. Enfin, Gazprom, premier producteur international de gaz et fleuron de l’économie russe, émet chaque année 1,53 milliard de tonnes équivalent CO2. Gazprom est contrôlé depuis 2005 par le clan Poutine. C’est une des armes géopolitiques majeures du Kremlin, comme l’a démontré l’invasion de l’Ukraine par les forces armées russes en février 2022. L’entreprise fournit environ 40 % du gaz fossile consommé sur le Vieux Continent et l’Union européenne est son premier marché extérieur. La France dépend à 23 % de sa consommation du gaz russe ; l’Allemagne à plus de 50 %.
Des entreprises criminelles Si ce trio d’entreprises climaticides était un pays, il serait la troisième nation la plus émettrice de gaz à effet de serre, derrière la Chine et les États-Unis. Bien loin d’amorcer un déclin de leur production, et encore plus d’embrayer sur la transition énergétique de leur secteur pour répondre à la menace que représente le changement climatique, les grands groupes
énergétiques fossiles projettent de nous submerger de pétrole, de gaz ou de charbon. Ils ont pour objectif d’augmenter leur production d’en moyenne 20 % d’ici à 2030. L’industriel français Total envisage même une hausse de sa production de gaz d’un tiers d’ici la fin de la décennie ; son « plan climat » présenté à ses actionnaires en mai 2022 prévoit d’allouer 70 % de ses dépenses d’investissement dans le gaz et le pétrole [6] . Les scientifiques alertent pourtant depuis au moins 2015 : pour limiter le chaos sur Terre lié aux dérèglements climatiques, il faudrait laisser dans nos sous-sols 80 % des réserves actuelles de charbon, la moitié de celles de gaz et un tiers de celles de pétrole [7] . Les Nations unies estiment pour leur part qu’entre 2020 et 2030, la production mondiale de charbon, de pétrole et de gaz devrait diminuer annuellement et respectivement de 11 %, 4 % et 3 % pour contenir le réchauffement planétaire à +1,5º°C [8] . Enfin, depuis mai 2021, l’Agence internationale de l’énergie, bien loin d’être un repaire d’écologistes, exhorte à l’arrêt immédiat du développement de tout nouveau projet fossile. « Toute démarche qui retarderait le gel d’une partie des réserves fossiles et toute émission nous amenant à dépasser le seuil des +2 ºC doivent désormais être prises pour ce qu’elles sont : des actes qui attentent à la sûreté de notre planète, lourds de victimes et de souffrances humaines, écrivait en 2015 l’historien des sciences Christophe Bonneuil. Ces émissions incontrôlées de gaz à effet de serre méritent la qualification de “crimes”. […] Il est désormais inacceptable que des individus et
des entreprises s’enrichissent par des activités climatiquement criminelles [9] . »
Maintenir notre addiction au carbone Les trois multinationales les plus climaticides au monde déploient activement tout un arsenal de stratégies pour maintenir notre addiction aux énergies fossiles, particulièrement en France. Saudi Aramco est très implantée dans l’Hexagone. La major saoudienne collabore avec l’Institut français du pétrole et des énergies nouvelles (Ifpen), à optimiser le rendement des moteurs à essence. L’idée n’est rien de moins que de perpétuer le modèle du moteur thermique pour continuer à nous vendre du pétrole. Pour résumer, Saudi Aramco, le plus grand criminel climatique actuel, travaille, avec la complicité de l’État français, à perpétuer le règne de la voiture individuelle dans un laboratoire à dix kilomètres de Paris, une des capitales européennes où l’on meurt le plus de la pollution automobile. En janvier 2019, Saudi Aramco a par ailleurs racheté Arlanxeo Élastomères à Port-Jérôme, près du Havre. L’usine est l’un des plus grands sites de production européens de caoutchouc synthétique. C’est que le plastique, issu à 99 % d’énergie fossile,
est devenu la principale source de croissance de l’utilisation de l’or noir : sa fabrication dévore déjà 14 % de la production totale de pétrole. D’ici vingt ans, l’Agence internationale de l’énergie estime que nous utiliserons plus le pétrole pour produire du plastique que pour rouler. En novembre 2018, Amin Nasser, le P-DG de Saudi Aramco, a promis 100 milliards de dollars d’investissements dans la pétrochimie au cours de la prochaine décennie. Un message très puissant envoyé aux investisseurs, les encourageant à miser toujours plus dans le pétrole. Forte de son réseau de 1 300 scientifiques dans le monde, l’entreprise développe le crude oilto chemicals (COTC), un procédé industriel qui permet de convertir directement jusqu’à 70 % d’un baril de brut en dérivés pétrochimiques, alors que les raffineries conventionnelles atteignent à peine le ratio de 20 %. Or la production et l’incinération de plastique ajoutent chaque année plus de 850 millions de tonnes de gaz à effet de serre dans l’atmosphère, presque autant que les émissions d’un pays comme l’Allemagne. En somme, alors que l’humanité a moins de dix ans pour réduire de moitié ses émissions de gaz à effet de serre, le plus gros pollueur climatique du monde a décidé de parier sur une technologie qui, d’après les experts, fait plus que doubler la rentabilité du baril de pétrole. Le 25 mars 2019, China Energy a quant à elle signé à l’Élysée un contrat avec Électricité de France (EDF) pour permettre au groupe français de construire un parc éolien à Dongtai, près de
Shanghai. Cette installation pourra alimenter dès 2023 deux millions de foyers chinois. « [Ces éoliennes] contribueront à lutter contre le changement climatique mondial, à restructurer le bouquet énergétique et à construire une belle Chine [10] », a clamé China Energy. Quant à EDF, elle s’est targuée de participer au verdissement de l’électricité chinoise. Mais elle a mis sous le tapis le fait que depuis 1997, la compagnie française codétient près de 20 % des parts d’un consortium de trois gigantesques
centrales
à
charbon
chinoises
appartenant
majoritairement à China Energy. Ces centrales ont une puissance six fois supérieure au futur parc éolien de Dongtai et sont classées « sous-critiques », selon un
classement
international,
qui
pointe
le
rendement
énergétique médiocre de ces régurgiteurs de CO2. Ces trois installations émettent en moyenne 75 % de plus de carbone et consomment 67 % de plus d’eau que les centrales de dernière génération.
Selon
la
revue
Nature,
une
de
ces
trois
infrastructures figure parmi la centaine des centrales à charbon chinoises à « fermer en premier et rapidement » pour limiter la crise climatique [11] . Depuis la prise de participation d’EDF en 1997, ces centrales ont craché une fois et demie plus de CO2 que ce que rejette la France en un an. Ce contrat éolien signé à l’Élysée s’avère en définitive une vaste opération de greenwashing au service de China Energy.
Enfin, la Direction générale de l’énergie et du climat, administration française sous l’égide du ministère de la Transition écologique, a habilité en 2006 Gazprom à fournir en gaz les collectivités publiques et les établissements répondant à des missions d’intérêt général – hôpitaux, maisons de retraite, écoles, ministères. Depuis, la branche française de Gazprom dévore les parts des marchés public et professionnel. La firme russe alimente aujourd’hui en gaz fossile aussi bien des supermarchés que des immeubles d’habitation ou des industriels de l’automobile. Côté collectivités, Nantes Métropole par exemple a déjà fait appel aux services de Gazprom deux fois (entre 2015 et 2020), pour un montant de 5 millions d’euros par an. L’université de Strasbourg a contracté avec Gazprom de 2015 à 2019. Enfin, des sites du ministère de la Défense et le Conseil de l’Europe à Strasbourg ont également été approvisionnés par la firme russe, respectivement jusqu’en 2017 et 2020. Magie du libéralisme, si Gazprom fourgue actuellement son gaz fossile à 15 000 entreprises et collectivités françaises, il en vend aussi à son principal concurrent tricolore : Engie (ex-Gaz de France). En 1975, le ministère soviétique de la Production gazière, qui deviendra Gazprom en 1989, a en effet signé un accord avec Gaz de France afin de lui livrer près d’un quart de ses
approvisionnements
durant
trente
ans.
d’acheminement reconduit en 2006, jusqu’en 2030.
Un
contrat
Néocolonialisme et chaises tournantes En dehors de la France, les criminels climatiques ont élaboré d’autres stratégies pour continuer à faire fructifier leur capital en extrayant les ressources carbonées des entrailles de la Terre. China Energy, pour exporter son capitalisme fossile, peut s’appuyer sur les « nouvelles Routes de la soie ». Se référant à l’axe utilisé pour le commerce de ce tissu jusqu’au
XVe siècle
entre la côte pacifique chinoise et l’actuelle Turquie, cette stratégie de l’État chinois est une des initiatives géopolitiques majeures du début du XXIe siècle. Elle vise depuis 2013 à asseoir la puissance commerciale de la Chine en développant des infrastructures de transport reliant l’empire du Milieu au Moyen-Orient ainsi qu’au reste de l’Asie. Telles de Petits Poucets climaticides, les entreprises charbonnières chinoises sèment leurs centrales à charbon le long de ces axes. Au Bangladesh, l’expression « criminel climatique » prend aussi toute son ampleur. En 2016, le président chinois Xi Jinping est parvenu à vendre à ce pays quatre centrales à charbon qui rejetteront autant de gaz à effet de serre que ce qu’émet actuellement chaque année toute l’Autriche. La première d’entre elles, la centrale de Payra, a été mise en service en 2020 et se situe à proximité des mangroves de
Chalitabunia et des Sundarbans, un écosystème de marais unique classé au patrimoine mondial de l’Unesco. Une funeste aberration puisque le Bangladesh est l’un des pays les plus touchés par les dérèglements climatiques. À cause de la montée des eaux, 700 000 Bangladais perdent déjà chaque année leur foyer [12] . Pis, fin 2019, alors que l’État bangladais débourse chaque mois près de 20 millions de dollars de paiements de capacité de production à la centrale de Payra, la moitié de l’énergie produite n’était pas distribuée aux habitants, le réseau d’électricité du pays étant encore sous-développé [13] . Les trois autres centrales sont encore au stade de la préconstruction. L’une d’entre elles a été l’objet en 2016 d’un vaste mouvement d’opposition de 3 000 villageois de Banshkhali, menacés d’expulsion. Au cours d’une manifestation contre la future installation, cinq d’entre eux ont été tués par les forces de l’ordre. Un néocolonialisme fossile qui ne dit pas son nom. Dernier exemple de pratique permettant à l’empire du carbone de prospérer : les revolving doors ou « chaises tournantes ». Elle consiste pour un industriel à débaucher des personnalités politiques qui possédaient un pouvoir de législation ou de régulation dans son champ d’activité. Une stratégie dont use particulièrement Gazprom : durant son mandat de chef de gouvernement entre 1998 et 2005, l’ancien chancelier allemand Gerhard Schröder a apporté son soutien au projet de gazoduc russo-allemand Nord Stream. Trois mois après sa défaite aux élections législatives fédérales de 2005, il quittait la politique
pour occuper le poste de président du conseil de surveillance de Nord Stream – position qu’il occupe toujours. Cela a fait naître des soupçons sur la compromission de l’ex-chancelier pendant son mandat. Les revolving doors ne concernent pas que Gazprom. En France, par exemple, le fait que François Fillon était de 2021 à début 2022 au conseil d’administration des firmes russes Sibur (pétrochimie) et Zarubeshneft énormément de questions.
(hydrocarbures)
pose
Violences climatiques En engrangeant coûte que coûte toujours plus de profits sur l’extraction fossile et la destruction du vivant, ces criminels climatiques élaborent une véritable bombe climatique et mettent
intentionnellement
en
péril
toute
l’humanité,
à commencer par les plus vulnérables. Car ce sont bien les précaires, les femmes, les personnes racisées, les groupes sexuels et de genre minorisés, ou encore les exilés qui sont les premières victimes de ce capitalisme mortifère. Quand une catastrophe climatique frappe un territoire, le risque de décès est quatorze fois plus élevé pour les femmes [14] . Elles doivent aussi faire face aux violences sexistes et sexuelles démultipliées lors de ces situations d’extrême vulnérabilité [15] . Les Africains-Américains sont pour
leur part 1,54 fois plus exposés à la pollution due aux combustibles fossiles que l’ensemble de la population aux ÉtatsUnis [16] . Des études récentes, compilées entre autres par le mouvement Black Lives Matter, ont également montré que les « communautés à faible revenu » et les « femmes noires » étaient affectées « de manière disproportionnée par les risques sanitaires liés au climat » [17] .
Et maintenant ? Les catastrophes climatiques contraignent chaque année vingt à trente millions de personnes vivant essentiellement dans les pays du Sud global à se déplacer. Un nombre croissant d’exilés tentant de rejoindre l’Europe fuient des territoires rendus invivables par le réchauffement planétaire. Quand Michael Mann, un des plus éminents climatologues au monde (qui a inspiré le rôle du scientifique interprété par Leonardo di Caprio dans la fiction climatique à succès de Netflix Don’t Look Up), a pris connaissance des travaux du Climate Accountability Institute, il a enragé : « La grande tragédie de la crise climatique est que sept milliards et demi de personnes doivent payer le prix, sous la forme d’une planète dégradée, pour que quelques dizaines d’entreprises polluantes puissent continuer à faire des profits records [18] . »
Bibliographie À lire : Mickaël CORREIA, Criminels climatiques. Enquête sur les multinationales qui brûlent notre planète, La Découverte, Paris, 2022. Grégory SALLE, Qu’est-ce que le crime environnemental ?, Le Seuil, Paris, 2022. Alain GUILLEMOLES et Alla LAZAREVA, Gazprom, le nouvel empire, Les Petits Matins, Paris, 2018. Alain
DESNEAULT,
De
quoi
Total
est-elle
la
somme ?
Multinationales et perversion du droit, Rue de l’échiquier, Paris, 2017. Matthieu AUZANNEAU, Or noir. La grande histoire du pétrole, La Découverte, Paris, 2015.
Notes du chapitre [1] ↑ Carbon Disclosure Projet, « The Carbon Majors Database. CDP Carbon Majors Report 2017 », juillet 2017. [2] ↑ Ce texte a été rédigé en juin 2022, précision utile à la compréhension de certains éléments présentés ici. [3] ↑ Cité in Matthew Taylor et Jonathan Watts, « Revealed : the 20 firms behind a third of all carbon emissions », The Guardian, 9 octobre 2019.
[4] ↑ Richard Heede, « It’s time to rein in the fossil fuel giants before their greed chokes the planet », The Guardian, 9 octobre 2019. [5] ↑ Carbon Disclosure Projet, « The Carbon Majors Database. CDP Carbon Majors Report 2017 », loc. cit. [6] ↑ Mickaël Correia, « Total persiste et signe pour le chaos climatique », Mediapart, mis en ligne le 25 mai 2022. [7] ↑ Christophe McGlade et Paul Ekins, « The geographical distribution of fossil fuels unused when limiting global warming to 2º C », Nature, n° 517, 2015, p. 187-190. [8] ↑ ONU programme pour l’environnement, « Les gouvernements du monde entire doivent réduire la production de combustibles fossils de 6 % par an pour limiter un réchauffement mondial », mis en ligne le 2 décembre 2020. [9] ↑ Christophe Bonneuil, « Tous responsables ? », Le Monde diplomatique, novembre 2015. [10] ↑ China Energy, « China’s farthest offshore wind power project built by China Energy officially put into operation », communiqué de presse, 23 décembre 2019. [11] ↑ Rina Yiyun Cui, Nathan Hultman, Diyang Cui, et al., « A plant-by-plant strategy for high-ambition coal power phaseout in China », Nature Communications, vol. 12, mis en ligne le 16 mars 2021. [12] ↑ Banque mondiale « Groundswell : preparing for internal climate migration », rapport mis en ligne le 19 mars 2018. [13] ↑ Institute for Energy Economics and Financial Analysis, « IEEFA Asia : Chinese coal projects continue as existing power plants stand idle », mise en ligne le 3 mai 2020. [14] ↑ Senay Habtezion, « Overview of linkages between gender and climate change », United Nations Development Programme, 2013. [15] ↑ Climate change and resilience platform (Care), « Evicted by climate change : confronting the gendered impacts of climate-induced displacement », juillet 2020. [16] ↑ Ihab Mikati et al., « Disparities in distribution of particulate matter emission sources by race and poverty status », American Journal of Public Health, n° 108, avril 2018, p. 480-485. [17] ↑ The Movement for Black Lives, Gulf Coast Center for Law and Policy et Greenpeace, « Fossil fuel racism. How phasing out oil, gas, and coal can protect communities », mise en ligne le 13 avril 2021.
[18] ↑ Matthew Taylor et Jonathan Watts, « Revealed : the 20 firms behind a third of all carbon emissions », The Guardian, 9 octobre 2019.
Existe-t-il vraiment des alternatives aux pesticides ? Alexis Aulagnier Sociologue, Sciences Po Paris
Les problèmes écologiques sont souvent liés à l’usage intensif de certaines sources d’énergie (le pétrole, le charbon), à certaines manières de se déplacer (l’avion, la voiture) ou à l’omniprésence dans l’environnement de matériaux (les déchets, les plastiques). La transformation écologique passera nécessairement par la modération du recours aux substances ou technologies contestées. Pour construire un monde plus durable, il faut mettre en place des politiques publiques qui servent cet objectif. Penchonsnous sur un exemple, celui des pesticides, et sur les différents mécanismes sociopolitiques qui entrent en jeu dans la réduction du recours à ces substances. S’il peut être tentant de résoudre de tels enjeux en activant la mécanique de la substitution ou du remplacement, il existe en fait bien d’autres manières de les envisager.
« Les produits phytosanitaires sont comme une bombe à retardement. »
Stéphane Le Foll, ancien ministre de l’Agriculture, de l’Agroalimentaire et de la Forêt, Libération, 29 janvier 2015.
De la réduction des risques à la réduction de l’usage des pesticides : l’histoire d’un échec ?
E
n France et en Europe, on appelle pesticides (ou produits phytosanitaires, leur appellation au regard de la loi) des produits utilisés pour protéger les cultures agricoles contre différents agresseurs. Les herbicides aident à éliminer les « mauvaises herbes », ou adventices, qui peuvent menacer la croissance des autres plantes. Les insecticides permettent de lutter contre des ravageurs qui s’attaquent aux cultures. Les fongicides protègent les productions agricoles contre des maladies liées au développement de champignons. La majorité des pesticides sont obtenus par synthèse chimique, mais certains éléments présents dans la nature, comme le cuivre ou le soufre, peuvent eux aussi être utilisés comme pesticides. Les pesticides sont des produits dangereux car ils visent à détruire ou contrôler divers organismes. Pourtant, leur intérêt agronomique a longtemps été perçu comme important et leur diffusion large a été un pilier de la modernisation agricole,
notamment après la Seconde Guerre mondiale. Afin de permettre l’usage des pesticides tout en cherchant à maîtriser les dangers qu’ils occasionnent, une réglementation spécifique a été progressivement mise en place au XXe siècle. Celle-ci repose sur une logique d’autorisation de mise sur le marché : les pesticides sont censés ne pas pouvoir être commercialisés tant que plusieurs conditions ne sont pas remplies. Des doses maximales d’exposition pour les organismes non cibles (travailleurs, insectes, environnements aquatiques, etc.) ont été fixées, ainsi que des conditions d’usage pour lesquelles on considère que ces doses ne seront pas dépassées (quantités maximales par surface, mode de pulvérisation, etc.). Depuis de nombreuses années, les preuves s’accumulent : ce système d’homologation est très loin d’identifier et de prévenir tous les risques liés à l’usage de ces substances. Des associations environnementales dénoncent leur présence dans nos organismes et mettent en évidence la contamination des aliments ou des corps par des résidus de pesticides [1] . Des agriculteurs atteints de cancers se mobilisent pour faire reconnaître l’exposition professionnelle à ces produits comme facteur explicatif de l’apparition de leurs pathologies [2] . Des scientifiques montrent le rôle de la dispersion des pesticides dans le déclin massif des populations d’insectes – les abeilles domestiques par exemple – ou d’oiseaux en Europe [3] . Face à ces insuffisances du système d’homologation, les pouvoirs publics cherchent depuis plus de quinze ans à réduire l’usage de ces substances.
En 2008, le ministère de l’Agriculture lance un plan appelé Écophyto, qui a pour objectif de réduire la consommation de pesticides agricoles de 50 % en dix ans. Pour la première fois, les pouvoirs publics ne cherchent plus seulement à contrôler les risques liés à leur usage. L’objectif très ambitieux d’Écophyto est loin d’avoir été atteint, puisque comme l’a mis en avant en 2020 un rapport de la Cour des comptes, le recours à ces substances a augmenté de 12 % entre 2009 et 2016 [4] . Des travaux ont montré que, malgré certaines actions, les pouvoirs publics n’ont pas mis en œuvre tous les moyens nécessaires à la réussite de cette politique. D’autres enquêtes ont montré que le syndicat agricole majoritaire, la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA), ou les représentants des industriels du secteur phytosanitaire se sont ouvertement opposés aux objectifs de cette politique. Alors que le plan Écophyto est marqué par un important souci de consultation de l’ensemble des parties prenantes du monde agricole, ces acteurs, par une stratégie d’opposition frontale, ont souvent fait obstacle à son déroulement. Pendant quinze ans, ce plan a aussi fonctionné à la manière d’un laboratoire des politiques agroécologiques. Écophyto est traversé de débats et tensions qui nous en apprennent beaucoup sur les mécanismes à l’œuvre dans les résistances au retrait de technologies contestées ; entre autres, deux manières très différentes d’envisager la réduction des pesticides, qui ne donnent pas la même importance à la logique de substitution.
Des transformations systémiques pour réduire la consommation de pesticides ? Comme beaucoup de politiques publiques, Écophyto est marqué par l’implication de scientifiques qui tentent de porter leurs recherches pour construire une politique la plus efficace possible. Certains agronomes défendant une vision particulière de leur discipline, dite systémique, ont occupé une place centrale dans les premiers temps d’Écophyto. En France, la pratique de l’agronomie* a historiquement été divisée en grands objets d’étude (sciences du sol, génétique et amélioration végétale, maladies des plantes, etc.). À partir des années 1960, des agronomes ont commencé à critiquer cette trop grande spécialisation. Ils ont au contraire défendu l’idée selon laquelle cette discipline devrait mêler les échelles d’observation et croiser les facteurs d’analyse. Pour eux, l’agronome doit s’intéresser à la manière dont le climat et le sol influencent le développement de la plante, mais il doit également
s’interroger
sur
d’autres
facteurs
comme
l’interaction entre différentes cultures à l’échelle de la parcelle, ou la rationalité de l’agriculteur et la manière dont celui-ci gère son exploitation. Dans ce cadre, l’objet d’étude de l’agronomie est un système, qui ne peut être réduit à la somme de ses parties. Comme l’a montré l’historien Pierre Cornu [5] , cette
approche de l’agronomie a connu un succès ambigu : d’un côté, ses praticiens ont trouvé leur place dans les grands centres de recherche nationaux ; de l’autre, ils sont restés relativement isolés. Le plan Écophyto est apparu comme une opportunité pour ces chercheurs d’incarner politiquement leur pratique scientifique. Lexique Agronomie : ensemble des connaissances qui ont pour objectif de mieux comprendre et d’accompagner la production agricole. Les agronomes sont les praticiens de ces disciplines. Ces scientifiques ont donc participé à la construction et la réalisation d’une étude, appelée Écophyto R & D, qui avait pour objectif d’identifier des scénarios de réduction d’usage des pesticides pour le plan. Les conclusions, publiées en 2010, sont claires : une réduction de 50 % de la consommation de pesticides ne pourra passer que par une transformation des exploitations agricoles, envisagées comme des systèmes. Pour réduire la dépendance à ces substances, il faut mobiliser de nombreux leviers et revoir totalement l’organisation de la production sur les fermes. Adopter des technologies plus efficaces et des solutions de substitution est certes indispensable mais une réduction de moitié nécessite surtout d’autres méthodes : assurer un bon entretien et une bonne santé des sols, utiliser des variétés plus résistantes aux agresseurs, modifier les rythmes de production sur l’exploitation, s’appuyer sur des interactions vertueuses entre
différentes cultures et leur association ou succession, etc. La publication de cette étude a fortement contribué à dessiner un horizon systémique pour le plan Écophyto : c’est par l’association de pratiques diverses que les objectifs de ce plan pourront être atteints et par un effort de reconception des exploitations.
Victoire du biocontrôle, victoire de la substitution ? Assez rapidement, la légitimité de cette approche systémique fut concurrencée par une autre manière d’envisager la réduction de l’usage des pesticides : la substitution. Depuis 2011, les pouvoirs publics s’intéressent de manière croissante au développement des solutions de biocontrôle, qui sont des alternatives dites biologiques aux pesticides chimiques. Elles désignent
des
produits
aux
modes
de
fonctionnement
hétérogènes : — Les macro-organismes, qui sont généralement des insectes utilisés comme prédateurs d’agresseurs. L’exemple le plus connu est celui des coccinelles qui peuvent s’attaquer aux populations de pucerons. — Les micro-organismes, qui sont des virus, bactéries ou champignons
ayant
pour
intérêt
de
freiner
le
développement d’agresseurs divers. — Les médiateurs chimiques, comme les phéromones, qui permettent de lutter contre la prolifération de certains insectes notamment grâce à la méthode de la confusion sexuelle : des phéromones de synthèse sont diffusées, empêchant les mâles de retrouver les femelles, ce qui freine grandement la prolifération des populations. — Les substances naturelles, d’origine végétale, minérale ou animale qui protègent les plantes. Certaines de ces méthodes sont utilisées, parfois à grande échelle, depuis bien longtemps en agriculture, avant la conceptualisation du biocontrôle. On a par exemple pu parler de « solutions de lutte biologique ». Ce qui a changé au début des années 2010, c’est que le développement de ces solutions fonctionne
désormais
technologique.
à
la
manière
L’identification
et
la
d’une diffusion
promesse de
ces
technologies de substitution aux pesticides se sont petit à petit imposées comme des options politiques souhaitables pour le plan Écophyto. Le rassemblement de ces technologies diverses sous un même terme fait partie d’une stratégie. Le développement des solutions de biocontrôle permet aux pouvoirs publics de communiquer de manière positive autour de la réduction des pesticides. Cette option politique apparaît comme une manière d’atteindre les objectifs d’Écophyto grâce à l’innovation
technologique,
sans
transformer
trop
en
profondeur les pratiques. Elle offre l’opportunité de développer
un discours à la fois volontariste et enthousiasmant, qui laisse entrevoir un enrôlement moins conflictuel dans le plan des représentants de la profession agricole, notamment la FNSEA et les producteurs de pesticides. D’un côté, le développement des solutions de biocontrôle offre à des fonctionnaires du ministère de l’Agriculture qui peinent à identifier des leviers d’action un mode d’intervention revêtant l’apparence de la simplicité et de l’efficacité. De l’autre, il participe à calmer l’opposition des acteurs en désaccord avec les objectifs de ce plan. Le développement de ces alternatives est devenu dès 2012 l’une des priorités du plan. Une feuille de route et un accord-cadre ont été signés rapidement, engageant un grand nombre d’acteurs dans la promotion de ces méthodes. La seule voix dissonante dans ce paysage est celle des agronomes systèmes, qui se montrent très critiques de l’accent que cette promesse technologique met sur l’idée de substitution. Dès leurs premières participations au plan Écophyto, ils avaient mis en garde contre la notion même d’alternative aux pesticides, qui laisse entendre qu’une réduction significative peut être atteinte grâce au simple remplacement de pesticides par d’autres technologies. Pour eux, cette promotion de la substitution éclipse le leitmotiv qu’ils portent depuis les premiers temps du plan : la réduction de l’usage des pesticides ne peut passer que par des transformations systémiques et par l’association de méthodes diverses. À leurs yeux, l’intérêt pour les méthodes de substitution est le symptôme d’un manque de volontarisme du gouvernement qui repousse, en s’appuyant sur la perspective
confortable de la substitution, les ruptures systémiques nécessaires.
Impossible substitution ? Les années qui suivent voient la mise à l’épreuve de la promesse technologique de la substitution. Malgré l’enthousiasme des acteurs économiques et des pouvoirs publics, le nombre de solutions de biocontrôle innovantes n’explose pas. On assiste surtout à une déconnexion entre la promesse de substitution dont est porteur le biocontrôle et la manière dont ces technologies sont effectivement promues ou développées. D’un côté, l’étude du travail de promotion de ces méthodes par les acteurs économiques montre qu’ils ne les vendent pas comme de stricts substituts. Les technologies de biocontrôle nécessitent souvent d’importants ajustements dans les pratiques des agriculteurs et ne sont souvent efficaces qu’associées à d’autres méthodes. Ceci aboutit notamment à un accompagnement très serré des agriculteurs ou de ceux qui les conseillent par les entreprises productrices des produits de biocontrôle. De l’autre côté, les pratiques des scientifiques engagés dans la mise au point de solutions de production des plantes biologiques et innovantes ne s’alignent pas avec la logique
de
substitution
incarnée
par
la
promesse
du
biocontrôle. Plusieurs projets de recherche ont été lancés entre 2012 et 2016, à l’aide des financements du plan Écophyto,
visant le développement de nouvelles solutions de lutte biologique. Un consortium public-privé a même été créé en 2015, d’acteurs industriels et d’instituts de recherche publique pour accélérer la recherche autour de ces méthodes. Mais les scientifiques investis dans ces projets prennent eux aussi des distances avec la perspective de technologies se substituant directement aux pesticides de synthèse. Pour eux, il est aussi important de développer des connaissances sur les conditions d’usage de ces méthodes, leur intégration dans des systèmes de culture favorables à leur déploiement efficace, que d’imaginer à partir de rien de nouvelles solutions. En 2016, face à la faible croissance du nombre de nouvelles solutions mises sur le marché, le ministère de l’Agriculture a commandé un nouveau rapport sur le biocontrôle [6] . Les rédacteurs de ce rapport constatent avec pessimisme la rareté des solutions disponibles et l’étroitesse des perspectives sur de nombreuses
cultures
et
usages.
Ils
rappellent
que
les
utilisateurs de biocontrôle doivent prendre « soin d’intégrer les agrosystèmes dans leur ensemble » et envisager « une stratégie de défense des végétaux non plus en mode analytique et monographique (couple ennemi/matière active), mais au contraire en conceptualisant un système » [7] . En d’autres termes, les auteurs chargés de ce rapport sur la promotion de méthodes de substitution préconisent le retour à une approche systémique.
Et maintenant ? Le plan Écophyto est un espace particulièrement intéressant pour étudier les résistances à l’écologisation des pratiques et des politiques agricoles. Les arènes politiques où est débattue la question des pesticides sont multiples. Les risques liés aux pesticides continuent à être évalués dans le cadre d’un système d’homologation, plus critiqué que jamais, mais d’autres politiques
ont
aujourd’hui
pour
objectif
de
réduire
la consommation de ces substances : elles sont confrontées à des enjeux bien différents et les résistances à la transformation écologique s’y expriment autrement. Le plan Écophyto montre ainsi que des manières différentes d’envisager la réduction des pesticides peuvent coexister. La substitution de technologies par d’autres est loin d’être une option
neutre.
Le
moindre
recours
à
des
substances
controversées peut passer par bien d’autres voix (sobriété, transformations systémiques, etc.). Plus préoccupant, ces différentes manières d’envisager le retrait de technologies ne connaissent pas les mêmes affinités avec l’exercice de l’action publique. La substitution comme option politique présente des avantages pour les acteurs qui font les politiques agricoles. Elle fonctionne comme une promesse commode, a contrario de l’approche systémique, plus exigeante et moins à même d’amadouer les opposants au plan. Les conséquences sont lourdes : la priorité donnée à la substitution peut éclipser
durablement d’autres manières d’envisager le problème des pesticides, comme les approches systémiques. Ces éléments appellent à la prudence quant aux promesses technologiques et nous engagent à ne pas réduire les questions de transition à des dynamiques de substitution !
Bibliographie À lire : Sur l’agronomie système, voir le livre de l’historien Pierre CORNU, La Systémique agraire à l’INRA. Histoire d’une dissidence, Quae, Paris, 2021. Sur les stratégies des industriels pour s’opposer à l’interdiction de pesticides, voir le livre de Stéphane HOREL, Lobbytomie. Comment les lobbies empoisonnent nos vies et la démocratie, La Découverte, Paris, 2018.
Notes du chapitre
[1] ↑ Voir le rapport sur la contamination des aliments par les pesticides par l’association Générations futures, « Glyphosate 2 : analyses d’aliments », disponible en ligne. [2] ↑ Voir « Une vaste étude les risques de cancer encourus par les agriculteurs français, Le Monde, mis en ligne le 27 novembre 2020. [3] ↑ Voir les résultats d’une expertise scientifique collective portant sur les impacts des pesticides sur la biodiversité par l’Inrae : « Impacts des produits phytopharmaceutiques sur la biodiversité et les services écosystémiques : résultats de l’expertise scientifique collective INRAE-Ifremer », disponible en ligne. [4] ↑ Voir le rapport d’évaluation de la Cour des comptes : « Le bilan des plans Écophyto », mis en ligne le 4 février 2020. [5] ↑ Pierre Cornu, La Systémique agraire à l’INRA. Histoire d’une dissidence, Quæ, Versailles, 2021. [6] ↑ Voir Jean-Pierre Chomiene, Sylvie Dutartre, Michel Larguier, Didier Pinçonnet et Robert Tessier, « Les produits de biocontrôle pour la proctection des cultures », rapport du CGAAER, mis en ligne le 25 avril 2017. [7] ↑ Ibid.
Consommateurs et consommatrices d’énergie, deux fois coupables ? [1] Joseph Cacciari Sociologue, université de Nanterre
L’impératif de transition énergétique impose une redéfinition de la consommation domestique d’énergie. Il s’agirait, d’abord, d’être plus attentifs et attentives à l’impact de nos pratiques quotidiennes (cuisiner, se chauffer, s’éclairer) sur l’environnement, en développant un rapport « réflexif » vis-à-vis de nos usages. Il y aurait lieu, aussi, de les modérer d’une manière générale : en consommant moins et/ou en s’équipant d’outils de basse consommation (équipement performant, etc.) afin de prévenir d’éventuels déséquilibres budgétaires micro ou macroéconomiques. Cette reconfiguration de la consommation d’énergie se veut cohérente avec les enjeux de transition écologique et se justifie en grande partie par eux. Si elle est portée par les institutions comme l’école ou les agences d’État, son appropriation par tous et toutes peut susciter des interrogations, notamment parce que beaucoup ont été
socialisés à d’autres conceptions des pratiques consommatrices d’énergie [2] .
« C’est seulement quand je vécus dans la solitude que je fus le maître de ma cheminée. Mais l’art de tisonner que j’avais appris de mon père m’est resté comme une vanité. » Gaston Bachelard, Psychanalyse du feu, 1992.
C
e texte présente une activité de médiation sociale ayant pour objectif de faire le lien entre les injonctions institutionnelles, les acteurs du marché et les pratiques quotidiennes des ménages. Il montre un travail d’« écologisation » de la consommation, qui est une normalisation économique et écologique des pratiques : moins consommer pour conserver les grands équilibres macro et microéconomiques ; moins consommer pour des raisons éthiques autour de l’enjeu environnemental.
Le travail d’écologisation dans une association Les extraits de carnet de terrain qui suivent sont tirés d’une enquête doctorale menée entre 2013 et 2017. J’ai observé une
association recevant un public qui, bien qu’en difficulté financière, ne relève pas des dispositifs d’assistance sociale et travaille pour la majorité. Les salariées [3] de l’association instruisent des demandes d’aide financière individuelles pour le recouvrement de factures d’énergie impayées ou en partie impayées et dispensent des conseils en économie d’énergie. L’association est financée par les opérateurs commerciaux historiques (OH) du secteur de l’énergie, Électricité de France (EDF) et Engie, ainsi que par les collectivités locales. Il existe d’autres structures du même type partout en France. Les médiatrices sont formées en interne durant les premières semaines de leur recrutement à partir d’observations de leurs collègues en situation de face-à-face avec le public et bénéficient aussi de deux formations ultérieures assurées par les cadres de l’association, qui recyclent leurs savoirs acquis dans leur pratique professionnelle de médiatrices. Ces formations sont construites à partir de prescriptions des OH, en lien avec l’association, et d’un recyclage des savoirs acquis par les cadres de l’association. Enfin, des agents des OH supervisant le travail de l’association donnent aussi régulièrement des formations théoriques aux médiatrices. Celles-ci servent à transmettre des techniques de persuasion qui s’apparentent à une psychologie économique rudimentaire : moins consommer = économie directe = augmentation du pouvoir d’achat. Elles permettent également de dispenser des savoirs pratiques et techniques (lire un compteur de gaz ou d’électricité, une
facture, repérer les éléments du logement et les pratiques considérées, du point de vue des OH, comme trop consommateurs d’énergie), afin de relayer un message : trop consommer n’est bon ni pour son budget ni pour la planète.
Un travail d’information qui tend à corriger les perceptions économiques ordinaires Entrons dans le détail de ces réunions d’éducation aux économies d’énergie. D’abord, pour s’intéresser au cadre de la rencontre.
Avant l’arrivée des invités, Manon [4] prépare son matériel d’animation. Elle mélange dans une urne des cartes à jouer représentant des objets consommateurs d’énergie ou des activités ménagères. Ensuite, elle sort de son sac des thermomètres et une « éco-plaquette » (plaque de plastique que l’on peut courber et qui, déposée dans la réserve d’eau des sanitaires, permet d’économiser l’eau d’évacuation). La plupart des objets sont siglés par les OH, parfois par l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe). Manon a aussi quelques prospectus décrivant des « éco-gestes », notamment des plaquettes d’information
créées par les médiatrices. Des totems publicitaires sont disposés autour de la table et des affiches sont accrochées aux murs. Ils sont siglés par les logos des deux fournisseurs historiques et imposent le message institutionnel légitime : « L’énergie est notre avenir, économisons-la ! »
La manière dont est préparée la réunion avec un jeu assez enfantin montre le niveau des qualités intellectuelles attendues des participants pour faire ce qu’on attend d’eux et elles : rudimentaires.
De
nombreux
éléments
donnent
aussi
l’impression de se trouver dans une salle d’éveil éducatif. Le cadre matériel rappelle enfin le patronage de l’association par les deux principales entreprises commerciales françaises d’énergie.
Les invités s’installent : un homme, à l’air assuré, et trois femmes qui semblent également à l’aise. Le premier est au chômage et fait des missions d’intérim, les autres travaillent à mi-temps ou se déclarent « au foyer ». Il est 14 h 20, Manon décide de démarrer et lance le jeu des éco- nomies d’énergie. Les règles sont simples. On pioche tour à tour des cartes dans l’urne qui donnent lieu à une question de la médiatrice sur les économies d’énergie réalisables pour tel objet ou pratique domestique. Une fois que chaque participant a donné ses idées, l’animateur lit une synthèse avec des données chiffrées et une « marche à
suivre pour faire des économies d’énergie, des “éco-gestes” (terme que Manon martèlera tout au long de la réunion, 18 fois en deux heures) ».
Manon est la « maîtresse » du jeu. Elle démarre la réunion, pose les questions, détient le savoir de synthèse. Les participants sont presque relégués aux rôles de faire-valoir : leurs réponses seront constamment complétées et reformulées dans un langage technique et administratif par celle qui guide la réunion. L’insistance sur le langage officiel et notamment le néologisme d’« éco-gestes » rappelle que la désignation des pratiques est une lutte de classement entre des personnes porteuses de conceptions différentes d’une même chose, ici la consommation d’énergie. L’extrait ci-dessous illustre d’ailleurs la mince frontière qui peut exister entre des savoirs profanes, non consacrés par les institutions, et des savoirs professionnels en matière d’économie d’énergie.
C’est le second tour de table, une participante tire « le repassage ». Manon demande : « Comment peut-on faire des économies avec le repassage ? » Une femme d’une quarantaine d’années répond qu’on « peut faire le tri et il ne faut pas trop plier le linge ». Une autre : « Je ne savais pas qu’on pouvait faire des économies avec ça. » L’homme intervient : « Quand on bourre la machine, ça froisse, moi
je ne mets pas trop de linge, comme ça, c’est moins froissé. » Il insiste d’ailleurs en enchaînant sur d’autres « bonnes pratiques », il semble prendre le jeu de manière quelque peu ironique. Manon reprend la parole : « Il faut éviter de le faire [le repassage] plus de deux fois par semaine […] déplier le linge avant pour ne pas forcer […]. » Elle conseille de le faire pendant les heures creuses (à quoi répond une participante : « Je vais pas faire le repassage le soir »).
Seule la professionnelle semble en droit de dire ce qui est ou n’est pas une « bonne pratique énergétique » dans la lutte de classement évoquée plus haut. Outre ce monopole de la qualification des pratiques, il y a lieu aussi de voir dans les interventions de Manon une manière d’opérer un rappel de la définition officielle de la consommation d’énergie de la transition énergétique et à sa double règle de conduite économique et écologique. D’après cet extrait, le cadre déterminant de la bonne conduite économique (les heures creuses) est extérieur aux personnes et s’impose à eux. La temporalité des pratiques est également l’objet d’un rapport monétaire, le temps de la consommation représentant de l’argent. Cet extrait permet aussi de constater comment des pratiques dispersées sont rassemblées dans un ensemble « consommation d’énergie », c’est-à-dire un objet unifié qui devrait faire l’objet d’une réflexion autonome par
rapport à ses usages, comme l’illustre la note de terrain suivante.
Je tire la carte « frigo ». Je dis ne pas savoir comment faire des économies avec cet appareil. Personne d’autre ne répond. Manon reprend la main : « Vous pouvez déjà voir si le joint est en bon état. » L’homme la coupe : « avec une feuille, si elle tient c’est bon », Manon acquiesce. Elle précise qu’il convient de l’éteindre avant de partir en vacances (deux personnes répondent qu’il n’y a pas de vacances pour elles), qu’il faut le dégivrer (une femme : « On fait comment ? »). On passe. La personne à ma droite tire la carte « sèche-linge ». Manon : « Alors ? » Personne ne possède cet équipement. […] Cinquième carte : « étiquette énergie ». Personne ne sait ce que c’est. Avec la carte « étiquette énergie du logement », représentant l’efficacité énergétique d’un lieu d’habitation, s’amorce une discussion sur la condition de locataire. Manon rappelle qu’il faut être attentif à la consommation d’énergie
d’un
logement
«
avant
de
louer
un
appartement ». Une des femmes de la salle : « Oui, bon moi je veux bien faire des petites économies, mais avec l’appartement, et j’ai pas eu le choix d’y rentrer, il n’est pas isolé, et le chauffage, vous voyez. » Les autres participants semblent d’accord avec leur partenaire de jeu. Le participant souligne : « Avec des petits gestes, et j’en fais, ma
facture
elle
est
la
même,
avec
les
taxes
et
l’abonnement. » Manon reprend la main : « Je vais vous expliquer : les taxes servent à financer les mesures d’économies d’énergie et la transition énergétique, le service public. »
Le « conseil » tend ici à disséminer à bas bruit une reformulation du rapport aux objets entretenu spontanément par les personnes invitées à la réunion en les rassemblant sous le vocable « consommation d’énergie ». La distance entre les conseils et les pratiques concrètes des personnes censées les recevoir est notable, comme avec l’exemple de l’étiquette d’efficacité énergétique du logement, qui ne font pas sens pour les participants. Une dernière chose visible ici réside dans la réalisation d’un changement d’échelle entre pratique privée et intérêt public, comme lorsque Manon défend le bien-fondé des taxes. En fait, tous ces extraits montrent le double procès fait au consommateur et à la consommatrice d’énergie : économique et éthique. Un procès joué d’avance si l’on considère le monopole de qualification des choses par la professionnelle que nous avons expliqué précédemment. On peut voir jouer ce procès à l’occasion d’une fête éducative des économies d’énergie réunissant usagers et partenaires de l’association. Roland, « conseiller solidarité » pour l’un des deux OH, intervient avec Manon et rend particulièrement visible cette technique fondamentale de changement d’échelle.
Le jeu se poursuit. On passe à la consommation d’énergie des jeux vidéo. Elle est cette fois-ci rapportée à son équivalent de consommation (théorique) par heure, puis par an. Roland annonce : « 1 heure de jeux vidéo, par jour et par an, donc télé et console, c’est 15 € sur votre facture annuelle. Vous imaginez-vous ? » Les participants n’ont pas l’air surpris par le montant qui, en fin de compte, au moins de mon point de vue et peut-être est-il partagé par d’autres, semble
dérisoire.
Roland
poursuit,
administrant
maintenant le conseil : « Bien sûr, faut pas interdire, moi je n’interdis pas à mes enfants. Mais ça a un coût. Si on veut économiser, et pas que pour des raisons financières, on peut limiter. » Les participants m’ont l’air sceptiques. Roland, avec la même méthode, change d’objet pour opérer sa généralisation et tenter d’être convaincant : le fer à repasser qui consomme « cinq fois plus que le jeu ».
Roland redéfinit la consommation d’énergie dans son aspect économique, ce n’est pas un droit, mais une consommation. Il le rapporte à son équivalent en euros puis il le transpose à un appareil d’usage commun. Il insiste ensuite sur les multiples raisons de faire des économies. Il procède à une montée en généralité avec des exemples presque invérifiables : la traduction des usages concrets en des montants en euros faibles et à distance temporelle des applications immédiates laisse le plus souvent les clients perplexes. Leurs raisonnements
semblent
inscrits
dans
d’autres
cadres
sociaux,
ordres
temporels ou ordre de grandeur. Ils et elles ont appris à faire et penser différemment.
Roland introduit ce principe : « Une facture, ça semble toujours trop cher, mais c’est le résultat de la consommation. » Il prend l’exemple d’une facture de 100 € par mois. « Elle est le résultat de l’eau chaude, du chauffage, du repassage, de la cuisson. Donc il faut trouver un moyen de réduire tout ça, sans se priver. On vous a vendu les ampoules à basse conso, et c’est vrai que c’était embêtant pour la plupart. Alors il faut trouver ailleurs, d’autres économies. » Des participants donnent quelques astuces. Manon et Roland distribuent les bons points : « C’est bien, c’est ça. » Puis Roland reprend son discours : « Il y a un décalage entre la date limite de paiement et le paiement, mais EDF ne veut pas couper l’énergie. Couper, il n’y a d’intérêt pour personne. Le seul intérêt, pour l’entreprise, pour la planète, pour la collectivité, c’est que vous ne soyez pas en difficulté. »
Cette situation montre la continuité de méthode entre les différents types de médiation de l’association. Celle-ci va de la définition de l’unité élémentaire de l’énergie aux « bons conseils » autour d’une pratique (ici le jeu vidéo, là le travail alimentaire) qui permet de mettre en avant une symétrie entre
les intérêts de l’entreprise, de la personne et de la collectivité. La consommation d’énergie est ainsi replacée dans son domaine éthique.
Et maintenant ? Il y a une double mise en accusation des consommateurs et consommatrices n’ayant pas actualisé leur perception de ce que consommer de l’énergie veut dire au XXIe siècle. Il s’agit d’un geste nécessitant, du point de vue des institutions, une réflexion économique et éthique : moins consommer pour conserver les grands équilibres macro et micro-économiques ; moins consommer pour des raisons éthiques autour de l’enjeu environnemental. Comme l’a montré Jean-Baptiste Comby [5] , cette conception sied bien aux classes supérieures qui ont participé à la définir, moins aux autres classes sociales prises dans
la
débrouille
ou
l’urgence
énergétique,
comme
aujourd’hui à l’occasion de l’entrechoquement de plusieurs crises énergétiques simultanées. D’ailleurs l’angle adopté dans cette enquête, qui s’intéresse aux publics proches de la précarité, ne limite pas le problème à cette population, mais montre de manière frontale les interactions entre des conceptions aujourd’hui légitimes et des conceptions jugées passées ou ancrées dans des habitudes de consommation d’énergie. Le double procès touche tout le
monde, ou presque. Il est le plus souvent subi dans le silence, jusqu’à l’explosion, comme lors de la crise des Gilets jaunes.
Bibliographie À lire : Jean-Baptiste COMBY, « À propos de la dépossession écologique des classes populaires », Savoir/Agir, vol. 3, n° 33, 2015, p. 23-30. Sophie DUBUISSON-QUELLIER (dir.), Gouverner les conduites, Paris, Presses de Sciences Po, 2016. Mathieu GROSSETÊTE, « Quand la distinction se met au vert : Conversion écologique des modes de vie et démarcations sociales », Revue Française de Socio-Économie, vol. 1, 2019, p. 85105.
Notes du chapitre [1] ↑ Joseph Cacciari (1982-2022) est décédé avant la parution de cet ouvrage. Nous souhaitons ici lui rendre hommage.
[2] ↑ Les pratiques d’éducation à l’énergie que l’on va examiner s’inscrivent dans une certaine continuité pour les entreprises du secteur, mais avec un objectif qui tend à s’inverser. EDF met par exemple en avant l’intervention de conseillères dès les années 1950, dans un contexte où il faut promouvoir la consommation par l’éducation à une certaine forme de vie domestique (voir « Qui sommes-nous » sur le site Internet d’EDF). [3] ↑ Le féminin est conservé car un seul homme exerçait cette fonction lors de l’enquête. [4] ↑ Les retraits signalent des extraits de carnet de terrain. Manon est la médiatrice qui gère la réunion. [5] ↑ Jean-Baptiste Comby, « Retour sur la dépolitisation des enjeux écologiques », in Fondation Copernic (dir.), Manuel indocile de sciences sociales. Pour des savoirs résistants, La Découverte, Paris, 2019, p. 470-480.
Capitalismes sans issue
La finance « verte » pour sauver la planète (financière) ? Lucie Pinson Fondatrice et directrice de Reclaim Finance
Le monde de la finance a commencé à réellement s’intéresser aux changements climatiques en 2015, plus précisément le 29 septembre 2015. Ce jour-là, Mark Carney, alors gouverneur de la Banque d’Angleterre et président du Conseil de stabilité financière, créé par le G20, s’adresse à un parterre d’assureurs réunis à Londres. L’objectif principal de son discours : alerter les assureurs, et à travers eux le monde de la finance, sur les risques liés au dérèglement climatique, et les convaincre d’apporter leur concours aux solutions qu’il propose. Ce qu’il faut en retenir est simple : les acteurs financiers doivent agir face aux changements climatiques car il en va de leurs intérêts. Mark Carney détaille les risques qui menacent la stabilité du secteur financier et de l’économie, autrement dit les conditions pour pouvoir opérer et engendrer du profit.
« Certains des plus grands noms de la finance, des fonds spéculatifs et des fonds d’investissement privés
continuent de financer le charbon et les énergies fossiles. Investir dans les énergies fossiles est une impasse – sur le plan économique et environnemental. Le blanchiment d’argent ou la propagande écologique ne peuvent rien y changer. » António Guterres, secrétaire général des Nations unies, 28 mai 2022.
Q
uelques semaines plus tard, l’Accord de Paris est adopté. Son article 2 établit lui aussi clairement le lien entre finance et climat, plus précisément entre finance et transition. Il y est écrit l’importance de rendre les « flux financiers compatibles avec un profil d’évolution vers un développement à faible émission de gaz à effet de serre et résilient aux changements climatiques » afin de renforcer la « riposte mondiale à la menace des changements climatiques, dans le contexte du développement durable et de la lutte contre la pauvreté ». Autrement dit, la finance est un élément central de l’action climatique et doit être mobilisée pour atteindre les objectifs climatiques internationaux. Le troisième et dernier volet du sixième rapport du Groupe intergouvernemental d’experts sur le climat (Giec), publié au printemps 2022, ne dit rien d’autre. Si agir coûtera à terme bien moins cher que l’inaction climatique, il faut toutefois multiplier par entre trois et six les investissements annuels entre 2020 et 2030 dans les secteurs clés pour la transition (notamment réseaux et production d’énergies renouvelables, efficacité énergétique, électrification des transports et développement du ferroviaire).
Lexique Portefeuille de financement, d’assurance et d’investissement : ensemble des actifs financiers détenus par un acteur. Par exemple, pour un investisseur, il se compose des titres (actions, obligations, devise, immobilier, etc.) dans lesquels il investit. Quand Mark Carney proposait d’« agir pour se protéger », l’Accord de Paris exhorte à « agir pour protéger ». Une nuance de taille, qui explique une très large partie de l’échec à faire coïncider finance et climat.
La transparence à l’épreuve des chiffres Depuis 2015 et la COP21, les acteurs financiers internationaux, européens en tête, multiplient les professions de foi climatique. Aujourd’hui, ils sont des centaines à s’être engagés à aligner leurs portefeuilles de financement, d’assurance et d’investissement* avec les objectifs internationaux de limiter le réchauffement à 1,5°C et d’atteindre la neutralité carbone à l’horizon 2050. Pourtant, les soixante plus grandes banques internationales ont, à elles seules, accordé 4 600 milliards de dollars de financements aux centaines d’entreprises des secteurs du charbon, du pétrole et du gaz entre 2016 et 2021. Si les montants sont en baisse depuis 2020, ils s’élèvent tout de
même à 740 milliards de dollars en 2021, soit plus que leurs niveaux de 2016 et 2017. Et comme l’ont rappelé les scientifiques du Giec dans le troisième volet de leur dernier rapport, les énergies fossiles, qui sont responsables de près de 80 % des émissions de gaz à effet de serre, continuent de capter plus de capitaux que les solutions à la catastrophe climatique. Or, rien dans les politiques adoptées par les acteurs financiers, banques, assureurs et investisseurs, ne laisse entrevoir une baisse progressive et organisée des services financiers aux industriels des énergies fossiles. Lexique TCFD : cadre créé en 2015 qui vise à définir des recommandations concernant la publication, à destination des investisseurs, d’informations par les entreprises sur leur gouvernance et leurs actions pour réduire leurs risques liés au changement climatique. Reporting extra-financier : les acteurs financiers sont soumis, dans certains pays, à des normes en termes de transparence et sont en France notamment requis de publier des informations sur la prise en compte dans leurs décisions d’investissement des critères environnementaux, sociaux et de qualité de gouvernance et sur les moyens mis en œuvre pour contribuer à la transition énergétique et écologique. Encours : désigne la somme totale d’argent qui est gérée au travers d’un fonds d’investissement. Loin de favoriser la baisse des soutiens aux secteurs les plus polluants et émetteurs, les efforts post-COP21 visant à aligner
les flux financiers avec les objectifs climatiques se sont majoritairement concentrés sur le développement de mesures de transparence, d’accès à l’information et d’évaluation des risques. Mais la « tragédie des horizons », ou tragédie des biens lointains, théorisée par Mark Carney en 2015, limite l’impact de tels efforts : les risques financiers liés au climat, qui pourraient pousser les acteurs financiers à agir, ne deviendront réellement négatifs qu’au-delà des horizons de temps, courts, dans lesquels les
acteurs
financiers
opèrent.
Et
pourtant,
l’accès
à
l’information est privilégié et la Task Force on Climate Related Financial Disclosures (TCFD*) est créée la même année sous l’impulsion du même Carney pour faciliter et soutenir le développement de régulations visant à obliger les acteurs financiers à évaluer et communiquer les données de leur exposition aux risques climatiques. Malheureusement, si l’information est une condition à l’action, elle ne suffit pas. Après tout, le premier rapport d’un assureur sur les risques liés au climat date de 1972 mais il aura fallu quarante-cinq ans pour que Munich Re commence à restreindre ses couvertures à une des énergies les plus émettrices, le charbon. La France, souvent considérée comme pionnière en matière de reporting extrafinancier*, notamment à travers l’adoption de l’article 173 de la Loi de Transition énergétique (2015), demeure aussi, à travers ses banques, la quatrième place financière au monde à soutenir les énergies fossiles. De plus, il apparaît de plus en plus évident que la mesure des risques financiers liés au climat mène à une impasse. Le dérèglement climatique est certain, tout comme l’émergence de
risques spécifiques. En revanche, les modéliser afin de les prévenir est impossible en raison de l’« incertitude radicale » dans laquelle nous projette le dérèglement climatique. Les banquiers centraux les appellent des « cygnes blancs ». En conséquence, ils appellent à la précaution : agir pour prévenir le dérèglement et son effet boomerang sur le système financier. Cette approche rejoint celle préconisée par des associations (notamment les Amis de la Terre France ou Reclaim Finance) dont la motivation première n’est pas de gérer les risques financiers liés au climat, mais bien de prévenir les impacts néfastes causés par le secteur financier sur le climat et les populations. Cette dualité est au cœur des débats sur la double matérialité qui émergent enfin au niveau européen. Malheureusement, si certaines réglementations en discussion pourraient forcer la finance à enfin appréhender, éviter et compenser ses impacts négatifs sur l’environnement, celles déjà adoptées se limitent à établir plus de transparence et à encadrer ce qu’on appelle la « finance verte ».
Finance verte, un jeu de dupes La multiplication des engagements proclimat des acteurs financiers internationaux s’est accompagnée de la montée en puissance d’un discours autour de la « finance verte » ou
« finance durable ». Ces termes sont majoritairement utilisés en référence aux produits et services financiers développés en vue de soutenir des activités « vertes », durables ou sélectionnées en fonction de critères extra-financiers – en opposition avec les produits financiers classiques qui ne découlent que de considérations financières. Un premier problème émerge : l’usage abusif des qualificatifs « vert » « durable » ou « responsable ». Prenons un exemple : le label ISR, la rock star des fonds durables commercialisés en France. En 2016, le gouvernement français crée ce label afin d’encadrer l’investissement socialement responsable. L’objectif est clair : distinguer les fonds qui « concilie[nt] performance économique et impact social et environnemental ». Il se distingue ainsi du label Greenfin, créé en 2015, qui vise à garantir la « qualité verte » des fonds. Si le label Greenfin est resté un label de niche, avec uniquement 31 milliards d’euros d’encours* [1] réunis dans 84 fonds labellisés en avril 2022, le label ISR a bénéficié de son faible niveau d’exigences pour se diffuser
progressivement,
jusqu’à
réunir
983 fonds
et
659 milliards d’euros d’encours [2] en avril 2022 (soit plus de 15 % des encours totaux français). Sauf que ce manque de contraintes du label ISR a un revers : la perte de crédibilité. Alors que les fonds ISR étaient déjà critiqués il y a plus de dix ans, le label n’a pas remédié à leur principal défaut : la préférence donnée à une approche « best in class » qui refuse d’exclure des activités ou secteurs non durables. Ainsi, le label ISR français se distingue des autres grands labels européens [3] par l’absence de critères excluant, par exemple, les énergies
fossiles. De fait, comme l’a démontré Reclaim Finance dans un rapport publié en 2020 [4] , nombreux sont les fonds labellisés ISR qui comprennent des entreprises du secteur fossile (on y trouve aussi des entreprises de l’armement, impliquées dans des controverses, notamment en matière de non-respect des droits humains). Par « best in class », il faut comprendre que le label ISR donne des garanties non pas sur le contenu final des fonds mais uniquement sur leur processus de construction. Concrètement, prenez
un
entreprises.
univers Puis
d’investissement
notez-les
sur
des
comprenant critères
ESG
cent (pour
environnementaux, sociaux et de gouvernance) que vous avez vous-mêmes choisis (beaucoup plus commode !). Retirez les vingt entreprises les moins bien notées. Vous obtenez une sélection de quatre-vingts entreprises, qui réunies au sein d’un fonds pourront obtenir le label ISR. Il leur aura suffi de faire mieux que les autres. Ce label n’apporte donc pas, en l’état, une réponse satisfaisante à la majorité des épargnants français qui souhaitent que leur argent soit mis au service des territoires et de la transition écologique. Les ONG ne sont pas les seules à dénoncer ce jeu de dupes. L’Inspection générale des finances dressait elle-même un constat sévère fin 2020 [5] et appelait à la transformation radicale du label, alertant sur « une perte inéluctable de crédibilité et de pertinence », notamment due à une « promesse confuse » et une absence d’impact en matière de durabilité.
Les obligations « vertes » forment un autre exemple emblématique de la finance verte. Beaucoup de choses ont déjà été dites et écrites à leur sujet, y compris par des professionnels du secteur écœurés des pratiques constatées en interne. Certains questionnent le tampon « vert » mis sur des produits financiers pour les distinguer des autres alors que tous sont régis par la même règle, celle de la profitabilité. Surtout, suffit-il de se réclamer « vert » pour l’être ? Définir le « vert » et distinguer ce qui est durable de ce qui ne l’est pas relève parfois de l’évidence. Par exemple, financer l’extension de l’aéroport de Hong Kong par une obligation « verte », comme l’a fait BNP Paribas aux côtés de dix autres banques en janvier 2015, ne tient pas du vert mais du greenwashing. Les banques pourront toujours argumenter que les bâtiments sont construits aux meilleures normes environnementales, l’objectif du projet demeure l’augmentation du trafic aérien, soit du mode de transport le plus climaticide. Ces deux exemples soulignent la nécessité de s’accorder collectivement sur une définition commune de ce qui est « vert » puis d’encadrer, contrôler et sanctionner les usages de cette terminologie par les acteurs financiers privés. En Europe, les experts européens ont travaillé pendant presque quatre ans à la définition des activités « durables » de la taxonomie européenne. Malheureusement, cette initiative a perdu de son utilité dès lors que les commissaires européens, sous la pression d’un petit nombre de pays et d’industriels favorables au nucléaire et au gaz, y ont intégré ces deux énergies.
Le second problème est plus fondamental. La finance verte telle que définie ci-dessus ne règle en rien la cause principale du dérèglement climatique – l’envoi en trop grande quantité de gaz à effet de serre dans l’atmosphère. Si l’expression « finance verte » sonne comme un aveu du caractère délétère, non soutenable, de la finance traditionnelle, elle a contribué à focaliser une part significative des efforts sur le développement de nouveaux produits financiers, tout en détournant l’attention des financements qui continuent d’aggraver la situation. Très peu, si ce n’est rien, n’a été fait pour réduire la puissance de nuire de la finance dominante et contraindre ses acteurs à ne plus soutenir des projets et des entreprises aux modèles d’affaires
incompatibles
avec
l’objectif
de
limiter
le
réchauffement à 1,5 ºC. Notons au passage que si les principaux fournisseurs de fonds des industriels des énergies fossiles tournent une partie de leurs activités vers la finance verte, c’est pour développer de nouveaux marchés et donc de nouvelles opportunités de croissance et de profits, cette fois-ci sur des produits verts, le tout en s’offrant une réputation d’acteurs engagés pour le climat.
Plein gaz sur l’expansion
Soyons clairs : que les banques, assureurs et investisseurs continuent de soutenir les industriels des énergies fossiles est normal. Ces énergies vont être maintenues dans le mix énergétique mondial pendant de nombreuses années encore, pour disparaître presque totalement d’ici 2050 (2040 au plus tard pour le charbon thermique). Le problème est que ce soutien ne soit pas accompagné de l’exigence d’adopter un plan de sortie progressive de ces secteurs, comprenant des objectifs de baisse de leur production d’hydrocarbures et un plan de reconversion des salariés concernés. Pour l’heure, ces services financiers sont octroyés en dépit des plans d’expansion qu’ils poursuivent, à rebours des conclusions des scientifiques du Giec et des recommandations de l’Agence internationale de l’énergie. Ainsi, les soixante plus grandes banques internationales ont accordé plus de 1 300 milliards de dollars de financements aux cent entreprises prévoyant le plus de nouveaux projets d’extraction de charbon, de pétrole et de gaz. Seule une quarantaine d’acteurs financiers internationaux ont fortement restreint ou arrêté tout soutien aux entreprises qui développent de nouveaux projets dans le secteur du charbon, et ils ne sont qu’un peu plus d’une dizaine à avoir adopté des mesures similaires contre l’expansion de la production pétrolière et gazière. La finance française offre un bon aperçu des enjeux. L’extrême majorité des acteurs financiers français ont adopté des mesures robustes pour lutter contre l’expansion du charbon et soutenir
la sortie du secteur. Ils sont même allés au-delà de l’exclusion des entreprises très diversifiées et peu risquées financièrement, pour exclure aussi les plus dangereuses pour le climat, qui développent de nouveaux projets amenés à émettre pendant quarante ans au minimum. Mais aujourd’hui, les mêmes acteurs financiers refusent d’appliquer la logique implacable du budget carbone aux secteurs pétrolier et gazier. Loin de reconnaître les conclusions de l’Agence internationale de l’énergie, certains prétendent même vouloir continuer à soutenir les plus gros expansionnistes des énergies fossiles, comme TotalEnergies, au nom de la transition. On touche là à la raison principale du blocage. Contrairement au charbon, la quasi-totalité des producteurs de pétrole et de gaz prévoient l’ouverture de nouveaux champs et les majors européennes, TotalEnergies en tête, comptent toutes parmi les plus gros développeurs au monde. Pour aligner leurs portefeuilles de financement, d’assurance et d’investissement avec l’objectif de limiter le réchauffement à 1,5 ºC, les acteurs financiers n’ont donc d’autre choix que d’exiger de ces majors et des autres entreprises du secteur l’arrêt immédiat de leur plan d’expansion, et de se tenir prêts à sanctionner puis exclure celles qui refuseraient de répondre à cette demande. On mesure l’ampleur du chemin à parcourir quand on sait qu’aucun des trente plus gros gestionnaires d’actifs européens ne demande à l’heure actuelle aux entreprises de leurs portefeuilles de renoncer à leurs plans d’expansion dans les hydrocarbures ou de baisser leur production. Pire, nombre d’entre eux, y compris Amundi (le gestionnaire d’actifs du
groupe Crédit Agricole) et AXA, ont même voté l’adoption du plan « climat » de TotalEnergies. Celui-ci – qui ne permettra, au mieux, qu’une baisse de 6 % des émissions de la major – autorise vingt-quatre bombes carbones, dont l’un des projets les plus controversés du moment – le projet EACOP en Afrique de l’Est – et de nombreux autres projets fossiles, tous strictement incompatibles
avec
l’objectif
poursuivi
par
les
acteurs
financiers : concilier finance et climat pour collectivement garantir la réduction de moitié des émissions de CO2 d’ici 2030 afin d’atteindre la neutralité carbone à l’horizon 2050 et limiter le réchauffement à 1,5 ºC.
Et maintenant ? Une finance au service du climat et des droits des populations n’est pas pour demain mais le rapport de force pourrait basculer, enfin, en leur faveur. Une part grandissante de la population entre en action et cette dynamique n’épargne pas les institutions financières elles-mêmes. Des collectifs de salariés émergent, désireux de transformer leur entreprise pour y préserver l’emploi et la soumettre aux impératifs climatiques. Les premières étapes de leur feuille de route sont limpides, à la jonction des conclusions des plus hautes autorités scientifiques, énergétiques et politiques de la planète.
Ainsi, le Giec a indiqué que tout nouveau projet d’énergies fossiles menace l’objectif de limiter le réchauffement à 1,5 ºC et aucun nouveau champ pétrolier et gazier n’est toléré dans le scénario de l’Agence internationale de l’énergie pour l’atteinte de la neutralité carbone à l’horizon 2050. Le secrétaire général des Nations unies, António Guterres, déclarait : « J’appelle tous les acteurs financiers à abandonner le financement des énergies fossiles et à investir dans les énergies renouvelables […]. Comme pour le tabac, ceux qui tirent profit des énergies fossiles et leurs complices financiers ne doivent pas échapper à leur responsabilité. » À tous ceux engagés pour la justice climatique de se mobiliser pour contraindre les acteurs financiers à prendre enfin la mesure de ces limites climatiques.
Bibliographie À lire : Julien LEFOURNIER et Alain GRANDJEAN, L’Illusion de la finance verte, Les Éditions de l’Atelier, Paris, 2021. Anne HESSEL, Pierre LARROUTUROU et Jean JOUZEL, Finance, Climat, Réveillez-vous ! Les solutions sont là, Indigène éditions, Bouzigues, 2020.
Notes du chapitre [1] ↑ Voir le site Internet du ministère de la Transition écologique. [2] ↑ Voir le site Internet du label ISR, notamment la page « Les fonds labellisés ». [3] ↑ Voir le media spécialiste de l’économie Novethic, notamment la page « Panorama des labels européens de finance durable – mai 2022 ». [4] ↑ Paul Schreiber, Lucie Pinson, Lara Cuvelier et Nina Marchais, « Épargne : nos économies au service du chaos social et climatique », disponible en ligne. [5] ↑ Sébastien Piednoir, Élise Mekkaoui et Jean-Philippe de Saint-Martin, « Bilan et perspectives du label “Investissement socialement responsable” (ISR) », Inspection générale des finances, décembre 2020, disponible en ligne.
L’air : une marchandise, un marché ? Antonin Pottier Maître de conférences, EHESS
Depuis le début des années 1990, une idée étrange circule pour s’attaquer aux émissions de gaz à effet de serre (GES) : créer un marché. Plus précisément, il s’agit de n’autoriser les émissions de GES qu’en contrepartie d’un quota*. Initialement distribués par la puissance publique, les quotas sont échangeables sur un marché entre les acteurs économiques, de sorte que chacun doit s’en procurer la quantité correspondant aux émissions, ou bien renoncer aux émissions de GES si leur prix est trop élevé. La puissance publique régule la quantité totale de quotas en circulation, donc contrôle par ce biais les émissions. En diminuant la quantité totale de quotas distribués chaque année, on restreint les possibilités d’émissions. Telle est la logique qui soustend les systèmes de quotas échangeables.
« Il faut donner un prix au carbone et mettre en place un marché mondial. C’est la boussole du climat et le meilleur
moyen de réussir à réduire les émissions de gaz à effet de serre. » Gérard Mestrallet, président d’Engie, en 2015.
O
n a tôt fait de reconnaître dans ces systèmes, dont le plus abouti est sans conteste le système d’échange de quotas
d’émissions de l’Union européenne (SEQE-UE), une idée d’économiste mise en pratique. Les marchés de permis d’émission illustreraient alors tant la puissance transformatrice des économistes que l’absurdité de leurs prescriptions, au regard du fonctionnement erratique de ces marchés. La réalité est un peu plus complexe. Si les réflexions en économie théorique précèdent bien n’importe quel dispositif réel similaire, ceux-ci ont néanmoins leur vie propre, qui ne rencontre que de loin en loin les évolutions de la discipline économique. Lexique Quota : un quota représente une tonne d’équivalent-CO2. À la fin d’une année, les acteurs soumis au système de quotas échangeables doivent restituer à l’administration autant de quotas que leurs émissions de l’année.
Un outil de politique climatique promu à l’ère néolibérale
On fait traditionnellement remonter les débuts des marchés de quotas d’émissions à la loi états-unienne sur l’air (Clean Air Act, CAA). Promulguée en 1971, elle prescrit des normes d’émissions aux processus industriels dans le but de diminuer la pollution de l’air en dioxyde de soufre (SO2), oxydes d’azote (Nox), particules
fines…
Devant
la
complexité
réglementaire,
l’administration a rapidement proposé différentes mesures de flexibilité pour atteindre les objectifs globaux sans avoir à répondre à toutes les normes de détail, mesures au demeurant peu utilisées par les industriels. Malgré ce récit canonique des origines, les dispositifs de flexibilité du CAA sont très loin d’un véritable marché de quotas d’émissions. Ce sont tout au plus des outils de régulation administrative des émissions, qui offrent une certaine flexibilité. Ce n’est qu’au début des années 1980 que ces différents dispositifs sont nommés conjointement emissions trading, alors même qu’ils continuent à relever de programmes administratifs distincts. Ce choix a tout à voir avec les débuts de l’ère néolibérale, sous le président Ronald Reagan, qui colore positivement tout ce qui a trait à l’échange et au marché. Cette économicisation du vocabulaire se retrouve à la même époque dans d’autres champs, notamment celui de la protection de la nature, avec par exemple les « banques de conservation écologique » qui n’ont de banque que le nom. On reconnaît là un échange mutuellement avantageux et promis à un long avenir entre économistes, politiques et administratifs : en usant d’une terminologie économique, l’administration sacrifie à l’air du temps sans forcément changer ses pratiques ; les
économistes passent pour utiles en acceptant de voir dans ces dispositifs des exemples de leur théorie ; les politiques légitiment leurs actions grâce à l’autorité de cette « science ». Les marchés de quotas d’émissions font l’objet d’une campagne intense, destinée à persuader de leur efficacité (l’atteinte des objectifs environnementaux à moindre coût pour la société), mais aussi à leur attacher des acteurs (industriels, financiers, associations environnementales, etc.) qui plaideront leur cause. Dès 1990, le marché de quotas d’émissions est envisagé comme une solution pour réduire les émissions de GES, avec la taxation*, finalement écartée à l’échelle internationale. La preuve décisive de l’intérêt de ce dispositif pour résoudre un problème d’ampleur mondiale est censée être apportée par le marché de quotas d’émissions de SO2 aux États-Unis, qui ne sera pourtant actif qu’à partir de 1995. Lexique Taxation : renchérissement, par le biais d’une taxe, du prix des énergies fossiles, et plus généralement des produits émettant des GES, pour inciter à moins les utiliser. Porté par la diplomatie états-unienne, le marché de quotas trouve sa place dans le protocole de Kyoto (1997). À rebours de ce que présente la littérature économique, il ne constitue pas l’alpha et l’oméga du protocole, qui est un compromis diplomatique entre puissances, au croisement de différentes logiques d’action. Le protocole fixe des objectifs aux pays industrialisés, formulés en quantité d’émissions. Ceux-ci sont
flexibles, car les États peuvent remplir leurs objectifs en rachetant des réductions d’émissions à d’autres États qui dépasseraient leurs propres objectifs. Ce marché international des quotas, très embryonnaire, est d’emblée entaché par des conflits de légitimité. La Russie, dont l’économie s’est effondrée avec la chute de l’Union soviétique en 1991, a des objectifs très supérieurs à ses émissions, de sorte qu’elle dispose d’un surplus d’émissions lui permettant d’inonder le marché. L’échange de quotas d’émissions n’a pas bonne presse, il est vu comme un moyen d’échapper à ses obligations et, au final, les transactions resteront anecdotiques. L’échec de la conférence de Copenhague (2009), qui devait étendre le protocole de Kyoto au monde entier, consacre l’impossibilité de s’accorder sur une répartition par pays des quotas d’émissions contraints par un objectif global : c’est la logique même du marché international des quotas qui s’effondre. L’Accord de Paris (2015) entérine une approche différente, fondée sur la contribution volontaire des États. Ces contributions doivent être progressivement rehaussées pour s’aligner avec l’objectif mondial de rester très en dessous de 2º C de réchauffement. On continue toutefois de parler de marchés carbone, comme dernièrement à la conférence de Glasgow (2021). Les règles sur leur mise en place occupent toujours les négociateurs, alors qu’ils ne sont plus qu’un élément périphérique de l’Accord de Paris. L’enjeu principal est plus modeste que la construction d’un marché international du carbone : il s’agit avant tout de préserver les flux financiers engendrés par le Mécanisme de développement propre (MDP).
Ce mécanisme du protocole de Kyoto incitait les investisseurs du Nord à réaliser des projets bas carbone dans les pays des Suds en échange de crédits d’émissions et les actuelles Internationally traded mitigation options doivent prendre la relève. Lexique Réserve de stabilité de marché : mécanisme du SEQE-UE, créé en 2015 et opérationnel à partir de 2019. Il vise à réguler le surplus de quotas à long terme. Les « marchés d’émissions » du monde réel diffèrent ainsi largement de celui qu’étudie la théorie économique. Le SEQEUE lui-même, dont les concepteurs se sont fortement inspirés du marché des manuels d’économie, en est finalement assez éloigné. Pour être mis en place, ce nouveau dispositif a dû se couler dans les principes existants du droit européen et des droits nationaux, qui en ont infléchi la logique. Les pressions des circonstances l’ont également fait évoluer : la crise économique à partir de 2008, alors même que le SEQE-UE commençait à fonctionner après une phase pilote, a par exemple révélé le surplus de quotas en circulation. Elle a forcé à une révision des règles du jeu, objets de tractations politiques intenses entre États membres, et a conduit à une gouvernance politique accrue du système, au prix d’une complexité institutionnelle certaine (notamment l’invention d’une réserve de stabilité du marché*). Certains économistes préfèrent d’ailleurs maintenant le caractériser comme un système mixte de régulation par les quantités (le nombre de quotas en
circulation) au sein d’un corridor de prix (la gouvernance, qui accroît la contrainte quand le prix est trop bas et la relâche quand il est trop haut, tend à engendrer un prix plancher et un prix plafond).
Des marchés de quotas souvent critiqués pour des raisons éthiques Le système de quotas échangeables d’émissions, comme instrument de politique publique, a été et reste fortement critiqué, dans plusieurs registres. Le premier offre une condamnation morale : le système de quotas marchandiserait l’accès à l’atmosphère et serait de ce fait immoral. L’air doit être protégé et ne doit pas être vendu. Les quotas d’émissions seraient
l’équivalent
environnemental
des
indulgences*
médiévales, une manière de payer pour se donner bonne conscience, sans que cela ne change rien aux pratiques. Cette critique repose pour partie sur une confusion. Il faut en effet distinguer le marché sur lequel s’échangent les quotas et la distribution initiale des quotas par l’instance régulatrice. Le marché secondaire ne crée pas de quotas, ils n’y font que changer de mains. La distribution initiale ressemble fort peu à un marché : si elle peut s’opérer de façon plus ou moins marchande (allocation selon des règles, vente aux enchères), la quantité de quotas émise est entièrement contrôlée par
l’autorité et doit diminuer au fil du temps. L’image d’un rationnement
organisé
est
plus
pertinente
que
celle
d’indulgences multipliables ad libitum. Loin de donner un permis de polluer sans restriction, les quotas régulent et restreignent la possibilité d’émettre. La capacité à payer détermine certes qui émettra au final les pollutions, mais cellesci sont bien contraintes. Lexique Indulgence : rémission accordée par l’Église des peines encourues à cause d’un péché. Les prêcheurs protestants ont assimilé la vente des indulgences à une forme de corruption, à un achat de l’accès au Paradis qui détourne les pécheurs de la pénitence. Un autre registre de critique s’appuie sur la différence entre la motivation intrinsèque, logée dans les valeurs personnelles, et la motivation extrinsèque, liée à la contrainte monétaire. L’achat de quotas d’émissions fait jouer les motivations extrinsèques pour réduire les émissions : émettre des GES a désormais un coût, qui diminue un budget monétaire limité. Or il a été observé dans plusieurs contextes que les motivations extrinsèques sapent les motivations intrinsèques. Faire payer pour réfréner un comportement antisocial ne s’ajoute pas à la réprobation sociale qui frappe le comportement. Cela a plutôt tendance à diminuer le ressenti de cette réprobation, comme si le prix payé libérait de toute dette sociale, de sorte que le comportement visé peut devenir plus fréquent après avoir été rendu payant.
D’où la crainte que la mise en place d’un prix sur les émissions n’aboutisse à la hausse de celles-ci, dans la mesure où le prix payé viendrait remplacer une obligation morale plus forte à ne pas émettre. Un peu comme si l’augmentation de la taxe sur l’essence conduisait à me faire plus prendre la voiture car elle estomperait la mauvaise conscience que j’ai d’utiliser mon véhicule, donc d’émettre du CO2. Cette crainte paraît plutôt exagérée. Elle suppose qu’il existe de fortes motivations intrinsèques à ne pas émettre de GES. Il n’est pas impossible que celles-ci existent dans certains cercles restreints d’individus, mais elles sont loin d’être unanimement répandues. Quoi qu’il en soit, elles ne sont pas suffisantes pour faire quasi disparaître les émissions à l’horizon 2050. Surtout, les motivations intrinsèques ne s’appliquent pas à tous les acteurs économiques, au premier rang desquels les entreprises. Dans leur recherche du profit, celles-ci ne peuvent certes pas tout se permettre, avant tout pour préserver leur réputation et leur licence sociale d’opérer – mais cette dernière tolère toujours les émissions de GES. Là encore, les motivations intrinsèques, ou ce qui en tient lieu pour les entreprises, ne peuvent suffire à limiter les émissions au niveau requis.
Des marchés de quotas au prix volatil et aux effets pervers sur le plan écologique
Les critiques des marchés de quotas qui nous paraissent les plus pertinentes ne se situent ni sur un registre moral, ni sur un registre éthique. Les marchés de quotas d’émissions ont une caractéristique bien visible pour qui prend la peine de les observer, qui les rend inaptes à jouer le rôle qu’on attend d’eux en matière d’efficacité économique. Le prix des quotas d’émissions, loin d’être un prix uniforme envoyant un signal clair, destiné à coordonner les agents et à assurer la réduction des émissions au moindre coût, est foncièrement erratique. Comme n’importe quel cours de Bourse, il fluctue de manière imprévisible. Cette volatilité change la nature des quotas, qui sont au départ des instruments de flexibilité pour répondre à des obligations administratives de réduction d’émissions. Le marché doit permettre d’échanger des obligations entre celui pour qui il est facile d’y répondre et celui pour qui c’est difficile. Mais le prix des quotas est volatil, déterminé par l’offre et la demande au moment de la transaction. Le marché crée ainsi pour une entreprise un risque, c’est-à-dire une incertitude, sur la valeur des quotas, donc sur l’ampleur des réductions d’émissions à consentir. Les transactions sur le marché servent alors à se couvrir contre ce risque, que le marché a lui-même créé. Elles amplifient la volatilité du prix, attirant des spéculateurs qui jouent de cette volatilité pour en retirer des profits. Finalement, le marché accroît l’incertitude et ne permet pas aux acteurs économiques de former des anticipations sur la rentabilité des actions de réduction d’émissions, alors même que celles-ci nécessitent des
investissements sur le long terme, donc un environnement économique stabilisé. Cette coordination des acteurs et cet ancrage des anticipations sont pourtant bien nécessaires, et sont pris en charge par d’autres politiques publiques. Ainsi, en Europe par exemple, à côté du SEQE-UE qui concerne les centrales électriques émettrices, et devrait les inciter à passer à des énergies décarbonées, il existe un soutien spécifique aux énergies renouvelables. Passer d’une centrale à charbon à des éoliennes soutenues par des turbines à gaz a un sens d’un point de vue climatique, les incitations pour ce faire sont donc justifiées. Cependant, au sein d’un marché de permis échangeables qui plafonnent les émissions, ces subventions n’ont aucun effet sur les émissions. En effet, les quotas qui ne sont pas utilisés par la centrale à charbon seront utilisés ailleurs, dans une aciérie, une raffinerie ou une cimenterie. Les émissions totales ne changeront pas puisqu’elles sont régulées par le nombre de quotas, qui ne dépend pas de ces politiques incitatives-là. Dans le cadre de son paquet climat « Ajustement à l’objectif 55 » (2021), la Commission européenne prévoit de créer un marché de quotas pour les émissions de transport. Auparavant, si je me déplaçais à vélo au lieu de rouler en voiture, je pouvais dire que ce changement de mode de transport avait évité les émissions de mon trajet. Lorsque les carburants seront couverts par un marché de permis, cela ne sera plus le cas : les quotas non utilisés par ma non-consommation de carburant seront libérés pour d’autres usages polluants. Ce changement ne sera peutêtre pas inutile, dans la mesure où il me préparera à un
resserrement futur des quotas, mais dans l’immédiat, il n’aura aucun effet sur les émissions. On voit ainsi l’effet paradoxal du marché des quotas d’émissions dans un monde où leur réduction ne peut être issue d’un centre unique mais résulte de l’action combinée de différents niveaux de régulation, dans une structure à plusieurs centres de décision. Au lieu d’amplifier les actions, de les conjuguer et de les coordonner, il les annule et reste l’instrument unique déterminant le niveau des émissions dans le périmètre qu’il couvre.
Et maintenant ? Malgré
toutes
les
critiques
qu’on
peut
leur
adresser,
les systèmes de quotas ont, hélas, de beaux jours devant eux. Les investissements institutionnels consentis au fil des ans, tant au niveau international qu’européen, rendent peu probable leur démantèlement. Ils existent, et l’on continuera à faire appel à eux par inertie. On l’a vu dans le cas européen avec la proposition actuelle de création d’un second marché de quotas, ciblant les émissions du chauffage et du transport, sans doute pour, à terme, le fusionner avec l’existant. Une autre raison, plus substantielle, explique que les quotas d’émissions resteront un élément central des instruments de politique climatique. Le débat public sur le changement
climatique raisonne de plus en plus en termes de budget carbone, c’est-à-dire de quantité de GES que l’on peut émettre sur une période donnée. Cela se comprend à l’échelle mondiale, car la quantité cumulée d’émissions détermine pour une large part le réchauffement observé. Mais ce cadrage est également appliqué pour les pays, voire pour des entités de niveau inférieur (collectivités, entreprises). Cette focalisation sur les quantités de GES favorise les instruments économiques régulant des quantités, donc les systèmes de quotas, parce qu’ils sont congruents avec les objectifs ainsi définis. Les systèmes de quotas vont donc constituer pendant longtemps encore un attracteur du débat public sur les moyens de la politique climatique.
Bibliographie À lire : Stefan C. AYKUT, « Gouverner le climat, construire l’Europe : l’histoire de la création d’un marché du carbone (ETS) » Critique Internationale, vol. 62, 2014, p. 39-55. Valérie BOISVERT, « Des limites de la mise en marché de l’environnement : des services écosystémiques aux “banques de
Conservation” » Écologie & Politique, vol. 52, 2016, p. 63-79. Olivier GODARD, « Des marchés internationaux de droits à polluer pour le problème de l’effet de serre : de la recherche de l’efficacité aux enjeux de légitimité », Politiques et Management public vol. 10, n° 2, 1992, p. 101-131. Antonin POTTIER, Comment les économistes réchauffent la planète, Le Seuil, Paris, 2016.
L’urgence de sortir de l’agriculture industrielle Hélène Tordjman Économiste, Sorbonne Paris-Nord)
Le titre de cet ouvrage, Écologies. Le vivant et le social, convient particulièrement à l’agriculture, dont l’évolution depuis son apparition il y a 12 000 ans articule de manière à la fois très étroite et très variée les interactions entre les êtres humains et leurs milieux naturels. Cette évolution millénaire a donné naissance à de multiples systèmes agraires de par le monde, à la fois géographiquement et historiquement situés [1] . Mais depuis la révolution industrielle, un profond mouvement d’homogénéisation est observable, qui ne fait que s’accélérer depuis. À la fin du XIXe siècle dans les pays du Nord global, et à partir des années 1960 dans un certain nombre de pays du Sud global, un nouveau système agraire a progressivement été mis en place, qui emprunte aux méthodes de l’industrie – d’où sa dénomination d’agriculture industrielle. Ce type d’agriculture tend aujourd’hui à s’étendre dans le monde entier, détruisant l’incroyable diversité léguée par des générations de paysans et s’imposant comme un modèle unique.
« Ainsi donc ce qui gît au fond de l’accumulation primitive du capital, au fond de sa genèse historique, c’est l’expropriation du producteur immédiat, c’est la dissolution de la propriété fondée sur le travail personnel de son possesseur. » Karl Marx, Le Capital, 1867.
Un accroissement considérable des rendements agricoles
C
e modèle est fondé sur trois piliers [2] . Tout d’abord, avec l’apparition de la machine à vapeur puis des moteurs thermiques, les tâches ont été mécanisées et, pour reprendre les termes de Karl Marx, le travail vivant fut remplacé par du travail mort incorporé dans des machines, c’est-à-dire du capital. Ce phénomène d’automation a considérablement accru la productivité du travail agricole : alors qu’au début du XXe siècle, au Nord, un agriculteur pouvait travailler seul une dizaine d’hectares, il peut aujourd’hui gérer une cinquantaine d’hectares, voire plus. Et ce mouvement continue de s’approfondir : les progrès de la robotique et de l’intelligence artificielle permettent d’envisager de construire des robots autonomes, rendant les agriculteurs totalement inutiles. On se dirige ainsi vers une agriculture sans agriculteurs.
Lexique Conditions pédoclimatiques : conditions climatiques régnant dans et autour des sols (température, humidité, aération…). Génomique : science des génomes, étude des différentes expressions des gènes, leur place dans le génome, les liens entre gènes et fonctions. Développée dans la foulée des outils de séquençage, et plus généralement de la bio-informatique, dans les années 1990-2000. Le deuxième pilier est la chimie. Tout au long du XXe siècle, l’agriculture a fourni de plus en plus de débouchés à l’industrie chimique, qui a mis au point des centaines de produits de synthèse pour « protéger » les cultures et stimuler leur croissance : pesticides (insecticides, herbicides, fongicides, nématicides, acaricides…) et engrais azotés fabriqués à partir de pétrole et de gaz naturel [3] . La consommation de ces intrants ne cesse d’augmenter, encore aujourd’hui, malgré les différents plans gouvernementaux pour la réduire. Enfin, le troisième pilier de cette agriculture industrielle est la sélection variétale, c’est-à-dire l’obtention de nouvelles variétés végétales. Jusqu’à la fin du XIXe siècle, les variétés cultivées étaient sélectionnées par les fermiers eux-mêmes, en général de manière collective au sein des villages. Les paysans gardaient les meilleures graines de leur récolte pour réensemencer leurs champs l’année suivante, se les échangeaient avec leurs expériences. C’est ainsi qu’à l’aube du XXe siècle, l’humanité disposait de millions de variétés cultivées léguées par des
générations de paysans depuis 12 000 ans : par exemple, plus de 10 000 variétés de tomates et plus de 100 000 variétés de riz, chacune spécifiquement adaptée aux conditions pédoclimatiques* et à la culture locale, c’est- à-dire à l’infinie diversité des terroirs. Avec l’industrialisation et la spécialisation des tâches qui lui est consubstantielle, l’obtention variétale est devenue un métier à part entière, s’appuyant sur les progrès des sciences de la vie, biologie et génétique, et maintenant génomique*et biotechnologies *. Les sélectionneurs désirent évidemment être rémunérés pour leur travail et mènent une intense activité de lobbying pour avoir le monopole de l’obtention variétale, via la création de droits de propriété intellectuelle sur les semences. Cette appropriation privative de ce qui était jusque-là un patrimoine collectif a pour corollaire l’expropriation des paysans du droit de faire leurs graines, et la perte des savoirs traditionnels associés [4] . Lexique Biotechnologies : technologies dont les matières premières sont vivantes (micro-organismes, variétés végétales). Les processus de production reposent sur des processus biologiques (de la fermentation à l’édition des génomes) ; et les produits finis peuvent être vivants (micro-organismes et variétés végétales modifiés) ou pas (par ex. plastiques « verts » issus de la fermentation d’amidon par des microorganismes conçus exprès). Développement exponentiel à partir des années 1970 et 1980 avec les débuts des bricolages génétiques (découverte de l’ADN recombinant). Promues par
l’OCDE et de nombreux gouvernements car elles seraient au fondement des économies « verte » et « bleue ». Ce système agraire industriel, plus ou moins le même sous toutes
les
latitudes,
a
certes
permis
un
accroissement
considérable des rendements agricoles, mais au prix de dégâts sociaux et environnementaux majeurs. Comme dit plus haut, les aspects environnementaux et sociaux sont étroitement imbriqués, mais dans un souci de clarté analytique, on les abordera successivement.
L’agriculture industrielle est écologiquement destructrice Tout d’abord, le secteur agriculture, forestry and other land use (afolu) défini par le Groupement intergouvernemental d’experts sur le climat (Giec) est responsable de presque un quart des émissions de gaz à effet de serre mondiales, dont une petite moitié du fait de l’agriculture. Outre le dioxide de carbone (CO2) engendré par la mécanisation et la spécialisation, l’élevage intensif émet beaucoup de méthane (CH4) et les engrais massivement utilisés se dégradent en protoxyde d’azote (N2O),
gaz
dont
les
pouvoirs
de
réchauffement
sont
respectivement environ vingt fois et trois cents fois celui du CO2. À cela s’ajoutent les énormes quantités de carbone relâchées chaque fois qu’une forêt brûle : la déforestation,
souvent opérée pour faire de la place à l’agro-industrie, est responsable de 10 % des émissions mondiales. Ensuite, cela fait plus d’un siècle que des « produits de protection des plantes » chimiques sont déversés sur les cultures, à un rythme toujours grandissant malgré les promesses de réduction. De 2,3 millions de tonnes en 1990, l’utilisation de pesticides dans le monde est passée à 4,1 millions de tonnes en 2019. La plus forte croissance a lieu en Asie et en Amérique latine, mais l’utilisation de ces produits « phytosanitaires » augmente en Europe également. En France par exemple, après une baisse notable entre 2009 et 2017 (de plus de 5 kilos de pesticide par hectare à environ 3,5 kilos), leur utilisation est repartie à la hausse en 2018 [5] . En 2022, les lobbies agro-alimentaires n’ont pas hésité à utiliser l’argument de la guerre en Ukraine et le spectre de pénuries qu’elle engendre pour promouvoir le productivisme à tout crin. On verra un peu plus bas pourquoi cet argument est fallacieux. Il s’ensuit une pollution généralisée des sols, de l’eau, des aliments, et tous les problèmes de santé afférents, pour les êtres humains comme pour l’ensemble des êtres vivants. C’est ainsi que la faune microbiologique des sols disparaît, alors qu’elle assure la formation des sols donc la fertilité de la terre. De même, les insectes pollinisateurs sont gravement menacés. La Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES), qui est à la biodiversité ce que le Giec est au climat, estime dans son rapport de 2019 que 23 % des terres agricoles ont des sols
dégradés et que les pertes potentielles liées à la disparition des pollinisateurs sont estimées à plusieurs centaines de milliards de dollars par an [6] . Bref, l’agriculture industrielle détruit les bases de sa pérennité même. Pour reprendre un concept d’Ivan Illich, elle est tout à fait contre-productive : dans leur obsession de l’efficacité et du rendement à court terme, les pratiques culturales dites modernes sont un danger pour la possibilité même de l’agriculture, et plus généralement pour la vie sur Terre [7] . Cultiver rationnellement et en grand implique non seulement de standardiser les procédures, mais aussi les végétaux et les animaux. Alors que l’agriculture paysanne cultive des variétés végétales et des races animales diverses, l’agriculture industrielle se concentre sur quelques grandes espèces pourvoyeuses de rentes : pour les plantes, maïs, soja, colza, coton, canne à sucre, huile de palme et, parmi ces espèces, seulement quelques variétés homogènes, de plus en plus souvent génétiquement modifiées. Selon l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), le monde aurait perdu 75 % de sa biodiversité cultivée en un siècle. Avec la disparition des variétés anciennes et de leurs cousines sauvages, de nombreux traits intéressants (résistance à certains ravageurs, à la sécheresse, aux sols pauvres…) ne sont plus disponibles pour tenter d’adapter les plantes cultivées aux nouvelles conditions de culture qui se profilent. Ce n’est pas grave, répondent les apprentis sorciers des biotechnologies, qui promettent de créer de nouvelles plantes plus « efficaces »…
L’agriculture industrielle est socialement désastreuse D’un point de vue plus social, l’agriculture industrielle coûte cher, très cher. Mécanisation, fertilisants et pesticides, serres chauffées et irrigation, semences à haut rendement ou rendues tolérantes aux herbicides par transgénèse : les investissements sont souvent colossaux. Les agriculteurs sont obligés de s’endetter pour investir, puis d’acheter des terres pour cultiver plus et amortir ces investissements. Mais plus les parcelles sont grandes, plus les machines doivent l’être aussi, plus puissantes, sophistiquées, techniques, d’où de nouveaux investissements… Et le besoin de s’agrandir encore pour les amortir. Une spirale vicieuse [8] . Cette dynamique a de nombreuses conséquences, toutes néfastes. La première, majeure et dramatique, est la disparition des paysans. Le phénomène est historique, la modernisation agricole remplace du travail humain par des machines. Le mouvement a commencé dans le Nouveau Monde dès la fin du XIXe siècle,
en Europe occidentale au début du
XXe siècle
– avec
une accélération après la Seconde Guerre mondiale –, puis s’est étendu à de grands pays dits émergents comme l’Inde et le Mexique, premiers à faire l’expérience de la Révolution verte dans les années 1960. Partout, des fermes familiales et vivrières continuent de disparaître, quand elles n’ont ni capital à investir ni terres pour l’amortir. Les chiffres de l’exode rural tout au
long du XXe siècle sont phénoménaux. En France par exemple, au début du XXe siècle, la moitié de la population active travaillait dans l’agriculture. Aujourd’hui, c’est moins de 2 %. Une deuxième conséquence de cette spirale est la fuite en avant technologique : le matériel agricole est de plus en plus grand, complexe, et maintenant connecté. L’agriculture du futur sera « de précision », « digitale », « 2.0 », quasi entièrement automatisée. Elle utilisera des nanocapteurs, des drones et des satellites
pour
récolter
le
maximum
de
données
:
météorologiques, sur la condition des sols (eau et nutriments), maturation, herbes adventices… Des « essaims de robots » se déploieront dans les champs, des logiciels d’aide à la décision à toutes les étapes des cycles de culture aideront l’exploitant à décider, des antennes 5G couvriront tous les territoires. Cette vision techniciste est portée par les gouvernements et institutions des pays du Nord mais se répand aussi au Sud. Les agriculteurs n’ont pas fini de s’endetter. Enfin, cette dynamique participe à des choix d’utilisation des sols désastreux pour la souveraineté alimentaire des peuples et des territoires. De gigantesques surfaces de terres sont dédiées à des cultures non directement vivrières : aliments pour le bétail, agrocarburants, composants agro-industriels, arbres à croissance rapide… L’agriculture paysanne, qui pourtant nourrit la majorité de la population mondiale, n’occupe plus qu’un quart des terres cultivables et cette surface continue de se réduire sous la pression du mouvement d’accaparement des terres [9] . Le défi de nourrir une population mondiale croissante
ne trouvera pas de solution dans la recherche de rendements toujours supérieurs (ils stagnent voire baissent depuis une vingtaine d’années, malgré les milliards dépensés en gadgets technologiques), mais dans un changement d’affectation des terres. Il suffirait de redistribuer une partie des terres contrôlées par l’agro-industrie aux petits paysans et à l’agriculture familiale et vivrière pour accroître la quantité de nourriture produite [10] . Finissons cette liste peu réjouissante en évoquant l’autonomie des agriculteurs, qui se réduit comme peau de chagrin. Dans un système agraire industriel, l’exploitant est complètement dépendant. En amont, ses coûts de production et plus fondamentalement ses choix de culture sont déterminés par l’oligopole de l’agrochimie, les Big Four : Bayer-Monsanto, Corteva (ex Du Pont-Dow), Syngenta, BASF. En aval, ses prix de vente sont soit fixés par l’autre grand oligopole, celui du négoce (ABCD pour Archer Daniel Midlands, Bunge, Cargill, Dreyfuss), soit par des marchés internationaux très spéculatifs. Revenons aux intrants et plus particulièrement aux semences. Le choix d’une variété ou d’une autre est stratégique, puisqu’il conditionne les choix culturaux, donc les modèles d’agriculture. Une variété génétiquement modifiée pour tolérer un herbicide se cultive nécessairement avec l’herbicide en question, mais aussi avec toute une série de pratiques liées (mécanisation, irrigation). Tout est présenté comme un « paquet technologique » : semence, herbicide, abonnement aux données et logiciels d’aide à la décision, les agriculteurs ne sont plus que de simples exécutants. À l’inverse, la culture d’une variété
ancienne hétérogène ne peut être mécanisée, elle nécessite donc beaucoup de main-d’œuvre, et l’organisation sociale qui va avec. Au niveau global, l’extension et le durcissement du droit de la propriété intellectuelle sur les variétés végétales modifiées, qui impose aux agriculteurs de racheter leurs graines tous les ans, sont un péril pour la souveraineté alimentaire. Sans semences, pas de végétaux, et sans végétaux, pas d’animaux. Les soi-disant progrès des biotechnologies conduisent à des transformations génétiques fondamentales, touchant par exemple aux processus impliqués dans la fixation de l’azote ou la photosynthèse, des processus au fondement de la vie sur Terre, et ce sont des séquences génétiques impliquées dans ces fonctions qui sont brevetées. À quand Bayer-Monsanto propriétaire de la photosynthèse ? Nous n’y sommes pas encore, mais l’évolution est inquiétante. Par exemple, une étude récente menée sur 13 000 séquences génétiques marines brevetées, appartenant à des organismes allant du microbe au cachalot, montre que BASF en détient 47 %, les autres firmes 37 %, et la recherche publique seulement 12 % [11] .
Sortir de toute urgence de ce modèle mortifère pour développer l’agroécologie à grande échelle
Ces nuisances du système agraire industriel sont connues depuis longtemps et de plus en plus de scientifiques – agronomes, écologues, climatologues, mais aussi juristes et sociologues – appellent à sortir de toute urgence de ce modèle mortifère pour développer l’agroécologie à grande échelle [12] . Comme son nom l’indique, cette dernière résulte du croisement de l’écologie et de l’agronomie. C’est à la fois une science, récente, et un ensemble de pratiques, dont certaines sont connues depuis très longtemps et d’autres juste inventées. Du point de vue scientifique, il s’agit de sortir du réductionnisme d’une analyse des seuls rendements parcelle par parcelle afin d’embrasser
l’écosystème
cultivé
dans
ses
multiples
interactions. L’agroécologie exploite avec respect ces interactions et en tire parti. Par exemple, plutôt que d’épandre des tonnes d’engrais azotés, on plantera des légumineuses en cultures associées (intercalées par exemple avec des haricots) ou entre des haies d’arbres (comme des acacias). Les légumineuses ont en effet la faculté d’absorber l’azote atmosphérique et de le restituer aux sols, donc de les enrichir naturellement. On favorisera aussi partout la diversité sauvage et cultivée, car de nombreuses expériences montrent que des champs riches en diversité génétique résistent beaucoup mieux aux différents stress (stress hydrique, ravageurs…) que les monocultures, et permettent du coup de se passer de pesticides ou presque. L’agroécologie, procédant d’une démarche holiste, s’intéresse non seulement aux pratiques culturales, mais aussi plus largement à l’organisation sociale qui leur est associée. L’accent est mis sur la vie des communautés, leur participation
à la sélection des semences, au choix des variétés à cultiver et à leur mode de culture et de distribution. L’idée est de favoriser les petites fermes familiales et vivrières, autrement dit l’agriculture paysanne, qui demande peu d’intrants et de capitaux, mais beaucoup de connaissances et de main-d’œuvre.
Et maintenant ? La perspective de l’agroécologie a été défendue depuis vingt ans par tous les rapporteurs du Droit à l’alimentation des Nations unies, notamment Olivier de Schutter en 2010 [13] , et elle est soutenue par les 350 millions d’adhérents de la Via Campesina, entre autres. Malheureusement, sous la pression des lobbies agro-industriels, les timides tentatives des gouvernants pour aller vers un autre modèle sont bloquées ou vidées de leur portée. La dernière mouture de la Politique agricole commune en Europe en est une illustration tragique. Le développement de l’agroécologie est pourtant une urgence vitale.
Bibliographie
À lire : L’ATELIER PAYSAN, Reprendre la terre aux machines. Manifeste pour une autonomie paysanne et alimentaire, Le Seuil, Paris, 2021. Pierre BITOUN et Yves DUPONT, Le Sacrifice des paysans. Une catastrophe sociale et anthropologique, L’Échappée, Paris, 2016. Marcel MAZOYER et Laurence ROUDART, Histoire des agricultures du monde. Du néolithique à la crise contemporaine, Le Seuil, Paris, 1997. Hélène TORDJMAN, La Croissance verte contre la nature. Critique de l’écologie marchande, La Découverte, Paris, 2021.
Notes du chapitre [1] ↑ Pour avoir une idée de cette richesse, voir Marcel Mazoyer et Laurence Roudart, Histoire des agricultures du monde. Du néolithique à la crise contemporaine, Le Seuil, Paris, 1997, chapitre 10. [2] ↑ Ibid. [3] ↑ Les pesticides sont tous des produits hautement toxiques. Le langage utilisé officiellement masque cette dangerosité : « produits de protection des plantes » ou « phytosanitaires ». [4] ↑ Hélène Tordjman, La Croissance verte contre la nature. Critique de l’écologie marchande, La Découverte, Paris, 2021, chapitre 3. [5] ↑ FAOStat, base de données de la Food and Agriculture Organisation, consultée le 10 juillet 2022. Les quantités moyennes utilisées en Chine et dans plusieurs pays
d’Amérique latine dépassent les 10 kilos par hectare. Voir dans cet ouvrage le texte d’Alexis Aulagnier. [6] ↑ IPBES, « Rapport de la Plénière de la 7e session, résumé à l’intention des décideurs », 29 mai 2019, disponible en ligne. [7] ↑ Ivan Illich, La Convivialité (1973) et Némésis médicale (1975), in Œuvres complètes I, Fayard, Paris, 2004. [8] ↑ L’Atelier Paysan, Reprendre la terre aux machines. Manifeste pour une autonomie paysanne et alimentaire, Le Seuil, Paris, 2021. [9] ↑ GRAIN, « Affamés de terres. Les petits producteurs nourrissent le monde avec moins d’un quart des terres agricoles », rapport mai 2014, disponible en ligne. [10] ↑ Ibid. [11] ↑ Robert Blasiak, Jean-Baptiste Jouffray, Colette C. C. Wabnitz, Emma Sundstrom et Henrik Osterblom, « Corporate control and global governance of marine genetic resources », Science Advances, n° 4, 2018, eaar 5237. [12] ↑ Voir le texte de Marc Dufumier dans cet ouvrage. [13] ↑ Olivier de Schutter, « Rapport du 20 décembre 2010 », Nations unies, A/HRC/16/49. Voir aussi le site Internet qu’il a cofondé : IPES Food.
Pourquoi l’impunité industrielle ? Thomas Le Roux Historien, CNRS/GRHEN
En dépit d’une idée répandue à la faveur de l’amélioration des dispositifs de sécurisation technique et des délocalisations d’activités dangereuses en dehors de l’Europe, le risque industriel n’a pas disparu ces dernières années. Rien qu’en France, les accidents réguliers révèlent d’importantes failles dans le dispositif de contrôle des établissements industriels dangereux. L’une d’elles : la justice pénale est démunie pour poursuivre les (nombreux) industriels délictueux. Cette impunité empêche d’envisager des actions de protection de l’environnement.
Le 26 septembre 2019, de la fumée s’échappe de l’usine Lubrizol, classée Seveso, et forme un nuage « odorant, mais sans toxicité aiguë ». Préfecture de Seine-Maritime. « Les odeurs sont dérangeantes, pénibles mais pas nocives. »
Édouard Philippe, Premier ministre, 30 septembre 2019. « Pas de polluants anormaux. » Élisabeth Borne, ministre du Travail, 27 septembre 2019.
D’AZF (2001) à Lubrizol (2019) : de si légères punitions
L
a France a connu deux accidents industriels majeurs ces vingt dernières années. L’explosion de l’usine de nitrate d’ammonium AZF-Total, près de Toulouse en 2001, a fait trente et un morts et quelque 3 000 blessés, tandis que l’incendie de l’usine de lubrifiants Lubrizol dans la banlieue de Rouen en 2019 a provoqué un panache de fumées toxiques, dont on ne connaît pas encore les conséquences en termes de santé publique. Dans le cas d’AZF, ce n’est que dix-huit ans plus tard que le procès pénal s’est clos. En décembre 2019, la Cour de cassation a définitivement confirmé la condamnation du directeur de Grande Paroisse, la filiale de Total, à quinze mois de prison avec sursis. Une peine bien faible au regard des « manquements incontestables » de l’industriel, selon le jugement, pour assurer la sécurité. Elle met un terme à une bataille judiciaire épique, où les parties civiles ont subi des attaques constantes des avocats des inculpés, et où le rôle de
l’État a pu être questionné, entre carences et soutien implicite à l’industriel. Le scénario se reproduit dans le cas de l’incendie de Lubrizol. Quoique l’usine soit parfaitement connue des autorités de régulation, ces dernières ne savent toujours pas précisément quelles sont les 11 000 tonnes de produits qui ont brûlé. Le premier réflexe des autorités a été d’éviter tout risque de poursuites judiciaires en créant un fonds « de solidarité » pour les agriculteurs dont les champs ont été touchés par les retombées des fumées, abondé par l’entreprise Lubrizol à hauteur de 50 millions d’euros, dans le cadre du FMSE (Fonds national agricole de mutualisation du risque sanitaire et environnemental). Sous la pression médiatique et de l’association des sinistrés, une enquête pénale a tout de même été déclenchée pour une série d’irrégularités et l’insuffisance des dispositifs de sécurité dans l’exploitation du site. Lubrizol a tenté d’annuler ces poursuites – sans succès jusqu’à présent. Mais l’État ne réalisera pas d’enquête sur les conséquences en termes de santé publique : ce manquement est pris en charge par l’association des sinistrés, malgré son coût. Le procès, on le sait, sera long, et les parties s’affronteront à armes inégales, les moyens de l’industriel étant sans commune mesure avec ceux des victimes. Hors de ces catastrophes, et malgré des responsabilités potentiellement lourdes liées aux risques de mise en danger d’autrui par leurs activités de production, les industriels sont globalement prémunis contre les poursuites pénales. Seuls 10 %
des arrêtés préfectoraux constatant une infraction dans le cadre des mises en demeure administratives, signifiées avant toute décision, sont suivis d’une sanction pénale [1] et il s’agit généralement d’amendes très faibles. La prééminence de la régularisation des installations, par l’accommodement et la négociation, sur la sanction interroge l’effectivité du droit de l’environnement
–
à
l’image
des
autres
illégalismes
environnementaux découlant d’une police sans moyens, d’une priorité donnée aux impératifs économiques, de pratiques menant aux procédures transactionnelles et d’une culture juridique vide de préoccupations environnementales. En fait, toute la réglementation en vigueur est conçue pour permettre à ces activités polluantes et dangereuses de perdurer ; le droit français organise une forme d’impunité industrielle.
La longue histoire du risque industriel L’impuissance publique et l’impunité industrielle sont le fruit d’une histoire qui bascule dans les années 1800. Avant la fin du XVIIIe siècle,
une communauté a les moyens de se prémunir des
effets délétères des industriels voisins, le droit commun permettant la caractérisation de faits délictueux pour pollution au nom de la santé publique. Les habitants et les polices locales se méfient des « miasmes » de certaines productions artisanales
et industrielles, conformément à la médecine climatique dominante, et s’emparent très fréquemment de cet outil juridique, menant à une grande répression des activités polluantes. La notion de nuisance, délimitée par une société circonscrite sur un territoire, est juridiquement opératoire pour préserver les droits de tous à vivre sans être lésés ; les juges ne sont, alors, pas démunis. Ce régime des droits est remis en cause dans les années 1770 avec la première révolution industrielle et la concurrence avec la Grande-Bretagne. Afin de soutenir le « progrès des arts et manufactures », le Conseil d’État casse plusieurs arrêtés de répression de police locale contre les industriels, notamment dans le secteur chimique, essentiel à la croissance de la production
textile
et
métallurgique.
Sous
la
Révolution
française, la disparition des institutions de régulation donne aux industriels le droit de produire ce qu’ils veulent où ils le veulent, tandis que la police perd son rôle de contrôle au profit des savants, experts désormais officiels de l’évaluation des pollutions. Ces derniers promeuvent le développement économique et les solutions techniques. Face à l’insalubrité industrielle, la nouvelle hiérarchie de l’utilité publique et le transfert du local au national, c’est-à-dire de la police traditionnelle de proximité à une gestion préfectorale administrative, se concrétisent sous le régime napoléonien, sous la houlette de l’industriel Chaptal, devenu ministre de l’Intérieur (1800-1804) et auteur d’un rapport sur les établissements insalubres à l’Académie des sciences en 1804. Après un rapport complémentaire en 1809, la loi sur les
pollutions de 1810 place les affaires de nuisances industrielles sous la coupe quasi exclusive de l’administration. Les tribunaux ne sont plus aptes à juger de la légitimité des installations déjà acceptées par les autorités : le recours au pénal est ainsi écarté, et remplacé par le contentieux administratif au Conseil d’État. Cette loi ne laisse à la justice que la possibilité de juger en cour civile d’une action de dommages-intérêts dont les indemnités seraient
proportionnées
à
d’éventuels
dégâts
constatés.
Clairement délimitées dans leurs domaines d’application et limitées dans leur montant pour ne pas entraver l’industrie, les compensations financières sont au fondement du principe du « pollueur-payeur », très favorable aux industriels. Généralement, ces frais ne sont qu’une broutille pour un entrepreneur et des aléas bien moindres que ceux que présente un procès. Lexique ICPE : installations classées pour la protection de l’environnement. Ensemble des sites qui doivent être déclarés, enregistrés ou autorisés par les autorités préfectorales, et qui peuvent être soumis à une inspection des services de l’État. Le dispositif créé par la loi de 1810 encourage une gestion des pollutions par l’amélioration technique. Dorénavant, l’industriel a intérêt à adopter des appareils considérés comme moins polluants, car cela lui permet d’échapper aux procédures administratives les plus lourdes. Ainsi, c’est la technique qui est, à côté de la gestion par les compensations, le véritable moteur
de la régulation, le droit ne faisant qu’encourager les dispositifs de sécurisation. Face au risque, le ministère public a créé sa propre impuissance en démunissant la police de son pouvoir de coercition.
Impuissance publique L’État est impuissant face au risque industriel. En 1976, une nouvelle loi crée la catégorie ICPE*, un régime de surveillance et d’inspection qui promeut la prévention, mais de manière très libérale dans ses applications. Au point de provoquer, selon les juristes, un recul du droit de l’environnement. Par exemple, depuis
cette
dangereuses
loi, des
l’impératif lieux
habités
d’éloignement a
été
des
supprimé,
usines zones
d’implantation et distances de sécurité pouvant être décidées au cas par cas par le préfet. Par ailleurs, la loi a réduit le nombre d’activités soumises au régime de l’autorisation, la plupart pouvant se contenter d’une simple déclaration. À ce jour, parmi 500 000 installations classées, 90 % ne sont que déclarées. La moitié des 45 000 installations restantes sont, depuis la loi Grenelle 2009, simplement enregistrées, et non plus autorisées comme auparavant, ce qui leur permet de s’affranchir d’études d’impact environnemental menées par l’Autorité environnementale, ce qui réduit fortement les précautions environnementales et donne plus de liberté à un grand nombre d’industries dangereuses.
Lexique Seveso : classement européen des établissements industriels considérés comme les plus dangereux et qui ont fait l’objet d’une harmonisation réglementaire à l’échelle européenne. Il existe en France 700 établissements Seveso « seuil haut » et 600 « seuil bas ». Si
les
normes
préventives
sont
peu
contraignantes,
la
surveillance est elle aussi peu stricte. Aujourd’hui, l’administration ne compte que 1 300 inspecteurs et le nombre d’inspections a baissé de 40 % entre 2006 et 2018. De plus, chargée de rédiger les arrêtés d’autorisation, de surveiller leur respect et de préparer les sanctions, l’Inspection est dominée par le corps des Mines, dont les ingénieurs entretiennent des rapports de forte proximité avec le monde industriel. Les industriels concernés savent que les règles peuvent être contournées ou négociées, et qu’en l’absence de tout recours des
tiers,
le
statu
quo
est
généralement
toléré
par
l’administration, y compris après des mises en demeure ; c’est la politique du fait accompli. Du reste, la surveillance est une illusion, notamment pour les industries chimiques, dont la gamme
de
produits
évolue
plus
rapidement
que
la
réglementation. Avec les directives européennes Seveso* (du nom de l’accident industriel survenu en Italie en 1976, adoptées en 1982, 1996 et 2015), les tâches se complexifient pour les inspecteurs. Elles ne concernent que les usines les plus dangereuses et ont pour premier objectif d’harmoniser les réglementations nationales.
Or les guides de prévention se complexifient au point d’être incompréhensibles, y compris par les inspecteurs des installations classées. En effet, ces directives supranationales n’interdisent pas : elles se contentent de circonscrire un périmètre de fonctionnement, de moins en moins net du fait de la nature diverse et en mutation rapide des substances mobilisées et des appareils de production [2] .
Marginaliser les tiers, régulariser par le marché Jusqu’en 1976, la loi permettait aux voisins de disposer d’un pouvoir de recours contre l’industrie polluante, dont ils ne se privaient pas et qui était un garde-fou relatif face à l’impunité industrielle. Le recours des tiers a alors été limité à quatre ans après l’autorisation d’une usine. Avec la loi Grenelle 2 (2010), le délai de recours des tiers et des associations de défense de l’environnement est passé à un an, satisfaisant une demande récurrente
des
exploitants
industriels.
Enfin,
depuis
l’ordonnance du 26 janvier 2017, le délai de recours se réduit à quatre mois, tandis que les modalités de publicité sont amoindries, l’affichage de l’arrêté d’autorisation en mairie et sur le site Internet de la préfecture remplaçant l’information sur le lieu de l’installation. Autant dire que tout est fait pour
empêcher les recours. Les citoyens sont mis à distance et ne peuvent plus exercer un réel contre-pouvoir. Quant à la concertation, prise en charge par les commissions de suivi de site (CSS) depuis 2012, elle apparaît pour ce qu’elle est : un moyen de canaliser les contestations des projets industriels dangereux. Il ne reste donc aux riverains et aux citoyens que l’organisation autonome pour exercer ce contre-pouvoir (ce que plusieurs collectifs tentent de faire depuis l’accident de Lubrizol par exemple). Parallèlement, au sein de l’entreprise, les organisations de travailleurs perdent de leur influence. Or la gestion du risque est une dimension centrale et routinière de l’activité des salariés, qui ont un rôle décisif dans la prévention et la documentation des accidents, au point d’en être les « sentinelles » selon leur propre expression. En particulier, les salariés engagés dans les Comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) exercent une vigilance collective qui améliore la sécurité. La baisse de la syndicalisation et le recours de plus en plus systématique aux sous-traitants et aux intérimaires fragilisent la solidité de ces compétences qui nécessitent formation, connaissance et surveillance adaptée – une érosion constatée dans les enquêtes qui ont suivi l’accident d’AZF. De plus, avec la loi « Travail » (2016), les CHSCT ont dû fusionner avec les Comités d’entreprise en une seule instance, le Comité social et économique (CSE), ce qui a réduit leur poids. Cette perte de pouvoir se réalise au profit du renforcement du monopole des ingénieurs dans la définition du risque et la mise à distance du profane, tant les guides et rubriques techniques sont complexes. Ce sont les industriels qui doivent fournir les
informations sur les risques aux autorités : les études d’impact prennent appui sur les informations qu’ils transmettent, dans une logique d’autorégulation. Ainsi, l’administration publique a opté pour une approche « pragmatique » du droit, dans un mouvement de long terme puisque le contrôle périodique des installations est confié à des organismes privés pour 90 % d’entre elles depuis 1995.
Simplifier : vite ! Durant les années 2000, les pressions exercées par le patronat conduisent les gouvernements successifs à œuvrer à la « simplification » administrative. Depuis 2009, les règles applicables aux ICPE peuvent être modifiées par ordonnances (mesures prises par le pouvoir exécutif dans le domaine de la loi) afin de créer un régime d’autorisation simplifié : c’est ainsi que le régime de l’enregistrement a été créé. La dérégulation connaît une accélération avec la nomination d’Emmanuel Macron comme ministre de l’Économie, de l’Industrie et du Numérique en 2014. L’ordonnance du 3 août 2016 institue que les ICPE du régime de l’enregistrement et la plupart de celles du régime de l’autorisation sont désormais soumises à évaluation environnementale au cas par cas, et non plus systématiquement. Dans le même sens, l’ordonnance du 26 janvier 2017 simplifie les démarches des industriels : l’administration fait évoluer son fonctionnement vers le mode
projet en se mettant au service de l’industriel, tant pour la délivrance de l’autorisation qu’au niveau de son contentieux. La loi Essoc de 2018, qui simplifie les procédures d’enquête publique et donne compétence au préfet pour les modifications ou les extensions des installations classées, plutôt qu’à une autorité environnementale indépendante, s’inscrit dans ce processus. En vertu de cette loi, l’entreprise Lubrizol avait été autorisée par le préfet à augmenter ses capacités de production en janvier et juin 2019, sans procéder à une évaluation environnementale. Enfin, en décembre 2020 a été promulguée la loi Asap (pour « accélération et simplification de l’action publique »). Si elle touche de nombreux domaines de la vie sociale, l’un de ses objectifs est d’« accélérer les implantations et extensions industrielles en France » et de démanteler ce qu’il reste de la réglementation des industries polluantes. Elle fut rédigée dans la droite ligne d’un rapport du député Guillaume Kasbarian (La République en Marche, ex-consultant en stratégie d’entreprises) rédigé en 2019 pour « accélérer les installations industrielles ». La liste des personnes consultées pour la rédaction de ce rapport est édifiante : aux côtés de hauts fonctionnaires, d’élus locaux, de bureaux d’études et d’organismes de financement, de neuf organisations patronales et de vingt-huit industriels et aménageurs, une seule voix a été offerte à une association de défense de l’environnement (France Nature Environnement). La loi a directement repris les propositions des organisations patronales contenues dans ce rapport.
Dans le domaine des ICPE, le préfet peut dorénavant autoriser le lancement des constructions avant l’octroi de l’autorisation environnementale. En outre, les procédures de consultation et d’études sont allégées : les enquêtes publiques peuvent ainsi être remplacées par une simple consultation en ligne, sans nomination de commissaire enquêteur. Parmi les mesures de la loi Asap, les sites industriels « clés en main » sont un élément essentiel permettant l’instruction des autorisations dans des délais très courts. Ces sites pourront recevoir des activités industrielles
pour
lesquelles
les
procédures
relatives
à
l’urbanisme, à l’archéologie préventive et à l’environnement seront simplifiées, ayant été identifiés comme propices à l’installation d’usines, suffisamment sécurisés et sans impact environnemental.
