Glossaire des mobilités culturelles (Trans-Atlántico / Trans-Atlantique) (French Edition) 9782875741950, 9783035265392

Les formes de déplacements présentes dans nos sociétés sont multiples : géographiques et culturels, passages – inter-, m

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Remerciements
Table de matières
Introduction
I. L’indétermination
1. Le roman en tant que genre indéterminé
2. Saer : du roman à la narration-objet
2.1. L’unicité du projet : le registre lyrique et le registre narratif
2.2. La narration-objet et l’indétermination du monde
2.3. L’exploration des formes
3. Piglia : entre le roman et la fiction
3.1. Le registre argumentatif et le registre narratif
3.2. Vers la fiction
3.3 La recherche de la narration
4. Bolaño : le roman et l’abîme
4.1. Le lyrique, le narratif et le parodique
4.2. Des profondeurs, abîmes et sauts dans le vide
4.3. Le roman et le périple vers l’indéterminé
II. L’expérience
1. Le rapport entre l’expérience et le roman
2. La littérature comme anthropologie
2.1. Les conventions représentationnelles du roman
2.2. L’anthropologie spéculative
4. L’expérience esthétique et l’hétéronomie
4.1. Phénomène esthétique, histoire et autobiographie
4.2. L’expérience de la forme : l’effet de l’horreur, l’humour et le plaisir
3. Lecture, roman et vie
3.1. Le constat d’une tension
3.2. Autour de la lecture
III. La réflexivité
1. Le roman et la réflexivité
1.1. Réflexivité et autonomie
1.2. Le moment esthétique
1.3. Le moment théorique
2. Réflexivité et métafiction
2.1. Autour du terme « métafiction »
2.2. Quatre raisons
3. Saer et la forme
4. Piglia et la critique
5. Bolaño et la structure
IV. Les formes du roman
1. "La grande, La ciudad ausente" et "2666"
2. Les formes narratives
2.1. Les axes narratifs et la multiplicité d’histoires
2.2. Le retour d’une narrativité traditionnelle
3. Les formes réflexives
3.1. Le plan explicite
3.2. Les narrateurs : leurs incertitudes, imprécisions et lieux d’énonciation
3.3. Les éléments associés aux énoncés réflexifs
4. Les formes hybrides
4.1. Le plan architectural
4.2. La rencontre
4.3. La machine
4.4. Les crimes et la figure d’Archimboldi
Conclusion
Bibliographie
Index des auteurs
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Glossaire des mobilités culturelles (Trans-Atlántico / Trans-Atlantique) (French Edition)
 9782875741950, 9783035265392

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Andrea Torres Perdigón

La littérature obstinée Le roman chez Juan José Saer, Ricardo Piglia et Roberto Bolaño

Trans-Atlántico Literaturas

P.I.E. Peter Lang P.I.E. Peter Lang

Une idée particulière de littérature est née au cours des XVIIIe et XIXe siècles, période qui coïncide avec la naissance du genre romanesque moderne. L’émergence d’un roman moderne, issu des transformations de l’époque, configure un champ virtuel de caractéristiques qui a marqué aussi bien la théorie littéraire du XXe siècle que la production de textes. Cet ouvrage présente une étude comparative des poétiques de Juan José Saer, Ricardo Piglia et Roberto Bolaño afin de questionner, d’un point de vue théorique, la vitalité de cette idée de roman moderne et, par voie de conséquence, de la notion même de littérature qu’elle suppose. Puisant dans le contenu des essais et des entretiens de ces auteurs hispanoaméricains majeurs, l’analyse des formes narratives, réflexives et hybrides de trois de leurs romans (La grande, La ciudad ausente et 2666) révèle chez eux la présence des traits principaux du roman moderne que le présent ouvrage examine en profondeur : l’indétermination, la réflexivité et l’expérience.

Andrea Torres Perdigón est docteur en Études romanes espagnoles (littérature hispano-américaine) de l’Université Paris Sorbonne. Elle a publié des articles sur la métafiction, la narrativité, le genre romanesque et l’œuvre de Juan José Saer, Ricardo Piglia, Roberto Bolaño et Macedonio Fernández, aussi bien en Europe qu’en Amérique latine. Actuellement, elle est enseignante-chercheuse à la Faculté de sciences humaines et sociales de l’Université EAN à Bogotá, Colombie.

P.I.E. Peter Lang Bruxelles

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La littérature obstinée Le roman chez Juan José Saer, Ricardo Piglia et Roberto Bolaño

P.I.E. Peter Lang Bruxelles Bern Berlin Frankfurt am Main New York Oxford Wien 







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Andrea Torres Perdigón

La littérature obstinée Le roman chez Juan José Saer, Ricardo Piglia et Roberto Bolaño

Trans-Atlántico n° 11

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Cette publication a fait l’objet d’une évaluation par les pairs. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’éditeur ou de ses ayants droit, est illicite. Tous droits réservés.

© P.I.E. PETER LANG s.a. Éditions scientifiques internationales Bruxelles, 2015 1 avenue Maurice, B-1050 Bruxelles, Belgique www.peterlang.com ; [email protected]

Imprimé en Allemagne

ISSN 2033-6861 ISBN 978-2-87574-195-0 eISBN 978-3-0352-6539-2 D/2015/5678/ Information bibliographique publiée par « Die Deutsche Nationalbibliothek » « Die Deutsche Nationalbibliothek » répertorie cette publication dans la « Deutsche Nationalbibliografie » ; les données bibliographiques détaillées sont disponibles sur le site http://dnb.de.

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En disant cela j’émets, bien entendu, aucune objection contre le ‘lien de la littérature avec la vie’. Je doute seulement que cette manière de poser le problème soit correcte. Peut-on dire ‘la vie et l’art’, alors que l’art aussi est ‘vie’ ? Iouri Tynianov, « Problème de la langue du vers » Le vers lui-même, Les problèmes du vers

Mais, on le sait depuis Aristote, la fiction n’est pas l’invention de mondes imaginaires. Elle est d’abord une structure de rationalité : un mode de présentation qui rend des choses, des situations ou des événements perceptibles et intelligibles […] Jacques Rancière, Le fil perdu, Essais sur la fiction moderne

Remerciements Cette étude est issue d’une thèse doctorale soutenue à l’Université Paris-Sorbonne en 2014. Je voudrais donc remercier d’une manière spéciale et chaleureuse les personnes qui ont été présentes pendant la période de rédaction et d’édition de ce texte et qui l’ont enrichi avec leurs commentaires et suggestions: merci à Nicolás Alvarado, mon lecteur inconditionnel, toujours précis et généreux. À Mathilde Silveira, pour sa lecture attentive et ses conseils. À Diego Vernazza, pour les remarques enthousiastes et l’intérêt encourageant qu’il a manifesté pour cette recherche. À Jérôme Dulou, Ivonne Sánchez, Frédérik Detue, Carlos Pérez et Camilo Vargas pour les suggestions et l’échange à propos de certains chapitres. Je voudrais remercier aussi ma collègue Sylvie Decaux pour la relecture des traductions de plusieurs citations ainsi que Maya Anderson pour son aide vers la fin. Merci à mes parents et à mon frère pour leur soutien et leur indispensable compagnie, malgré la distance. Ma gratitude est immense. De même, j’aimerais remercier les membres du jury de thèse pour leurs commentaires et leurs critiques, très utiles pour l’édition du texte : Graciela Villanueva, José García-Romeu, Karim Benmiloud, Joaquín Manzi et Eduardo Ramos-Izquierdo. Finalement, je voudrais évoquer la mémoire de Javier González Luna, professeur qui a marqué ma formation et à qui je dois l’envie de faire de la recherche.

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Table de matières Introduction........................................................................................... 13 I. L’indétermination........................................................................... 27 1. Le roman en tant que genre indéterminé.................................... 27 2. Saer : du roman à la narration-objet........................................... 32 2.1. L’unicité du projet : le registre lyrique et le registre narratif..................................................................... 33 2.2. La narration-objet et l’indétermination du monde............... 39 2.3. L’exploration des formes..................................................... 47 3. Piglia : entre le roman et la fiction.............................................. 54 3.1. Le registre argumentatif et le registre narratif..................... 55 3.2. Vers la fiction....................................................................... 66 3.3 La recherche de la narration................................................. 77 4. Bolaño : le roman et l’abîme...................................................... 86 4.1. Le lyrique, le narratif et le parodique.................................. 88 4.2. Des profondeurs, abîmes et sauts dans le vide................... 101 4.3. Le roman et le périple vers l’indéterminé.......................... 109 II. L’expérience................................................................................... 115 1. Le rapport entre l’expérience et le roman................................. 115 2. La littérature comme anthropologie.......................................... 129 2.1. Les conventions représentationnelles du roman................ 129 2.2. L’anthropologie spéculative............................................... 135 3. Lecture, roman et vie................................................................ 143 3.1. Le constat d’une tension.................................................... 143 3.2. Autour de la lecture............................................................ 148 4. L’expérience esthétique et l’hétéronomie................................. 152 4.1. Phénomène esthétique, histoire et autobiographie............. 152 4.2. L’expérience de la forme : l’effet de l’horreur, l’humour et le plaisir.......................................................... 161

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III. La réflexivité.................................................................................. 169 1. Le roman et la réflexivité.......................................................... 169 1.1. Réflexivité et autonomie.................................................... 169 1.2. Le moment esthétique........................................................ 176 1.3. Le moment théorique......................................................... 183 2. Réflexivité et métafiction.......................................................... 191 2.1. Autour du terme « métafiction »........................................ 191 2.2. Quatre raisons.................................................................... 195 3. Saer et la forme......................................................................... 209 4. Piglia et la critique.................................................................... 218 5. Bolaño et la structure................................................................ 229 IV. Les formes du roman.................................................................... 241 1. La grande, La ciudad ausente et 2666...................................... 241 2. Les formes narratives................................................................ 249 2.1. Les axes narratifs et la multiplicité d’histoires.................. 249 2.2. Le retour d’une narrativité traditionnelle........................... 263 3. Les formes réflexives................................................................ 282 3.1. Le plan explicite................................................................. 282 3.2. Les narrateurs : leurs incertitudes, imprécisions et lieux d’énonciation......................................................... 285 3.3. Les éléments associés aux énoncés réflexifs...................... 290 4. Les formes hybrides.................................................................. 307 4.1. Le plan architectural.......................................................... 307 4.2. La rencontre....................................................................... 309 4.3. La machine......................................................................... 312 4.4. Les crimes et la figure d’Archimboldi............................... 317 Conclusion........................................................................................... 327 Bibliographie....................................................................................... 337 Index des auteurs................................................................................ 353

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Introduction Alors que notre époque semble être dominée par l’image et les médias audiovisuels, il est pertinent de se demander : pourquoi lisons-nous encore des romans ? Pourquoi le roman semble-t-il conserver, de nos jours, le rôle d’une condensation de ce que nous appelons littérature ? Comment se fait-il que ce genre de texte puisse être le plus populaire dans nos sociétés contemporaines, c’est-à-dire celui qui a probablement le plus de succès en termes de marché éditorial et, à la fois, conserver un lien très étroit avec une idée de littérature qui se trouve, apparemment, en danger de mort, car éloignée d’un public de masse ? S’agit-il d’une même idée de roman dans ces deux cas ? Est-ce que le roman s’est complètement transformé en un autre type de texte par rapport aux classiques des trois derniers siècles ? Le constat dont proviennent ces questions est élémentaire et il convient de l’expliciter : ce que nous appelons, de nos jours et en qualité de lecteurs contemporains, littérature n’a pas toujours été le même phénomène pendant toute son histoire. Plus particulièrement, la pratique de l’écriture fut profondément modifiée au cours des XVIIIe et XIXe siècles, période qui coïncide avec la naissance du genre romanesque moderne, comme nous le verrons en détail dans les pages qui suivent. Or, l’idée de littérature née à partir de ces transformations et à ce moment-là, est-elle réellement obsolète, oubliée ou en danger actuellement ? Ne fait-elle plus partie des préoccupations des écrivains aujourd’hui ? S’est-elle vraiment métamorphosée en une autre pratique, entièrement différente de l’idée de littérature moderne ? Ce que nous constatons à l’égard de l’idée de littérature est indéniable aussi quant à la théorie littéraire : elle n’est pas uniforme depuis la tradition poétique ou rhétorique classique jusqu’à nos jours. Tout comme l’idée moderne de littérature, la pratique d’écriture qui traite des textes littéraires n’a pas toujours été la même, de sorte que ce que nous appelons aujourd’hui «  théorie  » ne s’identifie pas intégralement aux disciplines classiques. Or, de même que nous nous interrogeons sur la vitalité de l’idée de littérature, nous pouvons poser la question suivante : le phénomène particulier de la théorie littéraire du XXe siècle est-il actuellement anachronique ? Convient-il, pour les études littéraires, de tourner la page de la théorie littéraire du siècle dernier, en l’accusant non seulement d’être obsolète, mais d’être coupable de la diminution de l’intérêt que suscite l’écriture littéraire auprès des nouvelles générations ? Dans cet ordre d’idées, à un moment où les études littéraires semblent s’orienter de plus en plus vers une attitude post-critique ou post-théorique, 13

La littérature obstinée

il nous a semblé nécessaire de repenser, en parallèle à cette idée du roman moderne et de sa possible vigueur actuelle, ce que fut la théorie littéraire et ses relations avec le genre romanesque. Il était important donc, dans cette étude, de s’interroger également sur la pensée théorique à propos de la littérature, notamment à la lumière de la théorie du roman, afin d’observer si elle est – aussi – véritablement anachronique ou superflue de nos jours. Autrement dit, il est fondamental, à nos yeux, de repenser la question suivante : est-il pertinent, pour les études littéraires, de s’immerger dans l’abandon de toute possibilité théorique, au profit d’une critique culturelle globale et sans autre spécificité que l’analyse de « documents » culturels, à partir de critères uniformisés ? Ainsi, toutes ces problématiques autour du roman, mais aussi autour de la théorie du roman ont motivé la recherche que nous présentons ici. En ce sens, cet ensemble de questions traverse et oriente l’intégralité de ce livre, raison pour laquelle sa structure a été organisée à partir de concepts théoriques que nous détaillerons par la suite. Il est indispensable de préciser donc que cette recherche porte sur l’idée de roman, et dans cette mesure, autant sur sa théorie que sur ses formes concrètes. Il ne s’agit pas alors d’un ensemble d’analyses philologiques ou d’explications de texte à partir d’un corpus donné de romans hispano-américains. Il sera question plutôt d’examiner les traits dominants du genre au sein de la théorie du roman, d’observer jusqu’à quel point ils demeurent d’actualité dans la poétique de trois écrivains en particulier, et d’analyser les effets de ces traits dans la construction concrète des formes romanesques de ces mêmes auteurs. Ainsi, avant d’exposer la réflexion issue de toutes ces questions, il convient de rappeler ce que nous entendons par « idée de roman moderne », pour ensuite expliquer le choix des auteurs hispanoaméricains ainsi que leur relation avec cette idée problématique de littérature, afin d’expliquer, en dernier lieu, la structure de cette recherche.

L’idée de roman moderne Central to the theorization of the novel as a historical entity is the premise that the novel, the quintessentially modern genre, is deeply intertwined with the historicity of the modern period, of modernity itself. Michael McKeon, « Introduction » Theory of the Novel, A Historical Approach

Le roman moderne a généré une série complexe de questions théoriques et formelles. Cet ensemble de formes et de questionnements implique, à son tour, une idée de littérature particulière. Ainsi, la question du roman –  de son identification, de sa définition, de son 14

Introduction

origine et de sa tradition – nous mène à une tâche fort exigeante, étant donné que réfléchir à la notion de roman moderne veut dire aussi penser à une conception donnée de la littérature. Il suffit de s’interroger sur l’utilisation courante que l’on fait du terme « roman » pour se rendre compte que cette notion – et la conception de la littérature qu’elle entraîne – demeurent problématiques. Ce caractère problématique du terme « roman » est visible notamment du point de vue de l’histoire littéraire : l’origine de ce genre reste difficile à identifier et il dépend dans une mesure considérable de la façon dont le roman est lu de nos jours. Le débat sur l’origine et la définition du roman moderne qui a eu lieu au XXe siècle reste ouvert et comporte encore de multiples versants. Marina Mackay résume cette situation de la façon suivante, en particulier dans le contexte anglophone : L’histoire de l’émergence du roman peut être racontée différemment selon ce que vous pensez qu’un roman est en réalité. […] Ainsi, la divergence est énorme, tant géographiquement que temporellement : d’une part, le roman est le produit d’une antiquité classique culturellement hybride, et d’autre part, le résultat de la transition de la Grande Bretagne vers la modernité capitaliste (MacKay 2011 : 21, notre traduction1).

Selon MacKay, l’établissement d’un moment d’émergence du roman repose sur la notion qu’on a en tant que lecteurs de romans, ce qui ramène la question à une sorte d’aporie : « votre datation de l’origine du roman dépend de votre définition du roman, mais votre définition dépend de la datation que vous donnez » (2011 : 23, n. t.). Néanmoins, la perspective de MacKay explique pourquoi certains auteurs peuvent lire le roman comme s’il s’agissait d’un genre qui existait depuis les Grecs, comme Margaret Anne Doody dans The True Story of the Novel (1996), et d’autres traitent la question comme si l’émergence de cette forme narrative était indissociable des sociétés modernes capitalistes, comme c’est le cas d’auteurs influents tels que Ian Watt, avec The Rise of the Novel (1957) ou, plus récemment, de l’orientation de la compilation Theory of the Novel, A Historical Approach (2000), de Michael McKeon. Au sein de la tendance selon laquelle l’origine du roman est quelque chose de strictement moderne, il y a principalement deux textes considérés comme fondateurs, selon que l’on travaille la tradition anglo-saxonne ou la tradition hispanique : Robinson Crusoé (1719) de Daniel Defoe et Don Quichotte (1605 et 1615) de Miguel de Cervantès (Robert 1972 : 11).

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Dorénavant, cette indication sera abrégée par n. t.

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La littérature obstinée

La vision de MacKay du débat autour des origines du roman devient intéressante pour introduire notre recherche précisément grâce au constat suivant : si l’on privilégie certains traits du roman plutôt que d’autres, on tracera l’origine du genre dans des textes de la tradition classique, ou on la recréera à partir de certains textes européens du XVIIIe siècle et, particulièrement dans le contexte hispanique, au XVIIe siècle à partir de Don Quichotte. De ce point de vue, et en ayant conscience du fait que « dans l’histoire littéraire, tout comme dans la littérature elle-même, les commencements explicatifs et les fins révélatoires sont aussi artificiels que séduisants » (MacKay 2011 : 33, n. t.), cette étude prétend montrer comment certains traits du roman contemporain hispano-américain établissent un dialogue incontournable avec ce qu’on appellera l’idée de « roman moderne ». En ce sens, peut-être faudrait-il situer nos recherches plutôt dans la deuxième perspective signalée par MacKay, c’est-àdire celle qui privilégie des caractéristiques développées à un moment historique donné qui commencerait au XVIIIe siècle2, de manière parallèle à la formation des sociétés capitalistes et industrialisées en Europe, et plus tard en Amérique, et qui continuerait à se développer pendant les XIXe et XXe siècles. Dans cet ordre d’idées, ce qu’on appelle l’idée de roman moderne constitue donc un concept assez difficile à saisir, étant donné que ses enjeux sont également ceux d’une conception de la littérature caractéristique de nos sociétés occidentales modernes. D’où l’espace privilégié du roman à l’intérieur des études littéraires récentes et aussi – probablement – sa prédominance parmi les genres narratifs pendant les deux derniers siècles. Poursuivons en nous déplaçant vers le contexte de la littérature hispanoaméricaine contemporaine, c’est-à-dire concrètement celui postérieur au succès, dans les années 1960 et 1970, d’auteurs maintenant considérés comme classiques tels que Gabriel Ga­rcía Márquez (1927), Mario Vargas Llosa (1936), Julio Cortázar (1914-1984) ou Carlos Fuentes (1928-2012) parmi d’autres. Ce contexte litté­ raire récent commencerait donc à partir des années 1980 et il est sans doute caractérisé par une prolifération de figures individuelles, à laquelle il serait probablement inutile d’imposer des mouvements unifiés. Or, dans ce contexte que nous tenons pour contemporain, trois figures particulières surgissent, dont l’œuvre expose un rapport extrêmement proche de certains traits du genre romanesque moderne. Il s’agit des

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Certes, ayant comme antécédent le Don Quichotte de Cervantès, ouvrage récupéré et valorisé par des auteurs du XVIIIe siècle tels que Laurence Sterne (1713-1768) ou Denis Diderot (1713-1784), (MacKay 2011 : 151).

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Introduction

Argentins Juan José Saer (1937-2005) et Ricardo Piglia (1940)3, et du Chilien Roberto Bolaño (1953-2003), figures d’ailleurs assez reconnues dans le domaine académique. L’hypothèse que nous explorerons consiste donc à établir un lien entre le projet esthétique de ces écrivains et trois caractéristiques précises de l’idée de roman moderne, caractéristiques qui seront expliquées dans les pages qui suivent. Avant d’établir ce lien, il faudrait revenir sur le fait que le genre romanesque pose un problème fondamental à l’analyse, problème qui s’apparente à la discussion énoncée par MacKay sur ses origines : une tradition homogène et unique de ce genre littéraire est inexistante. Alors, d’un côté, les origines du roman restent problématiques, car elles dépendent de notre conception actuelle du genre, et d’un autre côté, le terme de roman est employé pour identifier une multiplicité de textes hétérogènes provenant de traditions différentes. Certes, entre le XVIIIe et le XXe siècle, l’histoire littéraire a regroupé des textes divers sous la catégorie de «  roman  ». Cette difficulté a été exposée par Jean-Marie Schaeffer de la façon suivante : Cette dérive sémantique du terme explique l’existence de rétroprojections abusives dont notre notion commune actuelle de ‘roman’ est le cas le plus exemplaire : l’attrait quelque peu fatal que le concept de ‘théorie du roman’ exerce sur les études littéraires est sans doute dû entre autres au fait que nous confondons l’identité du terme avec une supposée identité sémantique transhistorique qui guiderait son évolution. Or, de facto, selon le champ référentiel qu’on privilégie (ce qui, dans beaucoup de cas, signifie concrètement  : selon le siècle dont on est spécialiste), le terme possède des compréhensions diverses et, sur certains points, inconciliables (Schaeffer 2004 : 292).

La pluralité de formes et de conceptions du roman est bien réelle et elle met en scène des difficultés au moment de le penser en tant que genre littéraire. Pourtant, cette « supposée identité sémantique transhistorique » du roman ne nous semble pas être si illusoire, même en sachant, avec MacKay, qu’elle est toujours construite a posteriori et, surtout, en fonction de la notion contemporaine du genre littéraire. Certes, les romans des XVIIIe et XIXe siècles constituent un corpus assez varié, et cela sans évoquer les différences linguistiques et nationales, voire régionales des textes. Néanmoins, il est possible d’identifier certains éléments qui permettent d’établir une distinction entre le roman moderne et les formes romanesques prémodernes (comme le « roman » grec, « la picaresca » ou les romans de chevalerie, par exemple). Le fait de reconnaître des différences historiques et contextuelles précises n’implique pas pour 3

En ce qui concerne le jeu des dates de naissance de Piglia, voir Daniel Mesa Gancedo (2006 : 167) et aussi Valeria Sager (2012).

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La littérature obstinée

autant qu’il soit impossible de postuler une idée de roman moderne, idée qui contiendrait des problématiques communes à une partie importante des textes fictionnels en prose parmi les plus importants des trois derniers siècles. De ce point de vue, on considère qu’il est productif de formuler certains traits identifiables et communs à une série de textes romanesques, tout en conservant l’adjectif moderne, afin d’éviter des ambiguïtés, et partant du fait que l’on construit cette idée a posteriori et toujours à partir d’un corpus hétérogène. En outre, pour revenir à la citation de Schaeffer, cette « supposée identité sémantique transhistorique » du terme roman reste active du côté des romanciers eux-mêmes, dans la mesure où ils doivent travailler sur une idée de roman et, à la fois, sur la matérialité des textes qui ont été identifiés comme des romans. Il convient de clarifier que nous employons le terme actif ou active dans le sens d’un élément qui agit et, par voie de conséquence, qui produit des effets, comme nous le verrons tout au long de cette étude. Certainement, le romancier a affaire à un ensemble de possibilités virtuelles à partir duquel il projette son travail, conçu, lui aussi, comme un roman. Cette position vis-à-vis de l’idée de roman moderne trouve des échos dans la façon dont Gérard Genette pensait au genre littéraire dans sa célèbre « Introduction à l’architexte » : Il nous suffira donc, pour l’instant, de poser qu’un certain nombre de déterminations thématiques, modales et formelles relativement constantes et transhistoriques […] dessinent en quelque sorte le paysage où s’inscrit l’évolution du champ littéraire, et, dans une large mesure, déterminent quelque chose comme la réserve de virtualités génériques dans laquelle cette évolution fait son choix – non parfois sans surprises, bien sûr, répétitions, caprices, mutations brusques ou créations imprévisibles (Genette 1986 : 154).

Cette « réserve de virtualités génériques » – qui caractériserait le genre littéraire selon Genette – fait partie des matériels au moment de la production d’un texte donné. Schaeffer lui-même s’accordait sur ce point dans un autre texte, intitulé « Du texte au genre » : « […] pour tout texte en gestation le modèle générique est un ‘matériel’ parmi d’autres sur lequel il ‘travaille’ » (Schaeffer 1986 : 197). L’idée de roman moderne, telle qu’on la postule ici, fonctionne donc de la même façon, c’est-à-dire comme ce champ virtuel sur lequel ces trois écrivains contemporains hispanoaméricains travaillent. L’objectif est donc de montrer des caractéristiques communes entre cette idée de roman moderne et le roman contemporain hispano-américain, en particulier à travers les trois figures de Saer, Piglia et Bolaño. Il s’agit de montrer comment leurs poétiques reprennent sans cesse les éléments de ce champ virtuel du roman moderne et comment ces éléments-là produisent des formes concrètes.

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Introduction

L’idée de roman moderne à laquelle appartiennent les œuvres romanesques de Saer, de Piglia et de Bolaño implique, au moins, trois éléments : d’abord, une notion héritée de littérature moderne assez complexe, ensuite des éléments formels associés à ce genre littéraire et, finalement, des idées apportées par la théorie du roman – depuis ses origines romantiques allemandes, en passant par le développement du genre lui-même aux XVIIIe et XIXe siècles, jusqu’à la théorie littéraire proprement dite du XXe siècle. Il est important de remarquer que ces trois éléments entraînent donc un caractère double : ils concernent les pratiques et les formes d’écriture et, à la fois, ils relèvent d’une pensée théorique. L’idée de roman moderne qu’on essayera d’ébaucher et qui, de ce point de vue, est active chez ces trois auteurs hispano-américains, se nourrit donc de caractéristiques formelles des romans depuis le XVIIIe siècle européen et, en même temps, des postulats de la théorie du roman. La recherche portera donc d’abord sur certaines caractéristiques des projets esthétiques de Saer, Piglia et Bolaño que l’on considère comme indissociables de trois traits particuliers de l’idée de roman moderne. Ces traits perçus comme fondamentaux et inhérents au genre romanesque moderne sont : l’indétermination, la relation à l’expérience et la réflexivité. Notre étude présentera ainsi la façon dont la poétique de ces auteurs hispano-américains tourne autour d’un travail sur ces trois piliers du roman moderne, pour ensuite analyser quels sont les effets spécifiques de ces traits au sein de quelques-uns de leurs textes romanesques. En ce qui concerne la méthodologie, il convient de préciser que la lecture comparée initiale des auteurs nous a permis de postuler l’existence d’une idée de littérature compatible entre les trois, ce qui nous a mené à chercher, par la suite, des caractéristiques marquantes du texte romanesque au sein de la théorie du roman. Les trois traits fondamentaux que nous proposons sont donc le résultat de la convergence des lectures croisées de Saer, Piglia et Bolaño, d’une part, et de la lecture de la théorie du roman, de l’autre. De même, l’approche théorique générale part d’une relecture critique de plusieurs aspects : elle s’inspire principalement de certains éléments du formalisme russe, du structuralisme français, des travaux narratologiques classiques et de ceux plus récents et, à la fois, elle reprend certains concepts de la théorie critique, en particulier de la pensée de Theodor Adorno, Walter Benjamin et Georg Lukács.

