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French Pages [365] Year 2015
Frédéric Lordon
Imperium Structures et affects des corps politiques
La fabrique éditions
Que faire des idéaux que sont l’internationalisme, le dépérissement de l’État et l’horizontalité radicale? Les penser. Non pas sur le mode de la psalmodie mais selon leurs conditions de possibilité. Ou d’impossibilité? C’est plutôt la thèse que ce livre défend, mais sous une modalité décisive: voir l’impossible sans désarmer de désirer l’impossible. C’est-à-dire, non pas renoncer, comme le commande le conservatisme empressé, mais faire obstinément du chemin. En sachant qu’on n’en verra pas le bout. Les hommes s’assemblent sous l’effet de forces pas sionnelles collectives dont Spinoza donne le principe le plus général: Y imperium - «ce droit que définit la puissance de la multitude». Cet ouvrage entreprend de déplier méthodiquement le sens et les conséquences de cet énoncé. Pour établir que la servitude passionnelle, qui est notre condition, nous voue à la fragmentation du monde en ensembles finis distincts, à la vertica lité d’où ils tirent le principe de leur consistance, et à la capture du pouvoir. 11 ne s’en suit nullement que l’émancipation ait à s’effacer de notre paysage men tal - au contraire ! Mais elle doit y retrouver son juste statut: celui d’une idée régulatrice, dont l’horizon est le communisme de la raison.
Frédéric Lordon est philosophe, directeur de recherche au CNRS.
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15 euros
9 782358
720700
Imperium
Frédéric Lordon
Imperium Structures et affects des corps politiques
La fabrique éditions
© La Fabrique éditions, 2015 www.lafabrique.fr [email protected]
La Fabrique éditions
Conception graphique : Jérôme Saint-Loubert Bié Impression : Floch, Mayenne
64, rue Rébeval 75019 Paris [email protected]
ISBN : 978-2-35822-070-0
Diffusion : Les Belles Lettres
Sommaire
Ce que peut l’État (Aide-mémoire) — 13 Introduction —19
1. Des corps Ges structures élémentaires de la politique) 20 — 2. La persévérance des corps politiques entre convenances et disconvenances passionnelles 22 — 3. Les balances précaires de l’horizontalité 25 — 4. De quelques dégrisements 26 — 5. Le refus et l’analyse 29 — 6. Penser selon un certain désir 30 Première partie. Groupements — 35
I. Les paralogismes de la franchise (N’appartenir à rien?) — 37
I. Les paradoxes de la « bonne » appartenance 38 — 2. Post-national ou national étendu ? 43 — 3. La critique de l’appartenance nationale comme mode paradoxal de l’appartenance nationale 47 — 4. Impossibles désaffiliations 50 II. Le social comme excédence et comme élévation— 55
1. Société societas ? 55 — 2. Les liaisons réservées de l’individu libéral 57 — 3. Fantasmagorie du « contrat réel » 59 — 4. L’excédence du social (et son élévation) 60 — 5. Penser la transcendance du
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social (exercice spéculatif) 62 — 6. Morphogénèse passionnelle du social (affect commun et formation des groupes) 65 — 7. Géométrie différentielle du social : la nappe d’immanence 67 — 8. L’homogène et l’hétérogène (totalisations non totalitaires) 69 — 9. Loi des grands nombres et seuil d’autotranscendance 71 — 10. Condition synoptique et paralogisme scalaire 73 — 11. Instabilité du plan contractuel (l’impensé vertical de l’association) 75 ni. Disconvenances et verticalité — 79
1. Un loup et un dieu 80 — 2. Dieu de pitié 82 — 3. La disconvenance 84 — 4. Les œuvres de l’ambivalence passionnelle 86 — 5. Puissance de la multitude et formation des groupes 88 — 6. Consistance passionnelle des groupements politiques 91 — 7. Unifications antagonistes et fragmentation persistante 94 — 8. L’unification planétaire par la marchandise ? 97 — 9. Servitude passionnelle et fragmentation morale (formes de vie en lutte) 100 — 10. Addendum — La multitude ? Quelle multitude ? 102 Deuxième partie. Les structures élémentaires de la politique — 107 IV. L’État général - imperium — 109
1. Autoaffections médiates, captures, institutions 110 — 2. Capture étatique et unification 113 — 3. Anachronisme apparent et généralité réelle 115 — 4. « Ce droit que définit la puissance de la multitude » 116 — 5. Les structures élémentaires de la politique (I) 119 — 6. L’État général et ses formes historiques 121 — 7. Sans État les « sociétés sans État »? 124 — 8. État général et forme de vie nombreuse 129 — 9. Le Chiapas : d’un État l’autre 130 6
Sommaire
V. Ce qu’est un corps politique (Ce que peut un corps politique) —133
1. Pour une théorie générale des corps 134 — 2. Le corps non comme substance mais comme rapport 136 — 3. Politique du corps humain 138 — 4. Le corps comme forme, et ses figures 140 — 5. Les structures élémentaires de la politique (II) : la certa ratio 142 — 6. Totalisations non totalitaires et clôtures poreuses 144 — 7. La nation éternelle n’existe pas fia France comme poète espagnol) 147 — 8. Réalité de l’imaginaire - et fausseté 153 — 9. Ce que peut un corps politique 154 — 10. Hilaritas du corps politique 159 VI. Les affects de la politique — 161
1. Penser la matrice (nationale) de notre pensée 163 — 2. Les affects de la persévérance collective 166 — 3. Fiertés symptomatiques 168 — 4. Les amalgames de V affectio nationalis (amours et haines concitoyennes) 170 — 5. Acquiescentia in se ipso collective (ou les mutualisations de l’amour de soi) 173 — 6. Conjurer collectivement l’inquiétude axiologique (se rassurer quant à ses manières) 175 — 7. La manière des manières 176 — 8. La modification des manières 178 — 9. Des manières ou des partis ? 180 — 10. Et cependant des corps travaillés 182 — 11. Fractionnements de la potentia multitudinis 184 — 12. Le juge de paix de la viabilité (ou les tautologies de l’existence) 186 — 13. Des tracés (religion, nation, classe...) 189 — 14. L’impensable du tracé d’après 192 Troisième partie. L’horizon de l’horizontalité — 195
VU. Le phénix de la capture — 197
1. Le pouvoir nous fatigue 197 — 2. D’en haut ? D’en bas ? Bodin ou Althusius 201 — 7
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3. Souverainetés 205 — 4. L’État, défini par l’indéfini 208 — 5. Les extensions variables de la capture 210 — 6. La violence, l’affaire du tout (et non des parties) 212 — 7. Consistance et totalisation 215 — 8. Les dilemmes de la totalisation (ni trop ni trop peu) 217 — 9. Capture et dépossession 221 —10. Inachevable réappropriation (rêves de transparence) 224 — 11. Le phénix de la capture 227 — 12. La Commune, faute de temps ? 228 — 13. L’État, ce revenant (par la porte, par la fenêtre) 231 —14. L’État... c’est nous ! 234 VUI. Anthropologie de l’horizontalité — 239
1. Est-il bon ? Est-il mauvais ? — l’homme (inanité de l’antinomie des anthropologies) 240 — 2. Une nature humaine et mille manières d’être homme 243 — 3. Les variations de la solidarité 247 — 4. Expérimenter la convenance et la disconvenance 249 —5. Anthropologies sélectives 251 — 6. Moments de lucidité 253 — 7. Pour un réalisme anthropologique critique 255 — 8. La possibilité de la modification 257 — 9. Le paralogisme du moment insurrectionnel 260 —10. Politique de la modification 262 — 11. L’affect commun d’une forme de vie 264 —12. La production des ingenia entre politique et anthropologie 266 IX. Tendre vers l’universel (Éthique politique) —
271 1. Contre l’identité substantielle, la citoyenneté contributive 273 — 2. Les paradoxes transcendantaux de l’universel 275 — 3. L’universel à l’épreuve de la servitude passionnelle 279 — 4. Vivre hors la loi ? 283 — 5. Persistances de l’intérêt (ne pas trop demander aux hommes) 286 — 6. La révolution à portée d’homme (ou réservée à des virtuoses ?) 292 — 7. L’éternel retour des 8
Sommaire
institutions Q’État qui ne dépérit pas...) 296 — 8. La part des institutions, la part de la raison (obéir ou entendre ?) 298 — 9. L’universel par le particulier (réagencer nos particuliers pour les rendre capables d’autodépassement universel) 301 — 10. Les biotopes institutionnels de la vertu (politiques de l’universel) 304 — 11. La réflexivité historique comme devoir de la raison (et non comme repentance) 307 — 12. Rater mieux 309 Conclusion. L’irrésolu, l’interminable— 313
1. Au fait, et le capital ? 313 — 2. Horizontal, vraiment ? 318 — 3. Fédéral vertical (une pyramide n’est pas plate) 320 — 4. Gare au Golem 322 — 5. Récupération ou Allégresse (Hilaritas) ? 324 — 6. La démédiatisation et son habitude 326 — 7. L’État qui ne dépérit pas 329 — 8. L’appartenance non plus 330 — 9. « L’abus que les anarchistes font du mot souveraineté » 332 — 10. L’irrésolution 336 Notes — 341
Bibliographie — 351
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Ce que peut l’État (Aide-mémoire)
Place de la Concorde à Paris. Plus exactement au pied de l’hôtel Crillon. Le club Le Siècle, réunion débou tonnée de l’oligarchie, concentré d’époque sans la moindre conscience de son être caricatural, se réu nit, comme tous les mois. À ceci près que, cette fois, quelques centaines de manifestants se sont assemblés pour saluer comme il se doit les dignitaires du temps rires, lazzis, slogans, doigts fourrés. Et tous les impor tants défilent un à un devant le comité d’accueil : poli tiques de droite et de gauche de droite, magnats du CAC 40, intellectuels prostitués, économistes à gages, patrons de presse dé service. Comme souvent il doit y avoir plus de CRS que de manifestants. On ne sait pas si la chose est à mettre au compte de ce surnombre ou si elle entre techniquement dans la mission, en tout cas les CRS tiennent les portes de l’hôtel où dis paraissent aussi vite qu’ils le peuvent les arrivants, surpris de la réception, pressés de retrouver un entre sol mieux policé, c’est bien le cas de le dire. Figuronsnous : les CRS - la police d’État, quoi - en portiers de l’oligarchie du capital. Mais littéralement. Dans les manifestations un peu énervées, on entend régulièrement les Autonomes (et d’autres) chanter «Police nationale, milice du capital». On peut faire l’esprit réservé et trouver qu’analytiquement il fau drait raffiner - et c’est vrai, il faudrait. Mais enfin tout de même, il y a quelque chose... 13
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*** Picasso et Einstein. Désireux de s’établir en France, de devenir citoyens français, candidats à la natura lisation. Rejetés. Discernement des bureaux... En réalité infestation de tout un appareil admi nistratif par la pensée de l’identité substantielle. Même ceux qui ont finalement réussi à passer entre les mailles en ont été un peu esquintés au passage. D’édifiants extraits des dossiers de naturalisation remontent de l’exploration des archives du minis tère de la Justice1. Georges Perec: «Israélite, pas d’intérêt national». Igor Stravinsky: «Naturalisé, n’en serait pas moins un compositeur se rattachant à l’art russe». Chagall: «Israélite russe, naturalisa tion sans intérêt national». Brassaï: «Avis réservé, loyalisme non éprouvé». Eux finiront pourtant par passer - non sans avoir plaidé leur cause dans des demandes officielles qui sont des lettres d’amour à l’administration, des hymnes à la France, des ser ments d’appartenance, des déclarations enflammées de l’identité épousée... annotées en marge par les bureaux qui délivrent leurs appréciations scolaires («assimilation incomplète», «réussit quand il veut bien s’en donner la peine», «très bien élevé, animé d’un très grand désir de bien faire»...) Avantage de procéder par les « célébrités » : la conscience est réveillée par l’idée des grands hommes que la patrie a loupés, ou failli louper. Inconvénient symétrique : la naturalisation ressaisie par la valeur qui autorise à être naturalisé. Une autre manière de dire qu’«être français, ça se mérite» - et seule l’élite étrangère peut y prétendre. Ce qu’on reprochera aux bureaux, ça n’est donc pas la forme même du pou voir bureaucratique, normalisatrice et infantilisante, c’est leur manque de discernement. La masse des 14
Ce que peut l’État (Aide-mémoire)
quelconques déboutés n’existe plus ; non, c’est qu’on ait été à ça de louper Chagall qu’on trouve embêtant. ***
«Les rapports du ministère de l’intérieur ne feront jamais état des centaines de nos frères abattus par les forces de police sans qu’aucun des assassins n’ait été inquiété ». Cette phrase a valu huit ans d’acharne ment judiciaire d’État à Hamé du groupe La Rumeur. Il est vrai qu’il y aurait matière à revenir - mais pas juridiquement - sur le fond de l’affaire, qui est l’exceptionnalité judiciaire de la police. Car il y a une étonnante mortalité de fourgon, ou de cellule. Une mortalité sans cause. Et donc sans agent. Par consé quent sans responsable. Et in fine sans condamné, jamais ou presque. Où la mort en commissariat a quelque chose de l’immaculée Conception. Mais on voit bien que c’est d’autre chose qu’il s’agit ici. Autre chose qui fait mieux comprendre le sens du mot «poursuivi». Contre l’évidence des relaxes suc cessives, l’État s’enrage. Jusqu’au bout du bout de la procédure, et mené par une idée fixe manifeste : faire un exemple dont le pouvoir d’intimidation réduira au silence toute contestation de sa force. L’État et son point d’honneur webérien: il ne laissera pas entamer l’idée de son monopole de la violence légitime, faisant d’une contestation de la légitimité de sa violence une contestation de sa légitimité tout court, c’est-à-dire une menace quant à son existence même. Sans doute faut-il que l’État soit aux mains de personnages suf fisamment déséquilibrés pour en arriver à ce genre de conséquence, et à ainsi à passer à l’acte pour une simple contestation en mots - mais c’était le cas en l’occurrence avec Sarkozy ministre de l’intérieur puis président de la République. Cependant au-delà du «cas» (en tous les sens du terme), c’est bien une 15
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certaine disposition d’État, peut-être même une dis position de l’État, qui se montre en ces acharnements hors de toute raison. *** Une disposition paranoïaque. Dans sa relecture de Deleuze et Guattari, Guillaume Sibertin-Blanc insiste sur l’«archi-violence hystérisée» dont est capable la paranoïa d’État2. On la reconnaît à son affranchisse ment d’avec toute rationalité instrumentale. Hors de toute économie générale de la peine, ou même des tactiques ordinaires de l’intimidation, elle est une compulsion à briser qui échappe à tout contrôle. Va-t-elle-même jusqu’à se chercher des occasions ? En tout cas celles-ci prennent toutes naissance dans la violence politique, violence à nulle autre pareille aux yeux de l’État, précisément parce qu’elle est politique et qu’elle lui apparaît par là attenter à son essence même. L’État contemporain rassemble les occasions de sa violence hystérisée sous la caté gorie «terrorisme». Et ne révèle jamais si bien son fond pulsionnel qu’à sa manière non pas de châtier mais d’écraser, et si c’est possible d’anéantir, les «criminels politiques» qu’en réalité il a constitués en ennemis de l'Etat. La forme particulière de mise à l’isolement en quoi aura consisté par exemple la privation sensorielle infligée à Ulrike Meinhof3 entre certainement dans ces procédures d’anéantissement. Mais tout autant le régime particulier imposé à ceux d’Action directe, où toute remise, toute atténuation sont radicalement exclues. Il vaut mieux être le pire meurtrier d’enfant que l’ennemi de l’État. Comme de juste, les grands paranoïaques se recon naissent entre eux, et savent se retrouver dans une sorte de communion pulsionnelle. Si le traitement carcéral de Georges Ibrahim Abdallah est de l’ordre 16
Ce que peut l’État (Aide-mémoire)
de la vengeance d’État, ne serait-ce pas parce que, coupable non de n’importe quel meurtre mais de celui d’un agent de la CIA, il s’est rendu générique ment ennemi de l’État? - et peu importe qu’il se soit fait ainsi l’ennemi d’un autre État. Solidarité de tous les États contre tous les ennemis de l’État !