Et maintenant ? Depuis 1810, première législation mondiale sur les pollutions, décrétée en régime impérial autoritaire, tous les règlements sont conçus pour protéger les industriels, sécuriser leur capital productif et leur éviter des poursuites en justice pénale en les mettant sous la surveillance d’une administration bienveillante. Le recul récent de l’action publique pour la protection de l’environnement ne fait que confirmer cette servitude d’intérêt général provoquée par l’industrie.
Bibliographie À lire : Sylvain BARONE, « L’impunité environnementale. L’État entre gestion différentielle des illégalismes et désinvestissement global », Champ pénal, vol. 15, 2018. Renaud BÉCOT, « Lubrizol : la catastrophe n’a pas (encore) eu lieu », Terrestres, mis en ligne le 13 octobre 2019. Laure BONNAUD, « Au nom de la loi et de la technique. L’évolution de la figure de l’inspecteur des installations classées depuis les années 1970 », Politix, vol. 1, n° 69, 2005, p. 131-161. Thomas LE ROUX, Le Laboratoire des pollutions industrielles, Paris, 1770-1830, Albin Michel, Paris, 2011. —, « Du risque clés en mains, as soon as possible », Terrestres, mis en ligne le 28 novembre 2021. Paul POULAIN, Tout peut exploser. Enquête sur les risques et les impacts industriels, Fayard, Paris, 2021. Gabriel ULLMANN, Les Installations classées. Deux siècles de législation et de nomenclature, 2 vol., Cogiterra, Paris, 2016.
Notes du chapitre
[1] ↑ Denis Dekour et Maryline Simoné, « Utilisation des sanctions administratives introduites par l’ordonnance n° 2012-34 dans le domaine des installations classées », ministère de la Transition écologique et solidaire, 2017. [2] ↑ Ajoutons qu’elles ne modifient pas les régimes de responsabilité juridique des pays, puisqu’elles agissent essentiellement sur le plan de la prévention technique. La catastrophe d’AZF n’a été suivie que du dispositif des PPRT, plans de prévention des risques technologiques (2003), qui a pour but d’éloigner les installations classées des habitations. Mais, par un curieux renversement de perspective, ce sont les riverains qu’on prévoit d’exproprier, pas les industriels. Comme un symbole de la distance à laquelle le droit tient les populations.
Les gouvernants en action ?
Les COP, beaucoup de blabla, mais pas que Sandrine Mathy Économiste, université Grenoble-Alpes
Le premier rapport du Groupe intergouvernemental d’experts sur le climat (Giec) publié en 1990 annonçait déjà un réchauffement possible de l’ordre de 3º C pour la fin du XXIe siècle. Ce rapport, pris très au sérieux par les instances internationales, conduisit à l’adoption de la Convention climat lors du premier « Sommet de la Terre » à Rio de Janeiro en 1992. Ratifiée par 188 pays, elle énonce un objectif commun (« stabiliser […] les concentrations de gaz à effet de serre à un niveau qui empêche toute perturbation anthropique dangereuse du système climatique »), des principes destinés à guider l’action collective (dont le principe des responsabilités communes et différenciées) et un ensemble d’obligations à destination des pays (élaborer un inventaire national des émissions de gaz à effet de serre, adopter des mesures d’atténuation et, pour les pays industrialisés, fournir des ressources financières et technologiques aux pays en développement). Les principes, les obligations et leurs modalités
d’application doivent être établis lors des Conférences des parties (Conferences of the Parties, COP).
« En comparaison avec ce que cet accord aurait pu être, c’est un miracle. Par rapport à ce qu’il aurait dû être, c’est un désastre. » Jean Gadrey, économiste, à propos de l’Accord de Paris en 2015.
V
ingt-sept ans après la première COP (Berlin, 1995), les émissions de gaz à effet de serre (GES) ne cessent d’augmenter, le répit survenu à l’occasion de la pandémie ayant été de courte durée. Il est alors légitime de s’interroger sur l’utilité des COP. Greenwashing des États ? Engagements réels ? Prise de conscience universelle ? Une COP de la dernière chance succédant à une autre, quelle est la portée réelle de ces négociations internationales sur l’évolution du climat ? Après la vingt-sixième COP qui s’est tenue à Glasgow en 2021, quel chemin reste-t-il à parcourir pour atteindre les objectifs de l’Accord de Paris ?
Un bref historique des négociations à travers les cop les plus marquantes
La première COP marquante est la Conférence de Kyoto de 1997 qui débouche sur l’adoption du Protocole de Kyoto. À l’époque, les pays industrialisés émettent les deux tiers des GES en volume (un habitant d’un pays industrialisé en 1990 émet en moyenne 13 tonnes de CO2 par an contre 1,8 t CO2 par an pour un habitant d’un pays en développement) et ce sont également eux qui ont la plus grande responsabilité historique dans ces émissions. Les pays en développement ont quant à eux une priorité – leur développement – mais ils savent qu’ils seront les premiers touchés par les conséquences du changement climatique. Partant du principe de la Convention climat de « responsabilités communes mais différenciées », seuls les pays industrialisés adoptent des objectifs de réduction de leurs émissions de GES : -5,2 % en moyenne sur la période 2008-2012 par rapport au niveau d’émissions de 1990. Ils s’engagent par ailleurs à soutenir financièrement et par le biais de transferts de technologies les pays en développement. Le Protocole de Kyoto et sa négociation ont montré, d’une part, à quel point il existait alors un clivage fort entre pays industrialisés et pays en développement et, d’autre part, la déconnexion totale des enjeux climatiques des enjeux de développement humain et économique. Les actions de réduction des émissions de GES sont perçues par les États comme un fardeau qui grève la croissance et entrave le développement. 2008-2012 était donc la période d’engagement du Protocole de Kyoto. Dès 2005, commencèrent les négociations pour des objectifs à l’horizon 2020. Or, entre le début des années 1990, époque de la Convention climat, et le milieu des années 2000,
les émissions avaient fortement progressé, notamment dans les pays émergents. Ainsi, en 2006, la Chine devint le premier émetteur mondial de gaz à effet de serre. C’est pourquoi l’objectif de la COP15, qui s’est tenue à Copenhague en 2009, était d’aboutir à un accord universel définissant des engagements de réduction des émissions de GES à l’horizon 2020 à la fois pour les pays industrialisés et pour les pays émergents [1] . Les espoirs étaient immenses et la déception fut d’autant plus grande par la suite. L’impossibilité d’obtenir un consensus sur des règles équitables pour l’élaboration d’objectifs nationaux qui permettraient de limiter le réchauffement climatique à 2º C fut une des principales causes de blocage des négociations. Ceci a fait ressortir les clivages entre pays en développement et pays industrialisés et a montré le pouvoir de négociation de certains pays émergents, avec la Chine en première ligne. Une déclaration d’à peine plus de deux pages a été négociée derrière des portes closes la dernière nuit de la COP, entre vingt-six pays industrialisés et émergents, méthode qui contrevient aux principes de la Convention. Cette déclaration se limitait à des intentions peu ambitieuses et imprécises et ne mentionnait aucun objectif quantitatif de réduction des émissions de GES. L’unanimité étant requise pour l’adoption d’un texte, cet « Accord de Copenhague » n’a aucune valeur juridique. Les pays sont invités à s’y rallier sur une base individuelle. La Conférence de Copenhague a ainsi marqué l’échec des COP à définir un accord international permettant l’engagement des
pays industrialisés et en développement dans un cadre commun. Après l’échec six ans plus tôt de la COP15, pour préparer au mieux la COP21 qui s’est tenue à Paris en 2015, il avait été demandé pour la première fois à chaque pays de fournir à l’avance la contribution qu’il se proposait de mettre en œuvre pour lutter contre le réchauffement climatique et/ou s’y adapter à l’horizon 2030. Il s’agissait à ce stade d’une intention et non d’un engagement ferme (INDC : Intended nationally determined contribution). C’était un véritable changement de paradigme : plutôt que de fixer des objectifs et de les imposer de l’extérieur, on demandait aux pays ce qu’ils pouvaient et voulaient faire. Presque tous les pays ont envoyé une contribution. Le grand apport de cette démarche était d’en finir avec une vision climatocentrée et selon laquelle les politiques climatiques constituent uniquement une contrainte. Ces contributions doivent en effet être conçues dans le contexte d’autres objectifs de développement, définis par les circonstances nationales, notamment de développement durable relatifs à l’accès et à la sécurité énergétiques, à la qualité de l’air, à la lutte contre la pauvreté et à la création d’emplois. Ces nombreux cobénéfices sont, à n’en pas douter, bien supérieurs aux coûts à consentir pour réduire les émissions de gaz à effet de serre. Pour informer ces processus, les pays sont invités à formuler et communiquer des stratégies de développement à long terme tendant vers une faible émission de GES, généralement en amont des grandes négociations. Celles-ci peuvent être un
instrument
central
permettant
de
réconcilier
l’objectif
climatique de long terme (2050) et mondial avec les contributions élaborées pour un horizon de moyen terme (2030) et au niveau national. L’Accord de Paris est le premier traité international de réduction des émissions, qui vise à contenir le réchauffement climatique bien en deçà de 2º C et si possible à 1,5º C par rapport à l’ère pré- industrielle. Il a été signé par 195 parties et ratifié par 192 d’entre elles. Mais les 192 objectifs d’émissions à l’horizon 2030 formulés dans les contributions nationales conduiraient à un réchauffement de l’ordre de 3º C à la fin du siècle. C’est pourquoi il a été prévu dans le cadre de l’Accord de Paris que tous les cinq ans soient soumises des contributions révisées à la hausse.
COP26 (2022) à Glasgow : et si on parlait enfin d’énergies fossiles ? À l’ouverture de la COP26 à Glasgow fin 2021, le Programme des nations unies pour l’environnement (Unep) avait alerté la communauté internationale : « Pour avoir une chance de limiter le réchauffement de la planète à +1,5º C, nous avons huit ans pour réduire de près de moitié les émissions de gaz à effet de serre. » Alors que les projections antérieures à l’Accord de Paris plaçaient le monde sur une trajectoire proche d’un
réchauffement de 4º C, les politiques mises en place avant la COP26 contribueraient à limiter le réchauffement d’ici la fin du siècle à 2,6º C ou 2,7º C – niveau toujours largement supérieur à la cible fixée lors de la COP21. Malheureusement, les révisions à la hausse des contributions soumises par les États n’ont pas été suffisantes. Seuls quatrevingt-onze États, à l’origine des deux tiers des émissions mondiales, ont soumis une Contribution déterminée au niveau national (CDN) plus ambitieuse. Les autres pays ont maintenu leurs engagements précédents, voire en ont réduit l’ambition (Australie, Brésil, Corée du Sud, Indonésie, Mexique…). D’après les Nations unies, ces révisions permettraient d’économiser en 2030 environ 4,8 Gt d’émissions (8 %) par rapport aux contributions de 2015, mais les émissions mondiales dépasseraient toujours d’un peu plus de 10 % leur niveau de 2010, alors qu’il faudrait les réduire de 45 % pour être sur une trajectoire limitant le réchauffement global à 1,5º C. Le réchauffement en fin de siècle pourrait atteindre 2,5º C ou 2,3º C dans l’hypothèse d’un respect des engagements à horizon 2030. Le premier cycle de révision des contributions prévu par l’Accord de Paris conduirait donc à une réduction supplémentaire et hypothétique de l’ordre de 0,1º C à 0,3º C. Lexique Neutralité carbone : état d’équilibre à atteindre entre les émissions de gaz à effet de serre d’origine humaine et leur retrait de l’atmosphère par des méthodes de restauration, de sauvegarde ou de renforcement de la capacité
d’absorption des puits de carbone naturels (forêts, sols et océans) et des « technologies d’émissions négatives ». Comme pour expier leurs trop faibles engagements à court et moyen terme, de nombreux pays ont annoncé lors de la COP26 des objectifs de neutralité carbone* à long terme (le plus souvent à l’horizon de 2050). Quarante-huit d’entre eux, représentant 70 % des émissions de GES, ont soumis de tels objectifs. Certains de ces engagements ont été annoncés peu avant (Australie à échéance 2050, Chine et Russie à échéance 2060) ou pendant la COP (Inde pour 2070). Dans la plupart des cas, ces objectifs ne sont pas assortis de déclinaisons sectorielles, ni de présentation des politiques qui permettront d’atteindre la neutralité carbone. Par ailleurs, il y a souvent une déconnexion totale entre cet objectif de long terme et le manque criant d’ambition à court terme. Si de nombreux leaders mondiaux, s’ils sont encore au pouvoir dans dix ans, pourraient avoir à rendre des comptes pour les CDN s’achevant en 2030, tel n’est pas le cas pour les stratégies à long terme dont l’échéance est fixée, au plus tôt, à 2050. Dit autrement, tant que ces objectifs de neutralité carbone ne sont pas effectivement déclinés dans des trajectoires sectorielles nationales, on peut douter de leur réalisation. Ce doute est renforcé par le constat d’une reprise au second semestre 2021 de l’utilisation des énergies fossiles comme le gaz, le pétrole ou le charbon, notamment en Chine [2] . Or l’arrêt du recours aux énergies fossiles, en tête desquelles se trouve le charbon, constitue l’un des enjeux climatiques les plus urgents.
Jusqu’à présent, aucune décision de COP ne mentionnait explicitement la nécessité de diminuer drastiquement le recours aux énergies fossiles, responsables des trois quarts des émissions de gaz à effet de serre. La COP26 représente à ce titre une avancée symbolique puisque le Pacte de Glasgow pour le climat demande explicitement l’élimination progressive des subventions
inefficaces [3]
aux
combustibles
fossiles,
qui
représentent chaque année plusieurs centaines de milliards de dollars. Plusieurs initiatives cherchant à limiter la production d’énergies fossiles ont ainsi été lancées. Tout d’abord, une coalition de trente-neuf États et institutions financières – dont la France, l’Agence française de développement, les États-Unis, le Royaume-Uni et le Canada – s’est engagée à mettre un terme, dès fin 2022, à toute aide publique à l’export pour des projets d’énergie fossile non adossés à des dispositifs de captage ou de stockage de carbone. Le Costa Rica et le Danemark ont créé l’Alliance Beyond Oil and Gas, destinée à arrêter la délivrance de nouveaux permis d’exploration de pétrole et de gaz. La Déclaration sur la transition du charbon vers l’énergie propre regroupant quarante-six pays ainsi que plusieurs compagnies engage notamment les parties signataires à assurer une transition vers la sortie de l’électricité produite à partir du charbon non adossée à des dispositifs de captage ou de stockage de carbone d’ici 2040 et, pour les économies majeures, d’ici 2030. Mais la Chine, l’Inde et l’Australie ne font pas partie des signataires.
Des initiatives sectorielles à la carte et avec des objectifs trop tardifs Un accord sur le méthane à l’initiative des États-Unis et de l’Union européenne réunit plus de cent pays qui se sont engagés à réduire d’au moins 30 % ces émissions d’ici 2030. Du fait de la courte durée de vie dans l’atmosphère du méthane (douze ans en moyenne contre cent ans pour le CO2) et de son fort pouvoir de réchauffement comparativement au CO2 (vingt-quatre fois plus), la réduction des émissions de ce gaz peut avoir un impact rapide sur le ralentissement du réchauffement. Les deux plus gros émetteurs que sont la Chine et l’Inde, et la Russie, cinquième émetteur mondial, n’ont toutefois pas signé cet accord. Pour le secteur automobile, une coalition rassemblant trentehuit États, de nombreuses collectivités territoriales, une dizaine de
constructeurs
(General
Motors,
Jaguar
Land
Rover,
Mercedes-Benz, Volvo…), de nombreux opérateurs de mobilité ou propriétaires de flottes (Uber…) et des acteurs financiers, s’est engagée pendant la COP26 à ce que les ventes de nouveaux véhicules soient zéro-émission d’ici 2040, et pas plus tard que 2035 dans les marchés principaux. Mais de nombreux acteurs clés manquent à l’appel : les cinq premiers pays constructeurs (Chine, États-Unis, Japon, Allemagne, Corée du Sud), l’Espagne (huitième) ou encore la France (treizième) ainsi que des
constructeurs majeurs (Volkswagen, Renault, PSA-Fiat, BMW, Nissan). Lexique Adaptation : stratégies, initiatives et mesures visant à réduire la vulnérabilité des systèmes naturels et humains contre les effets (présents et attendus) des changements climatiques. Enfin, plus de cent quarante pays – représentant près de 91 % des forêts mondiales – se sont engagés dans le cadre d’une Déclaration des dirigeants de Glasgow sur les forêts et l’utilisation des terres faite lors de la COP26 à « travailler collectivement à arrêter et à inverser la déforestation et la dégradation des sols d’ici 2030 [4] ». Les pays industrialisés n’ont pas non plus respecté leur engagement pris lors de la COP15 de réunir 100 milliards de dollars pour le soutien aux pays en développement en 2020. En 2019, seuls 79 milliards de dollars avaient été réunis. Dans le même
temps,
les
États-Unis
et
l’Union
européenne
investissaient conjointement près de 5 000 milliards de dollars dans leurs économies respectives. L’adaptation* est d’ailleurs le parent pauvre de ces financements, puisque seuls 25 % de ces fonds y sont dédiés. Les pays industrialisés se sont engagés à Glasgow à doubler les financements en faveur de l’adaptation d’ici 2025 (pour atteindre environ 40 milliards de dollars). La COP26 n’a en revanche pas permis de trouver de solution de financement pour les « pertes et préjudices » – les dommages
résiduels inévitables du changement climatique – en dépit des nombreuses demandes des pays vulnérables. Ces pertes et préjudices pourraient représenter pour les seuls pays en développement entre 290 et 580 milliards de dollars par an en 2030 et jusqu’à 1 740 milliards de dollars par an en 2050, avec un réchauffement préindustriel.
de
3,4º C
par
rapport
au
niveau
Et maintenant ? Le mandat de la COP est de faire le point sur l’application des traités internationaux sur le climat et de prendre des décisions pour en favoriser l’application. Pourtant, il est clair qu’aucune édition de COP ne réglera le problème du changement climatique. En effet, les accords issus des COP ne peuvent pas sanctionner les pays signataires qui ne respecteraient pas leurs engagements. De nombreux États n’accepteront jamais la création d’un quelconque tribunal climatique international. Qui plus est, la règle selon laquelle toutes les décisions sont adoptées au consensus conduit à des blocages, ou à des compromis a minima. La résolution du changement climatique est transversale à l’ensemble des enjeux de gouvernance mondiaux : sécurité énergétique, commerce international, accès aux ressources et aux technologies, agriculture mondiale et alimentation, droits
humains et paix. Aucun enjeu n’est aussi multidimensionnel et complexe. Or certains sujets centraux, tels que le commerce international ou les enjeux agricoles et de sécurité alimentaire notamment, n’y sont pas abordés au motif que d’autres instances internationales existent et y sont consacrées. Les COP sont néanmoins précieuses à plusieurs titres. Elles maintiennent l’ensemble
le
des
multilatéralisme, pays,
dont
ceux
donnent en
une
voix
développement
à ou
vulnérables, et offrent un cadre de transparence et de redevabilité solide, au sein duquel les avancées des uns et des autres peuvent être évaluées. Les COP forment un cadre permettant de légitimer des politiques nationales climatiques et de comparer l’action des États par rapport à un standard international. Les COP constituent également une arène pour les acteurs non étatiques tels que les collectivités territoriales et un rendez-vous annuel durant lequel les gouvernements sont interpellés sur leur action par les autres États et par la société civile. La forte attention médiatique qu’elles suscitent permet d’exercer une pression sur les États pour intensifier leurs efforts en matière de lutte contre le changement climatique.
Bibliographie
À lire : Stefan C. AYKUT et Amy DAHAN, Gouverner le climat. 20 ans de négociations internationales, Presses de Sciences Po, Paris, 2015. Patrick CRIQUI et Sandrine MATHY, « Économie et climat », in Alexis METZGER (dir.), Le Climat au prisme des sciences humaines et sociales, Quæ, Versailles, 2022, p. 223-241. Corentin JEGO-DELACOURT et Sandrine MATHY, « La nécessaire prise en compte des co-bénéfices dans l’évaluation des politiques climatiques », Commission de l’économie du développement durable, ministère de la Transition écologique, 2021.
Notes du chapitre [1] ↑ La pression médiatique était très forte pour aboutir à un accord international. La COP15 marquait en effet le retour des États-Unis dans les négociations internationales climatiques après l’ère de George Bush qui avait refusé de ratifier le Protocole de Kyoto. Barack Obama arrivait à Copenhague bardé de son récent prix Nobel de la Paix. Cent trente chefs d’État et de gouvernement avaient fait le déplacement pour les deux derniers jours de la négociation, avec pour objectif d’être sur la photo au moment de l’adoption d’un accord qui aurait été historique. [2] ↑ Pour l’année 2020, la Chine a construit pour 40 gigawatts de centrales thermiques au charbon. Avec une durée de vie de quarante ans, ces centrales ne fermeront qu’autour de 2060. [3] ↑ Aucune définition de ce terme n’est donnée dans les textes officiels. [4] ↑ D’après la Déclaration de Glasgow, accessible en langue anglaise sur le site de la Grande-Bretagne pour la COP26, consulté le 23 juin 2022.
Dernière station avant l’apocalypse ? L’économie relancée contre l’humanité Clément Sénéchal Chargé de campagne climat à Greenpeace
Quand les menées du coronavirus se transforment en pandémie dans les États occidentaux, le paradigme néolibéral expérimente un tremblement soudain : il apparaît vulnérable et ses recettes obsolètes. Ses dépositaires politiques, à commencer par des chefs d’État connus pour leur obéissance conservatrice aux canons du libéralisme, au libre jeu du marché et de la concurrence, changent leur fusil d’épaule et nous servent un aggiornamento inattendu. Le 16 mars 2020, le président de la République affirme solennellement aux Français que « le jour d’après, quand nous aurons gagné, ce ne sera pas un retour au jour d’avant ». Il faut dire que les mesures politiques fortement interventionnistes prises pour lutter contre la pandémie nous ont temporairement fait entrer dans une économie administrée : confinement forcé, mise à l’arrêt total d’une partie du tissu économique, tri d’État entre les activités essentielles et les autres,
financement massif par l’emprunt public du chômage technique subséquent et des entreprises sinistrées, mise en sourdine du Pacte de stabilité européen* et de ses sacro-saintes règles budgétaires.
« Il nous faudra interroger le modèle de développement dans lequel s’est engagé notre monde depuis des décennies. » Emmanuel Macron, 13 mars 2020. Lexique Pacte de stabilité européen : créé en 1997, il vise à instaurer une discipline budgétaire aux États membres européens, en jugulant leur interventionnisme dans l’économie, au nom de la stabilité monétaire. Le déficit budgétaire des États doit être maintenu en dessous de 3 % de leur PIB et leur dette publique à un niveau inférieur ou égal à 60 % de leur PIB. Cette règle restreint les marges de manœuvre de la puissance publique, en particulier ses capacités d’investissement dans la transition écologique.
Une crise peut en cacher une autre
D
’aucuns auront bientôt fait de s’émouvoir, non pas de l’audace interventionniste inattendue d’un gouvernement
libéral, mais d’une volonté politique à géométrie variable. C’est que pendant que la pandémie se diffuse conjoncturellement, une autre crise autrement plus structurelle et structurante s’accentue sans un début de réponse politique digne de ce nom : celle du climat et de la biodiversité. Le parallèle est d’autant plus inévitable que les mesures prises pour contenir le virus ont la vertu symétrique de contenir les émissions de gaz à effet de serre (GES), soit d’agir concrètement contre le réchauffement climatique. Les experts parlent d’une baisse annuelle d’environ 6 % due au confinement de mars 2020 et au ralentissement de l’économie, ce qui coïncide avec les efforts préconisés par le Groupe intergouvernemental d’experts sur le climat (Giec) en temps normal et, tant s’en faut, jamais atteints à ce jour. Cette épochè impromptue stimule la réflexion et pendant quelques semaines, suspendue sans pour autant conduire à l’apocalypse générale, la marche du monde subit un grand examen de conscience. Non seulement le pouvoir politique n’est pas impuissant quand il faut gérer des crises aiguës dont l’intérêt collectif est l’objet, mais notre organisation politique, économique et sociale n’est-elle pas elle-même vulnérable et pourvoyeuse de crises ? Cette pandémie n’est-elle pas le signal avant-coureur, faible mais de grande magnitude, d’un chaos à venir, bien prévisible ? Partant, n’est-ce pas le moment de réinventer ce monde, en commençant par notre économie, son système d’accumulation, ses propriétés de production et ses biais de consommation, ses capacités d’adaptation comme de résilience ?
Au cœur de ces réflexions, on trouve le rapport entre la puissance publique et l’économie, plus particulièrement entre l’État et les grandes industries. Au vu des circonstances, le budget de l’État se trouve largement mobilisé pour soutenir l’appareil de production. Le rapport de forces néolibéral classique s’inverse : les multinationales ont besoin de la solidarité nationale pour maintenir leurs cours dans un contexte de décrue significative de leurs activités. Elles ne sont plus en position de force et de défiance face à la puissance publique : elles viennent quémander à son guichet. C’est donc l’occasion rêvée de renouveler le contrat politique qui les lie au corps social en leur imposant des gages, sur le plan social et climatique, à commencer par une réduction constante et contrainte de leurs émissions de GES. D’autant plus que d’après une étude d’Oxfam [1] , le niveau d’émissions des grandes entreprises françaises du CAC 40* conduirait à une augmentation de 3,5º C de la température globale d’ici à la fin du siècle, bien loin de la limite de +1,5º C visée par l’Accord de Paris signé en 2015. Lexique CAC 40 : indice boursier qui inclut les quarante plus grosses capitalisations boursières en France, soit les entreprises cotées les plus lucratives (chaque entreprise est pondérée au regard de la valeur de ses titres disponibles sur le marché – donc de l’activité marchande déployée autour de son capital).
Le budget du monde d’après Ce débat n’est pas seulement théorique, il devient rapidement législatif, puisque les plans d’urgence se succèdent (projets de loi de finance rectificative 1, 2 et 3), débouchant à l’automne 2020 sur un plan de relance (couplé au projet de loi de finance 2021). Force est de constater que le bloc majoritaire qui dirige alors le pays n’entend pas conditionner ces largesses budgétaires consenties aux entreprises du CAC 40 à un rapprochement des objectifs de l’Accord de Paris. Le premier plan d’urgence leur alloue des milliards en toute opacité, sans la moindre contrepartie environnementale. Idem pour le second, qui cible spécifiquement des groupes climaticides comme Air France ou Renault (rappelons que c’est le secteur des transports qui émet le plus de CO2 en France, qu’il ne respecte pas les objectifs de réductions de la Stratégie nationale bas carbone [2] ). En avril 2020, l’Assemblée nationale vote 20 milliards d’euros de soutien public aux entreprises – dont Air France et Renault – sans la moindre contrepartie environnementale (auxquels s’ajoutent 300 milliards de prêts garantis par l’État, destinés à l’ensemble du tissu productif). Pourtant, des organisations non gouvernementales (ONG) s’activent et fournissent un travail de fond pour bien cerner et transformer en droit ce principe de contreparties climatiques. Il s’agit de fixer des objectifs pluriannuels de réduction des émissions aux « grandes entreprises » (5 000 salariés, plus de
1,5 milliard d’euros de chiffre d’affaires et plus de 2 milliards d’euros de total de bilan) en fonction de leur secteur d’activité, à partir d’une péréquation établie au choix par le Haut Conseil pour le climat ou l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (soit des institutions rattachées à l’État). En guise de pénalités, pour celles qui ne respecteraient pas les objectifs assignés par le législateur, Greenpeace défend l’interdiction de verser des dividendes [3] , afin de défaire le lien d’intérêt qui existe entre les marchés financiers et les industries polluantes, entre le capital et le CO2. Ces mesures sont fondues en écriture légistique
et
au
Parlement
par
plusieurs
groupes
parlementaires, comme les Insoumis ou les Socialistes. Lexique Écoconditionnalité des aides publiques : contreparties environnementales imposées aux acteurs récipiendaires de l’aide publique, afin qu’il soit fait bon usage des subsides versés, comme le fait de respecter l’Accord de Paris. L’écologie ne semble plus à l’ordre du jour du monde d’après. En renflouant un secteur polluant sans lui adjoindre les moindres normes climatiques, cet argent public concourt à piéger l’appareil de production dans des trajectoires carbonées à fort effet d’inertie. En juin 2020, un troisième plan d’urgence est voté : 40 milliards d’euros supplémentaires sont injectés dans les secteurs dits stratégiques, dont 8 milliards pour l’automobile et 15 milliards pour la filière aéronautique. Barbara Pompili, d’écoconditionnalité
qui des
était aides
favorable publiques*
au principe en tant que
parlementaire du parti La République en marche (LREM), s’y oppose farouchement une fois devenue ministre de la Transition écologique en juillet 2020. À l’automne, un plan de « relance verte » est dévoilé en grande pompe. Il prévoit notamment 30 milliards d’euros pour la transition écologique (sur 100 milliards au total), dont 6,7
milliards
d’euros
pour
la
rénovation
thermique,
4,7 milliards pour le rail, 2 milliards pour le secteur de l’hydrogène et 1,2 milliard pour l’agriculture et l’alimentation. C’est-à-dire environ un tiers, le reste n’étant pas combiné au moindre souci environnemental. Dans le détail, les sommes déboursées sont parfois très loin d’être orientées vers des pratiques vertueuses. C’est notamment le cas du secteur agricole, où les investissements sont destinés à l’agriculture de précision, soit une agriculture productiviste high-tech. Quant aux énergies renouvelables, elles apparaissent comme le parent pauvre de ce stimulus économique, alors même que la France est le seul pays de l’Union européenne qui ne respecte pas ses objectifs de développement sur ce terrain. Problème : ces investissements « verts » ne sont que temporaires, quand d’autres sont pérennes, comme la baisse des impôts de production (15 milliards par an), qui fait tristement écho aux erreurs passées sur le CICE (un important crédit d’impôt accordé aux entreprises pour stimuler l’emploi et la compétitivité, qui aura finalement eu comme seul effet notable de gonfler leurs marges) et bénéficie d’abord aux plus grandes entreprises, souvent climaticides. En effet, cette obole
réclamée de longue date par le grand patronat bénéficie d’abord à des industries – notamment extractives – dont l’intensité en carbone est de 20 % supérieure à la moyenne. La critique du Haut Conseil pour le climat, pourtant placé sous la tutelle de Matignon, est alors sans appel : 70 % des mesures du plan de relance ne vont pas dans le bon sens [4] . Elles dessinent une nouvelle décennie très carbonée, alors que le Giec préconise une baisse des émissions de moitié d’ici à 2030 pour avoir une chance de contenir le réchauffement climatique à +1,5º C d’ici à la fin du siècle – ce qui correspond à un climat déjà très hostile à nos civilisations humaines. De façon concomitante, le budget (PLF 2021) pour 2021 est débattu sous les projecteurs médiatiques. Deux enjeux : comment aligner la fiscalité sur l’impératif écologique ; et qui, exactement, paiera pour cette générosité publique ? Sur le premier plan, les ONG demandent surtout que les niches fiscales accordées aux secteurs les plus polluants soient radicalement rabotées – on parle de 18 à 30 milliards de dépenses néfastes au climat et à l’environnement par an [5] . Mais la crise a bon dos : loin d’être une opportunité pour réencastrer notre appareil de production dans les limites planétaires, elle sert d’alibi pour empêcher toute évolution vertueuse. Sur le second plan, Greenpeace, bientôt suivi par d’autres, propose l’instauration d’un impôt sur la fortune (ISF) climatique [6] , qui rapporterait une dizaine de milliards d’euros par an. L’idée est simple : il s’agit de calculer le montant de l’ISF non seulement en fonction du volume du patrimoine, mais également de l’empreinte carbone de celui-ci. C’est-à-dire du
volume des émissions de GES liées aux activités économiques financées par les avoirs financiers détenus par les ménages les plus fortunés – une sorte de taxe carbone sur le capital. Elle est d’autant plus indiquée que les 1 % les plus riches de la population émettent soixante-six fois plus de CO2 que les 10 % les plus pauvres lorsque l’on considère l’empreinte carbone du patrimoine financier. Et quand on inclut les avoirs dits professionnels, l’empreinte carbone des soixante-trois Français les plus riches équivaut à celle de la moitié de la population la plus pauvre du pays [7] . L’amendement au projet de loi de finance est déposé par les Insoumis, les Socialistes et quelques parlementaires dispersés, sans succès : la majorité fait bloc. Elle ne souhaite pas enrôler les plus riches dans un sursaut de solidarité pourtant requis par les efforts budgétaires exceptionnels de l’État, alors même que des institutions comme le Fonds monétaire international (FMI) le conseillent. Ces mesures sont ensuite portées par la Convention citoyenne pour le climat, toujours en vain : la loi climat censée traduire « sans filtre [8] » (selon le mot récurrent du président de la République) les propositions des citoyens tirés au sort fait en réalité office d’enterrement de l’ambition climatique française. Seules 10 % des propositions sont reprises, surtout les plus anecdotiques et qui n’ont aucun effet significatif sur la répartition du capital ou sur l’effort incontournable de sobriété.
Défaites du politique, victoire des milliardaires La crise sanitaire agit comme un bain révélateur des structures du pouvoir actuel : les gouvernants ne savent plus comment agir sans les lobbies climaticides, alors même que la majorité de la population demande un « jour d’après » plus résilient, passant nécessairement par une rupture socio-écologique. Cet épisode tragique pour le climat, où des milliards sont offerts en catimini aux secteurs les plus émetteurs de gaz à effet de serre, est d’abord une démonstration de force des dirigeants des grandes entreprises polluantes, qui imposent leurs intérêts particuliers au détriment de ceux des citoyens. C’est une défaite du pouvoir politique qui a lieu lentement, comme une catastrophe au ralenti. Le gouvernement français ne fait pas spécialement exception en la matière. Le plan de relance européen voté en décembre 2020 n’exige aucunement que les dépenses des États ne contribuent pas à aggraver la situation environnementale. Appelée à la rescousse dès mars 2020, la Banque centrale européenne (BCE), en vertu du principe de neutralité qui l’empêche de discriminer les activités qu’elle finance ou refinance – ce qui la pousse à épouser les biais climaticides du marché –, aura davantage soutenu les énergies fossiles que les énergies renouvelables. Entre mi-mars et mi-mai 2020, elle a par exemple acheté des obligations d’entreprises pour près de
30 milliards d’euros, lesquelles comprenaient l’injection de plus de 7,6 milliards d’euros dans les combustibles fossiles [9] . En juillet 2021, l’Agence internationale de l’énergie calculait que seulement 2 % des efforts budgétaires mondiaux consentis pour la relance éco nomique* étaient fléchés vers une relance durable, soit à peine 380 milliards sur environ 2 300 milliards. Au sein du G20*, les industries fossiles ont reçu presque deux fois plus que les activités du secteur des énergies renouvelables. En France, en 2021, on dépensait encore davantage pour les énergies fossiles que pour les énergies renouvelables, selon la Cour des comptes européenne. Finalement, les émissions de GES auront subi un rebond dramatique de 6,4 % en 2021 par rapport à 2020, actant l’incapacité du gouvernement à opérer une relance de l’économie décarbonée. La crise n’a donc pas servi de leçon. Résultat des courses ? Dans le monde, la fortune des milliardaires a plus augmenté pendant les deux années de pandémie que durant le reste de la décennie [10] . D’après Oxfam, en France, de mars 2020 à octobre 2021, la fortune des milliardaires s’est appréciée de 86 % et les cinq premières fortunes françaises possèdent désormais autant que 40 % des ménages les plus modestes. Côté CAC 40, cette crise existentielle apparaît surtout comme une belle aubaine : en 2021, il a affiché des bénéfices historiques (160 milliards d’euros), dépassant son précédent pic (2007) de près de 60 %. Et qui trouve-t-on au sommet du podium ? Total, dont les bénéfices (14 milliards) sont essentiellement composés de CO2. Les actionnaires ne sont pas en reste, puisque, à l’échelle mondiale, les entreprises ont payé 1 470 milliards de dollars en dividendes en 2021, un
record également – 70 milliards d’euros en ce qui concerne le CAC 40, nouveau record, toujours. Lexique Relance économique : effort budgétaire exceptionnel et temporaire de la puissance publique à la suite d’une crise économique, afin de restaurer le niveau d’activité générale, selon plusieurs variables : l’amplitude des plans de relance, le fléchage des investissements (et les moyens utilisés), le financement (fiscalité ? création monétaire ? privatisations ?). G20 : forum diplomatique réunissant les dix-neuf plus grandes économies du monde, ainsi que l’Union européenne (Afrique du Sud, Allemagne, Arabie saoudite, Argentine, Australie, Brésil, Canada, Chine, Corée du Sud, États-Unis, France, Inde, Indonésie, Italie, Japon, Mexique, Royaume-Uni, Russie, Turquie). La manière dont la crise a été gérée par les États capitalistes n’aura donc fait qu’augmenter la profitabilité des industries les plus toxiques, soutenir un système d’accumulation de plus en plus inégalitaire et désormais létal pour des populations entières. Au début du mois de mai 2022, dans la foulée de la réélection d’Emmanuel Macron pour un second mandat, l’Autorité environnementale estimait que « la transition écologique n’est pas amorcée en France ».
Et maintenant ?
Que retenir de cette séquence ? Le capitalisme climaticide a renforcé ses positions et la course vers le chaos s’accélère. Le concept de « stratégie du choc [11] » de Naomi Klein semble définir parfaitement le tour de passe-passe opéré par le bloc néolibéral au pouvoir à la faveur de la pandémie, à savoir utiliser une crise pour étendre son registre et accélérer son projet. Il a d’ailleurs réussi à se maintenir au pouvoir lors de l’élection présidentielle du printemps 2022, avec une majorité aux législatives, si l’on additionne ses différentes nuances politiques. Il ne faut donc pas compter sur d’éventuelles crises pour ouvrir des brèches dans lesquelles s’engouffrer afin d’imposer un autre agenda, celui de l’écologie politique et sociale. Il faut conquérir le pouvoir méthodiquement, dans la patience et la banalité du travail militant, avec plus d’ardeur et d’efficacité à mesure que s’enchaînent les défaites. L’abnégation des soignants, des caissiers, des éboueurs, de tous ces gens dont les métiers et la vocation sociale ont été dénigrés éhontément par l’élite économique et politique mais qui une fois encore ont tenu la collectivité à bout de bras dans la tempête, démontre que le sens de l’intérêt général reste à la conscience humaine. Il y a donc quelque chose sur lequel construire un horizon et engager des rapports de force. Nous n’avons pas le choix. Car le capital s’accommode facilement du chaos ; pas l’humanité.
Bibliographie À lire : Naomi KLEIN, La Stratégie du choc. La montée d’un capitalisme du désastre, Actes sud, Arles, 2013.
À voir Adam MCKAY, Don’t look up, 2021.
Notes du chapitre [1] ↑ Oxfam France, « Climat : CAC degrés de trop », mis en ligne le 2 mars 2021. [2] ↑ Ce qui figure parmi les éléments sur la base desquels est engagée la poursuite judiciaire contre l’État pour inaction climatique dans le cadre de l’Affaire du siècle portée par Greenpeace, Oxfam, la FNH et Notre affaire à tous. Voir la contribution de Marine Fleury dans cet ouvrage. [3] ↑ Greenpeace France, « Climat : l’argent du chaos », mis en ligne en mai 2020. [4] ↑ Haut Conseil pour le climat, « France relance : quelle contribution à la transition bas-carbone », mise en ligne en décembre 2020. [5] ↑ Pour l’année 2022, le Réseau action climat calcule par exemple 25 milliards de niches fiscales nocives au climat et à l’environnement en France. Voir Réseau action
climat, « 2022 : Panorama des dépenses nocives pour le climat et l’environnement », mise en ligne le 21 octobre 2021. [6] ↑ Greenpeace France, « L’argent sale du capital : pour l’instauration d’un ISF climatique », mis en ligne en octobre 2020. [7] ↑ Oxfam France et Greenpeace France, « Les milliardaires font flamber la planète et l’État regarde ailleurs », mise en ligne en février 2022. [8] ↑ Le 25 avril 2019, le président de la République est explicite : « Ce qui sortira de cette Convention, je m’y engage, sera soumis sans filtre soit au vote du Parlement, soit à référendum, soit à application réglementaire directe. » Le 10 janvier 2020, Emmanuel Macron réitère : « Si ce qui sort de la Convention, c’est un texte quasiment rédigé, précis et qui peut être appliqué, il sera appliqué sans filtre. » Il récidive le 14 décembre 2020 : « Ce sans filtre, c’est vraiment l’idée qu’on aille jusqu’au bout de chaque proposition que vous avez faite. » [9] ↑ Greenpeace Europe, « Bankrolling the climate crisis », mis en ligne le 3 juin 2020. [10] ↑ Nabil Ahmed, Anna Marriott, Nafkote Dabi, Megan Lowthers, Max Lawson et Leah Mugehera, « Les inégalités tuent », rapport Oxfam, mis en ligne le 17 janvier 2022. [11] ↑ Naomi Klein, La Stratégie du choc. La montée d’un capitalisme du désastre, Actes sud, Arles, 2013.
Changement climatique : l’État (ir)responsable Marine Fleury Juriste, université d’Amiens
C’est sur cette voie que, le 3 février 2021 [1] , s’est engagé le juge administratif*. Pour la première fois, en France, il reconnaissait que l’État est tenu par l’obligation de lutter contre le changement climatique et qu’il n’avait pas respecté cette obligation, commettant une faute de nature à engager sa responsabilité. Connu sous le nom de « L’Affaire du siècle* », ce procès a donc renvoyé l’État à sa responsabilité juridique en matière de lutte contre le dérèglement climatique : son rôle dans l’engagement de la transition écologique est indiscutable et s’incarne dans un ensemble d’instruments de planification. C’est cette planification qui permet de révéler les failles du pilotage politique de l’action contre le changement climatique.
« Agis de façon que les effets de ton action ne soient pas destructeurs pour la possibilité future d’une telle vie. » Hans Jonas, Le Principe de responsabilité, 1990 [2] .
Lexique Juge administratif : ensemble hiérarchisé de juridictions (tribunaux administratifs, cours administratives d’appel, Conseil d’État) chargées de trancher les procès mettant en cause la puissance publique dans son activité de réglementation et d’exécution des services publics. « L’Affaire du siècle » : nom d’une campagne judiciaire menée par deux ONG – Greenpeace France, Oxfam – et deux associations – la Fondation pour la nature et l’Homme, Notre affaire à tous – ayant conduit à la reconnaissance en justice de la responsabilité juridique de l’État et à la réparation de préjudices moraux et écologiques en résultant.
Le rôle indiscutable de l’État
S
i nous contribuons tous, de manière différenciée, à émettre les gaz à effet de serre à l’origine du changement climatique, nous sommes tous inscrits dans un environnement social et technologique dont nous dépendons. Les émissions de gaz à effet de serre (GES) correspondent aux différentes facettes de notre mode de vie – de l’organisation de la production à la consommation – qui correspondent à des choix politiques. Or à environnement sociotechnique constant, les efforts que nous pourrions accomplir en tant qu’individus pour réduire nos émissions personnelles sont insuffisants pour atteindre
l’objectif de l’Accord de Paris, à savoir de limiter le réchauffement climatique en deçà de 2º C d’ici 2050. Tel est le sens de l’analyse que livrait l’institut Carbone 4 en juin 2019 : les seuls gestes individuels pourraient induire une baisse d’environ 20 % de notre empreinte carbone personnelle. Mais cela ne représente qu’un quart des efforts nécessaires pour parvenir à l’objectif établi par l’Accord de Paris [3] ! La réduction des émissions de GES est donc une entreprise collective que l’État, du fait de son pouvoir de réglementation, de financement et d’action, est le plus à même d’engager. Compter sur la seule vertu des citoyens est un leurre : la vertu des États est requise, même si elle est encore souvent incertaine. La dissonance cognitive qui conduit les individus à ne pas modifier leurs comportements ou leurs croyances malgré leur connaissance du lien entre les émissions de GES et le changement climatique n’épargne pas les États. Les aides allouées aux énergies fossiles constituent un exemple édifiant. Une étude du Fonds monétaire international (FMI), publiée en 2021, mettait en lumière la part importante de subventions directes et indirectes versées par les États pour l’exploitation des énergies fossiles à l’échelle internationale [4] . Ce sont 5 900 milliards de dollars, soit environ 6,8 % du produit intérieur brut (PIB) mondial, qui furent investis cette année-là, par les États, à leur bénéfice. Lors de la COP 26 (qui s’est tenue à Glasgow en 2021), la France a réaffirmé son engagement à mettre fin aux financements publics de projets d’énergies
fossiles à l’étranger dès 2022. Mais la fédération des Amis de la Terre évaluait encore à près de 18 milliards d’euros les exonérations fiscales accordées au secteur des énergies fossiles en 2019 en France [5] et François Gémenne soulignait qu’« aujourd’hui encore, en France, pour un euro donné en soutien aux énergies renouvelables, on donne deux euros aux énergies fossiles [6] ». Lexique Atténuation du changement climatique : mesure de nature à diminuer les émissions de GES. Consommation d’énergie finale brute : selon l’Insee, c’est la somme de la consommation d’énergie par les utilisateurs, des pertes de réseau et de l’électricité ou de la chaleur consommée par les entreprises de production d’énergie pour produire de l’électricité ou de la chaleur.
L’État, planificateur de la transition En adoptant la loi relative à la transition énergétique pour une croissance verte en 2015 (loi TECV), le législateur a assigné à l’État le soin de mettre en œuvre une politique publique d’atténuation du changement climatique*. Cette dernière repose sur un ensemble d’objectifs qui ont été successivement renforcés par la loi relative à l’énergie et au climat (loi LEC, 2016) et la loi portant lutte contre le dérèglement climatique et
renforcement de la résilience face à ses effets (loi climat et résilience, 2021). L’objectif le plus général consiste à réduire les émissions de GES de -40 % entre 1990 et 2030, pour atteindre la neutralité carbone à l’horizon 2050. Il s’enrichit d’objectifs plus sectoriels, tels que la réduction de la consommation d’énergie par les utilisateurs – ménages, entreprises… – ou encore de porter à 23 % en 2020 puis à 33 % en 2030 la part des énergies renouvelables dans la consommation finale brute d’énergie*. La concrétisation de ces objectifs s’appuie sur plusieurs documents de planification, les deux principaux étant la Stratégie nationale bas carbone (SNBC) et la Programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE), à l’échelle nationale. Leur élaboration était anciennement confiée à l’État. Elle s’effectuera à partir de 2023 au Parlement dans le cadre d’une loi de programmation sur l’énergie et le climat qui en fixera les grands objectifs. La SNBC définit pour des périodes quinquennales successives, jusqu’en 2050, la trajectoire de réduction d’émissions sur le territoire national des secteurs les plus émetteurs de GES (le transport, le bâtiment, l’industrie, l’agriculture, l’énergie et les déchets), sur la base de budgets d’émissions – exprimés globalement et secteur par secteur. La PPE fixe, pour une période quinquennale également, les objectifs de la politique énergétique. Il s’agit par exemple de réduire la consommation d’énergies fossiles, de développer des
énergies renouvelables, d’intégrer des biocarburants ou encore de développer les usages de l’hydrogène. Avec ces documents de planification, l’État construit la trajectoire selon laquelle la France entend, à son échelle, concrétiser l’objectif de l’Accord de Paris. Ils déterminent les politiques publiques que l’État doit activer pour suivre cette trajectoire. La planification climatique, et plus largement écologique, est donc déjà une réalité juridique. Le Centre technique de référence en matière de pollution atmosphérique et de changement climatique (Citepa) a pour rôle de veiller à ce que les émissions effectivement constatées correspondent aux objectifs à atteindre. Il a ainsi pu vérifier que l’État n’avait pas atteint ses objectifs de réduction pour le premier budget carbone (2015-2018) : au lieu des 442 Mt CO2/an, il a constaté que 457,6 Mt CO2 avaient été émises chaque année. Pour le prochain budget carbone (2019-2023), l’État a revu ses ambitions à la baisse. En effet, renonçant à accentuer son effort, il a maintenu le même objectif de réduction que celui déterminé pour le premier budget. Ce faisant, il a repoussé aux troisième et quatrième budgets carbone l’accomplissement de l’effort supplémentaire qu’il sera nécessaire de réaliser pour atteindre les objectifs à l’horizon 2030. Ce tour de passe-passe lui permit pour l’année 2019, selon les données provisoires collectées par le Citepa, de satisfaire son ambition de réduction d’émissions.
Une planification source de responsabilité juridique En dépit de ces documents de planification, la reconnaissance de la responsabilité juridique de l’État en matière climatique n’était pas évidente. Tout d’abord, les règles de droit qui affirment les obligations de l’État en matière d’atténuation du changement climatique sont un peu « molles ». Par exemple, l’Accord de Paris énonce un objectif ambitieux de limitation de l’élévation de la température du globe. Mais il n’impose une obligation juridique qu’aux États signataires. Par ailleurs, on a vu qu’aux niveaux national et européen, cet objectif est précisé par d’autres objectifs qui peuvent être incitatifs ou obligatoires, constituer une obligation de moyens ou de résultat. De même, l’effet utile d’un objectif dépend du moment à partir duquel il peut être contrôlé : faut-il attendre que le terme fixé par l’objectif soit atteint pour en vérifier la satisfaction ou peut-on le contrôler en cours de route ? Ensuite, si l’action de l’État entraîne des émissions de GES, il n’est évidemment ni le seul ni le plus fort émetteur. Un tel constat conduit parfois à des raisonnements absurdes. Puisque tous les États, voire toutes les personnes – qu’il s’agisse de personnes physiques ou d’entreprises –, sont responsables, certains semblent penser qu’aucune responsabilité ne pourrait être identifiée, la faute de chacun se diluant dans la responsabilité de tous. Ces arguments sont courants dans
l’espace public : d’aucuns ont pu relever que la France ne représente que peu des émissions de GES au niveau mondial ou même au niveau européen ; d’autres insistent sur le fait qu’en 2018, les émissions françaises avaient diminué de -20 % par rapport au niveau constaté en 1990. Bref, la France serait un « bon élève » en matière de politique d’atténuation des GES. Ces arguments ont été écartés par la justice française. Tout en reconnaissant que l’État n’est pas le seul responsable du changement
climatique,
les
juges
ont
relevé
que
ses
manquements en constituaient une cause déterminante. Cette appréciation repose sur un double constat implacable : l’État a affirmé, en se donnant des objectifs de réduction de GES, sa capacité à limiter les dommages liés aux changements climatiques ; l’État n’a pas respecté les objectifs qu’il s’était donnés. Il en va donc en matière d’atténuation du changement climatique comme pour les autres politiques publiques : l’État, qui doit respecter les obligations pesant sur lui, est tenu de réparer les conséquences dommageables que ses actions, mais aussi ses inactions causent à tout un chacun. Tel est l’apport de « L’Affaire du siècle ».
Y a-t-il un pilote dans l’avion ?
Finalement, les manquements de l’État aux documents de la planification climatique ont permis la reconnaissance de sa responsabilité. Dans le même temps, ils ont révélé la fragilité du portage politique de cette politique publique. La reconnaissance de la responsabilité juridique de l’État soulève d’autres questions : l’État, architecte de la transition, pilote-t-il bien cette politique ? Use-t-il à bon escient des moyens d’orientation des comportements dont il dispose (pouvoir de réglementation ou financier) ? Assure-t-il la mise en œuvre de ces plans ? Lexique Haut Conseil pour le climat : organisme indépendant créé par le décret du 14 mai 2019 placé auprès du Premier ministre. Composé de personnes disposant d’une expertise dans le domaine des sciences du climat et de la réduction des gaz à effet de serre, il est chargé d’évaluer la trajectoire de baisse des émissions et l’efficacité des politiques publiques de lutte contre le changement climatique et d’adaptation à ses effets. Conseil économique social et environnemental : organe collégial, institué par la Constitution, composé de représentants nommés de la société civile, chargé de missions consultatives sur les questions économiques, sociales et environnementales notamment sur les plans et projets de loi de programmation y afférents. Conseil de défense écologique : organe interministériel, institué par le décret du 15 mai 2019, présidé par le président
de la République, chargé de définir les orientations en matière de transition écologique, de fixer les priorités et d’assurer la prise en compte et son suivi dans tous les champs d’action de la politique du gouvernement. Adaptation au changement climatique : mesure de nature à pallier les effets du changement climatique. À ces questions, plusieurs organismes indépendants ont répondu par la négative. Le Haut Conseil pour le climat (HCC)* a dans ses rapports de 2019 et 2020 constaté l’insuffisance du rythme de réduction des émissions pour atteindre les objectifs de la SNBC. En 2020, il relevait que « la réduction des émissions de gaz à effet de serre continue à être trop lente et insuffisante pour permettre d’atteindre les budgets carbone actuels et futurs. Avec un recul de 0,9 % en 2019, elle est similaire à la moyenne des années précédentes et encore très loin des -3 % attendus à partir de 2025 [7] ». Ce décalage entre les moyens et les fins, également constaté par le Conseil économique social et environnemental (Cese)*, s’appuie sur un diagnostic partagé : la planification climatique n’est pas pilotée et les politiques publiques qui la soutiennent sont insuffisamment financées. Sur le premier point, dans son rapport de 2020, le HCC relevait que « si les politiques climatiques ont vu leur gouvernance se renforcer […], l’évaluation des lois en regard du climat a peu progressé ». Plus encore, « la redevabilité des politiques climatiques et leur transparence reposent sur une évaluation des lois et politiques en regard du climat, qui n’a pratiquement pas
progressé ».
Et
« la
nouvelle
SNBC
entérine
un
affaiblissement de l’ambition de court terme en relevant les budgets carbone, mais elle n’est pas plus précise sur ses moyens d’action ». Cette appréciation, particulièrement sévère, trouve sans doute une explication dans une occasion manquée : à l’occasion de la réponse qu’il avait adressée au HCC sur son rapport 2019, le Premier ministre Édouard Philippe s’était engagé à améliorer le pilotage de la SNBC en demandant, à chaque ministère, d’établir une feuille de route de la transition climatique. Ce vœu n’a été exaucé qu’en 2021. Ce n’est que le 27 novembre 2020 qu’un nouveau Premier ministre, Jean Castex, a adressé aux ministères de la Transition écologique, de l’Économie, de l’Agriculture et de la Cohésion des territoires des lettres de mission, leur demandant d’établir un plan d’action afin d’assurer la mise en cohérence des politiques publiques avec la SNBC et le Plan national d’adaptation au changement climatique. Le 21 avril 2021, il a étendu cette demande à six ministères supplémentaires : l’Éducation nationale, les Affaires étrangères, l’Outre-Mer, la Recherche, la Santé et la Mer. Au jour où ces lignes sont écrites, seuls les ministères de la Transition écologique, de l’Agriculture et de l’Économie et, dans une certaine mesure, le ministère de l’Éducation ont répondu à cette demande. Toutefois, l’examen de ces plans est assez déceptif. Sans même évoquer leur contenu, il est patent de constater qu’ils ne répondent pas aux objections relevées par le HCC. Les actions envisagées sont pour la plupart déjà entreprises et ne reprennent qu’une partie des indicateurs de la SNBC.
Quant au financement, le constat n’est guère meilleur. Le Cese, dans un avis sur le projet de loi climat et résilience, relevait aussi l’insuffisance des financements actuellement alloués à la transition écologique. En dépit des efforts supplémentaires consentis par l’État dans le plan « France Relance », il notait que « ces financements publics sont significatifs, mais non pérennes », dès lors que « le montant des financements supplémentaires (publics ou privés) nécessaires chaque année dès la période 2019-2023, pour atteindre les objectifs de la SNBC » avait été évalué à 20 milliards d’euros par an – loin des chiffres projetés par le plan « France Relance » [8] . Le compte n’y est pas, et personne n’en doute… Pas même le cabinet de conseil – le Boston Group Consulting – mandaté par le gouvernement pour évaluer les mesures portées par le projet de loi climat et résilience. Alors, les choses sont-elles susceptibles de changer ? Entre les deux tours de l’élection présidentielle, Emmanuel Macron, candidat à sa réélection, a exprimé la volonté de s’engager dans la planification écologique. Cette planification existe déjà. Ce qui lui manque, ce sont un véritable portage politique interministériel, un niveau de financement – public et privé – adéquat et un suivi régulier. Au-delà de l’éphémère Conseil de défense écologique* [9] créé sous son premier mandat, le Président souhaite désormais confier la responsabilité politique de la planification écologique au Premier ministre. La transversalité de l’action publique sur le climat trouvera donc peut-être (enfin) une traduction opérationnelle. La création récente, dans les services du Premier ministre, d’un secrétariat
général à l’Environnement pourrait sembler encourageante. Reste à savoir si ses attributions – à ce jour indéfinies – lui permettront de prendre en charge tous les chantiers : assurer la cohérence de l’ensemble des politiques publiques avec les objectifs climat ; contrôler le financement des politiques publiques
d’atténuation
et
d’adaptation
au
changement
climatique* et suivre, en temps réel, lesdites politiques.
Et maintenant ? La planification climatique est une nécessité pratique sur laquelle s’est fondée la reconnaissance de la responsabilité juridique de l’État en matière d’atténuation du changement climatique. L’incapacité de l’État à atteindre les objectifs qu’il s’était lui-même donnés trahit l’insuffisance du portage politique de cette politique. Si, à la faveur des dernières élections présidentielles, la planification a le vent en poupe, les retards accumulés entachent sérieusement la possibilité d’atteindre ces objectifs. La planification de l’adaptation au changement climatique devrait aussi s’imposer comme une nécessité et pourtant, elle semble encore passer sous les radars.
Bibliographie
À lire : César DUGAST et Alexia SOYEUX (dir.), Faire sa part ? Pouvoir et responsabilité des individus, des entreprises et de l’État face à l’urgence climatique, juin 2019, Carbone 4, disponible en ligne. Christel COURNIL et Marine FLEURY, « De “l’Affaire du siècle” au “casse du siècle” ? », La Revue des droits de l’homme, mis en ligne le 7 février 2021.
À voir MINISTÈRE
DE
L’ENVIRONNEMENT,
« Mettre la France sur une
trajectoire 2°°C. La SNBC révisée », 2020, disponible en ligne.
Notes du chapitre [1] ↑ Hans Jonas, Le Principe de responsabilité, Le Cerf, Paris, 1990, p. 30. [2] ↑ Tribunal administratif de Paris, 3 février 2021, « Affaire du siècle », communiqué de presse disponible en ligne. [3] ↑ César Dugast et Alexia Soyeux (dir.), Faire sa part ? Pouvoir et responsabilité des individus, des entreprises et de l’État face à l’urgence climatique, juin 2019, Cardone 4, disponible en ligne. [4] ↑ Ian Parry, Simon Black et Nate Vernon, « Still Not Getting Energy Prices Right. A Global and Country Update of Fossil Fuel Subsidies », IMF working paper, 2021,
disponible en ligne. [5] ↑ Les Amis de la Terre, « Pas un euro d’argent public pour les énergies fossiles ! », page Internet. [6] ↑ Cyril Bonnet, « Pourquoi les “bonnes habitudes” ne suffiront pas à enrayer le réchauffement climatique », Le Nouvel Obs, 14 octobre 2021. [7] ↑ Haut Conseil pour le climat, « Redresser le cap, relancer la transition », rapport annuel 2020, p. 6. [8] ↑ Cese, « Climat, neutralité carbone et justice sociale – avis du Cese sur le projet de loi portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets », janvier 2021, p. 61. [9] ↑ Une crise en chassant une autre, ce dernier n’a pas été réuni depuis le 8 décembre 2020.
Les lobbies font-ils la loi ? Guillaume Courty Politiste, université de Picardie Jules Verne
La place de l’écologie dans un système politique est fragile, pour ses leaders comme pour ses enjeux. En 2018, la démission surprise de Nicolas Hulot du gouvernement du fait de la présence d’un lobbyiste lors de l’arbitrage final qui s’est tenu à l’Élysée concernant, entre autres, le montant de la carte annuelle de chasse en est une des manifestations. Pour comprendre la place prise par des lobbies dans le système politique, il faut regarder bien au-delà de cette seule démission, qui n’est ni le symbole d’un échec personnel du ministre sur ce dossier ni la marque de fabrique de ce gouvernement. Ses racines sont plus profondes et permettent de saisir, plus généralement, comment les politiques publiques sont élaborées.
« Ça ne fonctionne pas comme ça devrait fonctionner. C’est symptomatique de la présence des lobbies dans les cercles du pouvoir. Il faut à un moment ou un autre, poser ce problème sur la table parce que c’est un
problème de démocratie : qui a le pouvoir, qui gouverne ? » Nicolas Hulot, ministre de la Transition écologique et solidaire entre 2017 et 2018.
D
epuis les années 1990, le système politique français a intégré de nouveaux acteurs, des consultants en lobbying,
qui sont venus s’ajouter aux représentants d’intérêts traditionnels, permanents d’organisations professionnelles, syndicales et associatives notamment. Le mot « lobbying » commençait alors sa carrière en France : de rare et réservé à une élite largement parisienne, il est devenu d’usage courant. Face à l’action des lobbies, les organisations défendant l’environnement ont adopté une position originale, nourrie de leurs expériences politiques à Paris et à Bruxelles, qui leur a permis d’interroger le fonctionnement des institutions. La liste est maintenant longue des élus verts à avoir rendu publique leur conception de la bataille politique. Leurs conclusions sont convergentes et radicales : cette lutte est inégale, inappropriée, perdue d’avance devant le poids de ces redoutables lobbies. Retrouvez les propos de Corinne Lepage sur l’immobilisme, quand elle était ministre entre 1995 et 1997 ; lisez les récits de José Bové au Parlement européen sur les dossiers environnementaux ; écoutez Delphine Batho en 2013 au sujet de sa démission forcée du gouvernement Ayrault ou reprenez le projet d’une « politique agricole sans lobbies » de la candidate Eva Joly en 2012 et celui d’une sortie de l’État des lobbies porté par Yannick Jadot en 2022. Toutes et tous ont insisté sur le poids
du lobbying jusqu’à ce que Nicolas Hulot en fasse la raison principale de l’incapacité de l’État à mener des politiques adaptées à la situation écologique. Dressons l’inventaire des points en litige et voyons ce qu’ils révèlent de l’état de la Ve République.
Places à table et composition du menu Les élus et ministres écologistes adoptent le plus souvent la rhétorique du battu pour expliquer la réforme qu’ils n’ont pas pu mener, ou pour justifier leur renoncement à continuer à exercer le pouvoir. Parfois, un moment d’euphorie leur fait reconnaître que, « contre les lobbies, on a gagné des batailles » (José Bové dans un entretien au Parisien en 2014). Mais, le plus souvent, ils soulignent qu’écologie et politique sont inconciliables du fait des intérêts économiques qui font systématiquement pencher le système politique en faveur du capitalisme. Ce discours n’est pas uniquement du story telling, il traduit une difficulté fondamentale : faire de la politique avec des idées écologiques face à la domination des idées néolibérales est un défi sous l’ère d’Emmanuel Macron comme avant. Les écologistes sont confrontés à deux obstacles qu’ils ne peuvent surmonter : maîtriser la distribution des places autour
de la table de la négociation et définir la composition du menu des discussions. Commençons par ce qui se joue avant d’arriver autour de cette fameuse table (la principale étant celle autour de laquelle se réunit le gouvernement tous les mercredis). Depuis la fin des années 1970, les écologistes arrivent dans le système politique français en ordre dispersé et ne bénéficient quasiment jamais du soutien d’une organisation politique homogène et populaire (ce que Nicolas Hulot a exprimé en soulignant son isolement à l’Élysée), pas plus qu’ils ne savent composer une coalition des défenseurs des causes et intérêts compatibles avec leurs projets politiques – alors que les organisations non gouvernementales (ONG) sont maintenant nombreuses et dotées de ressources symboliques (leur expertise), humaines (leurs permanents et militants) et parfois financières (France Nature Environnement ou Greenpeace notamment). Les acteurs avec lesquels les écologistes doivent interagir ont donc des ressources dont ceux-ci ne disposent pas. Nombre des organisations qui l’Environnement
agissent auprès des ministres de cumulent expertises techniques
(omniprésence des grands corps de l’État dans le secteur énergétique, par exemple) et capital politique (expériences en cabinets ministériels et relations privilégiées avec les élites au pouvoir). Les places autour de la table étant souvent distribuées avant leur arrivée à des « imposants », habitués à abuser de leur position dominante dans le système politico-économique, le premier exploit des défenseurs de l’environnement est en
règle générale d’introduire de nouveaux acteurs autour de cette table. Épuisés par ce premier fait d’armes ou déçus d’avoir échoué, la discussion qui s’engage tourne rarement à leur avantage. C’est ce qu’a exprimé Nicolas Hulot en insistant sur le fait que la présence à l’Élysée de Thierry Coste, représentant du lobby de la chasse, avait été la goutte d’eau ayant fait déborder le vase (« Je n’y crois plus », a-t-il reconnu). Cette séquence mérite qu’on s’y arrête.
Qu’est-ce que le lobbying ? Ce mot désigne l’ensemble des pratiques utilisées pour tenter de modifier la composition d’un texte normatif (lois, règlements, normes techniques), ou bien de favoriser ou empêcher la signature d’un texte en discussion. Ces pratiques vont de l’écriture d’argumentaires à destination des décideurs, à la préparation de pans entiers desdits textes (articles, amendements, exposés de motifs) en passant par des rencontres, négociations, auditions permettant de présenter des points de vue spécifiques. Aucune pratique n’est interdite en tant que telle : les bornes sont fixées par le code pénal avec la corruption (fournir un avantage aux décideurs) et le trafic d’influence (dons contre promesse ou mobilisation d’un carnet d’adresses à des fins personnelles).
Thierry Coste est ce fameux lobbyiste à qui, depuis plus de dix ans, la presse décerne régulièrement le titre d’« homme le plus influent de France [1] ». En effet, il représente parfaitement l’image que les journalistes se font du lobbyiste : quelqu’un qui peut, face à la caméra, soutenir qu’il « manipule les élus » [2] . Sanctionné par l’Assemblée nationale pour port illicite d’un badge de collaborateur, non reconnu par ses pairs, pointé dans un rapport de la Cour des comptes pour des prestations aussi floues que ses tarifs étaient élevés, le personnage est le plus médiatique des lobbyistes mais le moins représentatif de cette profession, largement composée de personnes issues de cursus universitaires précis (science politique et droit notamment) et passées majoritairement par la politique institutionnelle ou les métiers de la communication. En laissant dire qu’il prenait des décisions à la suite de conseils d’une personne dont la présence à l’Élysée n’est justifiée par aucun texte ni procédure, le président de la République s’est mis dans une position délicate. Comme les précédents présidents n’ont pas plus pris la peine de démentir les faits d’armes qu’il fait passer dans la presse (il se vante d’avoir eu l’écoute de Nicolas Sarkozy et François Hollande), on peut se rassurer en considérant que la relation particulière qu’il dit avoir avec Emmanuel Macron n’est qu’une tentative de plus de faire croire dans son pouvoir et celui des chasseurs. En dénonçant la présence de Thierry Coste à l’Élysée, Nicolas Hulot a attiré l’attention sur un nouveau trou noir de la Ve République. Par convention, les professionnels de la politique reconnaissaient que le lobbying est nécessaire pour
alimenter en informations et données statistiques le débat et la réflexion lors des phases de consultation. En revanche, il était communément admis que la délibération finale doit se faire à huis clos, sans représentant ou un témoin non accrédité (ni élu, ni nommé, donc ni journalistes, ni lobbyistes). Évidemment, nombreux sont ceux qui tentent de reprendre la parole une fois les auditions terminées : visiteurs du soir et porteurs de dernières « recommandations » sont monnaie courante, sans qu’on sache s’ils ont une efficacité particulière. En revanche, la réintroduction d’un représentant d’intérêts lors de l’arbitrage final sort du cadre du fonctionnement normal des institutions.
La politique des petits pas Le lobbying pose une autre difficulté : aucune règle ne l’interdit formellement. Ce qui invite à croire qu’il n’y a rien à en dire puisque ni la Constitution, ni les présidents n’en parlent – à l’exception de François Hollande, qui est le premier à avoir utilisé le mot publiquement et ouvert un chantier législatif sur la question. Le lobbying repose peu sur du droit et se déploie dans les angles morts du cadre juridique national et les zones grises du système politique, où certaines pratiques peuvent faire l’objet d’une interrogation éthique – cela va des moments de sociabilité, les repas principalement, aux échanges tels que les cadeaux d’une valeur inférieure à 150 euros ou à des interactions hors protocoles et procédures. Ces trous noirs sont
connus de tous mais subtilement cachés derrière la façade des institutions. Quand, comme les écologistes, on prétend devenir une force de proposition dans ce système, il faut accepter d’entretenir la vision officielle de la vie politique, cette façade qui doit rassurer les citoyens : la loi est forcément l’expression de la volonté générale et la politique la garante de l’intérêt général. Les écologistes, comme tous les autres, perçoivent que cette façade cache des faits qui détonnent. Leur trajectoire sociale, leur appartenance partisane et associative, leurs croyances : tout ce qu’ils sont les prédispose peu à devenir des défenseurs de cette conception orthodoxe de la politique et beaucoup trouvent que ces dissonances entre la théorie politique et la pratique sont insupportables. En revanche, dans les réseaux militants, l’exaspération monte, le thème du lobbying insupporte tant cette dissonance est une manifestation fréquente de l’incapacité des professionnels de la politique à comprendre les « vrais » enjeux ou une nouvelle preuve de la mainmise des milieux d’affaires sur ces professionnels de la politique. La vision que les écologistes tentent de faire passer est donc une autre conception de la politique, un autre paradigme, qui insiste sur le fait que la coulisse l’emporte actuellement sur ce qui se passe sur scène. Dans cette logique, il faut moraliser le métier politique, réguler certaines pratiques (la fourniture d’amendements), neutraliser le monopole de certaines organisations (Total, le corps des Mines, etc.). Le système politique institutionnel, s’il n’est investi que par les partis
classiques, ne peut prendre en compte l’environnement. Et audelà de cette incapacité, le processus politique dominant est incapable, à cause du cycle électoral, de cadrer les enjeux écologiques de longue durée. Comme le disait Nicolas Hulot au micro de France Inter le 28 août 2022 : la politique des « petits pas » n’est plus possible du fait des enjeux environnementaux. Une nouvelle fois mais pour une autre raison, changer de paradigme est l’enjeu. Cette image des « petits pas » utilisée par les écologistes reprend à son compte un constat largement partagé par les spécialistes de l’analyse des groupes d’intérêts. Certains vont d’ailleurs plus loin en soutenant que la politique institutionnelle, face aux affrontements entre lobbyistes et professionnels du plaidoyer (les milieux d’affaires contre la société civile ou, autrement dit, les intérêts contre les causes), ne peut malheureusement pas avancer et se trouve contrainte au statu quo [3] . Finalement, cette critique de la politique des « petits pas » met le régime de la Ve République en situation d’incapacité statutaire devant les enjeux environnementaux.
Les mauvais « bons » coupables Dans de nombreux comptes rendus médiatiques des affaires de lobbying, le cadrage retenu inculpe le même coupable – les lobbyistes des milieux d’affaires – dans l’incapacité des
gouvernants à engager des réformes tenant compte de l’urgence climatique. Ce cadrage exclut en fait deux acteurs de la scène : d’une part, ceux qui sont logiquement au moins complices et au plus coauteurs, en tant que décideurs – la majorité au pouvoir ou celle qui a adopté le texte – n’apparaissent pas ou alors uniquement comme victimes des stratégies des lobbies. D’autre part et plus ironiquement, certains acteurs ne sont pas mentionnés ou alors uniquement comme les perdants dans tel ou tel dossier : les représentants des ONG, associations environnementales ou autres défenseurs de causes concernant la nature.
Milieux d’affaires contre société civile, combien de divisions ? En 2017, avec la loi Sapin II, la France s’est dotée d’un dispositif permettant de savoir combien d’organisations sont intervenues auprès des décideurs pour discuter d’un texte juridique en cours d’élaboration. Les résultats corrigés et recodés de ce recensement arrêté en mai 2020, avec 2 058 groupes d’intérêts pour 6 479 collaborateurs,
montrent
que
les
associations
ne
représentent que 10 % des acteurs contre 78,4 % des tenants d’intérêts économiques (entreprises, organisations professionnelles et chambres de commerce), auxquels s’ajoutent 8,6 % de consultants et avocats – qui travaillent
plus souvent pour les milieux économiques que pour les associations et ONG.
Comme le souligne Pierre Lascoumes, depuis les années 1970, « ce sont les mobilisations associatives et leurs interactions avec les réseaux administratifs et politiques qui ont produit l’action publique [4] » en matière des prémices de la politique environnementale. Il faut donc procéder à un recadrage pour l’analyse des décisions prises sur ce terrain, car la société civile y est bien présente. L’analyse des interactions que les gouvernants (exécutifs nationaux et territoriaux) et parlementaires nouent avec les lobbyistes
permet
de
découvrir
d’autres
biais
dans
le
fonctionnement des institutions de la Ve République. Le principal prend les traits d’une censure très classique. Pour la comprendre, on peut se tourner vers un politiste états-unien qui avait proposé une métaphore particulièrement efficace pour faire prendre conscience de la partialité des décideurs dans un régime pluraliste au début des années 1960. Elmer Schattschneider, dans The Semisovereign People, insistait sur le fait que le lobbying est un chant d’autant plus doux aux oreilles des politiques qu’il étouffe toutes les autres voix qui pourraient être entendues, les sons dissonants – émis par les opposants à une mesure – comme les sons dissonants ou inaudibles – des dominés ou des « sans-voix ». Ce phénomène de surdité n’est pas dû à la qualité du travail des lobbyistes mais à l’écoute partielle des élites, qui entendent d’autant mieux un argument
qu’il
provient
de
leur
alter
ego
social.
En
matière
environnementale, l’écoute est partiale quand elle n’est pas arbitraire [5] . Pour les élections présidentielles de 2012, l’écoute des candidats était parfaite pour toutes les demandes émanant des organisations d’élus (par exemple l’Association des maires de France) et elle perdait en acuité à mesure qu’on s’éloignait des organisations dotées d’une notoriété et d’un potentiel électoral. Près de 70 % des demandes qui ont été adressées aux candidats n’ont rien suscité, ni réponse, ni traitement [6] . Une des grandes questions posées par le lobbying est donc celle de la sensibilité des élites politiques et non celle de la qualité des stratégies déployées pour les convaincre. Très souvent, ils n’ont pas besoin d’être convaincus d’une mesure qu’ils auraient pu imaginer. Faute de pouvoir changer la sensibilité du personnel politique en place, peut-on attendre des modifications du régime ? Sans attendre un hypothétique changement institutionnel, le cadre légal instauré par la loi Sapin II oblige les « représentants d’intérêts » à s’enregistrer. Le dispositif, utilisé dans de nombreux régimes politiques, repose en France sur une base qui le rend bancal : l’enregistrement n’est requis qu’à partir du moment où le « représentant d’intérêts » travaille pour certaines catégories d’organisations (condition 1) et qu’il prend contact au moins dix fois avec certains décideurs (condition 2). Ces deux conditions aboutissent à sortir du radar les cultes, les organisations d’élus (qui sont pourtant les plus écoutées) et des cibles institutionnelles comme les plus hautes juridictions (le Conseil d’État ou le Conseil constitutionnel) ou le président de la
République lui-même ! Ainsi, cette réglementation ne peut pas permettre de rééquilibrer le jeu en faveur d’un acteur particulier ni d’alerter sur l’omniprésence de tel autre.
Et maintenant ? Le système politique français actuel préserve la collusion entre professionnels de la politique et représentants d’intérêts, tout en laissant aux défenseurs de l’environnement une marge de manœuvre avec l’administration sur les sujets qui sont mis à l’agenda seulement. Ce système permet donc d’avancer à petits pas en suivant les traces balisées par les détenteurs du pouvoir et en excluant ceux qui souhaiteraient aller trop vite ou trop loin. Avant d’envisager un nouveau système susceptible de redistribuer les cartes, peut-être faut-il commencer par enfin parler des conditions pratiques dans lesquelles la loi se coproduit au lieu d’entretenir des mythes sur la fabrique de l’intérêt général dans le huis clos des institutions. Ce discours de vérité, qui commence timidement à être énoncé, pourrait également avoir comme objectif de faire comprendre qu’il est logique d’avoir des représentants d’intérêts dans un système représentatif pluraliste (à condition de pouvoir vérifier le respect de cette pluralité) tout comme il est totalement anormal
de constater la présence dans le bureau du président de la République d’un seul représentant.
Bibliographie À lire : Guillaume COURTY, Le Lobbying en France. Invention et normalisation d’une pratique politique, Peter Lang, Bruxelles, 2018. Pierre LASCOUMES, Action publique et environnement, PUF, Paris, 2018.
Notes du chapitre [1] ↑ Expression que Le Monde ou Paris Match lui ont octroyée pendant la campagne présidentielle de 2012. [2] ↑ Romain Brunet et Karina Chabourn, Les Lobbies en France : fantasmes et réalités, France 24, mis en ligne en 2019, chapitre 2. [3] ↑ Le primat du statu quo ressort d’une enquête sur une centaine de dossiers législatifs menées à Washington. Frank R. Baumgartner, Jeffrey M. Berry, Marie
Hojnacki, David C. Kimball et Beth L. Leech, Lobbying and Policy Change. Who Wins, Who Loses, and Why, University of Chicago Press, Chicago, 2009. [4] ↑ Pierre Lascoumes, Action publique et environnement, PUF, Paris, 2018, chapitre 2. [5] ↑ Une enquête devenue classique aux États-Unis a souligné que les pouvoirs publics ne sont plus au centre des réseaux qui leur procurent des informations. De ce fait, ils ne peuvent connaître tous les acteurs en présence et ne disposent jamais de toutes les informations nécessaires. John-P. Heinz, Edward O. Laumann, Robert L. Nelson et Robert H. Salisbury, The Hollow Core. Private Interests in National Policy Making, Harvard University Press, Cambridge, 1993. [6] ↑ Guillaume Courty et Julie Gervais (dir.)., Le Lobbying électoral, Groupes en campagne (2012), Presses universitaires du Septentrion, Villeneuve d’Ascq, 2016.
Quels obstacles pour l’action publique de l’environnement [1] ? Clémence Guimont Politiste, université Paris 1
Tandis que les catastrophes écologiques se multiplient sur le territoire français, la colère vis-à-vis des élus se fait croissante chez une grande partie de la population. Le manque de volonté politique n’est pas la seule clé explicative du peu d’ambition et de cohérence des politiques publiques en matière d’environnement. Celles-ci sont produites et mises en œuvre par d’autres acteurs (administrations, experts scientifiques, associations, cabinets de consultants) qui ont leurs propres fonctionnements, routines et impératifs : autant d’obstacles à la construction de politiques publiques à la hauteur des crises écologiques. Comment expliquer que la fabrique de l’action publique ne soit pas adaptée aux défis actuels ?
« La planète brûle et les gouvernants ne font rien [2] . » Esther, militante à Youth for Climate France dans la matinale de France Inter le 16 août 2022.
L’autonomisation et la marginalisation des administrations environnementales
L
’organisation administrative contribue à l’incohérence de l’action publique en matière de choix écologiques. Les crises écologiques sont un problème transversal, qui concerne tous les secteurs d’action publique. Par exemple, les politiques de croissance économique ont un impact sur les émissions de gaz à effet de serre, donc sur le changement climatique. Les politiques agricoles ont des conséquences sur les pollutions des sols et des nappes phréatiques. Il en est de même pour les politiques éducatives : il est nécessaire d’informer les publics scolaires des crises en cours mais aussi de leur donner des outils théoriques et pratiques pour construire le futur [3] . C’est bien l’ensemble des politiques sectorielles* qui devraient être environnementalisées. Pourtant, l’environnement est devenu une question autonome de l’action publique dès les années 1970 [4] : depuis, une administration dédiée a pour charge de mettre en place des politiques environnementales (comme la protection des espaces naturels ou la gestion des déchets) autonomes des politiques économiques, agricoles, éducatives, etc., ce qui fait qu’elles peuvent
entrer
en
contradiction.
L’organisation
d’un
événement comme les Jeux olympiques à Paris en 2024 est-elle par exemple compatible avec la neutralité carbone préconisée dans le cadre du Pacte vert européen [5] ? Les années 1970 marquent la mise à l’agenda des questions environnementales sur la scène internationale. Elle trouve un écho parmi quelques rares fonctionnaires de la Délégation à l’aménagement du territoire et à l’action régionale [6] (Datar), qui rédigent un rapport interministériel intitulé « 100 mesures pour l’environnement ». Leur participation au Sommet international de la Terre en 1972 les légitime auprès du gouvernement. Bien qu’ils soient minoritaires au sein des administrations d’État, ils parviennent à convaincre Georges Pompidou, président de la République, de l’importance de ces questions. Celui-ci décide de fonder un ministère de l’Environnement en janvier 1971 dans le but de constituer un vivier de fonctionnaires animés par le sujet, en charge de convaincre le personnel administratif des autres ministères de mener des programmes communs. Une petite équipe est composée de quelques ingénieurs des Ponts, du Génie rural, des Eaux et Forêts et de membres de la Datar qui sont arrachés de leurs administrations, suscitant par là l’animosité des hauts fonctionnaires des autres ministères. La constitution du ministère de l’Environnement marque d’emblée la marginalisation de l’environnement comme enjeu d’action publique et les difficultés pour le faire dialoguer avec les autres enjeux sectoriels.
Pour plusieurs raisons, cette administration se révèle dès ses premières années souvent incapable de gagner les rapports de forces [7] , à tel point que Robert Poujade, le premier à être nommé ministre de l’Environnement (entre 1971 et 1974), la requalifie de ministère « de l’impossible [8] ». Tout d’abord, comme le regrette Brice Lalonde, ministre de l’Environnement au début des années 1990, cette administration n’a pas un corps propre de fonctionnaires [9] . De plus, les personnes pleinement formées et convaincues par les problèmes environnementaux ne constituent pas la majorité de cette administration [10] . Différentes cultures administratives coexistent en son sein, qui l’affaiblissent en interne. En outre, le ministère de l’Environnement doit attendre 1981 pour disposer d’un budget propre. Lexique Transversaliser : construire et mettre en œuvre des politiques communes aux différentes administrations sectorielles. Lexique Politiques sectorielles : politiques publiques menées par une administration qui leur est dédiée. Il peut s’agir des politiques économiques, des politiques éducatives, etc. Le témoignage récent de Léo Cohen, ancien membre du cabinet de Barbara Pompili et de François de Rugy, ministres successifs de l’Écologie, offre plusieurs exemples édifiants de rapports de force perdus avec les autres ministères. Il présente ainsi l’échec
du projet de financement, via un mécanisme de consignation, de la rénovation thermique des passoires énergétiques. Cette proposition s’est heurtée au ministre du Logement, qui a craint une menace pour l’équilibre du marché de l’immobilier, et au Premier ministre refroidi par le revers de la taxe carbone. Pierre Lascoumes, politiste, et ses collègues [11] ont montré comment des initiatives politiques pour transversaliser* l’environnement au sein des administrations ministérielles avaient été entravées, de façon volontaire ou non, par la haute fonction publique. Alors qu’en 2007, le Grenelle de l’environnement est programmé et que la Révision générale des politiques publiques (RGPP) se prépare, un ministère de l’Écologie est fondé, fusionnant les services des ministères de l’Écologie, de l’Industrie et de l’Équipement. L’objectif est de faire travailler ensemble les diverses administrations de protection de l’environnement et celles qui soutiennent des activités économiques clés. Cependant, les résistances et inerties
des
anciennes
administrations
recomposées
ont
conduit à autonomiser les questions environnementales et la diversité de pratiques et de mentalités des fonctionnaires rend difficile la mise en œuvre de cette réforme. De surcroît, le rôle des individus et des relations interpersonnelles est déterminant pour assurer ce changement. Cette analyse renforce l’idée selon laquelle
le
manque
de
culture
professionnelle
environnementale commune aux fonctionnaires et aux hauts fonctionnaires est environnementale.
préjudiciable
pour
l’action
publique
Quelques tentatives ont bien sûr été faites pour renforcer la transversalité, comme le Commissariat général au développement durable (CGDD), créé en 2008, qui est une administration
du
ministère
de
l’Écologie
à
vocation
transversale. Mais ces initiatives restent minoritaires ; et le manque de compétences réglementaires et de moyens financiers et humains accordés à ces institutions les rend d’emblée impuissantes dans le rapport de force avec les autres administrations. Il ne devrait donc pas y avoir de « politiques de l’environnement », au sens où toutes les politiques publiques devraient être écologiques. Nous suivons également Léo Cohen lorsqu’il propose de mieux former les hauts fonctionnaires aux questions écologiques pour transformer les administrations [12] .
Le statut ambigu accordé aux savoirs environnementaux et à l’expertise Un autre problème est la place prédominante accordée à l’expertise et au savoir scientifique. De nombreuses politiques de l’environnement – comme les politiques de gestion des espaces naturels ou les politiques d’infrastructures de transport – s’appuient sur des prestataires considérés comme
des experts scientifiques pour piloter, fixer des objectifs et évaluer leur efficacité. Cela passe notamment par un recours aux cabinets de consultants spécialisés en écologie ou en énergie avec la commande d’inventaires naturalistes, de dossiers d’études de faisabilité ou d’évaluation d’impacts sur l’environnement, ainsi que par des propositions de mesures de réduction ou de compensation des impacts et des aides à la décision. Dès les années 1990, le recours croissant à l’expertise scientifique pour éclairer la décision publique pose question. Jacques Theys [13] , faisant le constat que la crise écologique appelle la montée en puissance de l’expertise scientifique, distinguait alors quatre problèmes : la crise de croissance de l’expertise (qui ne dispose pas d’une offre suffisante et diversifiée) ; la crise de légitimité démocratique alors que le poids des experts dans la fabrique des politiques publiques augmente ; la crise de crédibilité scientifique dans un contexte d’incertitudes ; la crise du statut de l’expert (qui constitue une catégorie hétéroclite et peu stabilisée). Force est de constater que les problèmes soulevés par Jacques Theys restent d’actualité, même si l’offre des cabinets d’experts s’est largement étoffée depuis. Les politiques environnementales reposent toujours davantage sur les savoirs environnementaux pour définir leurs orientations et leurs objectifs.
Cela pose deux questions principales. L’une dépasse le cadre strict des politiques de l’environnement et concerne le rôle accordé aux partenaires privés, notamment les cabinets de consultants, dans la fabrique des politiques publiques [14] . Rémy Petitimbert montre, par exemple, le rôle politique joué par les cabinets de consultants spécialisés en ingénierie écologique dans les politiques de compensation écologique [15] : les élus et les administrations participent activement à la privatisation de l’action publique par la délégation de la construction et de la mise en œuvre de la compensation écologique. L’autre invite à interroger la place du savoir spécialisé dans la construction des politiques de l’environnement. En s’appuyant sur des experts pour toutes les étapes des politiques publiques, les acteurs publics participent à la technicisation et, ainsi, à la dépolitisation de l’environnement. Un des exemples les plus flagrants est celui des politiques énergétiques, régulièrement ramenées à une question technique – pouvons-nous, ou pas, nous passer du nucléaire pour assurer notre production et notre consommation ? – plutôt que d’être portées vers la question éthique et politique que représente avant tout l’énergie nucléaire. Les ingénieurs sont invités à s’exprimer dans les instances parlementaires (comme Jean-Marc Jancovici, consultant spécialiste des questions énergétiques, également président de l’association The Shift Project, régulièrement sollicité au Sénat et à l’Assemblée nationale) alors que la question devrait être débattue par tous les citoyens : sommesnous collectivement prêts à risquer un accident nucléaire tel que celui de Fukushima ? Les risques qui pèsent chaque jour
sur la centrale nucléaire de Zaporijia en Ukraine sont-ils acceptables pour nous, citoyens européens ? Il en est de même pour la biodiversité : la destruction d’un espace naturel pour construire une infrastructure de transport ou une zone commerciale ne relève pas seulement de la présence d’une espèce rare ou patrimoniale détectée par un cabinet d’études environnementales. Sur quels principes politiques et moraux doit reposer la décision de détruire un écosystème au nom du développement territorial (considéré ici du point de vue économique) ? In fine, les politiques environnementales ne doivent pas être cantonnées dans les arènes scientifiques. Les crises écologiques concernent l’ensemble du vivant humain et non humain ; les restreindre à un débat d’experts relève d’une posture adémocratique qui ne pourra rallier les citoyens à la rupture écologique. Cette question est d’autant plus cruciale que de nombreuses solutions proposées par certains écologistes (comme les quotas carbone ou la planification écologique) pourraient renforcer ce recours aux scientifiques pour donner des
solutions
prescriptives
et
chiffrées
(quotas
définis
d’émissions de gaz à effet de serre, d’usages de l’eau, de kilomètres
à
parcourir, etc.).
Le
recours
aux
savoirs
environnementaux doit aller de pair avec des débats citoyens et parlementaires quant aux choix politiques à faire pour assurer l’habitabilité de nos territoires.
La réversibilité et l’inertie de l’action publique environnementale Les politiques environnementales sont fondées sur des temporalités
politiques,
administratives
et
juridiques
différentes des temporalités biologiques ou géologiques. Cela empêche d’agir à la fois sur le temps long et dans l’urgence [16] . Les politiques publiques se construisent selon une logique de réversibilité qui empêche une action cohérente et constante sur le long terme : à chaque séquence peut survenir une remise en question selon le contexte social, politique et économique mais aussi en fonction des contraintes administratives et juridiques. On a ainsi pu observer l’abandon de bien des propositions de la Convention pour le climat en raison d’un changement des priorités politiques gouvernementales, de certaines alliances politiques [17] , d’un agenda politique bousculé par la pandémie, puis des élections. Cependant, s’opposent à cette réversibilité des politiques publiques les irréversibilités écologiques, telles que la disparition définitive d’espèces et d’écosystèmes, la montée des températures des océans ou les mégafeux. Ces dégâts écologiques peuvent provoquer un schisme menaçant la capacité des acteurs publics à produire une réponse politique adaptée. Il semble donc primordial d’envisager des politiques « irréversibles » au sens où leur ligne directrice serait indexée sur le long terme en vue d’une préservation durable et équitable des milieux naturels et des ressources. Mais comment
les
mettre
en
place
dans
le
cadre
de
la
démocratie
contemporaine, à savoir la renégociation par la mandature politique et par le débat citoyen ? Cette question reste à creuser pour concilier la fabrique démocratique et sociale d’une action publique de l’environnement avec les contraintes écologiques [18] . Se superposent aux temporalités électorales le temps plus long de la fabrique de la politique publique avec, entre autres, le travail de l’expertise, le temps long de la concertation et des réformes administratives. L’action publique ne parvient pas à agir sur le court terme en raison de l’inertie des procédures politiques et administratives (recours aux marchés publics, rapports d’expertise, dispositifs de concertation…). Les temporalités lentes de la concertation sont-elles par exemple compatibles avec l’urgence des mesures à prendre ? La question se pose d’autant plus que la concertation n’empêche pas les conflits [19] . En outre, comme l’a montré Alice Mazeaud [20] , la concertation dans le cadre des politiques environnementales conduit souvent à dépolitiser celles-ci dans la mesure où l’objectif visé par les élus n’est pas de discuter des solutions, qui sont choisies en amont : l’acceptabilité sociale des mesures est davantage recherchée que la participation active des citoyens et citoyennes à la définition des politiques environnementales. Les réformes des administrations, si elles paraissent motivées par un souci d’efficacité, sont aussi susceptibles
de
ralentir
la
fabrique
des
politiques
environnementales. Les fusions des administrations des Conseils régionaux et des Directions régionales à la suite de la
loi n° 2015-29 du 16 janvier 2015 et de la loi NOTRe durant le quinquennat
Hollande
nombreuses
politiques
environnementales,
car
ont
ainsi
publiques, les
placé dont
en
suspens
les
administrations
de
politiques
ont
dû
se
réorganiser, faire face à des changements de postes des fonctionnaires et apprendre à construire des méthodes de travail communes. Il s’agit donc pour les acteurs publics de trouver des outils qui garantissent l’intégrité des administrations (notamment les marchés publics), le travail de construction citoyenne des politiques publiques tout en agissant beaucoup plus rapidement qu’actuellement.
Et maintenant ? Les critiques tendent à se focaliser – en partie à juste titre – sur le contenu (ou le vide !) des politiques environnementales, en décalage flagrant avec l’urgence écologique. Ce travail politique et idéologique sur l’orientation écologique de l’action publique ne peut cependant se passer d’une modification profonde de l’organisation administrative, des partenariats et des méthodes de travail des acteurs publics pour assurer une construction et une mise en œuvre rapides (tout en restant bien sûr dans un cadre démocratique) des politiques de l’environnement.
Bibliographie À lire : Léo Cohen, 800 jours au ministère de l’impossible. L’écologie à l’épreuve du pouvoir, Les Petits Matins, Paris, 2022. Pierre Lascoumes, Action publique et environnement, PUF, Paris, 2022.
Notes du chapitre [1] ↑ Je remercie Philippe Boursier pour sa précieuse relecture de ce texte et, de façon générale, pour nos échanges toujours très stimulants. [2] ↑ Pour réécouter l’émission, voir sur le site Internet de France Inter : « La matinale de France Inter, l’invité du 8 h 20 », le 16 août 2022. [3] ↑ La controverse autour de la réforme des programmes scolaires lors premier quinquennat d’Emmanuel Macron en est une bonne illustration : enseignements en sciences et vie de la terre ont été fortement réduits et perspectives critiques concernant les questions environnementales figurant programme des sciences économiques et sociales ont quasiment toutes disparu.
du les les au
[4] ↑ Nous ne rentrons pas ici dans les débats portant sur la sectorisation de l’environnement au sein de l’action publique car ils mériteraient de trop amples développements. Nous privilégions le terme d’« autonomisation » et renvoyons aux travaux de Pierre Lascoumes pour plus d’éléments sur la sectorisation.
[5] ↑ Pour plus d’informations sur le Pacte vert mis en place par l’Union européenne, voir sur le site gouvernemental « Vie publique » la page « Pacte vert et paquet climat visent la neutralité carbone dès 2050 » (consultée le 19 août 2022). [6] ↑ La Datar conseillait le gouvernement sur les questions d’aménagement du territoire entre 1962 et 2014. [7] ↑ L’ouvrage suivant offre le témoignage éclairant de Jacques Theys, ancien fonctionnaire au ministère de l’Environnement, concernant l’évolution des politiques qui y sont mises en œuvre : Rémi Barré, Thierry Lavoux et Vincent Piveteau (dir.), Un demi-siècle d’environnement entre science, politique et prospective. En l’honneur de Jacques Theys, Quæ, Versailles, 2015. Voir aussi : Valérie Lacroix et Edwin Zaccaï, « Quarante ans de politique environnementale en France : évolutions, avancées, constante », Revue française d’administration publique, vol. 2, n° 134, 2010, p. 205-232. [8] ↑ Robert Poujade, Le Ministère de l’impossible, Calmann-Lévy, Paris, 1975. [9] ↑ Brice Lalonde, L’Écologie en bleu, L’Archipel, Paris, 2001. [10] ↑ Bettina Laville, « Du ministère de l’impossible au ministère d’État », Revue française d’administration publique, vol. 2, n° 134, 2010, p. 277-311. [11] ↑ Pierre Lascoumes, Laure Bonnaud, Jean-Pierre Le Bourhis et Emmanuel Martinais, Le Développement durable. Une nouvelle affaire d’État, Paris, PUF, 2014. [12] ↑ Le réseau de fonctionnaires et experts Le Lierre, fondé au printemps 2020, est à suivre de près. Il vise à faire se rencontrer des professionnels travaillant à la fabrique des politiques environnementales, à la formation et à la diffusion des idées pour des services publics écologiques. [13] ↑ Jacques Theys, L’Expert contre le citoyen. Le cas de l’environnement, Centre national de l’entrepreneuriat, Paris, 1996. [14] ↑ Voir à ce sujet Julie Gervais, Claire Lemercier et Willy Pelletier, La Valeur du service public, La Découverte, Paris, 2021, chapitre 2, p. 70-133. [15] ↑ Rémy Petitimbert, « La professionnalisation des consultants de la compensation : traductions instrumentales et enjeux de légitimation », Natures Sciences Sociétés, vol. 26, n° 2, 2018, p. 203-214. [16] ↑ Voir à ce sujet le travail proposé par Luc Semal et Bruno Villalba, « Chapitre 4. Obsolescence de la durée. La politique peut-elle continuer à disqualifier le délai ? », in Franck-Dominique Vivien (dir.), L’Évaluation de la durabilité, Quæ, Versailles, 2013, p. 81-100.
[17] ↑ Les relations de proximité entre les gouvernants actuels et les associations et fédérations de chasse étant à ce titre exemplaires. [18] ↑ Voir la contribution de Clémence Guimont et Tin-Ifsan Floch dans cet ouvrage. [19] ↑ Cécile Blatrix et Jacques Méry (dir.), La Concertation est-elle rentable ? Environnements, conflits et participation, Quae, Versailles, 2018. [20] ↑ Alice Mazeaud, « Gouverner la transition écologique plutôt que renforcer la démocratie environnementale : une institutionnalisation en trompe-l’œil de la participation citoyenne », Revue française d’administration publique, vol. 3, n° 179, 2021, p. 621-637.
Les villes et le climat : (im)puissance publique ? Cégolène Frisque Sociologue, université de Nantes
Dans le domaine de l’aménagement, de l’urbanisme et du logement, de nombreux leviers sont à la disposition des villes. Quels sont les impacts possibles des politiques locales sur les transports, leur « empreinte carbone », et plus globalement sur la lutte contre le réchauffement climatique ? Quelles sont les limites de ces politiques publiques, aux niveaux institutionnel, politique, administratif, économique ? Comment les réorienter vers une transformation écologique plus profonde ?
« La ville est en première ligne. Elle est à la fois le problème, la victime et la solution. Nous sommes responsables de la transition à mener : élus, faiseurs de ville comme citoyens. […] Soyons déterminés et réparons nos villes [1] . »
L
es villes sont ici entendues au sens de pouvoirs municipaux et métropolitains des grandes agglomérations
(la douzaine de villes françaises de plus de 200 000 habitants). Elles
reposent
sur
la
hiérarchie
parallèle
de
conseils
municipaux, présidés par le maire, et de l’administration municipale, organisée en services et en directions. Les conseils métropolitains sont, eux, constitués des élus délégués par l’ensemble des communes d’une métropole, notamment les maires mais aussi certains conseillers municipaux, avec une présidence et des vice-présidences thématiques. Le personnel territorial métropolitain reprend un découpage similaire à celui de la commune et est en partie mutualisé avec celle-ci. Les villes disposent de nombreux moyens d’action et d’un large spectre de compétences, constitutives de la « puissance publique ». Mais leurs limites, à la fois pratiques et théoriques, amènent à s’interroger sur leur efficacité voire sur les formes d’« impuissance » du pouvoir.
Quels sont les leviers d’action des villes ? Lexique PCAET : plan climat-air-énergie territorial, outil de planification qui vise à lutter contre le changement climatique et la pollution de l’air, et à réduire l’empreinte carbone de l’ensemble des activités humaines.
La puissance publique municipale possède de nombreux outils directs, indirects ou de coordination, dans le domaine de l’urbanisme, de la construction et de l’énergie, via la maîtrise de ses politiques internes ou bien en exerçant un rôle de coordination et d’orientation générale des acteurs locaux. Ces outils sont au cœur de l’action locale sur le climat, qui se fonde sur le constat de l’accélération du changement climatique dans les villes, avec une hausse générale des températures sur les territoires, un renforcement de l’effet îlot de chaleur urbain (ICU), une augmentation du risque de sécheresse, un risque croissant d’événements extrêmes (vents violents, pluies torrentielles…). Ces leviers d’action sur le climat sont déclinés dans un Plan climat air énergie territorial* (PCAET) élaboré au niveau des métropoles. En matière d’aménagement, notamment de logement, l’outil le plus efficace est le pilotage direct de l’urbanisme dans les zones d’aménagement concerté (ZAC) par la collectivité locale. Celle-ci rachète alors des zones de développement urbain pour les confier à une société publique locale (SPL), chargée de la conception de l’ensemble des programmes immobiliers et des espaces publics. Elle définit, en lien avec les élus concernés – avec un degré de contrôle inégal –, un cahier des charges pour le choix des promoteurs immobiliers (hauteurs, formes architecturales, niveau de performance énergétique et d’empreinte carbone, typologie des logements, usages de certains bâtiments…). À la fin des travaux et des aménagements, la zone est rétrocédée à la collectivité. La maîtrise foncière de ces ZAC donne un pouvoir direct à la
collectivité, via la SPL locale, car elle peut y décider complètement des choix de construction, des promoteurs retenus… Cependant, la place de ces ZAC est variable, car leur constitution nécessite d’importants moyens financiers : il faut procéder à l’achat du foncier – en partie revendu aux promoteurs, en partie conservé en maîtrise publique –, prendre en charge la maîtrise d’ouvrage et toute la conception des programmes et des espaces publics, avec un urbaniste et un paysagiste, disposer des équipes techniques nécessaires… Lexique PLU(I) : plan local d’urbanisme, communal ou intercommunal. Il regroupe un zonage détaillé du territoire, l’affectation de chaque zone, et les règles de construction pour chacune. PLH : programme local de l’habitat, document stratégique de programmation qui inclut le parc public et privé, la gestion du parc existant et des constructions nouvelles, et le logement des populations spécifiques. Dans le « diffus », c’est-à-dire en dehors des ZAC, l’influence de la collectivité est plus indirecte et passe par la définition d’un cadre général : le Plan local d’urbanisme* (PLU) et le Programme local de l’habitat* (PLH). Le PLUI – car intercommunal dans les métropoles – définit différents types de zones en lien avec leur destination (logements, bureaux, commerces) et leur localisation (grands boulevards, quartiers neufs, anciens, zones naturelles ou agricoles…). Pour chaque type de zone, une hauteur du bâti et des caractéristiques
architecturales
sont
définies,
comme,
dans
certaines
métropoles, la part de la surface au sol à maintenir en pleine terre et à planter (coefficient de végétalisation) ou le nombre de places de parking par logement, l’espace à attribuer à un local à vélos, voire la surface de balcons ou d’espaces mutualisés. Ensuite, le PLH définit les objectifs de construction quantitatifs et qualitatifs, notamment la répartition des types de logements en fixant le pourcentage de logements locatifs sociaux, très sociaux, intermédiaires, en vente en accession sociale ou à prix maîtrisés, en vente libre sur l’ensemble de la métropole, avec des financements et dispositifs spécifiques à chacun, afin de répondre aux besoins de différents types de population. Les règles de construction sont donc nombreuses, y compris dans le diffus, et leur respect conditionne l’obtention des permis de construire. Néanmoins – en dehors des bâtiments publics –, l’initiative des projets de construction reste largement aux mains des promoteurs, qui achètent les terrains à bâtir ou les bâtiments anciens, et conservent la maîtrise des projets dans le cadre des règles édictées, même s’ils ont intérêt à maintenir une certaine coopération avec la collectivité, pour préserver leurs chances d’intervenir sur les projets en ZAC [2] . Les collectivités peuvent également aller plus loin et aménager certaines zones en « éco-quartiers », labellisés par le ministère de la Transition écologique, en quatre étapes, de la conception à la réalisation. Il s’agit de minimiser encore davantage l’impact environnemental (gestion des eaux, des déchets, de l’énergie, déplacements doux, biodiversité…), et de favoriser l’inclusion
sociale et la concertation. De nouveaux outils, comme urbanprint, permettent d’ailleurs d’évaluer l’empreinte carbone de l’ensemble d’un quartier (et non plus seulement d’un matériau ou d’un bâtiment). La collectivité locale dispose d’un autre levier d’action important : la maîtrise de ses politiques internes, notamment la construction, la rénovation et la gestion des bâtiments municipaux. Ici, la ville et la métropole sont elles-mêmes maîtres d’ouvrage des projets et propriétaires des bâtiments publics, donc responsables de leurs usage, entretien et réhabilitation. Elles contrôlent directement les choix de matériaux de construction, de formes architecturales, de performance
énergétique,
ainsi
que
le
rythme
des
réhabilitations, en particulier pour leur volet thermique – dans un cadre réglementaire et budgétaire contraint. Plus largement, la politique d’achats de la collectivité peut avoir une incidence forte, à travers des politiques de « commande responsable » intégrant des critères environnementaux et sociaux dans les marchés publics. Tous ces outils peuvent permettre aux collectivités qui en font le choix de minimiser le poids de l’aménagement urbain et de la construction dans le dérèglement climatique, à travers la limitation des surfaces artificialisées et imperméabilisées, la réduction de la place de la voiture, le maintien et le développement de la végétalisation et des arbres plantés en pleine terre (pour éviter les îlots de chaleur urbains, faire baisser les températures au sol, mais aussi augmenter
l’évapotranspiration, le stockage de carbone, et assurer la continuité des trames écologiques et aquatiques), l’amélioration de la performance énergétique des bâtiments (isolation, luminosité, ventilation, mode de chauffage, et parfois confort d’été pour éviter la climatisation, production de chaleur ou d’électricité photovoltaïque), le développement de l’utilisation des matériaux biosourcés (bois, paille, chanvre…) et géosourcés (pierre, terre cuite, terre crue…), si possible locaux.
Quel est le pouvoir réel des villes ? Les limites de l’action municipale L’usage des leviers d’action dont disposent les municipalités est conditionné par plusieurs éléments : elles agissent dans un cadre national de définition des pouvoirs locaux, qui fixe des limites aux attributions des mairies et des intercommunalités. Par exemple, si les villes peuvent choisir d’aller au-delà des prescriptions légales de la RT 2020 (réglementation thermique qui s’applique depuis début 2022), pour aller vers des bâtiments passifs et des matériaux biosourcés, elles ne peuvent le faire que si la réglementation technique nationale permet l’usage de ces matériaux (publication des documents techniques unifiés officiels). Le réemploi de matériaux de construction issus de démolitions ou de rénovations pose encore plus de problèmes techniques et réglementaires, car son cadrage juridique est
particulièrement délicat et l’évaluation du bilan carbone ne peut être faite que sur mesure. En outre, l’évolution urbaine de la ville repose largement sur l’initiative privée, et en particulier l’action des promoteurs, et échappe en partie à la collectivité – qui ne fixe qu’un cadre général, en dehors des ZAC. Ainsi, un permis de construire ne peut être refusé s’il remplit les bases des documents d’urbanisme. La collectivité ne peut empêcher un projet qui lui déplairait, à partir du moment où il remplit les conditions minimales, et ne peut pas « obliger » les promoteurs à le modifier ou l’améliorer. Dans le domaine de la mobilité et des transports, les marges de manœuvre du pouvoir local connaissent également des limites, car elles dépendent d’un côté de l’action de l’État (pour les axes nationaux), des liens avec les communes environnantes, et de l’autre, de la dynamique démographique et économique du bassin de vie, des choix d’implantation des entreprises, des habitudes et choix des habitants… Les configurations politiques influencent aussi les marges de manœuvre
de
la
transformation
écologique
des
villes.
Longtemps, les écologistes sont restés en dehors du système de représentation municipale ou y sont entrés de manière très minoritaire, avec des délégations et des latitudes d’action restreintes – la tension entre la volonté de faire leurs preuves, de soutenir des propositions innovantes, et le refus de se « prendre au jeu » politique et de la professionnalisation pouvant aboutir à du découragement [3] . Ce n’est que depuis les
élections municipales de 2014, et surtout de 2020, que des grandes villes sont gouvernées par des Verts (Grenoble, puis Lyon, Bordeaux, Strasbourg, Poitiers…) ou que les écologistes ont acquis une place importante dans des majorités socialistes (Paris, Nantes, Rennes…). Dans le premier cas, leur latitude d’action politique est importante ; dans le second, elle dépend du rapport de forces électoral, de la négociation de l’accord de second tour du scrutin, des relations dans la majorité, de la pratique politique du maire… La question des marges de manœuvre budgétaires est, par ailleurs, essentielle pour déterminer la portée de l’action municipale. Les dépenses des collectivités sont largement conditionnées par leurs recettes, elles-mêmes restreintes, du fait de la stagnation des dotations de l’État et de l’encadrement des recettes : taux de la cotisation foncière des entreprises plafonné, taxe d’habitation en voie de suppression, droits de mutation encadrés (la seule latitude concernant la taxe foncière des particuliers). Dans le même temps, la part des dépenses contraintes, notamment des dépenses de personnel, des fluides, des commandes récurrentes, est importante a fortiori quand flambent les prix de l’énergie ou des matériaux. La place pour des choix d’investissement ou de nouveaux projets est donc limitée, et suppose un fort volontarisme, une gestion fine des autres dépenses, et d’assumer des taux d’impôts locaux élevés, le recours à l’emprunt… De plus, la « machine » municipale et métropolitaine – l’ensemble des services et des agents de la collectivité –
constitue un système organisé et hiérarchisé, qui a ses propres modes de fonctionnement et conditionne la mise en œuvre des projets. Les procédures de décision doivent suivre un cheminement complexe, au niveau municipal comme métropolitain (lien élu-service, groupes de travail, commissions, conseil municipal, idem au niveau intercommunal, avec d’autres élus, les services étant en partie mutualisés) tandis que leur application repose sur la coopération, parfois difficile, entre de nombreux acteurs. La transformation éco- logique des politiques municipales et métropolitaines suppose donc à la fois de maîtriser ces processus de décision et de mise en œuvre, mais aussi de modifier certains modes de fonctionnement institués. Les interdépendances entre élus, personnel administratif et sphère
économique
contraignent
également
le
pouvoir
municipal. En effet, les acteurs économiques majeurs du territoire
sont
perçus
comme
indispensables
à
son
« développement » : grandes entreprises, promoteurs immobiliers, commerçants, grands clubs sportifs… La nature des relations qui les lient aux groupes politiques traditionnels et aux élus qui les dirigent est très variable. Or les groupes écologistes sont souvent à l’écart, parfois même dans un rapport
d’opposition
à
ces
interdépendances
politico-
économiques – en dehors de liens plus ou moins forts selon les localités, avec des acteurs de l’économie sociale et solidaire et de l’agriculture biologique, eux-mêmes souvent minorisés. Une véritable transformation écologique de la ville suppose donc
d’assumer un certain rapport de forces avec les puissances économiques, et de les rallier (parfois nolens volens) à ce projet. La volonté de transformation écologique peut se heurter, enfin, aux résistances d’une partie de la population, attachée par exemple à la maison individuelle ou à l’usage de la voiture, des attitudes souvent décriées comme un symptôme du « Not in my backyard » (Nimby), d’une certaine forme d’individualisme face à des aménagements d’intérêt collectif. Plus profondément, les changements ne peuvent s’opérer qu’avec le consentement, l’adhésion voire la mobilisation d’une large part de la population.
Contradictions et perspectives de réorientation de l’aménagement urbain Le pouvoir de transformation écologique des villes bute aussi sur des difficultés théoriques pour penser une ville sobre, résiliente et partagée. Les politiques d’aménagement écologique volontaristes se heurtent tout d’abord aux contradictions du développement
économique
local.
En
effet,
depuis
une
vingtaine d’années déjà, le « développement durable » a progressivement été intégré à la logique des marchés capitalistes en devenant une forme d’« accompagnement » de la
croissance
destinée
à
en
limiter/compenser
les
effets
environnementaux tout en faisant émerger de nouveaux marchés « verts ». Au niveau local, le référentiel du développement économique est toujours présent comme finalité de l’action publique (y compris dans le cahier des charges, un peu daté, des éco-quartiers). Seules les majorités écologistes se sont d’ailleurs éloignées de cette thématique, sans toutefois que la rupture ne soit toujours explicite, pour aller vers des formulations comme ville durable, ville en transition, résiliente… La croyance que les problèmes urbains trouveront une issue grâce à la technologie demeure par ailleurs largement prégnante. La thématique de la « smart city », en vogue il y a quelques années, postulait ainsi que les problèmes de ressources et de transports pourraient être améliorés voire résolus par une optimisation numérique des flux (énergie, eau, déchets, transports…), par l’exploitation des données publiques et privées et par la création d’applications digitales spécifiques pour les entreprises ou les habitants utilisateurs. Cette perspective méconnaît la dimension structurelle des problèmes – réchauffement, îlots de chaleur, nécessité de réduire les consommations énergétiques, pénurie des ressources, gestion des
déchets.
Elle
repose
largement
sur
une
illusion
technologique, de l’ordre de la pensée magique. La transformation écologique des villes nécessite une approche politique qui prenne à bras-le-corps les contradictions de l’aménagement urbain, notamment entre artificialisation et
densification. La loi Climat et résilience du 24 août 2021 fixe ainsi un objectif de zéro artificialisation nette* (ZAN) en 2050, avec une division par deux des surfaces artificialisées par an d’ici 2030, puis de trois quarts à l’horizon 2040. Or si les acteurs s’accordent
souvent
sur
les
objectifs
de
stopper
la
transformation des surfaces agricoles et naturelles en espaces construits ou en routes et aménagements, et d’augmenter la perméabilité des sols pour éviter les inondations, les îlots de chaleur et permettre la restauration de la biodiversité [4] , les moyens pour y parvenir suscitent des tensions. Car cela implique de « construire la ville sur elle-même » et de densifier les espaces déjà urbanisés, pour augmenter la population qui y vit, donc d’accepter de nouvelles constructions, plus de logements collectifs, certaines hauteurs plus élevées… Alors, dans quelle proportion et à quel rythme ? Jusqu’où peuton densifier la ville, augmenter la hauteur du bâti, éviter l’étalement et en même temps préserver les espaces végétalisés de pleine terre ? Il ne s’agit pas ici de travailler l’acceptabilité des projets, la pédagogie et la communication, mais bien de réfléchir aux équilibres à préserver, à la gestion des rythmes et des flux, et aux moyens nécessaires à une véritable transformation des pouvoirs, des finances et des imaginaires locaux [5] . Faut-il continuer à construire à tout prix, pour accueillir et espérer (sans succès) entraver la hausse des prix de l’immobilier ? Ne faut-il pas réorienter les efforts vers la qualité de l’habitat et son accessibilité ? Délaisser les objectifs de construction purement quantitatifs intégrant une majorité de ventes à prix libre (faisant la part belle aux promoteurs), pour
des
objectifs
plus
ciblés
sur
le
logement
social
et
l’écoconstruction ? Ne faut-il pas limiter et à terme abandonner les grands projets de construction neufs pour s’orienter d’une part vers la réhabilitation-rénovation structurelle et globale de l’existant, d’autre part vers des petits projets adaptés à leur environnement ? Ne faudrait-il pas également, en amont, renverser la logique de métropolisation, d’attractivité, de concentration des activités économiques et des populations dans les grandes villes, qui laisse de nombreux secteurs délaissés – et de nombreux bâtiments inoccupés ? Comment favoriser un équilibre entre les différents types de territoires ? Comment limiter les spécialisations fonctionnelles entre zones économiques, commerciales, de services et d’habitat, et réduire ainsi les déplacements ? Lexique ZAN : zéro artificialisation nette, objectif fixé pour 2050, qui demande aux territoires de réduire de 50 % le rythme d’artificialisation d’ici 2030.
Et maintenant ? Comment aller vers une ville sobre, résiliente et partagée, mieux adaptée au changement climatique, qui lutte également contre les émissions de gaz à effet de serre ? Cela suppose de limiter
et
de
réduire
volontairement
l’usage
des
ressources, foncières, minières, énergétiques, en eau, en matériaux, et les impacts sur l’environnement et la biodiversité, la pollution de l’air, de l’eau, des sols, et le climat. La ville doit également permettre de faire face au dérèglement climatique, en adaptant son aménagement et en développant de nouvelles activités, à impact positif ou faible, et en restreignant la place et l’empreinte des autres secteurs, ainsi que les déplacements. Il s’agit de la rendre accessible à tous, en partageant les efforts, en limitant ou interdisant les usages les plus néfastes, en sollicitant davantage les plus riches, en aidant davantage les plus pauvres, et en répondant d’abord aux besoins primaires de chacun et en favorisant le partage et la convivialité. Cela
suppose
de
revoir
plus
profondément
les
modes
d’élaboration des projets politiques métropolitains. Les apports de l’écologie sociale radicale inspirée de Murray Bookchin [6] peuvent ici être intéressants : reterritorialisation, incorporation complète de la question sociale à l’intérieur même des enjeux environnementaux, intégration des subjectivités individuelles et
reconstruction
des
liens
communautaires
au
projet,
articulation des luttes transversales et des alternatives, coopératives et exemplaires, affirmation des communs (gérés collectivement et non nécessairement par l’État), etc.
Bibliographie À lire : Christine LECONTE et Sylvain GRISOT, Réparons la ville ! Propositions pour nos villes et nos territoires, Apogée, Rennes, 2022. Nicolas LEDOUX, Réinventer la ville, dessins de Benjamin Adam, Le Cherche-Midi, Paris, 2022. Julie POLLARD, L’État, le promoteur et le maire. La fabrication des politiques du logement, Presses de Sciences Po, Paris, 2018.
Notes du chapitre [1] ↑ Christine Leconte et Sylvain Grisot, Réparons la ville ! Propositions pour nos villes et nos territoires, Apogée, Rennes, 2022, p. 81. [2] ↑ Voir Julie Pollard, L’État, le promoteur et le maire. La fabrication des politiques du logement, Presses de Sciences Po, Paris, 2018. [3] ↑ Vanessa Jérôme, Militer chez les verts, Presses de Sciences Po, Paris, 2021. [4] ↑ Nicolas Ledoux, Réinventer la ville, dessins Benjamin Adam, Le Cherche Midi, Paris, 2022. [5] ↑ Daniel Béhar, Sacha Czertok et Xavier Desjardins, « Zéro artificialisation nette : banc d’essai de la planification écologique », AOC (Analyse, Opinion, Critique), mis en ligne le 5 juillet 2022.
[6] ↑ Floréal Romero, Agir et maintenant, Penser l’écologie sociale de Murray Bookchin, Éditions du Commun, Rennes, 2019.
Des écologies émancipatrices
Naturelle la « nature » ?
De quelle nature est la société ? Philippe Chailan Professeur de lettres modernes
Philippe Boursier Professeur de sciences économiques et sociales
À la fin du XIXe siècle, en Allemagne et plus généralement à l’ouest de l’Europe, un débat s’est engagé sur les différences de méthode entre « sciences de la nature » et « sciences de la culture » ou « de l’esprit ». En se constituant comme discipline autonome, la sociologie naissante entendait alors dénaturaliser le social, c’est-à-dire remettre en question les analyses de la société inspirées par les sciences de la nature, en expliquant les phénomènes sociaux par d’autres phénomènes sociaux. Aujourd’hui, alors que les questions touchant à l’écologie commencent à être construites comme des problèmes politiques légitimes, nombre de chercheurs, à l’instar en France de Bruno Latour et Philippe Descola, ont entrepris de critiquer le « refoulement » du non humain observable dans la manière dominante de voir le monde issue de l’aire occidentale. Ce sont donc aussi les sciences sociales qui sont interpellées pour leur difficulté à prendre en
considération la multiplicité des relations avec les animaux, les végétaux, les minéraux qui habitent le monde dans lequel les sociétés humaines sont enveloppées. Ce « retour du vivant » remet-il en cause les acquis des sciences sociales ? Cette nouvelle querelle des méthodes permet-elle de se défaire de l’anthropocentrisme* et de mieux penser la multiplicité des relations qui tissent les existences ? Comment esquisser une articulation nouvelle entre sciences sociales et sciences du vivant, garante d’une écologie radicale et rationnelle, pour penser et transformer les liens entre les humains et les non humains ?
Lexique Anthropocentrisme : tendance de nombreux groupes humains à penser que l’humain est au centre du monde et au sommet d’une soi-disant hiérarchie du vivant.
