Hommage à Kateb Yacine 2296013015, 9782296013018

Divers et précieux, ces témoignages situent Kateb Yacine parmi les hommes et dans le monde. Le lecteur retrouvera dans c

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French, English Pages 216 [198] Year 2006

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Hommage à Kateb Yacine
 2296013015, 9782296013018

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HOMMAGE À KATEB YACINE

www.1ibrairieharmattan.com di ffus [email protected] [email protected]

@ L'Harmattan, 2006 ISBN: 2-296-01301-5 EAN : 9782296013018

Textes réunis et présentés par

Nabil BOUDRAA

HOMMAGE À KATEB YACINE

Avant-propos

de

Kamel MERARDA

L'Harmattan 5-7, rue de l'École-Polytechnique; 75005 Paris FRANCE L'Harmattan

Hongrie

Kônyvesbolt Kossuth

L. u. 14-16

1053 Budapest

Espace L'Harmattan

Kinshasa

Fac..des Sc. Sociales, Pol. et Adm. ; BP243, KIN XI Université de Kinshasa - RDC

L'Harmattan

Italia

L'Harmattan

Burkina Faso

Via Degli Artist~ IS 10124 Torino

1200 logements villa 96 12B2260

ITALIE

Ouagadougou 12

Remerciements Ce colloque n'aurait pas eu lieu sans la contribution des institutions suivantes. Nous tenons à leur exprimer notre profonde gratitude: The Algerian-American Cultural Center The Amazigh Cultural Association in America La Maison Française de Columbia University L'Alliance Française de New York

Nous tenons surtout à remercier Kamel Merarda qui nous a aidé à réunir ces textes et de nous procurer l'enregistrement vidéo de cette conférence pour la saisie de quelques interventions. Mais, il a surtout le mérite d'avoir bien coordonné l'organisation de ce colloque. Nos chaleureux remerciements vont aussi à tous ceux qui ont contribué à l'organisation de ce colloque: Fazia Aitel, Mokhtar ElGhambou, Eric Ormsby, Directeur de la Maison Française de Columbia University, Said Benhamou et tous les autres.

Table des matières Avant-propos Kamel Merarda

9

Présentation Nabil Boudraa

13

ARTICLES L'épique chez Kateb Yacine Edouard Glissant La littérature algérienne face à la langue: le théâtre de Kateb Yacine Réda Bensmaïa

25

33

Les ruines de l'Algérie chez Kateb Yacine Soraya Tlatli

53

Le principe d'incertitude chez Kateb Farid Laroussi

73

Le fou de Nedjma Hédi Abdel-Jaouad

83

Kateb'sjourney beyond Algeria and back Pamela Pears

89

Kateb the Dialogic Bernard Aresu

109

Les Ancêtres redoublent de véracité Tassadit Yacine

129

HOMMAGES L'éternel Kateb Eric Sellin

135

Soliloques en échos: pour Kateb Yacine Benamar Médiène

143

A la recherche de Kateb Yacine Alek Toumi

153

Evocation de Kateb Amin Khan

167

INTERVIEW Portrait de Kateb Yacine Entretien inédit avec Kamel Merarda

175

QUESTIONS - REPONSES Séance questions

- réponses

201

Notices biographiques

211

8

Avant-propos Le Centre Culturel Algéro-Américain de New York (AACC), en collaboration avec l'Association Culturelle Amazigh en Amérique (ACAA), la Maison Française de Columbia University et l'Alliance Française-French Institute de New York, a organisé une série d'activités littéraires et artistiques les 19 et 20 novembre 1999 à Columbia University pour commémorer le dixième anniversaire de la disparition de Kateb Yacine. Cet évènement culturel auquel se sont jointes plusieurs personnalités littéraires et artistiques - acteurs, écrivains, poètes, conférenciers venus d'Algérie, de France et des Etats-Unis s'est articulé autour de quatre moments: une conférence, une représentation théâtrale, une exposition, et une projection de film et interviews sur Kateb.

-

L'hommage à Kateb Yacine a débuté la matinée du vendredi 19 par un atelier intitulé Peinture & Littérature présenté par Annie Heminway et animé par Benamar Mediène pour les étudiants de l'Alliance Française-French Institute de New York. En fm d'après-midi, le programme s'est poursuivi à la Maison Française de Columbia University où une projection de diapositives sur Issiakhem et Kateb est commentée par Benamar Mediène. Le film de Kamel Dehane qui constitue une des rares occasions où l'auteur parle de lui-même a été présenté en clôture de la première journée de l'hommage à Kateb Yacine. Le lendemain, samedi 20 novembre, une conférence interdisciplinaire a regroupé durant toute la journée d'éminents universitaires, écrivains, poètes et amis de Kateb Yacine autour de son œuvre multiforme - roman, poésie, théâtre et essais politiques et de son parcours littéraire en exil et en Algérie. Parmi les participants, notons la présence d'Edouard Glissant, City University of New York, Graduate Center, Bernard

Are su, Rice University, Reda Bensmaia, Brown University, Hédi Jaouad, Skidmore College, Fazia Aitel, de City University of New York, Graduate Center, Mokhtar El Ghambou, de New York University, Farid Laroussi, Yale University, Benamar Mediène, Université d'Aix, Kamel Merarda, New School University, Amin Khan, Eric Sellin, Tulane University, Soraya Tlatli, Princeton University, Alek Baylee Toumi, Franklin & Marshall College. L'adaptation théâtrale et la mise en espace par Hamid Bousmah incluent un choix de textes basé sur un récit de Benamar Médiène, Les Jumeaux de Nedjma, et sur des extraits de l'œuvre de Kateb. La pièce était admirablement "jouée-lue" par Sonia qui a traversé la Méditerranée et l'Atlantique pour l'occasion, ainsi que par Hamid Bousmah, Alek Baylee, et Benamar Médiène. Durant toute la manifestation, l'exposition a attiré une foule nombreuse. L'exposition comporte 6 panneaux qui retracent les principales étapes de la vie et de l'œuvre de Kateb et inclut notamment une toile d'lssiakhem (provenant d'une collection privée) sur laquelle Kateb Yacine a peint un poème, plusieurs affiches et reproductions de peintures, des photographies non publiées, des ouvrages épuisés, des extraits de presse, etc. Une mini librairie était installée sur les lieux de la conférence ou des ouvrages de Kateb Yacine, ainsi que les dernières publications des participants, étaient mis en vente. Une réception offerte par la Maison Française de Columbia University a clôturé la manifestation. La soirée s'est poursuivie avec Cheb Mami. Le Centre Culturel a ainsi convié les intervenants de la conférence à poursuivre la soirée en compagnie du chanteur Rai, Mami, qui se produisait le même soir non loin de Columbia University, au Beacon Theatre de Broadway. Ce soir Mami était en solo, alors que les soirées précédentes il se produisait avec Sting.

10

Il est vrai que l'organisation du colloque a requis une bonne dose de disponibilité et de souffle - enthousiasme et résolution en sus mais la tenue du colloque reste un événement limité dans sa portée et dont ne jouiront directement que les personnes qui ont eu le temps et la chance d'y assister. En revanche, en publier les actes, c'est le rendre accessible au grand public et lui vouer une audience plus large. La présentation des actes du colloque dans ce recueil a nécessité un travail ardu que Nabil Boudraa a mené avec brio, passion, persévérance, et conviction. Nabil aura largement concouru à parfaire les vœux et les objectifs des organisateurs. Qu'il en soit respectueusement remercié.

-

Kamel Merarda, Président Algerian American Cultural Center

Il

Présentation En 1999, on commémore, un peu partout dans le monde, le 10ème anniversaire du décès de Kateb Yacine, reconnu par certains comme le fondateur de la littérature algérienne d'expression française. A New York même, ville qu'il avait visitée onze ans auparavant, plusieurs institutions ont collaboré pour commémorer à leur manière la disparition du grand poète. Un colloque de deux journées a eu lieu d'abord au siège de l'Alliance Française de New York, le 19 novembre, et le lendemain à la Maison Française de l'Université de Columbia. Ces deuxjoumées de création se veulent "un moment de communion, de partage et de découverte; une reconnaissance entre l'esthétique d'une expérience et un public new-yorkais cosmopolite en quête de culture."! L'intérêt de ce colloque n'est pas simplement de rendre hommage à Kateb, mais de le faire connaître davantage au public américain. Car à l'exception de Nedjma, son œuvre n'est toujours pas traduite en Anglais, et reste malheureusement pas assez connue de nos jours aux Etats-Unis. Il est donc important de mieux faire connaître Kateb Yacine non pas parce qu'il est écrivain maghrébin et francophone comme par souci d'exotisme académique2, mais parce qu'il est un écrivain à la fois très enraciné dans sa culture maghrébine et universel. Ceci dit, Kateb est universel parce qu'il a justement bien su définir la dimension spécifique de sa culture et de sa propre vision du monde. Il est parmi les rares écrivains algériens à avoir bien compris et exprimé l'identité algérienne (et par extension nordafricaine) dans ses différentes facettes. Ainsi la connaissance de l' œuvre permet assurément une meilleure compréhension des sociétés plurielles dont la complexité fait défaut à beaucoup et, 1 Citation tirée de la brochure annonçant la conférence en question. 2 La plupart des écrivains francophones sont étudiés d'une manière limitée et souvent on ne voit dans leurs œuvres que le côté folklorique, exotique. Il est temps de reconnaître leur talent et leur génie littéraire. 13

malheureusement, parfois à des spécialistes de cette région qui ne perçoivent que 1'histoire récente et oublient les profondeurs historiques d'une culture formée aux sources des grandes civilisations antiques (égyptienne, phénicienne, grecque, romaine). Ouvert sur le monde et sur l'actualité, Kateb Yacine n'est pas un poète enfermé dans sa tour d'ivoire. Il s'est toujours battu pour son pays et son peuple. Depuis ses débuts littéraires, la poésie et la révolution pour lui étaient deux faces d'une même médaille. Cependant, son combat, fondé sur la justice, le droit des hommes à disposer de leur dignité et de leur culture, ne s'est pas limité à l'Algérie puisqu'il s'élevait contre toutes les discriminations raciales, politiques, linguistiques, et sexuelles. Il a ainsi fait le tour du monde par ses écrits sur le Vietnam, l'Afrique du Sud, la Palestine, etc. Ses pièces de théâtre telles que I 'Homme aux Sandales de Caoutchou2 et Palestine Trahie4 sont tellement pertinentes aujourd'hui - vu le contexte politique actuel- qu'il est nécessaire de les traduire dans d'autres langues, leur permettant une très grande audience. Il n'est pas inintéressant de noter, par ailleurs, que dans le contexte actuel, la question des langues minorées reste à régler surtout à l'aube de cette mondialisation qui, nous le savons tous, peut devenir un rouleau compresseur capable d'écraser les langues et cultures locales de beaucoup de pays dominés culturellement et économiquement. Les prises de position de Kateb par rapport à ces questions sont éclairantes du fait qu'elles permettent d'en finir avec les préjugés d'une supériorité d'une langue sur une autre. Les écrits de Kateb Yacine à ce sujet sont importants pour la survie des langues et cultures minorées non seulement en Afrique du Nord mais aussi dans d'autres régions de la planète. Loin d'atténuer l'intensité de ses propos, la mort ne fait que montrer la force de ces écrits à un moment où des intellectuels issus pourtant du même terreau travaillaient à diffuser une pensée en tous points contraires à la sienne. Inutile de reprendre point par 3 Editions du Seuil, 1970. 4 Dans Boucherie de l'Espérance, Paris, Seuil, 1999. 14

point le contenu de sa pensée à propos des langues populaires algériennes dans lesquelles il ne lésinait pas quand il s'agissait de dénoncer les politiques anti-démocratiques des dirigeants qui se servaient de la langue savante comme d'un paravent pour ne pas communiquer avec leur peuple5. Kateb a donc été sa vie durant un écrivain engagé, un antiimpérialiste, c'est pourquoi il est aussi intéressant de comprendre l'importance de cet hommage qu'on lui a rendu au cœur même de l'Amérique. A l'aube de ce troisième millénaire, le monde n'a jamais été aussi complexe. La tendance à mettre des étiquettes que ce soit en géographie, en politique ou en culture n'est pas seulement anachronique mais surtout dangereuse. Ce colloque s'inscrit précisément dans ce mouvement universel et universaliste où tout est lié, tout est imbriqué. L'œuvre de Kateb nous en donne une très belle illustration. Kateb lui-même a compris cette nouvelle dynamique du monde, surtout vers la fin de sa vie, c'est pourquoi il a accepté de voir sa pièce jouée en anglais dans les enceintes du Ubu Repertory Theater à New York en 1988. Il a donc vite compris qu'il fallait aller «dans la gueule du loup », comme il disait luimême, pour continuer la lutte. Dans la même année, Kateb est revenu encore une fois à la langue française avec une nouvelle pièce sur la Révolution Française, les Bourgeois sans culottes, dans laquelle il s'est attaqué à la bourgeoisie tout en défendant le malaimé de cette même révolution, Maxime Robespierre. Sa vie durant, Kateb Yacine a critiqué ouvertement l'Amérique et sa politique impérialiste mais sans toutefois verser dans le jusqu'au-boutisme ou dans les extrémismes. Homme de culture convaincu, Kateb Yacine pouvait aussi admirer les écrivains et intellectuels provenant de ce même pays. L'Amérique était aussi le pays de ses écrivains fétiches tels que Faulkner et Dos Passos; et c'est aussi le pays de la révolution américaine. Une révolution certes quasi-bourgeoise mais qui a brisé le joug de la 5 Son épouse Zoubeida Chergui a publié récemment un titre posthume de Kateb Yacine, Paree que e 'est une femme (Paris: Des Femmes/Antoinette Fouque, 2004) qui inclut un entretien inédit et quelques pièces sur la situation et la défense des droits des femmes. 15

domination, comme l'explique Kateb dans un entretien sur l'Amérique avec Benamar Médiène6. C'est dans cet esprit d'ouverture et de partage que nos participants sont venus (de France, d'Angleterre, d'Algérie et d'autres coins du monde), non simplement pour rendre hommage à Kateb mais surtout pour promouvoir cet intérêt qu'on doit aujourd'hui à son œuvre. Parmi eux, on trouve des poètes, des romanciers, des critiques littéraires, des spécialistes reconnus de la littérature francophone, des artistes, des gens de théâtre, et autres. Les uns ont présenté leur témoignage d'amitié et d'autres ont préféré partager avec nous leurs réflexions critiques sur l' œuvre de Kateb. Le lecteur trouvera d'ailleurs des analyses neuves et lucides tant sur ses premiers poèmes que sur sa dernière pièce sur Robespierre, en passant par le chef-d'œuvre, Nedjma et ses pièces en tamazight et en arabe populaire. La publication de ces actes ne prétend pas cerner, ni définir toute l'œuvre de Kateb Yacine, car toute tentative de le faire c'est, comme disait Jacqueline Arnaud, "essayer de crever les apparences, vouloir passer de l'autre coté du miroir. Entreprise aussi désespérante qu'exaltante: poursuivre, au risque de s'égarer, les gouttes du vif-argent."? Ce volume se veut donc comme une nouvelle contribution au travail critique sur Kateb Yacine et son œuvre qui a commencé depuis déjà presque un demi-siècle. Nous avons réparti ces actes en trois sections. La première inclut des articles qui sont en gros des analyses critiques de l'œuvre katébienne. La seconde comprend les témoignages chaleureux que ses amis ont bien voulu partager avec nous dans ce colloque et maintenant dans cette publication. Enfm, dans la troisième partie, nous avons le plaisir de publier un entretien inédit avec Kateb Yacine, réalisé lors de sa visite à New York, par Kamal Merarda en 1988. Nous avons pensé qu'il serait également utile de transcrire 6 Dans la collection Voix Multiples, Alger: Laphomic, 1986. 7 Arnaud, Jacqueline, La littérature maghrébine de langue française: Le cas de Kateb Yacine, Paris: Publisud, 1986, p. 9. 16

dans cette partie l'essentiel des séances consacrées aux questions et réponses de chaque panel. Nous avons donc inséré une sélection de ces séances à la fm de ce volume.

Edouard Glissant, qui a eu l'honneur d'ouvrir la série des panels, a commencé son allocution en nous racontant son aventure avec Kateb Yacine lors de la première représentation du Cadavre encerclé à Bruxelles en 1958. Lorsque Glissant allait présenter ce spectacleS, ils ont reçu des menaces de la Main Rouge, précurseur de l'OAS9. C'est là que le courage de Kateb et sa détermination à présenter le spectacle malgré les menaces ont permis à Glissant de comprendre "ce qu'il y avait de rêche à la fois dans la pensée, dans les attitudes et dans l'existence de Kateb Yacine." Pour Glissant, Kateb n'est pas simplement un écrivain algérien, mais un écrivain du monde, dont l'objet de l'œuvre est précisément le monde ou plutôt le "Tout-Monde" pour garder les mots de Glissant. Nul étonnement si ce dernier considère Kateb parmi les plus grands écrivains du vingtième siècle, aux côtés de Joyce et de FaulknerlO. La poétique de Kateb, nous explique-t-il, relève de la littérature épique, qui n'est pas fondée sur la certitude et le flamboiement, mais plutôt sur 1'hésitation et le questionnement. Il faudrait peut-être ajouter que ce lien qui les unit en amitié et en littérature est aussi un symbole de la relation entre ces deux régions du monde, à savoir les Antilles et le Maghreb qui, aussi différentes et séparées soient-elles, ont une symbolique en commun qu'il faudrait mettre en valeur au-delà des méandres de la francophonie et de la mondialisation. Réda Bensmaïa, quant à lui, propose une analyse très lucide de la situation linguistique en Algérie. En se servant d'outils 8 Ce préambule est mis en préface à: Kateb Yacine, Le Cercle des représailles. Paris: Seuil, 1958. 9 Organisation de l'Armée Secrète. 10 William Faulkner est justement l'auteur préféré de Glissant et de Kateb. Pour plus de détails voir l'introduction de notre thèse: la Poétique du paysage dans l'œuvre de Kateb Yacine, Edouard Glissant et William Faulkner, soutenue à Louisiana State University, Baton Rouge, en 2002. 17

fournis par Deleuze et Guattari, il donne un contexte sociohistorique de cette problématique des langues dans le Maghreb postcolonial en général. Son analyse permet une meilleure compréhension de cette crise linguistique dans une région où se côtoient plusieurs langues et plusieurs langages. Soraya Tlatli, dans son exposé sur "les ruines de l'Algérie chez Kateb" propose un modèle intéressant pour la lecture de Nedjma, basé sur la philosophie d'Ibn Khaldoun plutôt que sur la pensée occidentale qui se fonde sur I'histoire linéaire et le concept de l'état-nation. Ceci éluciderait la symbolique des ruines ainsi que la conception fragmentée et cyclique du temps dans l' œuvre katébienne dans son ensemble. Farid Laroussi à travers son article sur "le principe d'incertitude chez Kateb" nous fait une analyse minutieuse du rapport que Kateb a entretenu avec la langue française. Laroussi nous explique cette dialectique linguistique entre le Français et les langues populaires du pays à savoir l'arabe dialectal et le Berbère (Tamazight). On arrive à comprendre, malgré la complexité de la situation linguistique en Algérie, que Kateb est tout de même le moins ambigu et le moins aliéné de tous les écrivains algériens en ce qui concerne les questions de langue et d'identité. "Rien de tel que le doute pour rendre la parole nécessaire" dit-il à propos du doute et du questionnement dans l'écriture katébienne. Hédi Abdel-Jaouad, dans son analyse de l'amour fou dans les premiers poèmes de Kateb, nous explique comment ce dernier célèbre cette poésie amoureuse non seulement dans la langue de l'autre mais aussi dans une écriture-délire. Ce qui permet à AbdelJaouad de ranger Kateb du côté des poètes maudits et l'inscrire dans la tradition des poètes-majnouns d'Arabie. On ne peut effectivement pas comprendre l'esprit révolutionnaire de Kateb Yacine si on ne saisit pas cette dimension passionnelle de l'amour dans son œuvre. Pamela Pears a choisi d'évoquer la dimension politique et internationale du théâtre katébien, en particulier, l 'Homme aux 18

sandales de caoutchouc11. A travers son rapprochement entre la Guerre du Vietnam et celle de l'Algérie, Pears nous démontre que le cri de Kateb dépasse en fait les frontières géopolitiques pour inscrire son combat dans un contexte internationaliste. Effectivement, Kateb avait l'ambition de défendre les causes de tous les opprimés; en somme, il s'élevait contre l'injustice ou, comme disait Rachid Mimouni, "des causes perdues, mais justes." Bernard Aresu dans son texte en anglais intitulé "Kateb the dialogic" traite de l'intertextualité et nous montre des parallèles extraordinaires entre Kateb Yacine et William Faulkner. Il est vrai que Faulkner qui a marqué une influence sur la littérature française à partir des années trente, n'a pas échappé à l'attention de Kateb, même si ce dernier s'en inspire pour d'autres raisons que celles de Camus, Sartre et Malraux. Nous avons, par ailleurs, décidé d'inclure un article de Tassadit Yacine, intitulé "Les Ancêtres redoublent de véracité", qui est une étude brève mais très lucide sur le rapport qu'a entretenu Kateb Yacine avec les langues populaires en Afrique du Nord. Tassadit n'a pas participé au colloque mais vu la pertinence de la question des langues dans cette région de nos jours, il nous a semblé important de partager avec notre lecteur ces quelques réflexions qui nous aident à mieux comprendre l' œuvre de Kateb et ses différentes prises de position. Eric Sellin qui, de par son titre compare Kateb "cet autre combattant éternel" à Jugurtha, nous explique un topos bien typique à l'œuvre de Kateb, qui est celui du retour aux ancêtres. Un retour à la source, c'est-à-dire vers le fond de l'histoire pour donner la force nécessaire à cette Algérie en devenir qui a besoin de sa richesse historique dans la quête de sa vraie identité. Benamar Médiène, dans son hommage "Soliloques en échos" relate les derniers moments de Kateb, sur son lit d'hôpital à Grenoble, en compagnie d'un petit cercle de parents et d'amis. Il Paris: Seuil, 1970.

19

Dans un langage assez poétique, il restitue la mémoire de Kateb, qu'il compare non sans fierté à Holderlin, cet autre grand poète du 19ème siècle important pour Kateb Yacine. Ce sont d'ailleurs les Poèmes d'Holderlin qui l'ont accompagné dans les derniers moments de sa vie puisqu'une copie se trouvait sur la table de chevet dans sa chambre d'hôpitaI12. Alek Toumi, à son tour, nous retrace le parcours intellectuel de Kateb en replaçant son œuvre dans son vrai contexte socioculturel et politique. Avec des jeux de mots pleins de sarcasme et d'humour, Toumi tourne en ridicule ces "frères monuments"13 comme Kateb s'amusait à les appeler, et établit des parallèles avec l'Algérie ensanglantée des années 1990. Amin Khan dans "Evocation de Kateb" nous fait partager, lui aussi, la mémoire de ses différentes rencontres avec le grand poète. A travers des anecdotes, à la fois tragiques et comiques, il nous évoque les qualités humaines de Kateb, pour qui l'amour du peuple n'a rien d'égal. Kateb Yacine a, par ailleurs, accordé un nombre important d'entretiens que ce soit à la presse algérienne ou internationale. Aussi le lecteur qui en a pris connaissance y trouvera quelques répétitions comme dans celui que propose Kamal Merarda. Cependant, Kateb nous raconte ici, et pour la première fois, quelques anecdotes uniques, et souvent comiques, qui aident le lecteur à mieux comprendre à la fois sa vie et son œuvre. Dans les séances questions-réponses, de grandes questions ont été engagées de part et d'autre et ont pu apporter des développements et des éclairages que les orateurs n'ont pas évoqués dans leur communication. Aussi, nous a-t-il paru important de les retranscrire et de les mettre à la portée du grand

12 Kateb Yacine s'en était servi pour écrire la préface «Les Ancêtres redoublent de férocité» aux poèmes kabyles de Aït Menguellat. Cf. Tassadit Yacine, Aït Menguellat chante. C'était le dernier écrit de Kateb Yacine. 13 En référence aux Islamistes qu'on appelle en Algérie les "Frères Musulmans". 20

public et aussi du lecteur spécialisé SOUCIeuxde connaître davantage l'auteur. Seul Kateb, rappelons-le, est capable de réunir, de par son intérêt, des personnes, des groupes et des associations aussi diverses que les organisateurs de ce colloque: The AlgerianAmerican Cultural Center, The Amazigh Cultural Association in America, L'Alliance Française de New York, et La Maison Française de Columbia University. Ces institutions ont donc travaillé ensemble des semaines durant pour mettre ce colloque en place, signe de leur grande admiration pour ce poète aimé de tous, sauf bien sûr des extrémistes de tous bords. Kateb se trouve ainsi partout dans le monde. "Le véritable écrivain - disait-il - est partout; il est là où l'on fait de la politique, là où l'on marche, là où l'on boit un verre, là où l'on lit un livre, il est partout... "14Pour ma part, je dirai qu'il a été sans doute parmi nous en esprit pendant ce colloque en son hommage, dans les enceintes de l'Université de Columbia, à New York. Nabil Boudraa Oregon State University

14 Entretien réalisé par Hafid Gafaiti, dans la collection Voix Multiples, Alger: Laphomic, 1986.

21

ARTICLES

L'épique chez Kateb Yacine Edouard Glissant

Je vais faire une sorte de méditation sur l'œuvre et la pensée de Kateb Yacine. Je vais le faire en partant de ce point de vue : je crois que Kateb Yacine a été le premier écrivain disons de nos pays (je veux parler des pays du Sud) à avoir pensé la littérature, la poésie et l'expression comme une sorte d'épique, mais un épique qui n'était pas régent, formaliste. Un épique qui ne prétendait pas à régenter, à régir. C'est ce qu'on peut appeler un épique réaliste. Je voudrais essayer de montrer cela chez lui et de montrer comment il rejoint par-là d'autres formes de littérature épique de notre temps, en particulier ce que je pense être la littérature épique de William Faulkner aux Etats-Unis et les littératures épiques des pays latino-américains. Voici ce qui m'avait d'abord étonné chez Kateb Yacine: Nous nous connaissions depuis pas mal de temps quand il y a eu la première représentation du Cadavre Encerclé à Bruxelles (puisque les œuvres de Kateb Yacine étaient interdites à la représentation en France.) Il m'avait donc demandé de présenter le spectacle dont le metteur en scène était Jean-Marie Serreau. Nous étions très jeunes à l'époque. C'est là que j'ai appris à admirer le caractère de Kateb Yacine parce que, une heure avant de faire cette présentation, on reçoit en coulisse un papier de la Main Rouge, qui était le précurseur de l'OAS (les terroristes de l'Algérie française), disant que le premier qui rentre en scène sera descendu. J'ai dit à Kateb : «Qu'est ce qu'on fait? C'est moi qui suis le premier à lire ce texte, à le présenter. » Il me dit: « Allez mon vieux, on y va. » J'ai admiré cela chez lui car il n'a pas cherché à me convaincre que tout allait bien se passer, etc. Là, j'ai commencé à comprendre ce qu'il y avait de rêche à la fois dans la pensée, dans les attitudes et dans l'existence de Kateb Yacine. Ce côté rêche est ce qui m'a d'abord donc retenu.

25

Malgré le caractère hâtif de ce petit texte que j'ai fait pour présenter la représentation à Bruxelles, Kateb a tenu à ce qu'il soit mis en préface à sa publication aux éditions du Seuil15.J'ai compris qu'il n'avait pas mésestimé le fait que pendant une minute et demie je m'étais trouvé tout seul sur la scène de ce théâtre, épinglé dans mes papillons par les faisceaux de lumière. Rien ne s'est passé heureusement. Ce caractère rêche de Kateb Yacine et de son œuvre m'a d'abord étonné. L'écriture de Kateb allait aussi froidement que sa parole, avec une intensité brûlante qui ne se donnait pas en spectacle. La phrase était hélante ou haletante, sans aucune espèce de mise en scène. Il semblait que les mots s'attachaient à un infini détail du réel, avec une sorte de férocité. De quel réel s'agissait-il? Bien sûr, du réel de l'Algérie, mais pas seulement du réel visible. Toute cette poussière d'existence qui n'arrivait pas à combler le vide incompréhensible de la vie. Il y avait aussi une paraphrase grinçante qui n'expliquait pas, mais dévoilait le sens caché de ce réel, c'est-à-dire le rattacher à un passé sans fond dont la connaissance se dérobait sans cesse. Et je crois que c'est là le principe même de l' œuvre de Kateb Yacine, qui en fait l'une des plus grandes du monde contemporain et qui la distingue des autres œuvres de ces compatriotes ou de celles des écrivains des pays du Sud. Il y avait donc un double mouvement qui ajoutait à mon étonnement. Comment le poète pouvait-il s'en remettre à ces sortes de harde et à ces rances de l'existence quotidienne? Et les éclairer pourtant de cette lumière sombre qui donnait force à ce qu'on peut appeler le symbole. « Les ânes, les sandales, le froid des Atlas, les ruelles entortillées, la prison et les tortures. Nous sommes mal traités par des inconnus et des ignorants» dit Si Mokhtar. «Les martyres et les militants, et les personnes presque virtuelles, face de ramadan, porte de prison, visage d'hôpital, Hassan pas de chance, un Arabo-Berbère... Et des Mohammed. Il n'y a que des Mohammed ici» dit Lakhdar, qui se démène dans ce tourbillon avec une incroyable invention dans la description des gestes et des 15 Kateb Yacine, Le Cadavre encerclé. Paris: Seuil, 1958. 26

postures. Comment les choses les plus banales et les idées les plus communes qui organisaient ce brouillard existentiel pouvait-il aussi suggérer avec une telle force, par delà leur dispersion et leur désordre qu'on aurait dit imparable, l'avancée obscure d'une seule et même tragédie qui fait qu'aujourd'hui nous ne pouvons qu'avouer ceci: que la parole de Kateb Yacine est et a toujours été prophétique. Ce n'est pas que je voudrais laisser à supposer que la poussière humble où se débattent les peuples était fertile comme en serait à dire là-dessus une grande vérité ou une puissante littérature. Nous savons aujourd'hui que la voix des opprimés est aussi souveraine que la voix des maîtres. Nous savons qu'il n'y a plus en légitimité un centre imperturbable et des périphéries affolées; ça nous le savons. C'est que précisément cet affolement des divinations nouvelles, Kateb Yacine a été l'un des premiers à l'affronter. Le miracle est qu'il soit allé si sûrement à cette façon d'agencer les mots, qui lui permet de ne rien rater de l'accumulation ou des multiplicités du réel, à tel point qu'il est inutile de chercher à citer dans la masse de ce qu'il produit telle ou telle notation, telle ou telle illustration. Il faut faire face à tout ce qui dévale et roule chez lui et, en même temps, donner un sens à cette multiplicité. J'ai suggéré au début que l'un des secrets de cette mystérieuse alchimie tient à la manière rêche de Kateb Yacine, ce qui veut dire en premier lieu qu'il n'y a aucune complaisance dans sa façon d'aborder ce réel qui est le sien, aucun apitoiement ni aucune transfiguration. La paraphrase du réel n'était pas seulement une parabole explicative, c'était un outil d'exploration de ce qui ne s'explique pas. J'en prends pour exemple les deux figures fondamentales (je ne parle pas des personnages mais de vision d'ensemble) chez Kateb Yacine et qui reviennent à tous les stades et dans tous les livres qui sont les ancêtres et les fondateurs. Et je vais essayer de montrer que ce qui est grand chez Kateb Yacine, c'est qu'il n'a pas défini d'une manière rationnelle et triomphante ce qu'étaient les ancêtres et les fondateurs, et ce que pourra être l'avenir. Il a montré qu'il y avait une redoutable part de relativisme et de relativité dans la conception que nous pouvions nous faire de nos ancêtres, de nos 27

fondateurs, c'est-à-dire de notre identité même. Et je crois que c'est une des fonctions essentielles de la littérature aujourd'hui, et c'est pourquoi Kateb Yacine est un écrivain du monde autant qu'un écrivain algérien. C'est quelque chose qui est extrêmement précieux venant d'un écrivain qui appartient à une zone culturelle millénaire. Il aurait pu s'enfoncer d'une manière absolument souveraine dans la tradition de sa culture. Beaucoup d'autres écrivains l'ont fait. Il aurait pu se renforcer d'une espèce d'antiquité de sources et d'antiquité de racines qui lui auraient permis d'être sans doute, sans aucune réserve et sans aucune hésitation, et d'aller tout droit à une lumière et à une transparence qui pourraient être les siennes. Au contraire, j'ai observé ça dès le départ et c'est probablement ce qui nous a unis en amitié, en littérature et en poésie. Moi, je n'appartiens pas à une civilisation millénaire. Je n'ai pas deux, trois, quatre mille ans de culture derrière moi. J'ai seulement la « traite» et le bateau négrier et je venais d'écrire le Quatrième Siècle16.Ce qui nous unissait, c'était la modernité de son questionnement. Et je trouvais ça prodigieux de la part de Kateb Yacine, de la part d'un membre d'une nation qui avait une si grande antiquité de culture. Voyons ce qu'il dit dans un de ses livres pris au hasard quand il évoque les ancêtres; il les évoque au conditionnel: Mais les ancêtres eux-mêmes seraient condamnés à renaître en rang par quatre, inexorablement tentés de parcourir la route de l'exil mais le décor aurait changé. Ils entendraient leurs descendants mugir et leur retour au ciel serait interdit par un vent de révolte et les ancêtres ne pourraient plus quitter la terre, ni disperser leurs semailles quatre par quatre, leurs descendants déferleraient devant eux, les retiendraient à leur tour, prisonniers, poussant le même cri animal, inaudible, sans déclinaison, le prix de l'amour, de la patience, de nostalgie de cruauté, le cri de l'atterrissage et du lait de femme soporifique et mortel.

Nous devinons qu'il n'y a pas un inexplicable, mais le poète ne donne pas d'explication. En tous cas, ce conditionnel n'est pas le conditionnel du renoncement et du déni de soi-même. C'est le conditionnel de ce qu'on appelle la mise en abîme (le conditionnel du questionnement). En feuilletant les ouvrages de Kateb Yacine hier soir, je retrouve une page où il y a ce 16 Glissant, Edouard, Le Quatrième Siècle. Paris: Gallimard, 1966. 28

cheminement des ancêtres, ce questionnement des ancêtres et cette mise en abîme de l'identité, qui sont extraordinairement proposés par Kateb Yacine: Jamais on n'attendait le retour des Béni Hilal. Toujours ils revenaient bouleverser les stèles, et emporter les morts, jaloux de leur mystère, inconnus et méconnaissables, rejetons préconçus d'une maternité trop douloureuse pour les absoudre, les suivre en leurs tâtonnements avides, leurs luttes intestines, leurs pérégrinations, et qui les dévorait l'un après l'autre démocratiquement, en un ressentiment tragi-comique d'amours interrompues, de mâles taillés en pièces, d'enfantements sans halte, sans aide, sans secours, de fureur vide, mortifi ante, comme un suicide recommencé, ne voulant plus connaître, toute espérance prohibée, que les extrêmes visions de mêlées sans merci, dans l'obnubilation, la solitude, et leurs pensives tribulations de peuplade égarée, mais qui toujours se regroupait autour du bagne passionnel qu'ils appelaient Islam, nation, front ou Révolution, comme si aucun mot n'avait assez de sel, et ils erraient, souffle coupé cherchant la lune, l'eau ou le vent, vers les accords de grottes communicantes, le comité exécutif, dédoublé avec son destin de manchot intrépide, ses énergies de dernière chance, sur les chemins embroussaillés de la forme encore titubante, même pas prolétarienne, à peine consciente, et qui leur revenait désolée, souillée, jamais aussi brimée, comme pour leur demander le coup de grâce, ou le retour en force et l'oubli des défaites, et comme pour les submerger de puissantes caresses, leur prodiguer la gifle ou le sein maternel, et leur remémorer les exploits légendaires, car elle seule pouvait les faire vivre, leur parler, murmure de brasier faisant peau neuve sous le rapide orage d'été, chants d'aurore destinés aux frères d'insomnie, moqueuse protection de la portée d'ourson que berceraient bientôt des sons d'absurde hostilité sous un nouveau feuillage interdit et blessant, eux les fous du désert, de la mer, et de la forêt! Ils ne manqueraient pas d'espace à conquérir, et il faudrait tout exhumer, tout reconstituer, écarter l'hypothèque de ce terrain douteux qui avait attiré soldats et sauterelles, dont le propriétaire avait été tué, dépossédé, mis en prison, et sans doute avait émigré, laissant aux successeurs un vieil acte illisible n'indiquant plus qu'un polygone hérissé de charbons, apparemment inculte et presque inhabité, immense, inaccessible et sans autre limite que les étoiles, les barbelés, la terre nue, et le ciel sur les reins, en souvenir de la fonction rebelle, irréductible en ses replis, et jusqu'à sa racine: La rude humanité prométhéenne, vierge après chaque viol, qui ne devait rien à personne; Atlas lui-même avait ici déposé son fardeau et constaté que l'univers pouvait fort bien tenir autrement que sur ses épaules. Jamais on n'attendait le retour des Beni Hilal. Ils revenaient toujours bouleverser les stèles et emporter leurs morts, jaloux de leur mystère, inconnus et méconnaissables, parmi les fondateurs.17

17 Kateb Yacine, Le Polygone étoilé. Paris: Seuil, 1997, pp. 143-144. 29

Cette deuxième figure, celle des fondateurs que l'on peut pister dans l'œuvre de Kateb Yacine, est tout aussi questionnante. C'est extraordinaire de retrouver le paysage à chaque fois qu'il parle des fondateurs parce que les fondateurs entreprennent toujours la même conquête: « Qui que tu sois, dit-il, voyageur opprimé. Tu es le maître du désert et le maître de la forêt.» Toujours dans l'œuvre de Kateb Yacine, on retrouve ces deux passions croisées: le désert et la forêt d'une part, la côte et la ravine d'autre part. « Le fondateur, ses repas ont lieu dans la forêt... Il n'aime que son âne ou son mulet. On dit qu'il perdit la raison à force d'enseigner la langue arabe; lui le fondateur de la Fraction. » Nous verrons que la question d'enseigner la langue arabe va s'opposer à Kateb d'une manière qu'il a tragiquement (et assez comiquement) représentée. Que dit-il à propos des fondateurs? « Tous ces voyages avaient transformé leur nostalgie en folie atavique. » Nous voyons là une pensée qui est prophétique des situations d'aujourd'hui. Et à propos des fondateurs: « Ne voulais-tu pas guerroyer contre les conquérants, leur proposant l'obscurité de tels propos? » J'ai appris avec lui, là, que l'obscurité pouvait être une arme. Ce n'est pas seulement la transparence et la clarté qui sont des armes: l'obscurité, le questionnement, la mise en abîme sont aussi des armes. Kateb Yacine, par-là, a contribué à fonder quelque chose de très nouveau dans la littérature mondiale et que les exégètes et littérateurs de l'Occident ont à peine deviné encore. Ils ne le savent pas encore. C'est qu'il y a aujourd'hui, après les prodigieuses littératures épiques des commencements des peuples qui sont à l'origine des cultures et civilisations occidentales, africaines et amérindiennes, une prodigieuse littérature épique, qui n'est pas fondée sur la certitude et le flamboiement, mais qui s'est fondée sur 1'hésitation et le questionnement et sur la réalité des peuples. Cet épique-là, Kateb est l'un des premiers à l'illustrer. Je termine par cette question des langues. Je crois que c'est dans Le Polygone étoilé que Kateb Yacine exprime en un tableau absolument merveilleux de son enfance comment son père l'exhortait à étudier la langue française et la maîtriser, et qu'une 30

fois qu'il l'aura maîtrisée, il pourrait revenir à sa langue maternelle (la langue arabe). Sa mère assiste, nostalgique et réticente, à ces scènes et quand il prenait ces livres de Français, il voyait sa mère rôder autour de lui, comme une sorte de reproche, comme si le fait d'étudier ces livres-là l'éloignait et le coupait d'elle. Kateb dit qu'il n'a jamais échappé à cette scène et que toute sa vie et son œuvre ont été marquées par cette dualité. Nous savons qu'à la fin il est revenu dans son théâtre populaire à l'expression arabe. Malheureusement, nous ne pouvons pas approcher ces textes qu'il a mis en scène et qui n'étaient pas encore écrits (puisqu'ils étaient du théâtre populaire oral), et qui pour la plupart du temps étaient improvisés. Par conséquent, nous avons très peu de moyens et de possibilités d'apprécier vraiment le travail qu'il a fait comme orant de la langue arabe. Je sais que Kateb Yacine avait l'imagination d'un multilingue. C'était une nécessité pour lui de défendre sa langue arabe mais il le faisait dans cet imaginaire multilingue. Nous savons que ce n'était pas facile pour lui de présenter, à ses risques et périls, ses œuvres théâtres populaires après l'indépendance. On m'a raconté l'histoire d'un philosophe français qu'on a sollicité pour écrire quelques pages sur Kateb Yacine et il a répondu qu'il ne s'intéressait pas aux périphéries. Ce philosophe ne savait pas qu'il était lui-même la périphérie de Kateb Yacine. J'ai dit au départ que le conditionnel s'appliquant aux ancêtres n'était pas un conditionnel de renoncement ni de déni de soi-même, mais un conditionnel de la mise en abîme. Voici le texte par lequel je voudrais terminer: Bon Dieu C'est la peur C'est la ville C'est l'âge Misère C'est la première fois Que je suis à Alger Tant pis Je reviendrai Il court encore Les souliers à la main

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Où c'est qu'on s'assoit Nous les pauvres Pas si pauvres que ça Trouve enfin une place Et chantonne Les camarades l'attendent avec des têtes de morts C'est beau Alger? Vous pouvez pas savoir La prochaine fois On ira ensemblel8.

Ce futur-là n'est pas un futur de prophétie, c'est la promesse d'un poète.

18 Ibid., pp. 25-28

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La littérature algérienne face à la langue: le théâtre de Kateb Yacine Réda Bensmaia

Dans une communication faite au premier Colloque National Algérien de la Culture, s'interrogeant sur les conditions minimales de développement d'une culture authentique en Algérie, M. Lacheraf, historien algérien et ancien Ministre de l'Éducation Nationale, posait la question principielle suivante: "A quel niveau déjà atteint ou à atteindre, une culture nationale cesse d'être un simple divertissement pour devenir aussi essentielle que le pain qu'on mange ou l'air qu'on respire ?" Dans le contexte de l'Algérie postcoloniale, il est évident que ce type de "culture", M. Lacheraf le savait et il l'a écrit, était avant tout un objectif "à atteindre". C'est du reste pourquoi, dans sa communication, il subordonnait la question qu'il posait et la réponse qu'elle pouvait recevoir, à une question beaucoup plus radicale. Il écrivait en effet: "Rechercher cette réponse (...), c'est encore une fois, nous interroger sur le fait de savoir si un terrain donné peut recevoir utilement une culture donnée; si une telle opération n'exige pas que ce terrain, c'est-àdire les hommes considérés dans leur grand nombre, soient d'abord en mesure de répondre, à double titre, aux besoins culturels dont ils sont animés et aux sollicitations venues à eux d'un petit groupe de leurs semblables mieux outillés pour satisfaire ces besoins". Lorsqu'on sait l'ampleur des dégâts (c'est un euphémisme !) qu'a subi la "culture" algérienne - ou ce qu'aurait pu être ou devenir la culture algérienne! - une question de ce type apparaît

comme absolument incontournable: à l'indépendance de l'Algérie, le problème de la culture est avant tout une question de "terrain" ; quels sont les hommes? Quels sont les lieux et les moyens? Et dans quel "état" ? Enfm, de quel poids vont pouvoir peser un "petit groupe" d'écrivains et d'artistes dont la plupart ont élaboré leur

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œuvre en français - soit dans une langue que le grand nombre ne pratique pas. Le bilan est lourd: du côté des campagnes, des hommes et des femmes complètement "déculturés" ; du côté des villes "un public composé presque essentiellement de sujets plus ou moins incultes". C'est ce terrible constat - moins pessimiste que réaliste qui avait amené M. Lacheraf à faire la remarque suivante: "un milieu gravement déculturé, longtemps négligé, notamment le milieu rural, par le simple fait qu'on sollicite son intérêt, peut-il réunir les conditions qui, d'emblée, feront de lui un public dans le sens actif du terme? " (C'est moi, R.B., qui souligne). Telle est donc la situation "catastrophique" dont hérite l'Algérie à l'indépendance: en amont, une déculturation des masses populaires telle que la notion même de public paraît être un luxe - ou dans le meilleur des cas, un objectif difficile à atteindre; en aval, un nombre d'écrivains, d'artistes (dont les cinéastes) et d'intellectuels tout à fait dérisoire par rapport aux "besoins" et pour la plupart complètement "acculturés". Ce ne sont donc pas seulement les "produits" (ou les producteurs) qui manquent, mais le "terrain" même ou de tels produits peuvent naître et prendre un sens: soit d'abord les conditions matérielles et objectives d'un public. C'est dire qu'à l'indépendance, les problèmes culturels ne se posent jamais en termes universels et abstraits d'expression et de production, mais nécessairement et toujours en termes régionaux et concrets de territorialisation ou de re-territorialisation, à partir des éléments matériels et spirituels fragmentaires dont le pays avait hérité, pour fonder ou forger une nouvelle "géopolitique". Il s'agit, en d'autres termes, sur les "débris" d'une communauté sociale et culturelle qui a échappé in extremis au désastre et à la dislocation totale, de tenter de créer de toutes pièces, mais sans improvisation, un nouveau "sujet" collectif, quelque chose comme une "entité" nationale. Ici, toute décision, tout engagement est, on le voit bien, une question "de vie ou de mort". Car créer ou recréer un "terrain", définir quelque chose comme une "caractéristique" nationale, reterritorialiser, certes, mais à partir de quels éléments ?

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A partir du passé oublié? De la mémoire populaire en ruines? Du Folklore? De la Tradition? En fait, aucune de ces instances ne porte encore en elle assez de force et de cohésion pour permettre un ancrage d'une culture nationale. Mieux: croire à la possibilité d'une re-territorialisation par le Folklore, le passé, la Tradition ou la religion, ce serait croire à l'existence sub specie aeternitatis d'une norme ou d'une essence du peuple algérien que les 135 années de colonialisme n'auraient absolument pas entamées; ce serait croire aussi qu'il suffirait de balayer les "séquelles" de cette domination pour retrouver tel quel "l'Esprit du Peuple" algérien. Or, bien évidemment, ni cette norme, ni cette essence n'existent à l'indépendance: "A quelle normale peut-on revenir, écrivait encore M. Lacheraf, si ce n'est aux aspects fugaces d'un univers aboli pour l'essentiel et dont il reste des témoins folkloriques trompeurs, qui restituent le passé dans sa nostalgie inopérante?" Ce qu'il faut avant tout assurer "c'est la continuité d'un passé relié au présent par des faits sociaux et culturels nouveaux, par des actes tangibles et sûrs de résurrection plus que de survie". Si quelque chose comme un "caractère" national existe donc bien, c'est là aussi un objectif "à atteindre" en constante dialectique avec ce qui reste de "vivant" et d'actif dans le passé et non à partir du passé. Ceci dit, il reste que, même posées de cette manière, les questions ne sont pas très claires et les problèmes demeurent abstraits: car qu'elle se fasse par le Folklore, le passé, la tradition ou n'importe quoi d'autre, la re-territorialisation d'une culture spécifique authentique doit d'abord avoir résolu le problème du médium

ou de la médiation

à partir desquels

elle devra

- ou pourra -

se faire: dans quelle langue écrire? Dans quelle langue filmer ? Dans quelle langue encore faire parler les gens? En quels lieux? A quel moment? Ou encore: en français? En arabe parlé? En kabyle? En arabe littéraire? Ce sont des problèmes aussi concrets et vitaux qui expliquent l'acuité des tensions, contradictions ou difficultés que rencontre tout artiste en Algérie: écrire pour les écrivains, filmer pour les cinéastes, nous l'avons dit, c'est une question "de vie ou de mort", car chacun de leurs gestes, chacun de leurs choix est fondateur. Il s'agit dans tous les cas de constituer le 35

"terrain" et dans le labyrinthe des langues et des langages de trouver à tout prix une issue: comme un animal baliser son territoire, ne pas sortir de son Umwelt, etc. Comme le disent très bien Gilles Deleuze et Félix Guatlari dans leur très beau livre sur Kafka: "Écrire [et j'ajouterais: filmer] comme un chien qui fait son trou, un rat qui fait son terrier". Et pour cela trouver son propre point de sous-développement, son propre patois, son tiers-monde à soi, son désert à soi"19. Ce sont ces conditions concrètes qui expliquent le mécanisme complexe par lequel c'est historiquement le théâtre et non la littérature ou même le cinéma par exemple qui atteindra les objectifs que l'on pouvait attendre d'une renaissance de la culture populaire algérienne: être le médium vital qui permet à un Peuple de se reconnaître un "caractère" national: comme identité dans la diversité des langues et des cultures locales, comme unité dans la multiplicité des ethnies et des mœurs, enfm comme solidarité active dans la disparité des villes et des campagnes.