*** . On pourrait aussi, dans un autre genre, convoquer Cronstadt, Makhno, l’Espagne... Tant d’autres choses encore. On arrête, on n’en finirait pas. En tout cas ceci : si l’on veut penser la nécessité de l’État et sa difficulté à dépérir, il est utile de garder ces choses à l’esprit.
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Introduction
«Ce droit que définit la puissance de la multitude, on l’appelle généralement imperium4.» Le cœur de la philosophie politique de Spinoza se trouve concen tré dans cet énoncé du Traité politique. Imperium n’est pas une figure de détestation. Pas davantage un motif d’adoration. C’est le nom d’une nécessité. Il faut donc apprendre, ou réapprendre, à lire cor rectement le mot imperium. C’est-à-dire sans inutile surcharge - imaginaire tenu et fantasmes rangés. Il faut apprendre à ne pas y entendre l’impérieux d’une puissance conquérante, ou l’impérial d’un projet d’asservissement à grande échelle, pour n’y lire que ce qu’il est, et n’entendre que ce qu’il dit, strictement : ce droit que définit la puissance de la multitude. Mais les problèmes commencent aussitôt. De quoi parle-t-on quand on dit «multitude » ? Et puis surtout de quel «droit» s’agit-il? Quels en sont les effets - rassemblés sous le mot imperium ? Autrement dit, quelle est cette nécessité qu’il nous incombe de penser - avant de songer à détester ou adorer? La multitude n’est pas tant la collection parti culière de telles et telles singularités individuelles qu’elle n’est le collectif même. Elle est le réservoir de puissance du social - et même le social comme puissance. Et le «droit» chez Spinoza, précisé ment, c’est cela: la puissance. Non pas du tout un concept juridique, contrairement à notre manière 19
Imperium
habituelle d’entendre «droit», mais la mesure d’une capacité à produire des effets - à affecter. Parler de ce droit que définit la puissance de la multitude, c’est donc envisager une capacité d’af fecter à grande échelle - à l’échelle de la multitude. Qu’est-ce qui a la puissance d’affecter toute une multitude? Réponse: cette multitude elle-même. La multitude, par l’exercice même, par l’exercice nécessaire de sa puissance - puisque toute chose effectue nécessairement sa puissance, qui est son essence -, la multitude, donc, s’autoaffecte. Et cette autoaffection, on l’appelle généralement imperium. On voit assez qu’à ce stade il n’y a encore lieu ni de protester, ni de se prosterner... Il s’agit juste d’être sensible à une invitation à voir - avec les yeux de la theoria3 bien sûr.
Des corps (les structures élémentaires de la politique)
Et voici ce qu’il y a à voir: que tout ce qui arrive à la multitude vient de la multitude - par autoaffection, c’est-à-dire par le travail réflexif de ce «droit» qui n’est pas autre chose que sa propre puissance. Or la chose principale qui arrive à la multitude par l’effet de ïimperium, c’est de faire consistance. «La multitude vient à s’assembler non sous l’effet de la raison mais de quelque affect commun6» poursuit le Traité politique dans un énoncé aussi fondamental que le précédent, et qui vient immédiatement s’accrocher à lui. L’affect commun - l’affect qui affecte identiquement tous - est un affect d’une échelle qui implique nécessairement la multitude elle-même. Et c’est bien ça en effet: c’est par autoaffection, productrice d’un affect commun, que la multitude se constitue elle-même en un ras semblement consistant, c’est-à-dire comme une for mation politique, et non comme une collection éparse. 20
Introduction
L’imperium est un principe morphogénétique. Il fait passer les collections de l’état amorphe à la forme politique. Il est l’opérateur du groupement. Et par là celui d’un supplément: car, à parties équivalentes, il y a davantage dans une multitude assemblée que dans une multiplicité éparse. Ce supplément, c’est l’affect commun qui fait l’être-en-corps. Pourquoi faut-il faire une théorie des corps poli tiques ? Pardi, mais parce qu’il y en a ! Le rassem blement du genre humain ne s’est pas spontanément formé, et l’humanité existe à l’état fragmenté. Ni à l’état unifié, ni à l’état pulvérulent: fragmenté. Les fragments, qui ne sont pas de la poussière d’atomes individuels, sont des ensembles finis distincts. Ces ensembles, en tant qu’ensembles, ont des formes, qui font d’eux des corps. On connaît la réticence intellectuelle qui frappe d’emblée l’idée de corps politique : le péril organiciste des communautés substantielles. Risque réel, il faut l’admettre, puisque les groupements se délirent euxmêmes, le plus souvent en effet sous l’espèce de l’iden tité et de l’éternité substantielles - et que le discours théorique se frappe de nullité s’il vient simplement ratifier cet imaginaire-là sous forme savante. Là où croît le péril, croît ce qui sauve, paraît-il: le paradoxe, si c’en est un, c’est que l’idée de corps politique est à la fois la plus exposée au dévoiement substantialiste et la plus capable d’en affranchir radicalement. À condition évidemment d’en avoir le concept adéquat. Or celui-ci existe, on le trouve chez Spinoza. Car Spinoza pense les corps. Mais très généralement, c’est-à-dire sans aucun privilège pour le corps humain, donc sans lui rapporter la pensée des autres corps sous des analo gies subreptices le plus souvent douteuses - le corps politique n’est pas «comme une sorte de grand corps humain», et il est urgent de «désanthropocentrer» la pensée des corps si l’on veut accéder à une pensée des 21
Imperium
corps politiques. Très généralement parlant, un corps humain ou autre - est une union de parties composées sous un certain rapport (une certa ratio dit Spinoza dans sa «petite physique7»). Saisir le corps non par la nature substantielle de ses parties mais par le rapport qui les compose en une union, c’est bien s’en donner une définition structurale. Mais c’est également s’en donner le principe de singularité : ce corps (compo sant), qui est une union de corps (composés) sous ce rapport, n’est pas cet autre - oubliez les parties, qui ne sont pas ce par quoi les corps diffèrent fondamen talement : c’est par le rapport sous lequel elles se com posent. Nous savons donc maintenant deux choses : premièrement, les corps font consistance par le travail de Y imperium, c’est-à-dire de l’affect commun; deu xièmement, ils se singularisent, donc se distinguent, par leurs rapports caractéristiques. Le rapport compo sant et l’affect commun qui l’opère, ou bien Vimperium et la certa ratio qui lui donne sa forme singulière : ce sont les structures élémentaires de la politique. Élémentaires en effet puisque la catégorie - désor mais structurale - de «corps politique» se tient anté rieurement à toute différenciation morphologique. La tribu, la polis, l’empire, l’État absolutiste, l’État-nation moderne : par-delà leur évidente variété morpholo gique, toutes ces formations sont des corps, c’està-dire des réalisations historiques particulières des structures élémentaires de la politique. Qu’ont-elles en effet de commun? D’être des unions de parties tenues ensemble sous un certain rapport par l’effet d’un affect commun.
La persévérance des corps politiques entre convenances et disconvenances passionnelles Or, c’est le même principe qui dit et la consistance des groupes et leur finitude : la servitude passionnelle. 22
Introduction
Les multitudes viennent à s’assembler sous l’effet des affects (communs)... et ce sont les affects également qui les tiennent fractionnées en ensembles distincts. Disons les choses autrement : les forces centrifuges de la divergence passionnelle ne parviennent à être accommodées - tenues - que sous un ressort fini, en fait sous des Ressorts finis, et non à l’échelle de l'huma nité entière. C’est que tout corps, comme le dit Laurent Bove, est «sujet des contraires8», entendre par là tou jours travaillé par des forces antagonistes puisque, en leur vie propre, les parties ne poursuivent pas a priori les intérêts de persévérance du tout. Elles n’y sont tenues que sous son imperium, pour autant d’ailleurs qu’il s’impose à elles avec succès, c’est-à-dire qu’il déploie une puissance suffisante à venir à bout, le cas échéant, de leurs mouvements centrifuges. Car voilà ce que signifie «servitude passionnelle»: que la vie des hommes sous la conduite, non de la raison, mais des affects n’emporte aucun principe d’harmonie spontanée. Ça n’est pas qu’il n’y ait aucun ordre collectif possible - évidemment il y en a ! les corps politiques, par leur simple existence, en sont l’attestation même. Mais ces ordres se gagnent: ils n’existent et ne se maintiennent que dans une balance qui fait prévaloir les forces passionnelles de la convergence sur celles de la divergence. Balance sinon précaire du moins garantie d’aucune éternité. Aussi la perspective de la décomposition est-elle irrémédiablement à l’horizon de toute totalité com posée - mais, que des corps politiques se défassent, par séparatisme ordonné ou dans la guerre civile, ne le sait-on pas assez ? Quelles sont alors les chances d’un commun passionnel dont la force cohésive serait suffisante à faire tenir une communauté politique mondiale ? Des plus faibles comparées au nombre des motifs de divergence et à la probabilité, à une si grande échelle, de fluctuations critiques, c’est-à-dire 23
Imperium
de mouvements centrifuges impossibles à contenir. Vimperium mondial s’il existait serait de toute façon lui aussi passionnel, et à cette échelle il ne serait pas forcément beau à voir - sous cette forme, non de l’universalité vraie, mais d’une uniformité passion nelle planétaire particulière, serait-il d’ailleurs seu lement souhaitable ? En tout cas l’union des corps est un problème, cer tainement pas une donnée native. Elle se joue entre les tendances passionnelles antagonistes du rapproche ment des hommes entre eux et de leurs discordes - de leurs rapports de convenance ou de disconvenance, dit Spinoza. Car sauf anthropologie frappée d’hémi plégie, ces deux possibilités entrent l’une comme l’autre dans ce qu’il faudra bien reprendre sous le nom problématique de «nature humaine» - à condi tion, là encore, de s’en donner le concept adéquat, nécessité particulièrement impérieuse quand on sait ce qu’on a pu faire dire de monstruosités à la chose. Les hommes conviennent sous certains rapports, et sous d’autres ils disconviennent. Par exemple : ils se rapprochent quand ils s’inspirent de la pitié, ou bien sous la nécessité de joindre leurs efforts pour mieux survivre; ils se déchirent autour d’un objet qui ne peut être possédé que par un, ou quand ils haïssent par sympathie (c’est-à-dire par émulation de la haine d’un semblable pour un autre), etc. Soit, plus géné ralement, le déploiement dans la vie interhumaine des deux affects (quasi) primaires9 de l’amour et de la haine. Il devrait normalement ne pas être trop difficile de tenir ensemble ces deux tendances de la vie passionnelle. Au lieu de quoi les anthropolo gies politiques s’enferment le plus souvent dans un monisme de l’homme bon ou de l’homme mauvais. Au choix et selon ce qu’on a pris le parti de défendre. Le Léviathan à l’usage de l’homme mauvais, contre l'horizontalité promise à l’homme bon. 24
Introduction
Les balances précaires de l’horizontalité
Or la formation, la persévérance ou la décomposi tion des corps politiques ne se pensent pas hors de l’affrontement de ces tendances antagonistes - et de ses issues contingentes. La formation formante mais également la'forme formée. Quelle quantité d’État, de lois et d’institutions notre vie collective appellerat-elle ? C’est une question dont la réponse dépendra crucialement d’une double proportion: celle, entre nous, des forces convergentes et des forces diver gentes ; celle, en nous, de la raison et des passions. Ces proportions sont-elles modifiables ? Oui, car modifiable - il faudra dire la chose avec force - c’est la propriété principale de la nature humaine sous son concept adéquatement reconstruit. Il reste que, sous le régime de la servitude pas sionnelle, la part de la disconvenance décourage l’horizontalité. C’est qu’entendue conformément à son concept, l’horizontalité est une forme de vie a-institutionnelle - les institutions, c’est du verti cal. Elle est donc la présupposition d’une possibi lité d’harmonie spontanée. Et durable. Des gens se mettent ensemble pour faire quelque chose, et ça colle: voilà la promesse de l’horizontalité. Qui ne veut pas poser la question de savoir si le désir com mun, celui qui a d’abord conduit les gens à se rap procher, offrira une colle suffisante. Il aura pour tant à compter avec d’autres affects, à lutter contre d’autres désirs, plus idiosyncratiques, moins bien partagés, moins compatibles avec l’intérêt com mun, car «en tant que les hommes sont sujets aux passions, on ne peut pas dire qu’ils conviennent en nature10». Qu’ils conviennent en leur désir partagé n’empêche pas par soi que les individus volontai rement assemblés disconviennent sous d’autres rapports. Et que la persévérance du groupe qu’ils 25
Imperium
forment ainsi, sans autre principe cohésif, soit livrée à l’issue contingente de ces antagonismes passion nels - c’est-à-dire rendue à la plus grande instabi lité, comme en témoigneront bien des collectifs qui auront fait l’expérience de l’éclatement en vol. Que dire alors des collectivités nombreuses ? À part qu’aucune ne se soutient hors de quelque principe vertical. Ou plutôt de quelque variation autour d’un principe vertical : Yimperium. Le groupe en effet ne persévère que par le travail du vertical s’il est établi que, sous le régime de la servitude passionnelle, l’ir réductible part de la disconvenance ôte à l’horizontal le moyen de produire, et surtout de reproduire, sa propre cohésion - et par là toute chance de durer. Ou bien, s’il la produit, c’est qu’il aura à son tour engen dré du vertical et que, par métamorphose, il sera sorti de l’ordre instable des associations planes pour entrer dans celui des corps politiques consistants structurés. \'imperium, ce droit que définit la puis sance de la multitude, est donc la seule force capable de contenir dans la durée les tendances centrifuges que la servitude passionnelle, en sa part de discon venance, n’en finit pas de recréer. Et cette force est celle du vertical.