Sur Juan José Saer, Ricardo Piglia et Roberto Bolaño Le choix de ces trois auteurs hispano-américains obéit à une volonté qu’il convient d’expliciter, étant donné que leurs œuvres sont très différentes et qu’ils n’appartiennent pas à une même génération (Bolaño est né plus de dix ans après Saer et Piglia). De même, malgré le fait 19

La littérature obstinée

qu’ils appartiennent à une même aire géographique, celle du Cône Sud, leurs parcours se distinguent par l’influence de domaines intellectuels et culturels extérieurs à l’Argentine et au Chili. Sans nous attarder ici sur les détails biographiques, il est toutefois pertinent d’indiquer que Saer a vécu en France à partir de 1968 jusqu’à son décès à Paris, le 11 juin 2005, et qu’il a été enseignant à l’Université de Rennes4. Quant à Piglia, qui s’est récemment réinstallé en Argentine, il a vécu pendant plusieurs années entre Buenos Aires et les États-Unis, où il a enseigné dans des universités prestigieuses, notamment à Harvard et Princeton5. Finalement, en ce qui concerne Bolaño, il convient de rappeler qu’il a vécu au Chili pendant son enfance et préadolescence ; qu’il est ensuite parti avec sa famille au Mexique en 1968, pour retourner brièvement au Chili en 1973 à l’époque du gouvernement de Salvador Allende et de son renversement par le coup d’État de Pinochet  ; et qu’il a fini par s’installer en Espagne en 1977, où il est mort en 2003, à Barcelone6. Contrairement à Saer et à Piglia, Bolaño n’a pas exercé le métier de professeur de littérature. Il est clair à partir de ces données que les contextes sont très variés de l’Argentine, aux États-Unis, en passant par la France, le Chili, le Mexique et l’Espagne, tout comme le sont aussi les relations de chacun avec l’Université, l’enseignement, la presse et la critique littéraire. En dépit de la singularité de ces histoires de vie, et l’influence qui s’ensuit de contextes géographiques et culturels si différents (comme le français, l’états-unien, le mexicain ou l’espagnol, ou plus précisément, le catalan), il convient de signaler que ces auteurs partagent des éléments au sein de leurs poétiques, comme cette recherche tentera de le montrer. D’abord, et sur un plan anecdotique, certains de ces écrivains ont eu des liens entre eux, ce qui relève, au moins, d’un intérêt réciproque dans certains cas. En particulier Piglia et Saer ont conservé un lien d’amitié pendant longtemps, dont témoigne le livre Diálogo (Piglia et Saer 2010) en qualité de recueil de plusieurs conversations littéraires entre les deux écrivains. D’autre part, un dialogue virtuel entre Piglia et Bolaño a été publié dans le supplément culturel Babelia de El País, le 3 mars 2001 (Piglia et Bolaño 2001 : 6-7), où ils discutent de plusieurs auteurs de la littérature mondiale et latino-américaine. Or, en dépit du fait que ce dialogue semble être l’unique trace d’un contact direct entre Piglia et Bolaño, il est possible d’entrevoir un intérêt réciproque. D’ailleurs, 4

Voir la chronologie établie par Julio Premat dans l’édition critique de Glosa, El entenado (Saer 2010b : 457-472). 5 Voir l’« Annexe: Bio-bibliographie de Ricardo Piglia » d’Orecchia Havas: « il commence en 1976 à voyager et à enseigner aux États-Unis, où il sera régulièrement et jusqu’à aujourd’hui professeur invité, notamment dans les universités de Berkeley, San Diego, Harvard et Princeton » (Orecchia Havas 2010b : 433). 6 Une chronologie a été publiée dans Archivo Bolaño 1977-2003 (2013 : 131-132).

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Bolaño fait allusion à Piglia dans ses entretiens (Bolaño 2011a : 81) et dans Entre paréntesis, en particulier à propos de sa lecture de Roberto Arlt: « ¿qué hubiera pasado si Piglia, en vez de enamorarse de Arlt, se hubiera enamorado de Gombrowicz ?… en cualquier caso es Piglia quien eleva a Arlt dentro de su propio ataúd, sobrevolando Buenos Aires, en una imagen muy pigliana o muy arltiana, pero que, en rigor, sólo sucede en la imaginación de Piglia y no en la realidad » (Bolaño 2004a : 27). Cette remarque ironique de Bolaño dévoile son désaccord avec Piglia quant à la valorisation d’Arlt mais, en même temps, relève de la connaissance que le Chilien avait de l’œuvre et des essais de l’écrivain d’Adrogué. De même, Piglia a manifesté sa connaissance de Bolaño dans certains entretiens en étant plutôt élogieux : « Bolaño es un gran escritor y no podemos saber cuáles son los caminos que su obra abrirá en el futuro » (Piglia 2010a). En revanche, Bolaño ne fait pas d’allusion à Saer, de même que ce dernier ne fait aucune référence au Chilien. Cette absence de lien personnel n’empêche pas pour autant que nous ne puissions étudier leurs projets esthétiques comme ayant certains points en commun et comme étant contemporains. Ainsi, tout en mettant en œuvre des projets bien distincts, Piglia et Saer, d’une part, et Piglia et Bolaño, de l’autre, ont eu un contact personnel, même si ce dernier n’a été que virtuel. Au-delà du niveau anecdotique qui concerne les rapports personnels entre ces auteurs, il est important de souligner l’intérêt qui a guidé leurs lectures réciproques, sauf pour Bolaño et Saer, évidemment. Cet intérêt n’implique pas nécessairement des traits en commun mais, au moins, il entraîne une lecture attentive et curieuse de leurs projets respectifs. Outre cet aspect, les traits partagés par les poétiques de Saer, Piglia et Bolaño sont précisément ceux que nous identifions comme des piliers encore actifs de l’idée de roman moderne. Cela veut dire que leurs conceptions de la littérature sont fortement influencées par l’indétermination, le rapport à l’expérience et la réflexivité tels que nous définirons ces notions dans les trois premières parties de cette étude. Et ce, même si les effets produits par ces traits sont singuliers pour chacun des auteurs, comme nous le verrons à propos de quelques-uns de leurs romans. Il ne s’agit donc pas de postuler une réflexion sur les trois auteurs de manière indépendante et exhaustive, mais plutôt d’établir une lecture transversale des trois poétiques à partir de ces caractéristiques encore actives et apparemment inhérentes à l’idée de roman. Cette lecture croisée tente d’exposer les singularités des trois auteurs dans chaque cas, en indiquant simultanément les manières dont l’indétermination, le rapport à l’expérience et la réflexivité demeurent des traits communs à leurs poétiques.

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Ainsi, le choix des œuvres de Saer, de Piglia et de Bolaño nous permet de montrer l’actualité de cette idée de roman moderne, particulièrement à travers les trois traits proposés et leurs effets sur la composition des romans. Cependant l’indétermination, le rapport à l’expérience et la réflexivité ne sont pas les seuls points en commun entre ces trois auteurs : tant les deux Argentins que le Chilien font partie d’un ensemble d’écrivains contemporains plus ou moins consacrés, dans la mesure où ils ont suscité un nombre très important de lectures critiques depuis plusieurs années. Cette reconnaissance de la part de la critique, des universités, mais aussi d’un public large fait de l’œuvre de ces trois figures un domaine adéquat pour retracer la vigueur ou l’anachronisme de l’idée de roman moderne dans le contexte hispano-américain. Au-delà des polémiques précises autour de la valorisation ou de la médiatisation éditoriale de ces trois écrivains, le fait d’être reconnus par les critiques et les lecteurs depuis un certain temps justifie, à nos yeux, que leurs textes soient un « lieu » privilégié pour étudier l’idée contemporaine de roman dans son rapport avec l’idée moderne de littérature. Cela ne veut pas dire que l’abondance de bibliographie critique soit une garantie de la valeur ou de la qualité de ces écrivains, mais simplement que, lorsque la question de la vitalité d’une idée de littérature donnée est en jeu, il est convenable de commencer la recherche par certains auteurs qui sont reconnus tant par l’institution universitaire que par la critique littéraire et le public de lecteurs en général. Il est important tout de même de préciser que le succès relatif de ces auteurs en termes éditoriaux et académiques n’est pas le seul critère pris en compte : les traits que nous avons proposés au sein de la théorie du roman et des poétiques de Saer, Piglia et Bolaño se sont avérés pertinents au fur et à mesure que la recherche avançait, ce qui a consolidé le choix aussi a posteriori. De cette façon, la construction et le développement de la recherche en eux-mêmes confirment la décision initiale et demeurent le critère central à l’égard des écrivains étudiés. Ainsi, nous sommes consciente que d’autres auteurs hispano-américains contemporains – médiatisés dans une plus forte ou faible mesure que les nôtres – auraient pu faire partie de ce « lieu » où il est question de savoir si l’idée de littérature moderne est encore en vigueur. Néanmoins, l’inclusion d’autres écrivains aurait impliqué, outre les difficultés pratiques, notamment par rapport à l’extension de cette étude et à la précision des analyses, une vocation ou une intention d’établir une tendance de la littérature latino-américaine contemporaine. Cette intention, solidaire d’un esprit encyclopédique, n’est pas celle de cette étude. Ainsi, l’élargissement du corpus et des auteurs étudiés, tout en étant cohérent avec l’établissement d’une tendance littéraire, aurait entraîné leur inscription dans un panorama hispano-américain global actuel, ce qui est en dehors de la portée de cette 22

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étude. Plus que l’établissement d’une tendance, cette recherche s’oriente donc vers l’analyse comparative et détaillée de cette idée de littérature moderne.

La structure Puisqu’il s’agit d’une étude autour de l’idée de roman et des formes de celui-ci, l’organisation que nous avons adoptée est la suivante. La première partie, intitulée « L’indétermination », possède simultanément deux fonctions : d’abord, et comme son titre l’indique, elle expose un premier chapitre sur l’indétermination comme trait attribué au roman au sein de la théorie canonique du genre, pour ensuite déployer cette même indétermination au sein de la poétique des trois auteurs hispanoaméricains à travers trois chapitres indépendants dédiés aux textes critiques et aux essais de chacun d’entre eux. La deuxième fonction de cette première partie est de présenter la poétique et l’œuvre générale de Saer, Piglia et Bolaño, raison pour laquelle les trois chapitres dédiés aux auteurs sont particulièrement longs. Cette présentation simultanée de l’indétermination de l’idée de roman au sein de leurs poétiques, et de la description générale de leurs œuvres répond à une volonté d’introduire les auteurs à partir de la problématique, et non de manière isolée, comme si leurs poétiques pouvaient se différentier de la question du roman moderne. De cette façon, la lecture générale que nous proposons de leurs poétiques ainsi que le panorama global de leurs romans se déploient dans cette première partie. Le modèle structurel qui consiste en un premier chapitre introduisant le débat à l’intérieur de la théorie du roman, suivi de trois chapitres indépendants consacrés à l’étude de l’œuvre critique et des essais de Saer, Piglia et Bolaño a été conservé pour la deuxième et la troisième partie, qui portent respectivement sur le rapport à « L’expérience » et sur « La réflexivité ». Ainsi, la deuxième partie se concentre sur la question de l’expérience, sans s’attarder sur les caractéristiques plus générales de ces poétiques. Suivant ce modèle, le premier chapitre est consacré au rapport entre le roman et l’expérience à l’intérieur de la théorie, et les trois suivants traitent le corpus d’essais, d’articles journalistiques et d’entretiens des trois auteurs, en fonction de ce rapport entre le roman et l’expérience. La troisième partie porte sur « La réflexivité » et inclut également un chapitre où ce trait est étudié au sein de la théorie classique du roman. Ensuite, et contrairement aux deux parties précédentes, elle contient un deuxième chapitre où nous expliquons l’emploi du terme réflexivité au détriment de celui de métafiction. Il convenait de justifier les raisons de ce choix terminologique et conceptuel, étant donné l’actualité du débat 23

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autour de la métafiction dans les études sur la littérature contemporaine. Compte tenu de l’ampleur et de la singularité de ce débat, nous avons décidé de lui consacrer un chapitre à part. Ensuite, et conservant le même modèle que les précédents, les trois chapitres suivants traitent la poétique de Saer, Piglia et Bolaño, cette fois-ci du point de vue de la réflexivité. Les trois parties décrites jusqu’ici se concentrent principalement sur un corpus non romanesque spécifique. En ce qui concerne Saer, les textes étudiés sont principalement : El concepto de ficción (1997), La narración-objeto (1999) et Trabajos (2005), de même que Diálogo (2010)7, où l’auteur discute avec Piglia ; de ce dernier, outre les dialogues avec Saer, les textes travaillés sont spécialement Crítica y ficción (2001 et 1986) et El último lector (2005) ; finalement en ce qui concerne Bolaño, les principaux livres sont Entre paréntesis (2004a), le recueil d’articles et de conférences édité par Ignacio Echevarría, et Bolaño por sí mismo, entrevistas escogidas (Bolaño 2011a). La quatrième et dernière partie s’intitule « Les formes du roman ». Celle-ci est consacrée à l’étude des effets produits par les trois traits antérieurs au sein de romans concrets. Les textes choisis pour cette analyse des formes romanesques sont La grande de Saer, La ciudad ausente de Piglia et 2666 de Bolaño, pour des raisons qui seront détaillées tout au long du premier chapitre de cette partie. La structure de cette partie est quelque peu différente de celle des trois précédentes, dans la mesure où quelques formes précises sont étudiées à travers ces romans, et ce sont celles-ci qui déterminent l’organisation des analyses : il s’agit de ce que nous proposons d’appeler les formes narratives, réflexives et hybrides. Ainsi, les romans des auteurs ne sont pas analysés séparément, comme c’est le cas à propos du corpus d’essais et d’entretiens – où nous présentons un chapitre par auteur pour chacun des traits de l’idée de roman. Au contraire, les analyses de ces formes romanesques sont exposées de façon à faire dialoguer sans cesse les trois textes et à comparer les singularités de ces types de formes dans chacun des cas. Le premier chapitre justifie donc le choix des romans ; les deux suivants portent respectivement sur les formes narratives et les formes réflexives, où nous essayons d’observer dans chaque cas le retour de certains aspects traditionnels et l’incorporation d’autres qui pourraient apporter de la nouveauté au genre romanesque ; le quatrième et dernier chapitre expose une analyse de ce que nous proposons d’appeler les formes hybrides à l’intérieur de ces trois romans hispano-américains, en justifiant comment celles-ci constituent des effets de l’idée de roman moderne. De même, ces formes hybrides ont permis de postuler une lecture d’ensemble de La grande, de La ciudad ausente et de 2666. 7



D’autres versions ont été publiées précédemment (Piglia et Saer 1990, 1995).

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La logique d’organisation des quatre parties de cette étude répond, d’une part, au besoin d’établir une lecture comparative des trois auteurs, et de l’autre, à la volonté d’analyser l’idée de roman tant dans sa dimension théorique que dans ses formes concrètes. Ainsi, au lieu de trois parties isolées, dont chacune aurait porté sur chacun des auteurs, nous en avons envisagé quatre où les textes de Saer, Piglia et Bolaño sont analysés de plusieurs points de vue et confrontés systématiquement : d’abord, en fonction des traits du roman proposés, en ce qui concerne leurs essais et entretiens – et donc dans le rapport à l’aspect théorique de cette idée de roman au sein de leurs poétiques ; et ensuite, à partir de l’analyse des formes romanesques concrètes, pour ce qui est de l’étude de La grande, de La ciudad ausente et de 2666 – c’est-à-dire, en ce qui concerne l’aspect formel de cette même idée de roman. Cette structure se justifie donc parce qu’elle a permis de conserver les deux aspects à propos de l’idée de roman moderne, c’est-à-dire qu’elle doit être pensée à partir de son versant théorique, mais aussi en fonction de ses formes concrètes, et ce en particulier dans le contexte littéraire contemporain hispano-américain. Enfin, quant aux questions pratiques, il convient de noter que l’ordre d’apparition des trois auteurs hispano-américains est chronologique dans tous les chapitres, suivant leurs dates de naissance. De même, la bibliographie critique étant très abondante en ce qui concerne les œuvres respectives de Saer, de Piglia et de Bolaño, elle a été citée en fonction de sa pertinence à l’égard des problématiques traitées dans chacune des parties. Ainsi, cette bibliographie critique secondaire n’a pas été citée d’une manière exhaustive, étant donné que la multiplicité de sujets, d’approches et d’articles autour de ces auteurs ne concerne pas, dans plusieurs cas, la lecture qui en est faite ici. De la même façon, la bibliographie théorique se voit souvent restreinte aux textes traitant strictement du roman : nous ne nous attardons donc pas sur des textes théoriques classiques portant sur tous les genres narratifs, sur un concept large de fiction ou même sur ceux qui envisagent une tradition littéraire élargie jusqu’au domaine classique ou médiéval. Ces restrictions se justifient par un souci de clarté et d’acuité dans l’établissement de la problématique de l’idée de roman, déjà assez complexe dans le contexte moderne. Piglia énonçait, dans son dialogue avec Saer, trois tendances qu’il croyait identifier dans le roman contemporain  : une négative, une postmoderne (comprise comme hybridation d’une culture de masse et d’une haute culture) et une non-fictionnelle (où prédomine la narration factuelle, celle de faits réels). Ricardo Piglia affirme: « Por un lado una suerte de poética negativa […]. Por otro lado estaría la línea que tiende a unir la cultura de masas y la alta cultura […]. Y por último vería otra posible línea por el lado del trabajo con la no ficción » (Piglia et Saer 2010 : 20-21). Face à cette hypothèse, et même si l’œuvre des trois 25

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auteurs hispano-américains étudiés ici peut comporter parfois des éléments de chacune de ces tendances, selon les grilles de lecture ou les modèles critiques employés, nous allons trouver tout au long de cette étude un type de roman quelque peu différent, qui ne coïncide pas strictement avec cette caractérisation. Ni entièrement négatif ni postmoderne ni non-fictionnel, ce roman contemporain ressemble plutôt à une persistance obstinée de l’idée moderne de littérature, idée qui continue à produire de nouvelles formes et qu’il convient, très probablement, de repenser. En effet, si nous faisons allusion à la littérature obstinée, c’est dans la mesure où nous souhaitons démontrer que cette idée de roman moderne persiste à travers ces trois figures contemporaines, constat qui traverse l’ensemble de cette étude. Ainsi, cette idée de roman profondément moderne perdure comme un noyau fondamental de production de nouvelles formes littéraires. Il est donc important de se demander pourquoi cette idée continue d’être en vigueur : et si, comme nous allons l’exposer, elle est toujours d’actualité, c’est très probablement car cette obstination implique aussi une résistance. Ainsi, le roman moderne persiste comme champ générique virtuel de nos auteurs, mais il est aussi une forme de résistance face aux conventions qui dominent notre présent et à l’uniformisation des pratiques culturelles, comme nous le montrerons tout au long de cette recherche. L’aspect obstiné de cette littérature, compris à la fois comme persistance et comme résistance, est donc sous-jacent à toute la réflexion que nous avons menée ici. Poursuivons maintenant dans cette voie, à partir de l’étude détaillée de cette idée et de ce roman contemporain proposé par Saer, Piglia et Bolaño.

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I. L’indétermination 1.  Le roman en tant que genre indéterminé Souvent caractérisé comme un genre multiple, hybride, «  révolution­ naire et bourgeois, et démocratique par choix » (Robert 1972 : 14), le roman semble échapper aux efforts de définition et à la fois bénéficier d’une sorte de liberté absolue en ce qui concerne ses formes. Selon Marthe Robert, dans Roman des origines et origines du roman (1972) : Avec cette liberté du conquérant dont la seule loi est l’expansion indéfinie, le roman, qui a aboli une fois pour toutes les anciennes castes littéraires – celles des genres classiques –, s’approprie toutes les formes d’expression, exploite à son profit tous les procédés sans même être tenu d’en justifier l’emploi (1972 : 14).

Cette liberté est perçue à partir de la comparaison entre le roman moderne et les genres classiques qui le précèdent, étant donné que le genre romanesque peut intégrer plusieurs registres linguistiques et, même, divers genres littéraires : De la littérature, le roman fait rigoureusement ce qu’il veut : rien ne l’empêche d’utiliser à ses propres fins la description, la narration, le drame, l’essai, le commentaire, le monologue, le discours ; ni d’être à son gré, tour à tour ou simultanément, fable, histoire, apologue, idylle, chronique, conte, épopée ; aucune prescription, aucune prohibition ne viennent le limiter dans le choix d’un sujet, d’un décor, d’un temps, d’un espace ; le seul interdit auquel il se soumette en général, celui qui détermine sa vocation prosaïque, rien ne l’oblige à l’observer absolument, il peut s’il le juge à propos contenir des poèmes ou simplement être ‘poétique’(Robert 1972 : 15).

Selon M. Robert, le roman a donc la capacité d’employer plusieurs genres littéraires, de parler de divers sujets et de construire son univers fictionnel sans restriction d’époque ou d’espace. La seule contrainte – qui d’après M. Robert peut ne pas être respectée1 – est de demeurer prosaïque, sans 1

La catégorie de « poétique » reste assez vague pour décrire le texte romanesque. Néanmoins, cette indistinction entre roman et poésie demeure intéressante, car elle est héritée de la tradition romantique allemande et liée à une conception du roman comme « genre poétique romantique », comme on l’indiquera après. Toutefois, et même si cette indifférenciation entre le « romanesque » et le « poétique » possède une tradition importante, il est intéressant de souligner que, malgré l’hybridation des genres et de formes opérée par le roman moderne, la réception d’un texte en tant que « romanesque » dépend d’une dominance d’un type de narrativité qui n’est pas

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que cela l’empêche d’intégrer des poèmes à l’intérieur de sa structure ou de devenir lyrique à certains moments. L’approche théorique de M. Robert du genre romanesque part donc de cette première observation : le roman se caractérise en essence par une indétermination tant formelle que thématique. Or, l’indétermination évoquée par M. Robert est l’un des traits que l’on a attribué au roman depuis le XVIIIe siècle, et qui vont se développer surtout vers 1800 avec le romantisme d’Iéna et ses postulats autour du roman. De ce fait, la vision de M. Robert montre de manière explicite le caractère indéniablement romantique de cette conception du roman moderne. Néanmoins, vers 1800 l’indétermination ne concernait en principe que la forme du roman, et pas nécessairement son sujet ou son rapport au temps ou à l’espace. Le caractère formel de cette indétermination a été remarqué par les premiers critiques du XVIIIe siècle, caractère dû à son écriture prosaïque. D’après l’étude de Schaeffer, La naissance de la littérature, La théorie esthétique du romantisme allemand (1983) : Il ne faudrait cependant pas sous-estimer les problèmes que la littérature romanesque a posés à la critique du XVIIIe siècle du point de vue formel. D’une part […] les romans en tant que qu’œuvres prosaïques, ne pouvaient être insérées dans le canon des formes poétiques nobles, c’est-à-dire versifiées. Ensuite, aucune des autorités antiques dans le domaine poétologique ne se référait aux romans, il fallait donc s’avancer à ses propres risques et périls. Enfin le foisonnement formel des romans n’était pas fait pour simplifier la tâche, et plus d’un auteur capitule devant la difficulté en affirmant que les œuvres romanesques sont dépourvues de forme (1983 : 33).

On constate que la difficulté de l’approche du roman à cette époque-là passait surtout par une question formelle. Les premiers romans modernes ont été perçus comme des textes qui n’avaient pas de forme définie, et cette conception, qui a commencé à se forger à ce moment-là, va marquer d’une façon frappante les études postérieures sur le roman. Or, la puissante influence de la vision du roman en tant que forme indéterminée est due surtout à une intervention précise des romantiques d’Iéna, action qu’ils réalisent en qualité de pionniers de la théorie littéraire et, en particulier, d’une théorie du roman. Cette opération a déjà été évoquée par Schaeffer: La difficulté d’une définition générique des formes romanesques va être exploitée par le romantisme. En l’occurrence il s’agit d’un véritable coup de génie : l’indétermination sémantique d’un terme (‘roman’) sera interprétée par eux comme indétermination de la forme littéraire sous-jacente. La théorie

caractéristique des poèmes, même de ceux qui sont en prose. De nos jours, le fait qu’un roman puisse être lu en tant que « poétique » ne veut pas dire forcément qu’il y ait une abolition totale des limites entre le roman et le poème.

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L’indétermination

du Roman repose toute entière sur ce court-circuitage épistémologique (Schaeffer 1983 : 35).

Schaeffer soutient qu’à partir de l’indétermination du terme « roman », les romantiques d’Iéna ont créé une forme indéterminée, en postulant par la suite la théorie de ce nouveau genre littéraire a-générique2 et radicalement différent de tous les genres classiques versifiés. Il est important de souligner ici que, au-delà de l’ambigüité sémantique du terme roman à l’époque3, les romantiques ont remarqué le caractère indéfini et difficilement classable des textes romanesques et l’ont transformé en un projet esthétique : ils ont fait de cette caractéristique de la forme romanesque un trait fondamental du nouveau genre, voire son essence. En effet, comme l’indique Schaeffer, on est face à un déplacement conceptuel crucial : le trait de l’indétermination formelle devient l’« essence » et, par la suite, le roman – souvent identifié au genre « poétique romantique » – se transforme en un genre inachevé, toujours en devenir, infini et absolu. Comme l’assure Friedrich Schlegel : « Le genre poétique [Dichart] romantique est encore en devenir; c’est son essence propre de ne pouvoir qu’éternellement devenir, et jamais s’accomplir » (Schlegel  1978  :  112). Le «  genre poétique romantique  » s’identifie à l’idée de roman moderne et s’annonce dorénavant comme le genre de l’indétermination par excellence. Une fois que ce trait essentiel du roman s’établit, le cercle d’Iéna va aller chercher et recréer des paradigmes du roman chez Cervantès ou Boccace : L’idée d’un roman, telle qu’elle a été établie par Boccace et Cervantes, est celle d’un livre romantique, d’une composition romantique, où toutes les formes et tous les genres sont mélangés et entrelacés. Dans le roman, la masse principale est constituée par de la prose, plus diverse que celle d’aucun genre établi par les Anciens (Schaeffer 1983 : 39)4. 2



Le terme est employé par Schaeffer lui-même : « puisque l’a-généricité du Roman est définie comme transgression des limites génériques » (Schaeffer 1983 : 35). 3 Par rapport au terme et son lien avec celui de romantisme, voir aussi Philippe LacoueLabarthe et Jean-Luc Nancy: « On sait que les langues romanes furent les langues vulgaires, pensées comme dérivées du vulgaire romain opposé au latin des clerc. Que les littératures romanes furent les littératures de ces langues, et dont très tôt les formes ou les genres se baptisèrent romant, romanze, romancero ». (Lacoue-Labarthe et JeanLuc Nancy 1978 : 11). En revanche, le terme novela en espagnol provient de l’italien novella, « noticia, relato novelesco » selon le Diccionario de la Real Academia Española (2001). Malgré l’étymologie du mot « roman » en espagnol, le genre en tant que tel garde sans doute des rapports avec le romantisme. 4 La citation originale est : « Der Begriff des Romans, wie Boccaccio und Cervantes ihn aufstellen, ist der eines romantischen Buches, einer romantischen Komposition, wo alle Formen und Gattungen vermischt und verschlungen sind. Im Roman ist die

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La littérature obstinée

L’idée d’un mélange et d’un entrelacement de genres et de formes littéraires, de même que le caractère primordialement prosaïque du genre, trouve des échos dans la citation antérieure de Marthe Robert. On peut donc constater la puissance de cette conception romantique du roman et sa persistance dans certaines théories plus récentes. Le romantisme d’Iéna a produit la première version d’une théorie du roman à partir de ces réflexions et l’on retrouvera le trait de l’indétermination sous plusieurs formes parmi d’autres théoriciens du roman. Pour Lukács, par exemple, dans La théorie du roman (1920) « La composition romanesque est une fusion paradoxale d’éléments hétérogènes et discontinus appelés à se constituer en une unité organique toujours remise en question » (Lukács 2005 : 79). L’indétermination apparaît donc sous la forme d’éléments « hétérogènes et discontinus » ou comme une sorte de caractère essentiellement inachevé : « Ainsi, alors que la caractéristique essentielle des autres genres littéraires est de reposer dans une forme achevée, le roman apparaît comme quelque chose qui devient, comme un processus » (Lukács 2005 : 67). La même idée de Schlegel d’une forme en devenir, qui ne s’accomplit ni s’achève, car elle est vouée à l’indétermination est toujours présente. Du romantisme d’Iéna à Lukács, l’idée de roman comme processus permanent et forme inachevée et aussi indéterminée, persiste comme une caractéristique essentielle du genre. D’autre part, on constate que Mikhaïl Bakhtine insiste sur la même caractéristique de l’indétermination, de l’inachèvement et du devenir. Dans Esthétique et théorie du roman (1975), il affirme par exemple que « le roman est le seul genre en devenir, et encore inachevé » (Bakhtine 2006 : 441). Néanmoins, il faudrait préciser que l’indétermination du genre romanesque dans le cas de Bakhtine et de Lukács n’est pas considérée en tant que trait intrinsèque ; elle est liée plutôt à un inachèvement du monde moderne. Selon Bakhtine, « […] le roman y introduit une problématique, un inachèvement sémantique spécifique, un contact vivant avec leur époque en devenir (leur présent inachevé)  » (2006  :  444). Ceci pour Bakhtine, mais cette affirmation pourrait être étendue à la théorie de Lukács aussi, étant donné que, de son point de vue, ce sont le présent et le monde moderne qui « deviennent » et, en conséquence, le roman conçu comme représentation de ce monde demeure un genre inachevé. Pour Lukács, la perte de la totalité et du monde clos et structuré explique également la transposition de formes inachevées et indéterminées dans le roman : Pour ces formes, il n’y a plus de totalité qu’elles auraient seulement à assumer. Aussi faut-il, ou bien qu’elles rétrécissent et volatilisent ce à quoi Hauptmasse Prosa, eine mannigfaltigere als je eine Gattung der Alten sie aufstellt » (Schlegel 1958 : 159).

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L’indétermination

elles doivent donner forme, de façon à pouvoir le porter, ou bien qu’elles mettent en lumière d’une manière critique l’impossibilité de réaliser leur objet nécessaire et le néant interne du seul possible, introduisant ainsi dans l’univers des formes l’incohérence structurelle du monde (Lukács 2005 : 30).

Il semble ici nécessaire d’indiquer une différence entre la conception romantique et celle de ces deux célèbres théoriciens du roman du XXe siècle que sont Bakhtine et Lukács : l’indétermination chez les romantiques d’Iéna est formulée comme caractéristique du genre, mais à la fois et surtout comme un projet qu’il faut mettre en œuvre, tandis que, pour Lukács et Bakhtine, l’accent est mis sur le fait que celle-ci obéit aux conditions concrètes du monde moderne, représentées par le roman. Chez les romantiques l’indétermination liée au roman prédomine essentiellement comme un projet, alors que dans La théorie du roman et Esthétique et théorie du roman c’est la représentation d’un monde inachevé qui prévaut. Cela dit, que ce soit comme représentation de « l’incohérence » du monde, ou comme un projet à réaliser, l’indétermination demeure l’un des traits fondamentaux du roman moderne. De nos jours, l’indétermination subsiste comme caractéristique du genre romanesque. Par exemple, Yannick Roy soutient dans une étude récente sur le roman qu’« aucun ensemble de règles, aucune poétique, aucune exigence formelle ou thématique ne permettent d’accoler à une œuvre donnée, avec un degré satisfaisant de certitude, l’étiquette de ‘roman’ » (Roy 2011 : 7). La même conception d’une indétermination formelle et thématique reste donc d’actualité. Chez Roy en particulier, la difficulté d’identification et le manque de définition du roman obéissent également à l’idée romantique du genre sans genre. Quand il annonce l’impossibilité d’obtenir une définition satisfaisante, Roy tente une éventuelle sortie de l’impasse en affirmant la spécificité de l’identité non générique du roman : Simplement ce ‘quelque chose’ n’est pas tout à fait un genre littéraire, du moins pas au sens classique et restreint du terme ; le roman se présente plutôt, en face des genres proprement dits, comme une entité essentiellement négative ou lacunaire, comme une sorte de ‘non-genre’ en somme […] (2011 : 8).