Bruno Latour : penser la multiplicité des êtres et des choses au risque de dissoudre le social dans le vivant ?
haïma a quitté son lieu de travail très stressée par sa longue journée au Carrefour City où, comme ses collègues eux
C
aussi étudiants et salariés à temps partiel, elle a cumulé les tâches de mise en rayon, de caissière, de gestion des colis, etc. Sous la pression des clients, du manager, mais aussi de ses études en master de sociologie qu’il faut bien financer. Elle prend vite la fuite sur son vélo, filant vers la réunion-débat du groupe local d’Alternatiba dans lequel Chaïma milite. Hier soir, elle a parcouru le petit bouquin qui sera dans quelques minutes le support des échanges entre militantes et militants : le Mémo sur la nouvelle classe écologique. L’idée stratégique de lier l’écologie politique à la question des classes sociales lui a d’abord bien plu mais au fil des pages, Chaïma est restée pleine d’interrogations. La « classe écologique » que Bruno Latour et Nikolaj Schultz appellent de leurs vœux ne réunit pas des personnes occupant des positions socio-économiques plus ou moins proches dans l’espace social. Les actionnaires et les dirigeants d’une grosse entreprise de fabrication de panneaux solaires peuvent-ils appartenir à la même « classe écologique » que les salariés de cette entreprise ? La visée de « classe écologique » ne s’inscrit-elle pas dans un projet exactement contraire à l’ambition affichée, en excluant les classes sociales « réelles » des débats écologistes ? Bruno Latour se présentait comme un penseur de la pluralité qui tente d’identifier les différents « modes d’existence » : un être ou une chose n’existe pas dans le monde du droit comme il ou elle existe dans le monde de la science [1] . De ce pluralisme, le philosophe tire des conclusions qu’il veut radicales en
questionnant la vision du monde dominante en Occident, qui oppose les humains aux non humains depuis l’avènement de ce qu’on appelle la « modernité ». En fait, dit-il, « nous n’avons jamais été modernes » : même si nous n’en avons pas conscience, nous sommes insérés dans des réseaux d’autres humains, mais aussi de non humains – plantes, animaux, machines…
Cette
évidence
longtemps
déniée
s’impose
dramatiquement à nous aujourd’hui, à travers le réchauffement climatique et la destruction de la biodiversité que la vision trompeuse d’un « grand partage » entre humains et non humains a largement contribué à rendre possibles. Ainsi, les « Occidentaux » auraient dissocié leur manière de voir la « nature » et leurs pratiques réelles : d’où le rapport au monde catastrophique qui est le nôtre. Pour désigner la Terre et cette situation, Latour utilise par commodité le nom de Gaïa, déesse grecque de la terre – un nom déjà utilisé par James Lovelock pour désigner un présumé « système-terre ». Lexique Habitabilité : capacité de la planète à accueillir la vie humaine et les autres formes de vie (dont celle-ci dépend). Dans ce contexte, comment se donner de nouveaux repères ? Où atterrir ? Dans leur Mémo sur la nouvelle classe écologique, Latour et Schultz proposent une réflexion apparemment limpide : l’écologie serait l’enjeu d’un nouveau conflit social global qui se déploierait sous la pression du « Nouveau régime climatique », c’est-à-dire de la pression que le réchauffement climatique exerce sur les humains contraints de revoir toute
l’organisation de leur monde matériel. Les anciennes luttes de classes liées au développement des forces productives et orientées par la question du partage des richesses seraient de plus en plus caduques. Les nouveaux antagonismes, qu’ils n’hésitent pas à qualifier de « guerre » [2] , auraient pour enjeu l’habitabilité* de la planète, devenue le problème politique majeur. Chacun devrait dès lors « prendre parti » et se positionner subjectivement en déterminant de qui il se sent le plus éloigné et de qui il se sent le plus proche. Ainsi, la nouvelle donne écologique bouleverserait les anciens clivages car « il y a maintenant des situations où des gens qui étaient unis par la notion de classe sociale se trouvent désormais désunis par la question écologiste [3] ». En faisant usage de la notion de classe, les auteurs s’efforcent de capter l’image de radicalité attachée à ce concept à la fois sociologique et politique, tout en le vidant de son sens (acquis dans le sillage des mobilisations ouvrières) et de sa portée critique habituels. Ici, la notion est déliée de toute référence à la position occupée par les acteurs sociaux au sein du processus de production (employeurs/salariés, dominants/dominés, actionnaires, encadrement, etc.) [4] . À suivre Latour et Schultz, est également révolue l’époque où l’appartenance de classe pouvait induire un positionnement politique allant presque de soi – par exemple au bénéfice des partis de gauche « représentant » les membres de « la » classe ouvrière. À cette simplicité alléguée, les auteurs opposent la complexité et la désorientation actuelles [5] .
Pour réorganiser le monde matériel des humains et préserver les êtres dont ils dépendent, il s’agirait de sortir du paradigme (du modèle) de l’« économie » auquel les clivages de classes sont associés. Ainsi ne devrait-on plus réduire le reste du vivant et toutes ses entités physiques et biologiques à des « ressources » dont les humains seraient les propriétaires. Ici, cependant, Latour et ses proches tombent dans une étrange confusion : parce qu’ils ont pour but intellectuel et politique de dépasser le règne de la « production », ils tendent à dénier sa centralité. Parce que les relations de production sont encastrées dans des relations de coproduction engageant aussi les autres vivants et existants (plantes, animaux, technologies), les relations de domination entre humains, et même la domination qu’exercent sur les vivants certains groupes en particulier (groupes bancaires et industriels, semenciers, dirigeants de l’industrie agroalimentaire…) passent au second plan, voire disparaissent du Mémo. Certes, dans les négociations climatiques que Latour avait imaginées pour la scène du Théâtre des Amandiers, en 2015, il impliquait bel et bien Monsanto et Total. Dans sa conception, cependant, ce à quoi les humains ont affaire, fondamentalement, ce sont d’abord les êtres et les choses multiples qui viennent à eux dans leurs pratiques les plus quotidiennes et sur les territoires qui leur sont communs [6] . Pourtant, si l’on accepte la pluralité des perspectives, ne devrait-on pas admettre qu’il est possible de voir la relation entre humains et non humains selon deux points de vue ? Sous un certain angle, le vivant et, plus largement, la matérialité des êtres et des choses l’emportent sur le social : la « production » et
le « capitalisme » sont bel et bien « encastrés » dans l’histoire très longue de la coopération et des coproductions réunissant humains, plantes, animaux… Sous un autre angle, le social l’emporte sur le vivant, c’est-à-dire les écosystèmes dans leur matérialité : les relations de domination capitalistes englobent et enveloppent les rapports noués entre les humains et les autres existants. Faire prévaloir le premier point de vue au détriment du second, c’est peut-être, comme le dit Latour, élargir le matérialisme, mais ne s’agit-il pas alors d’un matérialisme * enchanté (et a-sociologique) qui, au final, sacralise, fétichise et idéalise le « vivant » ?
Rompre avec l’anthropocentrisme sans renoncer aux acquis des sciences sociales Lexique Matérialisme : conception dans laquelle l’univers matériel est à l’origine des idées et des représentations, et l’émergence de la conscience s’explique elle-même par des données matérielles (et non par la présence d’un monde supérieur). Selon les philosophes considérés, la base matérielle est l’existence physique, organique et corporelle, ou les rapports de forces économiques et les rapports sociaux de production,
ou encore (chez Latour) les êtres, les choses et les objets qui habitent l’espace terrestre. L’anthropologue Philippe Descola s’est attaché à décrire la diversité des façons dont les humains perçoivent les continuités et les discontinuités entre les non humains et eux. Ces rapports au monde peuvent varier, d’une part, selon qu’ils supposent l’existence d’une différence entre l’intériorité des humains et celles des non humains ou, au contraire, qu’ils les supposent identiques, et, d’autre part, selon qu’ils impliquent une similitude entre les modes d’existence physique des humains et ceux des non humains ou qu’ils postulent leur dissemblance. En croisant ces deux critères, on peut identifier quatre grands systèmes de représentation : animiste, totémiste, analogiste et naturaliste. Le mode occidental de vision et de division du monde, dit naturaliste, n’a rien d’universel et se révèle historiquement très récent. Il est issu d’un ensemble de processus sociohistoriques qui ont abouti à un coup de force : un « grand partage » qui place l’humain en position de surplomb vis-à-vis de la nature, perçue comme l’ensemble des autres êtres – minéraux, végétaux et animaux – constitués en un tout unifié. Depuis la révolution scientifique, la nature ainsi inventée est considérée comme une ressource extérieure aux humains, ayant vocation à être exploitée par eux. Pour Philippe Descola, ce système naturaliste de classement des existants a encouragé la révolution industrielle – rendue possible par la colonisation et son corollaire, l’accaparement de multiples ressources par les puissances dominantes – en justifiant
l’exploitation de tous les existants assimilés à la nature, à commencer par les humains colonisés. Cette mise en perspective (et à distance) du système naturaliste par Descola nous semble poser plusieurs problèmes délicats. La démarche scientifique, et une bonne partie du rationalisme européen se sont en effet fondées sur cette dichotomie (coupure) entre l’humain et la nature qui, en constituant cette dernière comme un tout, a permis d’en faire un objet de science. Il semble donc périlleux de jouer le refus de la partition naturaliste au détriment de l’effort de rationalisation*. Dit autrement, la déconstruction du système naturaliste de vision du monde ne saurait disqualifier les acquis des sciences, notamment des sciences de la société, dont cette partition nature/culture a été l’un des principes fondateurs. Or la « société » est selon Descola un concept anthropocentrique et bien encombrant dans la mesure où il exclut les non humains du collectif. L’anthropologue a d’ailleurs très tôt soutenu l’idée selon laquelle les peuples d’Amazonie auraient inventé « une formule sociale singulière consistant à élargir les confins de la société bien au-delà de l’espèce humaine pour y inclure les plantes et les animaux [7] ». Aussi Descola substitue-t-il à la « société » une conception plurielle des collectifs, animistes, totémistes, analogistes et naturalistes, selon la façon dont ils perçoivent les points communs et les différences entre tous les existants. Lexique
Rationalisme : attitude intellectuelle reposant sur la démarche scientifique (ou s’inspirant de sa rigueur), c’est-àdire : une expérience ou une enquête définies par des procédures précises, une rédaction rigoureuse des énoncés qui en rendent compte. La vérité scientifique n’a rien de religieux : soumise à la critique, admise jusqu’à preuve du contraire, elle est validée par le consensus des scientifiques et des chercheurs, donc d’un collectif ou d’un champ de recherche, à un moment donné de ses débats. Cette conception a-t-elle pour unique ambition de décrire de manière épurée – idéaltypique – différents types de rapports au monde ? Ou vise-t-elle aussi à proposer un cadre d’analyse de différents types de société ? Dans ce dernier cas, elle est sociologiquement contestable. En effet, les collectifs de Descola sont désignés sur la base des représentations propres aux groupes humains étudiés (c’est-à-dire des images mentales majoritairement partagées en leur sein) et non sur la base des structures objectives qui délimitent ces groupes, les organisent et éventuellement hiérarchisent leurs membres. Or la sociologie s’est
construite
en
remettant
en
cause
l’idéalisme
philosophique, à savoir la tendance à croire que les idées fondent la réalité sociale et que les représentations collectives (options philosophiques, convictions politiques, croyances religieuses) la déterminent largement. Depuis la fin du XIXe
siècle, avec Émile Durkheim, la sociologie soutient au contraire que les représentations sont des produits de la réalité sociale dont elles-mêmes sont partie intégrante. D’ailleurs, les sciences de la nature et les sciences de la société partagent
l’exigence d’enquêtes méthodiques à propos de « réalités » objectives, c’est-à-dire de choses, d’êtres et de relations qui ne dépendent pas (uniquement) de nos perceptions et de nos représentations. La sociologie critique s’est en outre attachée à montrer comment les représentations sont structurées par les rapports entre des groupes sociaux occupant des positions plus ou moins dominantes ou dominées au sein d’un espace social inégalitaire [8] . Il serait toutefois injuste de faire l’impasse sur l’effort de mise à distance qu’offre l’anthropologie de Philippe Descola en prolongeant le décentrement ethnologique – la tentative de rompre avec l’ethnocentrisme * chevillé à l’esprit et au corps des observateurs « occidentaux » – par une rupture avec l’anthropocentrisme – indissociable du système de classement « naturaliste ». Utile pour mieux comprendre les sociétés dans toute leur diversité, l’anthropologie de Descola est aussi une invitation puissante à penser ensemble le vivant et le social en prenant au sérieux les relations de sociabilité, de coopération, de réciprocité entre humains et non humains qui se déploient au sein de collectifs relevant à la fois du réel et de l’imaginaire.
Penser ensemble le social et le vivant pour composer des mondes nouveaux
Tout serait plus facile s’il existait une « science des sciences », une méta-science capable d’englober l’étude du vivant et celle des sociétés ou des collectifs. Mais voilà : les tentatives en ce sens relèvent d’une construction interdisciplinaire en cours de formation dont les méthodes et les résultats sont peu divulgués (notamment les recherches en écologie scientifique avec la notion de « socio-écosystème »). La visée, ici, est bien celle d’une écologie
orientée
par
l’exigence
de
rationalité
et
d’un
rationalisme qui accepte de s’élargir, tant à la prise en compte des autres systèmes de vision du monde qu’à la mise en cause des distinctions confortables et bien réglées entre l’« humain » et l’« animal », entre la « nature » et la « culture ». L’enjeu est limpide : dessiner une articulation nouvelle entre sciences sociales et écologie, dans la logique du rationalisme critique. Ce geste (ré)conciliateur va de pair avec un double geste critique : séparer
l’écologie
des
tentations
spiritualistes,
voire
ésotériques, qui parfois la menacent, tout en revendiquant un droit d’inventaire dans notre relecture du rationalisme européen. Mettre à distance l’héritage cartésien et la théorie de l’« animal-machine », sans pour autant sacrifier au « néoanimisme » qui veut voir partout des âmes – dans chaque pierre
ou
chaque
bactérie.
Montrer
l’historicité
des
écosystèmes. Prendre acte des relations qui constituent les communautés animales comme les corps socialisés des humains. Autrement dit, le refus radical de naturaliser le social doit
s’accompagner
d’une
organismes et de la biosphère. Lexique
approche
sociologisante
des
Ethnocentrisme : tendance de certains groupes humains à juger les autres en fonction de leurs propres valeurs et modes d’existence. Dans sa forme extrême, l’ethnocentrisme tend à devenir racisme : il peut aller jusqu’à dénier aux autres le statut d’êtres humains. La nécessaire conciliation des sciences sociales et des sciences du vivant devient possible dès lors qu’on observe quelques parallèles. De même que les sciences sociales se sont efforcées, par exemple, de dépasser l’opposition entre l’« individu » et la « société » (de Max Weber à Norbert Elias et à Pierre Bourdieu), les sciences du vivant s’efforcent de penser systématiquement les relations entre l’organisme et l’écosystème où il se développe. Or, dans les deux cas, l’« extérieur » se trouve intériorisé, et l’intérieur réextériorisé. Ainsi, les acteurs sociaux intériorisent les structures sociales objectives sous forme de structures mentales. De même, les organismes vivants incorporent une partie du monde extérieur : à cet égard, il est trompeur de continuer à parler d’« environnement », car le dehors constitue l’intérieur. Cette logique d’« internalisation » est évidente s’agissant de la nutrition et des bactéries [9] . D’autres perspectives d’articulation des sciences de la nature et des sciences sociales sont déjà esquissées, telles que celle ouverte par le concept d’énergie [10] . L’enjeu n’est pas seulement scientifique : il s’agit de consolider le socle d’une écologie inclusive qui serait en mesure de penser et de transformer les liens entre les humains et les non humains.
Et maintenant ? Lexique Ontologie : système de définition de l’être et de représentation du monde. Philippe Descola distingue quatre systèmes d’identification des existants : le totémisme (ressemblance des intériorités et des physicalités), l’animisme (ressemblance des intériorités, dissemblance des physicalités), le naturalisme (dissemblance des intériorités, ressemblance des physicalités), et l’analogisme (dissemblance des intériorités et des physicalités, mais existence d’analogies entre les existants – comme dans l’astrologie ou la numérologie). L’indispensable prise en considération de la myriade de relations avec les animaux, les végétaux, les minéraux qui habitent le monde dans lequel les sociétés humaines sont enveloppées, invite à mieux articuler les sciences de la nature et les sciences sociales, ainsi qu’à penser ensemble et de manière rationnelle le vivant et le social. Du reste, à l’instar des humains, l’ensemble des organismes vivants sont « sociaux » : ils n’existent pas indépendamment des relations qui font leur consistance et permettent leur subsistance. Face à l’urgence, plutôt que d’en appeler à une conversion des consciences individuelles, il est plus réaliste d’appuyer les minorités agissantes et les collectifs déjà mobilisés à partir desquels peuvent émerger de nouvelles alliances sociales et
politiques, de nouvelles formes de coopération entre des humains et des non humains aussi, afin d’esquisser la grande coalition socio-écologiste seule à même de transfigurer les anciens projets d’émancipation.
Bibliographie À lire : Bruno LATOUR et Nikolaj SCHULTZ, Mémo sur la nouvelle classe écologique, La Découverte, Paris, 2022. Philippe DESCOLA, Par-delà nature et culture, Gallimard, Paris, 2015.
Notes du chapitre [1] ↑ À chaque mode d’existence correspond un certain type de « vérité » ou de « véridiction » : la « vérité » scientifique n’est pas la même que la « vérité » juridique ou la « vérité » politique. Dans ce cadre, il n’y a pas de vérité unique. Cela ne veut pas dire qu’aucune vérité n’existe, bien au contraire : pour chaque mode d’existence, il existe des formulations justes et des formulations fausses ou inadéquates. Ainsi, selon Latour, quand une œuvre d’art est « ratée », on le sait…
[2] ↑ Ce terme est à la mode dans une humeur philosophique contemporaine marquée entre autres par la figure de la guerre civile (par exemple chez Giorgio Agamben). Mais ce terme est-il pour autant pertinent ? [3] ↑ Bruno Latour, entretien donné à la revue Basta ! le 16 février 2022. [4] ↑ « Mais il n’y a rien de révolutionnaire dans notre Mémo. Nous en appelons à une nouvelle association. Nous parlons de reclassement. Il va y avoir des industriels, des investisseurs, des ingénieurs dans la classe écologique. » Bruno Latour, entretien avec Terra Nova, 2 mars 2022, disponible en ligne. [5] ↑ À cet égard, ils reprennent un lieu commun souvent partagé au sein des générations d’après-guerre : le XXe siècle aurait été marqué par la correspondance entre position sociale et prise de position politique. Or cette vision est largement mythique et n’a de pertinence dans notre pays qu’entre la fin des années 1940 et le début des années 1980. [6] ↑ Du reste, à la construction sociale de la réalité que mettent en avant, entre autres, les sociologues de la domination, il oppose l’« instauration » de la réalité par les humains. Comment comprendre cette expression assez obscure – et porteuse de connotations spiritualistes ? Veut-il dire par là que les humains reconnaissent, accueillent et traduisent avec leur sensibilité, leurs mots et leurs concepts cette pluralité ? [7] ↑ Philippe Descola, Une écologie des relations, éditions du CNRS, Paris, 2019. [8] ↑ Nombre de mouvements émancipateurs contemporains se sont d’ailleurs saisis des acquis de la sociologie pour dénaturaliser les rapports sociaux de domination : les nouvelles générations féministes, par exemple, nourries par les gender studies, déconstruisent et délégitiment les représentations traditionnelles du féminin et du masculin en montrant que celles-ci sont un aspect et le produit d’un rapport social particulier : la domination masculine. [9] ↑ Les aliments que nous ingérons, et le rythme de cette ingestion, façonnent nos corps ; or cet apport et sa fréquence sont socialement déterminés. Nous sommes par ailleurs constitués non seulement de cellules et d’armatures osseuses, mais aussi de centaines de milliards de bactéries. [10] ↑ Le concept d’énergie traverse les différents champs scientifiques et contribue déjà à leur dialogue – de l’étude de la photosynthèse et de l’énergie allouée par chaque espèce à la longévité et à la reproduction de ses membres, à l’invention du feu, à la production des hautes températures par l’industrie humaine jusqu’aux politiques énergétiques.
La Nature, constructions historiques et techniques Jérôme Lamy Historien et sociologue, CNRS
Il peut sembler contre-intuitif de concevoir la nature comme une construction sociale. En apparence, le monde naturel se distingue du monde social. Cependant, l’histoire de la modernité* occidentale montre que cette séparation est le produit de pratiques et de discours techniques, politiques, économiques, scientifiques. Selon les époques, les groupes humains ont perçu, conçu et imaginé différemment leur rapport à leur environnement. Ils ont fait de la nature une construction sociale aux contours mouvants, en lien avec les intérêts, les attentes, les contraintes et les systèmes de domination propres à chaque époque. Quels rapports sociaux à la nature les groupes sociaux « savants » ont-ils eus au cours du temps ?
« Ici, comme partout ailleurs, l’identité de l’homme et de la nature apparaît aussi sous cette forme, que le comportement borné des hommes en face de la nature conditionne leur comportement borné entre eux, et que
leur comportement borné entre eux conditionne à son tour leurs rapports bornés avec la nature. » Karl Marx et Friedrich Engels, L’Idéologie allemande, 1846. Lexique Modernité : pour les historiens, la modernité correspond à la période qui va de la fin de l’époque médiévale à la Révolution française. Elle est marquée, notamment en France, par une domination du pouvoir royal sur la noblesse. Elle correspond à la fois à l’expansion impérialiste de l’Europe occidentale, à la traite négrière, à de nouvelles pratiques savantes fondées sur l’expérimentation et de l’observation, à l’émergence d’une économie capitaliste.
Une nature grecque ?
L
a période présocratique, à partir du VIe siècle av. J.-C., est marquée par une nouvelle manière d’expliquer les
phénomènes naturels. Il s’agit de trouver des explications rationnelles qui ne mobilisent ni des mythes, ni des actions divines mais reposent sur un ensemble d’expériences sensibles, désignées par le terme de phusis. L’irruption de ce cadrage inédit, qui comprend autant les êtres que les choses, se double d’une analyse savante du monde [1] . Les activités humaines ne sont pas détachées de ce qui est compris comme la nature ; les
êtres humains et les techniques qu’ils peuvent mettre en œuvre sont pris dans des déterminations qui sont celles du monde. Par exemple, Hippocrate, dans son traité Du Régime, compare le travail du tissage à la « circulation dans le corps ; elle vient finir là où elle commence [2] ». Il s’ensuit, comme l’avait noté JeanPierre Vernant, que « les activités professionnelles ne font […] que prolonger les qualités naturelles des artisans ». Seules les « manipulations de l’argent » ne semblent pas venir de l’ordre de la nature, puisqu’elles « n’ont qu’une valeur de convention » [3] . La nature grecque est donc englobante, au sens où la plupart des activités humaines s’y inscrivent et participent à sa nécessité. Elle correspond à une configuration singulière du rapport au monde, qui articule discours savant, unité et omniprésence du naturel.
Des lisières du sauvage à la réduction des communs* Si la question de la propriété de la nature n’est pas absente en Grèce ancienne, elle prend un tour particulièrement important dès le début du Moyen Âge. Dans l’ordre social très stratifié de la période médiévale, la jouissance des terres s’impose comme une manière singulière de considérer la nature puisqu’elle lie
usage, droit et formes de dominations dans la pratique de l’espace. Le travail de délimitation et de catégorisation de l’environnement constitue une nouvelle façon de quadriller la nature et de lui conférer des propriétés juridiques et politiques. Fabrice Mouthon rappelle qu’« eaux, forêts, montagnes, marais, lacs, sont réputés appartenir au fisc romain, puis au roi barbare, enfin (après l’an mille), au seigneur de ban, ou plus tardivement encore aux communautés d’habitants qui en réglementent l’accès aux particuliers [4] ». C’est une « vision grossièrement tripartite de l’espace », héritée des « agronomes romains » qui domine : « l’ager, l’espace habité et régulièrement cultivé, la silva ou salvaticum, le monde sauvage […] d’où l’homme est normalement exclu » et « le saltus, composé des bois, des marais, des alpages en montagne, du maquis et de la garrigue en Méditerranée, de la lande en milieu atlantique », qui constitue « un espace exploité par l’homme, mais où il ne réside ni ne travaille en permanence ». L’espace sauvage appartient pour l’essentiel aux représentations « imaginaires » ; l’ager « est par excellence l’espace des droits individuels et familiaux » ; le saltus est composé « d’espaces d’exploration collective ou les droits sont partagés ». Les articulations entre distribution des espaces naturels et formes de propriété ont constitué, tout au long de l’époque moderne, du
XVIe au XVIIIe siècle,
des enjeux de négociations et
de frictions. Les configurations juridiques et politiques autour de ces communs, ces espaces aux statuts juridiques complexes
mais dont les usages peuvent être partagés collectivement, sont très diverses sous l’Ancien Régime. Toutefois, les mouvements de réappropriation dans le cadre de l’avènement moderne de l’État et du capitalisme sont nombreux et instaurent un rapport singulier non pas seulement à la nature, mais à sa propriété. En Angleterre, le phénomène des enclosures, qui consiste à séparer les champs par des haies pour en marquer les frontières (donc le territoire du propriétaire), aboutit à une destruction des rapports à la nature précédemment entretenus. Par exemple, « [l]e mouvement des enclosures détruisit, village après village, l’économie de subsistance qui faisait vivre les plus pauvres tant bien que mal [5] ». Lexique Communs : forme spécifique d’entretien et d’exploitation de certaines ressources naturelles sur des espaces distincts de ceux relevant des droits de propriété individuelle. L’économiste américaine Elinor Ostrom a montré empiriquement que les groupes humains pouvaient collectivement s’organiser pour gérer des biens communs comme des ressources naturelles [6] . Ses propositions affrontent les allant-de-soi libéraux – notamment ceux de Garrett Hardin, théoricien de la « tragédie des communs » – qui postulaient (à tort, donc) une impossible gestion concertée de l’environnement [7] . Cette façon d’envisager les espaces naturels selon des modes différents de propriété, c’est-à-dire de jouissance juridiquement et politiquement reconnue des biens, crée des rapports de
forces nouveaux entre les populations dépendantes des communs et les propriétaires fonciers ou l’État. Les relations à l’environnement sont alors déterminées à la fois par des nécessités de subsistance, des enjeux de souveraineté et des intérêts capitalistes – notamment ceux des propriétaires terriens. La définition même des territoires destinés à la communauté
repose
sur
des
dynamiques
historiques,
économiques et politiques complexes qui traversent l’épaisseur du corps social.
Science, nature et modernité Les discours produits tout au long de l’époque moderne, concernant la propriété de la nature, s’enracinent dans une conception plus générale du rapport au monde fondée sur la domination de l’environnement par la science et la technique. Si les historiens et les historiennes des sciences s’accordent pour relativiser l’idée d’une révolution scientifique uniforme et massive au début de l’époque moderne [8] , il existe toutefois des indices sérieux d’une série de transformations profondes dans la façon de concevoir la nature et son exploration à cette période. L’historienne Carolyn Merchant a proposé une thèse forte sur cette nouvelle relation, dans son ouvrage La Mort de la nature. Elle note que la nature était considérée comme relevant du domaine féminin jusqu’au
XVIe siècle :
« La Terre en tant
qu’entité féminine jouait un rôle central au sein de la cosmologie organique [c’est-à-dire qui considère le monde comme un organisme] discréditée par la Révolution scientifique et par l’ascension d’une culture axée sur le marché dès le début de l’Europe moderne [9] . » Le registre de l’organique et du féminin se voit opposer, avec la structuration des pratiques scientifiques expérimentales, une philosophie mécaniste considérant la nature comme un ensemble de relations complexes et chaotiques qu’il faut comprendre et réordonner. Dans le même temps, le féminin est déprécié et dévalorisé. Merchant étudie notamment la façon dont le physicien anglais Francis Bacon, au XVIe siècle, envisage l’exploration des phénomènes naturels : « Ses écrits décrivent la nature comme une femme devant être torturée grâce aux inventions mécaniques. » La nature devient alors un élément extérieur aux groupes humains, une ressource à étudier et à asservir. Ainsi, le philosophe français René Descartes soutenait, au
XVIIe
siècle,
que les connaissances savantes permettaient de « nous rendre comme maistres et possesseurs de la Nature [10] ». La science expérimentale, la domination patriarcale [11] et l’exploitation capitaliste se nouent, dans ce moment de la modernité naissante, pour instaurer un rapport violent à la nature et aux femmes. Lexique Ontologie naturaliste : configuration du rapport entre les groupes humains et la nature caractérisée par une reconnaissance de l’unité physique des êtres et des choses qui composent le monde et des différences dans la vie mentale
qui émerge à l’époque moderne. Dans cette perspective la nature constitue un complexe de relations à investiguer et de ressources à préempter, y compris de façon violente. De l’histoire générale des rapports humains avec leur environnement,
Philippe
Descola
a
tiré
une
analyse
anthropologique serrée de la configuration moderne de la nature. Elle se caractérise, selon lui, « par une continuité de la physicalité des entités du monde et une discontinuité de leurs intériorités [12] ». Les êtres humains conçoivent ainsi qu’ils sont constitués des mêmes éléments que toutes les entités qui peuplent le monde, mais ils font de leur vie mentale une singularité qui les distingue. Tout ceci constitue une ontologie (c’est-à-dire une façon d’être au monde) naturaliste* qui est cruciale dans la compréhension de la crise environnementale contemporaine. La lente maturation d’une représentation et d’une pratique de la nature fondées sur son exploration scientifique (au besoin violente) a croisé l’émergence du capitalisme et la restructuration du patriarcat. Cet ensemble de relations convergentes a construit l’idée d’une prédation nécessaire et sans fin de la nature.
L’introuvable nature sauvage La période contemporaine, à partir du XIXe siècle, ne rompt pas, bien sûr, avec l’idée d’une prise scientifique sur la nature. Mais
elle est également marquée par un discours nostalgique sur l’environnement. Dans l’histoire des modalités de compréhension et/ou de description des rapports humains à la nature, les conceptualisations parfois mythiques sont nombreuses. Mais elles nous renseignent sur les configurations entre sociétés humaines et environnement. C’est le cas notamment de la notion
de
wilderness
(nature
sauvage),
minutieusement
explorée par l’historien américain William Cronon. Avant le XIXe
siècle, le terme wilderness renvoyait à « un lieu désert, indompté, désolé ou aride » et « ses connotations étaient tout sauf positives » [13] . Mais peu à peu la notion change de sens. Cronon identifie deux principaux opérateurs théoriques de transformations : le sublime et la frontière. Le premier renvoie au « romantisme » et la seconde « est un concept plus spécifiquement américain ». Le croisement de ces deux notions a lesté la wilderness d’une forte charge morale – notamment par la sacralisation. Tout un pan de la littérature américaine de cette époque fait correspondre les sensations ressenties devant une « nature sauvage » aux sentiments religieux – c’est le cas notamment chez William Wordsworth et Henry David Thoreau. Peu à peu, cependant, la popularité de la wilderness tend à la « domestication » du sublime. La frontière opérait selon une autre ligne de force, mais toujours pour caractériser une nature sans empreinte humaine : constituée en « mythe », elle cristallisait « ce sentiment
profond
qu’avaient
certains
groupements
américains, qui considéraient la wilderness comme le dernier bastion de l’individualisme acharné ». Cronon remarque que « l’individualiste mythique de la frontière était presque toujours de sexe masculin ». L’idéologie de la frontière, qui sous-tend la volonté de repousser sans cesse les limites de l’activité humaine, entre en résonance avec le virilisme d’une vie vouée aux sévérités supposées des phénomènes naturels. Et l’historien pointe ici un paradoxe : ce sont les membres de l’élite urbaine, « ces hommes mêmes qui tiraient profit du capitalisme industriel des villes », qui voulaient « fuir ses effets débilitants ». La wilderness devint alors une occupation touristique pour les plus riches. La violence du procédé est d’autant plus grande que « le mouvement de protection du statut des parcs nationaux et de zones de nature sauvage destinés au tourisme suivit de très près la dernière vague de guerres indiennes pendant lesquelles les premiers habitants de ces zones furent regroupés et transférés dans des réserves ». Ainsi, les autochtones ont été expulsés pour permettre aux élites de « profiter de l’idée illusoire qu’ils vivaient là leur pays dans sa condition originelle et immaculée ». En instaurant l’illusion d’une coupure entre un monde débarrassé des activités humaines et une vie en société nécessairement vouée à la décadence, la wilderness interdit – paradoxalement – de bien saisir les implications concrètes des activités humaines dans la dégradation de l’environnement. Depuis, la conception largement partagée d’une nature idéale prend appui sur cette conception états-unienne élitiste et impérialiste de l’environnement.
Et maintenant ? Ces quelques exemples historiques esquissés permettent de comprendre que toutes les sociétés humaines organisent leurs relations avec ce qu’elles désignent comme la nature selon leurs conceptions
philosophiques,
politiques,
économiques,
juridiques, scientifiques ou même esthétiques. Ce que l’on nomme nature est, systématiquement, une construction sociale et historique qui concrétise un rapport spécifique au monde. Parfois même, ces manières d’envisager la nature se superposent ou s’articulent. La caractérisation contemporaine de la crise environnementale (réchauffement climatique, dégradation de la biodiversité) est elle-même le produit d’une façon spécifique de concevoir la nature, la prédation capitaliste, la prééminence de l’économie. Les alertes ont été nombreuses, dès le début de la période moderne [14] , mais les conditions historiques et sociales nécessaires pour faire de la détérioration de la nature un objet politique légitime n’étaient pas rassemblées. Et le discours contemporain sur l’urgence écologique ne signifie pas (encore) la remise en cause immédiate
du
régime
productiviste.
Bibliographie
capitaliste
et
de
son
idéologie
À lire : Marie
CORNU,
Françoise
ORSI
et
Judith
ROCHFELD
(dir.),
Dictionnaire des biens communs, PUF, Paris, 2017. William CRONON, Chicago, métropole de la nature, Zones sensibles, à paraître. Pierre DARDOT et Christian LAVAL, Commun. Essai sur la révolution au XXIe siècle, La Découverte, Paris, 2014. Jérôme LAMY et Romain ROY (dir.), Pour une anthropologie historique de la nature, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2019. Catherine LARRÈRE et Raphaël LARRÈRE, Penser et agir avec la nature. Une enquête philosophique, La Découverte, Paris, 2018.
Notes du chapitre [1] ↑ Arnaud Macé, « La naissance de la nature en Grèce ancienne », in Stéphane Habé et Arnaud Macé (dir.), Anciens et Modernes par-delà nature et société, Presses universitaires de Franche-Comté, Besançon, 2012, p. 47 ; et p. 75 et p. 76 pour les citations suivantes. [2] ↑ Hippocrate, Du Régime, I, 19. [3] ↑ Jean-Pierre Vernant, Mythe et pensée chez les Grecs. Études de psychologie historique, La Découverte, Paris, 1996, p. 290. [4] ↑ Fabrice Mouthon, Le Sourire de Prométhée. L’homme et la nature au Moyen Âge, La Découverte, Paris, 2017, p. 161 ; et p. 161-162 et p. 162 pour les citations suivantes. [5] ↑ Edward P. Thompson, La Formation de la classe ouvrière anglaise, Le Seuil, Paris, 2012, p. 279. Voir également, Edward P. Thompson, Les Usages de la coutume.
Traditions et résistances populaires en Angleterre (XVIIe-XIXe siècle), EHESS/Gallimard/Le Seuil, Paris, 2015 ; et Edward P. Thompson, La Guerre des forêts. Luttes sociales dans l’Angleterre du XVIIIe siècle, La Découverte, Paris, 2014. [6] ↑ Elinor Ostrom, Governing the Commons. The Evolution of Institutions for Collective Action, Cambridge University Press, Cambridge, 1990. [7] ↑ Fabien Locher, « Les pâturages de la Guerre froide : Garrett Hardin et la “Tragédie des communs” », Revue d’histoire moderne et contemporaine, vol. 1, n° 60, 2013, p. 7-36. [8] ↑ Steven Shapin, La Révolution scientifique, Flammarion, Paris, 1998 ; Pascal Duris, Quelle révolution scientifique ? Les sciences de la vie dans la querelle des Anciens et des Modernes (XVIe-XVIIIe siècles), Hermann, Paris, 2016. [9] ↑ Carolyn Merchant, La Mort de la nature. Les femmes, l’écologie et la Révolution scientifique, Wildproject, Marseille, 2020, p. 32 et p. 253 pour la citation suivante. [10] ↑ René Descartes, Discours de la méthode pour bien conduire sa raison & chercher la vérité dans les Sciences, Chez Charles Angot, Paris, 1668, p. 50. [11] ↑ Voir à ce sujet les contributions de Jeanne Burgart-Goutal et de Constance Rimlinger dans cet ouvrage. [12] ↑ Philippe Descola, Par-delà Nature et Culture, Gallimard, Paris, 2005, p. 304. [13] ↑ William Cronon, Nature et récits. Essais d’histoire environnementale, Éditions Dehors, Bellevaux, 2016, p. 135 ; et pour les citations suivantes p. 138, 140-141, 142, 145, 147, 147 et 149. [14] ↑ Jean-Baptiste Fressoz et Fabien Locher, Les Révoltes du ciel. Une histoire du changement climatique XVe-XXe siècle, Le Seuil, Paris, 2020.
Biodiversité, ingénierie écologique et domination de la nature Clémence Guimont Politiste, université Paris 1
Les amoureux de la nature partagent l’idée que nous devons agir sur les espèces et les milieux pour les préserver en nous appuyant sur le savoir scientifique via, par exemple, l’observation, le comptage et le traçage d’espèces. Ces actions visent à protéger certains milieux naturels et certaines espèces considérées comme ayant un rôle écologique important. Comment cette idée s’est-elle diffusée ? Quels acteurs la portent et comment la mettent-ils en pratique ? Modifie-t-elle notre rapport au vivant non humain ?
« Se rendre comme maître et possesseur de la nature. » René Descartes, Discours de la méthode, 1637. Lexique Parc naturel régional : créés à partir de 1967, les PNR sont des rassemblements de plusieurs communes en raison de
l’intérêt de leur patrimoine naturel et culturel. Ils sont classés par l’État pour une période de quinze ans renouvelable.
Louis et la préservation des busards, des castors, des chauvessouris et des prairies
U
ne journée de travail typique de Louis, responsable scientifique dans un Parc naturel régional* (PNR), incarne la mise en pratique de l’action scientifique et technique pour la préservation du vivant. Il fait d’abord un bref passage au bureau pour consulter ses courriels. L’association locale de protection des oiseaux l’informe que la nidification des busards* a été un succès cette année. Elle a bien fait de mener des opérations de sensibilisation auprès des agriculteurs pour qu’ils contournent les nids au sol avec leurs tracteurs. Dans sa boîte mail également, les derniers inventaires naturalistes* que le PNR a commandités à la société savante locale de mammalogie : la population des chauves-souris a encore baissé sur le territoire. Il faudrait poser plus de gîtes pour elles ; c’est la meilleure façon de préserver leur habitat. Lexique Busards : rapaces nichant au sol.
Inventaires naturalistes : énumération et description des taxons présents dans une zone déterminée. Les espèces présentes sont recensées et quantifiées. Louis doit ensuite faire visiter les alentours de la rivière à un professeur d’université en écologie, à un membre d’une association locale de protection des mammifères et à une élue du Conseil régional. Cette institution a en effet voté un programme de réintroduction du castor : il faut trouver le site approprié pour réintroduire ce rongeur semi-aquatique, assurer sa reproduction et sa sédentarisation. Pour cela, Louis s’appuiera à nouveau sur des inventaires naturalistes. Sa journée de travail s’achève par un entretien avec un de ses partenaires, le responsable scientifique du Conservatoire des espaces naturels. Ils doivent définir ensemble les zones à faucher sur un site géré par le Conservatoire afin de favoriser le maintien des prairies et des espèces qui leur sont liées.
L’effondrement du vivant non humain provoqué par les sociétés occidentales Depuis une cinquantaine d’années, la réduction du nombre d’espèces et de la diversité des milieux naturels est accélérée par des facteurs anthropiques comme l’agriculture intensive,
l’artificialisation et la fragmentation des sols, la surexploitation de certaines espèces, la pollution des sols et des eaux et le changement climatique. Plus précisément, ces facteurs anthropiques sont directement liés aux modes de production, de transport et de consommation occidentaux. Entendons-nous, si le vivant a déjà vécu cinq cycles liés à des disparitions massives (la disparition des dinosaures étant la plus connue), la spécificité du cycle actuel est liée au fait que c’est une partie des humains qui en est responsable. Cela pose, d’abord, des questions éthiques vis-à-vis du reste de la communauté du vivant. Le rythme exponentiel de cette disparition est également problématique, car il dépasse celui de l’adaptation du vivant à des changements aussi brutaux. À terme, c’est bien la survie tant du vivant non humain qu’humain qui est incertaine. Par exemple, la disparition des insectes pollinisateurs et l’érosion des sols, liées à l’usage d’intrants pétrochimiques, fragilisent la production agricole dans son ensemble ; celle-ci est également déstabilisée par les épisodes caniculaires provoqués par le changement climatique, lui-même aggravé par la disparition des forêts qui entrave la capture de dioxyde de carbone. Un rapport produit par l’International Union for Conservation of Nature (IUCN), l’Office français pour la biodiversité et le Museum national d’histoire naturelle, publié au printemps 2021, livre quelques chiffres inquiétants sur les espèces menacées et disparues en France. Depuis 2008, 2 430 sur 13 842 espèces évaluées, soit 17,6 %, sont menacées
de
disparition.
Les
oiseaux
nicheurs
sont
particulièrement vulnérables en France métropolitaine : 32 %
de leurs effectifs, soit environ un tiers d’entre eux, pourraient disparaître prochainement.
Un rapport scientifique et technique au vivant non humain En 1986, plusieurs biologistes de la conservation, dont l’ÉtatsUnien Michael Soulé, organisent le Forum de Washington pour alerter le monde politique de la gravité de la situation. Le terme « biodiversité », conçu par ces mêmes scientifiques, est alors employé pour désigner la richesse du vivant sur le plan des gènes, des espèces et des écosystèmes. La dimension politique de
ce
rassemblement
est
clairement
assumée
par
les
chercheurs. D’après eux, seule la diversité du vivant est à même d’assurer les conditions de son adaptation aux perturbations. Dès lors, l’enjeu crucial pour l’action publique est le maintien de cette diversité, ce qui implique de protéger tout particulièrement les espèces les plus rares pour lutter contre l’homogénéisation biotique*. Lexique Homogénéisation biotique : augmentation de la similarité de la composition des espèces dans les différents milieux. La biologie de la conservation est qualifiée de « science pratique » car elle est construite à partir de cas pratiques et doit
viser des applications concrètes. À titre d’exemple, les biologistes de la conservation construisent des plans de gestion, qui consistent à déterminer les enjeux de conservation de la biodiversité des espaces naturels [1] et à proposer des solutions techniques pour en assurer le maintien. La première phase d’un plan de gestion repose sur l’analyse comptable des espèces pour évaluer leur intérêt en termes de biodiversité. Ensuite, une stratégie pour favoriser le maintien de certains milieux et des espèces qui y sont associées est définie. Enfin, cette stratégie est mise en œuvre dans des actions techniques d’ingénierie écologique (par exemple débroussailler, faucher certains espaces ou éradiquer certaines espèces). La méthodologie de conception des plans de gestion est formalisée et standardisée par des organismes internationaux comme l’IUCN. Ces organismes internationaux développent également des actions plus directement interventionnistes sur l’évolution de certaines espèces, suivant des objectifs de préservation ou de meilleure cohabitation entre les humains et les non humains sur un territoire donné. Céline Granjou et Isabelle Mauz-Arpin, sociologues [2] , ont étudié le lancement par le Parc national des Écrins en 2004 d’une expérimentation de contraception sur une trentaine de marmottes pour apaiser des agriculteurs locaux excédés par la présence très importante des rongeurs sur leurs terrains. Jusque dans les années 1980, des entreprises de capture et de déplacement sont menées par les gestionnaires du site.
Désormais,
il
faut
faire
ingérer
des
substances
contraceptives aux marmottes, ce qui représente une intervention scientifique directe et implique un suivi
individualisé de cette population afin d’observer les effets de cette médication. Certes, cette expérimentation reste un cas isolé d’intervention technique sur des animaux au service des intérêts d’un groupe professionnel (ici les agriculteurs) ; objet de contestations locales, elle n’a d’ailleurs pas été reproduite. Toutefois, elle montre comment le savoir scientifique peut être mis au service d’actions de contrôle et de gestion du vivant non humain. Plus généralement, de nombreux programmes d’éradication d’espèces considérées comme envahissantes, telles que les ragondins * ou les jussies*, sont mis en place. Il peut s’agir de capture et de déplacement d’animaux, mais aussi parfois d’abattage via des tirs autorisés par les autorités. Quant aux plantes, elles nécessitent généralement un arrachage à la racine. Les réintroductions d’espèces sont aussi très courantes, quand elles sont considérées comme bénéfiques pour leurs milieux ou qu’elles représentent des symboles du patrimoine naturel, par exemple les ours dans les Pyrénées, les gypaètes barbus dans les Alpes ou les castors dans le nord de la France. Lexique Ragondin : rongeur semi-aquatique originaire d’Amérique du Sud vivant en eaux douces. Importé pour sa fourrure, il est présent dans plus de soixante-dix départements français. Jussie : plante aquatique originaire d’Amérique du Sud et introduite pour servir d’ornementation. Elle est maintenant présente dans de nombreux étangs et marais.
S’il est entendu que le contrôle de sociétés humaines sur la nature est ancestral – on peut le lier à la création de l’agriculture à l’ère mésopotamienne –, les instruments développés par les biologistes de la conservation depuis les années 1980-1990 reposent sur un nouveau présupposé : la connaissance scientifique serait indispensable pour agir sur le vivant non humain. Par ailleurs, la diversité du vivant non humain constituerait la finalité de l’action technique de conservation, partant du principe que les scientifiques peuvent, par leurs connaissances, améliorer le sort des milieux et des espèces et in fine mettre en ordre le vivant non humain dans son intérêt.
Gérer scientifiquement et techniquement le vivant non humain pour mieux le dominer ? Ce nouveau paradigme* scientifique, construit d’abord dans la sphère anglo-saxonne, se diffuse aussi en France. Dans les années 1980, le renouvellement du personnel universitaire conduit à l’introduction de la biologie de la conservation au sein de la sphère académique française. L’évolution du monde académique, qui se tourne vers des
sciences pratiques, provoque alors des changements dans les formations, tendant vers la gestion technique du vivant. Des formations de l’enseignement supérieur en gestion de la biodiversité sont ensuite créées sur l’ensemble du territoire français – brevets de techniciens supérieurs (BTS), masters à l’université ou dans des écoles d’ingénieurs. Au cours des années 2010, les formations donnent une plus grande place aux enseignements de l’ingénierie écologique et des cas pratiques en biologie de la conservation. De nombreuses techniques de gestion de la biodiversité des aires protégées, de gestion des espèces et de restauration des milieux naturels pollués sont enseignées. Les étudiants intériorisent ainsi l’idée que leur rôle est de gérer la biodiversité, en s’appuyant sur des connaissances fondamentales et techniques en écologie. La dépendance du vivant non humain à la technique devient in fine une évidence bien que cette idée soit historiquement construite. Ces étudiants, une fois diplômés, intègrent des bureaux d’études, des associations de protection de la nature, notamment des Conservatoires de protection des espaces naturels, etc., où ils contribuent à la diffusion de cette conception de contrôle et, par voie de conséquence de domination, sur le vivant [3] . Lexique Paradigme : ensemble de présupposés et de représentations partagés par une communauté de scientifiques. Dans le même temps, ces institutions font justement évoluer leurs missions pour répondre à l’impératif de gestion du vivant non humain. Par exemple, les Conservatoires des espaces
naturels, créés dès les années 1970, proposent une charte nationale qui structure leurs ambitions autour de quatre objectifs : connaître, protéger, valoriser, gérer. La connaissance scientifique a pour finalité, telle que l’indique la charte, de « définir les priorités d’actions et les outils de gestion les plus adaptés » ; elle est mise au service d’interventions techniques sur le vivant. Les Conservatoires des espaces naturels ont recours à la maîtrise foncière ou à la maîtrise d’usage dans l’optique d’appliquer des plans de gestion sur ces espaces et la gestion passe par des travaux d’aménagement et de gestion par fauche ou pâturage, définis dans des plans de gestion. Progressivement,
un
nouveau
groupe
professionnel
se
constitue : les gestionnaires des espaces naturels. Ils et elles sont salariés d’associations comme les Conservatoires des espaces naturels, les Conservatoires botaniques ou bien au sein des régies et syndicats de gestion des espaces naturels sensibles* des Conseils départementaux, des réserves naturelles régionales, des parcs nationaux, etc. La palette des métiers qu’ils exercent est assez large. Ils sont parfois chargés de mission dans le cadre de politiques Natura 2000* ou de politiques territoriales des parcs naturels régionaux par exemple, salariés de pôles dits scientifiques en charge des inventaires, des études scientifiques et de la rédaction des plans de gestion. Mais la majorité des gestionnaires des espaces naturels sont des gardes techniciens, qui suivent les plans de gestion et interviennent dans la surveillance des sites. L’extension de ce groupe professionnel révèle la diffusion de
ces nouvelles formes de contrôle exercées par l’action publique sur le vivant non humain. Lexique Espaces naturels sensibles : espaces préemptés et gérés par les Conseils départementaux en vue de les protéger car considérés comme des espaces remarquables en termes de biodiversité. Natura 2000 : politique établie par l’Union européenne dans les années 1990 visant à définir et protéger des zones considérées comme remarquables en termes de biodiversité. Vision prométhéenne : en référence au mythe de Prométhée, personnage de la mythologie grecque qui veut faire des hommes les égaux des dieux en leur transmettant la maîtrise du feu.
Et maintenant ? Le vivant non humain fait l’objet d’une domination scientifique et technique visant à le régir et à le contrôler. Cela participe d’une vision prométhéenne* du progrès technique, qui présuppose que nos sociétés sont capables de maîtriser la nature et de la mettre en ordre. Finalement, les scientifiques de la biodiversité reprennent à leur compte l’idée selon laquelle la technique peut nous sauver de situations désastreuses qui ont été elles-mêmes provoquées par une croyance aveugle des
sociétés
occidentales
contemporaines
dans
le
progrès
technoscientifique. Autrement dit, notre dépendance à la technique s’est renforcée. Les effets de certaines mesures écologiques – comme la prolifération de ragondins ou de crevettes
de
Louisiane
en
Europe
à
la
suite
à
leurs
réintroductions – ne sont pourtant pas anticipés. La science et la technique ne représentent donc pas forcément l’alpha et l’oméga pour endiguer la crise de biodiversité. La diffusion de ce paradigme technoscientifique a des effets sur les représentations sociales et politiques de la crise de la biodiversité. L’effondrement du vivant est réduit à un problème scientifique qui devrait être pris en charge par des politiques publiques menées en partenariat avec le monde associatif, les universitaires, les bureaux d’études, tous considérés comme experts de la biodiversité. Ainsi, les questions éthiques et morales suscitées par la situation sont évacuées du débat public. Sans compter que les politiques de gestion du vivant visent le plus souvent à protéger les espèces et les milieux qui sont déjà en voie de disparition ; trop peu d’initiatives politiques sont menées pour agir, en amont, sur la disparition de la biodiversité en faisant évoluer les modes de production agricole, reculer l’artificialisation galopante des sols, réduire les pollutions, etc.
Bibliographie À lire : IUCN, OFB, MNHN, « La liste rouge des espèces menacées en France, 13 ans de résultats », disponible en ligne. Patrick BLANDIN, De la protection de la nature au pilotage de la biodiversité, Éditions Quae, Paris, 2009. Céline GRANJOU, Sociologie des changements environnementaux. Futurs de la nature, ISTE éditions, Londres, 2016. Daniel COMPAGNON et Estienne RODARY (dir.), Les Politiques de biodiversité, Presses de Sciences Po, Paris, 2017.
Notes du chapitre [1] ↑ Comme les ou nationales, etc.
parcs
nationaux,
les
réserves
naturelles
régionales
[2] ↑ Isabelle Mauz et Céline Granjou, « Une expérimentation contestée de contraception de marmottes », Natures, Sciences, Sociétés, vol. 16, n° 3, 2008, p. 232240. [3] ↑ Ces étudiants peuvent également contribuer à la construction d’études naturalistes pour montrer l’intérêt écologique de certaines zones en vue de leur préservation. Les travaux de Sylvie Ollitrault montrent par exemple que l’expertise scientifique appartient au répertoire d’action collective des associations environnementales et naturalistes.
Le commun est-il si commun ? Nature et conflits de classe Gabriel Mahéo Philosophe
On entend souvent que la question écologique devrait permettre de dépasser les vieux clivages politiques de la gauche et de la droite, du socialisme et du libéralisme, etc. Après tout, ne sommes-nous pas tous embarqués sur la même planète ? Si le climat se réchauffe, n’y sommes-nous pas également soumis ? Ne respirons-nous pas le même air ? Il conviendrait alors de laisser de côté les vieilles divisions entre classes sociales pour faire cause commune dans la crise écologique. Mais la nature est-elle vraiment un bien commun à toute l’humanité ? Avons-nous tous le même rapport avec elle ? N’est-elle pas plutôt le lieu d’un conflit d’appropriation entre les différentes classes sociales ?
« À la différence de ce qui se passe lors des crises du capitalisme, il n’y a pas ici de canot de sauvetage pour les riches et les privilégiés. »
Dipesh Chakrabarty, « Le climat de l’histoire : quatre thèses », 2010. « L’écologie sans lutte des classes, c’est du jardinage. » Slogan attribué à Chico Mendes. « Moi, je trouve que c’est très bien, le jardinage, c’est très bien les petites fleurs et les petits oiseaux. » Yannick Jadot, mars 2022.
D
ans le film Parasite de Bong Joon-ho (2019), une scène illustre bien le fait que le même phénomène naturel peut avoir des effets diamétralement opposés selon les classes sociales sur lesquelles il s’abat. Il s’agit en l’occurrence de la pluie. D’un côté, elle contraint simplement la famille bourgeoise des Park à renoncer à leur petit week-end de camping ; de l’autre, elle engendre une remontée des eaux des égouts qui entraîne l’inondation de l’appartement que la famille prolétarienne des Kim occupe en sous-sol, ce qui les pousse à finir la nuit dans un gymnase avec d’autres familles. L’épisode des pluies diluviennes qu’a connu la Belgique en juillet 2021 montre que la réalité peut rejoindre la fiction : les quartiers les plus touchés furent encore une fois les plus pauvres, comme dans la ville de Verviers où 10 000 personnes ont perdu leur logement.
Tous dans le même bateau ?
On se représente généralement « la » nature comme ce qui précède de toute éternité l’activité humaine, comme le milieu dont les êtres humains font partie et qu’ils aménagent pour y puiser les ressources dont ils ont besoin (l’eau, les matières premières, etc.). Ainsi envisagée, la nature fait partie des conditions de vie de l’espèce humaine en général : elle ne pourrait donc appartenir à personne en particulier, car tout le monde aurait le même droit sur elle. C’est ce qui en ferait la chose commune par excellence, c’est-à-dire ce dont nous serions tous également responsables. Cela suppose toutefois que nous ayons tous, peu ou prou, le même type de rapport à cette nature commune. Or rien n’est moins sûr ! Le genre humain est, en effet, loin d’être une entité homogène : les différents groupes sociaux qui le composent n’ont ni les mêmes intérêts, ni les mêmes pratiques, ni le même impact sur la nature. Sans doute tous les êtres humains ont-ils besoin de se nourrir, de se déplacer, et pour cela de consommer des biens qui proviennent, directement ou indirectement, de la nature commune, mais ils ne le font ni de la même manière ni dans les mêmes proportions. Selon le dernier rapport d’Oxfam (2020), les 1 % les plus riches de la planète, qui possèdent près de la moitié des richesses au niveau mondial, émettent à eux seuls deux fois plus de gaz à effet de serre (GES) que la moitié la plus pauvre de l’humanité ; et les 10 % les plus riches ont été responsables de plus de la moitié des émissions de CO2 entre 1990 et 2015 [1] . Le mode de vie de la classe sociale la plus riche consiste ainsi à consumer littéralement les ressources naturelles au détriment du reste de
l’humanité. Le secteur du tourisme, dont cette classe est la principale bénéficiaire, est par exemple à l’origine de 8 % des émissions mondiales de GES, sans parler de ses conséquences désastreuses sur les écosystèmes et la biodiversité – et il va de soi que plus on s’élève vers le tourisme de luxe (croisière allinclusive, etc.), plus ses effets délétères sur la nature s’accroissent de façon exponentielle. D’une manière générale, le rapport des groupes sociaux dominants à la nature se caractérise par une consommation improductive, c’est-à-dire par des dépenses fastueuses qui pèsent lourdement sur l’environnement. Cela se manifeste en particulier dans le choix de ses modes de déplacement : l’achat de véhicules inutilement polluants, comme les sport utily vehicule (SUV), la multiplication des voyages en avion, y compris pour des trajets courts, sont ainsi des marqueurs de l’appartenance à ces groupes sociaux qui semblent faire de la consommation ostentatoire et du gaspillage leur plus grande raison d’exister. Et inutile de s’appesantir sur les possesseurs de yachts qui, pour ne représenter qu’une fraction elle-même minoritaire au sein de la bourgeoisie, n’en ont pas moins une empreinte carbone annuelle équivalente à celle des dix millions d’habitants du Burundi [2] … L’influence que les êtres humains exercent sur la nature dépend donc avant tout de la classe sociale à laquelle ils appartiennent : plus leur niveau de richesse est élevé, plus leur mode de vie occasionne des dommages importants. Le tragique de l’histoire, c’est que ces dommages ne sont pas subis par la classe qui les cause. Les déchets plastiques produits en Occident
sont ainsi envoyés massivement en Asie du Sud-Est, dans des décharges où vivent les populations les plus pauvres. De même, l’exposition aux risques climatiques est bien plus grande chez les classes les plus pauvres : c’est à Madagascar que s’est produite, à l’été 2021, la première famine directement causée par le changement climatique – alors qu’un habitant de Madagascar émet en moyenne cent fois moins de GES qu’un États-unien. De même, 700 000 personnes perdent déjà leur foyer chaque année au Bangladesh du fait de la montée des eaux. Un cinquième des terres du pays pourraient être submergées d’ici 2050, ce qui concernerait directement plus de vingt-cinq millions de personnes [3] . Cette inégalité face à la nature se retrouve également au sein d’une même ville : les quartiers les plus pollués sont généralement habités par des populations pauvres ou racisées. À Los Angeles, par exemple, ce sont les « Latinos » qui vivent près des zones industrielles, tout simplement parce qu’ils y travaillent. Dans ce cas, la position dans les rapports de production apparaît comme le facteur déterminant
d’une
relation
dégradée
à
l’environnement
(mauvaise qualité de l’air, déchets toxiques, etc). Cette inégalité s’observe enfin dans l’accès aux ressources naturelles, à commencer par la plus vitale de toutes : l’eau. En France, c’est en Guyane, où la moitié de la population vit sous le seuil de pauvreté, que 15 % de la population n’ont pas accès à l’eau potable, ce qui a pour effet de multiplier les risques sanitaires [4] . Dans ces conditions, peut-on encore dire que nous avons tous affaire à la même nature ? Ne faut-il pas plutôt reconnaître que certaines classes s’approprient la nature au
détriment de toutes les autres ? Si les classes dominantes se définissent non seulement par leur mode de consommation, mais aussi, et surtout, par la propriété privée des moyens de production, il faut à présent nous tourner vers la façon dont ces classes tendent à privatiser la nature à leur profit.
Une nature privatisée Dans Le Capital, Marx explique que le mouvement des enclosures fut, entre le XVIe et le XVIIIe siècle, la condition d’émergence de l’économie capitaliste en Grande-Bretagne. Les biens communaux, tels que les champs et les pâturages, furent soustraits à l’usage collectif qui en était fait jusqu’alors pour devenir la propriété exclusive de quelques grands seigneurs. Ces espaces communs ont été clôturés afin d’en expulser les populations paysannes, les privant ainsi de moyens de subsistance. De nombreux historiens ont pointé le fait que ce mouvement de dépossession se perpétue, sous des formes toujours renouvelées, tout au long de l’histoire du capitalisme. Pour se développer, ce dernier a constamment besoin de s’approprier des portions de plus en plus larges de ce qui, auparavant, était considéré comme commun. Cette privatisation de la nature au profit d’une minorité se poursuit aujourd’hui sous différentes formes, aussi bien sur terre que sous la mer ou jusqu’au tréfonds du vivant. Il y a tout
d’abord l’appropriation de ce qui n’appartient a priori à personne, comme c’est encore le cas de 90 % des fonds marins. Ces derniers font, en effet, l’objet d’une convoitise grandissante dans la mesure où ils regorgent de nodules polymétalliques, un minerai contenant des matériaux nécessaires à la fabrication de nombre de produits high-tech (téléphones, éoliennes, etc). De même, des entreprises comme le géant russe Gazprom, soutenu par la banque américaine JPMorgan, font main basse sur les ressources fossiles (gaz, pétrole) contenues dans l’océan Arctique, depuis que celles-ci sont rendues accessibles par la fonte des glaces – ou comment les effets du réchauffement climatique constituent une opportunité pour en alimenter les causes… Il y a ensuite l’appropriation de la terre elle-même : depuis la fin des années 2000, on assiste à un mouvement d’accaparement des terres des pays du Sud global par des États et des firmes multinationales, qui acquièrent des centaines de milliers d’hectares pour y développer des cultures industrielles en vue de l’exportation. Au niveau mondial, les trois quarts des terres agricoles sont ainsi accaparées pour produire seulement un quart de la nourriture mondiale, tandis que les trois quarts restants sont produits par de petites exploitations qui ne disposent que d’un quart des terres agricoles – et cette disproportion ne fait que s’accroître [5] . L’expropriation des peuples des pays du Sud global, qui se voient par là privés de ressources essentielles, se fait donc directement au profit des pays riches. Il y a encore un autre aspect, moins visible, de cette tendance des grandes firmes multinationales à s’approprier la nature
commune : c’est ce que l’économiste Hélène Tordjman appelle l’« enclosure des processus vitaux ». Elle désigne ainsi les millions de brevets que déposent sans cesse les grandes firmes de l’agrochimie (les Big 4 : Monsanto-Bayer, DuPont-Dow, BASF et Syngenta-ChemChina) et qui leur confèrent un droit de propriété intellectuelle sur d’innombrables gènes et séquences génétiques. Concrètement, cela signifie que l’invention, la modification, voire la découverte d’une séquence génétique leur permet d’acquérir la semence correspondante, et à travers elle tout ce que cette semence produit (fleurs, fruits, plantes, etc). Ce faisant, comme le souligne Hélène Tordjman, ces firmes deviennent les propriétaires de processus naturels au fondement de la vie et dépossèdent les communautés paysannes de savoirs traditionnels qui n’ont jamais été brevetés. En s’emparant des connaissances sur les semences, qui sont la condition de la vie végétale et animale, elles tendent à constituer un monopole dangereux sur toute la production de nourriture.
La nature, une marchandise ? L’idée de nature évoque généralement tout un imaginaire fait de paysages, de forêts et d’animaux sauvages. La conception que s’en font les capitalistes est cependant bien moins poétique : la nature est vue avant tout comme une ressource qu’il s’agit de transformer en marchandise pour en tirer du
profit. Or quel prix accorder à la qualité de l’air ou de l’eau, à un climat vivable ou à la préservation d’une espèce vivante ? Le fait
qu’une
telle
question
soit
manifestement
absurde
n’empêche pourtant pas le capital de tenter de lui donner une réponse. Pour cela, il faut tout d’abord ne considérer, dans la nature, que ce qui est perçu comme immédiatement utile du point de vue de l’économie de marché, en faisant abstraction de ses autres dimensions. La nature est alors réduite à un ensemble de « services écosystémiques », qui vont de l’approvisionnement en nourriture ou en énergie à l’intérêt touristique en passant par le traitement des déchets ou la pollinisation. Chacun de ces services est ensuite l’objet d’une évaluation économique, c’est-à-dire qu’il reçoit un prix [6] , ce qui conduit à l’idée d’un « capital naturel » dont il devient possible de quantifier la valeur totale. C’est ce qu’a fait, par exemple, la revue Nature en 1997, en estimant la valeur globale des « services » rendus par la nature chaque année entre 16 000 et 54 000 milliards de dollars [7] . Tel serait le « prix de la nature » ! Cette vision se situe évidemment aux antipodes de toute idée de commun, dans la mesure où la nature n’y est plus qu’une valeur abstraite, déconnectée de l’expérience sensible que chacun de nous en fait, réduite in fine à un flux continu de services marchands qui peuvent être achetés, consommés, échangés… par ceux qui en ont les moyens. Le meilleur exemple de cette réduction de la nature à une marchandise se trouve dans les « marchés carbone », qui connaissent un essor important depuis le début des années 2000 et que le sociologue Razmig Keucheyan compte parmi les
« “nouvelles enclosures” en voie de privatisation accélérée ». Sur ces marchés s’échangent, en effet, ni plus ni moins que des droits à polluer : les entreprises s’y voient dotées d’une certaine quantité de permis d’émission de GES (dits crédits carbone) qu’elles peuvent revendre si elles n’atteignent pas le plafond qui leur a été fixé – ou en acheter à d’autres si elles le dépassent. Il leur est également possible de « compenser » leurs émissions en soutenant tel ou tel projet de réduction de GES ailleurs dans le monde. Les forêts, les mangroves, voire les baleines deviennent ainsi des pourvoyeuses de crédits carbone en raison de leur capacité à séquestrer le CO2 ; leur préservation devient une activité lucrative. Autrement dit, des entreprises comme Total ou Exxon peuvent poursuivre leurs activités en toute quiétude, dès lors qu’elles acquièrent, en contrepartie, autant de crédits carbone en plantant des arbres. Un tel dispositif pose, bien sûr, de nombreux problèmes. Le premier est son inefficacité : les dotations initiales des entreprises ayant été bien trop élevées, cela ne les a guère incitées à réduire leurs émissions de GES. Le second est son absurdité : le principe de la compensation suppose qu’il est équivalent de saccager une portion de la nature en Europe et d’en préserver une autre en Asie, qu’il est possible de mettre sur le même plan la pollution de l’un et le verdissement de l’autre. Le troisième est son immoralité : dans ce système, la nature devrait être protégée non pas parce qu’elle représente le bien commun de l’humanité, mais parce qu’elle est une source de profits. Le quatrième est son injustice : ce sont rarement les populations locales qui sont propriétaires des crédits carbone
engendrés par les forêts ; au contraire, le mécanisme de compensation a le plus souvent pour effet de les exproprier de leurs terres ou de leurs zones de pêche au profit des entreprises avides de crédits carbone. En bref, dans ce dispositif, c’est le climat lui-même, c’est-à-dire la condition de vie de toute l’humanité, qui devient une marchandise au profit exclusif des intérêts des entreprises les plus polluantes, sans que le reste de l’humanité ait son mot à dire.
Et maintenant ? L’idée d’une nature « commune à tous » a pour effet principal de dépolitiser la question écologique en faisant comme si la nature présentait le même visage à tout un chacun, quelle que soit la classe à laquelle il appartient. Cela innocente les classes dominantes de leurs responsabilités écologiques et en fait peser tout le poids sur les autres. Or, en réalité, la nature n’échappe pas à la politique et aux luttes qui la traversent. Loin d’être un commun qui se situerait au-delà des clivages entre classes, elle est au contraire au cœur de multiples conflits : non seulement les ressources naturelles sont inégalement réparties, mais les effets néfastes de leur exploitation retombent sur ceux qui en bénéficient le moins ! L’écologie n’est pas donc tant une « nouvelle lutte des classes » qu’un autre aspect de la lutte qui n’a de cesse d’opposer les classes sociales au sein du capitalisme.
Bibliographie À lire : Armel CAMPAGNE, Le Capitalocène. Aux racines historiques du dérèglement climatique, Divergences, Paris, 2017. Christophe BONNEUIL et Jean-Baptiste FRESSOZ, L’Événement Anthropocène. La Terre, l’histoire et nous, Le Seuil, Paris, 2016. Mickaël
CORREIA,
Criminels
climatiques.
Enquête
sur
les
multinationales qui brûlent notre planète, La Découverte, Paris, 2022. Razmig KEUCHEYAN, La Nature est un champ de bataille. Essai d’écologie politique, La Découverte, Paris, 2014. Catherine LE GALL, L’Imposture océanique. Le pillage « écologique » des océans par les multinationales, La Découverte, Paris, 2021. Andreas
MALM,
L’Anthropocène
contre
l’histoire.
Le
réchauffement climatique à l’ère du capital, La fabrique, Paris, 2017. – Comment saboter un pipeline, La fabrique, Paris, 2020. Hélène TORDJMAN, La Croissance verte contre la nature. Critique de l’écologie marchande, La Découverte, Paris, 2021.
Notes du chapitre [1] ↑ Oxfam France, « Les 1 % les plus riches sont responsables de deux fois plus d’émissions que la moitié la plus pauvre de l’humanité », mise en ligne le 21 septembre 2021. [2] ↑ Andreas Malm, Comment saboter un pipeline, La Fabrique, Paris, 2020, p. 108. [3] ↑ Mickaël Correia, Criminels climatiques. Enquête sur les multinationales qui brûlent notre planète, La Découverte, Paris, 2022, p. 99. [4] ↑ Razmig Keucheyan, La Nature est un champ de bataille. Essai d’écologie politique, La Découverte, Paris, 2014, p. 50. [5] ↑ Hélène Tordjman, La Croissance verte contre la nature. Critique de l’écologie marchande, La Découverte, Paris, 2021, p. 64. [6] ↑ Les économistes néolibéraux utilisent pour cela différents modes de calcul, sans qu’aucun ne soit réellement probant. On peut par exemple calculer ce que coûterait le fait de polliniser les cultures à la main lorsque les insectes pollinisateurs auront disparu ; ou bien chercher à mesurer le prix que les individus sont prêts à payer pour tel ou tel de ces « services » que leur « offre » la nature. [7] ↑ Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz, L’Événement Anthropocène. La Terre, l’histoire et nous, Le Seuil, Paris, 2016, p. 245.
Causes animales, luttes sociales : une histoire partagée ? Roméo Bondon Géographe, université de Montpellier
Angela Davis l’assurait lors d’une conférence donnée voici dix ans : la cause animale sera « l’une des composantes de la perspective révolutionnaire ». Cette figure du mouvement de libération noir aux ÉtatsUnis fait généralement peu cas de ses positions animalistes ; pourtant, ce jour-là, c’est un fatras de sabots et de palmes et de pattes que l’on entend. Ajoutons une légère nuance : la cause animale est déjà l’une des composantes de la perspective révolutionnaire. Bien plus, elle l’est depuis longtemps, quoique de façon minoritaire. Ainsi, il est impossible d’envisager l’histoire de la cause animale sans faire une place pour la pensée socialiste et la pensée socialiste ne peut plus s’envisager sans prendre en compte ce qu’il est désormais commun d’appeler le « vivant ».
Un socialisme pour tout ce qui vit, donc, à rebours d’un marxisme productiviste, tourné seulement vers l’humain et ses réalisations, autant que d’un
animalisme volontiers libéral, parfois misanthrope et souvent bourgeois.
S
ocialisme. Allons jusqu’à l’os et gardons les deux termes centraux de cette idée : égalité et justice. Comment nier aux
animaux ces principes qui animent beaucoup d’entre nous ? Le géographe Élisée Reclus dessinait déjà au XIXe siècle une ligne de conduite où le socialisme ferait la part belle aux animaux : « Si nous devions réaliser le bonheur de tous ceux qui portent figure humaine et destiner à la mort tous nos semblables qui portent museau et ne diffèrent de nous que par un angle facial moins ouvert, nous n’aurions certainement pas réalisé notre idéal. Pour ma part, j’embrasse aussi les animaux dans mon affection de solidarité socialiste [1] . » Un socialisme pour tout ce qui vit, donc, à rebours d’un marxisme productiviste, tourné seulement vers l’humain et ses réalisations, autant que d’un animalisme volontiers libéral, parfois misanthrope et souvent bourgeois. Cette position tierce n’est, on l’a dit, pas nouvelle. Écoutons l’écho qui résonne d’un siècle à l’autre.
Rendre visible l’insupportable Un jour de l’année 1892, Tolstoï veut voir. Ses récentes réflexions morales l’ont conduit à rejeter la violence, envers les humains d’abord, mais aussi envers les bêtes. Pour confirmer ses intuitions, il veut voir, voir ce que les animaux subissent
chaque jour dans les tout proches abattoirs, construits « de façon que les animaux abattus souffrent le moins possible [2] ». Ce désir procède chez l’écrivain d’un raisonnement éthique l’ayant conduit à adopter un régime végétarien. Toutefois, l’abstinence lui paraît encore trop abstraite. Il convient de se figurer : « Si on mange de la viande, il faut voir aussi comment on l’abat [3] », explique-t-il à un ami. Et tant que d’autres continuent de le faire, il importe de ne pas fermer les yeux. La scène se déroule dans la ville de Toula, située à 200 kilomètres à l’est de Moscou. Tolstoï gagne seul les abattoirs, par deux fois. Il décrit les bâtiments, les hommes qui y officient et, surtout, l’« odeur fade de sang chaud [4] » qui imprègne les lieux. Il y a des chevaux qui tirent des charrettes pleines de bœufs. On discute des prix sans se soucier des animaux ni de cet étrange observateur. Tolstoï entre dans le bâtiment et dépeint minutieusement le sang recueilli dans une bassine, la découpe de la peau et des chairs mises à nu. Les descriptions se succèdent jusqu’à la nausée. À l’issue de cette journée, l’écrivain commente : « [On] ne peut pas ne pas causer de souffrance aux animaux, par ce simple fait qu’[on] les mange [5] . » S’impose une conduite. Pour qu’une vie soit bonne, il convient d’adopter au quotidien une sobriété épargnant les bêtes. Rendre visible n’implique plus seulement de décrire, mais surtout de dévoiler. Littéralement, d’exposer à la vue. Tolstoï, comme un peu plus tard le romancier socialiste Upton Sinclair, a usé des moyens de son temps – le récit, la polémique
journalistique, le feuilleton. Les mots devaient suggérer les odeurs et les sons pour que des images soient figurées. Aujourd’hui, la caméra a largement remplacé la plume et s’infiltre à son tour derrière les murs opaques des abattoirs. Viennent sans doute à l’esprit quelques séquences qu’on aurait peine à oublier : le refus répété d’un veau, pris en étau entre deux murs pour qu’il marche avec allant vers la tuerie ; des cochons en nombre, gisant les uns sur les autres, haletant, le regard inerte ; des oies entassées, dont les palmes ne fouleront que des grilles dans l’attente du gavage puis de l’abattage. Ces images ont pour la plupart été enregistrées clandestinement au sein d’abattoirs dont le fonctionnement ne respectait pas la législation et son application pour garantir un introuvable « bien-être animal ». L214, la principale association qui mène ces actions, entend montrer l’invisible et faire entendre l’inaudible pour contraindre la réaction. Toutefois, si les motifs ont pu être différents, l’intrusion de caméras au sein d’abattoirs n’est, là aussi, pas nouvelle. Il y a eu des précédents – Le Sang des bêtes (1949) de Georges Franju est l’un d’eux – et des épigones méritent attention, notamment un essai, entre documentaire et fiction : Gorge cœur ventre (2016), de Maud Alpi. Sans détour, la réalisatrice affirmait dans un entretien avec la revue Ballast : « La bouverie [6] d’un abattoir est un défilé de condamnés [7] » – condamnés dont il convient de prendre la défense. Son film nous montre un employé intérimaire, un chien qui le suit en tous lieux et, surtout, des centaines de
vaches de réforme, trop peu rentables pour l’industrie du lait, conduites jusqu’au matador à coups de décharge dans les flancs. Le jeune homme s’arrose d’une eau qu’il a d’abord apportée aux bêtes, elles qu’il sait pourtant sur le point d’être abattues ; le chien jappe en rythme des chaînes qui cliquètent ; les vaches rechignent, renâclent, mais finissent par passer le portique. Une même résignation semble partagée par les humains et les animaux qu’ils élèvent. Mais, parfois, cette résignation est secouée à deux mains ou deux pattes pour que le cours des choses s’infléchisse.
Entraver et combattre Après avoir laissé la bourgade industrieuse de Toula, quittons maintenant les abattoirs de notre temps pour nous installer dans un café parisien cossu, une centaine d’années en arrière. Assis à une table, un homme se gausse à la lecture des premières pages du Gaulois, journal concurrent du Figaro. L’homme se moque, oui, car il vient de terminer l’entrefilet à propos d’un « scandale au Collège de France ». Lisons pardessus son épaule avant qu’il ne froisse puis jette son journal. L’affaire est expédiée en quelques lignes. Il s’agit d’une expérience à but médical menée dans l’amphithéâtre d’une institution de la capitale devant un parterre d’étudiants. Un professeur s’est proposé de disséquer un animal pour le bien de la science. L’animal est bruyant ; le professeur se met en tête de
lui couper les cordes vocales. « Alors, une jeune femme très élégante, que la gentillesse du pauvre singe avait sans doute gagnée à sa cause, se leva et appliqua un coup d’ombrelle très énergiquement
sur
le
nez
de
l’honorable
M. Brown-
[8]
Séquard . » Le professeur est outré – « vieille folle », lance-t-il à son assaillante – et la jeune femme, elle, est emmenée au commissariat du quartier. On lui demande d’expliquer son geste : il s’agit simplement de l’application de la loi, répond-elle. En 1850, une proposition a en effet été adoptée pour limiter la maltraitance à l’égard des animaux domestiques. Publié quelques années après l’avancée législative, un texte de l’assaillante nous éclaire sur son argumentaire et le contexte dans lequel elle a opéré : « Au nombre des principes que le XIXe siècle s’honorera d’avoir soutenus et affirmés, on doit compter le droit des animaux [9] . » Marie Huot inaugure l’action directe pour faire cas des animaux. Pour spectaculaires qu’ils sont, ses coups d’ombrelle ne doivent pas cacher leurs raisons profondes : la création de la Ligue populaire contre la vivisection – qu’elle dirige et dans le cadre de laquelle elle intervient – signe le « passage d’une protection légaliste des animaux à une défense plus active [10] ». Dans le texte précédemment cité, elle déplore que la législation de son temps ne considère l’animal que comme « une chose en propriété et non comme un individu et un être sentant [11] ».
Montons dans une voiture, non plus mue par la vapeur mais par l’électricité et gagnons les forêts domaniales qui entourent la ville de Compiègne. Un siècle et demi nous sépare des coups d’ombrelle et pourtant, on continue de s’interposer pour interrompre une activité que l’on dénonce au nom du respect des animaux. Si la chasse mobilise contre elle depuis des décennies, les années 2010 ont vu un regain de la contestation, notamment à l’encontre de la vénerie, la chasse à courre, à cor et à cri, sa forme la plus spectaculaire mais aussi celle qui paraît la plus archaïque à beaucoup. À Compiègne, bastion de l’association Abolissons la vénerie aujourd’hui (AVA), cela fait plusieurs années que chaque chasse à courre est surveillée, filmée puis diffusée sur Internet. En ce jour de novembre 2021, des coups de trompe se font entendre dans les bois ; un cerf a été débusqué et les militants et les militantes présents entendent bien ne pas le laisser aux chasseurs et à leurs chiens. Alors ces personnes mobilisées suivent les chiens et les chevaux, s’assurent de tout voir et de tout enregistrer pour témoigner, ensuite, de ce qu’il se passe aux bois. Comme un siècle auparavant, on s’emploie physiquement pour dénoncer une pratique à laquelle on s’oppose. On le fait pour des raisons diverses : il y en a qui ne supportent pas de constater l’accaparement des forêts de leur commune ; d’autres qui contestent cette chasse-ci ou bien toutes les chasses ; d’autres encore pour qui cette activité, hautement hiérarchisée, est une résurgence aristocratique ou une relique bourgeoise qu’il convient de défaire au nom de la lutte des classes.
Lexique Antispécisme : projet éthique, philosophique et politique, conceptualisé en 1970 par le psychologue britannique Richard D. Ryder, visant à s’opposer aux partisans du spécisme qui considèrent que l’Homo sapiens occupe un statut supérieur. Pour les antispécistes, appartenir à une espèce ne saurait constituer un critère pertinent pour juger de la qualité d’une existence et du droit qu’a une personne, humaine ou non humaine, à la mener.
Se retirer pour accueillir Poursuivons. Non loin de ces forêts picardes où l’on se bat pour que perdure ou périclite la chasse à courre, se trouve la colonie végétalienne et libertaire de Bascon. Aujourd’hui il n’en est plus rien, mais un nouveau bond temporel d’une centaine d’années nous introduit auprès de Georges Butaud, Louis Rimbault et Sophie Zaïkowska au sein d’une singulière communauté. C’est l’automne 1911 et une annonce paraît dans la presse anarchiste : « Nous sommes simples, végétariens, abstinents et nous fondons notre espoir de vie communiste sur le développement de la conscience, du sentiment, de la volonté, du courage, de l’initiative individuelle et la non-violence entre camarades [12] . » Les moyens de subvenir aux besoins sont sommaires : du maraîchage pour se nourrir et un peu
d’artisanat pour compléter les menues nécessités. La tentative sera de courte durée mais des répliques émergeront dans les décennies suivantes, selon des formes différentes, de plus en plus centrées sur le mode de vie – végétarien et naturiste – et de moins en moins sur leur potentiel de libération. Au-delà des vicissitudes de l’expérience, ce qui doit retenir l’attention sont les principes défendus et la rigueur extrême qui les accompagne. Il s’agit, selon les mots de Louis Rimbault [13] , de faire la chasse aux « faux besoins » qui contraignent et assoupissent. Parmi eux, et non des moindres : la viande. L’un des traits fréquemment reprochés aux militants et théoriciens animalistes actuels – où sont donc passés les animaux ? – était en germe déjà chez ces anarchistes végétariens d’avant guerre. Si le but (réformer les modes de vie) et les moyens pour l’atteindre (se mettre à l’écart de la société capitaliste) sont proches de la mise en œuvre contemporaine de sanctuaires et refuges antispécistes*, une évolution fondamentale s’est insérée entre-temps : les animaux sont désormais au centre de la démarche, là où auparavant ils étaient absents non seulement des repas mais aussi du quotidien [14] . L’omniprésence des animaux : voilà ce qui frappe tout curieux allant voir ces sanctuaires qui recueillent bêtes réformées, de laboratoire ou simplement abandonnées. À l’approche de l’un d’eux, situé en retrait d’un village de l’est de la France, c’est saisissant : le terrain que l’on foule est vaste ; une rivière bordée de peupliers et de frênes le traverse ; vaches, bœufs, chèvres, moutons, poules, oies, chiens et cochons se partagent
l’espace. Il y a quelques humains, aussi. Un mobile-home en abrite deux. Ils ont construit, avec l’aide de bénévoles, des abreuvoirs, des clôtures, des abris. Il a fallu apprendre sur le tas les relations entre toutes ces espèces, et respecter les barrières que leurs différences imposent. Les uns sont craintifs, tandis que d’autres donnent des coups de corne en tournant simplement la tête – au risque d’empaler ce qui se tient trop près. Deux humains, donc, qui se disent volontiers anarchistes en même temps qu’antispécistes. Si devant leur abnégation des mots grandiloquents vous viennent en tête, ils les balayeront d’un revers de la main : la cause mérite un tel investissement. Au diable les poursuites, la surveillance, la prison qui menace. Ce qui compte, ce sont les animaux, ces camarades, ces alliés, ces compagnons et complices. Ce ne sont pas les victimes qu’on dit, car les animaux résistent. Seulement, on ne peut ou ne veut pas le voir. Par ailleurs, loin de faire des animaux une cause autonome, l’association 269 Libération animale est soucieuse d’intégrer cette lutte avec l’ensemble des causes émancipatrices,
dans
un
même
élan
d’affranchissement
généralisé. Ses deux représentants s’en expliquent dans un entretien : « Le socialisme, c’est se soucier collectivement du sort de chacun, organiser socialement la solidarité de tous pour chacun, demander à chacun selon ses capacités, accorder à chacun selon ses besoins. Bien évidemment, lier les deux idéologies implique d’adopter la vision d’un socialisme qui se situe au-delà de la société strictement humaine [15] . »
Et maintenant ? Pour un socialisme du vivant. En dehors de toute exploitation ou bien en prise directe avec l’industrie agroalimentaire mortifère, dans les bois comme au sein des abattoirs, à l’aide des mots ou des images, quels que soient les arguments et les moyens employés, des ponts peuvent être jetés entre notre jeune siècle et les précédents quant à la considération politique des animaux. D’autres commencent d’être construits pour les décennies à venir – parmi de nombreuses propositions, retenons la perspective critique défendue par l’agronome Léna Balaud et le philosophe Antoine Chopot [16] , ou la planification écologique et communiste élaborée par le géographe Andreas Malm [17] . Faisons la jonction. Repartons près de Toula, pour une dernière promenade auprès du vieil écrivain. Tolstoï savait les railleries dont il serait l’objet après avoir renié ce « plaisir cruel » qu’est la chasse. Mais, loin de s’en émouvoir, il ignora ses détracteurs et leur préféra les générations suivantes. Il dédie ainsi son texte à un public tout autre de ses anciens camarades de tuerie : « Ce n’est pas aux hommes que je m’adresse, c’est aux jeunes gens dont la conscience parle encore, susceptible de s’élargir ; aux jeunes gens qui sont assez courageux pour juger les opinions adoptées, et au besoin les modifier, même s’il en résultait l’obligation d’abandonner une distraction favorite [18] . » La jeunesse de son temps n’a, semble-t-il, que peu prêté l’oreille
à ces recommandations. Gageons que celle d’aujourd’hui saura s’en saisir autrement plus massivement. Que la justice ne puisse plus se formuler sans faire cas des animaux.
Bibliographie À lire : Roméo BONDON et Elias BOISJEAN (dir.), Cause animale, luttes sociales, le passager clandestin, Paris, 2021. Yves BONNARDEL et Axelle PLAYOUST-BRAURE, Solidarité animale. Défaire la société spéciste, La Découverte, Paris, 2020. Upton SINCLAIR, La Jungle (1906), Le Livre de poche, Paris, 2011.
À voir Maud ALPI, Gorge cœur ventre, 2016. Kip ANDERSEN et Keegan KUHN, Cowspiracy, 2014. Georges FRANJU, Le Sang des bêtes, 1948.
Notes du chapitre [1] ↑ Lettre à Richard Heath, 1884. [2] ↑ Léon Tolstoï, « La première étape » (1892), in Roméo Bondon et Elias Boisjean (dir.), Cause animale, luttes sociales, le passager clandestin, Paris, 2021, p. 142. [3] ↑ Ibid., p. 144. [4] ↑ Ibid., p. 145. [5] ↑ Ibid., p. 151. [6] ↑ Bâtiment destiné aux bœufs. [7] ↑ Entretien avec Maud Alpi, « Esclavage animal : cet aveuglement est aujourd’hui impossible », Ballast, mis en ligne le 16 novembre 2017. [8] ↑ « Un scandale au Collège de France », Le Gaulois, 23 mai 1883. [9] ↑ Marie Huot, « Le droit des animaux », La Revue Socialiste, 1887, in Roméo Bondon et Elias Boisjean (dir.), Cause animale, luttes sociales, op. cit., p. 71. [10] ↑ Jérôme Ségal, Animal radical. Histoire et sociologie de l’antispécisme, Lux, Montréal, 2020. [11] ↑ Marie Huot, « Le droit des animaux », loc. cit., p. 71-72. [12] ↑ Cité dans Tony Legendre, Expérience de vie communautaire anarchiste en France, Les Éditions libertaires, Paris, 2006. [13] ↑ Voir le portrait de ce dernier par Élie Marek et Elias Boisjean, « Tout ce qui vit », Ballast, n° 10, 2020, p. 170-177. [14] ↑ Voir par exemple Léonard Perrin, « Vers la libération animale », Ballast, n° 7, 2019, p. 88-99. [15] ↑ Entretien avec 269 Libération animale, « L’antispécisme et le socialisme sont liés », Ballast, mis en ligne le 27 décembre 2017. [16] ↑ Léna Balaud et Antoine Chopot, Nous ne sommes pas seuls. Politique des soulèvements terrestres, Le Seuil, Paris, 2021. [17] ↑ Andreas Malm, Comment saboter un pipeline, La fabrique, Paris, 2020.
[18] ↑ Léon Tolstoï, « La chasse », Plaisirs cruels, 1895, in Roméo Bondon et Elias Boisjean (dir.), op. cit., p. 159.
L’écologie, c’est classe – et genre ?
Le commun des mortels : quelle écologie inclusive ? Philippe Chailan Professeur de lettres modernes
Philippe Boursier Professeur de sciences économiques et sociales
Comment rendre compte des processus qui engendrent le mépris des « autres », quand se conjuguent domination sur la nature et « naturalisation » des dominations sociales ? [1] Peut-on repérer des processus analogues dans la fabrication des représentations dépréciatives des groupes sociaux minorés et des animaux non humains ? Si oui, comment penser une écologie véritablement inclusive, qui émancipe et s’attache à coaliser les dominés humains et les dominés non humains pour mieux préserver le vivant ?
« Le sujet que je suis est lié au sujet que je ne suis pas […]. En ce sens, nous sommes tous deux des vies précaires. » Judith Butler, Ce qui fait une vie. Essai sur la violence, la guerre et le deuil, 2010.
« Les socialement dominants se considèrent comme dominant la Nature elle-même, ce qui n’est évidemment pas à leurs yeux le cas des dominés qui, justement, ne sont que les éléments préprogrammés de cette Nature. » Colette Guillaumin, Sexe, Race et Pratique du pouvoir. L’idée de Nature, Côté-femmes, 1992.
T
out l’enjeu est d’analyser cet enchevêtrement de prétentions qui ont en commun de prendre appui sur des systèmes de classement binaires : la supposée supériorité de l’humain sur le non humain, du masculin sur le féminin, du dominant « cultivé » sur le dominé essentialisé et réifié (chosifié) en « beauf », de l’autochtone sur l’étranger… Il nous semble possible d’envisager ces mépris multiples, ces rejets croisés, en articulant les perspectives intersectionnelles contemporaines et la sociologie de la domination (qui étudie les positions et les trajectoires des acteurs sociaux au sein d’un espace social donné), l’anthropologie de Philippe Descola (qui compare les systèmes de classement des existants), et celle de Colette Guillaumin (qui a notamment forgé le concept de « sexage » pour rendre compte de l’appropriation collective des femmes par les hommes).
Déconstruire la nature fictive et l’animalité fantasmée auxquelles sont renvoyés les dominés humains et non humains Certaines représentations des dominés humains et non humains largement partagées dans l’aire culturelle occidentale ont une matrice commune. En instituant un « grand partage » hiérarchique entre l’humain – assimilé à la « culture », implicitement celle des groupes dominants – et l’ensemble des non humains – relégué au statut de nature immuable –, le système naturaliste de classement des existants a joué le rôle d’un modèle à partir duquel ont été façonnées diverses représentations répétant cette distinction sur d’autres plans, avec pour effet de « naturaliser » les diverses dominations sociales. Pour Colette Guillaumin, « ce naturalisme-là peut s’appeler racisme, peut s’appeler sexisme, il revient toujours à dire que la Nature, cette nouvelle venue, qui a pris la place des dieux, fixe les règles sociales, et va jusqu’à organiser des programmes génétiques socialement dominés [2] ».
spéciaux
pour
ceux
qui
sont
Cette définition de l’humanité conçue par opposition à l’animalité a écarté une bonne partie des vivants de la dignité reconnue à certaines catégories d’humains. Dès l’époque médiévale, les juifs, les musulmans et les « païens » étaient
représentés et dénoncés, dans les discours cléricaux dominants, à travers un ensemble de métaphores animales stigmatisantes. Le naturalisme a favorisé ce type de métaphores et l’extension de leur usage à d’autres groupes dominés. L’altérité radicale des êtres dominés relégués dans le registre de cette nature essentialisée et dévaluée a pu s’incarner dans les figures des « sauvages » colonisés, des prolétaires animalisés ou des femmes
stigmatisées,
souvent
décrites
comme
habitées
d’humeurs, d’émotions et de pulsions irrépressibles, dépourvues de raison. Dans l’aire culturelle occidentale, les exemples de cette assimilation qui dénie à certains humains le statut de « pleinement humain » sont innombrables. Ainsi, les images stéréotypées convoquées pour justifier l’ordre colonial et esclavagiste furent étroitement structurées par la division entre des corps racisés en relation directe avec la nature (et souvent fortement sexualisés) et les corps dominants investis – bien sûr – par la « culture » et la « civilisation ». Enfin, la double assignation des dominés à une nature fictive – entendue à la fois comme tout ce qui est étranger à l’humain et au sens d’identité profonde des personnes – tend également à légitimer les rapports d’exploitation. Les ouvriers ont souvent été identifiés à des « barbares » trop éloignés de la culture des quartiers bourgeois pour connaître d’autre destinée que celle de fournir une force physique de travail, interchangeable et pourvoyeuse de plus-value. De même, le « sexage » étudié par Colette Guillaumin, c’est-à-dire l’appropriation masculine, collective et individuelle, du corps des femmes et de tout ce qu’il
produit
(procréation,
services
sexuels
et
travail
domestique), a longtemps été considéré par les hommes comme une évidence naturelle – comme le fut l’appropriation du corps des esclaves par leurs maîtres. D’un point de vue analytique, ce constat pourrait être étendu à la mise au travail des animaux non humains, entendue ici aussi comme appropriation de leur corps et exploitation de leur force de travail.
Mettre au jour les ressorts des passions tristes qui dévalorisent l’autre (humain ou non humain) [3] Camille passe très vite devant le rayon viandes et charcuteries du supermarché, qui ravive en elle les sensations d’écœurement de l’enfance, quand dans sa bouche la chair mastiquée résistait aux injonctions familiales à « manger tout son steak » et lui soulevait le cœur. Comment font les gens pour oublier que le steak ou le jambon proviennent d’un autre vivant ? Cette méconnaissance n’est-elle pas nécessaire, le plus souvent, pour ingérer ce type de nourriture ? D’où l’importance de la transformation et du conditionnement qui invisibilisent pour partie l’origine animale de l’aliment, et des publicités qui mettent en scène des animaux fantasmés. À deux pas de Camille, sur le côté, le porc dont des consommateurs s’apprêtent à manger un « morceau » devient, dans la réclame, un cochon de bande dessinée tout joyeux à l’idée d’être dévoré,
et qui s’offre de lui-même avec enthousiasme à l’appétit humain. Dans une société dominée par le système naturaliste de représentation, les similitudes observables entre les « physicalités » de l’humain et celles de certains animaux non humains pourraient constituer un obstacle moral à la consommation de viande. Il faut donc que l’animal soit désidentifié, en d’autres termes que sa proximité à l’humain soit refoulée, invisibilisée et méconnue. Ce processus de désidentification peut être observé dans l’ensemble des relations de domination entre humains ou entre humains et autres animaux. Ainsi, l’assignation des dominés à une animalité fantasmée est une façon particulière de les désidentifier comme humains. Ce qui est en cause ici, c’est la façon dont des humains dominants nomment, classent et perçoivent les « autres », « leurs » autres – l’altérité. Cette opération d’identification ne dépend que partiellement de l’acteur social considéré dans son individualité car il a intériorisé des systèmes de classement hiérarchique largement partagés – le système naturaliste, l’opposition entre le masculin et le féminin ou encore la division de l’humanité en races prétendument inégales. Minorer un groupe humain, le maltraiter, exclure un groupe social, « ethnique », religieux, relevant du genre, ou de la préférence affective et sexuelle, suppose qu’il soit préalablement méconnu comme humain, ou du moins comme
« pleinement humain ». Comment sont intériorisées les continuités et les discontinuités que je crois percevoir entre « moi » et « les autres », entre « nous » et « eux » ? Elles s’inscrivent dans ce qu’il est convenu d’appeler des « cultures » qui, tout en étant relativement stabilisées et enveloppantes pour l’individu, ne sont jamais des blocs immuables : les systèmes de classement des existants sont historiquement construits. Le degré d’intériorisation de leurs schémas mentaux varie également selon les personnes : le point de vue de chaque acteur social sur l’« autre » humain ou non humain dépend de la « position » particulière qu’il occupe dans l’espace social, ainsi que de son parcours antérieur et du travail réflexif qu’il a pu conduire sur les processus structurants qui l’ont façonné. De cette multiplicité des processus qui construisent les personnes provient la pluralité de rapports possibles à des systèmes hiérarchiques de classement eux-mêmes multiples. À quel
point
les
personnes
adhèrent-elles
aux
discours
dominants, c’est-à-dire aux idées des groupes dominants ? Quels usages en font-elles ? Jusqu’où peuvent-elles mettre en question les divers systèmes de classement et à quel point sontelles capables de mettre en cohérence leurs attitudes vis-à-vis des différentes formes d’altérité ? Trop souvent, par exemple, les personnes qui portent le projet de refonder les relations entre les humains et les non humains mêlent leur critique de l’anthropocentrisme avec une forme d’ethnocentrisme social qui s’ignore. Certaines, issues de la petite bourgeoisie urbaine cultivée, perçoivent les « ruraux » comme des agriculteurs nécessairement peu conscients du respect dû à l’animal ou
comme des chasseurs indifférents aux souffrances de leurs proies. Ces personnes se voient alors traiter en retour de « bobos », dans la logique d’un ethnocentrisme social défensif propre à unir tous ceux qui se plaignent d’être caricaturés par les dominants culturels.
Construire les sécurités socioécologiques qui soutiennent le regard inclusif porté sur l’« autre » humain ou non humain [4] Quelles conditions sociales peuvent infléchir le regard porté par une personne sur l’autre et favoriser l’attention inclusive et l’empathie ? Lesquelles, au contraire, nourrissent les passions tristes du ressentiment ou du mépris ? De nombreux travaux, dans le sillage des études de genre, ont montré que le souci des autres ou l’absence de sollicitude sont liés à la socialisation des personnes et à l’apprentissage précoce qu’elles ont fait de l’expression des émotions empathiques ou, à l’inverse, de leur refoulement. Nous faisons l’hypothèse que le cadrage du regard d’une personne, le découpage auquel elle procède en percevant son environnement, dépend aussi du degré de sécurité, au sens
social, écologique et symbolique, dont elle estime bénéficier ou dont elle s’estime privée. Pour paraphraser Blaise Pascal, le monde « comprend » (englobe) l’individu humain, mais ce dernier est capable d’englober le monde, ou plutôt une partie du monde, dans son esprit. Lorsqu’il perçoit une chose ou une personne, il saisit en même temps tout un arrière-plan plus ou moins large et profond, à la manière d’un cadrage photographique. Souvent, un moment d’ignorance ou d’« aveuglement », qu’on attribue trop vite à la « bêtise », résulte d’une désactivation (neutralisation) partielle des compétences cognitives – une sorte d’évitement : l’esprit « ferme les yeux » sur une partie du réel pour s’économiser, ne pas avoir à prendre en charge une « dépense » trop onéreuse. Même fugitive, une perception est toujours structurée, entre autres, par deux types de relations d’« englobement » entre l’individu perçu et, d’une part, son arrière-plan, son contexte – son monde – et, d’autre part, l’ensemble, le groupe, le genre ou l’espèce auxquels il est censé appartenir. Or nous faisons l’hypothèse que le stress, la tension, voire la division intérieure induits par les expériences sociales insécurisantes, dérobent au travail mental de perception et d’interprétation une part de l’énergie dont il a besoin pour se défaire des représentations dominantes immédiatement disponibles. Les effets de cette tension interne amplifient les divisions et les clivages psychiques dont un grand nombre d’acteurs sociaux souffrent plus ou moins. Ils prennent quatre formes en particulier.
La première est le déni de l’individualité perçue, quand l’« autre » se voit réduit à un groupe d’appartenance, réel ou fantasmatique (la classe, la « race », le sexe). La deuxième, à l’inverse, consiste à réduire l’individu à sa singularité : la personne qui perçoit l’« autre » en vient à oublier qu’il ou elle subit une condition dominée parce qu’il s’agit d’une femme, d’un jeune racisé, ou d’un animal non humain. L’esprit tend alors à isoler l’« autre » de son arrière-plan, à le séparer de son ou de ses contextes, à ne plus le penser en « relation ». Le troisième effet des stress d’origine sociale est l’éventuelle invisibilisation d’un individu dont la présence est à la fois perçue et refoulée (le SDF qu’on ne « voit plus », l’animal transformé
en
viande).
Le
dernier
effet
possible
est
l’invisibilisation d’une partie de l’arrière-plan, du contexte, de la configuration, produisant une « lacune » au sein du paysage mental qui, dans l’esprit du sujet de la perception, entoure la personne à laquelle il est en train de penser. Ainsi, les affects contribuent à structurer, à déstructurer et à restructurer nos schèmes cognitifs, nos schémas de perception et d’interprétation du monde. Parmi eux, les affects du type du ressentiment favorisent la réduction de l’« autre » à un groupe d’appartenance redouté ou détesté – notamment dans les cas d’ethnocentrisme social et de racisme. Un affect du type de la condescendance ou du mépris peut tendre à enfermer l’« autre » dans une singularité négative : celle de l’« original », de l’« excentrique », du « marginal », voire du « fou » – des catégories elles-mêmes générales, mais qui prétendent définir des exceptions négatives aux règles réputées « communes ». Ces
affects ont également pour effet d’amplifier la distance, l’éloignement perçus (en fait construits inconsciemment) entre « moi » (avec le groupe d’appartenance auquel je tends habituellement à m’identifier) et l’« autre » (avec son groupe d’appartenance supposé). Cette distance se traduit par une tendance à la désidentification évoquée plus haut, c’est-à-dire par une désactivation partielle de la reconnaissance de l’« autre » comme autre humain ou non humain partageant avec moi certaines propriétés qui, éventuellement, fondent sa « dignité » : ce qui, par là, se trouve aussi désactivé, c’est ma capacité à m’identifier à lui ou à elle, à éprouver de l’empathie pour elle ou lui. Exposés à des expériences d’insécurisation qui tiennent à leurs conditions d’existence, les membres des classes ouvrières et paysannes sont pourtant loin d’être les seuls à subir, éventuellement, ce type de tension « aveuglante » : le croire, ce serait, une fois de plus, leur attribuer une tendance quasi « naturelle »
à
l’intolérance
(et
tomber
ainsi
dans
l’ethnocentrisme social). Un grand nombre d’acteurs sociaux en position dominée ou intermédiaire – indépendants précarisés, membres de la petite bourgeoisie… – ont de bonnes raisons de se sentir insécurisés. Et même des acteurs sociaux dominants – patrons d’entreprises grandes ou moyennes, intellectuels médiatiques, commentateurs politiques attitrés –, quand ils se sentent menacés par la montée en puissance des mouvements sociaux ou de nouveaux acteurs et actrices du débat public, peuvent verser dans les discours haineux de la « panique réactionnaire ». Au demeurant, une trop grande sécurisation
risque d’exacerber non le ressentiment, mais le mépris de classe des dominants politiques et économiques. À l’inverse, la sécurisation des personnes et des groupes initialement dominés favorise leur engagement dans des relations de confiance mutuelle et de solidarité sociale, ainsi que la confiance en soi qui permet l’exercice de la capacité critique – une posture qu’il faut bien distinguer de l’expression du ressentiment, même s’il leur arrive assez fréquemment de s’entremêler. Là où des personnes dominées sont insécurisées – en particulier sur leurs lieux de travail –, l’expérience commune de l’exploitation, voire de l’humiliation subie, peut ainsi nourrir l’entraide, les solidarités dans l’exercice du métier et dans les mobilisations. Les salariés s’inventent alors des formes de sécurisation qui tiennent à la force des liens et du nombre, à des enjeux, des symboles, des emblèmes communs. Un autre enjeu de sécurisation s’impose avec une cruelle évidence. Les graves perturbations du cycle de l’eau qui nous exposent aussi bien aux inondations qu’aux sécheresses et aux méga-feux, la disparition prochaine de régions côtières sous les eaux et les périlleuses migrations auxquelles elles semble condamner les populations affectées, les combinaisons invisibles mais explosives qui s’opèrent à l’intersection entre les diverses émissions toxiques, les pandémies dont la destruction de l’habitat naturel propre à certaines espèces accroît la probabilité et la fréquence… tendent à augmenter de façon exponentielle l’insécurité environnementale. Pour la réduire, il est impératif de se mobiliser et de se coaliser afin de restaurer les conditions de l’équilibre dynamique et la reproduction
durable des écosystèmes, qui garantissent l’accès de toutes et tous à une eau de qualité, un air respirable, des températures acceptables – bref, aux conditions écosystémiques minimales de la santé –, ainsi qu’à des terres habitables et non stérilisées par le productivisme agro-industriel. Dès lors, une écologie véritablement inclusive, intersectionnelle et émancipatrice doit s’attacher à construire de nouvelles sécurités sociales et écologiques. En instaurant des solidarités nouvelles, les mobilisations socio-écologistes, dans toute leur diversité et à toutes les échelles, doivent permettre d’éviter que les angoisses environnementales ne donnent lieu à leur tour à des identifications négatives de l’« autre », à des ressentiments mal
maîtrisés
(par
exemple
à
l’encontre
des
réfugiés
climatiques) au lieu de viser les logiques capitalistes et gouvernementales – qui sont les seules vraies responsables des catastrophes en cours.
Politiser la commune vulnérabilité des mortels pour coaliser les dominés et préserver le vivant Depuis le
XVIe siècle,
la notion de « condition humaine » a fait
l’objet de multiples usages littéraires et philosophiques. On pourrait la définir par les traits suivants : la conscience de nos
limites, rendues évidentes par la certitude de la mort qui nous attend ; notre solitude, jugée irrémédiable, devant cette « expérience » terminale ; enfin, chez certains auteurs, le sentiment récurrent d’être séparé (du monde, des autres, voire de soi-même). N’avons-nous pas aujourd’hui de bonnes raisons de soumettre cette « angoisse » et sa construction historique, ses multiples genèses et réélaborations, à une critique sociologique et féministe ? N’avons-nous pas de bonnes raisons de transformer cette inquiétude si ethnocentrée et genrée (car elle s’est surtout transmise aux garçons des classes bourgeoises occidentales) en un souci de l’autre qui engloberait les vivants non humains ? La réflexion écoféministe et le care horizontal, solidaire et égalitaire qu’elle entend promouvoir nous invitent à refonder nos inquiétudes sur la base de l’expérience commune aux humains et aux autres animaux : la souffrance et la mort qui les menacent les réunissent dans une même condition de vulnérabilité – notion explorée notamment par la philosophe Sandra Laugier [5] . Cette notion s’avère extensible à l’ensemble des existants – plantes, minéraux, sols, sites, cours d’eau – tout en permettant d’éviter la tentation du néo-animisme : un glacier ne pense pas mais il est vulnérable, selon des modalités certes bien différentes de celles qui concernent les organismes et notamment les corps hautement socialisés des humains, mais au titre d’une interdépendance qui nous implique toutes et tous.
Et maintenant ? Dans une nouvelle d’après guerre intitulée Baleine, l’écrivain Paul Gadenne confronte un couple au corps d’une baleine échouée et menacée de décomposition : face à cette fragilité qui renvoie les personnages d’Odile et Pierre à la précarité de leur amour, Gadenne fait dire à ce dernier : « Hommes et bêtes, nous avions le même ennemi… nous étions ligués. » Tel est sans doute le commun en mesure d’englober tous les vivants : le commun des mortels, et plus largement de l’ensemble des vulnérables. Ce nouveau schème peut apparaître comme une alternative à un « naturalisme » encore dominant, ouvrant alors la possibilité d’une universalité redéfinie, plus englobante et plus largement émancipatrice. Soit la possibilité de nous soustraire toutes et tous ensemble au capitalisme en imaginant un « socialisme du vivant [6] ».
Bibliographie À lire :
Philippe DESCOLA, Par-delà nature et culture, Gallimard, Paris, 2005. Colette GUILLAUMIN, Sexe, race et pratique du pouvoir. L’idée de nature, iXe, Donnemarie-Dontilly, 2016. Abram
DE
SWAAN, Diviser pour tuer. Les régimes génocidaires et
leurs hommes de main, Le Seuil, Paris, 2016.
Notes du chapitre [1] ↑ Les 2 et 3 novembre 2021, s’est tenu un colloque organisé par le laboratoire de médiévistique occidentale de Paris, sous l’intitulé « Dominer la nature, naturaliser les dominations. Quelle est la nature de la nature ? ». Les actes de ce colloque ne sont pas encore accessibles au moment où ce texte est écrit. [2] ↑ Colette Guillaumin, « Pratique du pouvoir et idée de Nature (2). Le discours de la Nature », Questions Féministes, n° 3, 1978, p. 5-28. [3] ↑ Les réflexions qui suivent doivent beaucoup aux analyses d’Abram de Swaan, Diviser pour tuer. Les régimes génocidaires et leurs hommes de main (voir la bibliographie), même si nous modifions un peu son concept de désidentification. [4] ↑ Les réflexions qui suivent sont inspirées par les travaux du sociologue Robert Castel (Les Métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat, Fayard, 1995) et, plus indirectement, par plusieurs cours du Collège de France : ceux de François Recanati sur la référence et la représentation (2020, 2021), les séminaires d’Alain de Libera sur l’archéologie philosophique (2014), les cours de Claudine Tiercelin sur la sémiotique et l’ontologie (2018-2021), en particulier sa présentation de la sémiotique de Peirce. [5] ↑ Voir par exemple Sandra Laugier (dir.), Le Souci des autres. Éthique et politique du care, Éditions de l’EHESS, Paris, 2005. [6] ↑ Selon l’heureuse formule de Roméo Bondon dans sa contribution à ce livre.
Aires d’accueil des gens du voyage : un racisme environnemental ? William Acker Juriste
En France, plus de la moitié des aires d’accueil réservées aux « gens du voyage* » (GDV dans la suite du texte) sont à proximité d’installations polluantes [1] . Pour les GDV, stationner et vivre dans ces aires est obligatoire – et payant. Cela implique que certains êtres humains ont passé, passent et passeront leur vie, de leur naissance à leur mort, avec pour seul voisin la station d’épuration, la déchetterie ou une usine chimique.
« Si tu ne trouves pas l’aire, cherche la déchetterie. » Lexique Gens du voyage : catégorie administrative utilisée entre 1969 et 1972.
Aux marges, le voyageur
À
l’office du tourisme de Gex, commune de 13 000 habitants située dans le parc naturel du Haut-Jura, un dépliant
des
paysages
indique : « Le Pays de Gex et sa station Monts-Jura vous offrent grandioses
face
au
Mont-Blanc
pour
un
dépaysement total ! » Ce ne sont pourtant pas les paysages qui m’intéressent à Gex, mais plutôt des carrières au sud-est de la ville, situées entre deux cours d’eau : l’Oudar et le Maraichet. Des tas géants de gravats gris et blancs y forment un paysage poussiéreux et inhospitalier. Les camions défilent, les déchets brûlent et les fracas de la concasserie toute proche finissent d’achever l’aspect hostile du tableau. Le site est une ancienne décharge mal enterrée et les activités industrielles exercent des pressions telles qu’un véritable « jus de poubelle » dégorge des sous-sols et se déverse dans les cours d’eau attenants. Les quantités relevées d’ammonium y sont astronomiques et sont responsables de la disparition des poissons et invertébrés du lieu [2] . Autant dire que l’endroit ne figure pas dans les guides de l’office du tourisme. Lexique Voyageurs : nom utilisé par une partie des GDV pour se désigner. N’empêche que là, dans cette zone d’un demi-hectare située à la frontière communale, vivent quelques GDV. Ils habitent dans une des mal nommées « aires d’accueil ». Une aire c’est comme
un parking, entouré de clôture avec une maison de gardien à l’entrée. Deux ans plus tôt, j’avais recueilli le témoignage d’Édouard Guerdener, habitant de l’aire qui décrivait les nuisances quotidiennes : Les pollutions sont invivables. Nous ne pouvons même plus manger dehors. Tous les habitants de l’aire sont allés voir des médecins en raison de problèmes respiratoires chroniques dont beaucoup souffrent, surtout les enfants. Dans la carrière, les entreprises font aussi du concassage de pierre, ce qui fait beaucoup de bruit et encore plus de poussière. Parfois on arrive même plus à se concentrer, on est obligé de crier pour s’entendre. À cause des vibrations très matinales, nous sommes réveillés tôt, au point que cela crée même des tensions entre nous. Ça nous rend fous [3] . Ce chauffeur routier est l’un des premiers Gessiens à s’être mobilisé contre les pollutions, notamment celles des cours d’eau qui jouxtent l’aire. Il a le sens du commun, bien qu’il soit contraint à vivre dans ce lieu isolé du reste de la ville, clôturé et surveillé par un gestionnaire qui n’est manifestement pas son ami. Édouard dit s’y sentir en semi-liberté, épié, et que vivre avec un gardien responsable de l’application d’un règlement intérieur c’est comme être infantilisé et avili. Mise à l’écart, surveillance et pollutions : un trio infernal qui n’offre qu’une porte de sortie pour celles et ceux qui souhaiteraient y échapper, se sédentariser. Tâche économiquement difficile qui, en plus, nécessite d’abandonner une part de soi-même.
La dégradation des conditions des lieux de vie des Voyageurs* est ancienne. « Si tu ne trouves pas l’aire, cherche la déchetterie » est l’adage que j’entends depuis mon enfance. Nombre de Voyageurs s’amusent à le répéter avec une certaine malice, empreinte de désillusion. D’autres en font un slogan politique, comme le Collectif des Femmes d’HellemmesRonchin, luttant depuis 2013 contre la situation de leur aire gérée par la Métropole lilloise, située entre plusieurs sources de pollution, notamment une usine de béton qui leur empoisonne la vie. En 2000, Médecins du Monde livrait une étude démontrant que l’espérance de vie des GDV est de quinze ans inférieure à la moyenne nationale. D’autres études ont depuis révélé les liens entre la situation environnementale du lieu de vie et la santé, notamment en matière de saturnisme infantile [4] . Dans un article publié en 2017, la chercheuse Lise Foisneau ajoute une strate supplémentaire en constatant que les GDV « subissent des politiques discriminatoires qui constituent une source de grandes inégalités en matière de santé publique », notamment en raison de la localisation des aires d’accueil [5] . Lexique Antitsiganisme : racisme spécifique contre les Rroms, les Sinté, les Gitans, les Voyageurs et autres personnes stigmatisées en tant que tsiganes ou gens du voyage dans l’imaginaire public.
Depuis 1990, la loi impose aux communes de plus de 5 000 habitants de disposer d’un terrain d’accueil pour les GDV. Outre le fait que trente-deux ans plus tard, seules 3,6 % des communes en France et seuls vingt-cinq départements remplissent leurs obligations [6] , la qualité de l’accueil proposé reflète le principe du Nimby [7] , impliquant un rejet toujours plus aux marges des GDV. Face au déni des responsables publics, face à des années de complaisance de l’État et ce en dépit des mobilisations des Voyageurs, d’associatifs et de chercheurs, j’ai décidé d’entamer en 2019 un recensement des aires d’accueil françaises. Cette démarche avait pour objectif de produire les données irréfutables montrant le caractère systémique
de
la
marginalisation
et
des
injustices
environnementales subies par les Voyageurs. L’emplacement d’une aire d’accueil est le résultat d’un processus politique de rejet, dont toutes les étapes décisionnelles sont imbibées par un antitsiganisme* public – reflet d’une haine diffuse qui s’exprime dans la société – et héritier de plus d’un siècle de pratiques discriminatoires. Cette situation est un cas d’école de racisme environnemental.
Les caractéristiques de l’antitsiganisme en France
En 1912, le législateur vise ceux que le discours public qualifie alors de « bohémiens et romanichels » en créant le statut de nomade. Il s’agit d’un statut ethnique héréditaire, assorti d’outils
d’identification
et
de
fichage
(carnets
anthropométriques, fichiers centralisés, plaques d’immatriculation distinctives, etc.) qui imposent le sceau de la sous-citoyenneté et de la suspicion à des milliers de personnes. Les nomades sont pourtant présents sur le territoire national depuis des siècles, mais ne sont alors considérés comme pleinement français que lorsqu’il s’agit d’aller mourir pour la Patrie dans les tranchées. En avril 1940, le gouvernement de la IIIe République interdit la circulation des nomades et les assigne à résidence. À partir d’octobre, ils commencent à être internés par les gendarmes français, dans des camps spéciaux – en zone occupée comme en zone libre. Certains nomades français sont déportés par les nazis sous le statut racial de Zigeuner [8] et sont exterminés, victimes du génocide des Rroms et Sinté d’Europe [9] . Les derniers nomades sont libérés des camps français à l’été 1946, bien après la fin de la guerre. Une ambition est alors affirmée par le ministère de l’Intérieur : « profiter de certains résultats heureux » de leur internement. Autrement dit poursuivre, leur contrôle et leur sédentarisation. À partir de la fin des années 1940, les politiques publiques visent à un « redressement des personnes d’origine nomade », reposant sur des conceptions racistes et stéréotypées qui impliquent des formes de missions « civilisatrices » dans tous
les champs des politiques publiques (éducation, travail, santé, famille) mais aussi des formes de contrôle constant de leurs déplacements. En 1969, le statut de nomade est remplacé par une nouvelle catégorie administrative : les gens du voyage (appellation qui ne se décline ni au singulier, ni au féminin). Les vieux carnets anthropométriques sont remplacés par des carnets et livrets de circulation, à faire contrôler périodiquement aux commissariats de police. Ainsi le fichage, le contrôle et la chasse aux tsiganes se poursuivent. En 2012 le Conseil constitutionnel sanctionne partiellement la loi de 1969, mettant fin à un ensemble de règles jugées discriminatoires – qui empêchaient notamment l’accès à la domiciliation et à la pratique du droit de vote. C’est aussi la fin des carnets de circulation. En 2015, le législateur met fin aux quotas de GDV, qui interdisaient aux Voyageurs de se domicilier dans une commune dont ils constituaient plus de 3 % des listes électorales. Un quota ethnique politiquement justifié par la crainte d’un vote local communautaire et de l’hypothèse d’une organisation de fraude électorale qui mobiliserait massivement des électeurs de passage. Un cas de figure jamais advenu, relevant d’un pur fantasme raciste mais soutenu mordicus par les parlementaires de droite. Ainsi, tout au long du
XXe
siècle (et aujourd’hui encore sous
certains aspects), le législateur tord les principes républicains et les
concepts
de
citoyenneté,
d’universalisme,
de
non-
discrimination et d’égalité afin de permettre la mise en place de
politiques publiques dont l’objectif final est une gestion ethnique qui ne dit pas son nom. S’il est juridiquement interdit de viser une population sur des critères raciaux, il est possible d’imaginer des critères objectifs de droit (donc essentialisants) permettant de saisir des caractéristiques qu’on attribue (à tort ou à raison) aux GDV. Dans l’histoire, la mobilité, l’absence de domicile ou la profession ont pu être des critères déterminants. Aujourd’hui, le droit qualifie de GDV toute personne vivant en « habitat mobile traditionnel [10] ». Le caractère « traditionnel » induit l’idée d’héritage et donc in fine renvoie au passé : la fameuse « personne d’origine ». La pratique administrative illustre bien ce paradoxe français en usant d’appellations oxymoriques mais néanmoins officielles comme « gens du voyage sédentaires ». N’est pas gens du voyage qui veut. Lexique Communautés romani : existent partout dans le monde, nommées différemment selon les aires géographiques et leurs différentes caractéristiques culturelles (Rrom, Sinti, Manouche, Gitan, etc.). En France, une partie des GDV a une origine romani ; d’autres, comme les Yéniches, n’en ont pas. Si la « minorité » n’a pas sa place en droit français, la minorisation par le droit est, elle, bel et bien effective. Ainsi cette dénomination de GDV est à l’origine d’une artificialisation laissant croire qu’il existerait une communauté unique et unifiée. Elle englobe en réalité des groupes et/ou des personnes très différentes les unes des autres, d’origine romani* ou non,
voyageuses ou pas, parlant diverses langues, pratiquant diverses religions. Les discriminations subies par les Rroms, les Gitans, les Yéniches, les Sintis et les autres personnes perçues comme tsiganes ou GDV dans l’imaginaire public, partagent un terreau commun et ancien, à la fois diffus et institutionnalisé, et encore mal connu : l’antitsiganisme.
L’antitsiganisme s’observe par satellite Le 26 septembre 2019, l’usine Lubrizol à Rouen part en fumée et pour une fois, un fracas médiatique accompagne l’accident. Pourtant ces accidents sont courants. Par exemple, quatre mois avant l’incendie de Lubrizol, le 3 juillet 2019, la plus grande station d’épuration d’Europe, située à Saint-Germain-en-Laye, a pris feu. Là-bas, comme à Rouen, une aire d’accueil se trouvait au pied de l’usine. Lexique Site Seveso : site industriel présentant des risques d’accidents majeurs. À Rouen, les habitants de l’aire n’ont pas été évacués, ont été empêchés de partir avec leurs caravanes, n’avaient pas de locaux de confinement : ils et elles ont été exposés aux fumées durant plusieurs jours et n’ont eu accès à un médecin que
plusieurs semaines après l’incendie. Ils ont alors décidé de porter plainte contre X, pour mise en danger. Ils ont également publié une tribune collective dans Libération [11] , affirmant que les aires d’accueil en France sont majoritairement mal situées, reléguées et polluées. J’ai participé à cette tribune et afin d’appuyer nos arguments – qui malgré les circonstances restaient lettre morte dans les ministères interpellés –, j’ai décidé de produire des données sur la localisation des aires. Combien d’aires sont présentes sur le territoire français ? Quelle place leur est réservée dans la ville ? Quels sont les équipements à proximité ? Où sont les services publics ? Y a-t-il des nuisances directes, et de quel type ? Y a-t-il des risques industriels identifiés ? Etc. Une par une pendant 566 jours, département par département, elles ont été localisées et observées dans leur environnement à partir d’une grille d’analyse cartographique préétablie. J’ai utilisé pour cela des logiciels présentant des vues satellites en libre accès sur Internet, et les habitants des aires m’ont fourni de précieuses remontées de terrain. Résultats : sur les 1 358 aires d’accueil recensées, 71 % sont éloignées de tout, hors des villes, en zone industrielle ou à plus de trente minutes de marche de la première habitation. Pire encore,
51 %
(déchetterie,
sont
station
voisines
d’installations
d’épuration,
polluantes
autoroutes,
usine
chimique, etc.). Quant au risque, près d’une cinquantaine d’aires en France jouxtent une installation classée Seveso* [12] .