De quelques dégrisements
Reprenons, mais d’une autre manière. Il n’est pro bablement pas de moyen plus aisé de se garantir un succès de tribune auprès d’une audience de gauche critique que d’annoncer l’avènement combiné de l’internationalisme, du dépérissement de l’État, et de l’horizontalité radicale. On pourrait s’amuser à peu de frais de «l’internationalisme» qui dit presque exactement le contraire de ce qu’il croit dire, puisque internationalisme - inter-nationalisme - dit précisé ment ce qui se passe entre les nations... donc qu’z/y 26
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a des nations. Mais peu importe. Le point important - le point douloureux - tient au fait que toutes ces choses, qui sont très désirables en soi, sont très pro blématiques également. Il faut même se demander si, envisagées rigoureusement selon leurs concepts, elles sont seulement atteignables. Et en fait accepter que non. Mais - et c’est là le point décisif - sans que cette acceptation n’équivaille à la démission empres sée du conservatisme. L’internationalisme, compris selon son intention véritable et non selon sa malencontreuse dénomina tion, vise en réalité un état post-national du monde. Mais que peut vouloir dire ceci hors de l’unifïcation achevée de l’humanité - car tout groupement intermédiaire sera encore... une nation, peut-être la fusion d’anciennes nations, mais juste une plus grosse nation (à l’image d’une hypothétique Union euro péenne qui ne serait rien d’autre qu’un bloc statonational à l’échelle continentale) ? En toute généralité, le post-nationalisme est donc une négation de l’état fragmenté du genre humain. Il s’agit assurément d’une prétention exigeante. Car, sauf à verser dans l’anthropologie hémiplégique de l’homme bon, c’està-dire dans l’ignorance délibérée de la disconvenance passionnelle, on voit assez ce qui lui fait obstacle, et contre quoi il lui faudrait produire des raisons suffi santes, davantage en tout cas que quelques pétitions de principe conviviales ou la simple extrapolation d’expérimentations locales. Au demeurant, si l’on sait ce que le post-nationalisme nie, on sait moins bien ce qu’il affirme. On sait mal par exemple en quoi consis terait la forme politique positive de cette humanité unifiée selon son vœu. Une atomistique planétaire ? Mais d’abord, précisément, ceci n’est pas une forme, et en fait c’est tellement absurde qu’il faut d’emblée l’exclure. Une fédération d’associations d’associa tions selon le modèle de Bakounine - et d’Althusius 27
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(bien) avant lui ? Accordons cette hypothèse : il n’en s’agira pas moins... d’un État. Un État mondial fédé ral, sans doute structuré très différemment du nôtre, mais un État quand même. Au moment où le post nationalisme s’accomplit, c’est donc le dépérissement de l’État qui s’envole. Et l’horizontalité avec par la même occasion. Sans surprise d’ailleurs: tous ces problèmes sont profondément solidaires. Le complexe qu’ils forment mis ensemble s’établit autour du foyer de la disconvenance à contenir et des forces susceptibles d’y parvenir - puisqu’on ne contient jamais des forces que par d’autres forces. Ça n’est pas, redisons-le, qu’il n’y ait pas dans la complexion passionnelle des hommes, des forces sponta nément convergentes - il y en a. C’est qu’elles soient suffisantes à endiguer les tendances centrifuges et capables de soutenir un ordre collectif durable qui est douteux. Ce que l’histoire atteste cependant c’est la possible résolution du «problème», et elle l’atteste en l’existence de groupes stabilisés dans la durée une durée sans doute relative, plus longue que celle des simples associations volatiles, mais néanmoins finie: des groupes, après avoir duré, se fracturent, ou s’éteignent, ou s’absorbent dans des entités plus vastes, etc., bref le travail de l’histoire, qui destine toute chose à passer... Or la force mobilisée pour la stabilisation «durable» est toujours la même: c’est la force du collectif - l’imperium. Mais l’imperium est simultanément un principe de verticalité, une res source offerte à la capture, donc la matrice d’un État - en un sens tout à fait général et indépendamment des formes historiques variées qu’il pourra revêtir -, et pour finir l’opérateur de consistance des groupe ments finis distincts, soit, à notre grande déception, la négation méthodique du post-nationalisme hori zontal à État dépéri... 28
Introduction
Le refus et l’analyse
Zeev Sternhell caractérise les anti-Lumières comme «le culte de tout ce qui distingue et divise les hommes11». Il a raison. En tout cas sous la condi tion que le refus du culte ne tourne pas au refus de l’analyse"- hélas le cas pour beaucoup qui, sans doute soucieux de postures et de créances, prennent la pose avantageuse de tous les refus... jusqu’à celui de penser. Comme si penser la chose qui déplaît équivalait à consacrer la chose qui déplaît. Mais il y a beaucoup d’erreurs de logique dans ce débat qui tourne autour de l’État et de la nation - puisque l’État, au sens où nous l’entendons aujourd’hui (dont on montrera qu’il n’en épuise nullement le concept), et la nation, sont la forme historique, particulière, que revêtent les corps politiques aujourd’hui. Parmi ces erreurs de logique, la toute première, pour ainsi dire méthodo-logique, est bien celle qui consiste à ne pas voir qu’à propos de «ce qui distingue et divise les hommes», le refus du culte passe impé rativement par l’acceptation de l’analyse - et pos siblement la confrontation à des conclusions désa gréables. Car le fait est là: les hommes continuent de se diviser. Sans doute ne se divisent-ils pas en tout ! - sinon l’on n’observerait jamais la moindre formation collective. Ils savent donc s’unir, même si c’est le plus souvent sous l’effet de convenances troubles ou bien de forces qui les dépassent. En tout cas, au mieux, ils ne s’unissent que régionalement, par ensembles limités, et encore : dans des unions qui demeurent constamment travaillées de diver gences intestines. Il y a plutôt intérêt à regarder bien en face ces divi sions de toutes sortes, et à en comprendre le principe si vraiment on se donne pour perspective politique de les réduire - à défaut de les dépasser complètement. 29
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Penser les corps politiques dans leur consistance et leur singularité, c’est-à-dire penser la fragmentation de l’humanité en groupements finis n’est pas «réha biliter la nation» - comme on peut être bien certain que s’empresseront de le conclure quelques lectures qui n’ont d’autre rapport au monde que de projection axiologique incoercible, et sont incapables de faire droit au moment de la pensée des positivités. Il est vrai qu’on ne compte plus à gauche les demeurés pour qui penser l’État, c’est «aimer» l’État... On ne fait sans doute pas passer un chameau par le chas d’une aiguille mais c’est un interstice tout de même plus large qu’on voudrait ouvrir ici. L’interstice d’une question somme toute kantienne, celle qui, le salut rapatrié sur Terre, demande ce qu’il nous est permis d’espérer. Car, si ni l’internationalisme, ni l’horizontalité, ni le dépérissement de l’État ne sont à portée de mains, alors rien? Par une sorte de catas trophe logique, c’est le genre de «déduction» où se retrouvent paradoxalement les bords les plus oppo sés, mais chacun évidemment selon sa lecture : les uns pour s’en féliciter - que ces horribles choses puissent advenir, c’est leur cauchemar -, les autres pour voir le visage de la réaction dans toute réserve à tenir le rêve éveillé pour du réel advenu, ou en instance de l’être.
Penser selon un certain désir
Il y a quelque chose à lâcher mais aussi quelque chose à garder dans ces mauvais traitements infligés à la logique. Ce qu’il y a à garder, ou disons à voir, c’est qu’on ne pense jamais que sous un certain désir, et qu’à la fin des fins c’est d’après leur certain désir que les pensées se départagent. C’est que penser n’est pas un exercice d’intellection représentative à dis tance de tout: c’est l’effet de ï activité d’un esprit, la projection affirmative d’une complexion qui saisit le 30
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monde dans l’ordre du penser, qui l’informe même, selon ses propres plis. Spinoza ne dit pas autre chose quand il énonce que «l’esprit, autant qu’il le peut, s’efforce d’imaginer ce qui accroît ou ce qui seconde la puissance d’agir du corps» {Éth., III, 12). Comme l’avait bien vu Deleuze, la pensée n’est pas de l’ordre d’une réception du monde mais d’un effort, l’effort d’une information active. Et cet effort, qui n’est autre que le conatus même, est nécessairement environné d’affects, et de désir. Éth., III, 12, qui devrait être lue comme la proposition par excellence de l’idéologie, indique qu’il faut rapporter la pensée à un désir de penser : le désir de penser dans une certaine direc tion. La pensée est vocation à un désir de penser quelque chose de déterminé, vers quoi l’esprit tourne sa puissance, et s'efforce -, l’immanence ou la trans cendance, l’ordre ou l’émancipation, le déterminisme ou l’événement, etc. - et allez savoir où ces désirs se sont formés... la seule chose pour sûre étant qu’on les verra poursuivis avec opiniâtreté, et œuvrer à ordon ner le monde selon leur clé. Ainsi on ne pense jamais qu’à partir de ses affects - mais si possible sans s’y arrêter ni faire de la pen sée leur simple réexpression. Il faut donc déclarer son désir - et le tenir. Mais ne pas oublier de lui faire faire son chemin dans la pensée. Ici le désir, c’est l’éman cipation, mot sans doute en passe de devenir une auberge espagnole, mais qui continue d’avoir pour robuste ancrage le projet d’en finir avec les formes variées de la domination sociale. Enfin, d’en finir... c’est à voir - c’est ça justement le problème. Par exemple la domination de l’État. Est-ce qu’on en finit avec elle? Qu’on en finisse avec sa forme présente, celle de l’État moderne bourgeois, la chose est cer taine, mais trivialement : comme il est certain qu’on en finit toujours avec les productions nécessairement transitoires de l’histoire. L’État-nation est de création 31
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récente, sa disparition est pour ainsi dire écrite. Mais si l’État moderne bourgeois n’est que la réalisation particulière d’un principe beaucoup plus fondamental, alors quoi? Or il l’est. Il l’est puisque les multitudes nombreuses s’assemblent en des corps consistants par l’effet, et la mise en forme, de leur puissance collec tive... telle qu’elle s’offre par là même à la capture et à l’institutionnalisation, c’est-à-dire à la domination. On peut voir la chose et ne pas en être content - ce qui est préférable à ne pas aimer la chose et décider par suite de ne pas la voir. Il y a évidemment aussi le cas de ceux qui voient la chose et qui s’en réjouissent tout à fait, mais ceux-là nous intéressent moins. Ou plutôt, comme toujours c’est une question d’affects au départ: les réjouis ont les leurs - qui ne sont pas les nôtres. Les nôtres, ce sont plutôt ceux de l’aidemémoire. Qui est fait, si besoin était, pour rappeler précisément ce dont l’État aussi est capable. Le désir, c’est d’en finir avec ça, en tout cas d’aller aussi loin que possible dans cette direction. Mais pour ce faire encore faut-il regarder bien en face ce avec quoi on désire en finir. Jusqu’à l’éventuelle déception qui requalifie le programme maximal de l’émancipation (en tout cas d’avec la domination d’État) sous un autre statut: celui d’une idée régulatrice. Qu’est-ce qu’une idée régulatrice ? C’est un principe de mise en tension et d’unification d’un effort de penser dans une direction particulière. En l’occurrence, c’est un idéal qu’on sait inatteignable mais dont on ne maintient pas moins fermement la position. De ce que l’émancipation proprement politique ne puisse pas rejoindre complètement son concept, il ne suit pas qu’il faille célébrer la nation, adorer l’État ou ôter aux gens toute possibilité de se gouverner euxmêmes. Il faut même poursuivre l’exact contraire, mais sachant que ce sera une poursuite interminable. Sachant aussi que tout ce qui gagnable est bon à 32
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prendre ! : dé-hiérarchisation, subsidiarité, autono mies locales, aplatissements des structures, etc. Sous le régime de la servitude passionnelle, cependant, on ne s’extrait jamais complètement de la vertica lité. Mais la verticalité est un principe général qui ne prédétermine pas ses formes particulières - parmi lesquelles certaines valent assurément mieux que d’autres : toutes celles qui nous font avancer dans la direction de l’idée régulatrice. Il ne faut pas se fâcher avec l’idée de corps poli tiques : d’abord parce qu’il y en a; ensuite parce que considérer un corps fait aussitôt venir la question de ce qu’il peut et, partant, la question des conditions pour qu’il puisse davantage. On aura l’occasion de voir que, tout comme les corps humains, les corps politiques ont pour propriété première d’être modi fiables. Pour le meilleur ou pour le pire, bien sûr. Si Spinoza pense les corps en tout cas, c’est bien en vue de leur empuissantisation. Il se demande ce qu’il leur faut pour les amener à vivre davantage sous la conduite de la raison - puisque c’est cette conduite qui est celle de la plus grande puissance. Il se trouve que c’est également celle qui, faisant régresser les servitudes de la vie passionnelle, est à même d’al léger tendanciellement la vie collective en État, en institutions et en lois. Et puis celle qui permet aux hommes de mieux accéder à la connaissance du deu xième genre, celle des notions communes. C’est-àdire de ce par quoi ils conviennent vraiment.
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PREMIÈRE PARTIE GROUPEMENTS
Chapitre I Les paralogismes de la franchise (N’appartenir à rien?)
Traiter des corps politiques, donc entre autres de l’appartenance, requiert sans doute d’abord de dis siper le halo perturbateur qui entoure immanqua blement la discussion de l’appartenance, ce lieu des affects politiques les plus intenses, et les plus oppo sés, qui demande à être contourné comme tel si l’on veut ménager quelque chance de le ré-aborder dans de meilleures conditions. Sans doute l’appartenance n’a-t-elle pas bonne réputation. Il n’y a pas vraiment lieu de s’en étonner, on ne compte plus les horreurs qui se sont faites en son nom. Les « appartenants » ont souvent eu l’identité meurtrière. «Ils l’ont même nécessairement» ajoute aussitôt la critique de l’ap partenance. Mais c’est commettre là deux erreurs en une phrase. La première qui est d’inconscience, ou de dénégation, car des appartenances, les critiques de l’appartenance ont les leurs ! - même s’ils ne les disent pas -, témoignant ainsi, en leurs propres per sonnes, et fût-ce à leur corps défendant, qu’il est des modalités de l’appartenance sinon calmes du moins autres que celle qu’ils mettent en cause, et que de fait ils acceptent pour leurs. La seconde erreur est dans le prolongement direct de la première : que les cri tiques de l’appartenance aient leurs appartenances suggère aussi la nécessité du fait, et les apories de la franchise, cette revendication, implicite ou explicite, d’un « appartenir-à-rien ». C’est pourquoi la première 32
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chose à faire quand il est question d’appartenance devrait être de considérer cette nécessité, et par conséquent de suspendre le réflexe axiologique, pour essayer, non pas de la détester ou de la glorifier, mais de la penser. La vigilance intellectuelle est assuré ment un impérieux devoir à l’endroit des apparte nances dont on sait assez de quoi elles sont capables. Mais cette vigilance ne saurait réduire la question à de seuls enjeux axiologiques, rarement la disposi tion favorable à l’examen des positivités. Pour peu qu’on ajoute aussitôt, si besoin était - mais besoin est sûrement -, que l’analyse des positivités n’équi vaut en aucun cas à leur ratification, et n’entraîne aucunement de les considérer comme des fatalités auxquelles il n’y aurait plus qu’à se plier, mais, tout au contraire, offre le seul moyen, par l’intelligence de leurs mécanismes internes, de les transformer ou de les faire jouer autrement.
Les paradoxes de la «bonne» appartenance Avoir l’intuition de la nécessité de l’appartenance, et de sa force de saisissement, ne demande que d’être sensible à des choses ordinaires de la vie sociale, même à très petite échelle. Comme ceci: dans une cour de récréation, quelqu’un dit «on fait des groupes». Et les équipes se forment pour un jeu quelconque. Les enfants, distribués sur la base d’affinités parfois ténues, voire de manière tout à fait fortuite, n’en prennent pas moins fait et cause pour le groupe où ils se trouvent, et s’engagent dans la compétition avec une entièreté, une adhésion à la cause du groupe, qui sont le propre de l’appar tenance... quand bien même celle-ci est parfaite ment contingente - on les aurait vus avec le même engagement dans le groupe opposé. Qui ne sent, de même, que le supporter de tel club de football, 38
Les paralogismes de la franchise (N’appartenir à rien?)
vomissant tel autre club jusqu’à en découdre avec ses supporters, aurait pu être entièrement avec ces derniers si d’autres circonstances l’avaient placé en face. Et que le Kop du PSG et les Ultras de l’OM sont de parfaits jumeaux, la chose qu’ils partagent pro fondément ayant surtout à voir avec les joies intran sitives de l’appartenance formelle, indépendamment de ses contenus substantiels contingents : c’est d’ap partenir tout court qui fait vibrer, et peu importe, assez souvent, à quoi l’on appartient vraiment. Si les individus se jettent ainsi à corps perdu dans des appartenances fortuites, comme ils se seraient jetés dans les appartenances opposées, il faut y voir l’effet d’un mécanisme passionnel dont la force demande à être comprise - avec évidemment toutes ses modulations sociales, telles qu’elles déterminent différentiellement et la disposition à être happé par l’appartenance et la manière de l’exprimer, ouverte ou déniée, apaisée ou agressive. Repérable aux échelles sociales les plus variées, l’appartenance ne prend toute sa charge polémique qu’au moment où elle se fait appartenance natio nale, instance où les identités collectives ont le plus effroyablement démontré leurs capacités de discri mination, et même de meurtre. Là encore, on peut accorder beaucoup de choses au point de vue qui se définit lui-même comme «post-national», aussi bien son désir d’échapper aux fixations ou aux assigna tions à résidence identitaire que sa conscience histo rique de la contingence des morphologies collectives, notamment l’idée que les nations actuelles, d’ailleurs de formation tardive, ne sauraient non plus être le fin mot de l’histoire. On peut leur accorder tout ceci mais pas la somme des paralogismes ou des incon séquences, le plus souvent normatifs, opposés à une question pourtant d’abord positive - quand elle n’est pas liquidée avant même d’avoir été posée. 39
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Symptomatiquement, Alain Badiou écrit que «“peuple + adjectif national” ne vaut pas grandchose12», proposition en elle-même étrange, dont le «valoir» qu’elle invoque est d’un genre incertain, en fait manifestement polémique, quand on pourrait au moins lui accorder sa valeur de positivité, c’est-à-dire celle d’une chose à élucider, pour éventuellement en changer la forme. Au demeurant, Badiou admet que la chose peut valoir, mais dans des conditions très spéciales: «peuple + adjectif national», en effet, est de nouveau «intéressant» lorsqu’il s’agit de soule ver une oppression coloniale pour accéder à l’auto détermination. .. en effet nationale. Ou bien pour ren verser une tyrannie par un geste révolutionnaire. À ceci près que ce valoir s’évanouit sitôt l’autodétermi nation obtenue ou le régime renversé - et «peuple + adjectif national» de retourner instantanément à l’insignifiance, par une soudaine discontinuité dont le principe demeure mystérieux. En vérité, il est assez évident que cet énoncé du non-valoir doit plus au registre de l’assertion per formative qu’à celui de l’analyse positive. Car, après avoir répété, traditionnellement, que «les prolé taires n’ont pas de patrie», et fait observer que les prolétaires d’aujourd’hui sont les immigrés, venus du monde entier, Badiou demande: «À quel peuple + adjectif national appartiennent-ils donc13?» Question rhétorique dont la réponse est supposée aller de soi, mais dont il faudrait pourtant tester l’évidence par de simples procédures - poser direc tement la question aux intéressés, et voir ce qu’ils en disent par exemple. Ou bien qu’on pourrait perturber par une expérience de pensée, celle qui verrait se tenir, en France, une rencontre sportive opposant, par exemple, l’équipe du Mali à celle du Sénégal, et imaginerait les comportements des prolétaires maliens et sénégalais dans le stade. Et l’on verrait à 40
Les paralogismes de la franchise (N’appartenir à rien?)