Cette conception contemporaine du roman comme forme a-générique est cohérente avec la première pensée romantique et, ainsi, avec la première théorie du roman. Or, à l’intérieur de celle-ci, comme l’affirme Schaeffer, « le Roman s’identifie à la littérature comme telle, du moins à la littérature post-antique » (Schaeffer 1983 : 38). Depuis le romantisme, l’identification entre l’idée de littérature et celle de roman s’installe au cœur de la pensée théorique du roman. Pour cette raison, les enjeux du roman touchent à ceux de l’idée moderne de la littérature5, et c’est pourquoi réfléchir sur le roman 5



Bien évidemment, il y a un autre versant de cette idée de littérature moderne qui a lieu dans la poésie, avec des procédés différents et des caractéristiques propres.

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implique une conception de la littérature particulière qui n’est pas forcément extensible à toute l’histoire littéraire depuis les Grecs. Cette identification d’origine romantique – littérature-roman – peut expliquer la portée et la diffusion actuelles de ce genre, malgré son caractère initialement populaire, mineur ou inférieur, mentionné souvent au XVIIIe siècle. Pour résumer, l’indétermination devient inséparable de l’idée de roman moderne, et elle fonctionne à présent comme un outil de description dans la critique contemporaine, comme on a pu le voir chez M. Robert ou Roy. Et cela, malgré les efforts de détermination de la spécificité littéraire effectués par le formalisme russe et le structuralisme français, dont on verra le rôle plus tard. Pour l’instant, nous allons insister sur le fait que l’indétermination en tant que trait spécifique de ce genre littéraire est en vigueur actuellement et qu’elle va de pair avec le roman tel qu’il a été conçu par le projet romantique. Et cette indétermination génère, à son tour, une sorte d’irréductibilité du roman, comme l’indique Schaeffer : Le Roman n’est rien d’autre que la multiplicité infinie des textes romantiques. Chacun de ces textes est à son tour une individualité irréductible: le Roman possède une sorte d’incommensurabilité interne, puisque chaque texte individuel nouveau est dépassement d’un texte antérieur. Il n’y a pas de modèle romanesque, ou plutôt il n’y a pas de reproduction d’un modèle, mais toujours dépassement: un roman a toujours pour objet un autre roman qui le précède et qu’il transcende (Schaeffer 1983 : 38).

De notre point de vue, cette conception du roman comme texte incommensurable, singulier et qui n’a aucune détermination donnée a priori par un modèle appartient aussi au projet esthétique et romanesque de Saer, Piglia et Bolaño. Ainsi, l’indétermination n’agit pas seulement à l’intérieur de la critique contemporaine, comme chez M. Robert et Roy : elle est aussi l’un des aspects de l’idée de roman moderne qui opèrent chez les écrivains contemporains. On montrera par la suite à quel point et de quelle façon cette conception de l’indétermination du roman devient active à l’intérieur de la poétique de ces trois auteurs hispano-américains.

2.  Saer : du roman à la narration-objet La indeterminación de sentido en todo relato de primera magnitud es comparable a la del universo. Juan José Saer, La narración-objeto

L’œuvre de Juan José Saer se compose principalement de cinq recueils de nouvelles, douze romans, un recueil de poèmes et quatre livres d’essais (si l’on tient compte de El río sin orillas). Il s’agit d’un auteur assez prolifique, surtout en ce qui concerne le genre du roman. Ce 32

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genre littéraire et les problématiques qui lui sont propres ne sont donc pas négligeables à l’intérieur du projet littéraire de l’auteur argentin, comme on l’expliquera tout au long de ce chapitre.

2.1. L’unicité du projet : le registre lyrique et le registre narratif Outre la quantité de romans, leur longueur et leur place privilégiée dans l’œuvre de Saer, il existe quelques caractéristiques de sa poétique qui nous permettent de le rapprocher de l’idée de roman moderne. La première caractéristique consiste en une unité et une cohérence qui traversent ses textes narratifs. Comme Julio Premat l’a déjà exposé, […] los fundamentos en sí de construcción del corpus son los de una obra –otra categoría denostada: unidad espacial, repetición de personajes, prolongaciones argumentales, recurrencias temáticas, preocupaciones metafísicas y estéticas uniformes, y sobre todo escritura en última instancia de una sola y única novela (2002 : 13).

En effet, les douze romans de Saer – ainsi que ses nouvelles – exposent un travail sur un seul et même projet esthétique, même s’il trouve des réalisations hétérogènes. Notons que cette unicité de l’œuvre entière d’un auteur a été décrite aussi par Friedrich Schlegel dans les « Fragments critiques » du premier romantisme d’Iéna : « Il est manifeste que tous les romans d’un même auteur vont souvent ensemble et, en quelque façon, n’en forment qu’un seul » (Lacoue-Labarthe Philippe et Nancy 1978 : 91). On trouve ici un lien avec l’idée de littérature romantique d’une œuvre totale, toujours en devenir, qui se crée pendant toute une vie. Et c’est cette idée d’œuvre totale que Premat identifie chez Saer comme le retour d’un projet littéraire considéré actuellement obsolète. Premat a raison de souligner cette caractéristique du projet de Saer, et on ajoutera simplement qu’elle est liée à cette conception moderne du roman, et plus spécifiquement, à certaines idées de la tradition romantique, tradition assez dévalorisée à l’heure actuelle et, par conséquent, devenue également « obsolète ». Avec Premat, on peut affirmer que le projet littéraire de Saer est conçu comme une seule et grande œuvre qui se construit à partir de plusieurs romans et nouvelles, et que cette conception est plus proche du roman moderne que de certaines tendances littéraires de la fin du XXe siècle identifiées comme fragmentaires. Comme quelques auteurs l’ont affirmé à plusieurs reprises, le « récit discontinu et fragmenté (considéré comme l’un des éléments les plus postmodernes) » (Nicol 2009 : 129, n. t.) est devenu l’un des traits distinctifs du roman postmoderne. Si nous revenons plus spécifiquement sur les romans de Saer, son projet esthétique se déploie comme un processus qui évolue depuis la publication de Responso, en 1964, jusqu’à la rédaction de La grande, 33

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publié en 2005 de façon posthume. Pour sa part, Saer lui-même était conscient de cette unicité de son travail, de ce caractère singulier d’une œuvre qui se réécrit sous plusieurs formes. Il affirme, par exemple, à propos de La pesquisa, qu’il s’agit « por enésima vez [d]el eterno retorno de lo idéntico. Sin darme cuenta, había cambiado caballos por viejecitas, y estaba escribiendo otra vez la misma novela de siempre » (Saer 1999 : 158)6. Cette unicité du projet de Saer est explicite à travers l’utilisation d’un ensemble de personnages récurrents et reconnaissables, et de l’usage répété de la même « zona » comme endroit du déroulement de l’action7. Cependant, deux autres traits marquent également cette unicité à l’intérieur de sa poétique : l’insistance sur un ensemble de problématiques et de thèmes, comme l’affirme Premat, et un style d’écriture qui réunit en permanence un registre lyrique et un registre narratif. On utilisera ici le terme registre, importé de la linguistique, pour décrire une utilisation sélective de procédés provenant d’un genre littéraire donné. Selon JeanMarie Schaeffer, le registre de langue correspond aux niveaux de style qu’un locuteur peut utiliser en fonction d’une situation donnée : On peut définir le style comme résultant de la combinaison du choix que tout discours doit opérer parmi un certain nombre de disponibilités contenues dans la langue et des variations qu’il introduit par rapport à ces disponibilités. Les disponibilités se cristallisent souvent en de véritables sous-codes linguistiques: c’est le cas par exemple des registres de langue – c’est-à-dire des niveaux stylistiques qui sont à la disposition des locuteurs afin de permettre de moduler leur message selon les circonstances  – […] (Ducrot et Schaeffer 1995 : 543).

Dans une autre perspective théorique, le registre est défini comme suit : « En sociolinguistique, le terme registre a été diffusé par C. Ferguson (1982) pour designer une variété isolable d’une langue employée dans des situations sociales définies (Auger 1997)  » (Charaudeau et Maingueneau 2002 : 495). En établissant un parallèle, on s’appropriera le terme registre pour décrire l’utilisation d’une variété de procédés généralement associés à des genres littéraires donnés, procédés qui peuvent être employés par les auteurs au moment de la production d’un texte, comme un registre de langue peut être employé par un locuteur 6

L’allusion aux chevaux se réfère à l’histoire de Nadie nada nunca (1980) où ces animaux sont assassinés de façon systématique. Dans La pesquisa, en revanche, c’est au tour de vieilles dames d’être assassinées. 7 Suivant la description de la poétique de Saer proposée par Gabriel Riera, la « zone » est un procédé central : « un répertoire limité et récurrent de personnages et un cadre hautement circonscrit (la ‘zone’, le littoral du fleuve Paraná, mais aussi la pampa » (Riera 2006 : 20, n. t.).

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dans des situations spécifiques. Contrairement à l’utilisation du terme en sociolinguistique, l’emploi d’un registre lyrique ou narratif ne dépend pas pour nous d’une « situation sociale définie », comme le registre de langue, mais plutôt de la configuration du texte lui-même et de la construction d’un cadre donné pour sa réception. Dans le cas précis de Saer, on indiquera à travers ce terme de registre l’utilisation permanente de procédés propres, d’une part, aux genres considérés lyriques ou poétiques et, d’autre part, aux genres considérés narratifs8. Ce dernier trait de l’œuvre de Saer a été annoncé par Ricardo Piglia, dans le « Prólogo » de la nouvelle édition de Responso, La vuelta completa et Cicatrices, quand il expose que « El conjunto de sus novelas y narraciones – esa obra única que ha escrito a lo largo de su vida – podría llamarse La lírica » (Piglia 2012b : 16)9. Gabriel Riera, dans Littoral of the Letter, a également insisté sur cette caractéristique de l’œuvre de Saer : « On sait que Saer souhaite effacer les frontières entre la poésie et la prose […] : le poème ne fournit pas seulement des matériaux pour un récit, mais aussi les motifs structuraux qui défient la linéarité de la narration réaliste et ses connexions syntactiques causales » (Riera 2006 : 35 n. t.). Nous retrouvons donc chez Piglia et Riera la même idée au sujet de l’œuvre de Saer : une unicité et une continuité marquent, d’après eux, le projet littéraire de l’auteur de Santa Fe, et cette unicité est attribuée cette fois-ci, avec une emphase spéciale, à son style hybride qui oscille entre le registre lyrique et le registre narratif. Parmi les traits de la poétique de Saer qu’on a énoncés brièvement jusqu’ici, l’hybridation permanente entre le registre lyrique et le registre narratif nous sert à établir le premier lien avec l’indétermination du roman moderne. Le roman conçu comme genre « a-générique », sa « liberté » d’employer d’autres genres littéraires et tout type de registre qu’il considère comme adéquat, soit, son indétermination formelle, permettent à Saer de concevoir et de réaliser son projet esthétique en entrecroisant en permanence le lyrique et le narratif. Dans ce sens, l’indétermination caractéristique de l’idée de roman moderne, telle qu’on l’a décrite, continue d’être active chez Saer. Ainsi, l’hybridation de ces deux registres concrétisée dans ses textes situe sa poétique à l’intérieur de la conception 8

Quant à la distinction entre mode et genre littéraire voir l’explication de Gérard Genette : « La différence de statut entre genres et modes est essentiellement là : les genres sont des catégories proprement littéraires, les modes sont des catégories qui relèvent de la linguistique, ou plus exactement de ce que l’on appelle aujourd’hui la pragmatique » (Genette 1986 : 142). En ce sens, il ne s’agit point de modes d’énonciation, mais plutôt de procédés empruntés aux genres considérés lyriques ou narratifs. 9 Une variation de ce fragment et de ce texte apparaît également dans une conférence donnée en 2006 « El lugar de Saer » (Piglia et Saer 2010 : 77).

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du roman comme forme littéraire qui se construit au-delà des divisions génériques classiques et, notamment, comme une forme qui n’est pas déterminée par un modèle antérieur. En adoptant cette conception du roman, Saer voit les « grandes œuvres » comme le résultat d’un processus de singularisation à partir d’un cadre donné par le genre littéraire dans lequel elles s’inscrivent. La conception de la littérature de Saer, soit dit en passant, part du principe que les « véritables » textes littéraires sont des « œuvres d’art », conception apparentée aussi à la modernité et à la naissance de l’esthétique au XVIIIe siècle10. Cela implique que quand il expose une idée donnée sur la littérature dans ses essais, il fait allusion à une « obra de arte auténtica » (Saer 1999 : 75). Or, dans sa conception, l’œuvre d’art littéraire se produit quand les textes arrivent à s’éloigner des codes d’un genre littéraire donné. Dans l’essai « La narración-objeto », il affirme que « […] en tanto que arte, toda narración tiende a apartarse naturalmente de los invariantes de construcción y de género » (Saer 1999 : 25), et cet éloignement a lieu grâce à un processus de singularisation des œuvres, à la reconfiguration de ce qu’il appelle des « éléments particuliers ». Cette vision révèle un deuxième point de résonance avec la conception du roman moderne ; chez Saer la figure de l’écrivain travaille à partir d’un code générique non pas pour le reproduire, mais justement pour essayer d’en créer un texte « incommensurable », dans les termes de Schaeffer, ou « unique », dans les termes de Saer : Por su alejamiento, ostensible o no, de esos marcos, toda narración tiende a ser única, y esa individuación se produce gracias a la proliferación en su interior de elementos particulares en detrimento de los invariantes de construcción y de género (Saer 1999 : 25).

Selon Saer, l’œuvre d’art en littérature se produit une fois que le texte s’éloigne des invariants génériques, donc des formes déterminées préalablement. Par conséquent, sa conception du genre littéraire et du roman part d’une progressive indétermination formelle qui fonctionnera en tant que principe fondamental des grandes œuvres. Comme on peut le voir, tant l’hybridation entre le registre lyrique et le registre narratif chez Saer que sa conception générale des genres littéraires rapprochent sa poétique de l’indétermination du roman moderne. Dans ce même essai, « La narración-objeto », la discussion sur les genres littéraires, et en particulier sur le roman, s’expose à partir de trois exemples concrets de textes que, par ailleurs, Saer considère comme exceptionnels. Dans ces exemples, il insiste sur l’idée que ce qui fait d’un 10

En particulier à partir d’Alexander Gottlieb Baumgarten et son ouvrage Æsthetica de 1750 (Baumgarten 1970).

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texte une œuvre d’art est un processus de singularisation des procédés et des conventions génériques. Selon lui : Si consideramos comparativamente tres novelas del siglo XX, escritas la tres en el lapso de una década, es decir en 1954, 1955 y 1964, en el mismo idioma y en el mismo continente, Los adioses de Juan Carlos Onetti, Pedro Páramo de Juan Rulfo, y El silenciero de Antonio Di Benedetto, resulta de inmediato evidente que, partiendo de ciertos principios similares de construcción, llegan a una singularización extrema que las hace inconfundibles (Saer 1999 : 26).

Son idée de « singularisation extrême » va de pair avec l’indétermination formelle du roman. Pour Saer, les « principes de construction du roman » n’amènent pas à un genre uniforme ; ils fonctionnent plutôt comme une base à partir de laquelle les romans peuvent devenir singuliers, et cette singularité, qui n’annule point ses propres « principes de construction », entraîne une indétermination formelle. De cette façon, sa conception participe de la même difficulté que le roman moderne  : d’un côté, il y aurait les formes romanesques qui ont constitué, à travers les deux derniers siècles, une sorte de code de ce qui peut être identifié comme un roman actuellement, et de l’autre, il y aurait les romans qui deviennent des œuvres d’art en s’éloignant des conventions dominantes du genre littéraire. Comme l’affirme Graciela Villanueva, en particulier à propos de La pesquisa: « Saer inscribe su novela en una tradición emblemática de la modernidad y luego su escritura desdibuja, desborda e interroga los fundamentos de esa tradición » (Villanueva 2013 : 204). Ainsi, et toujours en parlant des romans de Rulfo, Onetti et Di Benedetto, Saer soutient que estos tres textos tan diferentes, que salen de un procedimiento común […] van produciendo, a medida que se despliegan, las condiciones de su singularidad, aunque, para poder ser reconocidos como relatos, deban hacerlo en el marco de ciertos invariantes del género, en este caso del género ‘novela’(Saer 1999 : 27).

On perçoit tout de suite la même conception du roman comme une forme qui ne peut pas être déterminée par un modèle, mais qui expose, malgré cela, un ensemble de codes qui le rendent identifiable en tant que genre littéraire. L’indétermination formelle du genre romanesque, de ce point de vue, joue un rôle non négligeable à l’intérieur de la poétique de Saer, d’autant plus qu’elle est probablement la base sur laquelle s’appuie le mélange constant du registre lyrique et du registre narratif. Néanmoins, la conception du roman et, plus globalement, des genres littéraires de l’auteur de Santa Fe est liée à la théorie littéraire de Gérard Genette, héritière elle aussi du structuralisme français des années 1960. Plus particulièrement, le concept d’architexte et les mouvements que celui-ci implique sont compatibles avec l’affirmation de Saer d’une « singularisation » des textes à partir d’un code générique donné. 37

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L’architexte compris comme un « certain nombre de déterminations thématiques, modales et formelles relativement constantes et transhistoriques » (Genette 1986 : 154) engendre une façon dynamique de penser la continuité au cœur du genre et de l’évolution littéraires et, à la fois, une reconnaissance des changements et des discontinuités. Il est donc possible de postuler que, bien que l’indétermination du roman moderne joue un rôle important dans la poétique de Saer, il retient et affirme en même temps l’existence de certains codes et d’invariants. Pour Saer, il ne s’agit pas d’une forme absolument inachevée et indéterminée, comme celle du premier projet romantique, et « indétermination » ne veut pas dire chez lui absence de formes littéraires codifiées. Selon lui, le genre romanesque possède une codification et des constantes qui le rendent reconnaissable et lisible en tant que tel, comme dans le cas de Rulfo, Onetti et Di Benedetto. Mais ces invariants n’impliquent pas une vision statique du genre, étant donné que pour lui : « Detrás de la aparente inmutabilidad de los géneros tradicionales, hay un mar de fondo en constante transformación » (Saer 1997 : 160). Sur ce point, sa conception est, à nos yeux, non seulement similaire à celle de Genette, mais également solidaire de la façon dont la théorie littéraire du début du XXe siècle a pensé l’évolution des genres littéraires, en particulier à partir des études de Iouri Tynianov11. Cette similitude nous permet de montrer comment la théorie littéraire du XXe siècle joue un rôle crucial dans l’idée de littérature de cet écrivain contemporain : sa conception du genre littéraire dans la plupart des essais du livre La narración-objeto se nourrit à la fois de l’idée de roman moderne et de la théorie littéraire. L’indétermination attribuée au genre romanesque est accompagnée ici d’une pensée des constantes des genres, pensée qui provient de la théorie littéraire ; il est donc clair qu’indétermination ne veut pas dire ici absence absolue de codes. De cette façon, le genre littéraire dans la poétique de Saer consiste en un mouvement entre des continuités et des discontinuités, des invariants et des « singularités ». L’idée de roman moderne lui fournit l’indétermination et, de son côté, la théorie littéraire lui apporte la pensée dynamique des discontinuités et des constantes. Cette pensée sur le roman lui offre la possibilité d’explorer une relative indétermination formelle du genre – lui permettant d’articuler en permanence le registre lyrique et le registre narratif à l’intérieur de ses romans, par exemple – tout en ayant conscience de l’importance des codes à partir desquels le roman peut être construit en tant que tel de nos jours. Cette conception générale des genres littéraires explique également 11

Voir par exemple, sa vision dynamique par rapport au roman : « En réalité il [le roman] n’est pas un genre constant, mais variable, et son matériau linguistique, extra-littéraire, aussi bien que la manière d’introduire ce matériau en littérature, changent d’un système littéraire à l’autre. Les traits même du genre évoluent » (Tynianov 2001 : 128, [1927]).

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l’unicité du projet de Saer : étant donné que le genre est traité comme un cadre où les textes doivent subir une dynamique de singularisation, le pari esthétique à travers la poésie, la nouvelle ou le roman reste le même : construire des textes singuliers à partir de la modification ou l’utilisation des codes d’un genre littéraire donné.

2.2.  La narration-objet et l’indétermination du monde Après avoir présenté l’unicité du projet esthétique chez Saer à travers l’hybridation entre le registre lyrique et le registre narratif, ainsi que sa vision générale des genres littéraires, il est important d’éclaircir une notion qui agit comme centre de convergence de ses idées sur la littérature et qui donne le nom à l’un de ses recueils d’essais: la narrationobjet. Or, avant de commencer l’analyse de cette notion et de son rapport à l’indétermination du roman moderne, il faudrait préciser que l’emploi que Saer fait du terme roman au long de ses essais est parfois différent du nôtre. Dans l’essai intitulé « La narración-objeto », par exemple, il se réfère souvent aux relatos, ou dans « La cuestión de la prosa » il fait allusion à ce que « todo gran narrador » doit faire. En fait, sa conception de la littérature et de l’œuvre d’art littéraire s’associe plus fréquemment aux termes de récit ou à celui de narration, qu’à celui de roman. Dans un autre essai, intitulé précisément « La novela », le roman s’identifie à un genre littéraire déjà mort : El vocablo ‘novela’ es restrictivo: la novela, género ligado históricamente al ascenso de la burguesía, se caracteriza por el uso exclusivo de la prosa, por su causalidad lineal y por su hiperhistoricidad. La novela es la forma predominante que asume la narración entre los siglos XVII y XIX (Saer 1997 : 122).

Selon lui, le roman est un genre littéraire qui n’est plus en vigueur au XXe siècle et, surtout, un genre qu’il évalue de manière péjorative. Ce qu’il appelle roman dans cet essai correspond à une forme littéraire fortement codifiée des XVIIe et XIXe siècles – codifiée car hiperhistorique, strictement prosaïque et narrativement linéaire et causale. Dans sa conception, cette codification du romanesque équivaut à la norme du genre littéraire de laquelle les œuvres d’art doivent impérativement s’éloigner. Et le roman s’identifie ici à la norme du genre, c’est-à-dire à des traits et des invariants qu’il considère comme caractéristiques de la bourgeoisie et d’un modèle littéraire qui circule et se reproduit dans les sociétés modernes. Sans doute, se trouve-t-on face au caractère nocif ou négatif du genre littéraire, car il représente ici un modèle normatif et reproductible ou rééditable. Et, pour Saer, le roman en tant que modèle reproductible fait 39

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plus partie des industries culturelles12 que de la littérature : « Desde un punto de vista industrial, el género, por ejemplo, denota el carácter del producto, y le asegura de antemano al lector, es decir al comprador, que ciertas convenciones de legibilidad y de representación serán respetadas » (Saer 1997 : 123). Dans cet essai, le roman est perçu par Saer comme un modèle conventionnel de consommation de narrations. Au sein de cette vision négative du roman, assez fréquente dans les essais de Saer par ailleurs, le genre est perçu comme un modèle fermé et extrêmement codifié qui se différencie de l’écriture littéraire. Ainsi, d’un côté, il y aurait « […] los novelistas, para quienes ser escritor consiste en escribir novelas concebidas con un receptáculo de forma más o menos invariable, llenas de un contenido inteligible conocido de antemano » (Saer 1997 : 124), et d’un autre côté, il y aurait l’écrivain qui, « […] sin nada especial que comunicar ni misión histórica alguna que cumplir explora la lengua, con incertidumbre y rigor, para elaborar una construcción cuyo sentido es su forma misma » (1997 : 124). Il y aurait donc les romanciers, qui répètent des modèles et les écrivains véritables qui élaborent des constructions littéraires. Pour cette raison, Saer déplace parfois son idée de littérature vers le terme plus global de narration et tend à utiliser celui de roman dans le sens restrictif, pour faire référence à ces romanciers qui se limitent aux conventions génériques. Ce déplacement du roman vers la narration est dû aussi à l’influence de la narratologie classique13 et son introduction de la narration comme axe fondamental des études littéraires. Cette influence peut expliquer l’emploi des termes récit et narration quand Saer fait allusion à la littérature en tant qu’œuvre d’art, et l’emploi de roman quand il fait référence au genre dominant des XVIIIe et XIXe siècles. Dans ce schéma de pensée, le roman 12

Dans le sens où Max Horkheimer et Theodor Adorno utilisent ce terme, c’est-à-dire du point de vue d’une production en série qui s’est standardisée : « Pour le moment, la technologie de l’industrie culturelle n’a abouti qu’à la standardisation et à la production en série, sacrifiant tout ce qui faisait la différence entre la logique de l’œuvre et celle du système social » (Horkheimer et Adorno 1974 : 130 [1947]). 13 Pour la distinction entre la narratologie classique et la post-classique voir l’introduction de David Herman à The Cambridge Companion to Narrative : « J’emploie le terme ‘approches classiques’ pour faire référence à la tradition de recherche qui, ancrée dans la théorie littéraire du formalisme russe, fut développée par les narratologues structuralistes à partir de la moitié des années soixante, puis raffinée et systématisée au début des années quatre-vingts par des chercheurs tels que Mieke Bal, Seymour Chatman, Wallace Martin, Gerald Prince parmi d’autres. J’inclus aussi, sous la rubrique des approches classiques, la recherche sur le récit fictionnel menée au sein de la tradition académique anglo-américaine. […] Les ‘approches postclassiques’, quant à elles, incluent des cadres de recherche narrative qui sont construits à partir de cette tradition classique, mais qui la complètent avec des concepts et des méthodes qui étaient indisponibles aux analystes du récit tels que Barthes, Genette, Greimas et Todorov pendant l’apogée du structuralisme » (Herman 2007 : 12, n. t.).

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serait un type de narration, et cette dernière engloberait plusieurs formes littéraires – et non littéraires. Cette conception de la narration en tant que grande structure ou forme basique de tout récit qui serait à la base de plusieurs genres narratifs apparaît très tôt chez Saer. Déjà en 1979, dans l’essai « La selva espesa de lo real », il soutient que « la novela es sólo un género literario; la narración, un modo de relación del hombre con el mundo » (Saer 1997 : 263). Il est clair que son concept de narration englobe tous les types de récits, dont le roman ne serait qu’une des formes possibles. On peut aussi retracer ce déplacement du roman vers un concept plus large de narration dans le développement de la narratologie classique, héritière du structuralisme français. Comme McKeon le signale : En conséquence [du structuralisme et du poststructuralisme], pendant ces dernières décennies l’intérêt pour la théorie du roman en tant que genre historico-littéraire a été remplacé par l’intérêt pour le récit ou pour la ‘narratologie’, l’étude de la technique narrative verbale puisqu’elle passe au travers des divisions chronologiques et disciplinaires de la pratique historique (2000 : xiv, n. t.).

Suivant McKeon, le développement de la narratologie et du structuralisme auraient généré un intérêt pour le narratif, précisément en tant que concept englobant transhistoriquement plusieurs types de narrations ou de récits (dont le roman, la nouvelle, le conte et d’autres genres littéraires feraient partie, mais également d’autres domaines tels que le cinéma ou même des disciplines telles que la psychologie, l’éducation ou les sciences cognitives, par exemple14). Étant donné que cette prédominance du concept de narration face à celui de roman peut être lue comme un effet du développement de la narratologie classique, on a affaire ici à un autre point commun entre la conception de la littérature de Saer et la théorie littéraire ; la narration devient pour lui le terme privilégié pour faire allusion à la littérature, de la même façon que le récit est devenu la structure fondamentale pour la narratologie. Néanmoins, il faut préciser une ambivalence par rapport à l’emploi du terme narration: dans ses essais, Saer fait référence à la narration dans le sens large d’un « mode de relation avec le monde », mais aussi à la narration identifiée à la littérature, dans le sens d’une 14

Cette vision du narratif comme un concept opérant dans plusieurs domaines et disciplines (plus large que le concept littéraire) a été identifié au « tournant narratif » (narrative turn). Pour une approche de ce phénomène voir David Herman: « Cette large perspective de recherche a aidé au commencement du tournant narratif, en détachant les théories sur le récit des théories sur le roman, et en déplaçant l’attention des chercheurs d’un genre particulier d’écriture littéraire vers tout le discours (ou, dans une interprétation encore plus large, vers toute activité sémiotique) pouvant être interprété comme organisé narrativement » (2007 : 5, n. t.).