-

-

Ce que je voudrais tenter ici le plus rapidement possible, c'est d'analyser certaines des difficultés théoriques et matérielles que la littérature algérienne de langue française a rencontrées pour créer malgré tout une "langue" qui lui soit propre, élaborer un "terrain" et rencontrer un "public " (trois termes qui, j'ai essayé de le montrer, dans le contexte dont nous parlons, sont absolument indissociables). Pour cela, je commencerai par faire un exposé des problèmes idéologiques et politiques posés par la question de la langue, soit du médium de cette littérature - pour ensuite tenter de l'illustrer

en recourant

à certains

exemples

précis

- et

en particulier,

en me référant à l' "oeuvre" théâtrale de Kateb Yacine. Ce qui a pendant longtemps faussé l'approche du problème

de la littérature de langue française - faussement nommée d' "expression française"20 et de son statut esthétique et idéologique - par rapport à la littérature française, c'est l'illusion

-

19 Gilles Deleuze et Félix Guattari, Kafka, Pour une littérature mineure, Les Éditions de Minuit, Collection "Critique", p.33. 20 Jean Déjeux, La littérature algérienne contemporaine, P.D.F., Collection "Que sais-je?", Deuxième partie, "La littérature des algériens", Chapitre Premier, "Littérature algérienne de langue française", Paris, 1975, p. 75 seq. 36

qui consiste à croire qu'à l'indépendance, il n'y avait en tout et pour tout que deux voies antinomiques possibles: ou bien reterritorialiser par l'arabe littéraire, ou bien re-territorialiser par le bilinguisme (français pour les Sciences et les Techniques / arabe littéraire pour l'''âme'', l'identité, les sources). Dans l'intervalle, ce sont les langues vernaculaires, encore très vivantes, qui se trouvaient littéralement forcloses: en particulier, l'arabe parlé ou dialectal et le kabyle. Or, ce à quoi une vision aussi étriquée des phénomènes linguistiques aboutissait, c'est, d'une part, à la méconnaissance d'une partie essentielle de la vie culturelle nationale, et d'autre part surtout, à l'impossibilité de rendre compte de la pratique réelle des écrivains, des artistes et des masses en général. En effet, quelle était par exemple, pour nous en tenir au domaine des "arts et de la culture", la situation des écrivains algériens? Tous - francisants et arabisants du reste - se trouvaient face à une langue elle-même déterritorialisée, sans ancrage culturel et social profond. C'est en tout cas la situation des écrivains francophones qui, écrivant dans la langue de l'ex-puissance colonisatrice, se trouvent dans une position impossible. Il leur est, en effet, "impossible de ne pas écrire", parce que de leur point de vue d'écrivains, ici aussi "la conscience nationale, incertaine et [longtemps] opprimée, passe nécessairement par la littérature" (Deleuze & Guattari, Ibid.); l'impossibilité d'écrire "autrement" qu'en français, c'est pour eux, à la fois la marque d'une limite et d'une distance irréductible avec ce qu'ils ne peuvent que fantasmer d'une "territorialité primitive" algérienne et qu'ils ont le sentiment de trahir constamment; enfin, l'impossibilité "d'écrire en français", c'est aussi l'impossibilité où l'on est, étant algérien, de traduire les traits idiosyncrasiques de la société où l'on vit dans une langue qui appartient à une autre "culture". Le problème pour les écrivains se pose en des termes très stricts: comment, en définitive, vivre dans plusieurs langues et n'écrire que dans une seule? La réponse des écrivains maghrébins, on le sait, a été différente selon les tempéraments, les préoccupations et les engagements politiques et idéologiques: certains écrivains ont tout simplement pratiquement renoncé à écrire; d'autres ont tenté d'assumer leur situation d'acculturation en continuant à écrire en 37

français quitte à "maltraiter" la langue pour lui faire dire ce qu'elle n'était pas toujours à même de dire; d'autres, enfin, ont essayé d'écrire en arabe littéraire et partiellement en arabe parlé - mais ce qui me paraît important de signaler, c'est que ni les uns, ni les autres, parmi ces derniers, ne sont réellement parvenus à régler le problème que je soulevais en commençant: c'est-à-dire, à créer le "terrain" ou faudrait-il dire le "terreau"- culturel relativement homogène, et aller à la rencontre d'un "public", bref à ancrer leurs œuvres dans un "terrain" culturel concret. La chose importante donc, c'est que contrairement à ce que pensait l'écrivain et

-

sociologue Albert Memmi21, le retour à l'arabe

- à l'arabe

dialectal y

compris - ne suffisait absolument pas pour résoudre les contradictions qui sont apparues, à combler cet espèce de vide qui séparait créateurs et public: quel que soit le médium qu'ils utilisaient, les écrivains aboutissaient d'une certaine manière tous à la même impasse. On a invoqué de multiples raisons pour rendre compte de ce phénomène séquelle du colonialisme, déculturation,

-

absence de moyens matériels et humains - mais elles me semblent toutes subordonnées à un élément essentiel - c'est que la

dichotomie entre langues "hautes" et langues "basses" (ou populaires) ou plus exactement le faux dilemme entre l'arabe d'une part et le bilinguisme d'autre part ne permet absolument pas de

21 Albert Memmi, Portrait du colonisé, suivi du Portrait du colonisateur, NRF, Gallimard, 1961. cf. sections intitulées: "L'école du colonisé; le bilinguisme colonia1... et la situation de l'écrivain", pp.124-130 et ceci en particulier: "L'écrivain colonisé est condamné à vivre ses divorces [entre langue maternelle et langue coloniale] que de deux manières: par tarissement naturel de la littérature colonisée; les prochaines générations, nées dans la liberté, écriront spontanément dans leur langue retrouvée. Sans attendre si loin, une autre possibilité peut tenter l'écrivain: décider d'appartenir totalement à la littérature métropolitaine. Laissons de côté les problèmes éthiques soulevés par une telle attitude. C'est alors le suicide de la littérature colonisée. Dans les deux perspectives, seule l'échéance différant, la littérature colonisée de langue européenne semble condamnée à mourir jeune", pp.129-130. C'est A. Memmi qui souligne cette dernière phrase! Le problème ne consiste pas à dire que Memmi se serait trompé, mais de constater que les écrivains francophones les plus importants du Maghreb sont "nés" après l'indépendance et que l'on continue à voir de nouveaux écrivains francophones de talents naître.

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comprendre ce qui se passe réellement en Algérie22 dans le domaine de la culture: une sociolinguistique conséquente manquait ici pour rendre compte concrètement de ce qui se pratique réellement dans le pays. Ce qu'ont bien compris un certain nombre d'écrivains maghrébins - sans toujours pouvoir en assumer les conséquences pratiques

cependant

- c'est

que pour l'aire culturelle donnée où ils

avaient à produire des œuvres littéraires ou poétiques, ils n'avaient pas affaire à une langue ou même à deux, qu'ils n'avaient pas affaire non plus à des langues "hautes" et des langues "basses", mais toujours et quelle que soit la langue utilisée, à (au moins) quatre types de langages bien différenciés23 : 1. Un langage vernaculaire, "local, parlé spontanément, moins fait pour communiquer que pour communier", constitué essentiellement par un "jeu" multiple de langues: langues maternelles de communauté ou d'origine rurales comprenant l'arabe parlé, le kabyle et le touareg par exemple

- mais

aussi certaine utilisation

dé-territorialisée, nomade ou "typique" d'une langue qui n'est ni du français, ni de l'arabe, ni du kabyle. Une langue faite de "bric et de broc" et qui vit de "vocables volés", "mobilisés", "émigrés" d'une langue à l'autre: un mélange hétéroclite de "bon" français, d'arabe dialectal ou de kabyle pratiqué dans les villes. "Quach rak bian" ?24 (Alors tu vas bien ?). Nous y reviendrons. 2. Un langage véhiculaire national ou régional, appris par nécessité, destiné aux "communications dans les villes" longtemps monopolisé par le français, mais qui a tendu progressivement à être relayé par l'arabe sur le plan national ou, dans certains secteurs économiques (le commerce, l'industrie, les relations internationales), par l'anglais. Le véhiculaire est, en ce sens, le langage urbain des pouvoirs économiques et politiques, soit, dans 22 On pourrait avancer la même analyse pour les autres pays du Maghreb: Tunisie et Maroc. 23 Pour ce qui suit, je m'appuie sur les travaux de Gilles Deleuze et Félix Guattari, op. cité et ceux d'Henri Gobard, L'aliénation linguistique, Analyse tétraglossique, cité par ces derniers, in Kafka, p.44, note 19. 24 Expression où l'on a des mots en français, des mots en arabe et une prononciation - un accent?- censé être "kabyle".

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les termes de F. Tonnies, le langage de la Gesellschaft. Mais ce qui est intéressant à relever à ce niveau, c'est que nous nous trouvons face à un nouveau "jeu" de langues: l'arabe classique, le français et l'anglais. Encore une remarque très importante sur ce point: parce qu'il se veut "universel", H. Gobard le montre très bien, ce type de langage(s) "tend à détruire les langages vernaculaires, quelles que soient leur proximité sociolinguistique ou leur parenté génétique". En ce sens, quelle que soit la langue dont il procède, le véhiculaire est toujours un impérialisme linguistique, un "Attila-linguistique" : partout ou il passe "l'affect des communautés" (Gobard) que charrie le vernaculaire (territoire, mode de vie, nourriture, nomenclature, etc.) se dessèche et dépérit à la longue. Tout est aussi en ce sens, un langage de première déterritorialisation: universel, il se veut "neutre", "objectif', langage de "tout le monde" et de "n'importe qui". Certains "malaises" politico-linguistiques naissent de la confrontation, voire du "clash" de ces deux types de langages25.

3. Un langage référentiaire qui "fonctionne comme référence orale ou écrite: proverbes, dictons, littérature, rhétorique, etc." et destiné normalement, c'est-à-dire dans les sociétés non "disloquées" à opérer une re-territorialisation culturelle. Ici, on retrouve toutes les langues du vernaculaire qui chacune à sa manière, charrie quelques notations ou quelques bribes du passé et les deux principales langues du véhiculaire: l'arabe (les poèmes et les textes de l'Émir Abdelkader par exemple) et le français (les œuvres des écrivains francophones, des historiens, les archives, etc.). 25 cf. Nabile Farès, Un Passager de l'occident, Seuil, 1971. Je fais référence très spécifiquement à la petite "allégorie" que Farès nous donne à méditer à la page 32: [...] c'est qu'actuellement la Kabylie souffre d'un malaise insondable. C'est ce qu'on nomme le malaise du figuier. Il existe même une chanson que l'on prononce du bout des lèvres pour montrer que l'on sait parler mais qu'on ne veut pas être entendu. C'est si précieux une chanson de nos jours / si intime... ainsi cette chanson nous dit que "de toujours notre figuier fut envahi de champignons" et que "l'approche des gens de plaine a pourri notre verger" et que "si le figuier ne parle plus, c'est qu'on lui a volé son ami, le hérisson", etc. Tout le contexte (et le reste de cet apologue) montre la conscience aiguë que Farès a de ce que Memmi appelait le "drame linguistique". La ponctuation ainsi que les italiques sont de Nabile Farès.

40

4. Enfm, un langage mythique "qui fonctionne comme ultime recours, magie verbale dont on comprend l'incompréhensibilité comme preuve irréfutable du sacré" (H. Gobard) et qui est essentiellement pris en charge par l'arabe littéraire comme langue de la re-territorialisation religieuse et spirituelle. Ce qui est tout-à-fait essentiel à noter, à la suite de H. Gobard, c'est que tous ces jeux de langage n'ont pas du tout le même terrain spatio-temporel: en effet, le "vernaculaire", c'est l'ici et maintenant de la langue régionale ou maternelle; le "véhiculaire", c'est le partout et le plus tard de la langue des villes, à la fois centralisatrice et prospective; le "référentiaire", c'est le làbas et le jadis de la vie nationale; enfin, le "mythique", c'est l'audelà et le toujours du "sacré". Je disais plus haut: ce qui est fondamental, c'est le médium, c'est la langue et non pas l'expression. Mais c'était encore trop abstrait. La question qu'il faut poser à présent est la suivante: quelle est la machine d'expression qui est capable de tenir compte d'une telle multiplicité de langages sans éclater? En d'autres termes, quelle est la machine qui est à même d'intégrer, sans les écraser ou les réduire dans une totalité abstraite toutes les fonctions que remplissent ces différents langages? Enfm, quelle est la machine qui est capable d'embrasser d'un seul coup autant de terrains différents et des temporalités aussi hétérogènes? La réponse de Kateb Yacine à ces questions est, on le sait, sans ambiguïté: c'est le théâtre, très précisément le théâtre populaire longtemps cherché à travers plusieurs voies et essais durant la période coloniale, et finalement concrétisé par la création du Théâtre de la mer. En effet, ce que Kateb Yacine a bien compris, c'est que là où le poète et l'écrivain "classiques" et du fait qu'ils écrivent à chaque fois dans une seule langue, achoppent à tout instant - sur un mot, une expression idiolectale, un trait trans-individuel (national) le théâtre ne rencontre pratiquement aucun obstacle: il peut mettre en scène, mettre en jeu, "machiner" tout cela. Il est vrai avec plus ou moins de bonheur, de talent ou de génie, mais certainement avec une facilité et des moyens dont un poète ou un

-

écrivain

- parce

qu'ils seront toujours en reste d'un "langage" - ne

41

peuvent que rêver. L'homme de théâtre algérien est l'homme heureux qui peut "écrire", s'exprimer dans toutes les langues de son pays, s'exprimer à travers tous les langages qu'il connaît et qui le traversent. Ce n'est, en effet, pas la même chose que d'avoir à écrire "Km! Km! "26 ce qui ne représente pas grand chose pour un lecteur francophone - malgré la traduction en bas de page - et qui est frustrant pour le lecteur arabophone - et de la faire dire, crier par un acteur. En allant vers le théâtre, trouvant là une "issue", Kateb Yacine cherche moins un ancrage linguistique par l'arabe parlé, qu'un mouvement de déterritorialisation nomade qui travaille le français par l'arabe. Il y a en ce sens du Kafka chez Kateb Yacine. Et peut-être aussi, en même temps, quelque chose qui rappelle étonnamment l'Antonin Artaud théoricien du Théâtre de la Cruauté réfléchissant sur son rapport à la langue et disant: "Quant au français, il rend malade. Il est le grand malade d'une maladie, la fatigue, qui fait croire que l'on est français c'est-à-dire abouti."27 Kateb a fini par se sentir malade du français, ce "grand malade" comme il disait lui-même, cette potion pour "malade en langues étrangères" qui a voulu faire croire aux algériens qu'ils étaient français, c'est-à-dire inaboutis. Pour Kateb, comme pour Artaud, il fallait "vaincre le français sans le quitter" - car comme lui, ça faisait 50 ans qu'il le tenait "dans sa langue" alors qu'il avait "une autre langue sous arbre" français, arabe ou kabyle; on sait que Kateb n'hésite pas à utiliser ces trois langues afin d'obtenir ce qu'Artaud attendait lui aussi de son théâtre: "le chantonnement scandé, laïque, non liturgique, non rituel, non grec, entre nègre, chinois, indien, et français Villon. "28 C'est dire que le "style" de Kateb ne renvoie pas ou n'a peut-être même rien à voir avec une "mentalité arabe" ou "algérienne" ; cette "mentalité" qu'a si bien "déconstruite" Franz Fanon dans Les Damnés de la Terre. En effet, comme pour Kafka

-

26 Qui veut dire "Avoue" en arabe parlé. 27 Cf. Kateb Yacine, Le Cadavre encerclé, rencontre avec Marguerite, p. 36: "Vos paroles étaient incompréhensibles mais c'était du français". 28 cf. Paule Thévenin, "Voir, Entendre, Lire", Tel Quel # 42-43. 42

le yiddish, ce qui fascine et intéresse Kateb Yacine dans l'arabe parlé, c'est moins la langue de communauté religieuse ou ethnique

que la langue d'un théâtrepopulaire: avec le théâtre dialectal, avec la réhabilitation du dialectal par le théâtre, c'est non seulement le problème de la langue qui est réglé, mais aussi celui du "terrain" et celui du "public" : "on peut l'appeler populaire dans la mesure où il a une sanction positive de la part du public, dans la mesure où le public vient", dit Kateb Yacine. Comme on le voit à travers cet "exemple", les choses ne sont jamais simples: dans tous les cas, il ne s'agit pas d'un problème "technique" ou "pratique", mais de trouver une issue, de parer au plus pressé, de "creuser son tunnel". Et cela n'est pas l'affaire exclusive des intellectuels ou des spécialistes du langage mais celle de la communauté dans son ensemble! C'est en ce sens que Kateb peut dire: "Les intellectuels, je m'en moque". Lorsqu'on a trouvé le moyen de sortir de l'impasse, on peut se permettre ce genre d' "écart" , car partout ailleurs, c'est le sol lui-même qui se dérobe sous les pieds: partout des mouvements inouïs de déterritorialisations linguistiques et culturelles accompagnées de reterritorialisations baroques, archaïsantes, mythiques ou folles. "L'enterr'ment di firiti i la cause di calamiti" (L'enterrement des vérités est la cause des calamités!), écrivait encore Kateb dans Nedjma. Oui, la vérité est bien la pire des calamités lorsqu'on ne dispose que du français, ce "langage de papier" comme disait Kafka de l'allemand pour dire ce qu'il y a de plus singulier et d'original en soi. Nous savons aujourd'hui que tous ces mouvements de déterritorialisation sont inséparables du problème de la langue: situation des intellectuels francophones dans un pays qui opte très vite pour l'arabisation, situation des écrivains arabophones dans un pays qui compte encore 85% d'analphabètes au moment de l'indépendance et où le français est la langue qui domine dans les administrations, l'Université, les villes; situation aussi des Kabyles, des Mozabites ou des Touaregs qui doivent abandonner leur langue maternelle en quittant le milieu rural ou le désert; situation de l'arabe dialectal que tout le monde parle mais que peu de gens - et pour cause! écrivent ou lisent. Que faire de cette

-

43

bouillie de langues? Ou comme le disent G. Deleuze et F. Guattari: "Comment devenir le nomade et l'immigré et le tzigane de sa propre langue ?" (Ibid., p.35). Kafka disait: "Voler l'enfant au berceau, danser sur la corde raide". Et c'est bien de cela qu'il s'agira pour un Kateb Yacine et plus tard pour un Abdelkader Alloula ou un Aba: écrire, penser dans une langue étrangère comme des "voleurs", soumettre la langue dominante aux usages les plus fous, aux transformations les plus hardies: "L'enterr'ment di firiti i la cause di calamiti l''. "Voler l'enfant au berceau" : détourner le français de son ancrage (culturel, historique, voire "ethnique") premier pour définir et créer sa propre situation. Ici aussi, il n'y avait - pour les écrivains algériens francophones surtout que deux voies possibles: ou bien enrichir artificiellement ce français, le gonfler de toutes les ressources d'un "symbolisme", d'un "onirisme" ou d'un "allégorisme" régional - et alors c'est l'expérience littéraire d'un Mohammed Dib, d'un Rachid Boudjedra et dans une certaine mesure d'un Nabile Farès. Mais ces tentatives impliquent encore "un effort désespéré de re-territorialisation symbolique, à base d'archétypes, de sexe, de sang et de mort, qui accentue la rupture avec le Peuple" (Deleuze/Guattari, Ibid., p.32). Ou bien aller vers le maximum de sobriété, le maximum de pauvreté; vers l'écriture "blanche" ou le degré zéro de l'écriture, celle du Boudjedra de L'Escargot entêté, celle des poèmes de M. Dib, ou celle des romans de Mouloud Mammeri29. Les trois caractéristiques du théâtre de Kateb Yacine, que je voudrais décrire rapidement pour terminer, viennent de la très vive conscience que Kateb Yacine a toujours eue de la nécessité de dépasser tout monologisme linguistique. En effet, Kateb a le premier compris que revendiquer tout simplement un théâtre qui n'utiliserait que l'arabe parlé était insuffisant car il n'y a pas qu'une seule langue parlée en Algérie, mais un jeu de langages hétérogène 29 "Car si, dans ces moments romancériens, écrit Farès, j'apparais comme un zéro qui vadrouille, je dois dire que la vadrouille de ce zéro semble mystérieusement active. Il suffirait qu'un événement provoque l'activité de ce zéro pour que, immédiatement, surgisse la multiplication des capacités du zéro", Un Passager de l'Occident, p. 59. 44

que se partagent ou se disputent plusieurs "langues". Aujourd'hui mais pour combien de temps encore? - un algérien peut "communier" en arabe dialectal ou en kabyle (vernaculaire), communiquer en français ou en arabe (véhiculaire) et faire des études, de la politique, et autre en arabe (véhiculaire, référentiaire et mythique). Donnant à son théâtre les moyens qui lui permettaient de tenir compte de tous ces éléments, le théâtre de Kateb a pu fonctionner comme une sociolinguistique pratique, remplir un vide. C'est ce qui explique trois de ses caractéristiques principales: 1) Le premier caractère est que la langue, les thèmes, les genres y sont affectés d'un très fort coefficient de déterritorialisation. Comme le dit A. Khatibi à propos des romans de Kateb, mais c'est aussi valable pour son théâtre: "Kateb peut être considéré comme principalement un poète qui n'emploie les formes romanesques et théâtrales que pour les détruire"30.Cette confusion des genres et des langues

- Le

Cadavre encerclé est-il une tragédie,

un poème ou une pièce didactique à la manière de Brecht? - casse de façon carnavalesque l'espace théâtral "classique" et crée en même temps une langue éblouissante fusant de toutes parts et se surpassant indéfiniment. Si le Baroque, comme dit Khatibi, "est un art figuré par des obsessions thématiques, sous-entendues ou suggérées, mais dont les images se multiplient dans une profusion anarchique pour déchiffrer, forcer ses obsessions", le théâtre de Kateb, comme son œuvre romanesque du reste, peuvent effectivement être considérés comme "baroques", mais à condition d'ajouter que grâce au(x) jeu(x) de langage(s) qu'il met en œuvre dans son théâtre - aux jeux de mots aussi bien - le langage cesse d'être représentatif pour tendre vers des extrêmes ou vers ses limites. On a souvent rapproché Kateb d'écrivains comme William Faulkner pour ce qu'on a cru trouver chez lui de réalisme et de symbolisme, mais aussi pour ce qu'on a cru déceler comme leur "profonde obsession des origines" et comme l'équivalent d'une quête acharnée des racines

- mais

je ne crois pas que ce soit ce qui

les rapproche le plus. Selon moi, c'est moins une communauté 30 cf Abdelkébir Khatibi, Le Roman Magrébin, p. 102. C'est moi qui souligne. 45

"thématique" qui les rapproche que le traitement de la langue: l'anglais pour Faulkner, le français pour Kateb (au moins dans une première étape) : langues "majeures" (dominantes) que Faulkner et Kateb ont pris plaisir à "minorer", à "creuser" et à transformer en "langues mineures", au sens que Gille Deleuze et Félix Guattari donnent à cette notion: soit l'usage qu'une minorité fait d'une langue majeure, la possibilité de faire de sa propre langue, à supposer qu'elle soit unique, qu'elle soit une langue majeure ou l'ait été, un usage mineur. Etre dans sa propre langue ou dans sa langue d'adoption, comme un étranger. Kateb, en ce sens, transforme le français, le "sousdéveloppe"

- le développe par en-dessous

ou "par la bande"

- et le

plie aux exigences politiques de son peuple par une déperdition des formes syntaxiques ou lexicales, mais en même temps par une curieuse prolifération d'effets changeants - un goût génital-inné comme dirait Artaud, de la surcharge et de la paraphrase ou de la répétition ou alors, tout au contraire, un goût étrange ("étranger") de la sobriété qui lui fait parfois résumer un chapitre (condenser une sous-section) d'un roman à une phrase31. Quoi qu'il en soit, il est évident que Kateb ne s'est jamais orienté vers une reterritorialisation culturelle par l'arabe parlé. Ni vers un usage hyperculturel du français, avec surenchères oniriques, symboliques et mythiques (même "arabisantes" ou "algérianisantes") comme on en trouve chez certains écrivains algériens ou maghrébins; ni vers un arabe littéraire classique; mais, cette voie que montre la pratique tri-jumelée de l'arabe, du kabyle et du français en Algérie, ilIa prend à sa manière pour la convertir en une écriture unique et solitaire/solidaire, une diction inédite. Puisque le français est déterritorialisé à plus d'un titre, on ira toujours plus loin en intensité, mais dans le sens d'une rectification. On développera ce que l'on pourrait

appeler

une "syntaxe

de la révolte"

-

qui épousera

la

syntaxe stricte du français dans le roman, mais qui dans le théâtre se transformera de plus en plus en un mouvement incessant de déplacement, de condensation qui ne sera plus "compensé par la culture ou par le mythe", mais qui ira vers une dé-territorialisation absolue. 31 cf. Kateb Yacine, Nedjma, p.252 seq., chapitre IX.

46

C'est ce qui explique le "traitement" que Kateb fait subir à ses personnages et celui qu'il fait subir en même temps à la langue: "devenir-petit-cou" ou "devenir-comemuse-ballon-gonflable" du Président (Bourrequibat), "devenir-consonnes-meurtrières du Général" (Q Qui Tue in La Gandourie sans Uniforme) et d'une manière générale "devenir-âne" de l'homme et "devenir-homme" de l'âne. Voici un exemple du "devenir-bourricot" du prolétaire: Coryphée: Parvenu à ce point de son éducation L'âne toujours sauvage, Ou le sous-prolétaire N'espère plus être libéré. Il ne décoche plus Que des ruades fatalistes, Plein d'une sainte résignation. Il n'a pourtant qu'une idée fixe: Déguerpir au plus vite, à pied ou à dos d'âne! Il n'est même plus un prolétaire, Un bourricot luttant sur le sol national, Mais un âne vagabond, un exilé de l'intérieur. Et à quoi rêve pareil baudet? Sinon s'évader, en toute barbarie? D'innombrables ânons, parmi les plus valides Empruntent, pour chacun d'eux, Le prix d'une place de bateau Le premier émigré enverra au second De quoi quitter l'Anafrasie, et ainsi de suite Les écuries du monde entier Fourmillent d'ânes bien de chez nous, Sans domicile fixe. Ils mourront loin de la patrie Et ne terniront plus la gloire ni la puissance Des Frères Monuments... (Gandourie, in Europe, Juillet-Août 1976)

Comme l'ont bien montré G. Deleuze et F. Guattari pour Kafka - mais c'est la même chose pour Kateb à ce niveau

- dans

ce

"théâtre", "il n'y a plus désignation de quelque chose d'après un sens propre, ni assignation de métaphore d'après un sens figuré, mais la chose comme les images ne forment plus qu'une seule séquence d'états intensifs, une échelle ou un circuit d'intensités pures qu'on peut parcourir dans un sens ou dans un autre, de haut en bas ou de bas en haut" (Kafka, Ibid., p. 40). C'est dire que chez 47

Kateb, il y a moins métaphore ou jeu purement symbolique, que métamorphose: il n'y a plus sens propre ou figuré, mais distribution d'états dans l'éventail du mot, de la phrase, du calembour. Toute hiérarchie est brisée, au profit d'un nouvel ordre des êtres et des choses. Sont révélatrices à cet égard, les notations de jeux de mise en scène et les transformations inouïes qui s'en suivent dans le théâtre de Kateb : (Le policier place un masque d'âne à face de Ramadhan et lui attache sur le dos une gigantesque botte d'alfa. Face de Ramadhan devient "Ane-alfa-bête". Le policier quitte la scène. Entre "Ane-àtôle", alias "Visage de Prison". Il a le crâne rasé, et porte aussi un masque d'âne. Dialogue: Ane-alfa-bête : Mon pauvre Ane-à-tôle, Tu sors encore de prison! Ane-à-tôle : J'ai faim. Il s'approche de la botte d'alfa. Ane-alfa-bête : Non, mon vieux, impossible Cet alfa ne m'appartient pas. Moi aussi j'ai faim... Ane-à-tôle : Toujours aussi bête! On ne peut pas manger Cet alfa que tu portes? Ane-alfa-bête : C'est l'alfa du Parti. etc.

2) C'est un théâtre essentiellement politique: en effet, dans le théâtre classique - y compris dans le théâtre dit politique ou "engagé" - le milieu social, le contexte politique et historique

servent généralement seulement d'environnement et d'arrière-fond et l' "affaire individuelle" (familiale, conjugale, etc.) y prédomine. Dans le théâtre de Kateb, les choses se passent tout-à-fait autrement: son espace est organisé de telle sorte que chaque "affaire" individuelle est toujours et immédiatement branchée sur le politique. Ici, si l'affaire individuelle est nécessaire, c'est avant tout en tant que toujours une tout autre "histoire" autrement plus vaste et complexe s'agite en elle: guerre d'Algérie dans le Cadavre, guerre du Viêt-Nam ou du Sahara Occidental, dans L 'Homme aux sandales de Caoutchouc par exemple, etc. C'est en ce sens que le

-

-

48

triangle familial est toujours brisé, éclaté. "carnavalisé" : mais c'est que chez Kateb, on a toujours quitté sa mère (La mère patrie!), et le père est toujours un père au second degré, un faux père, un parâtre ; le couple, le cercle d'amis sont toujours connectés aux autres triangles, aux autres instances historiques et politiques: cercle du commerce (la Poudre), cercle bureaucratique, cercle économique qui constamment déterminent ou surdéterminent leurs actes. Lorsque Kateb met en scène la mère, le père, le "frère" dans son théâtre, il ne s'agit jamais d'un retour à Oedipe, mais d'un programme politique. C'est une dimension politique au sens le plus fort

-

le théâtre

de Kateb est un théâtre politique,

de "Grande

Politique" et non pas simplement un théâtre politisé sur lequel la politique aurait été greffée - qui permet de rendre compte du troisième caractère du théâtre populaire de Kateb, qui est que toute prise de parole, tout geste y prennent valeur collective. En effet, 3) peut-être parce que les talents n'abondaient pas en Algérie dans un contexte où l'art est encore un luxe qu'on ne peut s'offrir, les conditions humaines et matérielles ne sont pas données d'une énonciation collective. D'une part, le champ politique a contaminé tout énoncé; mais, d'autre part, parce que la conscience

collective ou nationale est souvent en défaut

- du fait de

la bouillie de langues, de pratiques, de mœurs - ou est toujours menacée de désagrégation c'est le théâtre que Kateb a chargé de cette fonction d'énonciation collective, et même révolutionnaire: créer une certaine identité dans la diversité des langues et des cultures, une certaine unité dans la diversité des ethnies et mœurs, et enfin, une solidarité active dans la disparité des villes et des campagnes. Le théâtre populaire prend ainsi le relais d'une machine révolutionnaire potentielle, non pas seulement pour des raisons idéologiques à courte vue, mais parce qu'elle seule est déterminée à remplir les conditions d'une énonciation collective qui manque partout ailleurs. Lorsque Kateb dit que le théâtre est "l'affaire du peuple", ce n'est pas de la démagogie ou du populisme, mais une manière d'afftrmer qu'il n'y a pas de Sujet "en général" et déjà donné - que le théâtre ne renvoie pas à un sujet d'énonciation qui serait transparent à lui-même et qui serait la cause unique de tout

-

49

énoncé, mais seulement des agencements collectifs d'énonciation (G. Deleuze) : le théâtre populaire ici "exprime ses agencements dans des conditions qui ne sont pas toujours données au dehors, et où ils existent seulement comme puissances diaboliques à venir ou comme forces révolutionnaires à construire" (Kafka, Ibid.). C'est ce qui se traduit chez Kateb par la présence constante de ces chœurs qui ne cessent de changer de nature et de fonction (Cf. La Poudre d'intelligence, par exemple), de ces coryphées aux multiples visages et aux rôles indéfmiment variés, mais aussi de ces figures aux noms emblématiques: Face-de-Ramadhan, Hassan-pas-de-chance, Ane-à-tôle, Frères-Monuments, etc. Ces noms anonymes, impersonnels, "génériques" ne désignent à l'évidence plus un narrateur ni un "personnage", mais un "agencement social et politique", un agent d'autant plus collectif que toujours les individus s'y retrouvent branchés malgré leur solitude, aux autres machines parlantes, désirantes - aux autres individus pour former un autre corps, un corps social aux multiples visages, un corps où ce sont les forces en présence qui dominent et non pas seulement les projets, les points de vue égoïstes ou égocentriques. C'est ce qui explique la création d'une figure comme celle du vautour "dont l'image, dit Kateb, n'est plus qu'un signe dans l'espace". Signe atopique, - "mot-mana" au sens que R. Barthes donne

à cette notion32

multitude

- autour

duquel

de figures et de "mots"

les différents

- gravitent

agencements,

et qui

- permet

la

de

substituer au texte "composé" et "monologique", un texte polyphonique et discontinu (non dialectique: il n'y a jamais deux termes seulement chez Kateb) ou les parties communiquent sans totalisation et où, inversement, une unité est produite sans récupération des différences (de langues, d'ethnies, de statut social, d'espace, etc.). Dans ce texte enfin, unité et totalité ne sont plus des principes d'organisation - on ne part pas d'une unité nationale ou régionale, on n'hypostasie pas un Sujet mais des effets obliques du mode de production et d'agencement spécifique qui le composent.

32 cf. Roland Barthes par Roland Barthes, écrivains de toujours/Seuil, p.133, "Mot mana".

50

"Sombre Amour Sans prémisse(s)." (Le Vautour).

51

Les ruines de l'Algérie chez Kateb Yacine Soraya Tlatli L'écrivain est rentré au pays natal dans un cercueil. Ce cercueil fendait une foule compacte, fragmentée en factions opposées comportant aussi bien les représentants du gouvernement que des associations berbères et féministes. Dans Le Blanc de l'Algérie, Assia Djebar considère les funérailles de Kateb Yacine, en novembre 1989, comme un symbole; celui d'une "nation cherchant son cérémonial, sous diverses formes, mais de cimetière en cimetière..."33 L'Algérie, a-t-on souvent affirmé, c'est dans Nedjma qu'elle fut écrite, nation accédant à elle-même à travers un récit qui déjà, en 1956, en annonçait l'avènement34. Nedjma, figure féminine, symbole de la nation, élusive version exotique de Marianne, fait ainsi le plus souvent l'objet d'une lecture allégorique, tandis que le roman intitulé Nedjma, est lu à travers la grille idéologique de la Nation se constituant. Une forme de déterminisme historique impose cette lecture de Nedjma. On peut la caractériser comme le reflet des utopies post-coloniales qui s'imposaient tandis que l'accession des nations à leur toute récente souveraineté les faisait considérer déjà comme formant des entités nationales à part entière. "A travers le bouleversement qu'il opère dans l'expression romanesque... Nedjma illustrera donc d'abord... la nécessité politique du passage d'une conception religieuse et tribale du temps et de l'espace, à une conception nationale et historique. "35 La thèse normative est affirmée dans toute son intransigeante 33 Assia Djebar, Le Blanc de l'Algérie, Paris, Albin Michel, 1995, p.12. 34 Selon Jacqueline Arnaud, Nedjma fut rédigée par séries de fragments entre 1946 et 1955. Voir: Recherche sur la littérature maghrébine de langue française. Le cas de Kateb Yacine, Paris, L'Harmattan, 1982. 35 Charles Bonn, Nedjma, Paris, PUP, 1990, p.49. Le critique ajoute plus loin cette remarque qui étonne par son imprécision: "... si Nedjma est un personnage du roman et en partie une personne réelle, son prénom signifie l'étoile en arabe. Or l'étoile est un peu partout le symbole d'une nation..." (ibid). Du même auteur voir aussi: Le Roman algérien de langue française. Vers un espace de communication littéraire décolonisé?, Paris, L'Harmattan, 1985. 53

pureté par Charles Bonn. Mais pour qui, peut-on se demander, cette nécessité du national est-elle fondamentale, sinon pour un lecteur chez qui prédomine le modèle de l'état-nation comme norme absolue et justification ultime du politique? A travers la décolonisation du Maghreb nous assistons en fait à une forme de propagation généralisée du culte de l'état-nation, à "l'extension irrésistible du modèle politique européen, c'est-à-dire de l'appropriation nationale. Le voici donc promu tout entier, comme

l'Europe, à la dignité des histoiresnationales."36 L'histoire de la nation suppose le récit des origines. Or c'est bien un récit des origines que livre Kateb Yacine. Toutefois, sa logique particulière interdit de le concevoir comme l'accession du pays (entité tribale fTagmentée) à la nation. Mon hypothèse de lecture est la suivante: au gré de la série de fTagments poétiques que constituent Nedjma s'exprime une sacralisation négative de la terre natale qui évolue selon une conception philosophique de l'histoire dont le modèle principal est donné par Ibn Khaldoun. Que ce soit en vertu de la dynamique du texte, de sa structure temporelle si singulière ou des thèses qui y sont affirmées, ce récit ne peut être lu selon une grille d'application dont les deux axes principaux seraient d'une part l'état nation et d'autre part la conception occidentale d'une histoire linéaire développée au dixneuvième siècle. C'est par une analyse de la signification singulière de la notion de ruines et de vestiges dans Nedjma que la conception katébienne du passé sera située dans sa double dimension arabomusulmane et nomade37. Dans L'oubli de la cité Jocelyne Dakhlia indique au terme d'une série d'enquêtes anthropologiques dans le Sud tunisien, que tandis qu'en Occident l'histoire officielle est une "histoire unifiante collective englobante", il ne se passe rien de tel 36 François Furet, L'atelier de l'Histoire, Paris, Flammarion, 1982, p.94. 37 Les études du corpus katébien ont jusqu'à présent mis en valeur son inscription dans un espace littéraire occidental. Voir: Marc Gontard, Nedjma de Kateb Yacine. Essai sur la structure formelle du roman, Paris, L'Harmattan, 1985. Bernard Aresu, Counterhegemonic Discourse from the Maghreb. The Poetics of Kateb's Fiction, Tübingen, Gunter Nar Verlag, 1993. Dans Fugues de Barbarie. Les écrivains Maghrébins et la surréalité (New-York, Tunis: Editions Les Mains Secrètes, 1998), Hédi Abdel-Jaouad montre la proximité de Kateb à la poétique surréaliste et le situe aussi dans la mouvance de la poésie arabe pré-islamique (pp.152-153).

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au Maghreb, "l'état n'y a pas réussi à disperser la mémoire d'un morcellement politique du royaume. Quant à la nation... elle est trop récente pour pouvoir constituer la trame universelle d'une vision du passé. "38L'histoire du Maghreb n'évolue pas selon la logique de l'état-nation, "lorsqu'elle suscite de grands empires, ils sont éphémères, ou bien ils demeurent étrangers au pays, comme surimposés à lui. Les souverains maghrébins auront ainsi échoué à garantir l'allégeance durable de leurs sujets. L'histoire de l'Etat ne débouchant pas sur le même processus fusionnel, l'émergence de la nation procédait d'une autre histoire."39 Pour la majorité des orientalistes, "le tarikh c'est de l'histoire mais à un degré inférieur."4o Dans "Ibn Khaldoun, anthropologue ou historien"41, A. Cheddadi conteste cette équivalence entre l'historiographie musulmane et française. Il entend maintenir la spécificité de l'historiographie musulmane, le tarikh. De manière générale on peut définir le tarikh comme "un inventaire critique d'informations et de témoignages (akhbar) qui sont transmis de bouche à oreille. Le tarikh se fonde ainsi sur une chaîne de transmission - isnad - qui n'accorde aucune légitimité particulière à l'écrit en soi. "42 De la phrase écrite à la mémoire collective se crée ainsi une dynamique particulière, non pas tant une rupture qu'une continuité de l'oral à l'écrit. La source principale des akhbar renseignements et récits - "n'est pas le livre mais la mémoire des hommes. La phrase écrite est un aboutissement, ou mieux, un relais, non point de départ; elle se justifie plus comme un adjuvant en cas de défaillance de mémoire que comme une forme d'existence."43 C'est à cette tradition qu'appartient Ibn Khaldoun et dans cette perception du passé que je propose d'inscrire Nedjma. On peut dire en effet que pour l'historiographie arabe, le passé est moins constitué par une série d'événements advenus dans un temps antérieur, que par le mémorable, au sens

-

38 Jocelyne Dakhlia, L'oubli de la cité. La mémoire collective à l'épreuve du lignage dans le Jérid tunisien, Paris, La Découverte, 1990, p.14. 39 ibid, p.13. 40 A. Cheddadi, Peuples et nations du monde, Paris, Sindbad, 1986, T.I, p. 22. 41 ibid., p.9. 42 ibid., p.68 43 ibid, p.30.

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que Marcel Détienne donne à ce terme dans L'invention de la mythologie. A la mythologie conçue comme l'autre de la raison ou encore comme réflexion sur l'origine d'un langage primitif, il oppose la notion de mémorable, savoir généalogique qui se modifie sans cesse de manière imperceptible et inconsciente, "le mémorable, ce dont (la) mémoire se souvient, loin d'être du passé enregistré ou un ensemble d'archives, est un savoir au présent, procédant par réinterprétations mais dont les variantes incessantes ne sont pas perceptibles au-dedans de la tradition parlée. "44 C'est "une histoire qui ne se connaît pas"45et qui implique la collectivité. C'est, pour le groupe, un inoubliable. C'est à partir de cette notion de mémorable que je situerai les différents récits des origines présentés dans Nedjma. La mémoire collective des origines, le mémorable, se joue sans cesse au présent: réinterprétation constante du passé qui défait toute chronologie. Dans Nedjma, au gré des récits transmis par les différents protagonistes, la mémoire collective bouscule la chronologie et dépasse ainsi l'opposition colonisateur / colonisé pour lui restituer sa profondeur originaire, son caractère mémorable. Dans la troisième partie du texte, nous avons moins affaire à un récit mémorisé, qu'à une illustration des jeux de la mémoire, glissant d'un personnage à l'autre et recréant à travers répétitions et redites, une nouvelle histoire au présent. Cette partie est constituée par deux séries de douze segments dont le sujet et l'objet est Rachid. En prison, Mourad se remémore ce que Rachid lui avait dit à son arrivée à Bône, puis Rachid lui-même se souvient. Le passage de la troisième à la première personne s'effectue par la répétition d'une phrase. "Elle vint à Constantine sans que Rachid sût comment. Il ne devait jamais le savoir... "46 Le récit à la première personne de Rachid débute ainsi: "Elle vint à Constantine je ne sais comment, je ne devais jamais le savoir..."47 Les deux récits ne sont pas cependant symétriques, puisque la mémoire travaille différemment selon les êtres. Celui de Rachid remonte jusqu'aux origines; le récit familial est relayé par le récit 44 45 46 47

Marcel Détienne L'invention ibid., p.74. Nedjma, pp.l 04-1 05. ibid, p.l 05.

de la mythologie,

56

Paris, Gallimard,

1981, p. 79.

de la conception de Nedjma dans la grotte du Rhumel. Une autre voix narrative intervient, celle de Si Mokhtar qui à son tour révèle à Rachid l'histoire de la tribu des Keblout dont sont issus les protagonistes du roman. Les voix narratives se relaient et nous entraînent par une série de glissements dans un passé de plus en plus lointain jusqu'à rejoindre la légende de l'origine de la tribu. Chaque récit fait appel à la mémoire et restitue une histoire plus ancienne qui est antécédente au temps du récit lui-même. L'histoire du Maghreb se trouve ainsi reprise par le mythe du Maghreb comme terre de la perte, celle de la "puissance abdiquée des Numides."48 Jacqueline Arnaud souligne d'ailleurs que les faits historiques "se fondent en une même nébuleuse, les plus récents rejoignent le plus ancien passé... Et Kateb semble se faire de l'histoire une conception curieusement cyclique, défiant toute chronologie réelle comme si les points forts de l'histoire

récente se succédaientde dix ans en dix ans."49 Cette conception de l'histoire, à la fois cyclique et défiant toute chronologie réelle, est en fait caractéristique de la mémoire collective maghrébine. En Afrique du Nord, les traces de la conquête romaine sont ciselées, comme par un marteau de sculpteur, dans les pierres, les monuments somptuaires mais surtout, dans les mémoires. C'est le trouble récit des origines. Un élément premier, la Pax Romana, et ensuite tout se télescope dans la mémoire collective. Romains, Vandales, Byzantins, Arabes, Français; figures de l'envahisseur découpées comme autant d'ombres chinoises selon l'appartenance religieuse50. Ainsi revendique-t-on fortement l'appartenance le plus souvent imaginaire à la lignée de tel membre de la tribu des BeniHilal, les envahisseurs arabes, tout en rejetant soigneusement

48 ibid, p.175. La Numidie est le nom donné par les Romains à la région de l'Afrique du Nord (Africa Nova) qui occupe les frontières actuelles de la Tunisie et une partie de l'Algérie. 49 Jacqueline Arnaud, Recherche sur la littérature maghrébine de langue française, op.cit., p.672. 50 Après avoir été une province de l'empire romain, l'Algérie fut envahie par les Vandales en 429. Les Byzantins les chassèrent en 533 ; elle fut enfin conquise par les Arabes venus du Moyen-Orient durant le VIle siècle. A propos des différentes conquêtes de l'Afrique du Nord antique, voir Christophe Hugoniot, Rome en Afrique, Paris, Flammarion, 2000. 57

l'héritage culturel romain51. Un étrange relais s'effectue de l'histoire-évènement (la longue succession d'invasions) vers ce qu'en fait la mémoire collective ignorant les étapes chronologiques. La mémoire collective distingue "plusieurs modèles de l'autochtonie et de l'altérité"52; tous situent les Romains comme les ancêtres des Européens au sens de colonisateurs. La "thèse coloniale de l'héritage romain" est fortement ancrée dans la mémoire collective du Maghreb. Ils sont souvent perçus à travers "leur côté belliqueux. "53L'écriture romanesque de Kateb Yacine obéit à ces méandres de la mémoire collective. Dans cette anamnèse fragmentée que constitue Nedjma, le souvenir remonte le plus loin, vers la Numidie qui est évoquée par l'un des protagonistes, Rachid. Ce dernier, perdu dans des "savanes d'inconscience", est échoué "dans la grisaille lumineuse du gouffre (...) dans une retraite arachnéenne sur le gouffre... au-dessus de l'abîme où Constantine contemple son fleuve tari."54 Il porte le deuil de toutes les cités dévastées, sans parvenir lui-même à exister; il se sent "comme un morceau de jarre cassée, insignifiante ruine détachée d'une architecture millénaire."55 Son destin épouse étroitement l'histoire d'une autre perte, celle "de la terre du Maghreb" depuis la défaite de Jugurtha56. "La gloire et la déchéance auront fondé l'éternité des ruines sur les bords des villes nouvelles, plus vivantes mais coupées de leur histoire, privées du charme de l'enfance au profit de leur spectre ennobli, comme les fiancées défuntes qu'on fixe aux murs font pâlir leur vivante réplique; ce qui a disparu fleurit au détriment de tout ce qui va 51 Les Beni-Hilal (souvent désignés par Kateb comme les "fils de la lune", selon la traduction française de leur nom) sont une tribu venue d'Egypte au cours du XIe siècle pour finir d'arabiser l'Est du Maghreb encore insoumis. Sur le déferlement des Beni-Hilal au Maghreb, voir la version qu'en présente Ibn Khaldoun dans: A. Cheddadi, Peuples et Nations du monde, op.cit ; et Jocelyne Dakhlia, L'oubli de la cité, op.cit. 52 Jocelyne Dakhlia, L'oubli de la cité, op.cit., p.56. 53 ibid, p.57. 54 Nedjma, Paris, Seuil, 1956, p.172. 55 ibid, p.166. 56 ibid, p.175. Jugurtha roi de Numidie, a été le premier résistant nord-africain à s'opposer à Rome au cours des batailles puniques. Il fut vaincu et livré aux Romains en -105.