l’occasion de cette épreuve «expérimentale» si, en effet, les prolétaires d’aujourd’hui n’ont pas de patrie - ou aussi peu que ceux du début du xxe siècle dans le regard des marxistes d’alors, stupéfaits de les voir se faire la guerre «patriotique» sauvage que l’on sait. Hors de toute expérience de pensée, et cette fois dans des situations bien réelles, les «prolétaires qui n’ont pas de patrie», parqués dans les conditions indignes de la Jungle de Calais, se battent entre eux... par regroupements nationaux: Soudanais contre Érythréens, Érythréens contre Syriens, etc. Il semble donc qu’il leur reste un peu de patrie - en l’occurrence pour le pire. Et que, là où la tentation est grande pour les intellectuels de voir un nouveau prolétariat international, il y a surtout des prolétaires nationaux déracinés - ce qui n’est pas exactement la même chose. Objectera-t-on que Marx définit le pro létaire comme celui qui n’a aucun attribut particulier, par quoi le prolétariat, classe sans intérêt particulier, est d’emblée destiné à l’universel de la société sans classe ni particularité ? Il faudra alors en conclure que, si vraiment on tient à les définir ainsi, les prolé taires n’existent pas. C’est une contradiction formellement assez sem blable, quoique portée à un plus haut point d’explici tation, qu’on trouve dans le livre par ailleurs passion nant de Guillaume Le Blanc consacré à «la condition d’étranger14». Car si tout le propos de l’ouvrage est de mettre en question les formes nationales de l’ap partenance à l’épreuve du sort (misérable) qu’elles réservent à l’étranger, dehors nécessairement institué par le refermement sur lui-même du dedans national, la dynamique de son propre argument le conduit à retrouver l’appartenance mais de 1’« autre point de vue», celui du migrant, et cette fois comme nostalgie d’exil - l’appartenance, alors, n’est plus arrogance discriminatoire mais chose douloureusement perdue. 41
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L’exil est une perte, confirme Edward Saïd, «la fis sure à jamais creusée entre l’être humain et sa terre natale, entre l’individu et son vrai foyer13» (c’est moi qui souligne). Guillaume Le Blanc ne dit lui-même pas autre chose: «Il y a une expérience de l’exil qui est celle de la perte (des qualités nationales)16. » D’une appartenance l’autre, c’est donc un étonnant chassé-croisé qui se joue : infiniment problématique, et répulsive, dans le pays de destination - celui-ci est «l’Un» et le «Chez-luin», avec majuscules totali taires -, l’appartenance est, pour le pays quitté, légi time sentiment de l’enracinement, puis douloureuse expérience du déracinement, auquel on consent des mots qui feraient scandale revendiqués par «l’Un»: la «terre natale», le «vrai foyer». Ainsi donc, l’appartenance nationale n’est bonne que lorsqu’elle est perdue, et ne peut être exaltée que sur le mode nostalgique. Et, de même que chez Badiou le «peuple + adjectif national» devenait sou dainement haïssable sitôt passé le seuil de la révolu tion, de même ici les valorisations de l’appartenance nationale sont commandées paradoxalement... par l’abandon et le départ. L’appartenance n’est bonne que quand on y a été arraché. Il est vrai que l’expé rience irrécusable du déracinement des migrants vient percuter de plein fouet le discours domestique de récusation de l’appartenance nationale - parler de déracinement même n’implique-t-il pas... qu’il y a des racines? Les migrants souffrent en effet, et, pré cisément, ils souffrent d’une appartenance perdue. En bonne logique la valeur devrait se transmettre par tous les maillons de la chaîne argumentative : si l’expérience douloureuse des migrants est tenue pour légitime - et elle ne peut pas ne pas l’être -, alors cette légitimité s’étend à l’objet-cause de la souffrance, qui est l’appartenance - perdue, mais c’est ici un prédicat secondaire. Or on ne peut pas 42
Les paralogismes de la franchise (N’appartenir à rien?)
abandonner à un prédicat secondaire - la perte ou la possession (de l’appartenance) - de faire la différence axiologique sur l’appartenance elle-même. Aussi le discours qui veut à la fois récuser l’appartenance domestique et, à raison, prendre avec lui la tragique condition faite aux immigrants, non seulement celle de la minoration quand ils sont arrivés mais celle du départ même, est-il condamné à des oscillations hasardeuses entre l’appartenance (perdue) magni fiée et l’appartenance (possédée) récusée. C’est là le genre d’hésitation qui invite moins à prendre parti pour l’un ou l’autre de ses termes qu’à se distancier du point de vue même dont elle procède : le point de vue axiologique qui veut trouver bon ou mauvais - et qui, ici, se trouve embarrassé d’une chose jugée à la fois bonne et mauvaise. Si l’appartenance est problématique quand elle est possédée mais aussi quand elle est perdue, c’est peut-être qu’il faut laisser de côté, au moins pour un temps, les problématisa tions axiologiques dont elle fait si spontanément, et si prématurément, l’objet, pour commencer par en pen ser positivement les ressorts et la force de liaison.
Post-national ou national étendu ? Non sans avoir auparavant achevé le tour des paralo gismes de la désappartenance et du post-national. Le plus grossier d’entre eux est sans doute celui qui ne parvient pas même à apercevoir que le post-national qu’il défend avec véhémence ne fait, le plus souvent, que préparer un super-national qui aura, à terme, toutes les caractéristiques - en pire - du national qu’il prétend abhorrer. C’est particulièrement le cas de la variante «européiste» du post-national, alors même qu’elle allègue le dépassement et le déclassement des nations présentes à la seule fin de construire «l’Europe». Mais que peut être l’Europe sinon le 43
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redéploiement à une échelle simplement élargie du principe statonational lui-même : une commu nauté politique se déclarant souveraine et se dotant des institutions parlementaires propres à exprimer cette souveraineté, à l’intérieur de frontières certes étendues mais toujours aussi finies? Soit, très loin de l’universalité cosmopolitique, un particularisme toujours - mais de taille agrandie. La forme des institutions ne change rien à l’affaire. Car de deux choses l’une : ou bien la construction européenne demeure incapable de passer le seuil cri tique de l’intégration politique ou bien elle le franchit. Dans le premier des deux cas, 1’«Union» ne parvient toujours pas à la hauteur de son concept puisqu’elle demeure à l’état d’un simple regroupement d’Étatsnations. L’ironie politique veut qu’on trouve désor mais cette révision à la baisse de l’ambition euro péenne défendue par un tout un courant néokantien18, jusqu’ici réputé pour ses propensions à l’universa lisme et l’étendue de ses ambitions cosmopolitiques, mais qui, converti à une prudence réaliste minimale, renonce maintenant à l’idée d’un «État européen», voyant bien tout ce qui lui manquerait des ressources qu’ont pu mobiliser historiquement les États-nations pour leur propre construction. Dans ces conditions, l’Union n’en est pas une, elle est à peine davantage que ce qu’elle est présentement: un assemblage d’États-nations associés par des traités et dans lequel, le tout ne franchissant pas le seuil de consistance, le primat reste aux parties - et rend impossible de pro clamer l’avènement du post-national. Le deuxième cas voit le franchissement de ce seuil. Il n’est pas très coûteux de supposer que l’entité poli tique intégrée qui en naîtrait aurait plus probable ment forme fédérale qu’unitaire. Mais il faut avoir perdu tout sens des catégories pour ne plus aperce voir que, fût-il fédéral, un État... demeure un État. 44
Les paralogismes de la franchise (N’appartenir à rien?)
Sans doute un esprit français est-il spécialement enclin à cette distorsion qui, n’ayant jamais associé le concept d’État qu’à la forme unitaire-centralisée, fait de la forme fédérale un total dépaysement - jusqu’au dépassement du principe étatique même ! Contre les enchantements de l’exotisme - mais en vérité l’erreur n’a rien de spécifiquement français, ne la trouvet-on pas, par exemple, en plus carabinée même, chez Ulrich Beck ou Jürgen Habermas19 ? -, il faut donc rappeler quelques évidences élémentaires, et notam ment que pour être une république fédérale, l’Alle magne est bien... un État-nation, de même que les États-Unis... ou la Fédération de Russie. On perçoit alors plus distinctement la nature de cette erreur de catégorie qui consiste, enfermé dans le point de vue des parties constituantes, à fantasmer le nouveau tout à venir comme «tout autre», et sous l’espèce d’une discontinuité radicale. Dès lors que les Étatsnations s’intégrent pour former «quelque chose» d’inédit, ça ne peut être que quelque chose de radica lement autre, «donc» pas un État-nation: voilà dans toute sa splendeur le paralogisme du post-national européiste, incapable de concevoir qu’un État fédéral européen n’inventerait rien, ni ne dépasserait rien, se contentant d’une reproduction à l’échelle élargie un peu comme si Prussiens, Bavarois, Rhénans, etc. s’étaient gargarisés à la fin du xixe siècle de dépasser les nations en formant l’Allemagne... C’est d’ailleurs dans cette augmentation de taille, ou plutôt dans la méconnaissance de ses effets, que réside l’illusion la plus profonde du post-nationalisme européiste, qui croit, par l’avancée (qui n’en est pas une) du fédéralisme, se débarrasser de toutes les tares imputées au principe de l’État-nation, avec lesquelles on proclame vouloir rompre, soit: les menées agres sives de la souveraineté et les pathologies «nationa listes» de l’identité. Les exemples évoqués à l’instant 45
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- États-Unis, Russie, Allemagne... - devraient suffire à dissiper cette vaine espérance, et à la ramener à des appréciations un peu plus raisonnées des logiques de la puissance. Car, en effet le goût de la puissance vient irrésistiblement aux grands ensembles politiques, à raison de l’influence géopolitique qu’ils se découvrent du fait même de leur taille, et proportionnellement à leur degré d’intégration tel qu’il se convertit en unité d’action. C’est pourquoi il ne faut pas douter un seul instant que, son projet réussirait-il20, l’aimable Europe, qui n’est jugée telle que par sa consistance pour l’heure ectoplasmique, contracterait à coup sûr de tout autres ambitions, bien plus en accord avec ses nouvelles possibilités. Et ceci du simple fait que la puissance tend spontanément à s’exercer dès lors qu’elle a conscience d’elle-même. Ses composantes originelles «métabolisées» et son intégration consoli dée, il est donc plus que probable que le nouveau tout européen développerait tous les attributs d’une entité souveraine - la consistance identitaire, corrélative de son périmètre fini, les comportements assertifs et les projections de puissance dans l’espace international -, soit les caractères mêmes du statonational, sous les yeux navrés de ceux qui auront pris pour un « dépas sement» la période de transition accompagnant un simple changement d’échelle. Et ceci, les mêmes causes entraînant les mêmes effets, à l’image, par exemple, des États-Unis d’Amérique, dont les ÉtatsUnis d’Europe offriraient alors un troublant reflet, et dont le moins qu’on puisse dire est que, tout fédéraux qu’ils soient, ils réalisent une sorte de parangon du national-souverainisme, dans une variante d’ailleurs particulièrement agressive, qui rend passablement hasardeuse, en tout cas sous cette forme, l’idée d’un dépassement «fédéraliste» des tares nationalistes. Quand bien même ils croissent en taille et absorbent des entités de rang inférieur, dites «nations», les 46
Les paralogismes de la franchise (N’appartenir à rien?)
ensembles politiques en expansion prolongent le paradigme national et, quoique semblant dépasser des particuliers existants, demeurent des particuliers - simplement agrandis. C’est pourquoi la revendica tion européiste «d’en finir avec la nation», sans se rendre compte qu’elle a pour terminus une nouvelle identité natiSnale - européenne -, a le grotesque, et l’inconséquence, d’un déni d’appartenance se préci pitant dans une nouvelle appartenance. Disons tout de suite que ce nœud d’incohérences trouvera difficilement quelque résolution en la figure du «citoyen du monde», en tout cas dans ses usages les plus courants, fausse sortie par le haut qui tourne le plus souvent à la revendication aussi ostentatoire que vide de sens - ayant surtout pour fonction d’at tester la hauteur de vue du locuteur, capable, lui, de déployer immédiatement sa pensée et son affectivité à l’échelle du monde. Mais cette revendication ajoute surtout le défaut de substance à l’excès d’ostentation puisque, d’une part, «citoyen» nommant le membre d’une cité, c’est-à-dire d’une authentique commu nauté politique, exprimée dans des institutions, et d’autre part l’absence d’une politeia mondiale étant manifeste, le citoyen du monde n’a littéralement rien sur quoi il pourrait faire fonds - hors le désir de s’eni vrer d’un rêve de franchise.