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œuvre d’art. Parfois il fait lui-même la distinction: « La eficacia de toda obra narrativa (y no de toda ‘narración’) se funda en una contradicción : la de alcanzar lo universal manteniéndose en el dominio riguroso de lo particular » (Saer 1999 : 174, nous soulignons). Cette ambivalence du terme montre bien que la narration n’est pas intéressante pour Saer exclusivement comme instrument cognitif d’appréhension du monde : l’intérêt de l’auteur argentin demeure dans le domaine littéraire, à l’intérieur d’un questionnement de la littérature en tant qu’art. Autrement dit, Saer réfléchit autour de la narration à partir de l’interaction de ces deux plans : le plan cognitif et quotidien – le fait de raconter des histoires – et le plan littéraire où se joue la construction d’un art singulier et différent des formes habituelles de narration. Le déplacement vers le terme narration qu’il effectue cherche donc à élargir le champ restreint du roman – dans le sens restrictif du genre romanesque jusqu’au XIXe siècle –, tout en gardant l’idée de littérature moderne en tant qu’œuvre d’art. Toutes les narrations ne sont point des œuvres littéraires, bien évidemment, et il faudrait noter que souvent quand Saer évoque la narration, il convient de distinguer entre le sens d’un ouvrage littéraire narratif, et celui d’un outil d’approche du monde, donc la narration dans un sens plutôt cognitif. Cela dit, le roman peut être considéré alors, au sein de la poétique de Saer, comme littérature à condition qu’il s’éloigne des codes romanesques fixés au cours des XVIIIe et XIXe siècles, en particulier des traits qui le transforment en un texte lisible, confortable et de reproduction facile. Dans les grandes lignes, tout ce qui le fait ressembler à un modèle générique prédéterminé. Comme Saer lui-même l’expose à la fin de son essai « La novela » : […] ya nada justifica que la novela posea una extensión estandarizada, que sea escrita exclusivamente en prosa y que se limite a aprehender aspectos parciales de la historicidad. Simple estadio histórico de la narración, que es una función inherente al espíritu humano, la novela debe abrirle paso a formas imprevisibles, que carecen todavía de nombre, pero que aspiran a ser el hogar de lo infinito (1997 : 125).

Le roman représente l’une des variantes de la narration (dans le sens cognitif, et donc compris comme une forme innée d’approche du monde), mais ce n’est pas grâce à cela qu’il devient littérature. Il est susceptible de devenir une œuvre d’art dans la mesure où sa forme arrive à être imprévisible, inédite et, par conséquent, indéterminée. Et l’on veut insister sur ce point : que ce soit sous le terme de roman, de récit ou de narration, l’indétermination des formes littéraires est indispensable au sein de la poétique de Saer. La place de l’indétermination formelle dans son idée de la littérature explique autant sa conception des genres littéraires que son 42

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hybridation, consciente, volontaire et systématique des registres narratif et lyrique à l’intérieur de ses romans. Après ces clarifications par rapport aux termes de roman et de narration chez Saer, analysons à présent ce qu’il entend par « narration-objet ». Outre l’unicité de son projet esthétique, l’idée de la « narración-objeto » est étroitement liée à l’indétermination du roman moderne. Dans l’essai homonyme, il postule une différence entre le discours et le récit, dans le sens large du terme, c’est-à-dire celui apparenté à la narration sur le plan cognitif : Si el discurso se presenta a sí mismo como abstracto, unívoco e inteligible, el relato, en cambio, es más bien una simulación de lo empírico, ya sea que se presente una simple anécdota, o se vista con los prestigios de la epopeya, de la crónica o de la novela; y aunque se proclame verídico o ficticio, siempre tendrá tendencia a constituirse como una especie de construcción sensible (Saer 1999 : 19).

Selon Saer, le récit ne serait pas immédiatement perçu comme intelligible, ni univoque, ni abstrait, car il n’appartient pas au régime rationnel du discours. En revanche, il serait proche de l’expérience sensible, dans la mesure où il s’identifie à une simulation du monde empirique. Or, il y a dans cette affirmation du caractère sensible des narrations ou des récits un aspect important. Chez Saer, le rapprochement du concept de récit ou de narration avec l’expérience sensible ou avec la dimension empirique ne plaide pas pour une dépendance de ceux-ci par rapport à l’expérience du réel. Au contraire, cette affirmation lui permet de postuler l’autonomie de la narration face au réel. De son point de vue, le récit est perçu et reconnu de façon similaire à la façon dont on perçoit les objets et les entités dans notre expérience du monde. La narration est alors pour Saer une entité que l’on expérimente, que l’on éprouve dans toute sa dimension empirique. La réception d’une narration quelconque – littéraire ou non – se constitue en une expérience en elle-même, et non en une représentation d’une expérience donnée. Ainsi, on affronte une narration de la même manière qu’on fait face au réel, d’où la proposition de cette « narración-objeto ». La narration n’est pas interprétée ici comme une représentation d’expériences, mais comme une expérience en elle-même. Plus loin, dans le même essai, on peut noter le même glissement sémantique du terme narration énoncé auparavant. Précisément au moment de poser la question de la représentation, Saer ne parle plus de la narration au sens large, mais des textes narratifs et de son idée de la littérature. En indiquant le problème du réel comme étant antérieur ou postérieur à la narration, il propose l’explication suivante :

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La respuesta a ese dilema en uno u otro sentido, como lo han demostrado interminables discusiones a lo largo de este siglo, parece constituir una simple opinión, y la Realidad Previa al Texto da la impresión de ser de esencia semejante a la de la Causa Primera respecto de la aparición del mundo. Sin embargo, lo que sí queda claro en ese debate, es la existencia del texto narrativo del que, a causa de esas discusiones precisamente, se afirma todavía más la autonomía (1999 : 23).

Le terme narratif est plus restreint ici et fait référence à son idée de littérature, et il en va de même pour le récit. Le récit ou la narration – et dans les grandes lignes la littérature – se constitue ainsi en un objet autonome au sein de la poétique de Saer. Et il opte pour cette autonomie en ayant pleine conscience critique des débats théoriques du XXe siècle autour de la question, notamment ceux menés par le formalisme russe et le structuralisme français qui, probablement, se sont faits les grands défenseurs de cette idée d’autonomie15. La position de Saer est à cet égard explicite : Todo lo que antecede pareciera sugerir que, por más que se encare el problema desde ángulos diferentes, siempre resultará más seguro considerar la narración como un objeto autónomo, un fin en sí de cuya sola realidad como objeto debemos extraer todo su sentido (1999 : 24).

Vis-à-vis d’une vision représentationaliste de la narration et du roman moderne, Saer semble défendre ici le caractère autonome des textes en tant qu’objets du monde vers lesquels on s’approche, suivant le modèle de toute autre expérience. Cela dit, l’autonomie chez Saer expose un double visage : elle est une caractéristique des textes littéraires, mais elle l’est aussi des objets du réel. De ce point de vue, une œuvre se constitue en objet autonome, étant donné qu’elle est comparable à l’expérience sensible qu’on a d’autres objets du monde. Un texte littéraire acquiert son autonomie dans la mesure où il se constitue en une expérience en elle-même, car les expériences empiriques ont pour Saer un caractère autonome, qui ne dépend pas de déterminations à priori et donc d’une conception préalable d’une réalité 15

On suit ici le travail de Vincent Kaufmann, dans lequel il soutient que le surgissement de la théorie littéraire implique la défense de l’autonomie de la littérature. Il situe cette mouvance théorique en France dans les années 1950 et 1960, surtout à partir du structuralisme. Quant à l’autonomie littéraire comme l’un des éléments de militantisme du structuralisme, il affirme que « pendant une vingtaine d’années, et dans l’imminence d’une chute, la mouvance théorique aurait ainsi valorisé, voire fétichisé le ‘travail de l’écriture’, la ‘production du sens’, ou plus généralement l’autonomie de la littérature » (Kaufmann 2011 : 12). On ajoutera simplement que le formalisme russe a joué également un rôle important dans ce débat autour de l’autonomie de la littérature, à partir de sa quête de la spécificité littéraire. Nous y reviendrons dans « III. La réflexivité ».

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donnée. À la fin de son texte « La narration–objeto », il soutient que les narrations les plus risquées, les plus innovantes cobran la misma autonomía que los demás objetos del mundo y algunas de ellas, las más grandes, las más pacientes, las más arrojadas, no se limitan a reflejar ese mundo: lo contienen y, más aún, lo crean, instalándolo allí donde, aparte de la postulación autoritaria de un supuesto universo dotado de tal o cual sentido inequívoco, no había en realidad nada (1999 : 29).

La notion de narration-objet postulée par Saer s’appuie donc sur l’autonomie des objets et sur celle de la littérature en tant qu’objet dont on a fait l’expérience ou, plutôt, en tant que monde créé. Cette conception de l’autonomie dialogue avec un aspect crucial de la poétique de l’auteur de Santa Fe : son idée du réel. De son point de vue, le réel correspond à l’insaisissable et l’irreprésentable. Cette vision est exposée à plusieurs reprises dans ses essais, mais aussi dans ses textes fictionnels. Dans «  El concepto de ficción », par exemple, il met en cause la supposée consistance de ce qui est considéré d’habitude comme la vérité et la réalité objective : Aun con la mejor buena voluntad, aceptando esa jerarquía y atribuyendo a la verdad el campo de la realidad objetiva y a la ficción la dudosa expresión de lo subjetivo, persistirá siempre el problema principal, es decir la inde­ terminación de que sufren no la ficción subjetiva, relegada al terreno de lo inútil y caprichoso, sino la supuesta verdad objetiva y los géneros que pretenden representarla (1997 : 11).

Comme on peut l’observer, selon Saer l’indétermination n’est pas exclusive du domaine littéraire. Dans ce sens, l’objectivité est pour lui une construction d’une série de représentations qui prétendent être transparentes et univoques. Mais dans sa conception, le réel ne correspond pas à des constructions préalables. Et il tient à insister sur l’idée que l’objectivité, comprise comme ce qui est vérifiable, entraîne une limitation de l’approche du réel: […] no se escriben ficciones para eludir, por inmadurez o irresponsabilidad, los rigores que exige el tratamiento de la ‘verdad’, sino justamente para poner en evidencia el carácter complejo de la situación, carácter complejo del que el tratamiento limitado a lo verificable implica una reducción abusiva y un empobrecimiento (1997 : 11).

Et un peu plus tard il déclare que l’écrivain « […] se sumerge en la turbulencia, desdeñando la actitud ingenua que consiste en pretender saber de antemano cómo esa realidad está hecha » (1997 : 11). D’après Saer, le réel correspond plutôt au domaine de l’indétermination par excellence ; il demeure « opaque » et correspond à « la espesa selva virgen de lo real » (1997 : 263) . Par conséquent, il ne se limite pas aux codifications de la 45

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réalité objective ni aux critères de vérifiabilité. À partir de ce type de qualificatifs et de métaphores – l’opaque, la « selva de lo real » – Saer formule à plusieurs reprises l’idée suivante : le plan du réel reste toujours insaisissable. Or, l’écrivain a affaire au réel d’une manière particulière, étant donné qu’il affronte cette indétermination sans établir une vérité ou une représentation donnée d’avance. Non seulement il fait face à l’indétermination fondamentale du réel, mais il produit aussi des textes où l’indétermination du sens joue un rôle indispensable. À propos de cette double indétermination – celle du réel et celle de la littérature –, Saer soutient dans « La narración-objeto » que Kafka, par exemple, « […] podría ser el ejemplo más esclarecedor de la narración estructurada con la autonomía opaca de un objeto y no con la transparencia conceptual del discurso. La indeterminación en todo relato de primera magnitud es comparable a la del universo » (1999 : 22). Saer opère donc un déplacement de l’indétermination du réel et de l’autonomie des objets du monde vers la narration en tant qu’œuvre d’art. L’écrivain affronte le réel sans une conception de réalité donnée a priori, et les textes littéraires doivent être perçus également en tant qu’indéterminés et libérés des structures préalables. Ce déplacement est similaire à celui opéré par Macedonio Fernández (Buenos Aires, 1874-1952) dans son Museo de la Novela de la Eterna, texte loué à plusieurs reprises par Ricardo Piglia et par Saer. Macedonio effectue une critique de la représentation qui concerne les codes romanesques et à la fois les domaines de la théorie, la science et la métaphysique. Dans le « Prólogo de desesperanza de autor », il expose que : El desorden de mi libro es el de todas las vidas y obras aparentemente ordenadas. La congruencia, un plan que se ejecuta, en una novela, en una obra de psicología o biología, en una metafísica, es un engaño del mundo literario y quizá de todo lo artístico y científico (Fernández 1996 : 95).

Du point de vue de Macedonio, l’organisation de tout discours (littéraire, scientifique ou métaphysique) et les codes selon lesquels il s’articule imposent un ordre artificiel par rapport à l’expérience; un ordre étranger au monde empirique. Le réel dans la conception de Macedonio ne fonctionne pas à partir d’un ordre établi d’avance. Dans l’un des textes inédits de l’édition d’Ana María Camblong et Adolfo de Obieta, il l’affirme explicitement : No hay principios de razón. No hay tampoco ley de causalidad. Por tanto ni en la mente hay orden ni lo hay en el mundo. Por tanto la inteligencia nada es puesto que a la Experiencia nada puede añadirle. Queda pues la totalidad de lo que ‘es’ como una suma o cúmulo de intuiciones, estados (1996 : 305). 46

L’indétermination

On constate que, de façon similaire à Saer, la conception du réel de Macedonio est proche de l’indétermination et de l’informe. Il s’agit plutôt d’un cumul « d’états » ou « d’intuitions ». Mais, ce qui nous intéresse le plus ici, c’est que Macedonio déplace aussi l’absence de détermination du réel vers le plan de la littérature. Étant donné qu’il n’y pas un ordre établi dans le réel, ou plutôt que tout ordre est artificiel et étranger au réel, les codes d’imitation selon lesquels la littérature est censée représenter l’expérience ou la vie perdent leur sens. Et une fois que ces codes « d’imitation » s’avèrent artificiels, la littérature peut être affirmée comme une production autonome et indépendante des ordres supposés objectifs. Chez Saer, l’opération est, en effet, similaire : compte tenu de l’indétermination caractéristique du réel, le texte littéraire devient un des objets indéterminés qui font partie de ce réel. Dans ce sens, les grandes œuvres littéraires peuvent créer des expériences autonomes et indépendantes d’autres expériences sensibles : c’est ainsi qu’elles peuvent créer des mondes. L’indétermination chez Saer expose donc divers rapports : elle est en lien avec l’idée de roman moderne, mais aussi avec sa conception du réel comme quelque chose d’indéterminé et, surtout, avec le concept de la « narración-objeto ». Au sein de sa poétique, la narration – et par conséquent le roman et la littérature – possède un caractère indéterminé, et ce caractère n’est plus strictement formel ; il touche aussi directement au sens. Or, « esa indeterminación de sentido, sin embargo, no empaña su pertinencia ni disminuye en nada su eficacia  » (Saer  1999  :  28)  : l’indétermination, qu’elle soit au niveau de la forme ou du sens, n’est donc pas négative ici ; elle constitue, au contraire, un des outils qui donnent de l’efficacité aux textes leur conférant un pouvoir de suggestion. L’idée de littérature selon cet auteur contemporain expose donc un rapport à l’indétermination tant formelle que sémantique et ce lien produit des effets précis à l’intérieur de son projet esthétique, effets qu’on essayera de préciser plus tard.

2.3.  L’exploration des formes 3 de enero de 1995. Resulta evidente para mí esta mañana que es la forma, y únicamente la forma, lo que produce la emoción estética. Juan José Saer, « Apuntes », La narración-objeto

L’indétermination en tant que caractéristique du roman moderne que l’on considère comme active dans la poétique de Saer entraîne un dernier aspect: l’exploration permanente des formes littéraires. Le roman est conçu dans ses textes critiques – principalement dans ceux qui sont réunis dans El concepto de ficción et La narración-objeto – de deux manières assez différentes. Dans le premier cas, le roman est considéré comme 47

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un modèle facile à reproduire, qui a connu son essor entre le XVIIe et le XIXe siècle. Ainsi, il représente un genre codifié qui transmet une vision bourgeoise et réaliste, comme dans le cas de l’essai « La selva espesa de lo real » de 1979 : « Todos saben, o deberían saber, que la novela es la forma adoptada por la narración en la época burguesa para representar su visión realista del mundo » (1997 : 259). Dans le deuxième cas, le roman s’identifie à la littérature et implique donc le sens d’une œuvre d’art qui n’obéit pas aux déterminations bourgeoises du genre. En ce qui concerne la première vision du roman, il faudrait dire que Saer établit un lien problématique avec le développement du roman au XIXe siècle. Dans l’essai « Literatura y crisis argentina » de 1982, par exemple, il affirme que : A priori, el arte no prescinde de ningún procedimiento, hasta que el pensamiento oficial se apropia de dos o tres y los erige en principios únicos y universales, pretendiendo que todo trabajo artístico acude a ellos. Tal es, por ejemplo, el caso de la imitación, de la claridad, de la economía, etc., que el siglo XIX estableció como cánones fundamentales de toda estética y que todo el gran arte del siglo XX se dedicó, sistemáticamente, a transgredir (1997 : 99).

D’après Saer, quelques procédés artistiques ont été instaurés comme paradigme esthétique du XIXe siècle. Néanmoins, il souligne immédiatement la façon dont l’art du XXe siècle a cherché à transgresser ce paradigme. Particulièrement à propos des formes littéraires, ce paradigme du XIXe a influencé profondément le roman jusqu’à devenir le cadre de ce qui pouvait être considéré comme romanesque et même comme vraisemblable. Or, Saer se garde d’assimiler trop rapidement le réalisme au paradigme du romanesque, car il constate que ce terme et ce qu’il peut désigner demeurent ambigus. Cependant il reconnaît dans ce cadre romanesque bourgeois, « que se caracteriza por el uso exclusivo de la prosa, por su causalidad lineal y por su hiperhistoricidad » (1997 : 122), un modèle qui peut être reproduit aujourd’hui afin de garantir une lecture et une consommation rapides et divertissantes. Saer note que le roman du XXe siècle a exploré sans cesse diverses formes littéraires en essayant de se démarquer par rapport à ce paradigme formel romanesque du XIXe. Il pense particulièrement aux différents procédés explorés par le modernisme anglophone de la première moitié du XXe siècle et par d’autres auteurs isolés qui ne font pas partie de cette tradition : Observando algunas obras de la narrativa occidental del siglo XX (por ejemplo las de Proust, Joyce, Kafka, Musil, Svevo, Gadda, Virginia Woolf, Faulkner, Pavese, Beckett, etc.) advertiremos que en ellas la principal propuesta formal es rechazar lo habitualmente considerado como novelístico y novelesco, integrando por el contrario a la dimensión de la novela todo 48

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aquello que el academicismo determina de antemano como no novelable. El objetivo principal de estos novelistas ha sido antes que nada no escribir novelas (Saer 1997 : 124).

La relation entre les esthétiques et les procédés littéraires du roman du XIXe siècle en Europe et le modernisme anglophone et, plus globalement, le roman du XXe est assez large et complexe. Néanmoins, nous tenons à insister sur le caractère paradoxal de ce rapport au roman chez Saer, car il peut s’avérer utile pour comprendre sa conception de la littérature et sa poétique. À l’intérieur de son projet esthétique, il s’agit également de ne pas écrire de romans dans la mesure où le terme roman fait allusion au paradigme du XIXe et où le romanesque veut dire un modèle que l’on peut reproduire. À contre-courant de ce paradigme, Saer reconnaît le travail sur le roman – que ce soit celui des grands romanciers du XXe ou son propre travail – comme l’éloignement de ce paradigme romanesque. Sur ce point intervient la deuxième vision de ce genre littéraire chez Saer – celle qui opère une identification entre œuvre littéraire et roman – à l’intérieur de laquelle le roman doit, avant tout et incessamment, devenir une recherche formelle. Afin de s’écarter du paradigme romanesque, le roman chez Saer devient une exploration des formes. Et le paradoxe est précisément ici : le roman devient alors un champ de tension entre ce paradigme romanesque du XIXe et l’exploration formelle. Tout au long de ses essais, on trouve l’affirmation de la recherche formelle comme une activité essentielle du travail de l’écrivain. Par exemple, en parlant de grandes figures littéraires, et en particulier de Faulkner, Saer soutient que : « Los mejores libros de Faulkner nos dan esa doble lección, que es la de toda gran literatura: fidelidad a una visión personal, y exploración constante de la forma » (1999 : 75). Il faut souligner que la forme n’est pas considérée ici comme quelque chose qui précède l’écriture ou comme un cadre à l’intérieur duquel la littérature a lieu, mais plutôt comme ce sur quoi l’écrivain travaille : dans la poétique de Saer la forme doit être explorée en permanence et cette exploration est décisive pour la construction du texte. Il s’agit d’une « construcción cuyo sentido es su forma misma » (Saer 1997 : 124) et l’on veut insister sur ce fragment : « […] la novela debe abrirle paso a formas imprevisibles, que carecen todavía de nombre, pero que aspiran a ser el hogar de lo infinito » (Saer 1997 : 125). Le roman qui veut devenir littérature et dépasser le « romanesque »16 – dans le sens péjoratif d’un paradigme dominant à 16

Selon Jean-Marie Schaeffer, « […] le terme romanesque possède en fait deux sens majeurs: un sens générique, et un sens thématique » (Schaeffer 2004 : 293). Dans le sens thématique, il s’agit de ce qu’il appelle un éthos donné : « le romanesque au sens thématique du terme, donc en tant qu’éthos spécifique lié à des structures narratives très particulières » (2004 : 293). Ainsi, le romanesque, en dehors du genre littéraire, serait pour Schaeffer une sorte de forme basique de fiction, c’est-à-dire une manière

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partir du XIXe siècle – doit explorer en permanence des formes nouvelles et cela entraîne un caractère nécessairement expérimental. Saer soutient, par exemple, dans l’essai « Zama » (1973) à propos de Di Benedetto que « […] no hay para la literatura otro modo de continuar existiendo que el de ser experimental – condición sine qua non que la mantiene en vida desde Gilgamesh » (1997 : 49). Si l’on parle de littérature chez Saer, on parle de textes expérimentaux par définition. Dans un autre texte critique de 1988, « Sobre la cultura europea », il affirme aussi que « si tomamos como ejemplo la literatura, no podemos menos que maravillarnos ante la diversidad, la profundidad, el coraje, la búsqueda permanente de nuevos modos de expresión para la redefinición constante del hombre y del mundo » (1997 : 86). L’idée de la littérature comme une recherche permanente, mais comme une recherche qui passe par les formes concrètes de sa réalisation revient sans cesse tout au long de ces textes critiques. Sur ce point, on peut signaler un lien entre cette exploration des formes et l’indétermination, lien dont Saer est conscient, au moins en ce qui concerne les origines de l’idée de littérature. Dans l’essai « Literatura y crisis argentina » de 1982, il établit un rapport entre les valeurs dominantes de la culture et la manière dont le romantisme a proposé l’idée moderne de littérature comme une forme de contester ces valeurs : La cultura, como sistema de valores, tiende a exigir de la literatura una representatividad que sería totalmente paralizante si fuese seguida al pie de la letra ya que, por principio en la época moderna, a partir tal vez del romanticismo, la literatura es una forma de rebelión contra esos valores (Saer 1997 : 107).

Selon Saer, l’idée moderne de la littérature s’instaure par définition comme une construction différente des formes culturelles dominantes. Même si cette vision de la culture est traversée par la critique d’Adorno et Horkheimer – dans la mesure où la culture est considérée comme un domaine solidaire des pratiques économiques simple, dans le sens cognitif, de raconter une histoire à partir d’une trame ou un conflit : « Ce que je veux suggérer par ces remarques décousues c’est qu’en fait le romanesque peut investir toutes les formes de la compétence fictionnelle. Bref, il constitue sans conteste un des objets majeurs de la fiction, c’est-à-dire de la compétence fictionnelle tout autant que des arts fictionnels. On pourrait dire qu’il est un des archétypes de la modélisation fictionnelle ou, pour pastischer Jolles, une des formes simples de la fiction, ou encore une des constellations fondamentales de l’engendrement d’univers fictionnels » (Schaeffer 2004 : 295). On le voit bien, le romanesque serait une forme parmi les plus simples de raconter des histoires, car il est compris comme une « compétence fictionnelle ». Sans doute, sa version la plus récente serait en effet le cinéma de Hollywood : « Quoi qu’il en soit de ces questions qui concernent l’histoire du romanesque, actuellement, à travers le cinéma hollywoodien, le romanesque est mondial » (Schaeffer 2004 : 301).

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capitalistes17 –, Saer reconnaît ici les origines romantiques du caractère rebelle de l’idée moderne de littérature, littérature contraire, d’après lui, à celle qui ferait partie des industries culturelles. Or, le fait que la littérature ne puisse pas se limiter à représenter les valeurs culturelles d’une société donnée est cohérent avec la formulation à propos de l’indétermination. Si le roman moderne ne doit pas se plier aux formes de représentation culturellement dominantes, il doit partir forcément d’une indétermination formelle et, par conséquent, d’une exploration permanente. Néanmoins, on voudrait postuler que le roman, dans la pensée critique de Saer, expose et maintient paradoxalement ces deux facettes : il peut être le genre littéraire idéal pour reproduire les modèles de représentation caractéristiques de la vision bourgeoise du monde et, à la fois, il peut être le genre de l’exploration formelle et, par conséquent, une voie propice vers la réalisation de l’idée moderne de littérature en tant qu’art. En effet, Saer est prudent par rapport à l’utilisation du terme expérimentation, notamment quand il fait allusion aux avant-gardes dans « Literatura y crisis argentina » : La continua creación o experimentación de formas nuevas es otra de las ventajas, y no la menor, de las vanguardias. A través de esa experimentación, la vanguardia pone a prueba y desbarata las consignas arbitrarias del poder cultural. Pero hay que tener en cuenta, también, que la vanguardia misma puede transformarse en una consigna arbitraria y en un valor absoluto (1997 : 118).

Saer reste méfiant à l’égard de l’idée de l’expérimentation comprise comme une consigne ou comme une procédure qui devient arbitraire, qui se cristallise et s’instaure comme la répétition d’un geste irréfléchi. Pour lui, « el trasplante obediente y mecánico de procedimientos prestigiosos no justifica en sí una literatura; la posibilidad de concretizar nuevas formas son infinitas pero es la necesidad interna la que las crea » (Saer 1997 : 119). Selon lui, l’expérimentation des formes opérée par le roman obéit donc à un besoin qui naît de la singularité de chaque texte. Dans ce sens, explorer les formes littéraires ne veut pas dire tout simplement se servir de plusieurs techniques héritées d’une tradition donnée, mais plutôt chercher ou créer les procédés et la structure adéquats à chaque œuvre particulière. En ce sens, quand Saer parle de forme, il faudrait penser plus à une structure qu’à des techniques données. Par ailleurs, il fait parfois lui-même le glissement vers le terme structure, comme dans « Narrathon » de 1973 : La exigencia del que quiere, verdaderamente, narrar, ha de ser muy distinta: esa nada metafórica de la que surge, una y otra vez, la narración, exigirá 17

 Voir (Horkheimer et Adorno 1974 : 136).

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una estructura nueva cada vez que se haga uso de la palabra, aunque más no fuese que por la diferencia ontológica que separa, tajante, un texto de otro (Saer 1997 : 145).

Dans sa pensée critique, la littérature (qu’il appelle ici narration) produit une nouvelle structure à chaque réalisation concrète. Chaque texte cherche – et exige même – une forme ou une structure différente. Il est important d’annoncer ici que, même si elle possède un caractère unique – dû à la récurrence des personnages, des thèmes, de la même zone et, surtout, du même style hybride entre le narratif et le lyrique – l’œuvre de Saer joue en permanence avec cette recherche de nouvelles formes. Ainsi apparaît une sorte de décalage entre sa production littéraire et critique: d’un côté, il y aurait dans ses œuvres le retour d’un seul et unique projet esthétique, projet traversé par un ensemble reconnaissable de questions théoriques et esthétiques et par un style marqué et identifiable, et de l’autre, il y aurait dans ses textes critiques l’affirmation constante de l’exploration formelle – et donc une défense de la rénovation et de la multiplicité des formes littéraires. Et pourtant, ce décalage n’est pas tout à fait réel. L’œuvre littéraire de Saer et notamment ses romans sont marqués par la présence de recherches formelles explicites et volontaires, en dépit de l’unicité du style et des préoccupations esthétiques. C’est probablement le genre romanesque qui montre le mieux la concrétisation de cette tension entre l’exploration formelle et la persistance d’un caractère unique de l’œuvre. En effet, cette idée du travail autour de la forme littéraire n’est pas présente seulement dans les essais. Le parcours de Saer à travers le roman illustre bien l’exploration formelle dont il parle dans ses textes critiques et qu’on considère comme l’une des formes de l’indétermination du roman moderne qui reste active dans son œuvre. Dans Litoral of the Letter, Gabriel Riera propose une périodisation de l’œuvre de Saer à nos yeux assez utile. Selon lui, la première période, à partir de « En la zona (1960), Responso (1964), Palo y hueso (1965), La vuelta completa (1966), Unidad de lugar (1967) et Cicatrices (1969) […] est une période marquée par le désir de représenter un fragment de la réalité et elle est donc influencée par l’esthétique réaliste  » (Riera 2006 : 17, n. t.). Pendant la deuxième période, qui inclurait « El limonero real (1974), La mayor (1977) et Nadie nada nunca (1980), Saer emploie des procédés narratifs qui ont des ressemblances avec ceux du Nouveau roman français » (Riera 2006 : 17, n. t.). Il faudrait remarquer que cette deuxième période reste la plus expérimentale en ce qui concerne la recherche formelle à l’intérieur du projet de Saer, notamment à travers El limonero real et Nadie nada nunca, où l’on trouve une incorporation de procédés poétiques tels que la répétition de segments, et où le dénouement 52

L’indétermination

de l’histoire est secondaire par rapport au jeu des points de vue et du temps du récit. Ensuite, El entenado (1983) marquerait une rupture « dans la conception de Saer de la fiction narrative  » (Riera  2006  :  17, n.  t.). Selon Riera, cette rupture est due à l’irruption de ce qu’il appelle une « anthropologie spéculative », à partir de l’essai de Saer « El concepto de ficción », de 1989. On reviendra sur cette expression à propos du concept de l’expérience chez Saer, mais pour l’instant on notera seulement qu’une réflexion d’ordre anthropologique apparaît plus clairement, selon Riera, à partir de El entenado et que celui-ci marque un tournant dans l’évolution de l’écriture de Saer. Du point de vue de cette étude, El entenado manifeste un tournant grâce à ses caractéristiques formelles, et plus spécialement grâce aux formes de narration qu’il adopte, formes qui s’avèrent assez différentes par rapport aux romans précédents. Plus tard, Riera affirme que dans Glosa (1985) et Lo imborrable (1992) il apparaît un certain contenu politique (de même que dans Cicatrices et Nadie nada nunca, par ailleurs) et qu’ensuite ont été publiés La ocasión (1988), La pesquisa (1994), Las nubes (1997) et – à titre posthume – La grande (2005). À propos de la dernière période, entre El entenado et La grande, Riera n’établit guère de caractéristiques particulières18. De notre point de vue, les romans à partir de El entenado présentent des éléments formels similaires qui ne s’approchent plus du type d’expérimentation de la deuxième période ni des conventions narratives illusionnistes19 de la première période – mimétiques ou « réalistes » comme les appelle Riera –. Autrement dit, cette dernière période continue à faire partie de l’exploration formelle, mais en incorporant une sorte de formes narratives plus définies et dominantes que celles de la deuxième période, sans tomber pour autant dans une notion de narration exclusivement illusionniste. En effet, c’est la période pendant laquelle l’expérimentation inclut un nouveau questionnement de la narrativité et à la fois une nouvelle utilisation des formes narratives. Nous y reviendrons sur cette période en particulier à propos de La grande, mais poursuivons pour l’instant l’analyse, à partir de l’indétermination chez Piglia et le panorama de sa poétique générale.