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naître... "57L'histoire individuelle et celle de la terre du Maghreb se confondent. Et cette fusion marque l'échec de tout dynamisme historique selon une structure qui est celle de la répétition. Toute histoire personnelle est engloutie, tirée en arrière vers le passé58. Nedjma n'acquiert ainsi toute sa signification que par rapport à l'entrecroisement d'un double passé, celui de la tribu et celui immémorial de la conquête romaine. Il s'agit aussi de marquer le déchirement lié au passage d'une identité tribale à une identité nationale, et donc supra-tribale. L'analyse la plus pertinente de l'ordre social tribal qui a longtemps régi le Maghreb demeure celle proposée par Ibn Khaldoun. L'accession à la cohésion sociale présuppose une destruction préalable, la perte de la loi tribale. Cette conception cyclique de l'histoire ne comporte aucune dimension progressive, elle implique plutôt une forme de destin circulaire à l'intérieur de laquelle la destruction engendre une forme de civilisation. Dans sa conception d'une homogénéité sociale sans cesse menacée de rupture, tout comme dans son appréhension cyclique de l'histoire, Kateb Yacine est profondément marqué par la philosophie d'Ibn Khaldoun59. Dans Le polygone étoilé, du fond du cachot sans fenêtre où il habite, Face de Ramadan, juché sur un tonneau s'improvise orateur et professeur. Son premier cours magistral a pour objet Ibn Khaldoun. "Imaginez l'Andalousie pendant la fm du Moyen Age. Imaginez l'apothéose du monde arabe en ce temps-là. Une famille venue du Yémen, établie à Séville et fixée à Tunis, donne le jour à Abou Zeid Abderahmane Ibn Mohamed. On 57 Nedjma, p.175. Souligné par moi. S8 Cette conception du temps, bien que souvent notée, a été mise uniquement en relation avec divers styles littéraires comme le nouveau roman ou l'écriture de Faulkner. Charles Bonn parle "d'une mémoire bien réelle, mais narrée en quelque sorte à l'envers. Le passé fait perpétuellement irruption dans les récits présents, mais n'est évoqué que depuis ce présent... le mouvement interne non vectoriel du récit le tourne sans cesse du présent vers le passé." Nedjma, op.cit., pp.25-26. 59 C'est surtout Les Prolégomènes (Muq'addima) de son livre principal Kitab al'ibar ("Livre de considérations sur l'histoire des Arabes, des Persans et des Berbères") qui ont rendu Ibn Khaldoun (1332-1406) célèbre non seulement en histoire mais dans le domaine de la sociologie. A présent, une excellente introduction et traduction de son oeuvre sont présentées par A. Cheddadi, dans Peuples et Nations du monde, op.cit. 59

l'appellera Ibn Khaldoun (...) TI laisse une œuvre encore mal connue et une parole lapidaire: tout ce qui est arabe est voué à la ruine."60 La sévérité d'Ibn Khaldoun à l'égard des envahisseurs arabes est entrée dans l'histoire comme dans la légende: Tout le pays conquis par les Arabes est bientôt ruiné... Sous leur domination la ruine envahit tout. Voyez les pays que les Arabes ont conquis depuis les siècles les plus reculés: la civilisation en a disparu... Les Arabes sont incapables de fonder un empire.61

Ce passage, juxtaposé à d'autres paragraphes où Ibn Khaldoun vante les qualités morales et politiques des Arabes, doit surtout être lu comme une critique du nomadisme par opposition aux vertus citadines des habitants des villes. Les mouvements conjoints du nomadisme et des vertus citadines défmissent sa progression de l'histoire62. L'orientation majeure de la philosophie khaldounienne demeure le déclin de toute puissance politique

60 Le Polygone étoilé, Paris, Seuil, 1966, pp.80-81. La longue errance de la famille d'Ibn Khaldoun (Le Yemen, Séville, Tunis) est relevée par Kateb avec un enchantement caractéristique. Son style se fonde en grande partie dans le nomadisme et l'errance. 61 Prolégomènes, Cité par Yves Lacoste, dans Ibn Khaldoun. Naissance de l'histoire, passé du tiers-monde. Paris, La Découverte, 1998, p. 89. Dans le texte arabe, la ruine évoquée par Ibn Khaldoun a comme noyau sémantique les consonnes suivantes: kha-ra-ba (pluriel khurub). Ce terme désigne en arabe dialectal et littéraire les débris qui restent après la destruction d'un lieu. La signification de ce mot diffère de celle des atlal que j'évoquerai ultérieurement. 62 On peut voir dans le recours de Kateb à certains passages célèbres des Prolégomènes et dans son admiration pour Ibn Khaldoun, un signe supplémentaire de sa conception d'une Algérie avant tout berbère et païenne et qui, dans le passé précédant la colonisation, a été autant brutalisée par la civilisation arabomusulmane que par l'Occident romain. Ibn Khaldoun décrit ainsi la conquête arabe: "Mais aujourd'hui, je veux dire à la fin du VIlle siècle, la situation du Maghreb a subi une révolution profonde... et a été totalement bouleversée: des nations berbères habitant ce pays depuis les temps les plus reculés ont été remplacées par des tribus arabes qui... avaient envahi cette contrée et qui, par leur grand nombre et par leur force avaient subjugué les populations, enlevé une grande partie de leur territoire et partagé avec elle la jouissance du pays..." Cité par Yves Lacoste dans: Ibn Khaldoun, op.cit., p.89. 60

constituée, en tant que mouvement inhérent à la progression de I 'histoire63

.

Chaque empire voit rétrécir graduellement son ce qu'il succombe. On verra que cela a lieu pour tous petits, selon la règle suivie par Dieu à leur égard; puis qu'il a prédestiné à ses créatures; tout périra excepté Sourate XXVIII, vers 88)64

étendue primitive jusqu'à les royaumes grands ou vient la destruction, sort la face de Dieu (Coran

Chez Kateb, la destruction est à la source du récit, elle le provoque. C'est à partir de ce point que partent contes et récits poétiques: hésitation entre l'être et le non-être, entre la réalisation de la nation et sa dégradation, entre la ruine et son écriture. L'avenir est la dimension de l'impossible dans le récit. Le passé se répète comme une infmie malédiction et l'Algérie, bien loin de se constituer dans un continuum historique est "perdue dans son histoire." Le temps est privé de son ouverture vers le futur, tandis que tous les protagonistes de Nedjma sont tirés vers l'arrière au gré d'une "démarche d'aveugle titubant sur le fabuleux passé."65 Kateb Yacine, poète si rigoureux dans le choix de ses expressions, parle du "fabuleux" passé et non du passé tout court. Le passé est tout entier habité par la fable, la fonction mythopoétique, il habite ses personnages à la manière du mémorable tel qu'il est défini par Marcel Détienne. Que ce soit dans le Polygone étoilé ou dans Nedjma la figure des ancêtres est liée à la malédiction d'un temps à jamais immobilisé dans le passé. De manière synthétique on peut dire que les trois thèmes qui reviennent le plus fréquemment à propos de cette œuvre sont "la quête de l'ascendance, l'enracinement d'une filiation, le temps

63 Les alternances principales sont pour Ibn Khaldoun, le passage des moeurs bédouines (umran badawi) vers les moeurs citadines (umran hadari). La progression de l'histoire correspond en partie à la lutte entre tribus et dynasties. Lorsque dans la dynastie dirigeante les moeurs citadines l'emportent, la dynastie est sur le point de sombrer dans le déclin. Voir Muhsin Mahdi, Ibn Khaldoun's Philosophy of History: A Study in the Philosophic Foundation of the Science of Culture, Chicago, University of Chicago Press, 1971. 64 Ibn Khaldoun, op.cit., pp.216-217. 65 Nedjma, ibid. 61

comme durée immobile"66.Pour Antoine Raybaud, il s'agit de se "re-fonder comme sujet en ré-instaurant un lieu à la fois mental et

référentiel, une nouvelle appartenance."67 Il propose une analyse qui s'appuie sur une nécessité d'ordre historique. La colonisation ayant effectivement violemment supprimé toute identité culturelle, il devient important de la fonder à nouveau à travers le récit. Plus récemment, dans Maghreb en textes, Beida Chikhi a relevé, à propos de l'ensemble du corpus textuel maghrébin: "L'étrangeté des textes maghrébins est d'abord lisible dans la quête insistante d'une antériorité lointaine, irrattrapable autrement que par une écriture de l'imaginaire, du délire et du fantasme... L'imaginaire assure une fonction de suppléance des traces de l'histoire et de la culture..."68Le point de vue que j'adopterai est différent. Le récit ne comble pas les lacunes de l'histoire, au sens où il ne supplée pas à un manque. Il se pose plutôt comme excès; il réinvente, parfois en résonance profonde avec une culture présente et non comme supplément d'une culture arrachée. "Car l'histoire de notre tribu n'est écrite nulle part, mais aucun fil n'est perdu pour qui recherche ses origines..."69 Cette citation donne à la figure de l'écrivain une puissance absolue de création, car l'histoire, c'est lui qui va la réécrire en défaisant et renouant sans cesse les fils. L'histoire collective a le visage de la ruine. Me voilà dans une ville en ruines ce printemps. Me voilà dans les murs de Lambèse, mais les Romains sont remplacés par les Corses; tous Corses, tous gardiens de prison, et nous prenons la succession des esclaves, dans le même bagne près de la fosse aux lions, et les fils des Romains patrouillent l'arme à la bretelle; le mauvais sang nous attendait en marge des ruines... 70

Chez Kateb Yacine, la ruine a un statut ontologique. Les ruines en tant que présence physique, marque de la brutalité de l'histoire, renvoient à la ruine: à une histoire conçue comme une 66 Antoine Raybaud, "Roman algérien en quête d'identité: Kateb Yacine et Nabile Farès", Europe, Juillet-Août 1976, p.SS. 67 ibid. 68 Beida Chikhi, Maghreb en textes, Paris, L'Harmattan, 1996, p. 41. 69 Nedjma, p.147. 70 Nedjma, op.cit., p.41. Les ruines imposantes de Lambèse comptent parmi les plus importantes reliques de la présence romaine en Algérie.

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marche vers les stations de son déclin. Le discours s'arrête au seuil des ruines, et en constate la récurrence. Celles-ci n'ont pas le statut d'indice historique. Les ruines ne se produisent pas au cours de l'histoire, elles deviennent le visage même de l'histoire: "Pas les restes des Romains. Pas ce genre de ruines où l'âme des multitudes n'a eu que le temps de se morfondre, en gravant leur adieu dans le roc, mais les ruines en filigrane de tous les temps, celles que baigne le sang dans nos veines, celles que nous portons en secret sans jamais trouver le lieu ni l'instant qui conviennent pour les voir: les inestimables

décombres du présent...

"71

Le terme récurrent de ruines, tout comme l'expression singulière et paradoxale de décombres du présent renvoient à une conception du temps propre à Kateb dont on trouve les premières manifestations dans la poésie nomade arabe. Derrière les expressions de ruines et de "décombres du présent", je voudrais montrer que se profile un autre vocable, celui de vestige, atlâl, qui ouvre vers une autre expérience du temps et du passé. Dans la culture poétique arabe qui doit tant au nomadisme, on peut dire que la poésie est née des vestiges, à travers la légende, le mythe et la remémoration orale. On appelle vestiges, l'ouverture des odes de la poésie pré-islamique qui est rituellement consacrée à l'invocation des traces du campement abandonné. Au sens propre, "atlâl" signifie vestiges du campement nomade déserté. C'est dans la première partie du VIe siècle qu'auraient été composées les odes antéislamiques dans les principautés arabes des confms de l'Euphrate et de la Palmyrène. On appelle ces odes "les suspendues" (Mu'allaqat) car la légende dit qu'elles furent brodées en lettres d'or et suspendues au sanctuaire de la Ka'ba dans la cité de la Mecque. L'origine - les auteurs comme la transmission des poèmes

- demeure

pourtant

obscure.

Ce sont pour la plupart des poèmes de cent vingt vers, dont les traits communs sont la division en trois mouvements thématiques: le "nasique" ou souvenir des vestiges, le voyage et la rodomontade. Cette poésie, la plus ancienne du monde arabe, est encore remarquablement vivante dans les mémoires. Jacques Berque a montré la manière dont l'être au monde des Arabes, de la 71 ibid, p.174.

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péninsule arabique jusqu'à l'Afrique du Nord, est modelé par la diction poétique dont le moment fort demeure les Mu'allaqat. Il rappelle l'ouverture de la plus connue des odes, celle qui est attribuée à Imru Al Qays : Halte! Pleurons au rappel de l'aimée et d'un campement au défaut de la dune entre Dakhtul et H'a'awmal et Tüdith et l'Miqrat l'empreinte n'en demeure que par le tissage du vent...72 .

Assistant à une séance poétique dans une assemblée

villageoise de la péninsule arabique, il réalise que "plusieurs des personnes présentes la savaient par coeur."73 Pour lui, cette persistance de la mémoire s'explique par le fait que la poésie arabe ne se fonde pas sur l'invention à partir du néant mais sur le mémorable et le souvenir de la tradition. "Il est probable, dit-il, que la beauté ressentie de nos jours par les lecteurs arabes de la Mu'allaqa doive beaucoup au fait qu'elle ait occupé tant de mémoires depuis le temps justinien jusqu'à nos jours. Si toute poésie est poésie d'écho, puisque le poète comme l'a dit Blanchot est "maître du mémorable" cela se vérifie plus encore de cette poésie. Aucun poète arabe je pense, n'a considéré que l'essentiel était de dire pour la première fois... Et comme répéter c'est se souvenir, le thème du souvenir, dhikrâ, fut le thème par excellence puisqu'il coïncide avec la visée et jusqu'à un certain point avec la nature mnémonique de l'ouvrage. "74 Dans tous les lieux visités, une même observation s'est imposée à lui: "Dans la poésie populaire de la Chamiyeh entre l'Arabie saoudite et l'Iraq et la Syrie, comme dans celle du Sud tunisien on observe que des poètes illettrés 72 Traduction, Jacques Berque, dans Langages arabes du présent, Paris, Gallimard, 1974, p.126. 73 ibid. 74 ibid, p.13 7. A propos de la nature fondamentalement mnémonique de la poésie arabe, A. Kilito cite cette anecdote: Lorsque Abou N awas demanda à son maître la permission de faire de la poésie, ce dernier lui dit qu'il ne pouvait le faire avant d'avoir mémorisé mille poèmes. Après les avoir appris, puis les avoir oubliés de nouveau, il commença à écrire. L'auteur et ses doubles, op.cit., p.21. J.E Bencheikh analyse le phénomène de la mémorisation dans Poétique arabe, op.cit., pp.80-96.

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insèrent dans leur composition jusqu'à des hémistiches entiers de

poésie anté-islamique."75 Il note aussi que des vers anciens sont passés au statut proverbial. Ainsi un vers de Lâbid, poète antéislamique, rejoint la vision de Nedjma. Ce nom, on l'a souvent noté, signifie étoile en arabe, mais de plus, Kateb confère une immortalité à son héroïne irréelle76.Il inscrit son caractère dans le prolongement de ce proverbe, fragment d'un poème de Lâbid:

"Nous périssons, mais ne périssent les montantesétoiles."77 "Les traces d'un campement abandonné marquent l'ouverture de l'ode pré-islamique. Elles annoncent la perte de l'aimée, la pluie de printemps et les champs d'un passé idéalisé. Mais elles évoquent aussi ce qui est perdu, incitant à la fois son

souvenir et l'appelant à la présence."78 Pour l'écrivain tunisien Abdelawahab Meddeb, ce qui se joue à travers le topos des vestiges, des marques et des traces, est "le désert changé en palimpseste". Une écriture sous-git toujours à une autre écriture

dans "le désert comme le lieu même de l'onirique"79. Quelle expérience du présent se déploie dans ce type de poésie? Elle se confond toujours, sans exception, avec l'arrivée sur des lieux désertés. C'est alors le présent qui est creusé par la perte, il n'existe pas comme présence pleine, mais ne marque pour le poète qu'un trop tard tragique: tout a toujours déjà été dévasté, ruiné, rendu à la destruction, à une nature maléfique. Al A'cha Mymun, poète itinérant, évoque ainsi ces traces: "Adieu Hurayra la caravane s'ébranle mais es-tu bien, toi, l'homme, capable ,,80 d'un adieu.

75 ibid, pp.140-141. 76 Le personnage de Nedjma se retrouve dans la plus grande partie du corpus littéraire katébien. Voir: L'oeuvre enfragments, Paris, Sindbad, 1986. 77 Langages arabes du présent, op.cit., p.16l 78 Michael A.Sells, Desert Tracings, Six Classic Arabian Odes by 'Alqama, Shânfara, Labid, 'Antara, Al-A'sha and Dhu al-Rùmma, Hanover, Wesleyan University Press, 1989, p.3. Traduit par moi. 79 A. Meddeb, "La Trace, le signe" Revue Intersignes, numéro 1, p.137. 80 Jacques Berque, Dix Odes de l'Anté-Islam, Paris, Sindbad, 1995, p.lOO. Jacques Berque inclut dans les odes anté-islamiques celles d'Imru Al Qays qui en sont parfois exclus et pour cette raison, il dénombre dix odes. 65

Lâbid Ibn Abi Rabi'a est confronté à un effacement initial: "Effacées les demeures à Mina pour l'étape et le séjour Rijam et Ghawl retournent aux permanences dont l'empreinte se dénude jusqu'à la masse ,,81 comme la pierre recèle une inscription.

Abid Ibn Al Abraç élève son chant à partir de l'abandon du camp qui ne résonne plus que de la vacuité et du néant de la vie même: "Malhûb de ses gens s'est vidé (...) tout en bêtes sauvages s'est changé qu'elles mêmes transforment les vicissitudes o Terre que se passent en héritage les stérilités où quiconque séjourne subit la guerre ,,82 ou le meurtre ou la ruine...

Antar évoque la demeure de sa bien-aimée (AbIa) qui est rendue à l'état de nature: "0 demeure d'AbIa à Jawâ parle bonjour, ô demeure, et salut (...) Mais ne me rendirent le bonjour que des vestiges hors d'âge ,,83 assauvagis et désertés.

De toutes ces ouvertures, celle de Tarafa est sans doute la plus célèbre; il évoque aussi la trace de la perte: "Il ne reste de Khawla sur les schistes de Thamad que les vestiges qui remontent comme un reste de tatouage sur le dos d'une main C'est là qu'arrêtant sur moi leurs montures mes compagnons m'ont dit Ne va pas mourir de chagrin, mais t'endurçis.,,84

81 82 83 84

ibid, p.87. ibid, p. 76 ibid. ibid, p. 73.

66

Dans tous les lieux du monde arabe, jusque dans les poèmes chantés par l'égyptienne Oum Kaltsoum, c'est à la poésie pré-islamique que renvoie le vocable de vestiges atlâl - Le thème est si connu qu'Abou Nawas, excédé, s'est élevé il y a bien longtemps - pendant le huitième siècle contre l'emprise de ce type de poésie de la mélancolie et de la perte enracinée dans le désert originel, afin d'imposer son propre paradigme poétique bachique et dionysiaque dont le cadre était la cité et ses plaisirsss. Ainsi, s'est-il adressé à son lecteur hypothétique en lui donnant l'ordre suivant:

-

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"Oublie les vestiges (atlâl) des maisons et des ruines Déserte les campements effacés et stériles N'as-tu jamais vu les maisons répondre à qui les interroge Autrement que par l'écho de leur question ?"S6

La présence de atlâl, au début des poèmes n'est pourtant pas due à une imagerie sentimentale (la mélancolie provoquée par l'absence de l'aimée) mais à des impératifs d'ordre esthétique: les vestiges sont l'image génératrice du poème qui se déploie à la fois comme écriture sur l'écriture, sur le passé et sur le mémorable. La naissance du poème est conjointe avec celle du vestige et de l'abandon: le temps présent n'existe pas. Il est déjà ruiné, il est miné par le déclin et la perte. Sur cette constatation se construit l'appel vers le futur et le thème du voyage qui suit immédiatement celui des vestiges. On peut voir que l'image la plus emblématique, celle du désir de parole confronté à l'écho du silence est évoqué par Antar: "0 demeure d'AbIa à Jawa, parle". De cette absence habitée naît le poème qui, contrairement à ce que soutient Abou Nawas est la réponse des lieux désertés. 85 Abou Nawas (762 - circa 813) a été considéré comme le plus grand poète de son époque. Chantre du vin, de l'érotisme et des amours homosexuelles, il a conservé une aura sulfureuse. A son époque déjà, il était perçu comme membre de l'école des modernes (les Muhadathûn). Voir: Jamal Eddine Bencheikh, Poétique arabe, Paris, anthropos, 1975; et surtout: "Poésies bachiques d'Abû Nawas, thèmes et personnages" Bulletin d'études orientales, Damas, 1964, tome XVIII. 86 Traduit par Abelwahab Meddeb dans "La Trace, le signe" op.cit., p.138. Dans La Maladie de l'Islam (Paris, Seuil, 2002), Abdelawahab Meddeb évoque avec nostalgie cette poésie joyeuse et transgressive ("Bois trois verres / et récite un verset"). Il l'oppose à "nos étriqués contemporains intégristes." p.28. 67

Dans cette archéologie amoureuse, les traces, les moindres indices d'habitations comme le brasier juste éteint, les empreintes sur le sable - deviennent parlants. La scansion du temps de l'expérience poétique est particulière dans la poésie antéislamique; elle est dominée par le thème des vestiges. Comme l'a justement noté Stefania Pandolfo: "L'ici et le maintenant d'un événement (deviennent) nécessairement un ailleurs habité par les ruines visibles mais non déchiffrables d'un passé inaccessible qui implique le futur comme le legs d'une perte..."87 Cette tradition poétique a imposé un paradigme de la temporalité liée à l'invention poétique: c'est à partir des débris du présent que s'élève le discours. De son côté, Kilito a noté le rôle essentiel des traces, de l'absence et de la perte. Le poète de l'anté-

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islam, est dit-il, "un archéologue mélancolique."88 Le poète y a pour tâche "de dessiner sur un dessin, d'écrire sur de l'écriture à demi effacée... Face à une écriture en ruines, il faut bien que le poète y mette du sien pour qu'un nouveau campement voie le jour."89 Comme le souligne Pandolfo, le motif des vestiges est "le plus dramatique parmi les divers thèmes du souvenir... Le temps présent n'a pas de contenu effectif dont on puisse parler. Le passé a un poids spécifique, le présent est indéterminé, excepté sa référence à la mémoire. Le locuteur arrive à un point désolé mais familier, les vestiges sont le lieu de convergence du spatial et du

temporel."90 Le toujours est celui de la perte et de l'abandon dans la poésie arabe bédouine: le campement, le village, les signes de vie toujours déjà abandonnés, l'aimée toujours déjà disparue. Une même logique de la perte anime la perception katébienne de l'histoire de son pays, comme une même impossibilité anime Nedjma, celle d'atteindre l'objet de l'amour hors du discours qui en célèbre la présence et en consacre

87 Stefania Pandolfo, Impasse of the Angels, Scenes from a Moroccan Space of Memory, Chicago, The University of Chicago Press, 1997, p.l o. Ma traduction. 88 A.Kilito, L'auteur et ses doubles. Essai sur la culture arabe classique, Paris, Seuil, 1985, p.17. 89 ibid, p.2l. 90 Impasse of the Angels, op.cit., p. 254. Ma traduction. 68

l'absence91. Dans "Nedjma ou le poème ou le couteau", matrice de toute son œuvre à venir, Kateb lie le motif de la perte - toute perte à celui de la poésie arabe dont il évoque les thèmes sans cesse réitérés. Ils y sont moins présents, qu'engloutis comme des épaves du passé qui ressurgissent dans son œuvre: le luth et la fontaine, la mosquée et les complaintes des pleureuses, les palmiers et les coursiers, les empreintes sur le sable, les chameliers et les "dromadaires musclés comme des ancêtres."92Le "poème d'Arabie" évoqué a disparu et cette perte est moins celle d'une œuvre que la possibilité perdue à jamais de nommer le temps présent: "Nedjma je t'ai appris un diwan tout puissant mais ma voix s'éboule je suis dans une musique déserte... Pourtant nous avions nom dans l'épopée..."93 Lorsqu'il analyse le phénomène de la mémoire romanesque, Nabile Farès semble penser à la fois à la poésie préislamique, à l'œuvre de Kateb Yacine et à la sienne propre. Pour lui, la mémoire "travaille le texte fondamentalement parce qu'elle

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91 Dans "Nomadism between the Archaic and the Modem" (Yale French Studies, No 82, V01.1, 1993, pp.146-l57), Antoine Raybaud relève entre autres thèmes nomadiques dans l'oeuvre de Kateb ceux "du campement, du chameau, de la tribu et de l'étoile, des valeurs chevaleresques, de la ruse, de l'amour entre cousins, du mariage à des barbons." (p.15l). Ma traduction. Il note aussi de manière allusive l'influence des "chants de la péninsule arabe depuis l'aube des temps," et la façon dont le corpus katébien s'inscrit dans une poésie de l'errance. Nedjma, écrit-il doit "probablement sa force à l'inscription de ses qualités nomades."(p.154) Pour lui, ces traits font partie de l'inventivité et de la modernité du corpus textuel, car "le plus grand danger" serait "d'assigner le nomadisme du texte à un retour de l'archaïque"(156). Je partage cette vision de l'oeuvre katébienne comme évocation de l'archaïque et non retour de l'archaïque. Comme Antoine Raybaud, je considère son corpus comme "une oeuvre ouverte sur ce qui est en même temps, son horizon (et) son origine"{p.156). En ce sens, on peut rapprocher l'écriture katébienne de la poésie surréaliste comme l'a fait Hédi Abdel-Jaouad, sans nier pour autant le lien qui prévaut avec la structure temporelle des vestiges pré-islamiques dans son écriture. Voir: "Kateb Yacine: rewriting Surrealism" SubStance, numéro 69, 1992, pp.11-29, et "Kateb Yacine ou la réécriture du Surréalisme" dans Fugues de Barbarie, op.cit., pp.149-155. 92 "Nedjma ou le poème ou le couteau" considéré par Kateb comme la matrice de son oeuvre a paru le 1er janvier 1948 dans le Mercure de France. Il est reproduit dans L'oeuvre en fragments, Paris, Sindbad, 1985, pp.70-72. Hédi Abdel-Jaouad analyse ce poème en se référant à la poésie pré-islamique dans Fugues de Barbarie, op.cit. 93 ibid, p.70.

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dit ce que ne peut plus dire ce qui est perdu dans les roches ou dans les sables ou dans l'origine destinale d'un geste d'écriture inscrit dans la roche et qui développerait quelque chose d'autre que

simplementce qui nous serait donné à comprendrepar l'écriture."94 Ainsi, un retrait ontologique fondamental est à l'origine de l'opération de mémoire qui engendre l'œuvre d'art. Ce retrait se donne à lire pour Kateb dans les ruines. En ce sens, elles sont bien les "décombres du présent" et portent en elles, tout comme les vestiges pré-islamiques, la marque du disparaître qui traverse tous les temps: passé, présent, futur. La mémoire, confrontée aux "décombres du présent", c'est à dire aux vestiges (atlât) est à la fois dynamisme et rupture. Dans La Mémoire, l'histoire, l'oubli, Ricœur comprend le concept de mémoire à l'intérieur d'une problématique de la représentation et de l'antécédence qui se fonde sur un rapport véritatif au passé. Ce que nous livre la mémoire est dit-il "une image qui se donne comme présence d'une chose absente marquée du sceau de l'antériorité. "95 Selon cette thèse classique, la mémoire nous met en contact avec des choses absentes au moyen d'une image présente. Ricœur se place au cœur de la tradition philosophique occidentale puisqu'il s'appuie sur une conception platonicienne de l'image comme eikon, soit la présence d'une chose absente. Dans la mesure où s'établit cette dialectique de la présence et de l'absence, s'instaure également une suspicion envers la mémoire, en même temps qu'une nécessité de "s'affranchir de la tutelle de la fantaisie, du fantastique. "96 Pour la tradition phénoménologique que Ricœur analyse et dans laquelle il s'est toujours situé, le danger de la mémoire réside dans "le piège de l'imaginaire, dans la mesure où cette mise en images côtoyant la fonction hallucinatoire de l'imagination, constitue une sorte de discrédit, de perte de fiabilité pour la mémoire. "97 De manière similaire, on peut dire que pour une certaine mémoire historienne, le piège réside dans la capacité fantasmatique, ou tout ou moins, dans la capacité d'invention de la mémoire. Dans les récits de 94 ln "Nabile Farès ou le discours controversé" entretien publié dans Le Temps, Tunis, 4 octobre 1989. 95 Paul Ricoeur, La Mémoire, l'histoire, l'oubli, Paris, Seuil, 2000, p.8. 96 ibid, p. 59. 97 ibid, p. 66.

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Kateb, au contraire, nous sommes au cœur d'une autre conception de la mémoire: la mémoire orale en ses capacités d'invention se lie avec l'imagination. Mémoire et imaginaire vont de pair avec la réinvention du récit à partir d'une forme de néant que le passé impose au cœur d'un présent marqué par les vestiges (atlât), "les ruines en filigrane de tous les temps". Tout le territoire mythique du Maghreb devient alors immense vestige et se trouve privé de la présence du présent. "La cité ne fleurit, le sang ne s'évapore apaisé qu'au moment de la chute... la triple épave revenue au soleil couchant, la terre du Maghreb.

"98

98 ibid, p.172.

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Le principe d'incertitude

chez Kateb99

Farid Laroussi S'il est utile de donner un sens à l'œuvre de Kateb, c'est que l'idéal de cet homme de lettres, révolté et enraciné dans les profondeurs d'une idée de nation algérienne, si jeune et si ancienne à la fois, apparaît orienté dans deux directions contraires. L'une porte à s'affranchir du français, l'autre à se libérer par le français. Mais surtout, l'écriture contient une visée idéologique (marxisante), et en même temps, un idéal esthétique qui serait, par définition, ahistorique. Comme le dit Kateb dans son recueil posthume Le poète comme un boxeur: [le rapport à la langue française] est un vieux compte amoureux à régler. Amour et haine sont inséparables"lOo. Ici dans la précision du témoignage se fait jour l'antagonisme, sinon le paradoxe, des positions et des réflexions critiques. A travers la pureté de sa langue, en particulier dans les poèmes, Kateb cherche à conquérir ses vertus, son énergie et particulièrement ses tensions qui vont le rattacher encore plus fortement à ce qu'il n'a cessé de clamer être, un Algérien qui utiliserait le français comme un cheval de Troie lancé au cœur de la citadelle ennemie, tout en prenant les apparats d'un cadeau linguistique. Cet état d'un trop plein culturel organisé dans l'exil ou l'expatriation annonce un principe d'incertitude dont la preuve serait une conscience en perpétuel éveil, qui voudrait se soustraire à la loi du destin. Tandis que la dualité se prolonge et se complique à travers le temps et les transformations historiques, Kateb va être un des rares écrivains algériens francophones (avec Boudjedra) à se replonger dans les langues arabe et berbère [Kateb a effectivement produit en tamazight et en arabe populaire. Quant à Boudjedra, il a écrit en arabe classique et pas en tamazight. NDLR]. Dans cette transformation, il y a plus que le sentiment de vouloir exprimer sa 99 Nous tenons à remercier Alec Hargreaves, éditeur de la revue Expressions maghrébines, de nous avoir autorisés à publier cet article. 100 Kateb, Yacine. Le poète comme un boxeur. Paris: Le Seuil, 1994. p. 98. 73

dignité d'Algérien libre, ou plus qu'un désir didactique de guider le peuple dans une révolution qui serait enfm réalisée. A y regarder de plus près, on s'aperçoit que le principe d'incertitude est aussi un jeu d'apparences. Ainsi, par exemple, la majorité des personnages de Kateb sont-ils sans père et sans patrie, c'est ce que B. Aresu nomme dans son livre Counter-Hegemonic Discourse from the Maghreb: "Une mutilation ontologique"lOl. Dans le double jeu de la langue, ou dans la généalogie refusée, la volonté d'être en avance l'a emporté sur les exclusives politiques et sur un multiculturalisme en forme de reniement. La continuité dans la diversité katébienne n'est nullement incompatible avec la variation perpétuelle entre langues et cultures, chacune différente de l'autre (le français, l'arabe, le kabyle, ou bien la France, l'Algérie, le Vietnam). A cet effet, le conseil du père au fils dans Le polygone étoilé illustre la tragédie linguistique: "Laisse l'arabe pour l'instant [...] La langue française domine. Il te faudra la dominer et laisser en arrière tout ce que nous t'avons inculqué dans ta plus tendre enfance"102. Ainsi atteint-on dans l' œuvre de Kateb un plan qui dépasse le flux intérieur de l'écrivain aux prises avec le seul travail sur la langue. A l'image de la structure de Nedjma il existe un entrelacs, si ce n'est un labyrinthe, esthétique, social et métaphysique. A l'imprévisibilité passive du caprice créatif, le romancier-poète-dramaturge a substitué la certitude d'une conquête des incertitudes de son temps et le dilemme d'un Je réductible à la personne qui l'utilise en même temps qu'il est un foyer de toutes les valeurs révolutionnaires: "Je ne sais ce que Nedjma/ Porte au milieu des avenues/ Qui nous rende ombrageux! Aspirés dans ce rare espace/ Où les étoiles se laissent choir"103.Le doute est là, invocation personnelle et cosmique à la fois, comme si le poète ne pouvait percevoir que les propriétés de la révolution, pas ses effets. Pas plus qu'il n'a été gêné par la contingence des lois de sa propre situation (longtemps expatrié, composant dans la langue ennemie, marxiste résidant en terre capitaliste), l'incertitude n'a pas empêché 101 Aresu, Bernard. Counter-Hegemonic Discourse from the Maghreb. Tubingen: Gunter Narr Verlag, 1993. p. 141. 102 Kateb, Yacine. Le polygone étoilé. Paris: Le Seuil, 1966. p.186. 103 Kateb, Yacine. L'oeuvre en fragments. Paris: Sinbad, 1986. p. 98. Poème: Septembre j'allai dans l'Est encore. 74

la liberté rationnellement fondée sur un devoir de dire à tout prix. En ce sens, dire serait convertir. Il explique dans un entretien à France-Observateur, daté de décembre 1958 : "Il faut que la poésie ait non seulement un objet, mais le monde entier pour objet; il faut qu'elle rivalise dans toute la mesure de sa force avec les contraintes des autres verbes, des pouvoirs d'expression qui pèsent sur l'homme"lo4. L'effet de connaissance se définit donc selon Kateb par la pureté d'une intuition poétique et d'une réflexion politique sur le monde. L'écriture serait-elle alors un point d'appui que le poète apporterait aux autres hommes pour les éveiller à la conscience de soi? Ce serait faire un retour vers un symbolisme façon Baudelaire où la sensibilité morale va de pair avec une volonté de protestation et de transfiguration. On comprend, dès lors, que l'impératif intellectuel d'un changement du monde ait eu pour Kateb une saveur ambiguë, lui qui a considéré comme: "Un grand honneur d'être resté douze ans sans publier"los. L'écriture désirée comme une drogue était redoutée comme un poison une fois passée entre les mains des éditeurs. On retrouve une fois de plus l'incertitude qui semble ne laisser pour seul choix que le silence comme premier examen critique de soi. Par exemple, Kateb fait dire au personnage de Lakhdar dans Le cadavre encerclé: "Toutes les peines sont capitales pour celui qui parvient au centre/ Au centre du destin. Ici un souffle me résume et ma langue enfm corrompue/ Avec les algues va nourrir l'immensité"lo6. Tout en déclarant légitime de repousser la vérité du poète dans ses recoins où la communication cesse, Kateb pense peut-être par ce refus de la parole donner témoignage de la liberté de son arbitre, et ce non seulement contre la machine d'édition française (qu'il abhorrait), mais aussi pour mieux retrouver sa voix intérieure comme en témoignent les deux tomes de près de mille pages qui viennent de paraître107.Il est emblématique que la prise de parole française, comme on dirait la prise de la Bastille, n'ait jamais cessé, une révolution qui excèderait les limites de toute 104 Kateb, Y. Le poète comme... Paris: Le Seuil, 1994. p. 47 105 Ibid., p. 152 106 Kateb, Y. Le cadavre encerclé. Paris: Le Seuil, 1958. Acte l 107 Kateb, Y. Minuit passé de douze heures. Paris: Le Seuil, 1999. 368 p. Boucherie de l'espérance. Paris: Le Seuil, 1999.576 p. 75

reconnaissance officielle du poète. La dialectique entre l'intimité de l'esprit et la place publique sert autant à exposer l'intrus, symbolisé par le système utilitaire littéraire, qu'à envahir le champ de l'incertitude, illustré par une œuvre volontairement inachevée (Nedjma, Mohammed prends ta valise, etc.). Rien de tel que le doute pour rendre la parole nécessaire. Dans une courte nouvelle de 1965, Sidi M'cid, Kateb annonce la mort du personnage de Lakhdar, à la fin du texte: "- Il est mort, - Et le cadavre? - Je ne sais pas. - Comment? - Pas de cadavre" lOS . Outre que le thème du cadavre soit récurrent dans l'œuvre katébienne, ici la mort sans trace accomplit la mission de l'écriture, à savoir ne jamais relâcher l'effort pour substituer aux rapports humains, un ordre qui ne vaudrait que par la souveraineté de l'incertitude. Si j'insiste sur ce point, c'est qu'il est de nature à nous expliquer la question essentielle dans l'écriture katébienne d'une incarnation originelle du langage dans la société qui serait la réalité première par rapport à l'homme (algérien, français, vietnamien, ou cubain, par exemple) considéré comme individu libre. C'est aussi par l'entremise du langage littéraire que le sujet serait amené à se connaître soi-même. Or, c'est précisément le dénominateur commun entre l'auteur, la langue et l' œuvre qui entraîne de curieuses bifurcations dans le cas particulier de Kateb. Il écrit, par exemple, dans une préface à un essai sur La femme sauvage: "Cette perdition dans mon œuvre, je la ressens d'autant plus que je m'enfonce dans l'impasse, entre le monologue intérieur qui se poursuit en langue française, et les exigences du théâtre actuel, en arabe populaire et en tamazight. C'est l'impasse natale, et c'est là que j'habite"lo9. Ainsi se trouve-ton en présence d'une ligne de partage entre l'origine ou l'antériorité de la parole, et des langues invoquées pour mieux servir de véhicule à une transcendance qui serait à la fois poétique et idéologique. Il y a comme un discours de la négation, une négation du silence avec ce qu'il contient de contraignant et d'insupportable, mais il y a aussi une négation de la langue maternelle, comme jouissance et parole de soi véritable, parce que

108 Kateb, Y. L'oeuvre enfragments. Paris: Sindbad, 1986. p. 190. 109 Sbouaï, Taïeb. La femme sauvage de Kateb Yacine. Paris: l'Arcantère, 1985. p. 9.

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Editions

sa mère fut, en effet, l'initiatrice à l'art de la parole contée. Bien sûr, Kateb est revenu plusieurs fois à la langue arabe dialectale, mais ce ne fût que par intermittences, pour fmalement livrer ses derniers écrits en langue française, ironiquement celle de l'origine de sa prise de parole publique. C'est bien donc là l'impasse dont il a parlé. Le ballottement linguistique sur un sentier mille fois battu est conforme au principe d'incertitude. Dès son premier recueil de poèmes, en 1946, Kateb écrit: "Quoique dise la vieille espérance/ Forçons les portes du doute"llo. S'agirait-il de mettre sa conscience en règle avec un ordre toujours à venir parce que justement espéré? Pour prolonger le questionnement de l'écriture katébienne, il faut dire un mot de la fiction qui se veut historique. Dans un essai inclus dans un ouvrage collectif, Kamal Gaha, un confrère universitaire tunisien, écrit au sujet de l'univers romanesque de Kateb : "Il est vécu comme espace de la chute dans I'Histoire [...] et comme espace de naissance à l'Histoire"lll. On a l'impression que les segments relatifs à l'Histoire se renvoient les uns aux autres, que ce soit, par exemple, l'annihilation des peuples berbères, l'occupation française de l'Algérie, ou l'émigration subséquente. Les personnages katébiens sont effectivement en état de chute, ou bien ils entretiennent un rêve de renaissance. La fiction devient une expérience au contact de laquelle la raison historique se cherche et se féconde. On se souvient dans Le polygone étoilé de la référence aux Ancêtres, tellement enclins à l'incertitude que l'Histoire elle-même en devient métaphorique: "Mais les Ancêtres eux-mêmes seraient condamnés à renaître [...] inexorablement tentés de parcourir la route de l'exil, mais le décor aurait changé: ils entendraient leurs descendants mugir et le retour au ciel serait interdit par un vent de révolte, et les Ancêtres ne pourraient plus quitter la terre"112. Cette formulation de l'impossible fuite hors de l'Histoire réactive le besoin d'algérianité 110 Kateb, Y. L'oeuvre en fragments. Paris: Sindbad, 1986. p. 33. Soliloques. ( 1946). 111 Gaha, Kamel. Genèse et structuration de l'espace romanesque dans les oeuvres de Kateb et Mammeri. Actualité de Kateb Yacine. Alger/Paris : Université d'Alger/ L'Harmattan, 1993. p. 24. 112 Kateb, Y. Le polygone étoilé. Paris: Le Seuil, 1966. p. 29. 77

si peu revendiqué, comme si chaque tentative de réalisation de soi débouchait sur une impasse. L'exil katébien pourrait être identifié aux allers-retours du Sisyphe de Camus. Comme le héros grec, on voudrait imaginer les Ancêtres heureux. Mais les sinuosités narratives katébiennes condamnent le sujet à demeurer enfermé dans l'incertitude d'une histoire qui, bien que riche de faits, demeure vide de sens. En 1986, Kateb déclarait dans un entretien: "Après l'indépendance [...] il me semblait que les Algériens avaient tendance à se fuir. Il y avait quelque chose de cassé. C'était la déception, le repli sur SOi"113.Dès lors quel rôle donner à la mémoire, c'est-à-dire à ce qui doit être rapporté? Kateb n'offre pas de réponse toute faite. Il s'essaie à faire jaillir les lois générales de l'ajustement à la vie et de l'action toujours nécessaires dans un système prêt à détruire le sujet. La mémoire sera d'autant plus pertinente qu'elle ne sera pas une copie. Elle doit être détachée de tout discours du réel et surtout des structures de l'imaginaire officiel, par exemple, la prétention poétique orientaliste, ou le réalisme tiers-mondiste. Mais n' a-t-il pas fallu faire le deuil de cette mémoire, intangible, qui pourtant prend la place de tous les objets présents et absents. Dans Les Ancêtres redoublent de férocité, Kateb fait dire dans un dialogue entre le Keblout et Mustapha: "Oui, j'ai crevé tes yeux! Comme on aveugle un oiseau! Pour que son chant nocturne soit entendu! Va, chante et souviens-toi! - Je me souviens, je me souviens..."114 Il y a une douleur à l'instant de la découverte parce que c'est un regard intérieur se sidérant au moment où il donne à voir. Dans ce schéma œdipien de la connaissance insupportable qui entraîne un aveuglement, c'est l'Algérie entière qui n'est que trop ce que l'on ne veut pas voir. Sa configuration géographique du corps torturé (le polygone comme un hexagone imparfait) brouille d'autant plus les cartes qu'elle laisse dans la zone d'ombre la quête d'identité. Dès le début de son œuvre Kateb s'est essayé à défmir sa terre natale: "Nedjma, c'est l'Algérie, la quête de l'Algérie. Est-ce que nous l'avons trouvée? A mon avis, non. Nous ne sommes même pas

113 Kateb, Y. Le poète comme... Paris: Le Seuil, 1994. p. 184. 114 Kateb, Y. L'oeuvre en fragments. Paris: Sindbad, 1986. p. 378. Les Ancêtres redoublent de férocité. (1967). 78

capables d'appeler notre pays par son nom"115.Cette opération de transgression de la chose nationale place l'incertitude au cœur de la problématique katébienne, en particulier la question de la désignation en propre qui s'ouvre sur les domaines de la généalogie, de la mémoire, et de l'histoire. Aussi ne s'étonne-t-on pas qu'aucun personnage katébien ne possède de nom de famille. C'est comme si le poète demandait au lecteur-frère: que cherchestu que tu ne sauras jamais voir? On peut dire qu'en quelque sorte le doute originel se moule sur son objet: l'œuvre est sans cesse réécrite parce que le sujet-même change constamment de visage, condamné à se chercher. Ainsi, le problème pour l'écrivain se situe au niveau du choix effectif de la direction à prendre, non de son fondement. Le principe d'incertitude apparaît dès lors comme un point de départ, il n'est pas une conséquence. Dans un poème de 1966 lu à la radio, Kateb apostrophe le lecteur/auditeur: "Je traîne une dépouille/ Et c'est ton corps dis-tu? / Mais c'est aussi le mien!/ Serais-je le meurtrier ?"116 La question transforme subrepticement la réalité en signifié honteux, à savoir: à qui la part de responsabilité? La spéculation semble la seule pratique capable d'assurer l'intégrité de la parole katébienne. Ce va-et-vient à peine déguisé entre moi et autrui où il ne serait question que de questions implique avant tout un engagement total de son auteur. Son ambition est d'élargir sans cesse la sphère du doute, et partant de créer une certaine idée de délivrance du confort des idées reçues. Par exemple, l'Algérie qui s'est donnée à voir comme absente pendant la colonisation, puis pendant les années d'exil de Kateb fournit le contexte idéal pour lui assigner la plainte métaphorique de l'homme toujours séparé de la femme (le poète d'abord éloigné de sa mère, puis de Zuleikha, sa cousine bien-aimée). L'indépendance, les espoirs de la révolution socialiste, ou bien la richesse des hydrocarbures ne changent rien à la donne. Le champ de l'expérience reste indexé du terme du manque. Pour le conjurer Kateb n'imagine rien d'autre que le régime littéraire du doute. Il touche à tous les genres, puis ne publie rien. Il fait de textes

115 Kateb, Y. Le poète comme... Paris: Le Seuil, 1994. p. 101. 116 Kateb, Y. L'oeuvre en fragments. Paris: Sindbad, 1986. p. 121. Fragments inédits. (1966).

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inachevés le tout de son existence, puis il y revient conscient que la crainte de l'ouverture béante des textes suscite des manipulations, voire un retrait total de la littérature. Saura-t-il jamais que c'est dans les pires heures que l'Algérie produit le plus de littérature. Tandis que d'autres auraient extrait de l'incertitude une sorte de prudence, Kateb a préféré persister et signer. Il avait donné la voix à Staline et Nikita11?,puis il choisit Robespierre contre Danton sans une fois de plus pouvoir terminer. On pourrait croire qu'il n'a jamais douté de 1'Histoire. Or, ce désir pour la chose arrivée ressemble fortement à ce que Barthes appelle dans Le bruissement de la languellR: "un effet de réel", c'est-à-dire un indice récupéré dans une structure. Pourtant Kateb place la révolution au centre de sa perspective. C'est parce que là se trouvent les chances de bouleversement, contre le projet cartésien du contrôle du sujet. Menacés perpétuellement par l'incertitude, les personnages de Kateb sont condamnés à choisir toutes les options: "- Veux-tu que je t'enseigne

-

la grammaire ou la poésie?

- La poésie, - Ou

les deux

à la fois? Oui, les deux à la fois"119.Se retourner contre une certaine idée de la culture n'est pas suffisant, faut-il aussi savoir plaider une thèse nouvelle et aussi séduisante qu'elle est désespérée. C'est par delà l'idée de révolte, dans le principe d'incertitude que Kateb célèbre l'extension du mot liberté.