La critique de l’appartenance nationale comme mode paradoxal de l’appartenance nationale Le deuxième paralogisme du post-national prend la forme non pas de l’illusoire proclamation du dépas sement, mais celle, plus subtile, de la critique radicale des méfaits du national, ou plutôt des méfaits de «leur» national par les nationaux mêmes. Il est sans doute utile de dire dès maintenant, avant d’y revenir plus longue ment21, combien l’exercice de la réflexivité collective, la 47
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reprise critique de l’histoire nationale, offrent l’un des meilleurs garde-fous, peut-être le seul, aux passions mauvaises du nationalisme, dans lesquelles rechute inévitablement le parti de la cécité volontaire qui moque les «contritions pathologiques» de la «repentance». Mais, cet impératif provisoirement mis à part, il n’est pas certain que dresser l’acte d’accusation de l’histoire nationale soit le plus incontestable témoignage d’une disposition post-nationale. Ni que le reparcours de la longue série des crimes, colonisation, massacres, agres sions extérieures, répressions intérieures, tous commis au nom de la nation, crimes se croyant autorisés d’une supériorité identitaire, ou civilisationnelle, il n’est pas certain, donc, que ce reparcours par les nationaux mêmes de la nation criminelle, signifie comme ils le croient parfois une irréversible rupture d’avec «leur» nation. Il se pourrait même, paradoxalement, que la violence de leur critique soit plutôt le symptôme du contraire de ce qu’elle veut donner à entendre: car la vraie rupture, ce serait l’indifférence, la critique égale et généralisée des méfaits de toutes les nations, sans égard pour l’une d’entre elles en particulier, quand leur nation leur inspire à l’évidence un supplément de véhémence en soi significatif. Significatif, de quoi peutil l’être sinon d’un attachement persistant qui intensifie tous les affects, et trahit le prolongement d’une appar tenance quand bien même elle se proclame dans la revendication de désappartenance : ce pays dont je dis que je le récuse à mesure que j’en blâme les crimes, il est, quoi que j’en dise, toujours le mien puisque ses crimes me sont visiblement plus odieux que ceux de n’importe quel autre pays. C’est donc le paradoxe de la critique réflexive qui, dans un mouvement de fausse conséquence, ne se conçoit plus que comme rupture, que le rejet violent de l’identité y dénote en fait le maintien dans l’iden tité - et le désir affiché de quitter se révèle plutôt un 48
Les paralogismes de la franchise (N’appartenir à rien?)
rester inverti. Ce pourrait donc être, non parce qu’ils le rejettent, mais parce qu’ils se font une idée très haute de leur pays qu’ils n’en tolèrent pas, à raison, les man quements. Non pas la haute idée d’un particularisme supposément plus éminent que les autres, mais celle d’une singularité néanmoins vouée à la réalisation de l’universel - et tristement décevante dans ses compor tements réels. Cette histoire parsemée de crimes, elle ne les révulse autant que parce qu’ils se sentent irré sistiblement y prendre part. Et, à tous ces événements, ils prêtent un degré de concernement qui atteste par soi l’intimité de leur participation, c’est-à-dire leur inclusion dans une histoire collective à laquelle, quoi qu’ils en disent, ils ne peuvent pas ne pas prendre part - ne pas appartenir. C’est sans doute un mécanisme formellement semblable qui permet d’interpréter la stupéfaction furieuse de certains Juifs au spectacle d’autre Juifs non sionistes et critiques de la politique (des gouverne ments) d’Israël, contre lesquels, faute de l’imputation réflexe d’antisémitisme, absurde en l’occurrence, ne reste plus que l’hypothèse psychopathologique du selfhatingJew. Mais la «haine de soi», c’est-à-dire de leur condition juive, à laquelle sont assignés ces Juifs cri tiques de l’État juif, pourrait être moins le mot d’une abjuration, qu’au demeurant ils ne revendiquent pas - c’est plutôt qu’on la revendique secrètement pour eux... - que celui d’une plus haute conscience de ce que c’est qu’être Juif, et que les actes d’une puissance occupante au dehors, faisant régner l’apartheid audedans, ne sauraient y entrer à aucun titre. «Pas en mon nom», voilà ce que clame le Juif critique qui va très bien et ne se déteste nullement - sauf peut-être dans le regard projectif de son opposant -, mais vou drait bien plutôt que le nom «Juif» soit à la hauteur de quelques commandements universels, pour pouvoir continuer de l’endosser, et cette fois sans réserve. 49
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Impossibles désaffiliations
Que valent alors les revendications les plus osten tatoires de franchise, c’est-à-dire les proclamations plus explicites de désaffiliation ? Une déclaration du type «je cesse de me considérer comme X», avec X = un nom de nationalité, ne saurait rien ôter au fait que celui qui s’y livre n’en continue pas moins de vivre concrètement au sein d’une communauté matérielle et morale, qui n’est sans doute pas X dans sa totalité mais sa réalisation locale. Et, quoi qu’il en ait, le désaffilié proclamé voit ses conditions d’exis tence déterminées par cette inclusion persistante : il s’y active en s’insérant dans sa division du travail, il y noue des relations sociales, il en lit les journaux et continue de s’intéresser à ce qui s’y passe. Plus encore, il en tire l’essentiel de ses reconnaissances. Bref il est toujours pleinement pris dans cette com munauté matérielle et morale avec laquelle il prétend pourtant avoir rompu. La désaffiliation n’est pas si simple... Et ne peut probablement pas se donner le sens maximal qu’elle revendique parfois ostentatoirement - sauf évidemment à partir pour de bon. Ce qui fait la vacuité de la parole désaffiliatrice c’est donc la localisation des corps. Les corps ne se laissent pas dématérialiser ou virtualiser à la manière des réseaux électroniques. Les corps ne sont pas délocali sables : il y a un lieu où l’on vit, et ce lieu est lui-même toujours partie du territoire d’une communauté. Et l’on n’y vit jamais qu’en s’appuyant, à un titre ou à un autre, sur la force et les ressources collectives de la communauté qui occupe ce territoire. Shlomo Sand, par exemple, ne s’y trompe pas dans son propre geste de désaffiliation22. Sans doute dit-il ne plus vouloir être juif, mais il ne nie pas un ins tant persister defait à être israélien. C’est que «Juif» lui semble une qualité identitaire intrinsèquement
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Les paralogismes de la franchise (N’appartenir à rien?)
problématique, en fait introuvable dès lors qu’on entend la débarrasser de tout élément religieux pour tenter de la constituer en identité laïque. Y a-t-il quoi que ce soit, hors la tradition religieuse, qui puisse don ner consistance à l’idée d’une culture juive ? Shlomo Sand, à cette question, soutient que la réponse est non. Il n’entre ici nullement d’en discuter le bien-fondé mais simplement d’examiner la forme d’un argument qui, affirmant l’inexistence d’une «culture», au moins sous les contraintes d’irréligiosité qu’il se donne, en conclut qu’il lui est permis de déclarer ne plus vou loir être juif s’il entend ne pas se trouver affilié sous une identité qui n’a de contenu que religieux. Mais le point intéressant est ailleurs. Il est dans ce que, rompant avec son identité juive, Shlomo Sand n’en affirme pas moins conserver son identité d’Israélien. On aurait spontanément attendu l’exact inverse de lui. Que, critique intransigeant de l’occupation, ce soit avec Israël, avec l’État-nation israélien, qu’il rompe spectaculairement, en persistant dans son identité juive, posée comme distincte. Mais non, car sa posi tion est tout autre : je romps avec l’identité juive s’il est avéré qu’elle ne peut être que religieuse puisque je ne suis pas religieux; quant à mon identité israélienne, comment m’en déferais-je ? Pour le meilleur et pour le pire, Israël est le sol qui fait la matérialité concrète de mon existence et, de cela, je ne saurais m’abstraire. La politique du gouvernement israélien m’est odieuse et je la conteste avec la dernière vigueur. Mais rien de cela ne détermine que je cesse d’habiter ce lieu et d’être membre de sa communauté, matérielle et poli tique, citoyen accablé de la politique de cet État, mais citoyen quand même, «à mon corps défendant» - en réalité à mon corps permettant, et de la «permission» toute physique de l’être-Zà. On objectera peut-être que la localité des corps ne détermine rien par soi, et qu’au sein des grands 51
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territoires, il y en a de petits qui tentent de vivre autre ment. Mais les petites communautés devraient être plus au clair à propos de ce que, nolens volens, elles continuent de devoir aux grandes où elles sont incluses - et notamment les bénéfices de la sûreté, c’est-à-dire les protections de l’ordre juridico-légal offertes par la structure statonationale. On imagine sans peine la protestation immédiate que peut faire naître une telle idée quand on sait que la principale source d’insécu rité dont sont généralement affligées ces expériences communautaires, ou alternatives, vient précisément... de l’État, de l’État policier qui, sous l’espèce de la caté gorie «terroriste», entreprend de méthodiquement terroriser toute tentative d’expérimenter hors des rap ports sociaux de l’ordre statocapitaliste. Il reste que, source pernicieuse d’insécurité policière, l’État n’en est pas moins également pourvoyeur d’une sécurité d’un autre ordre, celle, oubliée tant sa garantie la fait passer pour une évidence élémentaire, de la pacifi cation générale propre à l’état civil. Il est donc exact qu’à titre contingent, ou peut-être même nécessaire, ces expérimentations aient à redouter l’insécurité du terrorisme d’État, mais il ne l’est pas moins qu’à titre tout aussi nécessaire elles n’aient pas à redouter en permanence l’agression par des communautés tierces - il faut imaginer Tarnac en Irak.... Quoi qu’elles en aient, ces petites communautés dans les grandes ne peuvent aller au bout de leur geste désaffiliateur pour être encore sous les effets des formations statonationales où elles se trouvent de fait incluses, territorialement et matériellement - c’est d’ailleurs bien le propre de ces biens que les écono mistes disent «non-exclusifs», typiquement la sécurité publique et la défense nationale, que leur fourniture est d’emblée collective, et ne peut pas exclure sélecti vement quelques individus de la masse forcément glo bale de ses bénéficiaires : ce ne sont pas des individus 52
Les paralogismes de la franchise (N’appartenir à rien?)
particuliers en collection qui en jouissent mais des totalités insécables comme le «territoire» ou la «popu lation». Et les désaffiliés continuent d’en jouir quelles que soient leurs protestations de désaffiliation. La récusation du national est donc au mieux incom plète, et en fait inconséquente, quand elle continue d’en recueillir les avantages, ceux d’un état civil insti tué - puisque, pour l’heure, les états civils sont institués sous la forme État-nation. Quel sens en effet une répu diation de nationalité peut-elle avoir, jusqu’où peut-elle pousser effectivement sa revendication de franchise? Le geste est en réalité de quelques coûts, dont on se demande d’ailleurs si les postulants-affranchis les mesurent toujours exactement: si, le sachant ou non, celui qui renonce à toute nationalité continue de béné ficier, par construction, des biens non-exclusifs de la sûreté (interne et externe), la reddition des documents d’identité ne le prive pas moins de toute une série de droits, le vote bien sûr (c’est peut-être celui qui man querait le moins...), mais aussi la protection consulaire à l’extérieur, la plénitude des droits sociaux à l’inté rieur - si le désaffilié est sérieusement malade, auprès de qui trouvera-t-il à être soigné? - , etc. Qu’il y ait des raisons de douter de l’exactitude de cette mesure, c’est ce qu’on ne voit nulle part mieux qu’au contraste de l’apatridie fantasmée (par de parfaits insérés) et de l’apatridie réelle, ce cauchemar de la non-inclu sion absolue, du sans-lieu et du sans-droits, relégation infra-marginale et condamnation à survivre dans les interstices du monde, dont témoigne indirectement la lutte acharnée des sans-papiers... pour en avoir, lutte pour être inclus et pour appartenir - à l’État ! -, qui rend particulièrement grotesques les prétentions à l’af franchissement des nantis de l’appartenance, devenus incapables d’apercevoir ce par quoi leur appartenance les soutient, et même, par delà le sentiment de détes tation qu’elle leur inspire, par quoi elle les constitue. 53
Chapitre II Le social comme excédence et comme élévation
Les paralogismes de la franchise et de la raison post nationale n’expriment pas qu’une inconséquence, ils sont aussi un symptôme. Mais de quoi exactement? Quelle est cette disposition que l’appartenance, natio nale ou autre, perturbe douloureusement, au point de la jeter dans des contradictions manifestes? Et, symé triquement, qu’est-ce qui se trouve imaginairement restauré par le discours de la franchise et de l’affran chissement, sous la forme du « citoyen du monde » ou de quelque autre revendication de désaffiliation, si ce n’est le sentiment individualiste par excellence de la souve raineté personnelle, fantasme de la négation de toute appartenance, conçue comme offense ontologique à la qualité de sujet. Le sujet n’est-il pas la forme accomplie de l’individu? Or «appartenir» est un propre des objets, c’est dire si la qualité de sujet s’y trouve niée. Comment pourrais-je être la simple chose d’une entité plus grande que moi - et lui appartenir? Voilà quel semble être le principe du refus contemporain de se reconnaître inclus dans des totalités collectives, comme si la plus haute dignité de l’individu, se pensant absolument libre et autonome, se voyait par là sommée d’abdiquer.
Société societas ?
On maintiendra cependant que bien des désaffilia tions demeurent possibles, que les individus épousent 55
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volontairement des collectifs puis s’en séparent. On dira également que leurs «identités», loin de s’épui ser dans l’appartenance nationale, ont de longue date pris l’habitude de la multiplicité et de la fluence. Et tout ceci est vrai. Mais c’est quand elle s’abandonne à son illusion maximale, illusion de l’appartenance toujours optionnelle et toujours récusable, que la franchise n’est rien d’autre qu’un flatus vocis indi vidualiste, déclaration creuse qui n’exprime que la croyance en la possibilité d’une existence séparée, autonome, détachée, ou au moins détachable, de tout - où l’on redécouvre la persistance de la métaphy sique néolibérale au plus profond des esprits qui se croient les plus antilibéraux23. On touche bien ici au cœur même de la philosophie sociale du libéralisme qui, de la prémisse atomistique de l’homme libre et autonome, c’est-à-dire suffisant et séparé, ne peut pas, ne parviendra jamais, à se représenter la société, terme d’ailleurs en soi hautement symptomatique, autrement que comme collection d’individus singu liers. Symptomatique en effet, car l’élection du mot «société» pour dire la forme moderne du regroupe ment humain ne laisse pas d’interroger. La societas, catégorie du droit romain puis du droit canon, désigne à l’origine non une totalité organique - ce sera Y uni versitas - mais une association, c’est-à-dire la réu nion contingente et réversible d’une pluralité d’indivi dus qui ne se rapprochent que de leurs bons vouloirs. Et se re-détacheront s’ils estiment que la situation, et leur intérêt, le leur commandent. La societas est par excellence le modèle du collectif qui sied à une vision monadique du monde social. Elle est même le seul collectif concevable pour un monde d’individus. Aussi, très significativement, et en fait très impropre ment, le tout social est-il nommé... société. Comme s’il ne consistait qu’en une réunion consciente et volon taire de sujets, à l’image d’une gigantesque société 56
Le social comme excédence et comme élévation
de capitaux - car voilà où l’usage du mot «société» trouve sa plus grande pertinence : dans le monde des affaires -, mais constituée autour d’une finalité autre que la plus-value. Le paradigme de l’association hante toute la pensée moderne. Depuis les bien-nom mées théories du contrat social, dont l’intitulé même ne saurait mieux dire la philosophie atomistique qui les anime, jusqu’aux libres associations de la pensée communiste-libertaire, le schème associatif-contractualiste est, pour l’esprit moderne, l’horizon de la pensée du groupement. On ne se groupe, on ne se lie, que pour l’avoir voulu, fût-ce en un moment ori ginaire et lointain, et l’on ne peut avoir procédé ainsi que parce que des sujets libres, constitués ab initio, ne sauraient procéder autrement.