Cette masse de données dresse un constat implacable, permettant de mesurer de manière irréfutable le caractère systémique du rejet des GDV des espaces communs et de leur surexposition aux espaces pollués. Vue satellite après vue satellite, le travail de localisation des aires d’accueil françaises permet d’affûter ses sens urbanistiques et géographiques. Si je mettais au départ, parfois plusieurs heures à trouver une aire, à la fin de ma recherche il me suffisait souvent d’une ou deux minutes : cherchez le point le plus éloigné des espaces d’habitation, cherchez le gris, le métal, cherchez le déchet, la retenue d’eau, les câbles électriques, l’infrastructure routière, cherchez l’interstice, l’anomalie paysagère et vous trouverez l’aire. J’ai découvert que nombre d’aires sont également situées à
proximité
de
mosquées
ou
de
centre
de
rétention
administrative : les mis-à-l’écart se retrouvent toujours. Je découvris par la même occasion que ma propre mère qui stationnait alors dans l’aire de Lannion (22) vivait à proximité d’une déchetterie. Comment qualifier cette situation ? En 2020, le Bureau européen de l’environnement a publié une étude sur les quartiers rroms de l’est de l’Europe, dans laquelle il parle de « racisme environnemental ». En France, la notion (qui a émergé dans les années 1980 aux États-Unis avec les mouvements des droits civiques) est peu connue hors des milieux militants ou académiques. Elle permet pourtant d’interroger les liens entre la condition raciale d’un individu ou d’un groupe et son exposition à des nuisances environnementales. Cette expression est parfois utilisée pour
qualifier les scandales environnementaux dans les territoires postcoloniaux (Chlordécone aux Antilles [13] , orpaillage en Guyane, exploitation minière en Kanaky, etc.). Importer cette notion dans l’Hexagone est plus difficile car cela impose de travailler au préalable à l’échelle de zones spécifiquement réservées à des populations minorisées. Or c’est précisément et légalement le cas pour les « aires d’accueil ». Il s’agit de lieux réservés aux GDV, choisis et imposés par l’État, contrôlés par les collectivités publiques et majoritairement pollués. Il existe donc bien un lien entre le fait d’être considéré comme GDV et de subir de multiples discriminations, dont celle de se voir imposer un environnement pollué, dégradé et relégué. La situation est d’autant plus révoltante au regard de l’accueil que réservent les pouvoirs publics aux habitats mobiles des gens-du-sur-place. Lorsque l’on compare les différences de localisation, la plupart des aires de camping-car et des campings municipaux (dont la plupart sont interdits aux GDV) se trouvent dans les villes ou dans des espaces naturels bucoliques, tandis que les aires d’accueil sont reléguées en zones industrielles. C’est précisément ce lien entre assignation raciale et assignation à l’espace – à l’espace pollué – que permet d’interroger la notion de racisme environnemental.
Et maintenant ?
Le portrait type de la majorité des aires d’accueil françaises se résume en quatre points : Elles sont éloignées des espaces dédiés à l’habitat dans les villes, généralement placées dans les zones industrielles et artisanales ou aux frontières communales (le plus loin possible des autres habitants). Elles sont directement soumises à des nuisances environnementales et industrielles. Elles sont administrées par des agents des collectivités (parfois la police municipale) ou des sociétés privées régulièrement épinglées pour des pratiques abusives [14] . Une partie d’entre elles sont équipées d’éléments architecturaux inspirés de dispositifs carcéraux : herses antiintrusion automatiques (Castre), barbelés (Thil ou Saint-AmandMontrond), caméras de vidéosurveillance (Morlaix), fermeture du portail d’entrée lorsque le gestionnaire est absent (QuincyVoisins), etc. L’accueil des gens-du-voyage n’est pas une générosité de la part des gens-du-sur-place. C’est un droit obtenu au prix de longues luttes. Les pollutions, les interdictions de territoire et les sanctions liées aux installations illicites supportées par les Voyageurs sont rarement évoquées. N’avoir d’autres choix que de passer de lieux standardisés en lieux stigmatisés et relégués n’est pas une vie. Chers amis gens-du-sur-place, la lutte pour un environnement sain ne peut se mener sans nous.
Bibliographie À lire : William ACKER, Où sont les « gens du voyage » ? Inventaire critique des aires d’accueil, Éditions du commun, Rennes, 2021. Henriette ASSÉO,
Les
Tsiganes.
Une
destinée
européenne,
Gallimard, Paris, 1994. Lise FOISNEAU, « Dedicated caravan sites for French Gens du voyage : public health policy or construction of health and environmental inequalities ? », Health and Human Rights Journal, vol. 19, n° 2, 2017. « La santé des gens du voyage. Des leviers pour agir », Études tsiganes, n° 67, 2021.
À voir COLLECTIF
DES FEMMES D’HELLEMMES-RONCHIN,
béton, documentaire, disponible en ligne.
Notes du chapitre
Nos poumons c’est du
[1] ↑ William Acker, Où sont les « gens du voyage » ? Inventaire critique des aires d’accueil, Éditions du commun, Rennes, 2021. [2] ↑ Christian Lecomte, « Ces “jus de poubelle” qui coulent jusqu’au Léman », Le Temps, 23 décembre 2020. [3] ↑ William Acker et Édouard Guerdener, « Dans l’enfer des “aires d’accueil des gens du voyage” », blog Mediapart, mis en ligne le 9 juillet 2020. [4] ↑ Action pour l’insertion sociale par le logement (Alpil), « Le risque de saturnisme infantile chez les gens du voyage sédentarisés dans le département du Rhône (Rapport) », 2006. [5] ↑ Lise Foisneau, « Dedicated caravan sites for French Gens du voyage : public health policy or construction of health and environmental inequalities ? », Health and Human Rights Journal, vol. 19, n° 2, 2017. [6] ↑ William Acker, Où sont les « gens du voyage » ?, op. cit. [7] ↑ « Not In My Backyard », pas dans mon arrière-cour. [8] ↑ Tsigane en allemand. [9] ↑ Monique Heddebaut, Des Tsiganes du 15 janvier 1944, Tirésias, Paris, 2018.
vers
Auschwitz.
Le
convoi Z
[10] ↑ Article 1er de la loi du 1er juillet 2000, dite « loi Besson ». [11] ↑ Tribune, « Les gens du voyage, victimes invisibles de Lubrizol », Libération, 1er octobre 2019, disponible en ligne. [12] ↑ William Acker, Où sont les « gens du voyage » ?, op. cit. [13] ↑ Voir la contribution de Patrick Le Moal et le Philippe Pierre-Charles dans cet ouvrage. [14] ↑ Guillaume Cendron, « Le Business des aires d’accueil de gens du voyage », Libération, 26 juillet 2013.
Inégalités environnementales Valérie Deldrève Sociologue, INRAE
2008, notre petite équipe de chercheurs en sciences sociales présente ses intentions de recherche auprès du conseil scientifique d’une mission de préfiguration d’un projet de parc national en France : « Nous mobilisons la notion d’inégalité environnementale, qui… » Nous sommes aussitôt interrompus par un écologue engagé de longue date dans la conservation de la biodiversité marine et terrestre : « Les inégalités environnementales, je l’ai écrit, ça n’existe pas ! » Pour péremptoire que fût cette intervention, elle révèle la difficulté à penser les inégalités environnementales dans les années 2000. Cette notion était encore neuve en France et disputée sur le plan sémantique à celle d’inégalité écologique, introduite par le Livre blanc de Johannesburg puis invitée en 2003 dans le champ de la recherche par un programme conjoint du ministère de l’Écologie et du développement durable et du Plan urbanisme construction et architecture [1] .
« Les inégalités environnementales, je l’ai écrit, ça n’existe pas ! » Un écologue dans un Conseil scientifique, 2008.
L
’écologue nous rappela ainsi que l’environnement est un bien commun, qu’il n’y a pas de barrière à franchir pour
bénéficier de la mer et des collines et que le terme était mal approprié puisqu’il n’y a pas d’inégalités du point de vue de l’« écologie pure » entre les espèces vivantes, ou entre les différentes composantes de l’environnement. Revenons sur ces arguments, recevables a priori. L’environnement est certes un bien commun, mais appropriable, voire privatisable et dont la valeur écologique (comme économique) varie selon son état. Les ressources et agréments de l’environnement bénéficient-ils à tout le monde ? Sommes-nous toutes et tous responsables à parts égales des maux qui affectent l’environnement – nous humains vivant à l’ère de l’« Anthropocène » ? De même, ces maux exposent-ils chacune et chacun d’entre nous, de manière égale, quels que soient le pays, la région, le quartier où l’on habite, le travail qui nous fait vivre ? Même dans le cadre de l’« écologie pure », les scientifiques et politiques de la conservation n’introduisent-ils pas une hiérarchie entre les milieux, selon la valeur prêtée au paysage, à la biodiversité, et entre espèces, selon qu’elles sont endémiques ou exotiques, menacées ou envahissantes ? Est-ce sans conséquence pour ces milieux, espèces et pour celles et ceux qui les côtoient, vivent avec ?
Des inégalités environnementales cumulatives Les inégalités environnementales sont, au final, des inégalités sociales, dans la mesure où elles sont déterminées socialement. Elles s’inscrivent dans notre rapport pluriel et omniprésent à l’environnement, dans l’attention qu’on lui prête, dans l’usage que l’on en a et dans les conséquences de tout cela sur les composantes humaines et non humaines de cet environnement – donc sur nous-mêmes. Sur un ton plus académique, on peut définir les inégalités environnementales comme des inégalités sociales d’exposition aux risques, d’accès aux ressources et sources d’agrément naturels, d’impact sur l’environnement selon les modes de production et de consommation, de capacité à se saisir des politiques environnementales pour protéger un environnement et bénéficier de leurs effets [2] . Elles peuvent se cumuler entre elles et s’imbriquent donc à d’autres formes d’inégalités socio-économiques ou de reconnaissance sociale. Elles peuvent ainsi être associées à des inégalités géopolitiques (Nord global/Sud global), de classes sociales et elles sont également genrées et racialisées. On les qualifie ainsi d’inégalités intersectionnelles, parce qu’à l’intersection de variables sociales et environnementales, et de variables sociales croisées entre elles. Là, l’écologue pourrait me faire remarquer que je vais trop loin. Il pourrait avancer qu’il existe aujourd’hui des accords pour
limiter le pillage des ressources des pays des Suds et des lois pour interdire le transfert sur leurs terres ou dans leurs eaux des déchets industriels occidentaux. Par ailleurs, une grande partie des aires naturelles protégées ne sont pas payantes, comme en France, et il n’y a aucune discrimination à l’accès, comme il y en aurait à l’embauche ou à l’accès au logement… Est-il, de plus, nécessaire de rappeler que puisque la « race » n’existe pas en France, il n’y a pas de racisme, alors comment pourrait-il y avoir des formes de « racisme environnemental » ? Notre définition des inégalités environnementales, englobant des formes de racisme environnemental [3] , est, il est vrai, fortement influencée par le champ scientifique et militant de l’Environmental justice, développé aux États-Unis dans les années 1980 avant de s’internationaliser. Cette influence peut nous amener à utiliser une grille d’analyse qui pourrait ne pas s’appliquer en France, au regard de la différence des contextes politiques et culturels nationaux. Bien sûr, ne transposons pas trop rapidement et testons cette grille d’analyse. Prenons seulement un exemple : la concentration des « lulus », autrement dit des Locally unwanted land uses (friches polluées, décharges toxiques, sites industriels à risque…) auprès des minorités pauvres et de couleur. Cette forme d’inégalité environnementale a donné naissance aux premiers mouvements antitoxiques et pour la justice environnementale aux États-Unis, où elle a fait l’objet de nombreuses études, dont celles de Robert Bullard [4] . On ne peut pas en dire autant en France ? Certes. Pour autant, les travaux pionniers conduits par Lucie Laurian [5] établissent une corrélation forte entre la
présence des sites à risques et friches industrielles, centres d’enfouissement ou entrepôt de déchets, et le pourcentage de populations à bas revenus et nées à l’étranger dans les communes françaises… Cette forme d’inégalité environnementale se lit donc également sur le territoire français, voire entre les territoires, même si les études menées par l’Institut français de l’environnement (Ifen) en 2006 [6] ou plus tardivement par l’Institut national de l’environnement industriel et des risques (Ineris) [7] , pour riches d’enseignements qu’elles soient, ne permettent pas de les saisir dans leur dimension intersectionnelle.
Des inégalités d’accès à la nature Les inégalités environnementales ne se lisent pas, en outre, uniquement en termes d’exposition aux pollutions ou aux nuisances. Elles ont également trait à l’accès à la nature. Nous avons ainsi pu démontrer en exploitant une enquête par questionnaires sur les Français et la biodiversité que si l’accès à la nature est facilité par la proximité, il n’en est pas moins socialement déterminé. Ainsi les personnes non ou peu diplômées, à bas niveaux de salaire ainsi que les femmes fréquentent moins la nature et a fortiori la nature protégée [8] . Les
femmes
fréquentent
davantage
la
nature
en
ville
(accompagnant plus souvent les enfants au parc), pratiquent moins les loisirs de nature réputés masculins, s’aventurent peu
seules en forêt (perçue comme pleine d’insécurité pour elles)… Admettons – dirait notre écologue – mais les autres, qu’est-ce qui les empêche d’y accéder ? Quelle invisible barrière empêcherait la démocratisation de la fréquentation de la nature ? L’éloignement et l’éducation sont le plus souvent convoqués à titre explicatif. La nature serait ainsi moins attractive pour certaines catégories de population. Pourtant, nos enquêtes qualitatives (par entretiens semi-directifs et observations) menées sur les littoraux de l’Hexagone et des Départements et Régions d’Outre-Mer montrent une forte fréquentation et un attachement aux sites naturels des populations riveraines, y compris les plus populaires d’entre elles, qu’il s’agisse des calanques de Marseille, de la forêt et des dunes au Touquet, des Hauts « sauvages » de La Réunion. Ce n’est pas tant le degré de fréquentation que le type de fréquentation qui distingue les usagers populaires des autres groupes sociaux : ils pratiquent peu les loisirs payants, sont moins enclins aux promenades contemplatives mais davantage aux pratiques de sociabilité (promenades et pique-nique en famille, retrouvailles entre amis…). Ils prélèvent par ailleurs davantage, pour vivre ou se soigner. Autant de pratiques jugées problématiques lorsqu’une action publique de conservation de la nature est mise en place. Ainsi, si la conception de la nature est différente en France et aux États-Unis, moins « sauvage » au sens de la wilderness, reste que sa conservation est ici comme ailleurs dictée par les normes et
valeurs des classes moyennes-supérieures ou intellectuelles. C’est alors moins l’impact effectif des usages de la nature, difficilement évaluable aux dires des scientifiques interrogés à ce sujet, que les normes du « bon usage » et de l’« esprit des lieux » qui président à la disqualification des pratiques populaires dans les aires protégées. Certaines populations symbolisent ainsi tous les « périls » – jeunes et familles d’origine immigrée, résidant dans les quelques logements sociaux au cœur de quartiers qui se gentrifient au contact de sites naturels autrefois
utilisés
comme
espaces
de
relégation
sociale,
exutoires des pollutions industrielles, et aujourd’hui consacrés hauts lieux d’un patrimoine à sauvegarder. On aura compris : la fréquentation de la nature reste culturellement marquée, et la stigmatisation sociale ne s’arrête pas à sa porte, ni à celle de l’environnement en général…
La justice environnementale : un faux problème ? Mais finalement est-ce si problématique que cela ? – pourrait arguer à juste titre notre écologue. Certes, ces inégalités posent un problème éthique : il est injuste que certains groupes sociaux subissent plus que d’autres la dégradation de l’environnement et soient privés de ressources ou d’aménités naturelles, d’autant que celles-ci sont accaparées par d’autres.
Cela n’est pas sans engendrer, par ailleurs, des inégalités en matière de santé et de bien-être. Mais qu’importent au final ces injustices, si le véritable enjeu est de protéger la biodiversité et de lutter contre le changement climatique ? Les inégalités environnementales n’occultent-elles pas d’autres problèmes : la déperdition des ressources, la surexploitation de la planète, l’ampleur des changements globaux ? On pourrait ainsi penser qu’elles sont un faux problème dans cette « société du risque [9] », où tout le monde sera à plus ou moins long terme également touché par l’effet boomerang du risque global. Et si ce raisonnement était faussé ? En quoi le primat donné à la sauvegarde
de
l’environnement
rendrait
les
injustices
environnementales tolérables ? Si au lieu de relativiser les inégalités, la dégradation de l’environnement les exacerbait sans cesse ? Si au lieu de cacher la réalité des enjeux écologiques, les inégalités environnementales ne faisaient que manifester leur gravité ? On sait depuis plus d’un demi-siècle que les mêmes processus économiques et mécanismes de domination président à la destruction de la planète et à la vulnérabilisation de certains groupes sociaux ou communautés. Il est frappant que les courants dominants de l’écologie et les rapports du Groupe intergouvernemental d’experts sur le climat (Giec) ou de la Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (Ipbes) soient depuis quelque temps plus perméables au langage de la justice environnementale. Est-ce en réponse à l’échec des politiques publiques à endiguer le réchauffement climatique, les pollutions diverses, la perte de la
biodiversité ? On peut se demander si l’invisibilisation des inégalités environnementales dans les champs de l’écologie scientifique et politique participe de cet échec.
Un impensé dans la fabrique des politiques publiques Les inégalités sociales sont peu pensées dans les politiques publiques environnementales et encore moins les inégalités environnementales. Si des exigences en termes d’équité sont inscrites dans les grands textes de cadrage de la conservation de la biodiversité au niveau international, elles restent peu déclinées dans la législation sur les aires protégées et encore largement ignorées de celles et ceux chargés de les créer et de les gouverner. Or nombre d’études montrent que cet impensé conduit à aggraver les inégalités environnementales et nuit à l’efficacité même des mesures conservatoires. Des travaux relatifs à l’équité dans les aires naturelles protégées posent qu’une politique de conservation ne doit pas aggraver les inégalités existantes et qu’elle doit, pour être équitable, veiller à la redistribution des bénéfices (économiques mais aussi en termes d’accès aux ressources, de fréquentation…) de la conservation. Elle doit également être plus participative, plus inclusive au regard des populations locales (dans leur diversité sociale, est-on tenté d’ajouter au terme de recherches
témoignant des limites inhérentes aux dispositifs participatifs institués). Comme le soulignent Kate Schreckenberg et ses coauteurs (2016), cette exigence d’équité ne rendrait pas les politiques de conservation plus « molles » mais au contraire plus efficaces, parce qu’elle susciterait davantage l’adhésion et la contribution des populations. Prolongeons le raisonnement : une politique peut-elle être écoefficace si les populations qui causent le plus de maux sont peu sollicitées tandis que celles qui sont déjà contraintes à une certaine sobriété le sont davantage ? Peut-elle l’être si elle ignore les inégalités de conditions de vie qui déterminent nos impacts respectifs sur l’environnement mais aussi nos capacités à payer davantage ou à changer nos pratiques ? On sait, par exemple, que fermer l’accès d’une zone de pêche à tous pour sauvegarder la biodiversité marine ne représente pas le même effort selon que vous soyez pêcheur de loisir ou professionnel, selon la taille de votre embarcation et votre degré de dépendance à cette zone. Peut-on ignorer que bien des résistances aux mesures environnementales proviennent d’un cumul d’inégalités : ajouter une taxe carbone à celles et ceux qui ont été éloignés des métropoles et de leurs ressources en termes d’emploi et de services ; interdire de cueillir à celles et ceux qui se soignent ou s’alimentent grâce aux plantes, tandis que des industries se développent en captant et brevetant leurs savoirs, etc. La répartition de l’effort environnemental demandé aux différents groupes sociaux par les mesures environnementales peut être d’autant moins acceptée qu’elle est considérée comme injuste et incohérente [10] . Dans les
politiques de la biodiversité, comme plus généralement dans les politiques de l’environnement, il est démontré que cet effort est davantage
supporté
par
les
populations
socialement
vulnérables qui, par ailleurs, portent le moins atteinte à leur environnement et bénéficient le moins des effets des politiques environnementales…
Et maintenant ? La reconnaissance progressive des savoirs et usages sobres des plus pauvres, voire d’une écologie populaire guidée par le souci de subsistance, celle des populations autochtones proches et gardiennes de la nature, est certainement un pas de géant dans l’histoire récente d’une écologie qui peine à se décoloniser et à se débarrasser de certains préjugés [11] . Pour autant, cette reconnaissance sur le papier pénètre très difficilement la fabrique des politiques publiques et ne préside pas encore à une nouvelle répartition de l’effort environnemental. La faible efficacité des politiques publiques environnementales demeure souvent imputée à leur manque de fermeté ou au désintérêt de leurs publics pour la cause environnementale, un manque de considération que de récentes études tendent à démentir [12] . Mais l’enjeu de la répartition de l’effort environnemental reste, quant à lui, peu questionné, de même que les causes et conséquences de ces inégalités environnementales cumulées. Pourtant,
notre
écologue
sceptique
des
débuts
en
est
aujourd’hui convaincu : elles existent bien, même si cela n’a pas été écrit ainsi…
Bibliographie À lire : Valérie DELDRÈVE, Jacqueline CANDAU et Camille NOÛS, Effort environnemental et équité. Les politiques publiques de l’eau et de la biodiversité en France, Peter Lang, mis en ligne en 2021. Lydie LAIGLE et Mélanie TUAL, « Conceptions des inégalités écologiques dans cinq pays européens : quelle place dans les politiques de développement urbain durable ? » Développement durable & territoires, dossier 9, mis en ligne le 2 septembre 2007. Éloi LAURENT, « Écologie et inégalités », Revue de l’OFCE, vol. 109, n° 2, 2009, p. 33-57.
Notes du chapitre
[1] ↑ Agence interministérielle créée en 1998, afin de favoriser le développement des connaissances sur les territoires français, notamment urbains. [2] ↑ Steve Pye, Ian Skinner, Nils Meyer-Ohlendorf, Anna Leipprand, Karen Lucas et Roger Salmons, « Addressing the social dimensions of environmental policy. A study on the linkages between environmental and social sustainability in Europe », Commission européenne, Bruxelles, juillet 2008. [3] ↑ Voir la contribution de William Acker dans cet ouvrage. [4] ↑ Robert Bullard, Dumping in Dixie. Race, Class, and Environmental Quality, WestwiewPress Boulder, San Francisco, 1990. [5] ↑ Lucie Laurian, « Environmental injustice in France », Journal of Environmental Planning and Management, vol. 51, n° 1, 2008, p. 55-79. [6] ↑ Ifen, « Les inégalités environnementales », Les synthèses Ifen, 2006, p. 419-430. [7] ↑ Voir la présentation de la « plateforme d’analyse des inégalités environnementales Plaine » sur le site Internet de l’Ineris. [8] ↑ Julien Gauthey, Jeanne Dequesne, Valérie Deldrève et Charlène Kermagoret, « Inégalités sociales dans les rapports à la nature en France métropolitaine », in Éric Pautard (dir.), Société, nature et biodiversité. Regards croisés sur les relations entre les Français et la nature, Service des données et études statistiques, Ministère de la Transition écologique, Paris, 2021, p. 26-40. [9] ↑ Ulrich Beck, La Société du risque, Flammarion, Paris, 2008 ; Stéphane Callens, « Ulrich Beck (1944-2015) et la société mondiale du risque », Développement durable & territoires, vol. 6, n° 1, 2015. [10] ↑ Valérie Deldrève, Jacqueline Candau et Camille Noûs, Effort environnemental et équité. Les politiques publiques de l’eau et de la biodiversité en France, Peter Lang, mis en ligne en 2021. [11] ↑ Bruno Bouet, « Reconnaissance de l’autochtonie et déclinisme environnemental au sein des Parcs nationaux français : l’exemple du Parc national de La Réunion », thèse de sociologie, université de Bordeaux, 2019. [12] ↑ Charlène Kermagoret., Julien Gauthey et Jeanne Dequesne, « La biodiversité : est-ce l’affaire de tous ? », in Éric Pautard (dir.), Société, nature et biodiversité, op. cit., p. 138-147.
Le patriarcat contre la planète ? Débats écoféministes Jeanne Burgart Goutal Philosophe
Printemps 2019. Les « Marches pour le Climat » et autres « Fridays for Future » mobilisent des dizaines de milliers de lycéens, lycéennes, étudiants et étudiantes à travers le monde. Dans cette foule, beaucoup de pancartes aux slogans fleuris : « Pubis, forêts : ça suffit de tout raser ! », « Ma planète, ma chatte : protégeons les zones humides ! », « Arrêtez de niquer nos mers ! », « Eat pussy, not meat! ». Au-delà de la provocation facile, y a-t-il quelque chose à comprendre dans ces messages ? En faisant un parallèle entre la destruction de l’environnement et la domination masculine, leurs auteurs et autrices ne font-ils que jouer sur les mots, ou mettent-ils le doigt sur des liens cachés, voire sur tout un arrière-plan délétère qui mêlerait inextricablement mépris des femmes et de la nature, typique de notre culture ?
« Nature is a feminist issue. »
Karen Warren, The Philosopher’s Magazine, 2001.
« Tout est lié »
C
’est la conviction fondamentale de l’écoféminisme, un
mouvement d’activisme politique, de pensée et de transformation sociale né dans les années 1970, qui resurgit aujourd’hui. Généralement attribué à l’autrice et militante française Françoise d’Eaubonne, sous la plume de qui il apparaît pour la première fois dans Le Féminisme ou la mort (1974), le terme « écoféminisme » indique cette articulation étroite entre des combats que l’on conçoit d’habitude comme distincts, voire sans rapport : l’écologie et le féminisme. De fait, les écoféministes se sont constamment mobilisées sur des enjeux situés à ce croisement – en 1974, par exemple, d’Eaubonne lance une « grève des ventres » afin de résister au « lapinisme phallocratique » responsable à la fois d’une exploitation du corps des femmes et d’une croissance démographique [1] qu’on analysait à l’époque comme un danger potentiel pour la planète. Plus largement, les écoféministes cherchent à comprendre comment se lient les systèmes de domination, non seulement sur la nature et sur les femmes, mais également entre classes sociales, entre groupes ethniques, entre pays, etc., et à lutter là où ils se rejoignent. Par exemple, en Amérique du Sud, des
collectifs écoféministes luttent contre l’extractivisme minier, en s’opposant à des entreprises qui ont leur siège hors du territoire concerné par le projet, qui s’approprient les terres de communautés autochtones et détruisent conjointement leurs territoires et leurs modes de vie, tout en dégradant la place des femmes dans ces communautés et en aggravant les violences à leur égard. C’est donc la « matrice de domination » en tant que telle, et les imbrications masquées de ses diverses déclinaisons (sexe/genre, « race [2] », classe, pays, espèces…) qui les préoccupent. Les écoféministes se tiennent fermement à cette affirmation du « tout est lié » – par exemple Ynestra King, cofondatrice du premier grand collectif écoféministe, Women and Life on Earth, écrit : La crise écologique est liée aux systèmes de haine de tout ce qui est naturel et féminin par les hommes blancs, mâles, occidentaux, qui ont formulé les philosophies, les technologies, les inventions de mort. J’affirme que le dénigrement systématique des travailleurs et des personnes de couleur, des femmes et des animaux, est connecté au dualisme fondamental qui se trouve à la racine même de la civilisation occidentale. […] À ce point de l’histoire, il n’est donc pas possible de défaire la matrice d’oppressions au sein de la société humaine sans libérer en même temps la nature et réconcilier cette part de la nature qui est humaine avec celle qui ne l’est pas [3] . Aux yeux des écoféministes, il ne suffit donc pas d’être écolo, sans être également féministe, anticapitaliste, antiraciste,
anticolonialiste : séparer ces luttes, ce serait se satisfaire d’une demi-analyse, incohérente, manquant de profondeur et d’efficacité. Pourquoi ? Quels sont les liens entre ces phénomènes apparemment sans lien : crise écologique, patriarcat, capitalisme, (néo-) colonialisme ? Dans son texte « Ecological feminist philosophies », Karen Warren déploie huit types d’arguments : elle analyse leurs liens historiques, conceptuels, empiriques,
épistémologiques,
symboliques,
éthiques,
théoriques, et politiques. Je me contenterai ici de trois types d’arguments clés.
« Premières impactées, premières mobilisées » : liens factuels Premier constat des écoféministes : les dégradations de l’environnement ne touchent pas tous les humains de la même façon ni avec la même violence. Il existe des « injustices environnementales » flagrantes entre les catégories sociales. En effet, selon que vous êtes riche ou pauvre, vous ne présentez pas le même degré de précarité économique, d’exposition aux pollutions sur vos lieux de vie et de travail, de possibilité de vous protéger des nuisances et catastrophes, de liberté dans le choix de votre alimentation et de votre logement, etc.
Or cette donnée économique se croise de multiples façons avec les facteurs liés au genre, à la classe sociale, à l’origine ethnique, au pays, tissant des maillages complexes et stratifiés, dans lesquels on peut dégager certaines lignes de force, ou rapports de domination. Il y a une coïncidence fréquente entre être pauvre et être racisé, être pauvre et habiter un pays du Sud global, ou encore être pauvre et être une femme. Pour illustrer ce dernier cas, qui est peut-être moins connu, on peut donner quelques
chiffres.
À
l’échelle
mondiale,
les
femmes
représentent 70 % des personnes vivant sous le seuil de pauvreté ; elles ne possèdent que 2 % des terres et ne perçoivent que 10 % des revenus [4] . En France, elles sont rémunérées 17 % de moins que les hommes à poste égal et à temps de travail équivalent [5] – de toute façon peu d’entre elles arrivent à poste égal (il n’y a par exemple que 20 % de femmes parmi les chefs des entreprises de plus de cinq salariés [6] ) –, et leur retraite est en moyenne de 40 % inférieure à celle des hommes [7] . Bref, comme le dit un rapport de l’Unesco : « La pauvreté a un visage de femme. » Simone de Beauvoir le soulignait déjà dans les années 1950 : dans les sociétés patriarcales, les femmes peuvent être considérées comme une classe, voire une caste, inférieure. Bien sûr, cela se combine avec d’autres formes de discrimination. Si vous êtes une femme racisée ou appartenant à la classe ouvrière par exemple, cette inégalité s’aggrave : c’est le principe de l’intersectionnalité. Ainsi, face à la crise écologique, peut-être sommes-nous tous dans le même bateau, mais clairement pas au même poste. C’est pourquoi Karen Warren affirme que l’écologie est une question
féministe – mais aussi de justice sociale, « raciale », internationale. Cet impact aggravé des dégradations environnementales subies par les dominées n’engendre pas une passivité de victimes, loin de là ; elle est au contraire le ressort d’un engagement particulièrement dynamique. D’où le slogan écoféministe : « Premières impactées, premières mobilisées ! » Quelques exemples concrets : selon une étude menée en Grande-Bretagne en 2018, 77 % des femmes recyclent, pour seulement 67 % des hommes ; 38 % des femmes limitent leur consommation d’eau, pour seulement 30 % des hommes [8] ; selon une enquête suisse, 70 % des végétariens sont des femmes ; dans les grandes écoles françaises du type Sciences Po, les associations écologistes sont très massivement composées de jeunes filles – les garçons préférant en majorité s’investir dans les associations d’éloquence, de simulation de sommets de l’ONU ou de géostratégie. Bref, l’engagement écologiste est largement féminin. Pas besoin pour expliquer cela de supposer une « sensibilité » à la nature, une « conscience » ou une « empathie » particulières : les inégalités détaillées ci-dessus, ainsi que la reproduction persistante des stéréotypes et de la division genrée du travail sont les facteurs responsables de la mobilisation des femmes.
Le capitalisme patriarcal néocolonial : liens systémiques
Les
chiffres
donnés
ci-dessus
sont
les
symptômes
de
mécanismes œuvrant au cœur de notre système, celui-là même qui est la cause de la destruction environnementale, nommé par beaucoup d’écoféministes « capitalisme patriarcal et néocolonial ». Qu’entendent-elles par-là ? Le point de départ de leur analyse est une relecture de Marx, qui a défini le capitalisme comme un système économique reposant sur l’exploitation du travail salarié (ouvriers, employés) par le capital (patrons, actionnaires). Les premiers fournissent le labeur, les seconds récoltent les profits. Les théoriciennes écoféministes telles Maria Mies, Vandana Shiva ou Ariel Salleh ne rejettent pas cette analyse ; mais pour elles, Marx n’a vu que la pointe émergée de l’iceberg. Toute la base, cachée par une perspective implicitement androcentrique et eurocentrique,
lui
a
échappé
;
elle
est
faite
de
« surexploitations » (selon le terme de Maria Mies) qu’il n’a pas théorisées et qui sont donc restées invisibles pour les théoriciens et partis politiques inscrits dans sa filiation. De quoi s’agit-il ? Premièrement, la surexploitation des colonies – devenues « néocolonies » dans l’économie globalisée –, de leurs matières premières, ressources naturelles, richesses minières, maind’œuvre à bas coût… Sans cela, pas de capitalisme mondial. Deuxièmement, la surexploitation de la nature. Les écoféministes ne croient pas à la possibilité d’un « capitalisme vert », expression dans laquelle elles voient une contradiction
naïve ou hypocrite. En effet, elles montrent que l’exploitation toujours accrue des ressources naturelles, sur terre, sous terre, dans l’eau, dans l’air, dans l’espace est intrinsèque au capitalisme et nécessaire à son maintien. C’est un système en perpétuelle expansion, animé par le fantasme de la croissance infinie, de dépassement des limites, du « toujours plus ». Surproduction, surconsommation, surdéveloppement, privatisation et épuisement des ressources, destruction du vivant sont les règles de ce jeu dangereux, foncièrement écocide. Enfin, troisième surexploitation inhérente au capitalisme : celle du travail domestique, fourni en immense majorité par les femmes ; un travail incessant et répétitif, effectué gratuitement, et souvent considéré comme une simple « fonction naturelle » ! On y voit généralement une affaire privée, extérieure au monde économique. Les écoféministes affirment qu’il s’agit au contraire d’une partie – même d’une base – de l’édifice capitaliste. Françoise d’Eaubonne, Maria Mies, Rosemary Radford Ruether ou encore Starhawk ont montré qu’au moment même où s’effectue la transition vers le capitalisme, dans l’Europe du
XVIIe siècle,
la condition des femmes régresse
significativement : elles sont ramenées au foyer, enfermées dans la sphère domestique et assignées à la fonction de reproductrices, alors qu’au Moyen Âge elles avaient le droit d’exercer à peu près tous les métiers, de gagner de l’argent, de détenir une propriété privée, de toucher et transmettre un héritage, de contrôler leur pouvoir reproductif par des pratiques contraceptives et abortives transmises par les sages-
femmes – probablement celles qui furent brûlées comme « sorcières ». Selon les écoféministes, ce n’est pas un hasard, cela fait système. Comme l’écrit Silvia Federici : L’exploitation des femmes a joué un rôle central dans le processus d’accumulation capitaliste, dans la mesure où les femmes ont produit et reproduit la « marchandise » la plus essentielle : la force de travail. Le travail domestique non payé a été la fondation sur laquelle l’exploitation des travailleurs salariés, « l’esclavage salarié », a été bâtie, et le secret de sa productivité [9] . Aujourd’hui encore ce mécanisme persiste : on le voit bien dans la difficulté (l’impossibilité ?) à légiférer sur un congé paternité égal au congé maternité, ou dans la disparité du passage à temps partiel entre pères et mères. C’est pourquoi les écoféministes soutiennent que le capitalisme est foncièrement patriarcal : le maintien d’une structure sociale patriarcale est une condition de son développement. Par conséquent, du point de vue des écoféministes, il est illusoire de croire qu’on peut réellement améliorer le système ou le « verdir » dans ses fondements sans abolir en même temps le patriarcat et les autres formes d’injustice.
« La femme est naturelle, c’est-àdire abominable » : liens symboliques Ces analyses matérialistes sont combinées par beaucoup d’écoféministes avec des analyses plus culturelles. En se plongeant
dans
les
récits
qui
façonnent
et
expriment
l’imaginaire occidental – contes, textes sacrés, littérature, films, chansons, philosophies, sciences, etc. –, elles mettent en lumière les « racines entrecroisées de la misogynie et de la haine de la nature [10] ». Autrement dit, un schème omniprésent (même s’il reste souvent implicite et impensé) qui associe féminité et nature, de façon généralement péjorative. Pour ne donner qu’un exemple, citons cette phrase de Baudelaire : « La femme est naturelle, c’est-à-dire abominable [11] . » L’association femmenature joue dans les deux sens : d’un côté, une naturalisation des femmes, qui seraient « plus proches de la nature » que les hommes, plus connectées au corps, à la sensibilité, aux rythmes cosmiques, à l’animalité. Réciproquement, une féminisation de la nature, très nette dans le symbolisme de la Terre Mère, de Dame Nature ou de Gaïa. De nombreux rites antiques reposent sur cette identification entre fertilité et fécondité, ventre et sol nourriciers ; et cette proximité mythique se prolonge dans les sciences humaines – la psychanalyse relayant par exemple l’analogie mère-mer, ou opposant le royaume organique de la
fusion avec la Mère à la Loi du Père qui instaurerait l’ordre de la culture et du langage. Dans cette optique, l’« homme » serait celui qui se démarque, dompte, domine, domestique, s’élève au-dessus de cette masse confuse et primitive de la « mat(t)er », à la fois individuellement et collectivement. Starhawk et Ruether ont traqué les variations de cette conception dans nos récits du devenir-humain, de l’allégorie de la Caverne de Platon au processus de maturation tel que le pense Freud, en passant par l’émancipation chère aux philosophes des Lumières et l’idéologie du progrès du XIXe siècle.
Dans toutes ces images déterminantes de la culture
occidentale, le sujet réellement « adulte » et pleinement « humain » doit se construire par la négation de cette sphère, afin de correspondre à un modèle de « masculinité abstraite » : « devenir un homme », c’est s’arracher à ce trouble royaume fait de naturalité, de féminité et d’emprise maternelle, pour planer dans le Ciel des Idées et des Lois, tel un individu prétendument autonome et indépendant. Or ce schème n’est pas qu’abstrait ; il a des conséquences déplorables très concrètes. Il a servi à exclure les femmes hors du domaine de la culture, de la science, de la parole publique, de l’éducation, de la pleine humanité ; et a permis la mainmise des hommes sur le savoir « légitime », sur les constructions culturelles et de la « rationalité ». Évidemment, les écoféministes ne valident pas toutes cette identification femme-nature, loin de là ; mais toutes l’ont
interrogée et déployée à travers des théories, et pour certaines, à travers des pratiques. À leurs yeux, les femmes ne sont pas plus naturelles que les hommes ; peut-être, simplement, leurs corps révèlent-ils une appartenance au cosmos de façon plus flagrante par la cyclicité qui les caractérise durant une bonne partie de la vie, ou en affichant leur statut de mammifères de façon moins camouflable lors de la grossesse, de l’accouchement ou de l’allaitement ? Quoi qu’il en soit, nombre d’entre elles voient dans cette association réinventée, élargie et interprétée positivement un levier pour rappeler notre naturalité à tous et toutes, notre inclusion dans le monde du vivant, au lieu de continuer à la refouler – en espérant peut-être que ce déni nous empêchera de connaître le sort de tous les vivants : la mort ? Voilà pourquoi réhabiliter la part de l’humain que nous avons étiquetée comme le « féminin » leur semble un enjeu indispensable pour une mutation écologique profonde.
Et maintenant ? Plutôt qu’une conclusion univoque et péremptoire, ce qui découle de ces réflexions, ce sont de nouvelles questions ! Par exemple : d’où vient l’identification entre femme et nature ? Est-elle universelle ou particulière à certaines cultures ? Toutes les sociétés reposent-elles sur la domination conjointe de catégories humaines et non humaines ; ou bien a-t-il déjà existé
une harmonie, un respect entre les êtres, quelles que soient leurs caractéristiques de sexe, de position sociale ou même d’espèce ? Enfin : comment s’orienter ensemble vers une telle société ?
Bibliographie À lire : Jeanne BURGART GOUTAL et Aurore CHAPON, ReSisters, Tana, Paris, 2021. Émilie
HACHE,
Reclaim.
Recueil
de
textes
écoféministes,
Cambourakis, Paris, 2016. Maria MIES et Vandana SHIVA, Ecoféminisme, L’Harmattan, Paris, 1998.
Notes du chapitre [1] ↑ Voir la contribution de Hugo Lassalle dans cet ouvrage. [2] ↑ Ce terme, qui traduit l’américain « social race », est aujourd’hui employé en sciences sociales non pas dans le sens biologique qu’il avait dans la « théorie des
races » des XIXe et XXe siècles, mais pour désigner les catégories et rapports sociaux hérités de l’histoire coloniale. [3] ↑ Ynestra King, « Healing the wounds : feminism, ecology, and the nature-culture dualism », in Irene Diamond et Gloria Feman Orenstein (dir.), Reweaving the World. The Emergence of Ecofeminism, Sierra Books Club, San Francisco, 1990, p. 106-109 (ma traduction). [4] ↑ https://twitter.com/gouvernementfr/status/674179515636150272 . [5] ↑ « Les inégalités de salaire entre hommes et femmes : état des lieux », Observatoire des inégalités, mis en ligne le 5 mars 2021. [6] ↑ « Peu de femmes cheffes d’entreprise », Observatoire des inégalités, mis en ligne le 25 juin 2020. [7] ↑ Aurélie Blondel, « Retraite : les femmes touchent toujours 40 % de moins que les hommes », Le Monde, mis en ligne le 3 juin 2021. [8] ↑ Tim-Elise Bao, « The eco-gender gap : une étude révèle que les femmes sont plus écolos que les hommes », NEON, mis enligne le 7 février 2020. [9] ↑ Silvia Federici, Caliban et la Sorcière. Femmes, corps et accumulation primitive, Entremonde, Genève, 2014, p. 10. [10] ↑ Ynestra King, « The Ecology of Feminism and the Feminism of Ecology », in Judith Plant (dir.), Healing the Wounds. The Promise of Ecofeminism, New Society Publishers, Philadelphie, 1989, p. 18. [11] ↑ Charles Baudelaire, Moncœur mis à nu (1887), Écrits intimes, Gallimard, Paris, 1930, p. 166.
Peut-on concilier une recherche d’émancipation féministe et un mode de vie plus écolo ? Constance Rimlinger Sociologue, EHESS
En 2010, Le Conflit. La Femme et la Mère a fait grand bruit : Élisabeth Badinter accusait certaines approches naturalistes d’induire une régression pour la cause des femmes, en renvoyant ces dernières vers des tâches traditionnelles. Un peu plus de dix ans après, la question d’un éventuel hiatus entre libération des femmes et écologisation des modes de vie divise toujours, mais ce débat s’est considérablement enrichi des apports de l’écoféminisme, qui connaît un nouveau souffle. Alors, comment penser de concert les luttes contre les inégalités de genre et contre la destruction de la planète ? Ou plutôt, comment les conjuguer de manière effective ? À travers champs, embarquons de ce pas pour un petit état des lieux sociologique.
Qui porte la charge de l’écoresponsabilité au quotidien ?
C
hercher à réduire son empreinte écologique à travers la
modification d’un certain nombre de comportements et de pratiques de consommation (acheter local, de seconde main, réparer, composter, trier, adapter son alimentation, ses modes de transport, de chauffage, etc.) implique un apprentissage et une transformation du budget-temps des individus. Or en dépit d’une certaine évolution en faveur de davantage d’égalité au cours des trente dernières années (particulièrement parmi les couples jeunes et diplômés), le travail domestique demeure marqué par de fortes disparités en termes de genre : d’après une étude de l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) publiée en 2015, les femmes consacrent deux fois plus de temps que les hommes aux tâches ménagères et aux enfants (respectivement 4 heures 38 et 2 heures 26 par jour, en moyenne). Le détail des activités confirme une division sexuée du travail : le ménage, le linge et la cuisine sont majoritairement assurés par les femmes, tandis que les activités plus ponctuelles de bricolage ou de jardinage sont davantage investies par les hommes. Dans ce contexte, qui prépare des produits ménagers faits maison, qui repense les menus de la semaine ? Les femmes semblent en première ligne pour assurer la surcharge de travail et de charge mentale* induite par le
« verdissement » des choix de vie et de consommation. D’autant plus que nombre d’enquêtes révèlent que les femmes sont davantage préoccupées par les questions environnementales, donc plus promptes à agir – ce qui s’explique non par une quelconque « nature », mais par une construction sociale favorisant, dès les premières étapes de la socialisation, le développement de l’empathie et de capacités à prendre soin (pouvant se doubler d’une injonction intériorisée). Lexique Charge mentale : pendant cognitif des tâches domestiques. Il s’agit de tout ce qui doit être pensé, organisé, planifié, pour la bonne marche du foyer et le bien-être de ses membres (programmer les rendez-vous médicaux, prévoir la liste de courses, enlever les vêtements trop petits du placard…). Care : popularisé par les travaux de la psychologue Carol Gilligan, le care est une éthique du soin, de la sollicitude. On parle de travail de care, dans la sphère familiale ou professionnelle, pour les activités prenant en charge les besoins fondamentaux de l’être humain (notamment dans les domaines social et sanitaire, éducatif, de la santé…). Plusieurs travaux ayant interrogé la manière dont l’engagement écologique se traduit au sein des ménages confirment l’accroissement du travail invisible des femmes. Michèle Lalanne et Nathalie Lapeyre, sociologues, se sont penchées sur la question à partir de l’exemple des couches lavables utilisées par des couples parents d’enfants en bas âge [1] . La réduction de la consommation dans une visée écoresponsable conduit à
délaisser certains « gagne-temps » qui s’étaient généralisés avec l’industrialisation et l’avènement de la société de consommation, tels que l’usage d’appareils électroménagers, l’accès à des produits transformés ou la délégation de certaines activités relevant du care* – autant de dispositifs qui avaient pu apparaître comme participant à la libération des femmes. En l’absence de remise en question des rôles genrés, le supplément de travail (estimé autour de 202 heures pour l’entretien des couches lavables d’un enfant, de la naissance à 36 mois) accroît les inégalités. Certains arbitrages qui pourraient paraître personnels, relevant de la sphère intime, s’enchâssent dans des dynamiques systémiques, notamment dans des rapports sociaux de sexe, de classe et de race inégalitaires. Ainsi, la question de la consommation de biens et de services ne se pose pas de la même manière pour une femme aisée qui délègue une partie du travail ménager et de soin de ses enfants à des employées, ou pour une femme de classe populaire travaillant dans des métiers du care peu rémunérés ; la division sexuelle du travail domestique n’est pas la même pour une femme hétérosexuelle ou pour une femme lesbienne ; et la charge de travail diffère pour un parent ou une personne sans enfant. L’inscription spatiale et les conditions matérielles d’existence (vivre en ville ou dans un village, en appartement ou en ayant accès à un jardin, dans une famille nucléaire ou en communauté…) influent également sur les leviers d’action pour sortir d’un mode de vie exerçant une forte pression sur les ressources terrestres.
La subsistance : un enjeu politique Faire advenir une société plus écologique mais aussi plus égalitaire implique de questionner les choix individuels dans leurs contextes. Cette appréhension systémique est constitutive des lectures écoféministes de la société. Pensées comme liées, les dominations exercées sur les femmes et sur la nature sont analysées comme relevant d’une même matrice idéologique, des mêmes racines historiques. Françoise d’Eaubonne, qui a été la première théoricienne de l’écoféminisme, replace les problématiques écologistes et féministes dans une approche critique de la croissance, l’« illimitisme » (démographique, productiviste…) étant pour elle le paradigme de la modernité, et l’arrêt de mort de l’humanité [2] . Elle appelle une mutation profonde impliquant de rejeter simultanément le patriarcat et le capitalisme et de refonder la société occidentale sur des bases priorisant la préservation ou la réhabilitation de l’environnement et la démocratie directe. Geneviève
Pruvost
a
analysé
la
transformation
de
la
quotidienneté en régime industrialo-capitaliste et questionné les enjeux de reconnaissance et de répartition du travail de subsistance. Elle souligne une bascule dans le rapport à la matérialité même de nos existences : le passage de sociétés villageoises reposant sur le travail paysan, artisanal, de subsistance (partagé au sein de maisonnées) à une société
largement urbanisée, régie par un système des professions déterritorialisé et une nette division des tâches a conduit à ce qu’une grande majorité de la population est aujourd’hui coupée de la « possibilité de s’imprégner […] de la transformation des matières qui nous permettent de manger, boire, dormir, se vêtir, se laver, se loger [3] ». Davantage « hors sol », les individus sont clivés, dans cette nouvelle organisation socio-économique, entre des temps de vie et des temps de travail. Coupé de l’autoproduction des moyens de subsistance, le foyer devient un espace de consommation et le « travail domestique » apparaît comme le pendant du salariat – ce qui accentue la partition genrée du travail. Dans une telle société, comment penser des modes de vie permettant de réduire la pression exercée sur les ressources naturelles, sans accroître les multiples inégalités ? L’avènement d’une société plus égalitaire et plus écologique nécessite de refonder radicalement et collectivement la question de la subsistance : la somme d’actions et de choix qui tisse le quotidien devient alors politique [4] .
La campagne comme espace d’expérimentation et de renégociation des normes de genre Tout système dominant voit éclore des alternatives. En contrepoint de la modernisation agricole et du développement
de l’agriculture intensive, l’agriculture biologique a été mise en place autour du rejet de l’utilisation de produits chimiques et en nourrissant la terre de manière organique. À partir des années 1970, plusieurs pays occidentaux ont connu un phénomène de « retour à la terre », porté par des personnes révoltées par les inégalités et l’individualisme, alarmées par les premiers travaux sur le caractère néfaste pour l’environnement de certaines activités humaines, enthousiasmées aussi par le vent
d’émancipation
soufflant
dans
les
mouvements
contestataires de l’époque. Cet élan ne s’est pas apparenté à un retour à la vie paysanne d’antan mais bien à des tentatives de faire advenir de nouvelles manières de faire société et de s’inscrire dans une relation harmonieuse avec l’environnement. De nombreuses voies ont été explorées : mettre en commun les possessions et les tâches, renouer avec des savoirs et savoir-faire artisanaux et agricoles, s’ouvrir à l’amour libre, ou encore envisager l’éducation des enfants comme une mission communautaire [5] . Peu de travaux ont spécifiquement analysé le mouvement de retour à la terre en termes de genre. Il ressort néanmoins de plusieurs études que les communautés des années 1970-1980 ont
été
le
théâtre
d’expériences
émancipatrices
et
de
recompositions de ces normes (concernant la sphère affective, la parentalité, l’apparence), sans parvenir toutefois à effacer complètement les inégalités de genre dans tous les domaines, notamment face au travail.
Outre les communautés, les installations néorurales se sont aussi faites en couple, entre amis, ou en solitaire. Bien souvent, le travail de la terre occupe une place dans le projet, que ce soit dans une visée vivrière ou pour intégrer des circuits commerciaux.
La
majeure
partie
des
néorurales
qui
développent une activité agricole le font en bio. À nouveau, analyser les situations que cela englobe révèle une tension pour avancer au coude à coude sur les enjeux de genre et d’écologie. Dans l’agriculture biologique, les femmes, notamment celles non issues du monde agricole, contribuent à faire bouger les lignes : motrices dans le développement de circuits courts, très concernées par les questions de santé des consommateurs et de bien-être animal, elles sont plus de 60 % à adhérer à des organisations de défense de l’agriculture biologique ou paysanne [6] . Dans le même temps, celles qui vivent en couple ou en famille demeurent disproportionnément chargées des tâches ménagères dans leurs foyers et une partie d’entre elles voient leur travail invisibilisé, lorsqu’elles ne sont pas déclarées comme travaillant sur l’exploitation [7] . Au-delà des néopaysannes et agricultrices bio, si l’on observe le périmètre plus large des alternatives de vie écologiques à la campagne, de nombreuses femmes, de tous âges et aux activités variées (souvent en lien avec les plantes, l’artisanat, l’écoconstruction, la création artistique ou le soin), s’inscrivent dans des luttes feutrées : sans toujours se qualifier de féministes,
elles
s’émancipent
des
rôles
traditionnels,
conjuguent au quotidien une recherche de débrouillardise et de sororité, se réapproprient des savoirs (en herboristerie,
écoconstruction, gynécologie naturelle, etc.) ou développent des compétences historiquement associées à la masculinité. Geneviève Pruvost qualifie d’« écoféministes vernaculaires » ces femmes qui valorisent l’action plutôt que la théorisation et vivent la reconnexion avec l’environnement naturel comme une émancipation [8] .
L’écoféminisme aux couleurs de l’arc-en-ciel Lexique Séparatisme : au-delà de la charge polémique qu’évoque actuellement le terme, le séparatisme lesbien (dont relèvent les terres de femmes décrites) désigne une stratégie politique qui s’est développée au sein du féminisme radical dans les années 1970, consistant à se soustraire des relations avec les hommes pour ne pas contribuer à la perpétuation d’une culture patriarcale. LGBTQI + : acronyme englobant les personnes lesbiennes, gays, bisexuelles, transgenres, queer, intersexes. Le + indique une volonté d’inclure les personnes ayant une orientation sexuelle ou une identité de genre minorisée qui ne se reconnaissent pas dans les termes précédemment déclinés. Queer : ce mot anglais synonyme d’étrangeté, de bizarrerie, était une injure homophobe avant que des militants du
mouvement homosexuel états-unien se le réapproprient et lui attribuent une connotation positive. Aujourd’hui, il désigne aussi bien un éventail de personnes dont l’orientation ou l’identité sexuelle ne correspond pas aux modèles dominants, qu’un courant théorique interrogeant politiquement et conceptuellement les catégories normatives de genre et de sexualité. Cisgenre : par opposition à « transgenre », cet adjectif qualifie une personne dont l’identité de genre est en adéquation avec le sexe biologique de naissance (se sentir homme en étant né dans un corps masculin, ou se sentir femme en étant née dans un corps féminin). Il existe également des personnes ayant pris part au mouvement de retour à la terre pour donner vie à des utopies couplant une (re-)connexion à la nature et un projet émancipatoire
en
tant
que
femmes,
féministes,
non
hétérosexuelles. Des terres de femmes séparatistes* ont été créées à partir du début des années 1970, d’abord en Amérique du Nord, puis en Europe, en Australie et en Nouvelle-Zélande. Ouvertes à toutes les femmes désireuses de cheminer vers l’autosuffisance et d’expérimenter un rapport nouveau à la nature tout en s’extrayant des logiques patriarcales, ces terres ont principalement été portées par des femmes lesbiennes. Une culture spécifique s’y est développée, associant des célébrations (au moment des changements de saison notamment), des modes d’expression artistique mettant en avant l’expérience vécue par les femmes, et une spiritualité écoféministe liant sacralisation de la nature et célébration des femmes. Contre la
division sexuée du travail, les terres avaient également pour visée de briser le carcan des rôles traditionnels et de montrer (en premier lieu aux principales intéressées) que les femmes peuvent bâtir des maisons, faire un feu, élever des animaux, être autonomes sans présence masculine. Sans avoir toujours connaissance de ces initiatives, d’autres personnes LGBTQI+* et féministes se sont investies au cours des trente dernières années dans des projets de retour à la terre prenant
la
forme
de
fermes
biologiques,
de
lieux
permaculturels ou encore de sanctuaires dédiés au soin des animaux [9] . On peut distinguer trois types de configurations écoféministes [10] : celle des terres de femmes précédemment décrites ; une configuration regroupant des initiatives plus récentes, portées par des féministes qui se reconnaissent davantage dans un féminisme queer* et intersectionnel, et qui conçoivent la non-mixité non plus entre femmes, mais sans hommes cisgenres* ; enfin une configuration où des personnes non hétérosexuelles effectuent un retour à la terre sans que leur orientation sexuelle soit au cœur du projet. Bien intégrées dans les réseaux alternatifs et néoruraux, ces dernières sensibilisent aux enjeux de genre par le modèle alternatif qu’elles proposent (notamment la remise en question de l’agriculture comme « métier de couple », où les tâches seraient réparties entre l’exploitant et sa femme). Il n’y a donc pas un mouvement écoféministe unique et homogène, mais une pluralité de colorations écoféministes permettant de tisser des liens entre l’écologie et le féminisme à partir d’une diversité
d’ancrages
militants,
de
caractéristiques
sociales
et
d’expériences quotidiennes. Ces initiatives ont en commun, au-delà de leur diversité, de ne pas séparer la recherche d’un mode de vie plus durable et celle d’une émancipation des femmes et des personnes dont la sexualité est minorisée. La construction de toilettes sèches devient une occasion de se former au maniement des outils ; les repas partagés sont rythmés par des conversations portant aussi bien sur les plantations de saison que sur les discriminations vécues et les moyens d’y répondre. Cultiver un lopin de terre, aménager une caravane pour y vivre, accueillir des
volontaires
pour
les
aider
à
cheminer
vers
plus
d’autonomie permet de repenser simultanément la division du travail, de créer des havres de sécurité à l’abri des violences et des discriminations, et in fine de réviser l’échelle de valeurs qui sous-tend l’organisation de la société et les rapports entre l’espèce humaine et son environnement.
Et maintenant ? L’ampleur de la crise écologique et climatique impose une action des responsables politiques et des industriels, non pas seulement un engagement citoyen. Cependant, la conscience de la gravité de la situation conduit un nombre croissant de personnes à vouloir agir à leur échelle, que ce soit en adoptant
quelques gestes plus « verts » ou en modifiant radicalement leur mode de vie. Un rapide tour d’horizon de ce que cela implique, de la table à langer aux jardins permaculturels, permet d’appréhender l’importance de repenser le travail et sa répartition, si l’on veut que la construction d’une société plus écologique soit aussi celle d’une société plus égalitaire. Les écoféministes d’hier et d’aujourd’hui invitent à revenir à des questions très concrètes, matérielles : qui prend en charge les besoins primaires, quelle place la société accorde-t-elle aux corps, aux vulnérabilités ; comment s’inscrit-on dans un milieu de vie donné ; comment prend-on soin aussi bien de soi et de sa communauté que de son environnement ?
Bibliographie À lire : Linda BEDOUET, Néo-paysannes témoignent !, Rustica, Paris, 2019.
:
10
femmes
engagées
Françoise FLAMANT, Women’s Lands. Construction d’une utopie. Oregon, USA 1970-2010, iXe, Donnemarie-Dontilly, 2015. Geneviève PRUVOST, Quotidien politique. Féminisme, écologie, subsistance, La Découverte, Paris, 2021.
Et une bande dessinée : BÉNÉZIT & LES PAYSANNES EN POLAIRE, Il est où le patron ? Chroniques de paysannes, Marabulles, Paris, 2021.
Notes du chapitre [1] ↑ Michèle Lalanne et Nathalie Lapeyre, « L’engagement écologique au quotidien a-t-il un genre ? », Recherches féministes, vol. 22, n° 1, 2009, p. 47-68. [2] ↑ Voir la contribution de Jeanne Burgart-Goutal dans cet ouvrage. [3] ↑ Geneviève Pruvost, Quotidien politique. Féminisme, écologie, subsistance, La Découverte, Paris, 2021, p. 6. [4] ↑ Ibid. [5] ↑ La diversité des profils et des expériences invite à ne pas niveler ce phénomène. Catherine Rouvière a distingué différentes vagues de retour à la terre, avec des variations de population et de visée : Retourner à la terre. L’utopie néo-rurale en Ardèche depuis les années 1960, PUR, Rennes, 2015. [6] ↑ « Quelle est la place des femmes dans l’agriculture biologique ? », enquête de la Fédération nationale d’agriculture biologique (Fnab) en partenariat avec l’Agence Bio, 2018. [7] ↑ Madlyne Samak, « Le prix du “retour” chez les agriculteurs “néo-ruraux”. Travail en couple et travail invisible des femmes », Travail et emploi, n° 150, 2017, p. 55. [8] ↑ Geneviève Pruvost, « Penser l’écoféminisme. Féminisme de la subsistance et écoféminisme vernaculaire », Travail, genre et sociétés, n° 42, 2019, p. 29-47. [9] ↑ La plupart de ces initiatives sont discrètes, ancrées à l’échelle locale et sans recherche de médiatisation. [10] ↑ Constance Rimlinger, « Féministes des champs : l’espace de la cause écoféministe au sein du mouvement de retour à la terre. France, États-Unis, NouvelleZélande, 1970-2019 », thèse de doctorat en sociologie, École des hautes études en sciences sociales, 2021.
Les imaginaires écologistes au prisme de l’intersectionnalité ? Stéphane Lavignotte Pasteur et essayiste
Pour n’oublier personne, l’écologie doit croiser les questions de races, de classes, de genre : elle doit être intersectionnelle. Elle doit intégrer aussi les problématiques propres aux autres vivants (animaux, plantes…) ; et prendre pleinement en considération celles des pays du Sud global*. Pour ne pas rester de surface, pour changer en profondeur les choses, elle doit également transformer les imaginaires, les modes de vie et les structures (de l’économie, de l’État, de la ville…) : super-intersectionnelle !
« Sans les institutions, on ne fait pas assez large ; sans la mobilisation citoyenne on ne va pas assez vite ; sans les imaginaires, on n’agit qu’en surface. » D’après un slogan du mouvement des Villes en transition. Lexique
Sud global/Nord global : distinction utilisée pour décrire un groupe de pays selon des caractéristiques socio-économiques et politiques (alternative au « Tiers-Monde », expression accusée d’être porteuse d’un point de vue idéologique). Le Sud global rassemble les pays à faibles revenus d’un côté de la soi-disant fracture, l’autre côté étant les pays du Nord global (souvent assimilés aux pays développés). Ne renvoie pas intrinsèquement à des données géographiques, mais davantage à des perceptions historiquement construites.
Intersectionnelle : races, classes, genres Lexique Productivisme : structure de l’économie et idéologie dominante, caractéristiques du capitalisme actuel mais aussi des États « socialistes » du XXe siècle. La production doit être sans cesse croissante et plus efficace, sans tenir compte du caractère limité des ressources naturelles, de la capacité des écosystèmes et de la planète d’assimiler les pollutions, de la réalité du bonheur humain.
L
ongtemps, le mouvement ouvrier – les syndicats, les partis socialistes et communistes, les mouvements anarchistes… –
s’est principalement intéressé à la lutte des classes entre la bourgeoisie et les prolétaires, à la domination du capital sur le
travail. La perspective écologiste permet de faire un grand pas de côté en prenant en compte la domination des humains sur les autres êtres vivants non humains : les animaux, les végétaux, les sols, les écosystèmes, etc. Elle remet ainsi en cause l’anthropocentrisme. Mais cela veut-il dire – comme on l’entend souvent – que nous serions « tous dans le même bateau » face à la crise écologique ? Il n’y aurait plus de riches et de pauvres, d’hommes et de femmes, de pays du Nord global et de pays du Sud global ? Quand on parle de domination des humains sur la nature, de quelle domination parle-t-on ? De chaque humain, des sociétés humaines, des systèmes économiques humains, aujourd’hui du capitalisme productiviste* ? De la vision du monde occidentale ? Aux États-Unis, un des premiers écologistes, Barry Commoner, montre en 1971 dans son livre The Closing Circle que le modèle capitaliste (la domination du capital sur le travail par l’exploitation des travailleurs par la bourgeoisie, la propriété privée et la logique de profit) et productiviste (produire toujours plus) est l’une des causes de la crise écologique. Dans un premier temps, l’abus de la nature (pollutions, destruction des paysages, ponction des ressources au-delà de leur capacité de renouvellement naturel) profite gratuitement à l’ensemble des classes sociales qui s’en répartissent les avantages : plus de biens, abondants, moins chers, etc. Mais dans un second temps, lorsque cette destruction de la nature commence à avoir des conséquences négatives, les classes ne sont plus égales. Certains peuvent les éviter (par exemple, échapper à la pollution des villes en allant dans sa résidence secondaire à la campagne) et
d’autres non (qui ne peuvent quitter leurs cités HLM construites près des autoroutes polluantes). Les riches font peser le coût de l’abus de la nature sur les autres : ils font payer l’État, proposent que les pauvres du Sud global fassent moins d’enfants ou que tout le monde trie ses déchets plutôt que de changer l’appareil de production afin de produire moins, polluer moins ou encore fabriquer des objets plus durables ou nécessitant moins d’emballages… Pas d’écologie sans prendre en compte la lutte des classes. En 1973, une des fondatrices du Mouvement de libération des femmes (MLF) en France, Françoise d’Eaubonne, invente le terme écoféminisme et crée le groupe « Écologie et féminisme ». Pour elle, les hommes – le patriarcat comme système sociohistorique qui construit la classe sociale « les hommes » – ont fait à la fois main basse sur le ventre des femmes et sur les ressources naturelles, dans une même vision du monde et un même rapport de domination. C’est un rapport d’appropriation et d’agression : assimilation de la nature à un corps de femme à pénétrer de force, mainmise sur la fertilité des sols et des utérus, dévalorisation du care (prendre soin des autres). Les pensées et pratiques écoféministes se développent dans les années 1980 aux États-Unis et en Allemagne au sein des mouvements de lutte contre le développement de l’arme atomique, où des militantes réclament à la fois l’égalité des droits pour les femmes (sociaux, économiques, reproductifs), le désarmement et la fin de l’exploitation des personnes et de l’environnement. Pas d’écologie sans lutte contre le patriarcat.
Et les inégalités liées au racisme ? En France, l’une des premières actions écologistes est la présentation pendant l’été 1972, dans les campagnes françaises, d’une exposition itinérante qui met en parallèle la destruction de l’environnement et des modes de vie des Indiens d’Amérique du Sud et des paysans français. L’ethnologue Robert Jaulin – inventeur du concept d’ethnocide – et le psychosociologue Serge Moscovici mettent en cause une conception occidentale de l’humain qui domine toutes les autres formes de vivant, qualifiées de « sauvages ». À la même période, l’agronome René Dumont, premier candidat écologiste à la présidentielle en 1974, met le « tiers-mondisme » (l’engagement contre la domination des pays du Sud global par ceux du Nord global) au cœur de l’action écologiste. Dans les années 2000, se développent la critique de ce que certains qualifient de « colonialisme environnemental » (les pays du Nord imposent la protection de certaines espèces ou écosystèmes sans tenir compte des intérêts des populations du Sud) et la dénonciation de la délocalisation du Nord vers le Sud des pollutions : bateaux de déchets, usines polluantes, etc. Classe, genre, race… En se pensant intersectionnelle, l’écologie ne s’applique-t-elle pas finalement à elle-même la notion d’écosystème, si importante pour penser la nature ?
Super-intersectionnelle : imaginaires, modes de vie, structure… et catalyse ! Que faut-il changer ? Dans les discussions, les uns disent : « C’est le capitalisme ! C’est le productivisme ! L’important c’est de prendre le pouvoir pour changer les structures ! » Les autres : « Mais non, l’important c’est de faire des choses dès maintenant, trier ses déchets, acheter bio, etc. Il faut changer les modes de vie par l’expérimentation concrète ! » D’autres encore : « C’est dans les têtes que ça doit changer ! Il faut revoir nos imaginaires, nos valeurs ! Cela passe par la culture, la création, les médias, les religions ! » Mais pourquoi penser séparément ces trois champs alors qu’ils sont liés ? Je veux changer les choses par mon mode de vie, par exemple en mangeant bio. Mais c’est trop cher pour moi. Pour échapper à cette contradiction, je peux m’engager – en militant dans une association, dans un parti, en étant élu – afin de changer des structures derrière cette difficulté qui bloquent mon changement de mode de vie : rendre le bio moins cher, par exemple en obligeant les autorités à le subventionner plutôt que l’agriculture polluante, ou afin d’obtenir un meilleur revenu par une redistribution des richesses par l’impôt ou le salaire. Je suis élu d’une ville et j’acte l’arrêt des produits polluants pour l’entretien du cimetière et les pieds des arbres
dans les rues. Mais ce changement de structure de la politique publique se heurte à des habitants qui râlent car « ça ne fait pas propre ». J’organise alors des visites de découverte de la diversité florale qui y pousse, des ateliers pour cuisiner les feuilles de pissenlit. Je change l’imaginaire sur la nature en ville, sur les « mauvaises herbes », sur le propre et le sale… Modes de vie, structure, imaginaires : il est nécessaire de changer… les trois ensemble. Un des niveaux peut être freiné ou bloqué par le surplace d’un autre… En revanche, l’accélération et l’approfondissement du changement sont encouragés par la mise en lien des différents niveaux. C’est ce qu’on pourrait appeler une catalyse* : structures, désirs et modes de vie, imaginaires, chaque niveau est réciproquement le catalyseur de l’autre. La catalyse a pour avantage d’obtenir une vitesse plus grande avec moins d’énergie. Cette métaphore peut aider à comprendre des moments d’accélération de la transformation sociale comme en France entre 1944 et 1947. Changement des structures : les milieux populaires sont représentés dans le gouvernement et à l’Assemblée, qui votent des lois, nationalisent les entreprises alors que se renouvelle une haute fonction publique issue de la Résistance… Changement des modes de vie : un mouvement syndical puissant, entraîné notamment par la Confédération générale du travail (CGT) avec en son sein des courants prêts à l’insurrection, des mairies socialistes et communistes et des initiatives collectives (autoconstruction de maison avec le mouvement des Castors [1] , coopératives de consommation, etc.) mettent en place des alternatives concrètes au capitalisme.
Changement des imaginaires : une envie de vivre autrement après les malheurs de la Seconde Guerre mondiale et la misère ouvrière qui a marqué le siècle passé se fait sentir, nourrie d’une aspiration au progrès, à la révolution, à la croissance. En trois ans, la catalyse de ces champs permet la mise en place d’un système de protection sociale (la Sécu) et de mécanismes qui encadrent le capitalisme (encadrement des prix, des loyers, des salaires, planification, entreprises nationalisées…), alors que dans le même temps les villes et les infrastructures sont reconstruites. Et si on faisait le même pari de la catalyse pour la planète ? Face à des effets en chaîne et des effets de seuil* qui peuvent entraîner des effondrements multiples, la connexion des trois champs – imaginaires, structures, mode de vie – peut engager un changement plus rapide que la catastrophe ! Lexique Catalyse : désigne en chimie et en biologie l’accélération ou la réorientation de la vitesse (cinétique) de réaction au moyen d’un catalyseur (un gaz, une enzyme…) et dans certains cas pour diriger la réaction dans un sens privilégié. Effets de seuil : passé un certain un certain niveau – de pollution, de concentration du C02 dans l’atmosphère, etc. – des effets inattendus ou plus que proportionnels à l’augmentation constatée peuvent advenir, aux conséquences parfois catastrophiques. Idéalisme : posture très présente dans la philosophie occidentale avant le milieu du XIXe siècle consistant à considérer qu’il suffit d’agir sur les idées pour changer le monde. Par la suite, Karl Marx a théorisé le matérialisme :
pour transformer le monde et plus seulement l’interpréter, il faut changer les conditions matérielles, notamment les rapports de production.
Ne pas oublier les imaginaires La pensée progressiste s’est construite contre un ennemi : l’idéalisme *. À cause de cela, les personnes engagées dans le changement social ont largement laissé de côté la question des imaginaires. A contrario, très tôt dans la pensée écologiste a germé l’idée qu’il faut s’intéresser aux changements mentaux : imaginaires, subjectivités, problématiques, valeurs, sensibilités, perceptions… Comment contribuent-ils au rapport prédateur des sociétés humaines à la nature ? Quels changements mentaux sont nécessaires pour qu’il en soit autrement ? Et inversement, comment nos imaginaires, nos psychés ou fantasmes sont aussi victimes (comme les rapports sociaux et la nature) de la prédation productiviste et capitaliste ? À partir du milieu des années 1960, la responsabilité de la religion chrétienne dans la crise écologique est débattue. Certains soulignent que dans la première partie de la Bible – l’Ancien Testament – il est dit à l’humain qu’il dominera la Terre, que les animaux et les végétaux sont à sa disposition, seront toujours à son service. D’autres répondent que si ces textes étaient en cause, la crise écologique n’aurait pas attendu
le
XIXe
siècle pour commencer. Que s’est-il passé entre
l’Antiquité et le
XIXe
siècle ? Ils mettent en avant certaines
évolutions dans la théologie chrétienne à partir du XIIIe siècle et plus particulièrement au XVIe siècle : l’image de Dieu change, il est vu comme puissant plutôt que bon et l’humain veut lui ressembler. On regarde la nature comme une série de mécanismes et non plus comme un miroir de la beauté de Dieu. On voit chaque animal ou plante séparément alors qu’au Moyen Âge on soulignait leurs liens. D’autres encore pensent que l’écologie a été inspirée par des traditions chrétiennes et prennent l’exemple de François d’Assise au XIIe siècle en Italie (dont le pape actuel a pris le nom), qui en appelait à la « Fraternité » de tous les vivants, parlait aux oiseaux et aux loups. Autres figures chrétiennes, protestantes cette fois, les ÉtatsUniens Henry David Thoreau et Ralph Waldo Emerson s’inquiètent dès le premier tiers du
XIXe
siècle de ce que
l’expansion scientifique, commerciale, industrielle de la société américaine se traduise par un amour aveugle de la richesse matérielle, détache l’humain, le rende « extérieur », « en désaccord » avec la nature. Cela lui ôterait l’essentiel de son lien au monde, le transformerait profondément, lui faisant perdre de son humanité – indissociable de son rapport à la nature et, selon eux, à Dieu. Lexique Sémiotique : système de signes (les publicités, l’argent, les panneaux routiers, etc.) pensés comme langue et ayant
davantage de signification que leur usage immédiat. Par exemple, l’argent sert à acheter un sandwich mais peut amener à penser l’ensemble des relations comme pouvant se compter, s’acheter, se vendre, etc. À la fin des années 1980, le psychanalyste et philosophe Félix Guattari développe le concept d’écologie mentale dans Les Trois Écologies [2] . À côté de l’écologie environnementale et de l’écologie sociale, il existe selon lui une écologie mentale qui concerne la psyché, les imaginaires, les subjectivités. Dans le capitalisme productiviste, les rapports des humains aux autres (le socius), à leurs propres psychés et à la nature se détériorent. L’initiation aux choses de la vie, aux mystères du monde qui passait par des canaux humains – famille, classe d’âge, rituels, expériences corporelles… – est davantage médiatisée par des machines.
Les
productions
matérielles
et
immatérielles
prennent de plus en plus la place de ce que Guattari appelle les « territoires existentiels » (c’est-à-dire l’ensemble des relations qu’a l’humain), engendrant un grand vide dans les subjectivités qui tendent à devenir absurdes. Sans compter que le capitalisme ne produirait pas seulement des biens mais aussi des signes, syntaxes, sémiotiques*, subjectivités via les médias, la publicité, les signes monétaires, les titres de propriété, l’architecture… Il faudrait donc lutter contre les machines (et leurs concepteurs) qui influencent nos imaginaires et inventer des imaginaires alternatifs à ceux qui nous dominent.
Comment changer les imaginaires ? Les écologistes soutiennent qu’il faut combattre la domination du désir de consommation et d’objets techniques, par exemple en limitant, voire en interdisant la publicité. Le juriste et théologien français Jacques Ellul écrit en 1951 : « La publicité est un élément indispensable aujourd’hui du progrès technique. L’on peut presque dire que sans publicité le progrès technique se ralentirait à l’extrême […]. À partir du besoin de repos, de confort, de facilité dans le travail, de bonne santé, de bonheur, etc. de formes très générales et polyvalentes, il faut donc concrétiser des besoins précis de tel ou tel produit [3] . » Trente ans plus tard, il fait le même constat avec la télévision, préfaçant un livre du journaliste Noël Mamère qui sera candidat en 2002 pour les écologistes à l’élection présidentielle : avec la télévision, « c’est un mode d’être qui est dorénavant impliqué […]. Un mode de vie passif, de consommateur, de spectacle, que tout dans notre société nous convie d’adopter […]. » Il relève ensuite, faisant le lien entre imaginaires et structure, la « quasi-impossibilité de résister parce que le choix d’“autre chose” serait évidemment absurde. Qui peut être pour “une croissance économique zéro” alors que trois, quatre fois par jour depuis cinq ans on nous explique unanimement que la seule
solution
au
chômage
c’est
l’accélération
de
la
croissance [4] ? ». Publicité, télévision, internet… sont des structures qui formatent les imaginaires. Il faut les changer pour changer les imaginaires.
Mais pour autant, si n’existaient que ces mécanismes qui nous rendent conformistes, comment seraient apparus les idées, les modes de vie écologistes et ceux des autres groupes qui ont changé les représentations de la majorité de la population occidentale depuis cinquante ans : les féministes, les personnes LGBTQI, les jeunes, les minorités culturelles (immigrés, régionalistes…) ? Serge Moscovici a étudié l’action de ces groupes – qu’il appelle des « minorités actives » – sur les imaginaires, les sensations, les manières de ressentir le monde de la majorité de la population des pays occidentaux malgré la télévision et la publicité. En 2002, il fait le récit de l’émergence du mouvement écologiste auquel il a lui-même participé dans les années 1970 : « C’est en discutant avec les gens, en enfourchant nos vélos, en manifestant contre le nucléaire, en utilisant des panneaux solaires, en fabriquant du fromage de chèvre, en écrivant des livres, que nous avons montré qu’il existe des alternatives là où l’on pensait qu’il n’y en avait pas. Nous avons réveillé notre société amnésique qui s’est souvenue de la nature. Brusquement des sensations nouvelles l’ont envahie. Elle s’est aperçue que les arbres existent, qu’ils devraient être verts comme la vie et non pas gris comme les théories, que les oiseaux chantent, que l’être humain a un corps.
C’est
pour
certains
merveilleux
et
terrible
de
recommencer à se soucier de la nature, pour laquelle ils n’avaient qu’indifférence ou mépris, car c’est redécouvrir quelque chose d’inerte en soi jusque-là et qui revit. Oui, il y a une méthode écologiste, qui n’est ni prophétie, ni militantisme, ni bourrage de crâne. C’est le dégel d’une pensée assommée et
le réveil de sensations anesthésiées, c’est la conversion des consciences à un monde familier auquel on ne faisait plus attention [5] … » Ces groupes minoritaires dans la société brisent le consensus (tout le monde d’accord) et la majorité ne le supportant pas, elle fait tout pour le rétablir. Une maxime est souvent avancée par les écologistes : « D’abord ils vous ignorent, ensuite ils vous raillent, ensuite ils vous combattent et enfin, vous gagnez. » Entre le « ils vous combattent » et « vous avez gagné », il se passe quelque chose : la majorité essaie de récupérer la minorité en reprenant ses mots, ses valeurs, ses habitudes… et, de ce fait, change. Pour que l’influence soit réelle et pas seulement une forme de récupération, Serge Moscovici insiste sur le fait que la minorité doit développer son mode de vie concrètement et sincèrement, répétant de manière têtue ses idées, de façon argumentée, sans s’en excuser, en les défendant de manière tranquille et équitable pour les autres, c’est-à-dire en reconnaissant à l’autre ses efforts de transformation. Il estime que la minorité a un effet au bout de deux générations, soit cinquante ans : il a élaboré sa théorie au milieu des années 1970, c’est donc maintenant.
Et maintenant ? L’écologie met en avant la complexité : il y a une diversité d’approches (classes, genre, races, anthropocentrisme…) pour comprendre les causes sociétales de la crise écologique et ses
conséquences, qu’il faut croiser. Et pour changer, il faut agir dans tous les champs (structure, mode de vie, imaginaire), profiter de la diversité des forces qui veulent sauver la planète. Une association apporte autre chose qu’un syndicat qui agit différemment d’un parti politique, un artiste a un regard distinct de celui d’un dirigeant politique… Comme on compose un morceau de musique avec différents instruments, il faut composer avec les différentes forces pour catalyser : changer plus vite, plus fort, plus profond…
Bibliographie À lire : Jeanne BURGART GOUTAL, Être écoféministe. Théorie et pratiques, L’Échappée, Paris, 2020. Stéphane LAVIGNOTTE, La Décroissance est-elle souhaitable ?, Textuel, Paris, 2010. Stéphane LAVIGNOTTE, L’Écologie, champs de bataille théologique, Textuel, Paris, 2022. Michael LÖWY (dir.), Écologie et Socialisme, Syllepses, Paris, 2005.
Serge MOSCOVICI, De la nature. Pour penser l’écologie, Métailié, Paris, 2002.
Notes du chapitre [1] ↑ Les Castors est un mouvement coopératif né après la Seconde Guerre mondiale au sein duquel des familles s’organisent pour construire collectivement leurs maisons selon le principe de l’apport-travail : le travail collectif, effectué pendant les heures de loisirs, vient pallier le manque de moyens financiers pour l’achat ou la construction du logement. Le mouvement existe toujours, comptant près de 50 000 adhérents. [2] ↑ Félix Guattari, Les Trois Écologies, Galilée, Paris, 1989. [3] ↑ Jacques Ellul, « Publicité, nécessaire et avilissante », Réforme, 6 janvier 1951. [4] ↑ Noël Mamère, Telle est la télé, Mégrelis, Paris, 1982, p. 14-15. [5] ↑ Serge Moscovici, De la nature. Pour penser l’écologie, Métailié, Paris, 2002, p. 31-32.
Écologies décoloniales
Exploitations, colonialismes et crimes écologiques Marie Thiann-Bo Morel Sociologue, université de la Réunion
Par cette formule, Razmig Keucheyan, sociologue, nous dit que l’écologie la plus légitime est un mouvement de Blancs pour des Blancs. Il s’appuie pour cela sur les travaux de Robert Bullard. Dans Dumping in Dixie (1994), cet auteur états-unien explique pourquoi une vieille association écologiste, le Sierra Club, refuse de développer des politiques destinées aux pauvres et minorités : le recensement de ses membres révèle une « écrasante majorité de Blancs, classes moyennes et supérieures ». Robert Bullard démontre une causalité entre les caractéristiques sociologiques des individus (ici raciale et de classe sociale) et leur désintérêt pour certaines questions environnementales.
« La couleur de l’écologie n’est pas le vert mais le blanc. » Razmig Keucheyan, La Nature est un champ de bataille, 2018.
La Réunion, on peut adapter cette citation pour rendre visible
À
l’héliotropisme* : la couleur de l’écologie outre-mer
pourrait être le rose (ou le « vanille/fraise » des coups de soleil), couleur des peaux des Zoreils [1] venus bronzer sur les plages de la côte ouest, s’aventurer sur le volcan ou encore s’amasser par milliers sur les sentiers d’un espace naturel menacé pourtant protégé [2] … En tant qu’ancienne société coloniale esclavagiste, La Réunion partage avec d’autres territoires dits ultramarins une situation socio-économique très inégalitaire. Qu’en est-il du point de vue environnemental ? Lexique Héliotropisme : construction sociale de la « vie sous le soleil » comme idéale (un peu comme dans la chanson d’Aznavour), induisant le déplacement des populations vers les zones les plus ensoleillées. Avant de répondre à cette question, voici un petit jeu pour identifier qui vous êtes, en tant qu’agent socialement situé. Première question : savez-vous qu’environ 80 % de la biodiversité française sont situées en Outre-mer [3] ? Et savezvous situer ces départements sur une mappemonde ? Si vous ne savez pas, vous n’en êtes pas pour autant personnellement responsable. En matière d’Outre-mer, Malcom Ferdinand et Nathalie Jas parlent d’une fabrique collective de l’ignorance [4] , qui a des effets concrets : pollutions généralisées, exclusion des espaces naturels, exploitation environnementale au détriment des populations locales.
Lexique Binarisme : concept utilisé pour désigner la catégorisation de l’identité en deux formes distinctes ; les théories postcoloniales le considèrent comme trop simpliste car il efface la complexité des relations de pouvoir et des rapports de domination.
La prédation environnementale Le concept de prédation environnementale rend compte des modalités d’accaparement de la nature pour la protéger, pour l’exploiter ou pour en tirer profit en évacuant, limitant ou délégitimant certaines pratiques selon des normes du bon usage hérité de la bonne société coloniale esclavagiste (c’est-à-dire la société blanche de la période coloniale) ou produit par les classes raciales actuellement dominantes. Malcom Ferdinand [5] développe l’idée d’un habiter colonial pour décrire cette prise de possession, qui produit des ruptures paysagères (par des déforestations), biodiversitaires (modifications des équilibres biologiques des écosystèmes) et métaboliques sur ces territoires (c’est-à-dire dans les échanges entre société et nature). L’idée de prédation environnementale permet de regarder les effets sociaux que le souci environnemental produit dans un territoire anciennement colonisé (comme La Réunion), parfois avec la même brutalité. Ainsi, la protection environnementale
dénote la volonté de civiliser les populations locales aux « bonnes pratiques » de protection environnementale et renforce de fait leur exclusion [6] de certains espaces au nom d’un patrimoine [7] forgé dans d’autres lieux et en d’autres temps. Ce propos reste à nuancer, notamment en remettant de la complexité dans l’opposition binaire* colonisateur/colonisé : les rapports de domination ne s’exercent pas toujours ainsi, les autochtones* ne sont pas forcément les dominés et l’État un dominant sans partage (il existe un partage des pouvoirs et des prés carrés en matière environnementale) et sans résistants (il existe des mobilisations environnementales à La Réunion). La société postcoloniale et postesclavagiste est beaucoup plus complexe : des classes raciales* dominent certaines scènes politiques,
sociales,
administratives
et
pas
d’autres,
les
stigmates raciaux sont dénoncés à certains endroits (dans la presse par exemple et sur certains thèmes) et pas d’autres et les anciens colonisés ont développé des formes d’agir qui ne sont pas que des résistances à des actions initiales. Lexique Autochtonie : pour l’ONU, il s’agit d’une catégorie juridique où l’autochtone est considéré comme membre d’un peuple et sujet de droit international. Classe raciale : formule qui permet de rendre compte du lien étroit que la race entretient avec d’autres facteurs d’inégalités dans une classe sociale. Contexte postcolonial : situation qui considère que le poids de la colonisation n’est pas allégé après le départ (ou le changement de statut) de la force colonisatrice.
Endémicité : est endémique une espèce qui est présente exclusivement sur le territoire considéré.
Déni des savoirs locaux naturalistes : qui sait quoi ? « Savoir c’est pouvoir », écrivait Michel Foucault. La question du savoir est cruciale pour comprendre les écologies dans des contextes postcoloniaux*. Si le savoir expert y fonde l’action publique environnementale, les pouvoirs publics ne s’appuient pas toujours pour autant sur les travaux en sciences sociales pour connaître les rapports des populations ultramarines à la nature. Ils continuent de croire que ce sont d’abord des études en sciences de la vie qu’il faut mener pour protéger l’environnement. Les sciences sociales ne sont jamais parmi les premières convoquées quand il s’agit de comprendre comment protéger un espace naturel, sauf pour « fabriquer le consentement des populations [8] » locales. Déplaçons cette expression sur un autre terrain pour en comprendre la violence : dans l’intimité nous n’accepterions pas que notre partenaire, au lieu de demander notre consentement, fasse en sorte de le construire en dehors de nous (par des actions de coercition, de manipulation, d’éducation ou autre). Faisons maintenant comme s’il était désormais admis sur la scène publique que la colonisation est un crime qui engendre
un grand nombre d’injustices. Il en est une, parmi elles, qui permet d’éclairer le processus de domination dans le domaine de la protection environnementale en société postcoloniale : l’injustice épistémique, autrement dit le fait que votre parole soit d’emblée discréditée au regard de qui vous êtes [9] . Si vous avez moins de 18 ans, vous êtes encore en âge de comprendre spontanément ce que cela veut dire : souvenez-vous de la dernière fois que vous avez émis une idée contradictoire devant un groupe d’adultes. Autre exemple, l’idée communément admise que les Réunionnais sont de parfaits ignares en matière environnementale ou qu’ils ont à ce point perdu le contact avec la nature qu’il faut les éduquer, constitue, faute de preuve scientifique pour étayer cette prétendue « ignorance » ou cette « perte », une parfaite injustice épistémique. Depuis plusieurs années maintenant, l’Unesco (Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture) a fait sienne la politique de promotion des savoirs autochtones en matière de développement [10] . Dans l’esprit, la promotion des Traditional ecological knowledges (TEK) ou savoirs locaux naturalistes va de pair avec la reconnaissance d’une population autochtone qu’il faudrait protéger [11] du fait de son caractère minoritaire. La promotion des TEK est ainsi conditionnée à l’autochtonie de ses porteurs. Mais à La Réunion, où l’autochtonie ne répond pas à la définition onusienne [12] , les « indigènes » n’ont pas un statut à part : ils sont français (heureusement me direz-vous !) même s’ils ne possèdent pas toujours les mêmes droits que les Hexagonaux. Ils sont considérés comme assimilés, magiquement émancipés de la
colonisation et de l’esclavage. Or, sans une politique proactive en matière de promotion des savoirs locaux naturalistes, les représentations sociales des groupes dominants étouffent toute possibilité de contre-proposition ou contre-argumentation dans le débat démocratique sur la gestion de la nature. En matière environnementale, les « locaux [13] » sont convoqués au titre de leur légitimité mais rarement comme détenteurs de savoirs utiles. Dans ce contexte, les politiques de protection environnementale actuelles, qui promeuvent de manière unilatérale l’endémicité *, ne sont pas seulement en décalage avec leur public, elles sont aussi potentiellement injustes et génératrices d’inégalités environnementales. Par exemple, le grand récit sur les espèces endémiques à protéger [14] condamne les experts et les classes intellectuelles à déplorer que les populations locales ne connaissent pas leur « patrimoine naturel » et ne cherchent pas à le protéger. En masquant le fait que ledit grand public n’a absolument pas contribué à la construction de ce patrimoine naturel, ce grand récit évacue les autres formes de valeurs accordées à l’environnement (valeur nourricière notamment) et les savoirs qui s’y réfèrent. Petite nuance : à La Réunion comme ailleurs, l’argument économique (la valeur marchande, donc) constitue la seule protection des savoirs et pratiques locales. Dans le cas de la promotion des plantes médicinales par exemple, l’argument de l’emploi (pour développer la filière, de la culture à la vente) est d’autorité sur un territoire qui connaît l’un des plus forts taux français de chômage des 15-24 ans. Le
capitalisme
serait-il
le
seul
rempart
aux
injustices
épistémiques ? La
stigmatisation
de
certains
usages
de
la
nature
(« braconnage », « dépôts sauvages ») est une suite logique de ce déni épistémique, qui nécessite une solution radicale : l’éducation
!
Ainsi
les
programmes
de
gestion
environnementale promeuvent à l’unisson la sensibilisation et l’éducation à l’environnement comme forme soi-disant populaire de protection de la nature, visant le « grand public » et non pas seulement le public scolaire. Ce
plébiscite
généralisé
affecte
autant
ses
promoteurs
(incapables de voir autrement qu’à travers le prisme de la sensibilisation et l’éducation) que les « élèves » (qui incorporent parfois le sentiment de leur infériorité au point de délaisser des sujets qui les concernent). Autrement dit, on est loin de l’injonction à la participation de la loi Barnier (1995), qui exige (dès son premier article) que des « dispositions relatives à la participation du public » soient mises en œuvre en matière d’environnement.
Enjeu de lutte ou délégitimation des luttes environnementales, qui construit les problèmes environnementaux à la Réunion ?
Dans ce contexte postcolonial, les populations locales sont condamnées à être les jambes et les petites mains des penseurs jugés légitimes de la protection environnementale. Même quand elles luttent et rendent public leur souci écologique, ce dernier peut être délégitimé. Plusieurs personnalités ont bien décrit le scandale de la chlordécone aux Antilles [15] : comment se fait-il qu’aucune lutte de ce genre n’ait eu lieu à La Réunion ? Ce territoire aurait-il miraculeusement échappé au racisme environnemental ? Les dénonciations et les mobilisations contre les scandales sanitaires et écologiques y seraient inutiles ? Lexique Race : catégorie très puissante construite dans des rapports sociaux et historiques, sans aucun fondement biologique. Le contexte postcolonial met en concurrence les différentes luttes environnementales : les personnes mobilisées ne sont jamais invitées ni incitées à coopérer. Une fois encore, le territoire réunionnais recèle de nombreux exemples. Il y a tout d’abord les luttes mainstream portées par les classes raciales dites supérieures. Loin d’être « raceblind », ou aveugles au capital racial, ces luttes se légitiment par leur ancrage local. Ces classes raciales vont, au nom d’un capital environnemental d’autochtonie [16] , intégrer les sphères de décision. La « crise requin [17] », par exemple, a rendu visible la manière dont des associations saint-pauloises ont cherché à défendre la reprise des activités nautiques [18] . Leur lutte a abouti à l’émergence de
figures publiques issues des mouvements militants, désormais élues (mairie, département) ou présentes dans les instances de gestion de la nature (Réserve naturelle marine de La Réunion). En parallèle, des luttes maron (ou en misouk) tirent profit de leur invisibilité : ce sont des résistances ordinaires, mises en œuvre « moins comme une stratégie réactive de survie que comme une pratique active de transformation de soi et de la société [19] ». Ces luttes invisibles, très souvent endogames du point de vue racial, s’exercent hors du contrôle de l’État et s’illustrent par le caractère illégal (mais pas forcément immoral) de leurs pratiques (comme replanter un terrain public en espèces indigènes sans autorisation). Enfin, certaines luttes sont délégitimées, notamment celles qui dénoncent des formes d’exclusion environnementale. Il est encore une fois nécessaire de les resituer dans le contexte d’une société héritière de l’esclavage et de la colonisation, où la « décolonisation » s’est traduite par le changement de statut (de colonie à département français) sans être accompagnée de politiques de réparation des inégalités raciales. La République ne reconnaît pas les races*, donc elle les ignore, même dans leurs effets les plus injustes (tandis que depuis plus d’un demisiècle,
des
dissèquent
universitaires le poids
anglo-saxons
des inégalités
et
raciales
hispaniques en
matière
d’environnement pour mesurer le racisme environnemental). En France, quand on évoque le poids de la race dans la construction sociale de la nature, le colorblind* républicain implique au mieux d’inclure la race dans la classe sociale
(contribuant à l’effacement des discriminations exclusivement raciales) ou de nier le poids des discriminations raciales envers l’environnement (le racisme agirait partout, sauf dans le rapport avec la nature). Si ce silence opère dans les programmes scientifiques, imaginez le couvercle qui pèse sur les mouvements sociaux populaires. Lexique Colorblind : fait d’être aveugle à la couleur et aux discriminations induites par le racisme. Outre-mer, DOM-TOM, Drom-Trom : catégories administratives qui servent à désigner les territoires français insulaires (en dehors de la Guyane) anciennement colonisés. Ces mouvements existent et luttent (comme celui pour la défense
du
domaine
public
maritime)
mais
ils
sont
régulièrement disqualifiés sur la scène publique, au motif qu’ils seraient trop violents, ou qu’ils ne seraient pas assez « écologiques ». Cette violence réelle ou supposée provient du caractère indicible du facteur de discrimination qu’ils dénoncent : la race [20] . Dire la race est un acte violent. Dénoncer les discriminations raciales l’est tout autant. En revendiquant l’application du droit français sur certains espaces naturels populaires (les plages notamment), des militants (natifs) aimeraient exprimer leur exclusion des aménités environnementales mais tout l’enjeu réside dans le fait de ne surtout jamais verbaliser qui les ont accaparés et qui doit
aujourd’hui les restituer. Or c’est très difficile : essayez de dire les violences faites aux femmes sans parler de domination masculine. L’expression du sentiment d’injustice raciale est empêchée. Ainsi, ce mouvement est discrédité, entre autres, au nom… du potentiel racisme anti-Zoreil ou anti-Blanc [21] de ses militants et de la violence de ses actions (comme des démolitions de terrasses empiétant sur le domaine public). Puisqu’elle réclame l’égalité de droits avec la France, on pourrait qualifier cette lutte d’anticoloniale. L’autre moyen de délégitimation consiste à ne pas considérer certaines
luttes
comme
suffisamment
soucieuses
de
l’environnement. Un peu comme les membres du Sierra Club qui considéraient que lutter contre les incinérateurs en ville, ce n’était pas protéger la nature. D’ailleurs qui dit qu’une lutte est environnementale et que telle autre ne l’est résolument pas ? Juan MartÍnez-Alier [22] a montré la pluralité des définitions de l’environnement dans le cadre des mobilisations populaires. Ainsi, certaines luttes à La Réunion n’apparaissent pas spontanément comme environnementales. Le combat des frères
Adekalom [23] ,
agriculteurs
de
père
en
fils,
est
emblématique. En 1979, ils sont arrêtés pour occupation illégale de la forêt ; leur troupeau est saisi et vendu aux enchères. Leur lutte pour rester dans la forêt d’Étang Salé, dite « de subsistance », ne serait pas assez « écocentrée », pas assez en faveur de la protection de la nature. Jamais elle n’est qualifiée d’environnementale, même lorsqu’elle est reprise par les
mouvements écologistes. Une lutte environnementale fondée sur l’anticolonialisme est de facto écologiquement illégitime.
Et maintenant ? Suffit-il de résister pour faire valoir son opinion ou changer les choses ? Non, les territoires d’Outre-mer* en sont une preuve. Comment résister dans ce cas ? La conscience de classe raciale est-elle un levier suffisant ou nécessaire ? Pas dans une république colorblind. Pas avec une science colorblind. Les sciences sociales ont un rôle à jouer dans la mise en visibilité des inégalités environnementales, en démontrant que celles-ci sont ancrées dans les inégalités raciales de la société esclavagiste et coloniale. Elles peuvent produire des preuves appropriables dans les luttes. Le mouvement de justice environnementale états-unien, avec des militants devenus sociologues, a tracé une voie dans la lutte contre les racismes environnementaux. La République française est un cadre qui réduit la longueur de vue nécessaire pour penser la réparation de l’esclavage et de la colonisation, notamment dans les rapports à la nature des anciens colonisés. Peut-être que la production de savoirs ancrés permettra cette « friction démocratique [24] » où les plus faibles s’émancipent et les plus forts écoutent et concrétisent l’utopie du vivre-ensemble.
Bibliographie À voir Discussion
entre
Daiara
Tukano,
militante
indigène
d’Amazonie, et Fatima Ouassak, du collectif Front de mères, disponible en ligne.
Notes du chapitre [1] ↑ Zoreils est le nom donné au groupe comprenant les personnes non natives de La Réunion et perçues comme nées en France hexagonale. Ce groupe racial est construit sur la base d’une certaine représentation de la « blanchité ». [2] ↑ Nous faisons ici référence au Grand Raid qui traverse le Parc National de La Réunion, réunissant 7 400 coureurs (hors staff médical et d’organisation). [3] ↑ Olivier Gargominy et Aurélie Bocquet (coord.), Biodiversité d’Outre-mer, Roger Le Guen/UICN, Beaumont-de-Lomagne/Paris, 2013. [4] ↑ Malcom Ferdinand et Nathalie Jas, « Habiter colonial, pollution et production d’ignorance », in Soraya Boudia et Emmanuel Henry (dir.), Politiques de l’ignorance, PUF, Paris, 2022 ; article accessible sur le site de la Vie des idées. [5] ↑ Malcom Ferdinand, Une écologie décoloniale, Le Seuil, Paris, 2019. [6] ↑ Cette exclusion existant depuis la période esclavagiste.
[7] ↑ Voir à ce propos Igor Babou Igor, « Patrimonialisation et politiques de la nature : le parc national de la Réunion », Vertigo, 2016, disponible en ligne ; et Bruno Bouet, Entre déclinisme et autochtonie, le parc national de la Réunion au défi des inégalités environnementales, L’Harmattan, Paris, 2022. [8] ↑ Cette expression est littéralement tirée d’un document de cadrage scientifique à destination des politiques publiques. [9] ↑ José Medina, The Epistemology of Resistance. Gender and Racial Oppression, Epistemic Injustice, and Resistant Imaginations, Oxford University Press, New York, 2012. [10] ↑ Voir la présentation du programme Links sur la page Internet « Savoirs autochtones et biodiversité » de l’Unesco. [11] ↑ L’idée de protection enferme les autochtones dans des positions de victimes « à protéger ». [12] ↑ Bruno Bouet, Entre déclinisme et autochtonie, le parc national de la Réunion au défi des inégalités environnementales, op. cit. [13] ↑ Ou des personnes identifiées comme « locales » et à qui on donne la parole à ce titre. [14] ↑ Vincent Banos, Bruno Bouet et Philippe Deuffic, De l’Éden à l’hot spot. Récits et contre-récits du déclinisme environnemental à La Réunion, in Valérie Deldrève, Jacqueline Candau et Camille Noûs, Effort environnemental et équité : les politiques publiques de l’eau et de la biodiversité en France, Peter Lang, Bruxelles, 2021. [15] ↑ Voir la contribution de Patrick Le Moal et Philippe Pierre-Charles dans cet ouvrage ; ainsi que Malcom Ferdinand, Une écologie décoloniale, op. cit. [16] ↑ Bruno Bouet, Entre déclinisme et autochtonie, le parc national de la Réunion au défi des inégalités environnementales, op. cit. [17] ↑ À partir de 2011, des accidents liés à des rencontres entre des requins et des surfeurs provoquent la mort de plusieurs d’entre eux. Depuis, certaines activités nautiques sont interdites, ou autorisées dans le cadre de dispositif « vigie-requin ». [18] ↑ Marie Thiann-Bo Morel et Pascal Duret, « Le risque requin, mise en risque de la pratique du surf à la Réunion », STAPS. Revue internationale des sciences du sport et de l’éducation physique, vol. 1, n° 99, 2013, p. 23-36. [19] ↑ Roberto Frega, « L’épistémologie des dominés », Critique, vol. 12, n° 799, 2013, p. 981.
[20] ↑ Solène Brun et Claire Cosquer, Sociologie de la race, Armand Colin, Paris, 2022. [21] ↑ Or les militants natifs ont une lecture non binaire (Blanc/Noir) et beaucoup plus complexe de la société raciale réunionnaise. [22] ↑ Joan Martínez Alier, L’Écologisme des pauvres. Une étude des conflits environnementaux dans le monde, Les Petits Matins, Paris, 2014. [23] ↑ Nous vous invitons à aller écouter la chanson éponyme de Danyèl Waro qui célèbre cette lutte, disponible en ligne. [24] ↑ José Medina, The Epistemology of Resistance, op. cit.
Fantasmes d’une nature vierge et colonialisme vert Guillaume Blanc
Historien, université de Rennes 2, membre de l’Institut universitaire de France (2021-2026)
Il y a environ 350 parcs nationaux en Afrique et les populations ont été expulsées de la plupart d’entre eux. C’est le cas de 50 % des parcs du Bénin, 40 % des parcs du Rwanda ou encore 30 % des parcs de Tanzanie et du Congo-Kinshasa. Au moins un million de personnes ont été chassées des parcs africains au XXe siècle. Aujourd’hui encore, des milliers de cultivateurs et de bergers en sont expulsés. Des centaines de milliers d’autres sont sanctionnés d’amendes ou de peines de prison pour exploiter la terre ou chasser du petit gibier. Dans les cas les plus sordides, ils sont abattus par des « éco-gardes », employés par des États africains et soutenus voire formés par des institutions internationales. Voilà comment celles-ci s’efforcent de lutter contre la crise écologique dans la plupart des parcs nationaux d’Afrique : naturalisation par la force, c’est-à-dire déshumanisation : interdire l’agriculture, exclure les humains, faire disparaître leurs champs et
leurs pâturages pour créer un monde soi-disant naturel, où l’humain n’est pas.
« La seule chose qui m’intéresse, c’est la protection des éléphants. Je sais que ça t’irrite : mais enfin, je m’en fous, c’est comme ça. » Morel, personnage principal dans Les Racines du ciel, de Romain Gary (prix Goncourt 1956).
Le colonialisme vert
L
’historien britannique Richard Grove a été le premier à montrer que l’écologisme et le capitalisme sont nés l’un avec l’autre. Sainte-Hélène, Maurice, les Mascareignes ; les Européens découvrent ces îles du « paradis » au XVIe siècle et depuis le XVIIe siècle, ils les exploitent pour ravitailler en eau, en bois et en nourriture les navires des Compagnies des Indes britannique, portugaise ou française. Cette mise en culture des terres entraîne la déforestation, épuise des sols et c’est face à cela que sont mises en place, au XVIIIe siècle, les premières mesures écologiques, parmi lesquelles des enclosures de la conservation*, les ancêtres des aires protégées. Un processus relativement similaire se déroule ensuite en Afrique, à la fin du XIXe siècle. De la destruction naît l’impératif de protection.
Lexique Conservation : là où la préservation désigne la mise sous cloche de la nature, la conservation renvoie à l’utilisation durable des ressources. Il est parfois reproché aux conservationnistes d’avoir changé d’appellation pour continuer une œuvre préservationniste. À cette période, la colonisation intensifie le commerce d’ivoire au point que les chasseurs européens et leurs auxiliaires africains abattent près de 65 000 éléphants par an. La prédation est partout : l’agriculture exportatrice provoque le déboisement de 94 millions d’hectares de forêts entre 1850 et 1920, soit quatre fois plus qu’au siècle précédent ; dans toute l’Afrique, les ouvriers du chemin de fer chassent pour se nourrir le long du rail ; un naturaliste allemand peut tuer et envoyer jusqu’à soixante zèbres par mois à son Muséum d’histoire naturelle ; et les administrateurs coloniaux se délectent de la chasse sportive, qui leur permet d’exprimer leur masculinité et leur capacité à dominer l’environnement. La grande faune s’effondre et les Européens instaurent alors des réserves de chasse dans leurs colonies : d’abord les Allemands et les Britanniques, puis les Belges, les Français et les Italiens. Dans chacune de ces réserves, comme pour les Amérindiens aux États-Unis, les colons accusent les populations africaines d’être responsables de la disparition de la faune et de la dégradation des sols. À ce titre, elles sont sinon expulsées, au moins privées du droit de chasser et de cultiver la terre.
L’histoire se répète dans les années 1930, avec la Grande Dépression. Pour faire face à la chute des prix agricoles, les colons agrandissent leurs exploitations et pour se ravitailler, les métropoles ponctionnent encore davantage les colonies. C’est dans ce contexte que certains chasseurs, désormais repentis, plaident pour la sanctuarisation de la nature. Organisés en réseaux
influents,
les
conservationnistes
poussent
les
administrateurs coloniaux à convertir les réserves de chasse en parcs nationaux. Encore une fois, ils accusent les cultivateurs et les bergers africains d’être à l’origine des bouleversements
écologiques
qu’entraîne
le
capitalisme
colonial : la déforestation, l’érosion des sols, l’effondrement de la grande faune. Les populations sont alors expulsées hors des parcs, ou punies d’amendes et de peines de prison. Lexique Capacité de charge : nombre maximum d’êtres humains qu’un milieu donné pourrait tolérer sans subir de dégradation irréversible. Les détracteurs de cet indicateur affirment qu’il sous-tend une vision décliniste et figée des relations homme-nature. Développement durable : l’expression ne doit pas tromper, le « DD » est d’abord une rhétorique qui vise à rassurer, pour faire perdurer le même système (fondé sur le développement). En matière de parcs africains, la « communauté » est l’application concrète du développement durable. Agropastoralisme : les sociétés agropastorales combinent les activités d’agriculture et d’élevage, dans le temps (alternance
des saisons de culture et de transhumance) et dans l’espace (champs et pâturages). Forêts primaires : forêts non transformées. Le concept oppose ceux pour qui certaines forêts dans le monde ne portent pas la trace des humains, et ceux pour qui il est impossible de trouver sur la planète des forêts qui n’ont pas été d’une manière ou d’une autre entretenues par eux. Le problème est que ces « forêts primaires » se situent exclusivement dans les anciennes colonies. Climax : datant du début du XXe siècle mais encore très débattue chez les écologues et géographes, la théorie du climax renvoie à l’idée d’un état originel (un écosystème authentique boisé) et à la notion d’équilibre (les activités humaines ont perturbé cet état originel).
Le poids du temps Après la Seconde Guerre mondiale, les empires européens sont convaincus qu’un État technologique saura répondre aux besoins des métropoles en reconstruction et à ceux des colonisés en demande d’égalité sociale. Le « développement » devient alors la caution de la Seconde Occupation coloniale. Le processus se traduit ici par l’essor de l’agronomie, là-bas par la planification
rurale,
partout,
par
l’intensification
de
l’exploitation des ressources : café, cacao, caoutchouc, minerais, etc. Cette prédation environnementale s’accompagne
d’une multiplication des parcs nationaux. Employés des métropoles impériales ou des institutions internationales comme l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (Unesco) et l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), les écologues définissent pour chaque écosystème une capacité de charge*, avec un seuil audelà duquel les populations doivent être expulsées. La « naturalisation » des parcs se poursuit dans ce cadre. Enfin, depuis les années 1980, la notion de développement durable* guide les pratiques. Depuis la signature de la Convention sur la diversité biologique à Rio (Brésil) en 1992, chaque
institution
internationale,
chaque
ONG,
chaque
gouvernement africain doit œuvrer pour une « conservation communautaire ». C’est-à-dire que les habitants doivent être associés aux parcs, en tant que gardes, guides ou cuisiniers au sein de compagnies de voyage. Les experts de la conservation ne parlent plus d’« expulsions » mais de « départs volontaires ». Les mots du pouvoir ont changé mais l’esprit reste donc le même. Tandis qu’en Europe, les institutions internationales de la conservation valorisent l’harmonie entre l’homme et la nature, en Afrique, leurs employés estiment toujours que les parcs doivent être protégés d’habitants trop nombreux et malhabiles. En 2011, en France par exemple, l’Unesco classe le Parc national des Cévennes au Patrimoine mondial de l’humanité au nom de l’agropastoralisme* qui y façonne le paysage depuis trois millénaires, nous dit l’institution qui y soutient, depuis, la
présence des agriculteurs et des bergers. En revanche, en Éthiopie, dans le parc du Simien par exemple, les experts de l’Unesco et de l’UICN condamnent l’agropastoralisme. Depuis soixante ans, ils demandent aux autorités éthiopiennes d’expulser les populations hors du parc. Et c’est ce qu’elles ont fait, en 2016 : 2 500 hommes et femmes ont été déplacés, et l’Unesco a salué l’effort de l’État éthiopien pour la sauvegarde de ce Patrimoine mondial. Face à un même type d’espace agropastoral, il existe donc deux histoires radicalement différentes.
La
première
est
européenne :
elle
décrit
l’adaptation de l’homme à la nature. La seconde est africaine : elle raconte encore la dégradation de la nature par l’homme.
Le poids des mythes Revenons à l’histoire. En matière de conservation, les scientifiques en colonie jouent un rôle déterminant. Ils diffusent des savoirs environnementaux sur l’Afrique, mais qui sont loin d’être rationnels. Le mythe des forêts primaires* est un exemple criant. Au début du
XXe
siècle, des botanistes français étudient le milieu rural
d’Afrique de l’Ouest : des villages entourés d’une fine ceinture forestière, et entre ces villages, de la savane. Influencés par la théorie du climax*, ils sont persuadés qu’il existait autrefois, à la place de cette savane, une forêt dense et étendue. Ils voient
alors dans ces ceintures forestières la preuve des dégâts causés par les Africains : d’abord, la forêt vierge ; ensuite, l’homme qui la défriche ; enfin, des villages entourés des quelques arbres qui ont survécu. Ce mythe se répand dans toute l’Afrique, au fil des années 1930. Seulement, les botanistes ont lu l’histoire à l’envers. Dans les milieux semi-arides, les ceintures forestières ne sont pas le reste d’une forêt primaire que les humains auraient dégrossie et morcelée. Au contraire, elles ont souvent été façonnées par les humains : d’abord, une terre plutôt dénudée ; ensuite, de l’agriculture pour fertiliser les sols et créer des arbustes ; enfin, des incendies de savane pour se doter d’un couvert forestier jamais abondant mais rarement épuisé. Dans la plupart des écologies d’Afrique, les ruraux n’ont pas détruit leur milieu. Ils s’y sont adaptés en entretenant les forêts pour avoir du bois de chauffe et de construction. Les préjugés continueront de l’emporter sur la science et pour le comprendre, il faut faire place au fantasme. Lorsque à la fin du
XIXe
siècle, les Européens partent tenter leur chance en
colonie, ils laissent derrière eux des paysages radicalement transformés par l’urbanisation et l’industrialisation. Pensant trouver en Afrique la nature intouchée qu’ils ont perdue en Europe, ils la mettent en parc. Et ils inventent le mythe du bon et du mauvais chasseur : l’homme blanc qui traque le trophée avec bravoure au cœur de l’Éden, face au braconnier noir qui chasse la nourriture avec cruauté, entraînant l’Éden dans sa chute. Voilà qui justifie l’expulsion des Africains et explique la
croyance selon laquelle la nature africaine serait inhabitée. Or les parcs ne sont pas vides, ils sont vidés. Le mythe de l’Éden africain va l’emporter sur la réalité. À l’époque coloniale, la grande presse s’empare des récits de voyage des présidents états-uniens Churchill et Roosevelt, férus des grandes chasses africaines. Puis vient la littérature : Ernest Hemingway et Les Neiges du Kilimandjaro en 1936, Karen Blixen et Out of Africa l’année suivante, Osama Tezuka et Le Roi Léo au début des années 1950, Romain Gary et Les Racines du ciel. Tous décrivent une Afrique animale, naturelle mais malheureusement dénaturée par ses habitants. Et ce mythe se renforce depuis. Des guides naturalistes comme le National Geographic jusqu’aux films comme Born Free ou Le Roi Lion, une quantité innombrable de produits culturels perpétuent la vision naturalisante de ce continent. Pourquoi ? Car plus la nature disparaît en Occident, plus elle est fantasmée en Afrique. Les parcs africains participent à en faire un monde-refuge où les Occidentaux pourraient s’abriter de la modernité qui mine le reste de la planète. Ce n’est pas un vaste complot visant à dominer l’Afrique et les Africains : il s’agit plutôt d’une attitude inconsciente qui consiste à croire que nous pouvons continuer à détruire ici, puisque la nature est protégée là-bas.
Une histoire postcoloniale
Cette attitude est occidentale, autant qu’elle est africaine. En 1960, lorsque les indépendances deviennent inéluctables partout sur le continent, l’UICN, l’Unesco et d’autres agences des Nations unies lancent le Projet spécial pour l’Afrique. L’objectif est clair : « Faire face à l’africanisation des parcs », écrit par exemple le Britannique Ian Grimwood, un ancien de la Rhodésie. Pour cela, les conservationnistes imaginent une banque dont la mission serait de récolter les fonds nécessaires à la protection des parcs africains. Cette banque est créée en 1961 sous le nom de Fonds mondial pour la nature sauvage : le Word Wildlife Fund. Tout au long des années 1960 et 1970, le WWF permet à des administrateurs coloniaux de se reconvertir en experts internationaux. Qu’ils appartiennent à l’UICN, à la Fauna Preservation Society (FPS) ou plus tard à la World Conservation Society (WCS), ils circulent de pays en pays et d’aire protégée en aire protégée, faisant valoir les mêmes normes coercitives : mettre plus de terres en parc, criminaliser les populations qui les habitent. Ces normes s’appuient sur une quantité toujours plus importante de rapports et de programmes, qui circulent entre experts lors de grandes conférences et par le biais de publications conservationnistes. Le mythe de la dégradation, décliné sur chaque territoire, continue de s’imposer grâce à ces textes. Par exemple, la prétendue forêt perdue d’Éthiopie : 40 % du pays auraient été couverts de forêts en 1900, contre 3 % « aujourd’hui ». Formulés pour la première fois en 1961, ces chiffres ne reposent sur aucune donnée scientifique : seulement
sur les observations de deux forestiers, l’un allemand, l’autre canadien. Mais un expert des Nations unies les reprend à son compte et les diffuse dans les arènes conservationnistes. Ces estimations ont beau être fausses, elles sont relayées, depuis, par les experts et les dirigeants nationaux et internationaux – parmi lesquels on trouvait encore en 2007 l’ancien viceprésident états-unien Al Gore, qui affirmait que seuls 3 % du pays seraient « aujourd’hui » couverts de forêts. À force de circuler, ces chiffres sont finalement passés pour vrais, renforçant
les
préjugés
postcoloniaux
sur
les
écologies
africaines. Lisons bien ici « post », et non « néo » colonialisme. Les sociétés africaines n’ont pas choisi le mythe de l’Éden africain, mais leurs dirigeants savent fort bien l’instrumentaliser. D’une part, la mise en parc de la nature leur permet d’engranger des revenus touristiques colossaux. D’autre part, ils se servent des fonds et de la légitimité des organisations internationales pour planter leur drapeau dans des territoires qu’ils peinent à contrôler. Les institutions internationales n’imposent donc pas un nouveau colonialisme : elles prolongent des politiques coloniales avec la participation des États africains depuis le début de l’ère postcoloniale. Déplacement de populations dans les parcs tanzaniens pour construire des villages collectivisés, implantation de l’armée dans les parcs congolais du Kivu pour contrôler une zone frontalière, envoi de soldats éthiopiens dans des parcs créés dans des espaces habités par des nomades irrédentistes… Ainsi fonctionne occidentaux et dirigeants africains.
l’alliance
entre
experts
Quant aux habitants et habitantes de ce continent, ce sont les perdants de la conservation, aussi « communautaire » soit-elle. En République centrafricaine, les parcs sont désormais militarisés, au point que la violence y est quotidienne. En Ouganda, les populations bénéficient des revenus du tourisme mais n’ont plus droit de regard sur la gestion de leurs terres. En Éthiopie, des adolescents abandonnent l’école pour devenir guides
touristiques.
En
Namibie,
les
communautés
qui
protégeaient la faune pour sa valeur sacrée lui attribuent désormais une valeur monétaire : alors quand une pandémie mondiale les prive de touristes, l’intérêt pour la grande faune s’amenuise. Bref, la conservation a beau être communautaire, elle atteint rarement les objectifs sociaux qu’elle dit poursuivre. Il ne faut pas pour autant tomber dans la glorification des cultivateurs africains. Ils et elles exploitent la terre, dans le bon comme dans le mauvais sens du terme. Mais il faut reconnaître leur moindre participation à la crise écologique mondiale : ils produisent leur propre nourriture, se déplacent à pied, consomment très peu de viande, achètent rarement de nouveaux vêtements. Et contrairement à deux milliards d’autres individus, ils n’ont ni ordinateur ni smartphone. Bref, pour sauver l’environnement il faudrait au moins vivre comme eux. Mais l’Unesco, le WWF ou l’UICN refusent de faire en Afrique ce qu’elles font en Europe : soutenir les cultivateurs et les bergers qui continuent d’incarner une sobriété écologique certes imparfaite, mais à prendre pour modèle de toute urgence.
Et maintenant ? Contre cette histoire, beaucoup d’experts rétorquent que les parcs africains ont tout de même le mérite de protéger la nature. Mais là encore, les faits ne mentent pas. Lorsqu’un randonneur occidental se rend dans un parc africain, il a pris soin d’emporter avec lui des bâtons de randonnée, une polaire, une veste en Goretex et son smartphone ; autant d’équipements qui ont nécessité l’extraction de bauxite, de téflon, de pétrole et de tantale. Ajoutons la demi-tonne de CO2 émise par son voyage en avion et l’on peut affirmer que visiter un parc naturel africain, c’est détruire ailleurs les ressources qui y sont protégées. Croire que la mise en parc de la nature permet de mieux protéger la planète est donc un leurre. Et à force d’entretenir cette illusion, les politiques globales de la conservation fonctionnent comme un trompe-l’œil qui occulte la réalité : celle de la sixième extinction, due à l’exploitation massive des ressources. Seulement, pour lutter contre cette crise écologique, il est plus facile de blâmer les cultivateurs et les bergers de la lointaine Afrique que de remettre en cause les modes de vie véritablement responsables de la dégradation de la planète, les nôtres.
Bibliographie À lire : Guillaume BLANC, L’Invention du colonialisme vert. Pour en finir avec le mythe de l’Éden africain, Flammarion, Paris, 2020. Diana DAVIS, Les Mythes environnementaux de la colonisation française au Maghreb, Champs Vallon, Seyssel, 2012.
À voir Mordecai OGADA, « The Big Conservation Lie », 2017, disponible en ligne. SURVIVAL INTERNATIONALet al., « Stratégie biodiversité 2030 de l’UE : quelles implications pour les peuples autochtones et les communautés locales ? », décembre 2020, disponible en ligne.
Chlordécone, un crime d’État impuni ? Patrick Le Moal Inspecteur du travail, retraité
Philippe Pierre-Charles Porte-parole de Lyannaj pou depolye martinik
Un insecticide, autorisé pendant des années dans les bananeraies des Antilles, provoque la pollution des sols et des eaux et contamine la population des îles avec des conséquences très graves sur la santé des habitants et habitantes. Comment a-t-on pu en arriver là ?
« Il ne faut pas dire que c’est cancérigène. Il est établi que ce produit n’est pas bon, il y a des prévalences qui ont été reconnues scientifiquement, mais il ne faut pas aller jusqu’à dire que c’est cancérigène parce qu’on dit quelque chose qui n’est pas vrai et qu’on alimente les peurs. » Emmanuel Macron lors d’un entretien avec des élus, vendredi 1er février 2019.
Qu’est-ce que la chlordécone ?