117 Kateb, Y. L'oeuvre en fragments. Paris: Sindbad, 1986. La guerre de deux mille ans. (1984) 118 Barthes, R. Le bruissement de la langue. Paris: Le Seuil, 1984. p. 167 119 Kateb, Y. Le polygone étoilé. Paris: Le Seuil, 1966. p. 97. 80

Notice bibliographique:

Kateb, Yacine. Nedjma. Paris: Le Seuil, 1956 Le cadavre encerclé. Paris: Le Seuil, 1958 Le cercle des représailles. Paris: Le Seuil, 1959 Le polygone étoilé. Paris: Le Seuil, 1966 L'homme aux sandales de caoutchouc. Paris: Le Seuil, 1970 L'œuvre en fragments. Paris: Sindbad, 1986 Le poète comme un boxeur. Paris: Le Seuil, 1994 Boucherie de l'espérance. Paris: Le Seuil, 1999 Minuit passé de douze heures. Paris: Le Seuil, 1999 Aresu, Bernard. Counter-Hegemonic Discourse from the Maghreb. Tubingen : Gunter Narr Verlag, 1993 Barthes, Roland. Le bruissement de la langue. Paris: Le Seuil, 1984 Gafaiti, Hafid. Kateb Yacine: Un homme~ une œuvre~ un pays. Alger: Laphomic-Voix Multiples, 1983 Sbouaï, Taïeb. La femme sauvage de Kateb Yacine. Paris: Editions l' Arcantère, 1985 Tamba, Saïd. Kateb Yacine. Paris: Seghers, 1992

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Le Fou de N edjma Hédi Abdel-J aouad

L'amour et la folie, les anciens Arabes les assimilaient dans une seule formule: al-houb al-jounouni, l'amour fou. Cet amour-passion s'incarne chez eux dans la figure du Majnoun, le fou. Nul étonnement donc à ce que l'orthodoxie musulmane ait toujours taxé d'hérésie sinon d'idolâtrie la confusion qu'entretenaient les poètes et plus particulièrement les soufis, à travers la figure du majnoun, entre le fou d'amour et le fou de Dieu, c'est-à-dire entre l'amour charnel et l'amour divin. Le majnoun est le fou-amoureux consumé par l'objet de son amour jusqu'à perte de son identité propre. C'est le cas, par exemple, de Jamil Bouthaïna qui choisit comme nom patronymique le prénom de son aimée, Bouthaïna, et ne répond qu'au dédoublement des prénoms de l'aimant et de l'aimée: Jamil Bouthaïna, alliance amoureuse par fusion et confusion onomastique. A ceux qui lui reprochaient son idolâtrie, Jamil répondait, en fin dialecticien: "Dieu mien, Tu es Beau, Tu aimes ce qui est beau, comment t'attendre à ce que tes créatures ne puissent pas aimer". Mais c'est Qays, le célèbre majnoun de Layla, figure de proue de la poésie soufie, qui incarne l'identification totale avec l'être aimé. A la fin de ses jours, il ne répondait plus que du nom de l'aimée: Qui es-tu? Je suis Layla. Dans les lettres françaises, le poète qui a le plus ferveusement célébré l'amour fou sur le mode mystico-arabe est Louis Aragon, le majnoun d'Elsa: "D'Elsa qui est une mosquée à ma folie", écrit-il dans son diwan célèbre, Le Fou d'Elsa. S'adressant à sa Layla/Elsa, Aragon renchérit: Aimer à perdre la raison Aimer à n'en savoir que dire An' avoir que toi d'horizon Et ne connaître de saisons Que par la douleur de partir Aimer à perdre la raison

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Nombreux sont les écrivains maghrébins d'expression française qui vouent un culte à la femme. Chacun à sa manière chante sa Layla/Béatrice: Meddeb célèbre Aya qui veut dire en arabe verset mais aussi perfection ou harmonie; Khatibi chante Muthna l'androgyne et Dib s'extasie sur Louve (loup se dit Dhib en arabe). Autant de noms de femmes pour dire et chanter l'amourpassion, sur le mode passionnel. Mais nul, au Maghreb, n'a mieux et plus ardemment célébré l'amour fou, l'amour exclusif et absolu de l'être unique que Kateb, le majnoun de Nedjma, à telle enseigne que l'on peut dire que Kateb est Nedjma et vice versa tant le nom du créateur et celui de sa créature sont désormais, pour ses lecteurs, indissociables. Kateb aura été le premier au Maghreb à reconduire, en la renouvelant, la figure du majnoun, à réinstaller dans nos littératures la notion même de couple amoureux. Il aura été le premier à réactualiser une riche poésie amoureuse ancestrale longtemps étouffée, d'abord par l'interdit religieux qui frappe les poètes en général et les poètes amoureux en particulier, ensuite par le patriarcat qui a toujours pesé lourdement dans nos pays et enfin par l'ordre colonial qui a évacué l'arabe des programmes scolaires, particulièrement en Algérie, bloquant ainsi la transmission d'une riche tradition de poésie amoureuse. Autre fait remarquable, Kateb célèbrera son amour pour Nedjma dans la langue de l'autre, portant ainsi le chant du désert dans la langue française. L'on pourrait donc dire, en paraphrasant un vers d'un autre fou d'amour, Paul Eluard, ce majnoun de, tour à tour, Gala, Nush, Dominique et autres: "C'est à partir de Nedjma que Kateb a dit oui au monde." En effet, c'est à partir et grâce au coup de foudre qu'il eut pour Nedjma que Kateb devint le poète et l'écrivain que nous connaissons. Sa rencontre avec la cousine Nedjma fût foudroyante, dans le sens le plus surréaliste du terme, c'est-à-dire fatidique, autant prédestination qu'élection, selon des lois mystérieuses et occultes que Breton résume ainsi: "la précipitation l'un vers l'autre de deux systèmes/ tenus séparément pour être subversifs". Il s'agit d'un amour réputé impossible, donc subversif, d'un adolescent d'à peine seize ans, en rupture de banc, ayant déjà fait la prison pour avoir participé à une manifestation anticolonialiste. Un amourpassion pour sa cousine déjà mariée et son aînée de lOans! Cette 84

rencontre-précipice (au moment où Kateb tombe amoureux, sa mère sombre dans la folie) est aussi une rencontre-silex qui fait jaillir chez Kateb l'étincelle poétique. Depuis le premier poème, "Nedjma ou le poème ou le couteau", Nedjma s'impose comme la grande obsession, le fantasme dont la mise en œuvre poétique, romanesque et dramatique fournira à Kateb un nombre infini d'images et de symboles, car justement Nedjma est plus qu'un personnage, c'est une tentation continue. La passion de sa vie. Et c'est depuis ce premier poème qu'on voit Kateb se ranger du côté des poètes maudits et s'inscrire dans la tradition des poètes-majnouns d'Arabie: Nedjma je t'ai appris un diwan tout-puissant mais ma voix s'éboule je suis dans une musique déserte j'ai beau jeter ton coeur il me revient décomposé Pourtant nous avions nom dans l'épopée nous avons parcouru Le pays de complainte nous avons suivi les pleureuses quand Elles riaient derrière le Nil.

Le modèle poétique choisi est la quasida ou ode classique arabe. Il se reconnaît par son inventaire de toute la nomenclature du languissement et de la peine d'amour caractéristiques de ce genre de poésie. Cette réappropriation du modèle poétique ancestral est un désir de retour à l'âge d'or de l'Arabie Heureuse, la patrie des poètes errants et improvisateurs, ces véritables poètes rebelles épris de liberté et qui ont chanté l'amour, le vin, la vie dans des diwans célèbres. Toutefois la quête poétique du mythe ancestral générateur semble toujours fiustrée par la réalité tant objective (le poids des traditions et des interdits de toutes sortes) qu'historique. Ce n'est plus le désert qui sépare les amoureux mais la ville moderne, la ville coloniale: Alger nous sépare une sirène nous a rendu sourds Un treuil déracine ta beauté

L'amour impossible qui rend fou, Kateb en reconnaît la puissance subversive. Puisque amour absolu, l'amour fou est radicalement subversif: il ruine le statu quo, avec tout ce que ce

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terme évoque comme appartenance identitaire, sociale, politique, raciale ou religieuse. Il fait fi de tout obstacle, nivelle toute différence; il sert à bafouer et transgresser les tabous, faire chavirer le langage de la raison, et permet d'échapper au réel désolant pour se jeter dans le rêve total. Comment écrire l'amour-fou, si ce n'est comme suggère Antoine Raybaud dans une étude sur Kateb, par une écriture-délire, seule capable de traduire cet état second dans lequel se meuvent les captifs amoureux de Nedjma, à la merci "de ce quelque chose à Bône qui les attirait et les rejetait tour à tour" (Nedjma, 92). Il n'en a fallu pas moins de quatre personnages pour arriver à traduire l'ubiquité du majnoun sous l'emprise obsédante de Nedjma : "qui errait dans les rues de Bône, qui ne pouvait ni partir ni rester." Dans un passage superbe et d'un lyrisme éruptif, Kateb décrit cette maladie, cette fièvre de l'amour fou: Le voyageur arrive du côté opposé, par la corniche; le regard d'une disparue presse le voyageur. Elle n'ose avoir le visage de Nedjma ; il avale dans aquatique; la marche l'a rendu fiévreux. Il fuit d'un pas rapide; il oblique vers la ville, une trappe nouvelle dans le cœur, où il faudra redescendre, avec Nedjma pour l'instant sans visage, avec ses froides fiancées de visionnaire.120

"La hantise aquatique", "la fièvre", "la trappe au cœur" sont autant de symptômes et d'images de l'envoûtement et de l'obsession que seule une écriture-délire peut traduire. Je donnerai un exemple de cette écriture-délire qui montre que Kateb non seulement s'intéressait au délire en tant que processus créateur mais aussi à son fonctionnement: Rachid gisant dans un coin du fondouk, presque au balcon tout près de la volière effarouchée, pesait sur l'écrivain de sa masse déjà morte; mais le délire ne perdait rien à son intensité, sillon de disque vibrant encore du plus profond de son usure, râles entrecoupés de phrases insensées, peut-être chargées de sens, jusqu'à la défaillance, la trivialité ou au pur charabia.121

La défmition du terme "délire" est savamment notée par Kateb, qui l'emploie ici dans le sens étymologique (dé-lira [sortir 120 Kateb, Y. Nedjma. Paris: Le Seuil, 1956. p. 85 121 Kateb, Y. Le polygone étoilé. Paris: Le Seuil, 1966. p. 162 86

du sillon]) puisqu'il l'associe au "sillon de disque". Le délire serait un disque rayé. Ecrire le délire, c'est tenter de capter les voix de l'inconscient et de sonder les potentialités du langage inédit, pur. On ne cesse en effet, à l'instar des ses amoureux captifs, de se demander qui est la vraie Nedjma. La réponse nous revient toujours qu'elle est passion, autrement dit une tentation toujours vive et lancinante: "Nedjma n'est que le pépin du verger, l'avantgoût du déboire, un parfum de citron" (p. 84) Dès son jeune âge, Nedjma se distingue par ses traits physiques et de caractère fort singuliers; elle se démarque par sa beauté sauvage, sa précocité et son indomptabilité: "brusque, câline et rare Nedjma ! Elle nage seule, rêve et lit dans les coins obscurs, amazone de débarras, vierge en retraite, Cendrillon au soulier de fil de fer; le regard s'enrichit de secrètes nuances." (78) Personnage flou, complexe, changeant, flottant, esprit de l'air comme de terre, chamelle et désincarnée, femme et chimère, épouse et vierge, androgyne aux origines tant mystérieuses que brouillées. Elle est tour à tour étoile, vestale, femme sauvage, femme-enfant, femme-fée, femme-symbole "Evidemment une femme peut symboliser l'Algérie, écrit Kateb, mais il se presse d'ajouter: "le symbole jette seulement des éclairs de sens". Elle est quête et objet de la quête: convoitée frénétiquement par quatre personnages sans mentionner les autres prétendants. La quête de Nedjma est aussi une quête de soi. En emboîtant le pas à l'évanescente Nedjma, c'est toujours Kateb que nous rencontrons. Si elle est quête autobiographique, elle est cependant, comme Kateb aimait préciser, au pluriel. Bien qu'on ait toujours demandé à Kateb pourquoi, à partir de 1972, il n'écrivait plus en français, ses réponses n'étaient guère convaincantes. J'incline plutôt à penser que, comme tous les grands écrivains, Kateb ne fût l'auteur que d"'une seule œuvre de longue haleine toujours en gestation" (Polygone étoilé, 4). Le cycle de Nedjma correspond à ce qu'il appelle lui-même la "Gueule du loup". Et c'est dans la "gueule du loup" qu'il a fait l'épreuve de l'amour, de la folie, de la révolte et de la poésie. D'après mes calculs, Nedjma aurait aujourd'hui entre 70 et 80 ans. C'est l'âge où, au Maghreb, on accède à la sainteté. Lalla Nedjma, Sainte Nedjma mérite désormais ce titre car elle est 87

devenue le personnage emblématique non seulement de l'œuvre katébienne, c'est l'évidence même, mais de toute la littérature maghrébine. Nedjma, l'œuvre qui porte son nom et lui est entièrement dédiée, est non seulement l' œuvre charnière et matrice de la thématique maghrébine moderne, mais elle reste, dans son genre, indépassée et peut-être même indépassable. En vouant sa vie et son œuvre à la célébration de l'amour absolu de Nedjma, Kateb a tenté, à sa manière, de lever cette malédiction et ces tabous qui frappent l'amour et les couples amoureux dans les pays maghrébins et arabes, car sans amour, semble-t-il dire, la seule puissance de régénération, point de salut pour le Maghreb. Comme le suggèrent les deux derniers vers du premier poème de Kateb, l'avenir maghrébin sera féminin ou ne sera pas: Coupez mes rêves tels des serpents ou portez-moi dans le sommeil de Nedjma Je ne puis supporter cette solitude!

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Kateb's journey beyond Algeria and back

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Pamela Pears Pour le peuple algérien, pour tous les peuples opprimés, Diên Biên Phu a éclaté comme un coup de foudre dans un ciel orageux. Un peuple colonisé venait de vaincre sur le champ de bataille la grande puissance coloniale réputée invincible. Pour tous les peuples qui subissaient encore l'esclavage et l'humiliation, Diên Biên Phu, c'était à la fois Octobre et Stalingrad: une révolution à l'échelle du monde et un appel irrésistible aux damnés de la Terre. For the Algerian people, for all oppressed peoples, Dien Bien Phu exploded like a bolt of lightening in a stormy sky. A colonized people had just vanquished the great colonial power, reputed to be invincible, on the field of battle. For all peoples still suffering slavery and humiliation, Dien Bien Phu was both October and Stalingrad: a revolution of global proportion and an irresistible call to the wretched of the Earth. (Kateb, Minuit 312)123 It is this revolutionary call that Kateb Yacine uses as the premise for his 1970 play, L'Homme aux sandales de caoutchouc.124 In it, he acknowledges the struggle of the Vietnamese people on both the particular level and the universal. He reminds the audience or reader of his play that the Vietnamese inflicted upon the French a defeat "without precedent in the history of the contemporary world" (Stora 23), a defeat that would not go unnoticed in Algeria.125Even before the battle of Dien Bien Phu in 122 This article has already been published in Research in African Literatures, by Indiana University Press. We thank the author and the board of the review sincerely for allowing us to reprint it in this volume. 123 All translations are my own unless a translator's name appears in the reference to works cited in this article. 124 In Arabic, Yacine is a common first name, while Kateb is a family name. The reversal of the author's name to Kateb Yacine is a result of French misunderstanding; therefore, throughout this study I will refer to him as Kateb, which is in fact his family name. 125 Myemphasis.

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1954, Kateb began thinking about Vietnam as a setting for his play. In 1949, while a journalist in Algiers, he sketched out the first scenes, which he further developed in the 1960s during his visit and stay in Vietnam (Kateb, Éclats 64). The final version would not be published untiljust after Ho Chi Minh's death. It is significant that one of the most influential and wellrespected writers of the Algerian war generation selects Vietnam as the setting for a play. This choice allows Kateb to reach beyond Algeria. His work prior to L'Homme... questions and criticizes myriad issues: colonial institutions, social injustice, poverty, government corruption, and hypocrisy. Most of his literary endeavors are set in Algeria, and as Bernard Aresu indicates, Algeria represents a ".. .microcosm of a broader world view" (Aresu 7). However, with this play he does not limit the setting to Algeria, his own nation, rather he adopts another country, Vietnam, as the microcosmic land. As an Algerian Francophone writer, this alternative allows him to portray abuses of power in other nations beyond Algeria, while emphasizing the significance of Dien Bien Phu and the Vietnamese struggle to the world. This attempt to convey an international critique of injustice is demonstrated in the following ways: First, Kateb states an international political message and chooses a setting outside of Algeria to convey this message. Secondly, to enforce his message he employs thematic and linguistic satire, especially in order to render characters from various nations. At the same time, he draws a clear distinction between those personalities he ridicules and those he respects. Finally, he gets formal inspiration from Vietnamese popular theater. In this study I will first show examples of these attempts to go beyond Algeria. Then, I will point out how this internationalizing project paradoxically leads to the local theater that makes up the remainder ofKateb's literary career. As someone who believed and participated in socialist politics, Kateb's choice of Vietnam as the subject of an epic play allows him to discuss the politics of communism in a forum outside of Algeria.126Although Kateb sympathized with the Vietnamese 126 For more information on the political nature of theater in Algeria, and specifically for Kateb Yacine, see chapter 5 of Kamal Salhi' s book, The Politics 90

rebellion and admired Ho Chi Minh, he claimed that his play should not be reduced to mere propaganda. In an interview with Hichem Ben Yaïche in 1987 Kateb reproaches those who see his play only in these terms (Kateb, Poète 173-174). He stresses his belief in one existing world community that functions beyond the limits of politics.127Moreover, Kateb wishes to emphasize mutual identification and understanding among oppressed peoples, perhaps suggesting communism as the solution, but nonetheless turning a critical eye to it at different moments throughout the play. Above all, he sees his playas a vehicle enabling the creation of ties that bind human beings to each other. It is Kateb's hope that oppressed peoples throughout the world will recognize themselves in this play and use this recognition to "... se parler, se comprendre et agir ensemble." '.. .speak to one another, understand each other and act together' (Kateb, Minuit 337). L'Homme aux sandales de caoutchouc reads as an ultimate call for political revolution, which according to Kateb is ". . .une chose naturelle. [. . .] le mouvement du monde [.. .] les révolutionnaires ne sont pas ceux qui veulent tout casser. Ce ,sont ceux qui veulent que le monde tourne comme il doit tourner" ...a natural thing. [...] the movement of the world [...] Revolutionaries are not those who want to break everything. They are the ones who want the world to turn as it must turn' (Arnaud, Littérature 565). It would seem that the way in which the world should turn, according to Kateb's vision, takes into account what Réda Bensmaïa has called a "multiplicity of peoples with intersecting destinies" (Bensmaïa 225), a true unification of those who have experienced subordination. As early as 1949, Kateb begins mentioning Vietnam in his journalistic work for Alger-Républicain (Kateb, Minuit 50). He denounces colonial propaganda early in his career and exhorts people to resist and be aware ofit (Kateb, Minuit 68). L'Homme is the fIfst literary work in which Kateb crosses explicit geopolitical boundaries in order to target an international audience rather than a and Aesthetics of Kateb Yacine: From Francophone Literature to Popular Theatre in Algeria and Outside. 127 For a corroborating view of my thoughts here, see Denise Louanchi, "Un essai de théâtre populaire: L'Homme aux sandales de caoutchouc." 91

regional one.12SHis project is facilitated by the fact that the foundation on which he builds is Vietnam, a country whose political and cultural history has indeed played out on an international stage. Due to the foreign powers that maintained key interests in Vietnam's future, Kateb is able to include characters and scenes nom the Soviet Union, Algeria, China, France, the United States and Japan. All of these nations fit into the story of Vietnam, which allows Kateb to comment on each of them while he is recounting the history of Vietnam. Divided into eight parts of varying length, the play follows a chronological progression, beginning in 40 AD and ending with the death of Ho Chi Minh in 1970. The design of this work is an enormous mural containing eight panels, which in turn, constitute the history of Vietnam. Each panel can be seen individually or in relation to the preceding one. From the opening scenes of the play we are aware that unlike Nedima, for example, this text does follow a specific chronological order; however, the time lapse within each panel is neither predictable nor proportional.I29 Hundreds of years coexist within one small chapter, allowing history to be re-presented in an accelerated manner. For instance, within the fIrst panel, consisting of 34 pages, Kateb goes nom the Trung sisters (40 AD) to the Treaty of Versailles (1919). Trung Trac and her sister, Trung Nhi, vanquished the Chinese and became queens, only to commit suicide two years later as the Chinese crushed their empire.130In the space of three pages, Kateb

128 I agree with Bernard Aresu who states that both Le cercle des représailles and "La Femme sauvage" were ".. .already and essentially political theatre..."; see Bernard Aresu, Counterhegemonic Discourse from the Maghreb: The Poetics of Kateb's Fiction, especially page X. What I am emphasizing here is both the explicit nature of Kateb' s political message and the effort to internationalize his beliefs. 129 Nedima is Kateb Yacine's most well known work, published in 1956. This novel is revolutionary in its structure. The order in which the text is presented does not follow a clear-cut chronology. As a matter of fact, its complicated structure has inspired critics to attempt a deciphering method to facilitate reading the text. 130 For the history of Vietnam, see Stanley Karnow, Vietnam: A History; PierreRichard Feray, Le Viêt-Nam, and Daniel Hémery, Ho Chi Minh: De l'Indochine au Vietnam.

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tells their story and mentions Thieu Thi Trinh, another revolutionary who suffered the same fate as the Trung sisters. Within the same three pages in which he tells the story of these famous nationalists, he also depicts a French missionary, who is laying the foundation for European invasion of Southeast Asia. Condensing all of these characters into such a small space allows for the play to become a massive, yet rapid, history lesson. Kateb' s writing is thus rich and powerful due in part to its historical accuracy, the result of a massive amount of research (Arnaud Littérature 588), and to the techniques he uses to communicate his message of international solidarity .131 One of Kateb's most effective literary techniques is his use of satire: "irony or caustic wit used to attack or expose folly, vice, or stupidity" ("Satire"). Since Kateb is creating a play that addresses political oppression and abuse of power on an international stage, he targets various figures with his satire. He also links events throughout French colonial history thereby not limiting his satirical condemnation of corruption to French practices in Indochina or Algeria. He even includes colonial West Africa, as we will see shortly. The point of this historical overlapping is to draw his audience in so that he can show them to what degree corruption is prevalent throughout the world. His very didactic approach lends itself to overt satire. The satirical elements within this play come in two different forms: thematic and linguistic. We see an example of the former in a poignantly hypocritical speech General Decoq utters. Decoq, a French general who is both incompetent and corrupt, has just forcibly rounded up troops from colonized Africa to aid the French forces in World War I. In this passage Kateb highlights French colonial practices in West Africa, specifically to illustrate Decoq's dubious history. Vous vous êtes engagés en foule,/ Vous avez quitté sans hésitation! Votre terre natale/ A laquelle vous êtes si attachés;/ Vous, tirailleurs, pour donner votre sang ;/ Vous, ouvriers, pour donner vos bras.! Mes enfants, mes amis,/ Vous êtes les défenseurs du droit! Et de la liberté. 131 Kateb even includes a bibliography

at the end of the play.

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You have flocked to enlist,! You have left without hesitation! Your homeland! To which you are so attached ;/ You, soldiers, to give your blood ;/ You, workers, to give your arms.! My children, my friends,! You are defenders of the law/ And of freedom. (32-33) On one level we have the obvious irony present in the speech due to the excessively hypocritical nature of the General's words. The General, Ie coq, (the rooster) symbol of France, speaks to the colonial recruits as if they were the agents of their own destiny when they have actually been coerced into service to the French army. He is congratulating them for performing a duty that he has imposed upon them by way of his inhumane acts of aggression against their families. Kateb' s ironic evocation of Decoq' s violence against the recruits' families calls to mind the entire process of recruitment the French employed in French West Africa at the start of World War I. As Myron Echenberg notes, " ...France instituted universal male conscription in peace as well as in war from 1912 until 1960" (Echenberg 4). According to Joe Lunn, metropolitan France dictated only quotas to be met and left the methods relatively open to the colonial authorities in West Africa. They offered rewards, coerced chiefs, issued fines, and even imprisoned in order to recruit over 140,000 West Africans to serve in World War I (Lunn 1, 34, 38). Furthermore, Kateb emphasizes the paternalistic overtones of the speech through Decoq' s reference to these African soldiers as "Mes enfants" 'My children'. In the last two lines ofhis speech, the General' s words are extremely ironic, highlighting the satire yet again : "Vous êtes les défenseurs du droit! Et de la liberté" 'You are defenders of the law/And of freedom'. As we know, the soldiers are defending European rights and liberty, but the institutional framework that protects this freedom does not extend beyond the Mediterranean.132 In contrast to Decoq, a hypocrite and fictional character, Kateb introduces Henri Martin, an actual historical figure whose

132 Aimé Césaire similarly wrote in 1955 in Discours sur Ie colonialisme that the European does not abhor all crimes against humanity, but crimes against the white man (10-11).

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case was made famous in 1953 with the Gallimard publication of L'Affaire Henri Martin.133A French sailor whose initial good intentions serve as an ironic harbinger of things to come, Martin, a former Resistance fighter during World War II, joined the Navy with the intention of freeing Southeast Asia from Japanese totalitarianism (Watts). Kateb portrays Martin's intentions as follows: "J'ai combattu les Allemands/ Pour libérer le sol de France.! Je veux combattre les Japonais,! Et libérer les colonies." 'I fought the Germans/ To free the soil of France.! I want to fight the Japanese/ And free the colonies' (54). The fighting he witnessed in Vietnam, however, outraged him, because he quickly learned that he was fighting a war of decolonization. The Navy eventually transferred Martin back to France where he began publishing and distributing anti-war tracts to French soldiers. This ultimately led to his arrest and imprisonment. In the end, Martin was released from prison after serving only three ofhis five years (Watts). Kateb retells this story and uses the Martin trial as another sign of the corruption of both France and "Ie Monde libre" 'the free World' (78). In Kateb's play, Martin's response to the judge calls into question the fact that the "Free World" is not all-encompassing and shows that it is an exclusive club of fortunate Western nations. He reproaches the French and all those who would fight for a cause that is biased and hypocritical: "Celui qui aime la liberté,! Ne l'aime pas seulement pour lui,! Mais aussi pour les autres.! La défense nationale/ Doit se faire sur le sol de France,/ Et non pas contre un peuple/ Qui lutte pour être libre." 'He who loves freedom,! Loves it not only for himself,! But also for others.! National defense/ Must take place on France's soil,/ And not against a people/ Fighting for their freedom' (78). Here, Kateb's treatment of Martin strikes us as markedly different from his treatment of Decoq. Through the satirical tone of Decoq's words and the decidedly ideological tone of Martin's, Kateb points out his own convictions. Martin reiterates the Communist party's belief that France was fighting a colonial war in Indochina. When the French soldiers began fighting in Southeast Asia, they were, according to the prevalent French rhetoric, waging 133 The book also includes an essay by Jean-Paul Sartre.

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war against the Japanese. In fact, posters designed to recruit soldiers for the French army stressed the continuation of the fight against totalitarianism (Hémery 86-87). In spite of the military's efforts to hereby justify the war to the general public, the French Communist party, though excluded from political debates in Parliament after 1947, expressed its strong opposition on the grounds that the war in Southeast Asia was a war of decolonization (Sorum 6). Kateb emphasizes this opposition by satirizing only those characters whose beliefs do not coincide with his own. He is enjoining us to partake in his ideology, one that he clarifies in the following statement: De Hitler à Johnson, le chemin parcouru montre bien toute l'ampleur de la débâcle impérialiste. Mais un autre Hitler, un autre Johnson, sont toujours possibles. Les guerres d'agressions, le pillage, la corruption, le racisme, le génocide universel, les intrigues innommables, les crimes quotidiens, les complots et les attentats, les charniers et les four à chaux (sic), le napalm, le dollar, la prostitution et l'obscurantisme, tels sont les attributs du prétendu Monde libre, habitué à prospérer aux dépens du fellah, du coolie et du prolétaire. Tels sont les maux qui nous menacent, et continueront à nous menacer, tant que les peuples ne sauront pas unir leurs forces vives, pour écraser l'impérialisme partout où il survit, chaque fois qu'il relève la tête. From Hitler to Johnson, the distance covered clearly shows the scope of the imperialist debacle. But another Hitler, another Johnson, are always possible. Wars of aggression, pillage, corruption, racism, universal genocide, unspeakable plots, daily crimes, conspiracies and attacks, open graves and lime kilns, napalm, the dollar, prostitution and obscurantism, these are the attributes of the supposed free World, accustomed to prospering at the expense of the fellah, the coolie and the proletarian. These are the evils that threaten us, and will continue to menace us, as long as the people do not know how to unite their living strength, in order to crush imperialism everywhere it survives, each time that it raises its head (Minuit.. 311).

Kateb wrote this statement in 1968 in an article linking struggles in Algeria and Vietnam. He draws a parallel between Hitler and Johnson thereby equating the two leaders' imperialist projects and implicating Johnson, leader of the Free World, in war crimes equal to those committed by Hitler. This indictment of Johnson, combined with Kateb's list of the litany of crimes against humanity, bring to the fore his call for unified action by proletarians. This call to action is epitomized in Henri Martin's story. An international audience should find him sympathetic, 96

thanks to his words, which are those of someone who believes in freedom. Martin, like most of the characters in this play, comes directly from Vietnam's history. Kateb takes this opportunity to play upon the familiarity of their names. For example, Kateb's view of worldwide governmental corruption is echoed in the following instances: American President Richard Nixon becomes Niquesonne which leads to a series of puns on his name. Colonel de l'Astre, a French commander, shows his disdain for Nixon by saying: "Viens, mon Niquesonne,/ Viens que je te nique,/ Et que je te sonne." 'Come, my Nique-sonne/ Come so I can screw you! And so I can beat you' (130). U.S. President Lyndon Johnson is equally ridiculed when his name becomes Jaunesonne, or the "sonneur de jaunes," 'beater ofyellow people' (161). It is not just the Americans who are satirized in this way, because Kateb also shows irreverence towards the names of Communist founding fathers, Marx and Engels, along with their inheritors, Lenin and Stalin. In Part IV of the play, Jaunesonne and Lancedalle, the two Americans in command in Vietnam, dress as astronauts and are transported into outer space. Symbolic of the imperialistic tendencies of the American government in the 1960' s and of the desire to conquer more land, the scene parodies the fIfst landing on the moon. Once again, this echoes Kateb's own political position; he was an outspoken critic of American imperialism, which led him to write an open letter to Richard Nixon in 1970 (Minuit 338-340). In setting the scene, Kateb notes two red planets, one of which is occupied by Mars (Marx becomes Mars, thus incorporating the name of the planet) and Engels; the other by Lunine (Lenin becomes Lunine, allowing for the inclusion of the moon, "lune") and Staline (162). The four men use a telephone to discuss the events that have been taking place before their eyes on planet Earth. At one moment, Lunine comments that he has to sleep while he walks because Suppose que la revolution! Mondiale soit engagée/ Pendant que nous allons/ D'une planète à l'autre.! Où iraient les impérialistes,/ Sinon à la recherche/ D'un autre espace vital?

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Suppose that the world! Revolution should begin! While we are going/ From one planet to another.! Where would the imperialists go,/ Ifnot in search! Of another vital space? (164) Immediately after he utters this last line, an American rocket lands on the moon and Jaunesonne and Lancedalle plant a flag in its surface. This gesture further indicates the grand scale of imperialism. To Kateb, this overwhelming desire to procure more land manifests the greed he associates with the so-called Free World. An all-consuming greed such as this cannot be contained even on a whole planet. These character portrayals, name games, puns, and satirical dialogues all point to Kateb' s irreverence for those who abuse their positions of power. He depicts internationally powerful figures in order to show specific examples of untrustworthy individuals. He does not rely on mere symbolism or subtle illusions; rather, his characters are very well known. Other characters in L'Homme are not necessarily famous political personalities. Take, for example, Face de Ramadhan. He is an Algerian man seduced by promises of money to join the French army in Indochina. He leaves his peasant's life behind and readily goes offto fight. Once in the ranks of the army, Face de Ramadhan is treated as a subordinate and asked to perform menial tasks. In short, he is a slave to the French officers. Through this character, Kateb shows us a vicious circle of injustice: the French mistreat Face de Ramadhan who, in turn, abuses the Vietnamese people with whom he comes into contact. The playwright attempts to explain how this violence erupts. He depicts Face de Ramadhan in a series of scenes where he observes French soldiers' lifestyles, where they reject him due to his difference (which is compounded by the fact that he is one of the colonized) and where he attempts to diminish this difference. In the end, his efforts to become someone else erupt into irrational violence. He drinks alcohol, begins to gamble, and eventually abuses a young Vietnamese boy who drives a bicycle taxi through the streets (101). Although the child gives him a ride, Face de Ramadhan refuses to pay him and treats him as an inferior, replicating the way he is treated by the French. Face de Ramadhan makes every attempt to identify with the French, the dominant, imperialist power. This action represents 98

the error in his ways. According to the philosophy professed by Kateb, Face de Ramadhan should be attempting to unite with his Vietnamese brothers. The international solidarity that can be created comes only through the unification of the oppressed. The dominant power will continue to see him as nothing more than the colonized, which means the French will never see him as an equal, regardless of the measures he takes to assimilate their way of life. Of course, in choosing the name "Face de Ramadhan" for an ignoble Algerian character, the author wanted to create a certain reaction in the reader. Considering the satirical tone prevalent throughout the play, it is not surprising that he creates a name out of the holiest month in the Islamic year. However, even beyond the ridiculous nature of the name, it is interesting to note that this man is the face of Ramadan. In his name he embodies the exterior image of Ramadan as a pious and holy month. However, underneath this faciality is a complete black hole of subjectivity entirely different from what we expect to see. It is this subjectivity about which Deleuze and Guattari write in A Thousand Plateaus in their chapter entitled, "Year Zero: Faciality." They point out that the identifying marker with which humans are predominantly obsessed is the face, although this external expression sometimes does not leave an accurate impression, nor does it give an individual any kind of identity. In fact, the face and its features deceive us into believing we know the subjectivity underneath. If we read the character of Face de Ramadhan in light of Deleuze and Guattari's theory, we can see him in effect as unidentifiable through his face. The face of Ramadan, the part that is presented to the world is a holy, self-sacrificing image. The reality of this character, Face de Ramadhan, is that he is violent and disrespectful to both his religion and his fellow man. Moreover, Face de Ramadhan does not escape the trappings of faciality himself. Because he is unable to "... escape the face, to dismantle the face and facializations..." (Deleuze and Guattari 171), he sees the Vietnamese people as infidels, as people to be despised. He is far too concerned with his exterior difference from the French, and by extension, the Vietnamese people's differences from him, to understand that the (sur)face is nothing more and nothing less than a societal construct, one that is very powerful. Deleuze and 99

Guattari explain that this obsession with faciality is primarily a Western, especially Christian phenomenon. "The face is not a universal. It is not even that of the white man; it is White Man himself... The face is Christ. The face is the typical European..." (Deleuze and Guattari 176). Face de Ramadhan seems to have fallen victim to this Christian compulsion. In trying to be less Muslim he fIXates on this exteriority, which will fail him, because he can never change his face; rather, he needs to overcome it. Furthermore, his name presents an irreconcilable situation in Islam. Muslims do not represent the human form in their art. This means that a face of Ramadan cannot exist. There is no external human form that can be rendered according to Islamic precepts. Thus, the faciality of this character is challenged on yet another level. In an even more daring move, Kateb names Face de Ramadhan's Algerian friend Mohamed. However, this character reacts in a completely different manner, emphasizing the ties that bind Vietnamese and Algerian peoples: Moi, les Viets,! Je ne peux pas tirer sur eux,! C'est plus fort que moi.! Et quand je les vois/ Monter à l'assaut,! je suis fier, comme si c'étaient! Des gens de mon village. Me, the Viets,! I can't shoot at them,! It's beyond my control.! And when I see them! Mounting an assault! I am proud, as if it were/ People from my village. (121)

Mohamed is removed from the arguments of faciality, because he realizes that the face is not a marker of individual identity he says when he sees the Vietnamese soldiers it is as if they were from his village. He seems to be echoing Deleuze and Guattari's statement that "[i]t is not the individuality of the face that counts..." (Deleuze and Guattari 175). In their explanation of racism, Deleuze and Guattari state the following: "From the viewpoint ofracism, there is no exterior, there are no people on the outside. There are only people who should be like us and whose crime it is not to be" (178). We find an example of this theory of racism in Face de Ramadhan's thought processes. Mohamed, however, demonstrates its antithesis. Deleuze and Guattari's comment that "Its [racism's] cruelty is equaled only by its incompetence and naïveté" (178) reflects the reader's perception of

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Face de Ramadhan, while reinforcing the inherent goodness in Mohamed. Kateb could not have chosen a better mouthpiece than a character named Mohamed, who is the Prophet, never represented with physical attributes. In his name alone, he opposes Face de Ramadhan. Mohamed's acceptance of an international bond with the Vietnamese ultimately prescribes the message that Kateb wishes to express, a universal fraternity. The contrast between the two characters, Face de Ramadhan and Mohamed, highlights the didactic nature of the play. Kateb uses the fIrst man to explain the pitfalls of imperialist sympathies and the second to underscore the revolutionary hope to be discovered among the oppressed. Throughout L'Homme Kateb also deconstructs language by mixing English, Arabic, and Vietnamese with the dominant French. Colonel Lancedalle's words are peppered with English words, such as "please" (86, 87), General Harding, the English commander in Singapore, says "fantastic" (117) at one point, and the Algerian character, Face de Ramadhan cries "Allah" (121) in a moment of fear. Even the Vietnamese language is briefly included among the myriad languages. In the following excerpt, Lancedalle is bragging about General Napalm's recent victory at the battle of "Vien-Vien". General Giap and Uncle Ho, leaders of the communist forces in Vietnam are witness to this supposed victory, which in effect, represents only a small event. Here, he ties together both thematic and linguistic elements of satire in order to poke fun at the American troops who think that this battle is significant. The scene takes place as follows: Lancedalle : Allo ! Allo ! Sensationnel! Le général Napalm Ecrase les troupes de Giap A la bataille de Vien-Vien! Lumière sur l'oncle Ho et le général Giap. Ils parlent à distance au général Napalm. Général Giap: Viens, Viens! L'Oncle Ho : Viens, viens, poupoule ! Général Napalm: Bien sûr, que je viens! Général Giap: 101

Viens, viens, viens, viens, viens A la bataille de trois fois rien! Lancedalle : Hello! Hello! Sensational! General Napalm Crushes Giap' s troops At the Battle of Vien-Vien! Light shines on Uncle Ho and General Giap. They speak at a distance from General Napalm. General Giap: Come, Come! Uncle Ho : Come, come, little girl! General Napalm: Of course, I will come! General Giap: Corne, corne, corne, corne, corne To the battle ofthree times nothing! (124-125)

In line 5 Lancedalle gives the name of the battle in Vietnam, Vien-Vien. General Giap's and Uncle Ho's lines employ the second person singular form of the imperative for the verb "venir", 'to come', which is written and presumably sounds like the name of the Vietnamese city. Although Vietnamese is a tonal language and therefore possesses a different sound system than French, this dialogue shows how the sounds of the Vietnamese language might be approximated in French. General Napalm repeats the verb in line 13, followed by General Giap's quintuple utterance of it in line 15. Kateb uses the absurdity of this dialogue to ridicule the American military and to show the arbitrary nature of language. Linguistic experimentation is by no means exclusive to L'Homme; in most of Kateb's work we see this process. Nevertheless, here, he introduces new and perhaps more violent ways of expressing this arbitrariness. He forces us to reconsider the uniqueness of any given language, which by extension manifests Kateb's impertinence toward French. In an interview that Kateb granted to Jacques Alessandra, the interviewer notes his confrontation with the French language in this play: "Dans votre dernière pièce en français, L'Homme, on a l'impression que vous prenez votre revanche sur la langue française; vous désarticulez, 102

vous déchirez les mots et le langage." 'In your last play in French, The Man, we have the impression that you are exacting your revenge on the French language; you disarticulate, you tear apart both the words and the language' (Kateb, Poète 78). It is through this breakdown, this disruption of words and language, along with the thematic satirical element present in this last dialogue that we get a hint at Kateb's future literary endeavors. Kateb designs L'Homme to instruct the reader, or audience, to teach the lesson ofVietnamese history while sending a more universal message about the oppression of men and women. This didactic theatrical approach is reminiscent of Bertolt Brecht. In fact, all of Kateb's theatrical productions are similar to Brecht's in that he sees them as what the literary critic John Hodgson calls " ...weapons to bring about social change" (107) and tools with which to reach the people.134Influences upon Kateb are, however, not entirely European, nor solely accountable to Brecht. According to an interview that Kateb granted in 1958, his theater and the theater of North Africa differs from that of Brecht for two different reasons: "Ce que je refuse chez Brecht, c'est la façon qu'il a, lui qui est poète, de freiner continuellement la poésie au profit de l'enseignement d'une doctrine" 'What I refuse in Brecht is the way he has, he who is a poet, of continually putting poetry in check in order to inculcate a doctrine' and "Le théâtre nord-africain se sent proche du théâtre de Brecht, mais il penche encore davantage vers le théâtre chinois parce que celui-ci a réalisé une harmonie entre la tradition et la révolution" 'North African theater feels close to Brecht's theater, but it leans even more toward Chinese theater because the latter realizes a harmony between tradition and revolution' (Kateb, Poète 38, 39). Equally instrumental in his didacticism is the Vietnamese popular theatrical genre, Chèo (Kateb, Poète 160). Performed thousands of years ago in the northern provinces of Vietnam, specifically in the Red River Delta region, it is a popular musical theater that includes folk tales, traditional dances, history, and morallessons (Ngoc). As we have already seen, L'Homme opens 134 For an explanation of the various uses of theater, see John Hodgson's book, The Uses of Drama. Among other playwrights, Hodgson discusses Brecht. 103

with the evocation of the Trung sisters, whose story is a prominent part of Vietnamese folklore. A popular and well-known story, the Trung sisters' exploits would undoubtedly figure prevalently in Chèo performances. In Chèo, the performances inevitably end with the triumph of good over evil and the celebration of traditional village values. Kateb, in parallel fashion, concludes L'Homme with the literal death of Ho Chi Minh, but the political death of Richard Nixon, thus depicting the triumph ofhis good (Ho Chi Minh) over his evil (Nixon). In the fmal scene of the play, the anti-war movement has taken hold in the United States and a secretary walks into Niquesonne's office and lights a memorial candle in order to signify the death of Niquesonne. Confused, Niquesonne asks why the secretary has placed this candle on his desk. The secretary responds: "Pour nous, vous êtes mort,/Monsieur le président" 'For us, you are dead,! Mister President' (282). The chorus and Coryphée echo the secretary's words by calling Niquesonne a "cadavre politique" 'political cadaver' (283). When Niquesonne insists that they have all made a mistake because it is actually Ho Chi Minh who has just died, the stage suddenly empties. The Vietnamese chorus arrives and begins to pay homage to Ho Chi Minh while facing his tomb: "Il marche dans nos rêves" 'He walks in our dreams' (283). Although it is clearly Ho Chi Minh who has died, Kateb illustrates the triumph of good over evil by indicating that Niquesonne's political power has waned and died, while Ho Chi Minh's has augmented even in his death. In ancient times, farmers performed Chèo for fellow farmers, creating a truly popular theater. Any money they earned would be split among the actors who usually performed on a few straw mats serving as a stage (Ngoc). Today, professional Chèo troops exist, especially in Hanoi, but amateur groups still make their way around the northern countryside performing for villagers. The actual production itself is always accompanied by music and basic props, much as it originally was. Stages, costumes, and backdrops have become much more modem, but the overall form has not been altered greatly due to its popularity (Ngoc). Not only do actors play their roles, but they also narrate the story for the

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audience; thus, the action is both story and storytelling, allowing a didactic approach, which appeals to Kateb. The didacticism is apparent in his choice of historical content and also in the above-cited conclusion to the play. Nevertheless, Kateb does employ the same direct communication with the audience that Chèo inspires. For example, the character of Mao speaks to the "public" 'audience' in order to explain part of his philosophy (160). Later, a reporter also narrates directly to the audience in order to give information on Ho Chi Minh (217-218). In both cases, Kateb signals this change in format by literally altering the typography. Whereas most of the dialogue is written in verse (both rhymed and unrhymed), the passages where characters narrate directly to the audience are in paragraph form, as a prose passage would be. They are also informative passages that explain important background information either on characters or situations, thus they are highly didactic in content. As we have seen, L'Homme is infused with many elements ofChèo, a very particular and local form oftheater. Kateb uses it to internationalize his own work, but then appears to become inspired by what he learns about it. While the subsequent changes in his career cannot be wholly attributed to his experience in Vietnam and with Chèo, it is noteworthy that L'Homme signals a shift in Kateb's goals. With this play he begins a new phase in his literary career, which willlead him to an exclusively local theater.135It is as if he has utilized L 'Homme as a vehicle for disseminating his message of universal fraternity and resistance to the power structure; however, now he must go beyond that. Having written and performed L 'Homme in French, Kateb reconsiders his definition of the writer:36 "La place de l'écrivain n'est ni près ni dans le pouvoir, mais près du peuple" 'The place of the writer is neither close to nor within power, but near the people' (Kateb, 135 I use local instead ofpopular, because I believe that L'Homme is already more or less popular. See Louanchi 203. 136 The editor of Poète~ Gilles Carpentier, echoes this when he says: "En internationalisant son propos, en découvrant de nouvelles formes théâtrales, il peut enfin s'adresser directement aux siens et dans leur langue..." 'By internationalizing his words, by discovering new theatrical forms, he can finally address himself directly to his own people and in their language' (69). 105

Poète 33) ; therefore, he begins to write in dialectical, specifically Algerian, Arabic.I37L'Homme provided him with the first glimpse of a didactic, yet popular theater, whose message is internationalized. He claims that: "C'était un pas en avant... ma pièce sur le Vietnam est une œuvre de théâtre déjà plus populaire, accessible à un plus grand nombre de gens que mes autres pièces. Le symbolisme est moins pesant, l'écriture est autre" 'It was a step forward. .. my play about Vietnam is a theatrical work which is already more popular, accessible to a greater number of people than my other plays. The symbolism is less weighty, the writing is different' (Kateb, Poète 79). He is inspired to continue his evolution of theater. He decides to forego the "grand public" ('general public') and focus on workers, students, and others who are directly involved and affected by the class struggle (Arnaud, Littérature 587-588). To perform the plays, Kateb also forms his own acting troupe, Action culturelle des travailleurs, ('Workers' Cultural Action'), who travel with very modest means throughout Algeria. The redefinition of Kateb's literary project and the change in direction of his career are the results of a desire to reshape theater, the genre he fmds most appropriate to his cause: Le théâtre doit radicalement changer parce que l'homme d'aujourd'hui n'est plus celui d'hier. Il n'est plus l'homme d'un pays, d'un douar, d'une province, mais d'une planète. Il faut dire aussi que l'homme qui se fait honnêtement dans son pays est celui de tous les pays. Theater must change radically because today' s man is no longer yesterday's. He is no longer the man of one country, one douar, one province, but of one planet. It must also be said that the man who acts justly in his country is a man of every country. (Arnaud, Littérature 588)

If revolutionary literature acts as an educational tool to reach the people, then it must do so in a medium and language

137 In her introduction to Kateb's L'Œuvre en fragments, Jacqueline Arnaud notes that Kateb continued to produce his first drafts in French, because that was the most natural process for him. However, he ultimately converted his texts to dialectical Arabic (29). 106

conducive to the people's interpretation.138Goals will ultimately govern choice of language. L 'Homme remains an international play that reaches out to a wide audience, but this audience is still Francophone. The internationalizing process Kateb undertakes with his choice of Vietnam as a microcosm, his thematic and linguistic satire directed at internationally powerful figures, and his adoption of certain Chèo standards leads him in the end to consider a kind of particularism. He decides to tailor his language and his message to the specific needs of his Algerian audience. Christiane Achour, in her article on Kateb Yacine, explains that theater is the only literary genre that aims to [. . .] s'adresser plus directement au public, de ne pas se restreindre à un cénacle d'intellectuels, de sortir du champ étroit où l'institution confine les écrivains consacrés, d'autant plus étroit et pernicieux quand on est Algérien et qu'on écrit en français... [...] address itself more directly to the public, to not restrict itself to an intellectual think tank, to get out of the narrow field, where the institution confines consecrated writers, a field even narrower and pernicious when one is Algerian and writes in French... (Achour 26)

She recognizes Kateb' s evolution as an Algerian playwright. He began writing in French, but ultimately in order to reach the Algerian public, Kateb turns to Algerian Arabic theater.139

138 Theater as a tool to reach the Algerian public is not a new idea. In Danièle Djamila Amrane-Minne's study of Algerian women who participated in the war, one of her interviewees, a former militant, discusses the importance of the theater as a tool in the Revolution: "Le théâtre chez nous est un instrument... tu peux arriver à convaincre, à expliquer, tout en jouant, en donnant du plaisir aux autres" 'Theater is an instrument for us... you can begin to convince, to explain, through playing a role, by giving others pleasure' (Amrane-Minne 22). This didactic, political theater became a public manifestation of support for the FLN (Front de Libération Nationale, 'National Liberation Front'). Theatrical productions also enabled people to gather in a forum that could educate them about the goals of the nationalists and serve therefore as recruiting operations as well. 139 For French translations of some of Kateb's popular theater see Zebeida Chergui's collection of Kateb Yacine's theatrical works: Boucherie de l'espérance.