Les liaisons réservées de l’individu libéral
Voilà donc ce dont les paralogismes de la franchise sont le symptôme : une représentation de la «société» comme rassemblement d’individus fondamentale ment déliés, qui ne se lieront qu’à titre volontaire et contingent. Et le lien ne se conçoit plus que comme délibéré, consenti, bref un mouvement réfléchi qui n’appartient qu’à l’individu lui-même. Disons tout de suite que cette modalité de la liaison, de l’entrée en liaison, concentre par excellence les traits les plus caractéristique de l’individualisme libéral, à qui le fait même de la relation finit par être en soi problématique au regard de l’idée qu’il se fait de sa souveraineté personnelle. Le culte de la franchise, culte de l’appartenir-à-rien et du refus de la fixation, rend totalement aporétique le principe de l’enga gement qui suppose précisément d’accepter d’être fixé. L’engagement dans une relation a en effet ceci de contradictoire qu’il impose un certain degré d’ir réversibilité à un individu qui conçoit pourtant sa 57
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souveraineté de sujet comme réversibilité perma nente, et comme constante disposition de toutes les options, y compris donc celle du désengagement. Et l’individu ne s’engage qu’avec l’arrière-pensée de pouvoir se dégager à tout instant, ne se lie qu’à la condition de toujours pouvoir se délier. Cette aporie oxymorique de 1’«engagement réversible», qui dit en fait la revendication d’absolue souveraineté du désir individuel, trouve sans surprise son expression la plus aboutie dans les pratiques économiques, et spécia lement celles de la finance à l’époque de la mondia lisation - telle qu’on pourrait précisément la définir comme l’abattement généralisé de tout ce qui retenait les désirs du capital. André Orléan, après Keynes, a montré tout ce que la liquidité financière, cette pro priété d’un marché offrant à tout opérateur la pos sibilité d’entrer ou sortir à tout moment, recèle de puissance paradigmatique à l’époque néolibérale24. Paradigmatique car elle exprime sous sa forme pure le fantasme de souveraineté du désir individuel. À la différence de l’investissement physique, en effet, qui, par construction, fixe le capital - significativement, la comptabilité parle immobilisations -, l’investis sement financier lui donne la forme «mobiliérisée», liquide, et entièrement réversible, puisque le jeu des transactions sur le marché de cotation continue rend le capital récupérable et réallouable à chaque instant, au plus près des moindres variations du désir patri monial. On peut «s’engager» dans l’entreprise A par l’achat de ses titres, mais s’en retirer dans la seconde qui suit par la revente, pour aller vers B, et ainsi de suite, C, D, au gré de toutes les réorientations du désir financier, libéré par les structures de la liquidité de toute restriction, de toute irréversibilité, et de toute patience. À l’image de la liquidité financière, cette forme contradictoire de la liaison trouve son expres sion politique la plus révélatrice dans la conception 58
Le social comme excédence et comme élévation
du collectif comme association. Et de même que l’in vestisseur n’entre dans le marché qu’avec la garantie de pouvoir en sortir, le sociétaire ne s’engage qu’avec l’assurance de pouvoir se retirer. Fantasmagorie du «contrat réel» Quoi qu’elle en ait, et quand bien même elle s’en défende, la pensée libertaire est souvent travaillée à coeur par cette métaphysique du libéralisme, en tout cas par ceux de ses éléments qui, partant de la souve raineté et du libre arbitre des individus, en déduisent, ou en prescrivent, la forme associative-contractualiste de tous leurs regroupements. Sans doute Bakounine se fait-il de la liberté une idée autrement plus sophis tiquée que celle du libéralisme «monadologique» puisque l’exercice même de la liberté suppose à ses yeux non seulement la liberté des autres mais l’inte raction concrète des libertés - «la liberté n’est donc point un fait d’isolement, mais de réflexion mutuelle, non d’exclusion, mais au contraire de liaison25». « Il en résulte que l’homme ne réalise sa liberté indivi duelle [...] qu’en se complétant de tous les individus qui l’entourent26. » Et l’on mesurera la profondeur de l’idée que Bakounine se fait de la liberté à cette affir mation que «l’homme doit chercher sa liberté non au début mais à la fin de l’histoire22». Sa conception constitutivement reliée, non de la liberté elle-même d’ailleurs mais de son effectuation, n’empêche cependant pas sa pensée du grou pement de ne connaître que la modalité associativecontractualiste, sous la mention explicite de la réversibilité de tous les engagements librement consentis, et ceci à toutes les échelles du monde social: «Tout individu, toute association, toute com mune, toute province, toute région, toute nation ont le droit absolu de disposer d’elles-mêmes, de 59
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s’associer ou de ne point s’associer, de s’allier avec qui elles voudront et de rompre leurs alliances sans égard aucun pour les soi-disant droits historiques, ni pour les convenances de leurs voisins28. » Et ça n’est pas là qu’un « droit» : il faut bel et bien y voir la seule manière admissible de constituer les groupements, quelle qu’en soit l’échelle, la nation y compris donc, qui ne doit, qui ne peut, être comprise que comme contrat réel: «La liberté, c’est le droit absolu de tout homme ou femme [...] de n’être responsable que visà-vis d’eux-mêmes d’abord, ensuite vis-à-vis de la société dont ils font partie, mais en tant seulement qu’ils consentent librement à en faire partie29.» Dans celle philosophie politique de la franchise, qui se donne ici sous sa forme pure, la nation n’est qu’une grande association, produit de la libre adhé sion de sociétaires, d’ailleurs toujours à mêmes de reprendre leur engagement - mais, au fait, pour faire quoi, et pour aller où? Et, plus caractéristique encore, le contrat social n’est pas fictif mais bien réel. Ainsi Proudhon: «Dans la théorie de J.-J. Rousseau [...] le contrat social est une fiction de légiste, imagi née pour rendre raison, autrement que par le droit divin, l’autorité paternelle ou la nécessité sociale, de la formation de l’État [...] Dans le système fédératif, le contrat social est plus qu’une fiction ; c’est un pacte positif, effectif, qui a été réellement proposé, discuté, voté, adopté, et qui se modifie régulièrement à la volonté des contractants. Entre le contrat fédératif et celui de Rousseau de 1793, il y a toute la distance de la réalité à l’hypothèse30. »
l’excédence du social (et son élévation) La pensée libertaire ne connaît donc que deux moda lités du groupement : ou bien la mise en cohérence coercitive sous l’effet de la puissance despotique de 60
Le social comme excédence et comme élévation
l’État, ou bien la libre association contractuelle. C’est bien contre cette vue de la « société » que se constitue la sociologie, en posant d’une part que le principe cohésif des sociétés se comprend indépendamment d’une action exogène de l’État, mais surtout, d’autre part, qu’il y a bien plus dans les collectivités humaines que l’effet dès associations volontaires, et que des liens nous viennent d’ailleurs que de nos «engage ments» réfléchis. Ainsi le point de vue proprement holiste de la sociologie prend-il naissance non pas seulement dans l’idée d’un pouvoir de détermination de «la société» sur les individus, mais dans celle d’un supplément, d’une excédence du tout sur les parties. Il y a plus dans le tout que dans la somme des parties, et la coexistence des parties fait naître un supplé ment qui n’est pas inscrit dans leur simple collection. C’est pourquoi la mal nommée société n’est pas une simple association, laquelle, par définition, n’ajoute rien à la juxtaposition de ses éléments constituants. Il n’y a véritablement de social, et de «société», qu’à partir du moment où se produit une excédence. Mais c’est là le genre d’idée auquel la pensée libérale, et aussi la pensée libertaire, soutenues (exprimées) par la conception que se font spontanément d’eux-mêmes des individus portés à se croire autonomes et souve rains décideurs de leurs libres liaisons, refusent caté goriquement de se rendre. Car l’excédence, c’est le hors-d’atteinte, le hors-contrôle, perspective insup portable pour le sujet libéral qui a décidé qu’il était souverain en tout et sur tout : ses actes, ses entrées en relation, et les effets qui doivent s’ensuivre. Ce refus ne peut alors prendre que la forme d’une gigantesque dénégation. Car l’excédence est un fait nécessaire. Et le social est nécessairement transcen dance, quoique une transcendance d’un genre très particulier: une transcendance immanente. Il n’est pas de collectivité humaine de taille significative 61
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qui ne se forme sans projeter au-dessus de tous ses membres des productions symboliques de toutes sortes, que tous ont contribué à former quoiqu’ils soient tous dominés par elles et qu’ils ne puissent y reconnaître leur «œuvre». Tel est le sens ultime de l’autonomie du social, dégagée par Durkheim, comme ordre de faits irréductibles aux interactions conscientes des individus. Marx avait déjà parfai tement aperçu ce mécanisme d’échappement par lequel les hommes en viennent à méconnaître leurs propres productions qui, bien qu’émanées d’eux, et d’eux seulement, s’autonomisent et, «pétrifiées», les surplombent. Que les hommes fassent leur histoire mais ne sachent pas l’histoire qu’ils font, plus encore qu’ils soient dominés par l’histoire qui est leur propre création, c’est peut-être le résumé le plus concis de la transcendance immanente, cette essence du social dont on voit bien à quel point la pensée contractua liste-associative est vouée à l’ignorer. Penser la transcendance du social (exercice spéculatif)
Par construction, les effets de transcendance imma nente ne se laissent pas reconstituer aisément, et pour cause : le social est toujours déjà là. Contre la chimère d’une enquête historique qui chercherait à remonter au temps zéro de «l’institution du social», Durkheim a fourni quelques avertissements métho dologiques définitifs: «Si, par origine, on entend un premier commencement absolu, la question n’a rien de scientifique et doit être résolument écartée. Il n’y a pas un instant radical où la religion ait commencé à exister et il ne s’agit pas de trouver un biais qui nous permette de nous y transporter par la pensée. Comme toute institution humaine, la religion ne com mence nulle part31.» 62
Le social comme excédence et comme élévation
Si la transcendance du social est hors de portée de toute reconstitution d’une genèse historique, idée en elle-même complètement dépourvue de sens, elle peut cependant être éclairée au travers d’un exercice d’un tout autre genre, auquel Alexandre Matheron a donné le nom de genèse conceptuelle?2. Sans visée historique ctucune donc, le modèle de la genèse conceptuelle relève d’une expérience de pensée déli bérément construite à partir d’un état originel fictif, auquel chercher la moindre correspondance empi rique serait tout à fait absurde. Cet état originel reçoit le nom conventionnel d’«état de nature», et s’il est essentiellement fictif c’est parce que le plus souvent il considère une collection primitive d’individus ato mistiques, donnés avant toute interaction, situation redisons-le susceptible d’aucune réalisation concrète puisque le social est toujours déjà là, et qu’il n’est pas d’individu qui ne soit socialisé ab origino. Bien loin d’être un inconvénient cependant, l’irréalisme de la situation peinte par le modèle de genèse conceptuelle est au contraire un avantage puisqu’il offre l’occasion d’un argument a fortiori : même en supposant, ce qui ne peut être, que des individus coexistent originelle ment sur le mode atomistique, leurs «interactions», montre le modèle, vont inévitablement conduire, par effet de composition, à ces productions collectives qui vont leur échapper, les surplomber et s’imposer à eux. Ainsi le social naît-il endogènement, et jusque d’un impossible état initial de désocialisation. Mais quelle est exactement la nature de ces «pro ductions collectives » que font émerger les effets de composition ? Dans le droit fil du Traité politique de Spinoza dont il offre une puissante relecture, Alexandre Matheron répond qu’elle est affective. Ce qui se compose, ce sont des affects. Le mécanisme élémentaire de cette composition réside dans l’ému lation dont Spinoza donne le principe en Éth., III, 63
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27: «Du fait que nous imaginons qu’un objet sem blable à nous et pour lequel nous n’éprouvons aucun affect, est quant à lui affecté d’un certain affect, nous sommes par là même affectés d’un affect sem blable». Le simple spectacle d’un individu humain quelconque, pourvu qu’il soit affecté, nous affecte immédiatement nous-même et d’un affect qui n’est pas autre chose que son affect à lui, pour ainsi dire «importé» en nous par émulation33. L’imitation des affects, lorsqu’elle se déploie à grande échelle, fait alors montre de propriétés puissamment génératives. Dans un conflit bilatéral, le spectateur prend le parti de celui des deux qu’il estime le plus semblable à lui, et le mécanisme d’imitation des affects est dirigé selon un principe d’affinité par similitude. Le tort qui est fait à ce «plus semblable» suscite en lui une tris tesse qui n’est pas autre chose que l’émulation de la tristesse de cet autrui (littéralement) sympathique. L’imitation ainsi gouvernée induit donc des prises de parti et des implications en chaîne dans le conflit initial, c’est-à-dire la formation de groupes affinitaires que viennent grossir de nouveaux entrants. Et l’antagonisme se structure selon une dynamique qui mobilise les rendements croissants d’imitation: plus un certain parti, soutenu par les affects qui font sa force propre d’adhésion34, a été adopté par un grand nombre d’individus, plus sa puissance d’émulation affective est grande, et plus il se montre capable d’in duire de nouveaux ralliements. Les grosses coalitions défont les plus petites, si bien que, par étapes suc cessives, il n’en reste qu’une : le groupe a alors entiè rement convergé en un affect commun, support par exemple d’une certaine manière de sentir ou dejuger. C’est donc dans cette convergence imitative qu’il faut chercher le mécanisme élémentaire de la genèse conceptuelle d’une communauté morale, c’est-à-dire de la formation d’un groupe comme groupe, constitué 64
Le social comme excédence et comme élévation
dans l’élection d’une manière commune, par exemple d’un certain partage du bien et du mal, du désirable et du répréhensible, qui vient s’imposer à chacun de ses membres alors qu’aucun d’entre eux ne peut se reconnaître de part significative, ni dans le processus ni dans son résultat final. Morphogénèse passionnelle du social (affect commun et formation des groupes)
Redisons encore, si vraiment c’était nécessaire, combien il serait vain de chercher la moindre trace d’événementialité historique derrière le tableau de la genèse conceptuelle et, partant, combien plus vain encore d’en faire la critique pour défaut de réalisme. Mais que peut être alors la valeur d’une construction spéculative qui déclare vouloir dire quelque chose du réel, en l’occurrence le réel de la société, tout en refu sant la moindre épreuve au contact direct du réel? Là encore c’est Durkheim qui nous livre la réponse : «Tout autre est le problème que nous nous posons. Ce que nous voudrions, c’est trouver un moyen de dis cerner les causes toujours présentes, dont dépendent les formes les plus essentielles de la pensée et de la pratique religieuses35. » Qu’il soit sans rapport immé diat avec le réel n’empêche nullement le modèle de genèse conceptuelle d’aider puissamment à penser le réel, notamment en livrant les mécanismes élé mentaires de la production du social, de la même manière, si l’on veut, que les composants élémen taires de la matière ne s’observent jamais tels quels à l’état séparé et n’en aident pas moins à comprendre la formation de la matière macroscopique. Il n’est pas fortuit que Durkheim retrouve ici Rousseau qui, pour son compte, doit lui aussi préciser le statut intellec tuel de l’enquête du Second discours en son projet de retourner aux données fondamentales de la vie 65
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sociale autrement que sur le mode de l’investigation historiographique. Or voici ce qu’en dit Rousseau, dûment cité par Durkheim, qui voit d’ailleurs en lui un «précurseur de la sociologie»: « Il ne faut pas prendre les recherches dans lesquelles on peut entrer sur ce sujet pour des vérités historiques, mais seu lement pour des raisonnements hypothétiques et conditionnels, plus propres à éclaircir la nature des choses qu’à en montrer la véritable origine36.» Sous des réalisations historiques extraordinairement compliquées, médiatisées et enchevêtrées, rendu invi sible, en tout cas sous sa forme pure, par tout le buissonnement de la structure institutionnelle en laquelle il se trouve pour ainsi dire cristallisé, l’affect commun est bien l’essence, l’élément, de la transcendance du social. Le groupe s’autoaffecte et d’une manière qui excède l’action de chacun de ses membres, faisant surgir, à partir d’eux mais au-dessus d’eux, quelque chose qui les dépasse tous. À ce cœur de la produc tion du social, Spinoza donne son nom : la puissance de la multitude. Durkheim, immense connaisseur de Spinoza, n’a pas cessé d’organiser sa sociologie tar dive autour de cette intuition de ce que, pour sa part, il nomme la «force morale de la société37». La socio logie doit reconnaître cette force propre et sui generis de la société elle-même, telle qu’elle donne son prin cipe réel à toute autorité : religieuse, charismatique, morale, politique, etc. - le principe réel, par opposition au principe fantasmagorique, en général à base d’une forme ou une autre d’élection dont se prévalent les investis de l’autorité. Non pas d’ailleurs que ces effets fassent vivre la société entière sous runanimité tota litaire d’une force écrasante et inexorable - on sait bien par ailleurs que la multitude elle-même est aussi un foyer de variations et de différences -, mais parce qu’il n’est pas de commun de grande échelle qui n’en procède en dernière analyse. 66
Le social comme excédence et comme élévation
On peut même dire davantage que simplement «le groupe s’autoaffecte». En vérité l’affect commun est en soi un opérateur de communauté, ce qui fait être le groupe comme groupe, doté d’une consistance propre, par rapport à la multitude informe qui était sa phase38 en l’état de nature (fictif). Au terme du processus restitué par le modèle de genèse concep tuelle, c’est donc une transition de phase qui s’est produite, pour ainsi dire un changement d’état de la matière sociale : d’amorphe à consistante, organi sée sous l’affect commun - qui révèle ici son pouvoir morphogénétique.