18

Il y a une autre périodisation quelque peu différente et « canonique », selon Logie (2013a : 30) et Premat (2010b : XXXV). La différence entre cette périodisation et celle de Riera réside principalement sur la valorisation de Cicatrices comme faisant partie de la production plus expérimentale. À notre avis, Cicatrices fait plutôt partie de la première que la deuxième période, dans la mesure où les procédés ne possèdent pas la même radicalité de El limonero real ou de Nadie nada nunca. 19 Dans le sens où Werner Wolf fait allusion à l’illusion esthétique (Wolf 1990). Nous reviendrons sur ce terme plus tard.

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La littérature obstinée

3.  Piglia : entre le roman et la fiction Leemos restos, trozos sueltos, fragmentos, la unidad del sentido es ilusoria. Ricardo Piglia, El último lector

L’œuvre de Ricardo Piglia contient principalement trois recueils de nouvelles, deux livres d’essais, un livre d’entretiens qui restent assez proches de l’essai (publié en 1986 et réédité en 2001 avec de nouveaux entretiens), et cinq romans. Comme Casarin l’a déjà affirmé, cette œuvre « es relativamente breve si se la compara con la de Saer » (Casarin 2008 : 92). En effet, la différence entre Saer et Piglia en ce qui concerne leur production de romans est frappante : Saer publie onze romans de son vivant, tandis que – jusqu’à présent – Piglia en a publié cinq, en affirmant constamment, de surcroît, qu’il ne se considère pas luimême comme un romancier20. Outre le nombre de livres publiés, les dates de publication des cinq romans de Piglia – Respiración artificial (1980), La ciudad ausente (1992), Plata quemada (1997), Blanco nocturno (2010) et El camino de Ida (2013) – peuvent suggérer que des périodes relativement longues se sont écoulées entre la production d’un roman et un autre. Piglia a déclaré, d’ailleurs, qu’en particulier Plata quemada a été un projet repris et abandonné à des moments différents21. Le fait de ne pas avoir écrit de nombreux romans et d’attendre de longues périodes pour les publier pourrait nous faire penser que les problématiques du roman moderne sont étrangères aux préoccupations esthétiques de cet écrivain ou, du moins, qu’elles ne sont pas fondamentales à l’intérieur de son projet. Néanmoins, une lecture attentive de ses romans et de ses textes critiques dévoile la relation entre sa poétique et les trois traits de l’idée de roman moderne sur lesquels on travaille : l’indétermination, la réflexivité et le rapport à l’expérience. On essayera de montrer que ces trois traits fonctionnent à l’intérieur de la poétique de Piglia même si, par rapport à Saer, ils opèrent d’une manière différente. Le succès de ces quatre premiers romans parmi la critique et parmi un public de lecteurs plus large – succès notamment plus marqué que celui de ses nouvelles22 – peut être interprété comme un signe de la consécration de Piglia en tant qu’écrivain. Ce moment de reconnaissance 20

Voir Piglia (2012a). Voir Piglia (2001b : 8-9). 22 Exception faite de « Homenaje à Roberto Arlt », publié dans Nombre falso. Ce texte a exercé une certaine fascination notamment sur la critique argentine. À cet égard, voir, par exemple, Nicolás Bratosevich y Grupo de Estudio (1997 : 37-63) et le livre de Teresa Orecchia Havas (Orecchia Havas 2010b : 9). Ainsi, cette nouvelle a été interprétée comme un point déterminant de la littérature intertextuelle de Piglia à partir du texte « Luba » et la fausse attribution à Roberto Arlt. 21

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L’indétermination

internationale a eu lieu en particulier à partir de la publication de son premier roman, Respiración artificial, en 1980. Comme l’exposait déjà Jorge Fornet en 1998, « sin duda, ha sido la novela Respiración artificial, la que ha provocado los mayores elogios con una sorprendente unanimidad  » (Fornet  2000  :  9). Cette unanimité identifiée par Fornet pourrait coïncider avec le fait que les romans de Piglia et, de notre point de vue, plus spécialement ses deux premiers romans exposent et explorent les aspects les plus développés et achevés de son œuvre littéraire. Dans cette perspective, on va s’interroger sur la place et l’importance du roman dans le projet littéraire de Piglia, et plus spécifiquement sur ses rapports à l’indétermination du roman moderne.

3.1.  Le registre argumentatif et le registre narratif Si dans le cas de Saer on a parlé d’une hybridation entre le registre lyrique et le registre narratif, on va signaler chez Piglia une tendance à mélanger certaines constructions qui appartiennent aux textes et aux genres argumentatifs et d’autres attribuées aux textes et aux genres considérés narratifs. La notion de genre littéraire est assez complexe et elle fait encore partie de la réflexion théorique actuelle. On ne s’attardera pas sur sa définition qui, par ailleurs, peut être multiple, mais on voudrait annoncer que sur ce point on suit la perspective de Dominique Combe sur l’idée que « les genres […] sont donc étroitement liés à l’expérience et à la pratique de la lecture » (1992 : 9). Dans ce sens et à l’égard des classifications, on se situe sur la même voie de sa «  Petite typologie naïve  », quand il affirme que «  le genre est en somme l’horizon qui surplombe la lecture. La théorie des genres, elle, est le fait de la ‘science’ qui les transforme, à distance, en un objet de connaissance » (1992 : 13). Si l’on considère le genre du point de vue de la lecture – et non depuis la perspective de la théorie des genres –, les grandes classes de textes qu’un lecteur contemporain peut reconnaître comme horizon de lecture sont, d’après Combe, quatre : la fiction narrative, la poésie, le théâtre et l’essai (1992 : 14). Ce que nous appelons genres narratifs correspondent donc à l’idée de Combe de la fiction narrative (principalement le roman, la nouvelle, le conte et le récit), et ce que nous appelons les genres argumentatifs renvoient partiellement à sa catégorie de l’essai (qui inclût par ailleurs le « discours philosophique ou théorique, autobiographie, mémoires, journal intime, carnets, correspondance, compte rendu, récit de voyage, etc. ») (1992 : 14). L’identification est partielle par rapport à l’essai, car les procédés argumentatifs peuvent varier considérablement entre un essai ou un traité philosophique et la correspondance, voire l’autobiographie d’un auteur. De ce fait, on a choisi la dénomination plus générale de genres argumentatifs, qui fait allusion aux procédés utilisés par l’essai, le traité, et plus largement les textes philosophiques 55

La littérature obstinée

et le discours théorique. L’essai sera donc traité comme l’un des genres argumentatifs et le roman comme l’un des genres narratifs. Ces constructions de Piglia s’identifient donc, respectivement, à ce qu’on appelle ici un registre argumentatif et un registre narratif. On voudrait signaler que le registre narratif fait donc allusion à des caractéristiques dominantes23 dans certains genres littéraires – par exemple dans le roman, le conte ou la nouvelle, pour parler des genres contemporains. Cela ne veut pas dire que ces caractéristiques soient exclusives de ces genres littéraires, mais qu’elles dominent et marquent d’une certaine façon tant la production que la réception de ce type de textes. Pour revenir à Piglia, ses romans tendent à alterner des procédés argumentatifs, qui sont de l’ordre du raisonnement et s’approchent en particulier de l’essai en tant que genre moderne, et des procédés narratifs, c’est-à-dire une écriture où prédomine typiquement le déploiement d’une histoire, déploiement commun à la nouvelle, mais également à des genres plus traditionnels comme le conte populaire ou folklorique, ainsi qu’aux « récits conversationnels ». Celle-ci serait la traduction de « conversational storytelling », notion proposée par Monika Fludernik : Ce qui sera appelé récit naturel dans ce livre inclut, principalement, les récits conversationnels spontanés, terme qui serait plus approprié, mais qui est peu maniable. La narration naturelle, par opposition au domaine plus large de la narration orale, comprend seulement les formes spontanées de narration (donc courantes et quotidiennes), mais elle exclut la poésie orale et les traditions folkloriques de la narration orale telles qu’elles apparaissent, par exemple, chez les Acadiens de la Nouvelle-Écosse (Fludernik 1996 : 13, n. t.).

Ainsi, Fludernik distingue la forme de narration typique de la conversation quotidienne des formes littéraires traditionnelles insti­ tutionnalisées. Malgré cette différence, il est possible de proposer que la narrativité, comprise comme le déploiement d’une histoire, peut être commune aux genres traditionnels populaires ou folkloriques et aussi à ce type de narration, telle qu’elle apparaît dans les conversations. Nous reviendrons sur ce qui est considéré narratif plus tard, mais pour l’instant, nous dirons que ce registre narratif est donc composé de procédés relatifs au développement d’une histoire, développement commun aux genres dits narratifs.

23

Les caractéristiques dominantes ont une filiation au concept formaliste de la dominante, tel qu’il a été retravaillé et exposé par Roman Jakobson: « La dominante peut se définir comme l’élément focal d’une œuvre d’art : elle gouverne, détermine et transforme les autres éléments. C’est elle qui garantit la cohésion de la structure » (Jakobson 1973 : 145, [1971]).

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L’indétermination

De la critique et de la fiction Cette caractéristique de l’œuvre de Piglia a été souvent soulignée par certains critiques, et ce principalement de deux manières. La première désigne ce trait à partir d’un lien avec une tradition d’écrivains argentins chez qui l’on peut trouver une alternance similaire des deux registres. Pour Sandra Garabano, par exemple : Su trayectoria como escritor está unida a la tradición iniciada por Borges, Bioy Casares, Cortázar y Marechal, entre otros, que pretende unir la ficción a la creación de un vasto mundo intelectual. Sus escritos, además de ofrecer una serie de enigmas e historias ocultas, presentan una profunda reflexión sobre la teoría y la crítica literaria (Garabano 2003 : 19).

L’hybridation entre les deux registres s’inscrirait, d’après Garabano, dans une tradition littéraire argentine du XXe siècle. Cette approche en fonction de la question de la tradition littéraire – qu’elle soit argentine ou non – constitue par ailleurs l’un des principaux axes critiques sur l’œuvre de Piglia24. Pour d’autres critiques, cette caractéristique n’est pas liée à une tradition unique, comme pour Adriana Rodríguez Pérsico quand elle affirme que «  hay que coincidir en la coherencia y la fidelidad de un proyecto literario, que, rechazando imposiciones genéricas, fusiona el pensamiento crítico con la trama ficcional, desconoce jerarquías literarias y junta tradiciones muy diversas » (Rodríguez Pérsico 2004 : 10). Dans ce « Prólogo » de Rodríguez Pérsico, le croisement de registres n’est pas immédiatement ni exclusivement lié à une tradition spécifique, et la littérature de Piglia se caractériserait précisément par le mélange des traditions les plus diverses. Cette dernière citation montre la deuxième manière dont l’hybridation de registres a été repérée par certains commentateurs de Piglia : les éléments de ce croisement entre le narratif et l’argumentatif ont été souvent appelés critique et fiction. Ces deux termes s’inspirent du recueil d’entretiens de Piglia, Crítica y ficción, dont la portée a été assez importante au sein de la critique littéraire hispano-américaine, et notamment dans les études sur l’œuvre de Piglia lui-même. Par exemple, le titre de livres tels que Ficción y crítica en la obra de Ricardo Piglia (González Sawczuk 2008) ou celui édité par Jorge Carrión, El lugar de Piglia: crítica sin ficción (2008), révèlent l’influence des termes utilisés par Piglia lui-même dans les études sur son œuvre. De même, ces deux termes – et ce qu’ils désignent – apparaissent par exemple dans la première section du recueil Ricardo Piglia: una poética sin límites, livre introduit par ledit « Prólogo » de Rodríguez Pérsico. La section s’intitule « Crítica literaria y literatura crítica » et elle fait allusion

24

(Voir aussi Fornet 2005, 2007 ; Pereira 2001).

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La littérature obstinée

au même trait que les deux livres cités auparavant, de même que l’article de Graciela Speranza « Autobiografía, crítica y ficción » (2004). Or, il faudrait préciser que fiction est souvent employé par Piglia et par ses commentateurs comme un synonyme de littérature, et que critique est fréquemment utilisé pour faire allusion à la pratique universitaire ou intellectuelle d’écriture de commentaires sur les textes littéraires. De cette façon, l’emploi des termes critique et fiction fait référence à cette idée de l’écrivain argentin selon laquelle la littérature interagit en permanence avec la critique – en entendant par critique le commentaire sur les œuvres littéraires. Ainsi, le trait qu’on désigne dans cette étude comme une hybridation entre le registre argumentatif et le registre narratif a été travaillé à partir de ces deux termes : fiction et critique. Cela dit, on propose de penser ce trait de la poétique de Piglia à partir de termes différents de ceux utilisés par lui-même : on parlera du registre argumentatif et du registre narratif. Ce choix s’explique par deux raisons : la première est que la dénomination registre nous permet de préciser qu’il s’agit de procédés employés à l’intérieur des romans et, en passant, de distinguer ces procédés d’une idée plus large de littérature – qui passe aussi par des thèmes, des anecdotes, des finalités ou des contenus donnés. En outre, et notamment en ce qui concerne ponctuellement le registre narratif, ces procédés sont liés à des genres littéraires donnés, ce qui spécifie et restreint encore plus le vaste domaine de l’idée moderne de la littérature – ou de l’idée pseudo-parallèle plus contemporaine de fiction –. Il peut s’avérer plus précis de parler de procédés narratifs que de fiction ou de littérature lors de l’approche de ces textes. Ce dépouillement du concept général et complexe de fiction nous permettra ainsi de mieux cerner les procédés à l’intérieur de l’idée de roman de Piglia. La deuxième raison qui justifie le choix du terme registre porte sur le sens du mot critique dans le contexte des analyses sur Piglia. Plutôt que de comparer les procédés argumentatifs dans son œuvre à la critique en tant que commentaire sur les textes littéraires – telle qu’elle est pratiquée dans le milieu universitaire ou intellectuel  – on voudrait affirmer l’existence d’un type de réflexion et d’argumentation qui ne se limite pas exclusivement à gloser sur des textes littéraires et qui, même lors de ces approches, ne se déploie pas à partir du modèle du simple commentaire critique, tel qu’il est pratiqué dans la presse, par exemple, ou dans les recensions. De ce point de vue, le fait de parler d’un registre argumentatif nous permet de cibler des procédés, tout en élargissant leur portée, c’est-àdire sans restreindre ce registre argumentatif au domaine du commentaire critique strictement littéraire. Ainsi, le registre argumentatif chez Piglia reste plus proche d’une pensée théorique que du commentaire critique à propos de certaines œuvres. 58

L’indétermination

Néanmoins, cette hybridation des deux registres n’est pas présente toujours de la même façon chez Piglia. Par exemple, elle s’avère particulièrement déterminante dans Respiración artificial et La ciudad ausente, tandis que dans Plata quemada et Blanco nocturno le registre argumentatif semble réduit et cède la place à la narration séquentielle d’une histoire donnée. Dans le cas de Plata quemada, on peut dire que le moment discursif le plus marquant est celui de l’épilogue où le narrateur soutient que « esta novela cuenta una historia real. Se trata de un caso menor y ya olvidado de la crónica policial que adquirió sin embargo para mí, a medida que investigaba, la luz y el pathos de una leyenda » (Piglia 2000a : 221). Et quelques lignes après il explique que « el conjunto del material documental ha sido usado según las exigencias de la trama, es decir que cuando no he podido comprobar los hechos en fuentes directas he preferido omitir los acontecimientos » (Piglia 2000a : 221). En isolant ce moment où la forme argumentative intervient dans le roman, la plus grande partie du texte se développe dans un code narratif séquentiel et linéaire et, en conséquence, plutôt proche des genres narratifs traditionnels à l’égard des procédés – tels que le conte. Dans Blanco nocturno, le registre argumentatif occupe également une place marginale par rapport aux événements racontés, se limitant à certaines notes en bas de page attribuées au personnage d’Emilio Renzi, comme dans cet exemple où il spécule autour des connexions entre divers auteurs : ‘El capítulo 10 de la novela –The Law-Writer– está centrado en el copista Nemo (Nadie). Publicado en Nueva York en la revista Harper en abril de 1853, fue seguramente leído por Melville, que escribió Bartleby en noviembre de ese año. La novela de Dickens, que narra un juicio interminable con su mundo de tribunales y de jueces, fue un libro muy admirado por Kafka’ (nota de Renzi) (Piglia 2010b : 271).

Cette note en bas de page de Renzi énonce de possibles connexions entre Dickens et Melville, et entre celui-ci et Kafka, affirmation qui, étant donné son caractère spéculatif, peut être assimilée au registre argumentatif. Néanmoins elle demeure marginale à l’égard du déploiement du roman, et ce précisément en raison de son emplacement : le procédé des notes en bas de page dans Blanco nocturno isole partiellement ce type de séquence argumentative. Dans certains cas, la façon d’introduire des pensées d’ordre ontologique sur le fictionnel et le réel dans ce roman – pensées qu’on peut par ailleurs lier aux projets de Macedonio Fernández et de Borges, mais probablement aussi à l’attitude des avant-gardes – s’opère à travers des personnages qui oscillent entre la démence et la raison comme Croce ou Luca. Dans le cas de Luca, par exemple : 59

La littérature obstinée

Lo acusaban de ser irreal, de no tener los pies en la tierra. Pero había estado pensando, lo imaginario no era lo irreal. Lo imaginario era lo posible, lo que todavía no es, y en esa proyección al futuro estaba, al mismo tiempo, lo que existe y lo que no existe (Piglia 2010b : 232).

Que ce soit à travers les notes de Renzi ou à travers d’autres personnages, la place de ce registre argumentatif demeure marginale, car peu fréquente et assez vraisemblable en termes canoniques : cette vraisemblance repose sur l’attribution du registre argumentatif à des personnages concrets. Ainsi, une grande partie de Blanco nocturno se concentre sur le niveau de l’histoire, sans faire intervenir le registre argumentatif d’une façon réellement déterminante. Cela dit, et contrairement à Plata quemada, Blanco nocturno et même El camino de Ida, les deux premiers romans de Piglia explorent constamment l’hybridation entre le registre narratif et le registre argumentatif. Soit à travers la voix des personnages – comme dans le cas de Renzi ou Tardewski dans Respiración artificial – soit par le biais d’un narrateur extradiégetique comme dans plusieurs épisodes de La ciudad ausente, le registre argumentatif réapparait à plusieurs reprises et constitue un élément fondamental du développement des romans. Il suffit de penser par exemple à la célèbre conversation entre Marconi et Renzi à propos de Borges et Arlt dans le roman de 1980 : « Con la muerte de Arlt, dijo Renzi. Ahí se terminó la literatura moderna en la Argentina, lo que sigue es un páramo sombrío. Con él ¿terminó todo? dijo Marconi. ¿Qué tal? ¿Y Borges? Borges, dijo Renzi, es un escritor del siglo XIX » (Piglia 1993 : 133). De même, on peut citer la rencontre entre Renzi et el Russo dans La ciudad ausente. À travers la voix de Russo, nous lisons : « un relato no es otra cosa que la reproducción del origen del mundo en una escala puramente verbal » (Piglia 2004 : 149). Comme on peut le constater dans ces deux cas, le déploiement du niveau de l’histoire donne lieu à l’insertion du registre argumentatif. Or, pour l’instant, on veut souligner deux points en particulier : d’abord, l’hybridation des deux registres n’a pas lieu de façon uniforme dans tous les romans de Piglia. Sans doute s’agit-il d’une œuvre romanesque plus inégale que celle de Saer, dans la mesure où l’unicité de ces registres est moins perceptible. Deuxièmement, la pensée qui s’exprime à travers le registre argumentatif, en particulier dans ces deux premiers romans, peut porter tantôt sur des problématiques philosophiques, politiques ou historiques, tantôt sur l’idée de la littérature. Qu’elle s’exprime sur un domaine ou sur un autre, la forme sous laquelle cette pensée surgit se sert de procédés provenant d’un genre argumentatif relativement récent aussi : l’essai.

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L’indétermination

Le rapport entre le roman et l’essai Le lien de la poétique de Piglia à l’indétermination du roman moderne apparaît d’une façon nette en ce qui concerne les relations avec l’essai. Non seulement le roman chez Piglia est construit à partir de l’hybridation d’un registre narratif et d’un registre argumentatif, mais cette hybridation a lieu à partir de l’incorporation de procédés qui proviennent de l’essai en particulier, genre qui fait penser au roman précisément par sa propre indétermination formelle. On verra brièvement en quoi consiste cette indétermination de l’essai, et notamment quel pourrait être son rapport avec celle du roman. Pour Claire de Obaldia, dans L’esprit de l’essai, la dénomination de ce qu’est un essai « […] demeure toujours particulièrement problématique » (De Obaldia 2005 : 11). De même que pour le roman moderne, la définition de traits ponctuels de l’essai en tant que genre pose de nouveaux problèmes, étant donné la grande diversité de textes qui compose sa tradition et, à la fois, un accord tacite sur le regroupement de ces auteurs et de ces textes dits essayistiques. Selon De Obaldia : Certains critères ont toutefois bien dû être convoqués pour que l’on puisse réunir en une seule catégorie la liste impressionnante composant ce que le lecteur moyen a pris coutume de reconnaître comme la ‘grande tradition’ des essayistes, comprenant des auteurs comme Montaigne, Bacon, Sainte-Beuve, Renan, Alain, Barthes, Addison, Steele, Johnson, Lamb, Hazlitt, Orwell, Woolf, Eliot, Emerson, Benn, Mann, Unamuno, Ortega y Gasset, Borges, etc. Le choix même de voir en certains textes donnés autant de formes typiques, bien que diverses, d’essais suggère qu’il demeure encore, par-delà les différentes potentialités de la forme, quelque chose que l’on appelle l’‘essai’, identifiable par un certain nombre de traits distinctifs (2005 : 12).

De nouveau, on se trouve en face de la diversité de textes composant la tradition de l’essai et en même temps auprès d’une sorte de régularité qui permettrait de les rassembler sous une seule catégorie. Or, « […] un examen plus attentif des définitions superficielles figurant dans les dictionnaires montre bien que ce consensus repose sur l’irréductible indétermination, justement, du genre essayistique » (De Obaldia 2005 : 12). Ainsi, d’après ce qui a été exposé jusqu’ici, le roman et l’essai pourraient se caractériser par cette sorte d’indétermination, élément qui touche principalement aux formes d’écriture – mais aussi aux sujets traités, comme on l’a affirmé à propos du roman moderne. Pour Pierre Glaudes, par exemple, Forme ouverte et flexible, l’essai n’a pas de domaine culturel mieux circonscrit. Tirant tantôt du côté de la philosophie, du discours magistral ou de la méditation spirituelle, il sait aussi se parer des séductions sophistiques de la conversation, recourir aux jeux poétiques ou fictionnels, s’engager hardiment sur les chemins de la vulgarisation journalistique ou de la polémique. De 61

La littérature obstinée

Montaigne à Addison, de Condillac à Barthes, de Charles Lamb à Valéry, c’est un genre protéiforme qui semble n’avoir pas de frontières (Glaudes 2002 : II).

Ce qui varie le plus à l’intérieur du genre essayistique selon Glaudes, ce sont les formes d’écriture adoptées, formes empruntées à plusieurs types de discours – philosophique, conversationnel, littéraire, journalistique, etc. De façon similaire au roman moderne, l’indétermination tant formelle que thématique semble s’imposer comme l’une des caractéristiques dominantes de l’essai, en faisant de celui-ci un genre protéiforme et, par voie de conséquence, dont la forme ne se détermine qu’au moment de sa propre réalisation concrète. Cependant, le constat de cette similitude entre l’essai et le roman a déjà fait l’objet de certaines études sur l’essai, comme celle de De Obaldia : « Cela étant, le roman ne constitue-t-il pas déjà lui-même une autre forme de prose éminemment ouverte, hétérogène, a-générique ou antigénérique qui subvertit et redistribue de la même manière les catégories existantes ? » (2005 : 15). La proximité de ces deux genres est certes frappante et leur différenciation demeure problématique. Pour Glaudes, par exemple, il est utile de rapprocher les deux genres en décrivant l’essai comme un Bildungsroman : Il s’agit avant tout de prendre en compte que la recherche de la vérité est globalement présentée dans l’essai comme une sorte de roman d’apprentissage dont l’essayiste campe à la fois le narrateur, le héros et tous les autres personnages (Glaudes 2002 : XXII).

Si l’on part du principe que l’essai est une « forme de prose courte non fictionnelle » (De Obaldia 2005 : 290), qui peut incorporer éventuellement des procédés de genres littéraires fictionnels, et que le roman est une forme d’ordre principalement fictionnel où la prose prédomine et où l’on peut trouver également des procédés de l’essai – et donc d’un genre nonfictionnel –, la distinction s’appuie fondamentalement sur une dominante25 de caractère fictionnel pour le roman ou de caractère factuel pour l’essai. Or, la nature problématique de cette posture est expliquée par Glaudes en formulant qu’il s’agit d’un trait ambigu constitutif de l’essai: Cette indécision du lecteur renvoie à une ambigüité constitutive du genre : celle d’un discours assertif qui vise la vérité, qui la cherche inlassablement, mais sans jamais avoir l’assurance de l’atteindre, ce qui frappe ses propos, contrairement à ceux du traité, d’un fort coefficient d’incertitude. Ainsi se pose la question de la place de la fiction dans l’essai. Si l’on a spontanément tendance à ranger les essais parmi les textes factuels – par opposition aux textes fictionnels, selon la distinction proposée par Gérard Genette –, on 25

Dans le sens formaliste déjà évoqué à propos du registre argumentatif et narratif chez Piglia.

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L’indétermination

s’aperçoit bientôt de la porosité d’une telle frontière. De même qu’on trouve, dans les romans d’un Musil ou d’un Thomas Mann, de longues séquences d’inspiration essayiste, on rencontre aussi nombre d’essais où le travail des concepts s’effectue au moyen d’un dispositif fictionnel (Glaudes 2002 : XXII).

Des séquences essayistiques apparaissent certes à l’intérieur de plusieurs romans, et des séquences fictionnelles surgissent dans de nombreux essais. Néanmoins, il est important d’indiquer que les procédés provenant du registre argumentatif et du registre narratif n’émergent pas de la même façon dans un essai que dans un roman. Aujourd’hui, certains procédés dominent probablement dans la production et la réception d’un roman, tandis que d’autres prévalent pour l’essai. Or, plus que la distinction ponctuelle entre ces deux genres et leur hybridation de procédés, nous voudrions insister sur l’indétermination formelle qui les caractérise et, surtout, sur le fait que les deux premiers romans de Piglia jouent sans cesse sur cette double indétermination. Cela dit, le roman et l’essai, tout en étant les genres de l’indétermination, ne se fondent pas forcément dans une seule et unique forme littéraire. Il s’agit de genres différents bien qu’ils partagent souvent des procédés et bien que ce partage semble rendre les contours parfois un peu flous. Cependant, il est assez frappant que l’indétermination soit interprétée comme caractéristique commune aux deux genres, et cela en sachant que : on fait souvent de l’essai et du roman les deux genres majeurs du XXe siècle : l’un pour son hégémonie associée à l’éclatement de ses conventions et de sa portée (le roman), l’autre pour sa montée en puissance et son invasion des autres genres, littéraires ou non (l’essai) (Langlet 2000 : 45).

Vraisemblablement l’essai et le roman constituent non seulement les deux genres majeurs du siècle dernier, mais en plus ils participent tous les deux de la prose, de l’abandon de la rhétorique des genres classiques, de la naissance des sociétés modernes occidentales et du changement d’épistémè qui s’est produit depuis. Pour revenir à l’indétermination et à la poétique de Piglia, il est important d’expliciter ici son caractère double : d’une part, le roman a été caractérisé à partir de l’hybridation de divers registres, trait reconnaissable spécialement dans les deux premiers romans de Piglia à partir de l’alternance du narratif et de l’argumentatif ; d’autre part, ces romans se servent de procédés de l’essai, genre moderne auquel on attribue aussi une indétermination formelle propre. Or, outre les rapprochements entre le roman et l’essai en tant que genres littéraires, la question a été pensée aussi en termes du narratif et de l’argumentatif à l’intérieur du roman. Par exemple, dans sa « Note sur le statut argumentatif des textes romanesques », Gilles Philippe soutient que il est mutatis mutandis deux façons pour le texte romanesque d’être argumentatif, c’est-à-dire de contraindre le lecteur à un transfert d’adhésion: 63

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le mode allégorique, qui suppose que les données narratives fassent l’objet d’une réinterprétation en termes de contenu de vérité […], et le mode digressif, qui suppose qu’à un moment quelconque la trame narrative fasse place à un propos doctrinal. La plupart du temps, le roman combine subtilement ces deux types possibles de relation à l’argumentatif […] (Philippe 2000 : 14).