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Kateb the Dialogic Bernard Aresu

The title of the following presentation140evolved from the very moving passage in Les jumeaux de Nedjma when Benamar Mediène evokes the scene of Kateb Yacine's ultimate literary passion, "the scattered fragments of the Katebian imaginary," namely the five volumes he was reading at the time of his death and found in the brown leather bag he left in the Grenoble hospital.141 The striking range of these works, both in terms of genres and national traditions, attests to Kateb's ultimate solidarity and solitariness, his dialogic sense of the urgency to "concevoir l'ordre caché du tout - pour y errer sans s'y perdre."142 Heterodoxical, the list includes Oskar Panizza's subversive play Le conseil d'amour, Jacques Teboul's Cours Holderlin, William Faulner's Villes (sic, presumably a translation of Faulkner's The Town), Elsa Morante's Aracoeli, and a collection of Holderlin's Poems. Indeed, from the very beginning, the playful conflation of the aesthetic traditions that presided over the production of Kateb's texts goes hand in hand with the decentering role of a rich intertextuality. Parodied, politically reappropriated, expressive of plurality and diversity, rewritten within "intermediate" texts, within "narrative[s] of translation" (Khatibi 1983: 19, 186), such intertextuality remains central to the modernistic elaboration of an Algerian text that dismantles the very aesthetic structures it inherits. The plurality of intertextual references, some overt, other oblique, is astounding: popular Algerian poetry, Ibn Arabi, Ibn

140 Parts of the following text rely on and, when appropriate, update analyses originally undertaken in Counterhegemonic Discourse from the Maghreb: The Poetics ofKateb's Fiction (Tübingen: Gunter Narr Verlag, 1993), currently out of print. 141 Benamar Médiène, Les jumeaux de Nedjma. Kateb Yacine, M'hamed Issiakhem. Récits orphelins. Paris: Publisud, 1998, 15. 142 Edouard Glissant, Poétique de la relation (Paris: Gallimard, 1990), 145. 109

Battoutah, Sadet Hedayat, Homer and the legend of the lotus-eaters (OF, 146-57, 256), the Arabian Nights (PE, 153), Apuleius in La poudre d'intelligence, Tacitus (N, 222; tr. 297-98), Flaubert's Salammbô (N, 175-77 ; tr. 234-36), Eluard's "Liberté" (N, 227 ; tr. 303), T.S. Eliot's murder in the cathedral (N, 127; tr. 168), Perrault, James Joyce, Bertold Brecht, and Poe are among the references that signal Kateb's ceaseless intertextualization in a referential plurality which, in the process of redefming the parameters of genres and narrative modes, systematically eschews monolythic anchoring.143 Above all, William Faulkner, who was himself not altogether insensitive to the siren's song of Symbolism and was a novelist obsessed with the kind of fictional experiment that conjoins with sociopolitical consciousness, provided aesthetic and narrative parameters that coincided ideally with the orientation of Kateb's own vision.144 Kateb's South As early as 1961 in a little-known but prophetically challenging study, the Algerian writer Henri Kréa analyzed the traditionally cross-cultural fecundity of the Maghreb, from Apuleius and Tertullian to Saint Augustine, Ibn Khaldun, Claude Roy, Camus, and finally to the new generation ofwriters, whom he now exhorted to "wring tradition's neck when it is revealed as baneful and parasitical, and cherish it when it is the source of originality and progress."145 Kréa could already identify in

143 Although Kateb attributes his frequently used formula "Un rêve dans un rêve" to Shakespeare (PE, 20, OF, 136, 217, 379), I can only trace it to a poem by Poe (It A dream within a dream") best-known in French through Mallarmé's translation. See Poe, The Complete Tales and Poems (New York: Modem Library, 1965), 967, and Mallarmé, Œuvres complètes (Paris: Gallimard-Pléiade, 1970), 198-99. 144 As Jacqueline Arnaud's study of North-African sources alone suggests (14383), the fabric of Kateb's intertextual reminiscences is endlessly intricate. On Faulkner and the Symbolists, see David Minter, William Faulkner: His Life and Work (Baltimore: Johns Hopkins, 1980), 36, cited hereafter as Minter: "He was reading the French, and particularly the French symbolists." 145 Henri Kréa, "Maghrebian Literature," Présence Africaine 34-35 (Oct. 60Jan. 61), 178, hereafter cited as Kréa. For a political and historical reading of the 110

traditional Maghrebian epics "the same temporal and spatial methods... as in the novels of today, written by Faulkner and Miguel Asturias and their disciples" (Kréa : 179), and he associated such narrative affinities with the creative triumph of regionalist literature over the ages, noting that chefs d'oeuvre "know neither place nor time; the work of a Steinbeck is entirely situated in a California valley. Faulkner does not go outside the perimeter of the mythical city of Jefferson and the Greeks stayed in the Aegean Sea which was big enough for them to develop their Homeric heroes" (Kréa: 182). At about the same time, Georges Joyaux drew the essential features of the new North Afiican personality in a very lucid panorama of North African literature of French expression, setting the problem of "influence" in careful perspective and outlining "the great similarity of conditions in the development of a nationalliterature in America and in North Africa. "146 Considerations of at least three kinds help delineate and comprehend Kateb's receptivity to the fictional world of William Faulkner. They are considerations of a historical and sociopolitical as well as of a psychological order; they also concern the artistic climate that surrounded the technical evolution of the modem novel; and they point up specific Faulknerian idiosyncracies in Kateb's novelistic prose. "southerness" of the colonial conflict, see Benjamin Stora's "La guerre d'Algérie dans les mémoires françaises," L'esprit créateur XLIII 1 (spring 2003), 7-31. 146 Joyaux: 32, mentions for instance the closeness to "the fundamentals of life and its everyday problems," and "subject matter... drawn from first-hand acquaintance with everyday life." Joyaux also observes that "Kateb Yacine was successfully ajournalist, a docker, a farmhand, and an unskilled laborer in France before turning to literature" (Joyaux: 33), thus adverting to the comparable itineraries of Faulkner and the writers of the "lost generation." William Faulkner once remarked: "I could do a little of almost anything-run boats, paint houses, fly airplanes. I never needed much money because living was cheap in New Orleans then, and all I wanted was a place to sleep, a little food, tobacco, and whisky. There were many things I could do for two or three days and earn enough money to live on for the rest of the month. By temperament, I am a vagabond and a tramp" (Interview with J. Stein, Writers at Work, ed. Malcolm Cowley (New York: Viking Press, 1959), 135. Quoting Henri Peyre, Joyaux also noted the new "techniques of novel-writing generally associated with the authors of the 'lost generation,'" which the North African authors adopted (Joyaux: 33).

111

While the degree and nature of both writers' political consciousness differ significantly, novels like Light in August, Absalom, Absalom l, Nedjma and Le polygone étoilé nonetheless depict a society cut to the quick by the violence spawned by political and historical injustice. Kateb's mode of production clearly situates itself within what Edward Said once described as an "ascetic code of willed homelessness" that pays exemplary "attention to the detail of everyday existence defmed as situation, event, and the organization ofpower."147 Critics like David Minter and Wes Morris have long ago made the convincing argument that "Faulkner tells us, in effect, that social action and issues of social justice inform the very structure of his storytelling" (Morris: 12). Kateb's ambiguity toward Faulkner's political personality (that of a "colonizer and a puritan" he says in the same interview) matches his hostility toward Camus, fustigating both writers for their unwillingness to speak (as écrivains engagés, like Sartre) against political injustice and, above all, for their inability to fully understand and convincingly integrate the oppressed in the artistic fabric of their tragic vision. Unlike Faulkner's, however, Kateb's historical discourse, with its probative and repercussive method of composition bears witness to the political dimension of his novelistic consciousness. Kateb time and again insisted upon the dual sense of political and creative urgency that presided over the mode of simultaneous production of several texts. To paraphrase Jean Burgos, such poetics of elaborative reiteration unleashes and amplifies creative forces of a language that progress toward rather than manifest meaning. That the claim is substantiated by the repetitive use of the same material and the recurrence of characters and events throughout the corpus of his works shows how conceptually close to Faulkner Kateb remains, especially in light of the role played by oral tradition. Faulkner's own reliance on oral sources and the boundless fictional creativity they allowed him to indulge suggest an extraordinary degree of creative confluence. As David Minter remarks: "Faulkner found freedom in the fluidity of his sources. 147 Edward Said, The World, The Text, and The Critic (Cambridge: Harvard UP, 1983), 7. 112

Unlike the poetry he had read, which seemed fixed because written, the stories he knew existed only in oral tradition, many of them in more than one version. They not only permitted play, they

invited it."148 The genre of the novel provided Faulkner with an opportunity to recapture and artistically re-invest the oral traditions of the early years, with a view at the same time to "sublimating the actual into [the] apocryphal" (Minter: 80). With its nationalistic underpinnings and its constant engagement with historical processes, Kateb's artistic investment, however, moved in an almost diametrically opposed direction. Faulkner's "history," albeit endowed with a sense of tragic fatalism, from the Compsons to the Stupens and from the Christmases to the Grimms, was primarily a narrative of defeat. By contrast, historical and sociopolitical intertextuality is rampant in Kateb's fiction.149Kateb's narratives time and again took stock of ancestral failure. A deep sense of historical subversion and an awareness of political possibilities however always inform them. Among the several features that formalistically illustrate the narrative postmodemity of Kateb's work are the high degree of elaboration, repetition, and disjunction of Nedjma and also the novel's narrative polyphony, thematic preoccupations and, fmally, stylistic and syntagmatic parallelisms with Faulkner's prose. Like Faulkner's, Kateb's "elaborative, celebratory style" (Minter: 86) reached far back into the preliterary consciousness of childhood, favored ceaseless narrative elaboration over chronological development, and made for a fiction disrupting time schemes, frequently shifting points of view in the creation of an obsessive and phantasmal atmosphere. The sextuple structuration of Nedjma thus permitted and encouraged, in its achronological 148 Minter: 82. See also 72 and 156. The second chapter of Counterhegemonic Discourse examines Kateb's use of oral tradition and narrative recurrence. 149 On Faulkner and history, David Minter suggests that "[s]ince Faulkner's fiction is not informed by any set of ideas or theories about southern history or southern society, and since his methods are not those of a historian or a sociologist, it is clearly wrongheaded to regard his Yoknapatawpha fiction as history or sociology" (Minter: 86). For apposite instances of political discourse, see N, 222, 227 ; tr. 297-98, 304, PE, 77-78, 105-6, 114-30. 113

sequentiality, a compulsive and playful manipulation of events, not for repetition's sake but to draw characters, author, and reader into the dual process of ongoing inquiry and discovery. In the utilization of the procedure, however, Kateb shows both humorous intentionality and ferocious diffidence. How a lesser-known fragment found its way into the fabric of Nedjma clearly illustrates the poetics of incongruity and disruption at the center of Kateb's dialogic procedure. Selfreferentiality disruptively pervades "L'ancêtre et le têtard" (the ancestor and the tadpole), a self-contained narrative on Mahmoud and his grandson Omar that later served as the basis for the Mahmoud

- Lakhdar

episode in Nedjma,

V, i.ISONo fewer than

seven discursive notations invite participation in the creative process of a text more preoccupied with the decentering of standard fictional parameters and with the agonistic challenge of writing than with narrative utterance per se. Early in the text, a footnoted reference to its ongoing production obliquely invites autobiographical interpretation. The reader (whom the text deliberately involves in its narrative process) is warned that "[ce] roman est l'œuvre d'un ancien bébé dont Omar est une sorte de sosie" (this novel is the work of a former infant ofwhom Omar is a kind of double) (Simoun, 35). The terminology may barely disguise the projection of authorial memories and phantasms into Omar's characterization. The tantalizing clue, however, abruptly gives way to the textual internalization of a problematic story line: "Il n'y a guère de roman à écrire tant que l'héroïne analphabète et le savoureux tétard fraternisent."ISI What the text loses in fictional credibility" 150 "L'Ancêtre et le têtard," Simoun 10 (1953), 34-41, herafter quoted as Simoun. In her brief comments on the text, Jacqueline Arnaud emphasizes its "distance" from the "definitive version" in Nedjma at the expense of the humorous autonomy of its narrative posture. This text shows in fact as much will to narrative freeplay and equivocation as an "intimate urgency of a face to face with his public" (Arnaud: 211). 151 The novel can hardly be written as long as the illiterate heroine and the savory tadpole remain friends (Simoun: 36). Although only an examination of Kateb's manuscript could confirm the error, it seems that the position of the preceding footnote is erroneous, and that it should have been printed on page thirty-six, right after "fraternisent," rather than after "sa mère" on page thirty-five. 114

however - "Que les esprits scrupuleux nous suivent sans sourciller" (Will questioning minds please follow us without objection) (Simoun, 36) the narrator admonishes - it gains in sociomythic focus. For narrative ellipsis and the collapse of traditionally legitimating components (logical sequence, descriptive realism, genealogical certainty) clear the path for epic elaboration. Ultimately, as figurative antinomies that normally suggest inchoate beginning and timeless sacralization, the tadpole and the ancestor of "L'ancêtre et le têtard" inaugurate ironic reversaIs. The mythological gigantization of childhood and, conversely, the desacralization of the ancestral figure allegorically magnify the reality of Oedipal rivalry (between Mahmoud and Omar), social injustice (in the opposition between two classes of children), and urban violence (Mahmoud's victimization by thieves in Algiers). Yet another set of antinomies also inscribes itself within the structure of the story, which sets into motion and underwrites its ongoing process of elucidation. It is a double, a contradictory injunction that advocates both analytical collusion ("Lecteur je t'en supplie, accompagnons grand-père Mahmoud à Alger") and narrative abeyance ("Patience lecteur, tout s'éclaire").152"L'ancêtre et Ie têtard," then, a programmatic text as much as a fictional one, sets forth the deliberation and self-consciousness that clearly distinguish Kateb's elaborative narratology from Faulkner's. But Nedjma nonetheless shares with The Sound and the Fury and Absalom, Absalom! significant narrative elements. Despite the tantalizing chronological clarifications that alternate with equivocation of facts, narrative dismemberment and deletions, Kateb's art remains an accumulative art "of concealment as well as disclosure

- of delay,

avoidance and evasion... an art of surmise and

conjecture."153 Minter's observations on Faulkner's use of oral 152 Reader, I beg you, let us accompany Mahmoud to Algiers (Simoun: 37). Be patient, reader, everything will become clear (Simoun: 41). 153 Minter: 103. See also Minter: 95, about repetition. Discussing patterns of repetition, David Minter further observes that " [Faulkner's] narrators repeat their sources and themselves and each other almost endlessly. But their sources are fragmentary and fluid: they are pieces rather than patterns, and they are oral rather than written. As a result they invite play" (Minter: 156). Minter goes on to suggest that "the extrinsic, reciprocal relations that characterize all of Faulkner's fiction-his effort to give the whole of his work a design of its own-reach their 115

traditions, on his search for an overall design, and on the interdependency of major novels describe with remarkable accuracy Kateb's own presentation of narrative components: the heroine's and her suitors' genealogies, her genitors' enigmatic past, Keblout's ancestral roots, internecine rivalries and political entanglements, to name only the most pertinent.154 But it is perhaps in its reliance on the device of multiple or double consciousness that Kateb's narration even more specifically evinces its Faulknerian propensity. For the dual recounting of Nedjma's and Si Mokhtar's story in the third section of Nedjma (N, 91-129 ; tr. 119-72), for instance, as Mourad prods his roommate Rachid's delirious recollections and Rachid intermittently relies on Mourad's consciousness, parallels Faulkner's blending of Quentin's and Shreve's reconstructive efforts, collaborative and corroborative dialogue in the famous Harvard dormitory room episode of Absalom, Absalom fI55. "Au bout de quelques jours" Mourad observe, "j'avais à peu près reconstitué le récit que Rachid ne me fit jamais jusqu'au bout" (In a few days, I more or less reconstituted the story Rachid never told me to the end) (N, 95 ; tr. 125, emphasis added). In its typically dialogic intricacy, Rachid's first person narration thus subsumes not only Mourad's monologue but also Si Mokhtar's as related to and by Mourad. The inclination toward reverberative structuring also enables a type ofthematic burgeoning which, not unlike Faulkner's, magnifies references to the ancestors' epic past, family histories of doom and defeat, the failure of the parental generation, and offers a characterization of Si Mokhtar whose simultaneously injurious and fullest _expression in the enormously complex relations between The Sound and the Fury and Absalom, Absalom! " (Minter: 157-58). 154 The concern with genealogy, for instance, suggests another striking point of thematic and narrative contiguity with Faulkner. In "Genealogy and Writing," for instance, Wesley and Barbara Alverson Morris point out the primacy of spectacular elements in the ritualistic retelling of the ancestor's story, a commemorative act whereby "[e]ach story, each version of the family has its complement in another story, never cancels out a previous narration but rather supplements it." See: WesleyMorris, with Barbara Alverson Morris, Reading Faulkner (Madison: The University of Wisconsin Press, 1989), 99. 155 Absalom, Absalom! (New York: Modem Library, 1964), 179-81.

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epic dimensions cannot fail to bring to mind Faulkner's Snopes family in the trilogy The Hamlet, The Town, and The Mansion. Philosophical parallelisms between Katebian and Faulknerian preoccupations remain apposite. Kateb frequently depicts a dichotomy between the worlds of the city and of the country, between urban and agrarian microcosms with comparable compulsiveness. The land embodies for both writers implacable resistance to and timeless survival from man's destructiveness and folly, a principle of irreducibility. Kateb evokes man's futile attempt at leaving his imprint on the land through "un vieil acte illisible n'indiquant plus qu'un polygone hérissé de chardons, apparemment inculte et presque inhabité, immense, inaccessible et sans autre limite que les étoiles... la terre nue et le ciel."156ln Requiem for a Nun, Faulkner conjures up the kindred vision of an abandoned and undaunted land, seeing in an "illiterate sheaf of land grants and patents and transfers and deeds... man's ramshackle confederation against... time and wilderness. "157 In Faulkner's and Kateb's fictional worlds, "the town" ("la ville") frequently erects the barriers of disapproval and reprobation against various protagonists (Hightower in Light in August, Sutpen in Absalom, Absalom I, Nedjma's central characters). Protagonistic individuation thus takes places in part as dissociation from and opposition to "la ville," "les gens," the metonymic embodiment of compliance or herd hierarchies.158

156 an old illegible deed only showing a polygon bristling with thisle, presumably barren an almost deserted, immense, impregnable and with only the stars... the empty land and the sky for boundaries (PE, 144). 157 Requiemfor a Nun (New York: Random, 1951),3. 158 Compare, for instance, Nedjma, 29-30 ; tr. 40 : "Tout le village vous maudit, à cette heure... Le village était calme, trop calme avant votre arrivée... Les gens sont excédés... Ils exigent votre expulsion... ils vous condamnent... ils racontent... En vérité, tout Ie monde vous maudit... (By now the whole village is cursing you... The village was quiet, too quiet before you got here... People are tired of it... They're demanding your expulsion... they condemn you all the same... they say... Really, everyone is against you...) with Light in August (New York: Modem Library, 1950) 46, hereafter cited as LiA: "Folks in this town... They say... Folks say... That's why folks... ." The city is of course for Kateb the abode of the stranger; built by the conqueror, it also spells the defeat and dismantling of the ancestors' campestral universe (N, 147; tr. 194). On the thematics of the city in 117

Against the destructive tide of time and adversity, both writers summon visions of permanence and stasis that enhance the atemporality of their narratives and the synchrony implied in states of higher consciousness. But it is in the equation of timelessness with spacelessness that a textual comparison proves even more revealing. Fraught with initiatory symbolism, the motifs of the road and of nomadic displacement play equally significant roles in Light in August and Nedjma. In his famous remark that "L'absence d'itinéraire abolit la notion de temps" (the absence of any itinerary abolishes the notion oftime) (N, 33 ; tr. 44), and in his reference to Rachid's "conscience de décrire un cercle" «(being] conscious of drawing a circle) (N, 167 ; tr. 222), Kateb was thus establishing ontological affinities: not only with the Baudelaire's "la notion du temps ou plutôt la mesure du temps étant abolie, la nuit entière n'était mesurable pour moi que par la multitude de mes pensées," but also with Faullmer's comment that Joe Christmas had "lost account of time and distance," and that the road of his existence "made a circle" out of which he had never been able to break.159 Extant traditions thus provided Kateb with a genealogical and generative context for experimentation, but the production of his own national text radically redefined narrative modalities. In the last extended interview he gave before his death, for instance, Kateb dwelt extensively on the specific heritage of Algeria and on its own tradition of itinerancy. "Il faut marcher pour vivre" (walking is indispensable to life) (Dehane), he observed in typically parodic fashion, extolling the invigorating agencies of Algerian literature, see Charles Bonn, La littérature algérienne de langue française et ses lectures (Ottawa: Naaman, 1974),25-46. 159 OC, 1, 424: The notion of time or rather the awareness of time being abolished, I was only aware of night's duration through the multitude of my thought. On timelessness and itinerancy, see chapter III, below. The reference to Faulkner is from LiA, 296. The French translation available to Kateb (Lumière d'août, Paris: Gallimard, 1935), 425 reads: "Il a perdu la notion du temps et de la distance." See also The Sound and the Fury (New York: Modem Library, 1956), 102 : "But then I suppose it takes at least one hour to lose time in, who has been longer than history getting into the mechanical progression of it." French translation: "Mais je suppose qu'il faut bien une heure entière pour perdre la notion du temps, à celui qui a mis plus longtemps que l'histoire à se conformer à sa progression mécanique," in Le bruit et lafureur, (Paris: Gallimard, 1977), 109. 118

solitude and cosmic immensity that stimulated his poetic and political vision. A sense of doom comparable to Joe Christmas's underlies the three men's flight in Nedjma, as if repeating Joe Christmas's paradigm of racial and political alienation. A foreboding of renewal, a yearning for cohesion, and a sense of cosmic identity, however, clearly prevail in the Algerian text: "Ils se regroupent le long de la route, tournant le dos à la carrière; ils piétinent sur le sol jonché de branches nues; le vent du nord les pousse à travers la broussaille, et ils s'enfoncent dans la brume; l'absence d'itinéraire abolit la notion du temps; sans fatigue, au bout de la matinée, ils ont atteint un douar d'une dizaine de huttes" (they meet on the road, turning their backs to the quarry; they stamp on the ground strewn with bare branches; the north wind pushes them over the brush and they plunge into the fog; the absence ofany itinerary abolishes the notion oftime) (N, 32-33 ; tr. 44, emphasis added). No survey of the convergences of Faulkner's and Kateb's texts would be complete without a reference to the numerous stylistic idiosyncracies that point to the heteroglossic constitution of Kateb's prose. Mikhailk Bakhtin's notion of heteroglossia aptly describes the kind of linguistic restructuration of normative discourse that takes place in Kateb' s narratives.16oReversal of time sequences, chronological discontinuity or achronological structure of plot, use of stream-of-consciousness technique, interpolation of interior monologues, but, even more precisely, within the aperiodic structure of such a prose, adjectival accumulations and inversions, syntactic syncopations, frequency of ternary and quaternary syntagms that not only balance and decelerate the verbal flow but stylistically ritualize the synchrony of both writers' vision.161This 160 M.M. Bakhtin, The Dialogic Imagination (Austin: University of Texas Press, 1981),428. 161 Compare, for instance, the stylistic syncopations in the second section of The Sound and the Fury, 159, "A buggy, the one with the white horse it was. Only Doc Peabody is fat. Three hundred pounds. You ride with him on the uphill side, holding on. Children. Walking easier than holding uphill," with those frequently interspersed throughout Kateb's novels: "Soleil et foin. Lakhdar roule de gitan en gitan. Repousser tant de pieds noirs [sic], pieds de dormeurs refusant hypocritement de considérer ni le temps ni l'espace... Lakhdar sursaute le premier. Se dépouille. S'éloigne à la Tarzan devant le Rhône livide..." (Sun, hay. Lakhdar's 119

produces that quaint effect that Bakhtin describes as a tensional collusion, "a matrix of forces impossible to recoup," that is to say also, of forces that a "systematic" linguistics will always try to suppress. The sustained sociographic focus on group violence and the modalities of its representation thus emphasize the convergence of Kateb's and Faulkner's preoccupations with the tensional collusion of historical forces, particularly in scenes where the systematic desacralization of tradition brings about social and political catharsis. Two such scenes in Sanctuary and Nedjma display suggestive similarities, both in their dramatic staging and evolution and their tonal characteristics: Red's funeral ceremony in the twenty-fifth chapter of Faulkner's novel and Ricard's wedding ceremony early in Nedjma.162 In their blending of tragic and burlesque elements, both episodes relate the performing of ordinary religious rituals revolving around a central paradox: the manifestation of explosive violence against a background of sham orderliness and masqueraded respect. Both writers resort to satire, whether caustically silent in the case of Faulkner or politically explicit in the case of Kateb. Both writers exploit to the fullest a paradoxical contrast between the respectability and pomp that traditionally surround such ceremonies and their farcical, grotesque distortions into moments of disproportionate violence.

body rolls over, gypsies all around. Push back so many black feet, the feet of sleepers slyly refusing to acknowledge either time or space... Lakhdar is the first one to jump. Takes off his clothes. Walks away, Tarzan-like, toward the livid waters of the Rhône) (PE, 53). Chapter 13 of Light in August, for instance, a chapter very "Katebian" in its preoccupation with racial prejudice, violence and death, typically illustrates the stylistic recurrence of ternary and quaternary syntagms: "[a Negro] who knew, believed and hoped that she had been ravished too" (251) ; "the town in which she had been born and lived and died" (252) ; "the thin, weatherhardened, laborpurged face of the man opposite him" (262) ; "Soon the fine galloping language... begins to swim smooth and swift and peaceful" (278). On syntagmatic structures, see "Of Interlacings and Numbers" in Counterhegemonic Discouirse. 162 Sanctuary (New York: Modem Library, 1959), 291-99 ; N, 25-28 ; tr. 34-38. The popularity of Faulkner's novel in France was unsurpassed, undoubtedly aided by André Malraux's famous preface.

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Sham, ignorance, bigotry, racial prejudice, and moral tawdriness, the hidden targets of Faulkner's narration, become thus ridiculed through a reader-author mechanism of unspoken collusion not altogether devoid of tragic awareness. That of an astute observer of the colonialist ethos, Kateb' s irony also provides the central impetus of his description. But it explicitly stages the political dynamics that underlie sociogenic aberration. With fierce theatricality, Kateb's political narrator evokes more a troupe of warring puppets - a colonial Protestant, a Catholic, a lower rank official - than fictional characters in their abstract complexity. Dialogism as insurgency: the narrative masks The fact that Kateb's post-independence theatrical projects embodied the lay, intellectual, and republican aspirations of the Revolution may not have been stressed enough. Zebeia Chergui observes that Kateb's theatre provides the model for an authentic social project, a federative, not a "unanimistic" one: "Ce théâtre de générosité et d'humour construit un système nouveau... donne la voie d'un authentique projet de société, fédérateur et non unanimiste (emphasis added), un respect de soi, de son peuple."163 While devoid of the overt, "secular," "worldly" didacticism at work in so many of Kateb's worka, Faulkner's The Town is concerned with the social contradictions and complexities, the ethical ambiguities inherent in the post Civil War rise of the upstart Snopes family. Ambition and rapacity often succeed under the frustrated eyes of Jefferson's collective "we". In microcosmic or metaphorical form, Jefferson exemplifies a community riven by competing ideologies and shaken by the shifty and haphazard ascension of the Snopes family. The role oftrickery, confabulation, dissemblance, clannishness, genealogical proximities and confusions, usurpation, marginality, demagoguery, iconoclasm, degeneracy, racism, lower-class populism, the questioning of the old older, the role of the Faulknerian community as a protagonist 163 Kateb Yacine, Boucherie de l'espérance. Paris: Seuil, 1999, 29. See also Kateb Yacine, un théâtre en trois langues (Paris: Seuil, 2003), a richly documented textual and iconographic survey of Kateb' s post-independence theater, by Zebeïda Chergui and Amazigh Kateb. 121

(which reminds one so much of that played by the chorus in Kateb' s popular theatre ), the centrality of three narrators / observers / commentators (Charles Mallison, V.K. Ratcliff, and Gavin Stevens), who bear uncanny resemblance with Kateb's demythologized corypheus from "La poudre d'intelligence" onward: many "atmospheric" affinities and historical similarities link Kateb and Faulkner's universes. I have particularly in mind, for instance, the parallels one can establish with Kateb's own portrayal of the Ricards and the Ernests in "Nedjma". But it is the process of onomastic caricaturing and gaming common to both writers that one finds truly revealing: I am thinking of Faulkner's "St Elmo Snopes," or "Admiral Dewey Snopes," or "Montgomery Ward Snopes," or, most eloquent of them all, "Wall Street Panic Snopes" (all characters in The Town), as well as of Kateb's "Provisoirement, Pas de Chance et [Si Amar] Mauvais Temps," the three characters in a piece published in 1962 in "Les Temps Modernes." However different the cultural contexts and differently coded the political intents, dialogization clearly saps, with both writers, the absolutist, fixed, authoritative function of naming, relativizing it, Bakhtin would say, through circumstantial and socially "displayed," tagged associations. And history confirms the ongoing efficacy of such dissident discourses, witness Salim Bachi's post-Katebian reprise of the device in his recent Algerian civil war novel Le chien d'Ulysse.164

To be dialogized, Bakhtin explains, is "to become relativized, de-privileged, aware of competing definitions. . ." Conversely, "[u]ndialogized language" remains both "authoritative or absolute" (Bakhtin, 427). Despite the fundamental sociopolitical differences between Faulkner's South and Kateb's Algeria, and, naturally, their political targets, a postmodern convergence of vision and practice clearly obtains. It is above all Faulkner's tragic genius, his compelling historicism, the mythic labor of his vision, and the existential commitment of his characters that Kateb admired most, referring to the Southern writer as "un forçat de la littérature" (literature's hard 164 Salim Bachi, Le chien d'Ulysse. Paris: Gallimard, 2001. 122

laborer), involved in a "corps à corps avec la réalité des personnages". Such figurative densification of writing as an existential, agonic ritual seems to me particularly significant. Edouard Glissant's observation that Faulkner's oeuvre simultaneously englobes and transcends the political and the lyrical, and invites the disentanglement of the violence and the opacity that constitute its poles comes to mind here, particularly since it is "opacity" that underwrites the Diverse (Glissant 71 and 75). As Glissant reminds us, however, the plantation space of Faulkner's fiction seldom allows its black protagonists the kind of protracted "intériorisation," the subjectivity inherent in other characters' famous interior monologues (Quentin Compson's, Benjie's.. .) Kateb thus affixes a sense of political ineluctability and historical optimism to Faulkner's satire of entropic decay and to his nostalgic sense of doom: the oppressor perishes without our pity while the ruthless mechanism of historical fate still grinds the oppressed. Faulkner's violence and its expressionistic dynamics successfully highlight man's paroxysmal folly and pointless nihilism. And it does so from the comfortable distance of ironic representation. More sociologically grounded, Kateb's own paroxysmal evocation highlights the revolutionary and radical implications of the novel. As the preordained disintegration of the social ritual and the murder of political vengeance suggest, the significance of such episodes resides in their emblematic projection of fundamental transformations. In Malraux's words: "Le poète tragique exprime ce qui le fascine, non pour s'en délivrer (l'objet de la fascination reparaîtra dans l'oeuvre suivante) mais pour en changer la nature; car, l'exprimant avec d'autres éléments, il le fait entrer dans l'univers relatif des choses conçues et dominées.165The synthesis of the lyrical point of view, it remains to be seen, remains the dominant force that transforms and integrates Kateb's thematic obsessions within the transcending mold ofhis poetic vision.

165 Preface to Sanctuaire (Paris: Gallimard, 1972), 10 : The playwright represents that which fascinates him not to free himself from it (the object of his fascination would return in his next work) but to change its nature; for as he expresses it in different form, he assigns it to the relative category of common knowledge. 123

Owing to its frequency, Kateb's lyrico-political impulse of creativity accounts for the ftequent verse-like structuration ofprose passages. The procedure is particularly frequent in Le polygone and further accentuates the well-known blurring of generic distinctions that Kateb had chosen for a program of esthetic reform in his earlier writings.166But in the same way as political intentionality re-appropriates and reinvests poetic incantation, the lyrical in turn totally gives way to the polemical and analytical economy of the journalistic writings, posthumously collected and published by Amazigh Kateb as Minuit passé de douze heures (Twelve hours beyond midnight).167 The topics of such journalistic reports range from a pilgrimage to Mecca to the anti-colonial demonstrations of 17 October 61 in Paris, from the upheaval of Bizerte to a fact-finding trip to Guelma in 1964, from trips to the Soviet Union to a text on the Turkish writer Hazim Hikmet, as well as several lenghty pieces: the famous text on Abdelkader, a report on American Indian history, and "Ibn Batoutah Ie Maghrébin errant," on the 14th century author of travel narratives, Ibn Batoutah much like Kateb himself "le voyageur curieux de tout" (MPDH 270-87). Considered in their totality, the journalistic writings bespeak Kateb' s insurgent secularity, teaching us as they do, Edward Said would say "to read in a different way and to remember that for every poem or novel in the canon there is a social fact being requisitioned for the page, a human life engaged, a class suppressed or elevated." Said goes on to remind us that "[f]or every critical system grinding there are events, heterogeneous and unorthodox social configurations, human beings and texts disputing the possibility of a sovereign methodology of system" (Said 23). Relational in nature, Kateb's journalistic reports thus weave together a narrative fabric of transmissiveness and displacement, of historical carry-over. A poetics of insurgence informs them, consciously cluing its subject matter, politically and didactically, to an Algerian and revolutionary collective

166 See for instance PE, 168ff. 167 Kateb Yacine, Minuit passé de douze heures. Ecrits journalistiques. Paris: Seuil, 1999.

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consciousness. The political essay on the pilgrimage to Mecca, for instance, which exposes the colonial manipulations of its organization back in the Maghreb, or the travel narrative on Ibn Batutah, with the parallel between the Kahena and Princess Ordoudja of the Celebes, are cases in point. Light-hearted and politically conscious short, journal pieces like "Un ancêtre en voyage" (Mercure de France, 1962) owes their strength to the poetic formulation they both emulate and deride, to the poetic construct that enables representation while shattering the very mold that allowed it. I would like, finally, to comment upon the function of the lyrical mask and suggest, ways in which it too, contributes to the dialogic structure of Kateb' s discourse. As lyrical masks, flfstperson narrator and diarist frequently allow the poetic manipulation of narrative types already available in a given culture. Kateb's use of fragmentary narration and its attendant multiplication of points of view substantially rewrite the fictional parameters of lyrical description and explodes the function of traditional first-person lyricism. In Maurice Blanchot's apt terms, Kateb's narrative unfolds both as a "mouvement imprévisible" (unpredictable progress) and a "chant énigmatique qui est toujours à distance" (enigmatic, ceaselessly receding call).168It mediates the interplay of emotion and experience, promotes simultaneity and polyphony within a structure that "bouleverse les rapports du temps, mais affirme cependant le temps, une façon particulière pour le temps, de s'accomplir, temps propre du récit qui s'introduit dans la durée du narrateur d'une manière qui la transforme, temps des métamorphoses où coïncident, dans une simultanéité imaginaire et sous la forme de l'espace que l'art cherche à réaliser, les différentes extases temporelles." 169 168 Maurice Blanchot, Le livre à venir (Paris: Gallimard, 1959 [1971]), 14 and 17. 169 [A narrative that] disrupts time structures while affirming time and a peculiar way for time to complete its course; narration's own time invades the narrator's sense of duration so as to transform it, becomes a time of metamorphoses wherein diverse temporal ecstasies coincide in the simultaneity of imagination and in the space art attempts to construct (Blanchot: 19).

125

As the nineteen pages that comprise the five entries from Mustapha's notebook in Nedjma suggest, the degree of creative freeplay that the lyrical procedure negotiates within the novel's broader scheme cannot be underestimated. The ambiguous status of these fragments is striking. It could be that an editoriallapse and a felicitous one at that - enabled Kateb to use two different designations, "camet" (notebook) for the first two and "journal" (diary) for the last three. These are functionally different, hardly identical genres. The difference in designations, however, affects neither narrative content nor tonality. Although paratextually distinct and differentiated in principle from the rest of the novel by their title, the five entries from Mustapha's diary only replicate its textual heterogeneity. For instance, Mustapha's notebook-diary possesses none of the uniformity that characterizes Edouard's diary in André Gide's Les faux-monnayeurs. But its stylistic multiplicity, its diegetic pregnancy, and its overt connection with immediate context make for a striking degree of indistinction from the narrative structure that supports it.170It is as if the practice of diary writing dismantled the very genre, as if an awareness of its creative boundaries undermined its very production. The indistinguishableness of Mustapha's diaries from the narrative of Nedjma thus recalls Maurice Blanchot's distinction between the two kinds of écriture at work in the "journal intime" (diary) and the "récit" (narrative). In Blanchot's dichotomy, the form of the diary places writing under the protection of temporal previsibility at the same time as it protects against writing "en la soumettant à cette régularité heureuse qu'on s'engage à ne pas menacer" (by sumitting it to a blissful consistency [the form of the diary] does not intend to disrupt) (Blanchot: 271). Discussing "la surprise du récit" and the example of chance encounter in André Breton's Nadja, Blanchot

-

170 The five entries are to be found in II, xi, 79-84, tr. 105-12 ; IV, b/xi, 185-88, tr. 247-52 ; VI, aliii, 229-36, tr. 307-16 ; VI, alix and x, 240-42, tr. 322-24. Hardly characteristic of diary writing, theatrical dialogue overtakes the entry in VI, aliii, for instance (230 ; tr. 308-9), which relates the Sétif incident from Mustapha's point of view. Furthermore, the following fragment (236-37 ; tr. 316-18) continues the first person rememoration of the diary with Mustapha's return to his parents' house following his release from prison. Quoting Mireille Djaïder, Charles Bonn sees in Mustapha's notebooks and diary the opposition of novelistic creativity to Lakhdar's, Mourad's and Rachid's fictional orphanhood (Bonn 1990 : 86). 126

goes on to stress the unchartered course and the unsettling progression characteristic of a genre that "déchire le tissu des événements" (rends the fabric of events) (Blanchot: 273). Even more germane to Kateb's story-telling and its epistemic disruption of the quotidian is Blanchot's insistence on the progressive, differentiating function of l'écriture du récit: "Qui rencontre le hasard, comme celui qui rencontre 'vraiment' une image, l'image, le hasard ouvrent dans sa vie une lacune inaperçue où il lui faut renoncer à la lumière tranquille et au langage usuel pour se tenir sous la fascination d'un autre jour et en rapport avec la mesure d'une autre langue" (Chance encounters, like encounters of "true" images, disclose unfamiliar openings wherein it becomes necessary for whoever experiences them to renounce reassuring light and familiar language in order to indulge the allure of another daylight and the cadence of another language) (Blanchot: 273, emphasis added). Blanchot's ultimate relegation of the diary to the status of a "garde-fou contre le danger de l'écriture" (a guardrail against the treachery of writing) (Blanchot: 274), not only illuminates the structure of Nedjma but makes a convincing case for the cognitive adventure and the generative properties of Kateb's lyrical procedure. The lyrical manipulation of theological discourse in Light in August, a novel Kateb admired most, bears no minor relevance to the Algerian writer's own practices. Kateb's fiction contains its own instances of narrative dissemination in sequences that compare unfavorably with lyrical tableaux whose affective and anamnestic processes suffer no fragmentation. Unlike the fonduk sequence that recaptures Rachid's "vive conscience d'antan" (the immediate consciousness of the early years) (N, 167 ; tr. 222), for instance, a fragment that unfolds with superb lyrical coherence (IV, a/xi), the lyrical fulgurations of the Beauséjour sequence vie with the narrative polysemy of the longer fragment that contains them. The italics of Mustapha's and Nedjma's interior monologues, the poetic outbursts of Mustapha's lustful fascination, and the humorous, theatrical narration of Nedjma's family history develop into a noticeably heterogeneous, effectively dialogic, deliberately heteroglossic narrative. Nedjma's luxuriant sexuality, the fragment's thematic focus and lyrical generator, thus fails to 127

achieve poetic autonomy, and its lyrical and thematic congruence with the landscape sequence that launches it remains epistemologically open-ended. Ultimately, the mosaic of Kateb's literary reminiscences reflects both a coexistence of multiple traditions and a mutation of multitudinous esthetics. I would like to offer, in a manner of conclusion, Jacques DeITida's own observation that rupture from tradition, cultural uprooting, amnesia, and the inaccessibility of histories all work toward the unleashing of the genealogical impulse, generate the desire for a quintessential idiom, an irrepressible movement toward anamnesia, toward the passionate dismantling of proscription: "La rupture avec la tradition, le déracinement, l'inaccessibilité des histoires, l'amnésie, l'indéchiffrabilité, etc, tout cela déchaîne la pulsion généalogique, le désir de l'idiome, le mouvement compulsif vers l'anamnèse, l'amour destructeur de l'interdit."I?1 As Zebeida Chergui recently remarked (BE 20), Kateb's popular theatre strove for a new cultural legitimacy and an unalienable specificity, a protection, indeed, against the adversity of interdicts. One can only add that the anti-unitarian ethos and collectivistic imperative that underwrite Kateb's entire esthetic and political project perhaps best account for the ineffable permanence of his dialogic voice.

Abbreviations

Used

BE : Boucherie de l'espérance (paris: Seuil, 1999) CR : Le cercle des représailles (paris: Seuil, 1959). MPDH : Minuit passé de douze heures (Paris: Seuil, 1999). N : Nedjma (paris: Seuil, 1956). OF : L'oeuvre en fragments (paris: Sindbad, 198). PE : Le polygone étoilé (Paris: Seuil, 1966).

171 Jacques Derrida, Le monolinguisme de l'autre (Paris: Galilée, 1996), 116. 128

Les ancêtres redoublent de véracité Tassadit Yacine Kateb Yacine fait partie des écrivains algériens qui ont montré ouvertement l'importance de la langue et du rapport à la nation qui en découle. Ainsi son plaidoyer en faveur de tamazight et de l'arabe parlé n'est pas lié au seul fait qu'il est algérien mais à une prise de conscience qui remonte à son adolescence marquée par les événements sanglants du 8 mai 1945. La force de 1'histoire, par sa cruauté, avait contraint Kateb Yacine à connaître l'Algérie profonde dans les prisons coloniales et cela alors qu'il avait à peine quinze ans. C'est au sein de l'univers carcéral qu'il découvre l'intelligence et le savoir du peuple. Il était encore jeune lycéen. Cette culture-savoir qui ne s'enseigne nulle part devait être acquise dans et par la pratique. Car on ne peut l'assimiler que dans la reconnaissance et l'amour de l'autre. Son acquisition entre dans la logique du don. Ne peut recevoir que celui qui sait donner. Marquer de la considération en se faisant le plus humble possible, c'est ce don de soi, renforcé par un sens de l'observation rare, que possédait Kateb Yacine, à l'instar de quelques autres intellectuels réputés pour leur honnêteté. L'amour de la langue parlée s'est effectué dans des conditions d'existence difficiles mais idéales pour la communication, le dialogue et l'échange avec l'autre, partie déterminante de soi. L'affirmation de la langue se manifeste d'abord par l'attachement au verbe en langue française. Le théâtre est un moyen direct de faire passer un message au public. C'était la guerre d'indépendance et il fallait, à coup sûr, commencer par le public francophone. La communauté de langue existe et il suffisait de la consolider en lui accordant toute la reconnaissance dont elle avait besoin pour s'épanouir. C'est par la suite que s'effectue le passage du français aux langues algériennes (tamazight et arabe parlé). On est cette fois dans une autre phase, celle de l'Algérie indépendante. L'auteur des Ancêtres redoublent de férocité avait parcouru le monde, connu des 129

peuples et des civilisations autres et s'était confronté à des pratiques culturelles différentes. Il avait beaucoup appris des autres. Son passage par le Vietnam, en particulier, lui avait fait prendre conscience que l'on pouvait faire du théâtre avec des moyens réduits. L 'homme amoureux du peuple avait trouvé là tous les éléments qui pouvaient lui permettre de s'exprimer en évitant la dépendance des institutions et l'arrogance des bourgeois de la scène et de la mise en scène. Après avoir «boudé» le français, cette langue apprise « dans la gueule du loup », il se reconvertit avec bonheur au théâtre dans les langues maternelles algériennes et tout particulièrement en berbère: la langue des ancêtres d'Afrique du Nord victimes du fascisme culturel ambiant. C'est en effet à partir des années 1970 qu'il se remit au théâtre avec une équipe formée de jeunes mobilisés pour la renaissance de la culture algérienne dont de nombreux poètes, artistes et jeunes écrivains en français, en arabe et en berbère. Les langues du peuple étaient désormais porteuses d'un message politique que l'on ne trouvait nulle part ailleurs en Algérie qui s'exprimât dans un théâtre engagé politiquement certes, mais aussi culturellement. Culture et politique sont indissociablement liées aux yeux du poète. Cette prise de conscience avant 1'heure provient de son propre vécu. Il a été en effet confronté à l'usage de plusieurs langues. À chaque langue pratiquée était associé un univers social avec ce que cela pouvait comporter à la fois de valeur emblématique et stigmatisante selon ses propres origines sociales ou sa langue maternelle. Priver un peuple de sa langue maternelle c'est le priver de ses droits les plus fondamentaux, le réduire au silence et le mépriser. Imposer une langue c'est assurément imposer un pouvoir, instituer une norme, ce qui ne va pas sans destituer les normes en présence. On le voit, Kateb Yacine a établi ce lien indissociable entre langue-identité-histoire en situation coloniale d'abord, avant de l'appliquer à la nation après l'indépendance de celle-ci. La colonisation française avait privé l'Algérie de sa langue au moyen du mythe de l'Algérie française, mais en a-t-on fini pour autant avec les mythes? Il reste aujourd'hui un mythe encore plus ravageur, celui de l'arabo-islamisme, affirme l'auteur de La guerre 130

de 2000 ans, s'élevant avec force contre la falsification manifeste de l'histoire par l'imposition de mythes endogènes. Le combat acharné contre le colonialisme était à la fois politique et culturel. La césure entre les dominants et les dominés n'est pas seulement politique et économique, elle est profondément culturelle. Même intégré et « assimilé », l'indigène ne pouvait pas faire abstraction de son histoire ancienne. Il a été plus facile de renoncer à ses terres, qu'à la spoliation de la culture des ancêtres: langue, histoire, filiation. Or l'intégration aux yeux des dominants est exclusive, elle exige un effacement de son appartenance et un renoncement à son ascendance et à sa descendance tout uniment. C'est en fait l'acceptation d'une capitulation irrémédiable devant l'histoire et la mémoire des peuples. Kateb Yacine avait saisi très jeune l'importance de cette mémoire «unique» qui ne se trouve dans aucun livre d'histoire ni dans aucun manuel de philosophie car elle est portée par des gens du peuple. Or, le processus d'arabisation, tel qu'il a été conçu, va dans le sens, non pas de l'édification, mais dans celui de l'effacement et du nivellement des cultures existantes. On pouvait aisément arabiser en protégeant les langues pratiquées par les Algériens. La tendance a été au contraire vers la dé-berbérisation, vécue comme une dépossession et une exclusion de 1'humanité et de 1'histoire passée et présente. En Algérie, comme en beaucoup d'autres pays, les instances dominantes présentent la langue officielle comme la langue par excellence (Lugha), celle qui n'admet aucune rivalité. (On la présente d'ailleurs comme une « épouse qui n'admet pas la bigamie ».) Mais cette langue est celle dont se servent tous les États arabes frappés d'autisme. L'objectif étant de ne pas comprendre leurs peuples respectifs et ne pas se faire comprendre aussi. L'anti-arabisme manifeste de Kateb Yacine n'a bien sûr rien à avoir avec les populations et les cultures qu'elles pratiquent. Il s'en prend aux pouvoirs corrupteurs et corrompus qui continuent à priver le peuple de ses biens réels et symboliques. En revanche, il est solidaire de ceux qui luttent pour leur émancipation politique (Palestine Trahie). Pour Kateb Yacine, les langues ne sont pas figées. Elles sont vivantes et doivent suivre le mouvement vers le progrès de 131

ceux qui les parlent. Ce mouvement est assurément perçu comme une avancée, une exploration des zones d'ombres devant inéluctablement ouvrir sur une libération de 1'homme. Ainsi, se libérer du colonisateur n'est pas suffisant, encore faut-il se libérer des États nationaux momifiés dans un conformisme sans nom. Parce qu'elle pérennise leur pouvoir, il faut encore se libérer de la tradition car elle peut conduire à la sclérose. Il faut en somme se libérer des autres mais aussi de soi-même, des siens. Car comme en politique les révolutions culturelles doivent être des révolutions «permanentes: la révolution tettkammil». Seul le mouvement et la quête de savoir peuvent mener à l'émancipation des hommes. L'ouverture d'esprit de Kateb lui a permis de voir très tôt les problèmes de l'Algérie et de beaucoup de pays arabes. Il a été un des premiers critiques contre ces derniers dans l'espoir de les voir s'ouvrir à la démocratie. Mais il n'en a rien été. Il reste donc pour nous ce grand défenseur des langues du peuple et des libertés humaines. C'est ce que nous enseigne son théâtre en kabyle. En avril 2001, Kateb aurait peut-être été heureux de voir que la jeunesse kabyle, comme en 1980, manifeste encore sa haine du pouvoir et sa fidélité à sa culture. Malgré le chagrin causé par ces événements sanglants, cette manifestation lui aurait donné l'espoir de voir l'Algérie retrouver ses traditions de lutte. Comme pour Malik Oussekine en 1985, il aurait parlé de la langue de Massissina.