Géométrie différentielle du social: la nappe d’immanence
Ce changement d’état est aussi un changement de géométrie : la multitude de la simple collection tenait dans un plan, en lequel étaient jetés tous les indivi dus-atomes, indifférents ; la multitude devenue com munauté, par le travail de sa propre puissance, s’est adjointe une nouvelle dimension: la verticalité. La vérité géométrique du social, c’est qu’il est une élé vation. C’est là la différence fondamentale avec l’inte ractionnisme qui croit pouvoir tenir le social dans le plan des interactions - et qui, ce faisant, loupe complè tement le social en propre. Cependant, l’élévation du social ne tombe pas du ciel - et la sociologie n’est pas un succédané de la théologie elle naît du plan d’im manence. Et voilà ce qu’il y a à représenter : comment il peut se produire un effet de transcendance dans une philosophie de l’immanence qui, par définition, exclut toute transcendance. Une partie du paradoxe se trouve dénouée par l’idée même d’engendrer non pas de la transcendance tout court, mais un effet de transcendance. «Effet de transcendance» est le nom de l’émergence d’une verticalité à partir d’un substrat 67
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strictement bi-dimensionnel puisque par construc tion on s’est interdit la troisième dimension - qui est celle de la transcendance absolue. Le social est donc plus qu’une verticale montée depuis le plan, il est une troisième dimension mais pour ainsi dire engen drée des deux autres. C’est bien pourquoi d’ailleurs il faut convoquer une géométrie particulière pour tenir ensemble les deux termes de la transcendance imma nente. La géométrie différentielle appelle «nappe39» la généralisation du plan «classique» horizontal, soit la surface bidimensionnelle la plus générale. À l’inverse du... plan plan, le propre de cette surface qu’est la nappe est de pouvoir être pliée, froncée, et par là comme élevée au-dessus d’elle-même. En réalité, on peut s’en faire une image très simple et très parlante : une vague. La vague d’Hokusai par exemple. C’est bien de la masse liquide, du bas donc, que se forme la vague qui s’élève au-dessus de la masse, et vient, par passage du point de déferlement, la dominer d’enhaut. Et telle est bien la singulière figure que dessine la transcendance du social, émergée «d’en bas» mais s’élevant au-dessus du substrat qui lui a donné nais sance pour le dominer comme un «en haut», en une double dynamique ascendante-descendante où chaque moment capture l’un des termes : l’immanence est la phase ascendante, la transcendance la phase descen dante. Le haut procède du bas en dernière analyse, voilà le paradoxe apparent de la transcendance imma nente. Et il y a effet de transcendance - et non simple ment transcendance - parce que la phase descendante a été précédée (engendrée) de la phase ascendante. Aussi ce qui est en fait le bas se présente-t-il aux indi vidus, à leur perception et à leur imaginaire, revêtu de tous les attributs du haut: autorité verticale, commu nauté d’affection, puissance incommensurable - alors que ça n’est que celle de la multitude elle-même, mais comme séparée d’elle-même. Deleuze voulait faire 68
Le social comme excédence et comme élévation
tenir l’immanence dans un plan - le plan d’imma nence. Logique si on a chassé la transcendance. Mais insuffisant si l’on veut penser l’élévation du social : le plan est trop plan. Pour se tenir à l’immanence mais atteindre les effets de transcendance, il faut un plan plus capable : une nappe d’immanence.
L’homogène et l’hétérogène (totalisations non totalitaires) Mais la pensée moderne, individualiste, est incapable de penser cette géométrie-là, et ne parvient pas à sortir de l’antinomie du vertical simple - soit la trans cendance mensongère des prêtres -, et de l’horizon tal pur - où l’on voudrait faire tenir tout ce que des «sujets libres» peuvent nouer de rapports. Entre les termes de cette antinomie, l’histoire aurait irrévoca blement tranché : Dieu est mort, et la verticalité avec lui ; ne resterait donc que l’horizontal. La première partie de la proposition a beau être vraie, il ne suit pourtant pas que la seconde le soit, sauf monumen tale dénégation du social comme verticalité - mais, il est vrai, verticalité d’un genre très particulier. C’est précisément cette particularité que le point de vue sociologique, point de vue de la transcendance immanente du social, permet de concevoir, et plus distinctement encore s’il s’adjoint le concept de puis sance de la multitude. Il est certain que cette idée prend l’individu moderne à partie presque personnel lement, en le forçant à s’admettre dépassé et dominé, lui qui a fait de la transparence à soi l’idéal de l’action individuelle et collective. L’aveu de l’excédence lui reste en travers de la gorge quand pourtant toute son expérience de la vie sociale ne cesse de lui rappeler tout ce qui lui a toujours déjà échappé, tout ce qui est venu s’imposer à lui. L’incohérence et la cécité volon taire sont les deux seules solutions d’accommodation 69
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d’une contradiction autrement insoluble entre, d’une part, la réalité d’un monde sans dieu et, d’autre part, la persistance d’une force incommensurable qui domine les hommes - mais qui n’est que celle même des hommes. Supposé que le dépassement post-natio nal ait un sens authentique, et pas seulement celui d’une simple re-création à une échelle étendue, il n’échappera pas au primat du social, c’est-à-dire à la nécessité de l’excédence. Et il faudra bien, dans cette nouvelle configuration, que les hommes acceptent que leurs regroupements les font exister en corps, qu’il y a plus dans leur être-en-corps que dans leur simple juxtaposition et que, de ce supplément-là, par construction, ils n’auront pas l’entière maîtrise. L’universitas est davantage qu’une societas. Ce qui ne veut certainement pas dire que Vuniversitas absorbe, et épuise, tous les rapports que les hommes nouent entre eux. Il n’y a aucun totalitarisme de l’af fect commun, et la vie sociale des hommes n’est pas entièrement rendue à l’empire transcendant-immanent du tout sur ses parties. Sous la verticalité de ïuniversitas prolifère l’activité relationnelle - et passion nelle - des hommes, à toutes les échelles. Des liens interpersonnels se forment, des groupes de taille plus réduite se constituent, sous des formes, oui!, asso ciative ou contractuelle. Cette activité est en quelque sorte le moteur à variations internes de la société, le foyer de production de différences et de divergences, mais de divergences nécessairement limitées par leur inclusion dans la totalité de rang supérieur que consti tue le groupe politique, limitation d’ailleurs quasi tau tologique puisqu’une divergence qui passerait le point critique aurait, par définition, pour effet de décompo ser le groupe - hypothèse à coup sûr possible, d’ail leurs illustrée par l’histoire, mais qui conduirait (qui conduit) à la reconstitution d’autres groupes, et non au dépassement du principe du groupement.
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Le social comme excédence et comme élévation
S’il n’y a donc aucun totalitarisme de l’homogène, il n’en est pas moins vrai que l’homogène et l’hétérogène s’agencent dans un rapport hiérarchique, le premier faisant valoir ses réquisits sur le second, et que l’hété rogène a pour limite le cadre commun dans lequel il s’exprime. Où se trouve cette limite ? nul n’est capable de le dire, surtout pas les conservateurs qui ont irrépressiblement tendance à la voir tout près, peut-être même déjà franchie... alors que le travail réflexif des groupes tend au contraire, la plupart du temps, à la repousser, pour tolérer des «quantités de différence» toujours plus grande, comme le suggère intuitivement la bigarrure croissante des sociétés contemporaines, sous l’effet des brassages humains permis par le déve loppement des transports et des communications. Loi des grands nombres et seuil d’autotranscendance Le rapport hiérarchique de l’homogène et de l’hété rogène, ou du commun et du variant, exprime en tout cas le fait de totalisation en quoi consiste le groupe même - totalisation, au sens le plus littéral du mot, puisqu’il se forme un tout. Mais un tout non totali taire, qui peut tolérer un haut degré de différencia tion interne. Or, le groupe comme tout, est en soi la manifestation de l’excédence du social. Pas tous les groupes en réalité. On en connaît qui n’excèdent nul lement leurs parties, où les parties entretiennent avec le tout qu’elles forment un rapport de plain-pied, de transparence et de maîtrise. C’est que l’effet de trans cendance immanente est la plupart du temps un effet de taille, ou disons un effet lié à la taille. Et que seuls les groupes suffisamment nombreux connaissent le phénomène de l’excédence. Dans la scène fictive de la genèse conceptuelle, c’est la propagation à longue distance des interactions mimétiques formatrices de l’affect commun qui finissait par mettre à l’unisson 71
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des individus très éloignés, ne se connaissant pas et même ne se rencontrant pas, et qui composait une puissance de la multitude d’autant plus intense, d’autant plus incommensurable à celle de ses parties constituantes, que ces parties sont plus nombreuses. Les corps sociaux transcendants à leurs parties sont le plus souvent des grands corps. Des corps où par construction les émulations affectives s’étendent bien au-delà du champ de vision des individus, dont aucun ne peut embrasser synthétiquement l’ensemble des interactions sociales, et ne peut prendre conscience que passivement, et post festum, des compositions globales que ces interactions engendrent. En vérité, il n’est pas toujours besoin de très grands nombres pour observer déjà cet effet d’autonomisa tion d’une dynamique passionnelle globale par-dessus la tête des individus qui y contribuent. Une foule même modérée suffit à engendrer ces autotranscen dances, à l’image par exemple de l’orateur évoqué par Durkheim dans les Formes élémentaires de la vie religieuse, qui expérimente, même à l’échelle modeste du rassemblement de ses auditeurs, la pro duction d’un supplément né de leurs résonances affectives: «L’homme qui s’adresse à la foule sent en lui comme une pléthore anormale de force qui le débordent et qui tendent à se répandre hors de lui ; il a même parfois l’impression qu’il est dominé par une puissance morale qui le dépasse et dont il n’est que l’interprète40. » « Les sentiments qu’il provoque par sa parole, poursuit Durkheim, reviennent vers lui mais, grossis, amplifiés, ils renforcent d’autant son senti ment propre. Les énergies passionnelles qu’il soulève retentissent en lui et relèvent son ton vital. Ce n’est plus un individu qui parle, c’est un groupe incarné et personnifié41. » Pourrait-on mieux dire cette synergie récursive des affects par laquelle le groupe s’élève audessus de lui-même, ou plus exactement se constitue 72
Le social comme excédence et comme élévation
en s’élevant au-dessus de ses parties, dont chacune se trouve emportée par la dynamique d’ensemble que néanmoins elle contribue à produire ? La croissance en taille ne fait qu’intensifier cet effet par lequel la multitude engendre les compositions qui la dépassent - jusqu’au point parfois de lui être méconnaissable -, et en définitive la part d’hétérono mie individuelle qui est le propre du social. Car nous ne comptons plus les pratiques, les manières et les habitudes qui s’imposent à nous, que nous recevons toutes faites, et qui témoignent de la force de saisisse ment du social. Le groupe nous saisit à la naissance. Par la famille et par l’école, dont Durkheim disait en une image frappante qu’elles sont «le séminaire de la société», le groupe fait passer en nous ses manières. Non pas, encore une fois, qu’il faille voir là la fatalité d’une irrémédiable fixation, ou l’impossibilité, plus tard, de réinventer quoi que ce soit, mais parce que les réinventions conscientes restent prises dans le cadre d’une totalité dont l’emprise peut être tournée en certaines instances mais jamais complètement ôtée, et aussi parce que la plupart des réinventions sont collectives... c’est-à-dire l’effet du travail que la multitude continue de faire sur elle-même, travail d’autoaffection global, échappant à l’intention d’un pôle directeur conscient : c’est la multitude en son entier qui refait ses manières. Condition synoptique et paralogisme scalaire
Toujours est-il que le petit nombre est la condition nécessaire, quoique pas suffisante, à tout projet de contrôle collectif conscient. Les parties ne maîtrisent sans reste le groupe qu’elles forment que sous de restrictives contraintes de taille. Et l’on pourrait préciser la nature de cette condition nécessaire en disant que le groupe en ses parties ne peut espérer 73
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avoir de rapport de transparence à soi, et de maî trise consciente de soi, que lorsque tout est offert à la perception de tous, que lorsque tout le monde voit tout - ce que l’on pourrait nommer la condition synoptique. Et l’on pourrait aussi nommer paralo gisme scalaire cette erreur qui consiste à penser les sociétés comme simples homothéties des com munautés, les grands groupes n’étant que de petits groupes... agrandis, sans voir que le changement d’échelle est en soi producteur d’effets, et que des transformations qualitatives viennent avec les aug mentations quantitatives. De ces transformations qualitatives, on a donné le principe : l’excédence. La transcendance immanente est précisément ce supplément qui naît des synergies affectives sur de grands nombres, là où les petits nombres, satisfaisant la condition synoptique, peuvent espérer conserver la pleine maîtrise de leurs productions collectives42. En quelque sorte la loi des grands nombres du social43. Affirmer que «ce qui est vrai d’une petite commu nauté d’amis visant une fin commune l’est également à une autre échelle de la cité qui est orientée vers le bien commun44», c’est donc énoncer le paralogisme scalaire sous sa forme pure, méconnaissance, peutêtre même refus intellectuel, de l’excédence, qui est le propre de toute la pensée libérale, et frappe par contrecoup toute la pensée libertaire, l’une comme l’autre ne voulant connaître que le plan, horizonta lité du marché et du contrat politique pour l’une, de l’association pour l’autre. Mais la société n’est pas qu’un «groupe d’amis» élargi, et l’asynopsis est au principe d’une différence qualitative. Si les groupes humains se totalisent à l’échelle de rassemblements nombreux, alors il faut penser en propre les forma tions sociales macroscopiques, «en propre» signi fiant non comme simples homothéties de regroupe ments microscopiques. 74
Le social comme excédence et comme élévation
Instabilité du plan contractuel (l’impensé vertical de l’association) Mais l’oubli du vertical, ce comble du point de vue antisociologique, hante la pensée à l’époque indivi dualiste, qui n’imagine la transcendance que des cendante - et mythique -, sans pouvoir la concevoir comme immanente (c’est-à-dire ascendante-descendante) et réelle. «Il n’y a d’obligation qu’entre ceux qui participent à une même activité ou à une même tâche » écrivent Pierre Dardot et Christian Laval45, à l’exact rebours de tout l’effort de Durkheim qui s’est toujours refusé à faire de l’obligation un fait bilatéral, comme le voudrait le contractualisme libéral avec ses contractants seuls au monde. Même l’obligation la plus locale ne tient que par l’effet d’une force globale qui lui est extérieure, la force propre du social, cela même que Durkheim nomme la puissance morale de la société - l’autre nom de la transcendance imma nente. Il est bien vrai que la science sociale com mence avec le nombre trois, c’est-à-dire avec la présence du tiers entre les co-contractants isolés de toutes les robinsonnades. Un tiers d’importance en vérité puisqu’il s’agit de la société elle-même, réser voir de forces incommensurablement supérieures à celles des individus, et qui peut seule les tenir à des engagements que le simple jeu des volontés, c’està-dire le plus souvent des intérêts, rendrait d’une parfaite instabilité. Et c’est bien cela que la pensée libertaire se refuse à admettre, elle qui mise pourtant tellement sur les «valeurs», altruisme, coopération, solidarité, logiques d’action en effet seules à-mêmes de faire pièce à l'opportunisme stratégique de l’indi vidualisme utilitariste, mais dont il faudrait au moins remarquer que, formations morales, elles n’ont pas d’autre origine que la société elle-même, ni d’autre garant que la force morale de la société. 75
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Spinoza, avant Durkheim, a saisi cette insuffisance rédhibitoire du contractualisme, plus exactement son incapacité à penser l’instabilité fondamentale du contrat, ou de tout «pacte», s’il est abandonné au seul bon vouloir de ses parties, et à voir qu’il ne tient jamais que par l’infusion d’une force extérieure à son propre cadre. «Les hommes ont beau promettre et s’engager à tenir parole avec des marques assurées de sincérité, personne cependant ne peut se fier en toute certitude à autrui si rien d'autre ne s’ajoute à la promesse puisque chacun, par droit de nature, peut agir par tromperie et n’est tenu de respecter les pactes que par espoir d’un plus grand bien ou par crainte d’un plus grand mal46. » Et de plier la discussion: «Nous en concluons qu’un pacte ne peut avoir de force qu’eu égard à son utilité ; celle-ci ôtée, le pacte est du même coup supprimé42. » Spinoza ne dit certainement pas que jamais les promesses ne sont tenues. Mais que, sauf alignement parfait des intérêts des parties, elles le seront seulement pour autant que s’y ajoute quelque chose d’autre, un quelque chose extrinsèque aussi bien au contenu de la promesse qu’au face-à-face des promettants. Que peut être cette chose autre qui vient s’ajouter sinon la force qui nous fait adhérer à des lignes de conduite parfois orthogonales à celles de notre opportunisme immédiat, et par là ouvre le spectre de nos «utilités» : au-delà de l’utilité utilitariste, l’utilité étendue d’une fidélité à des principes, c’est-à-dire d’une conformité au groupe et à ses valeurs. Mais cette force, c’est celle même de l’affect commun, alias la puissance de la multitude, principe de tous les valoirs et de toutes les efficacités normatives. La force du vertical ascendantdescendant, qui tient en réalité les individus à ce à quoi ils croient, quand ceux-ci pensent ne tirer leurs valeurs que de leur propre fonds. Ainsi les projets d’horizontalité persistent-ils à ne pas voir que leurs 76
Le social comme excédence et comme élévation
conditions morales de possibilité mêmes leur sont fournies par la verticalité qu’ils s’obstinent à dénier. Si locale en soit la réalisation, l’obligation qui tient des individus à un commun participe consubstantiellement de cette verticalité en tant que fait moral. Le principe de consistance des petits groupes leur vient donc nécessairement, au moins pour une part, des grands groupes dans lesquels ils se trouvent inclus. Y compris quand ils continuent de nourrir l’illusion qu’ils pourraient s’en affranchir entièrement.