L
a chlordécone est une molécule [1] conçue pour tuer par contact les insectes, leurs larves ou leurs œufs, en agissant
sur leur système nerveux. Vendue sous plusieurs noms commerciaux, pour divers usages (les pièges à fourmis et à cafards, la lutte contre le doryphore – insecte qui ravage les cultures, tant à l’état adulte qu’à l’état larvaire –, les vers taupins de la pomme de terre, etc.), elle a massivement été utilisée aux Antilles pour lutter contre le charançon, dont les larves se nourrissent des racines des bananiers, entraînant leur mort. Sa grande stabilité physique et chimique rend son élimination difficile. Compte tenu de la nature des sols antillais, plusieurs siècles sont nécessaires pour éliminer les trois kilos de chlordécone épandus par hectare et par an (il faut un siècle pour que la concentration soit divisée par dix) [2] . La chlordécone reste dans les sols, les végétaux, s’accumule dans les organismes viales chaînes alimentaires, en particulier dans les milieux aquatiques. Par exemple, la concentration est, suivant les espèces, de 2 000 à 60 000 fois plus importante chez les poissons que dans l’eau.
Un sixième de la production mondiale de chlordécone a été répandu sur les bananeraies des Antilles !
La culture de la banane est ancienne : elle constituait avec la patate douce la base du régime alimentaire des Amérindiens. À cause du recul de la canne à sucre, en raison de hauts rendements, de sa résistance lors du transport réfrigéré et du mûrissage post récolte, la variété Cavendish, originaire d’Asie et introduite à la fin du XIXe siècle, a été généralisée en culture intensive pour l’exportation à partir des années 1930. Or la monoculture de variétés identiques dans les pays tropicaux, sans rotation de cultures, les rend très vulnérables. Soumises aux maladies dues à des champignons comme la cercosporiose jaune et à la pression de ravageurs, charançons notamment, les plantations subissent de nombreux traitements chimiques par enfouissement de granules, voire par avion pour le traitement de la cercosporiose jaune. Des dizaines d’autres pesticides que la chlordécone sont employés et beaucoup d’entre eux sont particulièrement toxiques (cancérogènes, mutagènes [3] , reprotoxiques [4] , neurotoxiques [5] ) et persistants. Les bananeraies sont devenues un environnement dangereux : la toxicité des différentes substances utilisées crée un effet cocktail, c’est-à-dire que leur interaction peut renforcer les effets nocifs de chacune ou produire des effets inattendus. La toxicité de depuis longtemps.
la
chlordécone
est
reconnue
Le brevet est déposé en 1952. Dès 1963, la toxicité du produit est démontrée chez la souris. En 1968, malgré le fait qu’il ne laisse pas de trace dans la chair, donc que les bananes peuvent être consommées sans risque, la Commission d’étude de la toxicité des produits phytopharmaceutiques conseille son interdiction en raison de ses dangers potentiels pour la santé humaine, comme probable perturbateur endocrinien [6] , reprotoxique et cancérogène. L’homologation (donc la mise sur le marché) est refusée en 1968 et en 1969. En 1975, une centaine d’ouvriers de l’usine de production du Képone, nom commercial de la chlordécone, à Hopewell, aux États-Unis, sont intoxiqués, victimes de troubles neurologiques, de tremblements, de pertes de la mémoire immédiate, de troubles de l’humeur. Le fleuve voisin, les sédiments et la faune sont gravement pollués, à tel point que la pêche y est interdite pendant treize ans. Ce drame inspire au groupe Punk Dead Kennedy’s la chanson « Kepone Factory » : Je déplace des barils dans une usine chimique / J’ai de la poussière brillante sur les doigts / Qui monte dans mon nez et entre dans mes poumons / C’est l’empoisonnement au Képone-Minamata [7] / Empoisonnement au Képone – Minamata / Dans la sinistre usine Képone / Qui transforme les gens en arbres bonzaï / Maintenant, j’ai des maux de tête terribles / Je n’arrive plus à me lever / Je n’arrive pas à dormir et ça me rend fou / Je tremble toute la journée et je vois double. En 1977, le rapport Snégaroff alerte : les sols des bananeraies et des sédiments des rivières sont pollués par les insecticides, dont la chlordécone. En 1979, elle est classée comme cancérogène possible chez l’humain par le Centre international de recherche
sur le cancer, organisme émanant de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) chargé d’identifier les causes des cancers. En 1980 le rapport Kermarrec, qui constate une accumulation de pesticides dans les tissus des espèces animales vivant dans des eaux polluées, un accroissement de la concentration de ces substances toxiques tout au long de la chaîne alimentaire et des contaminations de la faune dans des zones éloignées des lieux d’utilisation, attire l’attention sur la chlordécone.
Les décisions criminelles et coloniales des gouvernements français successifs Pourtant, le ministre français de l’Agriculture d’alors, Jacques Chirac, signe en 1972 une autorisation officielle de mise sur le marché provisoire (pour une durée d’un an) du Képone. Cette autorisation est prolongée en 1976 par le ministre Christian Bonnet, tandis que la production, l’utilisation et la vente sont interdites aux États-Unis, avant de l’être en Allemagne fédérale en 1980 et en 1983 en République démocratique allemande (RDA).
Les plaintes des ouvrières et ouvriers des bananeraies méprisées
Dès les années 1970, les ouvriers et les ouvrières agricoles de la banane se plaignent de ces produits dangereux. La grève de janvier-février 1974 en Martinique, violemment réprimée
(deux
morts
parmi
les
grévistes),
portait
plusieurs revendications, notamment l’amélioration des conditions de travail dans les hangars (tabliers, gants, bottes) et la suppression totale des produits toxiques. Le comité de grève des travailleurs agricoles de la région Trinité-Robert-Vert Pré exige alors la suppression totale des produits toxiques « qui nous empoisonnent » : Mokap, Hexafor, Nécamur et autres organochlorés, et certains tracts
citent
explicitement
le
« Kapone » [8] .
Le
gouvernement, pour remplacer le Képone, homologue en 1981 le Curlone, une autre formulation à base de chlordécone mais réservée à la banane. Cette décision a un caractère colonial, le produit fabriqué en France par la société Calliope étant vendu et utilisé aux Antilles et en Afrique, par la Société Vincent de Lagarrigue, appartenant à des Békés [9] . C’est seulement en septembre 1989 que la Commission d’étude de la toxicité se prononce pour l’interdiction de la chlordécone. En février 1990, l’autorisation de vente du Curlone est annulée, puis en juillet 1990 la chlordécone est interdit. Mais il continue d’être utilisé. Le député de la Martinique, Guy Lordinot, demande au gouvernement de prolonger l’autorisation pour cinq ans. Henri Nallet, alors ministre de l’Agriculture, refuse au motif que la suspension laisse déjà un délai de deux ans. En mars 1992, Louis Mermaz, le nouveau
ministre, prolonge d’un an et à titre dérogatoire l’utilisation du produit. En février 1993, son successeur, Jean-Pierre Soisson, autorise les planteurs bananiers à écouler leurs stocks jusqu’au 30 septembre 1993. Or ces stocks avaient été fortement gonflés à l’annonce de l’interdiction. Presque dix ans plus tard, en 2002, les collectes de produits phytosanitaires désormais interdits ont permis de récupérer dix tonnes de Curlone en Martinique et trois tonnes en Guadeloupe.
L’absence de tout suivi après l’interdiction On aurait pu attendre une série de mesures : vérification de la destruction des stocks, analyse du niveau de contamination, organisation du suivi médical des employés des bananeraies, des personnes habitant à proximité des parcelles cultivées, mesure du degré de pollution des terres, des eaux, des atteintes à la faune. Rien de tout cela n’est engagé, alors que les effets nocifs du produit se confirment. En 1993, une étude sur la pollution par les pesticides dans l’estuaire du Grand Carbet en Guadeloupe détecte de la chlordécone à des degrés supérieurs au milligramme par litre
ou par kilo. Cette étude reste sans suite, à tel point que cinq ans après, en 1998, un rapport [10] recommande… de produire des données fiables sur la contamination et son incidence sur la santé. Une autre étude, réalisée entre mai 1998 et janvier 1999, ne trouve pas de laboratoire en mesure de rechercher la chlordécone ! Neuf ans après la décision d’interdiction, ce problème est enfin réglé lors d’une nouvelle étude (juillet 1999 à mars 2000). Les résultats montrent alors une telle pollution des eaux de source que, dès le 2 mars 2000, les captages présentant des taux de pollution très élevés (pouvant aller jusqu’à 103 fois la concentration maximale acceptable dans l’eau, de 0,07 µg/L selon l’Ineris [11] ), sont fermés. Dans les semaines suivantes, d’autres captages sont fermés, l’usage de l’eau est interdit à la boisson, la cuisson des aliments ou l’incorporation à des préparations culinaires. Les prélèvements suivants
confirment
ces
résultats
:
des
pesticides,
particulièrement la chlordécone, sont présents à des teneurs importantes dans les eaux de toutes les rivières étudiées, ainsi que dans les eaux littorales. Les analyses montrent également une contamination importante des terres à proximité des captages. Ces résultats sont d’autant plus inquiétants qu’à ce moment-là la chlordécone est interdite depuis six ans. Tous les relevés effectués depuis, en 2009, 2016, 2018 et 2019, confirment l’importance de cette pollution et sa relative stabilité. Qu’en était-il quand elle était régulièrement répandue dans les bananeraies ? La cartographie des sols est incomplète et imprécise. Cependant la Direction de l’alimentation, de l’agriculture et de la forêt (Daaf) de Martinique estime qu’entre
7 000 à 8 000 hectares sur les 14 500 utilisés pour la culture de la banane doivent être « gérés » et, en Guadeloupe, les surfaces polluées de bananeraies dépassent les 14 000 hectares.
La santé des antillais en danger Les effets d’une intoxication chronique sont encore mal connus, alors que la totalité des Martiniquais et des Guadeloupéens sont concernés à des niveaux divers : on en retrouve des traces dans le plasma de 90 % des habitants. Selon l’Agence française de sécurité sanitaire des aliments (Afssa), le chou caraïbe, le dachine, la patate douce et les produits d’eau douce peuvent représenter un risque aigu. Les animaux d’élevage, les produits pêchés dans les rivières et en mer près des embouchures polluées sont contaminés. L’Afssa recommande de ne consommer qu’un jour sur deux maximum certains produits contenant des taux limites de chlordécone. Les effets sur la fertilité observés chez les ouvriers de l’usine de fabrication de Hopewell ou chez les ouvriers travaillant dans des bananeraies au Costa Rica n’ont pas été constatés aux Antilles, peut-être du fait de l’arrêt de l’exposition [12] . En revanche, des interrogations existent quant à l’impact sur la croissance de l’enfant jusqu’à 18 mois. L’exposition pré ou postnatale [13] (la chlordécone a été détectée chez 90 % des femmes antillaises et dans 40 % du lait maternel) a des effets
négatifs
sur
le
développement
cognitif
et
moteur
des
nourrissons, une réduction de la vitesse d’acquisition de la mémoire visuelle, de la préférence visuelle pour la nouveauté et une moindre motricité fine (ensemble des fonctions qui permettent des mouvements précis coordonnés). En outre, plus longue est l’exposition, plus courte est la durée de la grossesse : la prématurité associée à la chlordécone serait de l’ordre de trois jours à une semaine [14] . Par ailleurs, lorsque la molécule atteint un certain niveau de concentration dans le plasma [15] , il y a un risque accru de cancer de la prostate. Il a fallu attendre quatorze années supplémentaires, mener des protestations et des actions en justice, pour qu’enfin une décision soit prise – et encore, pour les seuls ouvriers et ouvrières de la banane. L’État français a reconnu en décembre 2021 que les victimes d’un cancer de la prostate ayant travaillé pendant au moins dix ans au contact de la chlordécone, et si moins de quarante ans se sont écoulés entre leur dernière exposition et le diagnostic, soient indemnisées au titre de la reconnaissance du cancer comme maladie professionnelle. Une avancée, mais la situation de tous les autres habitants des Antilles, tant au regard des cancers de la prostate que des autres effets de l’utilisation de la chlordécone encore mal connus, n’est toujours pas considérée par l’État.
Des réponses insuffisantes
Dix-huit ans après l’interdiction, les pouvoirs publics ont commencé à mettre en place des plans d’action. Pour autant, ces mesures ne sont pas à la mesure de l’ampleur du drame. Les
responsables,
pas
coupables
?
Les
responsables
économiques et politiques ont pris des décisions criminelles alors que les risques que présentait la chlordécone étaient connus : si, au départ, il était seulement « conseillé » de ne pas l’utiliser, après le drame de 1975 à Hopewell, personne ne pouvait ignorer ce qui était en jeu. Plusieurs plaintes ont été déposées pour empoisonnement et pour mise en danger de la vie d’autrui. Une action réunissant plus de 2 000 plaignants a été menée. Mais la justice est lente, des pièces essentielles du dossier ont disparu, on parle de prescription. Dans ce contexte, l’indignation grandit, en attestent les manifestations massives, comme celle qui a réuni plus de 10 000 personnes à Fort-deFrance en février 2021. Le 25 mars 2022, les juges d’instruction ont annoncé la fin des investigations sans prononcer de mise en examen. Depuis, des protestations sont organisées « contre l’impunité et pour les réparations ».
Et maintenant ? Il n’est pas surprenant que la vie en milieu pollué, les souffrances endurées, les délais de réaction politique et de la justice soient vécus par les habitants et habitantes des Antilles
comme un déni de vérité et de justice, et comme une manifestation de la relation coloniale qui perdure entre la France et ces îles. Pour arrêter la contamination et réparer, les pistes sont multiples. Il est essentiel de garantir une alimentation sans chlordécone, d’achever l’analyse de toutes les terres agricoles, de dépolluer les milieux et de permettre le développement en matériel et en formation d’alternatives comme les jardins hors sol. Le modèle d’agriculture intensive pour l’exportation, au détriment de la souveraineté alimentaire de ces îles, doit aussi être remis en cause. Les recherches doivent continuer pour approfondir la connaissance de l’impact de la molécule chlordécone sur la santé. Le suivi médical et psychologique de toutes les victimes, prioritairement les ouvriers et ouvrières agricoles, doit être accessible à tous donc gratuit.
Bibliographie À lire : Louis
BOUTRIN
et
Raphaël
CONFIANT,
Chronique
d’un
empoisonnement annoncé. Le scandale du Chlordécone aux
Antilles françaises 1972-2002, L’Harmattan, Paris, 2007. COLLECTIF LYANNAJ POU DÉPOLYÉ MATINIK, avec la participation des docteurs S. Chalons, A. Édouard, J. Jos-Pelage, J.-M. Macni et C. Quist, Chlordécone : quelles sont les répercussions sur notre santé, fascicule, juin 2021. Malcolm FERDINAND, Une écologie décoloniale. Penser l’écologie depuis le monde caribéen, Le Seuil, Paris, 2019. Philippe VERDOL, « Le chlordécone en Guadeloupe : une pollution/contamination globale de l’environnement et de la population », Ligue des droits de l’homme, mis en ligne le 8 mars 2015.
Notes du chapitre [1] ↑ Constituée d’atomes de carbone encagés dans des atomes de chlore. [2] ↑ Catherine Procaccia et Jean-Yves Le Déau, « Impacts de l’utilisation de la chlordécone et des pesticides aux Antilles : bilan et perspectives d’évolution », rapport au Sénat, 2009, disponible en ligne. [3] ↑ Qui provoque des mutations modifiant les informations génétiques d’un organisme. [4] ↑ Qui affecte les capacités reproductrices, en réduisant la fertilité ou en entraînant la stérilité. [5] ↑ Qui agit comme un poison sur le système nerveux. [6] ↑ Substance qui interfère avec le fonctionnement des cellules et organes impliqués dans la production des hormones. [7] ↑ En référence aux milliers de victimes des métaux lourds provoquant des maladies neurologiques graves, notamment le mercure, rejetés par une usine pétrochimique dans la baie de Minamata au Japon.
[8] ↑ Marie-Hélène Leotin, La Grève de janvier-février 1974, Apal Production, Fortde-France, 1995. [9] ↑ Blancs descendant des premiers colons. Le terme désignait autrefois les propriétaires d’esclaves et aujourd’hui leurs descendants jouent encore un rôle dominant dans l’économie des Antilles. [10] ↑ Rapport « Sur l’évaluation des risques liés à l’utilisation de produits phytosanitaires en Guadeloupe et Martinique » établi à la demande des ministres de l’Aménagement du territoire et de l’Environnement ; et de l’Agriculture et de la Pêche établi par Pierre Balland, ingénieur du Génie rural, Robert Mestres et Marc Fagot, ingénieurs agronomes. [11] ↑ Institut national de l’environnement industriel et des risques, note « Valeur guide environnementale : Chlordécone » (143-50-0). [12] ↑ Luc Multigner, Florence Rouget, Nathalie Costet, Christine Monfort, Pascal Blanchet, Philippe Kadhel, Henri Bataille et Sylvaine Cordier, « Chlordécone : un perturbateur endocrinien emblématique affectant les Antilles françaises », BEH, n° 22-23, juillet 2018, p. 480-485. [13] ↑ « Facteurs de risque de prématurité en Guadeloupe : résultats de la cohorte Timoun », Étude réalisée par Sylvaine Cordier Inserm U1085 – IRSET, Philippe Kadhel, Service de gynécologie et obstétrique, CHU Pointe-à-Pitre/Abymes, Guadeloupe, et Florence Rouget, Département de pédiatrie, CHU Rennes. [14] ↑ Philippe Kadhel, Christine Monfort, Nathalie Costet, Florence Rouget, JeanPierre Thome, Luc Multigner, et Sylvaine Cordier, « Chlordecone exposure, length of gestation, and risk of preterm birth », American Journal of Epidemiology, vol. 5, n° 179, 2014, p. 536-544. [15] ↑ 1 microgramme par litre de plasma (partie liquide du sang).
Exploitations extractivistes ? Assia Boutaleb Politiste, université Paris 1
Thomas Brisson Politiste, université Paris 8
Qu’exploite-t-on, qui exploite et qui est exploité dans le phénomène que l’on nomme extractivisme ? Dans son sens le plus général, le terme désigne un mode de création des richesses fondé sur la prise de possession et le commerce de matières premières non ou peu transformées. Forgé par des chercheurs et militants d’Amérique du Sud au XXe siècle, il met l’accent sur un mode d’extraction intensive des ressources naturelles orienté vers l’exportation, dépossédant les populations locales et produisant souvent des ravages écologiques et environnementaux. Ainsi les produits chimiques, comme le cyanure ou le mercure, nécessaires à l’extraction des métaux, polluent fleuves et rivières et sont à l’origine de maladies graves. De même, les forages intensifs provoquent des émanations toxiques et bouleversent les écosystèmes.
Extractivismes et néo-extractivismes
S
i la notion d’extractivisme renvoie au phénomène concret et ancien de l’extraction de matières premières, elle le caractérise en termes de
système asymétrique d’échanges internationaux. Ce point de vue se révèle particulièrement fécond pour une (re)lecture des logiques d’accaparement et de dépendance, présentes comme passées. De fait, il peut être aisément mobilisé pour décrire l’activité économique qui a été développée avec l’établissement des comptoirs coloniaux européens dès le début du XVe
siècle, soit l’exploitation des minerais ou du fruit de diverses activités sylvicoles et agricoles, destinés au commerce avec les métropoles du Nord global. L’extraction des matières premières fut à l’origine d’une accumulation de capital. Elle conduisit également à la création des instruments financiers et assurantiels (comme les contrats à terme) et des bourses où les matières s’échangent, c’est-à-dire aux structures du capitalisme qui donnèrent forme à une géographie politique reliant les grands centres économiques modernes à leurs doubles coloniaux (Amsterdam et Batavia, Londres et Mumbai, Paris et Saint-Louis, etc.). On le voit, l’extractivisme, dans son acception récente, est susceptible d’offrir un point d’entrée fécond pour une histoire alternative de la naissance du capitalisme. Cette dernière ne serait plus à situer dans les usines de l’Angleterre au XIXe siècle mais bel et bien dans l’exploitation et le commerce des ressources naturelles des Suds par l’Europe au XVe siècle. Si cette relecture potentielle du passé est féconde, la notion d’extractivisme est surtout mobilisée pour décrire et dénoncer les rapports de pouvoir actuels. Elle met ainsi la focale sur la persistance des asymétries depuis la fin des empires coloniaux. À cet égard, elle se révèle particulièrement puissante pour fédérer les résistances à l’exploitation des ressources naturelles, que cette dernière soit le fait d’entreprises étrangères ou le résultat de la politique des États décolonisés, qui ont pour la plupart repris
le contrôle des matières premières présentes sur leurs territoires. C’est d’ailleurs pour inclure cette nouvelle donne que les auteurs latinoaméricains ont enrichi le terme d’un préfixe : le néo-extractivisme réactualise la dénonciation du pillage colonial, en incluant la complicité des gouvernements échouant à recomposer les rapports de forces Nord-Sud en dépit des politiques de nationalisation des entreprises et des matières premières. En somme, selon les tenants du néo-extractivisme, la fin des empires coloniaux est une parenthèse qui n’a remis que superficiellement en cause les inégalités globales entre pays exportateurs et importateurs de matières premières. En dehors de quelques changements superficiels, l’essentiel des asymétries antérieures serait resté intact. Celles-ci opposent des pays riches aptes à transformer les matières premières importées et des pays fournisseurs bruts. En cela, elles comportent un premier angle mort : plusieurs pays riches pratiquent l’extraction sur leur propre sol, à l’instar du Canada, de l’Australie mais aussi, dans une moindre mesure, des pays européens comme l’Espagne, qui réouvre des mines de cuivre. Dans ces cas, l’extraction ne correspond que peu à de l’extractivisme, ce qui n’empêche pas que les résistances et les oppositions se fassent sous cette bannière. Ces thèses ont le mérite de remettre sur le métier les questions de dépendance et d’asymétries dans les modalités mondiales de production de richesses. Toutefois, sans négliger la capacité qu’ont eue les rapports de domination à se recomposer une fois absorbé le choc antisystémique des décolonisations, on gagne à adopter à la fois une approche nuancée du néoextractivisme et une conception pluralisée de l’extractivisme. L’une et l’autre sont, selon nous, nécessaires pour rendre compte des transformations actuelles, notamment celles induites par la montée en puissance de la Chine, le bouleversement des hiérarchies au sein des pays autrefois dits du tiers-
monde, ou encore la constitution de coalitions transnationales (d’activistes, de banquiers de paradis fiscaux, de traders, de journalistes d’investigation, etc.) centrées sur les questions extractivistes : autant d’évolutions qui ont cours dans un contexte d’affirmation de l’urgence climatique et de remise en cause des termes néolibéraux qui encadrent l’échange marchand.
Le néo-extractivisme en question : rien de neuf sous le soleil ? Les décolonisations ont été des occasions de réflexions intenses sur la politique des matières premières, sur leur place dans l’économie de nations en construction comme dans un système d’échanges globalisé. Au-delà de la sphère académique, des discussions importantes ont eu lieu, certes avec leurs contraintes propres, dans les sphères gouvernementales des nouvelles nations. L’Organisation des pays exportateurs de pétrole (Opep) est l’exemple paradigmatique d’un alignement collectif amenant à poser les bases d’un nationalisme pétrolier. En soustrayant aux compagnies internationales les dividendes du pétrole pour en faire l’instrument d’une construction nationale, les États membres de cette organisation (Arabie saoudite, Iran, Irak, Koweït et Venezuela, pour ne citer que les États fondateurs) ont fait des hydrocarbures les garants d’une indépendance parfois chèrement acquise. Les indépendances peuvent ainsi être vues comme une période où un ordre politique nouveau allait s’adosser à des matières premières assimilées à l’identité même de la nation : au-delà du
pétrole, le cobalt ou le nickel en République démocratique du Congo, l’uranium au Niger, le café au Brésil ou le cacao en Côte d’Ivoire ont profondément contribué à façonner les jeunes nations. Cependant, en dépit de la force de ces exemples, on ne saurait oublier les nombreux échecs des politiques des matières premières mises en place à la décolonisation. À l’espérance initiale a parfois succédé l’amer constat que les acteurs du Nord continuent de détenir un pouvoir structurel. Ils sont en mesure de contraindre durablement des sociétés pourtant formellement indépendantes, via le contrôle qu’ils continuent d’avoir sur des pans entiers de l’extraction ou du commerce des ressources (par exemple lorsque, au début des années 1980, la société Marc Rich & Co sauve la Jamaïque de la faillite mais prend de facto le contrôle de ses réserves de bauxite et d’aluminium). Dans le détail, plusieurs symptômes de cet échec sont pointés par les thèses néo-extractivistes. Tout d’abord la création d’enclaves, soit des lieux hiérarchisés, soustraits tant à la souveraineté nationale qu’au reste de l’économie du pays, qui permettent à divers acteurs transnationaux de continuer à contrôler les ressources minérales ou agricoles des pays des Suds. Cette soustraction des revenus des matières premières de l’économie nationale est solidaire de la création de groupes sociaux locaux liés aux réseaux transnationaux qui l’opèrent : les bourgeoisies dites compradores par exemple, qui ont été les premiers relais des compagnies marchandes occidentales en Amérique du Sud et qui ont continué à œuvrer en ce sens une fois les indépendances acquises. La difficulté à s’approprier complètement le produit de leurs sous-sols ou de leur agriculture n’a pas seulement contrarié les velléités d’indépendance des nouvelles nations, imposant l’idée d’une décolonisation inachevée. Elle a également fragilisé les ordres politiques de cette époque. Alors que
nombre de pays décolonisés voyaient se faner leurs espérances démocratiques, l’idée d’une « malédiction des ressources » en vint à décrire le lien de plus en plus fréquemment attesté entre autoritarisme et matières premières. Dans les pays exportateurs de pétrole, par exemple, l’État a construit son monopole de la violence physique légitime en le redoublant d’un monopole sur les richesses naturelles : d’où la présence d’appareils de sécurité hypertrophiés, financés par l’exploitation des ressources naturelles qu’ils sont souvent chargés de protéger. En somme, les matières premières fournissent les devises nécessaires à l’entretien de forces armées de plus en plus impliquées dans la sécurité et le contrôle de ces mêmes matières premières. En résultent des États policiers ou militaires, paradoxalement incapables de contrôler la violence diffuse qui parcourt leurs territoires et souvent au centre de réseaux de corruption alimentés par la manne, très inégalement redistribuée, de leurs ressources. À l’évidence, les éléments factuels présentés par les auteurs du néoextractivisme accréditent la thèse d’une recomposition des rapports de pouvoir, une fois passée la vague des décolonisations, qui restent défavorables aux pays producteurs. C’est peut-être aussi à ce niveau que ces mêmes thèses néo-extractivistes peuvent être discutées. Pour ces dernières, l’État-nation indépendant reste la mesure par rapport à laquelle apprécier les déséquilibres inhérents à l’échange global des ressources naturelles. Or l’idée d’un affaiblissement des États postcoloniaux et de leur peu de contrôle sur leur territoire doit être interrogée. Les matières premières peuvent en effet simultanément renforcer et menacer l’État central. Des différences subtiles, que seuls repèrent des travaux attentifs aux spécificités locales, se révèlent déterminantes. Ainsi, certaines ressources qui sont à la fois localisées (dans une mine) et diffuses (dans des alluvions, sous forme de dépôts dans les cours d’eau ou lacs) déterminent, selon les cas, des
formes d’autorité opposées. Les diamants sont par exemple un facteur de renforcement de l’État lorsqu’ils sont concentrés donc aisément contrôlables par les autorités politiques, et d’affaiblissement de ce même État lorsque, dispersés sur le territoire, ils alimentent une économie et un ordre politique parallèles. Les caractéristiques matérielles des matières premières sont à cet égard essentielles. De ce fait, il apparaît difficile de se satisfaire des caractérisations souvent très tranchées que l’on peut trouver dans certains travaux néo-extractivistes. Que la gestion des matières premières dans un contexte postcolonial ait échoué à construire des États-nations sur le modèle européen ne veut pas dire que les acteurs locaux (qu’ils soient africains, sud-américains ou asiatiques) ne puissent se renforcer en se positionnant stratégiquement dans les échanges internationaux. Aussi contestée et lacunaire qu’elle puisse être, la souveraineté des États postcoloniaux sur les divers produits de leurs (sous-)sols leur offre des ressources monnayables. Les pays des Suds ont su construire du pouvoir et une forme d’agency (ou capacité d’action) au sein de relations dont les termes leur étaient défavorables, leurs matières premières les inscrivant dans une position périphérique tout autant qu’elle leur donna les moyens d’une forme de puissance.
Pluralité des mondes extractivistes La séquence postcoloniale que l’on vient d’évoquer a ouvert un ordre complexe et ambigu dans l’économie politique de l’extractivisme. Un certain nombre de recompositions à bas bruit ont transformé le monde de
l’échange global des matières premières. Ainsi, les gouvernements postcoloniaux ont vite pris conscience de leur dépendance aux relais internationaux pour transporter et commercialiser leurs matières premières. Des sociétés de traders jusque-là confidentielles (Philipp Brothers, Marc Rich, Trafigua, etc.) ont acquis un statut majeur au sein de l’économie extractiviste. Elles jouent souvent un rôle politique déterminant, profitant de leur statut d’acteur privé pour contourner les règles du système international qui s’est mis en place après 1945 et la création de l’ONU. Les pays exportateurs de matières premières se retrouvent ainsi à nouveau aux prises avec des acteurs puissants ; mais ces acteurs, tout comme les règles du jeu, ont changé. Désormais souverains, les anciens pays colonisés ont utilisé leurs ressources pour obtenir du crédit, renégocier de la dette, faire levier dans des conflits politiques, etc. Face à eux, la diversité des interlocuteurs a ouvert le jeu et permis des stratégies complexes. La logique du marché, qui a largement légitimé les acteurs privés dans le commerce international, n’a cependant jamais mis complètement fin au contrôle politique des pays des Suds sur leurs ressources. Elle a transformé ces derniers en acteurs hybrides d’une mondialisation qui a profondément pluralisé les contextes de l’extractivisme. Ici aussi, il apparaît difficile de se satisfaire de caractérisations définitives. Quatre décennies de politiques néolibérales ont en effet creusé un peu plus les différences entre les pays exportateurs. Pour un certain nombre d’entre eux, les matières premières sont devenues un moyen d’action additionnel dans leur contestation de l’Occident – pétrole ou blé russes, terres rares chinoises – alimentant l’idée de secteurs stratégiques critiques. De même, la transformation des règles de l’investissement et l’énorme puissance financière d’un certain nombre d’entreprises des Suds, désormais capables de concurrencer leurs homologues du Nord global, ont permis le
développement de coopérations Sud-Sud inédites. Ce fut notamment le cas lorsque la compagnie malaisienne Pétronas est venue pallier la défection d’Elf et de Shell au sein du consortium élaboré pour l’exploitation du pétrole tchadien, en 1999. Ironie de l’histoire, la globalisation néolibérale, qui a initialement poussé à la privatisation des entreprises extractives des Suds, leur a finalement permis de se constituer en acteurs hybrides capables d’investir au niveau global. La structuration d’un droit transnational favorable à ces entités mipubliques mi-privées a été décisive dans ce processus. In fine, ce sont ces différentes transformations qui expliquent l’une des ruptures majeures dans le monde de l’extractivisme contemporain : la montée en puissance de la Chine, à la fois pays producteur et exportateur de matières premières, et investisseur global dans ce secteur, du fait de la force de son capitalisme mêlant logiques privées et soutien étatique.
Les oppositions à l’extractivisme À l’évidence, le paysage global de l’extractivisme n’est pas devenu plus vertueux ou moins inégalitaire pour autant. Tout au plus la multiplication des acteurs et la transformation des règles de l’échange en contexte néolibéral ont ouvert le jeu et l’ont rendu plus complexe et plus labile. Nombre de pays des Suds, soumis à la violence des plans d’ajustement structurel, ont su profiter de la hausse des cours des matières premières, à partir des années 2000, pour rembourser leurs dettes auprès du Fonds monétaire international (FMI). De plus, les dernières décennies, pourtant
censées marquer l’effacement du politique derrière les règles du marché, ont correspondu à un regain de la critique dans le monde extractiviste. Fait notable, ce ne sont plus seulement les gouvernements postcoloniaux ou ceux qui leur ont succédé qui mènent ce combat, mais des acteurs issus des différentes sociétés (paysans, ouvriers, tribus, activistes) ou rassemblés au sein de coalitions transnationales (organisations non gouvernementales, consortiums de journalistes d’investigation, réseaux spécialisés dans les [1]
différentes dimensions de la question extractive, etc.) . Des coalitions informelles ont également été mises en place pour soustraire une partie significative des revenus des matières premières du budget des nations productrices : avocats d’affaire, banquiers localisés dans des paradis fiscaux, publicistes, etc. Sont engagés depuis plusieurs années dans l’insularisation de fortunes privées, en jouant sur les zones grises et les espaces de secret du capitalisme contemporain. Le détournement à large échelle des revenus des ressources minières de l’Afrique ou des anciennes Républiques soviétiques, puis leur accaparement privé dans des banques occidentales, ont par exemple fait de Londres le centre de connexions transnationales kleptocratiques. Les oppositions qui parcourent l’extractivisme sont par ailleurs loin de se réduire à celle, paradigmatique, entre tenants d’un État social et partisans du marché et des privatisations. Alors qu’un certain nombre de gouvernements progressistes prenaient le pouvoir en Amérique du Sud et rompaient avec les règles du néolibéralisme, des divisions sont apparues au sein de coalitions auparavant unies pour réclamer la reprise du contrôle de l’État sur ses matières premières. En Équateur, notamment, alors que le gouvernement Correa lançait une importante politique de redistribution de la rente extractive à destination des populations les plus pauvres, une partie de ses soutiens initiaux commença à militer pour un abandon pur et simple
de l’exploitation des ressources naturelles, au nom de préoccupations écologiques et d’un mode de développement alternatif.
Et maintenant ? Ces divisions illustrent les reconfigurations, actuelles et à venir, de la politique des matières premières : au-delà des enjeux classiques du développement national et de la lutte contre les inégalités socioéconomiques, les questions liées au changement climatique sont en train de complexifier la logique même de l’exploitation extractiviste. La transition vers des économies indépendantes du pétrole et du charbon implique-t-elle une nouvelle forme de dépendance au cobalt (indispensable pour les batteries des véhicules électriques) ou aux terres rares (nécessaires au fonctionnement des panneaux solaires) ? Faut-il continuer à exploiter les sous-sols pour faire face à des transformations de l’anthropocène largement dues à l’exploitation systématique de ces mêmes sous-sols ? À travers les réponses qui seront données à ces questions, c’est le futur de l’extractivisme qui se jouera, un extractivisme dont on a vu combien, s’il articule de l’inégalité et de l’asymétrie sur la longue durée, peut aussi être sujet à de profondes réorientations politiques.
Bibliographie
À lire : Yves-Marie ABRAHAM et David MURRAY (dir.), Creuser jusqu’où ? Extractivisme et limites à la croissance, Écosociété, Montréal, 2015. Anna BEDNIK, Extractivisme. Exploitation industrielle de la nature : logiques, conséquences, résistances, le passager clandestin, Lyon, 2016. Dossier « Extractivisme : logiques d’un système d’accaparement », Écologie & Politique, vol. 2, n° 59, 2019. Edouardo GUDYNAS, Extractivisms. Politics, Economy and Ecology, Fernwood Publishings, Winnipeg, 2021.
Notes du chapitre [1] ↑
Voir la contribution de Doris Buu-Sao dans cet ouvrage.
S’en sortir
Grandes luttes ou petits gestes ?
Écologiser la démocratie Clémence Guimont Politiste, Paris 1
Tin-Ifsan Floch Juriste, Paris 1
Le décalage est grand entre, d’une part, les discours politiques unanimes sur la gravité des crises écologiques et l’urgence à agir et, d’autre part, l’inertie des gouvernants pour anticiper la raréfaction des matières premières, lutter contre le dérèglement climatique, la disparition de certaines espèces, etc. Le défi est d’autant plus important qu’il est impossible de savoir exactement quand se produiront les irréversibilités écologiques, comme le pic pétrolier ou l’effondrement des écosystèmes. Ce constat pousse, depuis quelques années, plusieurs penseurs occidentaux à proposer des réformes des modalités de prises de décision en démocratie. Pour eux, il s’agit de savoir comment les institutions démocratiques peuvent agir à la fois pour endiguer les crises écologiques et pour protéger les citoyens des conséquences néfastes de celles-ci sur leur santé, leur qualité de vie, l’accès à l’énergie, à une alimentation saine et équilibrée, etc.
« Vous dites que vous nous entendez et que vous savez que c’est urgent, mais peu importe que je sois triste ou énervée, je ne veux pas y croire. Car si vous comprenez vraiment la situation, tout en continuant d’échouer, c’est que vous êtes mauvais, et ça je refuse de le penser. » Greta Thunberg, discours du 23 septembre 2019 à l’ONU.
Q
uelles propositions ont été faites pour mieux intégrer les défis écologiques aux décisions démocratiques ? Quels sont leurs limites et les obstacles à leur mise en œuvre ?
L’émergence de la démocratie écologique Dès 1992, Michel Serres, philosophe, met en exergue les limites du fondement de la démocratie occidentale. Le contrat social est une notion proposée par Jean-Jacques Rousseau au XVIIIe siècle pour désigner la convention tacite entre gouvernants et gouvernés qui institue l’intérêt général et régit l’ordre social. Il repose sur un certain nombre de valeurs partagées, comme la liberté et l’égalité. Or, d’après Michel Serres, ce contrat conçoit les valeurs fondatrices de nos sociétés en dehors de leur environnement naturel, nourrissant l’idée selon laquelle nos sociétés se conçoivent autonomes de la
nature, s’autorisent à l’exploiter et la réduisent à un statut d’objet. Dans les démocraties occidentales, par exemple, la liberté portée par le contrat social est celle de la mobilité, de la consommation, de l’accès à la propriété. Or la responsabilité de nos sociétés dans la crise écologique et les menaces que celle-ci fait peser sur notre destin incitent à ré-encastrer les sociétés dans leur environnement naturel. Par exemple, la liberté ne peut plus être associée à une liberté infinie et inconditionnelle de voyager ou de consommer, dans la mesure où les contraintes écologiques – accès limité aux ressources pétrolières, émissions de gaz à effet de serre – ne le permettent plus. Autrement dit, les notions de liberté, d’égalité et de solidarité sont redéfinies du fait que les démocraties ne peuvent plus reposer sur un idéal de croissance illimitée et d’abondance qui occulte la finitude des ressources naturelles et les effets sociaux et environnementaux néfastes de la crise écologique. Michel Serres propose donc de modifier le contrat social en faveur d’un contrat naturel, qui reconnaisse la nature comme un sujet de droit afin de garantir la prise en compte de notre dépendance à son égard. Des philosophes et politistes réfléchissent ainsi à la façon dont les démocraties peuvent affronter ces défis inédits posés par la crise écologique en suggérant un certain nombre de réformes. Elles ne sont pas toutes cohérentes entre elles, ce qui engendre de nombreux débats, mais toutes ces réflexions participent ensemble à faire advenir, selon l’expression de Dominique Bourg et Kerry Whiteside, une « démocratie écologique » : un système démocratique qui intègre la finitude écologique au
contrat social. Cela peut induire, par exemple, l’élargissement de la citoyenneté sociale à une citoyenneté écologique qui modifie les droits et les devoirs des citoyens en fonction des contraintes écologiques. La citation extraite de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 (« la liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui ») pourrait, dans cette nouvelle acception de la citoyenneté, signifier une réduction de la mobilité et de la consommation dans la mesure où cela participe au dérèglement climatique et nuit alors aux générations présentes et futures. Cela peut aussi impliquer la réforme des instances décisionnaires, pour garantir des décisions politiques qui n’aient pas d’effet négatif sur le climat ou la bio- diversité, ou une modification des textes constitutionnels qui changerait les principes fondateurs et les objectifs des démocraties pour contraindre les gouvernants à endiguer la crise écologique. Lexique Conception procédurale de la démocratie : qui s’attache aux procédures de mise en débat et de prise de décision pour respecter l’idéal démocratique (représentation, participation, délibération, etc.). Dispositif participatif : permet l’implication des citoyens dans la discussion et la décision politiques (budgets participatifs, conseils de quartier, etc.). La « théorie politique verte » préfigure l’avènement de cette « démocratie écologique ». Bien que ce courant reconnaisse les limites à la croissance, les propositions portées par ses
fondateurs restent attachées à une conception procédurale* de la démocratie. Né au début des années 1990 dans le monde anglophone, notamment à travers les travaux d’Andrew Dobson [1] et de Robyn Eckersley [2] , il s’attache faire reconnaître la valeur morale du vivant non humain et des générations futures, et à trouver des solutions pour réformer les institutions démocratiques afin de mieux prendre en compte leurs intérêts propres. D’autres travaux portent plus strictement sur les réformes institutionnelles et les mécanismes d’amélioration de la procédure de décision pour prendre en compte les contraintes écologiques et agir sur le long terme. Cela peut passer par des réformes de la démocratie représentative (portées par Dominique Bourg et Kerry Whiteside) ou des dispositifs participatifs*. John Dryzek a ainsi largement développé le concept de démocratie écologique délibérative, qui se définit par des processus de dialogue visant à faire émerger un consensus après expression de tous les points de vue (citoyens et experts compris) concernant les enjeux sociaux et politiques de la crise écologique. Robyn Eckersley propose quant à lui un « minilatérisme inclusif [3] » pour conduire les négociations sur le changement climatique avec un échantillon représentatif de citoyens de pays du monde entier. La Convention citoyenne pour le climat proposée par le gouvernement français en 2020 peut être considérée comme un de ces dispositifs délibératifs en charge de replacer le citoyen au cœur de la décision écologique.
Les difficultés pour représenter le vivant non humain et les générations futures Considérant
que
les
activités
occidentales
menacent
directement les non humains et les générations futures, la théorie politique verte défend qu’il est nécessaire de porter leurs intérêts au sein des instances démocratiques pour assurer tout à la fois leur survie et celle de l’humanité présente. Cette idée a toutefois donné lieu à de nombreuses controverses en raison des difficultés à la mettre en pratique. Pour Andrew Dobson, la citoyenneté ne devrait en effet pas être accordée uniquement aux humains mais si le principe lui semble totalement valable sur le plan philosophique, il se demande comment organiser concrètement ce système de représentation démocratique des non humains et hiérarchiser la prise en compte des intérêts de l’ensemble des êtres humains et non humains. L’enjeu est bien d’établir des propositions permettant d’élargir la citoyenneté politique aux générations futures et aux non humains, ce qui implique notamment qu’ils aient des représentants parlementaires. Andrew Dobson propose ainsi, par exemple, qu’un certain nombre de sièges parlementaires soit réservé pour des députés représentants des générations futures ; chaque électeur choisirait de voter pour un représentant « normal » ou pour un représentant des générations futures [4] .
Bruno Latour propose, lui aussi, un élargissement de la représentation, grâce à une nouvelle Constitution et à un « Parlement des choses [5] » qui donnerait un siège aux « hybrides » – c’est-à-dire aux objets à la fois naturels et humains, tels que le trou dans la couche d’ozone – dans des assemblées où savants et citoyens pourraient débattre et légiférer. Kerry Whiteside est plus réservé quant à la possibilité d’assurer une représentation des non humains par le biais des élections. D’après lui, la démocratie représentative est fondée sur certains principes incompatibles avec ces propositions d’élargissement de la représentation. Tout d’abord, les représentants sont responsables devant leurs électeurs dans la mesure où les représentés choisissent de reconduire ou non les élus lors des élections. En ce sens, les représentants doivent rendre des comptes à leurs électeurs. Or la non-existence des générations futures et l’impossibilité de s’exprimer des non humains empêcheraient le dialogue et l’échange entre les représentants et les électeurs. De plus, le fait que l’ensemble des électeurs présents puissent voter pour des représentants des générations futures interpelle : comment s’assurer que ces représentants élus par tous les citoyens présents défendent réellement les générations futures et ne soient pas élus sur des promesses pour leurs électeurs du présent ? Le jeu de la compétition politique et de la campagne électorale renforce ce risque. Par ailleurs, un problème très pratique se pose : comment évaluer le nombre de représentants pour les générations futures ou les non humains ? La proportionnalité ne pourra pas être
respectée, car elle ne peut pas être bien évaluée. Face à ces nombreuses impasses, ces propositions ne font plus aujourd’hui l’objet de débats, même au sein de la théorie politique verte qui les a pourtant portés initialement. La
réflexion
s’est
ensuite
davantage
tournée
vers
l’élargissement de la communauté politique par la mise en place d’une « démocratie des affectés [6] » proposée par Robyn Eckersley, qui intégrerait les non humains et les générations futures. La représentativité des instances démocratiques serait étendue avec la reconnaissance de la responsabilité de l’État envers tous les êtres de la communauté politique élargie. Cette démocratie
des
affectés
se
matérialiserait
par
une
« représentation par personne interposée » à travers des institutions tels des Commissions du futur, des Centres de défense de l’environnement, des médiateurs de l’environnement et de nouvelles règles procédurales comme le principe de précaution.
Intégrer les connaissances scientifiques aux instances décisionnaires Un autre défi consiste à mieux utiliser les connaissances scientifiques concernant les évolutions du climat, de la
biodiversité, de la raréfaction des matières premières, pour prendre des décisions politiques éclairées. Dominique Bourg et Kerry Whiteside proposent en ce sens la création d’une Académie du Futur, afin de guider l’action publique en s’appuyant sur les données de la science. Celle-ci, à travers ses avis, ferait fonction d’« impartialité démocratique » par l’intermédiaire de scientifiques nommés pour un temps limité et n’intervenant que dans leur domaine de compétences. Un nouveau Sénat, sous forme d’Assemblée populaire, ferait la médiation entre cette Académie du Futur et les acteurs publics. Il élaborerait des projets de loi garantissant la prise en compte de la finitude des matières premières et pourrait mettre son veto à toute proposition législative allant à l’encontre des principes écologiques qu’il aurait préalablement définis. Il n’aurait pas le droit de voter, seulement de proposer ou de s’opposer. Il serait aussi chargé d’organiser des consultations régulières et d’assurer la représentation de l’ensemble de la société. Les deux premiers tiers des sénateurs seraient tirés au hasard parmi une liste de personnalités dressée par des organisations
non
gouvernementales
(ONG)
environnementales. Le dernier tiers serait désigné au hasard, en respectant la structuration de la population nationale (sexe, classe d’âge, etc.). En dehors des institutions représentatives et dans l’idée d’un dialogue vertueux entre experts et citoyens, James Fishkin présente l’idée d’un sondage délibératif [7] : il s’agirait de réunir sur un même lieu un échantillon représentatif de la population de référence, de le confronter à des experts et de les faire
discuter en petits groupes avant de recueillir l’opinion de cette population de référence informée par voie de sondage. Ces propositions posent plusieurs problèmes. Elles tendent vers des représentations idéalisées de l’expertise, présentée comme impartiale et au service de l’intérêt général. Les structures au sein desquelles les experts s’impliquent (associations, ONG, bureaux d’études) sont des acteurs de la vie politique comme les autres et sont souvent dépendantes des gouvernants pour l’obtention
de
financements.
Ainsi,
les
décisions
des
scientifiques de l’Académie du Futur, par exemple, resteraient liées à des intérêts partisans. En outre, il est bien difficile de distinguer ce qui relève de l’analyse scientifique et de la proposition politique dans la gestion de la crise écologique. Par exemple, décider de limiter l’accès à l’énergie relève-t-il du simple constat de la raréfaction des ressources ou d’un choix politique ? Il ne s’agit pas de jeter le discrédit sur la communauté scientifique mais plutôt de lutter contre une « expertocratie » qui accorderait trop d’importance aux décisions des experts par rapport à celles des représentants du peuple démocratiquement élus et des citoyens.
Les limites de la démocratie écologique réformatrice et procédurale
Est-il possible d’envisager une rénovation écologique de la démocratie représentative sans tenter de pallier ses failles actuelles ? Les réformes exposées jusque-là ne permettent pas de lutter contre la professionnalisation politique qui conduit à ce que la gestion des affaires publiques soit cantonnée à un groupe restreint. Elles ne tentent pas non plus de répondre à la montée des taux d’abstention [8] , révélatrice d’un rejet du système démocratique par une partie des électeurs et d’inégalités de participation électorale qui soulignent une démocratie à deux vitesses. Si on ne s’attache pas à élargir les processus décisionnaires à l’ensemble des citoyens et à réenchanter la politique, il y a tout lieu de penser que ceux-ci ne sauront se reconnaître dans l’écologisation de la démocratie portée par des élites expertes. En
outre,
la
démocratie
actuelle,
de
par
les
textes
constitutionnels, le fonctionnement des institutions et les trajectoires sociales des élites politiques et technocrates, s’accommode
généralement
des
économies
capitalistes
inégalitaires et d’une pensée libérale qui entretiennent les crises écologiques. La plupart des réformes proposées précédemment ne prennent donc pas le problème « à la racine » et ne peuvent alors y remédier. Enfin,
ces
propositions
participent
à
désidéologiser
la
démocratie écologique, souvent au nom d’un consensus pourtant inatteignable. Les théoriciens minimisent le fait que la gestion politique de la crise écologique heurte forcément les intérêts d’acteurs (par exemple ceux des acteurs économiques),
a minima sur le court terme. Ils occultent aussi le fait qu’au-delà du constat communément partagé de la crise, les choix qui seront faits en vue de sa résolution résulteront de conceptions idéologiques différentes du système économique, de la science et de la technique, du rapport à la nature, etc.
Reconstruire une démocratie écologique reposant sur d’autres principes et valeurs Luc Semal et Bruno Villalba expliquent que les sociétés sont limitées dans leurs choix face à la finitude et l’urgence écologiques auxquelles elles sont confrontées (raréfaction des matières premières, disparition de la biodiversité, etc.). Ils proposent la notion de « contraction démocratique » pour désigner cette réduction des choix politiques et ils valorisent une conception substantielle de la démocratie*. Lexique Conception substantielle de la démocratie : qui s’attache aux principes politiques fondateurs sur lesquels repose la démocratie (égalité, liberté, etc.). Partageant le même constat, nous pensons qu’une réforme des institutions démocratiques et des procédures de décision n’est pas suffisante pour agir à la hauteur des défis posés par la crise
écologique. Il faut repenser en profondeur le contrat social pour sortir d’une logique de croissance capitaliste destructrice et
inégalitaire.
La
sobriété [9] ,
le
rationnement
et
la
planification [10] doivent être au cœur d’une démocratie – pourquoi pas dans une nouvelle Constitution – solidement inscrite dans la finitude écologique. Comme l’explique la politiste Mathilde Szuba [11] , le rationnement, par exemple, permettrait de maintenir l’égalité sociale avec un meilleur partage des ressources. Les quotas accordés à chacun diminueraient progressivement, dans une logique de sobriété. Chacun serait libre de dépenser son quota énergétique comme il le souhaite ; la liberté serait ainsi toujours garantie mais en cohérence avec la « contraction démocratique ». L’intégration de ces principes écologiques permettrait également de dépasser les enjeux partisans pour asseoir une définition de l’intérêt général
encastrée
constitutionnalisation
dans de
ces
la
finitude.
principes
Enfin,
la
garantirait
des
procédures pleinement démocratiques pour les mettre en œuvre. Cela implique, tout d’abord, que les gouvernants changent le regard qu’ils portent sur la vie démocratique et sur le rôle des citoyens. Les mobilisations, comme les Marches pour le climat, devraient être bien davantage prises en considération par les gouvernants car elles sont représentatives des préoccupations citoyennes, notamment de la jeunesse. La Convention citoyenne pour le climat, en 2020, a montré que les citoyens sont en mesure de s’impliquer dans les affaires publiques et de faire des
propositions
ambitieuses
pour
répondre
aux
défis
écologiques. Le gouvernement n’a pourtant pas donné suite à cette démarche qu’il avait lui-même lancée : près de 90 % des mesures proposées n’ont pas été discutées au Parlement. Si elle n’est pas suffisante pour pallier les inégalités politiques, une démocratie décentralisée et locale peut permettre un réinvestissement par l’ensemble des citoyens des affaires politiques. Un collectivement.
grand
chantier
qu’il
reste
à
mener
Et maintenant ? En l’état, les propositions théoriques pour faire vivre une démocratie écologique semblent en deçà de la force et de l’innovation du concept, ne permettant pas de pallier les failles actuelles de notre démocratie. Elles n’ouvrent pas non plus la voie à un changement en profondeur des valeurs fondatrices du contrat social pour une sortie des logiques de la croissance et du système capitaliste. Pour autant, les penseurs qui portent la démocratie écologique ont permis d’ouvrir un champ de réflexions indispensables, qu’il est nécessaire de prolonger pour garantir l’émancipation individuelle et collective dans un contexte de finitude écologique.
Bibliographie À lire : Jean-Michel FOURNIAU, Loïc BLONDIAU, Dominique BOURG et MarieAnne COHENDET (dir.), La Démocratie écologique. Une pensée indisciplinée, Hermann, Paris, 2022. Luc SEMAL, Face à l’effondrement. Militer à l’ombre des catastrophes, PUF, Paris, 2019. Joëlle ZASK, Écologie et démocratie, Premier Parallèle, Paris, 2022.
Notes du chapitre [1] ↑ Andrew Dobson, Green Political Thought, Londres, Routledge, 1995. [2] ↑ Robyn Eckersley, Environmentalism and Political Theory : toward an ecocentric approach, Albany, State University of New York Press, 1992. [3] ↑ Robyn Eckersley, « Moving Forward in the Climate Negotiations : Multilateralism or Minilateralism ? », Global Environmental Politics, 2012, vol. 12, n° 2, p. 24-42. [4] ↑ Cette idée met en exergue les limites actuelles de notre démocratie représentative : tous les représentants ne devraient-ils pas prendre des décisions qui préservent le futur (aussi bien le nôtre que celui de la planète) ? [5] ↑ Bruno Latour, Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique, La Découverte, Paris, 1991.
[6] ↑ Robyn Eckersley, The Green State. Rethinking Democracy and Sovereignty, MIT Press, Cambridge, 2004. [7] ↑ James S. Fishkin, Democracy and Deliberation, Yale University Press, New Haven, 1991. [8] ↑ Celle-ci peut correspondre à un geste politique d’électeurs politisés (ce qu’Anne Muxel qualifie d’abstention dans le jeu) mais elle est surtout liée à l’(auto-)exclusion d’électeurs issus de classes populaires qui se sentent peu légitimes et trop peu concernés par la vie politique pour s’exprimer dans les urnes (abstention hors jeu). Si les sens investis dans l’abstention dans le jeu sont multiples – rejet des élites, rejet de la Ve République, rejet de l’offre politique, etc. –, cela marque toutefois un rejet du fonctionnement institutionnel actuel. [9] ↑ Voir la contribution de Barbara Nicoloso dans cet ouvrage. [10] ↑ Voir la contribution d’Hannah Bensussan dans cet ouvrage. [11] ↑ Mathilde Szuba, « Chapitre 4 – Le rationnement, outil convivial », in Agnès Sinaï et Mathilde Szuba (dir.)., Gouverner la décroissance. Politiques de l’Anthropocène III, Presses de Sciences Po, Paris, 2017, p. 95-118.
Le climat : au bonheur des juges ? Marine Fleury Juriste, université d’Amiens
Le paysan péruvien qui a engagé la responsabilité de la RWE [1] en Allemagne, le collectif d’ONG qui a dénoncé au tribunal judiciaire de Nanterre l’insuffisance du plan de vigilance de Total en matière climatique [2] , les grands-mères qui ont saisi la Cour européenne des droits de l’Homme et des libertés fondamentales pour faire condamner la Suisse en raison de son inaction climatique [3] ; toutes et tous ont choisi d’agir en justice pour dénoncer les responsabilités des entreprises et des États face au changement climatique.
« Quand on commence à agir, l’espoir est partout. Alors au lieu d’attendre l’espoir, cherchez l’action. Et c’est seulement à ce moment que l’espoir sera là. » Post Tweeter de Greta Thunberg, 21 octobre 2018.
T
outes ces actions illustrent l’attraction exercée par le recours en justice sur les mouvements sociaux de défense du climat, face à l’insuffisance ou à l’impuissance des États à prendre en charge les questions environnementales, et plus spécialement à relever le défi climatique : réduire drastiquement les émissions de GES et s’adapter au changement
climatique déjà enclenché. Le droit n’est plus seulement utilisé comme un « bouclier » pour limiter les pouvoirs de l’État ou des entreprises mais comme une « épée » destinée à faire avancer les politiques de protection de l’environnement [4] . Ce nouvel usage du procès, particulièrement notable en matière climatique, exerce une influence sur les mouvements sociaux et a déjà permis des évolutions mesurées du droit.
Ce que le procès fait aux mouvements sociaux Lexique Carbons majors : ensemble constitué par les cent entreprises pétrolières ou gazières dont l’activité est responsable de 70 % des émissions de gaz à effet de serre depuis 1988. « L’Affaire du siècle » : nom d’une campagne judiciaire menée par deux ONG – Greenpeace France, Oxfam – et deux associations – la Fondation pour la nature et l’Homme, Notre affaire à tous – ayant conduit à la reconnaissance en justice de la responsabilité juridique de l’État et à la réparation de préjudices moraux et écologiques en résultant. Associations agréées pour la protection de l’environnement : bénéficient de prérogatives particulières en matière contentieuse et peuvent prendre part à des instances consultatives de l’État. Action en responsabilité/responsabilité civile et administrative : action contentieuse permettant d’obtenir l’indemnisation – en nature ou en dommages-intérêts – des préjudices causés par un dommage résultant
de l’action ou l’inaction d’une personne dite responsable. On parle de responsabilité civile lorsque est recherchée la responsabilité d’une personne privée (individu, société, association) et la responsabilité administrative pour une personne publique (l’État – ministères, préfet –, les collectivités territoriales (communes, départements, régions) ou les établissements publics (lycées, communautés de communes, certaines agences de l’État). Préjudice écologique : possibilité de réparer – en nature ou en dommages-intérêts – les dégradations des éléments ou des fonctions des écosystèmes ou de leurs bienfaits collectifs, indépendamment des conséquences de celles-ci sur les intérêts personnels d’un individu. Introduit dans le code civil à la faveur de la loi du 8 août 2016 pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages. Action de groupe environnementale : « class action » environnementale introduite par la loi du 16 novembre 2016. Elle permet à des associations de protection de l’environnement de saisir la justice judiciaire ou administrative pour le compte de plusieurs personnes lorsqu’elles sont victimes de dommages résultant notamment d’atteinte aux règles de protection de la nature, de l’environnement ou de l’amélioration du cadre de vie. Affaire Urgenda : ensemble de trois décisions rendues entre juin 2015 et décembre 2019 reconnaissant la responsabilité de l’État néerlandais en raison de l’insuffisance de ses actions de limitation du changement climatique et l’enjoignant d’adopter des mesures plus efficaces pour atténuer celui-ci et protéger sa population. Fiducie publique ou public trust : doctrine états-unienne instituant, reconnaissant et protégeant les intérêts légitimes des individus dans la jouissance de certains espaces naturels dont l’État est le trustee, c’est-à-
dire le gestionnaire chargé d’en assurer la protection. Historiquement consacrée pour protéger la pêche, la navigation et le commerce sur les eaux navigables américaines, elle concerne désormais la protection de l’atmosphère également. L’expression « procès climatique » ou « climate change litigation » décrit l’ensemble des recours en justice introduits devant les juridictions administratives, judicaires, régionales ou internationales dont la résolution suppose d’aborder une question de droit ou de fait relative à l’atténuation du/à l’adaptation au changement climatique ou aux sciences du climat. Les premiers procès de ce type apparurent aux États-Unis lorsque l’administration Bush refusa de signer le protocole de Kyoto, en 1997. Cet accord international complétait la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques en dotant la communauté internationale d’un instrument de régulation, par le marché, des émissions anthropiques (c’està-dire liées aux activités humaines) de gaz à effet de serre (GES). Le refus des États-Unis d’y prendre part a suscité un mouvement de contestation qui s’est notamment exprimé devant les tribunaux. Les membres de la société civile – particuliers, associations, organisations non gouvernementales (ONG) mais aussi des villes ou des États fédérés – ont agi contre l’État fédéral et les carbons majors* pour les mettre face à leurs responsabilités. Ces recours révèlent la pluralité des fonctions assignées à l’« arme du droit [5] ». D’un côté, le procès ouvre l’espace d’une discussion qui permet de faire entendre la cause, les idées portées par les requérants. Cet espace public que crée le tribunal contraint la partie mise en cause – l’État ou l’entreprise – à se justifier publiquement, ici au regard de son action pour limiter les dommages liés aux changements climatiques, aujourd’hui et
demain. Surtout, la forte médiatisation de ces actions ouvre une fenêtre dans le débat public permettant de témoigner de l’urgence à adopter des mesures plus ambitieuses pour limiter les impacts du changement climatique et met en lumière le contraste entre une affirmation politique – volonté de limiter les émissions de GES – et ses concrétisations. D’un autre côté, ces actions peuvent participer à structurer une revendication. L’action judiciaire est porteuse de figures – le requérant, le témoin, la victime, le mis en cause – qui renouvellent les répertoires d’action classiques des mouvements sociaux. En France, le cas de L’Affaire du siècle* est de ce point de vue particulièrement édifiant. L’action introduite devant le tribunal administratif de Paris a été portée par une pétition signée par plus de 2,5 millions de personnes, lesquelles sont devenues, symboliquement, les requérantes. Elle a été appuyée par des manifestations – marches pour le climat, dont l’une fut nommée « marche du siècle » – et des témoignages – les témoignages du siècle – qui ont permis d’incarner les victimes du changement climatique. L’action contentieuse peut ainsi être pensée au sein d’une campagne de mobilisation dont l’ambition est d’entretenir l’attention d’un mouvement et du public sur une cause. Plus généralement, le poids des associations agréées pour la protection de l’environnement* dans la défense judiciaire de l’environnement a été renforcé récemment par deux innovations législatives. La première résulte de la création d’une action en responsabilité* en réparation du préjudice écologique*. Cette action permet notamment à ces associations d’obtenir en justice la remise en état d’un écosystème dégradé par l’auteur d’une dégradation de l’environnement. La seconde résulte de l’action de groupe environnementale*. Cette action en responsabilité est ouverte aux
associations agréées pour l’environnement. Elle peut être introduite pour obtenir la réparation (en argent ou en nature) de préjudices individuels (atteinte à la santé, anxiété, difficultés économiques…) résultant d’un même dommage causé à l’environnement et/ou pour obtenir la cessation du manquement à l’origine de ce dommage.
Ce que la cause demande au juge L’essor des procès climatiques dans le monde a conduit l’université de Columbia, depuis 2015, à constituer une base de données pour les recenser. Les quelque 1 500 affaires recensées sont autant d’occasions de développer des stratégies pour dépasser les difficultés inhérentes aux spécificités du dommage climatique : il est diffus, certain mais lointain et le volume des émissions anthropiques de GES qui en sont la cause n’est pas limité par des obligations juridiques claires. Ces difficultés ont pendant longtemps expliqué l’échec des procès climatiques. Ce n’est qu’à partir de l’affaire Urgenda*, jugée par le tribunal de La Haye aux Pays-Bas en 2015, que ces procès ont pu aboutir à des victoires en France, aux États-Unis, en Inde, en Colombie, en NouvelleZélande ou encore au Pakistan. Ils ont conduit les juges à établir et à préciser les origines de la responsabilité des autorités publiques : la doctrine du public trust ou fiducie publique* aux États-Unis, une diversité de normes constitutionnelles et internationales aux Pays-Bas, le non-respect des engagements de réduction des émissions de GES dans L’Affaire du siècle en France. Pour l’heure, la multiplication des procès dans le monde
n’a pas conduit à la constitution d’un droit climatique mondialisé. Les premières victoires sont le fruit d’une adaptation plus ou moins forte, par les tribunaux, des règles nationales à la cause climatique. Par exemple, dans L’Affaire du siècle, le tribunal administratif de Paris a étendu la recevabilité de l’action en réparation du préjudice écologique à la responsabilité administrative*. Il est d’ailleurs intéressant de rappeler que l’action en responsabilité civile* pour réparation du préjudice écologique avait d’abord été créée par la Cour de cassation dans l’affaire Erika*, avant d’être consacrée par le législateur. Autre cas, pour les actions en réparation du préjudice écologique résultant de manquements ou d’insuffisances du plan de vigilance des sociétés mères ou donneuses d’ordre*, la Cour de cassation a estimé, en 2021, que les requérants issus de la société civile pouvaient introduire leur action devant le juge judiciaire, solution favorable à leur cause. Dernier exemple remarquable, dans l’affaire du Peuple contre Shell*, le tribunal de district de La Haye a consacré une obligation générale de prudence pesant sur les entreprises afin d’établir la responsabilité de la société mère de Shell en raison de la contribution de l’ensemble de ses activités au changement climatique. Ces innovations restent mesurées et non systématiques, les juges ne pouvant pas répondre intégralement aux demandes de renforcement des politiques publiques climatiques dont ils sont saisis. Pourrait-il en être autrement ? Le paradoxe de cet usage du droit est qu’il exprime, par le biais de l’action en justice, une demande de plus de droit. En matière climatique, il s’agit d’accroître les obligations juridiques des États et des entreprises. Or l’activité
juridictionnelle
suppose
l’application
–
c’est-à-dire
l’interprétation – de règles préexistantes, qui fondent autant qu’elles limitent l’activité des tribunaux. Pour le tribunal, il n’est donc pas facile de
faire droit à la demande des requérants sans convoquer le spectre du gouvernement des juges ou de l’activisme judiciaire*. Cette ligne de crête est particulièrement perceptible dans le cas français de L’Affaire du siècle : les juges ont reconnu la responsabilité de l’État et ses carences en matière de réduction des GES. Mais, s’ils l’ont enjoint à se conformer à ses obligations, ils se sont gardés de définir comment et sont restés flous sur les modalités du contrôle juridictionnel de l’adéquation des mesures à ces obligations.
Ce que le procès fait au climat Des procès climatiques sont montés tous azimuts. Un rapport du Programme des Nations unies pour l’environnement relève qu’en 2020, ils [6]
ont été introduits dans plus de trente-huit États . Ils sont désormais perçus comme des instruments pertinents par les mouvements climat. Pourtant, l’efficacité des actions contentieuses pour lutter contre le changement climatique n’est pas évidente. D’un point de vue pratique, on peut déjà constater que l’augmentation du nombre de ces procès n’a pas conduit à une diminution globale des niveaux de pollutions. Ces limites tiennent aussi à l’action contentieuse elle-même. On l’a vu, lorsque le droit est employé comme une arme, les juges doivent souvent adapter les règles du procès aux cas dont ils sont saisis. Néanmoins, ils ne peuvent donner l’impression de se substituer au législateur sous peine de fragiliser leur légitimité. La force transformatrice du procès est donc tributaire de la représentation que les juges se font de leur office. Or cette
représentation dépend de nombreux facteurs, propres à chaque État. Dès lors, la demande de radicalité juridique des mouvements écologistes n’est pas toujours susceptible d’aboutir. Par ailleurs, le procès répond à un ensemble de rituels qui se déploient dans le temps. Par exemple, en France, hors procédures dites d’urgence, un litige met en moyenne une année et demie avant d’être jugé par le tribunal (ce délai pouvant être allongé lorsque la question présente des difficultés particulières). Or, le Groupe intergouvernemental d’experts sur l’évolution du climat (Giec) l’a rappelé dans un rapport en avril 2022 : il ne reste que quelques années afin d’accélérer la réduction des émissions de GES nécessaire à la contention de l’élévation de la température en deçà de 2º C à l’échelle du globe. De ce point de vue, l’efficacité du recours en justice paraît pour le moins contrariée. Pourtant, la force attachée à la décision de justice est susceptible de faire bouger les lignes. La pression médiatique que le procès exerce dans certains cas sur le mis en cause peut provoquer la modification de son comportement et la médiatisation de manquements ou de fautes peut alimenter les campagnes de « name and shame ». Le gouvernement néerlandais, après avoir été condamné en première instance dans l’affaire Urgenda, n’avait par exemple pas attendu le jugement d’appel pour accentuer ses engagements en matière climatique. L’évolution du comportement des mis en cause peut aussi résulter de la décision de justice elle-même, à laquelle est attachée une force obligatoire pour les parties au litige. Ainsi, lorsque le juge condamne l’État ou une entreprise à faire quelque chose, ils sont tenus d’y procéder. Les juges
disposent d’ailleurs d’une arme pour assurer l’exécution de leurs décisions : l’injonction sous astreinte financière. En France, le juge administratif peut contraindre l’État à exécuter la décision de justice en le frappant au porte-monnaie s’il ne le fait pas dans le délai imposé. Récemment, dans le cadre de l’affaire de la « Pollution de l’air »*, le juge administratif a procédé à deux innovations remarquables. D’un côté, il a prononcé contre l’État une astreinte d’un montant record : 10 millions d’euros par semestre de retard, sanctionnant l’incapacité des plans de lutte contre la pollution atmosphérique à ramener dans les délais les plus brefs possibles le dépassement des seuils d’émissions de polluants. D’un autre côté, il a principalement liquidé cette astreinte en faveur d’autorités administratives compétentes en matière de pollution de l’air – l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe), le Centre d’études et d’expertise sur les risques, l’environnement, la mobilité et l’aménagement (Cerema), l’Agence nationale de sécurité sanitaire, de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses), l’Institut national de l’environnement industriel et des risques (Ineris) – et non en faveur des requérantes. L’astreinte judiciaire devient alors un instrument propre à une réorientation vertueuse des finances publiques vers les politiques publiques de protection de l’environnement ! Certes, il ne faut pas exagérer cet effet, eu égard aux montants concernés et au contrôle par l’État des budgets des autorités administratives. Mais ce pouvoir donne une force ou une autorité à la décision de justice, qui contribue à augmenter la pression exercée sur les mis en cause, tout en légitimant la cause et les demandes des requérants.
Et maintenant ? S’il n’est pas facile de « brandir la hache de guerre contre l’autorité qui la porte à la ceinture [7] », il est possible d’utiliser le droit comme une arme retournée contre l’État et les entreprises. Le procès devient alors une tribune, qui permet aux requérants d’adresser une demande d’évolution du droit à un tiers impartial – le juge – tout en participant à la légitimation de cette demande. Cette possibilité d’utilisation de la scène juridique explique l’essor des procès climatiques depuis les années 2000. Constatant l’incapacité des États et des entreprises à modifier leurs comportements, des associations, des ONG, des particuliers, des villes cherchent à obtenir du juge ce qu’ils ne parviennent pas à obtenir ailleurs. Reste que cet ultime recours dépend des contraintes et des limites qui caractérisent l’office du juge. LEXIQUE Affaire Erika : jugement rendu par la Cour de cassation le 25 septembre 2012 à la suite du naufrage d’un pétrolier au large des côtes bretonnes provoquant une marée noire sur le littoral atlantique. Dans son arrêt, le juge reconnaît, pour la première fois, l’existence d’un préjudice écologique pur, c’est-à-dire causé à l’environnement, indépendamment de la violation des intérêts personnels d’un requérant. Plan de vigilance des sociétés mères ou donneuses d’ordre : obligation faite par la loi du 27 mars 2017 à de grandes entreprises d’élaborer un plan de vigilance pour prévenir certains risques, notamment environnementaux.
Affaire « Le peuple contre Shell » : jugement rendu par le Tribunal de La Haye le 26 mai 2021 ayant reconnu la responsabilité de la société mère Shell en raison des gaz à effet de serre liés à son activité et l’ayant enjointe de réduire ces émissions de près de moitié en moins de dix ans. Gouvernement des juges ou activisme judiciaire : critique adressée aux tribunaux lorsqu’ils dépassent les limites jugées inhérentes à leur fonction d’interprétation et d’application du droit et se substituent au pouvoir exécutif ou législatif dans la production du droit. Cet argument, courant dans la littérature française et américaine, soulève néanmoins d’épineuses questions de méthode dès lors que les limites de l’office du juge ne sont pas toujours clairement identifiées. Affaire « Pollution de l’air » : ensemble de décisions rendues par le Conseil d’État entre juillet 2017 et août 2021, condamnant l’État en raison de la violation répétée des normes de qualité de l’air et de son incapacité à mettre en place des mesures améliorant la situation dans le délai le plus court possible, conformément aux obligations qui pèsent sur lui en droit de l’Union européenne.
Bibliographie À lire :
Christel COURNIL (dir.), Les Grandes Affaires climatiques, Confluences des droits vol. 10, Aix en Provence, 2020, disponible en ligne. Judith ROCHFELD, Justice pour le climat ! Les nouvelles formes de mobilisation citoyenne, Odile Jacob, Paris, 2019.
Notes du chapitre [1] ↑ La RWE est une entreprise énergéticienne allemande productrice d’électricité principalement à partir de charbon. Pour en savoir plus, voir « Assemblée générale de RWE : dernière chance pour une stratégie robuste de sortie du charbon », Reclaim Finance, en ligne. [2] ↑ L’action a été introduite le 28 janvier 2020 par des collectivités territoriales et des associations. Elle critique l’insuffisance de la stratégie de réduction des émissions de gaz à effet de serre (GES) de l’entreprise et demande au tribunal d’ordonner à l’entreprise d’adopter une stratégie compatible avec la limitation d’un réchauffement climatique à +1,5 ºC, conformément à l’Accord de Paris. [3] ↑ Requête déposée devant la CEDH le 26 novembre 2020, Association Aînées pour la protection du climat c/Suisse. [4] ↑ Selon la typologie propose par Richard Abel, cité et traduit par Liora Israël dans L’Arme du droit, Presses de Sciences Po, Paris, 2009. [5] ↑
Liora Israël, L’Arme du droit, op. cit.
[6] ↑
Voir le rapport du PNUE, « Global climate litigation report », 2020, disponible en ligne.
[7] ↑ Jean Rivero, « Un Huron au Palais Royal ou réflexions naïves sur le recours pour excès de pouvoir » (1962), rééd. André de Laubadère, André Mathiot, Jean Rivero et Georges Vedel, Pages de Doctrine, LGDJ, Paris, 1980, p. 329.
Peut-on s’engager par sa consommation ? Sophie Dubuisson-Quellier Sociologue, Sciences Po Paris/CNRS
Que signifie s’engager par sa consommation ? La consommation engagée correspond au fait d’indexer ses choix de consommation sur des objectifs collectifs et politiques : protéger la nature, défendre la cause animale ou les droits humains, par exemple. Alors que la consommation est l’un des espaces d’expression des identités individuelles, est-il possible de ne plus choisir pour soi-même mais pour une cause ? Comment fonctionne cette forme de militantisme et peut-on vraiment parler d’engagement politique ? Quels effets cela produit dans la société ?
« Nos groupes locaux sont mobilisés partout en France pour dénoncer les liens entre viande industrielle et #déforestation ! Vous ne voyez pas le rapport ? On vous explique tout dans ce thread. » Tweet de Greenpeace France, 12 août 2021.
« Nous quand on a des convictions, on en fait des produits. » Publicité d’une enseigne de la grande distribution, juin 2020.
L
éa a 22 ans et vit dans une grande ville. Elle fait très attention à ses achats, non seulement parce que son petit
budget d’étudiante ne lui permet pas tout, mais parce qu’elle est soucieuse de mettre sa consommation en accord avec ses idées. Léa est une consommatrice engagée : elle achète bio et parfois équitable, se déplace à vélo et préfère prendre le train que la voiture pour rendre visite à ses parents. Ces derniers, tous deux enseignants, sont en Amap* depuis dix ans et lui ont transmis le goût des légumes locaux et de saison. Elle achète des vêtements d’occasion et boycotte les grandes marques dont elle désapprouve les conditions de travail réservées à leurs employés. Mais Léa se demande souvent si son mode de vie a un réel impact. Quels sont les résultats qu’elle peut espérer de ce mode de consommation ? Lexique Amap : les Associations pour le maintien d’une agriculture paysanne sont des systèmes d’abonnements annuels ou semestriels entre un agriculteur et un groupe de consommateurs pour la livraison mensuelle ou hebdomadaire d’un panier de fruits et de légumes. Permettent à l’agriculteur de partager les risques des aléas de production et aux consommateurs d’être impliqués dans les
décisions de production. Développées en France au début des années 2000, elles sont inspirées de systèmes équivalents aux États-Unis et au Japon. De tels contrats locaux existent dans de nombreux pays aujourd’hui. Répertoire d’action collective : cette notion, développée par le sociologue américain Charles Tilly, décrit les actions qui sont apprises, partagées et exécutées par les groupes contestataires pour défendre leurs causes, en fonction de leur organisation interne, de leur expérience mais aussi des formes de répression auxquelles ils sont confrontés selon les époques. Les rapports entre consommation et politique sont ambigus et complexes, notamment pour les individus qui sont pris dans des injonctions contradictoires : consommer de façon plus responsable alors que la société de consommation valorise le plaisir, l’accumulation et l’insouciance. Mais ils le sont aussi parce que l’engagement politique semble composer difficilement avec les gestes de la vie quotidienne. Revenons d’abord sur les origines de la consommation dite engagée.
D’où vient la consommation engagée ? Les mobilisations autour de la consommation, comme le boycott par exemple, sont nées en même temps qu’elle, pour
différentes raisons. La première tient aux dimensions très sociales de la consommation marchande. Le mot « commerce » renvoyait initialement à une relation, comme lorsqu’on disait d’une personne qu’elle était d’un commerce agréable. La consommation engage des relations sociales où peuvent s’exprimer des tensions. Même si le mot « boycott » ne fut inventé qu’à la fin du
XIXe siècle,
l’une de ses premières formes
historiques est apparue lorsque les colons américains ont décidé de jeter à l’eau le thé des Anglais, lors de la Tea Party de Boston en 1773. L’action, loin de vouloir mettre en péril les intérêts économiques des Britanniques, avait avant tout pour objet de rompre les relations avec les Anglais et notamment d’arrêter de leur verser l’impôt au nom d’une quête d’indépendance. Consommer a toujours eu un sens et des conséquences politiques. C’est aussi ce qu’a compris une partie du mouvement abolitionniste au milieu du XIXe siècle aux ÉtatsUnis. En se revendiquant du Free Labor Movement, des militants ont organisé la production et la vente de denrées, comme le sucre et le café, issues du travail libre pour mobiliser les consommateurs autour de la cause anti-esclavagiste. Toujours aux États-Unis, au tournant du
XXe siècle,
les Ligues
sociales d’acheteurs alertaient sur les conditions de travail dans certains ateliers de confection et guidaient, grâce à un label, les consommatrices vers des vêtements issus d’usines qui ne recouraient pas au travail de nuit pour les femmes. Enfin, on peut mentionner les mouvements qui, depuis le XVIIIe siècle, condamnent moralement les excès de la consommation et appellent à l’ascétisme (bouddhisme, protestantisme).
Ce très rapide détour historique permet de souligner que les principaux répertoires d’action collective* autour de la consommation engagée ont été mis en place assez tôt. On y trouve déjà le boycott, c’est-à-dire le refus d’acheter, mais aussi son corolaire, le buycott, qui vise à soutenir une cause par l’achat, de produits issus de l’agriculture biologique ou du commerce équitable par exemple.
De la consommation engagée à l’engagement des consommateurs et consommatrices : le rôle central des organisations militantes Souvent saisie à travers la figure des consommateurs ou des consommatrices qui s’engagent, la consommation engagée est avant tout le produit des démarches des organisations militantes. À partir des années 1990, des associations et organisations non gouvernementales (ONG), engagées pour l’environnement, le développement international ou les droits humains, font le constat que les réponses apportées par les gouvernements à leurs revendications sont de moins en moins nombreuses. Elles estiment que les marchés pourront être de meilleures caisses de résonance et les consommateurs des alliés dans leurs luttes.
C’est dans ce contexte que se développe le commerce équitable : l’idée est de garantir aux petits producteurs du Sud global un prix minimum pour leur production. Les consommateurs du Nord global sont appelés à payer plus cher pour soutenir le développement économique et social de ces producteurs. Dans le domaine de l’environnement, des associations interpellent les consommateurs sur la disparition de certains poissons à cause de la surpêche, ou sur les effets environnementaux des modes de production intensifs. Ils organisent des campagnes d’information, font circuler des guides d’achat et créent des labels pour quelques produits. La consommation engagée s’organise ainsi à partir de trois ressorts
déployés
par
les
organisations
militantes
pour
construire le pouvoir du consommateur. Le premier concerne la mise au jour d’informations qui doivent guider les choix de consommation. Il s’agit de révéler la façon dont les produits sont fabriqués ou vendus, en dévoilant les dommages faits à la nature ou les conditions de travail des ouvriers et paysans. La consommation engagée, et c’est là son deuxième ressort, suppose de construire la réflexivité des consommateurs : ils doivent interroger de manière récurrente les effets de leur consommation. Enfin, le troisième ressort repose sur les dispositifs marchands qui servent à guider les consommateurs dans leurs choix : des marques, des labels, des scores, des publicités, des sites Internet, des guides d’achat ou encore des applications mobiles. La consommation engagée reprend alors une grande partie des techniques du marché pour recruter des consommateurs, les orienter et les fidéliser, concurrençant les
interventions des entreprises opérant sur les marchés. Ces dispositifs veulent organiser le contre-pouvoir politique des consommateurs sur les marchés. Toutefois, si une partie de la consommation engagée s’organise au cœur des marchés, la politisation de la consommation peut aussi procéder d’autres mécanismes, cette fois plutôt aux marges
du
marché.
Citons
deux
modes
d’action
complémentaires aux actions de boycott et de buycott. La première concerne l’organisation de circuits commerciaux ou de modes de vie alternatifs, comme les Amap, les systèmes d’échanges locaux, les coopératives de consommation, d’énergie ou d’habitat, les ateliers collaboratifs pour réparer ou fabriquer, les écovillages, ou encore les tiers lieux qui ont pour objectif d’engager plus directement les individus dans l’organisation de la production ou de la distribution de biens, dans la mutualisation de ressources, des responsabilités ou des risques. Ces mobilisations visent l’expérimentation d’autres modes de vie et d’organisations économiques pour préfigurer des évolutions politiques. Une seconde forme de mobilisation autour de la consommation utilise les formes plus classiques de l’action collective pour dénoncer les pratiques des acteurs économiques existants comme les actions de rue, les pétitions, les manifestations. Par exemple, les actions de naming and shaming* dévoilent et critiquent les pratiques sociales ou environnementales
de
certaines
grandes
marques,
le
détournement publicitaire ou la critique antipublicitaire ciblent les annonceurs et l’industrie de la communication pour dénoncer l’emprise de la publicité sur les modes de vie, les
actions d’occupation de type zone à défendre (ZAD) luttent contre les grands projets de centres commerciaux ou d’aéroport par une reconquête des espaces et de leurs usages. Lexique Naming and shaming : désignation publique d’une personne ou d’une organisation pour les fautes qu’elle commet. Forme d’action développée dans les années 1990 puis 2000, lorsque des grandes entreprises de confection occidentales ont été dénoncées pour leur responsabilité dans des drames (incendies, effondrements) touchant les usines de leurs soustraitants. Utilisée aujourd’hui par des groupes militants et par les pouvoirs publics.
La consommation engagée relève-telle vraiment de l’engagement politique ? Les dimensions politiques de la consommation engagée soulèvent deux importantes questions. La première concerne la capacité d’action collective de la consommation engagée. Des travaux en sciences sociales ont insisté sur les dimensions organisées des démarches militantes. C’est précisément ce qui distingue la foule de l’action collective, qui possède une cause, des ressources et mène une lutte par des moyens organisés. Le
marché et la consommation sont des espaces où les choix sont atomisés : chaque individu n’y exprime que ses propres désirs et préférences. Il existe bien une action collective des consommateurs exprimée au sein des associations de défense des consommateurs. Mais ces groupes d’intérêts, mis en place après 1945 et qui ont intégré aujourd’hui de nombreux espaces institutionnels, défendent les droits et les intérêts des consommateurs. La consommation engagée, nous l’avons vu, est plutôt organisée autour d’autres causes (même si elles peuvent se recouper) et désigne plutôt leurs devoirs et leurs responsabilités. L’objectif de cette action collective est donc de mobiliser les consommateurs comme un contre-pouvoir dans des luttes environnementales ou sociales. Pourtant, il s’agit moins d’un réel pouvoir du porte-monnaie, c’est-à-dire économique, car les consommateurs sont peu nombreux à se mobiliser, que d’un pouvoir politique permettant de faire émerger des attentes vis-à-vis du monde économique et de la régulation
publique.
La
consommation
engagée
est
difficilement mesurable (à partir de quelles quantités d’achats est-on engagé ?), ce qui n’empêche pas l’action militante de rendre visible cette force sociale, dans l’espace public et les médias. La fameuse formule des « attentes sociétales », reprise aussi bien par les journalistes que les décideurs publics ou privés, témoigne de son existence et assure aux formes de consommation engagée une résonance politique et sociale, audelà de leur impact économique. La deuxième question porte sur la capacité de politisation de la consommation engagée : rabattre des causes importantes sur
des gestes ordinaires, anodins et individuels signe-t-il le risque de leur dépolitisation ? Cette question n’est pas nouvelle. Près d’un siècle et demi après le Free Labor Movement, il a aussi été reproché au mouvement du commerce équitable de dédouaner le consommateur de ses responsabilités grâce à un paquet de café – on retrouve la critique de l’environnementalisme des petits gestes, du tri des déchets à l’achat de fruits de saison, qui dépolitiserait
la
cause.
En
réalité,
politisation
comme
dépolitisation procèdent avant tout du regard analytique porté sur ces actions : selon qu’on les considère comme des actions purement individuelles ou au contraire, comme nous le faisons ici, comme des actions collectives. Ne saisir la consommation engagée qu’à travers des actes atomisés de consommateurs en négligeant les mouvements ou organisations collectives qui les structurent procède de sa dépolitisation. La notion de « politisation du moindre geste [1] » proposée par Geneviève Pruvost fait ainsi référence à la manière dont des militants écologistes donnent un sens militant et politique à des pratiques du quotidien en les articulant à des mobilisations collectives. Quels sont alors les effets de la consommation engagée comme action collective ?
La consommation engagée, quels effets ?
Les effets de la consommation engagée se situent à deux niveaux : d’une part, elle contribue à la stratification sociale de la consommation, d’autre part, elle contribue à produire du changement social grâce à l’absorption de ces causes par les acteurs économiques et les pouvoirs publics. La consommation engagée ne se déploie pas de manière égale dans tout l’espace social. Les consommateurs engagés sont très majoritairement recrutés parmi les individus appartenant aux franges supérieures des classes moyennes et dotés d’un bagage scolaire plus élevé que la moyenne nationale. Ce sont surtout des enseignants ou des professionnels de la culture et des médias, qui travaillent plutôt dans le secteur public et ont parfois fait des choix de vie conduisant à renoncer à des carrières plus rémunératrices. La consommation éclairée est en outre caractéristique du rapport expert et réflexif des classes moyennes à leur consommation, qui les distingue de la consommation contrainte et aspirationnelle des plus modestes et de la consommation débridée et ostentatoire des plus riches. C’est
ce
qui
fonde
les
dimensions
statutaires
de
la
consommation engagée : acheter en ayant conscience d’enjeux collectifs ou modérer ses achats est une façon de participer au jeu de la consommation sans en être dupe. Cette segmentation sociale explique la visibilité de la consommation engagée dans l’espace public, puisque ses principaux promoteurs ont des accès privilégiés aux espaces de diffusion comme l’éducation, la culture ou les médias.
La consommation engagée a, par conséquent, des effets sur le changement social. Les consommateurs ne sont pas les cibles de la
consommation
engagée,
ils
en
sont
les
alliés.
Les
mobilisations collectives ciblent surtout les pouvoirs publics et les entreprises, pour qu’elles agissent en faveur des causes défendues. Les entreprises peuvent y voir une menace, pour leur réputation plus que pour leurs intérêts éco- nomiques. Mais elles peuvent aussi y voir des opportunités commerciales. Après tout, ces actions collectives semblent faire émerger des attentes d’une partie, plutôt solvable, des consommateurs. La consommation engagée constitue ainsi depuis plusieurs années une source d’inspiration pour des stratégies marketing. Les produits bios, vendus dans les années 1970 dans quelques commerces pour des militants, représentent aujourd’hui des segments entiers de l’offre de produits et des espaces de distribution leur sont dédiés, contribuant ainsi à élargir l’audience
à
laquelle
ils
s’adressent.
Ces
réponses
correspondent à des formes d’endogénéisation de la critique par le monde économique, qui témoigne ainsi de sa capacité à intégrer les reproches qui lui sont faits dans un sens favorable à ses intérêts. Mais cela a aussi des effets sur l’institutionnalisation
des
causes
et
la
légitimité
des
revendications. Les pouvoirs publics peuvent réagir en régulant davantage sur ces questions, comme le montre le déploiement d’un indice de réparabilité avec la loi Agec (Anti-gaspillage pour une économie circulaire) en 2020, du vrac et de la consigne avec la loi Climat et Résilience en 2021, des circuits courts avec la loi d’Avenir pour l’agriculture en 2014. Tout en restant peu
contraignantes, ces dispositions concourent à légitimer des formes de consommation qui tenaient initialement de la revendication militante. Dès lors, la consommation engagée produit du changement social, qui sans être de très grande portée, concerne à la fois le monde économique, le monde de la décision publique et les individus. Ses modes d’action au plus près du marché l’exposent toutefois à d’importants risques d’instrumentalisation des luttes, obligeant les organisations militantes à se réinventer sans cesse.
Et maintenant ? La consommation est un espace d’engagement politique, lorsque des organisations militantes s’efforcent de favoriser la réflexivité des individus sur les effets de leur consommation. Pour cette raison, de nombreuses démarches revendicatives peuvent
s’en
saisir,
couvrant
tout
le
spectre
des
positionnements politiques et moraux. On peut consommer engagé aussi bien pour défendre l’environnement, la justice sociale ou la cause animale que pour protéger l’économie nationale. La régulation, même lorsqu’elle est faiblement contraignante, apparaît alors puissante pour institutionnaliser, notamment par la construction d’outils de gouvernement des conduites, comme les labels ou les scores, les causes défendues.
Bibliographie À lire : Sophie DUBUISSON-QUELLIER, La Consommation engagée, Presses de Sciences Po, Paris, 2018 [2e éd.]. Naomi KLEIN, No Logo. La tyrannie des marques, Actes Sud, Arles, 2001. Geneviève PRUVOST, Quotidien politique. Féminisme, écologie, subsistance, La Découverte, Paris, 2021. Michele MICHELETTI, Political Virtue and Shopping. Individuals, consumerism
and collective
action,
Palgrave
Macmillan,
Londres, 2003.
Notes du chapitre [1] ↑ Geneviève Pruvost, Quotidien politique. Féminisme, écologie, subsistance, La Découverte, Paris, 2021.
Les indigènes à l’avant-garde du combat en Amérique latine Michael Löwy Sociologue, CNRS
Les communautés indigènes en Amérique latine sont au cœur des luttes environnementales. Elles sont, pour ainsi dire, les « gardiennes de la forêt », souvent au prix de la vie de leurs membres. Elles jouent un rôle décisif non seulement par les mobilisations locales de défense de la nature contre l’agro-négoce ou les multinationales pétrolières et minières, mais aussi en mettant en œuvre des modes de vie alternatifs à celui du capitalisme néolibéral globalisé. Ces luttes peuvent être surtout indigènes, mais elles sont très souvent alliées à des paysans sans terre, des écologistes, des socialistes, des communautés de base chrétiennes, avec le soutien de syndicats, de partis de gauche, de la pastorale de la terre et de la pastorale indigène.
L
a dynamique du capitalisme exige la transformation en marchandises de tous les biens communs naturels, ce qui conduit, tôt ou tard, à la destruction de l’environnement. Les zones pétrolières d’Amérique latine, abandonnées par les multinationales après des années d’exploitation, sont
empoisonnées et saccagées, laissant un triste héritage de maladies à leurs habitants. Les populations qui vivent en contact le plus direct avec l’environnement sont les premières victimes de cet écocide et tentent donc de s’opposer, parfois avec succès, à l’expansion destructrice du capitalisme. Ces résistances indigènes ont des motivations très concrètes et immédiates – sauver leurs forêts ou leurs ressources en eau. Mais elles correspondent aussi à un antagonisme profond entre la culture, le mode de vie, la spiritualité et les valeurs de ces communautés, et l’« esprit du capitalisme » tel que l’a défini Max Weber : la soumission de toute activité au calcul du profit, la rentabilité comme seul critère, la quantification et la réification (Versachlichung) des rapports sociaux. Entre l’éthique indigène et l’esprit du capitalisme, il existe une sorte d’« affinité négative » – à l’inverse du rapport d’affinité élective entre éthique protestante et capitalisme –, c’est-àdire une opposition socioculturelle profonde. Certes, on peut trouver des communautés indigènes, ou métisses, qui s’adaptent au système et tentent d’en tirer profit. Certes, les luttes indigènes mobilisent des processus d’une extrême complexité, entre recompositions identitaires, transcodages des discours et instrumentalisations politiques. Mais on ne peut que constater la série ininterrompue de conflits entre les populations indigènes et les entreprises agricoles ou minières capitalistes modernes. Ce rapport antagoniste a une histoire ancienne [1] , mais il s’est beaucoup intensifié au cours des dernières décennies, comme résultat de l’aggravation et de l’extension de l’exploitation de l’environnement par le capital, mais aussi de la montée du mouvement altermondialiste et des mouvements indigènes du continent sud-américain.
Nous allons citer, dans ce qui suit, quelques exemples de cette lutte socioécologique au cours des dernières décennies, et quelques documents qui en sont l’expression. Ce n’est qu’un échantillon, les mouvements sont beaucoup plus nombreux et divers. Comme toujours dans ce cas, le choix est inévitablement arbitraire…
Un précédent d’une grande portée symbolique : Chico Mendès et l’alliance des peuples de la forêt (1986-1988) Les luttes socio-écologiques des populations traditionnelles sont une des formes de ce que Juan Martinez Alier appelle l’« écologie des pauvres [2] ». L’une des premières à avoir eu un écho international fut le combat mené, au cours des années 1980, par Chico Mendès et l’Alliance des peuples de la forêt contre les œuvres destructrices des grands propriétaires terriens et de l’agro-business international. Chico Mendès, qui a payé de sa vie son action pour la cause des peuples amazoniens, est devenu une figure légendaire, un héros du peuple brésilien. D’abord isolé, le mouvement lancé par les seringueiros [3] de l’État de l’Acre a acquis une légitimité et une reconnaissance internationale, leurs revendications spécifiques étant liées [4]
au combat pour la forêt amazonienne . En leader assumé de cette lutte, Mendès a réussi, avec l’aide de chercheurs engagés, de syndicalistes, de militants écologistes, à faire converger la lutte de ces paysans pour défendre la forêt avec celle d’autres travailleurs vivant de pratiques de collecte traditionnelles dans le bassin amazonien (noix du Pará, jute, noix de
babaçu) et surtout avec les communautés indigènes, donnant lieu à la fondation de l’Alliance des peuples de la forêt. Pour la première fois, des seringueiros et des Amérindiens, qui si souvent s’étaient affrontés dans le passé, ont uni leurs forces contre un ennemi commun : le latifundium, le capitalisme agricole destructeur de la forêt. Chico Mendès a défini avec passion l’enjeu de cette alliance : « Plus jamais un de nos camarades ne va faire couler le sang de l’autre, ensemble nous pouvons défendre la nature qui est le lieu où nos gens ont appris à vivre, à élever leurs enfants, et à développer leurs capacités, dans une pensée en harmonie avec la nature, avec l’environnement et avec tous les êtres qui habitent ici [5] . » La solution proposée par l’Alliance, une sorte de réforme agraire adaptée aux conditions de l’Amazonie, était d’inspiration socialiste, dans la mesure où elle était fondée sur la propriété publique de la terre, et son usufruit par les travailleurs. En 1987, des organisations environnementalistes nordaméricaines invitent Chico Mendès à venir témoigner lors d’une réunion de la Banque interaméricaine de développement ; sans hésitation, il explique que la déforestation de l’Amazonie est le résultat de projets financés par les banques internationales. Il reçoit, peu après, le Prix écologique « Global 500 » des Nations unies, son combat devient un symbole de la mobilisation planétaire pour sauver la dernière grande forêt tropicale, il est rejoint par des écologistes du monde entier, avant d’être assassiné en 1988 par des tueurs à gages au service du clan de propriétaires fonciers Alves da Silva.
Le forum social mondial (FSM) de Belém, en Amazonie brésilienne (2009)
Vingt ans après le meurtre de Chico Mendès, le combat pour la défense de la forêt amazonienne s’est diffusé et structuré. Les mouvements indigènes latino-américains ont souvent participé aux initiatives altermondialistes et aux Forums sociaux mondiaux à Porto Alegre. La Conférence de Belém, capitale de l’État du Pará (Amazonie brésilienne), en janvier 2009 a été un moment clé. Pour la première fois, et c’était une volonté des organisateurs [6]
du Forum , des communautés indigènes et des populations traditionnelles intègrent massivement le mouvement altermondialiste. Les demandes des populations autochtones et leur diagnostic de « crise de la civilisation » capitaliste occidentale ont été au centre des débats du Forum. Leur mot d’ordre face à la destruction accélérée de la forêt amazonienne par les exportateurs de bois, les grands propriétaires fonciers producteurs de bétail ou de soja, et les entreprises pétrolières fut adopté par le FSM : « Déforestation Zéro Maintenant ! » Une assemblée générale des délégués indigènes présents au Forum a approuvé un document important, l’« Appel des peuples indigènes au FSM de Belém face à la crise de civilisation [7] ». Il est signé par des dizaines d’organisations paysannes, indigènes ou altermondialistes, essentiellement des Amériques (Nord et Sud), sur la proposition des organisations andines du Pérou, d’Équateur et de Bolivie – pays où la majorité de la population est d’origine amérindienne. Ce document rompt avec les réponses « progressistes » dominantes, qui veulent valoriser et renforcer le rôle de l’État et s’appuient sur des plans de relance économique. Son ambition est de lutter contre la marchandisation de la vie en défense de la « mère terre » et de se battre pour les droits collectifs, le buen vivir (vivre bien) et la décolonisation comme réponses à la crise de la civilisation capitaliste occidentale.
Hélas, sous la présidence écocide de Jaïr Bolsonaro (2018-2022), la dévastation des forêts et l’empoisonnement des eaux ont atteint des sommets, malgré la résistance acharnée des communautés indigènes, organisées dans l’Association des peuples indigènes du Brésil (Apib) et la Coordination des organisations indigènes de l’Amazonie brésilienne (Coia). En septembre 2021, 4 000 femmes indigènes ont occupé la capitale, Brasilia, pour protester contre la déforestation. Et en octobre 2021, la Coiab a rendu publique la Déclaration de Tucumâ, qui met en évidence le lien entre leur combat pour sauver la forêt amazonienne et la lutte contre le changement climatique.
La conférence de Cochabamba (2010) Lors de la Conférence des Nations unies sur le climat à Copenhague (2009), Evo Morales, le président indigène de Bolivie, a été le seul chef de gouvernement à se solidariser avec les manifestations de protestation dans les rues de la capitale danoise, sous le mot d’ordre « Changeons le système, pas le climat ! ». En riposte à l’échec de cette Cop 15, a été convoquée, à l’initiative d’Evo Morales, une Conférence des peuples sur le changement climatique, destinée à se réunir en avril 2010 dans la ville bolivienne de Cochabamba – siège, au début des années 2000, de combats victorieux des populations locales contre la privatisation de l’eau (la « Guerre de l’eau »). Plus de 20 000 délégués ont participé, venus du monde entier mais en majorité des pays andins de l’Amérique latine, avec une très substantielle représentation
indigène. La résolution adoptée par la Conférence, qui a eu un retentissement international considérable, exprime la démarche écologique et anticapitaliste des mouvements indigènes. En voici quelques extraits : Le système capitaliste nous a imposé une logique de concurrence, de progrès et de croissance illimitée. Ce régime de production et de consommation est la recherche du bénéfice sans limites, tout en séparant l’être humain de l’environnement, établissant une logique de domination sur la nature, convertissant tout en marchandise : l’eau, la terre, le génome humain, les cultures ancestrales, la biodiversité, la justice, l’éthique, les droits des peuples, la mort et la vie ellesmêmes. Sous le capitalisme, la Mère-Terre ne constitue qu’une source de matières premières et en ce qui concerne les êtres humains, en moyens de production et en consommateurs, en personnes qui importent pour ce qu’elles ont et non pour ce qu’elles sont. Le capitalisme requiert une industrie militaire puissante pour étayer son processus d’accumulation, ainsi que le contrôle de territoires et de ressources naturelles, tout en réprimant la résistance des peuples. Il s’agit d’un système impérialiste de colonisation de la planète. L’humanité fait face à une grande alternative : continuer dans le chemin du capitalisme, du pillage et de la mort, ou entreprendre le chemin de l’harmonie avec la nature et le respect de la vie. Nous avons besoin de l’établissement d’un nouveau système qui rétablisse l’harmonie avec la nature et entre les êtres humains. Il ne
peut y avoir d’équilibre avec la nature que s’il existe de l’équité entre les êtres humains. Nous invitons les peuples du monde à la récupération, la revalorisation et au renforcement des connaissances, des pratiques et savoir-faire ancestraux des Peuples autochtones, confirmés dans l’expérience et la proposition du « vivre bien », en reconnaissant la Mère-Terre comme un être vivant, avec lequel nous avons une relation indivisible, [8]
interdépendante, complémentaire et spirituelle . Parmi les expressions apparues, au cours des dernières années, dans le discours indigéniste, kawsay sumak, ou buen vivir, semble avoir la plus large acceptation. Il s’agit d’opposer au culte capitaliste de la croissance, de l’expansion et du « développement » – accompagné de l’obsession consommatrice du « toujours plus » – une conception qualitative de la « bonne vie », fondée sur la satisfaction des vrais besoins sociaux et du respect de la nature. Les concepts de « droits de la Mère Terre » et de buen vivir se sont rapidement répandus non seulement dans les courants indigénistes et écologiques, mais aussi dans tout le mouvement altermondialiste.
Berta Cáceres (1973-2016) Berta Caceres, militante écologiste hondurienne, assassinée en 2016, est devenue un symbole planétaire du combat contre les monopoles capitalistes écocides. Appartenant à la communauté indigène Lenca, Berta s’engage, à 17 ans, dans la guérilla au Salvador. De retour dans son pays, elle rejoint les
mobilisations sociales de masses et cofonde, en 1993, le Conseil citoyen des organisations des peuples amérindiens du Honduras (Copinh) – sans renoncer à ses idées révolutionnaires et anticapitalistes. Les militants du Copinh sont souvent menacés de mort, à cause de leur opposition à des projets miniers ou de barrages électriques qui mettent en danger l’environnement et la survie des populations locales. En 2006, Berta Caceres prend la tête de l’opposition au projet Agua Zarca, de construction de quatre barrages hydroélectriques par l’entreprise Desarrollos Energeticos SA (DESA) – à la tête d’un consortium multinational – sur le Rio Gualcarque. C’est un mégaprojet toxique qui menace de détruire la végétation locale et de priver d’eau toute la population riveraine, en particulier les communautés indigènes Lenca. En 2009, un coup d’État (soutenu par Hillary Clinton) renverse le président libéral Manuel Zelaya et établit un régime profondément autoritaire. La répression militaire et policière contre les écologistes et le Copinh s’intensifie, mais en 2013, pendant une année, les militants réussissent à bloquer la construction du site. Ils seront délogés par les militaires, mais leur action finira par obliger la Banque mondiale et la Chine à se retirer du projet. Berta Caceres reçoit le Prix Environnemental Goldmann en 2015, une sorte de prix Nobel alternatif, qui honore les militants de la cause écologique. Berta Caceres participe aussi au Front national de résistance populaire au coup d’État (FNRP), en proclamant : « Il faut éveiller les consciences contre le capitalisme prédateur, le racisme et le patriarcat, qui nous conduisent à la destruction. » Elle est constamment l’objet d’intimidations de la part des militaires, elle reçoit des menaces de mort anonymes. Une de ses déclarations favorites était : « Ils ont peur de nous parce que nous n’avons pas peur d’eux. »
Le 3 mars 2016, un commando paramilitaire assassine Berta Caceres dans sa maison ; un ami de passage, l’écologiste mexicain Gustavo Soto, est blessé et laissé pour mort. La pression internationale et les dénonciations du Copinh et de la famille de Caceres obligeront les autorités à arrêter les auteurs directs du crime et leurs complices dans la police. Mais c’est seulement le 5 juillet 2021 que la Cour suprême de justice du Honduras a reconnu la culpabilité de Roberto David Castillo : le dirigeant de l’entreprise de construction des barrages, un ex-officier de l’armée hondurienne, formé à l’école militaire américaine de West Point, a organisé et planifié le meurtre de la militante. C’est la première fois au Honduras que le chef d’une corporation est condamné pour des crimes contre des militants socio-écologiques.
Et maintenant ? Les communautés indigènes sont à la pointe du combat en défense de la forêt amazonienne, des rivières et de l’environnement en général, contre des adversaires puissants : les multinationales, notamment d’extraction minière, l’agro-négoce. Dans cette lutte inégale, certaines victoires ont été obtenues, souvent au prix de la mort des militants et animateurs des actions de résistance. Autre victoire, symbolique celle-ci, la culture, le mode de vie, le langage des indigènes ont imprégné le discours et la culture des mouvements sociaux et écologiques, des Forums sociaux et des réseaux altermondialistes en Amérique latine.
Bibliographie À lire : Anne-Claude MATHISet
AMBROISE-RENDU,
Alexis
VRIGNON,
Steve Une
HAGIMONT,
histoire
des
Charles-François luttes
pour
l’environnement. 18e-20e trois siècles de débats et de combats, Textuel, Paris, 2021. COLLECTIF, « Luttes écologistes, une perspective mondiale », Écorev’. Revue critique d’écologie politique, n° 48 et n° 49, 2020. Matthieu LE QUANG, Laissons le pétrole sous terre ! L’initiative Yasuni-ITT en Équateur, Omniscience, Montreuil, 2012. Michael LÖWY, Qu’est-ce que l’écosocialisme ?, Le Temps des Cerises, Paris, 2020. Michael LÖWY et Daniel TANURO (dir.), Luttes écologiques et sociales dans le monde. Allier le vert et le rouge, Paris, Textuel, 2021. Joan MARTÍNEZ ALIER, L’Écologisme des pauvres. Une étude des conflits environnementaux dans le monde, Les Petits Matins/Institut Veblen, Paris, 2014.
Notes du chapitre [1] ↑ Admirablement décrit dans un des romans de l’écrivain libertaire B. Traven, Rosa Blanca, qui raconte comment une grande entreprise pétrolière nord-américaine s’est emparée des terres d’une communauté indigène, après avoir assassiné son dirigeant (La Découverte, Paris, (1929) 2010).
[2] ↑ Juan Martínez Alier, « L’écologisme des pauvres vingt-ans après : Inde, Mexique, Pérou », Écologie & politique, n° 46, 2012, p. 93-116. [3] ↑ Populations traditionnelles amazoniennes qui récoltent artisanalement le latex de l’arbre à caoutchouc et pratiquent l’agriculture sur brûlis, la chasse et la pêche traditionnelle. [4] ↑ François Pinton et Catherine Aubertin, « Populations traditionnelles : enquêtes de frontière », in Christophe Albaladejo et Xavier Arnauld de Sartre (dir.) Une décennie de développement durable en Amazonie rurale brésilienne, L’Harmattan, Paris, 2007, p. 159-178. [5] ↑ Discours de Chico Mendes, cité par Ailton Krenak, coordinateur de l’Union des nations indigènes du Brésil, in Chico Mendes, Sindicato dos Trabalhadores de Xapuri, Central Unica dos Trabalhadores, Sao Paulo, 1989, p. 26. [6] ↑ Voir le document « L’importance pour le FSM de la participation des peuples autochtones du monde », disponible en ligne. [7] ↑
Disponible en ligne.
[8] ↑
Disponible en ligne.
Irréductibles. Les zones autonomes comme conquête écologique Sylvaine Bulle Sociologue, Ensa-Université de Paris
Pour quelles raisons des collectifs ou des individus, organisés ou non, décident-ils de prendre des maquis, d’occuper des bocages et des jardins, d’y installer des zones autogouvernées et d’auto-organiser leurs vies ? Ils ont en tête la catastrophe écologique et les limites planétaires et contestent le récit actuel de l’écologie par les gouvernements, tout comme celui de la modernité capitaliste ou encore le conformisme des modes de vie pris dans les rapports marchands, de production et de consommation.
B
ifurquer ou atterrir ? Des luttes considérées dans les dernières années comme résiduelles ou marginales, souvent cantonnées à l’activisme écologique et politique, sont devenues vitales. Elles éclairent les voies par lesquelles des individus tentent de concilier la recherche d’une autonomie matérielle, alimentaire et politique avec une émancipation
personnelle et collective, le plus souvent en retournant à la « terre » et aux champs. Ces derniers peuvent être vus comme les lieux d’accomplissement de la promesse d’une organisation générale de la vie alternative au modèle dominant. Par ce biais, la prise de conscience de la crise climatique est le moyen, non pas seulement de limiter la catastrophe, mais d’ancrer de nouvelles
formes
politiques
et
sociales
dans
l’écologie,
autrement dit de lier autonomie et écologie. Des mouvements d’occupation devenus célèbres, comme ceux qui ont lieu à Notre-Dame-des-Landes, à Bure et dans d’autres endroits en France et en Europe, s’installent dans des fermes, des forêts, des bocages dans ce but. Certains sont plus fragiles, comme les occupations fugitives de jardins, d’équipements plus ou moins désaffectés. Tous ont comme point de départ la destruction des écosystèmes et la détérioration des liens humains, qui offrent les conditions matérielles et politiques d’une bifurcation et de construction d’îlots refuges, à l’image des zones à défendre.
Des espace-temps autres Lexique Praxis : engagement dans l’action, ancré dans le monde social et ayant des visées de transformation sociale. De telles bifurcations vers des sentiers non balisés par le politique ou l’institutionnel, échappant aux routines de la vie
sociale, se traduisent par une multitude d’actions. Elles sont également existentielles car elles témoignent d’une prise de conscience d’un temps désormais compté. Elles ouvrent alors la promesse de venir combler ce manque en se projetant, non pas dans un futur, mais dans le présent, qui devient le réceptacle d’affects et d’engagements écologiques. Ces émergences résonnent avec d’autres tentatives, historiques, comme les insurrections révolutionnaires ou autonomistes. Mais contrairement à l’espérance révolutionnaire marquée par le souhait de faire table rase du temps présent, les expériences émancipatrices à l’œuvre dans ces coins de territoire s’incarnent dans une praxis* immédiate. Il s’agit, comme le disent bien les termes de sécession, de désertion ou d’exode, pris ici avec leur charge symbolique, d’arrêter le temps politique en cours, porteur de destruction et incarné par le salariat, différentes dépendances économiques et alimentaires et des relations sociales dégradées. Cette prise de conscience des fins est à l’œuvre dans des collectifs de sensibilités différentes, allant des autonomes aux anti-autoritaires, aux milieux alternatifs liés à l’écologie sociale ou politique. Tous convergent vers l’écologie et cherchent, au sein d’espaces distincts, à faire exister une expérience de vie qui prend pied dans la critique des parcours salariaux, intermittents, étudiants, précaires, vulnérables qu’ont pu connaître les participants. C’est la raison pour laquelle ils préfigurent de nouvelles façons d’habiter le monde et traduisent l’angoisse écologique.
Approprier contre ceux qui effondrent Prenons le cas concret des Zones à défendre (ZAD) que nous pouvons appeler zones auto-instituées. Elles se sont imposées dans la dernière décennie comme une forme d’intervention politique. Initialement, une zone à défendre fait obstacle à des grands ou moyens projets – comme une zone destinée à un aéroport en Bretagne, un tracé ferroviaire dans le Val de Suse, un barrage à Sivens ou encore un projet de centre de vacances à Roybon, en passant par des zones d’enfouissement de déchets nucléaires à Bure ou des accaparements de terres agricoles à des fins économiques à Gonesse et Saclay. De telles initiatives contre des projets destructeurs supportent une intensité critique importante, traduite par une appropriation ou une action directe, comme l’occupation, la défense de terres convoitées. Une fois installées, de telles zones peuvent perdurer car elles comportent, au-delà du geste d’adversité, la construction d’un modèle et d’une expérience ayant un pouvoir transformateur. Elles se distinguent des mouvements sociaux organisés en ce qu’elles sont caractérisées par des stratégies et des tactiques d’occupation fugitives. Elles interrompent le cours normal des choses et en chemin, s’affichent comme l’envers de la politique partisane et de la démocratie représentative, mais également des défilés protestataires. Elles montrent alors
l’incapacité du pouvoir politique, des institutions étatiques ou des édiles à prendre en charge les défis de l’anthropocène.
Une insurrection douce par les milieux de vie « Ici on ne travaille pas, on fabrique nos vies. » Cette expression, que l’on a pu lire sur une route menant à une installation sur la ZAD de Notre-Dame-Des-Landes, résume la position de nombre d’occupants et occupantes présents dans une telle zone. Sortir du paradigme du gouvernement est un principe cardinal d’une éthique autonome-écologique, qui assume de se séparer symboliquement d’une organisation sociale avec des rôles sociaux établis, pour faire exister une forme politique autre. Les occupants des ZAD et des zones libérées s’emploient, non pas à seulement à se replier hors des univers dédiés au capitalisme, mais à multiplier des processus organisateurs et émancipateurs (riposte, autodéfense, soin, formation, organisation commune). À cet égard, chaque ancrage dans un lieu définit un usage à la fois ordinaire et subversif de l’espace – défendre et s’approprier les terres et le milieu vivant, mais aussi des réseaux d’eau et d’électricité ; libérer des territoires. Cela consiste également à entretenir ces derniers par le biais de l’agriculture, de la foresterie, de la production de ressources alimentaires ou de chantiers de
construction et au final à faire grandir l’idée de bien commun. C’est une des raisons pour lesquelles on ne peut dissocier les actes qui concourent à la préservation d’un bocage et de son habitat, ou à la défense de terres convoitées par l’agriculture intensive ou un projet d’infrastructure, d’un projet de transformation sociale. Regardons quels dispositifs sont créés. Un ensemble de tactiques correspondent à ce régime matérialiste d’insurrection par les milieux. Il consiste, sur un premier plan, à rendre inopérantes ou à détourner les fonctions marchandes ou vitales du politique – comme avec la transformation de l’acronyme institutionnel Zone d’aménagement différé en Zone à défendre. Dans
ce
cas,
la
rapidité
et
la
fugacité
des
actions
d’appropriation se disputent avec leur opacité. Des bases logistiques servant de réserves alimentaires, de lieux de vie et de rencontre permettent de défendre un territoire, sans oublier le recours au droit pour la défense des terres agricoles ou la préservation d’autres, menacées par l’artificialisation. Une occupation et la défense de milieux vivants permettent donc de saisir ensemble l’adversité marchande, polluante et destructive. Défense et autonomie sont indissociables : ce sont les deux faces des occupations qui consistent à gagner des territoires de lutte (selon différents rythmes, plus ou moins offensifs, plus ou moins paisibles) et à rendre à ces espaces leur habitabilité.
Milieux au travail
Il faut donc une forme organisationnelle à l’autonomie et à son écologie. Une lutte pour la défense et la libération des milieux se conjugue avec des objectifs d’autonomie, d’autosuffisance et de mise en partage, elle suppose une parfaite connaissance des lieux et peut épouser, selon les situations, différents langages de l’action, comme le coup de poing, la dissimulation ou le front offensif de l’appropriation. L’agriculture ou la confection d’un lieu de dépôt de nourriture permettent de défendre et, simultanément, de construire de nouvelles bases de vie. Dans ce cas, chaque objet matériel et chaque geste qui concourent à la construction d’un plan de vie peuvent être attachés à une double fonction : se soustraire à un système mais également fabriquer des milieux. Tout cela doit permettre de créer de nouveaux rapports aux territoires, dessinés par une multitude d’êtres humains et d’espèces, ayant une place dans ces milieux de vie. On peut prendre l’exemple d’une zone à défendre installée dans un territoire devenu maquis. Toutes les potentialités y sont valorisées. L’agriculture permet de nourrir un ensemble d’habitants. Les arbres permettent d’installer des lieux de repli, camouflés. Des ressources comme le bois, les matériaux de construction, les outils de chantier sont utilisées pour délimiter la zone et la défendre au moyen de vigies et de barricades, ou servent à construire des habitations ou des hangars. Les chemins et les terrains sont entretenus par la collectivité des occupants et occupantes, les cultures fugitives, comme les légumineuses, les fruits, les fleurs, les plantes médicinales ou le maraîchage remplacent l’agriculture productive. Les cantines et
les « non-marchés » reposant sur l’utilisation des surplus agricoles mis à disposition de la communauté, tout comme les brasseries et les boulangeries, sont autant de gestes nourriciers et politiques destinés au ravitaillement des occupants ou aux associations et aux collectifs extérieurs, alliés de la ZAD. Ainsi, défendre et construire ne s’opposent pas. Les temps de lutte, de félicité, de construction sont entremêlés et sont la marque de fabrique d’une autonomie incarnée par des bases de vie reflétant différentes sensibilités, mais participant toutes aux tâches et aux décisions supposant un travail collectif, comme la construction, l’entretien, la défense, l’agriculture, bref, les usages d’une zone et son devenir. L’autonomie gagne en épaisseur quand l’agriculture, le maraîchage, l’artisanat se combinent avec la création de caisses de solidarité, de cagnottes, qui affirment le front positif de l’occupation et le rôle joué par des institutions du commun. Elle peut permettre, à certains moments, comme ce fut le cas sur la ZAD Notre-DameDes-Landes, de rallier des soutiens extérieurs, allant des riverains aux syndicats paysans, en passant par d’autres acteurs affinitaires de l’écologie, permettant de composer de nouvelles alliances. Ainsi, de nombreux dispositifs génératifs, parmi lesquels les assemblées, l’édiction de règles ou la gestion des conflits, permettent de tisser un monde commun à partir d’une politique des usages et du renouvellement du regard porté sur les milieux et les choses. La puissance d’une occupation, la multiplication des actions d’ancrage ou les multiples prises critiques montrent que l’écologie ne se résume pas à la
discussion politique dans des arènes démocratiques habituelles. En un mot, monter des coopératives et des terreaux d’initiatives diverses, planter ou ouvrir des cantines et des boulangeries dans des bocages ou dans les arrière-pays, mais aussi dans des territoires urbains denses (comme en Seine-Saint-Denis), sont autant de processus qui donnent lieu à des formes d’action en commun, répondant aux différentes sources de domination, dont celle de l’homme sur la nature. Ce souci est partagé par des êtres qui sont pourtant séparés du point de vue de leur condition sociale et dotés de parcours politiques ou culturels différents. Cette consolidation des liens est rendue possible par la valeur accordée aux milieux. Chaque action doit être en phase avec le milieu dans lequel elle s’inscrit et veut produire des effets en faveur de l’habitabilité.
Attachements et gestes critiques Les engagements pour la reprise de territoires se trouvent dans le rapport physique et manuel aux lieux de vie. Pour soutenir une relation étroite entre autonomie et écologie, certains des occupants et occupantes de zones autogouvernées défendent le recours au geste manuel et à une économie minimale. Des objets anciens sont remis en circulation pour de nouvelles vies ou de nouvelles potentialités et appuient la rupture avec la société industrielle. Certaines pratiques veillent à la nonmécanisation, au soin accordé au bétail non entravé, à
respecter le rythme de la terre, à limiter l’accès aux champs. Les techniques de construction apprises au cours des nombreux chantiers – en particulier la construction de charpentes ou d’habitations, la réparation d’outils et de machines, la vannerie – valorisent les matériaux locaux et recyclables. La production de nourriture, l’entretien de l’habitat ou la réparation d’outils se font à la main ou « par soi-même », par opposition à la production industrielle et à la division du travail qui lui est liée. L’apprentissage et la transmission de savoir-faire assurent au contraire une polyvalence des rôles au sein des collectifs. Le « faire à la main » est également ce qui permet d’abord d’incorporer l’environnement, en pleine solidarité et sans le dominer. Nous observons que le recours aux activités manuelles, corporelles met en avant une continuité avec les milieux, l’on trouve dans les zones autogouvernées, mais également dans la permaculture et dans de nombreux collectifs fermiers. Il permet de prendre soin à la fois des lieux et des membres d’une communauté. C’est la raison pour laquelle l’activité manuelle et agricole, tout comme d’autres activités sociales (les groupes de parole autour des violences sociales et sexuelles, les groupes soin et formation par les plantes, etc.), ont une forme politique : elles prennent en charge les personnes et les objets ou les milieux en limitant la sphère d’intervention d’un pouvoir, comme celles des industries pharmarceutiques, des institutions publiques scolaires et sociales ou de santé mentale jugées trop coercitives. Toute une organisation du care, en rupture avec les institutions médicales et sociales, permet de mettre en œuvre
une politique de la non-domination à travers la vigilance à toutes les formes d’autoritarisme par le genre, par le spécisme, et toutes les formes d’inégalités sociales. C’est pourquoi les luttes féministes, antiracistes, antispécistes trouvent un écho dans ces occupations : elles mettent en lumière des rapports sociaux
inégalitaires,
que
les
engagements
à
visée
émancipatrice contribuent à défaire ou à dépasser. Les zones auto-instituées, dans leurs temporalités et leur fragilité, façonnent des territoires humains divers, où toutes sortes de collectifs peuvent cohabiter dès lors qu’ils affirment, au-delà de la défense des milieux, le refus de l’assujettissement à des autorités constituées, la participation aux tâches collectives, le retrait d’un « système » renvoyé en particulier à l’ordre marchand, industriel et économique, selon des modalités parfaitement libres. Concrètement,
l’autonomie
ne
peut
fonctionner
sans
institutions internes tournées vers l’échange de savoirs, des biens, des terres, et qui prennent en charge la régulation des disputes. Cela implique des tâches d’organisation associées à une solidarité entre différents types de collectifs sous leurs différentes variantes écologiques, anarchistes, alternatives, ayant acquis une expérience en commun construite au fil du temps. Une zone à défendre est la matrice d’une conception étendue de la solidarité et de l’émancipation, qui se traduit dans la réappropriation du commun et l’autogouvernement. Toute tentative,
même
fugace,
d’autonomie
s’accompagne
de
l’institution de règles permettant de consolider et de donner une forme à des grammaires politiques, absentes dans les
organisations partisanes et encadrées, pouvant unifier les singularités. Ces règles modulées de différentes façons dans les collectifs sont l’anti-autoritarisme et la non-domination afin de faire exister des rapports d’altérité entre égaux, les principes de solidarité dans le respect des individualités, le rapport au collectif ou au commun comme délivrance du monde marchand et de la propriété. Elles peuvent être mises en œuvre matériellement dans des institutions autogérées du social (comme les « non-marchés », les coopératives, les radios et médias,
les
groupes
d’entraide,
les
assemblées)
ou
en
construisant de nouveaux outils autour de la communalité (des liens, des usages et des biens). Cette ingouvernementalité n’exclut pas le recours à certains services ou institutions extérieures (courrier, médecins), l’autonomie pouvant dans ce cas compléter plutôt que se substituer à l’ordre extérieur.