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HOMMAGES

L'éternel Kateb Eric Sellin Je viens devant vous parier non pas en toge d'universitaire - cela semblerait contraire et à l'esprit de l'événement et à la mémoire de Kateb mais pour rendre mon simple hommage à l'écrivain disparu il y a 10ans que nous aimions tous. J'aimerais donc parler à bâtons rompus sans pourtant larguer complètement en évoquant quelques impulsions esthétiques et morales qui m'impressionnent et m'émeuvent toujours lorsque je pense à Kateb et à son œuvre. Je vais d'abord parler du titre de mon intervention comme point de départ propice et ensuite de l'idée du retour et de la rotation ou énergie cyclique, ainsi que le phénomène du rayonnement dans l'œuvre de Kateb. Après cela, j'aimerais visiter brièvement quelques-uns des topoi qui marquent de leurs traces météoriques l'univers katébien et conclure ensuite avec un texte personnel qu'ont inspiré ces derniers jours mes réflexions sur Kateb et son œuvre incandescente. Quand on m'a demandé de fournir un titre pour le programme, j'ai choisi le titre "L'éternel Kateb", un peu sans savoir pourquoi, pensant qu'ainsi je pourrai souligner la fortune littéraire de Kateb dans les années à venir. Mais lorsque j'ai commencé à analyser ce titre, il a commencé à s'avérer intéressant. Evidemment le titre évoque le côté militant de Kateb, cet aiguillonneur vaillant qui, bien que sympathique et presque timide, ne pliait genoux devant personne. Comment ce titre ne pourrait-il pas faire penser à Jugurtha, cet autre combattant éternel? La franchise de Kateb et le poids politique de beaucoup de ses paroles restent exemplaires. Résistant à toute force coercitive des premiers romans jusqu'aux interviews publiées sous le titre Le poète comme un boxeur, Kateb s'est nourri de sentiments révolutionnaires. Il aimait dire que c'est en prison (où il a échoué après avoir été arrêté pendant les manifestations du 8 mai 1945 dans le Constantinois) qu'il a trouvé les deux passions de sa vie: la

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révolution et la poésie! Il caractérise même le processus créateur comme un "cotps à corps" avec le langagel72. Mais mon titre ne s'arrête pas là. En se servant d'une sorte de "rallonge" linguistique pour combler l'ellipse évidente, nous pensons volontiers à "l'éternel retour" cosmique et mythique. Je veux, donc, me tarder sur cette lacune éloquente, cette idée du retour qui, en quelque sorte, résume l'art de Kateb. Le thème du retour se manifeste de diverses manières chez Kateb, notamment en tant que (1) retour à la source (quête d'identité); (2) voyage au centre ou au noyau suivi d'un rayonnement ou étoilement vers l'extérieur; tournoiement ou énergie cyclique (ce que Kateb caractérise comme "rotation"). Ces leitmotivs se trouvent dans toutes les œuvres de Kateb. Le retour à la source dans l'itinéraire vers les ancêtres, les Keblouti, et vers les ruines des villes anciennes de la région. Jacqueline Arnaud nous rappelle, chez Kateb, et particulièrement dans Nedjma, le retour symbiotique de la figure mythologique de Nedjma et du regard historique à rebours de l'histoire: Les cités numides chargées d'histoire, Cirta et Hippone, sœurs de la prestigieuse Carthage, leur alliée, toutes trois mythes de puissance et de défaite. Dans le réseau métaphorique qui se tisse entre cités et Nedjma, tantôt c'est Nedjma qui imprime sa mythologie sur les villes, tantôt le mythe des villes vient renforcer celui de Nedjma. Il faut suivre ce jeu assez complexe.173

Et ce retour à la source se pratique tantôt vers les ancêtres, tantôt vers la source même, vers l'ain, comme dans la scène de Nedjma au bain. Le voyage au centre qui entraîne une sorte d'étoilement ou rayonnement vers l'extérieur est fondamental au processus créateur de Kateb. L'accès aux diverses couches de l'histoire qui obsèdent Kateb nécessite un va-et-vient vers le centre de l'univers katébien 172 Un petit livre qui monte en épingle l'aspect "moudjahid" ou combattant de Kateb est Kateb Yacine: Le provocateur... provoqué [édité par Abdelkader Djeghloul]. Paris: Actualité de l'Emigration, 1987. 173 Arnaud, Jacqueline, "Les villes mythiques et le mythe de Nedjma dans le roman de Kateb Yacine," in Journée Kateb Yacine: Actes du Colloque organisé par le département de Français (le 5 mai 1984) (Tunis: Faculté des Lettres de la Manouba, 1990), p. 9.

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ainsi que l'univers de l'éthos algérien, voire Amazigh. Cette descente chez Kateb est très proche de la quête spirituelle et archéologique dont parle Tahar Djaout dans son livre magnifique, L'invention du désert, dans lequel le puits sert de voie de la découverte des couches de l'antiquité et révèle des dynasties ainsi que la combattante légendaire, la Kahena. Et si nous pénétrons vers un centre dans l'histoire et dans l'œuvre pour en revenir en rayons ou voies radiales vers l'extérieure, ce n'est que pour y foncer de nouveau. Les nuances géométriques qui résultent de cet itinéraire se retrouvent dans les titres et la structure des œuvres katébiennes, qu'il s'agisse de polygones, de cercles, d'étoile (y compris Nedjma) ou d'autres fragments et formes géométriques. Cela nous amène à notre troisième leitmotiv: la "rotation," un terme que Kateb a utilisé pour exprimer le mouvement qu'il voulait créer dans l'aménagement des chapitres de Nedjma et la façon dont sont numérotés ces chapitres qui fait penser au cadran d'une montre. Un retour vers Kateb nous fait rapprocher des éléments principaux dans un seul champ esthétique: le mouvement cosmique même, cette rotation ou énergie giratoire dont Kateb a parlé, et les points fixés dans l'espace, les étoiles épicentriques dans leurs sites et figurant dans leur propre constellation. Cette idée d'une symbiose entre mouvement de fond et éparpillement d'objets résume la force foncière des écrits de Kateb. Beaucoup de critiques ont écrit avec plus ou moins de succès sur la structure et la composition de Nedjma, y compris votre serviteur (avec, je pense peu de succès, il faut dire). Toute une équipe de beaux esprits, comme (en ordre alphabétique) Jacqueline Arnaud (Recherches sur la littérature maghrébine de langue française: Le cas de Kateb Yacine), Bernard Aresu (Counterhegemonic Discourse from the Maghreb: The Poetics of Kateb Yacine), Kristine Aurbakken (L'étoile d'araignée: Une lecture de Nedjma de Kateb Yacine), Charles Bonn (Kateb Yacine: Nedjma) et Marc Gontard (Nedjma de Kateb Yacine: Essai sur la structure formelle du roman) ont argué leur particulière interprétation de la structure du roman et de nombreux débats ont éclaté à ce propos. On peut dire, en effet, que la structure du roman trahit ce mélange de mouvement giratoire ou rotation et le 137

placement sur le champ ou cadran du temps des objets concrets ou des icônes. Au colloque du 21 mars 1988 à Philadelphie, on lui a posé des questions concernant la structure de Nedjma et sa réponse, même si elle n'écarte pas la valeur d'autres interprétations indépendantes, est révélatrice. Voici ce qu'il en dit: Eric Sellin: Pouvez-vous parler un peu Nedjma. J'aimerais bien savoir pourquoi vous avez avez, par exemple, numéroté les chapitres jusqu'à encore une fois au lieu d'aller à vingt-quatre. Voilà,

des détails de la structure de choisi certains chapitres. Vous douze et puis de un à douze une question précise.

Kateb Yacine: Je peux vous raconter comment ça c'est passé réellement. Moi, je n'avais pas de plan au départ. Quand j'écrivais, par exemple, je partais d'un point pour aller à un autre. [Kateb va au tableau] Ça c'est la ligne du récit. Je pars de "A" et vais jusque-là, je pars de ce matin jusqu'à maintenant. J'essaie de raconter ce qui s'est passé. Lorsque j'arrive ici, je me rends compte que je n'ai pas tout dit. Je trouve le besoin de revenir en arrière. On ne peut jamais tout dire, donc je reviens soit ici soit là et encore plus loin. Et j'ai ainsi abouti à beaucoup de petits fragments comme ça que j'ai essayé ensuite de faire tenir ensemble, en essayant toutes les combinaisons possibles. Et à la fin il m'est apparu, néanmoins, qu'il fallait les faire tourner. De faire comme si c'était le temps, la division en douze, c'est le temps, c'est les heures. Et comme ça, j'ai abouti à une rotation. Mais, ça c'est théorique. Parce que lorsqu'il a fallu réellement le faire, bon, je ne vous cache pas que j'ai frisé la folie à certains moments. J'ai travaillé dans des conditions qui n'étaient pas toujours bonnes. C'est-à-dire que j'ai déménagé plusieurs fois. Il m'était difficile d'avoir vraiment de la paix, vraiment de travailler plusieurs mois de suite. Et une fois, je me souviens, vers la fin, je me suis retrouvé avec un morcellement de gravats, c'était toutes ces lignes-là que j'avais essayées dans tous les sens. C'est-à-dire que la page 1 était devenue la page 200, puis la page 13, puis la page 4, puis la page 125, puis enfin... Tout ça avait été brassé absolument dans tous les sens. Et puis j'ai un moment de doute, de désespoir. Je me suis dit, j'ai perdu mon temps, ça ne tient pas debout, c'est de la folie. Et je me suis couché comme toujours. Quand on a mal on se couche. Mais ça continuait à travailler dans ma tête, malgré tout, pendant plusieurs jours et même plusieurs nuits. Et puis, à un moment donné, le déclic s'est produit. Je me suis levé et j'ai trouvé l'ordre. A ce moment-là vraiment j'avais en tête que c'était ça. Mais, il faut le dire, il y avait plusieurs années de ça. Voilà, vous voyez à peu près comment c'était passé réellement. C'est comme ça tout simplement. Après, on peut toujours faire une théorie mais enfin... Eric Sellin: Il n'y avait pas de rapport entre le concept de l'horloge, par exemple, et le passage du temps à l'intérieur? Ou était-ce plutôt structural? Vous voyez ce que je veux dire? 138

Kateb Yacine: C'est venu après, si vous voulez. C'est venu après parce que de toute façon je sentais qu'il fallait que ça tourne, il fallait une rotation. C'est pour ça que finalement, j'ai simplement et bêtement opté pour la numérotation de l'horloge. Parce que, effectivement, le temps tourne. J'ai essayé de faire tourner le récit et c'est à peu près ça que ça a donné. Ça a donné neuf de ces révolutions à partir desquelles je suis arrivé relativement à donner un temps propre au roman. Parce que, de toute façon, l'Algérie est un pays qui défie toute logique. Il a un passé hypothétique et un avenir vierge. Et un présent heurté, un présent indéchiffrable parce que la communication est mal établie. C'est un pays qui se débat pour être, pour exister. Je ne pouvais pas faire le roman de l'Algérie autrement que comme ça. Il fallait essayer toutes les combinaisons possibles pour faire tenir le roman possible d'une Algérie possible. Ça a donné ça à peu près. Je n'aime pas beaucoup la théorie parce que c'est très difficile de théoriser là-dessus. Voilà à peu près ce que ça a donné. Bernard Aresu: Sans penser à la théorie, je me demande si vous attachez une importance quelconque à votre choix final, pour la globalisation en six chapitres? Kateb Yacine: Non. Parce que, il faut vous dire aussi qu'il y a des contraintes extérieures. C'est-à-dire qu'au départ Nedjma et Le polygone étoilé étaient le même livre. Mais l'éditeur, pour des raisons probablement commerciales c'est ce que font les éditeurs en général- il m'a imposé deux cent cinquante pages. C'est-à-dire, avec Le polygone étoilé ça aurait été à peu près quatre cents pages. Bon, il a dit, il faut deux cent cinquante pages. Donc, ça a joué, ça aussi. Peut-être que, si j'avais inclus Le polygone, ce dernier n'aurait pas été ce qu'il est maintenant. Peut-être que Nedjma aurait compris plusieurs chapitres de plus. Mais, ça n'aurait pas changé grand chose.174

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Les points fixes (l'iconographie katébienne) surgissent de son œuvre. Une grande partie de l' œuvre traitée consiste en des sites urbains; pourtant l'impression qu'on retient du paysage katébien est souvent pastorale, même désertique: hauts plateaux, Nador, désert, oasis, dromadaire, ancêtres, grotte, source, ruines ou chantiers. En effet, nous pouvons préciser trois aires descriptives chez Kateb : (1) une présence citadine de plus en plus urbanisée: terrain vague, chantier, prison, fondouk, village (car), grande ville (voitures) ; (2) un monde plus ou moins désertique et vide (infini, no-man's-land, oasis) et (3) toute une collection de topoi (cadastre, bestiaire, volucraire, herbier, etc.) dont les plus marqués sont, bon 174 Extrait de la conférence de Kateb Yacine au colloque organisé autour de l'œuvre de Kateb à Temple University (Philadelphie) par CELFAN, le 21 mars, 1988.

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gré mal gré: dromadaire, aigle, vautour, palmier, étoile (astre, Nedjma), lune, soleil, sable, sang, eau, source, oued, montagne (falaise), couteau, rose (mère), pour n'en mentionner qu'une vingtaine. Pour conclure, j'aimerais offrir mon hommage personnel à Kateb. Pardonnez-moi donc une conclusion anecdotale et poétique. J'ai réfléchi pendant plusieurs jours sur ce que j'allais dire ce matin et je revisitais mes souvenirs de Kateb et mes lectures acharnées de ses livres. Un soir, dans un état de somnolence entre le sommeil et l'état de veille, j'ai pensé ou plutôt rêvé à cette iconographie katébienne et à la vision épique et océane de cet écrivain. A mes rêveries est venu se joindre le souvenir d'une conférence d'un romancier libanais, Joseph Sayegh, prononcée à Malte peu avant la mort de Kateb. Dans cette conférence Sayegh développait l'idée du lien entre la grammaire et l'architecture dans la tradition arabe (par exemple "bab" veut dire également "porte" et "chapitre"). La conférence de Sayegh traitait la question de la poétique de l'habitation des bédouins. Il a souligné le lien entre la structure et la nomenclature de la tente bédouine et la poésie: le nomade, nous dit-il, vit dans sa poésie. tente = baiï min cha'ar (maison de poils) » corps vers = baiï min chi'ir (maison de poésie»> esprit Et Sayegh dit que tout est infini dans le désert: le ciel, le sable, la nuit... pourquoi pas ['homme! Mais, continue-t-il, c'est au dépens de l'homme que ces autres éléments - destinés à survivre à l'homme - peuvent atteindre l'infini. Je me suis levé et j'ai composé un poème dont l'architecture est faite de ces deux éléments: le concept du poète qui vit dans sa poésie mais dont les objets corrélatifs ou correspondants de son monde viennent peupler ou animer sa vie. Voici donc le poème: Bait min cha'ar wa bait min chi'ir Pour Kateb : In memoriam I. L'écrivain contemple le désert. L'écrivain contemple le sable. L'écrivain contemple l'aigle princier.

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Le désert lui cache ses secrets. Ce sont les mirages qui accueillent l'écrivain. II. L'étoile scintille au zénith. L'étoile devenue folle devient feu. L'étoile qui tremble au-dessus des palmiers brille, borgne au-dessus de l'oasis, s'incline et se noie au fond du puits. III. L'aède sous la tente lointaine, L'aède que protège l'étoile, l'aède qu'inspire le verbe, l'aède qui habite et qu'habitent les étoiles décompose le poème atavique du désert. IV. L'oued perdu mais intarissable, L'oued où piétine le vieux dromadaire, l'oued où s'arrête la caravane, l'oued des rêvasseries astrales irrigue de ses sources la terre et le ciel. V. L'orage dévore les sources et les falaises. La tempête de sable obscurcit l'œil du vautour. Les vents de l'orage décèlent les sites anciens de nos camps calcinés, les roses de sable de nos rêves et les ossements dérisoires de nos espérances.

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Soliloques en échos: pour Kateb Yacine Benamar Médiène Holderlin écrit dans une lettre à son ami Bohlendorff: "Ce qui est tragique chez nous, c'est notre façon de quitter tout doucement le royaume des vivants dans un quelconque empaquetage et non d'être dévoré par les flammes pour expier la faute de ne pas avoir su les dompter." Un siècle plus tard, Antonin Artaud écrit à propos de Van Gogh: "Et s'il y a quelque chose d'infernal et de véritablement maudit dans le temps, c'est de s'attarder artistiquement sur des formes au lieu d'être comme des suppliciés que l'on brûle et qui font des signes sur leurs bûchers." Kateb Yacine présentant l' œuvre de son ami, le peintre M'hamed Issiakhem, écrit: "Il passe inlassablement dans son art comme dans la vie la même ligne électrifiée (...) Il habite un enfer où il faut faire feu de tout bois et c'est lui qu'on voit se brûler d'un bout à l'autre de son œuvre." Je veux parler de Kateb Yacine. Parler de Kateb ou à Kateb? Ce qui sépare les deux intentions est une béance qui ne relève pas seulement des procédures narratives mais aussi et surtout du rapport au temps et à la distance. Parler de Kateb c'est le situer derrière une limite intranchissable et dans une temporalité irrémédiablement révolue. Il est mort le samedi 28 octobre 1989, à 8h30, à Grenoble où je suis arrivé le soir même après un long voyage en zigzag, ponctué de lieux jadis traversés ou un moment habités, par mon ami: Moscou, Sofia, Alger, Oran, Paris et Grenoble où je débarque de l'avion dans une nuit d'encre, attendu par Akila et Claude Lien, les amis qui ont visité Yacine et lui ont tenu la main, chaque jour de son hospitalisation. Rue de L'Agnelas, à Grenoble, ce dimanche midi du 29. C'est une rue qui monte légèrement vers la Chartreuse et ses bois. Des frondaisons fleuries hors saison, des platanes encore feuillus dissimulent la chapelle qui jouxte - mais excentrée le vieil hôpital de la ville. Ici s'élargit la vallée du Grésivaudan que creuse et

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inigue la rivière Isère, grosse veine temporale descendue du Rhône qui nourrit la cité. En son large coude, Grenoble s'étale et témoigne, veillée par les monts du Vercors et les ombres tutélaires de ses maquisards. Yacine était fasciné par ces massifs imprenables: « Ils me sont aussi fraternels et rudes que les Aurès de mes ancêtres..., disait-il, aussi fraternels que l'est mon camarade Robert, le partisan des FTP, rescapé des batailles de juin juillet 1944 contre les Nazis et qui m'offre, quand je suis dans les parages, sa maison, ses livres et son vin blanc à Vercheny, petit hameau de la Drôme ». L'été semble se prolonger dans un automne retenu et paresseux. Hans, le fils de Yacine venu de Hambourg, Elizabeth Auclair dernière compagne de Jean-Marie Serreau, Claude et moi déambulons, dispersés dans les allées désertes de l'hôpital comme pour repousser l'instant de l'ultime adieu, surseoir à l'inévitable, à l'irréversible fixité du temps. Il y avait quelque chose de terrible dans le ciel; une émotion incompressible rendait opaque et durcissait la transparence de l'air en mille infimes éclats de verre qui brouillaient la vue et rendaient la pupille douloureuse. Ne pas se courber, me dis-je, ne pas s'affaisser. Respirer, rythmer le souffle devenait un exploit à réitérer à chaque pas. La fumée de ma cigarette que mes poumons réfractaires n'assimilaient plus, se coagulait dans ma bouche, se transformait en calcaire brûlant ma gorge. Des aiguilles me vrillaient les tempes et zébraient mon regard. Les arbres du parc semblaient prendre des formes de personnages courbés et accablés, peints, à Céret, par le massif et vulnérable Soutine. Je suis allé porter à mon ami rendu à son antique repos mon dernier fraternel salut dans la chambre ardente en posant sur son front une feuille tombée que j'ai ramassée sous un platane du parc de l'hôpital, belle offrande d'un automne à contre saison, lumineux, apaisé. Un léger vent descendu du Vercors faisait trembler les branches et les feuilles tenaces sonnaient un discret tocsin au son argentin. Dans une pièce nue et neutre gît le corps de mon ami exilé dans le dernier des exils. Mon camarade fraternellement seul, fraternellement libre. (Eluard) 144

Un suaire, morceau de drap blanc grisé et râpé par les lavages, le recouvre jusqu'aux épaules et à mi-jambes. Sur l'orteil gauche est attaché un rectangle de papier cartonné portant une sèche note nécrologique: "Kateb Yacine, 60 ans, dcd le 28.10.89 à 8h30, en réanimation". La laconique notice ficelée autour de l'orteil m'apparaissait comme une blague indécente et morbide d'un carabin attardé. L'administration est économe de la plume, de liturgie funéraire et soucieuse de l'égalité dans la gestion des dépouilles mortuaires classées dans des tiroirs de la morgue. Elle exhibe leurs identités, libellées au stylo Bic, au bout de leur pied nu. J'ai, au bout des doigts, la feuille de platane. Elle est nécessaire à l'équilibre de ma posture. Elle est une offrande du hasard et du dehors portant dans sa trame échancrée en étoiles et dans ses nervures quelques traces jaunes ocrés du soleil et l'odeur de la terre. Une feuille est une des multitudes mains de l'arbre, me dis-je, elle est une étoile de mer aérienne, un polygone plein d'autres polygones entrelacés jusqu'à atteindre le point zéro de la géométrie et son infini. Fasciné par cette micro galaxie de formes pures tenue du bout des doigts, j'oubliais un instant le lieu et la raison de ma présence et souriais au souvenir de mes juvéniles ardeurs cérébrales réfractaires aux mathématiques quand, armé d'un compas, d'une équerre et d'une règle, j'affrontais avec plus de hargne que de logique, les théorèmes de Pythagore et les postulats d'Euclide. Pythagore, le mathématicien et philosophe inspiré d'Orphée, l'aède coupable et inconsolable de la perte d'Eurydice, son amour, à jamais retenue au royaume d'Hadès, dénoue l'énigme des nombres et initie le principe de la métempsycose; Euclide d'Alexandrie, son fécond héritier, trace dans l'espace les figures indéfiniment heuristiques de la propagation de la lumière, du cercle et du polygone. Ma perplexité, d'un coup, se dissipait. Mes réminiscences studieuses n'avaient rien d'accidentel, n'étaient pas une fuite nostalgique vers mes cahiers d'écolier pour endiguer les montées du chagrin. Je découvrais et donnais du sens à mes petites divagations intellectuelles. Métempsycose! Cercle! Polygone! ... Eurydice! J'ai failli crier Euréka ! Pour faire de l'esprit facile ou par simple réflexe de l'allitération. Ces mots géométriques appartenaient à la grammaire imaginaire de Kateb. Et Nedjma 145

n'est-elle pas la réincarnation d'Eurydice? Sa métempsycose? La Nedjma que Yacine a perdue après un dernier regard et qui est allé vivre sa solitude au milieu de la foule. Le mythe en son principe et sa finalité, me dis-je, fier de cette corrélation allégorique, est de surprendre en se réincarnant dans tous les présents successifs. Il est volatil par nature, inaliénable par la raison et sa mémoire, imprescriptible, est aussi vive que l'est la langue qui le dit. Je suis seul dans la chapelle ardente, face à mon ami, incapable de trouver une posture fixe et trouvant dérisoire toute déambulation autour du sobre catafalque. Le froid, la fatigue et la peine me font frissonner, embuent mes yeux. Je regarde son visage triangulaire dans sa beauté ascétique; le modelé de son profil rendu plus émacié par le front large et lissé, par l'arcature des sourcils et du nez; les cheveux arasés à fleur de crâne et la fuite, en oblique, des lignes des tempes; les paupières en amande presque translucides et leurs veinules, légèrement violacées, laissaient apparaître, le creux des orbites en deux isthmes fluviaux séparés par l'arête du nez. Les cils sont tombés et comme mouillés d'un embrun marin. Masque pâle et plein de refus, aujourd'hui rendu à l'impénétrable fatalité, à l'indifférente saison où l'absence inexorable, s'accumule. Masque pâle et plein de refus comme celui de l'ami Issiakhem, l'autre Mohican à l'œil de lynx et au carquois de couleurs qui croyait à l'immortalité de sa tribu et à un âge d'or à venir. Il s'en est retourné, un matin du premier décembre 1985, à sa Réserve d'Indiens fourbus, errants et décimés par la cavalerie et les winchesters, gardant comme unique trophée les signes magiques de leur Manitou, Arne du soleil et de leurs totems peints sur leurs visages et leurs torses. L'immobilité et le vide s'installent entre lui et moi. Ma mémoire se fige et commence à blanchir. Aucun mot, aucun son ne s'articulent; aucun geste ni vibration ne dérangent le silence. Les mots se pétrifient de ne plus avoir d'espace entre eux. En cet instant arrêté, Yacine, le souffle me manque et les cardinaux se brouillent pour te suivre! Et pour te parler, je ne connais plus les sons ni le sens des mots et des choses. Je pose sur son front le brin de végétal, architecture et histoire de toute la nature, couronne 146

d'enfants jouant au roi des aulnes, des chênes, des orangers et des néfliers, arbres gorgés de sève et éclatant de fleurs fruitières; enfants jouant à honorer un des leurs, en prince des poètes. J'accomplis le geste d'un lointain rite païen juste pour conjurer l'angoisse dans le jaillissement de mon bras; juste pour compenser l'impensable de la mort par le mouvement ainsi libéré; juste pour fissurer le silence, entendre un chuintement d'écho et voir s'agiter quelques ombres sous la lumière crue de la lampe qui pend du plafond. L'absence, le silence, le vide, le froid grossissent hors de toute mesure et de toute raison. C'est sous le crâne que tout se passe et le léger brouillard que j'expire semble prendre le volume d'un nuage d'orage. Je reprends la feuille et la garde comme lien et symbole de la durée renouvelée; signe sensitif de l'arbre et de ses couleurs, de sa géométrie infinie et de sa fraîcheur. Je sors de la chapelle et marche de biais comme si la pesanteur avait changé de lois, ou mon corps de densité. Mes nerfs optiques sont rentrés en anarchie et saisissaient le dehors dans un soudain et effrayant désordre. Devant moi, Hans, les épaules rentrées, les bras tombant en parallèles au tronc, le pas saccadé, réconcilie l'illusion de l'anamorphose et de la fragmentation des images avec la réalité familière et rassurante des gestes, des voix, des bruits. Je regarde Hans et c'est la silhouette de son père que je vois. Yacine marchait ainsi, le regard orienté sur la ligne mentalement construite de son trajet, les mains enfouies dans les poches, pénétrant l'espace de son plein corps, sans torsions inutiles ni contractions forcées; raide, il se déplaçait à grands pas droits tel un semeur guidé par son sillon, sans pivoter le cou apparaissant fixé dans une minerve invisible; il arpentait la rue ou le chemin forestier sans trop fléchir des genoux, en se soulevant comme s'il récidivait, indéfmiment, des tentatives de quitter le sol, mais sans le vouloir vraiment. Claude Lien m'emmène à la chambre où Yacine a vécu ses derniers jours. Claude; médecin et vieil ami de Yacine, a partagé avec lui et avec Akila Amrouche l'inusable nostalgie et la vive passion pour le triangle Sédrata - Khenchela - Aïn-Ghour et le douar oublié dit Tmagra-oua-Touth, territoire des ancêtres Keblouti et du Vautour solitaire, génies des lieux nourriciers de l'imaginaire

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katébien où il aimait revenir en pèlerin avant le retour pour l'éternité. La chambre est orientée à l'Est sur la courbe solaire, surplombant l'Isère et le parc boisé et face à l'horizon saturé des monts échancrés du Vercors. Une infirmière me remet, d'autorité, ses affaires: deux sacs de voyage. Yacine avait en horreur les valises encombrantes, les casernes, les képis, les consignes de gare et les postes frontières qu'il voulait rapidement franchir sans avoir rien à déclarer. J'hésitais, n'étant ni héritier ni notaire, à prendre les bagages. Je les remettrai tout à l'heure à ses enfants, Amazigh, Hans et Nadia, sa fille aînée que je ne connais pas encore. Le premier sac, en toile synthétique, contenait ses vêtements; le second est en cuir marron clair, usé et écorché des pérégrinations du "sans domicile fIXe" qu'il était. Ils étaient à la fois sa maison nomade et sa besace à secrets. L'infirmière, avare de discours, les a ouverts en gestes mécaniques et précis pour signifier que tout est là, qu'il faut vite libérer la pièce attendue par un autre patient. La scène expéditive et insolite m'a paru déplacée. J'eus l'impression d'être un prisonnier libérable à qui un gardien greffier neurasthénique restitue son pécule, sa montre, ses lettres et ses photos. Elle étala sur le matelas nu où une literie propre pliée attendait le nouveau malade, objet après objet, le contenu des sacs. Des livres, un blaireau, un rasoir mécanique, une carte magnétique de téléphone, une brosse à dents, quelques billets de banque, des pièces de monnaie, un agenda noir aux feuillets désarticulés solidement attachés par une ficelle, un carnet à spirales et à couverture jaune, des cassettes audio et un poste radio, une grosse enveloppe en kraft contenant d'autres enveloppes, d'autres lettres, d'autres pages de notes griffonnées en tous sens, soulignées, cerclées, raturées... Toutes ces choses médiatrices entre l'intime, le secret de soi et le reste du monde et ses contingences. Sur la table de chevet est posée une petite pyramide de livres. De son bras en demi-cercle, l'infIrmière écroula l'édifice et les livres tombèrent, en vrac, dans le sac qu'elle maintenait ouvert de son autre main. Excédés par l'attitude d'huissier de la soignante, Amazigh et moi exigeons quelques minutes pour mettre de l'ordre

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dans ce déménagement qui ressemblait à une opération d'expulsion. Elle nous accorda dix minutes et quitta la chambre. Je ressortis les livres et les compulsai un à un. Le concile d'Amour, d'Oscar Panizza, Cours Holderlin, de Jacques Teboul, Villes, de William Faulkner, Aracoeli, d'Elsa Morante, Poèmes, d'Holderlin. Ce dernier ouvrage d'une collection de poche, détérioré, était aussi familier, précieux et nécessaire à mon ami que pouvaient l'être sa montre, son agenda noir ou... un fétiche en médaillon, s'il en avait eu un... Et s'il en avait eu un, ça aurait été un chat! Il Y tenait et l'ouvrait à tout moment de la moindre solitude ou de repli sur soi quand une conversation l'ennuyait ou un tracas le préoccupait. Une soirée de février 1985, Kateb, M'hamed Issiakhem, Ismaël Aït Djaffer, poète, dessinateur, postier et membre fondateur du CCK (Comité Central du Khabat, autrement dit de la cuite héroïque), Ahmed Azzegagh, poète et journaliste et moi, étions chez Hamid Amara qui tenait taverne près de la mairie du XVIllème arrondissement de Paris. Nous fêtions la sortie permissionnaire d'Issiakhem de l'hôpital Gustave Roussy, de Villejuif. Hamid recevait beau et bien: couscous d'orge de Kabylie aux cardes sauvages, aux haricots noirs et aux cailles... et des libations généreuses. La chorégraphie des coudes levés devenait de plus en plus désordonnée. Yacine était contrarié de ne pas respecter un engagement pris avec Jacqueline Arnaud qui l'attendait chez elle. Il s'était isolé et a sorti d'une poche de sa canadienne Poèmes d' Holderlin. Compact sur sa chaise, les yeux mi-clos, le front dans la main et son index parcourant les lignes, il semblait lire en braille. Il s'est violemment extirpé de sa chaise, le courroux et la riposte au bord des lèvres, quand Ismaël, éméché, lui a lancé: "C'est pas un livre que tu lis! D'ailleurs tu l'as déjà lu et relu... N'est-ce pas un rouleau de la Thora, l'Evangile de Matthieu ou les Hadith du Prophète Mohamed, dissimulés sous la couverture d'un livre du mécréant allemand, que tu psalmodies en silence? Es-tu sur la voie de la conversion ou de la rédemption, mon frère ?" Ismaël se mit debout, cherchant un incertain centre de gravité, leva son index au-dessus de sa tête, crispa son menton et 149

prit l'attitude de Victor Hugo haranguant du perchoir l'Assemblée Nationale ou celle d'un procureur fort des preuves contenues dans son dossier. "Non, non! Ce n'est pas ton salut que tu recherches. Je crois deviner... Non, j'en suis sûr! Ce bouquin est un simulacre! C'est un cache miroir! Tu te regardes, eh ! Monsieur Yacine Ben Narcisse! Eh ! Monsieur Kateb Ben Dorian Gray!" Surpris dans sa lecture, dérangé dans sa méditation et peutêtre même privé d'une bienheureuse somnolence, Yacine s'éjecta de son siège. Grincheux, la bouche gargarisée de quelques onomatopées sifflantes d'injures et de blasphèmes, il entra dans la joute verbale. La querelle pouvait prendre des allures de guerre de cent ans si aucun trait d'esprit, unanimement plébiscité, ne l'arrêtait pour sceller la paix des braves. L'allusion théologique du provocateur en était un. Yacine en comprit l'humour, puisqu'il en avait. Ayant repris le contrôle de son verbe après avoir bu un verre de vin cul sec et expulsé une avalanche de sons, seulement compréhensibles par nos lointains ancêtres hominidés, il contre attaqua sur le même tempo que le belligérant, mais en allant, heureusement, en décrescendo. "Un cache miroir?.. Tu me prends pour une coquette troublée par les affres de la ménopause ou pour un vieux beau pommadé qui va offrir des bonbons aux petites filles à la sortie des écoles? Hein, dis-moi! Est-ce que j'ai l'air d'un gandin boutonneux et furieusement onaniste qui, en cachette, se perce les points noirs, agite sous la braguette ses breloques ou qui se regarde, dans la glace, pousser les poils de sa barbe? Quant aux questions de mon édification spirituelle et du salut de mon âme, elles trouvent leurs réponses dans El Hallaj qui déclamait ses poèmes alors que le feu du bûcher dévorait son corps, dans Goethe, Nerval, Léon Bloy, Dostoïevski... et ne t'en déplaise chez Holderlin !" La souveraine mais instable posture d'Ismaël en prit un coup sous le double effet de la forte réplique katébienne et d'un traître flux alcoolique submergeant ses lobes frontaux. Il chercha plus à rester dans la dignité verticale qu'à défendre ses positions de polémiste. Charitable, Yacine offrit à son camarade vacillant le soutien d'une béquille morale. "Je t'accorde les circonstances atténuantes au motif d'une hypertrophie de ton imagination et de ton érudition. Bravo pour Narcisse! Bravo pour Dorian Gray! 150

Pourquoi avoir omis Faust? Tu es un malade incurable de la verve, mon vieux Ismaël, et c'est tant mieux. Puisses-tu contaminer en la terre entière. .." "Touché !" a poursuivi, beau joueur, Yacine. "Touché, mon vieux ! Touché en plein front! Ce livre est bien un miroir. Mais ce n'est pas moi que je vois dans le miroir, fasciné par mon propre reflet ou par l'image d'un éternel et beau jeune homme que j'aimerais être. Non, c'est le visage d'un vieil ami vieux de deux siècles, nommé Friedrich Holderlin, que je regarde et qui me parle. Un ami mort deux fois: en 1804, quand il sombra dans la folie et en 1843 quand il rejoignit Diotima dans le ciel de sa propre légende."

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A la recherche de Kateb Yacine Alek Baylee Toumi Désertant la grande route pour prendre les sentiers battus, cet essai se voudrait d'abord être un hommage à Kateb Yacine, devenu mythe de son vivant même pour beaucoup de jeunes de ma génération. il est ensuite une critique acerbe des détracteurs de Kateb et une défense du poète vagabond, incorruptible, irrécupérable, lui dont les ancêtres millénaires continuent encore de redoubler de cette algérianité rebelle. Car, qui mieux que Kateb a incarné ce Polygone étoilé, cette Algérie réprimée, naguère entourée de fils barbelés, aujourd 'hui de barbes de fils zélés, mais qui demeure frondeuse, debout, une Algérie d 'honneur et de fierté.

En guise de rappel "Qui veut le saisir se brûlera les doigts. Qui tente de le piéger se trouvera encerclé"175,disait-il fort justement dans Le cadavre encerclé. Parler de Kateb Yacine176aujourd'hui n'est pas une entreprise facile, tant le personnage-mythe continue d'être, non seulement l'objet d'études diverses, d'innombrables conférences, mais aussi de soulever encore les passions, transformant les débats sur l'Algérie, le Maghreb et ses identités multiples en discussions orageuses. Eloigné à Sidi Bel Abbés en 1978 par le nouveau ministre de Chadli Bendjedid, il aurait pu recevoir à la fois le Nobel de l'insoumission et la fatwa de Rushdie, bien avant l'auteur des Versets sataniques. Cet autre Sale-man, ennemi mortel des inquisiteurs, reçut le Grand Prix National des Lettres, décerné en 1987 par le ministre français de la culture, quelques années avant la leucémie qui allait l'emporter prématurément le 27 octobre 1989. J'étais en Amérique alors, je ne lui avais jamais parlé personnellement, mais j'ai eu le 175 Les citations qui sont des œuvres, ou des propos célèbres de Kateb Yacine, seront indiquées en italique dans le texte. 176 Le nom est Kateb, le prénom Yacine, mais il dira toujours Kateb Yacine, en souvenir de l'école primaire.

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privilège depuis les années quatre-vingt, de rencontrer beaucoup de ses amis intimes, de ses proches, Algériens, Maghrébins, Français et Américains, beaucoup de ses compatriotes de l'exil. Né le 6 août 1929 à Constantine, Kateb a vécu entre Sétif: Sedrata et la petite Kabylie, là où son père travaillait comme oukil, c'est-à-dire avocat dans les affaires indigènes. D'abord inscrit à l'école coranique où on lui apprit à réciter des versets sans comprendre la langue, Kateb en fut rapidement retiré pour être mis à l'école française. "Jeté dans la gueule du loup," il se retrouvait tiraillé entre la fascination de son institutrice et l'école de la mère. Il aimait lire et lisait tout, taquinait déjà sa muse vers l'âge de douze ans. Lycéen boursier, pensionnaire à une heure de chez lui, tout allait pour le mieux dans ce meilleur des mondes jusqu'à ce printemps de la libération. TIn'avait pas encore seize ans ce 8 n1ai 1945, lorsqu'une manifestation tourna au désastre. De ces événements, les chiffres officiels parlent de 1500 morts, les nationalistes avancent le chiffre de 45 000 victimes en une seule journée: un petit génocide, bien emmuré dans les secrets de l'histoire. Kateb fut arrêté, emprisonné, puis transféré dans un camp, certains de ses amis et membres de sa famille y laisseront la vie. Sa mère le croyant mort perdit la raison; elle s'est mise à se jeter dans le feu. Sorti de prison, son père l'envoya vite changer d'air, dans une grande ville, Annaba. Là, il fit la rencontre de l'amour impossible, Nedjma, une cousine plus âgée, déjà mariée à quelqu'un d'autre. Peu de temps après, un éditeur rencontré par accident dans un bar, accepta de faire paraître sa première œuvre, Soliloque. En 1947, sa montée à Paris marquait le début d'une longue cavale, qui allait le mener aux quatre coins du monde, où il fera tous les métiers pour subsister, de journaliste à docker. En 1950, son père meurt et Kateb se retrouve dans l'obligation de s'occuper de ses sœurs et de sa mère pendant deux années. Lorsque son oncle accepte de prendre en charge ces dernières, Kateb repart en France en 1952. TIfit la rencontre de Jean-Marie Serreau ainsi que de J.M. Domenach. Ce dernier, de la jeune revue Esprit accepta de publier Le cadavre encerclé. En 1956, la guerre d'Algérie entre dans sa deuxième année: un événement littéraire, Nedjma, propulse Kateb sur la scène intellectuelle. Jusqu'en 1962, Kateb mènera une vie intense, aux maintes insécurités, aux déplacements incessants et à la production 154

littéraire immense. Il ne rentrera en Algérie qu'au printemps 1965, le temps d'assister au coup d'état de Houari Boumediene, puis repartira à la fm de l'été, pour n'y retourner que cinq années plus tard en 1970. Kateb voulait se rapprocher de son peuple, c'est le début du théâtre en arabe-algérien et en tamazight (berbère), expérience qui va déranger le pouvoir baathiste: La guerre de deux mille ans est interdite dès sa production en 1974 à Alger1?? Trop remuant, irrécupérable, rebelle, Kateb dérangeait le pouvoir qui allait très vite le mettre à l'écart, l'exilant à Sidi Bel Abbés en 1978. En avril 1980, lors du printemps kabyle, Kateb Yacine sera l'un des rares intellectuels algériens à avoir une position, claire et courageuse. Le pouvoir encouragea les inquisiteurs islamistes, puis lâcha ces chiens de garde afin de l'intimider. Ils le baptis~ent Kateb Lénine: sa pièce Mohamed, prends ta valise, évoquant les difficultés de l'immigration en France, fut satanisée par les intégristes, car, Mohamed disaient-ils, c'était le prophète1?8 ! Après la publication d'une étude intitulée Le cas de Kateb Yacine, Jacqueline Arnaud s'appliquera à ramasser les divers écrits de Kateb dans L 'œuvre en fragments en 1986. C'est dans cet ouvrage où, pour la première fois, on pouvait lire des extraits de la pièce bannie, La Guerre de 2000 ans, le discours de la femme berbère, Kahina, s'adressant à son peuple, l'incitant à la résistance. S'il décide de repartir en France en 1987, c'était non seulement pour pouvoir écrire mais aussi pour s'occuper de son fils: octobre 88 éclate et Kateb se sait gravement malade. En 1989, pour le bicentenaire de la révolution française, il composa pour le festival du théâtre d'Avignon, Le bourgeois sans culotte. Kateb soignait sa leucémie à Grenoble mais quelques mois plus tard, le 27 octobre, il prendra sa valise. Des milliers de personnes lui rendront un dernier hommage. Bousculant toutes les règles traditionnelles, le jour de son enterrement restera un événement dans l'histoire de l'Algérie libre. Imam désigné, mis dehors d'office; officiels du FLN chassés; femmes rentrées au cimetière le premier jour et au premier rang, Kateb a été enterré par 177 Ces pièces ont finalement été publiées dans Kateb Yacine, Boucherie de l'espérance, (Paris: Seuil, 1999). 178 Les islamistes donnèrent au titre l'interprétation ubuesque suivante: Islam, prends ta valise, quitte l'Algérie. Ils accusèrent Kateb d'être anti-musulmans. Voir Alek Baytee Toumi, Maghreb Divers, (Lang: New York, 2002), "Le cas Kateb Yacine", page 46-51.

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ses amis et ses proches, au milieu de son peuple, au son de chants patriotiques et même profanes, repris dans des langues parias. Acte fmal, à l'image de l'iconoclaste, où le héros était le peuple, célébrant le retour de son plus humble enfant prodigue. Hommage Je n'ai jamais rencontré Kateb de son vivant, je le connaissais d'après son œuvre. En 1981, alors que j'étais de passage à Alger, Khalida Messaoudi qui faisait du théâtre amateur avec le "Collectif Femmes"179 m'avait dit que certains membres de la troupe de Kateb Yacine de la "fac centrale" d'Alger, l'avait contactée. Ils voulaient savoir si elle était intéressée de rejoindre leur troupe. Lors de mon dernier séjour à Alger en 1984, j'avais eu la chance de rencontrer des gens qui avaient parlé avec Kateb Yacine, des fondateurs de la revue Voix Multiples, le journaliste Farid Moughlam, ami de Hafid Gafaiti qui publiera Kateb Yacine, un homme, une œuvre, un pays.180

Cinq ans plus tard, alors étudiant à l'université du Wisconsin-Madison, j'apprenais la mort de Kateb Yacine. Dans un des couloirs de Van Hise Hall, bâtiment des langues et littératures, je rencontrais un de mes professeurs et lui annonçais la nouvelle: « Kateb est mort à Grenoble. Il se faisait soigner... depuis un an je crois. C'est pour cela qu'il ne t'a pas répondu. Surpris et très attristé, il balbutia: « Je ne savais pas... C'est... une grande perte. Kateb, c'était le père. » J'ajoutais: «En février, Mammeri est mort. Des trois grands écrivains, il ne reste plus que Dib»

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L'année précédente, en 1988, le professeur Edris Makward avait invité entre autres, Assia Djebar et le poète marocain Abdellatif Laabi pour donner une conférence sur la littérature maghrébine. En 179 J'ai même pu prendre des diapositives d'une de leurs représentations à l'université de Tizi-ouzou. 180 Hafid Gafaiti, Kateb Yacine: un homme, une oeuvre, un pays, (Alger: Laphomic, 1986). 181 Il nous a hélas quittés, au printemps 2003.

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hommage à Kateb, Laabi avait donné à son fils le prénom de Yacine. Edris Makward avait essayé de joindre Kateb Yacine, il voulait l'inviter aux Etats-Unis, mais en vain. TIm'avait même dit en 1989 : « J'ai écrit à Kateb Yacine chez son éditeur pour l'inviter mais on ne m'a pas répondu. »

Gravement malade, Kateb luttait alors, contre la leucémie. Les jours qui suivirent l'annonce de sa mort, j'allais à la bibliothèque Memorial Library, une des plus grandes et des meilleures aux EtatsUnis, rechercher des bribes d'informations dans les journaux. Il n'y avait rien, dans les médias anglophones et les revues et quotidiens parisiens les plus rapides n'arrivaient souvent qu'après une semaine. C'est un peu ça l'exil, être loin, très loin, très très loin, coupé des siens, surtout dans le malheur. Ne pas partager la joie des grands jours, lors d'une naissance ou d'un mariage peut être assez décevant. On aurait aimé être présent pour voir sa petite sœur étudiante, son petit ftère marié, sa famille de toujours, ses amis d'antan. Puis, on se dit que ce n'est que partie remise, on les verra l'année prochaine, en été ou encore pour certains Algérois mécréants, à Noël ou au Jour de l'An. Ceux qui osent encore acheter du vin rouge ou réveillonnent à Alger, le font au péril de leur vie182.Depuis bien des années, sortir de chez le pâtissier avec une bûche de Noël est devenu un acte de résistance. Si Kateb avait été le bon Dieu, comme aurait si bien dit Jacques Brel, il aurait allumé des bals pour les gueux, avec des bûches de Noël, des Cuvées du président et des Pelures d'oignons183. Dans un de ses entretiens avec Hafid Gafaiti, Kateb disait qu'il aurait aimé avoir quinze minutes d'antenne à la télévision algérienne pour s'adresser aux jeunes poètes qui lui écrivaient. Quinze minutes, une seule fois! Ce n'est pas grand-chose, quand on sait que le cheikh égyptien Mohamed El Ghazali, avait lui droit à Alger, à une demi-heure hebdomadaire sous Chadli Bendjedid. En 1978, son nouveau ministre de la culture, un islamo-baathiste zélé, chassait littéralement Kateb et sa troupe d'Alger. A Paris, d'aucuns soutenaient

182 Les islamistes avaient interdits aux Algériens, entre autres, de réveillonner à Noël ou le 31 décembre et bien sûr de boire du vin. Kateb était connu pour avoir un faible pour le rouge, la couleur et l'alcool. 183 Ce sont d'excellents vins algériens. 157

qu'on lui avait donné le plus grand théâtre régional à Bel Abbés. Peutêtre, peut-être, mais l'Algérie c'est Alger, et pour Kateb, ce n'était pas une promotion voulue mais plutôt un nouvel avertissement: il n'avait pas le choix. Kateb devenait malgré lui ambassadeur de la ville d'Alger, sans possibilité de faire appel ni de refuser: Go... West, go, allez Kateb, ouste, prends ta valise et ta troupe, à l'ouest! TI n'en demandait pas tant, juste une demi-heure à la télévision nationale. De 1962 à 1989, combien de fois a-t-on vu Mouloud Mammeri ou Mohamed Dib invités sur les écrans de la RTA? A ceux qui affIm1ent encore avoir vu Kateb Yacine à la télévision, je demande quelles pièces et dans quellelangue? Combiende fois a-t-on vu La guerre de 2000 ans en arabe-algérienet en tamazight? Hélas, en Algérie ce sont des écrivains officiels comme Tahar Ouattar qu'on fait parader, lui qui eut l'indécence de dire que la mort de Tahar Djaout, assassiné en mai 1993, est "une perte pour la France mais pas pour l'Algérie"184.Et de le tuer une seconde fois, en blanchissant les assassins. Djaout, Mimouni, Mammeri, Kateb, faisaient parties de ces "francophonés", c'était eux le parti français, "le parti de la France" comme on dit aujourd'hui. A propos, à ceux qui ne savent pas encore d'où vient l'expression, le hasard a mis sur ma route une page retraçant la genèse de cette perle vénéneuse. L'accusation daterait de 1974 et serait de Abdallah Cheriet185,un autre chantre de la politique d'arab(ét)isation en classique, lui Abdelkader Hadjar, Othmane Saadi, Saadallah, le KDS Kharoubi186,ceux dont la politique culturelle a semé les graines de l'intégrisme. Il est vrai que si on ne leur a jamais demandé d'inventer la poudre, ils ne manquent pas d'audace et de méchanceté pour rivaliser dans l'art d'interdire. Qu'ont-ils publié? Presque rien, de zélés inquisiteurs et de fieffés réactionnaires, un ramassis de paranoïa-schizophrènes. On pourrait paraphraser Einstein 184 Après l'assassinat de Djaout, Tabar Ouattar avait déclaré: la mort de Djaout est une perte pour sa famille, une perte pour la France mais pas une perte pour l'Algérie. 185 Gilbert Granguillaume, Arabisation et politique linguistique au Maghreb, (Paris: Maisonneuve et Larose, 1983), p. 122. 186 KDS, initial de "Kabyle de Service", des baathistes opportunistes, des médiocres et des escrocs plus arabistes que les saoudiens d'Arabie. Ils sont souvent flics ou ministre de l'arabisation comme Mohamed Chérif Kharoubi ou Mouloud Kassim. Tentés par l'islamisme, ils restent toujours des KDS, des "Kabyles de Sert-FIS".

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et dire que les grands poètes rencontrent souvent sur leur chemin une violente opposition de la part de méchants et de médiocres. Un de ces vaillants arabistes n'a-t-il pas déclaré que Nedjma n'est pas une œuvre algérienne! Un jour, il faudrait le juger, lui et ses sbires de la politique d'arabisation qui interdisent la langue française, tout en mettant leurs propres rejetons dans des lycées et collèges privés français. TI faudrait les juger pour crime contre l'algérianité et la maghrébinité: messieurs les islamo-baathistes, Kateb Yacine a immortalisé l'Algérie, Nedjma restera un monument littéraire dans l'histoire de l'Afrique du Nord. Dire qu'en 1976, lors du débat sur la charte nationale, une circulaire du ministre de l'enseignement et de la culture stipulait de ne pas laisser parler Kateb Yacine et au besoin de l'en empêcher par la force si nécessairel87.Rachid Mimouni a, à lui seul, produit plus pour l'Algérie que tous ces terroristes linguistiques réunis. Lui aussi sera condamné et mourra de chagrin, loin de son pays, dans un hôpital à Paris. Octobre 1989: Kateb vient de partir un peu et l'Algérie s'apprête à mourir beaucoup. L'exil peut être très dur en ces moments où il est très difficile de trouver des informations. Plus tard, j'apprendrais qu'à Paris, Gabriel Garran conseilla à Armand Gatti d'aller en Algérie, rendre un dernier hommage à Kateb, à une période très difficile, où les agressions sur les femmes et les mécréants devenaient quotidiennes. Armand Gatti s'y rendit en Algérie, avec les pièces de Kateb, qu'il joua courageusement. Seul. TIallait partout, les lire n'importe où : A Tlemcen, près de Sidi Bel Abbés où Kateb avait eu son théâtre des gens qui l'avaient suivi dans son aventure, des comédiens de sa troupe, m'ont apporté des objets qui lui avaient appartenus. On a alors aménagé le lieu où je devais lire avec des objets très humbles. Mais le FIS est venu et a tout rasé. J'ai dit que c'était le Mektoub, et j'ai dit merci au FIS: il a quelque fois le "génie" d'employer le mot juste, la parole juste. Il n'y avait pas meilleur décor pour Kateb que celui que nous avons eu. Tout était cassé tout! Et j'ai dit ses textes dans ce décor-Ià188.