Pour Philippe, le roman a une tendance constitutive à alterner l’argumentatif et le narratif principalement de ces deux façons : le mode allégorique et le mode digressif. On ne s’attardera pas pour l’instant sur ces modes – ce qui impliquerait une discussion plus technique sur les modalités concrètes d’émergence de l’argumentatif dans le roman qu’on analysera plus tard, en particulier à propos de Piglia –, mais il convient de noter que l’hybridation de ces deux registres semble être une caractéristique assez courante du roman. Et l’attribution de ce trait au texte romanesque semble coïncider avec l’idée de roman moderne, telle qu’on l’a postulée auparavant, c’est-à-dire comme ce nouveau genre qui naît et qui s’alimente des idées romantiques sur l’art : « Jusqu’au romantisme qui marque enfin l’acceptation unanime du roman comme genre littéraire à part entière, tout le débat sur l’‘utilité’ du roman porte en fait sur sa capacité à proposer au lecteur un contenu autre que strictement fictionnel » (Philippe  2000  :  15). De ce point de vue, l’idée de roman moderne implique, depuis ses origines romantiques, non seulement une indétermination formelle, mais aussi la transmission d’une sorte de contenu qui est censé dire quelque chose du réel ; un contenu qui ne se limite pas à l’ordre fictif, imaginaire ou irréel. À propos de ce contenu non fictif du roman, et afin d’éviter les confu­ sions de termes proches et imbriqués, il convient de faire une distinction entre, d’un côté, le fictif et le réel – dans un sens ontologique – et le fictionnel et le factuel, de l’autre, – dans un sens représentationnel26 –. De ce fait, et même lorsque cela semble évident, les textes littéraires sont fictionnels contrairement aux textes factuels et, de même, ces textes existent sur le plan ontologique précisément en tant que constructions fictionnelles, ce qui veut dire qu’ils sont bien réels en tant que productions d’un régime de représentation fictionnel –  bien que non dépourvus d’un caractère ontologique problématique pour autant. Or, le débat sur l’utilité du roman auquel fait référence Philippe porte sur la possibilité du genre romanesque 26

Sur ce point on suit Jan Christoph Meister, qui s’inspire à son tour de Wolf Schmid: « Dans ce texte, j’adhérerai donc aux définitions plus cohérentes formulées par Schmid (2010) : ‘Fictif = une propriété d’éléments (le temps, l’espace, les situations, les personnages, les actions) contenus au sein du monde représenté d’œuvres fictionnelles’ et ‘Fictionnel = une propriété des représentations des mondes fictifs’ ; les antonymes terminologiques sont ainsi fictif vs réel (distinction ontologique) et fictionnel vs factuel (distinction représentationnelle) » (Meister 2011 : 171, n. t.). Le livre de Wolf Schmid auquel Meister fait allusion est Narratology: An Introduction (Schmid 2010 : 245).

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à incorporer des éléments argumentatifs et, en conséquence, un type de discours qui cherche, même sous la forme globale de construction fictionnelle que serait le roman, à énoncer des propositions ou des idées à propos de l’ordre du réel ou, au moins, de l’expérience du réel. Ce caractère paradoxal du roman en tant que construction fictionnelle qui peut mêler le narratif et l’argumentatif expose comment, à l’intérieur de son système de représentation, l’ordre du fictionnel entretien des rapports fort complexes et étroits avec l’ordre des idées et de la pensée sur le réel. Il est important de soulever que l’hybridation entre les registres argumentatif et narratif est considérée comme un trait courant du roman et, pour revenir à la poétique de Piglia, que Respiración artificial et La ciudad ausente s’articulent à partir de ce trait en s’inscrivant dans la problématique de l’idée de roman moderne. Mais à cette problématique du roman s’ajoute l’indétermination formelle propre à l’essai et donc l’apparition de séquences argumentatives qui semblent appartenir à ce genre. Or, de notre point de vue, cette intégration de procédés de l’essai obéit à une conception de littérature moderne qui demeure active chez Piglia. Et cette conception se fonde sur une indétermination et une incommensurabilité fondamentales des textes littéraires qui dépassent les limitations génériques de la poétique et de la rhétorique classiques. Comme l’a déjà décrit Genette à propos de Proust : L’importance quantitative et qualitative de ce discours psychologique, historique, esthétique, métaphysique, est telle, malgré les dénégations, qu’on peut sans doute lui attribuer la responsabilité – et en un sens le mérite – du plus fort ébranlement donné dans cette œuvre, et par cette œuvre, à l’équilibre traditionnel de la forme romanesque : si la Recherche du temps perdu est ressentie par tous comme n’étant ‘plus tout à fait un roman’, comme l’œuvre qui, à son niveau, clôt l’histoire du genre (des genres) et inaugure, avec quelques autres, l’espace sans limites et comme indéterminé de la littérature moderne, elle le doit évidemment – et cette fois encore en dépit des ‘intentions de l’auteur’ et par l’effet d’un mouvement d’autant plus irrésistible qu’il fut involontaire, du roman par l’essai, du récit par son propre discours (Genette 2007 : 271).

En effet, on considère que la poétique de Piglia participe d’un mouvement semblable entre l’essai et le roman. Cela veut dire qu’elle s’inscrit également dans cette idée d’une littérature moderne dont le statut doit rester, par définition, indéterminé, et dont la naissance pourrait être située probablement avant la publication d’À la recherche du temps perdu (1913-1927). Néanmoins, certains textes du XXe siècle, comme celui de Proust et ceux de certains auteurs du modernisme anglophone, ont reformulé et réadapté cette idée de littérature, mais sans établir pour autant un rapport de stricte rupture avec l’idée de roman moderne telle que nous essayons de la penser ici. 65

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3.2.  Vers la fiction Le terme « fiction » chez Piglia Cette idée de littérature moderne prend souvent dans les textes essayistiques de Piglia le nom de fiction. Cependant l’utilisation de ce terme n’est pas tout à fait uniforme et les déplacements sémantiques opérés à travers lui semblent rendre floue la compréhension de sa poétique. Pour avancer dans la compréhension de ces changements sémantiques on pourrait les résumer ainsi  : dans les essais de Piglia, le mot fiction fait référence tantôt au caractère irréel ou tout simplement imaginaire de certains éléments ou de certains discours, tantôt à l’idée de la littérature moderne. Par exemple, dans le livre Crítica y ficción cité auparavant, le terme de fiction varie de signification à l’intérieur des entretiens. Dans « Sobre Roberto Arlt » (1984), Piglia affirme que […] para Arlt la sociedad está trabajada por la ficción, se asienta en la ficción. […] Hay una crítica muy frontal a lo que podríamos llamar la producción imaginaria de masas: el cine, el folletín y sobre todo el periodismo son máquinas de crear ilusiones, de definir modelos de realidad (Piglia 2001a : 25).

Dans cette citation, le mot fiction fait référence plutôt à un modèle d’interprétation de la réalité, modèle qui n’est pas strictement littéraire ou artistique, mais plutôt imaginaire, voire idéologique. Pour cette raison, les discours du journalisme, du feuilleton ou celui d’un certain type de cinéma peuvent être des «  fictions  », dans la mesure où ils créent des modèles conventionnels de percevoir ou d’interpréter le réel. Dans un autre entretien de 1984, « La lectura de la ficción », Piglia soutient que Me interesa trabajar esa zona indeterminada donde se cruzan la ficción y la verdad. Antes que nada porque no hay un campo propio de la ficción. De hecho, todo se puede ficcionalizar. La ficción trabaja con la creencia y en ese sentido conduce a la ideología, a los modelos convencionales de realidad y por supuesto también a las convenciones que hacen verdadero (o ficticio) a un texto (2001a : 10).

Ici le rapprochement entre idéologie et fiction est explicite, dans la mesure où le champ de ce qui est fictionnel est identifié à l’ordre de la croyance. Comme on peut l’apprécier ici, la fiction n’est pas seulement un synonyme de littérature dans ce cas, mais plutôt un mot qui désigne le caractère imaginaire, ou même idéologique ou conventionnel de certaines représentations du réel. Cette première acception de la fiction comporte donc des similitudes avec le champ de l’imaginaire et de l’irréel, mais aussi avec le domaine du conventionnel, de la croyance et de l’idéologie. Cela dit, cette dernière citation expose la complexité de la question puisque la fiction – dans sa deuxième acception, c’est-à-dire comprise comme littérature moderne – rejoint chez Piglia le domaine 66

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du conventionnel, et ce car elle travaille aussi sur la croyance et sur les codes de ce qui est considéré comme littéraire ou non littéraire, factuel ou non factuel. En dépit des apories que ces deux acceptions imbriquées du terme « fiction » peuvent présupposer, Piglia semble être conscient du champ problématique qu’elles partagent ; le fictif, en tant que caractère imaginaire, irréel ou conventionnel des représentations, et la fiction, comprise en tant que littérature moderne, partagent donc un espace commun. Voyons par exemple le traitement que la fiction reçoit quand elle fait allusion à la littérature moderne. Ce deuxième sens du terme est manifeste dans le recueil d’essais El último lector. Par exemple, en introduisant son propos dans « ¿Qué es un lector? », Piglia soutient que Buscamos, entonces, las figuraciones del lector en la literatura; esto es, las representaciones imaginarias del arte de leer en la ficción. Intentamos una historia imaginaria de los lectores y no una historia de la lectura (Piglia 2005 : 24).

Il est clair qu’ici littérature et fiction fonctionnent comme des synonymes. En effet, dans El último lector il s’agit de chercher les représentations du lecteur dans la littérature. De même, ce deuxième sens de fiction est manifeste quand Piglia affirme, dans « Cómo está hecho el Ulysses » en parlant de « El sur » de Borges : Allí la lectura se enfrentaba a la vida. En Joyce, en cambio (pero también en Proust), se trata de hacer entrar la vida, la sintaxis desordenada de la vida, en la lectura misma. […] No se va de la ficción a la vida, sino de la vida a la ficción (Piglia 2005 : 179).

Dans ce contexte, la fiction ne fait donc point allusion au caractère irréel et imaginaire des discours ou des constructions idéologiques, mais à la production textuelle de deux grandes figures de la littérature du XXe siècle : Joyce et Proust. Nous constatons à travers cet exemple l’emploi de fiction pour parler de littérature moderne, mais nous pouvons le repérer également dans Crítica y ficción. En parlant de son premier roman Piglia déclare que « […] puedo estar de acuerdo en que Respiración artificial es una novela política. Pero a mí me parece que la ficción tiene otra manera de trabajar la política que cuando se la escribe con una óptica ‘realista’ o ‘periodística’  » (2001a  :  113). Certes, la fiction est identifiée ici à la littérature moderne  : qu’il s’agisse de fictions réalistes, journalistiques, essayistiques ou politiques, il est explicite que Piglia parle de fiction comme un art pensant qui se trouve en dehors des règles du goût bourgeois, c’est-à-dire qu’il parle de fiction dans le sens de la littérature comprise dans sa signification moderne.

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Revenons un instant sur la fiction conçue comme la qualité de ce qui est irréel, imaginaire ou même idéologique. Dans un autre célèbre entretien, « Novela y utopía », le terme fiction représente les constructions imaginaires qui, d’après Piglia, font partie de la vie sociale et à propos desquelles la littérature a quelque chose à dire : « Me interesa cada vez más estudiar el lugar de la ficción en la sociedad porque me parece que ése es el contexto mayor de la literatura » (Piglia 2001a : 93). On constate ici que les relations entre les deux sens du terme fiction deviennent fort compliquées : la littérature a son rôle majeur auprès des fictions – dans le premier sens, en tant que constructions fictives ou idéologiques – car elle partage précisément un même espace qui est ici celui de la vie sociale. On voit bien que l’intérêt de Piglia, au-delà des apories que le terme fiction peut lui imposer, est d’établir une relation entre le contexte social et l’idée de la littérature moderne, et que les deux sens de fiction lui servent, en particulier dans cet entretien, à tisser ce lien27. Sur ce point nous souhaitons préciser que Piglia ne plaide pas pour une conception selon laquelle tout peut être caractérisé comme fiction, conception qui, par ailleurs, peut être située plus précisément à l’intérieur de la mouvance théorique dite postmoderne28. Au contraire, Piglia semble vouloir être explicite par rapport à cette position dans un entretien plus tardif, de 1998 : Después está esta cuestión que aparece tan a menudo en las discusiones en las que estamos los escritores, los críticos o los historiadores, que tiene que ver con que todo es ficción, que es como una situación que está muy presente en el discurso histórico y en el debate cultural. Me parece que ahí se produce una extrapolación de algo que uno podría localizar más precisamente y decir que es en la cultura de masas donde la distinción entre la ficción y verdad se ha perdido (Piglia 2001a : 211).

Même si les fictions – dans le sens de constructions imaginaires ou idéologiques – circulent selon Piglia en permanence dans la vie sociale, cela ne veut pas dire pour autant que la vie sociale elle-même puisse être identifiée comme fictionnelle, et par voie de conséquence, que ce débat doive avoir lieu en termes d’un relativisme culturel absolu. Par ailleurs, cette extrapolation du fictionnel dans les débats intellectuels a été soulevée 27

Cette idée est présente aussi dans l’entretien « Parodia y propiedad » : « Sin embargo esa relación entre los textos que en apariencia es el punto máximo de autonomía de la literatura está determinada de un modo directo y específico por las relaciones sociales » (Piglia 2001a : 68). 28 Comme Piglia le fait lui-même dans l’entretien « Conversación en Princeton » en reliant la mouvance postmoderne et l’essor de la culture de masse, à l’intérieur de laquelle, selon lui, la distinction entre fiction et réalité s’est perdue : « Los filósofos ‘posmodernos’ son filósofos de la cultura de masas y ven el mundo bajo la forma de la cultura de masas » (2001a : 212).

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par Christine Baron à partir de l’idée d’une « ontologie négative » du concept de fiction, concept adopté par les sciences humaines pendant les trois dernières décennies du XXe siècle. Selon C. Baron :  Loin de s’appliquer cependant au seul récit de fiction, elle [l’ontologie négative] semble contaminer l’épistémê [sic] interne de nombreuses sciences humaines dans le dernier quart du XXe siècle […]. Cette ontologie est paradoxalement porteuse d’une doxa critique du ‘tout fictionnel’ dans laquelle se fait jour l’idée constructiviste d’une signification indépendante de la dénotation, qui se construirait au fil de la narration elle-même (2007 : 76).

Par ontologie négative C. Baron entend une « déliaison entre écri­ ture et réalité » (2007 : 76) liée principalement à la « thèse d’une intran­ sitivité fondamentale du langage » (2007 : 76). Par conséquent, du point de vue de C. Baron, cette ontologie négative de la fiction serait aussi à la base « d’une théorie de la réception des œuvres tributaire du ‘désintéressement’ kantien » (2007 : 76). Or, nous tenons à soulever ici le fait que Piglia identifie – au moins jusqu’à 1998 – cette même doxa critique « du tout fictionnel » énoncée par Baron, et qu’il laisse entendre que la « fictionnalisation » – dans son versant négatif ou d’irréalité – du débat social, culturel et historique à l’intérieur des sciences humaines obéit à une idéologie donnée : celle de la société de masses. Alors, même si on constate le double sens que le concept de fiction possède chez Piglia, on peut préciser tout de même l’allure négative de celui-ci à l’égard de sa signification en tant que production irréelle à l’intérieur des sciences humaines. Cette fictionnalisation dans les sciences humaines est perçue par lui comme négative, probablement car proche d’une banalisation du débat sur les phénomènes sociaux. Or, malgré ce double statut du terme de fiction –  et en dépit de sa négativité apparemment intrinsèque, il est clair que celui-ci s’érige en l’un des concepts décisifs de la poétique de Piglia et que dans cette mesure il mérite d’être pensé, même dans ses contradictions. Bien qu’on parle d’histoire, de critique littéraire, de politique ou de tradition et canon chez Piglia, toutes ces notions surgissent en lien avec ce concept problématique de fiction, concept qui semble garder notamment les deux sens qui ont été évoqués. L’utilisation des termes chez Piglia est toutefois encore plus nouée puisque, dans certains cas, littérature, fiction et roman semblent non seulement faire partie d’un même champ sémantique, mais désigner un seul et unique phénomène. À propos de Philip Dick, Piglia affirme par exemple que : El contraste entre ficción y realidad se ha invertido. La realidad misma es incierta y la novela dice la verdad (no toda la verdad). La verdad está en la ficción, o más bien, en la lectura de la ficción. La novela, los libros, dicen 69

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cómo es lo real. Se trataría, entonces, de percibir una tensión entre Estado y novela e incluso entre lectura y verdad estatal (Piglia 2005 : 151).

Sans entrer dans le contenu spécifique que Piglia attribue à Philip Dick, nous reconnaissons dans cette citation le fait que fiction veut dire littérature et, plus précisément dans ce cas, roman. Or, le roman ne monopolise pas pour autant le sens de la « littérature » dans les textes essayistiques de Piglia ; on sait que la figure de Borges et de la forme narrative brève en général est mentionnée assez souvent, et cela sans parler du livre dédié spécialement à ce sujet : Formas breves. Mais nous voulons toutefois souligner que le terme fiction, quand il nous parle de littérature moderne, fait allusion de manière imbriquée au roman, à « l’écriture » dans le sens barthésien, et parfois aussi au récit et à la narration, et donc à des genres distincts du roman. Cela veut dire tout simplement que nous essayerons d’expliciter de quelle notion nous parlons en utilisant le terme fiction pour faire référence aux essais de Piglia. Néanmoins, cet emploi alterné de termes tels que fiction, littérature et roman n’est point exclusif de Piglia, bien évidemment. Et cette nonexclusivité devient particulièrement intéressante pour notre propos, car elle relève d’un problème qui va au-delà du simple cadre lexicologique. Sans doute, ce groupement de notions est déjà présent dans la critique littéraire et la théorie littéraire du XXe siècle, aspect qui pose des difficultés supplémentaires. Cela dit, et en dépit de ces complexités théoriques et pratiques, qui dépassent largement la portée de ce travail – en particulier celle d’une histoire de l’utilisation du terme fiction dans la théorie littéraire jusqu’à nos jours – on essayera d’expliquer brièvement d’où provient cette identification de termes et, surtout, quel est le rapport entre le concept de fiction de Piglia et l’indétermination du roman moderne.

Littérature et fiction: un rapport problématique En partant du développement de la théorie littéraire au XXe siècle, il est important d’attirer l’attention sur deux points : d’une part, les différents sens que semble avoir le terme de fiction et, de l’autre, sa popularisation et sa diffusion au sein des études littéraires jusqu’à nos jours, dans le contexte anglo-saxon en particulier, mais pas exclusivement. À l’égard de ces deux points, on peut affirmer que l’idée de littérature et celle de fiction ont été rapprochées par les études littéraires, et ce pour des raisons qu’on pourrait lier à la naissance du roman moderne et à la transformation des genres classiques opérée par le romantisme allemand, mais aussi à certains développements théoriques pendant le XXe siècle, comme on essayera de le montrer. D’abord, il convient d’indiquer que les sens du terme fiction sont variés. En France, des auteurs tels que Jean-Marie Schaeffer, en 70

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particulier dans Pourquoi la fiction ?, a posé la question d’un point de vue pragmatique proche des intérêts des études cognitives. Ainsi, il affirme être «  convaincu qu’on ne peut pas comprendre ce qu’est la fiction si on ne part pas des mécanismes fondamentaux du ‘faire-comme-si’ – de la feintise ludique – et de la simulation imaginative dont la genèse s’observe dans les jeux de rôles et les rêveries de la petite enfance » (Schaeffer 1999 : 11). Ainsi, parmi la pluralité de sens du mot « fiction », Schaeffer cherche à défendre que « seule une compréhension adéquate des fondements anthropologiques des activités mimétiques peut nous éclairer sur le soubassement commun des arts mimétiques et nous indiquer la source primaire de l’attrait que depuis des temps immémoriaux ils ne cessent d’exercer sur les êtres humains » (1999 : 13). On le voit bien, le domaine artistique et celui plus général des pratiques « mimétiques » se voient articulés sur un seul plan à travers le même terme : celui de fiction. De cette façon, l’aspect anthropologique de la production des feintises est dominant dans cet ouvrage, suivant la voie cognitiviste selon laquelle les textes littéraires fictionnels dépendent d’une série de pratiques quotidiennes et ordinaires, mais institutionnalisées et « culturellement évoluées », comme Schaeffer le soutient lui-même : « Ce cadre, je le rappelle, repose sur la conviction que la fiction artistique est une forme institutionnellement marquée et culturellement ‘évoluée’ d’un ensemble de pratiques dont les exemplifications les plus fondamentales font partie intégrante de la vie de tous les jours » (Schaeffer 1999 : 63). Dans une lignée quelque peu différente et en parlant plus ponctuellement des études littéraires, Christine Baron soutient que le terme est souvent utilisé dans des sens assez divers : Le terme de ‘fiction’, récurrent dans de nombreuses études théoriques et critiques sur la littérature narrative, en particulier des années 1980 au début du XXIe siècle a connu des définitions si diverses, voire des acceptions si éloignées dans ces travaux, que le lecteur ne peut que s’interroger sur l’appartenance de celui-ci (souvent substitué à celui de roman ou de nouvelle dans des études consacrées au récit) à des traditions de pensée hétérogènes et sur ce que suppose cet usage (Baron 2007 : 55).

En effet, et quelle que soit l’orientation théorique adoptée ou la tradition de pensée dans laquelle on se situe, le terme fiction demeure problématique. Il a été utilisé dans les études littéraires, particulièrement des trois dernières décennies, des manières les plus diverses, et ce aussi dans des domaines assez différents comme la philosophie du langage ou les sciences cognitives. On ne s’arrêtera pas sur l’histoire de ce mot qui désigne probablement des phénomènes différents dans chaque domaine, mais il est intéressant de remarquer que, notamment dans les études littéraires, la « fiction » est une notion qui garde une dualité particulière : 71

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même de nos jours, et spécialement en langue anglaise29, la fiction désigne une catégorie générique, c’est-à-dire un type de texte littéraire, et à la fois une faculté de l’esprit, celle qui permet de produire précisément des textes « fictionnels », donc des représentations imaginaires. Et cette ambivalence du terme apparaît de façon marquée au moment de la naissance de ce qu’on a appelé l’idée de roman moderne. Selon Henri Garric l’usage du terme fiction: […] va jouer un rôle décisif dans le roman. En effet, il installe une ambigüité fondamentale entre un usage du terme comme faculté de l’esprit et comme nom générique. On trouve des exemples de ces contradictions aussi bien en Angleterre qu’en France (2007 : 40).

D’après Garric, le mot fiction commence à désigner, à partir du XVIIe siècle en France et en Angleterre, la capacité mentale de créer des récits imaginaires – capacité qui devient donc la condition de possibilité des textes littéraires narratifs – et à la fois un type de texte spécifique, une catégorie qui regroupe un genre de littérature donné – plus spécifiquement un genre littéraire en prose. Or, cette ambigüité du terme fiction a permis son identification au roman. En suivant Garric, le roman comporte alors un rapport entre des faits réels et des constructions imaginaires et, à la fois, il commence à être perçu comme le genre littéraire de l’irréel par excellence : Le paradoxe d’un terme utilisé à la fois pour une désignation particulière et une désignation générique va construire l’ambigüité théorique à travers laquelle le roman est présenté aux lecteurs des XVIIe et XVIIIe siècles. En effet, le roman est simultanément conçu comme l’articulation dialectique du fait et de la fiction et comme une fiction dans son ensemble. Ainsi, il peut être présenté d’un côté comme une œuvre essentiellement ‘vraie’ où les inventions fictives sont soit décoratives soit destinées à renforcer la vraisemblance 29

« Mais à l’évidence, c’est dans le contexte anglo-saxon avant tout que se développe l’usage de ‘fiction’ comme terme générique pour désigner toute littérature narrative non-factuelle » (Garric 2007 : 43). En effet, en anglais le terme s’est même imposé pour désigner la « littérature sous forme de prose, particulièrement les nouvelles et les romans qui décrivent des événements et des gens imaginaires » (Abate et Jewell 2001, n. t.). Néanmoins, en espagnol on trouve une variation de cette acception, bien qu’elle soit probablement moins répandue qu’en anglais. Elle est plutôt liée au cinéma, et plus loin d’un genre littéraire. Selon le Diccionario de la Real Academia Española, la troisième acception de ficción est la suivante : « f. Clase de obras literarias o cinematográficas, generalmente narrativas, que tratan de sucesos y personajes imaginarios » (2001). C’est aussi le cas du français, où elle apparaît également liée à la littérature et au cinéma, un peu loin de ce caractère générique littéraire. Suivant le Trésor de la Langue Française, la fiction peut être une  : « Création imaginaire, souvent anecdotique, dans une œuvre artistique, littéraire ou cinématographique le plus souvent, constituant un code de lecture entre le créateur et son public. Fiction d’opéra; fiction poétique, romanesque, théâtrale » (2005).

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de l’ensemble, et de l’autre comme une œuvre essentiellement imaginaire (Garric 2007 : 41).

Cette utilisation du terme fiction s’est répandue dans le cadre des études littéraires pour exposer ces deux phénomènes : il décrit désormais des textes narratifs en prose et, de même, il attire l’attention sur le caractère imaginaire de ces textes, caractère perçu dorénavant comme inhérent et indispensable pour analyser tout texte littéraire. À l’égard du roman, s’ajoute la difficulté de percevoir ce genre comme imaginaire et à la fois comme le genre où les liens entre le fait et le fictif, ou entre le réel et l’imaginaire sont constants. Cette identification du fictionnel comme trait essentiel de ce qui est considéré littéraire et particulièrement romanesque – qui pourrait être envisagée comme tout à fait naturelle d’après la critique littéraire récente – ne va pourtant pas de soi. Ce rapprochement entre les notions de fiction et de littérature a été déjà signalé par d’autres études. Outre l’article de Baron, on peut citer par exemple le Dictionnaire des termes littéraires où l’on souligne que cette conception du fictionnel comme caractéristique intrinsèque des textes littéraires ne surgit que pendant le XIXe siècle, et qu’elle est donc plutôt récente : « Avant le XIXe s., la fictionalité ne comptait pas encore parmi les propriétés essentielles des textes littéraires. Aujourd’hui, en revanche, plusieurs théoriciens estiment qu’il s’agit d’un aspect inaliénable de la littérarité » (Van Grop et al. 2001 : 202). Au-delà de la discussion sur l’origine historique de ce rapprochement entre fiction et littérature – qui, en fonction de la conception de littérature qu’on puisse avoir, peut être située même chez Platon, on voudrait souligner deux points en particulier. Le premier est que, de notre point de vue, ce rapprochement surgit – là où il s’agit du double sens de la fiction tel qu’on l’a annoncé – de façon interdépendante de la conception moderne de la littérature. Dans cette mesure, le lien entre les notions de littérature et de fiction – cette dernière comprise comme genre et comme capacité de l’esprit – est indissociable de ce qu’on a nommé l’idée de roman moderne. Cela veut dire que le fait de penser à la littérature comme « fiction » n’est pas évident ni naturel : cette pensée est à nos yeux inséparable du contexte de la modernité et de la naissance de l’idée moderne de littérature, avec tous les paradoxes que cette idée peut présupposer. Le deuxième point est que la vision de l’Argentin Ricardo Piglia sur la littérature et l’emploi qu’il fait du terme fiction s’inscrit dans cette conception imbriquée des deux notions, conception héritée d’abord de l’idée moderne de littérature, mais aussi de l’utilisation du terme faite par les études littéraires dans la deuxième moitié du XXe siècle. Dans certains cas, lesdites études littéraires ont incorporé à cette conception déjà imbriquée d’autres significations provenant des études cognitives, 73

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logiques, philosophiques ou pragmatiques de la fiction, comme dans l’exemple déjà cité de Pourquoi la fiction ?, de Schaeffer. Or, parmi ces rapports complexes entre la fiction et la littérature, il est intéressant de placer la pensée de Piglia et son concept de fiction dans une continuité ou une consonance avec la naissance de l’idée de roman moderne et, surtout, avec celle de l’idée de la littérature moderne, tout autant qu’avec l’avènement de la théorie littéraire du XXe en tant que telle – c’est-àdire des formalistes russes au structuralisme comme formes de penser une ontologie de la littérature. En ce sens, la fiction chez Piglia, quand elle fait allusion à la littérature, est probablement plus proche de la théorie littéraire formaliste ou structuraliste que de la pratique des études littéraires des quatre dernières décennies ou, dans la même mesure, du sens strictement cognitif de la fiction. Maintenant il sera question de montrer comment chez Piglia cette conception de la fiction – déjà ambigüe en elle-même, comme nous avons pu le constater – s’installe au cœur du genre qui nous occupe ici, celui du roman.

Le roman : entre la fiction et le réel Parmi les essais de Piglia il y en a un où ce rapport complexe entre la littérature, la fiction et le roman apparaît plus explicitement : il s’agit de « La linterna de Anna Karenina ». Dans cet essai, publié dans El último lector, on peut retracer clairement cette idée que le roman moderne, en tant que genre, relève d’une tension permanente entre le fictif et le réel. Nous allons exposer dans quelle mesure nous considérons que ce rapport entre « fiction » et « réalité » à l’intérieur du roman implique une proximité de la poétique de Piglia avec l’indétermination du roman moderne. À travers sa présentation d’Anna Karénine, Piglia introduit l’idée selon laquelle la lecture de romans impose une interruption du réel. Cette rupture avec le réel expliquerait pourquoi on a traditionnellement attribué au genre une espèce d’évasion : « Es la idea de la distracción y de cómo trata de evitarla el que lee para concentrarse en la evasión esencial que suponen la novela y lo novelesco, que exigen un corte, una abstracción de lo real » (Piglia 2005 : 142). Même lorsque cette interruption peut être propre à tout acte de lecture, le genre du roman semble produire un effet d’isolement particulier, car sa lecture suppose non seulement une suspension de toute autre activité, mais aussi une disposition particulière pour « accéder » au monde fictionnel proposé par le roman, c’est-à-dire au simulacre ou à l’illusion que les romans sont censés produire. Cette caractéristique du roman correspond au sens du terme « fiction » identifié par Garric, selon lequel on identifie le roman à une fiction, en tant que construction exclusivement imaginaire. Comme le souligne Piglia, cet aspect strictement imaginaire du roman a 74

L’indétermination

été pensé comme un trait qui faisait de lui le genre adéquat tant pour les femmes que pour les classes populaires : Las novelas se pensaban aptas para las mujeres, consideradas criaturas de capacidad intelectual limitada, imaginativas, frívolas y emotivas. Las novelas, circunscriptas al reino de la imaginación, eran lo opuesto a la lectura práctica e instructiva (Piglia 2005 : 144).