Et maintenant ? Lexique Cosmologie : en anthropologie, il s’agit de la façon de penser les continuités ou les dualismes entre différents univers et différents êtres. Maquis, ZAD, occupations et soulèvements changent radicalement la représentation que l’on peut avoir des sociétés. Ils engendrent des formes de vie dotées d’intensités diverses, en
valeurs et en sensibilité. De telles zones auto-instituées peuvent se lire comme des constellations complexes et multiples, voire enchevêtrées,
guidées
par
une
aspiration
écologique,
révolutionnaire ou libertaire, mais aussi par un matérialisme incarné dans des « utopies réelles », en passant par les visions spirituelles et catastrophistes. Quels que soient les imaginaires, s’engager par et dans les milieux relève, au minimum de la reterrestrialisation de la politique et de l’écologie, ou de l’engendrement des mondes vivants et, au maximum, d’une véritable émancipation qui prend la forme de l’auto-institution de communautés. Le travail aux marges, comme celui de la défense de zones menacées, permet, non pas seulement de conquérir des espaces, mais d’opérer le basculement vers l’écologie et d’autres cosmologies*. En repolitisant le rapport à la terre, l’autonomie dans son rapport avec l’écologie s’offre comme un univers de bifurcations. Elle touche toute une série de mondes. « C’est la nature qui se défend. » La formule dit qu’il n’existe plus de mur ontologique entre les êtres. Les conditions d’habitabilité de la terre dépendent du dépassement des barrières entre humains et non humains et d’un transfert des potentialités d’agir de l’humain vers le non humain généralisé, où toutes formes d’association et de réseaux coexistent et à partir desquelles le « nous » se présente comme étant humain ou non humain. Mais cela veut-il dire que les animaux et les humains se valent ? Comment, dans les luttes et dans les maquis, ne pas tourner le dos aux rapports sociaux, alors que des récits en vogue célèbrent l’enchevêtrement ? Il convient,
dans les milieux en luttes qui s’ouvrent à l’altérité par le biais de la célébration de la matrice commune des existences (humaines et non humaines), de ne pas affaiblir la portée de l’humain. Pour que ces prises critiques continuent d’exister, il ne faut pas effacer le rapport entre société et écologie, qui a été entretenu par les pensées sociale et de l’écologie politique, à des fins d’action collective et de socialisation. Le tournant non humain porté par l’activisme écologique suppose de ne pas délaisser les relations entre humains. Car l’effervescence des êtres et les puissances d’agir indifférenciées n’implique pas une démission de la pensée politique propre aux êtres sociaux et humains, ni de la science sociale qui cherche à rendre compte de ces milieux.
Bibliographie À lire : Luc
BOLTANSKI,
De
la
critique.
Précis
de
sociologie
de
l’émancipation, Gallimard, Paris, 2009. Luc BOLTANSKI et Laurent THÉVENOT, De la justification. Les économies de la grandeur, Gallimard, Paris, 1991.
Sylvaine BULLE, Irréductibles. Enquête sur des milieux de vie autonomes, UGA, Grenoble, 2020. Cornelius CASTORIADIS, L’Institution imaginaire de la société, Le Seuil, Paris, 1975. COLLECTIF MAUVAISE TROUPE, Contrées. Histoire croisées de la zad de Notre-Dame-des-Landes et de la lutte No-Tav dans le Val Susa, éditions de l’éclat, Paris, 2016. COLLECTIF MAUVAISE TROUPE, Saisons. Nouvelles de la zad, éditions de l’éclat, Paris, 2017. André GORZ, Écologie et Liberté, Galilée, Paris, 1997. Hartmut ROSA, Résonance. Une sociologie de la relation au monde, La Découverte, Paris, 2018. Pablo
SERVIGNE
et
Raphaël
STEVENS,
Comment
s’effondrer. Petit manuel de collapsologie générations présentes, Le Seuil, Paris, 2015.
à
tout
peut
l’usage
des
D’autres mondes sont possibles
Sobriété = égalité ? Barbara Nicoloso Directrice de l’association Virage Énergie
Le XXIe siècle sera le siècle du dépassement des limites planétaires : le dérèglement climatique et la raréfaction de certaines ressources naturelles indispensables au fonctionnement de nos sociétés (eau, terres arables, métaux) transformeront radicalement le monde tel que nous le connaissons en ce début de décennie 2020-2030. Dans un tel contexte de bouleversements, les inégalités économiques, sociales et environnementales sont susceptibles d’être amplifiées.
« Plus que la soif de carburant, c’est l’abondance d’énergie qui mène à l’exploitation. Pour que les rapports sociaux soient placés sous le signe de l’équité, il faut qu’une société limite d’elle-même la consommation d’énergie de ses plus puissants citoyens. » Ivan Illich, Énergie et équité, 1975.
A
fin d’anticiper les crises à venir tout en gérant la raréfaction voire la pénurie, la sobriété apparaît comme
une voie à suivre pour se prémunir d’une rupture totale entre les populations les plus riches et les plus pauvres.
Qu’est-ce que la sobriété ? Les sociétés occidentales vivent depuis la fin du XIXe siècle dans un état d’ébriété énergétique permanent. Comme un alcoolique est dépendant à l’alcool, leurs économies sont droguées aux ressources énergétiques. Elles ont besoin de leurs doses journalières de pétrole, de gaz, de charbon, d’uranium, de sable, de lithium… Sans elles, impossible de faire tourner les usines, d’approvisionner les magasins et d’engendrer de la croissance économique. Depuis la première révolution industrielle (XVIIIe siècle), une grande partie de l’humanité est comme un hamster dans une roue : il faut extraire et exploiter des ressources naturelles, les brûler ou les consommer pour en dégager de l’énergie qui permettra de produire des objets ou des technologies qui produiront de la richesse économique qui permettra d’extraire et d’exploiter des ressources naturelles, jusqu’à l’infini. Or nous vivons sur une planète finie : la plupart des ressources présentes sur Terre ne sont pas renouvelables et leur épuisement est définitif. Pour rappel, le pétrole, le gaz et le charbon ont mis des millions d’années à se former dans des conditions géologiques et atmosphériques très particulières, sans doute jamais plus réunies.
À l’inverse de l’ébriété, la sobriété interroge les usages de l’énergie et des ressources naturelles (eau, sols, minerais…) afin d’en consommer la quantité nécessaire à la satisfaction des besoins humains tout en limitant les inégalités sociales et les impacts environnementaux sur les non humains et les écosystèmes. Lors d’un repas de famille, trop manger peut mener à l’indigestion. De manière analogue, surexploiter les ressources naturelles terrestres entraîne la destruction des écosystèmes, l’effondrement de la biodiversité, le dérèglement du cycle de l’eau et du carbone et l’augmentation des inégalités entre les populations. Telle une nutritionniste des ressources naturelles, la sobriété vise à atteindre le point de satiété qui permettra aux sociétés de se désintoxiquer de leur surconsommation d’énergie, de leur surproduction de déchets, de leur dilapidation de ressources non renouvelables et de l’exploitation des populations les plus pauvres. Concrètement, la sobriété permet de réduire nos émissions de gaz à effet de serre en ayant recours à des changements de comportements, de modes de vie et d’organisations collectives. Si la sobriété peut s’exercer à l’échelle de l’individu, la dimension collective de sa mise en place est déterminante, dans la mesure où les modes de vie et comportements individuels reposent largement sur des normes et des cadres imposés par les systèmes sociotechniques. En effet, ce sont les modèles de société qui orientent et conditionnent la façon dont les populations vivent. L’aménagement du territoire détermine où nous habitons et comment nous nous déplaçons ; l’organisation du travail délimite le temps que nous consacrons à nos proches
et aux loisirs ; le système économique et monétaire a un impact sur notre capacité d’achat et d’épargne… Les individus évoluent dans des cadres précis qui exercent une influence forte sur eux. Un territoire engagé vers la sobriété accompagne donc l’évolution des besoins individuels et collectifs, des réglementations, des normes sociales et des imaginaires de sa population au profit d’une moindre consommation de ressources naturelles. La sobriété nécessite donc de s’interroger collectivement sur les besoins vitaux de chacun d’entre nous (se nourrir, s’abriter, se déplacer, apprendre, s’épanouir…) et sur la façon d’y répondre de la manière la plus juste tout en respectant l’ensemble du vivant. Pour être véritablement efficace et appropriée par tous et toutes, la sobriété doit faire l’objet de vastes consultations et débats démocratiques. Sa mise en œuvre questionne nécessairement les normes sociales (notamment le rapport à la propriété et au travail) et questionne les rapports de domination et de conflictualité entre les humains et avec les non humains.
Les inégalités sociales sont aussi des inégalités environnementales Les huit milliards d’êtres humains ne sont pas tous égaux dans leur accès aux ressources naturelles telles que l’énergie ou
l’alimentation. En effet, celles-ci ne sont pas réparties de manière homogène sur l’ensemble du globe : certaines peuvent se trouver facilement un peu partout (comme le bois) quand d’autres (comme le pétrole) sont situées dans des endroits bien particuliers. On attribue également à ces ressources un prix qui nécessite de disposer des quantités d’argent nécessaires pour les acquérir. Ainsi, de fortes disparités mondiales existent en termes de répartition et de consommation des ressources naturelles mais également en termes d’émissions de gaz à effet de serre. D’un point de vue historique, les gaz à effet de serre issus de l’activité humaine ont été massivement émis à partir de la première révolution industrielle (XVIIIe siècle), par quelques pays seulement. Brûler du charbon libère du CO2 (dioxyde de carbone). L’Agence internationale de l’énergie estime que dans les années 1820, 95 % des émissions provenaient des pays d’Europe de l’Ouest, en particulier d’Angleterre, d’Allemagne et de France. Au début du
XXe siècle,
50 % étaient le fait des États-
Unis. Aujourd’hui, les pays d’Europe de l’Ouest génèrent 9 % des émissions mondiales de CO2, les États-Unis 16 %, la Chine 25 % (pour notamment produire des objets consommés et utilisés dans les pays occidentaux). Aujourd’hui, l’intégralité des pays du globe émettent des gaz à effet de serre mais dans des proportions très différentes. Les impacts du dérèglement climatique sont mondiaux mais touchent particulièrement les pays situés au niveau des tropiques,
qui se
trouvent
souvent
être
des
pays
en
développement, émettant peu de CO2 comparativement aux pays les plus industrialisés (Europe, États-Unis, Australie, Japon, Chine…). Afin de faire respecter un principe d’égalité et de justice climatique, ces derniers, qu’on peut tenir comme principaux responsables de l’actuelle crise climatique, doivent accompagner techniquement et financièrement les pays les plus vulnérables dans leur adaptation au dérèglement climatique. Ce sont également eux qui doivent opérer un virage rapide vers la sobriété afin de limiter au maximum les impacts environnementaux des modes de vie de leurs populations. En effet, le niveau de consommation de ressources naturelles (sous la forme d’objets, de carburant, de chauffage…) et donc d’émissions de CO2 d’un individu est généralement corrélé à son niveau de revenus, son âge et sa situation familiale – même si des exceptions peuvent exister. L’économiste Lucas Chancel estime dans ses travaux sur les inégalités environnementales qu’à l’échelle mondiale, les 10 % les plus riches ont un revenu moyen trente fois plus élevé que les 50 % les plus pauvres et qu’ils émettent cinq fois plus de CO2 qu’eux [1] . Cela se traduit notamment par des modes de vie énergivores (déplacements réguliers en avion, possession de plusieurs logements, consommation de produits de luxe…) et le placement de revenus financiers auprès de banques investissant dans l’extraction d’énergies fossiles ou dans des industries fortement émettrices de gaz à effet de serre. Selon France Stratégie, en France en 2019, les 50 % les plus modestes auraient émis en moyenne 5 tonnes équivalent CO2
par an, contre près de 25 tonnes équivalent CO2 pour les 10 % les plus riches. Afin d’illustrer concrètement ces disparités abyssales, le compte Instagram « laviondebernard » s’emploie à suivre les trajets du jet privé de l’homme d’affaires et milliardaire Bernard Arnault. Au cours du mois de mai 2022, il a effectué dix-huit trajets en avion pour un total de 176 tonnes de CO2 rejetées dans l’atmosphère. Afin de limiter le réchauffement
climatique,
le
Groupe
d’experts
intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec) estime que l’empreinte carbone moyenne d’un être humain ne devrait pas être de plus de 2 tonnes équivalent CO2 par an. En tenant compte de cet objectif, France Stratégie (institution rattachée au Premier ministre) estime que les 50 % des Français les plus modestes devraient réduire leur empreinte carbone de 4 %, contre 81 % pour les 10 % les plus riches. Les plus riches devront donc devenir les plus sobres.
Retourner à la bougie et à la charrette ? La sobriété fait souvent l’objet d’idées reçues de la part de certains dirigeants politiques et journalistes. Ne pas se positionner en faveur de la surconsommation et de la surabondance reviendrait à faire le choix du manque, de la privation et de la pauvreté.
Pourtant, adopter des modes de vie similaires à l’aune de ce choix est improbable pour nos sociétés d’hyperconsommation. L’image du « retour en arrière » associée à la sobriété est absurde, dans la mesure où l’on ne récupérera pas des sols fertiles sous les millions d’hectares de terres agricoles bétonnées, l’on ne parviendra pas à vider les océans des milliards de microparticules de plastique dont ils sont remplis et l’on ne pourra pas réinjecter dans les sous-sols les dizaines de millions de tonnes de CO2 émises par la combustion des ressources fossiles depuis plus de deux siècles. Dans un monde aux ressources finies et aux écosystèmes fragiles, les espoirs et les attentes des citoyens pourraient tout aussi bien être fondés sur une certaine frugalité et une limitation des besoins matériels libérées de l’impératif de croissance
économique,
contenu
aujourd’hui
dans
l’augmentation du produit intérieur brut (PIB). Avec la sobriété, il s’agit de construire de nouveaux indicateurs d’évaluation de richesse,
que
celle-ci
soit
économique,
sociale,
environnementale ou humaine. Mesurer les progrès environnementaux et sociaux d’un seul tenant permettrait d’évaluer la participation des applications de la sobriété à la réduction des inégalités sociales. En effet, la prospérité n’est pas forcément synonyme de surabondance matérielle et d’augmentation du point de PIB, indicateur très discutable dans sa capacité à prendre en compte les impacts environnementaux, le bien-être et la qualité de vie. Elle peut être définie comme une situation favorable, conforme
aux attentes des individus et des sociétés et génératrice d’un sentiment d’accomplissement. De plus, l’ensemble des externalités négatives produites par notre modèle de société (pollutions environnementales, impacts sanitaires, inégalités sociales) pourrait être amoindri dans une société de sobriété et génératrice de richesses (écosystèmes restaurés, réduction des coûts du système de santé, moindre dépendance à des ressources naturelles en voie de raréfaction et aux prix fluctuants…) et de qualité de vie. Des systèmes économiques locaux robustes et un recours raisonné aux technologies engendrent des emplois pérennes et non délocalisables qui maintiennent la richesse produite sur les territoires au bénéfice des populations locales. La transition énergétique et écologique doit permettre de lutter efficacement contre les inégalités sociales et environnementales et de repenser les politiques d’inclusion et de redistribution des richesses. La sobriété participe à ce rééquilibrage de l’accès aux ressources, dans les limites de la biosphère, en engageant une réduction des consommations excessives de quelques-uns au profit d’une répartition plus juste entre tous. Cela doit permettre d’améliorer la qualité de vie des plus précaires et donc contribuer au progrès social.
Gérer de manière égalitaire la raréfaction
La construction rapide d’une société sobre participe à éviter la mise en place d’une sobriété imposée de manière brutale par des crises énergétiques et climatiques. Toutefois, on ne peut pas totalement écarter la possibilité que des ruptures d’approvisionnement en ressources naturelles, pour des raisons géopolitiques
(conflits
armés,
guerres
économiques)
ou
physiques (catastrophes naturelles, pandémies), nécessitent de s’adapter très rapidement. Dans ces situations, le rationnement des ressources est un moyen de limiter la surconsommation tout en garantissant les libertés individuelles de chacun. La sociologue Mathilde Szuba définit ce rationnement comme « une forme d’autolimitation partagée par tous, afin que tous puissent bénéficier d’une quantité
minimum
d’énergie
carbonée
[…].
C’est
une
organisation collective de la sobriété, dans la mesure où elle consiste à organiser le partage des efforts de réduction de consommations. Il s’agit d’une mesure politique, puisque le rationnement consiste, après avoir évalué les ressources disponibles, à organiser leur répartition selon des critères politiques (un quota limité mais garanti pour chacun) plutôt qu’économiques (à chacun selon ses moyens) [2] ». Souvent mobilisé en situation de guerre, le rationnement permet donc de gérer de manière égalitaire la pénurie tout en préservant le contrat social. Afin de faire face aux crises climatiques et environnementales du
XXIe
siècle, l’imaginaire du rationnement, très lié à la
Seconde Guerre mondiale en France, doit évoluer. La mise en
place de quotas d’émissions de CO2 individuels ou de quotas énergétiques permettrait d’attribuer à chaque individu des quantités à ne pas dépasser chaque année ; charge à la personne de décider comment elle souhaite utiliser ce quota. La solution du rationnement carbone doit être sérieusement considérée et envisagée comme un moyen démocratique de faire face aux conséquences du dérèglement climatique. La fin de l’abondance énergétique adviendra tôt ou tard et s’imposera à nous. Nos démocraties peuvent s’adapter en construisant un modèle de société sobre, partagé et consenti afin d’anticiper les crises à venir.
Liberté, égalité, sobriété À l’inverse des idées reçues véhiculées par certains détracteurs de la sobriété il faut rappeler qu’elle consiste à mettre en place de manière démocratique et organisée une gestion raisonnée des
ressources
disponibles
pour
répondre
aux
besoins
fondamentaux de l’ensemble des populations. Pour rappel, la liberté telle que définie dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen d’août 1789 « consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui ». Dans la mesure où certaines actions nuisent à la santé, aux conditions de vie et hypothèquent l’avenir d’autrui, on est en droit de se demander si ce n’est pas l’ébriété énergétique, ses
impacts environnementaux et sociaux qui sont liberticides. Il ne s’agit pas tant de sauver le climat (il n’a pas besoin de nous pour ça) que de conserver des conditions de vie acceptables sur notre planète pour l’ensemble des espèces vivantes, y compris la nôtre. Fortement contestée au moment de sa mise en place au début des années 1970, l’obligation du port de la ceinture de sécurité en voiture ne saurait être aujourd’hui remise en cause au regard des dizaines de milliers de vies épargnées par cette mesure. L’interdiction de fumer dans les lieux fermés et couverts accueillant du public, appliquée depuis 2007 pour prévenir les cancers et maladies cardiovasculaires liés au tabagisme passif, semble désormais totalement approuvée. Parmi les mécanismes de maintien de l’égalité entre les populations, on trouve la taxation. Elle peut apparaître confiscatoire pour certains, mais trouve un écho favorable chez la majorité des Français quand elle est appliquée de manière équitable. Comme le montre une enquête Harris Interactive commandée par le Haut Conseil pour le climat en 2019 : « 60 % des Français considèrent que taxer les biens de consommation les plus émetteurs de gaz à effet de serre est plus juste que de taxer tous les produits (11 %) ou taxer seulement les produits de consommation de luxe (25 %). De la même façon, lorsqu’il s’agit de taxation des bénéfices des entreprises, les Français considèrent à 52 % plus juste de taxer les entreprises les plus émettrices de gaz à effet de serre, plutôt que selon le niveau de leurs bénéfices (38 %) ou de façon uniforme (9 %). Enfin, 72 % des interrogés considèrent que, pour être juste, la transition
climatique doit avoir pour effet d’imposer les ménages en fonction de leurs émissions de gaz à effet de serre [3] . »
Et maintenant ? Le contexte environnemental et sociétal influe directement sur l’acceptabilité des politiques publiques. Par son caractère préventif au regard du dépassement des limites planétaires, la sobriété apparaît comme un amortisseur des crises et chocs à venir et comme un rempart à des possibles dérives autoritaires qui pourraient jaillir dans un contexte d’impréparation et de peur face à l’incertitude.
Bibliographie À lire : Lucas CHANCEL, Thomas PIKETTY, Emmanuel SAEZ et Gabriel ZUCMAN, « World inequality report 2022 », World Inequality Lab, 2021.
André GORZ, Éloge du suffisant, PUF, Paris, 2019. Barbara NICOLOSO, Petit Traité de sobriété énergétique, Éditions Charles Léopold Mayer, Paris, 2021. Agnès SINAÏ et Mathilde SZUBA, Gouverner la décroissance. Politiques de l’Anthropocène III, Presses de Sciences Po, Paris, 2017. Bruno VILLALBA et Luc SEMAL, Sobriété énergétique. Contraintes matérielles, équité sociale et perspectives institutionnelles, Quæ, Versailles, 2018.
Notes du chapitre [1] ↑ Collectif, Rapport sur les inégalités mondiales, Le Seuil, Paris, 2022, p. 116. [2] ↑ Mathilde Szuba, « Le rationnement, du provisoire au permanent », in Bruno Villaba et Luc Semal (dir.), Sobriété énergétique. Contraintes matérielles, équité sociale et perspectives institutionnelles, Quæ, Versailles, 2018, p. 49. [3] ↑ Harris Interactive, « Les Français et la transition climatique », 2020, disponible en ligne.
Écologies populaires
Plus d’écologie = moins d’emplois ? Éloi Laurent Économiste, OFCE-Sciences Po
Le débat sur les créations d’emplois liés à la transition écologique commence vraiment en 2009 en Europe, avec la publication de différents projets de « relance verte » consécutifs à la « grande récession ». De nombreuses études françaises, européennes et mondiales montrent alors que la transition énergétique visant la sortie des énergies non renouvelables (y compris le nucléaire) serait créatrice nette d’emplois. Mais la question sousjacente est celle de la qualité de ces emplois, c’est-à-dire de leur inscription dans une logique de bien-être humain, comprenant la santé humaine, le sens social et la santé planétaire.
« Il n’y a pas d’emploi sur une planète morte. » Confédération syndicale internationale, 2015.
La transition écologique est créatrice nette d’emplois
L
a première partie de la réponse à la question posée a été
empiriquement tranchée : la transition écologique, à commencer par la transition climat-énergie (ou transition bas carbone visant à réduire à zéro les émissions de gaz à effet de serre provenant de l’usage des combustibles fossiles), est créatrice nette d’emplois. Deux études pionnières ont permis d’établir ce résultat pour la France dès les années 2000. L’économiste Philippe Quirion a d’abord montré que la mise en œuvre d’un scénario de réduction massive des émissions de gaz à effet de serre et de développement des énergies renouvelables aboutissait à horizon 2020 à la création de près de 240 000 emplois au total et 630 000 en 2030 (son étude teste comme il se doit la sensibilité du scénario de transition à différentes hypothèses pour conclure à un effet nettement positif dans tous les cas de figure). Une autre étude utilisant une méthodologie différente conclut elle aussi à un très fort potentiel de création d’emploi de la transition énergétique : l’Ademe (Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie, désormais Agence de la transition écologique), en collaboration avec l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE), montre que la transition pourrait engendrer 330 000 créations d’emplois en 2030 et 825 000 emplois en 2050.
Comment comprendre ces prévisions, qui peuvent paraître exagérément optimistes ? En considérant qu’un processus structurel tel que la transition énergétique induit simultanément la destruction d’emplois dans certains secteurs (tels que la production et la distribution de combustibles fossiles) et des créations dans d’autres (énergies renouvelables et transport collectif notamment). C’est en faisant la somme des uns et des autres que l’on aboutit à l’idée d’une transition créatrice d’emplois nets. Pourquoi cette somme est-elle positive ? Essentiellement parce que l’intensité en travail des secteurs favorisés par la transition vers une économie bas carbone est plus forte que celle des secteurs défavorisés dans ce processus, qui par ailleurs améliore la balance commerciale (la France importe massivement ses énergies fossiles, y substituer des énergies renouvelables locales représente un gain économique net en plus d’un recouvrement de souveraineté). Ces résultats initiaux ont été confirmés et précisés par diverses études plus récentes. Le « scénario 2022 » de l’association négaWatt montre que ce sont plus de 250 000 emplois supplémentaires qui peuvent être créés dès 2030 dans le secteur de la rénovation des bâtiments (300 000 en 2040), et près de 90 000 dans les énergies renouvelables (135 000 en 2040). Les scénarios présentés en 2021 par l’Ademe montrent de la même façon que le scénario « Coopérations territoriales », qui repose sur une sobriété énergétique, aboutit à des créations nettes d’emplois (le niveau de l’emploi croît de 0,7 % par rapport au scénario tendanciel) [1] . Les simulations les plus récentes [2] du modèle ThreeME8 (développé par l’OFCE et
l’Ademe) aboutissent à des créations d’emplois pour la France de l’ordre de 800 000 en 2050. Or ces preuves solides de création de nombreux emplois du fait de la transition écologique (que l’on retrouve dans les scénarios de transformation des modèles agricoles industriels vers l’agroécologie [3] ) n’épuisent pas ses bénéfices. Ces emplois sont en outre bons pour la santé et plein de sens car favorables à la perpétuation de l’aventure humaine dans les limites de la Biosphère. Dominique Méda parle ainsi d’un scénario de « reconversion écologique » : « Nous n’avons pas seulement à engager nos sociétés dans une transition énergétique, mais avant
tout
dans
une
forme
de
conversion
de
nos
représentations et de nos cadres cognitifs. » La mise en œuvre de cette reconversion pourrait notamment conduire, selon elle, à un ralentissement de la productivité et à la poursuite de « gains de qualité et de durabilité [4] . » Plus largement, les nombreux scénarios « 100 % renouvelables en 2050 » qui ont été développés à ce jour (sur le plan mondial par l’International Renewable Energy Agency – Irena – et l’équipe de Marc Jacobson à Stanford ; pour la France par l’Ademe et l’association négaWatt) laissent entrevoir des bénéfices de toutes sortes pour le bien-être humain. Robustes, fondés sur des critères pluriels de sécurité énergétique, d’efficacité économique, de soutenabilité éco- logique et de justice sociale, ces scénarios sont considérés comme les plus souhaitables par le Groupe intergouvernemental d’experts sur le climat (Giec) – notamment en raison des risques que font
peser la crise climatique et les sécheresses structurelles qu’elle engendre sur des réacteurs nucléaires, qui ont constamment besoin d’être refroidis [5] – et ils aboutissent à de nombreux « cobénéfices [6] » (voir encadré).
Le scénario « WWS 100 % » de Stanford L’étude réalisée par Mark Jacobson et son équipe de collègues et d’étudiants [7] porte sur cent quarante-trois pays, représentant 99,7 % des émissions mondiales de CO2. Il repose sur un scénario détaillé et chiffré de transition vers une énergie solaire-éolien-hydraulique (WWS) à 100 % au plus tard en 2050 avec une part s’élevant à au moins 80 % d’ici 2030. Dans ce scénario (qui minimise les pannes et les blackouts), les besoins énergétiques sont réduits de 57 %, les coûts énergétiques abaissés de 17,7 à 6,8 milliards de dollars par an (-61 %) et les coûts sociaux (notamment sanitaires) de 76,1 à 6,8 milliards de dollars par an (-91 %). Le scénario WWS 100 % crée en outre 29 millions d’emplois à temps plein de plus que ceux qui sont perdus (notamment dans les énergies fossiles et l’industrie nucléaire) et ne requiert qu’environ 0,5 % de la surface terrestre pour être déployé.
Extraire la transition écologique du piège de l’analyse coûts/bénéfices Lexique Taux d’emploi : rapport entre le nombre de personnes en emploi et le nombre total de personnes (calculé en divisant le nombre d’actifs occupés par la population en âge de travailler). Pour comprendre véritablement ses enjeux, il convient d’extraire la transition écologique du piège de l’analyse coûts/bénéfices prônée par l’économie conventionnelle. En effet, les modèles économiques couramment utilisés par les décideurs publics et privés conduisent soit à la discréditer, au motif que la contrainte écologique serait une entrave à la croissance et donc à l’emploi, soit, réciproquement, à ne l’accepter que si elle accélère la croissance et favorise la création d’emplois (c’est le projet de « croissance verte »). Or le lien entre croissance et emploi n’a plus rien d’évident et doit lui-même être interrogé. L’Allemagne est ainsi généralement considérée comme la plus grande réussite européenne en matière d’emploi et de croissance depuis au moins trente ans. Pourtant, la plus longue et plus forte expansion de l’emploi dans ce pays au cours du dernier demi-siècle (entre 2006 et 2018) s’est accompagnée
d’une baisse du PIB réel. Ce découplage est également vrai pour la zone euro dans son ensemble, avec une croissance du PIB réel couplée à une baisse de l’emploi, par exemple entre 2002 et 2005 ou entre 2010 et 2012. Il est encore plus prononcé pour l’Union européenne, où la plus forte augmentation du taux d’emploi* des deux dernières décennies (passant de 64 % en 2013 à presque 70 % en 2019) s’est produite alors que la croissance du PIB était modérée, autour de 2 % en moyenne. Cela ne signifie pas qu’il n’existe aucun lien entre croissance et emploi, mais qu’il est parfaitement possible d’augmenter fortement l’emploi avec peu ou pas de croissance, laquelle, rappelons-le, est écologiquement destructrice. Dans l’équation entre écologie et emplois, il faut donc prendre soin de démystifier le terme invisible implicite : la croissance éco- nomique. Compte tenu du mix énergétique mondial actuel (à 80 % fossile, rappelons-le, comme il y a quarante ans) et du réchauffement planétaire déjà acquis (1,1 degré en 2021), chaque unité supplémentaire de croissance du PIB se traduit par des dégâts de plus en plus coûteux sur la Biosphère, donc pour le bien-être humain, de sorte que cette croissance pourrait bien ne pas avoir le temps de devenir verte : son coût écologique exponentiel annulera puis inversera ses gains attendus à moyen terme avant même que ceux-ci ne puissent se matérialiser. De manière moins dramatique, on comprend intuitivement que plus la croissance sera forte, plus vite il faudra accélérer la baisse des émissions de gaz à effet de serre, ce qui équivaut à complexifier encore une tâche déjà passablement compliquée.
Au contraire de cette vision utilitariste mais aussi mortifère, il importe de reconnaître le lien fondamental entre transition écologique et justice sociale d’une part et entre transition écologique et santé de l’autre : ce sont ces deux nœuds qui doivent organiser les politiques publiques de transition [8] .
Et maintenant ? Le système économique actuel, fondé sur l’impératif de croissance et qui sape les fondements du bien-être humain en prétendant l’améliorer, ne peut se maintenir au
XXIe siècle
sans
faire courir un risque vital à l’humanité : il doit se réformer en profondeur en prenant comme point de départ la nouvelle donne biophysique qu’il a lui-même engendrée et l’impératif de justice sociale sur lequel il prétend prendre appui. L’économie du XXIe siècle est une économie de la limite, bornée par la biophysique en amont, c’est-à-dire d’abord une économie écologique (flux de matières, déchets, énergie, biodiversité, écosystèmes, etc.) mais aussi une économie politique (avec comme valeurs de référence la justice sociale et les droits humains). Ce n’est que dans le cadre de cette économie du XXIe siècle
que l’équation entre écologie et emploi a un sens.
Bibliographie À lire : NÉGAWATT,
« Scénario 2022 », disponible en ligne.
Éloi LAURENT, Sortir de la croissance. Mode d’emploi, Les Liens qui Libèrent, Paris, 2021. Éloi LAURENT, Et si la santé guidait le monde ? L’espérance de vie vaut mieux que la croissance, Les Liens qui Libèrent, Paris, 2021.
À voir « Présentation du scénario négaWatt 2022 », sur le site Internet de l’association.
Notes du chapitre [1] ↑ « Transitions 2050. Feuilleton macroéconomie », Ademe, disponible en ligne. [2] ↑ Gaël Callonnec, Hervé Gouëdard et Patrick Jolivet, « Les effets macroéconomiques d’une relance dans le transition énergétique », note de l’Ademe, 2020 ; Alexandre Tourbah, Frédéric Reynès, Meriem Hamdi-Cherif, Jinxue Hu, Gissela Landa et Paul Malliet, « Investir dans des infrastructures bas-carbone en France. Quels impacts macro-économiques ? », Revue de l’OFCE, n° 17, 2022.
[3] ↑ Voir pour la France les travaux de l’Inrae, notamment « Pratiques agroécologiques et emploi en agriculture », mise en ligne le 27 juillet 2020. [4] ↑ Dominique Méda, « Repenser le travail et l’emploi par l’écologie », Revue Projet, vol. 361, n° 6, 2017, p. 51-59. Voir aussi Dominique Méda, « Trois scénarios pour l’avenir du travail », Revue internationale du Travail, vol. 158, n° 4, 2019. [5] ↑ Working Group III, « Rapport AR6 », Ipcc, 2022. [6] ↑ Les cobénéfices sont définis dans la littérature environnementale comme des avantages collatéraux liés à la réduction des émissions de gaz à effet de serre en vue de l’atténuation du changement climatique, tels que l’amélioration de la qualité de l’air, l’innovation technologique ou la création d’emplois. [7] ↑ Mark Z. Jacobson et al., « Impacts of Green New Deal Energy Plans on grid stability, costs, jobs, health, and climate in 143 countries », One Earth, vol. 1, n° 4, 2019, p. 449-463. [8] ↑ Sur tous ces points, voir Éloi Laurent, Sortir de la croissance. Mode d’emploi, Les Liens qui Libèrent, Paris, 2021 et Et si la santé guidait le monde ? L’espérance de vie vaut mieux que la croissance, Les Liens qui Libèrent, Paris 2021.
Des graines et des émeutes : pourquoi reprendre des terres en ville Jade Lindgaard Journaliste, habitante d’Aubervilliers
« Les jardins ne sont pas “des îlots de fraîcheur”, ce sont des lieux de vie. Ils créent du beau dans les cités. On est sur des terrains où il y a des dealers et où la police intervient. Mais des jeunes viennent nous demander des graines “pour leur tonton” et leurs parents viennent cultiver [1] . »
M
ercredi 2 février 2022, nous sommes huit personnes en garde à vue au commissariat d’Aubervilliers. Nous avons été arrêtées pour le blocage du chantier d’une piscine olympique sur les jardins ouvriers des Vertus, dont 4 000 m2 sont condamnés par un projet de solarium. À la fin de mon audition, l’officier de police judiciaire tient à m’expliquer que beaucoup de jeunes ne savent pas nager en Seine-Saint-Denis et qu’ils ont besoin de bassin pour apprendre. Il ajoute : « Vous ne ressemblez pas aux gens d’Aubervilliers. »
Samedi 17 avril 2021, un an plus tôt, pique-nique de fin de manif dans ces mêmes jardins d’Aubervilliers. Un millier de personnes viennent de défiler à travers la ville pour défendre les parcelles potagères. J’insiste sur l’importance de ces « terres urbaines » au pied des tours de la cité des Courtillières, auprès d’un ami syndicaliste qui soutient la mobilisation. Il éclate de rire : « Tu appelles ça des terres ? » Alors la défense des terres en ville, une lubie de classe moyenne insensible aux inégalités sociales, ignorante des réalités agricoles et accélératrice de gentrification ? Ou une autodéfense d’habitants asphyxiés par le béton et la métropolisation ?
Le monde des terres urbaines prend forme C’est en arpentant les quartiers de ces villes, en se glissant derrière les palissades qui enserrent les friches, en rencontrant les jardinières et les jardiniers, en cartographiant les terres pas encore artificialisées, en regardant fleurir les cerisiers et boire les abeilles, en écoutant les familles en pénurie alimentaire, que le monde des terres urbaines prend forme. S’il s’agit de sols, au sens physique et tactile du terme, et de ce qui se trouve littéralement sous nos pieds [2] , il s’agit aussi de leurs usages sociaux : maraîchage et élevage, soin (l’oiseau épuisé que l’on recueille, le hérisson qu’on aide à se cacher), besoins
alimentaires qu’ils peuvent combler, ressources économiques tirées de la transformation de leur production (par des cantines de femmes migrantes, par exemple), projets de professionnalisation (d’agriculteurs exilés notamment [3] ). Prendre au sérieux l’idée de terres urbaines, c’est accepter la polysémie de cette expression et l’entendre comme une métonymie. Pas juste une histoire de mètres carré de biodiversité à défendre. Aujourd’hui, 800 millions de personnes dans le monde pratiquent l’agriculture urbaine, qui produit 15 % environ de l’alimentation mondiale [4] . Dans le Nord global, elle procède d’une longue histoire. À partir de la révolution industrielle, les villes s’étendent et rognent leurs ceintures maraîchères. Entre 1970 et 2000, près des deux tiers des cultures maraîchères et horticoles franciliennes périclitent. Pour la géographe Flaminia Paddeu, la destruction des jardins est un marqueur de l’Anthropocène [5] . Vers la fin du XXe siècle, à New York, Berlin et plus tardivement Paris, des habitantes et des habitants se remettent à vouloir jardiner en ville. Des politiques de développement de l’agriculture urbaine sont mises en place. Aux États-Unis, le renouveau de l’agriculture urbaine est marqué par les luttes pour la justice environnementale et alimentaire. Depuis 2021, les Soulèvements de la terre, un mouvement d’occupation et d’actions contre l’accaparement foncier et la bétonisation, agit aussi en ville : actions « Grand péril express »
contre des centrales à béton du port de Gennevilliers (SeineSaint-Denis), occupation de parcelles des jardins ouvriers des Vaîtes à Besançon (Doubs). En février 2021, une zone à défendre a tenu un peu plus de quinze jours sur le triangle de Gonesse (Val d’Oise) où 400 hectares de terres cultivables sont menacés par une gare du Grand Paris [6] . De mai à septembre 2021, des militantes et militants ainsi que des habitantes et habitants ont occupé
les
jardins
ouvriers
des
Vertus
d’Aubervilliers,
rebaptisés JAD (jardins à défendre), en référence à la ZAD (zone à défendre) de Notre-Dame-des-Landes. À l’ombre de la métropole parisienne, le rapport à la terre témoigne de l’évolution de la sociologie de celles et ceux qui y vivent. On y rencontre des ouvriers et leurs enfants, comme Hubert, jardinier à Pantin : « À six ans, j’ai un bout de jardin chez mon père, ouvrier à Thionville. Tous les ouvriers avaient des lopins de terre. À l’origine, les jardins c’était alimentaire et social. Pour éviter les bars. J’y allais avec mon père [7] . » Des personnes venues d’Afrique subsaharienne y voient la promesse d’une place dans la société française. Ainsi, Bako, né au Mali, aimerait « faire le lien entre les semences cultivées ici en France et l’Afrique, où les semences traditionnelles disparaissent et où on n’a pas de machines [8] ». Pour lui, l’Afrique, « c’est avant tout la terre : même les mères enceintes vont travailler dans les champs [9] ». Membre de la Cantine des femmes
battantes,
une
cuisine
autogérée
qui
pratique
l’entraide, Aminata Koita soutient son projet. Elle assure : « Ceux qui traversent la mer connaissent la terre [10] . » Avec
d’autres, ils ont créé l’association A4 (Association Accueil Agriculture Artisanat) dans l’espoir de créer des réseaux de formations, d’embauches et d’aide à la régularisation pour des personnes migrantes souhaitant travailler dans l’agriculture. À Bagnolet (Seine-Saint-Denis), Gilles, berger du quartier des Malassis, s’occupe depuis 2012 d’un troupeau de chèvres au pied des tours. Il est en conflit avec la mairie, qui l’oblige à déménager sa ferme en raison de la construction d’une nouvelle école. Il dresse l’éloge des méandres des allées intérieures des cités, avec leurs arbres et leurs bandes de terre, où il fait transhumer ses bêtes. Il se distancie de l’étiquette « écologie » et préfère se considérer comme faisant partie de la « branche jardinage du hip-hop [11] ». Toutes ces pratiques, ces stratégies de survie, ces rencontres entre différentes espèces, ces mobilisations et ces actes de désobéissance constituent-ils une hypothèse politique ? Sont-ce des manières concrètes et efficaces de reprendre du pouvoir sur sa vie, de créer des espaces de liberté, de constituer des cadres d’auto-organisation collective tout en défendant la nature en ville ? C’est l’une des propositions formulées en 2021 dans le texte de présentation des Rencontres des espaces d’écologie populaire, un ensemble de collectifs et de jardiniers qui se sont réunis régulièrement pendant plusieurs mois en Île-de-France : « la diffusion
d’une
écologie
solidaire
et
populaire
et
la
transformation sociale de nos espaces de vie [12] » est placé en tête de leurs principes fédérateurs.
Les terres urbaines, entre usages hétérogènes et espace politique en construction Au-delà du geste politique qui désigne les « terres urbaines » comme un ensemble cohérent afin de les visibiliser, leurs réalités sont hétérogènes. On peut distinguer plusieurs cas de figure. Il y a les jardins – maraîchers, fruitiers ou de fleurs – cultivés sans visée commerciale, comme les Jardins joyeux à Rouen, expulsés en janvier 2022 pour faire place à un projet immobilier de luxe, ou les Lentillères à Dijon, établies sur huit hectares d’ancienne friche [13] , ou encore les innombrables associations de jardins partagés. Ils se distinguent des parcelles agricoles exploitées par des professionnels, en cœur de ville ou en périphérie – à l’exemple du plateau de Saclay (Essonne) [14] où des terres agricoles sont menacées par l’extension d’un quartier de laboratoires et d’entreprises, ainsi que la construction du tronçon sud de la ligne 18 du Grand Paris Express. Ces cultures en pleine terre n’impliquent pas les mêmes acteurs et ne correspondent pas aux mêmes fonctions sociales que les
bacs de légumes ou d’herbes aromatiques installés sur des toits d’immeubles ou à leur pied. Parmi ces projets à toute petite échelle, certains attirent d’importants investissements et nourrissent le développement de start-up cherchant des solutions technologiques et rentables au désastre climatique. Cette logique capitaliste a bien peu à voir avec l’autosubsistance des jardiniers urbains ou de celles et ceux qui cueillent des plantes sauvages sur les friches et les pourtours de parkings. Enfin, une dernière catégorie comprend les interstices de nature qui persistent en ville, à l’image du marais Wiels : au cœur de Bruxelles, à deux pas de la gare du Midi, l’arrêt d’un chantier immobilier par la crise financière de 2008 a permis l’apparition d’un écosystème sauvage de flore et de faune [15] . Pourquoi les terres urbaines continuent-elles à être menacées, malgré leur utilité face aux dérèglements du climat (elles réduisent notamment les îlots de chaleur) et aux menaces pesant sur la bio- diversité ? En Île-de-France, le schéma directeur de la région (Sdrif) autorise toujours l’artificialisation de 1 315 hectares par an à l’horizon 2030. Le volume de terres consommées est important : 590 hectares par an entre 2012 et 2017, indique la géographe Ségolène Darly [16] . L’une des raisons de ce paradoxe est la demande de terres à bâtir pour du logement par des citadins quittant le centre-ville car il devient trop cher, explique-t-elle. Lexique
Régime demitarien : à teneur réduite en produits laitiers et carnés. La préservation et l’extension de zones de subsistance [17] dans les métropoles urbaines n’est pas qu’une douce rêverie affranchie du réel. Le chercheur Gilles Billen, cité par le projet Carma [18] qui promeut la transition écologique du triangle de Gonesse, estime que l’Île-de-France peut devenir autonome en alimentation et même exportatrice si ses habitants adoptent un régime demitarien* [19] et que le petit élevage y est développé. Tout n’est pas idyllique au pays des terres urbaines et de leurs défenseurs. Il peut y avoir besoin de construire malgré tout, même
sur
des
l’artificialisation
terres peut
vivrières. bloquer
L’interdiction
l’édification
de
nette
de
logements
sociaux, de crèches ou de locaux associatifs. La densification urbaine, combattue à Besançon pour protéger les jardins ouvriers des Vaîtes, ou à Aubervilliers et Pantin pour les Vertus, est en principe un outil efficace contre l’étalement urbain.
Créer un lien avec là d’où l’on vient L’agriculture urbaine est-elle un privilège blanc ? Dans les métropoles du Nord global, composées d’une part importante de
populations
racisées,
les
associations
et
collectifs
d’agriculture urbaine ne leur ressemblent souvent pas. En améliorant l’image de quartiers défavorisés et en empêchant les
squats, elle peut même devenir un redoutable outil d’urbanisme transitoire [20] au service de la gentrification [21] et de l’exclusion des plus précaires. Les pratiques et visions des populations modestes et racisées risquent alors de s’en retrouver invisibilisées. Autre legs de l’histoire, la pollution des sols est un réel obstacle à la mise en culture de nombreuses friches urbaines. L’histoire industrielle des périphéries des villes est une réalité physique incontournable, dont le legs toxique soulève de nombreuses questions : comment savoir qu’une terre est polluée ? Comment connaître la liste des substances qui s’y trouvent ? Est-il possible d’avoir accès à des techniques de dépollution abordables et efficaces ? Cultiver des sols où furent exploitées des usines n’est pas toujours la meilleure façon d’en hériter [22] . Malgré tout, d’innombrables mains se plongent tous les jours dans la terre des métropoles. À Tremblay-en-France (SeineSaint-Denis), les Jardins solidaires font de l’action sociale à partir d’agriculture urbaine. Des stagiaires envoyés par Pôle emploi apprennent à récolter et trier des graines, bouturer et planter des semis et participent à l’entretien de jardins au pied des cités de la ville. L’association s’occupe aussi des carrés potagers dans des écoles et des centres de loisirs. Marco, travailleur social avant de créer l’association, a tout entendu : « Vous voulez planter des fleurs ici ? Les jeunes brûlent des voitures. » Et aussi, que jardiner « c’est un truc de meufs » ou encore « un truc de pédé ». Avec son comparse JF, ils refusent la vision uniquement végétale de l’aménagement de la « nature »
en ville : « Les jardins ne sont pas des “îlots de fraîcheur”, ce sont des lieux de vie. Ils créent du beau dans les cités. On est sur des terrains où il y a des dealers et où la police intervient. Mais des jeunes viennent nous demander des graines “pour leur tonton” et leurs parents viennent cultiver [23] . » Dans le jardin Prévert pousse une vigne rapportée de Roumanie par une voisine et un osier offert par une autre, de retour de Bretagne. Le cardon se déguste en tajine, sur le conseil des résidents qui ont reconnu ses longues feuilles ciselées. Une dame est venue leur parler quand elle a vu les panicules rouges d’un sorgho : « Je cueillais le sorgho quand j’étais petite. Je suis partie de mon pays il y a cinquante ans. Je n’en n’avais jamais revu. » À Dijon (Côte d’or), depuis 2010, le quartier libre autoproclamé des Lentillères occupe et cultive huit hectares d’ancienne friche [24] . Ni vraiment un jardin, pas juste un squat, pas uniquement du maraîchage : c’est un endroit où l’on peut venir habiter sans autorisation, sans trop d’argent, sans papiers parfois, pour pratiquer l’autonomie politique ou se sauver du harcèlement policier, au milieu des arbres, des framboisiers, des courges et de parcelles de jardins. Dans l’une des maisons des Lentillères, vivent une trentaine de Touaregs, originaires de Libye, du Mali ou du Niger. Âgés d’une vingtaine d’années, ils partagent beaucoup : l’espace, la cuisine, la musique, les prières, les jeux. L’un d’entre eux dit : « On est Touaregs. Dans notre vie de nomades, la nature est importante. C’est une vie complètement différente par rapport à la ville, où il y a du béton, des voitures et la police partout. Ici, aux Lentillères il y a des arbres partout, de la nature, des fleurs. C’est beau. On peut
regarder le ciel, les étoiles, la lune. Ça crée un lien avec là d’où l’on vient [25] . » À
Villetaneuse
(Seine-Saint-Denis),
l’association
L’Autre
Champ [26] associe cinéma local et agroécologie. Ses cinq salariés organisent cultures potagères, distribution de plants, partage solidaire de légumes et de fruits, cycles de projection de films et ateliers de pratiques audiovisuelles sur un petit rectangle de terre, au bord du tramway, dans un quartier de logements sociaux. Auparavant, le site était une décharge. Des habitantes et habitants listent ce que le « jardin qui fait du bien [27] » a changé dans leur vie. Des femmes témoignent : « C’est un lieu de refuge pour moi, vu que j’étais mariée. Ça n’allait pas du tout dans ma vie de couple. En habitant dans un tout petit appartement, c’était un tout petit peu compliqué. À chaque fois que j’avais besoin de prendre de l’air, besoin de parler, de me confier à quelqu’un, je venais, je me tournais vers le jardin. Ça me permet d’oublier mes soucis et de continuer la vie. » À Besançon, en avril 2022, deux maraîchères s’installent sur un terrain improbable : une parcelle coincée entre deux routes, où la municipalité voulait construire un immeuble. Autour s’étendent les jardins des Vaîtes, une zone historique de potagers ouvriers, de serres horticoles, d’agriculture urbaine jusque dans les années 1970, peu à peu délaissée, en contrebas de quartiers populaires. La zone maraîchère est menacée de perdre plusieurs hectares de terres fertiles au profit d’un écoquartier
voulu
par
la
mairie.
En
reconversion
professionnelle, les deux jeunes femmes sont soutenues par un
réseau de foyers qui leur ont préacheté des paniers de légumes – l’AMAPirate. Des oignons et des pommes de terre sont plantés au printemps 2022, lors de cette « prise de terres ». C’est un acte militant de résistance collective au bétonnage des terres fertiles en ville [28] . Un dimanche de juillet 2021. Plusieurs personnes vont passer la nuit sur la JAD, les parcelles occupées à Aubervilliers pour en empêcher la destruction [29] . À la fin du repas collectif, sous les étoiles, trois musiciens sont venus de Montreuil pour jouer du banjo, de la mandole et de l’oud à la gloire des jardins et des agitations potagères. Au matin, une fois les tours de garde terminés et le micro-pont-levis levé, une mère et ses trois enfants s’approchent de la cuisine : de jeunes guérilleros urbains partagent leurs meilleures recettes de « cacatov », ces bouteilles d’excréments et de purin à lancer sur les boucliers de la police. La famille, originaire de Tizi-Ozou, en Algérie, vit dans le quartier depuis dix ans. C’est le petit garçon qui a poussé la porte des jardins : il était venu les visiter avec sa classe de maternelle, il y revient un petit pot à la main. Un plant de tomate a commencé d’y pousser, il veut le mettre en terre. Si des parcelles deviennent disponibles, la jeune femme aimerait y jardiner. Au bled, sa famille a des vaches ; pas besoin d’acheter de légumes, on y cultive soi-même des fèves et des oignons.
Et maintenant ?
Des émeutes se fomenteront-elles un jour pour ensemencer la ville et planter les quartiers populaires de forêts ? On n’en est pas encore là dans les métropoles de l’Hexagone. Mais d’innombrables liens se tissent entre les mondes du vivant végétal et les populations urbaines. L’ancienne revendication du « droit à la ville » d’Henri Lefebvre [30] dispose aujourd’hui d’un nouveau vivier de pratiques où puiser et se recharger en demandes politiques ainsi qu’en imaginaires.
Bibliographie À lire : Henri LEFEBVRE, Le Droit à la ville, Anthropos, Paris, 1968. Flaminia PADDEU, Sous les pavés, la terre. Agricultures urbaines et résistances dans les métropoles, Le Seuil, Paris, 2021. Florence WEBER, L’Honneur des jardiniers. Les potagers dans la France du XXe siècle, Belin, Paris, 1998.
Notes du chapitre
[1] ↑ Entretien, 3 mai 2022. [2] ↑ Comme le formule le beau titre du livre de la géographe Flaminia Paddeu : Sous les pavés, la terre (Le Seuil, 2021). [3] ↑ Projet de l’association A4, qui veut développer un réseau d’accueil et de formation dans des fermes. [4] ↑ Flaminia Paddeu, Sous les pavés, la terre. Agricultures urbaines et résistances dans les métropoles, Le Seuil, Paris, 2021, p. 15. [5] ↑ Flaminia Paddeu, Sous les pavés, la terre, op. cit. Les chiffres cités ici en sont extraits. Elle développe cette idée dans son introduction, notamment p. 19 et 20. [6] ↑ Stéphane Tonnelat, « Comment le Triangle de Gonesse devint une ZAD », Métropolitiques, mise en ligne le 25 février 2021. [7] ↑ « Tu vois là sous mon jardin, ce sera les quais du métro. Paroles de jardinier·e·s d’Aubervilliers et Pantin », brochure de soutien à la JAD, printemps 2021. [8] ↑ Entretien, le 10 avril 2021. [9] ↑ Rencontres Reprise de terres, ZAD de Notre-Dame-des-Landes, août 2021. [10] ↑ Lors d’un open mic pendant les rencontres Reprise de terres, sur la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, août 2021. [11] ↑ Lancement des Rencontres des espaces d’écologie populaire, Montreuil, le 13 février 2021. [12] ↑ Principes fondateurs des Rencontres des Espaces d’écologie populaire d’Îlede-France, 2021. [13] ↑ Yannick Sencébé, « Appartenir à un lieu qui ne vous appartient pas. L’expérience du quartier libre des Lentillères à Dijon », in Gérard Peylet et Hélène Saule-Sorbe (dir.), L’Appartenir en question. Ce territoire que j’ai choisi, Maison des Sciences de l’Homme d’Aquitaine, Pessac, 2014. [14] ↑ Jade Lindgaard, « À Saclay, la guerre de deux mondes », Mediapart, mise en ligne le 30 juillet 2021. [15] ↑ Voir la contribution de Léna Balaud, Antoine Chopot et Allan Wei dans cet ouvrage. [16] ↑ Jade Lindgaard, « Ségolène Darly : “Le Grand Paris entre en tension avec la protection des terres agricoles” », Mediapart, mise en ligne le 8 octobre 2021.
[17] ↑ Geneviève Pruvost, Quotidien politique. Féminisme, écologie, subsistance, La Découverte, Paris, 2021. [18] ↑ Voir le Point presse « Lignes 17 et 18 du GPE : gouffre financier, insécurité alimentaire, scandale climatique. Arrêtons les dégâts ! » sur le site du Collectif pour le Triangle de Gonesse, mise en ligne le 9 avril 2022. [19] ↑ Gilles Billen, Julia Le Noe, Luis Lassaletta et Vincent Thieu, « Et si la France passait au régime “bio, local et demitarien” ? Un scénario radical de sobriété alimentaire et d’autonomie protéique et azotée pour l’agriculture et l’élevage », Le Demeter, 2017, disponible en ligne. [20] ↑ L’urbanisme transitoire désigne la location de bâtiments délaissés ou en passe d’être détruits à des associations, des artistes ou des artisans, par des bails temporaires, avant de céder la place à des opérations de promotion immobilière ou d’aménagement urbain. [21] ↑ La gentrification désigne l’arrivée dans un quartier populaire de nouveaux habitants, mieux dotés en capital culturel et parfois aussi en capital économique. Quand ces quartiers font l’objet de politiques de revalorisation, la hausse des prix de l’immobilier en chasse les habitants pauvres ou plus assez riches pour y habiter. [22] ↑ Emmanuel Bonnet, Diego Landivar et Alexandre Monnin, Héritage et fermeture. Une écologie du démantèlement, Divergences, Paris, 2021. [23] ↑ Entretien, 3 mai 2022. [24] ↑ Yannick Sencébé, « Appartenir à un lieu qui ne vous appartient pas. L’expérience du quartier libre des Lentillères à Dijon », loc. cit. [25] ↑ Jade Lindgaard, « Aux Lentillères, des légumes et des luttes », Mediapart, mis en ligne le 6 mars 2020. [26] ↑ De nombreuses informations sont disponibles sur leur site Internet, autrechamp.fr. [27] ↑ Titre du film de Samuel Lehoux, Un jardin qui fait du bien, L’Autre Champ, 2021. [28] ↑ « À Besançon, 400 personnes occupent une parcelle menacée et y installent une AMApirate ! », Les soulèvements de la Terre, mise en ligne le 2 avril 2022. [29] ↑ La JAD sera finalement évacuée par la police le 2 septembre 2021. [30] ↑ Henri Lefebvre, Le Droit à la ville, Anthropos, Paris, 1968.
Liberté de circuler, droit de respirer. Pour une écologie populaire Cofondatrice populaire
de
Fatima Ouassak
Verdragon,
maison
de
l’écologie
D’Afrique, le roi Kapist fait venir dans les cités de SeineSaint-Denis des milliers de dragons. Il les fait travailler dans les forges et en tire profit. Le travail des dragons est précieux. Mais que faire de leurs enfants ? Le roi Kapist les élève dans des cages étroites, les nourrissant de steaks d’animaux torturés, enrobés de sucre. Ça les rend malades mais, leur répète le roi Kapist, ils n’ont que ce qu’ils méritent. Les enfants dragons n’ont pas le droit de sortir, pas d’horizon, ils passent tout leur temps isolés face aux murs ou aux écrans. Le roi Kapist ne manque jamais l’occasion de les insulter : « Bande de vauriens, vous n’êtes pas des dragons, vous êtes des sales rats, des serpents, des loups, des renards et des lapines. » Dans les écoles, le roi Kapist dresse les dragons de manière à ce qu’ils se dirigent vers les métiers de service ou la domesticité. Il en tire profit. Le travail des dragons est toujours aussi précieux. Mais que faire de leurs enfants ? Le roi Kapist leur met des
coups sur la tête. Si les dragons se parlent entre eux librement, c’est un coup sur la tête. Si les dragons circulent dehors librement, c’est un coup sur la tête. Parfois le coup est trop fort et le petit dragon meurt asphyxié, paix à son âme. Parfois c’est le coup de trop, les dragons crachent alors toute leur tristesse et leur colère contenues. Et le feu est magnifique, il vient de loin. Les flammes lient les dragons dans un seul cri : on veut respirer, on veut prendre la mer, on veut être libres ! Mais la fête ne dure pas, le roi Kapist envoie la troupe, il éteint le feu : malin, il promeut deux ou trois dragons sous-chefs du divertissement, il leur jette trois pièces et une médaille en échange de leur collaboration. Surtout, le roi Kapist isole encore plus tous les autres dragons et organise leur mise en concurrence. Le dragon devient un loup pour le dragon et l’air est encore plus irrespirable. Les dragons se meurent. Le monde – ce monde-là – est déjà invivable.
L
e système raciste trie, en fonction de leur couleur de peau,
les humains qui ont le droit de circuler librement dans l’espace public et d’y respirer. Dans les quartiers populaires, ce système produit à la fois de la pollution atmosphérique et des violences policières. C’est un même système oppressif qui détruit la nature et les humains.
Le droit de respirer pour les classes populaires et issues de l’immigration postcoloniale Dans les périphéries des grandes métropoles françaises, dont une grande partie des habitants appartiennent aux classes populaires et sont les descendants de l’immigration postcoloniale, on respire mal. Les enfants respirent mal, à cause de la pollution atmosphérique. On le sait maintenant, la pollution de l’air est la deuxième cause de mortalité sur la planète : l’Organisation mondiale de la santé (OMS) parle de sept millions de morts par an. En France, elle est à l’origine de cinquante à cent mille cancers du poumon mortels par an mais aussi d’accidents vasculaires cérébraux (AVC), et d’infarctus. On le sait peut-être moins, en France les enfants sont plus vulnérables aux pollutions atmosphériques et parmi eux, ceux des classes populaires et qui vivent dans les périphéries pauvres des grandes villes sont les plus exposés. La pollution de l’air est une question de territoire, mais c’est aussi une question de classe et de race, notamment parce que les populations descendantes de l’immigration ouvrière et postcoloniale vivent concentrées dans les territoires les plus pollués et que l’accès aux soins de bonne qualité est discriminatoire.
En 2021, le Fonds des Nations unies pour l’enfance (Unicef) et le Réseau Action Climat publient un rapport sur les liens entre pauvreté et vulnérabilité des enfants à la pollution de l’air extérieur. Le rapport montre qu’en France, plus de trois enfants sur quatre respirent un air pollué. Ils sont en effet plus exposés à la pollution atmosphérique – causée en grande partie par le transport routier – dans les villes, où ils vivent en majorité : ils respirent plus près des pots d’échappement, ils respirent plus d’air et leur système immunitaire respiratoire est moins développé que celui d’un adulte. On apprend par ailleurs dans ce rapport qu’à Paris (où l’air est pollué dans tous les quartiers), les habitants les plus pauvres risquent trois fois plus de mourir d’un épisode de pollution que les habitants les plus riches. Les enfants de classe populaire subissent donc particulièrement les conséquences graves de la pollution de l’air : asthme, maladies respiratoires, diabète, syndromes dépressifs, etc. Les classes populaires ne peuvent pas se soustraire à de mauvaises conditions de vie faute de ressources suffisantes et sont donc susceptibles de cumuler plusieurs expositions néfastes : qualité de l’air dans les appartements dégradée, moins d’espaces verts, etc. Les enfants peuvent d’autant moins se soustraire à ces pollutions qu’ils vivent dans des quartiers moins desservis par les transports en commun ; par conséquent, la mobilité y est plus faible qu’ailleurs. Disons qu’ils ne voient que rarement la mer et ne vont pas respirer l’air frais de la campagne trois jours par semaine comme peuvent le faire les familles qui vivent dans les grandes métropoles mais qui ont une maison à la campagne. Par
ailleurs, la pollution de l’air se combine à d’autres pollutions et inégalités sociales : plus fortes expositions au bruit et à la chaleur, alimentation industrielle de mauvaise qualité, faible accès aux soins, etc. Il s’agit là fondamentalement d’une atteinte aux droits de l’enfant, au droit à la santé, donc au droit de respirer un air non pollué
et
au
droit
d’être
protégé
face
aux
violences
environnementales… Surtout celles qu’on peut éviter.
Des décisions politiques responsables de ces discriminations Pour l’Unicef et le Réseau Action Climat, les pouvoirs publics sont responsables de l’insuffisance de la réduction d’émissions de dioxyde d’azote et de particules fines. Surtout, l’Unicef dénonce le fait que les politiques de lutte contre la pollution de l’air poursuivent avant tout un objectif sanitaire de diminution des
concentrations
de
polluants
atmosphériques,
sans
considérer la distribution des bénéfices sanitaires de ces mesures en fonction de la classe sociale et de l’âge. Or les inégalités en la matière sont spectaculaires. On peut même considérer que ces politiques sont menées exclusivement
du
point
de
vue
des
catégories
socio-
professionnelles favorisées, et pas du tout du point de vue des
classes populaires – encore moins du point de vue des enfants des classes populaires. Plus que d’inégalités, il s’agit d’injustices. Pourquoi les arguments en faveur de l’enfouissement de l’échangeur autoroutier de Nanterre, dans les Hauts-de-Seine, avancés dès le début des années 2000 n’ont pas été mobilisés pour enfouir aussi l’échangeur autoroutier de Bagnolet ? Pourquoi, pendant que Paris reprend sa respiration, Bagnolet à quelques mètres s’étouffe ? C’était le slogan de la campagne commune du syndicat de parents Front de mères et du mouvement citoyen Alternatiba à l’occasion de la « Journée sans voitures » à Paris en septembre 2021. À quelques mètres près, on ne respire en effet pas de la même manière et les conséquences sur l’espérance de vie ne sont pas les mêmes. Cette différence découle de décisions politiques prises pour chaque territoire local, en fonction des habitants. Dans les quartiers populaires, on considère souvent que les personnes n’ont aucun pouvoir politique, comme si elles étaient souscitoyennes et que leurs vies ne valaient pas grand-chose. Dans les quartiers populaires de Bagnolet par exemple, le désastre climatique est, certes, subi comme dans les quartiers pavillonnaires avoisinants. Mais l’air y est encore plus irrespirable parce les pouvoirs publics ont décidé d’y concentrer du béton, de ne pas végétaliser, de réduire les espaces de jeux, de parcelliser et privatiser l’espace public, de ne même pas mettre en place de brumisateurs à l’occasion des pics de chaleur, d’y réduire encore les services publics (notamment de santé), etc.
L’air est irrespirable, les conditions de vie sont littéralement insupportables mais une frange du personnel politique ose quand même criminaliser les jeunes qui ouvrent les bouches d’incendie pour faire couler un peu d’eau dans leur quartier tout de béton vêtu…
Violences environnementales, violences policières Dans les quartiers populaires, nos enfants peuvent mourir de l’air pollué qu’ils respirent. Mais ils risquent aussi de mourir asphyxiés sous le poids de trois gendarmes. Si nos enfants respirent mal, c’est aussi à cause des violences policières. Une enquête du défenseur des droits publiée en 2017 a montré que les jeunes non blancs ont vingt fois plus de risques d’être contrôlés par la police que les blancs. L’État français a déjà été condamné
pour
contrôles
policiers
racistes
et
il
est
régulièrement épinglé par la Cour européenne des droits de l’homme sur le sujet. C’est donc officiel et documenté : les contrôles relèvent du racisme systémique qui structure le quotidien des enfants des quartiers populaires. Et les violences policières ont lieu principalement pendant ou à la suite d’un contrôle policier. Les jeunes habitants des quartiers populaires ont donc plus de risques que les autres d’être gardés à vue, insultés, frappés, violés, tués par la police. Les journalistes du
média en ligne Basta ! ont répertorié 746 morts entre les mains de la police de 1977 à 2020. Quasiment tous non blancs. Très souvent, les syndicats de police, relayés par les médias mainstream, expliquent que le jeune blessé ou tué par des policiers n’avait pas à être là et qu’il a cherché à fuir. Et quand bien même, doit-on mourir pour avoir tenté de fuir un contrôle de police que l’on sait violent ? En France, concrètement, la peine de mort n’a pas été abrogée pour les descendants de l’immigration postcoloniale. Les violences policières sont d’abord une atteinte à la liberté de circuler dans l’espace public, une atteinte au droit d’y exister. Il s’agit de réduire les libertés de celles et ceux qui sont perçus comme une menace potentielle. C’est une politique qui cherche à maintenir sous contrôle la jeunesse racisée des classes populaires, à la mater en la terrorisant. L’objectif est de les dissuader de sortir dans la rue en cherchant à casser chez eux toute résistance et à les résigner au sort qui leur est réservé. Leur conscience d’un territoire commun est cassée ainsi que le sentiment d’y être chez soi : « Tu ne vaux rien, tu viens de nulle part, tu n’es pas ici chez toi. » Il ne s’agit ni de bavures, ni de phénomènes marginaux mais d’une politique inscrite dans l’histoire coloniale qu’est l’histoire de la France. Un monde où nous n’aurons plus peur de laisser nos enfants jouer dehors, à cause de la présence d’hommes en uniforme munis d’armes ou de la pollution, peut advenir par la mise en
œuvre d’un projet écologiste, si celui-ci défend réellement les valeurs de justice et les libertés fondamentales.
La nécessaire radicalité d’une écologie populaire Le projet écologiste dans les quartiers populaires doit être radical : ce n’est pas rien de mettre hors d’état de nuire le racisme qui structure l’ensemble de la société depuis des siècles. Le racisme remet en question la dignité humaine de millions de personnes en France. Rien d’étonnant à ce que les habitants racisés des quartiers populaires n’ouvrent pas la porte quand on vient leur parler de sauver la biodiversité, protéger telle ou telle espèce animale, alors que le procès des représentants de l’État qui se sont assis sur un jeune homme de 24 ans, feu Adama Traoré, est toujours attendu. Pas de résignation. Il n’y a pas de fatalité à la pollution de l’air, pas de fatalité aux violences policières. La question est stratégique : comment faire pour que l’air que respirent nos enfants ne soit pas pollué au point de les rendre malades et de les tuer à petit feu ? Comment faire pour que la police arrête de terroriser nos enfants ? Dans les deux cas, il ne s’agit pas de dysfonctionnement ou d’accident. Dans les deux cas, il s’agit de questions et de choix politiques.
Une lutte politique peut changer cet état de fait, des vies peuvent être sauvées. Un pied dans l’institution, en tant que parents délégués au sein de l’école par exemple, un pied dans la lutte autonome, au sein de nos collectifs, avec comme objectif opérationnel un monde plus respirable pour les enfants, où ils peuvent
circuler
librement,
joyeusement,
de
manière
insouciante. Stratégiquement, lier la lutte pour le climat et la lutte contre les violences
policières
(deux
cultures
politiques
jusque-là
différentes et isolées) peut faire levier, pour un seul combat contre les injustices, dans le cadre d’un seul projet écologiste. C’est important, dans un contexte politique où l’extrême droite monte en puissance, de lier nos luttes de libération féministes, antiracistes,
contre
les
violences
policières,
contre
la
criminalisation des personnes migrantes, et de se retrouver sur un même front pour l’égalité, la justice, le respect de la dignité humaine et du vivant. Pour la marche « On veut respirer ! » à Beaumont-sur-Oise en juillet 2020, menée par Alternatiba et le Comité Adama, le Front de mères avait fait le lien entre les deux organisations à travers l’appel à la marche : un appel à lier, politiquement et stratégiquement, les enjeux de lutte contre les violences policières
et
les
enjeux
de
lutte
contre
la
pollution
atmosphérique comme un seul enjeu de justice. En voici un extrait :
Le système raciste trie les êtres humains qui ont le droit de circuler librement dans la rue en fonction de leur couleur de peau. Un système qui trie les êtres humains qui ont le droit de respirer, et vivre. Un système qui détruit la nature et les humains. C’est ce système inégalitaire et injuste, basé sur des rapports de dominations et d’oppressions, que nous refusons. On veut respirer, partout, toujours. Dans nos quartiers, dans nos rues, dans nos vies. On veut respirer, et pour ça, nous exigeons le respect de nos libertés fondamentales. Celles de circuler librement dans l’espace public sans y être entravé par des contrôles d’identité et un quadrillage policier, celles de manifester. On veut respirer et pour ça, nous refusons d’être chassés de l’espace public de nos rues et de nos quartiers, nous refusons d’être assigné à résidence. Nous refusons d’être les victimes d’un système qui nous place en première ligne des injustices et de la pollution.
Quel projet écologiste pour un monde plus respirable dans les quartiers populaires ?
Dans la continuité de ce travail d’alliance des luttes, a été ouverte Verdragon, la première maison de l’écologie populaire à Bagnolet, portée par le Front de mères en partenariat avec Alternatiba. En un an, nous avons déjà réussi, après plusieurs actions autour de l’échangeur autoroutier, à imposer la question dans le débat public local : des élus ont enfin organisé des réunions publiques, la question est devenue un enjeu électoral. C’est une grande réussite. En
complémentarité
avec
ces
actions
militantes,
nous
travaillons aujourd’hui à un projet d’éducation populaire contre la pollution de l’air, à partir des parcours des enfants en ville : faire en sorte que d’un point A à un point B, ils puissent circuler tranquillement, qu’ils ne soient pas gênés par les pollutions, mis en danger à cause des voitures, etc. Nous travaillons à une sorte de ville des enfants, pour reprendre la chanson d’Anne Sylvestre, nous défendons le droit pour les enfants de respirer un air sain, de jouer dehors, de ne pas être assignés dans des appartements eux-mêmes pollués, de circuler librement, d’être insouciants. Nous comptons bien en finir avec les voitures – mais en travaillant aux alternatives, du point de vue des classes populaires et des enfants. Car ce qui ne se fait pas pour eux, de leur point de vue, se fera contre eux, à coups de taxes et d’inégalités supplémentaires. Nous comptons bien en finir avec les violences policières et pour ça, Verdragon est un petit miracle en termes de
réappropriation du territoire – on est ici chez nous – et de réappropriation du pouvoir politique – et on y est debout ! Car exister politiquement aujourd’hui, c’est exister politiquement sur un territoire, mener des luttes à partir et ancrées dans un territoire. Contre les violences policières, il faut se réapproprier l’espace, mètre carré par mètre carré. Contre l’assignation à résidence, ne pas se laisser étouffer chez nous. Il faut agir pour des services publics non répressifs, pour des écoles de secteur de qualité, pour du beau dans les quartiers populaires – on y a droit aussi aux vastes espaces où les enfants peuvent jouer, où ils peuvent voir le soleil se coucher. Pour exister dehors, pour avoir de l’espace, beaucoup d’espace, tout l’espace dont on a besoin pour respirer, s’étirer, courir partout, rire et crier. Le projet écologiste dans les quartiers populaires doit nous permettre de casser les fatalités apparentes, en élargissant nos savoirs, nos horizons, en reprenant au système capitaliste du pouvoir et de l’espace. Il doit nous encourager à repenser notre responsabilité vis-à-vis de nos enfants et plus largement des générations futures : non pas comme facteur de culpabilisation – la peur et la honte de mal faire et d’être pointés du doigt –, mais comme facteur de réappropriation du pouvoir que l’on a sur leur devenir. Les cultures de l’exil et de l’immigration sont des cultures de résistance. Ces outils de libération ancrés dans notre histoire restent en grande partie inemployés. Les transmettre au sein même des quartiers est un enjeu essentiel.
Et maintenant ? Les dragons ont réussi à échapper au contrôle du roi Kapist, ils se retrouvent face à la mer, à palabrer : nous ne sommes pas si faibles, il n’est pas si fort, et nous méritons de vivre dignement ! Durant toute la nuit, les dragons discutent stratégie, font des calculs et des cartes. Au petit matin, ils parviennent enfin à élaborer un plan pirate : immense incendie ou petits feux, ce sera la révolution ! De retour dans les cités, les dragons appliquent le plan, méticuleusement. C’est un beau brasier. Et un succès : le roi Kapist s’effondre calciné. Enfin libres, les dragons, les rats, les serpents, les loups, les renards et les lapines prennent la mer, et reviennent parfois dans les cités danser tous ensemble autour du cerisier.
Bibliographie À lire : UNICEF et RÉSEAU ACTION CLIMAT, « Pauvreté des enfants et pollution de l’air : de l’injustice sociale dans l’air », rapport,
octobre 2021. Rachida BRAHIM, La Race tue deux fois. Une histoire des crimes racistes en France (1970-2000), Syllepse, Paris, 2021. Assa TRAORÉ avec Elsa VIGOUREUX, Lettre à Adama, Le Seuil, Paris, 2017.
La démocratie sociale au secours du vivant Philippe Boursier Professeur de sciences économiques et sociales
Il serait illusoire d’espérer contenir les dévastations éco- logiques qui s’accélèrent sans transformer radicalement, rapidement et à toutes les échelles, les modes de production qui les engendrent. L’impératif d’agir vite, partout dans le monde, donc d’assumer les inévitables conflits avec d’autres intérêts – attachés à l’extractivisme, aux activités carbonées et polluantes, aux productions matérielles inutiles –, crée une équation stratégique inédite, que les appels à la conversion des consciences individuelles ne peuvent résoudre. Sur quels leviers d’action collective, sur quels conflits – et contre quels adversaires – faut-il s’appuyer pour changer la donne ? Comment peuvent se fédérer les forces socio-écologistes susceptibles de transformer radicalement les rapports de forces cristallisés dans l’organisation matérielle des sociétés humaines et les relations qu’elles nouent au sein du vivant ? Comment accomplir les mutations structurelles vitales à un rythme suffisamment rapide pour contenir et atténuer
les processus destructeurs en cours et éviter leurs emballements ?
« Que la CGT fasse l’action nécessaire pour que tous ces produits nocifs et toxiques soient visés dans la loi et que, dans tous les cas, l’usage du blanc de céruse soit absolument proscrit pour tous les travaux de peinture. Elle fait appel au concours de toutes les corporations et propose d’avoir recours à l’action directe et même au sabotage si l’impuissance de l’intervention légale est constatée. » Motion de la Commission des maladies professionnelles au Congrès de 1906 de la Confédération générale du Travail (CGT) [1] .
D
ans les mouvements d’écologie politique, ces questions reçoivent des réponses multiples qu’on pourrait classer
selon un dégradé allant des positions les plus légitimistes – il faut transformer la production « par le haut », c’est-à-dire à partir des institutions et depuis les États démocratiques – aux positions les plus radicales appelant à faire sécession et à multiplier les lieux susceptibles de propager une vaste subversion écologique des pratiques économiques dominantes. Mais ces deux stratégies, celle de la prise du pouvoir politique et celle de l’« archipel », n’ont-elles pas en commun de minorer le rôle de la démocratie sociale et des contre-pouvoirs du monde du travail dans les révolutions écologiques de la production qu’il faut mener à bien ?
La démocratie parlementaire pour bifurquer ? La stratégie de transformation écologique consistant prioritairement à prendre appui sur les institutions de la démocratie politique a toutes les apparences du pragmatisme : en France, par exemple, un parlement démocratiquement élu, rallié à la nécessité d’une vaste bifurcation écologique, disposerait de multiples leviers pour modifier profondément l’appareil de production mais également les modes de consommation et de déplacement, à travers l’extension des services publics (transports collectifs, eau, Office national des forêts, etc.), une fiscalité écologique taxant le patrimoine physique et financier qui pollue, l’investissement public visant notamment à économiser l’énergie et à sortir des fossiles et du nucléaire, la rénovation écologique des logements sociaux, la réorientation des subventions agricoles vers la production locale et l’agroécologie, l’organisation de la relocalisation et la reconversion d’une partie des activités industrielles, etc. Une telle majorité parlementaire pourrait en outre peser sur les négociations internationales et agir pour une meilleure prise en compte de la dette écologique des pays les plus anciennement industrialisés. Néanmoins, de multiples obstacles se dressent devant cette stratégie de bifurcation écologique conduite au moyen de la seule conquête du Parlement. Tout d’abord, celle-ci demeure
incertaine alors même que l’impératif d’une action publique, ample et immédiate, se fait chaque jour plus impérieux. Du reste, l’expérience des insécurités multiples et des inégalités exacerbées par les dévastations écologiques n’engendre pas mécaniquement la formation de majorités électorales acquises à un programme écologiste ; elle peut aussi être retraduite dans la logique du ressentiment et capitalisée, par exemple, par des forces xénophobes [2] . Un autre obstacle tient aux difficultés des institutions à conduire des politiques écologiques détachées des calculs politiques de court terme et des échéances électorales. Pour délier les politiques publiques écologiques des retournements électoraux
et
pour
accroître
leur
efficacité,
l’idée
de
constitutionnaliser une partie de leurs objectifs fait son chemin [3] . Jorgen Randers, l’un des coauteurs du rapport Meadows en 1972 [4] , préconise, lui, de créer dans chaque pays une petite assemblée entièrement dédiée au long terme, disposant d’un pouvoir de veto pour annuler les décisions publiques tendant à aggraver l’effet de serre. Mais, pour mobiliser
largement
et
durablement
les
citoyens,
ces
ajustements institutionnels ne doivent-ils pas d’abord être intégrés à une visée beaucoup plus large de démocratisation de la démocratie ? Une
stratégie
de
transformation
socio-écologique
principalement tournée vers la conquête du pouvoir politique peut également participer d’une vision trop idéaliste ou trop juridique de ce qu’on appelle l’État, majorant les marges de
manœuvre dont disposent ceux et celles qui sont portés à la tête des institutions. L’État n’est réductible ni à un ensemble d’administrations visant la satisfaction d’un « intérêt général », ni à un « appareil » pouvant aisément être réorienté par la puissance partisane qui en prend la direction. C’est un champ de luttes et de forces (elles-mêmes imbriquées dans les luttes entre les groupes sociaux) qui ne cessent pas d’exister avec l’avènement d’une nouvelle majorité politique. Dans les sociétés contemporaines
très
différenciées,
l’État
est
également
perméable aux rapports de forces propres à des champs sociaux très divers. En France, par exemple, les politiques sectorielles ne sont pas seulement déterminées par les « élus du peuple » : elles sont aussi orientées par des transactions collusives – nouées à l’écart des arènes parlementaires – qui engagent des réseaux technocratiques multiples et des intérêts économiques dominants distincts, dans des domaines aussi différents que ceux de l’énergie, du BTP ou de l’agro-industrie. En conséquence, la conduite d’une politique de bifurcation écologique
engage
nécessairement
la
rupture
des
liens
initialement tissés avec les groupes de pression productivistes qui « habitent » l’État – ce qui suppose de fonder au sein de chaque secteur de nouvelles alliances permettant de construire des rapports de forces favorables à ces ruptures. Une politique agricole écologiste aurait, par exemple, tout intérêt à cliver le monde agricole, notamment par la réorientation des aides, dissociant ainsi les petites et moyennes paysanneries des lobbies agro-industriels et des organisations productivistes qui les soutiennent.
Une autre limite des stratégies principalement parlementaires de transformation écologique tient aux logiques du champ politique lui-même, qui peuvent aussi happer les formations partisanes écologistes. La nécessité de composer des majorités avec des partenaires inégalement acquis à un programme socio-écologiste, ainsi que les logiques de professionnalisation qui transforment les élus et leur rapport à leurs mandants, sont de puissants ressorts de reclassements politiques et de conversion à l’« ordre des choses ». La stabilisation d’un personnel politique largement issu des classes moyennes ou supérieures participe, en outre, à la désaffection électorale des classes populaires et à leur relatif éloignement des institutions représentatives. Les ouvriers et les employés, qui regroupent environ
la
moitié
de
la
population
active
en
France,
représentaient moins de 5 % des députés de l’Assemblée nationale élue en 2017. Une stratégie réaliste de transformation écologiste des modes de production dominants doit donc prendre continûment appui sur des forces sociales extra-parlementaires hétérogènes et sur une démocratie sociale qui inclut pleinement les mobilisations des classes populaires et l’engagement des contre-pouvoirs liés au monde du travail.
Les luttes écologistes du mouvement ouvrier : une histoire invisibilisée Les luttes écologistes des salariés forment un pan invisibilisé de l’histoire du mouvement ouvrier. Les travaux d’histoire environnementale montrent cependant que le monde du travail s’est
très
tôt
mobilisé
dans
des
conflits
socio-
environnementaux, bien avant que le terme d’écologie soit inventé et popularisé [5] . Pendant la révolution industrielle, le consentement des riverains et des travailleurs à la pollution des usines est difficilement extorqué par les États et par les propriétaires de la grande industrie. En 1855, par exemple, dans la région de la basse Sambre en Belgique, l’armée tire sur la foule qui tente de détruire une fabrique de soude et d’acide sulfurique suspectée d’anéantir les récoltes de pommes de terre [6] . En France, dans la seconde moitié du XIXe siècle, les corporations ouvrières dénoncent les pollutions chimiques au travail qui ruinent la santé des travailleuses et des travailleurs. Un congrès socialiste organisé par la Bourse du travail de Lyon en 1894 réunit plus de soixante chambres syndicales et demande l’« interdiction de l’emploi de tout procédé industriel reconnu irrémédiablement nuisible à la santé des travailleurs » et que soit reconnue la « responsabilité civile et pénale des employeurs en matière d’accidents du travail et de maladies professionnelles » [7] . En 1891, les allumettières fondent la
Fédération
nationale
des
ouvriers
et
ouvrières
des
manufactures d’allumettes de l’État qui, dès son congrès fondateur, exige l’interdiction du phosphore blanc ; en l’espace de quatre années, elles impulsent trois grèves, sans obtenir satisfaction. Cependant, dans le sillage de la loi de 1898 sur les accidents du travail, une logique distincte de la prévention a prévalu dans le domaine de la santé au travail : la réparation. Ce compromis – qui permettait aux syndicats de mieux faire reconnaître maladies et accidents professionnels –, reconduit et prolongé lors de l’institution de la Sécurité sociale en 1946, a perduré jusque dans les années 2000. Dans l’intervalle, la poursuite de certains procédés de production s’est faite au prix de dizaines de milliers de victimes de la silicose et de contaminations chimiques – au plomb, au phosphore, au zinc, etc. Il a fallu attendre les années 1970 et le scandale de l’amiante pour que reviennent en force la revendication de l’interdiction des produits toxiques sur les lieux de travail et le refus de donner une valeur marchande à la santé.
Une bifurcation écologique du syndicalisme pour éviter le pire et vivre mieux
Le syndicalisme dominant des pays industrialisés au XXe siècle a généralement pris un tournant productiviste, les syndicats de salariés étant souvent influencés par des partis sociauxdémocrates et communistes ouvertement productivistes. Le compromis fordiste des années 1950-1970 a conforté cette orientation favorable à la croissance en scellant une alliance conflictuelle des directions d’entreprises et des directions syndicales, les unes et les autres trouvant leur intérêt dans la distribution des gains de productivité. L’intensification du travail ouvrier dans les usines, moyennant l’augmentation des salaires réels et du pouvoir d’achat, soutient alors la production et la consommation de masse et un cycle de croissance forte dans les pays industrialisés, aussi exceptionnel sur un plan historique que désastreux sur un plan écologique. Néanmoins, ce récit d’un univers syndical entièrement tenu par les logiques productivistes écrase la diversité des approches des questions environnementales, la pluralité de leurs genèses et des transformations de leurs inscriptions sur des territoires différenciés. En France par exemple, dans les années 1970, des passerelles sont jetées entre des mouvements écologistes et des secteurs du syndicalisme, notamment autour des luttes contre les poisons chimiques répandus par certaines industries ; de même, la CFDT « autogestionnaire », mais minoritaire dans le champ du syndicalisme, rejoint la contestation du nucléaire civil et militaire, à laquelle elle apporte sa contre-expertise. Dans cette période de forte conflictualité sociale, il semble légitime que les salariés contraints de subir l’extorsion de la plus-value pour garantir leur existence matérielle puissent
s’emparer des questions dites du « cadre de vie ». L’historien Renaud Bécot souligne ainsi que, dès 1966, la CFDT du Rhône crée des unions interprofessionnelles de base (UIB) organisées à l’échelle des territoires et ouvertes à des non-salariés, qui permettent de penser la reconversion écologique de certaines productions dans le « couloir de la chimie » de la région lyonnaise. Les mobilisations socio-environnementales sur ces territoires «
témoignent
environnementalisme
de ouvrier,
l’émergence dont
la
d’un première
caractéristique est sa capacité à articuler une intervention dans et hors l’espace de travail [8] ». À partir des années 1980, en France, les luttes écologistes du monde du travail redeviennent moins visibles dans l’espace public du fait, notamment, de l’évolution des rapports de forces de plus en plus défavorables pour les salariés, avec la montée du chômage de masse et l’affaiblissement des organisations syndicales. Cette occultation est, pour partie, consolidée par les représentations de l’écologie diffusées par les partis verts et par des intellectuels qui les influencent. Dans un contexte d’effacement progressif du mouvement ouvrier dans le débat public, s’imposent ainsi des approches de l’écologie politique très éloignées des préoccupations ouvrières, où la conflictualité inhérente aux rapports économiques est euphémisée, ou bien perçue comme relevant de luttes propres à un univers productiviste. La dévaluation symbolique de l’engagement syndical et des dimensions écologiques des luttes ouvrières s’inscrit aussi dans
l’invisibilisation populaires.
plus
Celle-ci
large
des
repose
mobilisations
notamment
sur
écologistes
la
croyance
ethnocentrée selon laquelle l’écologie est une préoccupation de nantis, croyance pourtant invalidée par de nombreux travaux de recherche. L’économiste catalan et historien de l’environnement Juan Martínez Alier a montré que l’« écologisme des pauvres » est vital pour ceux et celles dont la subsistance
et
la
survie
dépendent
le
plus
de
leur
environnement immédiat et qui sont, par ailleurs, les plus exposés aux pollutions [9] . Dans les pays du Sud global, luttes écologistes et luttes contre la pauvreté peuvent être d’ailleurs étroitement imbriquées, à l’instar des mobilisations impulsées au Brésil par le Mouvement des sans-terre (MST). En France, le peu d’écho suscité par les mobilisations toujours recommencées dans
les
Antilles
contre
le
désastre
sanitaire
et
environnemental provoqué par la chlordécone, un insecticide dramatiquement
toxique
longtemps
utilisé
dans
les
bananeraies, témoigne de la persistance des présupposés qui invisibilisent encore les luttes écologistes et populaires [10] . Ces différents processus d’invisibilisation peuvent se conjuguer avec d’autres formes de mise à distance du syndicalisme dans le champ des écologies les plus radicales. Si dans les années 1970, le militantisme conduisait souvent à l’engagement syndical en milieu
salarié,
notamment
dans
les
usines
et
les
administrations, ce n’est plus le cas aujourd’hui. Dans un contexte d’érosion des protections du statut salarial et de dégradation des conditions de travail, de nouveaux débouchés professionnels, sous des statuts non salariés, deviennent plus
désirables notamment pour les jeunesses militantes écologistes soucieuses de mettre en cohérence leurs convictions, leurs modes de vie et de subsistance dans l’exercice de leur métier [11] . L’immensité des efforts à accomplir et des forces à réunir pour transformer, moins transporter, réduire et mieux partager la production – pour éviter le pire et vivre mieux – invite à conforter les alliances avec les contre-pouvoirs du monde du travail. Ces liaisons entre syndicalistes et écologistes, si souvent mises en œuvre en France avec la Confédération paysanne, ont trouvé une vigueur nouvelle avec, par exemple, la participation de syndicats de salariés aux mobilisations du mouvement climat ou avec, en France, la constitution du collectif Plus jamais ça [12] . Les bouleversements en cours invitent les luttes syndicales dans de nouvelles alliances qui dépassent le cadre de l’entreprise. La mobilisation des salariés de Total Grandpuits en 2021 contre un plan de licenciements menaçant 700 emplois et pour un plan de reconversion écologique a ainsi été soutenue par Greenpeace et les Amis de la Terre. À Toulouse, mouvements éco- logistes et travailleurs des entreprises de l’aéronautique cherchent à penser ensemble les transformations non productivistes possibles de ce secteur industriel.
Et maintenant ?
Le syndicalisme, quand il se pense comme un contre-pouvoir et une alternative, peut être un levier décisif pour dépasser le productivisme et écologiser la production – ou plus précisément la coproduction, toujours réalisée avec les existants non humains. L’action syndicale peut, par exemple, peser sur la relocalisation des activités économiques et de l’emploi, sur les pollutions industrielles touchant tant les salariés que les riverains humains et non humains, sur la création des emplois publics écologiquement utiles ou sur la réduction du temps de travail. Le syndicalisme est également indispensable pour élargir les protections sociales permettant de sécuriser les revenus des personnes travaillant dans les secteurs dont il faut réduire voire supprimer à terme l’activité – comme les énergies fossiles et la filière automobile – et organiser la reconversion. Du reste, le passage à une économie décarbonée et plus économe nécessite de concentrer les investissements sur les activités les moins polluantes et les plus sobres, ce qui invite à imaginer des formes nouvelles de socialisation des activités – telles que le projet de sécurité sociale de l’alimentation [13] – et de l’investissement. De manière plus générale, dans une période
où
le
cumul
des
angoisses
sociales
et
environnementales menace de laisser libre cours à des ressentiments mal maîtrisés, les solidarités et les protections promues par le syndicalisme forment un socle de sécurités sociales, psychiques et matérielles qui peut soutenir l’aspiration à une vie plus inclusive entre les humains et avec les non humains [14] .
Bibliographie À lire : Renaud BÉCOT, « L’invention syndicale de l’environnement dans la France des années 1960 », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, vol. 1, n° 113, 2012, p. 169-178. Joan MARTÍNEZ ALIER, L’Écologisme des pauvres. Une étude des conflits
environnementaux
dans
le
monde,
Les
Petits
Matins/Institut Veblen, Paris, 2014.
Notes du chapitre [1] ↑ Cité par Jean-Claude Devinck, « La lutte contre les poisons industriels et l’élaboration de la loi sur les maladies professionnelles », Sciences sociales et santé, vol. 28, n° 2, 2010, p. 65-93. [2] ↑ Voir sur ce point le chapitre « Le commun des mortels » dans cet ouvrage. [3] ↑ Voir sur ce point le chapitre « Écologiser la démocratie » dans cet ouvrage. [4] ↑ Dennis Meadows, Donella Meadows et Jorgen Randers, Les Limites à la croissance (dans un monde fini), Rue de l’Échiquier, Paris, 2017. [5] ↑ Le mot écologie est proposé en 1866 par le biologiste Ernst Haeckel et prend un sens plus scientifique à la fin du XIXe siècle avec notamment les travaux des botanistes Arthur Tansley et Eugen Warming.
[6] ↑ Julien Marechal, La Guerre aux cheminées. Pollutions, peurs et conflits autour de la grande industrie chimique (Belgique, 1810-1880), Presses universitaires de Namur, Namur, 2016. [7] ↑ Cité par Jean-Claude Devinck, « La lutte contre les poisons industriels et l’élaboration de la loi sur les maladies professionnelles », art. cit. [8] ↑ Renaud Bécot, « Agir syndicalement sur un territoire chimique. Aux racines d’un environnementalisme ouvrier dans le Rhône, 1950-1980 », Écologie & politique, vol. 1, n° 50, 2015, p. 57-70. [9] ↑ Joan Martínez Alier, L’Écologisme des pauvres. Une étude des conflits environnementaux dans le monde, Les Petits Matins/Institut Veblen, Paris, 2014. [10] ↑ Voir la contribution de Patrick Le Moal et de Philippe Pierre-Charles. [11] ↑ Voir Philippe Boursier, « Comment la jeunesse contestataire s’est éloignée des partis (révolutionnaires) et des syndicats », in Daniel Gaxie et Willy Pelletier (dir.), Que faire des partis politiques ?, Le Croquant, Paris, 2018. [12] ↑ Ce collectif d’organisations regroupe notamment la CGT, Solidaires, la FSU, Oxfam, Greenpeace, les Amis de la Terre, Alternatiba, le DAL. [13] ↑ Voir la contribution de Marianne Fischman sur la sécurité sociale écologique dans cet ouvrage. [14] ↑ Voir le chapitre « Le commun des mortels » dans cet ouvrage.
Éléments de politique publique écologique
Gratuité des transports, pourquoi pas ? Marianne Fischman Économiste
C’est peut-être dans le secteur des transports que la proposition sur la gratuité est la plus connue. Elle est aussi la plus controversée. Défendue au nom de la justice sociale et de l’urgence climatique, cette proposition parfois portée par les politiques fait donc parler d’elle au moment des élections municipales et régionales, en particulier en France. Elle est alors reprise par les médias. Mais elle fait aussi l’objet de multiples travaux, qui se réfèrent aux diverses expériences locales pour en évaluer la pertinence en termes de soutenabilité financière, sociale et environnementale. L’enjeu est de savoir si la gratuité des transports collectifs peut inciter à moins ou ne plus utiliser la voiture individuelle, fort chère et fort polluante.
« Aujourd’hui, face à la crise environnementale, beaucoup avancent l’idée que pour réduire l’usage de la voiture en ville, et inciter les habitants à avoir recours aux transports
collectifs, il suffirait de baisser les tarifs, comme si leur prix « élevé » expliquerait leur faible utilisation. On sent là une vision consommatrice, bien éloignée de la réalité des conditions de mobilité des individus. » Bruno Faivre d’Arcier, « Transports collectifs : il y a mieux que la gratuité ! », 2020.
Des réseaux de transports gratuits existent en France et dans le monde
D
e retour de Madrid, où elle a tant apprécié flâner dans le centre-ville interdit aux voitures, Laura peste contre les embouteillages de sa ville. Le bruit, la pollution, le temps perdu, l’énervement lui ôteraient presque le plaisir qu’elle a de retrouver les siens. Depuis quelque temps déjà, elle s’intéressait aux débats sur la gratuité dans les transports collectifs, une mesure proposée par le maire de sa ville. C’est décidé, ce sera son engagement politique cette année : les transports gratuits, ne serait-ce pas la meilleure solution afin d’alléger son budget alloué à ses déplacements pour chercher du travail et un excellent moyen de gagner en qualité de vie ? D’augmenter son pouvoir d’achat et de diminuer particulièrement atmosphérique ?
la
pollution,
tout
Cette proposition semble faire écho au slogan des Gilets jaunes « Fin du monde, fin du mois, mêmes coupables, même combat ». Elle figure dans les contributions au site du grand débat national lancé par Emmanuel Macron fin 2018. Elle a été reprise par des personnalités politiques comme Valérie Pécresse, qui a fait réaliser une étude sur la faisabilité de la gratuité des transports en commun en Île-de-France [1] . Elle est expérimentée dans vingt-neuf villes en France et ailleurs : à Dunkerque depuis le 1er septembre 2018, dès lors plus grande agglomération (88 000 habitants) en Europe où les transports en commun sont gratuits. À Aubagne depuis dix ans, ou encore à Niort. Elle existe de manière partielle à Paris depuis début 2019, pour tous les mineurs scolarisés et les jeunes en situation de handicap jusqu’à leurs 20 ans. Le Luxembourg a été le premier pays européen à rendre les transports publics gratuits sur tout son territoire en mars 2020. Tallin, en Estonie, est la seule capitale et la plus grande ville au monde à l’avoir instauré depuis juillet 2018. L’accès aux réseaux de transport en commun de plusieurs villes du Québec, des États-Unis, du Royaume-Uni, ou encore de la Suède est également gratuit.
L’aberration écologique et économique de la voiture individuelle
La gratuité vise à favoriser un report modal de la voiture individuelle, coûteuse et polluante, vers le transport collectif de voyageurs lorsque celui-ci existe. La voiture est le mode de transport dominant aujourd’hui (sept salariés sur dix vont au travail en voiture aujourd’hui en France [2] ). Pourtant la voiture coûte cher (les coûts de l’essence, de l’assurance, des amendes, de l’achat du véhicule et de son entretien représentent 4 846 euros par an et par ménage en moyenne [3] ). Son usage dangereux, et même mortel (3 244 morts en 2019 en France [4] , coûtant deux milliards d’euros par an en Île-deFrance), est polluant (la voiture est en moyenne deux fois plus polluante que le bus en termes d’émission de CO2) [5] et ce d’autant plus qu’elle est souvent utilisée par une seule personne par trajet dans le cadre des voyages pendulaires (domiciletravail). Enfin, son emprise foncière (parking et chaussée) est considérable (les parkings représentent 0,12 % de la superficie de la France) et plus élevée que celle du transport collectif [6] .
La gratuité des transports collectifs permettrait-elle de réduire la pollution liée à la mobilité ? Comment accroître le taux de remplissage des véhicules de transport en commun et réduire la pollution, donc les coûts
collectifs qu’elle engendre ? La gratuité ? Cette proposition présente l’avantage d’être un instrument d’équité : elle rend la mobilité véritablement soutenable tant du point de vue social qu’environnemental [7] . Et pourtant… Construite par opposition aux défauts de la voiture individuelle, la proposition en faveur de la gratuité des transports collectifs participe d’une représentation de ceux-ci parée de toutes les vertus : non seulement moins polluants, moins chers d’autant plus s’ils deviennent gratuits et inclusifs – pour les plus défavorisés, et qui pourraient l’être pour toutes les personnes qui subissent des discriminations sexistes et sexuelles, validistes ou encore racistes dans l’espace public –, un mode de transport sûr, fiable, rapide et confortable. Vraiment ? La saleté, la lenteur et la moindre accessibilité ne sont-elles pas pour partie la réalité des transports collectifs ? La première mesure indispensable, avant la gratuité, est donc l’investissement massif dans les transports collectifs pour les rendre attractifs. Contrairement à une idée reçue, la gratuité n’entraîne pas la dégradation du service de transport, au contraire. Pour inciter au report modal, des investissements sont indispensables, car c’est lorsque la clientèle diminue que les opérateurs réduisent leur offre et que le service est dégradé. Par ailleurs, à l’encontre d’une deuxième idée reçue, la gratuité n’augmente pas nécessairement les incivilités : lorsqu’il n’y a plus de raison de frauder, elles diminuent mécaniquement. Le contrôle social des autres voyageurs permet également de limiter les incivilités. Enfin, il peut y avoir des caméras de surveillance et des agents de médiation dans les transports
publics. Ce faisant, dernière idée reçue à réfuter, la gratuité ne permet pas toujours de faire des économies sur les moyens de contrôle. Cela peut se vérifier pour les petits réseaux mais pas pour les grands, où les frais de contrôle sont très inférieurs aux recettes des billets. Surtout, proposer la gratuité dans les transports collectifs pour les développer consiste à faire l’hypothèse que le prix payé par l’usager est le facteur déterminant de la mobilité, d’une part, et, d’autre part, du choix modal. Est-ce vraiment le cas ? Le prix de transport n’est pas sans effet sur la mobilité. Certes, le transport n’est jamais demandé pour lui-même. Il constitue toujours une demande dérivée et contrainte : on se déplace pour aller travailler, pour aller sur son lieu de vacances, de loisir, à l’hôpital, etc. Pour les plus riches, le prix ne joue pas sur leur mobilité. Mais pour les douze millions les plus pauvres en France aujourd’hui, le prix a un effet modérateur. L’Union nationale des étudiants de France (Unef) rappelle ainsi que le coût annuel d’un abonnement de transport pour les étudiants en Île-de-France était de 350 euros et entre 325 euros (à Lyon) et 220 euros (à Marseille) en région en 2021, ce qui correspond à une hausse de 0,97 % du coût des transports dans les grandes villes universitaires pour les étudiants non boursiers, soit pour 74,5 % des étudiants, alors même que la précarité étudiante a augmenté, particulièrement avec la crise sanitaire [8] . On peut alors se demander si la gratuité n’inciterait pas plutôt à être davantage mobile : plutôt qu’une incitation au report modal, la gratuité ne produirait-elle pas un surcroît de mobilité ? En Île-
de-France, la moitié des voyageurs supplémentaires en cas de gratuité des transports serait constituée de personnes se déplaçant à vélo ou à pied [9] . À Dunkerque, moins de la moitié des nouveaux usagers du bus viennent de la voiture et la part modale de la voiture n’a diminué que de deux points, passant de 67 % à 65 % [10] . C’est alors le risque de saturation du réseau qui est souvent pointé, d’autant plus élevé sur des lignes déjà en limite de capacité comme en Île-de-France. Surtout, la gratuité n’aurait-elle pas un effet pervers, produire plus de mobilité, donc plus de pollution – qu’elle était précisément supposée freiner ?
Prix, choix du mode de transport et réduction de la pollution : une simple équation ? Proposer la gratuité consiste à faire l’hypothèse que le prix payé par l’usager est le facteur déterminant du choix modal et donc l’élément clé d’un report, au détriment de la voiture individuelle : est-ce bien certain, alors que les transports publics sont aujourd’hui très largement subventionnés ? Ainsi, à Dunkerque, les usagers ne contribuaient qu’à 10 % du financement du réseau de transports en commun avant la mise en place de la gratuité. En Île-de-France, leur contribution monte à 27 % pour le réseau RATP [11] . Ces transports collectifs
sont donc quasi gratuits pour l’usager – même si ce coût peut peser lourdement dans le budget de l’usager – et déjà moins chers que la voiture individuelle – d’autant que plusieurs catégories
de
personnes
bénéficient
généralement
de
réductions sinon de la gratuité comme on l’a vu. Mais il y a d’autres freins. On sait par exemple qu’une raison importante pour laquelle les femmes utilisent la voiture est qu’elles s’y sentent plus en sécurité qu’avec les hommes dans les transports collectifs. Comme pour la culture, l’ouverture d’un droit d’accès à un service du fait de sa gratuité ne se traduit pas mécaniquement par l’accès effectif des usagers qui sinon n’auraient pas les moyens économiques d’y accéder. D’autres déterminants économiques et sociaux jouent dans le choix d’un mode de transport : en premier lieu, les modes de vie périurbains valorisant l’usage de la voiture pour la mobilité domicile-travail, pour accéder aux centres commerciaux éloignés des centres-villes et mal desservis par les transports collectifs ou encore pour déposer les enfants à l’école et à leurs diverses activités de loisirs, chez le médecin, etc. Également, le poids des habitudes ou l’influence de la publicité sur nos dépenses de consommation et nos activités. La qualité du mode de transport joue également dans le choix modal : celle du véhicule, des infrastructures et surtout le temps de trajet. C’est pour cela que le métro est très utilisé dans les grandes villes malgré son coût pour ses usagers : compte tenu de la congestion routière, c’est souvent le mode de transport le plus rapide, surtout lorsque le réseau est dense et bien desservi,
avec une fréquence élevée – et ce même lorsque le confort est dégradé. C’est aussi pour cela que le vélo se développe tout particulièrement dans les villes à forte congestion routière, dites « lentes » [12] .
Agir sur le temps de transport pour favoriser des mobilités douces et moins, voire non polluantes Lexique Coût réel payé par l’usager, coût généralisé de transport : prix du billet auquel on ajoute le temps passé dans les transports, multiplié par la valeur du temps (60 % du salaire horaire). Espace viaire : ensemble des voies de circulation et de stationnement dans l’espace public, géré par une collectivité (autoroutes urbaines, boulevards, rues, impasses, etc.), par opposition au bâti, en volume, et au parcellaire, lui aussi au sol, répertorié au cadastre. Le temps de transport fait partie du coût réel payé par l’usager*. C’est d’ailleurs parce que le temps de transport pèse tant dans son coût que le choix modal, y compris des plus démunis, penche majoritairement en faveur de la voiture individuelle : celle-ci est évidemment la meilleure voire la seule solution pour
se déplacer lorsque les transports collectifs sont insuffisants ou inexistants – comme en Ardèche, qui ne dispose pas de trains voyageurs et où les contraintes horaires des bus sont telles qu’en 2015 seuls 2,5 % des salariés du département utilisaient principalement les transports en commun pour aller travailler, selon une étude de l’Insee [13] . En Île-de-France, 90 % des automobilistes mettraient plus de temps en transport en commun qu’avec leur voiture, plus onéreuse que le Pass Navigo [14] . Pour favoriser un report modal, la gratuité des transports collectifs devrait par conséquent compenser le temps souvent plus long qu’ils imposent aux usagers pour leurs déplacements. Est-ce possible ? Une étude d’Île-de-France Mobilités montre qu’il n’en est rien dans cette région : la gratuité n’engendrerait qu’une baisse de 2 % du trafic automobile. Une étude à Berlin a montré que lorsque le coût généralisé de transport (CGT), comprenant la perte de temps passé dans les transports en commun, est inférieur ou égal à 1,5 fois le CGT en voiture, alors la part modale des transports en commun dépasse 50 %. En revanche, dès que le CGT du transport en commun est plus de 1,5 fois plus élevé que celui de la voiture, celle-ci devient le mode de transport dominant. Ne pourrait-on pas ralentir la voiture là où existent des transports collectifs ? Si le prix n’est pas le déterminant essentiel du choix modal, ralentir la vitesse de déplacement des voitures, réduire l’espace viaire* dédié à l’automobile, créer de la congestion pour le réseau automobile voire supprimer le transit dans l’hypercentre des villes pourraient, davantage que la gratuité, favoriser les modes de transport collectifs, la
marche et la bicyclette. C’est ce que montrent les expériences menées aux Pays-Bas, en Allemagne ou encore à Besançon, à Dijon, à Strasbourg et à Lille. C’est d’ailleurs les embouteillages qui ont incité le maire de Montpellier à développer les transports collectifs en les offrant avec un haut niveau de service afin d’en augmenter l’attractivité. Le ralentissement de la voiture rend de facto plus rapides les autres modes de transport, surtout grâce aux voies dédiées aux bus, aux tramways, aux vélos et aux métros. Pour réduire la pollution, il faudrait également favoriser le taux de remplissage des voitures. Les deux mesures sont complémentaires : ralentir ou supprimer la circulation automobile et inciter au covoiturage. Elles doivent être décidées collectivement, puisque le coût de la mobilité est en fait toujours essentiellement un coût collectif – ce qui fonde sa gratuité.
La gratuité dans les transports, une question d’écologie politique La gratuité dans les transports est une question politique, un choix de société. Dans le fond, il s’agit d’interroger la mobilité et le besoin de se mouvoir. Faut-il l’accroître ? Faut-il penser la démobilité ? Quel niveau de mobilité souhaite-t-on atteindre ? La généralisation de l’accès à l’automobile est le résultat des politiques publiques menées dans les années 1960. Le service
public
de
transport
urbain
et
son
éventuelle
gratuité
aujourd’hui découlent également des politiques publiques, désormais mises en œuvre par les collectivités territoriales [15] . Conclusion : on subventionne toujours la mobilité et on alimente ainsi une mobilité qui est de toute façon polluante – même si elle s’effectue en transport collectif avec un taux de remplissage maximal. Dès lors, quel type de mobilité souhaite-ton favoriser à l’avenir, sachant qu’en matière de mobilité urbaine, la gratuité des transports publics ne peut constituer une alternative à part entière à la voiture particulière ?
Et maintenant ? La gratuité dans les transports ne peut pas être à elle seule le moteur de la transition écologique. Expérimentée à plus ou moins grande échelle dans les villes souvent congestionnées, elle s’accompagne d’une réflexion plus générale sur la mobilité pour faire reculer l’usage de la voiture individuelle. Pour inverser d’ici 2025 la courbe de croissance du CO2 comme le préconise aujourd’hui le Groupement intergouvernemental d’experts sur le climat (Giec), la mobilité carbonée doit être très largement questionnée.
Bibliographie À lire : « La gratuité en débat », Transports urbains, vol. 1, n° 136, 2020. L’Observatoire des villes du transport gratuit, site Internet.
Notes du chapitre [1] ↑ Île-de-France Mobilités, « Conclusions de l’étude menée sur la faisabilité de la gratuité des transports en commun en Île-de-France, leur financement et la politique de tarification », mis en ligne le 2 octobre 2018. [2] ↑ Ariel Guez, « La gratuité des transports en débat au Sénat », Public Sénat, mis en ligne le 19 juin 2019. [3] ↑ Aurélien Bigo, « Dépendance à la voiture en zone rurale, quelles solutions ? », The Conversation, mis en ligne le 8 janvier 2019. [4] ↑ Selon l’Observatoire national interministériel de la sécurité routière (ONISR). Voir le « Bilan définitif de l’accidentalité routière en 2019 », mis en ligne le 2 juin 2020. [5] ↑ Aurélien Bigo, « Impact du transport aérien sur le climat : pourquoi il faut refaire les calculs », The Conversation, mis en ligne le 8 mai 2019. [6] ↑ Frédéric Héran et Emmanuel Ravallet, « La consommation d’espace-temps des divers modes de déplacement en milieu urbain. Application au cas de l’Île-deFrance », rapport final, Predit, juin 2008. [7] ↑ Comme l’expliquait Michaël Delafosse, maire de Montpellier, sur les ondes de France Inter en septembre 2020, les transports gratuits sont une mesure « pour le climat » et « de justice sociale ».
[8] ↑ Unef, « Classement des villes selon le coût de la vie étudiante en 2021 », dossier disponible en ligne. [9] ↑ Île-de-France mobilités, « Conclusions de l’étude menée sur la faisabilité de la gratuité des transports en commun en Île-de-France, leur financement et la politique de tarification », mis en ligne le 2 octobre 2018. [10] ↑ Frédéric Héran, « Gratuité des transports publics et cohérence des politiques de déplacements urbains », Transport urbains, vol. 1, n° 136, 2020, p. 17. [11] ↑ Ariel Guez, « La gratuité des transports en débat au Sénat », loc. cit. [12] ↑ Frédéric Héran, Le Retour de la bicyclette. Une histoire des déplacements urbains en Europe, de 1817 à 2050, La Découverte, Paris, 2014. [13] ↑ Armelle Bolusset et Christophe Rafraf, « Sept salariés sur dix vont travailler en voiture », Insee focus n° 143, 13 février 2019, disponible en ligne. [14] ↑ Selon l’étude d’Île-de-France Mobilités de 2018. [15] ↑ Les collectivités territoriales sont en effet reconnues depuis la loi Loti du 30 décembre 1982 comme « autorités organisatrices de transport ».
Faire passer les enfants avant les voitures : comment changer le visage d’une ville avec un plan de circulation ? Sébastien Marrec
Chercheur en aménagement, université de Rennes 2 et à la Ville de Paris
Architecte-urbaniste, urbanisme cyclables
Florian Le Villain consultant
en
politiques
et
Guy Baudelle Géographe, université de Rennes 2
Les villes françaises sont marquées par un héritage empoisonné des Trente Glorieuses : la prédominance de l’automobile jusque dans les zones urbaines denses [1] , où l’espace public est le plus rare. En dépit de l’irrationalité du système automobile, qui nécessite énormément d’espace et d’énergie, la plupart des villes ont misé sur le « tout-voiture » au moins jusqu’aux années 1980 ou 1990. Aujourd’hui, la voiture y est encore le principal mode de transport utilisé et occupe la majorité de l’espace public [2] .
« Nous en sommes arrivés à céder tous nos privilèges de citadins pour un désolant désordre de voitures. […] Les budgets municipaux nécessaires nous manquent pour faire de nos cités des centres biologiquement adaptés, et nous semblons nous résigner à nous occuper d’une seule fonction, le transport, ou plutôt d’une petite partie de cette fonction : le déplacement des voitures privées. » Lewis Mumford, La Cité à travers l’histoire, 1961, chapitre XVI.
L
es nuisances de cette prééminence de la voiture sont de mieux en mieux connues. En France, l’automobile est responsable de plus de la moitié des émissions de CO2 du secteur des transports, et c’est une cause majeure de la pollution atmosphérique et sonore dans les villes. Chaque année, presque cent mille décès prématurés seraient imputables à la mauvaise qualité de l’air [3] . 84 % des Français sont équipés d’une voiture (37 % de deux voitures) et 74 % des actifs l’utilisent pour leurs déplacements domicile-travail. L’automobile est tellement ancrée dans la vie du plus grand nombre qu’elle est très souvent utilisée pour des trajets pour lesquels elle pourrait être évitée [4] . Près d’un tiers de la population française a ses activités quotidiennes dans un rayon de moins de 9 km du domicile, soit entre trente et quarante minutes à vélo [5] . En ville, 40 % des trajets quotidiens effectués en voiture font moins de 3 km [6] . Malgré ces nuisances et une offre conséquente d’autres modes de
déplacement, un tiers des habitants des centres des grandes villes continuent d’utiliser exclusivement la voiture, qui reste en moyenne stationnée plus de 95 % du temps. Résultat : elle occupe 60 % à 90 % de l’espace des rues, des boulevards, des places – sans compter l’emprise des rocades, barreaux et autres échangeurs routiers qui forment souvent des coupures urbaines infranchissables pour les usagers non motorisés. Les alternatives à l’automobile sont très minoritaires, en particulier le vélo et les solutions d’intermodalité entre train, vélo, transports urbains et voiture. Le train ne joue ainsi qu’un rôle secondaire dans les déplacements à l’intérieur des métropoles. De véritables réseaux ferroviaires métropolitains nécessiteraient des investissements conséquents en matériel roulant, en personnel et en infrastructures. Quant au vélo, il ne représente que 1,3 % des dépenses nationales de fonctionnement et d’investissement dans les mobilités, soit 8,9 € par an et par habitant, contre 271 € pour les politiques routières et 473 € pour les transports en commun [7] . Les parkings à vélos sécurisés en gare, lorsqu’ils existent, offrent la plupart du temps une faible capacité ergonomique.
et
leur
usage
n’est
pas
toujours
Limiter la circulation motorisée
Les comportements de déplacement évoluent rapidement malgré tout. Dans les onze plus grandes villes françaises, la part modale de la voiture se situe désormais sous le seuil de 50 % de l’ensemble des déplacements. Sur la seule année 2020, la fréquentation des cyclistes en milieu urbain a progressé de 31 % (périodes de confinement exclues). Par ailleurs, les mesures se multiplient contre les effets pervers d’applications d’assistance à la navigation routière, qui permettent aux conducteurs d’optimiser leur temps de trajet en évitant les axes encombrés. La popularité croissante de ces outils conduit des collectivités à limiter ou empêcher complètement le trafic de transit dans les quartiers résidentiels, qui provoque de nombreuses nuisances pour les riverains (bruit, pollution, accidents, diminution des relations de voisinage). C’est le cas, par exemple, dans certaines communes de banlieue de la région parisienne. À Montreuil, deuxième ville la plus peuplée de la Seine-Saint-Denis, la politique volontariste en faveur de la mobilité écologique a pris des formes spectaculaires (remplacement de l’A186, une courte bretelle autoroutière restée inachevée dans les années 1970, par un boulevard urbain et le prolongement du tramway T1) mais aussi des formes plus discrètes et modestes. Ainsi, une démarche
participative
baptisée
Petits
espaces
publics
autrement (Pepa) permet depuis 2014 de rééquilibrer la place des différents modes : des « squares de poche », conçus comme de petits îlots de végétation et de fraîcheur, servent aussi de « filtres modaux », en restreignant le passage des véhicules motorisés avec des bornes, des barrières ou des jardinières.
Dans le quartier Solidarité Carnot, où seulement 17 % des habitants actifs circulent en voiture, un square de poche a remplacé un carrefour auparavant traversé par cinq mille véhicules par jour. Dans un contexte de crise économique qui limite les capacités de financement des municipalités, les pouvoirs publics de plusieurs villes mettent en place (souvent poussés par des associations ou des collectifs de riverains) un outil décisif pour métamorphoser le cadre de vie à moindres frais : le plan de circulation. Prise de conscience croissante de l’urgence climatique, crise sanitaire qui a bouleversé les modes de vie, choc énergétique amplifié par la guerre en Ukraine : depuis 2020, cette conjonction inédite a rendu plus souhaitable l’impératif, longtemps repoussé, de diminuer drastiquement la dépendance à l’automobile.
Transformations urbaines radicales Les plans de circulation ne sont pas une invention récente. Durant les « Trente Glorieuses », les ingénieurs de voirie les ont utilisés afin de fluidifier la circulation automobile. À partir des années 1970, quelques élus et ingénieurs, d’abord aux Pays-Bas, en Italie et en Allemagne, s’en sont emparés dans le but inverse : modérer la circulation automobile. Le principe fondamental de ces plans de circulation est d’empêcher les
automobilistes de transiter par certains quartiers, de manière à rendre l’usage de la voiture dissuasif. En effet, les trajets qui ne font que traverser les villes représentent une part importante du trafic et entraînent des nuisances pour les riverains. Le premier de ces plans, mis en place à Groningen (Pays-Bas) dès 1977, a essaimé dans le reste du pays, permettant à plus de deux cents villes néerlandaises d’atteindre un niveau de déplacements à vélo supérieur à celui de la voiture. Plus récemment, en 2017, le plan de Gand (Belgique) s’est efforcé de répondre à l’augmentation de la demande de mobilité dans le centre de la ville flamande. L’objectif n’est pas d’interdire la voiture, dont certains usages sont essentiels et incompressibles, mais de réduire sa présence et l’espace qu’elle réclame. Une proposition de plan de circulation pour la ville et la métropole de Rennes a été émise en 2020 [8] . Depuis, des changements d’ampleur dans la gestion de la circulation ont été décidés : les quais nord de la Vilaine (une des deux rivières locales canalisées), dans l’hypercentre, sont devenus une vélorue (chaussée mixte où le vélo prime largement sur la voiture) à la faveur du premier confinement [9] . Quarante ans après la mise en place du plateau piétonnier (élargi depuis), une zone à trafic limité dans l’hypercentre est testée à partir au second semestre 2022 [10] . Elle correspond approximativement au périmètre de l’aire piétonne proposée par le projet de plan de circulation. Les deux axes historiques est-ouest et nord-sud de l’hypercentre sont désormais largement dévolus aux piétons et aux cyclistes.
Renverser la hiérarchie des modes de déplacement Un plan de circulation établit une nouvelle hiérarchisation des modes de déplacements selon leur zone de pertinence. En deçà du kilomètre, les déplacements à pied sont privilégiés. Au-delà, le vélo et les transports en commun sont nettement favorisés au détriment de la voiture individuelle. Cette transition implique une autre hiérarchisation, celle du réseau de voirie : sans faire diminuer à la fois le nombre et la vitesse des véhicules motorisés, la marche et le vélo n’ont aucune chance de devenir des modes privilégiés au quotidien par le plus grand nombre. La plupart du temps, l’élaboration d’un plan de circulation conduit à diviser la ville en secteurs. Aucune liaison ne permet à un automobiliste de passer d’un secteur à un autre autrement qu’en empruntant les voies dédiées au transit, comme une rocade. À l’intérieur de chaque secteur, les automobilistes sont contraints de suivre des boucles de circulation pour entrer et sortir. Si quelques voies sont encore dominées par le transit, la vie locale redevient prépondérante dans 80 % à 90 % des rues. Résultat : la circulation en automobile est rendue moins efficace donc moins compétitive que les transports en commun, le vélo et même la marche pour les déplacements de courte distance. Le plan ne pénalise pas les bus, les taxis, les livraisons, les véhicules d’intérêt général (police, pompiers ou personnels
hospitaliers), les véhicules de personnes en situation de handicap, les services municipaux et métropolitains : des itinéraires directs sont maintenus pour eux. Le plan fluidifie au contraire leur circulation grâce à la réduction de la congestion.