Chapitre UI Disconvenances et verticalité
Pourquoi les hommes se groupent-ils au lieu de rester épars? Et pourquoi, s’ils se groupent, ne forment-ils pas qu’un seul très grand groupement, celui de la terre entière? En d’autres termes, pourquoi y a-t-il des groupements, et pas simplement l’humanité ? «Il est certain que le genre humain n’offre à l’es prit qu’une idée purement collective qui ne suppose aucune union réelle entre les individus qui la consti tuent» note Rousseau48. Qui ajoute donc à la positivité du constat le commencement de son intelligibilité : il s’agit de penser des unions réelles. Il entre à coup sûr dans la position scolastique, dont Bourdieu a maintes fois rappelé et la particularité et la puissance de dis torsion, de céder au fétichisme des idées, c’est-à-dire de doter les idées d’un contenu de réalité qu’en réa lité elles n’ont pas49. Propre du «libre jeu intellec tuel» et de la mise à distance du monde autorisée par la suspension relative de la nécessité, l’erreur scolastique consiste à prendre les idées sur le réel pour le réel même, et à supposer que ce qui est conçu est, par le fait même d’être conçu. Ainsi de l’idée du «genre humain», ou de Inhumanité», idée d’autant plus attrayante qu’elle a pour elle la puissance de séduction de l’universel, spécialement grande auprès des intellectuels, mais dont Rousseau nous rappelle opportunément qu’elle ne correspond à aucune union réelle et que, par conséquent, ses objets n’existent pas 79
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autrement qu’à l’état d’idées, c’est-à-dire n’existent pas réellement. C’est bien ce défaut d’existence qui frappait d’inanité les revendications édifiantes des «citoyens du monde» puisqu’on n’est jamais citoyen réel que d’une communauté politique existant réel lement. Pour qui ne souhaite pas s’abandonner com plètement aux mirages de l’universel scolastique, il y a donc deux choses à comprendre : d’abord qu’il se soit constitué des groupements, ensuite qu’ils se soient arrêtés quelque part. Les hommes se sont réu nis. Mais pas jusqu’à former (réellement} le genre humain. Aussi le monde demeure-t-il fragmenté.
Un loup et un dieu
Les hommes réunis mais par blocs distincts. Soit des compositions s’opérant mais jusqu’à un point où s’équilibrent les forces antagonistes de la conver gence et de la divergence. La fragmentation du monde - fragmentation et non pulvérulence - est donc le symptôme d’une ambivalence, d’un conflit stabilisé de tendances contraires. Cette ambivalence, c’est celle même du rapport de l’homme à l’homme. Qui, nous dit Spinoza, lui est un dieu aussi bien qu’un loup. Voilà les deux forces concurrentes qui décident de la morphologie élémentaire de la multitude humaine en groupements finis distincts. La pluralité des groupements finis s’impose donc comme la solution d’équilibre entre tendances centri pètes et tendances centrifuges, également présentes dans les possibilités de la vie passionnelle humaine sous les figures du dieu et du loup. Car voilà bien où l’anthropologie de Spinoza diffère de celle de Hobbes: s’il y est assurément présent, le loup ne règne pas exclusivement sur l’âme humaine. C’est que «rien n’est plus utile à l’homme que l’homme» (Éth., IV, 18, scolie). Rien ne lui est plus utile au moins pour 80
Disconvenances et verticalité
cette prime raison que la simple survie demande de ne pas être seul: «Les hommes ne peuvent guère se maintenir en vie ou cultiver leur âme sans le secours les uns des autres50. » La forme toute basale de la persévérance dans l’être - le maintien dans l’exis tence biologique - est donc la première des forces centripètes. Si elle veut se donner quelque chance, la survie s’organisera de conserve, et les hommes se rapprocheront les uns des autres sous la nécessité d’y pourvoir. C’est là un mécanisme suffisamment puis sant pour fournir dans le Traité théologico-politique l’esquisse d’une genèse de la société civile, dans une veine très différente de celle du contrat à laquelle la suite du Traité se tiendra formellement, et comme une anticipation du Traité politique où l’argument contractualiste disparaîtra complètement pour lais ser place à une genèse de l’État réellement imma nente, c’est-à-dire entièrement produite par le jeu endogène des passions. En attendant, ce sont donc bien deux généalogies de l’État qui sont présentées dans le Traité théologico-politique, le modèle clas sique du contrat étant précédé par une genèse d’une tout autre nature, sans rapport avec l’artificialisme du pacte inaugural: par la division du travail51. «Si les hommes ne s’entraidaient pas mutuellement, l’art et le temps leur feraient défaut pour se maintenir et se conserver par leurs propres moyens. Tous, en effet, ne sont pas également aptes à tout et aucun homme pris isolément ne serait capable de se procu rer ce dont un homme seul a grand besoin52. » En tout cas, la précarité, peut-être même l’impossibilité, de la survie solitaire, sauf milieu extrêmement favorable, fait assurément partie de ces expériences qu’on peut prêter à l’homme fictif de l’état de nature fictif. La conservation de soi suppose de pourvoir concrètement à des réquisits matériels qu’on ne satisfait pas autre ment que par la composition des efforts individuels, 81
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et de cette composition particulière qui passe par la complémentarité des spécialisations dans une orga nisation collective du travail divisé. Les commodités de la vie matérielle, voilà l’une des forces centripètes qui pousse les hommes les uns vers les autres, et donne une partie de sa consistance à l’expérience de ce que «de la société commune des hommes naissent beaucoup plus d’avantages que d’inconvénients53».
Dieu de pitié Les forces de convergence cependant ne s’arrêtent pas aux nécessités de la reproduction matérielle. Sous d’autres rapports également «rien n’est plus utile à l’homme que l’homme». Et les hommes se rap prochent sous le coup d’autres forces passionnelles. La plus puissante d’entre elles, on l’a vu, trouve son origine dans le mécanisme de l’imitation des affects puisque c’est lui qui est au principe du mouvement de la compassion (comme le suggère d’ailleurs son étymologie même). Si, en effet, le spectacle d’autrui affecté suffit à me faire éprouver par «émulation» un affect semblable, alors autrui attristé suscite en moi de la tristesse - cette tristesse même qu’on appelle pitié [Éth., III, 27, scolie). Quand elle prend la forme de la pitié, l’imitation des affects est donc (toutes choses égales par ailleurs) puissamment centripète. Elle ne fait pas que mitiger, voire suspendre, un éven tuel mouvement d’agression envers cet autrui attristé, mais porte également à lui venir en aide. Et ceci pour des raisons, ou plutôt selon des causes, dont Spinoza montre bien qu’elles ne doivent rien à quelque forme pure d’altruisme. Car en m’efforçant de soulager autrui de ce qui l’attriste, ça n’est pas lui que je vise en première instance mais bien moi ! Moi qui, par mimétisme affectif, ait été attristé de sa tristesse, et cherche par conséquent à me débarrasser de ma 82
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tristesse. Donc à le débarrasser de la sienne, puisque c’est la sienne qui fait la mienne. Bien sûr on ne com mettrait pas de plus grand contresens qu’en ramenant l’opération de ce mécanisme passionnel dans l’ordre de la délibération consciente, voire calculatrice. Les lois élémentaires de la vie passionnelle enchaînent causes et effets à même le corps, sans avoir besoin d’en passer par l’intervention de quelque instance de la conscience ou de la volonté, et sans nécessaire ment (sans l’exclure non plus dans certaines situa tions) qu’il se forme dans l’esprit les idées claires et distinctes de ces enchaînements. La preuve en est d’ailleurs donnée dans la plupart des cas de compor tements «altruistes», qui, précisément, se pensent comme altruistes, sans apercevoir le moins du monde le travail en eux de l’effort en première personne du conatus pour se soulager de sa tristesse - telle qu’elle a été induite par la tristesse d’autrui. Comme on sait, et comme les moralistes du xvne siècle n’ont pas eu leurs pareils pour forcer notre cécité, et nous obliger à voir les choses telles qu’elles sont et non telles que nous nous plaisons à nous les représenter, l’égocen trisme foncier du conatus s’y entend pour enchanter sous l’espèce des plus hauts principes vertueux ses propres mouvements intéressés - mais en un sens évidemment très étendu de 1’«intérêt54». Cependant, en l’occurrence, le point important est ailleurs. Il est dans la réalité du mouvement que fait faire vers les autres le spectacle de leur afflic tion, force profondément sociale, même si elle opère d’abord localement, dans l’entr’affection des corps. Mais cette localité est très dépassable puisque, comme l’a montré le modèle de genèse conceptuelle, le mimé tisme des affects est toujours susceptible d’un effet de contagion de proche en proche, par quoi se forment des rassemblements de plus en plus grands de per sonnes communément affectées, réunies par exemple 83
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en défense d’un tort particulier fait à quelqu’un. Là encore à même l’étymologie, l’imitation des affects soutient un principe de sympathie, qui connaît l’une de ses réalisations sous la forme de l’entraide, et porte les hommes les uns vers les autres.
La disconvenance La division du travail pour repousser de conserve la perspective du dépérissement, et l’entraide sympa thique : voilà des figures du dieu que l’homme, même quand il n’est pas sous la conduite de la raison, peut être pour l’homme. Et pourtant sans préjudice du loup. Qu’il sait être également. Le droit naturel, cet autre nom du conatus, ne détermine par soi aucun type d’action univoquement. Mais «il n’interdit rien, sauf ce que personne ne désire et que personne ne peut» (TP, II, 8). Par conséquent, «il n’exclut ni les conflits, ni les haines, ni la colère, ni les ruses, ni absolument rien de ce que l’appétit conseille55». Et c’est toute la puissance centrifuge du conatus qui se trouve dite ici, celle qui rend l’état de nature inha bitable : « Puisque chacun, à l’état naturel, relève de son propre droit aussi longtemps seulement qu’il peut se garder contre l’oppression d’un autre, et puisque d’autre part un homme seul s’efforcera en vain de se garder contre tous ; alors, aussi long temps que le droit naturel des hommes est déter miné par la puissance de chacun pris séparément, aussi longtemps est-il nul, et plus imaginaire que réel, puisqu’on n’a aucune assurance d’en jouir56.» La licence apparente du droit naturel « qui n’inter dit rien» est donc des plus illusoires puisqu’elle se heurte sans cesse au contrariement des autres droits naturels auquel l’état de nature interdit aussi peu, si bien que l’issue de leurs rencontres est abandonnée à leurs purs rapports de puissance. 84
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L’homme donc peut être un dieu, mais il faudra aussi compter avec le loup. En réalité «en tant que les hommes sont sujets aux passions, on ne peut pas dire qu’ils conviennent en nature» {Éth., IV, 32). Il faut lire cet énoncé dans sa pure littéralité, sans y chercher quelque effet de style, ni ironie ni affectation de lassi tude : les passions, emportant par principe variations et diversité, ne sauraient offrir aucune garantie de convenance des hommes entre eux. Non pas qu’ils ne conviendraient jamais en rien: mais que, ainsi conduits, il leur est hors de portée de convenir en tout - «en nature». Les convenances passionnelles, les seules qui soient à la portée des hommes sous le régime de la «servitude», sont donc essentiellement contingentes et instables, toujours susceptibles de se défaire, plus ou moins violemment, après s’être nouées par des coïncidences parfois troubles. Il fau drait que les hommes fussent conduits par la raison pour échapper à cette précarité. Tel est bien le sens de Éth., IV, 35 qui suit de près Éth., IV, 32 pour lui donner son contraste : «C’est en tant seulement qu’ils vivent sous la conduite de la raison que les hommes conviennent toujours en nature57.» Or les hommes ne sont pas sous la conduite de la raison - autrement Spinoza ne prendrait pas la peine de leur écrire une Éthique qui tente de la leur faire apercevoir au travers des brumes épaisses de la servi tude passionnelle. Ceci ne signifie pas qu’il ne puisse, parfois, localement, y avoir quelque raison dans leurs comportements, ni encore moins bien sûr qu’il ne faille travailler à en faire croître la part : après le Traité de la Réforme de TEntendement, VÉthique n’a pas d’autre intention que nous aider à sortir de nos obscurcissements affectifs et de tendre toujours plus vers la vie ex ductu rationis. Au moins n’omet-elle pas d’avertir que le terme de ce cheminement, qu’on l’appelle Béatitude ou Liberté, est «aussi difficile que 85
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rare58»... C’est dire que dans r«mtervalle» - en fait pour toujours - il nous faut compter avec des hommes tels qu’ils sont : conduits par les affects passifs. Aussi toute présupposition en excès de cette prémisse est-elle vouée aux plus grands désastres politiques, errem1 caractéristique du wishful thinking et de tous ces paris grandioses trop enclins à voir les hommes «tels qu’on voudrait qu’ils fussent» - et tels qu’ils ne sont pas. Ceci d’ailleurs sans méconnaître l’immense variété des formes, les pires, les moins pires, d’assez bonnes parfois, que la vie passionnelle collective est susceptible de produire.
Les œuvres de l’ambivalence passionnelle En tout cas il faudra faire avec tout ce que la servitude passionnelle, horizon indépassable de la vie humaine, emporte de conséquences. En d’autres termes, il fau dra faire avec l’ambivalence. Dont on ne trouverait d’ailleurs meilleur résumé que dans les possibilités les plus opposées du mécanisme élémentaire de l’imi tation des affects. Car s’il peut être au principe de l’élan sympathique par émulation de la tristesse en pitié, il peut l’être tout autant de l’induction mimé tique du désir et conduire les hommes à s’arracher des mains les uns des autres un certain objet quand celui-ci ne peut être possédé que d’un seul. Ou bien pousser à émuler la haine pour autrui d’un de nos semblables - ou que nous tenons pour tel. Soit le dieu et le loup enfermés ensemble dans l’unique opéra tion du mimétisme des affects - et seule la situation concrète décidera duquel sortira de la boîte. Cependant l’ambivalence aux yeux de Spinoza n’est pas synonyme de symétrie, et l’affrontement des tendances centrifuges et centripètes n’est pas spon tanément égal. Que les hommes «ne conviennent pas en nature», selon le mot de Éth., IV, 32, entraîne à 86
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titre de quasi-nécessité qu’avec le temps viendra un moment où ils disconviendront, et ceci sans qu’on puisse préjuger ni de l’intensité de la disconvenance ni du nombre de ceux qu’elle va impliquer. On ne peut manquer de remarquer de quelle manière le Traité politique, qui, lui, empoigne directement la question des formes de la coexistence collective, radicalise le propos de VÉthique et brise la symétrie apparente qu’on pouvait être encore tenté d’y lire59 :