En effet, le rapport entre l’essor du roman vers la fin du XVIIIe siècle, en particulier en Angleterre, en France et en Allemagne, et le développement de la lecture des femmes a été étudié dans certains ouvrages qui traitent de la lecture. Nous pouvons citer, par exemple, « Une révolution de la lecture à la fin du XVIIIe siècle ?  » de Reinhard Wittmann : « Avec la prospérité économique, les filles et les épouses de la bourgeoisie disposaient de plus de loisirs. Leur canon de lecture qui, jusqu’au début du XVIIIe siècle, se limitait exclusivement à des textes religieux édifiants […] pouvait maintenant s’élargir  », (Wittmann  1997  :  341). À propos de ces lectrices du XVIIIe siècle, Marina MacKay expose de même ce caractère naïf attribué à l’esprit féminin : « Le fait que les femmes aient été considérées comme les principales consommatrices de fiction est mis en évidence par la rhétorique alarmiste autour de la corruption des esprits influençables » (MacKay 2011 : 6, n. t.). Ce lien entre l’évolution de la lecture à ce moment-là et le rôle des femmes s’est établi principalement, selon Piglia, en fonction du caractère imaginaire des romans, de cette évasion produite par la lecture de « fictions » et considérée conforme au tempérament féminin. Ce caractère imaginaire faisait donc du roman le genre convenable également aux classes populaires, d’où la nature basse et populaire du roman dès ses origines : Las condiciones de la suspensión de la incredulidad y la creencia han estado reservadas a las clases populares como lectores privilegiados de la novela. Ya en el Quijote se insinúa ese carácter bajo y vulgar del género, un rasgo que ha sido la marca del lector de novelas (Piglia 2005 : 149).

En dehors des analyses possibles autour de cette nature « populaire » du genre, Piglia remarque ici un élément assez paradoxal à propos du roman. En effet, c’est comme si le caractère imaginaire – attribué au roman depuis ses origines – avait deux versants : un versant positif, où le roman devient précisément le domaine de l’imaginaire et, d’une certaine façon, du possible, et un versant négatif, dans lequel le roman est assimilé à une feinte, à des rêveries qui ne sont pas utiles ni productives d’un point de vue pragmatique. Mais le constat que Piglia fait du versant négatif du roman est frappant, car : En primer lugar, hay que decir que por lo general es en las novelas donde se contraponen lectura y realidad, donde la lectura, apasionada y continua, está de hecho criticada por sus excesos y peligros de irrealidad (Piglia 2005 : 142). 75

La littérature obstinée

D’après Piglia, c’est donc à l’intérieur des romans eux-mêmes où l’on trouve souvent cette désignation négative du roman ; c’est dans les romans où l’on dénonce fréquemment le caractère de rêverie et les risques et dangers de passer son temps à lire des feintes, des « fictions ». Le même constat est réalisé par Garric à l’égard du terme fiction: Or, paradoxalement, cette négativité n’empêche pas que le terme soit revendiqué, et revendiqué tel quel, par les auteurs et les œuvres littéraires. Très tôt en effet, le terme est employé d’une manière réflexive dans les textes. Plusieurs figures de personnages dans les œuvres littéraires, comme le magicien, le menteur ou le rêveur viennent relayer cette présentation du texte de fiction comme fausseté forgée (Garric 2007 : 46).

Ce que Garric comprend par négativité dans cette citation fait référence au statut particulier de la littérature vis-à-vis du monde réel, ou à sa condition « immatérielle » qui semble proche de la « feinte » et qui l’éloigne du réel. Quant à la manière réflexive dont les romans du XVIIIe siècle ont commencé à utiliser le terme fiction, Garric fait allusion à l’incorporation de personnages ou d’histoires qui prennent ce rôle fictif dans le sens négatif de feinte ou de fausseté dans les textes. Or, le phénomène signalé par Piglia se trouve au même niveau de ce caractère double du terme fiction, mais il est pourtant encore plus paradoxal, car non seulement les romans incluent des personnages ou des histoires qui jouent le rôle de fictions ou d’illusions à l’intérieur des textes, mais en plus les romans avertissent des risques de s’abandonner à la lecture de telles fictions – dont le roman qu’on est en train de lire peut, évidemment, faire partie. Cette mise en abîme du caractère négatif et surtout dangereux de la fiction à l’intérieur des romans constitue l’une de ses caractéristiques les plus paradoxales, et ce même dans les textes dits réalistes du XIXe siècle. De nouveau selon Garric : Au fond, la fin du XIXe siècle ne fait qu’assumer le paradoxe implicite jusqu’à présent dans les usages de ‘fiction’ en associant négativité et réflexivité: la négativité qui avait jusqu’à présent été créée comme autre de l’écriture réaliste est assumée comme propre de l’écriture dans son ensemble (2007 : 47).

Selon lui, le roman réaliste du XIXe s’est muni du même paradoxe du terme fiction en gardant le sens négatif – celui de fausseté improductive – et le sens réflexif –  selon lequel le roman intègre dans sa structure la fiction dans ce premier sens et, simultanément, il est considéré comme fiction dans son ensemble : le roman est donc une fiction et il incorpore la représentation de feintes, à savoir, de «  fictions  ». Or, ce paradoxe est interprété par Piglia en termes de fiction et de réalité, termes qui définissent les enjeux du roman d’après « La linterna de Anna Karenina ». En revenant sur le livre de Tolstoï, Piglia explique que :

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L’indétermination

En el tren, Anna repite el viejo rito de entrar en lo irreal y en la ilusión a través de la lectura de un libro, para volver luego desde allí a confrontar la realidad. Ese movimiento es la novela misma, la forma del género, si seguimos la línea abierta por Lukács en Teoría de la novela. […] La tensión entre ilusión y realidad, entre experiencia y sentido, aparece ligada a la lectura de novelas (Piglia 2005 : 145).

Comme on peut le voir, Piglia pense à un mouvement entre la réalité et la fiction – comme illusion ou simulacre imaginaire – qui devient l’un des traits distinctifs du roman. Néanmoins, ce mouvement déterminant du roman moderne ne se résout pas ; il s’agit, dans la poétique de Piglia, d’une tension, d’un mouvement qui demeure irréductible à l’un des deux termes. Et même si ce mouvement n’est pas exclusif du roman, il devient aux yeux de Piglia une marque particulière du genre romanesque : Pasar del mundo ficticio a la realidad es una peculiaridad de la cultura que ha estado siempre en cuestión. […] La distinción o el cruce entre ambos términos es compleja y densa, y la novela como género no hace más que trabajar la relación entre ellos. En todo caso, se ha instalado en esa indecisión desde el origen. En el imaginario que surge de las propias páginas de las novelas, con la insistencia en el aislamiento del lector, está siempre presente la tensión entre ficción y realidad que es clásica del género (Piglia 2005 : 149).

Or, la définition de ce rapport entre le fictif ou l’imaginaire et le réel relie la poétique de Piglia à l’indétermination de l’idée de roman moderne. En effet, elle est solidaire de ce genre littéraire qui n’a pas de forme établie et qui travaille en permanence sur une tension, sur un rapport qui n’aboutit pas toujours au même résultat, mais qui impose plutôt un nouveau défi à chaque réalisation. La vision du roman comme une « tension » ou une « indécision » permanente entre l’expérience du fictif et du réel est certes cohérente avec l’approche de ce genre par le biais de l’indétermination qui, par ailleurs, semble traverser tant l’histoire que la théorie du roman, comme nous le rappelle l’allusion de Piglia à Lukács.

3.3  La recherche de la narration Narration et littérature Si dans le cas de Saer l’indétermination restait en vigueur à travers l’exploration formelle dans ses divers romans, chez Piglia nous allons trouver un parcours différent. Afin d’établir ce parcours, nous allons d’abord expliquer une autre notion fréquemment utilisée par l’auteur dans ses essais, pour ensuite voir de quelle façon celle-ci peut nous servir à comprendre le déroulement de son œuvre romanesque. Souvent proche de la notion de fiction, il y a un autre terme utilisé régulièrement par Piglia : il s’agit de « narration ». Celui-ci apparaît 77

La littérature obstinée

principalement dans Crítica y ficción, Formas breves et El último lector dans deux sens complémentaires. Le premier est un sens assez large qui tient compte de formes trouvables en dehors du contexte littéraire. En effet, ce sens de narration peut s’appliquer au cinéma ou au récit, par exemple, mais aussi aux anecdotes, aux mythes, aux processus cognitifs ou d’apprentissage. Par exemple dans un entretien de 1992, inclus dans Crítica y ficción, Piglia explique en parlant de la multiplicité d’histoires composant La ciudad ausente le point de vue suivant : Es una imagen que yo tengo muy fuerte de la realidad, el cruce de las intrigas y en ese sentido ésta es una novela muy vívida, es decir, tengo la sensación, a veces de un modo físico, de que uno entra y sale de las historias, que a lo largo de un día y en la circulación, con amigos, con la gente que uno quiere, incluso con los desconocidos, se intercambian las historias, hay un sistema como de puertas que uno abre y entra en otra trama, que hay como una red verbal en la que se vive. Y que la cualidad central de la narración es ese fluir, ese movimiento como de fuga hacia otra intriga. He tratado de narrar ese sentimiento y yo creo que ése es el origen del libro (Piglia 2001a : 136).

Piglia décrit ici le passage d’une histoire à une autre comme si ce mouvement faisait partie de la manière dont il perçoit le réel. Comme nous pouvons le voir, les multiples « histoires » dans lesquelles on circule dans la vie quotidienne selon Piglia ne sont pas considérées comme ayant une valeur particulièrement littéraire – même si la littérature s’en sert souvent. Il s’agit simplement de formes de raconter que nous trouvons habituellement dans l’interaction sociale : c’est-à-dire, des narrations, pour la plupart orales, à travers lesquelles nous présentons une série d’événements. Ainsi faudrait-il considérer ces narrations dans un premier moment comme des entités qui circulent dans l’expérience quotidienne du réel et, dans cette mesure, ressemblent davantage à des « trames » ou des anecdotes, qu’à des textes littéraires. Au sens d’une anecdote ou d’une trame, la narration possède donc une signification large et opérante dans plusieurs domaines qui ne sont pas strictement liés à la littérature. Comme l’affirmera l’auteur plus explicitement : Basta escuchar a la gente narrar historias, basta mirar cómo circulan los relatos en la sociedad, basta ver el grado de sofisticación formal que tienen las historias del Estado, para darse cuenta de que la idea de que existiría un plano de inocencia o ingenuidad de un supuesto público al cual habría que ponerse a tono, es equivocada (Piglia 2001a : 141).

Le public de lecteurs ou « les gens » ont donc, d’après Piglia, une connaissance donnée de ce qu’est la narration, tout comme ils en ont un usage pragmatique ou récréatif. Jusqu’ici on pourrait dire que le premier sens de la narration implique la capacité de créer et de comprendre la présentation d’une série d’événements sous la forme d’une séquence, 78

L’indétermination

capacité présente, voire requise, aux activités quotidiennes de la plupart des gens. Or, le deuxième sens de ce terme chez Piglia est plus restreint et renvoie aux textes considérés littéraires. Plus spécifiquement, ce sens littéraire de la narration englobe les genres modernes en prose qui semblent se superposer au terme « fiction » – compris comme catégorie générique – et renvoie principalement au roman, à la nouvelle et au conte. Voyons par exemple, dans l’entretien intitulé « Sobre el género policial », cette référence à Edgar Allan Poe : Porque en un sentido Poe está en los dos lados: se separa de los hechos reales con el álgebra pura de la forma analítica y abre paso a la narración como reconstrucción y deducción, que construye la trama sobre las huellas vacías de lo real (Piglia 2001a : 60).

Voici un exemple du sens littéraire de la narration: Piglia ne parle plus d’un sens large, mais de la narration comme une série de procédés ou d’opérations qu’il reconnaît chez Poe et, par conséquent, dans des textes littéraires particuliers de l’écrivain étasunien – d’ailleurs connu principalement pour ses nouvelles. Parfois Piglia attribue cette même signification littéraire au terme « récit » (relato), comme dans ce célèbre texte de Formas breves, « Nuevas tesis sobre el cuento » : El sentido de un relato tiene la estructura del secreto (remite al origen etimológico de la palabra se-cernere, poner aparte) está escondido, separado del conjunto de la historia, reservado para el final y en otra parte (Piglia 2000b : 127).

Piglia parle ici, certes, du récit comme construction littéraire et non de la narration quotidienne d’une anecdote ou d’une expérience ponctuelle. De même, dans El último lector, Piglia emploie le terme narration d’une façon similaire pour décrire la structure des œuvres littéraires : Los libros en la literatura no funcionan sólo como metáforas […] sino como articulaciones de la forma, nudos que relacionan los niveles del relato y cumplen en la narración una compleja función constructiva (Piglia 2005 : 34).

Il est clair sur ce point que le deuxième sens de narration est indissociable de celui de littérature : ainsi pourrait-on dire que, au sens littéraire, la narration se réfère plutôt aux procédés utilisés pour construire des textes en prose, et que souvent elle est appelée aussi relato ou même ficción. L’écrivain argentin postule lui-même cette sorte de dualité de la narration, quoiqu’en termes un peu plus politiques. Il affirme que « hay una narración social muy fuerte, que es una narración que viene del Estado, de la cultura de masas, y después una especie de ejército en retirada que sería la narración literaria, con un pelotón de vanguardia que 79

La littérature obstinée

realiza acciones de hostigamiento » (Piglia 2001a : 140). On voit bien la référence au caractère double de la narration comme un élément qui peut être présent tant dans le domaine de la vie sociale et politique que dans celui de la littérature. Cela dit, les rapports entre ces deux types de narration semblent fort compliqués, car il n’est pas tout à fait clair qu’il s’agisse précisément de deux types de narration de nature différente – une littéraire et une autre qui serait de l’ordre du cognitif, du psychologique ou du social – ou si, en revanche, nous sommes face à un seul et même concept qui agit comme une qualité30 – donc la « narrativité » – qui peut être plus ou moins présente tant dans le domaine social que dans le littéraire – et donc si l’on est face à une différence de degré. Pourtant, il semble y avoir chez Piglia un croisement des deux sens de narration et cette superposition sémantique peut avoir un lien avec le concept de narrativité que la critique littéraire et les sciences humaines ont privilégié pendant les trente dernières années. Sans doute, les développements de la narratologie tant classique – héritière du structuralisme français  – que postclassique ont eu une influence considérable dans nos approches actuelles de la narration et de la narrativité. À notre sens, cette conception contemporaine de la narration est liée au mélange des deux sens de narration qui traversent la poétique de Piglia. En effet, après ce qui a été identifié comme le tournant narratif ou narrative turn31, le terme de récit (ou de narrative en anglais) a commencé à être utilisé pour désigner des phénomènes assez variés. Comme l’a exposé David Herman dans un texte déjà cité : Cette large perspective de recherche a aidé au commencement du tournant narratif, en détachant les théories sur le récit des théories sur le roman, et en déplaçant l’attention des chercheurs d’un genre particulier d’écriture littéraire vers tout le discours (ou, dans une interprétation encore plus large, vers toute activité sémiotique) pouvant être interprété comme organisé narrativement (Herman 2007 : 5, n. t.).

À partir du développement de la narratologie classique de lignée structuraliste et des théories du roman du XXe siècle, il s’est produit dans les décennies récentes une extrapolation du concept de narration à plusieurs domaines, et pas seulement dans le domaine des sciences humaines. Récit et narrative ont donc été employés afin de discuter des phénomènes qui n’ont pas forcément de lien avec la construction de textes. Or, ce concept large de narration ou cette extrapolation du terme 30

Cette variante de la narration comme une qualité plus ou moins présente est similaire au concept scalaire de narrativité selon H. Porter Abbott (2009 : 309, n. t.). 31 Voir Martin Kreiswirth (2005 : 378, n. t.).

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L’indétermination

comme entité qui est censée expliquer plusieurs phénomènes discursifs assez différents peuvent être décrits ainsi selon Marie-Laure Ryan : Ces quinze dernières années, alors que le ‘tournant narratif dans les humanités’ a cédé le pas au tournant narratif ailleurs (en politique, en sciences, en droit, en médecine et, enfin et surtout, en sciences cognitives), peu de mots ont été autant employés et en même temps galvaudés que le mot ‘récit’, et son synonyme partiel, ‘histoire’. Le théoricien français Jean-François Lyotard invoque les ‘grands récits’ d’une histoire majuscule ; le psychologue Jerome Bruner parle des récits du moi ; le philosophe Daniel Dennett décrit l’activité mentale au niveau neuronal comme l’émergence et le déclin permanent de brouillons narratifs […] et les récits de ‘race, classe et genre’ sont devenus un mantra des études culturelles (Ryan 2007 : 22, n. t.).

Au-delà des confusions et des imprécisions conceptuelles que cette extrapolation de la narration ait pu produire au sein des différentes disciplines, nous tenons à insister ici sur le fait que la conception de la narration et la possibilité même de penser à un concept de « narrativité » qui traverserait plusieurs discours ont marqué – au moins pendant les trente dernières années – la critique littéraire. Ainsi faudrait-il souligner que ce concept de narration – en tant que l’une des notions capitales de la poétique de Piglia – n’est possible qu’après la narratologie – née de la théorie littéraire des formalistes russes et du structuralisme –, mais également après l’extrapolation de ce concept faite par les sciences humaines et la critique littéraire postérieure aux années 1970. Ces deux versants de la pensée sur la narration au XXe siècle peuvent probablement expliquer la permanence des deux sens du terme dans la poétique de l’écrivain argentin : le sens littéraire viendrait plutôt du côté de la narratologie classique, et le sens large de narration s’ajouterait à partir de l’extrapolation du concept faite notamment par les sciences humaines et la critique littéraire. On voit bien que la théorie littéraire du XXe siècle et les nouveaux paradigmes des sciences humaines jouent un rôle assez important par rapport à la narration – tout comme à l’égard de la fiction – à l’intérieur de la poétique de Piglia. Or, le sens large et le sens littéraire de la narration s’entrecroisent plus souvent qu’on ne le pense dans les essais de l’auteur d’Adrogué. On peut constater clairement ce croisement quand il fait allusion aux rapports entre le cinéma et la narration. Dans l’entretien de 1984 intitulé précisément « Narrar en el cine », Piglia soutient que « la clave es el relato, eso es lo que tienen en común el cine y la literatura. Al menos cierto tipo de relato » (Piglia 2001a : 29). À la suite, Andrés di Tella, qui fait l’entretien, lui demande de préciser le sens du mot récit dans sa réponse, et Piglia affirme : En el sentido clásico. Porque el cine es narración, y narración tradicional. […] Hacen falta personajes, situaciones, conflictos, acción: el cine como género, 81

La littérature obstinée

digamos el relato cinematográfico si se puede hablar así, esa máquina de hacer ficción que es el cine, depende del relato tradicional (Piglia 2001a : 30).

Alors, que veut dire narration traditionnelle pour Piglia ici ? D’une certaine façon, ce qu’il entend par là semble comporter le sens littéraire (dans la mesure où le conte traditionnel ou folklorique, par exemple, sont considérés parfois comme littérature) et le sens large de narration (dès lors que la narration orale qu’on utilise dans la vie quotidienne peut être comprise comme une structure qui se sert des codes et des schémas narratifs les plus traditionnels). La narration traditionnelle comporte donc les deux sens dans cette réponse de Piglia. Une nuance de cette perspective par rapport au cinéma est manifeste dans un entretien plus tardif, celui de Graciela Speranza de 1992, où Piglia expose que : « En este sentido, paradójicamente, el cine se parece a la narración oral. […] Creo que hay que pensar en las posibilidades que tiene la narración en el cine desde una óptica más cercana a la narración oral que a la literatura » (Piglia 2001a : 143). Contrairement à la citation antérieure, les deux sens de narration semblent être ici plus nettement distincts : d’un côté, il y aurait un type de narration présent dans les contes populaires, dans le cinéma et dans le récit dont on se sert dans nos vies quotidiennes (que ce soit dans un sens cognitif, pragmatique ou récréatif), et de l’autre il y aurait la narration telle qu’elle se présente en littérature, et donc dans une tradition déjà écrite et liée aux problèmes de la modernité qu’on a exposés à propos de l’idée de roman. Par ailleurs, cette même dualité de la narration est très présente à propos de Borges et ses rapports conflictuels avec le roman : « Lo cierto es que a Borges la novela no le parece lo suficientemente narrativa. El relato puro está en el cine de Hollywood dice y tiene razón. O en las formas breves que se ligan con las tradiciones arcaicas del relato oral » (Piglia 2001a : 85) peut-on lire dans « Sobre Borges » de 1986. Borges apparaît dans Crítica y ficción comme l’un des écrivains qui s’intéresse le plus à ce sens traditionnel de narration. La narrativité est donc une qualité qui, même en ayant certains liens avec la littérature moderne, est dominante surtout dans les formes traditionnelles et orales du récit ou, dans sa version plus contemporaine, dans le cinéma de masse. Encore dans « Borges como crítico » de 1997 trouve-t-on cette approche de la narration en lien avec Borges: […] lo narrativo está en las formas orales precapitalistas de la narración, diría yo, que encuentran su continuidad en las formas breves, en lo épico, en los géneros menores, y después en el cine, en los westerns, en el cine de Hollywood, no en el cine intelectual. Porque ¿qué es lo que Borges va a buscar ahí? Va a buscar una poética de la narración. Yo diría que eso solo justificaría la existencia de un crítico en la Argentina: esta noción tan moderna de la narración, una noción que consiste en no atar la narración a 82

L’indétermination

la novela sino considerar a la novela como una etapa dentro de la narración (Piglia 2001a : 155).

Le narratif semble appartenir au domaine extra-littéraire à propos de Borges, ce qui ne cesse pas d’être paradoxal, sachant qu’il s’agit probablement d’une des figures les plus importantes de la littérature du XXe en Amérique latine. Mais, en dehors de la discussion de la conception de la narration chez Borges lui-même, nous voudrions attirer l’attention sur le fait que le rapport entre, d’une part, ce sens large de la narration, lié au récit traditionnel ou populaire et aux genres de la culture de masse tels que le cinéma ou les genres littéraires mineurs et hyper-codifiés et, d’autre part, le sens proprement littéraire proche plutôt du roman, de l’expérimentation et de l’idée de littérature d’héritage romantique, est toujours conflictuel chez Piglia. Cela dit, ce rapport conflictuel a un effet particulier dans les essais dont il est question ici : chez Piglia, l’idée de littérature demeure irréductible à celle de narration. Même si sa conception s’articule en partie sur ce concept et sur une narrativité indispensable aux constructions littéraires, et probablement partagée avec d’autres domaines ou représentations cognitives, le fait littéraire reste dans un domaine plutôt indécidable. À notre avis, c’est dans ce domaine que l’indétermination du roman moderne demeure active dans sa poétique. Il y a souvent dans les réflexions de Piglia cette tension entre l’indétermination du roman et ses contraintes narratives « traditionnelles ». En parlant de « Homenaje a Roberto Arlt », l’auteur suggère cette indétermination: « Sólo digo que hay un secreto, porque me gustan las historias que tienen un punto ciego, no sólo que cuentan un secreto sino que tienen algo oculto que un único lector va a descubrir en el futuro » (Piglia 2001a : 138). Cette idée d’un sens caché, ou même celle de la métaphore du poker, renvoie à l’indétermination de l’idée de littérature. C’est-à-dire que la narration – dans sa fonction cognitive, psychologique ou sociale explicite dans les récits oraux traditionnels ou dans le cinéma de masse – détermine une série de formes et de codes qui peuvent être plus ou moins respectés dans les textes littéraires considérés narratifs ; néanmoins, le sens du texte littéraire reste dans le domaine de l’indéterminé pour Piglia et, dans cette mesure, il est irréductible à la signification large de « narration ». Comme il l’affirmera lui-même plus tard en réfléchissant au rôle de la lecture dans El último lector : « Leemos restos, trozos sueltos, fragmentos, la unidad del sentido es ilusoria » (Piglia 2005 : 20). Ce caractère multiple du sens montre la persistance, spécialement par rapport au roman – genre moins codifié que le conte et les formes brèves  – de l’indétermination comme caractéristique de la conception moderne de la littérature, et plus largement, de l’art. Or, l’indétermination du sens propre à cette conception de la littérature chez Piglia se joue aussi, comme pour Saer, sur la forme, 83

La littérature obstinée

au moins dans ses réflexions essayistiques. Dans Formas breves, il fait référence à cette conception de l’art comme une forme : « Proyectarse más allá del fin, para percibir el sentido, es algo imposible de lograr, salvo bajo la forma del arte » (Piglia 2000b : 126) ou encore dans La ciudad ausente : « Lo que no ha encontrado su forma, dice Ríos, sufre la falta de verdad » (Piglia 2004 : 120). La forme littéraire telle qu’elle est reçue ou lue garderait donc cette possibilité d’indétermination du sens. Ainsi, la forme littéraire porte avec elle cette idée de l’indétermination: « En la silueta inestable de un oyente, perdido y fuera de lugar en la fijeza de la escritura, se encierra el misterio de la forma » (Piglia 2000b : 120). On dira alors que, même si la narration dans sa signification large et contemporaine joue un rôle important dans la poétique de Piglia, l’attribut de l’indétermination semble décisif pour qu’un texte puisse faire partie de la littérature.

Vers quel genre de narration ? La narration n’est pas seulement un concept présent dans les essais de Piglia : sa production romanesque emprunte également la voie de cette poétique narrative. Or, cette orientation implique une série de changements d’un projet romanesque à l’autre entre 1980 et 2013. Comme nous l’avons annoncé auparavant, Piglia a publié jusqu’à présent cinq romans : Respiración artificial (1980), La ciudad ausente (1992), Plata quemada (1997), Blanco nocturno (2010) et El camino de Ida (2013). Les deux premiers romans lui ont attribué la reconnaissance en tant qu’écrivain au niveau international. Plata quemada a été un succès éditorial, malgré le polémique Premio Planeta Argentina en 199732 ; Marcelo Piñeyro a fait un film à partir du livre, sorti en 2000. Avec Blanco nocturno, on lui a conféré en 2011 le Premio Internacional de Novela Rómulo Gallegos et le Premio Internacional de Novela Dashiell Hammett. Le succès commercial et éditorial de ces deux romans, tout comme l’adaptation au cinéma de l’un d’entre eux peuvent nous aider à expliquer certains changements à l’intérieur de la poétique romanesque de Piglia. Tenant compte des deux sens de la narration que nous avons explorés jusqu’ici, nous voudrions postuler qu’entre Respiración artificial et El camino de Ida il existe un cheminement progressif vers une forme de narrativité traditionnelle plus proche précisément des formes orales ou des récits, que de l’indétermination du roman moderne. De notre point de vue, Respiración artificial et La ciudad ausente gardent tous les deux 32

À propos de cette polémique voir : « Intelectuales respaldan a Piglia » de Susana Reinoso (2005) ou « Condenan a Ricardo Piglia y a la editorial por el premio Planeta » de Socorro Estrada (2005).

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une forme multiple et hybride – voire indéterminée – particulièrement en ce qui concerne les registres narratif et argumentatif, tandis que Plata quemada, Blanco nocturno et El camino de Ida constituent un retour à la narration dans le sens large du terme que nous avons évoqué auparavant : une reprise de la narrativité comme une forme plus ou moins linéaire de présenter une séquence d’événements. Ainsi, nous postulerons deux périodes de la production romanesque de Piglia : une première période, qui va de la rédaction de Respiración artificial jusqu’à La ciudad ausente, où l’indétermination formelle du roman joue un rôle décisif dans la construction du texte ; et une deuxième période, entre Plata quemada et El camino de Ida, où le développement du texte s’articule à travers cette idée de narrativité plus traditionnelle et, surtout, séquentielle. Cette caractéristique a été déjà signalée par Jorge Fornet, quand il affirme en 2000, à propos de Plata quemada, que : Si las dos [novelas] anteriores […] son, grosso modo, novelas cerebrales, teóricas, con personajes que se mueven en un ámbito intelectual, con infinidad de historias paralelas que exigen una lectura ardua, la última es una historia de estructura bastante lineal, suerte de thriller protagonizado por delincuentes y policías sanguinarios y corruptos, dueños de un lenguaje agresivo y marginal (Fornet 2000 : 13).

Selon Fornet, il est clair que Plata quemada marque un point de rupture par rapport aux deux romans précédents en raison de sa structure linéaire. Pourtant, ce hiatus entre les deux périodes est interprété par Fornet comme quelque chose de créatif à l’intérieur de l’œuvre de Piglia : Plata quemada es un golpe de audacia dentro de la novelística de su autor. Piglia, que ya nos tenía acostumbrados a propuestas tan renovadoras y originales como Respiración artificial y La ciudad ausente […], comete aquí, en Plata quemada, la audacia de escribir algo que no esperábamos de él: la de desandar un largo, tortuoso (y ya garantizado) trecho en dirección contraria (Fornet 2000 : 15).