Moins de voitures, plus d’habitants dans les rues Disposant d’une importante capacité d’investissement, les métropoles peuvent faire des efforts massifs sur l’offre alternative de mobilités, mettre en place des incitations financières à laisser sa voiture au garage et mener des campagnes de communication. Les villes plus petites doivent avant tout s’appuyer sur l’amélioration des conditions de circulation des piétons et des cyclistes, le soutien au covoiturage et à l’autopartage, l’optimisation de l’offre de transports en commun existante. Un plan de circulation, socialement juste et moins controversé qu’un péage urbain [11] , engendre des bénéfices majeurs à court et moyen termes pour la population : — la disparition de (dizaines de) milliers de véhicules, entraînant
la
diminution
des
embouteillages
et
l’amélioration de la régularité des transports en commun. À Gand, le trafic automobile a diminué de 12 % un an après l’introduction du plan, tandis que les déplacements à vélo
ont connu une progression de 25 % et les transports en commun de 8 % [12] ; — l’amélioration de la sécurité et du confort des déplacements à pied et à vélo. Les études et sondages montrent que les piétons et les cyclistes – surtout les cyclistes potentiels, qui ont envie de faire du vélo mais s’en sentent empêchés – demandent avant tout des trottoirs confortables, des traversées d’intersection sûres, des aménagements cyclables sécurisés et efficaces et des quartiers avec peu de voitures [13] . Par ailleurs, l’extension des trottoirs et la sécurisation des carrefours, la mise au même niveau des trottoirs et des chaussées permettent d’améliorer l’accessibilité pour les personnes à mobilité réduite ; — la généralisation de rues où des habitants de tous les âges peuvent se rencontrer, discuter et jouer en sécurité. Des « rues aux écoles » devant les établissements scolaires, interdites à la circulation au moins aux heures d’entrée et de sortie des élèves, sont une excellente matrice pour apaiser les quartiers et décourager l’usage de la voiture [14] . Des carrefours routiers transformés en places et placettes – arborés et dotés de mobilier urbain – sont autant de lieux d’échanges et d’activités en plein air (fêtes et festivals, sessions d’éducation populaire, ateliers de réparations, mobilisations citoyennes). Cette transformation de l’ambiance des rues produit un cercle vertueux : les habitants se rendent compte des avantages apportés par la
diminution de la place de la voiture et peuvent ainsi envisager de s’en passer eux-mêmes. De plus, les enfants se familiarisent avec une palette diversifiée de modes de déplacements et s’habituent à ce que les automobilistes s’adaptent à eux et non l’inverse ; — une meilleure santé pour tous : une baisse drastique des émissions de gaz à effet de serre (la mobilité des personnes est le premier secteur d’activité en matière d’émissions de GES, représentant 31 % du total des émissions en France), moins de stress, moins d’accidents. Dans les villes françaises, la qualité de l’air est encore trop souvent mauvaise. Par ailleurs, plus les piétons et les cyclistes sont nombreux, moins il y a d’accidents et moins ils sont graves – quel que soit le mode de déplacement.
Et maintenant ? Un plan de circulation questionne bien sûr l’organisation des flux de circulation mais il soulève avant tout des enjeux politiques et humains, puisqu’il bouleverse le cadre de vie de tous les habitants, quelle que soit leur utilisation de la voiture. Un tel projet ne peut être porté que s’il est non seulement politiquement acceptable mais aussi désirable. Il se construit avec des mesures innovantes d’aides, de concertation, de
participation citoyenne et de pédagogie, avec des objectifs et des messages adaptés en fonction des publics concernés. Pour convaincre les habitants de l’intérêt d’abandonner la voiture, il est indispensable d’évaluer puis de faire connaître les gains apportés en matière de cadre de vie, en particulier à ceux qui sont gênés voire empêchés de se déplacer dans de bonnes conditions : personnes à mobilité réduite, personnes âgées, familles, enfants, cyclistes potentiels, personnes à faibles revenus (plus sédentaires et moins équipées en voitures que les catégories plus aisées)… Enfin, la mise en place d’un plan de circulation doit s’intégrer à une vision plus globale de l’aménagement du territoire, seule à même de mener à un changement désirable de société. Outre une densification raisonnable des villes, cette métamorphose passe par la remise en cause de la surabondance des zones commerciales en périphérie et la construction de nouvelles infrastructures
routières
(échangeurs,
rocades,
barreaux,
contournements), par la réduction des vitesses des véhicules motorisés et la redistribution de l’espace public, par la valorisation des logements vacants (très nombreux dans les centres des villes moyennes) et par la diversification des usages du bâti existant en mutualisant l’espace, pour éviter leur inutilisation.
Bibliographie À lire : CEREMA, « Rendre sa voirie cyclable : les clés de la réussite », Les Cahiers du Cerema, mai 2021. Jan GEHL, Pour des villes à échelle humaine, Écosociété, Montréal, 2013. Florian LE VILLAIN et Sébastien MARREC, « Changer la circulation pour changer Rennes », septembre 2020. Disponible en téléchargement à la fin de l’article « Comment rendre la ville vivable
et
sans
voitures »,
Reporterre,
mise
en
ligne
le 11 janvier 2021. Sébastien MARREC, « Le choc énergétique appelle un plan d’urgence pour développer massivement l’usage du vélo », The Conversation, mise en ligne le 31 mars 2022. Version longue disponible sur le blog de Mathieu Chassignet (Alternatives Économiques) : « Face à la crise énergétique, la France peut construire 100 000 km de pistes cyclables pour la résilience et la paix », mise en ligne le 23 mars 2022. « Plans de circulation, pourquoi ils sont essentiels et comment les modifier », webinaire de l’association Respire avec Rivo Vasta, chargé de mission aménagements cyclables et référent technique du Collectif Vélo Île-de-France, mise en ligne le 27 novembre 2020.
Notes du chapitre [1] ↑ Yoann Demoli et Pierre Lannoy, Sociologie de l’automobile, La Découverte, Paris, 2019. [2] ↑ Bruno Cordier (Adetec), « Parts modales et partage de l’espace dans les grandes villes françaises », rapport d’expertise réalisé pour le compte de l’association Qualité Mobilité, juillet 2021. [3] ↑ Karn Vohra et al., « Global mortality from outdoor fine particle pollution generated by fossil fuel combustion : results from GEOS-Chem », Environmental Research, janvier 2021. [4] ↑ Mathieu Chassignet, « Enquête nationale sur la mobilité des français : quelques enseignements de la nouvelle édition et évolutions récentes », blog sur Alternatives Économiques, mise en ligne le 3 janvier 2022. [5] ↑ Forum Vies Mobiles, « Enquête Nationale Mobilité et Modes de vie », 2020, disponible en ligne. [6] ↑ Cerema, « Le chiffre du mois : 40 % », Transflash, n° 398, mise en ligne le 19 juin 2015. [7] ↑ Inddigo, Vertigolab, Direction générale des entreprises, Ademe, DGITM et FFC, « Impact économique et potentiel de développement des usages du vélo en France en 2020 », Ademe, avril 2020. [8] ↑ Florian Le Villain et Sébastien Marrec, « Changer la circulation pour changer Rennes », septembre 2020. [9] ↑ Rennes Métropole, « Succès des aménagements transitoires vélos », mise en ligne le 30 septembre 2020. [10] ↑ Rennes Métropole, « Le centre historique de Rennes expérimentera la circulation limitée », mise en ligne le 4 mars 2022. [11] ↑ Carole Gostner, « Péages urbains : quels enseignements tirer des expériences étrangères ? », document de travail de la DG Trésor n° 2018/1 et Trésor-Éco n° 224. [12] ↑ Jens Müller, « How a Belgian city is cutting rush-hour traffic », Transport & Environment, 16 avril 2019.
[13] ↑ FUB, « La contribution citoyenne majeure des assises de la mobilité s’appelle Parlons Vélo », communiqué de presse, 5 décembre 2017. Jennifer Dill et Nathan McNeil, « Four types of cyclists ? Examination of typology for better understanding of bicycling behavior and potential », Transportation Research Record, n° 2387, 2013, p. 129-138. [14] ↑ Mathieu Chassignet, « Les rues scolaires, un concept aux résultats encourageants pour transformer la mobilité urbaine », The Conversation, 5 avril 2021.
Transition ou bifurcation ? Énergétique ou écologique ? Cégolène Frisque Sociologue, université de Nantes
Comment l’analyse du changement climatique, de ses causes, de ses conséquences et des moyens de lutte contre les unes et les autres, peut-elle déboucher sur une réorientation de la trajectoire de réchauffement ? Il s’agit de penser une véritable « bifurcation » et non une simple « transition », une transformation profonde des modes de production et de consommation. Par ailleurs, comment intégrer l’ensemble des dimensions de la crise écologique, climatique, des ressources et de la biodiversité, pour penser une sobriété globale, juste, partagée et désirable ?
« L’usage politique de la notion de transition apparaît […] comme profondément ambivalent, puisqu’il s’agit autant d’exprimer une volonté de changement que d’en assurer un contrôle qui circonscrit le périmètre et le contenu de ces transformations, et protège ainsi des éléments du régime existant [1] . »
L
es enjeux liés au climat posent de nombreuses questions économiques, politiques et sociales, qui ont cependant
souvent été construites de manière dépolitisée, en se focalisant sur les logiques individuelles [2] . Si la réalité du changement climatique n’est généralement plus remise en cause, celui-ci tend encore souvent à être soit minoré soit banalisé, avec un passage un peu brutal du déni au fatalisme. La notion de transition porte implicitement un effet de naturalisation, de banalisation du risque climatique, tandis que les mesures d’adaptation*, d’atténuation *ou de résilience* tendent à limiter les objectifs de lutte contre le dérèglement du climat. L’enjeu est de penser conjointement la limitation de l’empreinte carbone et la lutte contre le changement climatique comme une bifurcation vers un scénario de maîtrise du réchauffement global, intégrant l’ensemble des dimensions de la crise écologique, afin de définir une véritable sobriété. Lexique Adaptation : mesures et stratégie visant à anticiper les effets du changement climatique et à réduire la vulnérabilité des systèmes économiques et sociaux. Atténuation : limitation de l’ampleur du changement climatique grâce à la réduction des émissions de GES (carbone, méthane, protoxyde d’azote, ozone…). Résilience : capacité d’un système vivant à retrouver les structures et les fonctions de son état de référence après une perturbation. Notion d’abord étendue au processus psychologique de reconstruction du sujet après un traumatisme, puis au changement climatique.
Comment penser la lutte contre le dérèglement climatique ? Transition climatique, atténuation, adaptation, résilience, nombreux sont les termes employés pour évoquer les mesures de lutte contre le changement climatique, chacun avec des implications différentes, des avantages et des inconvénients. Comment penser alors une politique volontariste et résolue de limitation des gaz à effet de serre (GES) et de lutte contre le réchauffement ? Le protocole de Kyoto de 1997, premier véritable accord contraignant, visait la stabilisation globale des émissions de gaz à effet de serre (grâce à une réduction de 5 % par an pour les pays industrialisés et une latitude d’augmentation pour les pays en développement, adossées à un mécanisme de marché des permis d’émission). Les accords suivants, notamment de Paris en 2015, sont passés de la stabilisation à la réduction des émissions, en combinant atténuation et adaptation, prenant acte du fait que le réchauffement n’est plus seulement une menace future mais une réalité présente, à laquelle les États doivent s’adapter. Au niveau des collectivités locales, si les politiques menées comportent ces deux volets, atténuation et adaptation, c’est très souvent le second volet qui domine, c’est-à-dire la gestion des effets du réchauffement sur les territoires. En effet, les
politiques d’atténuation visant à la réduction des émissions de GES sont beaucoup moins soutenues et efficaces, et l’ambition de ce terme apparaît bien limitée quand on analyse les conséquences destructrices du dérèglement climatique. La notion de résilience, même si elle combine les deux dimensions d’atténuation et adaptation et fait appel à une transformation positive des modes de vie, comporte également des limites. Elle désigne l’aptitude d’un système, d’une collectivité ou d’une société exposés à des aléas à s’adapter, en opposant une résistance ou en se modifiant afin de continuer à fonctionner convenablement. Or cette notion tend souvent à être neutralisée voire dévoyée, quand il s’agit non plus de combattre le changement climatique mais seulement de s’y adapter, à un niveau purement local, comme s’il s’agissait d’un phénomène inéluctable. En fait, la notion de « risque » climatique porte en elle-même ce danger de banalisation voire de naturalisation des effets du dérèglement climatique et de la multiplication des événements météorologiques extrêmes (vagues de chaleur, canicules, orages violents, tempêtes, ouragans, incendies, inondations, recul du trait de côte et effondrement des terres littorales…). Ces événements tendent alors à devenir un risque parmi d’autres, contre lequel il s’agirait de s’assurer, c’est-à-dire de mesurer financièrement les dégâts et la probabilité. Et la répétition de l’invocation du changement climatique dans les journaux télévisés à propos des catastrophes météorologiques peut avoir pour effet pervers sa perception exogène voire fataliste.
Finalement, c’est peut-être la notion de « changement » climatique qui porte déjà une première naturalisation du phénomène, tandis que celle de « dérèglement » permet de mieux en percevoir la gravité, l’ampleur et les effets. En outre, la gestion du changement climatique tend à nourrir l’émergence de nouveaux marchés, d’un nouveau productivisme pseudo-écologique, au lieu de remettre en question ses fondements – le capitalisme étant un système qui se nourrit précisément du renouvellement permanent des besoins de consommation et des modes de production, intégrant de manière cyclique ses critiques pour en faire de nouvelles marchandises ou de nouveaux process. Des industries vertes, un marché technologique voient ainsi le jour, faisant la part belle au greenwashing, profitant aux grandes entreprises qui ont provoqué la crise, qui en reprennent les discours tout en les vidant de leur sens [3] . Au niveau de certaines collectivités locales, la tentation peut également être grande de « profiter » du changement climatique, de bénéficier des « opportunités » [4] que constituent les nouveaux marchés agricoles ou de service qui en résultent, de l’attractivité nouvelle des territoires qui seront moins touchés… Une lutte ambitieuse contre le dérèglement climatique suppose donc de réorienter significativement la trajectoire d’émission de gaz à effet de serre, de viser systématiquement les scénarios les plus bas, seuls compatibles avec la possibilité de contenir le réchauffement (compte tenu des boucles de rétroaction et des effets d’emballement que l’on voit déjà à l’œuvre). Cela
implique de choisir la bifurcation écologique plutôt que la transition, de se donner les moyens d’une transformation radicale des modes de production et de consommation vers la sobriété. Cette perspective suppose d’abord d’avoir une vision globale de l’empreinte carbone, intégrant l’ensemble du cycle de vie des matériaux, et ensuite de l’articuler avec les autres défis écologiques, la perte de biodiversité et l’épuisement des ressources.
Pour une analyse globale de l’empreinte carbone La « transition climatique » tend généralement à être pensée comme une simple visée d’amélioration de la performance ou de l’efficacité énergétique, des biens et des équipements, particulièrement dans le domaine du bâtiment. Or une approche élargie du bilan carbone est nécessaire. La mutation vers l’analyse globale de l’empreinte carbone, prenant véritablement en compte l’ensemble du cycle de vie des matériaux et des équipements, et non pas seulement leur performance énergétique à court terme, demeure difficile. En effet, la logique des « économies d’énergie » à l’instant T reste prégnante, invisibilisant l’énergie et des ressources nécessaires à la fabrication des composants, à leur transport, leur mise en œuvre (assemblage et commercialisation, chantier), ainsi qu’à
leur recyclage ou leur déconstruction. La bifurcation écologique implique une véritable révolution intellectuelle. Par exemple, quand on réfléchit à la commande d’une nouvelle flotte de véhicules, il ne faut pas seulement penser à leur consommation de carburant mais aussi à l’empreinte carbone qu’impliquent leur production, leur transport, et que provoqueront leur maintenance et leur déconstruction du véhicule. A fortiori pour les véhicules électriques, que l’on qualifie parfois de « propres » ou « décarbonés », en oubliant non seulement les éléments précédents mais aussi, et surtout, la production de l’électricité nécessaire au rechargement de la voiture. À cet égard, l’augmentation des performances énergétiques a même un effet pervers : l’effet rebond. En effet, grâce à la baisse de consommation des véhicules, les ménages tendent à en acheter de plus lourds, comme en atteste la mode des SUV. Les gains énergétiques sont alors contrebalancés par une hausse des motorisations, sans parler de la facture globale que représente la production de véhicules neufs. La location de véhicules longue durée, présentée comme une alternative à la possession d’une voiture individuelle, peut en fait contribuer à soutenir voire augmenter le rythme de renouvellement du parc automobile. Dans le secteur du bâtiment, ce sont également tous les modes constructifs
habituels
qu’il
faut
interroger,
et
d’abord
[5]
l’utilisation du béton, extrêmement énergivore . Bien que son impact carbone soit souvent sous-évalué, on sait qu’il est très élevé (le ciment supposant l’extraction de sable et de graviers,
leur transport, une cuisson à 1 400 ºC…). Les bétons dits « bas carbone » proposés par les mêmes grands groupes cimentiers ne proposent qu’une légère atténuation de leur impact environnemental, tout en permettant de capter ce nouveau marché, au détriment d’une véritable transformation des matériaux et modes de construction. Posent aussi problème la généralisation, en particulier à la faveur des rénovations thermiques, des ouvertures PVC et des isolants types laine de roche ou polystyrène expansé, ainsi que l’usage croissant des colles, solvants et revêtements plastiques [6] . Si la construction écologique
et
bioclimatique
s’est
développée
dans
l’autoconstruction, puis dans la construction de maisons individuelles avec des architectes et des artisans spécialisés, elle doit maintenant passer à plus grande échelle dans des projets collectifs de grande dimension. Ici encore, la démarche bas carbone, comme la transition écologique, risque de devenir un slogan commercial, lui faisant perdre tout son sens. Certaines entreprises de conseil font ainsi paradoxalement la promotion de l’analyse de l’empreinte carbone pour « booster la croissance ». C’est donc un véritable changement de perspective que l’analyse globale du cycle de vie des matériaux, des bâtiments et des objets doit impliquer. Il s’agit de favoriser la réduction de leur empreinte carbone globale et sur le long terme, en prolongeant leur durée de vie, en relocalisant leur production, en intégrant à la construction la possibilité de leur réparation, leur réemploi ou recyclage. Plus largement, la bifurcation écologique, si elle comporte avant tout une dimension
climatique et énergétique, doit aussi intégrer les autres enjeux écologiques.
Dérèglement climatique, effondrement de la biodiversité et épuisement des ressources La focalisation sur les seuls enjeux du changement climatique, et la tendance à naturaliser la nécessité d’une transition écologique, peuvent faire oublier d’autres problématiques. L’articulation entre dérèglement climatique, épuisement des ressources et détérioration de la biodiversité, les trois dimensions indissociables de la crise écologique, est en effet nécessaire. La question est à la fois celle de la coexistence, de la priorisation et de la hiérarchisation de ces différentes dimensions. Car la mise en avant exclusive de la lutte contre le changement climatique peut faire transiger voire reculer sur les enjeux de l’épuisement des ressources ou de la perte de la biodiversité. Par exemple, la production de « bio-carburants », fabriqués
à
partir
(conventionnelles
et
de
maïs
souvent
ou
d’autres
accompagnées
de
céréales produits
phytosanitaires), est néfaste non seulement pour la biodiversité, mais aussi pour l’allocation des terres donc des ressources
disponibles, au détriment de l’alimentation humaine. De même, le nucléaire pose des problèmes insolubles, de gestion des déchets contaminés d’un côté, et de gestion du risque d’accident ou de dissémination de l’autre. C’est également la question de la réduction
de
la
consommation
qui
est
en
jeu
ici,
l’investissement, extrêmement coûteux, dans le nucléaire s’inscrivant dans des trajectoires de faible réduction des émissions de GES. À un autre niveau, il faut prendre en compte le fait que la production
industrielle
d’éoliennes
ou
de
panneaux
photovoltaïques est très gourmande en matériaux et en terres rares en voie d’épuisement. Il ne s’agit pas de refuser a priori ces solutions énergétiques, qui apparaissent comme des outils indispensables face à l’urgence climatique, mais bien de penser ensemble les trois dimensions de la crise écologique, pour aller vers la sobriété (réduction de l’empreinte carbone mais aussi de l’emploi des ressources et de l’impact sur la biodiversité), pour chercher les meilleurs équilibres possibles, d’abord en limitant la consommation donc la production énergétique. Cela suppose en particulier de rompre avec l’exploitation massive des ressources de la nature ou de la biosphère, c’est-à-dire avec l’extractivisme. La combinaison de ces différents enjeux complexifie la définition
d’une
stratégie
cohérente
de
lutte
contre
le
dérèglement climatique et de choix des mesures à mettre en œuvre, notamment pour la production d’énergie. Plusieurs scénarios de sobriété énergétique ont été définis, par l’Agence
de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe), Réseau de transport d’électricité (RTE), le gouvernement (stratégie nationale bas carbone), les associations négaWatt et Virage énergie… Ils divergent sur l’ampleur de la réduction de la production/consommation énergétique envisagée (possible et nécessaire) avec des trajectoires très différentes. Ils sont aussi en désaccord sur la place du nucléaire, certains estimant cette composante
nécessaire [7] ,
d’autres
combinant
sortie
des
énergies fossiles et du nucléaire [8] . Certains proposent alors des scénarios
beaucoup
plus
ambitieux
sur
les
énergies
renouvelables (ENR), (hydroélectrique, éolien, solaire, méthanisation…). Mais ces sources d’énergies alternatives comportent d’autres problématiques, comme l’utilisation des sols agricoles pour la méthanisation ou l’agrivoltaïsme, la perturbation des milieux et les risques pour la biodiversité pour l’éolien terrestre ou marin… Ces effets négatifs doivent être pris en compte et réduits au maximum mais ils ne doivent pas être des prétextes pour contrer le développement des énergies renouvelables et justifier la poursuite voire le développement du nucléaire.
Vers la sobriété ? À quel prix ? Pour et avec qui ? Comment ?
L’enjeu est de définir les voies d’une véritable sobriété, qui soit juste, démocratique et désirable. Limiter les impacts de notre mode de production et de nos modes de vie est aujourd’hui indispensable [9] . Cela implique de réfléchir à ce qui apporte réellement du bien-être dans les biens et services que nous consommons, et ce qui peut être limité ou abandonné [10] . Cela suppose également de changer d’outil de mesure de ce bienêtre, en allant au-delà du produit intérieur brut (PIB) qui n’évalue la richesse produite que par la somme des valeurs ajoutées, pour estimer l’utilité sociale des activités. La sobriété suppose aussi de bien analyser qui sont les principaux responsables et victimes des différentes crises – climatique, des ressources et de la biodiversité –, aux niveaux national et international, et de déterminer en conséquence quels sont les efforts, inégaux, que l’on peut demander aux différents pays d’une part et aux différents groupes sociaux d’autre part. Sur le plan international, ce sont bien les pays dits « développés », largement les plus gros émetteurs de GES, qui doivent fournir le plus d’efforts. Au niveau interne, ce sont aussi les plus riches dont il faut réduire les émissions, alors que la pure logique des prix de l’énergie pèse d’abord sur les plus pauvres. Il s’agit de concevoir la sobriété comme un « mécanisme de partage et de lutte contre les inégalités » et non pas comme une logique de privation homogène [11] . Cela en fait un outil de réflexion sur les véritables besoins des individus et la place de la consommation, pour se recentrer sur l’essentiel et l’accès au bien-être. Ainsi, les besoins des catégories les plus précaires doivent être satisfaits (et non niés en pensant la
décroissance de manière trop générale [12] ), tandis que la consommation des plus riches doit être limitée – sans négliger la gamme des situations intermédiaires à évaluer finement. Tout un éventail d’actions complémentaires doit alors être utilisé,
depuis
l’interdiction
(des
activités
les
plus
consommatrices et polluantes), jusqu’à l’incitation (subventions ou réductions d’impôts) et la sensibilisation (choix des comportements les plus vertueux), en passant par la régulation (obligations réglementaires de performance, réduction des consommations), le soutien (financement de la rénovation énergétique). Toutes doivent être menées de front, à la fois pour éviter la critique de l’« écologie punitive », en déployant des politiques positives, mais sans s’interdire d’employer des outils contraignants.
Et maintenant ? Le
chemin
vers
une
sobriété
choisie
doit
aussi
être
démocratique, à travers la délibération publique éclairée, et des procédures d’arbitrage transparentes et négociées. Il doit également être désirable et reposer sur l’élaboration commune d’un projet positif, d’un imaginaire nouveau, d’un espoir porteur d’émancipation individuelle et collective (et non pas vécu comme une simple privation, un renoncement ou une pure ascèse individuelle [13] ).
Bibliographie À lire : Bruno VILLALBA et Luc SEMAL (dir.), Sobriété énergétique. Contraintes
matérielles,
équité
sociale
et
perspectives
institutionnelles, Quæ, Versailles, 2018. Barbara NICOLOSO (dir.), Engager des politiques locales de sobriété, Cédis-Virage énergie, 2022. Timothée
PARRIQUE,
Ralentir
ou
périr.
L’économie
de
la
décroissance, Le Seuil, Paris, 2022.
Notes du chapitre [1] ↑ Stefan C. Aykut, Aurélien Evrard, « Une transition pour que rien ne change ? Changement institutionnel et dépendance au sentier dans les “transitions énergétiques” en Allemagne et en France, Revue internationale de politique comparée, vol. 24, n° 1-2, 2017, p. 17-49. [2] ↑ Philippe Boudes, « Sociologie et Climat », in Alexis Metzger, Le Climat au prisme des sciences humaines et sociales, Quæ, Versailles, 2022. [3] ↑ Alain Denault, « L’extrême centre et l’écologisme industriel », AOC. Analyse, Opinion, Critique, mis en ligne le 12 juillet 2022.
[4] ↑ Terme employé par exemple dans le Plan climat air énergie territorial de Rennes Métropole. [5] ↑ Christine Leconte et Sylvain Grisot, Réparons la ville ! Propositions pour nos villes et nos territoires, Apogée, Rennes, 2022. [6] ↑ Georges Méar, Nos maisons nous empoisonnent. Guide pratique de l’air pur chez soi, Terre vivante, Mens, 2003. [7] ↑ RTE et la stratégie nationale bas carbone du gouvernement, mais aussi The Shift Projet, dans Climat, crises. Le plan de transformation de l’économie française, Odile Jacob, Paris, 2022. [8] ↑ négaWatt, « La transition écologique au cœur d’une transition sociétale. Synthèse du scénario négaWatt 2022 », disponible en ligne. [9] ↑ The Shift Projet, Climat, crises. Le plan de transformation de l’économie française, op. cit. [10] ↑ « À quoi devons-nous renoncer ? », Socialter. Critique radicale et alternatives, dossier spécial, février-mars 2022. [11] ↑ Bruno Villalba et Luc Semal (dir.), Sobriété énergétique. Contraintes matérielles, équité sociale et perspectives institutionnelles, Quæ, Versailles, 2018. [12] ↑ Même si cette notion peut être un support de transformation radicale (et éviter le dévoiement de celle de sobriété, déjà en voie de récupération). Voir Timothée Parrique, Ralentir ou périr. L’économie de la décroissance, Le Seuil, Paris, 2022. [13] ↑ Voir Pierre Rabhi, Vers la sobriété heureuse, Actes Sud, Arles, 2013.
Quelle planification écologique ? Hannah Bensussan Économiste
L’auteur de la citation en exergue est connu pour sa critique de la planification* et son apologie de l’économie de marché*. Pourtant, il admettait que la question écologique ne devait pas être laissée à l’« ordre spontané* » du marché. En France au cours de la campagne présidentielle de 2022, la planification écologique est apparue dans les programmes de candidats dont les idées économiques s’opposent. Comment expliquer que la question écologique suscite un ralliement transpartisan autour d’une forme d’organisation économique pourtant traditionnellement combattue par la pensée libérale ? Ce texte propose deux réponses : d’une part, la défaillance des marchés face aux sujets écologiques mène les décideurs politiques, parfois à rebours de leurs convictions, à admettre la nécessité du plan ; de l’autre, c’est l’indétermination du terme même de planification qui permet son appropriation par des camps et des projets politiques antagonistes.
« Ni les effets funestes du déboisement, de certaines méthodes agricoles, de la fumée ou du bruit des usines ne peuvent être réservés aux propriétaires intéressés ni à ceux qui sont disposés à en subir le dommage en échange d’une compensation. Dans ces cas-là, il nous faut imaginer quelque chose qui remplace le mécanisme des prix. » Friedrich A. Hayek, Sur la Route de la servitude, 1944, p. 44.
L’échec incontestable du libre marché
L
e sujet écologique et en particulier celui du réchauffement
climatique ont peu à peu forcé les économistes et décideurs politiques libéraux à revenir sur l’idéal de non-intervention de l’État dans l’« ordre spontané » du marché. Avant que la crise climatique ne soit mise au jour, plusieurs théories économiques furent élaborées pour montrer que le marché à lui seul permettrait d’affronter la raréfaction des ressources. Le marché pourrait non seulement réguler l’utilisation des stocks de ressources épuisables, mais également éviter que la société ne s’appauvrisse du fait de leur raréfaction. Ainsi, Garrett Hardin défend en 1968 l’idée que la propriété
privée des ressources naturelles serait favorable à leur préservation, au contraire du libre accès à ces ressources qui serait responsable d’une « tragédie des biens communs* [1] ». L’hypothèse sur laquelle repose le raisonnement de Hardin est que les propriétaires privés, cherchant à faire perdurer les revenus marchands tirés de l’exploitation de ces ressources, les géreraient de façon responsable. Le modèle de la « rente d’Hotelling », qui date de 1931, prédit quant à lui une augmentation du prix des ressources non renouvelables à mesure qu’elles se raréfient. Ce signal-prix provoquerait à la fois une préférence des consommateurs pour des énergies renouvelables et moins chères, et une incitation des détenteurs de ces énergies fossiles à investir dans des moyens de production renouvelables. D’autres théories admettent cependant que les ressources naturelles sont amenées à s’épuiser, mais montrent que le marché va encourager les propriétaires privés à trouver des solutions de substitution pour éviter que cela ne mène à la décroissance et au déclin du niveau de vie des générations futures : c’est la « règle de Hartwick [2] », formulée en 1977. Selon celle-ci, il suffirait pour cela que les rentes issues de l’exploitation des ressources naturelles soient réinvesties dans la production de capital physique reproductible. Lexique Planification : organisation des objectifs de production à l’échelle collective et au nom de la société entière, plutôt que de laisser ces décisions aux décideurs privés, en concurrence les uns contre les autres.
Économie de marché : les décisions de production appartiennent aux décideurs privés, propriétaires des moyens de production, séparés les uns des autres et en concurrence pour l’appropriation et l’accumulation des ressources disponibles. Ordre spontané : concept forgé par Hayek pour décrire le fait que les économies de marché sont déterminées par les forces impersonnelles de la concurrence, par opposition à l’ordre organisé, résultant des décisions d’un organe central doté d’une volonté particulière. Comme l’ordre spontané est le produit d’une pluralité de décisions non concertées, personne ne peut prévoir ce qui en ressortira. Tragédie des biens communs : Hardin illustre cette idée avec l’exemple d’un pâturage ouvert à tous. L’« éleveur rationnel » augmentant la taille de son troupeau sans limite pour profiter de cette ressource gratuite, le pré finit par être surutilisé. Substituabilité des ressources : postulat théorique répandu chez les économistes mais infondé en pratique, selon lequel les ressources naturelles épuisées pourront être remplacées par du capital physique reproductible pour perpétuer la croissance. L’erreur consiste à ne pas admettre que ces ressources naturelles jouent un rôle déterminé dans le processus de production, que l’on ne pourra pas nécessairement obtenir avec du capital reproductible. Externalité : coût engendré par une activité économique sur un tiers ou la société dans son ensemble. Il est dit externe car
il n’est comptabilisé ni par le producteur, ni par le consommateur de l’activité qui le provoque. Certes, ces modèles théoriques reposaient sur des postulats irréalistes
concernant
la
substituabilité
des
ressources*,
l’information parfaite sur la quantité de ressources disponibles, et l’horizon décisionnel des acteurs. Mais l’idée que le marché suffirait à gérer les stocks de ressources épuisables n’en était pas moins légitimée par ces théories. Les économistes libéraux furent beaucoup plus en peine de trouver des modèles montrant que le réchauffement climatique pourrait être entièrement géré par le marché. En effet, le réchauffement et l’ensemble des dérèglements qu’il provoque correspondent à des externalités négatives*. Au contraire de l’épuisement des ressources, ces coûts ne sont donc pas directement subis par les décideurs privés. Bien au contraire, comme l’a théorisé Karl William Kapp, les externalités ou « coûts sociaux » déchargent ces décideurs d’une partie des coûts privés qu’ils doivent assumer. Par exemple, en émettant du CO2 pendant leur processus de production, les industriels supportent des coûts énergétiques faibles en contrepartie de lourds dégâts écologiques, les externalités, que la société doit éponger. En plus d’être une externalité et non un coût privé, la crise climatique échappe aussi à l’autorégulation par le marché du fait de sa temporalité. Pour reprendre une formule employée par Mark Carney en 2015, alors gouverneur de la Banque
d’Angleterre, qui fait le pendant critique de celle de Hardin, les décideurs privés, en particulier les investisseurs, sont victimes d’une « tragédie des horizons » : même si à long terme leurs intérêts économiques pâtiront du réchauffement, ils
ne
cherchent pas spontanément à limiter la gravité de la crise par leurs choix d’investissement. Ceci, pour deux raisons : d’un côté, les dégâts climatiques ne prennent effet qu’à très long terme ; de l’autre, la plupart des investisseurs sont contraints par la concurrence de maximiser leurs performances financières à court terme plutôt qu’à long terme. La rationalité court-termiste des décideurs, produit de l’ordre marchand, favorise donc des comportements inertiels sur le plan de l’action climatique.
Planifier sans le dire C’est alors que germent les premières graines de planification écologique. En effet, dans une économie de marché idéale, dénuée de toute planification, l’État ne se porte garant d’aucun objectif de production car les décisions reviennent ultimement aux propriétaires des moyens de production. Prenant conscience
du
réchauffement
climatique,
les
décideurs
politiques ont admis qu’il faut poser une limite à cet « ordre spontané » en fixant des objectifs de réduction d’émissions. Pour autant, les premières limites imposées au libre marché au nom de l’objectif de transition écologique sont loin de prendre
la forme d’une planification assumée. En utilisant le signal-prix comme
variable
d’ajustement,
les
premières
politiques
climatiques restent prisonnières du paradigme marchand, mais peuvent néanmoins être qualifiées de « quasi-planification par les prix », selon l’expression de Laure Després. Ces politiques consistent à « internaliser les externalités », c’està-dire à faire payer aux producteurs le coût de leur pollution. Les taxes carbone sont l’instrument le plus commun pour y parvenir. Plutôt que d’intervenir directement sur les décisions privées,
cette
méthode
cherche
à
laisser
les
acteurs
économiques prendre eux-mêmes la décision de limiter leurs émissions. Dit autrement, la taxe carbone est le moyen de rendre la « main visible [3] » de la politique climatique la plus discrète possible. La volonté de planifier par le marché mène aussi à la planification de marchés, en particulier de marchés de quotas d’émissions carbone. Ils sont créés par la distribution aux entreprises les plus émettrices de CO2 d’un nouveau genre de propriété privée, celui des droits à polluer. L’idée est de leur permettre d’acheter ou de vendre des quotas d’émissions carbone pour que la réduction de celles-ci soit la plus efficiente, c’est-à-dire la moins coûteuse possible. Ainsi, les entreprises dont l’effort de réduction d’émissions est facile et peu coûteux peuvent vendre leurs quotas à celles dont l’effort de réduction est difficile et coûteux. Lexique
Élasticité : sensibilité de la demande au prix. Plus une demande est élastique, plus une faible variation du prix provoquera une forte variation de la demande. Une demande fortement élastique suppose qu’elle peut se déporter sur des biens ou services substituables. Seulement, ces formes de « quasi-planification par les prix » s’avèrent inefficaces, voir contre-productives. Par exemple, depuis leur création en 2005, le nombre de crédits carbone distribués sur le marché européen est en excédent par rapport aux besoins des entreprises, donc leur prix n’est pas prohibitif pour celles qui cherchent à s’en fournir. Quant à la taxe carbone française, intégrée au prix final de l’énergie carbonée et dont l’augmentation progressive est planifiée par la Stratégie française bas carbone, elle met certains ménages face à l’impossibilité de modifier leurs dépenses quotidiennes en faveur d’une réduction de leurs émissions et fait donc l’objet d’une contestation populaire. Comme l’écrivent les économistes Cédric Durand et Étienne Espagne, la réaction des agents à ces taxes dépend de l’élasticité* de leur demande au prix du carbone, laquelle détermine la « réaction de la société et de l’appareil productif au prix du carbone ». Dès lors, les objectifs de réduction d’émissions ne peuvent être atteints sans que n’augmente cette élasticité, c’est-à-dire sans donner les « moyens aux comportements de s’adapter à de nouvelles conditions [4] ».
Dire qu’il faut planifier Face aux échecs de la planification par le marché – auxquels s’est ajouté le contexte pandémique dans lequel l’intervention de l’État a trouvé une nouvelle crédibilité – l’idée d’un retour plus assumé à la planification s’impose dans les discours militants et politiques, sans toutefois qu’elle ne se concrétise véritablement. Ainsi, aux États-Unis depuis 2018, la proposition de loi rejetée par le Sénat du Green New Deal est soutenue par un vaste mouvement populaire. Son nom rappelle la plus importante période de planification de l’histoire du pays, celle du New Deal* de Roosevelt. Cette réhabilitation du plan devait permettre d’atteindre la neutralité carbone en 2050, ainsi que d’autres objectifs écologiques et sociaux, comme l’emploi garanti, la garantie d’accès à l’eau propre et à la nourriture saine, la diminution de la pollution des sols et la protection la biodiversité. Lexique New Deal : politique mise en place par Franklin Roosevelt entre 1933 et 1938 pour lutter contre la Grande Dépression aux États-Unis, au moyen d’investissements publics importants dirigés vers l’assistance sociale, l’aide au travail ou encore le soutien aux agriculteurs. Actifs verts : actions ou obligations supposées financer des entreprises ou des activités ayant des effets positifs sur
l’environnement ou le climat. Commissariat général au Plan : chargé de la planification française dite indicative après guerre, qui consistait en la concertation des décideurs privés et publics afin de fixer des objectifs de production pour réduire l’incertitude inhérente à la séparation des producteurs instituée par le marché. En Europe à partir de 2019, la Commission européenne organise son propre Green Deal ou « Pacte vert », qui prévoit de mobiliser 1 000 milliards d’euros d’investissements au cours de la prochaine décennie. Néanmoins, l’Union européenne n’étant pas autorisée par ses traités à construire un budget dépassant 1 % du produit national brut (PNB) des États membres, ce Pacte vert continue de faire jouer à l’investissement privé un rôle prédominant. Outre une mise à disposition d’une plus grande part des recettes de l’Union aux questions climatiques, l’intervention publique se contentera de créer un vague « cadre facilitateur » qui minimisera les risques de ces investissements, ce qui revient finalement à poursuivre une planification par les prix des actifs verts*. En France, le retour du terme de planification se heurte également au vide institutionnel permettant de l’incarner. Alors que l’État s’était défait de son Commissariat général au Plan* en 2006, le président Emmanuel Macron a annoncé, à la suite de la crise sanitaire, la nomination d’un haut-commissaire au Plan chargé de « rééclairer l’action publique d’une vision de long terme », selon les mots de son Premier ministre. Finalement, sa mission se réduit à rédiger des notes de prospective à
l’intention du gouvernement. En 2022, Macron réélu pour un second mandat a chargé la Première ministre Élisabeth Borne de la « planification écologique » afin de donner aux objectifs écologiques un ascendant sur les autres ministères, mais a nommé Amélie de Montchalin au ministère de la Transition écologique, connue pour la timidité de ses positions sur le plan écologique.
Ce que planifier veut (vraiment) dire Telle que l’entendent et la mettent en œuvre les décideurs politiques lourdement
libéraux,
la
euphémisée :
planification elle
écologique
continue
paraît
d’attribuer
aux
propriétaires privés et à l’indicateur monétaire du profit les rôles principaux de la transition et s’oppose à ce que les pouvoirs publics prennent en main les actions à mener. Cette conception de la planification nie la rupture qu’elle suppose avec les rapports de production marchands et capitalistes. De ce fait, elle a transigé jusqu’ici avec les objectifs fixés. On citera par exemple la part des énergies renouvelables en France dans la consommation finale brute d’énergie [5] en 2020 (19 % au lieu de 23 % visés) ou l’isolation thermique des bâtiments dits passoires énergétiques en 2021 (2 500 atteints au lieu des 80 000 visés).
À
l’encontre
de
cette
interprétation
euphémisée
de
la
planification, certains tenants du socialisme la définissent comme la « maîtrise exercée par l’ensemble de la société sur ses propres priorités [6] ». Il s’agit d’instituer la société entière, et non les propriétaires privés, comme décideuse de l’utilisation des moyens de production d’une part, et la satisfaction des besoins réels, plutôt que la maximisation du profit comme finalité recherchée d’autre part. En comprenant la planification en ces termes, on mesure les défis techniques et politiques qu’elle exige. Sur le plan technique, charger l’« ensemble de la société » de « maîtriser » ses priorités suppose d’être en mesure de prendre les décisions à la fois nécessaires et efficaces. Il s’agit d’informer la planification de façon à définir des trajectoires précises et des moyens à mobiliser. Quelles ressources humaines et matérielles allouer à la transition de chaque secteur ? À quel rythme annuel avancer ? Quelles étapes fixer ? Et surtout, quels outils mobiliser pour être capables de répondre à ces questions de la façon la plus efficace possible, sans pour autant tomber dans les affres de la bureaucratie ? Ce défi technique, qui fut aussi celui des planifications socialistes au XXe siècle, est d’autant plus difficile à relever que les économies sont plus complexes
et interdépendantes
que
celles
d’alors.
La
planification actuelle doit faire preuve d’une profondeur de détail et d’une cohérence d’ensemble. Sur le plan politique, la planification écologique est et sera porteuse de conflits. Plutôt que de nier celui-ci, elle doit se
mettre au service de sa médiation démocratique. Par exemple, la neutralité carbone ne sera atteinte en France en 2050 qu’à la condition d’une réduction significative du volume des échanges et de la quantité de biens consommés. Cet effort de sobriété menace l’intérêt privé des décideurs, contraints à réduire leur production
et
leurs
profits,
mais
aussi
les
situations
économiques des plus précaires, cibles à la fois du chômage et de l’augmentation des prix qui pourraient résulter de la baisse du volume des échanges. La médiation démocratique permettrait de mettre au jour ces résistances et de statuer sur la nature « authentique [7] » ou artificielle des besoins qui les fondent. Si elle y parvient, la planification éco- logique incarnera la principale revendication du socialisme : réinsérer l’économique dans le politique.
Et maintenant ? Hayek l’admettait déjà en 1946 : le « mécanisme des prix » ne nous permet pas de répondre aux crises écologiques. Macron l’écrit dans son programme en 2022 : il faudra « planifier la transition écologique ». On peut se réjouir qu’une idée d’inspiration socialiste s’impose désormais même aux plus libéraux et qu’une forme de volontarisme imprègne les programmes des décideurs politiques. Cependant, l’apparent consensus autour du terme de planification ne doit pas évincer le débat. Gardons à l’esprit que s’il est devenu de bon ton d’en
réhabiliter la lettre, c’est souvent pour en renier l’esprit. Entre technocratie
de
marché
et
socialisme
écologique,
la
planification écologique désigne des projets contradictoires qui seront amenés à s’affronter dans l’arène politique.
Bibliographie À lire : Laure DESPRÉS, « Une planification écologique et sociale, un impératif ! », Actuel Marx, n° 65, 2019, p. 103-118. Karl W. KAPP, Les Coûts sociaux de l’entreprise privée, Les Petits Matins/Institut Veblen, Paris, 2015. Dominique PLIHON, « La planification écologique : une approche institutionnaliste », Les Possibles, n° 23, printemps 2020. Simon TREMBLAY-PEPIN, « De la décroissance à la planification démocratique. Un programme de recherche », Nouveaux Cahiers du socialisme, n° 14, 2015, p. 118-125.
Notes du chapitre
[1] ↑ Garrett Hardin, « The tragedy of the commons », Science, vol. 162, 1968, p. 1243-1248. [2] ↑ John M. Hartwick J., « Intergenerational Equity and the Investing of Rents from Exhaustible Resources », American Economic Review, vol. 67, 1977, p. 972-974. [3] ↑ Cette expression vient du livre d’Alfred Chandler, La Main visible des managers. Une analyse historique (1977), qui traite de la planification à l’intérieur de la firme dans le capitalisme industriel. Chandler fait alors référence à l’expression célèbre de « main invisible » du marché employée par Adam Smith. [4] ↑ Cédric Durand et Étienne Espagne, « La planification écologique doit prendre le pas sur la logique de prix du carbone », À l’encontre, mis en ligne le 2 mai 2022. [5] ↑ Elle correspond à la consommation des utilisateurs finaux (le total de la consommation moins celle de la branche énergie) à laquelle on ajoute les pertes d’énergie générées par la production et la distribution de cette énergie. [6] ↑ Michel Husson, « De l’économie du socialisme à la planification écologique », Contretemps. Revue de critique communiste, mis en ligne le 26 novembre 2019. [7] ↑ Sur la question de l’authenticité des besoins, voir Razmig Keucheyan, Les Besoins artificiels. Comment sortir du consumérisme, La Découverte, Paris, 2019. Il ressort de cet ouvrage que l’authenticité ou l’artificialité d’un besoin ne peut se décréter a priori, mais doit faire l’objet de délibérations démocratiques.
Une sécurité sociale écologique ? Marianne Fischman Économiste
Et si lutter contre les saccages de nos vies passait par des formes de production et de consommation n’impliquant plus l’échange capitaliste marchand ? Si, nous fondant sur les seules valeurs d’usage, nous faisions le pari de généraliser la sécurité sociale et, par là, le pari de la gratuité ? Pour nous donner ce qui nous manque. Pour nous libérer du joug de la contrainte des nécessités immédiates, au profit du déploiement maximal de notre capacité d’agir. Pour pouvoir exercer notre égale liberté et réussir, dans un même geste, à améliorer le sort de tous, cesser les destructions du vivant et fabriquer du commun dans un monde de solidarités. Et asseoir ainsi une sobriété heureuse.
« Comment changer le monde à une époque où on ne croit plus ni à la révolution ni au processus démocratique ? » Jeanne Burgart Goutal, Être écoféministe. Théories et pratiques, 2020.
La gratuité n’est pas une utopie, son extension par l’élargissement de la sécurité sociale non plus
P
aola est allée accompagner son amie : elle devrait bientôt
accoucher à l’hôpital public Tenon à Paris qui fait partie de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP), le Centre hospitalier universitaire (CHU) de la région Île-de-France. En revenant de ce rendez-vous, elle passe par le square de la Madone, dans le XVIIIe arrondissement, récupérer de l’eau du puits artésien provenant de la nappe albienne, très pure, sans chlore, qu’elle préfère à l’eau du robinet. Elle a plusieurs bouteilles qu’elle cale sur le porte-bagages de son Vélib : ce sera toujours cela de moins à porter à bout de bras ! Car avant de remonter chez elle, il faut aussi passer faire des courses pour dîner et profiter de la bibliothèque militante de la libraire Le Rideau rouge, rue de Torcy, pour emprunter quelques ouvrages. Lexique Branches actuelles de la sécurité sociale : maladie, accident du travail et maladies professionnelles, vieillesse, famille et autonomie. Car enfin, pourquoi la gratuité devrait-elle s’arrêter aux services publics, aux cinq branches actuelles de la Sécurité sociale* et à l’eau du puits ? Pourquoi ne pas l’étendre, comme le propose notamment Paul Ariès [1] , à tous les domaines de
l’existence ? Au logement, à la restauration scolaire, aux transports, à l’énergie, mais aussi aux services funéraires, juridiques, à la culture et même à la participation politique ? Une gratuité désirable, d’émancipation, de jouissance, sur laquelle fonder un modèle de société respectueux du vivant, des corps comme des territoires, donc d’autres façons de vivre et surtout de bien vivre, que celles proposées par le capitalisme. La gratuité qui existe déjà avec les services publics de la santé, même s’ils sont de plus en plus démantelés, pourrait être étendue à l’écologie en général, dans le cadre du projet universel de la sécurité sociale – comme le propose le rapport de la commission d’information sénatoriale sur le thème « Protéger et accompagner les individus en construisant la sécurité sociale écologique du XXIe siècle [2] » –, et à l’alimentation en particulier – comme le porte le Collectif pour une Sécurité sociale de l’alimentation. Une extension d’un déjà-là communiste, présent aujourd’hui, ici et maintenant selon Bernard Friot [3] et le Réseau salariat, qui conduit à parler de travail, de propriété et de démocratie. Et qui ne se confond pas avec la fin de l’argent et de la valeur, pas plus que la gratuité n’ignore les coûts de production.
Pour une sécurité sociale de l’alimentation garante du droit à l’alimentation durable
Partant du constat que l’industrie agro-alimentaire engendre des désastres environnementaux et une dégradation de la santé, tout en s’appuyant sur des conditions de travail intenables, subies très majoritairement par les femmes, la promotion d’une sécurité sociale de l’alimentation [4] vise à transformer la filière et à élargir l’accès à une alimentation durable, en particulier vers les familles à petits budgets [5] . Ces objectifs sont aussi retenus par la commission d’information sénatoriale sur la « sécurité sociale écologique » déjà citée, dans son volet « sécurité sociale alimentaire ». L’alimentation engage des problématiques très diverses : de santé ; de production, de distribution et de consommation des denrées alimentaires ; de sociabilité et de socialisation autour des repas qui varient en fonction des groupes sociaux ; de participation démocratique aux systèmes alimentaires. Il existe des espaces de restauration collective (quasi) gratuits où ces problématiques multiples sont réinvesties : les cantines municipales, les restaurants universitaires, de maison de retraite et d’entreprises, les cantines populaires autogérées. Tous ces espaces pourraient s’ouvrir pour offrir des repas le soir et pour permettre à de nouveaux publics d’y manger. Dans le cadre d’une sécurité sociale de l’alimentation, ces espaces pourraient être généralisés et même devenir totalement gratuits. En effet, comme pour les hôpitaux publics français aujourd’hui, il est possible de financer les dépenses de sécurité sociale de l’alimentation par une cotisation sociale fléchée « alimentation » prélevée sur les salaires et par la socialisation de la valeur ajoutée des entreprises dans l’agriculture et
l’alimentation (et dans d’autres secteurs), ayant passé une convention avec la sécurité sociale sur le modèle du conventionnement qui existe aujourd’hui pour les soins médicaux avec l’Assurance maladie. Côté production, ces ressources permettraient de rémunérer à vie les salariés de la filière conventionnée et de financer leurs investissements pour l’entretien et le développement des moyens de production, sans qu’ils s’endettent. Ainsi financés collectivement, ces moyens de production seraient mis en commun ; l’outil de travail deviendrait donc une copropriété des travailleurs qui en auraient l’usage. Côté consommation, l’accès aux produits conventionnés serait donné aux détenteurs de la carte vitale de l’alimentation
ayant
cotisé
à
la
sécurité
sociale
de
l’alimentation. Valorisant une gestion démocratique directe et locale et couplant l’éco-agriculture au droit à l’alimentation durable, le choix, les prix, les montants de subventions d’investissement et les conditions de production des produits conventionnés seraient décidés par des caisses locales, l’équivalent des actuelles caisses primaires d’assurance maladie, gérées collectivement par des producteurs et des consommateurs ou leurs représentants. Cette socialisation de l’investissement pourrait être un puissant levier non étatique pour réorienter la production et œuvrer à la bifurcation écologique. Elle pourrait ainsi avoir des effets protecteurs pour le vivant en général, humain et non humain, d’autant que la gestion collective par les producteurs et les consommateurs n’interviendrait pas seulement au niveau de l’activité agricole : ils fixeraient
également les contrats entre les producteurs, les industries de transformation et les distributeurs. Pour assurer une cohérence au niveau macroéconomique et garantir la solidarité au niveau de la société tout entière, ces décisions locales seraient néanmoins toujours prises en lien avec les politiques d’investissement décidées au niveau national, à partir du budget d’ensemble de la sécurité sociale. La sécurité sociale de l’alimentation permettrait ainsi d’étendre à toute la population des pratiques que l’on repère avec les jardins ouvriers ou partagés, dans les Associations pour le maintien d’une agriculture paysanne (Amap) où les revenus agricoles sont garantis pendant une période donnée par l’engagement à payer mensuellement les paniers proposés, dans les coopératives telles que Scop-Ti (les tisanes et thés 1336) qui ont permis d’éviter la délocalisation des usines de fabrication ou encore dans les régies publiques maraîchères créées par des municipalités salariant des paysansfonctionnaires qui approvisionnent les cantines scolaires [6] . Le mécanisme de solidarité de la sécurité sociale soutiendrait la transmission de l’art de cuisiner dans tous les milieux sociaux, mais dans le cadre d’une autonomie alimentaire permettant de produire les denrées alimentaires dans des conditions désirables, collectivement définies, à la fois socialement et écologiquement soutenables.
Au cœur des enjeux climatiques et écologiques, le système public de santé Ce mécanisme de solidarité est également à l’œuvre aujourd’hui dans le système public de santé, tout comme dans les propositions relatives aux dépenses liées au changement climatique, à la bifurcation énergétique, à la prévention des risques naturels et à l’assurance récolte, à la couverture des risques inassurables, au financement des mutations de l’emploi et à l’acceptabilité de la transition écologique, faites par la commission d’information sénatoriale sur la « sécurité sociale écologique » déjà citée. Il est en effet admis depuis les travaux de Arrow [7] en 1963 que la santé est un bien tutélaire* nécessitant une régulation par les pouvoirs publics. Leur rôle est triple : ils doivent couvrir les individus face au risque santé ; contrôler la qualité, la quantité et les prix des soins administrés par les professionnels de santé ; s’assurer que les pathologies constituant un problème de santé publique (épidémies par exemple) sont prises en charge. Dans ce cadre, les pouvoirs publics doivent non seulement promouvoir le concept « Une Seule Santé » pour penser le lien entre santé humaine et animale et environnement mais aussi mener des politiques de prévention volontaristes, en particulier au regard des maladies chroniques.
Lexique Bien tutélaire : bien dont la production doit être encouragée ou modérée par les pouvoirs publics en raison de ses effets souhaités ou redoutés sur la population. Élasticité prix : réaction de la demande aux variations des prix. Elle est faible si la demande réagit peu aux prix. En France, chacun a l’obligation de cotiser en fonction de ses revenus à la sécurité sociale et reçoit selon ses besoins : le secteur est socialisé, construit selon un principe de solidarité entre actifs et inactifs, entre bien-portants et malades. Il garantit donc un accès gratuit et universel aux soins, même si celui-ci est de plus en plus rogné [8] . Mais il doit être étendu et transformé pour faire face aux conséquences sanitaires du changement climatique, de la baisse de la biodiversité, des pollutions diverses et pour accompagner la transition écologique. Les zoonoses imposent notamment d’imaginer de nouvelles politiques de lutte et de prévention du fait de leur impact sanitaire et du coût qu’elles provoquent. S’étendre
tout
d’abord.
En
réduisant
le
champ
des
complémentaires santé, d’une part, en devenant une sécurité sociale écologique, d’autre part. Un système public de santé présente en effet l’avantage de produire mieux et moins cher l’ensemble des soins que n’importe quel autre système de santé. Les dépenses de santé sont d’autant moins élevées qu’elles sont socialisées, pour de meilleurs résultats sanitaires. Cela s’explique par le fait que la gratuité ne fait pas déraper les dépenses de santé car la décision de consulter dépend très peu
du coût du soin (l’élasticité prix* de la demande de soin* est très faible) : même si le prix à payer pour se soigner sans assurance est un obstacle au soin des plus pauvres (qui sont précisément
les
moins
assurés),
les
frais
de
médecine
ambulatoire ont a contrarioaugmenté fortement en France jusqu’à la crise sanitaire, alors qu’ils sont de moins en moins remboursés. Aussi est-ce dans les pays où les dépenses de santé coûtent le plus cher aux patients car elles sont le moins contrôlées par les pouvoirs publics et le plus à charge pour les malades, plutôt que gratuites car socialisées, que les dépenses de santé sont les plus élevées : la France consacre ainsi 11,3 % de son PIB [9] à la santé, contre 17,8 % aux États-Unis où la couverture privée des soins est très importante. Et c’est logiquement aussi là où le coût des dépenses de santé pour les patients est le plus lourd que les inégalités de santé sont les plus fortes. Les montants supportés par les ménages aux États-Unis sont parmi les plus élevés au sein de l’OCDE, après la Suisse (de l’ordre de 800 euros contre 370 en France) [10] . 10 % de la population états-unienne sont toujours sans assurance maladie malgré l’extension de l’Obama Care, donc susceptibles de renoncer aux soins. L’espérance de vie y diminue depuis 2014 et est inférieure à la moyenne de l’OCDE et elle peut atteindre une différence proche de quinze ans selon le revenu [11] . En France, le Haut Conseil pour l’avenir de l’assurance maladie (HCAAM) montre
qu’en
réduisant
complémentaires [12] ,
70
l’extension
% de
du la
marché sécurité
des
sociale
permettrait d’améliorer l’accès au soin tout en faisant 5,4 milliards d’euros d’économies [13] .
De plus, un système de sécurité sociale généralisée devrait retirer aux firmes pharmaceutiques leur pouvoir de captation des cotisations en contrôlant les prix des nouvelles molécules pour les rendre socialement supportables. Il pourrait également s’accompagner d’une démocratisation de la prise des décisions relatives au système de santé au niveau national et territorial – certaines pistes allant dans cette direction sont suggérées dans le rapport du HCAAM. Il améliorerait les soins mais aussi la santé au travail, en particulier à l’hôpital et dans les Établissement hospitaliers pour personnes dépendantes (Ehpad), en levant la contrainte de rentabilité et en améliorant les conditions de travail. En couvrant toute la population et en offrant les soins à tous les malades, ce système de sécurité sociale généralisé éviterait tout renoncement aux soins qui touche sinon les personnes pour qui le prix est un obstacle au soin. Surtout, le système public de santé pourrait être étendu aux problématiques environnementales. Cette extension pourrait consister à ouvrir une nouvelle branche de la sécurité sociale couvrant les risques environnementaux, pour assurer le financement de leur accroissement à venir : maladies ou traumatismes liés aux canicules, aux expositions à la pollution et aux substances chimiques, aux zoonoses… Il pourrait également
s’agir
de
promouvoir
et
soutenir
la
santé
environnementale dans l’ensemble des politiques publiques [14] (de santé mais aussi agricole, de logement, industrielle, de recherche, de formation, dans le domaine de l’énergie, etc.) :
politiques de décarbonation de la santé, cartographie des risques, intégration de la santé dans les études d’impact des projets d’aménagements publics et dans les appels d’offres des acheteurs publics… Le système public de santé doit donc être transformé. Car pour offrir de nouvelles protections collectives en réponse aux défis éco- logiques, il ne suffit pas d’avoir une approche curative. Il convient avant tout de prévenir les maladies, en particulier chroniques et infectieuses. La prévention étant moins coûteuse (donc moins lucrative) que le soin, seul le système public de santé peut vraiment la porter. La prise en charge des risques environnementaux aurait des effets positifs conjoints sur la santé et sur la sécurité sociale elle-même, la prévention de ces risques pouvant être financée par la réduction des coûts de l’inaction que le système public de santé supporte aujourd’hui.
La généralisation de la sécurité sociale : une alternative communiste contre le saccage de nos vies Prendre au sérieux les questions écologiques ne passe donc pas par la généralisation de la sécurité sociale et, avec elle, de la gratuité. En effet, la gratuité libère du système des prix en
faisant supporter les coûts de production à la collectivité, à travers les prélèvements obligatoires : impôts, taxes et cotisations sociales. La richesse constituée des biens et des services produits est ainsi socialisée à travers les prélèvements obligatoires – soit partiellement
comme
le
propose
Benoît
Borrits [15] ,
soit
totalement comme le défend le Réseau salariat. Elle devient ainsi disponible gratuitement pour celles et ceux qui en ont besoin – autrement dit, elle peut être redistribuée en fonction des besoins. Dès lors, le travail et la valeur ne sont plus capitalistes mais communistes – et échappent ainsi à toute logique productiviste, de maximisation des profits. Ce communisme repose essentiellement sur trois piliers. Premier pilier, sur lequel insiste Bernard Friot [16] : la conquête de droits de souveraineté sur le travail. C’est la captation, par l’ensemble
des
travailleurs,
de
la
souveraineté
sur
la
production. Deuxième pilier : la subversion du salaire capitaliste en « garantie économique générale », selon la formulation proposée par Frédéric Lordon [17] . Elle consiste à dissocier les revenus et l’activité de l’emploi, permettant ainsi de sortir du chantage à l’emploi. C’est déjà le cas des fonctionnaires, dont le traitement est attaché à leur statut, à leur personne, indépendamment de l’emploi qu’ils peuvent occuper et de l’activité qu’ils mènent. C’est aussi ce qu’a récemment montré à plus grande échelle l’expérience du confinement, quelle qu’ait été l’activité des fonctionnaires et
des salariés qui ont été rémunérés pendant cette période. Troisième pilier : le conventionnement des producteurs. De la même manière que les professions libérales dans la santé travaillent aujourd’hui en grande majorité dans le secteur conventionné, le conventionnement étendu à tous les secteurs peut solvabiliser les demandes (c’est-à-dire mettre en position d’accéder aux services ou aux biens) au sein des sécurités sociales sectorielles comme celle de l’alimentation, et rendre ainsi possible l’extension de la gratuité à cette branche d’activité, ce qui n’empêche nullement de discuter des parts respectives du gratuit et du non-gratuit. En définitive, mettre toutes les productions sous le régime de la sécurité sociale revient à les sortir de la logique capitaliste, productiviste et extractiviste. Ce projet vise simultanément à améliorer le sort de toutes et de tous, à mettre fin à l’écocide en cours et à construire les solidarités permettant de faire société. En bref, il oblige à réfléchir à d’autres choix de société.
Et maintenant ? Loin d’être une utopie, l’élargissement de la sécurité sociale est un possible déjà présent. Un ici et maintenant qui réinvente des modèles de solidarité d’autant plus soutenables qu’offrir des biens et des services à titre gratuit coûte moins que de les produire et de les vendre en régime capitaliste dans le secteur
marchand, réduit les inégalités et protège des risques climatiques et écologiques. Mais la gratuité comme projet de société ne peut s’en tenir à sa forme présente. Pour rompre avec le mode de production actuel, travailler à l’extension subversive de la sécurité sociale dans tous les secteurs d’activité est nécessairement à l’ordre du jour. Et ouvre alors en grand la porte à d’autres horizons désirables.
Bibliographie À lire : Philippe BATIFOULIER, Nicolas DA SILVA et Jean-Paul DOMIN, Économie de la santé, Armand Colin, Paris, 2018.
À voir Geoffrey Couanon, Douce France, 2020.
Notes du chapitre [1] ↑ Paul Ariès, Gratuité versus capitalisme, Larousse, Paris, 2018. [2] ↑ Guillaume Chevrollier et Mélanie Vogel, « Protéger et accompagner les individus en construisant la sécurité sociale écologique du XXIe siècle », Rapport d’information du Sénat n° 594, 30 mars 2022. [3] ↑ Bernard Friot et Frédéric Lordon, En travail. Conversations sur le communisme, La Dispute, Paris, 2021. [4] ↑ Kévin Certenais et Laura Petersell, Régime général, Riot éditions, Saint-Étienne, 2022. [5] ↑ Secours catholique, État de la pauvreté en France 2021. Faim de dignité, mis en ligne le 18 novembre 2021. [6] ↑ Barnabé Binctin, « Les nouveaux “fermiers municipaux” des communes françaises », Passerelles, n° 20, février 2020, p. 174-183. [7] ↑ Kenneth J. Arrow, « Uncertainty and the Welfare Economics of Medical Care », American Economic Review, vol. LIII, n° 5, 1963, p. 941-973. [8] ↑ L’ANI dans le secteur privé depuis le 1er janvier 2016 et l’accord PSC du 26 janvier 2022 dans la fonction publique ont institutionnalisé ce renoncement au 100 % sécurité sociale. [9] ↑ Produit intérieur brut, soit la richesse économique créée sur un territoire donné au cours d’une année. [10] ↑ Drees, « Comparaisons internationales de la dépense courante de santé et du reste à charge », Les Dépenses de santé en 2019. Résultats des comptes de la santé, 2020. [11] ↑ Pierre Cochez, « L’espérance de vie liée aux revenus aux États-Unis », La Croix, 12 avril 2016. [12] ↑ Le marché de organismes : mutuelles, exercent une activité de pris en charge par la d’assurance privée.
l’assurance complémentaire santé est composé de 439 sociétés d’assurances et institutions de prévoyance qui complémentaire santé, de remboursement des soins non sécurité sociale, moyennant souscription d’un contrat
[13] ↑ Haut Conseil pour l’avenir de l’assurance maladie, « Quatre scénarios polaires d’évolution de l’articulation entre Sécurité sociale et Assurance maladie complémentaire », janvier 2022. [14] ↑ Comme le propose le rapport Chauvin, Dessiner la santé publique de demain, Ministère des Solidarités et de la Santé, 4 mars 2022. [15] ↑ Benoît Borrits, Au-delà de la propriété. Pour une économie des communs, La Découverte, Paris, 2018. [16] ↑ Bernard Friot et Laurent Ottavi, « La course à la production de valeur nous mène dans le mur », Élucid, 2 mai 2022. [17] ↑ Frédéric Lordon, Figures du communisme, La fabrique, Paris, 2021.
Les communs, de l’invisibilité à de nouveaux horizons Gilles Allaire Économiste, Inra
Tous, nous coopérons avec d’autres en de multiples domaines en suivant de façon plus ou moins responsable des règles. Pourtant, l’organisation en commun des ressources limitées et vitales pour une communauté, qui a toujours existé, est invisible dans les analyses économiques et historiques dominées par la pensée utilitariste. L’expansion industrielle et du capitalisme, appuyée par la technoscience, a détruit nombre de communs qui permettaient la subsistance des classes populaires résistant à l’embrigadement dans les usines. Mais, tant les nouvelles méthodes productives que l’État social qui se substitue aux formes de solidarité du passé reposent en partie sur de nouveaux types de communs, bien plus nombreux qu’on pourrait le croire.
« Quelques fois dans le petit coin du carré, dans la pointe de l’étoile, le satyre vient rire. » Gaston Bachelard, La Terre et les rêveries de la volonté, 1945.
D
epuis deux décennies seulement, s’est imposée dans le vocabulaire des sciences sociales la notion de « commun »
pour désigner des ressources partagées, faisant écho à l’œuvre d’Elinor Ostrom, qui a obtenu le prix Nobel en 2009 pour ses contributions sur le fonctionnement et les conditions de viabilité des communs. En même temps, dans les champs politique et médiatique, la référence aux « biens communs » s’est répandue. Ces deux notions, distinctes mais souvent confondues, sont ambivalentes, du fait de la variété des situations auxquelles elles se rapportent et des projets politiques qui s’y réfèrent. Dans les écrits d’Ostrom, quatre institutions délimitent conceptuellement les communs et offrent quatre niveaux d’analyse de leur complexité : le « pool de ressources communes », la « communauté d’utilisateurs », le « régime de propriété commune », la « visée commune » (voir encadré). Elles concernent à la fois leur gestion et la valorisation des services qu’ils procurent, tant pour un usage personnel (comme les mûres que l’on cueille le long d’un chemin) ou marchand (les moutons vendus à la descente de l’estive), que pour un usage social, en particulier lorsqu’il s’agit de ressources immatérielles (comme les techniques ou les réseaux sociaux). La gestion de ressources partagées pose un problème social. La surutilisation (le surpâturage d’une estive), la sous-utilisation (enfrichement d’une estive qui augmente le risque d’incendie), ou de mauvaises pratiques peuvent conduire à leur dégradation, y compris lorsqu’il s’agit de la réputation
collective d’un territoire ou d’un label de qualité. Ainsi, une menace existentielle pèse sur ces ressources et les institutions qui permettent de contenir cette menace sont un « commun ». Elles autorisent un ensemble cohérent de fonctionnements, sans supprimer la menace d’une tragédie. Il n’est pas toujours aisé de les repérer ; il existe notamment des communs incomplets, lorsque les droits des utilisateurs sont flous et qu’apparaissent des conflits récurrents, comme dans le cas des usages de l’eau. Il y a des communs non encore révélés par l’action collective organisée (les infrastructures écologiques pour une large part) et il y en a qui sont en crise, lorsqu’il n’y a pas de consensus sur les objectifs de court terme et la visée à plus long terme.
Les institutions constitutives des communs Pool de ressources communes : constitué d’une ressourcesystème, qui peut être un système écologique, un répertoire de savoirs ou un artefact (comme internet), et d’unités de ressources, séparables, procurées par ce système et appropriées pour différents usages par les utilisateurs ayant accès à ce pool. Communauté d’utilisateurs : les bénéficiaires d’un commun sont interdépendants, tant en ce qui concerne le prélèvement des unités de ressources, que leur valorisation. Ils forment une communauté, qui élabore des règles de gestion du système en vue de le pérenniser
(caractère restrictif des droits d’accès et de prélèvement, instance de gestion des conflits…). Régime de propriété commune : définit plusieurs statuts d’utilisateurs. Plusieurs droits (capacités d’entreprendre une action particulière dans un domaine spécifique), diversement distribués entre les participants, ont été identifiés : (1) droit d’accès ; (2) droit de prélèvement des unités de ressources ; (3) droit de gestion, de participation à l’élaboration
des
règles
concernant
l’accès
et
le
prélèvement ; (4) droit de transformer le système ou de contribuer à l’évolution du contenu (logiciels libres) ; (5) droit d’exclusion, capacité à déterminer les ayants droit et les modalités de transfert des droits ; (6) droit d’aliénation des droits de gestion et d’exclusion. Le droit d’exclusion (5) suffit à définir le statut de propriétaire. Bien souvent, il n’y a pas de propriétaire ayant le droit d’aliénation (6), ce qui tient à la nature patrimoniale du commun. Lorsqu’il existe, ce droit est souvent détenu par une autorité publique ; par exemple une forêt publique gérée par l’administration et dans laquelle des communautés disposent de droits coutumiers d’accès (1) et de prélèvement (bois de chauffage, baies du sous-bois…) (2), ainsi que, généralement, de gestion (3, 4) et de contrôle des ayants droit (5). La privatisation de cette forêt
par
l’autorité
propriétaire
du
fonds
à
fin
d’exploitation entraîne généralement la suppression des droits coutumiers qui formaient un commun.
Visée : donne une portée pratique et symbolique ainsi qu’une valeur patrimoniale au commun. La visée collective inclut l’idée de perpétuation du commun, auquel est reconnue une valeur en soi. La visée soutient l’existence de règles collectives. Elle donne une raison d’être au collectif, elle fait du commun un bien commun.
Les communs oubliés de l’histoire Dans l’Angleterre préindustrielle, l’idée de commun recoupe les droits
coutumiers
dont
bénéficient
les
pauvres,
qu’ils
défendront en se révoltant contre les politiques libérales permettant la surexploitation du travail caractéristique de la révolution industrielle. Beaucoup de peuples amérindiens, avant la conquête européenne, jouissaient d’une organisation politique communautaire et solidaire visant à les préserver du despotisme. Là et ailleurs, la destruction brutale par le capitalisme des institutions organisant la solidarité, au nom d’une conception libérale du prétendu progrès social, a rejeté les communs aux oubliettes de l’histoire. Dans un sens différent mais complémentaire, les communs renvoient aussi aux institutions productrices de biens collectifs, infrastructures, savoirs et organisation des marchés, à toute période historique. Il est difficile d’en faire l’histoire car celles-
ci sont sous-étudiées et mêmes rendues invisibles. Le caractère collectif des infrastructures techniques et sociales et des savoirs pratiques est masqué par l’idéologie de la « liberté » qui est celle de la concurrence, omettant au passage qu’un minimum de coopération est nécessaire au fonctionnement de la concurrence. Partout, l’industrialisation s’est traduite dès le XVIIIe siècle par une crise des communs historiques, en rendant désuets les patrimoines techniques qui structuraient les mondes agricoles (semences, races animales, communaux) et artisanaux (communautés de métier), et en s’attaquant aux coutumes locales. Le rôle décisif d’un nouveau type de communs professionnels supportant cette industrialisation n’a pas été perçu. Or, même sous le capitalisme, les innovations reposent sur une prise en charge collective et une adaptation permanente des nouveaux outils et savoirs. Ainsi, l’agriculture moderne repose sur de vastes systèmes sociotechniques, assemblages complexes de ressources communes, qu’il s’agisse de la génétique animale et végétale, de la protection des plantes, des labels de qualité et des référentiels technicoéconomiques.
Comment appréhender la complexité des communs ?
Cerner les contours d’un commun n’a rien de trivial, en particulier l’ensemble des participants et de leurs échanges. L’identification des ressources en jeu, de leur origine, de leur durée de vie, des acteurs entre lesquels elles circulent, de la façon dont ils se les approprient ou en bénéficient et de ce qu’elles leur permettent de réaliser, fournit des éléments décisifs pour la compréhension de la dynamique d’un commun, qui s’insère lui-même dans des systèmes écologiques et socioéconomiques plus amples. Des strates d’organisation multiples, des effets systémiques et la diversité des parties prenantes directes et indirectes amènent à distinguer deux niveaux d’analyse : celui où sont gérées des ressources localisées ou spécialisées formant des communs, celui des espaces globaux où s’articulent des séries de ressources communes, matérielles et immatérielles. Ces architectures se distinguent selon les domaines : productions spécifiques, métiers et professions, action sociale et politique…
Facteurs de complexité Un premier facteur de complexité est la différence de nature entre la ressource-système et le flux d’unités de ressources : entre une rivière et les poissons qu’on y pêche ou les quantités de polluants qui y sont déversés ; entre l’université et la diversité des produits qui en sont issus, matériels (textes scientifiques, brevets, modèles et prototypes) et immatériels (paradigmes scientifiques et technologiques). La ressource en tant que système dispose
d’une dynamique propre, tout en étant conditionnée par l’usage qui en est fait. Un deuxième facteur de complexité est l’imbrication des systèmes de ressources, à différentes échelles et mêlant propriétés publique, commune et privée. Les « indications géographiques », par exemple, sont des communs locaux (ressources
biologiques
et
ressources
humaines
spécifiques) et sont concernées par plusieurs niveaux de règles, du national à l’Organisation mondiale du commerce (OMC). La complexité vient également de la diversité des modes de valorisation des services tirés de ressources communes. Les technologies
nouvelles
modifient
les
conditions
d’utilisation et de valorisation des unités de ressources (par exemple, les techniques intensives de pêche ou d’élevage, les techniques de traitement et de contrôle des données) et ont un impact sur le fonctionnement du système.
Un exemple complexe : l’évolution de l’agriculture biologique : des réseaux communautaires au grand marché et vice versa
À son origine, l’agriculture biologique est une réaction à la société industrielle, portée par plusieurs réseaux marginaux qui prônent le retour à une agriculture naturelle, en rapport avec les ressources locales. Ces réseaux ont créé, des années 1920 aux années 1980, plusieurs labels, reposant sur des représentations variables de ce qui est sain et naturel, et ils ont organisé une diffusion des produits labellisés limitée à des marchés de niche. Chacun de ces réseaux gérait concurremment un commun structuré autour d’un label. Un consensus s’est établi, dans les années 1980, entre ces réseaux et l’administration française, pour créer un label commun, auquel serait réservé le qualitatif « biologique », afin d’élargir le marché et de l’étendre à la grande distribution. Ce projet a été concrétisé par un signe officiel en 1985, garanti par la puissance publique, avec un cahier des charges contrôlé par tierce partie (certificateur agréé). Le label français a ensuite été reconnu par le premier règlement européen sur l’agriculture biologique en 1992. L’ouverture d’un tel marché, protégé, répondant à une demande qui ne cessait de s’élargir, dont la régulation est publique, a conduit à une dépossession des groupes locaux et réseaux initiaux. Les principes d’action développés par les pionniers (écologie, santé, équité) ont été réduits à des obligations contrôlables (nécessairement en nombre limité), les méthodes de culture reconnues sont devenues une affaire d’experts. Face à cette conventionnalisation de l’agriculture biologique, des groupes locaux et des réseaux porteurs de visées écologiques et sociales se sont constitués. Ils permettent
l’échange de pratiques et une réappropriation des valeurs du mouvement de l’agriculture biologique. Ces réseaux proposent des labels complémentaires au label bio européen, qui mettent par exemple en valeur le caractère local ou social (conditions de travail) de la production. Au monopole des certificateurs s’oppose désormais une renaissance du bien commun par la reconstitution de communs locaux.
Ambivalence des communs Les communs, espaces de rapports de pouvoir, sont loin d’être consensuels, quant à leur gestion, la définition des ressources qui peuvent être prélevées et leur visée sociale. L’ambivalence du concept ressort notamment de l’utilisation du terme dans la communication politique. Les notions de bien commun et de principe du commun sont largement diffusées à la faveur des luttes contre l’appropriation par des multinationales de ressources vitales (telle l’eau) ou des informations numérisées, en vue de manipulation de nos désirs et de contrôle. Or ces firmes n’hésitent pas, elles aussi, à se référer au bien commun, tout en le dévoyant. L’action collective pose le problème des frontières entre univers collectifs et univers privés. Un collectif est toujours hétérogène (du point de vue du statut des participants et de leurs
engagements), ce qui produit inévitablement des tensions et la possibilité de crises remettant en jeu la visée du collectif. La complexité croissante et l’extension des systèmes de ressources collectives (un nouveau pas ayant été franchi avec le numérique) conduisent à des systèmes quasi ingouvernables, dont les ressorts sont bien éloignés des acteurs locaux organisés. De vastes ensembles sociotechniques configurent des environnements professionnels et relationnels complexes. Le gouvernement de ces systèmes complexes repose sur un pouvoir d’orientation des techniques, qui peut bloquer le développement d’alternatives. Tout en relevant en grande partie des communs et de l’économie sociale, ceux-ci ne sont pas loin de constituer des monopoles radicaux. On parle de monopole radical lorsqu’une industrie s’arroge le droit de satisfaire, seule, un besoin élémentaire, jusque-là l’objet d’une réponse individuelle ou locale et collective. C’est le cas, par exemple, des races bovines sélectionnées dans une optique productiviste,
des
semences
certifiées,
des
savoirs
agronomiques privatisés par l’agrochimie dans des packages technologiques, de l’agriculture biologique sous le régime de la certification tierce partie, etc. D’autres monopoles radicaux peuvent être observés, notamment dans les domaines de la santé et des plateformes numériques. Le mouvement en faveur de la réhabilitation des communs a cherché à spécifier leurs caractères selon des critères de justice et de solidarité. En valorisant les communs solidaires ou qui se réfèrent à des droits humains, au nom de valeurs morales ou de
l’écologie, on souligne leur portée politique. On risque cependant de passer à côté du fait que les communs (au sens d’Ostrom) constituent une partie essentielle de nos institutions, avec le marché et l’État. Il ne s’agit pas d’une troisième voie au sens politique du terme. Au contraire, les communs sont indispensables au fonctionnement du marché ou de l’État – ce que nient bien sûr la science économique traditionnelle et les promoteurs d’un déploiement des communs comme alternative au marché. On peut défendre un principe du commun comme alternative démocratique au principe du marché. Mais on ne doit pas pour autant se cacher l’ambivalence des situations concrètes relevant des communs qui soutiennent le marché, par exemple la grande diversité des labels de qualité gérés par les utilisateurs, les pools de ressources génétiques, les réseaux dits sociaux envahis par les influenceurs…
Portée politique Depuis les années 1990, sont apparus et ont été identifiés de nouveaux
communs.
Certains
sont
engendrés
par
des
technologies nouvelles, qui configurent des espaces auparavant insoupçonnés
(comme
le
cyberespace
ou
l’information
génétique). D’autres sont des ressources ayant un caractère public, reconceptualisées comme des communs. C’est le cas d’éléments urbains tels que les trottoirs, des zones aménagées ou protégées, etc. Enfin, des communs sont constitués par des
mouvements de défense ou de réappropriation, en réaction à des crises liées aux transformations des conditions socioéconomiques concernant tant les systèmes complexes de ressources que la valorisation de celles-ci.
Biens publics et biens communs Bien public : peut recouvrir deux sens, celui de la propriété publique, qui a ou non un caractère social, celui de biens collectifs
dont
l’accès
est
réputé
libre
et
dont
la
consommation par l’un ne prive pas les autres. L’exemple du savoir est souvent cité, son utilisation tendrait à en accroître le stock plutôt qu’à le restreindre. La réalité est plus complexe : il n’y a pas de grand livre des savoirs mais une multitude de dépositaires de ceux-ci, inégalement distribués. L’accès aux exposés des savoirs et aux bases de données est loin d’être libre. Bien commun : c’est un idéal, invoqué comme raison d’être de l’action collective (visée d’un commun). L’accès de tous et toutes à l’éducation est un bien commun.
Le mouvement d’élargissement du champ des communs concerne de nombreux domaines : l’environnement urbain, la santé, l’alimentation, l’agriculture, les paysages, le climat, l’information et les infrastructures. Les nouveaux communs résultent tant de réaménagements des droits de propriété, de
facto ou de jure, que des luttes pour de nouveaux droits. Ils ne sont toutefois pas toujours investis comme communs par les communautés concernées, du moins pas sans périodes de transition. On peut distinguer un double mouvement, qui montre l’ambivalence politique des communs : — les communs ont une visée supportée par des valeurs, qui paraissaient raisonnables aux parties prenantes, à une certaine période et dans un certain contexte. Il en va ainsi de l’efficacité à court terme dans la période de croissance productiviste. Ces valeurs peuvent être contestées par des mouvements sociaux contemporains ; par exemple en matière de tolérance vis-à-vis des polluants chimiques, d’usage intensif des espaces naturels, agricoles ou urbains, de
traitement
des
déchets,
de
consommation
énergétique, etc. Actuellement, ces mouvements mettent en question les monopoles radicaux mentionnés ci-dessus et soutiennent
une
nouvelle
génération
de
communs
professionnels et civiques pour lesquels l’évaluation raisonnable des pratiques implique des questions éthiques, autant qu’économiques et juridiques ; — la tendance des États (occidentaux) à déléguer la production de biens publics. Ligne directrice qui a, par exemple, réorienté la Politique agricole commune (PAC) vers l’agroenvironnement, ce qui a reposé sur la définition de territoires prioritaires et de projets locaux multi-acteurs
et de programmes nationaux qui, globalement, ont été peu contraignants et ont eu des effets limités.
Et maintenant ? L’entrée en politique des communs tend à s’opposer à la prévalence du marché et à la privatisation de ressources essentielles. Cela soulève deux questions (que l’on retrouve ailleurs dans ce livre). Celle du rapport entre principe du commun et liberté. La conception de la liberté qu’offre le libéralisme est celle d’une protection de la vie privée via la protection de la propriété privée par l’État. Le capitalisme, qui est une logique de croissance sans fin imaginable, serait censé délivrer l’humanité du règne de la rareté économique, tout en créant sans cesse de nouveaux besoins et de nouveaux marchés. Cette folle espérance est fallacieuse. La croissance infinie repose sur le pillage des ressources naturelles et biologiques et, on le voit aujourd’hui, étend la pauvreté. Rien n’est plus étranger à la liberté libérale que l’action politique : dans un tel régime, le gouvernement doit être laissé aux experts. On peut alors espérer du principe du commun qu’il restaure l’action politique quotidienne (autogestion) et qu’il permette une gestion prudentielle des ressources naturelles. Il faut alors abandonner
l’idée que le développement des machines et des dispositifs sociaux nous libère des tâches nécessaires à notre subsistance. Celle de sa portée écologique. La conceptualisation des biens communs à partir de valeurs de solidarité et de justice est au fondement de nombreuses (et diverses) propositions radicales de politiques écologiques et sociales. La portée écologique des communs est étendue si on considère que les humains ne sont pas les seuls à faire usage de la nature, à la construire. L’entrée en politique des communs reste ambivalente. Elle fait l’impasse sur le développement de monopoles radicaux et sur les modes d’action de l’État néolibéral. L’appréciation positive de leur valeur morale concerne des communs particuliers, généralement locaux. Or ceux-ci sont toujours partie prenante de systèmes complexes, dont la gouvernance dépend de plusieurs niveaux de règles. La ligne de partage des communs selon des critères de justice et écologiques est difficile à tracer. Si elle n’est pas une illusion, la réappropriation morale des communs est un combat toujours à renouveler.
Bibliographie À lire :
Arnaud BUCHS, Catherine BARON, Géraldine FROGER et Adrien PENERANDA, « Communs (im)matériels. Conjuguer les dimensions matérielles et immatérielles des communs », dossier dans Développement Durable et Territoire, vol. 10, n° 1, mis en ligne en mars 2019. Marie CORNU, Fabienne ORSI et Judith ROCHFELD (dir.) Dictionnaire des biens communs, PUF, Paris, 2021. Elinor OSTROM, La Gouvernance des biens communs. Pour une nouvelle approche des ressources naturelles, De Boeck, Liège, 2010 [1990].
D’autres mondes sont possibles
L’agroécologie peut-elle nous sauver ? Marc Dufumier Agronome, professeur honoraire AgroParisTech
Le défi est de produire en quantité suffisante des denrées alimentaires de grande qualité sanitaire et nutritionnelle, de façon à pouvoir nourrir correctement et durablement l’humanité. Mettre définitivement fin à la faim et à la malnutrition, sans endommager notre environnement. Produire à la fois suffisamment et mieux, sans polluer l’air ni les eaux, sans éroder la biodiversité*, sans dégrader les sols et sans porter préjudice aux générations futures. Ne pas sacrifier à long terme les potentialités productives des écosystèmes cultivés et pâturés au nom de la satisfaction des besoins immédiats. Tout en s’adaptant aux conséquences du dérèglement climatique et en réduisant les émissions de gaz à effet de serre.
Lexique Biodiversité : diversité des espèces vivantes (végétaux, animaux, bactéries champignons, etc.) en interaction entre elles et avec le milieu physique au sein des écosystèmes.
a planète compte déjà plus de 7,8 milliards d’habitants et nous serons sans doute plus de 9,5 milliards en 2050. Près de 800 millions de personnes souffrent aujourd’hui de la faim et plus d’un milliard d’individus sont toujours en proie à une malnutrition. L’élévation du niveau de vie dans certains pays (Chine, Vietnam, Mexique, Afrique du Sud, etc.) va de pair avec une consommation accrue de produits animaux (lait, œufs et viandes) dont la fourniture exige l’augmentation des productions en céréales, tubercules, protéagineux, fourrages grossiers, etc. L’agriculture sera donc de plus en plus sollicitée dans les années à venir ; il faut envisager un doublement de la demande en production végétale (céréales, protéagineux, oléagineux, fruits et légumes, etc.) pour l’alimentation humaine et animale.
L
Les causes de la faim et de la malnutrition Les insuffisances alimentaires n’ont cependant rien à voir avec une quelconque insuffisance de denrées vivrières sur les marchés internationaux. Ce sont les inégalités de revenus à l’échelle mondiale qui expliquent que des centaines de millions de personnes ne parviennent toujours pas à acheter suffisamment de nourriture, alors même qu’une part croissante des productions végétales est vendue sur des marchés solvables pour être ensuite gaspillée par des populations aisées, pour alimenter des animaux en surnombre ou pour produire des agrocarburants.
Paradoxalement, celles et ceux qui souffrent d’insuffisance alimentaire sont pour les deux tiers des paysans – dont les bas revenus ne leur permettent pas d’acheter suffisamment de nourriture ou de s’équiper pour produire par eux-mêmes de quoi manger. Le dernier tiers est constitué de familles ayant quitté prématurément la campagne, faute d’y être restées compétitives et qui ont rejoint les bidonvilles des grandes cités sans y trouver des emplois rémunérateurs. La question alimentaire ne pourra être résolue dans les pays du Sud global que si leurs paysanneries parviennent à équiper davantage leurs exploitations, accroître leur productivité et sortir ainsi de la pauvreté. Mais les agriculteurs de ces pays, dont l’outillage est encore bien souvent manuel, ne parviennent pas à résister à la concurrence des exploitations hautement motomécanisées des pays du Nord global ou des immenses latifundia d’Argentine et du Brésil car leur productivité y est souvent plus de deux cents fois inférieure. Ces paysans et paysannes ne peuvent alors guère dégager des revenus suffisants pour manger correctement, acheter des produits de première nécessité, épargner une part de leurs revenus et investir dans leurs propres exploitations agricoles. Les États du Sud global devraient donc avoir le droit de protéger leurs paysanneries de la concurrence internationale en leur garantissant des prix équitables pour qu’ils puissent dégager des revenus suffisants, assurer le bien-être de leurs familles et investir dans l’acquisition de nouveaux moyens de production (animaux de bât et de trait, outils attelés, moulins, greniers, etc). Parallèlement, la France et les pays excédentaires en produits
alimentaires devraient cesser d’exporter à bas prix leurs surplus de céréales, sucre, poulets bas de gamme et poudres de lait. Sans doute devront-ils donc produire un peu moins mais beaucoup mieux : reconvertir leurs agricultures vers des systèmes de production qui relèvent de l’agroécologie*, moins coûteux en énergie fossile, engrais de synthèse et produits pesticides, avec une valeur ajoutée supérieure et des effets favorables à la biodiversité. Lexique Agroécologie : discipline des agroécologues qui s’efforcent de rendre intelligibles le fonctionnement et la complexité des écosystèmes aménagés par les agriculteurs.
Les méfaits de l’agriculture industrielle L’agriculture en France est à bout de souffle. Elle ne permet plus guère à la majorité de nos paysans de vivre correctement de leur travail et nombreux sont les consommateurs qui s’inquiètent de la qualité sanitaire et nutritionnelle des aliments qu’elle produit. Cette situation, qui concerne la quasi-totalité des filières de production bas de gamme (poulets de chair de quarante jours, charcuterie non labellisée, poudre de lait, céréales, sucre blanc, etc.), n’est pas conjoncturelle. Elle découle de politiques agricoles qui, par le biais de subventions accordées en proportion des surfaces exploitées, ont délibérément encouragé les systèmes
de production à grande échelle et à faible coût monétaire. Mais le problème est que la France des mille et un terroirs n’a en réalité aucun avantage comparatif pour développer de telles formes d’agricultures industrielles. Soumis à une concurrence féroce sur les marchés nationaux et internationaux, les agriculteurs français ont été contraints à des choix individuels qui sont allés à l’encontre des intérêts du plus grand nombre d’entre eux et de ceux des consommateurs. Ils durent souvent répondre aux cahiers des charges imposés par la grande distribution et les multinationales agro-industrielles. Ces entreprises, dont les processus de production sont de plus en plus robotisés, exigent de pouvoir disposer de produits standards et ne manquent pas d’imposer de lourdes pénalités aux agriculteurs dont les livraisons ne répondent pas à leurs normes. Tant et si bien que les agriculteurs peuvent être considérés aujourd’hui comme des travailleurs « payés aux pièces », mais sur lesquels reposent encore les risques inhérents à la production agricole proprement dite : aléas climatiques, fluctuations de l’offre et de la demande, mouvements erratiques des prix, etc. Lexique Fipronil : produit insecticide et acaricide. Perturbateurs endocriniens : molécules perturbant le fonctionnement de nos glandes hormonales, provoquant des troubles de la reproduction et une apparition prématurée de certaines maladies chroniques (Alzheimer, Parkinson, etc.) et cancers.
Afin de produire pour un moindre coût monétaire et en répondant aux exigences des industries agro-alimentaires et de la grande distribution, les agriculteurs ont été contraints de s’équiper en infrastructures et matériels de plus en plus coûteux. Il leur fallut mécaniser, motoriser, voire robotiser leurs systèmes de culture et d’élevage – au risque de devoir toujours agrandir leurs exploitations, remembrer leurs parcellaires, abattre les haies vives, labourer et irriguer leurs terrains, raccourcir les rotations de cultures, simplifier leurs assolements, épuiser les nappes phréatiques, confiner leurs troupeaux dans des bâtiments exigus, concentrer d’énormes quantités de lisier et de purin, etc. Cette évolution du système de production provoque de nombreux dégâts environnementaux : des paysages totalement défigurés, la disparition des bocages, la pollution croissante de l’air et des eaux, l’érosion des sols, des inondations plus fréquentes et dramatiques dans les vallées, la prolifération d’algues vertes sur les plages, etc. Afin d’amortir au plus vite leurs nouveaux équipements, les exploitants agricoles durent souvent orienter leurs systèmes de production agricole vers les seules activités pour lesquelles ces lourds investissements avaient été consentis. Ils spécialisèrent exagérément ces derniers, en ne disposant pour ce faire que d’un nombre très limité de variétés végétales ou races animales à haut potentiel génétique de rendement, mais très sensibles aux éventuels insectes prédateurs et agents pathogènes. D’où le recours à toujours plus de produits vétérinaires et phytosanitaires (fongicides, herbicides, insecticides, etc.) dont les procédures d’autorisation de mise sur le marché sont sujettes à caution et qui occasionnent une concentration de nitrates et de désherbants
dans les nappes phréatiques, une surmortalité des pollinisateurs et une qualité souvent douteuse des aliments (antibiotiques dans la viande, Fipronil* dans les œufs, perturbateurs endocriniens* dans les fruits et légumes, etc.). L’alimentation pas chère coûte finalement très cher : il faut rendre potable l’eau du robinet, retirer les algues vertes du littoral, guérir les maladies chroniques, etc.
Les pratiques relevant de l’agroécologie Il s’agit désormais d’identifier les formes d’agricultures qui permettraient d’assurer la sécurité alimentaire des populations et la qualité sanitaire de leur nourriture, dans toutes les régions du monde, sans occasionner de dégâts environnementaux et dans un contexte où les accidents climatiques extrêmes vont s’intensifier et se multiplier. Il faut éviter d’étendre davantage les surfaces cultivées et pâturées, de façon à ne plus abattre ce qui reste des forêts amazoniennes, congolaises et indonésiennes notamment, ne plus étendre les labours aux dépens des steppes et pelouses d’altitude de la chaîne andine, arrêter la destruction des mangroves littorales de l’Asie du Sud-Est et cesser le drainage des marécages des deltas intérieurs des fleuves Niger et Okavango par exemple, au risque d’accroître les émissions de gaz à effet de serre et d’accélérer l’érosion de la biodiversité.
Fort heureusement, il existe un grand nombre de pratiques agricoles inspirées de l’agroécologie scientifique, capables d’augmenter les rendements à l’hectare dans la plupart des régions du monde, sans coût majeur en énergie fossile ni recours exagéré aux engrais de synthèse et produits phytosanitaires. L’association dans un même champ de diverses espèces et variétés de plantes, aux physiologies et statures différentes (céréales, tubercules, cucurbitacées, etc.), permet d’intercepter un maximum d’énergie solaire (par les feuillages) afin de la transformer en énergie alimentaire et de favoriser la captation du carbone du gaz carbonique dans la biomasse végétale, contribuant ainsi à réduire la teneur de ce dernier dans l’atmosphère. Par ailleurs, la diversité des espèces et variétés est un obstacle naturel à la prolifération des insectes ravageurs et des agents pathogènes nuisibles aux plantes cultivées, du fait de la présence de plantes inhospitalières à proximité immédiate de celles qu’ils sont parvenus à parasiter. La présence de légumineuses fourragères ou alimentaires dans les rotations et associations de cultures favorise quant à elle la fixation biologique de l’azote de l’air par le truchement des bactéries Rhizobium*, qui vivent en symbiose avec leurs racines. Cela permet non seulement de produire au moindre coût les protéines végétales destinées à l’alimentation humaine et animale mais aussi de contribuer à la fertilisation biologique des sols pour les cultures qui leur succèdent au sein des rotations, évitant ainsi les épandages d’engrais azotés de synthèse, coûteux en énergie fossile et émetteurs de protoxyde d’azote, un puissant gaz à effet de serre.
Lexique Rhizobiums : bactéries du sol qui parviennent à s’incruster dans les racines des légumineuses et à capter de l’azote dans l’air pour le leur restituer ; fertilisantes biologiques. Champignons mycorhiziens : champignons qui s’incrustent dans les racines de nombreuses espèces cultivées et se nourrissent de leurs glucides. Développent un mycélium extrêmement filamenteux leur permettant d’extraire des éléments minéraux des sites internes des argiles et de les apporter aux plantes dont ils tirent leur énergie. Glycoprotéine : molécule associant un glucide à une protéine. Certaines glycoprotéines sécrétées par les champignons mycorhiziens peuvent conférer aux sols une plus grande résistance aux facteurs d’érosion. Agroécosystèmes : écosystèmes aménagés par les agriculteurs de façon à y favoriser la croissance et le développement de plantes et animaux domestiques. L’implantation d’arbres et d’arbustes à enracinement profond au sein même des parcelles cultivées ou à leurs lisières permet de puiser des éléments minéraux en sous-sol, au fur et à mesure de l’altération des roches mères, et de les remonter à la surface des sols via la chute des feuilles mortes. Les haies vives jouent un rôle de brise-vents et créent un microclimat favorable à la croissance des plantes situées à leurs abords. Elles abritent aussi de nombreux auxiliaires des cultures : abeilles mellifères, insectes pollinisateurs, syrphes et coccinelles prédatrices de pucerons, carabes neutralisant les limaces, mésanges bleues dévorant les larves d’insectes nuisibles, etc.
L’inoculation des sols avec des spores ou hyphes de champignons mycorhiziens* facilite l’absorption par les plantes d’éléments minéraux difficilement assimilables via leurs seules racines. Ces champignons sécrètent une glycoprotéine* qui renforce la stabilité structurale des sols, conforte leur porosité et favorise ainsi l’infiltration des eaux pluviales. Mais encore faut-il, bien sûr, que les agriculteurs ne répandent pas de fongicides pour protéger leurs cultures contre les champignons pathogènes. Enfin, l’association étroite de l’élevage à la polyculture contribue à renforcer la résilience des systèmes de production agricole car les animaux domestiques et les diverses plantes cultivées ne sont généralement pas affectés pareillement par les mêmes perturbations climatiques. En outre, cette forme d’association permet de valoriser les résidus de cultures (son, fanes, pailles, etc.) pour l’alimentation des animaux ou la confection de leurs litières et de mettre à profit les effluents d’élevage (fientes, bouses, fumiers, lisiers, etc.) pour la fertilisation des terrains, sans recours aux engrais de synthèse. De tels systèmes de polyculture – élevage avec assolements diversifiés – favorisent aussi le maintien d’une grande biodiversité spontanée au sein des unités de production et concourent ainsi à renforcer la résilience des agroécosystèmes*.
Rémunérer les agriculteurs pour leurs services environnementaux
Un nombre croissant de consommateurs acceptent déjà de payer plus cher des produits labellisés bio afin de bénéficier d’une alimentation plus saine et rémunèrent ainsi ce supplément de travail. Toutefois, bien qu’on puisse manger bio pour pas plus cher en consommant moins de viande et plus de légumes secs, la plupart des produits bios restent souvent inaccessibles aux consommateurs les moins fortunés, une situation inacceptable. Les obstacles à l’élévation de la productivité du travail agricole, dans le respect des potentialités écologiques de l’environnement, ne sont souvent pas tant d’ordre technique que de nature socioéconomique. Les paysans sont trop faiblement rémunérés, les entreprises situées en amont et en aval imposant leurs tarifs, et la concurrence entre producteurs sur le marché mondial des produits agricoles et alimentaires se déroule dans des conditions inégalitaires. Il faut envisager de nouvelles politiques agricoles, qui régulent les conditions socio-économiques dans lesquelles opèrent les agriculteurs afin qu’ils aient intérêt à mettre en œuvre les pratiques inspirées de l’agroécologie et qu’ils en aient aussi les moyens. Il conviendrait notamment de payer correctement les paysans qui s’engagent à fournir d’éventuels services environnementaux, sans que cela ne soit considéré comme une compensation du manque à gagner que pourraient occasionner les techniques agricoles en question. Il s’agirait plutôt de rémunérer les agriculteurs qui s’engagent contractuellement à mettre en œuvre les systèmes de production les plus à même de rendre des services demandés au nom de l’intérêt général.
Le contenu de ces systèmes de production et le montant des paiements des services environnementaux correspondants devront faire l’objet d’accords contractuels avec les collectivités territoriales, afin de prendre en compte les conditions écologiques et socio-économiques locales. Cela n’exclurait pas le recours à des taxes ou interdictions pour limiter l’utilisation des produits et techniques les plus dommageables à l’environnement et à la qualité sanitaire des aliments.
Et maintenant ? Ces pratiques paysannes relevant de l’agroécologie peuvent durablement garantir la sécurité alimentaire mondiale. Mais ces modes de production, plus diversifiés et artisanaux que ceux mis en œuvre dans l’agriculture industrielle, sont aussi plus exigeants en travail, plus intensifs en emplois, ce qui suppose que les paysans soient davantage rémunérés. Il faut au plus tôt réformer la Politique agricole commune (PAC) de l’Union européenne pour réorienter les subventions accordées à l’hectare en faveur de la rémunération des travaux paysans consacrés aux services environnementaux. Nous devrions sans doute aussi consacrer à de tels paiements les « fonds verts » que les gouvernements des pays industrialisés se sont engagés à donner aux nations du Sud, à l’issue de la COP 21, pour qu’elles puissent adapter leurs économies aux conséquences du
dérèglement
climatique
et
contribuer
conjointement
à
l’atténuation de celui-ci. Qu’est-ce qu’on attend ? Lexique Agriculture biologique : forme d’agriculture labellisée, dont le cahier des charges interdit l’emploi de produits de synthèse (engrais chimiques, pesticides, etc). Humus : matière organique relativement stable, issue de la décomposition de résidus végétaux et excréments animaux, dont la minéralisation progressive contribue à la fertilisation des plantes.
Bibliographie À lire : Martin CAPARROS, La Faim, Buchet Chastel, Paris, 2014. Marc DUFUMIER, De la terre à l’assiette. 50 questions essentielles sur l’agriculture et l’alimentation, Allary éditions, Paris, 2020. INRA et CIRAD, Agrimonde®. Agricultures et alimentations du monde en 2050 : scénarios et défis pour un développement durable, Quæ, Versailles, 2009. Christian RÉMEZY, L’Alimentation durable pour la santé de l’homme et de la planète, Odile Jacob, Paris, 2010.
Vider les villes ? Guillaume Faburel Géographe, université Lumière Lyon 2
Vider les villes ? Voilà bien a priori une hérésie. La ville*, c’est le progrès et l’émancipation. Tous les grands moments de notre civilisation y sont chevillés, des citésÉtats* aux villes-monde* et métropoles* d’aujourd’hui. Pourquoi diable vouloir les vider ? Simplement parce que tous les mois à travers le monde l’équivalent d’une ville comme New York sort de terre. À moins de croire dans le solutionnisme technologique et le durabilisme des transitions, il est temps de rouvrir une option envisagée dès les années 1970 : la désurbanisation de nos sociétés. Voici peut-être l’unique solution face à la dévastation écologique. Un seul « s » sépare demeure et démesure, celui de notre propre survie.
« Il faudrait construire les villes à la campagne, l’air y est plus sain. » Jean-Louis-Auguste Commerson, Pensées d’un emballeur pour faire suite aux « Maximes » de La Rochefoucauld, 1851.
Lexique Ville : milieu géographique et social formé par une réunion importante de constructions abritant des habitants qui travaillent, pour la plupart, à l’intérieur de l’agglomération. Cité-État : espace géographique contrôlé exclusivement par une ville, qui possède généralement la souveraineté. Des villes telles qu’Athènes et Carthage et les cités-États italiennes de la Renaissance en étaient. Ville-monde : métropole (on peut aussi dire mégapole) qui possède des fonctions de commandement à l’échelle mondiale. Historiquement au nombre de trois (New York, Londres, Tokyo), puis quatre (Paris) et dorénavant une dizaine selon les classements (Beijing, Chicago, Hong Kong, Los Angeles, Séoul, Shanghai, Singapour). Métropole : ville principale d’une région géographique ou d’un pays qui, à la tête d’une aire urbaine importante, par sa population et ses activités économiques et culturelles, exerce des fonctions organisationnelles de commandement sur l’ensemble de la région qu’elle domine. Couronne périurbaine : selon l’Insee, ensemble des communes d’une aire urbaine à l’exclusion de son pôle urbain (souvent le centre dense de l’agglomération). Ville moyenne : selon l’Insee, commune ou unité urbaine de 20 000 à 80 000 habitants. Intercommunalité : coopération entre communes regroupées au sein d’un établissement public. Classe créative : selon Richard Florida, population urbaine, mobile, qualifiée et connectée, souvent plus jeune que la
moyenne des actifs et dotée d’un pouvoir d’achat fort.
Urbanisation
A
ujourd’hui, 58 % de la population mondiale est urbaine, soit près de 4,4 milliards d’habitants (dont presque 40 %
résidant aux États-Unis, en Europe et en Chine), contre 751 millions en 1950. Cette proportion est même annoncée à 70 % en 2050 par l’Organisation des Nations unies (ONU). Bien que leur définition varie selon les pays, six cents villes accueillent déjà plus d’un million d’habitants et quatre-vingtcinq ont une population dépassant cinq millions. Quant à celles de dix millions et plus, leur nombre passera de trente-deux à quarante-cinq d’ici 2050, sachant que plus de cinquante agglomérations excèdent déjà cette taille – dont l’agglomération parisienne rassemblant 18 % de la population nationale. Avec plus de vingt millions d’habitants, Mumbaï a vu sa superficie bâtie presque doubler entre 1991 et 2018, perdant ainsi 40 % de son couvert végétal. Dhaka, dont la population de l’agglomération excède aussi vingt millions d’habitants, a vu disparaître 55 % des zones cultivées, 47 % des zones humides et 38 % du couvert végétal entre 1960 et 2005. Pendant que la superficie bâtie augmentait de 134 %. Plus près de nous, le Grand Paris est le chantier d’aménagement le plus important de l’histoire de la capitale depuis le Second Empire (XIXe siècle),
avec pas moins de deux cents kilomètres de lignes de métro supplémentaires, cent soixante kilomètres de tunnels à percer, soixante-huit gares à construire, quatre-vingt mille logements par an à sortir de terre. En France d’ailleurs, la population urbaine a augmenté de 20 % entre 1960 et 2018, pour officiellement dépasser les 80 % de la population hexagonale en 2020, ramenés toutefois à 67 % en ne tenant plus uniquement compte de l’influence des villes mais aussi de la taille des peuplements (critère de densité des constructions). Près de la moitié vit dans l’une des vingt-deux grandes villes (dont quatre millionnaires en nombre d’habitants), à ce jour officiellement dénommées métropoles. Et, depuis ces centres métropolitains jusqu’aux couronnes périurbaines*, comme dans un bon tiers des périmètres de villes moyennes* et d’intercommunalités* (elles-mêmes grossissantes par volontarisme réglementaire), l’urbanisation croît deux fois plus vite en surface qu’en population (et même trois fois dans les années 1990). Soit annuellement la taille de Marseille, un département tous les dix ans, la Région ProvenceAlpes-Côte d’Azur en cinquante ans.
Métropolisation Les foyers premiers ainsi que le modèle principal de cette croissance sont assurés par les grandes agglomérations, au
premier chef les sept villes-monde (New York, Hong Kong, Londres, Paris, Tokyo, Singapour et Séoul) et leurs épigones, cent vingt métropoles internationales. Elles représentent en cumul 12 % de la population mondiale pour 48 % du Produit Intérieur Brut (PIB) mondial. Il y a donc du capital à fixer et de la « richesse » à produire… À condition de continuer à grossir. Tokyo a déjà un PIB supérieur à celui du Canada, Paris à celui de la Suisse… Engagée depuis une quarantaine d’années dans les pays occidentaux, la métropolisation représente le stade néolibéral de l’économie mondialisée : polarisation urbaine des nouvelles activités dites postindustrielles et conversion rapide des pouvoirs métropolitains aux logiques de firme marchande. Elle incarne l’avantage acquis ces dernières décennies par les grandes villes : articulation des fonctions de commandement (ex : directions d’entreprises) et de communication (ex : aéroports, interconnexions ferroviaires, etc.), polarisation des marchés financiers (ex : places boursières et organismes bancaires), des marchés d’emplois de « haut niveau » – que l’Insee qualifie de métropolitains depuis 2002 (conceptionrecherche
et
prestations
intellectuelles,
commerce
interentreprises et gestion managériale, culture et loisirs) ou encore de marchés segmentés de consommation (tourisme, art, technologies…). Cette croissance des grandes villes présente également un visage
singulier,
celui
d’une
homogénéisation
par
la
marchandisation, que nous retrouvons parfois dans des villes
de moindre taille. Depuis les lieux du commerce jusqu’aux espaces publics, des transports aux nouveaux quartiers, des enseignes commerciales aux pavages au sol… Nous assistons à une
patrimonialisation
des
cœurs
urbains
et
à
une
touristification de lieux entiers, à une festivalisation des espaces publics et à une guggenheimisation de l’offre culturelle [1] ,
à
une
bucolisation
marketée
des
projets
immobiliers (ex : éco-quartiers) et à une foodification des trottoirs et des squares, à une numérisation de tous les supports pour le mouvement et la fluidité… [2] . Partout les paysages urbains tendent à se ressembler – non sans quelques intérêts immobiliers [3] . L’industrie immobilière pèse deux cent dix-sept milliards de dollars à l’échelle mondiale, soit trente-six fois la valeur de tout l’or jamais extrait. La rente de l’Île-de-France en la matière est de trente milliards d’euros annuellement.
Éviction Chaque ville en voie active de métropolisation devient très sélective, cherchant à attirer les catégories culturellement compatibles et de préférence solvables. Les groupes visés rassemblent les capitaux économiques de la bourgeoisie vivant des rendements de la pierre et les capitaux culturels de la petite bourgeoisie intellectuelle. Ce sont également les élites internationales et les nouvelles classes dirigeantes des mondes privés et publics, très mobiles, les groupes du management
d’entreprises et les fameuses classes créatives* : des secteurs dits à haute valeur ajoutée. Il faut y adjoindre les jeunes cherchant des formations – l’idylle des universités et des grandes villes n’étant plus à démontrer – et un troisième âge bien
doté
qui
cherche
quelques
commodités,
puisque
l’ensemble des grands services, de soin notamment, y ont été, par rendement, là aussi implantés. Soit, en cumulé, 30 % à 40 % de la population française. Cependant, le foncier des centralités n’étant pas infini, pour accueillir il faut faire de la place : les grandes villes excluent activement des centres, en Occident particulièrement, les groupes intermédiaires et les classes populaires. Plus que nécessaires au fonctionnement des machines urbaines, ces groupes n’entrent plus dans le scénario spatial. À Paris, les cadres
supérieurs
et
les
entrepreneurs
représentent
aujourd’hui plus de 55 % de la population active occupée (contre moins de 20 % dans la France entière). À Nantes, le nombre de « cadres et fonctions métropolitaines » a doublé depuis 2000, alors qu’il n’a augmenté que de 20 % à l’échelle nationale. Lexique Gentrification : processus par lequel la population d’un quartier populaire doit faire place à une catégorie sociale plus aisée. Les cœurs d’agglomération et les quartiers péricentraux proches connaissent alors une gentrification* rapide [4] . Les
quartiers populaires sont progressivement reconfigurés, tandis que le périurbain de plus en plus lointain ne cesse de s’étendre pour l’accueil de ces évincés (mais pas que, puisque le périurbain accueille également un desserrement choisi par bien d’autres groupes sociaux). Ces aménagements ont conduit à l’augmentation du prix moyen du logement depuis les années 2000, en France, à un rythme quasiment double de celui des ménages.
Dévastation Or, occupant seulement 2 % de la surface de la Terre, le fait urbain décrit produit 70 % des déchets, émet 75 % des émissions de gaz à effet de serre (GES), consomme 78 % de l’énergie et émet plus 90 % de l’ensemble des polluants émis dans l’air pour, souvenons-nous, 58 % de la population mondiale. Pour les seuls GES, vingt-cinq des cent soixante-sept plus grandes villes du monde sont responsables de près de la moitié des émissions urbaines de CO2 – la fabrication du ciment représentant près de 10 % des émissions mondiales, en augmentation de 80 % en dix ans. À ce jour, 40 % de la population urbaine mondiale vit dans des villes où l’exposition à la chaleur extrême a triplé sur les trente-cinq dernières années.
Plusieurs mégapoles s’enfoncent annuellement de plusieurs centimètres sous le poids de la densité des matériaux de construction et du pompage des nappes phréatiques (Mexico, Téhéran, Nairobi, Djakarta…). La prévalence des maladies dites de civilisation est nettement plus importante dans les grandes villes, responsables de quarante et un millions de décès annuels à travers le monde (cancers, maladies cardiovasculaires et pulmonaires, diabète et obésité, troubles psychiques et maladies mentales). Enfin, selon le Fonds monétaire international, à l’horizon de la fin du siècle, 74 % de la population mondiale (annoncée en 2100 urbaine à 80 %) vivra des canicules mortelles plus de vingt jours par an. Un point de comparaison : la canicule de 2003 en France, 15 000 morts, en dix-huit jours. D’ailleurs, en France, les pollutions atmosphériques des grandes villes sont responsables de 50 000 morts annuellement. Le secteur du bâtiment-travaux publics (BTP), toutes constructions confondues (mais à 90 % dans les aires définies comme urbaines), représente 46 % de la consommation énergétique, 40 % de notre production de déchets et 25 % des émissions de GES. L’autonomie alimentaire des cent premières villes est de trois jours (98 % d’alimentation importée) et Paris, par tous ses hectares nécessaires, a une empreinte écologique trois cent treize fois plus lourde que sa propre superficie [5] .
Illimitation
La métropolisation réactive la croyance d’un infini du progrès [6] ,
son
Stade
Dubaï [7] .
C’est
l’œuvre
première,
culturelle, du capitalisme tardif [8] , introduisant des changements d’une rapidité inégalée dans nos comportements : — une injonction forte au mouvement et à l’accélération des flux [9] qui serviraient notre émancipation (mais plus encore l’emploi et les intérêts du BTP) ; — un divertissement mondialisé et un nomadisme récréatif all inclusive qui assureraient nos humanités (mais surtout un dépaysement nécessaire aux rendements) ; — une connectivité continue et des corps augmentés, qui œuvreraient à notre citoyenneté (saturant les existences, renforçant l’auto-surveillance et déréalisant quelques liens). On revisite les dieux du stade, on rivalise par la hauteur des tours et on met les territoires en concurrence planétaire par les gestes de la monumentalité. On développe les NBIC (nanotechnologies,
biotechnologies,
information-
communication et sciences cognitives) dans des pôles urbains de recherche-développement dédiés à l’intelligence artificielle et à l’homme (sic) augmenté. On automatise toutes les fonctions pour accroître les productions et on numérise tous les flux pour assurer les rendements. On patrimonialise l’histoire pour en faire trajectoire et on biomimétise les projets pour en faire vitrine écologique et acceptation sociale (ex : faux arbres pour la photosynthèse, à Mexico ou Shanghai).
Voilà donc la raison pour laquelle il y a incompatibilité du mouvement d’urbanisation avec la sauvegarde de la planète. Si certaines valeurs de multiculturalité et d’urbanité sont encore vantées par les défenseurs de l’urbain dense (au premier chef les adeptes d’un Droit à la ville remontant pourtant à plus de cinquante ans [10] ) et si la colère sociale a pu à certains moments des histoires nationales (mais légèrement moins depuis la transition néolibérale) s’y convertir en luttes des classes [11] , la métropolisation du monde est un arrachement définitif à la nature. Par des styles de vie de plus en plus dématérialisés et des manières de vivre de l’illimité, la démesure s’est installée. La maison mère du capital est en train d’enterrer la terre mère de notre habiter, et ce par la ville mère, étymologiquement métropole.
Limitation Comment rompre avec les infrastructures et dispositifs créés pour
nous
faire
tenir
ensemble
dans
les
grandes
agglomérations (que certains qualifient non sans légèreté écologique
d’hyper-lieux
de
notre
modernité [12] ) ?
Les
métabolismes métropolitains rendent illusoire la quête de sobriété dans les grandes villes – même converties à la « transition urbaine » et à la « résilience métropolitaine ». On sait par exemple que ces infrastructures ne pourraient, et uniquement si on le voulait véritablement, être remisées qu’à
un rythme de 1 % ou 2 % par an. On ne combat pas l’écocide à coups de pistes cyclables et de micro-fermes urbaines (souvent hors sol, voire sans substrat), d’éco-quartiers numérisés, de surfaces peinturlurées (pour réfléchir la lumière et ainsi refroidir les atmosphères) et de quelques repas bio… le tout en twittant toute la journée pour faire communauté. D’ailleurs, selon la Fondation Abbé Pierre, le sentiment de solitude est dorénavant le plus important dans les villes de plus de cent mille habitants. Si l’on croise les données de nos impacts écologiques avec celles des limites planétaires, on constate que l’empreinte moyenne de chaque Français va devoir être divisée par quatre à six pour prétendre à la neutralité carbone à horizon de 2050. Pour ce faire, loin du techno-solutionnisme ambiant et du durabilisme du verdissement, l’autonomie, comprise comme autosubsistance et autogestion, est le seul moyen de se figurer l’ensemble
de
nos
pressions
et
de
les
contenir
par
l’autodétermination des besoins, au plus près des ressources et de leurs écosystèmes. Ceci, sans pour autant négliger nos interdépendances sociales et quelques-unes de nos libertés [13] . Or pour faire autonomie, toute ville devrait produire 100 % de son énergie, qui plus est renouvelable (or, à ce jour, Lyon et Bordeaux n’en produisent par exemple que 7 % à 8 % à Bordeaux, non renouvelables), remettre en pleine terre entre 50 % et 60 % des sols pour la production vivrière et le respect du cycle de l’eau (à ce jour, entre 1 % et 1,5 % dans les villes labellisées Métropoles françaises), ou encore restituer aux écosystèmes au moins 15 % des sols urbanisés pour la
biodiversité. Tout ceci est infaisable morphologiquement et, quoi qu’il en soit, impensable dans le cadre d’une ville devenue médiation première du capital. Nous n’avons en fait pas d’autre choix que de nous affranchir des grandes centralités et de leurs polarités, comme certains espaces
péri-
urbains
commencent
à
le
faire [14] ;
en
déconcentrant et en relocalisant, en décentralisant, sans omettre de décoloniser quelques habitudes et modes de vie. Mais comment passer de l’ère de taire l’inconséquence de nos écologies urbaines à l’âge du faire des géographies posturbaines, sans pour autant rétrécir la société par le jeu des identités et le retour de quelques barbelés ? Quelles sont les conditions d’une désurbanisation sans perte d’altérité, et sans oublier cette fois la communauté biotique ?
Et maintenant ? Cette autre géographie est d’ores et déjà en construction, à bas bruit. Les espaces plus ouverts, ceux des campagnes, offrent d’autres possibilités, sous condition de révision de quelques comportements,
particuliers
ceux
liés
à
nos
mobilités,
connectivités et divertissements [15] . En France, cela correspond au foisonnement d’alternatives au sein des espaces dessinés par les dix mille hameaux et villages, bourgs de campagne, petites villes de proximité : néoruralités qui connaissent leur septième
vague d’installation, néopaysanneries dynamiques, zones à défendre, communautés existentielles/intentionnelles, éco-lieux et fermes sociales… Permaculture et autosubsistance vivrière, chantiers
participatifs
et
autoconstruction
bioclimatique,
épiceries sociales ambulantes et médiathèques villageoises itinérantes, fêtes locales et savoirs vernaculaires… sont clairement ici en ligne de mire. Et l’on pourrait imaginer des foires locales aux logements, puisque près de trois millions sont vacants dans les périphéries, alors que ce secteur est prétendument en crise. Et, toute cette effervescence ne concerne pas moins de 30 % du territoire hexagonal. Là serait la raison du débranchement urbain : cesser d’être les agents
involontaires
des
méga-machines
urbaines
en
recouvrant de la puissance d’agir, non plus pour faire masse contre la nature mais pour faire corps avec le vivant. Le triptyque habiter la terre, coopérer par le faire, autogérer de manière solidaire peut constituer la matrice d’une société écologique posturbaine [16] . À condition de vider les villes, les grandes, et de cheminer enfin vers le suffisant [17] .