187 Grandguillaume, Arabisation..., p 190. 188 Armand Gatti, "Salut à l'ami", Europe, (paris: avril 1998), no. 828, p. 23.

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La terreur intégriste commençait à montrer publiquement son visage fascislamiste. C'est à peine si les médias américains en parlaient alors. fi faut un massacre de plus de vingt civils pour pouvoir trouver un petit carré enfoui dans un coin de la page dix. Ce n'est qu'après les hécatombes de Rais et Bentalha que le silence fut brisé et qu'on a pu enfm voir apparaître l'horreur en première page. En novembre 1989,j'allais fouiner dans le New York Times : rien. Le Washington Post: rien. Paradoxal, au pays de la liberté d'expression, là où les journaux se targuent d'être les plus libres au monde, on ne mentionnait même pas Kateb. fi est vrai que l'Amérique le connaissait peu, bien que Kateb s'était rendu une fois à Philadelphie et Washington en 1988, invité par le professeur Eric Sellin. La semaine n'en fmissait pas de durer. J'avais une vieille radio avec des ondes courtes et j'essayais de capter Radio France Internationale le soir. Impossible. La semaine suivante, avec l'arrivée des journaux de la bibliothèque, je passais des heures à éplucher les médias français et francophones. Je fis des photocopies de tous les articles possibles. Je retrouvais les deux grandes dernières interviews de Kateb avec Hamid Barrada d'Afrique Magazine en 1988 : Kateb Yacine disait tout. Euréka : Libération avait un tout petit article, dans sa dernière page: "Alger lance un ultime youyou à Kateb Yacine". J'apprenais qu'il fut enterré avec des chants patriotiques et l'international, chantée en arabe-algérien et en berbère. Plus tard, j'apprendrais que certains de ses amis avaient célébré son retour fmal en faisant la bringue à Ben Aknoun, tellement, qu'ils titubaient sur la route du cimetière. Pas de croque morts, la camionnette qui l'accompagnait au cimetière d'El Alia tomba en panne: c'était lui, disait-on, comme un nuage de fumée, qui jouait une dernière farce. La tradition musulmane aurait voulu que les femmes attendent le lendemain de l'enterrement pour visiter la tombe du défunt. Kateb les fit rentrer le jour même, aux premières loges: les femmes et les enfants du peuple d'abord! Même mort, il demeurait iconoclaste, Katébiennement vôtre! Et le Cheikh El Ghazali de vociférer: il ne faut pas l'enterrer en Algérie. Quelle mouche avait piqué cette mouche du coche! Mais qui donc lui avait demandé son avis? El Ghazali avait-il lu Nedjma, lui qui avait renvoyé du travail des intellectuels arabophones parce 160

que c'était des communistes ou des coptes189?Roman totem, écrit en français, et qui immortalisa l'Algérie, cette Algérie qui n'en finit pas de saigner, d'enterrer ses enfants, que certains disciples du Cheikh veulent égyptianiser, fréroriser de force, amputer Nedjma de tous ses membres pour n'en lui laisser qu'un seul. Un jour, peut être mettra-ton sur scène "El Ghazali, prends ta valise" et ton poison intégriste. Je me rappelle avoir lu la déclaration de Rachid Mimouni : nous sommes tous sortis de Nedjma, disait-il. Une amie, me parla du professeur Eric Sellin et de la visite de Kateb à Washington en 1987. Quelques années plus tard, je faisais la rencontre d'Eric Sellin à la convention de la MLA-Modern Language Association, à San Francisco. Je venais de présenter deux communications et rédigeais ma thèse, Languefrançaise et identités nord-africaines dans l'œuvre d'Albert Memmi et Kateb Yacine190.Sellin me parla de Mammeri et de Kateb qu'il avait très bien connus. Il me parla aussi de la visite de ce dernier à Philadelphie et d'un entretien, inédit qu'il avait gardé sur cassette et qu'il allait publier. En 1993, à la MLA de Toronto, je fis la rencontre de Bernard Aresu, un enfant de Constantine et un autre ami de Kateb. A propos de la guerre civile en Algérie [il s'agit des événements d'octobre 1988, NDLR], Bernard Aresu me dit: « Je lui ai parlé sur son lit d'hôpital. Kateb m'avait dit, tu vois ces gens-là, ces réactionnaires voudront prendre le pouvoir un jour. Il avait prédit ce qui se passe dans La poudre d'intelligence. » Deux ans plus tard, en octobre 1996, le professeur Anne Berger de Cornell University organisa une conférence de quatre jours intitulée "Algeria in and out of French". Je fis la rencontre entre autres de Jacques Derrida, Hafid Gafaiti, Tassadit Yacine et Benamar Mediène. Gafaiti dédia sa conférence à Bakhti Benaouda, qui venait d'être assassiné en Algérie191.Je retrouvais là, de vieux amis de Kateb, qui vivaient de loin la nouvelle tragédie algérienne, et dans le public, beaucoup d'exilés de Montréal. Dans sa conférence Hafid Gafaiti, hors de lui, se souleva contre les propos insultants d'El Ghazali: 189 Ahmed Rouaidjia, Les frères et la mosquée, (Paris: Karthala, 1990), 249. 190 Elle sera transformée en monographe et publiée en 2002 sous le titre Maghreb Divers. 191 Dans son intervention, Jacques Derrida dit qu'il était en contact avec Benaouda et fut choqué d'apprendre sa mort en écoutant les informations télévisées.

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Il n'y a pas plus Algérien que Kateb Yacine. Comment, El Ghazali a-t-il pu dire de ne pas laisser enterrer Kateb en Algérie? Comment a-t-il pu tenir un pareil discours?

Quelque temps plus tard, sur le site web Algeria-net, un débat houleux se tint autour de, précisément, Kateb Yacine. Même mort, Kateb continuait de narguer les ''frères monuments". Certains militants du MSP, de Mahfoud Nahnah, tentèrent de nier les propos d'El Ghazali, criant à la calomnie. Dans un article intitulé, Dans la trouée de lumière, un témoignage de Benamar Mediène vint confIrmer les déclarations de Gafaiti, publiées auparavant dans l'hebdomadaire Algérie Actualités et mettait fin au doute, et aux mensonges: La terre tremble violemment en Algérie. Le soir, le muphti Mohamed El Ghazali, président du conseil scientifique islamique de Constantine, prononce l'anathème contre Kateb Yacine: "Il ne mérite pas d'être enterré en Algérie. Il ne doit pas l'être dans un cimetière musulman,,192.

L'année suivante, je finissais la rédaction de ma pièce de théâtre, Madah-Sartre : Le kidnapping, jugement, conver(sat/s)ion de Jean-Paul Sartre et de Simone de Beauvoir mis en scène par les islamistes du GIA193.En juin 1997, je me rendis à une lecture publique-performance de Madah-Sartre au TILF-Théâtre Internationale de Langue française de Gabriel Garran, auteur de la postface. Marie Virolle, directeur de la publication, me fit savoir qu'il y avait une troupe d'étudiants qui essayaient de monter ma pièce. Grim, un des acteurs qui jouait le rôle de Sartre, me fit un jour remarquer :

-L'artiste

dans ta pièce, c'est Kateb, n'est-ce pas? - Comment tu le sais? - Je l'ai bien connu, lui et sa troupe.

Avant mon retour aux Etats-Unis, Gabriel Garran me donna les coordonnées de Françoise Kourilsky, celle qui avait précisément

192 Europe, "Dans la trouée de lumière,

It Kateb Yacine, Paris : Avril 1998, n 828, p

39. 193 Alek Baylee, Madah-Sartre, 6. Elle a été rééditée en 2003.

(paris: Marsa / Algérie littérature Action, 1996), n

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fait la lecture publique de Kateb à New York en 1988 et me demanda de lui envoyer une copie de Madah-Sartre. Dix ans plus tard, en 1999, je fus invité par Columbia University pour participer avec, entre autres, Bernard Aresu, Eric Sellin, Edouard Glissant et Benamar Médiène, à l'Hommage à Kateb Yacinel94.

Certains continuent de prêter à Kateb des pouvoirs magiques, tant Kateb continue aujourd'hui encore d'apparaître et de disparaître, notamment dans les rêves de jeunes écrivains. A Paris, on soutient qu'il habite au paradis; d'aucuns, comme Yasmina Khadra, aurait aperçu un ange qui lui ressemblait, la veille du nouvel an 2001 : Ma première nuit en France, Kateb Yacine est venu me voir dans mon sommeil. Il portait un bleu de Shanghai et des sandales en caoutchouc [...] une barbiche effilochée. Il ressemblait à Hô Chi Minh [u.] - Qu'es-tu venu chercher par ici, Yasmina Khadra? Ce que ni moi, ni Mohamed Dib n'avons trouvé ?195 Un peu comme Sidi el Houari, le saint protecteur d'Oran, Kateb mettait en garde L'écrivain Mohamed Moulesshoul, alias Yasmina Khadra, contre l'hypocrisie du monde intellectuel parisien, notamment celui de l'édition. Sur les traces de Kateb Yacine, moi qui vis aux Etats-Unis, je continue au fil de rencontres souvent fortuites, de retrouver ses amis, ses proches, ses copains d'abord, qui ont partagé un peu de sa route et de ses exils: Alors Coluche, dit Kateb, tu sais que Sartre vient de rentrer du pays, il a ramené une boîte de vin. Allez viens, on va faire un bon couscous, et tu vas nous raconter ta dernièrel96.

194 Conférence en "Hommage à Kateb Yacine," Columbia University, November 19-20, 1999. En plus de ma communication, je lus un extrait du poème Pourquoi ont-ils banni Kateh, publié dans Mémoire, par le Maghreb Littéraire, vol III, n 5, pages 114-115. 195 Yasmina Khadra, L'imposture des mots, (Paris: Julliard, 2001), p. 39-40. 196 Dans la pièce Taxieur, d'Alek Baylee, 'Mmi Said offre à Sartre une boite de vin avant son retour au ciel et lui demande de donner la bouteille de vin rouge à Kateb, au paradis.

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Je n'ai pas eu la chance de connaître personnellement Kateb Yacine. Ni Mouloud Mammeri, ni Tahar Djaout. Ni Rachid Mimouni, ni Matoub Lounès. TIs sont tous là haut, loin, très loin de l'Algérie, quelque part au ciel. Et nous le sommes aussi, loin, très loin de cette terre, damnés, condamnés à l'exil en Amérique du Nord.

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Bibliographie Alger lance un ultime youyou à Kateb Yacine. Libération, 2 Nov 1989. Alessandra, Jacques. "Pourquoi Kateb Yacine a-t-il abandonné l'écriture française," Présence Francophone. Sherbrooke: Celef, 1982. Arnaud, Jacqueline. Le Cas de Kateb Yacine. Paris: Publisud, 1986. Barrada, Hamid. "Kateb Yacine dit tout" Jeune Afrique Magazine. Paris: Jun. 1988. "Kateb Yacine dit tout, suite," Jeune Afrique Magazine. Paris: Jul-Aug. 1988. Baylee, Alek. Madah-Sartre. Marsa: Paris, 1996. Taxieur. Marsa: Paris, 2001. Ben jelloun, Tahar. "Kateb Yacine à l'écoute de son peuple" Le Monde diplomatique. Paris: Nov. 1975. Europe, «Kateb Yacine. » Paris: Avril 1998, No. 828. Gafaiti, Hafid. Kateb Yacine: un homme, une œuvre, un pays. Alger: Laphomic, 1986. Girard, Patrick. "Solitaire, déchiré, révolté," Jeune Afrique Magazine. Paris: Dec. 1989. Grandguillaume, Gilbert. Arabisation et politique linguistique au Maghreb. Paris: Maisonneuve et Larose, 1983. Kateb Yacine. Nedjma. Paris: Seuil, 1956. Boucherie de l'espérance. Paris: Seuil, 1999. L'œuvre en fragments. Paris: Sindbad, 1986. Khadra, Yasmina. L'imposture des mots. Paris: Julliard, 2001. Péju, Marcel. Le retour de Kateb Yacine, Jeune Afrique. Paris: 28 Jan 87. Rouadjia, Ahmed. Lesfrères et la mosquée. Paris: Karthala, 1990. Toumi, Alek Baylee. Maghreb Divers: langue française, langues parlées, littératures et représentations des Maghrébins, à partir d'Albert Memmi et de Kateb Yacine. New York: Lang, 2002. "Pourquoi ont-ils banni Kateb", Mémoire. Le Maghreb Littéraire, vol nI, n 5, Toronto: La source, 1999.

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Evocation de Kateb Amin Khan J'ai rencontré Kateb Yacine pour la première fois à Alger un après-midi pluvieux de 1971. J'avais quinze ans et il rentrait d'exil. Je sortais de la lecture de Nedjma, et je n'en croyais pas mes yeux! L'auteur de l'incendie dans ma tête, l'incarnation du Poète, était là, lui-même, en chair et en os, assis de l'autre côté de la petite table en formica du café en face du Ministère de l'Information. Il portait un anorak sur sa chemise à carreaux rouge et se marrait avec la petite bande d'artistes qui l'accompagnaient, dont mon oncle cinéaste grâce à qui j'étais là aussi. Une petite mendiante avec de grands yeux noirs est venue vers nous. Quelqu'un a vidé dans sa main le contenu d'une petite soucoupe en plastique vert, les deux ou trois pièces du pourboire. Elle nous a bien regardés, et puis elle est partie... Peut-être une heure après l'heure du rendez-vous, la bande a décidé qu'ils avaient suffisamment fait attendre le Directeur de la Culture qui les faisaient attendre depuis plusieurs semaines déjà.. . Yacine était à la recherche d'un local pour son théâtre et faisait la tournée des bureaucrates responsables de l'administration de la Culture, dont fmalement il n'obtiendra rien... En partant, il me serra la main, et sans m'avoir dit au total deux mots, traversa la rue avec ses compagnons à l'assaut du Ministère de l'Information. Comme presque tous les petits ou grands évènements plus ou moins insignifiants de ma vie banale de lycéen, l'apparition de la petite mendiante aux yeux d'amande calcinée m'avait inspiré un petit poème immémorable, mais qu'avec l'audace de mon âge, je jugeais digne de servir de lettre d'introduction d'un apprenti poète auprès de son héros. Pendant plusieurs jours je dus supplier mon oncle de transmettre le message, et puis, lorsque ce fut fait, je dus encore supplier pour l'entendre dire, redire, décrire les circonstances, 1'heure, le ton de la voix, les oublis éventuels, 167

l'entendre encore rapporter, maintenant franchement agacé, la réaction du Poète: « ... C'est bien. .. il a du talent. » Bref, mais extrêmement généreux de sa part... Tellement généreux que, dès ce jour, je me suis cru autorisé à «devenir écrivain», et donc à... émigrer immédiatement afm de mener une vie d'errance, d'aventure et de liberté. Il était soudain urgent, avant le bac, de quitter Alger pour le vaste monde... Alger - Paris Berlin - Prague - Sofia - Hambourg - Moscou - Tachkent - Pékin -

Hanoi - Le Caire - Tunis - Bir Bouhouch- New York - La Havane... comme disait à peu près la jaquette de son livre... J'entrepris aussitôt de convaincre Khalil Bendib, ami d'enfance, camarade de classe, et tout autant apprenti artiste de son état (qui vit aujourd'hui de son art de peintre et de sculpteur à San Francisco) que nous devions trouver rapidement l'argent du voyage et une chambre à Paris (dont nous n'avions aucune idée), de préférence rue Jacob, autre repère abstrait, sinon que cette rue abritait les Editions du SeuiL.. Une terrible fièvre migratoire s'empara de nous. Mais pour aussi sérieuse qu'elle fût, notre tentative d'évasion ne parvint jamais à dépasser le stade d'un vague plan cargo CNAN pour Marseille, et celui de l'hypothétique hospitalité d'un lointain parent de Khalil, établi quelque part en France depuis la Deuxième Guerre mondiale... Onze ans plus tard, au printemps 1982, alors que j'étais maintenant étudiant vétéran en sciences économiques, en volontariat pour la Révolution Agraire, en syndicalisme estudiantin et en poésie clandestine malgré d'honorables publications par la SNED (Société Nationale d'Edition et de Diffusion) depuis disparue, à peu près à la même époque que la défunte RDA (République Démocratique Allemande), et que l'Algérie commençait à s'enfoncer, lentement mais sûrement, dans le drame dont elle n'est pas encore sortie aujourd'hui, je décidai, avec autant de succès que pour mille précédents projets avortés, de créer une île de lumière dans la grisaille étouffante du chadlisme triomphant, sous la forme d'une revue libre et indépendante qui prétendait regrouper, avec leurs différences et avec, en commun, le seul souci 168

de créer librement, les artistes, écrivains et autres intellectuels qui survivaient et continuaient de produire des œuvres ou des bribes, de façon plus ou moins miraculeuse, dans le no man's land qui n'en finissait pas de s'étendre entre le socialisme méditerranéen de feu Houari Boumediène et le triste et sanglant bazar économique, social et culturel de l'accumulation primitive du capitaL.. Une étape évidente du chemin de cette quête profondément naïve était Sidi Bel Abbès où Yacine se retrouvait en exil intérieur en tant que directeur d'un théâtre régional plutôt fictif et miséreux, et évidemment sous tutelle du Ministère de l'Information et de la Culture... Avant Bel Abbès, il y avait sur la route Oran où avec un camarade d'université qui faisait sa thèse de doctorat sur « l'espace ouvrier à la Sonacome », nous devions rencontrer Abdelkader Djeghloul et l'équipe qui animait, loin des principales sources d'émission de la pollution politique, le CDSH, précaire forteresse de la recherche autonome en sciences sociales, et déjà en voie de normalisation. .. Il se trouvait que le soir même Yacine donnait une conférence dans une salle surchauffée du centre ville. On ne savait pas s'il viendrait. Deux ans plus tôt, Mouloud Mammeri avait été interdit de conférence à Tizi-Ouzou. Cela avait mis le feu aux poudres du « printemps berbère.» Et si quelqu'un sentait la poudre (plus encore que Mammeri), c'était bien Kateb Yacine. . . Il fit son entrée comme un rescapé, malicieux, et fut accueilli comme une rock star. Il portait la même chemise à carreaux et le même anorak qu'onze ans auparavant. Ses cheveux étaient devenus gris. Il avait un teint de Peau-Rouge... Mêlant la harangue, la dérision et la confidence, il nous parla d'amazighité, de l'Algérie, du peuple algérien qui souffrait depuis tellement longtemps de ne pouvoir s'exprimer, de Faulkner contre Camus... Je ne me souviens pas précisément de ses propos, mais par contre je me souviens encore très bien de cette électricité dans la salle et du terrible enthousiasme qui y régnait, un peu comme dans un soviet de 1905 à St. Petersbourg...

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Quand à la fm de la soirée, je suis allé le saluer, il a gentiment fait semblant de me reconnaître et nous a spontanément invités, Said et moi, à venir dormir chez lui à Sidi Bel Abbès, ou plus exactement à quelques kilomètres de là, à Ténira, dans la petite maison style bénéficiaire de la Révolution Agraire, qu'il occupait avec son fils Amazigh et un vieux paysan, trop vieux pour travailler la terre, et qui faisait en quelque sorte office de gardien affectif des lieux. Cette nuit-là, nous avons partagé une pièce avec un des membres de sa troupe qui nous a tenus éveillés toute la nuit parce qu'il voulait à tout prix obtenir de nous, étrangers de passage, un jugement impartial sur un problème qui le taraudait et qu'il devait absolument résoudre le lendemain. Il s'en remettait à notre objectivité, c'était la première fois que nous mettions les pieds à Bel Abbès, et nous étions censés n'avoir aucun préjugé quant à la réputation des femmes de cette ville qui avait pendant longtemps abrité, dans l'empire colonial français, la plus importante garnison de la sinistre Légion Etrangère... Le jeune homme (originaire d'Alger) était fiancé à une jeune fille du cru. Les choses devaient être officialisées le lendemain. Mais voilà que quelques jours auparavant, il avait découvert, à la base du cou de l'innocente jeune fille, une marque qui pour lui, et d'ailleurs pour tous les mortels, était de toute évidence... un suçon. Or le suçon n'était pas de lui. L'innocente jurait qu'elle avait la peau fragile et que malgré les apparences, ce n'était pas un suçon. Il mourait d'envie de la croire. Il l'aimait. Il lui faisait confiance. Mais franchement, il ne voyait pas ce que ça pouvait être d'autre qu'un suçon. Et il ne pouvait tout de même pas engager sa vie entière avec un tel soupçon au cœur... Qui croire? Que faire?.. C'était insoluble. Notre sagesse d'occasion n'y fit rien, et à l'aube, le jury, sans conclure, s'endormit, laissant l'acteur assis sur sa couche prénuptiale en proie au doute et à l'insomnie... Après le café du matin, l'acteur s'en alla, irrésolu vers son destin. Said s'en fut à la rencontre de la classe ouvrière de la région. Il revint le soir même flanqué de deux gendarmes qui nous 170

invitèrent poliment mais fermement à quitter Bel Abbès dès le lendemain. Quant à moi, j'eus le privilège de passer la journée avec Yacine transfiguré en berger, plus rien du tribun de la veille... Il prit sa canne dont il affectait d'avoir besoin, et on alla marcher dans les basses collines de Ténira par une journée de printemps claire et tranquillement radieuse, comme si on reprenait une conversation à peine interrompue, à propos de sa vie, de ses responsabilités de père seul, du peuple algérien, des plantes de la région, de l'Algérie, de l'Emir Abdelkader trahi par les siens et puis donné par le Sultan du Maroc, du peuple algérien depuis l'éternité, de Constantine, de Annaba, de la liberté, de la résistance, du peuple algérien, de l'Algérie et du peuple algérien. ..

-

Lorsque quelque temps plus tard, Yacine vint s'installer un bien grand mot - à Alger, au Centre familial de Ben Aknoun, nous étions voisins et j'avais alors le loisir de le voir plus souvent. Ce n'était pas des temps très heureux. Le pays s'enlisait inexorablement dans son marasme... Pauvreté, corruptions petites et grandes, violences en tous genres, désespoir, humiliations personnelles et nationales, maladies, mort...

La mort de M'Hammed Issiakhem le premier décembre 1985 sonna comme le début d'une grandiose déroute. Lorsqu'on l'entourait sur son lit d'agonie à Bainem, le mourant toujours artiste, générant l'enthousiasme, la rébellion, toujours peintre, toujours imprécateur, infiniment riche de contes, de musiques, d'idées, de sarcasmes, je suppose qu'on devait tous éprouver plus ou moins confusément ce sentiment profond de défaite générale, d'échec, de cancer collectif, de fatalité presque génétique qui emportait bien plus que des individus, fussent-ils géniaux: des lambeaux palpitants de nos corps et de notre âme. Avant la mort d' Issiakhem, il y eut un moment particulièrement fort et heureux pour Yacine, lorsqu'il reçut à Ben Aknoun la visite de son fils, Hans Mohamed Staline, alors âgé d'une vingtaine d'années, venu de Hambourg avec, dans son sac de voyage, un livre qu'il avait fait de ses mains, composé de lettres, de textes, de dessins, de photos, et qui disait d'une façon terriblement 171

émouvante et simple l'amour de cet enfant grandi seul auprès de sa mère, dans la présence de son père vagabond et lointain... J'avais été touché, et malgré tout un peu surpris qu'il me donne à lire ce livre dont il était l'unique destinataire... Lorsqu'il venait à la maison, il me demandait parfois de l'enregistrer, en attendant de se remettre, plus tard, au travail de l'écriture... Il approchait la soixantaine, jeune homme vieilli, fatigué, mais dont la pudeur lui interdisait d'exprimer le désespoir qui l'accablait, lui aussi, au milieu de l'immense foule du peuple algérien qu'il aimait de passion sourde, constante, univoque. Je n'ai jamais senti chez lui de sentiment de haine ou de mépris pour les gens, même ceux qui lui avaient fait du mal. Même pas pour les ennemis de classe (comme il disait), les valets de l'impérialisme, ou encore les fossoyeurs du destin de ce peuple qu'il avait rencontré en prison à Sétif en 1945, dans une prison où ill 'avait rejoint, et dont personne ne parvenait plus à sortir. . . De la dérision, mais pas de haine, ni de renoncement non plus... Et le silence plutôt qu'un accord imparfait entre l'homme et son temps, entre le poète et son peuple... Yacine était bien plus qu'un écrivain. Bien plus qu'un dramaturge. Bien plus qu'un poète. La traduction en écriture de sa poésie n'était pas cruciale. Ce qui était pour lui crucial, au sens littéral, c'était cette intense et profonde harmonie entre son art et la libération de son peuple, harmonie rare, exceptionnelle, qu'il avait rencontrée, à laquelle il avait participé, et puis qui avait disparu. . .

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INTERVIEW

Portrait de Kateb Yacine Entretien inédit avec Kamel Merarda197 Kamel Merarda : Cet entretien va s'articuler sur 5 périodes de ta vie que nous avons plus ou moins arbitrairement choisies, mais que nous pourrons intervertir par la suite. La première est sur ton enfance et ta jeunesse. La deuxième portera sur la lutte pour l'indépendance. Ensuite, la période post-indépendance, la période douloureuse et délicate de l'exil, et ensuite ton retour en Algérie jusqu'à maintenant. Commençons par ton enfance et ta jeunesse. Parlenous un peu de tes premières années, de tes premiers souvenirs! Kateb Yacine: Je suis né à Constantine. Il y a une imprécision sur la date parce que mes parents étaient brouillés au moment de ma naissance. Ma mère s'était retirée d'abord chez son père, puis chez une de ses tantes pour accoucher à Constantine. J'étais enregistré à la commune de Condé-Smendou, Zirout Youssef à 1'heure actuelle. Donc, j'étais enregistré dans un village où je ne suis pas né réellement puisque je suis né à Constantine; et d'autre part sur la date, il y a une autre imprécision puisque ma mère n'a jamais pu me dire combien de jours se sont passés entre ma naissance et mon enregistrement. La première enfance c'était à Sedrata, sur les hauts plateaux de l'est, au pays Chaoui. Je me souviens que j'étais à l'école coranique d'abord, mais je n'y suis pas resté longtemps. Mon père qui était un oukil judiciaire, sorte d'avocat à la justice musulmane, a été à Sétif, toujours dans l'Est, sur les hauts plateaux, mais du côté de la Kabylie. C'est là que j'ai passé la plus grande partie de mon enfance. C'était un petit village qui s'appelait Lafayette en Français mais en réalité il s'appelait Bougâa, qu'on peut traduire "1'homme aux sandales en peau de chèvre", parce que les paysans là-bas portaient des souliers fabriqués en peau de 197 Cet entretien est enregistré par « déjà vu video production» en mars 1988. 175

chèvres par eux-mêmes. Je suis resté là de l'école primaire jusqu'au moment du collège à Sétif, c'est-à-dire 1941. L'internat à Sétif s'était prolongé jusqu'en 1945. C'était le 8 mai 1945 qui a été un grand tournant parce qu'il y avait une manifestation pour l'indépendance à Sétif. Je me suis mêlé aux manifestants sans trop savoir ce que je faisais, parce qu'il y avait des camarades de lycée à la tête du cortège qui m'ont fait signe de les joindre. Puis, ça a été la fusillade. Je suis retourné au village parce que mon père était gravement malade et puis c'était vraiment la répression. C'était une situation d'urgence. Quelques jours après j'ai été arrêté. C'était le 13 mai, je me souviens bien. Après avoir passé quelques jours à la prison du village, j'ai été transféré à Sétif. D'abord à la police (la Sûreté Nationale, française en ce temps là) puis dans un camp à la caserne de Sétif. C'était vraiment extraordinaire car il y avait des milliers d'Algériens de toutes conditions, de tous les âges. J'avais quinze ans, mais il y avait plus jeune que moi. Il y avait même des enfants puisque la police raflait les gens dans tous les villages et ça a continué jusqu'à la fin mai. C'était un camp vague entouré de barbelés et nous étions gardés par des Sénégalais qui n'ont pas tardé à fraterniser avec nous. Ils nous ramenaient des cigarettes, chantaient avec nous, etc. C'était une atmosphère extraordinaire. On nous a divisés en groupes. J'étais au groupe 56 dans lequel il y avait un personnage extraordinaire qui s'appelait Said finyane, c'est-à-dire Said le fainéant. On l'appelait comme ça parce qu'il n'a jamais travaillé de sa vie. Son travail c'était la politique et le haschich. C'était quelqu'un qui a joué un grand rôle dans l'organisation du PPA (parti Populaire Algérien). Nous y sommes donc restés quelques mois. Kamel Merarda : Comment s'organisait alors la vie dans ce camp? Kateb Yacine: C'était comme si toute l'Algérie était là, entre les barbelés. C'était une Algérie que je ne soupçonnais pas car moi je vivais dans les livres en ce temps-là. Et dans les livres c'était l'Algérie française. Le peuple, on ne le voyait pas. Mais, là, il avait une 176

présence extraordinaire, envahissante même. C'est en prison que j'ai pris conscience, et c'était là où j'ai compris que j'étais algérien, qu'il y avait un peuple algérien. J'ai été donc libéré après quatre mois grâce à l'intervention d'une femme, la femme d'un Corse, chez laquelle j 'habitais car le lycée était réquisitionné par les Anglais et les Américains au débarquement en 1942. Je n'étais plus interne. J'habitais chez cette dame, qui écrivait elle-même. Son mari était communiste. Elle était assez proche de nous. Elle est allée donc voir le capitaine pour lui demander ma libération. On m'a donc libéré et je suis rentré à Bougâa, et là mon père était gravement malade, ma mère aussi. Ça allait très mal dans la famille. Il y avait aussi un vent de démoralisation après les manifestations parce que c'était quand même un massacre, et surtout un échec sur le plan politique pour les dirigeants nationalistes de l'époque. En ce temps-là, il y a avait le PPA, avec Messali Lhadj et l'UDMA de Ferhat Abbas, qui à la faveur du débarquement américain, avait publié un manifeste qui ne réclamait pas l'indépendance, mais qui demandait l'émancipation dans le cadre de l'unité française. C'était un parti nationaliste modéré, et c'était lui qui avait pris le dessus parce que le PPA était clandestin. Ils avaient créé Les Amis du Manifeste de la Liberté auquel s'était joint le PPA mais avec beaucoup de réticence. Les manifestations ont donc échoué parce qu'il n'y avait pas d'organisation derrière, ni stratégie. Après la défaite du fascisme et du nazisme, il y a eu une vague d'espérance que la France, à la faveur de sa propre libération, accorderait aux colonies un meilleur statut. L'autonomie par exemple, mais c'était une illusion. A cause de ces massacres, il y a eu des recrus de militants dans la population. Pendant quelques mois, on ne savait pas très bien comment ça allait évoluer. Kamel Merarda : Il n'était donc pas question pour toi de retourner au lycée, ainsi que pour les autres jeunes qui ont participé. N'est-ce pas? Kateb Yacine: On n'était pas tellement nombreux à avoir participé. On était peut-être quatre ou cinq. Naturellement, on a tous été exclus 177

automatiquement. C'était du fait qu'on a été arrêté parce que les arrestations supposent des enquêtes. Kamel Merarda : Et après? Au retour au village. .. Kateb Yacine: Au retour au village, je commençais à voir du noir. Les gens changeaient de trottoir quand je passais dans la rue car je représentais un peu l'ombre de la prison, l'échec. Pour les Européens en particulier parce que jusque-là j'étais un élève brillant. Pour eux, j'étais un élève de l'école française, mais qui devient un assassin nationaliste, qui sort de prison. Mon père m'a alors conseillé de quitter le village et d'aller à Annaba, où nous avions des parents, pour changer d'air et éventuellement continuer les études en demandant à être réadmis au lycée. Et là c'était le coup de foudre avec ma cousine, Nedjma, que je ne connaissais pas auparavant. Mais comme elle était déjà mariée, c'était donc un amour sans issue. N'empêche qu'à Annaba j'ai fait la connaissance des militants et j'ai commencé une nouvelle vie. J'ai écrit les poèmes. .. Kamel Merarda : Mais tu avais déjà commencé à écrire auparavant. N'est-ce pas? Kateb Yacine: Bien sûr. A l'âge de dix ans à peu près. Dans ma famille, c'est assez courant ça. Ma mère, mon père, mes oncles, mes tantes, nous avons tous ça dans la famille. On aime la poésie. J'avais donc cet amour pour la poésie depuis l'enfance. Le choc de la prison et l'amour de Nedjma ont fait que j'ai écrit une plaquette de poèmes. Puis, un jour, j'ai fait une rencontre extraordinaire un jour dans un bar. J'ai rencontré un imprimeur en faillite. Kamel Merarda : Qui était déjà en faillite ou sur le point de l'être?

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Kateb Yacine: C'était une grande histoire parce qu'en ce temps-là, il y avait à Annaba un journal qu'on appelait le Réveil BonDis, qui était imprimé justement par lui. Ce journal avait été p~tainiste parce qu'avant la libération de la France, il y avait Vichy. Donc, ce journal avait été marqué comme pétainiste. Il était donc condamné à disparaître et l'imprimerie est en faillite en conséquence. Donc, le directeur de cette imprimerie s'est trouvé en faillite. Enfin, il était en train de plier les bagages. Quand on s'est rencontrés un bon matin dans un bar, il m'a demandé ce que je faisais et je lui ai dit que j'écrivais des poèmes. Il m'a dit: « Ça tombe bien, moi je suis imprimeur. » Il m'a demandé de lui apporter mes poèmes. Ils lui ont plu et il les a publiés. Il a été mon premier éditeur198. Aujourd'hui, il est clochard à Marseille. Je me suis donc retrouvé avec mille exemplaires de cette plaquette. C'était important pour moi. J'étais d'abord très fier d'être publié à cet âge-là et surtout en Algérie. Pour moi, c'était quelque chose. J'ai emmené cette plaquette chez le plus grand libraire de Annaba, un pied-noir, bien sûr. Puis, j'ai dit à tous mes amis et à ma famille que le livre était exposé à la librairie. Puis, tout le monde vient me dire que ce n'est pas vrai puisqu'il n'était pas là. Je suis retourné à la librairie, et effectivement, il ne l'avait pas exposé. Parce que quand je suis sorti, il a dû regarder le nom et voir que j'étais un "Arabo-Barbare."(rires) Kamel Merarda : Il ne l'a donc jamais exposé! Kateb Yacine: Il ne l'a jamais exposé. D'ailleurs quand je suis retourné à la libraire, j'ai vu le livre qui est resté dans un coin. J'ai donc repris ma plaquette. C'était un tournant très important pour moi parce que, entre-temps, j'ai découvert une épicerie d'où je pouvais voir passer Nedjma de temps à autre et dans laquelle il y avait beaucoup

198 La première publication de Kateb est Soliloques, Bône, Ancienne Imprimerie Thomas, 1946. Ces poèmes ont été réédités intégralement par les éditions Bouchène (Alger, 1989) et par La Découverte (Paris, 1992). 179

de discussions politiques et de discours. Enfin, c'était vraiment un foyer politique. Beaucoup de mes plaquettes se sont vendues là dans cette épicerie, les gens les achetaient même ceux qui ne savaient pas lire. C'était par solidarité. Il y avait une très grande solidarité en ce temps-là. Puis, ma plaquette s'est vendue un peu partout comme ça, dans les salons de coiffure, dans les gargotes. Ensuite, j'ai à ce moment-là découvert une possibilité d'action sous le couvert de la littérature. Je faisais des conférences qui étaient en réalité politiques. Je mettais des titres poétiques et littéraires, mais c'était surtout politique. C'était en réalité une lutte pour l'indépendance, contre le colonialisme. C'était une manière pour moi de concilier les deux choses qui m'intéressaient le plus: la littérature et la révolution. Il fallait donc combiner ces choses-là. J'ai vécu comme ça pendant plusieurs mois. A un moment donné, je me suis rendu compte qu'il fallait rompre avec Nedjma, parce que j'étais toujours sous l'emprise de cette passion. Je suis parti donc à Constantine où il y avait là encore un hasard extraordinaire. Je suis allé dans un café où je pensais rencontrer un copain de Sétif, puis voilà un vieux qui rentre en coup de vent, qui connaissait tout le monde. C'était celui que j'ai appelé Si Mokhtar dans Nedjma. Il était l'âme de Constantine, il passait toute la journée et la soirée à sillonner les rues de Constantine. Il rendait beaucoup de services aux gens. A un moment donné, il est venu droit vers moi et il m'a dit: "T'es pas un keblouti toi ?" Parce que mon vrai nom c'était Keblout. Kateb c'était les Français qui nous l'ont donné. Ils le faisaient pour diviser les tribus. Il a commencé ensuite à me sortir le nom de mes parents. Il connaissait toute la famille. Et quand il a vu les livres devant moi, il m'a dit: "Ah ! Naturellement toi aussi tu aimes les livres." Je lui ai dit que celui-là c'était moi qui l'avait écrit. Il me dit: "Quoi? Ah bon!" Il a pris les livres et il a disparu. J'étais désespéré puisque je pensais que j'avais perdu tous mes livres. J'ai passé la nuit dehors. J'ai des parents à Constantine mais c'étaient des bourgeois. Je ne voulais pas les voir. Le lendemain matin vers quatre heures, quelqu'un me tape sur l'épaule, et c'était lui. Il m'a sorti des billets d'argent qu'il a gagné en vendant mes livres. Il m'a ensuite conduit au plus grand hôtel de Constantine, 1'hôtel Cirta, et il m'a confié à un garçon d'hôtel, un militant nationaliste, qu'on 180

appelait Siki. Donc, j'ai habité là et il m'a fait connaître tout Constantine. Il connaissait tout le monde. J'ai pu vivre comme ça pendant presque un an. Puis, la vie commençait à se cristalliser pour moi. Il y avait la nécessité d'aller dans la gueule du loup, c'est-à-dire en France. Je me suis rendu compte qu'en Algérie je n'allais jamais percer en tant qu'écrivain. Je ne pouvais pas simplement continuer à faire des conférences. Je voulais écrire, publier. Je me suis donc bien rendu compte qu'il fallait aller à Paris. Donc, j'y suis allé en 1947. Mon premier séjour était extraordinaire car pendant huit mois à peu près je suis resté dans une cave, tenu par un compatriote de la Petite Kabylie qui était un ancien membre de l'Etoile Nord-Africaine. Déjà, avant d'arriver à Paris j'ai rencontré un mythomane algérien à Alger, qui tenait une boîte de nuit, et c'était la première fois que je mettais les pieds dans une boîte de nuit. Il était le premier algérien à tenir une boîte de nuit à Alger. C'était une promotion. Il m'avait dit: «Voilà, puisque tu vas à Paris, j'ai une fiancée là-bas, voilà son adresse. » Arrivé à Paris, comme je ne connaissais personne, j'ai été voir cette fameuse fiancée, et c'était à Pigalle (rires). C'était encore dans une boîte de nuit qui s'appelait Pocardas. C'était dans la journée, et comme elle était fermée, on m'a demandé de revenir à 18 heures. Je reviens le soir, et je la vois danser pour les vieux messieurs. J'étais au comptoir et je buvais un martini. Je lui ai demandé ce qu'elle voulait boire, et elle a pris du champagne. Evidemment, je ne connaissais pas tous ces trucs-là à l'époque. Je suis sorti de là presque sans un sou. Puis, j'ai été très inquiet parce que le lendemain je devais quitter I'hôtel et je ne savais pas où aller. Et là j'ai rencontré par hasard un copain d'enfance de Bougâa et qui avait été aussi en prison avec moi. Je lui ai raconté mon histoire et il m'a dit: "Ne te casse pas la tête. On a des compatriotes ici, il y en a un qui est du village, et je vis chez lui." C'était donc ce vieux militant de l'Etoile Nord-Africaine. Un analphabète, d'une extrême générosité. Sa femme, qu'il appelait "Madame Jeanne" était une aristocrate française d'une très grande culture. Elle m'a pris à l'affection et je suis devenu l'écrivain public de la rue. Mais, c'était vraiment dans une cave où il y avait toutes les épaves de Paris, du tuberculeux au clochard, français ou algérien. Ils hébergeaient tout

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le monde. C'était dans une rue qui s'appelait « Rue du Château Galantier » (rires). C'était pour moi une grande expérience, parce que quand on devient écrivain public, on entre vraiment dans l'intimité des gens. Il y avait pas mal d'exilés. Quand les gens te faisaient entrer dans leurs secrets de famille, tu te lies avec eux d'une manière extraordinaire. C'est pour cela que depuis huit mois, je n'ai jamais mis les pieds dans le Paris intellectuel. Je n'ai été ni à St-Germain, ni à la Tour-Eiffel. Je suis resté dans cette cave jusqu'à mon départ. J'étais vraiment fasciné parce que l'Algérie de l'exil était plus intéressante que l'Algérie de là-bas. C'était une Algérie concentrée au-delà de la mer. Ces gens étaient des types qui menaient une vie de forçat, ils mangeaient n'importe quoi pour pouvoir envoyer de l'argent à leur famille, et c'était ça leur but. Ils pensaient tout le temps au pays, donc là le patriotisme était très développé. Ces huit mois ont beaucoup compté dans ma vie. Je suis retourné au pays car mon père était malade. Puis, je suis encore revenu à Paris en 1948, et là j'ai fait une percée dans une revue française. J'ai publié la première ébauche de Nedjma comme poème. Ensuite, je suis retourné encore à Alger et j'ai travaillé pour Alger Républicain, un quotidien anticolonialiste. Là, j'ai fait du journalisme militant. C'était dur parce qu'on était presque jamais payé, et le journal était souvent saisi. Mais c'était intéressant car c'était le seul journal qui défendait l'indépendance. Kamel Merarda : Il y avait qui comme journaliste à l'époque? Kateb Yacine: Il y avait par exemple Henri Alleg, qui a écrit la Question et BouaIem KhaIfa. A un certain moment on était que quatre pour faire le quotidien. Puis, mon père est mort, donc il m'a laissé ma mère qui était malade, mes sœurs, mes tantes et mes cousines. Enfm, six femmes sur le dos. Donc, je ne pouvais pas continuer au journal et à ce moment-là, j'ai travaillé comme docker à Alger. Je n'ai pas la gueule d'un docker (rires, à cause de sa condition physique) mais 182

encore une fois, c'était la solidarité. Il y avait à peu près six mille dockers occasionnels à l'époque. Rares étaient ceux qui travaillaient comme docker professionnel. Il y avait donc des milliers d'Algériens venus de toutes les régions d'Algérie. Ils campaient au port jour et nuit et ils attendaient le travail. Des compagnies qui distribuaient des jetons. Donc, parfois on travaillait, parfois non. C'était une chance de travailler. Il fallait même parfois payer pour travailler. Un jour, j'ai eu un accident. Un colosse du Sud me jetait des caisses de dattes de soixante kilos comme des boites d'allumettes. Bon, j'ai attrapé les premières, puis une m'a blessé le doigt et il y a eu une flaque de sang et, comme j'étais clandestin, il m'a fallu partir. Et là je suis retourné en France en 1952. Je raconte un peu ce voyage dans le Polygone étoilé. J'ai commencé à travailler dans les chantiers, dans les travaux de terrassement et de bâtiments pour gagner un peu d'argent à envoyer à la famille et continuer en stop, parce que là je suis arrivé en été, sachant qu'il n'y a rien à faire à Paris jusqu'en septembre. A Paris, j'ai quand même pu combiner le travail et l'écriture jusqu'au moment où j'ai rencontré un photographe, un Franco-Polonais, qui a été un de mes meilleurs amis (qui est mort par la suite dans un accident d'avion). Il m'a prêté son appartement rue Jacob où il y avait vraiment tout, de quoi à manger et à boire, des cigarettes. Pendant presque cinq mois, j'ai bien travaillé et j'ai pu terminer coup sur coup mon premier roman, Nedjma, et ma première pièce, Le Cadavre encerclé. Quand Nedjma est sorti en 1956, il a eu du succès, mais c'était un succès empoisonné. Je me sentais dans une situation fausse et de toute façon, il y avait une perquisition dans ma chambre, et j'étais obligé de quitter Paris. Là, je pouvais aller en Italie car ma carte d'identité française me le permettait, et aussi parce qu'un éditeur italien avait acheté les droits de Nedjma, pensant que j'allais tenir quelque temps là-bas. On vivait au jour le jour à cette époque-là, on ne savait pas trop comment ça allait évoluer. Un jour j'ai eu la proposition de monter ma première pièce, Le Cadavre encerclé à Tunis. J'ai sauté sur l'occasion parce que Tunis c'est tout près d'Alger. Tout le monde rêvait d'aller à Tunis en ce moment-là. J'y suis donc allé et on a monté cette pièce. Puis, Jean-Marie Serreau m'a invité pour monter cette pièce à Bruxelles, 183

et j'y suis resté quelques mois. Puis, je suis allé en Allemagne en franchissant les frontières clandestinement. Je savais qu'un éditeur allemand avait acheté les droits de Nedjma. Puis, j'avais une très grande surprise. A Bonn, donc en Allemagne Fédérale, le responsable du FLN était un camarade d'enfance à Bougâa. Je suis donc resté là, et j'ai écrit des choses pour le FLN, sur la torture, par exemple. Kamel Merarda : Ça devait être dur en Allemagne à cette époque-là! Kateb Yacine: Je crois même que c'était l'étape la plus dure de ma vie. D'abord, on n'était pas nombreux en Allemagne. Puis, le fait qu'on ne parlait pas la langue déjà était dur. La Fédération de France199s'était en grande partie repliée sur l'Allemagne. Il y avait beaucoup de règlements de comptes entre Algériens, MNA et FLN, moi j'avais des amis dans les deux. C'était une période assez difficile. Ensuite, Nedjma était aussi publié en Yougoslavie. Donc, je suivais finalement le parcours de Nedjma. C'était ma raison de vivre. En Yougoslavie, je suis resté plus de 2 ans. J'ai travaillé à la Radio Zagreb. Je faisais des émissions sur l'Afrique en général. Retour en Tunisie, puis en Italie où j'ai appris le cessez-le-feu. Je suis retourné immédiatement en France, pour aller en Algérie. A Alger, j'ai retrouvé les amis d'Alger Républicain et on a recommencé à faire le journal jusqu'en 1963. Puis, je suis retourné en France pour la représentation de la Femme sauvage à Paris, que j'avais écrite dans les différents pays où j'ai été auparavant. Après quelque temps à Paris, je suis allé en Allemagne car j'ai un fils làbas. Je suis rentré en Algérie plusieurs fois, mais je ne voyais pas très bien comment inscrire mon activité. En ce moment-là, j'avais déjà cessé de travailler à Alger-Républicain, puis en 1965, il y avait le coup d'état. Je faisais mon possible de rentrer mais je ne voyais pas quelle activité je pouvais avoir. Il y a eu un moment par 199 La Fédération de France est le nom du groupe des militants du FLN en France.

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exemple ou j'ai travaillé à la radio (RTA). Je suis rentré à la radio pour écrire la vie de Hadj Mohammed EI-Anka, que j'avais rencontré en Allemagne, puis en France. Mais lorsque je me suis mis à écrire sa vie, il y avait un conflit car on ne lui avait jamais payé ses droits. Ensuite, avec Issiakhem, le peintre qui est un de mes plus grands amis, on a fait un film, qui a eu deux grands prix internationaux. Un à Alexandrie, en Egypte, et l'autre à Belgrade, en Yougoslavie. C'était un film sur les ancêtres. On l'a fait autour du thème du retour des cendres de l'Emir Abd El Kader. On avait trouvé une combine. Issiakhem dessinait sur les plaques de verre, moi j'ai donné le texte. On a fait appel à des acteurs et on a fait comme ça un film de vingt minutes. Jusque-là on nous a toujours dit qu'il n y avait pas d'argent. On a fait donc la preuve qu'on pouvait faire un film sans argent puisque ce film nous a coûté en tout et pour tout 300 dinars. Je me rappelle bien puisque je les ai payés de ma poche. C'était le prix d'une bouteille de Ricard (rires). Kamel Merarda : C'était quand au juste ?