Bibliographie À lire :
Genevieve DUBOIS-TAINE et Yves CHALAS (dir.), La Ville émergente, Éditions de l’Aube, La Tour d’Aigues, 1997. Guillaume FABUREL, Les Métropoles barbares. Démondialiser la ville, désurbaniser la terre, le passager clandestin, Lyon, 2019. Valérie JOUSSEAUME, Plouc pride. Un nouveau récit pour les campagnes, Éditions de l’Aube, La Tour d’Aigues, 2021.
Notes du chapitre [1] ↑ Du nom du musée Guggenheim à Bilbao, répondant à la stratégie municipale de marque « Bilbao cité globale ». [2] ↑ Guillaume Faburel, Les Métropoles barbares. Démondialiser la ville, désurbaniser la terre, le passager clandestin, Lyon, 2019. [3] ↑ Antoine Guironnet, Au marché des métropoles. Enquête sur le pouvoir urbain de la finance, Les Étaques, Ronchin, 2022. [4] ↑ Marie Chabrol, Anaïs Collet, Matthieu Giroud, Lydie Launay, Max Rousseau et Hovig Ter Minassian, Gentrifications, Amsterdam, Paris, 2016. [5] ↑ « La VILLE peut-elle vraiment être ÉCOLO ? », Demos Kratos, vidéo mise en ligne le 1er juillet 2020. [6] ↑ Christopher Lasch, Le Seul et Vrai Paradis. Une histoire de l’idéologie du progrès et de ses critiques, Flammarion, Paris, 2002. [7] ↑ Mike Davis, Le Stade Dubaï du capitalisme, Les Prairies ordinaires, Paris, 2007. [8] ↑ Fredric Jameson, Le Postmodernisme ou la logique culturelle du capitalisme tardif, École nationale supérieure des Beaux-Arts de Paris, Paris, 1991. [9] ↑ Hartmut Rosa, Aliénation et accélération. Vers une théorie critique de la modernité tardive, La Découverte, Paris, 2012. [10] ↑ Henri Lefebvre, Le Droit à la ville, Anthropos, Paris, 1968.
[11] ↑ Andrew Merrifield, Métromarxisme. Un conte marxiste de la ville, Entremonde, Genève, 2019. [12] ↑ Michel Lussault, Hyper-lieux. Les nouvelles géographies de la mondialisation, Le Seuil, Paris, 2017. [13] ↑ Aurélien Berlan, Terre et Liberté. La quête d’autonomie contre le fantasme de délivrance, La Lenteur, Saint-Michel de Vax, 2021. [14] ↑ Guillaume Faburel et Mathilde Girault, « Expériences ordinaires de la grande ville et imaginaires de l’urbain généralisé. La décroissance urbaine peut-elle figurer une utopie concrète ? », Utopies culturelles contemporaines, 2019, p. 29-47. [15] ↑ Guillaume Faburel avec Renaud Duterme, « Il faut en finir avec le genre métropolitain », Géographies en mouvement, mise en ligne le 12 mars 2021. [16] ↑ Voir le site Internet du Mouvement pour une société écologique posturbaine. [17] ↑ André Gorz, Éloge du suffisant, PUF, Paris, 1992.
High-Tech ou Low-Tech ? Philippe Bihouix
Ingénieur, directeur général d’architecture pluridisciplinaire
d’AREP,
agence
Le terme low-tech* a de quoi provoquer, a priori, scepticisme voire rejet : qui souhaiterait se faire soigner dans un hôpital low-tech, qui monterait sans inquiétude dans une voiture low-tech, qui voudrait dépendre d’un réseau de communications low-tech ? Nous nous sommes habitués à l’incroyable efficacité des high-techs, aux innovations rapides et nombreuses, à la progression phénoménale des performances de l’électronique et de l’informatique. Mais les partisans des low-techs ne fantasment pas le retour aux temps troglodytiques, ni une écologie de la « lampe à huile », pour reprendre le bon mot du président de la République Emmanuel Macron [1] . Et si, au contraire, loin d’être rétrograde, une approche par les technologies sobres, agiles et résilientes était à la pointe de la modernité ?
« Il faut rappeler aux nations croissantes qu’il n’y a point d’arbre dans la nature qui, placé dans les meilleures
conditions de lumière, de sol et de terrain, puisse grandir et s’élargir indéfiniment. » Paul Valéry, Regards sur le monde actuel, 1931. Lexique Low-tech : technologie sobre, agile, résiliente. Considérée comme une réflexion et une démarche, la low-tech peut s’appliquer à toutes les activités, même les secteurs de pointe.
Les limites des High-Techs
F
ace aux enjeux environnementaux, nous comptons, avant tout, sur les nouvelles technologies pour nous « réinscrire » dans les limites planétaires* : énergies renouvelables, hydrogène, applications numériques, smart cities (villes « intelligentes ») optimisées avec véhicules autonomes partagés, capture du carbone… Pourtant, la course en avant technologique porte peut-être en elle autant de problèmes que de solutions et la promesse cornucopienne*, permettant de maintenir un monde d’abondance technologique, est loin d’être tenue.
grâce
au
progrès
Lexique Limites planétaires : seuils à ne pas dépasser, à l’échelle mondiale, pour ne pas compromettre des conditions de vie durables pour l’humanité, en évitant des modifications
brutales de l’environnement non prévisibles et potentiellement catastrophiques. Il y a actuellement neuf limites planétaires, dont six ont été franchies. Cornucopien : de cornu copiae, la corne d’abondance. Personne qui estime que le progrès technologique permettra indéfiniment de subvenir aux besoins matériels de l’humanité. Dématérialisation : phénomène lié à l’innovation technique, consistant à utiliser de moins en moins de ressources pour fabriquer des produits ou fournir des services. Découplage : phénomène consistant à décorréler l’évolution de l’économie (produit intérieur brut) de la consommation d’énergie et de ressources, de l’émission de gaz à effet de serre et de polluants, etc. Le découplage peut être relatif (l’un des paramètres croît moins vite que l’autre) ou absolu (l’un croît quand l’autre décroît). D’abord, les high-techs consomment des ressources, métaux et énergies fossiles. On ne constate, à date, aucune dématérialisation*, aucun découplage* de l’économie ; de nombreuses études [2] pointent au contraire l’accélération de l’extraction nécessaire pour la transition énergétique (énergies renouvelables, dispositifs de stockage, solutions de mobilité électriques, etc.). Le recyclage peut aider à limiter les besoins ; mais il est difficile de recycler correctement, sans perte de fonctionnalité ou de qualité (downcycling), à cause de la diversité et de la complexité des usages (alliages, composites, nanomatériaux…) et des quantités infimes de métaux rares impliquées dans des produits et des composants électroniques
toujours plus miniaturisés et intégrés – un « simple » smartphone contient une quarantaine de métaux différents, de quelques grammes à quelques dixièmes de milligramme, voire moins. À l’échelle mondiale, le taux de recyclage de la moitié des métaux (dont les métaux indispensables aux nouvelles technologies : terres rares, tantale, gallium, indium, germanium…) est inférieur à 1 % [3] . Ensuite,
si
certaines
technologies
peuvent
sembler
intéressantes, leurs bénéfices environnementaux réels sont loin d’être évidents : les futures voitures autonomes ou les applications des smart cities réclament le déploiement d’importantes infrastructures numériques (réseaux télécom 5G voire 6G – déjà ! –, datacenters…) qui vont consommer beaucoup d’électricité (et de ressources) avant qu’on puisse déceler un quelconque avantage environnemental grâce à la transformation de services ou aux nouvelles pratiques qu’elles auront permis. Le système digital mondial (équipements personnels, réseaux, datacenters) consomme déjà plus de 10 % de l’électricité et émet de l’ordre d’un milliard de tonnes de CO2 par an – nettement plus que le transport aérien avant la crise sanitaire du début des années 2020. Enfin, l’efficacité technologique est souvent annihilée, au moins partiellement, par l’effet rebond [4] : certains produits ou services sont effectivement plus économes unitairement, mais on en consomme davantage – l’efficacité se traduisant généralement aussi par un gain économique, ils sont davantage utilisés et par de plus en plus de monde : globalement, la
facture environnementale s’alourdit. Il en va ainsi des voitures aux moteurs optimisés mais toujours plus lourdes, du volume de données digitales qui augmente plus vite que le gain d’efficacité des datacenters, des turbo réacteurs moins gourmands en kérosène qui ont permis l’essor de l’aviation lowcost, des nouvelles lignes de train à grande vitesse qui ne vident pas les avions mais provoquent de nouveaux déplacements… À rebours, la démarche low-tech vise à orienter l’innovation vers une réduction effective de l’empreinte environnementale, une innovation technique mais aussi sociale, culturelle, organisationnelle, systémique, avec trois mots d’ordre : sobriété et économie à la source ; conception basée sur des techniques durables et réparables, les plus simples possibles ; « technodiscernement », c’est-à-dire un usage réfléchi des technologies et leurs précieuses ressources métalliques.
La sobriété d’abord Il s’agirait, en premier lieu, de réduire les besoins en amont, de travailler sur la baisse de la demande et pas uniquement sur le remplacement de l’offre, en d’autres termes, sur la sobriété avant l’efficacité, des notions qu’on a parfois tendance à confondre. Isoler un bâtiment pour le chauffer moins ou organiser un covoiturage, c’est faire de l’efficacité : il n’y a pas remise en cause du besoin (ici, vivre dans un certain confort
thermique ou parcourir un certain nombre de kilomètres). Une offre plus efficace permet de réduire la « facture environnementale ». La sobriété consisterait, dans ces deux cas, à remettre en cause le besoin, en renonçant à une partie du confort thermique ou en évitant d’effectuer le trajet. Le gaspillage est partout et les pistes pour la sobriété sont nombreuses, dans quasiment tous les secteurs. On peut imaginer toute une gamme d’actions, plus ou moins compliquées, plus ou moins acceptables, plus ou moins rapides à mettre en œuvre. Certaines pourront logiquement faire consensus ou presque, à condition de bien exposer les arguments : supprimer la plupart des objets jetables en dehors de certains usages médicaux, les supports publicitaires, l’eau en bouteille… D’autres seront un peu plus difficiles à mettre en œuvre car elles nécessitent un changement, un engagement, quelques
« efforts »
et/ou
adaptations
juridiques
et
réglementaires : revenir à la vente en vrac ou à la consigne pour les emballages, réutiliser les objets, composter les déchets organiques, consommer moins de viande… D’autres, enfin, promettent quelques débats houleux et réclament de véritables évolutions systémiques, sociétales, sociotechniques, culturelles. Dans le secteur des transports, il faut amorcer une sortie progressive de la « civilisation de la voiture », qui ne peut pas être durable, ni du point de vue énergétique, ni du point de vue des ressources. Mais l’urbanisme des soixante-dix dernières années a rendu l’automobile quasiment indispensable pour de nombreux déplacements et tout le monde n’a pas la condition
physique pour enfourcher un vélo. Cela n’empêche pas de préparer cette mutation, en soutenant les innovations dans le domaine des deux-roues et en poursuivant le développement des transports en commun, tout en baissant progressivement le poids, en bridant la puissance et la vitesse maximale des véhicules. Dans le secteur du bâtiment, les besoins de constructions neuves peuvent être réduits en intensifiant l’usage du bâti existant, pour concentrer les moyens techniques et financiers sur la réhabilitation, la rénovation, l’embellissement. De nombreuses réflexions peuvent être menées pour intensifier l’usage des surfaces déjà bâties, lutter contre la décohabitation et la sous-occupation des logements, plutôt que d’avoir à choisir entre étalement urbain et densification des villes, qui ont chacun leurs inconvénients. Ensuite, bien sûr, il s’agit de concevoir les bâtiments les plus sobres possibles, tant à la construction
(énergie
grise,
(architecture
bioclimatique,
matériaux)
confort
qu’à
thermique
l’usage hiver/été,
évolutivité des besoins). Là aussi, on peut développer la sobriété, par exemple en baissant les températures et en réapprenant l’usage des vêtements chauds.
Écoconception « poussée » : vers l’âge de la maintenance
Il faut, en second lieu, repenser nos objets, afin d’augmenter considérablement leur durée de vie et d’optimiser les taux de recyclage
des
conviviaux,
ressources. réparables
Ils
peuvent
et
être
réutilisables,
robustes
et
standardisés,
modulaires, résilients et même évolutifs (dans le cas des bâtiments, par exemple), à base de matériaux simples, faciles à démanteler et n’utilisant qu’avec parcimonie les ressources non renouvelables, rares et irremplaçables. Il faut également limiter leur contenu électronique, quitte à accepter une moindre performance, de l’intermittence, une perte de rendement, un côté moins « pratique » parfois ou un besoin d’entretien accru… Tout
en
conservant
l’essentiel
de
leurs
fonctionnalités.
L’écoconception intègre déjà ces réflexions, mais il faudrait la pousser beaucoup plus loin. Schématiquement, la production serait de deux types : les produits consommables (savons, lessives, produits médicaux et hospitaliers, peintures, etc.), par nature non recyclables, qui seraient de plus en plus biosourcés (issus de matières renouvelables)
et
conçus
pour
avoir
un
impact
environnemental très faible en fin de vie (biodégradabilité ou gestion très fine des déchets) ; les produits durables, des simples outils du quotidien aux infrastructures, en passant par les machines, les équipements, les véhicules, les bâtiments, qu’il s’agirait de faire durer, maintenir, réparer, adapter en les considérant comme un patrimoine, un stock de matières premières.
Techno-discernement et machinisme mesuré Il y a enfin une réflexion à mener sur nos modes de production. Doit-on poursuivre la course à la productivité et à l’effet d’échelle dans des giga-usines, ou vaudrait-il mieux développer des ateliers et des entreprises à taille humaine, du moins pour certains types de production ? Ne doit-on pas revoir la place de l’humain, le degré de mécanisation et de robotisation parfois injustifié, la manière dont nous arbitrons aujourd’hui entre main-d’œuvre et consommation de ressources et d’énergie, alors qu’on parle d’une quantité toujours plus grande d’emplois qui pourraient être, dans un relativement proche avenir, remplacés par les robots ou les logiciels d’intelligence artificielle ? Il ne s’agit évidemment pas de tout démécaniser jusqu’au rouet de Gandhi et à la traction animale ! Mais en réimplantant des ateliers et des petites entreprises, en fabriquant des biens durables, en s’équipant de quelques machines simples et robustes et en préservant un certain nombre d’acquis – comme la commande numérique –, on doit pouvoir conserver une bonne part de la productivité actuelle tout en baissant le besoin en énergie. Ces unités de fabrication, moins productives mais plus riches en travail et plus proches des bassins de consommation, seraient articulées avec des réseaux de
récupération, réparation, revente et partage des objets du quotidien. Certes, dans de nombreux cas les objets sortant de tels ateliers seraient plus coûteux – pas systématiquement, car l’inflation technologique et la multiplication des fonctionnalités contribuent aussi à augmenter le coût : une voiture low-tech simple, légère, frugale et robuste coûterait certainement beaucoup moins cher, à l’achat et à l’usage. Mais le renchérissement unitaire peut être compensé : au niveau des ménages
par
une
consommation
moindre
en
volume
(réutilisation, réparation) et au niveau sociétal par une meilleure prise en compte des externalités négatives et une politique fiscale adaptée.
Le rôle de la puissance publique Une
mutation
aussi
profonde
nécessite
le
soutien
et
l’accompagnement de la puissance publique à toutes les échelles. L’État dispose, d’abord, du levier normatif et réglementaire. Certains produits et services, trop polluants, trop gaspilleurs, devront être interdits ou sévèrement limités. On peut aisément, par exemple, décréter une limite de poids pour les nouveaux véhicules ou l’interdiction de nombreux produits jetables. Bien que ce levier ne soit pas toujours simple à manier, de telles mesures pouvant être rapidement considérées comme
technocratiques, liberticides ou visant les populations les plus fragiles, il demeure efficace à condition d’être employé avec équité et exemplarité. L’État et les collectivités territoriales possèdent, ensuite, un pouvoir prescriptif et de soutien local très important, en décidant du contenu de leurs achats, en orientant leurs cahiers des charges dans le sens de la durabilité. Les initiatives qui surgissent actuellement partout peuvent être multipliées, amplifiées, généralisées grâce aux dépenses publiques et aux subventions. Chaque commune pourrait ouvrir des lieux de réparation citoyenne, des ressourceries-recycleries, lancer des initiatives « zéro déchet » dans les administrations et les entreprises publiques, des « semaines sans écran » dans les écoles, autant de démarches qui peuvent être appuyées par l’engouement d’une partie grandissante de la population pour ces pratiques. Les choix fiscaux, enfin, sont structurants. Le système actuel est le résultat d’un mélange de paradigme du
XIXe
siècle et de
consensus social datant de 1945. Le premier considère que les ressources sont « gratuites » ou, du moins, ne valent que le capital et le travail nécessaires pour les extraire. Le deuxième a fait du travail humain le fondement de la protection sociale, qu’il s’agisse du système de santé, de retraite ou de l’assurancechômage. Ainsi la taxe carbone représente-t-elle moins de 1 % des cotisations sociales sur les salaires [5] , et la taxation sur la consommation de ressources, l’artificialisation des sols, la production de déchets dangereux ou non, demeure très faible.
Dans
un
tel
système
fiscal,
l’incessante
recherche
de
productivité (réduction de la quantité de travail humain pour produire des biens et des services) devient normale, tant pour les administrations face à des contribuables qui les veulent plus efficaces et moins coûteuses, que pour les entreprises face à leurs concurrents. Cependant, cette course aux gains de productivité est terriblement coûteuse en ressources et en énergie, et en pollutions de toutes sortes. On peut imaginer un basculement progressif, mais ferme et programmé, pour renchérir le prix du carbone, de l’énergie et des ressources et réduire parallèlement le coût du travail humain (par exemple, avec un basculement de l’assiette des contributions sociales des salaires vers les matières premières). Les choix d’organisation, les modes de production, la rentabilité des projets et l’utilité des investissements s’en trouveraient profondément modifiés, de telle sorte qu’ils favoriseraient l’emploi humain et auraient des effets bénéfiques sur l’environnement. Les employés consommateurs verraient leur salaire net augmenter, permettant dans un premier temps de payer le surcoût lié aux taxes environnementales, avant de basculer peu à peu vers des comportements plus vertueux et soucieux de l’environnement – à condition que les alternatives de consommation existent. Parallèlement, des mécanismes d’ajustement aux frontières devront être mis en œuvre, afin de permettre la soutenabilité économique de la production locale – ce qui n’empêchera pas de continuer à échanger et à commercer certaines productions
non locales – et d’éviter des délocalisations contre-productives pour l’environnement [6] .
Et maintenant ? Penser low-tech, c’est bien plus que concevoir une machine à laver à pédales ou la douche solaire du futur. C’est faire évoluer collectivement nos modes de production et de consommation. C’est réfléchir à un modèle alternatif vraiment disruptif : celui d’un système économique de postcroissance, capable d’offrir aux populations des emplois pérennes, des initiatives porteuses de développement local, une société plus apaisée, plus résiliente et plus respectueuse des écosystèmes. Un système qui considère les enjeux « à la source » : prévention en médecine et en alimentation, interdiction des productions les plus polluantes, politiques de « démobilité » et d’aménagement du territoire (« démétropolisation »),
utilisation
à
bon
escient
des
technologies (plutôt à l’hôpital qu’à l’école)… Si l’on veut faire atterrir notre vaisseau fou, un fonctionnement économique mondial dispendieux et gaspilleur, tout en conservant quelques beaux acquis, comme la démocratie et les libertés fondamentales (au moins là où elles existent encore), il faut trouver un nouveau souffle, une nouvelle utopie pour demain et après-demain, construire de nouveaux imaginaires enthousiasmants ; mais il faut aussi et surtout que les
changements
opérés
créent
immédiatement,
ou
le
plus
rapidement possible, une vie meilleure, un peu plus de bonheur, pour un maximum de personnes. Si transition il y a, ce doit être une transition heureuse.
Bibliographie À lire : Philippe BIHOUIX, L’Âge des low tech, Le Seuil, Paris, 2014. Philippe BIHOUIX, Le Bonheur était pour demain, Le Seuil, Paris, 2019. Philippe BIHOUIX, Sophie JEANTET et Clémence de SELVA, Éloge de la ville stationnaire, Actes Sud, Arles, 2022. Olivier REY, Une question de taille, Stock, Paris, 2014.
Notes du chapitre [1] ↑ Discours devant les entrepreneuses et entrepreneurs de la « French Tech », le 14 septembre 2020.
[2] ↑ Par exemple : World Bank, « The growing role of minerals and metals for a low carbon future », 2017 ; International Energy Agency, « The role of critical minerals in clean energy transition », 2021. [3] ↑ Voir les travaux du Groupe international d’experts sur les ressources (Unep/IRP). [4] ↑ Ou paradoxe de Jevons. [5] ↑ 450 milliards d’euros de cotisations sociales ; 50 milliards d’euros de taxes environnementales (essentiellement sur les carburants), dont 4 milliards d’euros pour la contribution climat-énergie. [6] ↑ Voir l’expérience des quotas de CO2 dans l’industrie : les importations de
ciment ou de clinker en provenance de pays non signataires du Protocole de Kyoto se sont par exemple développées.
Une électricité 100 % renouvelable, est-ce ruineux ? Philippe Quirion
Économiste, CNRS, Centre international de recherche sur l’environnement et le développement
En France, la plupart des personnalités politiques et des experts de l’énergie qui s’expriment dans les médias tentent de nous convaincre que produire de l’électricité seulement à partir d’énergies renouvelables, sans nucléaire ni énergies fossiles, aurait un coût prohibitif. Le fait que les énergies renouvelables ne puissent pas être produites en continu obligerait à investir dans des installations de stockage d’énergie très coûteuses, pour satisfaire la consommation d’électricité en l’absence de vent et de soleil. Ces affirmations sont-elles cohérentes avec les conclusions des travaux des chercheurs et des institutions publiques ?
« Moi, j’ai besoin du nucléaire. Si je ferme le nucléaire demain, qu’est-ce que je fais ? Le nucléaire est une énergie décarbonée non intermittente. Je ne peux pas le remplacer du jour au lendemain par du renouvelable.
Ceux qui disent ça, c’est faux. » Emmanuel Macron le 4 décembre 2020 (interview avec Brut).
C
omme la plupart des pays développés, la France s’est engagée à atteindre la « neutralité carbone » en 2050. À
partir de cette date, elle ne devra plus émettre davantage de gaz à effet de serre que ce que stockent ses forêts et ses sols. Cela implique de diviser au moins par six ses émissions de gaz à effet de serre – un défi de taille. Si éliminer complètement les émissions de gaz à effet de serre est très difficile dans certains secteurs comme l’agriculture, cela est possible en ce qui concerne l’électricité grâce à plusieurs technologies : énergies renouvelables, nucléaire ou centrales thermiques avec captage et stockage géologique du CO2. Notons toutefois que cette dernière, trop coûteuse, est aujourd’hui presque abandonnée en Europe. Reste donc à déterminer la place relative des énergies renouvelables et du nucléaire, qui constitue en France un sujet particulièrement controversé. De nombreux responsables politiques français, comme Emmanuel Macron ou François Bayrou, ont ainsi déclaré qu’il serait impossible ou ruineux de fonder un système électrique uniquement sur les énergies renouvelables. Pourtant, des travaux très complets, émanant de chercheurs ou d’agences publiques (l’Ademe et RTE), ont abordé la question et leurs conclusions vont dans un tout autre sens.
L’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe) est un établissement public créé en 1992 par la fusion de trois agences publiques consacrées à la qualité de l’air, à la maîtrise de l’énergie et aux déchets – ses principaux domaines d’intervention actuels. Elle est sous la tutelle des ministères chargés de la Recherche et de l’Innovation, de la Transition écologique et solidaire, et de l’Enseignement supérieur. Ses actions incluent le financement de la recherche et de projets, la production d’expertises, la formation, l’information, la communication et la sensibilisation. Réseau de transport de l’électricité (RTE) est responsable du réseau public de transport d’électricité haute tension en France métropolitaine. C’est aujourd’hui une filiale d’EDF à 50,1 %, le reste appartenant à un consortium associant la Caisse des dépôts et consignations et CNP Assurances. RTE assure une mission de service public, consistant à assurer l’accès à une alimentation électrique économique et sûre, en en limitant les impacts sur l’environnement.
Comment gérer les périodes sans vent et sans soleil ?
Les enfonceurs de portes ouvertes adorent le marteler : le soleil ne brille pas la nuit et le vent ne souffle pas en continu. Comment, alors, produire sans interruption suffisamment d’électricité, en l’absence de centrales nucléaires ou de centrales thermiques ? Il est possible, et même nécessaire, de mobiliser différentes solutions. Premièrement, les centrales thermiques alimentées par du biogaz ainsi qu’une partie des centrales hydroélectriques sont pilotables, c’est-à-dire qu’elles peuvent être démarrées et arrêtées en fonction des besoins. Deuxièmement, éolien et solaire sont complémentaires sur l’ensemble de l’année puisqu’en Europe, le vent souffle davantage en hiver tandis que le soleil brille davantage en été. Troisièmement, plusieurs techniques permettent de stocker de l’énergie issue des renouvelables pour un coût de plus en plus faible : — Les stations de transfert d’énergie par pompage combinent deux réservoirs d’eau situés à des altitudes différentes. En faisant descendre l’eau par gravité depuis le réservoir supérieur jusqu’à une turbine, on produit de l’électricité. Inversement, on peut stocker de l’énergie en pompant l’eau depuis le réservoir inférieur jusqu’au réservoir supérieur. — Les batteries stockent de l’énergie sous forme chimique et permettent, en particulier, de bénéficier de l’électricité excédentaire produite par les panneaux solaires autour de midi en été, afin de l’utiliser en matinée et en soirée lorsque
cette production est faible et la consommation élevée. Si le coût des batteries par unité d’énergie reste élevé, il est possible d’utiliser celles des véhicules électriques garés et connectés au réseau plutôt que d’investir dans d’autres, utilisées uniquement pour le réseau électrique. — Le power-to-gas permet de stocker de l’énergie à plus long terme (plusieurs mois). Il consiste à produire de l’hydrogène à partir d’électricité (électrolyse) lorsque l’abondance de vent et de soleil fournit un surplus par rapport à la demande, à la stocker (souvent dans des réservoirs souterrains) et à l’utiliser dans des centrales thermiques ou des piles à combustible lorsque les éoliennes et les panneaux solaires ne peuvent satisfaire à eux seuls la demande d’électricité. Des travaux de recherche [1] ont montré que le coût de ces solutions de stockage serait modéré, même dans un système électrique 100 % renouvelable : il représenterait environ 15 % du coût global de ce système.
Peut-on installer suffisamment d’éoliennes et de panneaux solaires ?
De nombreux travaux [2] ont quantifié le potentiel des énergies éolienne et solaire en France. Pour l’énergie solaire, le potentiel d’installation est supérieur à la quantité nécessaire, même dans le scénario de développement le plus ambitieux. Certes, l’énergie solaire nécessite nettement plus d’espace que les centrales thermiques pour une même production d’énergie, mais les infrastructures pour le solaire permettent de combiner plusieurs utilisations. D’une part, les logements, bâtiments tertiaires, industriels et agricoles, parkings, friches industrielles, etc., peuvent être recouverts de panneaux ; d’autre part, de nombreuses activités agricoles peuvent accueillir ce mode de production, que ce soit l’élevage (les panneaux offrant un ombrage aux animaux) ou les cultures (l’agrivoltaïsme, un domaine en plein développement, car les panneaux peuvent réduire l’évaporation ou limiter les gels printaniers). Soulignons que l’énergie solaire nécessite beaucoup moins de surface que la production d’agrocarburants ; faire rouler une voiture électrique à partir d’électricité solaire requiert à peu près cent fois moins de surface au sol qu’une voiture à moteur thermique. Pourtant, la France mobilise aujourd’hui l’équivalent de la surface d’un département pour cultiver (à grand renfort d’engrais et de pesticides) betteraves à sucre, blé et colza pour produire des agrocarburants. Le potentiel de l’éolien installé sur terre est également largement suffisant, même en excluant les zones peu ventées et celles où cela pourrait avoir des impacts négatifs sur la
biodiversité, comme les zones intégrées dans le réseau européen Natura 2000. Pourtant, cela ne sera sans doute pas facile, du fait de la lenteur des procédures d’autorisation, des multiples zones d’exclusion instaurées par les pouvoirs publics et des divers mouvements d’opposition. Cependant, il importe de comprendre que l’obstacle est ici politique et non technique ou économique. Concernant l’éolien maritime, le potentiel est déjà important si l’on se limite aux zones peu profondes, à même de recevoir des éoliennes posées au fond de la mer, et il devient énorme si on prend en compte la possibilité d’installer des éoliennes flottantes. L’utilisation de cette technologie est récente, puisque le premier parc de taille industrielle (Hywind, en Écosse) n’est en fonctionnement que depuis 2017, mais elle se développe rapidement et n’est limitée que par le coût de la connexion au réseau électrique à terre.
Cela coûterait-il moins cher de lancer un nouveau programme nucléaire ? Les centrales nucléaires actuelles devront être arrêtées au plus tard en 2060 pour ne pas prolonger leur fonctionnement audelà de soixante ans, durée considérée comme le maximum
raisonnable dans les scénarios RTE. Elles devront donc être remplacées, soit uniquement par des énergies renouvelables, soit, en partie, par de nouvelles centrales nucléaires. EDF
propose
de
lancer
en
France
un
programme
de
construction de centrales nucléaires de type « EPR2 », évolution des centrales de type « EPR » dont six sont en construction ou en fonctionnement (à Olkiluoto en Finlande, à Flamanville en France, à Hinkley Point en Angleterre et à Taishan en Chine). Tous les chantiers en Europe ont connu des délais énormes. À Flamanville, la durée prévisionnelle du chantier est passée de cinq à seize ans et le coût de construction de 3,7 milliards d’euros [3] à 12,7 milliards – 19 milliards en ajoutant le coût du financement (la rémunération du capital qui doit être engagé longtemps avant que la centrale commence à produire). À Olkiluoto comme à Hinkley Point, le coût de construction de ces réacteurs est aujourd’hui estimé à 12 ou 13 milliards d’euros par unité. Aux États-Unis, deux réacteurs nucléaires sont en construction. Quoique d’un modèle différent, ils présentent les mêmes dérives puisque la facture a plus que doublé : 30 milliards de dollars contre 14 initialement prévus [4] . Face à ces dérives, EDF répond que les centrales de type « EPR2 » seront moins coûteuses car elles tireront parti de l’expérience accumulée. Pourtant, l’entreprise a proposé au gouvernement britannique de construire deux nouveaux réacteurs EPR (à Sizewell) pour un coût quasiment identique à celui des précédents : 10 milliards de livres par réacteur, soit 12 milliards d’euros. Si le projet est retenu, il s’agira pourtant
des septième et huitième réacteurs de ce type. Ce constat n’empêche pas le gouvernement français de miser sur une baisse de coût de 40 % entre les premiers EPR et les EPR2 qui seraient mis en chantier au milieu du siècle. À l’inverse, le coût des principales technologies nécessaires dans un système électrique uniquement renouvelable – éolien, solaire, batteries, électrolyse – a massivement baissé ces dernières années. Selon l’Agence internationale des énergies renouvelables (Irena), le coût du solaire photovoltaïque a diminué de 85 % entre 2010 et 2020, celui de l’éolien terrestre de 56 %, celui de l’éolien maritime de 48 %. Deux agences publiques (RTE et l’Ademe) et de nombreux chercheurs ont comparé le coût, pour la France, d’un système électrique 100 % renouvelable avec celui d’un système qui combine
énergies
renouvelables
et
nouvelles
centrales
nucléaires, dans des proportions variées. À l’horizon 2050 ou 2060, l’incertitude est importante sur le coût, le potentiel d’installation et les performances des différentes technologies, d’où des différences dans les résultats de ces travaux. Néanmoins, tous concluent que l’écart de coût entre ces options est modéré. L’étude de RTE fournit la conclusion la plus favorable à un nouveau programme nucléaire, qui serait environ 15 % moins coûteux qu’un système entièrement renouvelable. Selon l’Ademe, en revanche, ce programme présenterait un coût équivalent à un système entièrement renouvelable. Enfin, mon collègue Behrang Shirizadeh et moi avons conclu qu’il faudrait diviser par deux le coût de
construction des nouvelles centrales nucléaires pour qu’il soit économiquement intéressant de ne pas recourir uniquement aux énergies renouvelables [5] .
La relance du nucléaire en France à rebours du reste du monde ? Emmanuel Macron a annoncé le 10 février 2022 un vaste plan de relance du nucléaire, avec la construction de six à quatorze réacteurs d’ici 2050, et un soutien au développement de petits réacteurs modulaires. Ce plan est proche du scénario N03, le plus nucléarisé parmi les six étudiés par RTE, qui prévoit que 50 % de la production électrique seront d’origine nucléaire en 2050 – ce qui irait à l’encontre de la tendance mondiale. En effet, quelques pays, en particulier la Chine, développent le nucléaire, mais la part de cette technologie dans la production d’électricité diminue régulièrement : malgré la prétendue « renaissance nucléaire » annoncée régulièrement par cette industrie, elle est passée de 18 % en 1995 à 10 % en 2020. Des centrales ont certes été mises en service, mais d’autres ont été arrêtées, certaines (en particulier au Japon et en Allemagne) à la suite de l’accident de Fukushima-Daiichi en 2011, d’autres (en particulier aux États-Unis) parce que la poursuite de leur exploitation nécessitait des investissements que les exploitants
ont jugés trop coûteux. Dans le même temps, la part des énergies renouvelables est passée de 19 % à 26 %. À l’avenir, cette tendance devrait se poursuivre. Dans le rapport spécial « 1.5 ºC » du Groupement intergouvernemental d’experts pour le climat (Giec), on trouve une synthèse des scénarios climatiques mondiaux compatibles avec un réchauffement mondial limité à 1,5 ºC (avec ou sans dépassement temporaire de cette limite). La part des énergies renouvelables dans la production d’électricité atteindrait 59 % à 97 % en 2050, contre 9 % pour le nucléaire dans le scénario médian. Quant à l’Agence internationale de l’énergie, longtemps très critique sur le développement des énergies renouvelables, elle projette, dans son scénario « Net zero by 2050 » une part de 90 % de renouvelables en 2050 contre moins de 10 % pour le nucléaire.
Et maintenant ? À l’horizon 2050, il est techniquement possible de satisfaire la consommation d’électricité anticipée en France, seulement à partir d’énergies renouvelables. En raison de l’incertitude sur les coûts, on ne peut pas affirmer avec certitude qu’un système électrique combinant nouvelles centrales nucléaires et renouvelables coûtera moins ou plus cher qu’un système uniquement renouvelable ; les estimations
basées sur des représentations rigoureuses du système énergétique (publiées par l’Ademe, RTE ou par des chercheurs) indiquent que l’écart entre ces deux options sera faible. Cela réfute toutefois les affirmations largement diffusées, bien que non fondées sur des travaux scientifiques, selon lesquelles le premier coûterait plusieurs fois moins cher que le second [6] . En revanche, construire des nouvelles centrales nucléaires présente des risques importants : accidents, vulnérabilité aux menaces militaire ou terroriste, déchets radioactifs. Non seulement le choix d’une électricité 100 % renouvelable à long terme n’est pas ruineux, mais c’est de loin la solution la plus sûre. Reste que toute source d’énergie consomme des ressources (fossiles ou minérales) et a des impacts sur l’environnement ; pour limiter ces derniers, réduire la consommation d’énergie est nécessaire, quels que soient les choix concernant la production d’énergie.
Bibliographie À lire :
Antoine DE RAVIGNAN, Nucléaire, stop ou encore ?, Les Petits Matins, Paris, 2022. Behrang SHIRIZADEH, Quentin PERRIER et Philippe QUIRION, « Quel serait le mix optimal de production et de stockage d’électricité 100 % renouvelable en France en 2050 ? À vous de jouer ! », questionnaire interactif disponible en ligne. Alain GRANDJEAN, « Leçons tirées de travaux récents de prospective énergétique », billet de blog « Les Chroniques de l’Anthropocène », mis en ligne le 10 janvier 2022. RTE, « Futurs énergétiques 2050 : les scénarios de mix de production à l’étude permettant d’atteindre la neutralité carbone à l’horizon 2050 », disponible en ligne. ADEME
PROSPECTIVE,
« Transitions
2050.
Feuilleton
Mix
électrique », disponible en ligne. ASSOCIATION NÉGAWATT, « Scénario négaWatt 2020 », disponible en ligne.
À voir Behrang SHIRIZADEH, Quentin PERRIER et Philippe QUIRION, « Une électricité 100 % renouvelable est-elle possible en France d’ici à 2050 et, si oui, à quel coût ? », disponible en ligne.
Notes du chapitre
[1] ↑ Behrang Shirizadeh, Quentin Perrier et Philippe Quirion, « How sensitive are optimal fully renewable power systems to technology cost uncertainty ? », Energy Journal, vol. 43, n° 1, 2020. [2] ↑ Marie-Alix Dupré la Tour, « Renewable energy potential in Europe. A systematic review », document de travail, Cired, 2022, fournit une synthèse de ces travaux. [3] ↑ 3,3 milliards d’euros en 2012, soit 3,7 en prenant en compte la hausse du niveau général des prix depuis cette date. [4] ↑ Kristi E. Swartz, « Plant Vogtle hits new delays ; costs surge near $30B », E & E News, mis en ligne le 18 février 2022. [5] ↑ Behrang Shirizadeh et Philippe Quirion, « Low-carbon options for the French power sector : what role for renewables, nuclear energy and carbon capture and storage ? » Energy Economics, n° 95, mars 2021. [6] ↑ Affirmations qui émanent en particulier de Jean-Marc Jancovic, notamment sur la page « 100 % renouvelable pour pas plus cher, fastoche ? » de son site Internet.
S’extraire de l’extractivisme ? Doris Buu-Sao Politiste, université de Lille, université de Barcelone
L’extraction de pétrole, de gaz et de minerais perfore la planète de toutes parts. Le terme « extractivisme », initialement forgé en Amérique latine [1] , trouve désormais des traductions en Europe et en Amérique du Nord. Les injonctions à la transition énergétique* ouvrent en effet de nouveaux fronts à l’extraction de matières premières, des gaz de schiste aux terres rares nécessaires, entre autres, à la production de voitures électriques, de panneaux solaires ou d’éoliennes. Ainsi, l’Union européenne multiplie les incitations à tirer profit des richesses souterraines du vieux continent, le plus souvent aux marges appauvries de l’Union européenne (Grèce, Espagne, Portugal…). Ce « verdissement [2] » de l’extraction, que le discours politico-économique dominant met au service de la transition énergétique, fait perdurer des activités industrielles dépendantes d’énergies fossiles et productrices de déchets toxiques. Des Suds au Nord global, les activités extractives suscitent des résistances, parfois frontales.
« Ils prennent notre richesse ; et nous, nous restons dans l’extrême pauvreté. » Leader autochtone d’Amazonie péruvienne, au sujet d’une compagnie qui extrait du pétrole dans sa région (juillet 2012). « Elle est venue en mode colonial, elle fait ce qu’elle veut […]. Ici, nous ne sommes pas contre la mine, beaucoup de nous y travaillons ; mais nous voulons que les choses se fassent proprement. » Habitant d’Andalousie, fils, petit-fils et frère de mineurs, au sujet d’une compagnie qui extrait du cuivre près de son village (juin 2022). Lexique Permis d’exploration, de recherche ou d’exploitation : actes administratifs, réalisés par différentes entités selon les contextes nationaux, consistant à autoriser des activités extractives à ces différentes phases.
Résister depuis les lieux de vie
A
vatar a popularisé le combat de peuples autochtones contre les projets extractifs. Sorti en 2009, ce film met en scène le peuple d’une planète à la jungle luxuriante, en lutte
face aux pouvoirs militaires et privés venus de la Terre pour creuser une mine gigantesque. L’année de sa sortie a été marquée par un autre combat, bien réel celui-là : des autochtones [3] de l’Amazonie péruvienne se mobilisent alors contre une série de décrets qui facilitent la concession de leurs territoires à des entreprises pétrolières et minières. L’intervention des forces de l’ordre pour débloquer une route occupée par les contestataires, le 5 juin 2009, fait officiellement trente-trois morts et plusieurs centaines de blessés. L’Atlas global de la justice environnementale, un projet ambitieux de l’Université autonome de Barcelone, recense aujourd’hui mille sept cent trente-huit conflits dans le monde liés à l’extraction de métaux, de pétrole ou de gaz. De l’Arctique à la Patagonie, des Philippines au Nigeria, nombreuses sont les résistances à des projets d’extraction des ressources naturelles dans lesquels des autochtones, portant leurs atours traditionnels, opposent la défense de leur territoire et de leurs coutumes à l’avancée de la frontière extractive. La composante ethnique n’est pourtant pas la seule à l’œuvre. Ainsi qu’en rend compte Anna Bednik par un riche panorama des luttes antiextractives dans le monde, ce sont tout autant des collectifs de femmes, de paysans, d’écologistes ou de simples riverains, que des minorités ethniques qui se mobilisent [4] . Dans ces territoires menacés, les luttes sont parfois victorieuses, telle celle des paysans mobilisés dans les Andes péruviennes contre le projet Conga, qui aurait été la plus grande mine d’or d’Amérique latine ou, en France, celles des habitants de Bretagne ou d’Ariège contre des projets d’extraction de métaux
(tungstène, cuivre, or, etc.) dont les permis d’exploration*, concédés à la société Variscan Mines, ont été annulés en 2019. Ces mobilisations reposent sur un savant alliage de modes d’action. Le premier pas implique le partage de savoirs relatifs aux projets extractifs et à leurs impacts. Des journalistes et universitaires
critiques,
des
écologistes,
mais
aussi
des
populations riveraines de projets existants aident les personnes concernées par un nouveau projet à en décrypter les enjeux techniques,
juridiques
et
politiques.
L’inscription
des
résistances locales dans des réseaux d’alliance transnationaux leur permet d’accéder à des informations, de mobiliser des soutiens et d’obtenir des ressources matérielles. Nombreux sont en effet les liens d’entraide qui se tissent entre des mobilisations situées en différents endroits de la planète. Les intermédiaires qui entretiennent ces relations sont souvent des organisations non gouvernementales (ONG) basées dans l’hémisphère nord, qui mettent des moyens informationnels, financiers et humains à disposition d’ONG locales ou des populations mobilisées sur le terrain. Mais, face à ce lien de dépendance, les collectifs locaux ne sont pas toujours outillés pour préserver leur autonomie d’action. Lexique Transition énergétique : mot d’ordre incontournable des politiques publiques, qui désigne le passage d’une source d’énergie à une autre, moment souvent associé à une révolution industrielle. L’histoire des transitions énergétiques
montre toutefois qu’il s’agit bien plus souvent d’une addition de nouvelles sources à d’anciennes, que d’une substitution. Lexique Institutionnalisation des luttes : une organisation mobilisée s’« institutionnalise » quand elle adapte ses activités, temporalités, discours à ceux des institutions publiques auxquelles elle s’adresse. Ce processus suppose souvent de relocaliser l’action dans les villes où siègent ces institutions et de privilégier la maîtrise d’une expertise impliquant le recours à des militants professionnalisés. Quels moyens d’action mettre en œuvre pour contraindre les entreprises à abandonner un projet ou les pouvoirs publics à leur retirer leur soutien ? Faut-il bloquer les activités extractives [5] , au risque de s’exposer à la répression armée et à la criminalisation du mouvement [6] ? Se lancer dans de coûteuses batailles judiciaires, tenter d’actionner des leviers politiques pour amorcer des changements législatifs, ou s’engager dans des débats techniques entre experts pour argumenter de la nocivité d’un projet ? Or, ces choix nourrissent des tendances à l’institutionnalisation des luttes* pouvant les éloigner de leurs bases. Ces questions, tranchées au cas par cas, font osciller les mobilisations entre critique radicale de l’extractivisme et négociations pragmatiques. Face à ces dilemmes les victoires sont rares ou, la plupart du temps, de courte durée. Penser les alternatives à l’extractivisme suppose donc de s’interroger sur ce qui rend ces victoires impensables.
Inextricable extractivisme ?
Juin 2012, Amazonie péruvienne. Des familles quechuas du fleuve Pastaza se mobilisent pour dénoncer l’impact d’une industrie
qui
pollue
et
accapare
leurs
terres.
Le
rassemblement de centaines d’autochtones dans une communauté voisine de la station pétrolière d’Andoas fait craindre un arrêt de la production, voire un affrontement violent.
Le
gouvernement
envoie
une
délégation
ministérielle. Face aux ministres, des porte-parole autochtones exposent leurs revendications. Derrière elles et eux se massent des hommes parés de lances, des femmes et des enfants qui brandissent des écriteaux sur lesquels on peut lire « Défense de la terre mère et de la vie » ou « Les peuples autochtones réclament leurs droits ». La tension est palpable, des hélicoptères survolent la zone. À leur bord, des unités anti-émeutes convoyées grâce à l’aéroport de la compagnie pétrolière. On dit que c’est le président d’une communauté voisine qui a fait appel à eux. Cet élu quechua est opposé à la mobilisation car elle pourrait entraîner la disparition d’emplois dans les installations pétrolières, dont bénéficient des centaines d’hommes des villages environnants. La majorité de la population de cette communauté est de son avis et ne participe pas au rassemblement.
Avril 2022, Andalousie occidentale. La ceinture de pyrite ibérique, une formation géologique qui court de la côte portugaise jusqu’à Séville, rend possible l’exploitation de cuivre, d’or ou d’argent depuis des millénaires. Les mines andalouses ont été fermées à la fin du
XXe siècle,
alors que
l’extraction minière prenait son envol en Amérique latine et en Afrique. Mais depuis peu, l’extraction reprend dans le sud de l’Espagne : aux six mines de cuivre en activité, s’ajoutent une dizaine de mines en cours d’ouverture et des centaines de sites prospectés. La relance de l’extraction de métaux est présentée comme une solution au changement climatique, au chômage structurel et à l’exode rural. Des projets de mines – souvent à ciel ouvert – d’or en Galice, de lithium en Estrémadure ou de tungstène en Catalogne suscitent l’opposition des populations locales qui viennent parfois à bout des projets. Mais en Andalousie, même les écologistes évitent de s’y opposer publiquement. Dans ces sociétés façonnées par l’histoire minière, la réouverture des mines signifie bien souvent la relance économique, reléguant au second plan la question environnementale.
À dix ans d’écart et des milliers de kilomètres, deux situations similaires : des frontières extractives qui ne cessent d’être repoussées, des mobilisations de populations locales affectées par ces activités industrielles, mais aussi des divisions qui surgissent face aux promesses de développement économique qui accompagnent ces grands projets.
Face aux critiques, le secteur minier et pétrolier a été pionnier dans le déploiement de programmes de responsabilité sociale des entreprises (RSE)* visant à entretenir des relations pacifiées avec ces dernières. De la Papouasie à l’Afrique du Sud en passant par l’Équateur, de nombreuses enquêtes montrent comment ces firmes fabriquent le consentement à l’extraction au sein des territoires dans lesquels elles opèrent [7] . Les programmes de RSE incluent un vaste arsenal de techniques : tisser des alliances informelles mais aussi institutionnalisées avec les autorités, investir dans des infrastructures, des services sanitaires ou éducatifs, etc. pour obtenir la reconnaissance des personnes menacées par les projets. L’une de ces techniques gagnerait à être plus systématiquement étudiée : le recrutement des populations locales dans les installations minières et pétrolières. Les espoirs et expériences d’emploi industriel transforment en profondeur ces sociétés : ils introduisent une dépendance économique et façonnent des identités sociales attachées au travail ouvrier, faisant bien souvent de la poursuite de l’extraction un horizon indépassable pour celles et ceux qui vivent à ses portes [8] . Mais le travail industriel peut aussi se muer en un espace de discussion sur l’affectation des corps par des particules polluantes, de socialisation à l’action collective et, dès lors, de critique des industries extractives. Lexique Responsabilité sociale des entreprises : cette notion, apparue aux États-Unis dans la seconde moitié du XXe siècle, décrit des engagements volontaires pris par des entreprises
en vue d’intégrer des enjeux sociaux, environnementaux, économiques ou éthiques à leurs activités.
Transformer les rapports de (re)production
Felix a trente ans et travaille dans une mine de cuivre à ciel ouvert en Andalousie. Il est affecté à des tâches de maintenance dans une usine de transformation des minerais. Au rythme des trois-huit, alternant entre travail de jour et travail de nuit, son horloge biologique s’est adaptée à celle du complexe minier – qui fonctionne 24 heures sur 24, tous les jours de l’année. Felix s’estime chanceux : son contrat de travail est à durée indéterminée, son salaire est bien supérieur à la moyenne de la région, où le chômage et l’emploi précaire sont endémiques. « Le seul truc qui ne me plaît pas, c’est toute cette merde qu’on avale : il y a beaucoup de poussière là-bas », dit-il. À la fin de ses journées de travail, sa peau est noircie par une fine poussière qui se dégage de la trituration des minerais, dont il ne sait pas trop ce qu’elle contient – métaux lourds ? Silice ? Felix critique aussi la propagation de ces poussières au-delà
de
l’usine,
dans
l’atmosphère
des
villages
environnants, dont celui qu’il habite et où il cultive un
potager. Il n’est pas non plus dupe face à l’écart entre les promesses de « mine durable » de son employeur et les pratiques polluantes dont il est témoin au quotidien. Difficile toutefois de porter ces critiques sur la place publique : les syndicats sont extrêmement affaiblis, il est devenu si facile de renvoyer un travailleur…
Les conflits environnementaux sont souvent perçus comme opposant des travailleurs, qui bénéficieraient d’industries dont ils tirent leurs revenus, à des populations locales, qui pâtiraient de leur impact écologique et sanitaire. Pourtant, les personnes qui travaillent dans ces installations – et habitent parfois près d’elles – sont souvent les premières victimes et témoins de la pollution. Stefania Barca et Renaud Bécot [9] , en connectant la question de l’exploitation au travail et de la santé, ont mis en lumière l’existence d’un environnementalisme ouvrier. Des récolteurs de caoutchouc mobilisés au Brésil contre la déforestation de l’Amazonie pour préserver leurs conditions d’existence, en termes de travail et d’habitat, aux mobilisations ouvrières dans la vallée de la chimie lyonnaise pour un cadre de vie sain, à l’usine comme en dehors : les frontières entre expérience du travail et de la pollution, monde industriel et habitat, ne sont pas si étanches. Mais dans un contexte de crises économiques à répétition et de fragilisation du salariat, peu de syndicats s’opposent au récit qui annonce la création d’emplois et
la
continuité
l’intensification
de
du la
productivisme, logique
tout
extractive
en et
occultant ses
effets
déprédateurs. Ainsi, les nouveaux projets miniers justifiés par les besoins en métaux de la transition énergétique rencontrent peu de résistance quand ils visent d’anciens bassins industriels marqués par un chômage structurel, où les syndicats ont perdu leur force d’antan. Suivant une perspective écoféministe [10] , Stefania Barca invite à ne pas limiter au travail salarié la compréhension des rapports d’exploitation, qu’il s’agit de combattre dans leur ensemble pour s’affranchir de la logique extractive. Ainsi que l’ont montré des historiennes comme Maria Mies ou Carolyn Merchant [11] ,
l’exploitation
de
la
classe
ouvrière
est
inséparable, dans la généalogie du capitalisme, de l’exploitation de la nature non humaine pour en extraire des matières premières et des corps féminins assignés au travail de reproduction de la main-d’œuvre – enfantement, éducation, alimentation, etc. Pour s’affranchir de l’extractivisme, il faut donc repenser l’ensemble des rapports de production et de reproduction, du travail rémunéré comme invisibilisé, en tenant compte des dominations sociales, sexuées, raciales et coloniales qui les traversent. Stefania Barca propose de revaloriser ces « forces de reproduction » qui, rémunérées ou non, prennent soin du vivant – elle parle d’« earthcare labour », le travail de soin de la planète. De l’agriculture de subsistance aux potagers urbains, il s’agit de faire vivre la nature non humaine, tout en préservant les conditions de (re)production des sociétés humaines. C’est en ce sens que se multiplient les propositions d’instituer un « revenu du care » pour les personnes, souvent des femmes, qui prennent soin d’un espace
domestique, collectif ou naturel sans que leur travail ne soit reconnu comme tel. La revalorisation des activités productrices de bien-être écologique et social permettrait de rompre avec la dépendance au travail salarié, qui enferme les classes populaires dans la nécessité de se mettre au service d’industries polluantes aux dépens de leur santé.
Et maintenant ? Face à un projet extractif, il est parfois possible de résister. Les victoires sont toutefois rares, étant donné l’arsenal des techniques de persuasion de leurs défenseurs. Par ailleurs, elles laissent souvent en suspens la question de l’expansion des frontières extractives sur le reste du globe. La critique du déploiement planétaire d’industries destructrices de la nature humaine et non humaine, des corps des travailleurs comme de la biosphère, implique plus largement de repenser le cadre économique et politique de ces industries. L’exploitation industrielle du vivant est à la fois le moteur et le résultat de l’impératif de croissance au cœur de l’économie capitaliste. C’est donc avec cette dernière qu’il conviendrait de rompre pour s’extraire véritablement de l’extractivisme, en tenant compte de l’intrication des rapports de domination (sociale, sexuelle, raciale, coloniale et de la nature) qu’elle a façonnés.
Bibliographie À lire : Anna BEDNIK, Extractivisme, le passager clandestin, Paris, 2019 [2016]. Christophe BONNEUIL et Jean-Baptise FRESSOZ, L’Événement Anthropocène. La Terre, l’histoire et nous, Points, Paris, 2016. Doris BUU-SAO, Le Capitalisme au village. Pétrole, État et luttes environnementales en Amazonie, Éditions du CNRS Paris, [à paraître en 2023]. Andreas MALM, Comment saboter un pipeline, La fabrique, Paris, 2020. Atlas global de la justice environnementale (en anglais ou espagnol), disponible en ligne. Site Internet de l’Observatoire latino-américain des conflits environnementaux (en espagnol). Undisciplinedenvironnements.org : plateforme universitaire et militante d’écologie politique (en anglais).
Notes du chapitre [1] ↑ Voir la contribution d’Assia Boutaleb et Thomas Brisson dans cet ouvrage. [2] ↑ Voir la contribution d’Hélène Tordjman dans cet ouvrage.
[3] ↑ Autochtones, indigènes, peuples originaires, amérindiens… nombreux sont les termes qui désignent des populations identifiées comme descendant des peuples colonisés, principalement en Amérique, en Afrique et en Asie. Ces groupes se distinguent souvent par des pratiques culturelles et linguistiques spécifiques. Voir la contribution de Michael Löwy dans cet ouvrage. [4] ↑ Anna Bednik, Extractivisme, le passager clandestin, Paris, 2019 [2016]. [5] ↑ Andreas Malm, Comment saboter un pipeline, La fabrique, Paris, 2020. [6] ↑ Processus qui consiste à pénaliser des activités de protestation et à engager des poursuites judiciaires contre les personnes qui y participent. Il est très souvent dénoncé en Amérique latine. [7] ↑ Dinah Rajak, In Good Company. An Anatomy of Corporate Social Responsibility, Standford University Press, Standford, 2011 ; Alex Golub, Leviathans at the Gold Mine. Creating Indigenous and Corporate Actors in Papua New Guinea, Duke University Press, Londres, 2014. [8] ↑ Doris Buu-Sao, Le Capitalisme au village. Pétrole, État et environnementales en Amazonie, Éditions du CNRS, Paris, à paraître en 2023.
luttes
[9] ↑ Stefania Barca, Forces of Reproduction. Notes for a Counter-Hegemonic Anthropocene, Cambridge University Press, Cambridge, 2020 ; Renaud Bécot, « Agir syndicalement sur un territoire chimique : aux racines de l’environnementalisme ouvrier dans le Rhône, 1950-1980 », Écologie & Politique, vol. 1, nº 50, 2015, p. 57-70. [10] ↑ Voir la contribution de Jeanne Burgart Goutal dans cet ouvrage. [11] ↑ Maria Mies, Patriarchy and Accumulation On A World Scale. Women in the International Division of Labour, Zed Books, Londres, 2014 ; Carolyn Merchant, La Mort de la nature. Les femmes, l’écologie et la révolution scientifique, Wildproject, Marseille, 2021 [1980].
Le mouvement des droits de la nature : pour une jurisprudence du vivant Marine Calmet Avocate et présidente de Wild Legal
En 1972, le monde universitaire et l’opinion publique sont traversés par l’affaire Disney c/ Sierra Club [1] , un recours mené aux États-Unis à l’initiative du Sierra Club, une association écologiste fondée en 1892 par John Muir, ardent défenseur de la nature et promoteur du concept de wilderness. Cette organisation s’oppose à la construction d’une station de sports d’hiver au cœur du monumental Sequoia National Park. Cette affaire est perdue en première instance puis en appel au motif que l’association n’a pas intérêt à agir et ne peut attester d’un préjudice personnel. Le tribunal déboute les plaignants, jugeant que le fait que le projet de construction de la compagnie Disney déplaise aux membres du Sierra Club n’était pas un préjudice à même de fonder en droit une action en justice.
« Les individus et les peuples sont interdépendants avec la nature et forment avec elle un tout indissociable. La nature a des droits. L’État et la société ont le devoir de les protéger et de les respecter. » Extrait du chapitre dédié aux principes constitutionnels du projet de nouvelle Constitution au Chili.
C
ette décision apparaît alors comme très restrictive du droit à agir pour défendre la nature. En effet, le contexte politique est à cette époque fortement marqué par des débats mondiaux autour de la protection de l’environnement. 1972 est en effet l’année de la tenue à Stockholm de la Conférence des Nations unies pour l’environnement humain (Cnueh), considérée comme le premier événement d’envergure internationale interrogeant la place de l’humain au sein de l’écosystème planétaire. Cette rencontre aboutira à la création du Programme des Nations unies pour l’environnement (Pnue) et des rencontres décennales des Sommets de la Terre. 1972 est également l’année de la publication du rapport Meadows, baptisé Les Limites de la croissance, qui marque une prise de conscience de l’incompatibilité du développement de l’humanité avec les capacités biologiques de la planète. La question de la responsabilité des citoyens, des entreprises et des États face à la crise écologique qui s’annonce d’ores et déjà, prend une nouvelle envergure. La décision de la Cour dans l’affaire Disney c/ Sierra Club pousse donc le professeur
Christopher Stone à publier, sous la forme d’un article universitaire, un texte au titre évocateur : Les Arbres doivent-ils pouvoir plaider ? Vers la reconnaissance de droits juridiques aux objets naturels [2] . Considéré comme l’un des textes fondateurs du mouvement pour la reconnaissance des droits de la nature, il soulève la question de l’attribution à la nature – et aux écosystèmes qui la composent – d’une personnalité juridique et de droits intrinsèques afin de garantir leur protection. Dans le but de démontrer l’impérieuse nécessité de sa proposition tout en déconstruisant les préjugés propres à la nouveauté de cette réflexion, Stone revient sur l’évolution du droit au cours des siècles. Il ne manque pas de souligner que longtemps, certains êtres humains ont été privés de droits fondamentaux : les esclaves noirs étaient par exemple considérés comme des biens, à la merci de leur maître, exploités et vendus. Il souligne également l’évolution récente, au regard de l’histoire de l’humanité, du statut de la femme, qui dut attendre le XXe siècle pour s’émanciper de la tutelle maritale et qui était jusque-là considérée comme incapable juridiquement et privée du droit de vote. Le texte de Christopher Stone opère ainsi une révolution copernicienne dans le monde du droit, en nous interrogeant : face aux enjeux écologiques, n’est-il pas sage de conférer à la nature – et en pratique à ses représentants – le droit de demander réparation en son nom ? Il s’agit ainsi de rééquilibrer la représentation que les humains se font de leur
place dans la société et dans le monde, en élargissant notre rôle de simples citoyens à celui de potentiels tuteurs ou gardiens de la nature. Entre ce texte universitaire et les premières victoires de terrain, il a néanmoins fallu attendre près de quarante ans.
Quand le mouvement passe de la théorie à la pratique L’accélération du dérèglement climatique et la sixième extinction de masse sont aujourd’hui clairement reliées aux activités humaines, qui sont pour la plupart parfaitement légales et qui, par leur envergure industrielle, rongent les dernières parcelles de forêts tropicales, creusent la terre jusqu’à en extraire la plus infime paillette d’or et assoiffent des terres autrefois fertiles, pour produire des aliments exportés de l’autre côté de la planète et gaspillés ou revendus pour des sommes dérisoires. Ce pillage est à la fois motivé par des arguments éco- nomiques, encouragé par les discours politiques dominants et toléré par un système juridique incapable d’intégrer les équilibres biologiques de notre planète. De nombreux habitants mobilisés contre des projets écologiquement néfastes, s’insurgent désormais contre cet ordre du monde qui a érigé en lois les dogmes du libéralisme et les diktats des industriels, laissant impunis les responsables de ravages écologiques et qualifiant de délinquants celles et ceux
qui s’opposent à l’accaparement et à la destruction du vivant. C’est au sein de ces mobilisations citoyennes refusant l’application d’un droit injuste, écrit pour satisfaire les intérêts privés de quelques-uns, que naissent de nouveaux modèles de gouvernance fondés sur le respect et la reconnaissance de l’interdépendance des êtres humains avec les autres entités de la communauté du vivant. L’Équateur fut le premier catalyseur de ce nouveau processus juridique. Marqué par les ravages écologiques et sanitaires causés par le géant pétrolier Texaco Chevron, cet État connut une belle revanche politique lorsqu’en 2008, les membres de l’Assemblée constituante proposèrent au vote référendaire un texte garantissant expressément des droits fondamentaux à la nature. Désormais, l’article 71 de la Constitution équatorienne prévoit que « la Nature ou “Pachamama” en laquelle la vie se perpétue et surgit, a le droit au plein respect de son existence ainsi qu’au maintien et à la régénération de ses cycles vitaux, de sa structure, de ses fonctions et processus évolutifs ». Cette mue juridique fut un processus lent, agissant en profondeur. Contrairement au mythe de l’engorgement des tribunaux brandi par les opposants au succès des droits de la nature, seuls une cinquantaine de procès en treize ans se sont appuyés sur le fondement constitutionnel de l’article 71 : la procédure est utilisée avec parcimonie et rigueur par les associations locales.
En pratique, la reconnaissance des droits de la nature est en évolution constante, comme le montre la récente décision de janvier 2022, dans laquelle la Cour constitutionnelle d’Équateur a élargi de manière conséquente l’application de la protection constitutionnelle de la Pachamama à tous les individus qui la composent. Dans une affaire au sujet d’Estrellita, une femelle singe capturée dans la forêt et détenue illégalement pendant dix-huit ans, puis saisie par les services de l’État et placée dans un zoo, la Cour a précisé qu’un animal sauvage est un sujet de droit, protégé au titre des droits de la nature garantis par l’article 71 de la Constitution. Ces droits sont analysés selon les principes d’interprétation inter-espèces afin d’intégrer les caractéristiques, les processus, les fonctions, les cycles de vie qui sont propres aux besoins de chaque animal. La Cour a reconnu que les droits à la vie et à l’intégrité d’Estrellita avaient été violés et que, comme tout autre animal sauvage, elle aurait dû bénéficier d’un environnement exempt de violence et permettant le libre développement de son comportement. Dans son jugement, la Cour a demandé à l’Assemblée nationale équatorienne de préparer, dans un délai maximum de deux ans, une loi sur les droits des animaux dans laquelle seront inclus les droits et les principes développés dans le jugement.
Déclaration universelle des droits de la terre mère
Dans le sillon fertile créé par la reconnaissance des droits de la Pachamama en Équateur en 2008, de nombreux mouvements citoyens placent leur espoir dans un nouvel ordre juridique international. Déçues par le peu d’avancées obtenues durant les négociations internationales du Sommet de Copenhague sur les changements
climatiques
en
2009,
de
nombreuses
organisations de la société civile se sont réunies pour un sommet mondial à Cochabamba du 19 au 22 avril 2010, sur invitation du président bolivien Evo Morales. La rencontre réunit 35 500 inscrits de 147 nationalités différentes,
dont
quarante-sept
délégations
officielles
de
représentants gouvernementaux, les présidents bolivien et vénézuélien, Evo Morales et Hugo Chavez, les vice-présidents de Cuba et du Burundi ainsi que de nombreuses organisations internationales, parmi lesquelles le Secrétariat des Nations unies. Fruit d’intenses travaux, la Déclaration universelle des droits de la Terre mère devient le texte de référence en matière de droits de la nature. Ce texte comporte plusieurs réflexions essentielles du mouvement. Il reconnaît tout d’abord la Terre mère comme une « communauté de vie indivisible composée d’êtres interdépendants et intimement liés entre eux par un destin commun ». Dans cette optique, il n’y a aucune opposition entre droits humains et droits de la nature. Au contraire, les rédacteurs du texte rappellent que, pour garantir les droits humains, il est nécessaire de reconnaître et de défendre les
droits de la Terre mère et de tous les êtres vivants qui la composent. Ce texte, nourri par la cosmovision (conception du monde) des Peuples premiers [3] , dépasse largement l’intention exprimée par Christopher Stone. L’attribution du statut juridique aux éléments naturels (élément fondateur de la réflexion du juriste) est un aspect plus accessoire, ce n’est que la consécration pratique d’une philosophie englobant l’humain dans la nature. À ce titre, « les droits intrinsèques de la Terre mère sont inaliénables puisqu’ils découlent de la même source que l’existence même. La Terre mère et tous les êtres possèdent tous les droits intrinsèques reconnus dans la présente Déclaration, sans aucune distinction entre êtres biologiques et non biologiques ni aucune distinction fondée sur l’espèce, l’origine, l’utilité pour les êtres humains ou toute autre caractéristique » (article 1). La Déclaration repose par ailleurs sur deux articles majeurs : l’article 2 définit douze droits intrinsèques de la Terre mère et l’article 3 rappelle treize devoirs des êtres humains visà-vis de cette communauté de vie. Bien que Christopher Stone n’ait pas écarté la dimension philosophique de sa proposition, traitant également des aspects psychologiques et psycho-sociaux de la reconnaissance de droits propres à la nature dans la société occidentale anthropocentrée, les associations engagées dans le mouvement pour les droits de la nature, telles que l’Alliance mondiale pour les droits de la nature ou Wild Legal, soutiennent résolument une refonte de la relation homme-nature, appuyée par une
forme d’« animisme juridique », selon l’expression de la docteur en droit Marie-Angèle Hermitte [4] .
Les victoires récentes Les droits de la Rivière Magpie, Canada, février 2022 Muteshekau Shipu est le nom que lui donne le peuple Innu, mais la rivière est également connue sous le nom de Magpie. En février 2021, cet écosystème aquatique situé sur la côte nord du Québec a été reconnu comme une personne juridique titulaire de droits fondamentaux par le Conseil des Innu d’Ekuanitshit (nom de la réserve de cette bande Innu) et la municipalité régionale de comté (MRC) de Minganie. C’est un tournant historique, car il s’agit de la première décision de ce genre au Canada. Face aux projets de construction de barrages hydroélectriques et à l’inaction de l’État canadien pour préserver l’intégrité de cette rivière, la collectivité locale de Minganie, le Conseil Innu et des collectifs de protection de la nature se sont regroupés, formant une « alliance » pour les droits de cet écosystème.
La résolution adoptée prévoit neuf droits fondamentaux, dont le « droit de vivre, d’exister et de couler » mais aussi « d’évoluer naturellement, d’être préservée et d’être protégée » [5] . Un signal fort pour les premières nations du Canada, dont la cosmovision s’oppose à l’exploitation économique de la rivière, à la réduction de cet écosystème à une simple ressource pour la production d’électricité. Afin de recréer un dialogue entre les humains et Magpie, des gardiens nommés par les Innu d’Ekuanitshit et la MRC de Minganie garantiront désormais la protection de ses droits. Ils cultivent l’espoir de provoquer également une prise de conscience à l’échelon national et d’obtenir une réforme du droit applicable à la protection des rivières.
Une nouvelle jurisprudence pour la terre mère, Madras, Inde, mai 2022 Dans une affaire impliquant un ancien fonctionnaire, qui réclamait l’annulation de la procédure disciplinaire dont il faisait l’objet pour avoir illégalement attribué des concessions foncières sur des terres gouvernementales protégées (Forest Poramboke Land), la Haute Cour de Madras [6] a tenté un coup d’éclat en rappelant, dans une jurisprudence cruciale, le rôle de l’État dans la préservation de la nature.
Invoquant la procédure de parens patriae,
usuellement
appliquée afin de protéger les personnes qui ne peuvent pas se défendre ou prendre soin d’elles-mêmes, comme les enfants, la juge Sundaram Srimathy, en charge de l’affaire, s’est attribué le pouvoir et l’obligation d’intervenir au nom de l’intérêt supérieur de la nature, en raison du danger existant pour son bien-être et sa santé. Dans sa décision, la cour a reconnu la Terre mère comme titulaire de droits fondamentaux à sa survie, sa sécurité, sa subsistance et sa régénération afin de maintenir son statut d’être vivant et de promouvoir sa santé et son bien-être. La Cour a souligné que « les générations passées nous ont transmis la “Terre mère” dans sa gloire originelle et nous sommes moralement tenus de transmettre la même Terre mère à la génération suivante ». Il s’agit d’une nouvelle décision tendant à faire émerger une jurisprudence sur les droits de la nature en Inde, après que la Cour suprême a annulé en 2017 les précédentes décisions de la Haute Cour d’Uttarakhand reconnaissant des droits aux fleuves Gange et Yamuna. En effet, la Cour suprême a jugé que si un fleuve devait être considéré comme une personne à part entière, cela impliquait l’existence de droits mais aussi de devoirs. Prenant l’exemple d’une crue qui aurait causé des dommages aux riverains, la Cour a soulevé l’impossibilité pour le Gange ou le Yamuna d’endosser leur responsabilité en cas d’action juridique à leur encontre. Cette décision, fortement critiquée, pourrait à juste titre faire l’objet d’un revirement de jurisprudence.
Les combats en cours La nouvelle constitution du chili, l’espoir d’une société en harmonie Au
Chili,
où
un
processus
d’adoption
d’une
nouvelle
Constitution a été lancé en juillet 2021, une commission thématique nommée « Environnement, droits de la nature, biens naturels communs et modèle économique » a suscité de grands espoirs. Ce pays, traversé de longue date par des conflits sociaux, est marqué par les graves répercussions écologiques des activités minières, le réchauffement climatique et une sécheresse accélérée par la privatisation de l’eau au bénéfice de l’agriculture intensive. Le
projet
de
texte
constitutionnel
prévoyait
plusieurs
dispositions phares impliquant une profonde remise en question du modèle extractiviste et capitaliste. Il affirmait notamment que « les individus et les peuples sont interdépendants avec la nature et forment avec elle un tout indissociable. La nature a des droits. L’État et la société ont le devoir de les protéger et de les respecter [7] ». Mais le référendum du 4 septembre 2022 a abouti à un rejet de ce texte par une nette majorité de 61,9 % des suffrages exprimés. La forte mobilisation des opposants, souvent issus de la droite conservatrice et des secteurs économiques industriels, a mis en
avant le caractère supposément clivant du processus et des dispositions visant à reconnaître de nouveaux droits aux peuples autochtones et à la nature. « Je m’engage à faire tout ce qui est en mon pouvoir pour construire un nouveau processus constitutionnel », a déclaré après la victoire du « non » le président de gauche Gabriel Boric. Malheureusement, la forte polarisation du débat ne laisse guère entrevoir la possibilité d’un accord rapide sur la mise en place de nouvelles modalités d’écriture d’un texte constitutionnel. Ce résultat électoral illustre bien la difficulté de rompre avec le modèle actuel dont l’inertie, synonyme de statu quo, tend à perpétuer les logiques écocidaires
d’entreprises
reposant
sur
l’oppression
des
minorités et l’exploitation du vivant.
L’Espagne, premier pays européen à passer le cap ? Les scandales écologiques se succèdent depuis des années sur la Mar Menor. Après une mobilisation citoyenne historique ayant récolté pas moins de 615 000 signatures, le Congrès espagnol fut saisi au début du mois d’avril 2022 d’une « initiative législative citoyenne », demandant l’attribution de la personnalité juridique à la Mar Menor, plus grande lagune d’eau salée d’Europe. À l’exception des élus du parti d’extrême droite VOX, le Congrès s’est prononcé en faveur de cette évolution juridique, actionnant un processus législatif qui devrait aboutir
à la première loi reconnaissant des droits à la nature dans un pays européen. Pour Teresa Vicente, professeure de philosophie du droit, il s’agit d’un profond changement de paradigme grâce auquel la Mar Menor passera « d’être esclave à être citoyen [8] ». Avec cette future loi, chaque citoyen pourra saisir les tribunaux en cas de non-respect des droits de la lagune ; un signal important face aux dangers qui pèsent sur cet écosystème en raison de l’agriculture intensive et des épisodes réguliers d’anoxie (manque d’oxygène) qui causent la mort de milliers de poissons. C’est une victoire locale décisive qui entraînera certainement un effet boule de neige pour le mouvement des droits de la nature en Europe. En France aussi les choses commencent à évoluer. Depuis 2019, les Îles Loyauté, qui constituent l’une des provinces de la collectivité de Nouvelle-Calédonie, se sont dotées de leur propre code de l’environnement. Il reconnaît dans ses principes généraux que « le principe unitaire de vie qui signifie que l’homme appartient à l’environnement naturel qui l’entoure et conçoit son identité dans les éléments de cet environnement naturel constitue le principe fondateur de la société kanak. Afin de tenir compte de cette conception de la vie et de l’organisation sociale kanak, certains éléments de la Nature pourront se voir reconnaitre une personnalité juridique dotée de droits qui leur sont propres, sous réserve des dispositions législatives et réglementaires en vigueur » (article 110-3). Cet article n’a pas encore été mis en pratique, mais il ouvre la voie
à une profonde évolution du droit français, inspirée par la culture autochtone ultramarine.
Et maintenant ? Pour faire face aux enjeux bioclimatiques, la France doit opérer une mue juridique et ancrer les droits de la nature dans une révision systémique de notre rapport au vivant. L’association Wild Legal soutient pour cela de nouvelles propositions structurantes : l’inscription des droits de la nature et
en
particulier
des
animaux
dans
la
Constitution,
l’introduction du crime d’écocide dans le code pénal afin de poursuivre les dommages graves, étendus et durables causés à l’intégrité écologique du territoire français et la création d’une Haute Autorité aux limites planétaires afin de guider l’action de l’État et des acteurs de la société, citoyens, associations, élus et institutions, pour instaurer un équilibre entre les activités humaines et les besoins essentiels des écosystèmes dont nous dépendons. Wild Legal s’engage pour cela aux côtés de tous les acteurs engagés qui souhaitent rejoindre le mouvement pour la reconnaissance des droits de la nature en les accompagnant dans cette transition indispensable.
Bibliographie À lire : Marine CALMET, Devenir gardiens de la nature. Pour la défense du vivant et des générations futures, Tana, Paris, 2021. Christopher STONE, Les Arbres doivent-ils pouvoir plaider ?, le passager clandestin, Paris, 2022. WILD LEGAL, Petit Manuel des droits de la Nature, autoédition 2022.
Notes du chapitre [1] ↑ Cour suprême des États-Unis. Sierra Club v. Morton, 405 U.S. 727 (1972). [2] ↑ Le titre original est Should Trees Have Standing ? Toward Legal Rights for Natural Objects. [3] ↑ Les Peuples premiers, aussi appelés Premières Nations, ou encore Peuples autochtones ou racines, sont les « descendants de ceux qui habitaient dans un pays ou une région géographique à l’époque où des groupes de population de cultures ou d’origines ethniques différentes y sont arrivés et sont devenus par la suite prédominants, par la conquête, l’occupation, la colonisation ou d’autres moyens » selon la définition du haut commissaire aux Droits de l’homme. [4] ↑ Marie-Angèle Hermitte, Le Droit saisi au vif. Sciences, technologies, formes de vie, Éditions Petra, Paris, 2013. [5] ↑ Conseil des Innu d’Ekuanitshit. Résolution 919-082, 18 janvier 2021. Le compte rendu est consultable en ligne.
[6] ↑ Capitale de l’État de Tamil Nadu. [7] ↑ Le projet de Constitution est disponible en ligne (en espagnol). [8] ↑ Virginia Vadillo, « El mar Menor será el primer ecosistema de Europa con derechos propios » (La Mar Menor sera le premier écosystème en Europe avec ses propres droits), El País, 5 avril 2022.
Ouverture. La part sauvage des communs ? Une enquête écologique au Marais Wiels Léna Balaud Agronome et philosophe, membre de la revue Terrestres
Antoine Chopot Doctorant en philosophie, membre de la revue Terrestres
Allan Wei Historien et géographe, chercheur au Lieu-ULB
Les friches et les nouveaux espaces sauvages de l’Anthropocène peuvent-ils devenir les alliés des mouvements d’émancipation ? Nous raconterons ici l’histoire d’une alliance politique singulière. Elle commence par la création d’un plan d’eau – renommé le « Marais Wiels » par ses premières protectrices – né par accident il y a une quinzaine d’années à la suite de travaux de construction dans un quartier populaire de la métropole bruxelloise. Depuis, c’est tout un écosystème vivant et diversifié qui s’est opportunément installé en lieu et place des immeubles de béton. Des habitantes du quartier sont aujourd’hui engagées dans
une lutte pour sa sauvegarde, cherchant à associer apprentissage naturaliste, défense du monde sauvage et réflexion sur l’habitabilité d’un quartier populaire.
« D’une observatrice de ce lieu comme un temple reposant, charmée par l’eau, l’esthétique, la tranquillité, j’ai appris à connaître la biodiversité. Je me suis rendu compte que ce n’est pas l’humain qui a besoin de cet espace, mais la nature sauvage qui en a besoin. C’est en réalité cela, le commun. » Geneviève Kinet, fée du Marais Wiels.
L
e Marais Wiels incarne à nos yeux les nouvelles alliances interspécifiques caractéristiques de certains mouvements écologistes contemporains, dans lesquelles des humains se solidarisent avec d’autres vivants contre les effets destructeurs de l’économie capitaliste. L’alliance du Marais Wiels lie les habitants humains et non humains aux côtés de la puissance hydrique qui a favorisé l’éclosion d’un nouvel imaginaire urbain : celui d’une nature indisciplinée et spontanée, non réductible aux seuls services écosystémiques rendus, et défendue sur un mode poétique par des personnes qui se nomment les « fé·e·s du Marais ». Ce plan d’eau urbain ensauvagé nous invite à réinventer le sens des communs.
La résurgence d’un écosystème
1881 – Les Brasseries Wielemans s’installent sur un terrain marécageux dans la commune de Forest, à la périphérie de Bruxelles. L’eau de la nappe souterraine sert à fabriquer la bière, la voie ferrée apporte le flux de matières premières. Les ouvriers vivent à proximité. 1988 – La désindustrialisation entraîne la fermeture des brasseries. 2001 – La friche est rachetée par la société immobilière JCX pour développer un projet de bureaux. Un centre d’art contemporain (le Wiels) et un centre culturel communal (le Brass) s’installent dans deux bâtiments restaurés. 2007 – Pendant les travaux préparatoires au chantier des bureaux, deux carottages atteignent une nappe phréatique située sous une couche d’argile superficielle. La pression de l’eau remplit l’excavation du chantier, le pompage vers l’égout de cette inondation échoue : un plan d’eau est né. 2008 – La crise financière mondiale suspend le projet de construction de bureaux. Diverses espèces d’oiseaux commencent à fréquenter le lieu, encastré entre une ligne de chemin de fer et une avenue à la circulation intense. La première espèce identifiée est une bergeronnette des ruisseaux en 2009, suivie en 2011 par un canard colvert, une foulque macroule, une poule d’eau et une mouette rieuse et, en 2012, une hirondelle des fenêtres. Une roselière se développe, puis des saules. Des espèces emblématiques comme le grèbe castagneux, le bruant des
roseaux, le héron, le cormoran, le faucon crécerelle utilisent le site comme territoire de chasse, de nidification, de reproduction, ou encore comme halte migratoire. Le naturaliste amateur Léon Méganck qualifie l’écosystème de « marais ». 2016-2018 – Par attachement au lieu, des riverains s’opposent au nouveau projet de JCX, la construction de cent soixante-dix logements de luxe avec leurs parkings. L’opposition des habitants est finalement suivie par la commune. 2019 – Les fé·e·s du Marais Wiels réalisent des opérations de nettoyage tous les dimanches : les crades party. Des visites guidées sont organisées régulièrement, le Marais Wiels est inscrit sur Google Maps et a sa page Facebook. 2020 – La région rachète le Marais, dans le cadre du plan de relance post-Covid, avec pour objectifs : l’ouverture d’espaces verts et ouverts, l’activation du plan d’eau comme bassin d’orage pour prévenir les inondations, l’extension du bâtiment Métropole et la construction de quatre-vingts logements sur la moitié du Marais. Printemps 2022 – « Sauvons tout le Marais Wiels ! » Dans le cadre des marches pour la défense des sites naturels bruxellois menacés, mille personnes manifestent dans le quartier. Six cygneaux gris sortent de la roselière pour leur première baignade en eau claire. Quatre-vingt-six espèces d’oiseaux, vingt et une espèces de libellules, quatorze
espèces d’abeilles pour un total de deux cent seize espèces ont été recensées sur 23 000 mètres carrés. Le Marais n’est toujours pas officiellement reconnu comme plan d’eau.
L’eau, une puissance de résistance à l’aménagement capitaliste « Le projet existe déjà, c’est la nature qui l’a fait ! » Ce slogan, qui attribue à la nature une puissance d’agir propre, figure sur l’une des pancartes de la marche pour la défense du Marais le 15 mai 2022. La nature sauvage a fait bifurquer le cours des actions et des projets humains, en jouant sa propre partition au cœur de l’espace domestiqué par excellence qu’est une grande métropole : la fabrication spontanée d’un milieu de vie accueillant, en lieu et place des projets immobiliers du propriétaire du sol. Plus précisément, l’eau est la puissance d’agir à l’origine de la création d’un nouvel écosystème sur cette petite parcelle enfrichée du bas du quartier de Forest. L’eau peut être appréhendée sous l’angle scientifique de sa structure matérielle (H2O) ou bien sous l’angle de son utilité et des efforts que nous (espèce humaine) entreprenons pour la canaliser à notre profit. Mais en quoi est-elle également « animée », au-delà de nos desseins ? Si l’excavation et le
percement de la nappe phréatique sont à mettre au compte du développeur du site, c’est bien la puissance hydrique d’une nappe d’eau sous pression qui s’est révélée être une formidable puissance d’interruption des travaux d’aménagement du site. L’eau possède aussi une puissance d’indication écologique, contenue dans l’inondation qui a découragé les promoteurs. Elle nous rappelle qu’il y avait un monde écologique avant la ville, dont les restes sont à présent enfouis. Débordante, envahissante, l’eau devient une puissance d’indication politique : elle impose à l’agenda de nos décisions humaines les conflits
d’usages
inévitables
entre
les
différents
modes
d’existence d’un lieu – « Comment voulez-vous vivre ici, vous qui habitez dans ce lit majeur de rivière ? ». L’eau est également une puissance d’habitabilité pour les vivants de l’écosystème du Marais. Sa présence et sa qualité ont rendu possible la mise en place spontanée, en seulement quinze ans, de chaînes trophiques* et d’une dynamique écologique riche de plus de deux cents espèces – à mettre en regard avec la biodiversité incomparablement plus pauvre des parcs à proximité. Ceci montre l’importance des espaces laissés en « libre évolution », qui ne subissent pas une gestion et un aménagement permanents. Des petits sites comme le Marais – au cœur d’espaces très urbanisés et à proximité de quartiers populaires marqués par les inégalités environnementales (voir encadré suivant) – se révèlent attractifs pour certains végétaux, oiseaux, insectes, etc., capables de s’ajuster au contexte urbain dès lors que les pressions et les dérangements sont atténués. À partir de l’eau, ce sont donc des alliances non humaines –
matérialisant ce qu’Anna Tsing appelle une « résurgence [1] », c’est-à-dire la reconstitution de paysages viables grâce à l’action des non humains – qui ont littéralement fabriqué ce qu’est aujourd’hui le Marais Wiels. Lexique Chaîne trophique : chaîne alimentaire d’un écosystème liant deux espèces au moins dans un rapport de nutrition. L’ensemble de ces relations trophiques tend à un équilibre au sein d’un écosystème, cet équilibre est évolutif et dynamique. Les fé·e·s ont en quelque sorte su répondre à l’invitation de l’eau, celle de s’opposer à l’aménagement de ce site, en tenant en échec le projet de logements de luxe avec les outils classiques du lobbying et de la concertation urbaine. En nommant le site « Marais Wiels », elles lui ont conféré une personnalité de fait, qui a permis de le situer sur la carte bruxelloise. Elles ont ainsi rendu publique et visible une affectation dont la mise en œuvre et surtout la complexification sont largement indépendantes de la volonté humaine. En nettoyant patiemment le Marais lors des crades party (espace peu visible, les dépôts illégaux de déchets de chantier y sont fréquents), en apprenant à observer, à nommer et à photographier ses espèces sauvages, en apprenant à se sentir responsables de ce lieu, les fé·e·s ont reconsidéré ce que pouvait être un habitant du quartier – humain, mais aussi non humain. « Le Marais ne doit pas être détruit pour faire du logement : c’est un ensemble de logements à part entière ! »
Si cette résurgence a pu opposer une résistance au premier projet, le Marais ne pourra pas survivre à une pompe plus puissante, à un cuvelage étanche et à de plus gros moyens financiers et extractifs, à la mesure de la détermination future des aménageurs. D’où la nécessité d’une action politique : celle des habitants du quartier cherchant à relayer cette résistance hydrique et à amplifier sa puissance d’agir.
Au cœur des et environnementales
inégalités
sociales
Le Marais Wiels est situé dans un quartier statistiquement pauvre, dense et minéralisé. Les espaces verts représentent la moitié du territoire urbain bruxellois mais leur répartition est inégale et leur régime d’appropriation est socialement excluant : 42 % sont privés. Sur le plateau sud-oriental sablonneux, les quartiers bourgeois se sont construits aux lisières de la forêt de Soignes, privatisée, modelée et aménagée. La conservation de la nature en ville s’est constituée autour de cet écosystème emblématique. Dans le fond de vallée marécageux de la Senne, alluvionnaire et argileux, les quartiers populaires concentrent aujourd’hui les inégalités environnementales : îlots de chaleur et carence en espaces verts, risques d’inondation hauteurs
renforcés
bourgeoises
par
l’imperméabilisation
du
bassin-versant,
des
pollution
atmosphérique liée aux infrastructures et aux vents dominants, sols parfois pollués par l’activité industrielle, infrastructures métropolitaines à risques.
Les alliances interspécifiques dans la crise généralisée du logement Les actions des fé·e·s sont caractéristiques de ce que nous appelons une « alliance politique interspécifique » (voir l’encadré suivant) : une manière de mobiliser et d’appuyer les résistances spontanées de certains vivants, lieux et éléments aux aménagements destructeurs du capitalisme, en identifiant des points de convergence et en fabriquant des solidarités dans une lutte commune traversant les frontières de la nature et de la société. L’alternative infernale des aménageurs consiste à mettre en concurrence les espaces de biodiversité et les logements sociaux, les oiseaux et les pauvres. Or la fréquentation des milieux et animaux sauvages des villes nous indique tout d’abord que le problème de l’habitat ne se résoudra pas de manière extensive (en mètres carrés d’appartements contre mètres
carrés
de
marais),
mais
de
manière
intensive.
L’observation des grèbes castagneux habitant le Marais enseigne qu’un habitat n’est pas d’abord composé d’un espace privé attribué mais d’une série de lieux et de liens qui remplissent des fonctions différentes au cours du temps – s’abriter dans la roselière pour nicher et chanter plus fort que les freins du tramway, se percher sur les piliers pour prendre le soleil ou s’ombrager sous les saules, se mettre sous la protection du
cygne
et
défier
des
canards
bagarreurs,
rapporter
involontairement sur ses pattes des œufs de batraciens depuis un étang voisin et se nourrir des algues characées sans doute introduites volontairement par un humain. Lexique Rente foncière : obligation due par les usagers d’un espace à son propriétaire, sous forme de loyers (historiquement sous forme de travail ou de produits). La rente foncière repose sur la rareté de la terre ou de l’espace et sur le monopole exercé par les propriétaires. Voir notamment David Harvey, Les Limites du capital, Amsterdam, Paris, 2020. Nous partageons avec les autres vivants de nombreux besoins : de l’eau saine, de la fraîcheur et de la tranquillité, par exemple. Ainsi, la précarité d’un habitat passe autant par ses qualités que par sa taille. Elle se manifeste par le niveau des loyers et le nombre de pièces disponibles, mais aussi en qualité : humidité ambiante, éclairage naturel, ventilation suffisante, perméabilité au bruit et aux écarts de température, accessibilité à un espace vert ouvert et respirable… Enfin, la qualité d’un logement se mesure à l’échelle d’un quartier vécu par ses habitants.
La qualité des habitats sauvages est un indicateur de la qualité des espaces que nous sommes amenés à habiter. La zone d’eau de 5 000 mètres carrés que le nouveau projet de la Région prévoit de maintenir n’est pas rendue inhabitable seulement par la réduction de sa taille, mais avant tout par la simplification écologique qu’elle induira. À l’opposé de ce que prétendent les aménageurs, la défense du Marais Wiels permet donc de fabriquer des problèmes communs entre les habitants d’un quartier populaire et des espèces et écosystèmes renaissant dans les « ruines du capitalisme [2] ». Cette lutte n’occulte pas la question du logement humain, elle permet au contraire de repenser l’habitat depuis les continuités entre logement humain et logement non humain. Par « crise généralisée du logement », nous entendons saisir une certaine condition commune aux habitants humains et non humains dans leurs rapports à l’habitat : la privation de lieux de régénération, de subsistance et d’émancipation. Pourquoi, dès lors, ne pas envisager une mutualisation interspécifique de l’espace urbain contre la privatisation induite par l’industrie de la construction et sa financiarisation ? Pour répondre à l’urgence sociale du logement accessible, la socialisation du bâti existant – qu’il soit public ou privé (dix mille logements et un million de mètres carrés de bureaux inoccupés à Bruxelles) –, la maîtrise de la rente foncière*et des plus-values immobilières seraient bien plus réalistes que la construction d’une centaine de logements sociaux par an par
des entreprises parapubliques. De même, pour répondre à l’urgence écologique de l’extinction par la destruction et la fragmentation des habitats [3] , la mutualisation interspécifique de l’espace ne peut se résumer à l’intégration d’habitats pour la faune dans le bâti ou à la végétalisation des rues, des murs et des toitures. Il s’agit de penser et de construire la ville à partir des eaux et des sols, des circulations et des barrières, des multiples échelles du vivant. Cela implique nécessairement de faire de la place là où d’autres puissances d’agir se manifestent : de reconstruire sur le zonage productif monofonctionnel et étalé
(bureaux,
entreprises,
commercial)
une
ville
vernaculaire* où travail et vie trouvent place en chaque lieu. Lexique Vernaculaire : qui est propre à une région, à ses habitants. Une architecture ou une ville vernaculaire est élaborée par les habitants avec l’environnement, à partir des rapports sociaux (savoir-faire, modèles familiaux, répartition de la propriété, etc.) et des contraintes environnementales (climat, topographie, matériaux, etc.).
Les alliances interspécifiques Les « alliances interspécifiques » reposent sur une manière non
anthropocentrée
de
concevoir
les
luttes,
dans
lesquelles des humains se solidarisent avec les actions de résistance d’autres vivants. Si les vivants sont dotés de puissance d’agir et de pâtir, et s’ils fabriquent des milieux, des modes d’existence voire des cultures – comme le
suggèrent certains chercheurs (Donna Haraway, Anna L. Tsing, Isabelle Stengers, Thom Van Dooren, etc.) –, ils peuvent agir au sein de situations de conflit politique. L’extension de la « puissance d’agir » au non humain permet de sortir de l’exceptionnalisme humain – en mettant
entre
parenthèses
la
difficile
question
de
l’intentionnalité des actes – pour se concentrer sur les préférences exprimées, via les comportements, pour certaines manières d’être et d’habiter, certains usages des territoires plutôt que d’autres, depuis les manières de sentir, de percevoir ou d’évoluer biologiquement. Ces comportements peuvent exprimer des refus d’être mis au travail, des résistances et des réensauvagements, lorsqu’ils font obstacle à des modes de contrôle ou des projets destructeurs ou lorsqu’ils indiquent d’autres rapports de cohabitation plus ajustés entre humain et non humain (développement
d’herbes
résistantes
aux
herbicides
comme l’amarante, plantes devenues envahissantes à la faveur de la pollution des sols comme la renouée du Japon, etc.). Il est possible de répondre à ces actions non humaines et de les suivre comme des invitations à la politique, en inventant des modes d’action nouveaux pour s’y accorder : lancer des bombes de graines d’amarante dans les monocultures de soja, inviter des espèces protégées à s’installer sur un écosystème en péril en créant des habitats favorables à leur installation, la guerilla rewilding*, etc. Tisser une alliance politique inter-espèces, c’est alors moins prêter une intention politique aux acteurs
non humains que considérer leurs actions (par exemple la résurgence d’un marais réensauvagé en pleine ville) comme les éléments d’un réseau d’actes qu’il s’agit de faire croître.
Lexique Guerilla rewilding : la guérilla de réensauvagement ou covert rewilding (réensauvagement clandestin) est une forme d’action directe qui consiste à faire du réensauvagement en dehors du cadre scientifique et légal de conservation de la nature. Par exemple, relâcher des castors sur des cours d’eau ou réintroduire des essences d’arbres feuillus et natifs au sein d’une plantation monospécifique de résineux.
Les nouveaux communs terrestres L’adoption d’une telle perspective multispécifique ne va pas sans rencontrer des obstacles, même du côté des partisans de l’émancipation. L’attention au « vivant » a récemment été la cible d’un procès en dépolitisation intenté par une partie du mouvement anticapitaliste [4] . À cela, nous répondons qu’il est possible de mettre au jour des stratégies anticapitalistes multispécifiques, c’est-à-dire des analyses, des énoncés et des actions capables d’activer les causes communes aux vivants, nécessaires à la bifurcation écologique des luttes sociales. Nous
l’avons exploré ici sous l’énoncé stratégique de la crise écologique comme crise généralisée du logement. En quoi les diverses natures qui résistent à leur destruction et à leur marchandisation peuvent-elles être des sentinelles dans la crise généralisée du logement ? Le Marais Wiels est une anomalie urbaine en rupture avec le temps de l’aménagement. Il constitue en ce sens une « zone sentinelle [5] » : une zone bioindicatrice, productrice de signes préfigurant les réponses du vivant dès lors qu’un espace d’expression est offert (intentionnellement ou non). Ces zones importent parce qu’elles permettent de guider les gestes en faveur de l’habitabilité face à l’Anthropocène et ses dérèglements. La valeur du Marais Wiels semble, au fond, se situer dans le rapport non gestionnaire auquel il invite, car c’est cette non-gestion qui est à l’origine même du lieu vivant auquel des habitants se sont peu à peu attachés. Le Marais nous indique – c’est aussi en cela qu’il est un allié – que des espaces non gérés et en libre évolution sont les plus accueillants et les plus transformateurs de nos sensibilités vers un plus grand accueil de la « part sauvage du monde [6] ». Ainsi, l’une des puissances propres au réensauvagement (voir l’encadré suivant) est de montrer comment les autres vivants fabriquent, avec et sans nous, des lieux habitables et désirables. Paradoxalement, ce qui était placé et jugé hors du commun des humains – le sauvage comme extériorité de la société – refait irruption et change la texture même de ce commun : ce sont l’eau de la nappe, les insectes, les algues, les oiseaux, les
roseaux, toutes leurs relations et leurs potentiels écologiques qui ont spontanément engendré le faciès de ce lieu commun qu’est devenu le Marais Wiels. L’agentivité du Marais permet en ce sens une redécouverte des communs sous le signe des habitants. D’une certaine manière, le Marais et ses habitants non humains expriment une préférence pour le point de vue des habitants humains qui en prennent soin ensemble et en prolongent l’initiative.
Le réensauvagement Le « réensauvagement » vise la restauration des processus naturels des écosystèmes, après une perturbation humaine majeure, et la réduction du contrôle humain sur les paysages. Il peut être spontané (enfrichement, retour d’espèces
sauvages, etc.)
ou
activement
encouragé
(réintroduction d’espèces clefs de voûte, effacement de barrages, etc.). Ce qui est visé est moins le retour à une nature passée et vierge de toute empreinte humaine, que la réparation de dynamiques et de processus écologiques clés et l’autosuffisance des milieux. En Europe, il se réalise dans des habitats densément peuplés, socialement conflictuels (conflits urbains/ruraux) et dans le contexte d’une déprise agricole massive. Les friches issues des abandons de terre (environ deux millions d’hectares à l’échelle de la France, jusqu’à trente millions à l’échelle de l’Europe d’ici 2030) sont des forêts en devenir, bien qu’elles ne bénéficient pour le moment d’aucune garantie de protection. Le retour
actuel du sauvage manifeste alors un paradoxe : il surgit des transformations du territoire impliquées par la concentration
urbaine,
la
destruction
de
la
société
paysanne et l’industrialisation de la production, qui laissent vacants des espaces autrefois productifs, où la vie sauvage peut à nouveau s’immiscer et s’épanouir.
Et maintenant ? Parmi les personnes qui prennent soin du Marais, nous comptons tous les vivants qui habitent et fabriquent ce lieu. Car les êtres qui engendrent et reproduisent patiemment le monde n’ont pas nécessairement forme humaine : en se réappropriant par eux-mêmes un plan d’eau, les êtres vivants du Marais peuvent nous aider à nous désapproprier le monde et à en faire un commun. Avant même que l’existence du Marais ne soit éventuellement juridiquement reconnue comme un commun (par exemple par la création d’une personnalité juridique), il est en réalité un commun de fait, issu d’usages coutumiers non humains et de pratiques consacrées par le temps entre des êtres vivants : un commun sauvage. Défendre les communs sauvages, c’est alors se rappeler que les humains ne produisent jamais par eux-mêmes l’ensemble de leur subsistance et que leur vie est enchâssée dans des
matérialités (les sols, les eaux, les forêts, les patrimoines génétiques, les habitats, etc.) dont ils ne peuvent revendiquer la paternité/maternité.
De
manière
générale,
les
nouveaux
communs terrestres ne renvoient plus au dualisme de l’ancien naturalisme (analysé par Philippe Descola), confinés dans le statut de ressources ou de moyens de production, mais au processus de coproduction continue entre humains et autres qu’humains des conditions d’existence et d’émancipation des êtres. La question du maintien de l’habitabilité de la Terre et celle de l’institution des communs non capitalistes ne sont en réalité qu’une seule et même question.
Bibliographie À lire : Rémi BEAU et Catherine LARRÈRE (dir.), Penser l’Anthropocène, Presses de Sciences Po, Paris, 2018. Chloé DELIGNE, Bruxelles et sa rivière. Genèse d’un territoire urbain (12e -18e siècle), Brepols, Turnhout, 2003. Jean-Claude GÉNOT et Annik SCHNITZLER, La Nature férale ou le retour du sauvage. Pour l’ensauvagement de nos paysages, Jouvence nature, Genève, 2020.
Audrey MURATET et François CHIRON, Manuel d’écologie urbaine, Les Presses du réel, Dijon, 2021. Virginie MARIS, La Part sauvage du monde, Le Seuil, Paris, 2018. Anna L. TSING, Proliférations, Wildproject, Marseille, 2022.
Notes du chapitre [1] ↑ Anna L. TSING, Proliférations, Wildproject, Marseille, 2022. [2] ↑ Anna L. Tsing, Le Champignon de la fin du monde. Sur la possibilité de vivre dans les ruines du capitalisme, Les Empêcheurs de penser en rond/La Découverte, Paris, 2015. [3] ↑ Première cause du déclin de la biodiversité selon la Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES). [4] ↑ Frédéric Lordon, « Pleurnicher le vivant », sur le blog La pompe à phynance (Le Monde Diplomatique), mis en ligne le 29 septembre 2021. [5] ↑ Frédéric Keck, Les Sentinelles des pandémies. Chasseurs de virus et observateurs des oiseaux aux frontières de la Chine, Zones sensibles, Bruxelles, 2020. [6] ↑ Virginie Maris, La Part sauvage du monde, Le Seuil, Paris, 2018.
Et maintenant ? Philippe Boursier Clémence Guimont
L
es écologies qui ont émergé au fil des pages de cet ouvrage portent une lourde exigence, un impératif si l’on veut : assumer le défi d’un grand virage écologique émancipateur et l’urgence d’amorcer un dialogue fécond afin de se coaliser pour le faire advenir. L’observation des enchevêtrements que tissent le social et le vivant, à travers la pluralité des expériences et des savoirs qui s’y intéressent, dessine des issues désirables : des réponses collectives et démocratiques aux dévastations écologiques multiples qui frappent les écosystèmes ainsi que les groupes humains et les vivants autres qu’humains qui les habitent – des collectifs, des êtres aux vulnérabilités certes inégales, mais auxquels nous sommes reliés par un même souci de l’autre attentif aux singularités, animé par une double exigence de justice écologique et de justice sociale. Si les gestes individuels du quotidien ne sont jamais vains, notamment parce qu’ils favorisent la mise en cohérence entre convictions et pratiques, ils ne permettront pas d’endiguer les crises écologiques, de lutter contre les inégalités et de
s’émanciper collectivement. À l’inverse, les contributions à cet ouvrage font ressortir plusieurs grands répertoires d’actions et de pratiques collectives qui esquissent un autre futur écologique : celui de la transformation radicale des rapports entre les humains et les non humains ; celui de la décroissance ; celui de la socialisation de la production ; celui de l’autoorganisation. À quelles conditions ces stratégies, dont chacune relève d’une forme de réalisme, pourraient-elles mieux s’imbriquer, sans se confondre ?
Transformer les rapports entre les humains et les non humains Dévalorisé par le système naturaliste qui l’a emprisonné dans le concept si réducteur de « nature », le vivant non humain se trouve aujourd’hui affecté, lui aussi, dans son ensemble, par les logiques capitalistes. Bien souvent, la sacralisation poétique ou artistique de la « Nature » (comme celle de la « féminité ») a été un leurre dissimulant les prédations et les violences que lui faisaient subir les sociétés humaines. Cependant, les animaux et les végétaux ne doivent pas être réduits au statut de grands vaincus de l’histoire humaine. Ils en sont également des acteurs ; et les rapports de forces, de coopération et de coproduction qui les insèrent dans des réseaux et des collectifs a priori dominés par les êtres humains révèlent des formes
d’agentivité qui leur sont propres, parfois leur résistance à l’ordre anthropocentré. Toute la difficulté (mais cette difficulté est passionnante) est de leur reconnaître cette capacité d’agir sans verser dans un néo-animisme qui imputerait des intentions aux végétaux, par exemple, et de faire véritablement société avec les autres existants sur les territoires où humains et non humains cohabitent. Penser ensemble le social et le vivant, n’est-ce pas aussi, aujourd’hui, assumer le risque d’une rencontre entre l’héritage scientifique du naturalisme et l’expérience des communautés autochtones qui habitent autrement le vivant, sans chercher à le dominer ? Du reste, l’anthropologie contemporaine nous convie avec Philippe Descola à nous débarrasser de l’« illusion évolutionniste, à savoir (l’idée) que les Indiens d’Amazonie, les Inuits ou les tribus des hautes terres de Birmanie représentent notre passé et qu’il leur reste un long chemin à parcourir pour devenir comme nous [1] ». L’auteur de Par-delà nature et culture invite à se saisir des autres manières de vivre la condition humaine comme des « tremplins pour imaginer des futurs différents [2] ». Persuadée que le naturalisme ne nous permettra pas d’effectuer la grande transformation nécessaire, l’anthropologue Nastassja Martin, à travers une expérience aussi riche qu’intense et dramatique, a évolué en direction des conceptions que lui a transmises un collectif even qui, rompant avec la sédentarisation, a choisi de retourner vivre dans les forêts du Kamtchatka. Elle considère cependant que la solution ne réside
pas dans une conversion collective à l’animisme et incarne une position originale : celle d’un entre-deux exigeant entre l’héritage naturaliste et la réponse animiste des chasseurscueilleurs [3] aux crises écologiques qui bouleversent nos façons de vivre et de penser.
Décroître, démétalliser, dénumériser, démondialiser ? Au fil des contributions, ce livre jette une lumière crue sur les irréversibilités
écologiques
qui
plombent
notre
horizon.
L’accumulation infinie du capital vient heurter toutes les limites du vivant – ou, plus précisément, les limites de l’habitabilité de la planète par les humains. À ce point d’exacerbation des catastrophes, il n’y a, de toute évidence, plus d’autre choix réaliste et désirable que celui de produire moins, de transporter moins et de partager plus. Dans cette veine, nous avons rencontré plusieurs pistes que nous soumettons au débat. Décroître donc, et le plus rapidement possible, afin d’amorcer une réduction immédiate, prolongée et radicale des pollutions et des prélèvements de matières premières, d’une façon socialement juste. Réduire la production de biens matériels et des services les plus polluants (notamment le transport et le numérique). Et diminuer d’abord les consommations des plus riches – les plus dévastatrices et les
plus propagatrices de l’ivresse marchande. Mettre fin, au plus vite, à la production des biens non durables, jetables, non réparables, non recyclables. Limiter la consommation énergétique, afin de sortir vraiment des fossiles et du nucléaire – dangereux, extractiviste et coûteux – par un effort de sobriété équitablement réparti (et, secondairement, par une meilleure efficacité énergétique et le développement des énergies renouvelables). Endiguer aussi le mouvement d’extension du numérique, qui achoppe sur l’impératif de la démétallisation : les métaux rares s’épuisent, et leur extraction pose de nombreux problèmes sanitaires et écologiques. Décroître, ce serait aussi, selon certains contributeurs, refuser l’ébriété capitaliste. Aller vers une sobriété équitable pour éviter le pire et vivre mieux. Identifier continûment et démocratiquement les besoins non essentiels. Identifier également les productions socialement utiles et écologiquement responsables
qu’il
faut
développer
(dans
l’agroécologie,
l’éducation, la santé, la culture, etc.). Assumer, enfin, dans les États anciennement industrialisés – depuis longtemps pollueurs, gros extracteurs et émetteurs de gaz à effet de serre –, la dette écologique contractée à l’égard des autres pays, pour les aider à se protéger, à reconvertir les secteurs qui doivent l’être et rendre possible un modèle économique écologique
et
autonome
qui
garantit,
notamment,
la
souveraineté alimentaire des peuples. Décroître, c’est aussi démondialiser. Réduire les flux continus de pollutions et de marchandises fabriquées à bas coûts –
encouragés, aujourd’hui encore, par l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et les traités instaurant des zones de libreéchange. Relocaliser les productions au plus près des besoins auxquels elles répondent, grâce à la promotion des circuits courts dans des territoires rendus économiquement plus autonomes et attentifs à limiter au maximum l’amplitude des échanges qui les relient.
Démocratiser l’économie, se réapproprier ses finalités. socialiser, planifier ? Pour une partie des autrices et des auteurs, produire moins, transporter moins et partager plus, cela implique de renverser les logiques économiques actuelles, orientées par les groupes sociaux et les dirigeants d’entreprises qui dominent les marchés financiers ou possèdent les grands moyens de production. Dans cette perspective, la transformation écologique nécessite des formes multiples de réappropriation démocratique des décisions qui engagent l’avenir des sociétés humaines, donc des formes
multiples
d’appropriation
collective
des
activités
économiques – à travers l’extension des communs, du secteur public, des coopératives, des entreprises autogérées, etc. En ce sens,
un
projet
écologiste
réaliste,
ajusté
aux
défis
contemporains, actualiserait les questions anciennes relatives à
la propriété et à la gestion des grands moyens de production. Bien des crises écologiques dérivent, aussi, de la dépossession des petits producteurs, de l’accaparement des terres par l’agroindustrie : ce qui est aujourd’hui dédié aux monocultures tournées vers les marchés mondiaux pourrait (devrait) être réapproprié par l’agriculture paysanne et vivrière afin de mieux nourrir l’humanité et de réparer les sols, la biodiversité, le climat. Démocratiser l’économie, c’est également remettre en cause les logiques de marché qui, loin de remédier aux crises écologiques, les aggravent. Aussi serait-il pertinent d’inventer (rapidement) des dispositifs souples de planification à même de traduire la volonté commune de chaque groupe humain, de respecter les singularités en vue de composer un « intérêt général » qui inclurait les besoins reconnus aux écosystèmes et aux vivants autres qu’humains. Des formes de planification non technocratiques, fortement décentralisées, dont le contenu serait le produit d’un dialogue continu entre des représentants mandatés des collectifs ou des collectivités qui les auraient désignés pour cette tâche ; des formes de planification ouvertes au monde du travail, garantes d’une véritable démocratie sociale, appropriables par les citoyennes et les citoyens ; des formes de planification auxquelles leurs règles et leurs statuts feraient un devoir d’intégrer au mieux la pluralité des êtres (humains et non humains) et des différents territoires. En France, une planification écologique et sociale digne de ce nom pourrait alors s’attacher à respecter la diversité des projets locaux, en réaménageant des milieux de vie qu’il s’agirait de
démétropoliser et de soustraire aux logiques de compétition internationale ; à restructurer les activités, les réseaux et la nature même des moyens de transport ; à transformer ou à reconvertir
une
partie
des
automobile,
pétrochimie) ;
à
industries soutenir
(aéronautique,
l’agroécologie,
la
relocalisation des activités et de l’emploi, la formation et la reconversion des travailleurs ; ou, dans le même temps, à réparer les villes, notamment en isolant les bâtiments et les logements, en y reconquérant des terres pour les cultures maraîchères et potagères, en développant un commerce de proximité indépendant des grandes marques et de la grande distribution. La transformation écologique, envisagée depuis ce point de vue, implique une réappropriation démocratique du financement de l’économie, aujourd’hui très largement confisqué par les marchés. Comment la puissance publique pourrait-elle mobiliser,
sur
considérables
un
terme
nécessaires
rapide, pour
les
investissements
réorienter
radicalement
l’appareil productif, si elle ne maîtrise ni sa politique budgétaire, ni sa politique monétaire, ni la capacité à orienter le crédit ? Plusieurs pistes sont en débat pour conférer des marges de manœuvre macroéconomiques étendues à une politique écologique ambitieuse : autoriser des déficits budgétaires à la mesure des défis de la période ; conditionner les crédits accordés à des critères de soutenabilité ; mettre un terme à la titrisation des dettes publiques (de l’État central comme
des
collectivités
territoriales)
sur
les
marchés
financiers ; faciliter l’emprunt direct des États auprès des
Banques centrales ; organiser une fiscalité socio-écologiste progressive visant notamment à taxer le patrimoine polluant.
S’auto-organiser en dehors de l’État ? Certaines contributions à cet ouvrage mettent en lumière les processus d’auto-organisation de transformation sociale et écologique qui se déploient partout dans le monde, à des échelles très diverses, mêlant à des degrés variables la mise en œuvre d’alternatives concrètes et la conflictualité assumée avec les logiques capitalistes et productivistes. Une multitude de mobilisations, locales le plus souvent, consolide des espaces écologiques populaires de vie, de subsistance et de lutte qui surgissent dans les villes et les campagnes. Certaines expérimentations, telles que celle des zapatistes au Chiapas (au sud du Mexique), couvrent de très larges territoires ; en France, les zones à défendre essaiment et donnent corps au projet d’instituer des espaces autonomes, soustraits au contrôle et à l’emprise de l’État. Ces lieux « propices à une multiplicité d’usages communs, de relations et d’attachements [4] » entremêlent recherche de modes de vie sobres, pratiques populaires de subsistance, alternatives concrètes de gestion de l’eau, des déchets ou de l’énergie, pratiques politiques assembléistes autogestionnaires et
libertaires, reprise collective et socialisation des terres. La vie au sein de ces collectifs nourrit, en outre, un imaginaire plus inclusif, plus ouvert à la diversité des êtres qui peuplent un territoire partagé. La force de ces expérimentations tient notamment à leur capacité à fédérer des personnes et des mouvements multiples qui y investissent des intérêts très différents : activistes écologistes, syndicalistes paysans, membres d’associations de défense de l’environnement, riverains, naturalistes, chercheurs, militants libertaires, décroissants ou autonomes, etc. – et à tisser ainsi les alliances qui infléchissent favorablement les rapports de forces. Ces mobilisations rendent également possible la préservation des écosystèmes menacés par des projets d’infrastructures destructeurs – qu’ils soient portés par un gouvernement, une collectivité locale ou de grands intérêts privés. Ces contre-pouvoirs savent, en effet, activer un répertoire d’action qui combine notamment contre-expertise et recours au droit, pour retarder ou bloquer les grands projets inutiles et imposés. Mais la contestation tire surtout son efficacité des actions directes qu’elle parvient à enchaîner sur la durée, à l’instar de la lutte victorieuse contre le projet d’aéroport
à
Notre-Dame-des-Landes,
ponctuée
par
des
mouvements d’occupation du site, des manifestations, des blocages et des confrontations nombreuses avec les forces de l’ordre. L’influence des pratiques de lutte des zadistes va désormais bien au-delà des espaces occupés. En France, depuis les
opérations de fauchage de cultures de maïs transgénique, la contestation se radicalise à la faveur d’actions de sabotage qui ont foisonné au cours de l’année 2022. La revue Reporterre [5] décrit les actions illégales que, toujours plus nombreux, des militants écologistes jugent légitimes : le blocage d’un train de transport de blé par une cinquantaine d’activistes mobilisés contre les fermes-usines ; pendant la sécheresse historique de l’été, le sabotage de dizaines de terrains de golf autorisés à arroser leur pelouse et de plusieurs « mégabassines » retenant d’énormes
quantités
d’eau
destinées
à
l’agriculture
productiviste ; le dégonflage des pneus de SUV dans les quartiers aisés de nombreuses villes ; les actions de neutralisation de milliers de trottinettes électriques, d’antennes relais 5G, de compteurs Linky ; les attaques d’usines de ciment Lafarge, de miradors de chasse, etc. La multiplication des actions directes montre combien l’autoorganisation des lieux de vie et des luttes séduit de plus en plus les nouvelles générations écologistes militantes en quête de modes de vie et de subsistance en cohérence avec leurs convictions, contre l’accélération des désastres sociaux et écologiques.
Des approches stratégiques qui se complètent plus qu’elles ne s’opposent ?
D’où vient l’hétérogénéité des approches de l’action politique écologiste et, en particulier, du rapport à l’État ? Les stratégies visant à prendre pied dans l’espace étatique et celles qui, au contraire, se déploient en dehors de celui-ci se réclament, les unes et les autres, du pragmatisme. Cette dualité tient à la complexité de l’État qui ne saurait être ni idéalisé, ni fétichisé (en bien comme en mal). De fait, l’État est en même temps un champ de forces, de tensions et de luttes, un ensemble de services publics, un nœud où s’enchevêtrent les diverses dominations et une sorte de grande banque qui distribue parcimonieusement du crédit symbolique (titres scolaires, réputation,
légitimité).
Les
différentes
stratégies
de
transformation écologiste, et les répertoires d’action qui leurs sont associés, privilégient, dans leur relation à l’État, l’une ou l’autre de ces dimensions. Pour celles et ceux qui l’envisagent comme le foyer des politiques publiques, il convient de mettre ses compétences et ses pouvoirs au service d’une grande transformation souhaitable et nécessaire ; le risque est alors d’oublier qu’il ne suffit pas d’être élu et d’occuper des postes pour métamorphoser les logiques institutionnelles. Cela ne veut toutefois pas dire qu’une participation aux instances législatives et exécutives soit définitivement dénuée d’intérêt stratégique : un changement des rapports de forces en faveur du camp de la transformation écologiste peut, sous certaines conditions, rendre pertinent cet ancrage institutionnel. Pour celles et ceux qui considèrent l’État sous l’angle d’une souveraineté répressive et trop bienveillante à l’endroit des puissances économiques écocidaires, celui-ci est avant tout un
adversaire ou un ennemi. La logique de confrontation qui accompagne alors l’expérience d’une vie alternative fait ressortir la « fonction » répressive de l’État ; et, dans le temps vécu de l’affrontement avec les forces de l’ordre, il apparaît effectivement
comme
une
sorte
de
bloc
monolithique.
Cependant, quand les militants de la transformation écologiste installent un rapport de forces favorable, ils négocient, en quelque sorte, leur autonomie avec les représentants d’un État qui doit accepter de coexister avec eux. Tel a été, en Tunisie, la stratégie des habitants de l’oasis de Jemna, étudiée par le sociologue Mohamed Kerrou [6] . Ces stratégies ne sont pas nécessairement incompatibles. Elles peuvent au contraire se révéler complémentaires. Du reste, dans leurs pratiques, de nombreux militants et militantes au sein des ONG, des associations, des mouvements écologistes composent et entremêlent ces diverses lignes d’action. Ces inscriptions militantes peuvent, en outre, concilier l’exercice d’un métier de la Fonction publique vécu sur le mode de l’engagement (au sein de l’État) et la participation à des contrepouvoirs associatifs et des mouvements (en dissidence ou en négociation avec l’État).
Lier les protections sociales et les protections du vivant
Dans ce moment politique de grande transformation au cours duquel s’amplifient les insécurités sociales, sanitaires et écologiques, il s’agit au contraire d’étendre et de lier les protections sociales et les protections du vivant. Des leviers possibles ont été évoqués tout au long de l’ouvrage : des protections sociales et environnementales existantes préservées et élargies, à commencer par une meilleure redistribution des revenus ; la réduction du temps de travail, un enjeu central des débats écologistes, interrogeant la place du travail comme facteur privilégié d’émancipation ; l’accès aux soins, à la santé, à l’éducation, l’accueil de la petite enfance, la prise en charge du grand âge pensés en lien avec les défis écologiques. Un autre futur écologique prend ainsi forme, fondé sur de nouvelles protections socio-écologiques et intergénérationnelles, et ce à toutes les échelles, depuis les solidarités de quartier ou propres au monde rural promues par l’auto-organisation des habitants jusqu’aux solidarités transnationales. Au fil des pages se sont dessinées des perspectives d’action publique et d’action collective prenant appui sur des coalitions écologistes et sociales internationales inédites. Certes, il est toujours extrêmement périlleux de partir à la recherche d’un commun politique à propos de mouvements socialement et géographiquement hétérogènes et qui ne sont aujourd’hui représentés ni par les mêmes organisations, ni par les mêmes porte-parole. Du reste, dans les sociétés contemporaines extrêmement différenciées, la manière de vivre et de percevoir les crises écologiques varie profondément selon la position sociale,
l’identité
de
genre,
la
situation
matérielle
et
géographique. Néanmoins, les dévastations macro-écologiques qui se précipitent ne créent-elles pas, et de manière accélérée, des conditions susceptibles d’élargir le périmètre auquel s’identifient les êtres humains, du village et de la cité à l’humanité entière et même aux vivants autres qu’humains ? Et les responsabilités inégales qui fabriquent des vulnérabilités inégales n’invitent-elles pas à former partout des coalitions inédites et pluralistes qui désignent des adversaires communs ? À l’issue du travail de coordination de cet ouvrage, et à partir des regards ainsi croisés sur l’interdépendance et la vulnérabilité des existants humains et non humains (le « commun des mortels ») s’esquisse, sous nos yeux, un nouvel horizon fédérateur : quelque chose comme la perspective d’un « socialisme du vivant [7] ».
Tous nos remerciements à Philippe Chailan pour sa relecture particulièrement précise, rigoureuse et féconde.
Notes du chapitre [1] ↑ Entretien avec Philippe Descola, « Les lieux alternatifs expérimentent une cosmopolitique inédite », Le Monde, 28 septembre 2022. [2] ↑ Idem. [3] ↑ Nastassja Martin, À l’est des rêves. Réponses even aux crises systémiques, La Découverte, Paris, 2022. [4] ↑ « Appel aux soulèvements de la terre », accessible sur le site des Soulèvements de la terre.
[5] ↑ Gaspard d’Allens, « Le grand retour du sabotage », Reporterre, mis en ligne le 3 octobre 2022. [6] ↑ Mohamed Kerrou, Jemna, l’oasis de la révolution, Cérès Éditions, Tunis, 2022. [7] ↑ Selon l’heureuse expression de Roméo Bondon.
Remerciements
L
a rédaction et la composition de cet ouvrage ont représenté
une véritable aventure collective. Elle n’aurait pas été possible sans l’attention et la confiance de Stéphanie Chevrier. Elle n’aurait pas non plus été possible sans l’enthousiasme et la rigueur de Charlotte Thillaye, qui a accompagné chaque rédactrice et rédacteur dans ses réflexions et sa relecture. Nous les remercions à l’issue d’un voyage qui, nous l’espérons, ouvre de nouveaux horizons en nous invitant à agir pour éviter le pire et vivre mieux. La rédaction et la composition de cet ouvrage ont représenté une véritable aventure collective. Elle n’aurait pas été possible sans l’attention et la confiance de Stéphanie Chevrier. Elle n’aurait pas non plus été possible sans l’enthousiasme et la rigueur de Charlotte Thillaye, qui a accompagné chaque rédactrice et rédacteur dans ses réflexions et sa relecture. Nous les remercions à l’issue d’un voyage qui, nous l’espérons, ouvre de nouveaux horizons en nous invitant à agir pour éviter le pire et vivre mieux.