Kateb Yacine: C'était vers 1966. D'abord la presse n'en a pas soufflé un mot, alors qu'on avait deux prix internationaux. A partir de là, on n'a rien pu faire. J'ai présenté pas mal de projets mais ils sont toujours restés dans les tiroirs. Il faut comprendre aussi que la radio et la télé n'ont pas vraiment changé. Il y avait à peu près 1800 employés au temps des Français. Aucun n'a été viré. Non seulement ils sont restés, mais ils ont ramené leurs cousins, leurs amis. C'était un nid de guêpes. On ne voulait pas de gens qui voulaient travailler. C'était une ambiance démoralisante parce qu'en ce temps-là, ils avançaient toutes sortes d'excuses pour être payés et ne rien foutre. Il fallait faire comme eux. Kamel Merarda : Il y avait des gens qui se plaignaient aussi?

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Kateb Yacine: Bien sûr, j'ai vu par exemple un grand cinéaste attraper une dépression nerveuse. C'est celui qui a fait l'Inspecteur Tahar, Hadj Abderhmane. Il y avait un matériel perfectionné que les Français avaient ramené pour le programme de Constantine. Il y avait tout pour travailler, mais c'est resté sous clé. On ne pouvait rien faire. Là encore, je suis reparti. A chaque fois que je rentre, je reste deux ou trois mois puis je devais quitter. A un certain moment j'ai été à Moscou et j'ai rencontré Ben Yahia. On a discuté et j'ai vu que c'était quelqu'un d'intelligent et qui pouvait aider. Quand j'ai appris qu'il était devenu ministre de la Culture et de l'Information, j'ai été le voir à Alger et je lui ai dit que j'étais prêt à travailler, pour commencer par exemple à la presse écrite. Donc, il a été convenu que je travaillais à EI-Moujahid. C'est tombé juste au moment où Boumediène devait réunir le conseil des ministres dans une région déshéritée du sud. Kamel Merarda : Pourquoi déplacer un conseil de ministres dans une région lointaine? Kateb Yacine: Pour dire qu'ils s'intéressaient à l'Algérie déshéritée. La première localité choisie était Ouargla, dans le sud. Donc, j'ai dit à Ben Yahia que j'allais suivre le groupe pour faire un papier làdessus. J'y suis donc allé 2 ou 3 jours avant. C'était un peu gênant car je suis parti dans une voiture noire du gouvernement, effrayante avec un chauffeur. En plus, je ne connaissais personne. Donc, j'ai dit au chauffeur de rouler vers la sortie de la ville, et alors là on a vu un étrange spectacle. On a vu quatre murs et à l'intérieur il y avait une grande tente. Pourquoi la tente s'il y a des murs et pourquoi les murs s'il y une tente. Je ne comprenais pas trop se qui se passait. Donc, je suis descendu demander. Un vieux est sortie, effrayé par la voiture bien sûr, et derrière lui des gosses fiévreux avec les yeux pleins de mouches, enfin la vraie misère quoi. J'ai essayé de lui expliquer que j'étais simplement un journaliste et que je voulais savoir ce qui n'allait pas. Je lui ai posé une question 186

toute bête (qu'on pose toujours dans le sud), l'eau. n me répond qu'il y a de l'eau, en me montrant du doigt le coin où ils vivaient, mais avec la venue du gouvernement, on les a déplacés. En plus, on cache leur tente avec des murs pour qu'on ne voie pas leur misère. C'est comme si Boumediene ne connaissait pas la misère. Alors que lui-même était dans la misère. Ca c'est le travail des gendarmes. J'ai vu Ben Yahia, et je lui ai dit que cet évènement valait au moins un billet dans le journal. Il m'a répondu que c'était impossible puisque c'était un organe de l'état. Ca résultait toujours à cette impossibilité de faire quoique ce soit. Ce n'est pas la peine de faire du journalisme si c'est pour dire que tout allait bien. En 1967 et 1970 j'ai été deux fois au Vietnam. J'ai écrit une pièce sur le Vietnam200,qu'on a montée en France puis en Algérie. L'année 1971 a été vraiment un tournant pour moi parce que j'avais rencontré Ali Zaamoum, un ancien maquisard, qui était en ce temps-là directeur de la formation professionnelle au Ministère du Travail. Le problème de l'immigration se posait en ce temps-là car l'Algérie venait de nationaliser le pétrole, et l'administration française se servait de l'immigration pour faire pression sur le gouvernement algérien pour arrêter cette nationalisation du pétrole. Donc, le Ministère du Travail, m'a demandé de faire une pièce sur l'immigration. Et comme j'ai vécu longtemps dans l'immigration et que c'est un thème qui m'intéresse, j'ai accepté. Ali Zaamoum m'avait présenté sa troupe de théâtre et c'est là que j'ai écrit Mohammed, prends ta valise. Une pièce sur l'immigration. On a travaillé dessus pendant 8 mois sans arrêt. C'était très important pour moi car c'était la première fois que je m'exprimais en arabe populaire. Je n'étais pas sûr de pouvoir le faire. J'ai constaté avec cette troupe que c'était possible. On a commencé par un travail de traduction. J'ai écrit une scène dans l'Homme aux sandales de caoutchouc où on voyait Ho Chi Minh dans l'immigration. Une scène qui pouvait donc être intégrée dans la pièce sur l'immigration. On a donc commencé par cette scène. Quand on s'est mis à la traduire je me suis aperçu que je pouvais

200 L 'homme aux sandales de caoutchouc, Paris, Seuil, 1970. 187

non seulement participer au travail de traduction mais aussi m'exprimer directement dans l'Arabe populaire. Kamel Merarda : C'était donc un travail collectif de traduction? Kateb Yacine: Bien sûr. De toute façon, le théâtre est un travail essentiellement collectif. La traduction était importante pour moi car ça m'a montré que je pouvais m'exprimer dans la langue du peuple. J'ai vécu longtemps en exil. Donc, j'ai oublié quelques tournures et quelques mots dont je n'étais pas tout à fait sûr. Après quelques séances, ça revenait vite. Nous avons donc fait la première représentation de cette pièce à Annaba, et c'était un grand succès. Puis, nous avons fait une tournée en France de 5 mois, ce qui était rarissime au théâtre, surtout une tournée. Nous avons touché 70 000 immigrés qui, pour la plupart, n'ont jamais été au théâtre. C'était des balayeurs, des manœuvres. C'était un accueil extraordinaire. Il y en avait un, je me souviens, qui ne nous a pas quittés d'une semelle pendant tout le temps qu'on était dans la région parisienne. A chaque représentation, il était au premier rang. C'est comme si on leur avait apporté l'Algérie dans la pièce. Il y avait pas mal de chansons. Kamel Merarda : Vous avez donc fait plusieurs villes en France? Kateb Yacine: Oui, oui. La tournée- a duré cinq mois donc on a été un peu partout. Une fois, on est passé dans une cité. Et on a glissé les prospectus sous les portes, sur lesquels c'est marqué Mohammed prends ta valise. Quand ils sont revenus de travail et ils ont vu ça, ils ont cru qu'ils étaient expulsés de France. Un grand remueménage. C'était extraordinaire parce que c'était la première fois qu'on touchait un grand public. Puis, on est retourné en Algérie.

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Kamel Merarda : Après cette expérience, est-ce que la troupe est passée à d'autres projets? Kateb Yacine: Le succès nous a permis de continuer. D'abord avec Mohammed, prends ta valise, puis on s'installait dans des centres professionnels et à partir de ces centres nous allions dans les lycées, les fermes, dans les usines, les casernes. On a fait un long travail en ce moment-là. En 1974, nous avons fait la Guerre de 2000 ans, à l'occasion du 20ème anniversaire de la révolution. Nous avons voulu retracer I'histoire de l'Algérie. Cette fois-ci nous sommes partis de la Kahina jusqu'à nos jours. C'était une fresque historique. Puis, nous avons été une deuxième fois en France au festival d'Auteuil, avec ces 2 pièces, Mohammed, prends ta valise et la Guerre de 2000 ans. Kamel Merarda : Toujours en arabe populaire? Kateb Yacine: Oui, sauf qu'un tiers de Mohammed, prends ta valise était en Français car il fallait toucher aussi les Français. Mais la Guerre de 2000 ans était entièrement en arabe populaire et en tamazight aussi. On avait commencé à utiliser Tamazight surtout dans la chanson. Puis, nous avons commencé à travailler sur une pièce que j'avais commencée depuis longtemps, la Palestine trahie, qui est une dénonciation de l'arabo-islamisme à travers la guerre de Palestine, qui a eu un grand succès, et qui tourne toujours d'ailleurs. Puis, nous avons fait le roi de l'Ouest qui est l'histoire de la formation du Maghreb central, qui est l'Algérie actuelle. On a commencé de là par opposition au roi de l'Ouest pour aboutir à la guerre du Polisario. Donc, cette pièce est aussi une fresque. Et maintenant, nous sommes en train de travailler sur l'Afrique du Sud. Une pièce que j'ai commencée sur Mandela et sur ce qui se passe là-bas. Voilà en grosso modo où j'en suis.

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Au théâtre, c'est quand on était sous le Ministère du travail qu'on a touché le plus de public. Nous avons touché presque un million de spectateurs. Mais, les cinq dernières années, le ministère a changé. Nous sommes restés longtemps suspendus, sans savoir ce qui allait advenir, sans être payés. Le ministre qui a succédé nous a foutu dehors. Du jour au lendemain, on avait perdu le local et on n'avait plus où habiter. Parce que c'est comme ça en Algérie. Tout dépend d'un homme. Si un ministre est progressiste, tout marche, s'il ne l'est pas, ça ne va pas. Comme ils ne pouvaient pas nous dissoudre puisqu'on était très populaires, ils ont décidé de nous envoyer à l'ouest, à 500 kilomètres d'Alger pensant que le groupe allait éclater. Effectivement, nous avions beaucoup souffert, avec les problèmes de logement, de famille, qui ne sont toujours pas résolus. La plupart de nos comédiens habitent dans des loges. D'un côté, on a progressé parce qu'on a acquis le statut de théâtre régional, donc mieux payé, mais la production a baissé, parce que le seul fait de nous éloigner d'Alger c'était au moment où on réprimait la Gauche qui s'est trop développée. Dans toutes les cités universitaires d'Alger, les frères musulmans on les remettait en déroute, on les ridiculisait, on les réduisait à zéro. Parfois on était même obligés de les empêcher de frapper les étudiants. Maintenant qu'on est partis, là ils contrôlent toutes les cités universitaires. Le vide a été créé. Ce n'est pas pour rien qu'on nous a envoyés à 500 kilomètres d'Alger. Nous continuons toujours à travailler mais avec beaucoup plus de difficultés. Kamel Merarda : Mais tu es toujours entre Alger et Bel Abbés. N'est-ce pas? Kateb Yacine: Bien sûr. Je ne voulais pas me laisser enfermer. Si je reste à BA il y a toute une jeunesse à Alger. Il y a des jeunes qui viennent frapper à ma porte à 4 heures du matin. Ils veulent discuter surtout dans une période comme celle-là. On avait une activité qui attirait beaucoup de jeunes. J'ai aussi d'autres responsabilités. Je ne suis pas seulement un homme de théâtre. Je dois aussi parler, écrire, faire des conférences, des rencontres. 190

Enfin, jouer mon rôle pleinement, ne pas me laisser marginaliser et éloigner. C'est pour ça que je mène une vie très difficile entre Alger et Sidi Bel Abbés, et parfois les pays étrangers, comme la France, et aujourd'hui, New York. Kamel Merarda : Je voulais revenir sur un travail que tu avais fait en 1947 à ton arrivée en France? Kateb Yacine: En 1947, j'ai fait une conférence à la salle des Sociétés Savantes à Paris, intitulée "Abd El Kader et l'indépendance algérienne." En ce temps-là, prononcer le mot indépendance était ultra-révolutionnaire parce que c'était un mot tabou. Mais ça s'est très bien passé. Il y avait des flics à la porte mais il n'y a rien eu. Sauf, qu'il y avait des éléments nationalistes à qui ça ne plaisait pas, parce qu'en ce temps il y avait déjà des tentatives de regroupements des partis anti-colonialistes pour faire un front, ce qui est devenu le FLN par la suite. Moi, je travaillais déjà dans cette direction. Tout le monde avait compris qu'il fallait s'unir parce qu'il y avait des dissensions entre le parti de Messali et celui de Ferhat Abbas, qui passaient leur temps à polémiquer, à se bagarrer, à se disputer un pouvoir qui n'existait pas encore. Le peuple n'était pas d'accord avec ça. Il voulait plutôt l'union et l'action. Il y avait d'ailleurs un bulletin qui s'appelait Union et Action. Qui a commence à Constantine puis à Paris. Je me rappelle de notre première et unique réunion. On l'a faite à la salle Fagon. Entre temps, le Cheikh Slimane m'a présenté à tout le monde, même au responsable du MTLD. Un filou, un ancien trafiquant de couscous avec les Allemands, avec une grande chéchia. Comme j'étais jeune à l'époque. J'avais 18 ans par-là, il ne m'a pas pris au sérieux. "Qu'est ce que c'est que ce morpion-là qui vient nous perturber" devait-il se dire (rires). On avait donc organisé un meeting pour l'union des partis en invitant toutes les organisations. Une fois que la salle était pleine, moi j'ai fait les présentations, les préambules. A peine j'ai terminé mon premier préambule, il y avait un mec, saoul qui s'est levé en criant: « Vive Messali ». C'est suivi de coups de chaises et de bâtons. Puis, on 191

nous a foutus dehors. La réunion n'a donc pas eu lieu. C'était courant à l'époque. Les nationalistes voulaient contrôler tout ce qui était algérien, et se disputaient la suprématie politique. Kamel Merarda : Parallèlement à ces deux tendances qui s'entre-tuaient, il y avait aussi ceux qui voulaient faire l'union. Kateb Yacine: Bien entendu. Il y avait les Ulémas, les communistes, les progressistes, les unionistes (comme moi). Puis, même dans le mouvement, il y avait des gens sincères, qui voulaient s'unir et passer à l'action. C'est de tout ça que s'est créé le FLN par la suite. Mais ça a été dur. D'ailleurs, jusqu'au bout, jusqu'à l'indépendance, le sang a coulé entre les Algériens. Il y a eu des luttes intestines très graves. Kamel Merarda : Dans une interview que tu avais accordée à Révolution africaine en 1963, pour revenir un peu à Nedjma, tu disais que le bonheur dans une situation de lutte était lâche, et tu as expliqué un peu la rupture avec elle. Kateb Yacine: Après la prison et dans cette période de répression, il est évident que pour moi la rencontre avec Nedjma était la possibilité d'être heureux avec une femme. Mais en même temps, c'était un bonheur empoisonné. Lorsque j'étais avec Nedjma, je pensais aux camarades qui, eux, étaient dans une toute autre situation. Ça me semblait effectivement lâche. Lâche de savourer un plaisir passionnel pendant que les autres étaient plongés dans les affres du colonialisme. Aujourd'hui c'est un mot, mais il fallait voir quelle jeunesse menaient ces gens-là. D'ailleurs quelque part dans le cadavre encerclé, je disais «quelle horrible jeunesse nous avons eue! » Effectivement, nous n'avons pas eu de jeunesse. Les jeunes étaient voués au désespoir. Moi, je sentais que je pouvais faire quelque chose. J'étais attiré par la lutte. C'est le conflit si tu veux entre l'amour et la révolution. D'un côté, c'est aussi l'amour 192

impossible, puisque c'était déjà une femme mariée, plus âgée que moi, etc. Je comprenais la nécessité de la rupture pour la révolution. Mon conflit se trouvait aussi entre la littérature et la révolution. C'est un conflit qui ne cesse jamais parce que d'un côté si tu veux suivre ton chemin d'écrivain, t'as envie de t'isoler, d'avoir tes livres, d'écrire et de t'abstraire carrément du monde, mais quand tu regardes le monde autour de toi, et comme tu es algérien, ton pays est en crise, tu ne peux pas. Donc, tu es obligé de plonger dans la lutte. Pendant que tu es dans la lutte, tu regrettes de ne pas pouvoir écrire, et pendant que tu écris tu regrettes de ne pas pouvoir agir. Tu essaies de faire les deux, ou l'un des deux et c'est ça le conflit. Kamel Merarda : Mais, as-tu plus de possibilités ces derniers temps?

Kateb Yacine: C'est le temps qui manque. Il faudrait deux vies, or on en a qu'une. Il faudrait la couper en deux. Kamel Merarda : Cette première visite aux Etats-Unis est aussi une occasion pour toi de voir ta pièce, la poudre de l'intelligence jouée en Anglais. Kateb Yacine: Je regrette de ne pas connaître l'Anglais, donc ne pas pouvoir juger, mais d'après les échos ça a l'air d'être un bon travail, une bonne traduction d'un côté et puis je crois qu'ils ont été vraiment formidables parce que c'était une lecture. Ils ont joué le texte à la main et ils ont fait ça en un jour. Ce qui est inimaginable, ça prouve qu'ils ont énormément travaillé. Donc, c'était très bien et je suis très content de ça.

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Kamel Merarda : Il y avait aussi un professeur de Temple University20I qui se plaignait du fait qu'il n'y avait malheureusement pas de traduction de toutes les pièces qui ont été faites jusque-là. Kateb Yacine: Effectivement, mais il faut comprendre les difficultés que nous vivons là -bas. Nous ne sommes pas un groupe comme les autres. Un groupe normal doit effectivement avoir les textes. Ca tient d'une part à ce que nous vivons ces difficultés mais aussi parce que nos textes évoluent. Dans le genre de théâtre que nous faisons, ce n'est jamais fini. L'immigration, par exemple, est un problème qui évolue sans cesse. Si je devais reprendre Mohammed, prends ta valise, ce ne serait pas la version de 1971 parce que ça a complètement changé depuis. Il faudrait inclure d'autres scènes. Le théâtre politique, d'actualité c'est comme ça. C'est un théâtre qui ne cesse jamais d'évoluer. C'est pareil pour la pièce sur la Palestine. Notre dernière version s'arrête aux massacres de Sabra et Chatila, c'est-à-dire l'invasion du Liban par l'Israël. Il faudrait donc la réactualiser. Beaucoup de choses se sont passées depuis. Même chose pour le roi de l'ouest. Comme ce sont des pièces qui ne sont pas finies, nous avons tendance à ne pas avoir de textes mais à les enregistrer, sous forme de bandes magnétiques. Mais, nous arrivons à un moment où il faut justement établir des textes écrits. Nous avons commencé avec un éditeur tunisien qui est en même temps un homme de théâtre, et qui vient d'ailleurs d'être nommé directeur du Théâtre National à Tunis. C'est Mohammed Driss. Nous lui avons déjà donné Mohammed, Prends ta Valise pour la publier. Bon, il a eu quelques difficultés, qui l'ont retardé mais je crois que là ça va se faire. C'est donc un travail qui doit se faire dans les années qui viennent. Kamel Merarda : Comment vois-tu l'évolution de la question des langues chez nous? 201 Il s'agit ici du Professeur Eric Sellin qui a justement invité Kateb à l'Université de Templeà Philadelphie. 194

Kateb Yacine: Il y a la nécessité de défendre les langues populaires. Il y a deux langues populaires en Algérie, l'Arabe populaire et le tamazight. Or, ce sont des langues proscrites, qui sont à peine tolérées. On ne les emploie pas dans les mass-médias, ni à la télévision ni à la radio, ce qui est stupide. Un gouvernement qui se préoccupe d'être compris devrait utiliser les langues du peuple pour que tout le monde puisse comprendre, or à l'heure actuelle si on prend le bulletin d'information, personne ne comprend rien. Les langues populaires en souffrent. Nous avons par exemple Tamazight qui n'est pas enseignée. C'est la langue de nos ancêtres. C'est la première langue historiquement parlant de l'Algérie. Elle est parlée dans toute l'Algérie, mais elle est ignorée, elle ne s'enseigne pas. Ça, c'est une grande revendication. Vous avez entendu parler des manifestations de Tizi-Ouzou, ça montre bien qu'à l'heure actuelle, on est loin de la véritable Algérie. Les événements de Tizi-Ouzou ont commencé lorsque Mouloud Mammeri, un de nos écrivains, a voulu faire une conférence sur la poésie ancienne des Kabyles et au moment où il allait vers TiziOuzou pour faire cette conférence, on l'a arrêté en route et le Wali a interdit cette conférence, alors pour qu'on arrive à interdire une conférence sur la poésie ancienne des Kabyles, ça veut dire beaucoup, ça veut dire que ça les gêne, que cette langue gêne. Ils ne veulent pas en entendre parler. C'est la langue de nos ancêtres. Elle est parlée dans une grande partie de l'Algérie parce qu'il n'y a pas de Petite et Grande Kabylie comme on dit, c'est toute l'Algérie. Dans les Aurès, dans le Sud, dans toutes les villes d'Algérie, tu as des communautés kabyles. Tous ces termes, kabyles, chaouis sont des termes faux, empoisonnés. Quand on dit chaoui en arabe ça veut dire pasteur, ça ne peut pas signifier un peuple ça. C'étaient des gens qui vivaient sur les hauts plateaux. Les Arabes quand ils nous ont vus, ils nous ont appelés chaouis. C'est pareil pour les Kabyles, « qabayel » en arabe signifie les tribus et quand les Arabes ont vu ces tribus, ils les désignaient par ce terme « qabayel » pour dire tribus. Il faut appeler les choses par leur nom. Nous avons un immense pays, qui va de la Tripolitaine jusqu'au Maroc, et qui va même jusqu'aux îles Canaries, et qui en Afrique sub-saharienne 195

touche le Mali, le Niger. Tous ces gens-là parlent la même langue, qui est tamazight. Tous les Imazighen, confédération de tribus à l'époque, les enfants d'Amazigh. Amazigh, c'est le lopin de terre, c'est l'homme libre sur ce lopin de terre, par extension à ce pays. Donc, Imazighen est le nom des habitants de ce pays immense. Donc, au lieu d'utiliser des termes propres, on emploie des termes étrangers, péjoratifs. Le mot berbère est un terme péjoratif, insultant. Ca veut dire barbare. C'étaient les Romains qui nous appelaient comme ça. Comme les Grecs autrefois qui appelaient barbares tous les autres qui ne parlaient pas leur langue, qu'ils voulaient « civiliser ». Les Arabes ont repris le même terme. Il y a une grande confusion dans notre histoire. Le théâtre peut aider à faire la clarté, déjà pour l'histoire. Par exemple au Vietnam, toute 1'histoire du pays est porté au théâtre, si bien que tu vois des analphabètes qui connaissent leur histoire parce qu'ils la voiertt au théâtre202.C'est ça notre travail justement. Kamel Merarda : Est-ce que ton travail littéraire va s'étendre à autre chose? Kateb Yacine: Le théâtre prend beaucoup de temps, il ne laisse pas assez de temps pour la concentration parce que le travail d'écriture demande une certaine solitude, une certaine concentration, que je n'ai pas eue depuis longtemps et maintenant je sens la nécessité d'un repli pour pouvoir me concentrer et écrire quelque chose d'autre que le théâtre. Kamel Merarda : Donc, ainsi la troupe peut travailler seule. Kateb Yacine: Justement j'essaie de les pousser à travailler par euxmêmes. Par exemple, en ce moment la troupe est en train de monter la Poudre de l'intelligence. La mise en scène est faite par 202 Ce genre de théâtre, appelé tchéo, est très populaire au Vietnam. C'est une sorte de théâtre musical qui raconte I'histoire du peuple. 196

deux éléments du groupe. Moi, je n'y touche presque pas sauf pour le texte et la traduction. Donc, la solution c'est ça. Que le groupe puisse travailler et produire par lui-même. Ça, c'est un but. Kamel Merarda : Travailles-tu sur quelque chose en ce moment? Kateb Yacine: En ce moment je travaille sur une pièce sur Robespierre, personnage bien connu de la Révolution Française, le terroriste, Staline français (rires). Evidemment, on ne l'aime pas beaucoup, c'est pour cela qu'on a demandé à moi de le faire. Mais, moi m'intéresse.

le le et ça

Kamel Merarda : La pièce sera donc jouée par des acteurs français? Kateb Yacine: Oui, par les élèves du Conservatoire d'Arras. J'aime mieux ça parce qu'ils ne sont pas encore des professionnels. Ce sont des jeunes enthousiastes qui sont capables de faire du bon travail. Kamel Merarda : On a parlé de tout, de ta carrière, du théâtre. Peux-tu nous parler de ta vie personnelle, si ce n'est pas trop indiscret? Kateb Yacine: On vient d'en parler (rires). J'ai 3 enfants. Une fille en France (qui a 30 ans), un garçon en Allemagne (de 27 ans) et un autre en Algérie (de 16 ans). Je suis déjà grand-père même, puisque j'ai une petite fille. Kamel Merarda : Vous vous voyez souvent?

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Kateb Yacine: On se voit souvent et j'ai réussi une fois à les réunir, il y a trois ans de cela en France. J'aimerai bien les réunir un jour en Algérie. Voilà encore un autre but.

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QUESTIONS-REPONSES

Séance questions

- réponses

PANEL I:

Intervenante: J'ai une question pour Monsieur Glissant. Vous parliez tout à 1'heure du relativisme dans la quête des ancêtres, qui aurait pu être un champ de culture millénaire. Je me demande si ce n'est pas un effet plutôt qu'une cause. C'est vrai que Kateb remonte à la contamination, mais il y aussi la rupture incontournable de la colonisation qui nous force à repenser l'origine. .. Edouard Glissant: Je ne crois pas que la colonisation ait empêché des poètes de revenir sur une espèce d'absolu, de la racine, de l'identité ou de l'origine. II y a des poètes qui le font. Kateb Yacine ne le fait pas. Ce qui ne veut pas dire qu'il ne revient pas à quelque chose. II revient à quelque chose mais en disant que ce n'est pas aussi clair que vous le pensez. Je crois que c'est là la divination des conditions même du monde actuel. II savait très bien de manière instinctive, sans théorie comme il le disait lui-même, que tout est intriqué, entremêlé, et si on veut considérer tout ça, il ne faut pas avoir des catégories au nom desquelles on se bat. Ce qui ne veut pas dire qu'on ne se bat pas. Ca veut dire qu'on ne se bat pas au nom des mêmes raisons de l'absolu que l'oppresseur nous a imposées. Car si vous adoptez l'absolu de l'oppresseur vous devenez à votre tour un oppresseur, c'est ce qui se passe aujourd'hui dans plusieurs pays, y compris en Algérie. Donc, Kateb avait la prescience de ça. Il avait une espèce d'instinct, disons du fourmillement du monde, qui fait qu'il a été, à mon avis, celui qui a exprimé le mieux l'identité algérienne, mais qui l'a relativisée le mieux aussi, et nous savons aujourd'hui qu'il fallait ce relatif, qu'il ne fallait pas revenir à l'absolu.

201

Réda Bensmaia : Je suis très sensible à ce que vous [Glissant] venez de dire, car l'une des choses qui frappent chez Kateb est sa façon d'éviter d'inscrire 1'histoire de l'Algérie, l' algérianité, les questions d'identité et de nationalité dans une sorte de filiation et d'un récit qui produirait une totalisation. Quand on écoute la manière dans laquelle il explique la construction du texte de Nedjma, qui a été lui-même brisé pour pouvoir être publié (mais ça aussi est un acte). On a tendance à parler de la colonisation, mais l'Algérie a connu ou subi plusieurs colonisations. Puisqu'on est dans la rotation et dans les révolutions et, comme vous dites, Kateb est celui qui a le mieux exprimé l'identité algérienne, c'est parce qu'il l'a arrachée à cette sorte de totalisation et de réduction à une quelconque origine. Kateb est justement unique et fort parce que justement rien ne peut l'enfermer. C'est le Polygone étoilé, à tout instant les plans sont bouleversés. Je vois là le mot d'ordre de Kateb. Est-ce que vous pouvez élaborer un peu, dans le sillage de Kateb, sur ces littératures qui émergent et qui ne seraient pas entendues, ni comprises. .. Edouard Glissant: Je crois que l'œuvre de Kateb ne souffre pas d'une méconnaissance quelconque. Elle se suffit à elle-même comme ça. En Occident, en tout cas en Europe, en tout cas en France, l' œuvre de Kateb n'est pas comprise. Ça, je le sais. Ça nous est arrivé à nous tous. Quand j'ai publié la Lézarde, qui a eu le prix Renaudot en 1958, c'était l'époque de Michel Butor et tout le monde a dit que c'est un roman du nouveau roman. Ce qui est une absurdité totale et quand Kateb a publié Nedjma on a dit aussi que c'est la nouvelle littérature d'expression française, moderniste, déstructurée, etc. Mais personne n'est allé voir ce que son œuvre voulait dire, sur tout ce que vous [Bensmaïa] venez de dire là, sur la mise en abîme, sur les questions d'identité, les sources, la filiation, l'origine, etc. C'est d'autant plus formidable venant de quelqu'un qui appartient à une civilisation millénaire. Il aurait très bien pu dérouler de sources, mais il aurait raté son œuvre. Je connais très bien des écrivains maghrébins (que je ne nommerai pas) qui déroulent de sources et dont l'œuvre est pour moi nulle 202

parce que ça ne comprend rien à ce qui se passe dans le monde actuel à nos questionnements identitaires qui sont nécessaires au monde entier, mais personne ne comprend ça. En tous cas en France, en tous cas en Europe, en tous cas en Occident. Ces littératures-là n'ont pas encore l'approche qu'elles méritent. Cette approche fondamentale va à l'encontre de tout ce qui se fait dans le cas des cultures occidentales parce que celles-ci ont peur de ce genre de questionnement. Elles préfèrent s'en tenir à des dichotomies, à des catégories bien précises. Elles ont par exemple peur de la notion d'obscur. Et Kateb dit tout le temps que c'est par l'opaque et l'obscure que je commence à comprendre. Ce n'est pas par la clarté et la transparence, qui sont des ressorts de la logique occidentale. Moi, quand je fréquente la poésie en langue arabe, préislamique en traduction (malheureusement, on ne peut pas apprendre la langue arabe ou berbère comme ça, il faut dix, vingt ans avant d'apprécier un poème), je retrouve la symbolique de Kateb, le questionnement de Kateb, la manière à la fois directe et très camouflée de nommer le réel. Quelqu'un qui connaît ces textes peut faire des parallèles extraordinaires. Parce que dans cette poésie pré-islamique, il y a l'incertitude, il yale questionnement, il y a l'hésitation, il yale suspens, il y a la fascination pour la sonorité des mots que nous avons tous de nos pays (les pays du Sud). Donc, nos littératures ne sont pas approchées tel qu'elles devraient être, c'est pourquoi Kateb n'est pas approché comme il devrait l'être. Je peux vous faire des exposés sur l'oral et l'écrit, sur I'Histoire avec un grand «H» et les histoires avec un petit « h », sur le thème de la créolisation, etc. mais ce n'est pas nécessaire. Ce qu'il faut savoir c'est qu'il y a un objet de littérature aujourd'hui, qui prend comme objet le monde, le tout-monde, et qui prend comme axe le questionnement. Ça commence en Allemagne, au Japon. Toutes ces littératures et maintenant aux Etats-Unis, il y a des départements francophones, mais ces littératures-là sont, à mon avis, une grande part de l'avenir du monde et on ne le sait pas encore. Intervenante: Je voudrais savoir si Kateb a lu les muâalaqat préislamiques en arabe ou non? 203

Hédi-Abdel Jaouad : Kateb ne lisait pas l'Arabe, disons l'Arabe littéraire, mais il connaissait cette poésie-là. D'ailleurs, on retrouve les traces de cette poésie dans ces premiers poèmes tel que Nedjma, ou le poème ou le couteau. Mais, il ne les a pas lus dans le texte. On lui a lu ces poèmes. Il y a aussi une version populaire de ces poèmes qu'il connaissait aussi. Mais, je vais en parler un peu cet après-midi dans notre panel. Intervenant: Moi, je suis frappé par l'esprit scientifique de Kateb. Sa façon d'expliquer la numérotation des chapitres de 1 à 12 et la manière directe de dévoiler les choses etc. Est-ce qu'il y a eu débat dans l'esprit de Kateb entre l'homme littéraire et l'esprit scientifique rationnel? Glissant: Il n'y a pas eu débat chez lui. Mais chez Kateb tout vient violemment. Je ne veux pas dire avec violence, mais qu'il annonce sans détour, et par conséquent c'est cette absence de détour qui lui donne ce côté scientifique. C'est ce qui lui donne aussi la profondeur parce qu'il touche souvent des choses qui sont extraordinaires.

PANEL II:

Mokhtar EI-Ghambou : J'ai une question pour Réda Bensmaïa qui concerne l'identité, puisqu'on ne l'a pas encore réglée au Maghreb. Le rapport que vous établissez entre Deleuze et Guattari d'une part et Kateb Yacine d'autre part est fascinant mais il est aussi problématique. Problématique parce que Deleuze et Guattari, comme tous les écrivains qui appartiennent aux cultures dominantes, ont un privilège. Ils peuvent se permettre de briser et transgresser le concept de l'identité parce que c'est déjà représenté 204

par les institutions politiques. Par contre, les écrivains qui viennent des cultures dites mineures, comme Kateb Yacine, n'ont pas ce privilège car la question qui se pose est comment briser quelque chose qui n'est pas encore fondée, qui n'est pas encore constituée. Il y a donc une différence par rapport au contexte nord-africain. Pendant la période coloniale, l'identité arabo-berbère a été marginalisée et opprimée par le colonialisme français, et après l'indépendance, la culture berbère est, à son tour, marginalisée par la culture arabe. Le problème qui se pose donc n'est pas simplement, comme disait Soraya Tlatli, «l'histoire de l'état », mais une histoire de la marginalisation dans laquelle participe les historiens, écrivains et malheureusement même les critiques de la francophonie. Réda Bensmaia : Excellent! Mais je ne suis pas du tout d'accord avec vous parce que je pense que c'est une lecture possible de Deleuze et Guattari mais qui n'est pas la seule et qui, à mon avis, n'est pas la bonne. Ils ne se contentent pas, ne veulent pas, et ça ne les intéresse pas de déconstruire le sujet ou de dire que les identités n'existent pas. Au contraire, justement on meurt, on étouffe dans les identités qu'on a et qui sont souvent de fausses identités, des identités plaquées. Moi, je trouve un protocole à la fois conceptuel et international. Deleuze et Guattari ne parlaient pas de Kateb Yacine. Ils parlaient de Kafka, de Beckett et de Joyce203.Ce sont des écrivains qui ont dû se débarrasser d'une identité qu'on leur a plaquée, et qui ont dû travailler entre les langues. Beckett écrit en Français alors qu'il est irlandais. C'est lui-même qui doit traduire ses textes pour son propre peuple. Je pense que cette question est gravissime (et c'est pour cela que j'ai dit excellent). Est-ce que les théoriciens et philosophes d'occident sont tous des ennemis parce qu'ils sont occidentaux ou y a-t-il des alliances possibles? Moi je pense qu'il y a en Deleuze et Guattari des alliés inouïs. Je vais donner un exemple algérien. C'est celui de Nabile Farès dans Un Passager de l'Occident. 203 Gilles Deleuze et Félix Guattari, Kafka: pour une littérature mineure, Paris: Éditions de Minuit, 1975. 205

Comment est-ce que Nabile Farès négocie sa question identitaire de Berbère? C'est avec un écrivain américain qu'il rencontre à Paris et c'est James Baldwin. Il y a cette interview magnifique du jeune Nabile Farès qui lui demandait comment ça se passait aux Etats-Unis avec la situation des Noirs-Américains à qui on a dénié la culture et identité. Et Baldwin lui répondait qu'on a effectivement massacré sa culture, qu'on a tué ses amis, mais qu'il n'allait pas pour autant abandonner. Nabile Farès va alors se créer un nom d'emprunt Brandy Fax204.Il va donc devenir américain, du berbère francophone pour pouvoir commencer à articuler son identité dans un contexte où elle est reniée du côté français comme du côté algérien. Moi, je ne peux pas penser cette question sans les outils mis en place non seulement dans le texte Kafka: pour une littérature mineure, mais aussi dans Différence et répétition, dans Empirisme et subjectivité, dans Logique du sens, dans Spinoza et le problème d'expression, etc. Et là on a tout un monde formidable qui s'ouvre devant nous. Le clivage, à ce moment là, entre Français et Algériens n'a aucun sens. La notion du corps sans organes, par exemple, qui est tellement mal comprise, est un concept d'identité formidable et qui se passe tous les jours dans ce pays. New York est une ville formidable pour ça. Vous êtes dans la rue et vous vous demandez où sont les Américains? Ils sont partout et nulle part. Et pourtant je ne pense pas que les Américains doutent de leur identité, alors qu'ils la discutent tout le temps. C'est pour cela que Deleuze est de plus en plus traduit maintenant. D'ailleurs, c'est à l'Université de Minnesota que j'ai connu Deleuze. C'est un maître pour moi parce que j'ai appris à dépasser les concepts où il faut 204 Nous vous produisons ici la réponse de Nabile Farès à la question sur l'origine de ce nom: Question: Il y a un personnage nommé Brandy-Fax dans Un passager de l'Occident. C'est un nom qui déroute beaucoup de lecteurs. D'où vient-il ? Nabile Farès : J'ai pris le Fax d'une publicité que j'avais vue dans le métro de Paris, une publicité pour les écoles Fax et j'y ai ajouté Brandy, moi-même. C'était pour moi une révélation troublante, la manière dont le X coupait le mot comme une annulation, une biffure. Il est donc lié au nom qui est enfoui en chacun de nous, à l'identité effacée. Il existe alors deux barrières, celle de la langue et celle de l'existence et les deux amputant le nom. BRANDY-FAX: je brandis le nom effacé, amputé!

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d'abord aller vers le dur et créer l'identité comme s'il y avait une identité d'essence qui serait perdue, alors qu'il n'y a jamais eu d'identité avant. Les identités, c'est de les produire. TI y a une urgence aujourd'hui d'en produire une, mais il n'y a pas une identité qu'on doit retrouver, sinon il faudrait couper l'Algérie en deux. Ce n'est pas possible, ce n'est pas ce qui est dans l'agenda.

PANELm: Intervenant: Je voudrai poser une question au Professeur Laroussi. Vous avez mentionné une citation de Kateb dans laquelle il se demandait: «Avons-nous retrouvé notre Algérie? Non, nous n'avons même pas pu l'appeler par son vrai nom». Pourriez-vous élaborer là-dessus, en relation avec la question de l'identité nationale? Farid Laroussi : Il y un côté politique et un autre culturel. Sur le plan politique, Kateb pense que nous avons chassé les colonisateurs, que nous avons gagné l'indépendance, mais derrière ça, il y a une question de responsabilité. Il ne fallait pas jouer aux victimes, car il y a un devoir de responsabilité pour chaque algérien, c'est-à-dire rompre avec le discours colonisateur-colonisé, etc. Sur la question culturelle, Kateb a effectivement toujours soutenu que le nom « El Djazair» n'était pas le vrai nom du pays. Il disait que c'était «Djazair mazaghna», c'est-à-dire le pays des Berbères. On a éliminé la deuxième partie de cette expression pour ne garder que le mot «Djazair». Pour lui, les Algériens ont gagné leur révolution, sont devenus indépendants mais ils n'ont pas pu assumer les responsabilités de cette indépendance, en manipulant par exemple ou plutôt en amputant la vraie identité de ce pays.

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C'est une citation de 1986.205Il parlait de Nedjma mais des années plus tard Donc, il y effectivement un constat politique et culturel. Réda Bensmaia : Je voudrai dire quelque chose sur Nedjma. Il faudrait évoquer la récupération qui a été faite de Nedjma à partir du moment où Nedjma devient un signifiant pour l'Algérie confondue avec la femme. Il y a un problème parce que soit Kateb Yacine a réduit la femme à l'Algérie ou l'Algérie assimilée à la femme. A mon avis, c'est un grave problème car c'est la femme qui y perd. On considère que si l'Algérie est associée à la femme, c'est bien, mais à vrai dire la femme est inexistante. Donc, ce n'est pas un bon mouvement politique ou critique de dire c'est formidable. Je trouve beau ce que tu as dit [Hédi Abdel-Jaouad] sur l'amour et Nedjma, mais en même temps dans le discours critique sur Nedjma et sur Kateb, il y a une récupération désastreuse, parce qu'on se croit quitte avec la femme maghrébine ou arabe parce qu'on parle de Nedjma, mais à vrai dire on en parle pas. Personnellement, je n'accepte pas du tout cette glorification de Nedjma comme étant la femme, et la femme comme étant l'Algérie. Ça me pose beaucoup de problèmes, de questions. Hédi-Abdel-Jaouad: Moi j'ai traité de l'amour fou dans Nedjma et de l'aspect fonctionnel chez Kateb de ce topos-là. C'est-à-dire ce que Kateb cherchait à travers ce topos était la subversion. Subvertir le status quo, le statut de la femme aussi et toute la situation qui pèse sur l'amour chez nous. Donc, quand j'ai dit, comme tous les autres critiques, que Nedjma est l'emblème de la femme future, parce que la femme n'a toujours pas sa place dans la société et que son statut est toujours suspect. En exacerbant justement ce topos, arrivera-ton à faire avancer un peu les choses.

205 Tirée de son entretien avec Tassadit Yacine dans Kateb Yacine, Un Homme, Une Oeuvre, Un Pays, Voix Multiples, édité par Hafid Gafaiti, Alger: Laphomic, 1986.

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Réda Bensmaïa : Il y a Nedjma, mais il n'y a pas les femmes. Les femmes vont apparaître dans les écrits de Assia Djebar, de Leila Sebbar. Ce sont surtout les écrivains femmes qui ont fait apparaître la véritable condition des femmes et qui ont refusé l'assimilation de la femme à l'Algérie. C'est un certain héritage critique qui s'est senti quitte avec la question quand on offrait l'Algérie à la femme. Je pense que ça n'a pas réglé, et ça n'a même pas entamé, la question des femmes, et ce sont les femmes elles-mêmes qui ont pris en charge cette question. Hédi-Abdel-Jaouad: Oui, mais rappelez-vous aussi la préface de Kateb pour le livre de Yasmina Mecharka, la grotte éclatée où il dit notamment que chaque texte écrit par une femme vaut son pesant de poudre. Edouard Glissant: Je suis amusé du fait qu'il y a un passage dans l'ouvre de Kateb, auquel quelqu'un a déjà fait référence, c'est le passage des origines de Nedjma, mais Nedjma est une métisse. Elle a une origine française, arabe, juive. Autrement dit, pour moi si on doit assimiler Nedjma à une dimension intellectuelle ou spirituelle, c'est la dimension du monde. Kateb a dit, et que nous disons tous, que l'objet le plus noble de la littérature c'est le monde, c'est le tout-monde, mais seulement on ne peut être le monde qu'en passant par son lieu propre, c'est pour ça que malgré ses origines métisses, Nedjma revient à ces sortes de sources, de bain primitifs, de nudité fondamentale, et c'est là qu'on voit qu'elle est inextricable et illogique comme le monde, folle comme l'amour et qu'on ne peut pas la définir et la réduire, car toute tentative de le faire c'est une tentative de réduire et de définir Kateb.

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Notices biographiques Benamar Mediène est professeur d'histoire et de philosophie de l'art à l'université d'Aix-en-Provence. Auteur de nombreux articles et essais sur l'art et les artistes d'Algérie. Il a publié Les Jumeaux de Nedjma (Publisud, 1998, épuisé), Les porteurs d'orage (Aden Edit. 2003). Il sortira dans le courant de cette année un récit biographique sur Kateb Yacine. Il travaille aussi sur une histoire générale de l'Art en Algérie. Réda Bensmaia est professeur de langue française et de littératures francophones à l'université de Brown. Il a publié plusieurs articles sur la littérature française et francophone, ainsi que sur la théorie du film et la philosophie. Il est l'auteur de The Barthes Effect, Introduction to the reflective Text (Minnesota, THL, 1987); The Years of Passages (Minnesota, Theory out of Bounds, 1995); Alger 01J la Maladie de la Mémoire (L'Harmattan, 1997) et Experimental Nations or The Invention of the Maghreb (Princeton University Press, Spring 2003). Il est aussi l'éditeur de Gilles Deleuze (Lendemains, Berlin, 1989) et de Recommanding Deleuze (Discourse, 1998). Edouard Glissant est incontestablement l'un des plus grands écrivains contemporains. Il est né à Sainte-Marie (Martinique) le 21 septembre 1928. Formé au lycée Schoelcher de Fort-de-France, il poursuit des études de philosophie à la Sorbonne et d'ethnologie au Musée de l'Homme. Co-fondateur avec Paul Niger en 1959 du Front antillo-guyanais et proche des milieux intellectuels algériens, il est expulsé de la Guadeloupe et assigné à résidence en France. Rentré en Martinique en 1965, il fonde un établissement de recherche et d'enseignement et une revue de sciences humaines, Acoma. Son œuvre comporte plusieurs romans tels que La Lézarde, Malemort, La Case du commandeur et Mahagony ; des recueils de poèmes: Un champ d'îles, La terre inquiète, Les Indes Boises, Pays rêvé, pays réel et Fastes; ainsi que des essais: L'Intention

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poétique, Le Discours antillais et Poétique de la relation. Depuis 1995, il est Professeur à la City University of New York (CUNY).

Farid Laroussi est assistant professeur à l'université de Yale où il enseigne la littérature française contemporaine et celle du Maghreb d'expression française. Il est l'auteur d'une vingtaine d'articles sur les questions littéraires, esthétiques et d'idéologie. Son dernier projet en cours est un essai sur l'orientalisme en littérature au XXème siècle. Tassadit Yacine est maître de conférences à l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, à Paris. Elle anime la revue d'études berbères Awal, fondée en 1985 par le célèbre écrivain algérien Mouloud Mammeri et parrainée par Pierre Bourdieu. Tassadit est notamment l'auteur de Poésie berbère et identité, de l'Izli ou l'amour chanté en kabyle, de les Voleurs de feu, de Jean Amrouche, L'éternel exilé, choix de textes (1939-1950). Elle a aussi publié un livre: Chacal ou la ruse des dominés, aux origines du malaise des intellectuels algériens, aux éditions de la Découverte en 2001. Alek Baylee Toumi est originaire de Kabylie, a vécu à Alger, Paris, avant d'aller en exil aux Etats-Unis il y a plus de 20 ans. Professeur Associé de langue française et de littératures francophones à l'université du Wisconsin Stevens-Point, il est l'auteur de plusieurs ouvrages dont: "Maghreb Divers: Langue française, langues parlées, littératures et représentations des Maghrébins, à partir d'Albert Memmi et de Kateb Yacine," Peter Lang, New York, 2002. "Madah-Sartre : Le kidnapping, jugement et conver(sat/s)ion de Jean-Paul Sartre et de Simone de Beauvoir mis en scène par les islamistes du GIA" (éd. Marsa! Alg. Lit. Action 1996, 2000). "Taxieur : La libération miracu(l/ri)euse de J. P. Sartre" (éd. Marsa), 2000.et "Mémoire des Années de Chaînes, de haines et d'humiliations" : (paris, 2004) extraits publiés dans Le Maghreb Littéraire, Toronto, vollIII, n 5, 1999 Eric Sellin (professeur émérite, Tulane University à la Nouvelle Orléans) réside actuellement dans le New Hampshire et en Pennsylvanie. Auteur de deux livres sur Artaud et les mouvements 212

d'avant-garde au début du 20e siècle. Sellin a aussi publié quelques centaines d'articles, traductions et comptes-rendus ainsi qu'une demi-douzaine de recueils de poèmes (dont deux en Français). En 1999, le Conseil International d'Etudes Francophones (ClEF) lui a accordé un certificat d'honneur "en reconnaissance de sa contribution exceptionnelle au développement des études francophones dans le monde". Bernard Aresu est actuellement professeur d'études françaises à Rice University, au Texas. Il a publié plusieurs articles sur Kateb Yacine et sur la littérature maghrébine en général. Il est aussi un des éditeurs des revues littéraires suivantes: International Journal of Francophone Studies, French Review, et Etudes Francophones. Soraya Tlatli est professeur à l'Université de Berkeley en Californie où elle enseigne l'histoire intellectuelle et la littérature française et maghrébine. Elle a déjà publié: Le psychiatre et ses poètes: essai sur lejeune Lacan (Tchou 2000) et La folie Lyrique: essai sur le surréalisme et la psychiatrie (L'Harmattan, 2004). Elle rédige à présent un ouvrage sur le rapport entre mémoires et écriture de l'histoire dans la littérature et l'idéologie algérienne coloniale et postcoloniale. Amin Khan est cadre financier dans une institution internationale à Washington, D.C. Il est aussi écrivain et poète. Hédi Abdel-Jaouad, natif de Gabès (Tunisie), est professeur à Skidmore College (USA). Il est l'auteur de deux ouvrages critiques: Fugues de barbarie: les écrivains maghrébins et le surréalisme et Rimbaud et l'Algérie, et de nombreux articles sur la littérature francophone. Abdel-Jaouad est l'éditeur de la revue CELAAN. Pamela Pears est Professeur Assistante de langue française et de littératures francophones à Washington College, Chestertown, Maryland. Elle a obtenu son Doctorat en littérature française à l'Université de Pittsburgh en 2001. Elle a écrit un manuscrit dont le

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titre est Remnants of Empire in Algeria and Vietnam: Women, Words, and War, qui sera publié chez Lexington Books. Kamel Merarda est enseignant d'informatique à la New School University, à New York, depuis 1991. Il est aussi le président de Algerian American Cultural Center qui organise Ie Festival Culturel Algérien depuis 1999, et qui co-organise le Festival Culturel Maghrebin et Arabe depuis 2004.

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