Le caractère linéaire de cet ouvrage est considéré par Fornet comme un geste audacieux : l’incorporation de la narration, dans le sens large et proche des formes traditionnelles du récit oral, est donc interprétée ici comme une sorte d’originalité ou de nouvelle forme d’expérimentation. Les deux premiers romans sont examinés comme des textes expérimentaux ou novateurs, alors que le troisième est lu comme une « voie contraire » plus conventionnelle, et pourtant originale. Tout se passe comme si le retour de la narrativité la plus traditionnelle était vu comme une nouvelle forme expérimentale. Cette posture entre en consonance avec des commentaires relativement récents de Piglia lui-même : « A veces pienso que en esta época el mejor modo de ser un escritor experimental es escribir novelas tradicionales » (2010a). 85

La littérature obstinée

Nous considérons cette caractéristique de Plata quemada comme faisant partie d’une recherche de cette narration séquentielle qui rapproche ce texte de Piglia tant des formes traditionnelles du récit que des genres comme le roman noir ou la littérature policière conventionnelle. Et probablement ce type de narrativité séquentielle ou de structure linéaire a facilité l’adaptation de ce roman particulier au cinéma, dans la mesure où, comme nous l’avons expliqué à propos du langage cinématographique, ce genre de narration peut être partagé par ces deux arts. Dans le cas de Blanco nocturno, les articles critiques ne sont pas encore très nombreux et pourtant, la plupart des recensions évoquent la proximité avec le genre noir, malgré le crime irrésolu présent dans le roman : « En este sentido, podríamos pensar las marcas de Raymond Chandler, y en especial de David Goodis en la última novela de Piglia » (Berg 2011), affirme par exemple Edgardo Berg. D’un point de vue plus nuancé, Marcelo Rioseco affirme que « cette fois-ci, après treize ans sans publier, Piglia nous offre un volume qui possède toutes les caractéristiques du genre mais qui, en même temps, remplace le modèle classique du roman policier au sein de la littérature traditionnelle argentine » (Rioseco 2012 : 70, n. t.). Or, le lien de ces deux derniers romans à la narration traditionnelle fait que l’indétermination du roman moderne soit moins présente – voire absente –. Pour cette raison on se concentrera davantage sur la première période, et plus particulièrement sur La ciudad ausente, où le contexte du discours sur l’histoire est moins présent que dans Respiración artificial. Comme par rapport à Saer, cette première période nous paraît intéressante précisément car l’indétermination formelle du roman joue encore un rôle assez important, tout en étant articulée avec une notion de narrativité: cela dit, dans cette première période la narration est moins conventionnelle – dans le sens que nous avons décrit plus haut.

4.  Bolaño : le roman et l’abîme La cocina literaria […] es un campo en donde la memoria y la ética […] juegan un juego cuyas reglas desconozco. El talento y la excelencia contemplan, absortas, el juego, pero no participan. La audacia y el valor sí participan, pero sólo en momentos puntuales, lo que equivale a decir que no participan en exceso. El sufrimiento participa, el dolor participa, la muerte participa, pero con la condición de que jueguen riéndose. Roberto Bolaño, Entre paréntesis

L’œuvre de Roberto Bolaño publiée de son vivant se compose principalement de deux recueils de nouvelles, cinq recueils de poèmes, dix romans et une variété d’articles et de textes de type essayistique ou journalistique parus dans différents journaux et revues, dont la plupart 86

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ont été compilés dans le livre Entre paréntesis (2004), publié de façon posthume. Après sa mort, le 15 juillet 2003, plusieurs livres ont été publiés par la maison d’édition Anagrama, parmi lesquels le roman qu’il finissait d’écrire avant de mourir, le célèbre 2666 (2004). De même, sont parus les romans El tercer Reich (2010) et Los sinsabores del verdadero policía (2011), ainsi que les livres de nouvelles El secreto del mal (2007) et El gaucho insufrible (2003) et le recueil de poèmes La universidad desconocida (2007). Auteur prolifique, dont la production la plus importante fut publiée entre 1996 et 2003, Bolaño a établi un lien assez intense avec le genre romanesque, ce qui l’approche plus du projet de Saer que de celui de Piglia – comme nous avons pu le voir dans les deux chapitres précédents par rapport au rôle de ce genre à l’intérieur de l’œuvre des deux Argentins. Au total et jusqu’à présent, treize romans constituent ce corpus et témoignent ainsi d’un intérêt pour les questions qui touchent au genre romanesque moderne, sans que cela implique pour autant que la poésie n’ait pas constitué un pôle assez important de sa production littéraire33. Or, comme Chiara Bolognese l’a déjà signalé, ce caractère prolifique et à la fois accéléré de sa production romanesque, en particulier entre 1996 et 2003, est lié à un élément biographique précis. La maladie hépatique de Bolaño et l’approche de la mort peuvent être en effet interprétées comme l’une des causes déterminantes qui expliquent ce rythme quelque peu frénétique d’écriture : A partir de los años noventa, Bolaño vivió y escribió sabiendo que moriría muy pronto. La enfermedad afectó su literatura y su manera de trabajar, que fue contrarreloj, como demuestra también el ritmo frenético que muchas veces se percibe en sus novelas, hechas de personajes y vidas que se cruzan, se alejan, se vuelven a encontrar, a primera vista sin rumbo, pero en realidad con una sola meta y certeza: la literatura (Bolognese 2009a : 26).

Or, en laissant de côté la douteuse explication biographique de la multiplicité de personnages et du style d’écriture énoncée ici, et même si le rapport entre sa maladie et son rythme de production est manifeste, nous voudrions souligner que le nombre de romans, ainsi que la longueur et le caractère ambitieux en particulier de Los detectives salvajes et de 2666 montrent que le genre romanesque constitue un espace choisi fréquemment par Bolaño pour explorer le champ littéraire. De plus, les textes qui lui ont permis d’être reconnu en tant qu’écrivain sont précisément ses romans, même s’il avait publié de la poésie antérieurement. Dans ce chapitre, et 33

Comme Bolaño l’affirme dans l’entretien avec Mónica Maristain : « Playboy: ¿Quién le hizo creer que es mejor poeta que narrador? Bolaño: La gradación del rubor que siento cuando abro un libro mío de poesía y uno de prosa. Me ruboriza menos el de poesía » (Bolaño 2004a : 322).

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à travers un regard d’ensemble de cette œuvre romanesque complexe et vaste, nous allons aborder les traits qui marquent le plus la proximité de Bolaño avec l’indétermination du roman moderne.

4.1.  Le lyrique, le narratif et le parodique L’indétermination dans l’œuvre romanesque de Bolaño peut être pensée comme une articulation de trois éléments : le narratif, le lyrique et le parodique. Pourtant, il s’agit de trois éléments d’ordre quelque peu différent. Quant aux éléments narratif et lyrique, nous revenons sur le terme « registre », tel qu’il a été employé auparavant à propos de Saer et de Piglia, c’est-à-dire comme un ensemble de procédés utilisés à l’intérieur de genres littéraires donnés. Ainsi, dans les romans de Bolaño nous trouvons souvent cette hybridation de procédés narratifs et lyriques, bien qu’il s’agisse de procédés quelque peu différents de ceux utilisés par Saer. Notons à titre d’exemple que Saer et Bolaño, partageant une certaine notion de rythme, tendent à employer des procédés particuliers : le Chilien travaille souvent ce registre lyrique autour de la production de répétitions anaphoriques d’un élément donné ou d’épistrophes, comme c’est le cas de cet exemple extrait de 2666 : « sí, en efecto, sí, es duro admitirlo, quiero decir es duro tener que admitirlo ante ti, pero ésa es la purita verdad. ¿La ética nos traiciona? ¿El sentido del deber nos traiciona? ¿La honestidad nos traiciona? ¿La curiosidad nos traiciona? ¿El amor nos traiciona? ¿El valor nos traiciona? ¿El arte nos traiciona? Pues sí, dijo la voz, todo, todo nos traiciona […] » (Bolaño 2004b : 267). En revanche Saer, tout en marquant aussi un rythme lyrique, tend à privilégier la description détaillée d’images métaphoriques à travers de longues phrases, comme dans cet exemple de la première page de La grande : « Las dos manchas vivas, roja y amarilla, que se mueven en el espacio gris verdoso, parecen un collage de papel satinado sobre el fondo de una aguada monocroma, de la que el aire sería la superficie más diluida, y las nubes, la tierra y los árboles, las masas más concentradas de gris » (Saer 2009a : 11). Pour l’instant, nous tenons à attirer l’attention sur le fait qu’il n’est point difficile de tracer, chez Bolaño, l’utilisation de procédés que l’on attribue plutôt aux genres lyriques ou poétiques, et que ceux-ci interagissent en permanence avec les procédés narratifs. Afin d’éviter des confusions, on dira que les registres ne correspondent point aux modes d’énonciation identifiés par Genette (1986 : 98) (mixte, narratif et dramatique, à propos de Platon, et narratif et dramatique à l’égard d’Aristote), mais à des séries de procédés dominants dans certains genres. En revanche, comme nous l’expliquerons bientôt, l’élément parodique est d’une autre nature chez Bolaño : il ne s’agit guère d’un registre. Mais, avant d’analyser cette distinction entre le parodique et les registres narratif et lyrique, revenons un instant sur le rapport entre ces deux derniers et ses particularités chez Bolaño. 88

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Les registres lyrique et narratif Le croisement entre les registres lyrique et narratif est affirmé par Bolaño lui-même, et non précisément comme une caractéristique particulière de sa propre écriture, mais plutôt comme un trait dominant de la littérature à venir : « La poesía de las primeras décadas del siglo XXI será une poesía híbrida, como ya lo está siendo la narrativa. Posiblemente nos encaminamos, con una lentitud espantosa, hacia nuevos temblores formales » (Bolaño 2004a : 93). Pour Bolaño, l’intuition d’un changement formel de la littérature passe, dans une certaine mesure, par la reformulation du lien entre les genres lyriques et narratifs : ainsi, l’articulation entre les deux registres est pour lui l’un des enjeux de la littérature contemporaine, même si les genres narratifs semblent avoir déjà incorporé quelques éléments de la poésie. Cette hybridation des deux registres a été signalée également par certains critiques au moment de présenter l’œuvre de Bolaño. Par exemple, Josué Hernández Rodríguez, en récapitulant rapidement les traits les plus marqués de sa production littéraire, affirme que : Es posible reconocer en el conjunto de la obra de Roberto Bolaño una serie de constantes literarias de muy diversa índole. La mayor parte de las cuales, como se verá, confluyen en las características de la novela híbrida o mestiza, también llamada ‘novela del siglo XXI’ por el mismo Bolaño (Hernández Rodríguez 2011 : 48).

Les caractéristiques les plus marquées de l’œuvre de Bolaño semblent donc être englobées par ce caractère hybride que Hernández voit chez l’auteur chilien, inspiré par les réflexions exposées dans quelques textes d’Entre paréntesis à propos du roman à venir. Par ailleurs, « l’hybride » a été un terme récurrent chez les commentateurs de Bolaño, même lorsqu’ils parlent de ses premiers romans. À l’égard de La literatura nazi en América, par exemple, on a affirmé que : « La sorpresa no solo está en el título, sino en la arquitectura misma del texto: presentado como novela por la editora [sic] Seix Barral, el lector se enfrenta, en rigor, con un texto híbrido, atípico, a medio camino entre el manual de literatura y el diccionario de autores » (Castillo de Berchenko 2005 : 42). À propos du même livre, Karim Benmiloud a souligné aussi cette caractéristique en affirmant qu’il est donc un texte polyphonique et profondément hybride : tout à la fois dictionnaire d’auteurs, encyclopédie, recueil de chroniques littéraires, florilège d’écrivains, dictionnaire amoureux, compte rendu de voyages et de lectures, livre de possibles prologues, collage de notices nécrologiques qui pourraient avoir été publiées dans un quotidien, galerie de portraits […], ou même ‘album de famille’ (Benmiloud 2009 : 325). 

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Dans la même lignée de réflexion sur l’hybridation, quoi qu’en postulant cet aspect comme une caractéristique des « principales discursos literarios de nuestros días » (Martín-Estudillo et Bagué Quílez 2008 : 466), et donc comme une tendance généralisée du roman contemporain, le caractère hybride a été postulé comme un noyau fondamental de la poétique de Bolaño : Las huellas de la novela híbrida en sentido estricto y de lo que hemos designado con el marbete de roman fusion pueden rastrearse en la obra torrencial de Roberto Bolaño. En el caso de Bolaño, la voluntad de devolver a la novela su cualidad barojiana de ‘saco donde cabe todo’ es patente en su interés por componer narraciones a partir de materiales heterogéneos, produciendo así textos que desafían tanto a las formas clásicas de entender el género como –de una manera menos directa– a los discursos que quieren alzarse con la hegemonía de una verdad única que sirva a sus intereses (Martín-Estudillo et Bagué Quílez 2008 : 451).

Dans cette lecture, par exemple, le roman chez Bolaño est non seulement explicitement lié à l’hybridation et à la recherche consciente du croisement de genres et d’éléments « hétérogènes », mais cette recherche est identifiée à une volonté politique qui veut faire face à l’hégémonie de certains discours. Ainsi attribue-t-on à l’hybridation formelle opérée par le Chilien une intention contestataire, attribution qui caractérise par ailleurs un type de lecture critique de son œuvre. Or, l’hybridation a été soulevée aussi par Bolognese, mais en essayant cette fois-ci de rapprocher le projet de Bolaño d’une esthétique postmoderne : Se pueden evidenciar en la obra de Bolaño ciertos aspectos que la adscriben a la estética de la posmodernidad. El autor, en efecto, con sus textos encarna de forma bastante clara la intención de transgredir los géneros, ya que se entrega a distintas formas de literatura, desde la poesía, que nunca dejó de escribir, hasta llegar a crear cuentos y novelas, cortas en su mayoría, si se excluyen Los detectives salvajes y 2666 (Bolognese 2009a : 53).

De ce point de vue, l’hybridation des genres littéraires est interprétée comme un trait que l’œuvre de Bolaño est censée partager avec une esthé­ tique généralisée « de la postmodernité ». Mais l’indétermination formelle, et par voie de conséquence, l’hybridation de genres que cette indétermination suppose à l’intérieur du roman n’est point une caractéristique exclusive d’une esthétique postmoderne. Elle fait plutôt partie des enjeux du roman et de la naissance même de l’idée de littérature à l’époque moderne. Ainsi, l’emploi de plusieurs genres littéraires chez Bolaño, tout en restant ludique, demeure plus proche d’une tradition du roman et d’une idée de la littérature moderne que des pratiques divertissantes dites postmodernes34. 34

Sur ce point nous sommes d’accord avec Joaquín Manzi quand il soutient que « Porque responden a una llamada vital y a preocupaciones auténticas y vitales, corporales podría decirse – sobrevivir, no morirse de hambre, sumergirse en la inmundicia humana sin

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Comme nous pouvons le voir, le caractère hybride proposé par Bolaño à propos du roman à venir impose une certaine précaution si l’on pense aux enjeux du genre romanesque depuis ses origines : il n’est pas question d’une hybridation divertissante, naïve et immotivée. Certes, il y a un caractère problématique de l’hybride chez Bolaño, ce qui, précisément, le rapproche de l’indétermination formelle que nous essayons d’établir à propos du roman et de l’idée moderne de littérature. Revenons sur l’allusion faite par Bolaño au roman du XXIe siècle, citée par Hernández Rodríguez. Elle est extraite de l’article intitulé « El último libro de Vila-Matas », où Bolaño soutient à propos de l’écrivain espagnol « […] que tal vez estamos ante una novela del siglo XXI, es decir una novela híbrida, que recoge lo mejor del cuento y del periodismo y la crónica y el diario de vida » (Bolaño 2004a : 287). On voit sur ce point que le caractère hybride, au moins celui que Bolaño attribue à Enrique Vila-Matas et, par extension, au roman à venir, se réfère à un mélange de plusieurs genres littéraires et, même, de plusieurs types de discours – extralittéraires aussi. Il faudrait remarquer que « le roman à venir » de Bolaño fait souvent référence à des traits qu’il identifie dans certains écrivains ou traditions, mais qu’il les reprend précisément, car ils sont compatibles ou présents dans sa propre œuvre et dans sa poétique. En ce sens, et comme nous le montrerons plus tard à l’égard de sa propre production romanesque, le registre narratif chez Bolaño est particulièrement élargi, dans la mesure où il ne se limite pas aux procédés des genres littéraires : il s’agit précisément d’intégrer aussi des procédés provenant du journalisme, de la chronique, voire d’autres types de discours ; schématiquement, dans les romans de Bolaño il est question d’incorporer aussi des procédés narratifs extralittéraires et, parfois même, des procédés non narratifs extra-littéraires.

Le parodique Además, la sátira cruel se me da muy, pero que muy bien. Podría haber sido un excelente libelista. Roberto Bolaño, Bolaño por sí mismo, entrevistas escogidas

Quant à l’élément parodique, celui-ci ne correspond pas à l’idée de registre que nous avons ébauchée jusqu’ici. Étant donné que la parodie est un concept complexe et vaste, nous ne pourrons pas nous attarder naufragar con ella, o en ella –, estas ficciones vuelven a narrar dilemas existenciales bien concretos, y a veces fehacientemente verídicos como los de Nocturno de Chile. Por ello su narrativa se muestra del todo ajena a los juegos practicados por los escritores contemporáneos que se jactan de ser posmodernos » (Manzi 2005 : 70). Si Manzi considère que Bolaño s’éloigne de l’esthétique postmoderne par une question de la profondeur ou du caractère existentiel de ses thèmes, nous estimons qu’il le fait aussi au niveau formel, plus particulièrement en ce qui concerne l’hybridation de procédés.

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sur une explication réellement exhaustive. Néanmoins, il est important de soulever que les études sur ce sujet sont assez nombreuses et qu’elles se sont multipliées depuis les trois dernières décennies. Nous essayerons donc d’énoncer brièvement les principaux versants de ce concept pour ensuite déterminer dans quel sens, de notre point de vue, le parodique peut être considéré comme un élément assez important à l’intérieur de la poétique de Bolaño. Le concept de parodie varie selon la conception de la rhétorique (plutôt classique), celle de la pensée des formalistes russes ou encore selon les versions plus contemporaines, développées spécialement dans la deuxième moitié du XXe siècle. Selon Daniel Sangsue, dans son livre La relation parodique, cet intérêt, notamment plus marqué dans le monde anglophone, s’est éveillé à partir de la relecture du formalisme russe et des travaux de Bakhtine : À partir des années quatre-vingt, la réflexion sur la parodie s’est particulièrement développée en Grande-Bretagne et en Amérique du Nord, sous l’impulsion de la lecture des Formalistes russes ainsi que de Bakhtine, et dans le prolongement d’ouvrages tels que The Anixiety of Influence d’Harold Bloom et A Rhetoric of Irony de Wayne Booth (Sangsue 2007 : 75).

Dans cette nouvelle vague théorique intéressée par la parodie, postérieure à la mouvance formaliste et bakhtinienne et aux célèbres textes de Bloom et de Booth, Sangsue mentionne principalement les approches de quatre théoriciens et ses ouvrages respectifs autour de la question : « […] Margaret Rose, Parody/Meta-fiction (1979), […] Parody and Decadence de Michele Hannoosh (1989), en passant par les travaux de Linda Hutcheon et les colloques organisés par GROUPAR, un groupe de recherche sur la parodie […] » (Sangsue 2007 : 75), et plus particulièrement par le livre de Hutcheon, Theory of Parody (1985). À ces trois figures s’ajoute évidemment le travail déjà classique de Gérard Genette, Palimpsestes (1982), qui traite la question du point de vue de l’hypertextualité et qui propose, par ailleurs, une terminologie particulière par rapport à la parodie. Comme l’indique Sangsue, si nous prenons le terme de parodie en dehors du contexte littéraire, nous trouverons qu’il « ([…] peut concerner tous les domaines de la culture et de la communication : peinture, musique, cinéma, publicité, etc.) » (Sangsue 2007 : 12). Face à ce sens large qui tient compte de ce qui peut être qualifié comme parodique dans plusieurs domaines, nous dirons que le parodique sera traité dans ce chapitre, et spécifiquement à propos de Bolaño, comme un procédé plutôt que comme un genre – qu’il soit littéraire ou, plus largement, artistique. Contrairement à des approches telles que celle de Linda Hutcheon, pour qui « autrement

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dit, la parodie dans ce siècle est l’un des principaux modes de la construction formelle et thématique des textes » (Hutcheon 1985 : 2, n. t.), nous allons envisager le parodique en l’interprétant comme un procédé fréquent à l’intérieur des romans de Bolaño et non comme un « genre » ou un type d’expression artistique contemporaine dont cette œuvre romanesque ferait partie. Dans ce sens, notre approche du parodique est proche des idées de Iouri Tynianov, dans la mesure où, pour lui, « la parodie est tout entière dans le jeu dialectique des procédés » (Tynianov 1969 : 76). Ainsi, l’intérêt n’est pas de lire les romans de Bolaño comme faisant partie d’un genre littéraire parodique global, mais plutôt de nous concentrer sur la spécificité et le fonctionnement du procédé parodique dans son œuvre. À propos de ces conceptions de la parodie comme genre, technique, procédé ou même figure rhétorique, Gérard Genette a postulé une explication qui a recours au caractère bref des textes parodiques : Comme on peut le voir par l’exigüité de ces exemples, le parodiste a rarement la possibilité de poursuivre ce jeu très loin. Aussi la parodie ne s’exerce-t-elle le plus souvent que sur des textes brefs tels que des vers détachés de leur contexte, des mots historiques ou des proverbes […]. Ce sont évidemment cette dimension réduite et cet investissement souvent extra- ou paralittéraire qui expliquent l’annexion à la rhétorique de la parodie, considérée plutôt comme une figure, ornement ponctuel du discours (littéraire ou non), que comme un genre, c’est-à-dire une classe d’œuvres (Genette 1982 : 25).

En effet, ce que Genette signale sur ce point est la conception classique de la parodie en tant que figure rhétorique, conception liée précisément à son caractère d’opération brève qui peut avoir lieu à partir de contextes soit littéraires, soit extra-littéraires. À notre avis, cette conception classique de la parodie reste proche du procédé que nous trouvons dans la production romanesque de Bolaño ; pour le moins, elle semble plus proche que celle qui voit un type de texte ou un genre artistique parodique. Cela ne veut pas dire pour autant que nous restreindrons ce procédé à la figure rhétorique classique, car il est certes plus complexe qu’une figure du discours, mais il est néanmoins important de noter que nous n’espérons pas établir des caractéristiques pour inclure Bolaño dans un genre parodique ni travailler le concept de la parodie et ses rapports aux formes artistiques dites postmodernes. Mais revenons sur les conceptions de la parodie. Le terme lui-même ne va pas sans équivoque, comme l’a déjà exposé Genette. D’après lui, celui-ci désigne à la fois trois phénomènes différents : Dans le premier cas, le ‘parodiste’ détourne un texte de son objet en le modifiant juste autant qu’il est nécessaire  ; dans le second, il le transpose

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intégralement dans un autre style en laissant son objet aussi intact que le permet cette transformation stylistique ; dans le troisième, il lui emprunte son style pour composer dans ce style un autre texte, traitant un autre objet, de préférence antithétique (Genette 1982 : 19).

Ces trois rapports textuels constituent ce que Genette identifie comme la principale confusion liée au terme parodie, et ce, car le type de relation textuelle établie dans chacun des cas est différent : « Le mot parodie est couramment le lieu d’une confusion fort onéreuse, parce qu’on lui fait désigner tantôt la déformation ludique, tantôt la transposition burlesque d’un texte, tantôt l’imitation satirique d’un style » (Genette 1982 : 33). Par la suite, Genette va préciser les genres classiques ou canoniques liés à la parodie, en les désignant ponctuellement comme parodie stricte, travestissement, pastiche satirique et pastiche, dont les trois premiers ont pour lui une fonction satirique, alors que le quatrième, c’est-à-dire le pastiche (pur), n’en a pas. À l’intérieur de cette typologie de genres classiques, la parodie stricte est conçue comme une transformation textuelle où le texte cible est conservé, mais son sujet est remplacé par un sujet vulgaire  ; le travestissement burlesque est identifié à une transformation qui laisse le sujet inchangé, mais qui transpose le texte dans un autre style et, finalement, le pastiche satirique correspond à l’imitation d’un style afin de produire un nouveau texte – avec un autre sujet. Or, plus que la typologie en tant que telle, il est probablement plus intéressant de retenir ici la distinction proposée par Genette entre la fonction parodique des textes et la relation hypertextuelle entre eux. Ainsi, la parodie et le pastiche satirique peuvent avoir tous les deux une fonction satirique, mais ils correspondent à un type de relation hypertextuelle différente : « Mais cette convergence fonctionnelle masque une différence structurale beaucoup plus importante entre les statuts transtextuels : la parodie stricte et le travestissement procèdent par transformation de texte, le pastiche satirique (comme tout pastiche) par imitation de style » (Genette 1982 : 33). Sur ce point Genette affirme son idée –  centrale pour Palimpsestes  – de deux types de relations hypertextuelles qui marqueraient des différences structurales entre les genres canoniques : une relation de transformation et une autre d’imitation, ce qui permettrait de reclasser les genres classiques. Au sein de son schéma, ce qu’il appelle « charge » correspond au pastiche satirique (nommé parfois aussi imitation caricaturale). Or, cette idée d’une différence entre la transformation d’un texte d’un côté, et l’imitation d’un style de l’autre a été assez influente dans les études sur le parodique. Par exemple, Daniel Sangsue reprend cette distinction pour signaler le caractère équivoque du terme parodie ainsi que l’emploi confus – à son avis – fait par les principaux théoriciens de la question : 94

L’indétermination

Rappelons schématiquement que la transformation s’en prend à un texte, alors que l’imitation reproduit un style, une manière. Cette première distinction permet déjà de lever la confusion, fréquente comme on l’a vu, de la parodie et du pastiche: le pastiche, qui imite un style (dans l’Affaire Lemoine, Proust imite les styles de Balzac, Flaubert, Sainte-Beuve…), n’est en aucun cas assimilable à la parodie, qui transforme un texte singulier […]. C’est donc abusivement que le terme de parodie est appliqué – ainsi chez les théoriciens du chapitre précédent – à des textes qui ont pour cibles une école, une manière ou un genre. On devrait plutôt parler à leur propos d’imitation caricaturale ou de pastiche satirique (Sangsue 2007 : 94).

Ainsi parle-t-il préférablement d’imitation caricaturale ou de pas­ tiche satirique quand il s’agit de l’imitation du style, en suivant la dis­ tinction établie par Genette. De ce point de vue, l’imitation d’un style ne travaille donc pas à partir d’un texte singulier, contrairement à la parodie proprement dite. Or, dans l’élaboration théorique faite à son tour par Sangsue, la reconnaissance du caractère limitatif de la définition de Genette est explicite : S’il y a tout intérêt à délimiter la notion de parodie le plus précisément possible, il ne faut cependant pas écarter définitivement les acceptions qui font d’elle quelque chose comme une ‘imitation caricaturale’, pour la bonne raison qu’elles sont entrées très fortement dans l’usage et que les écrivains eux-mêmes y ont parfois recours (Sangsue 2007 : 103).

La séparation opérée dans le schéma de Genette entre parodie et pastiche satirique – où la première est une transformation textuelle ludique et le deuxième une imitation de style à fonction satirique – restreint certainement le champ du parodique d’une façon pour le moins contraire à l’usage commun et à celui de la plupart de théoriciens sur la question. À partir de cette limitation, Sangsue définit à son tour la relation parodique hypertextuelle comme suit : « La parodie serait ainsi la transformation ludique, comique ou satirique d’un texte singulier » (Sangsue 2007 : 104). Cela dit, il prend immédiatement la précaution de ne pas mélanger les termes, en particulier celui de parodie et de satire, car « il faut néanmoins se garder de les confondre : rappelons que si la satire peut se servir de la parodie, son objet est extérieur au texte et sa visée différente » (Sangsue 2007 : 104). En effet, et en suivant le travail de Hutcheon (1981 : 144), la satire est conçue comme ayant une visée extralittéraire, plutôt sociale, politique ou morale, tandis que la parodie ferait allusion à des relations hypertextuelles. Cela ne veut pas dire pour autant que la parodie ne puisse pas surgir en ayant une composante satirique. Revenons un instant sur cette distinction entre la transformation d’un texte et l’imitation d’un style : elle répond à un effort de clarté vis-à-vis des rapports hypertextuels, comme dans le cas du travail de Genette et, plus 95

La littérature obstinée

récemment, celui de Sangsue. Néanmoins, il nous semble qu’au moment de présenter l’élément parodique dans les romans de Bolaño – qu’on a évoqué en termes d’un procédé jusqu’ici –, les choses deviennent moins transparentes. En effet, si l’on suivait la typologie de Genette, le procédé parodique chez Bolaño correspondrait au pastiche satirique (charge ou imitation caricaturale35), dans la mesure où ce qui est repris la plupart du temps fait partie d’un style d’écriture donné ou d’une convention générique, et donc d’une manière ou d’une forme d’écriture et non d’un texte singulier. Le seul terme procédé pourrait nous faire penser à une technique et, par conséquent, au pastiche, plutôt qu’à la parodie dans les termes de Palimpsestes. Comme le soutient Genette, en expliquant les différentes fonctions des formes regroupées sous le terme parodie: Lorsqu’un effort de conscience ou de résurrection historique réintroduit ces formes dans le champ sémantique, une structure plus compréhensive se met en place, qui regroupe ensemble sous le terme de parodie les trois formes à fonction satirique (parodie stricte, travestissement, imitation caricaturale), laissant seul de son côté le pastiche pur, entendu a contrario comme imitation sans fonction satirique […] Cette répartition commune répond, consciemment ou non, à un critère fonctionnel, parodie comportant irrésistiblement la connotation de satire et d’ironie, et pastiche apparaissant par contraste comme un terme plus neutre et plus technique (Genette 1982 : 32).

Chez Bolaño le procédé parodique opère par saisie d’un style d’écri­ ture ou d’une convention générique, mais cette imitation du style a une portée – tantôt satirique, tantôt critique, tantôt comique – qui dépasse largement le cadre du pastiche. Autrement dit, même si le procédé parodique chez Bolaño ne repose pas fréquemment sur la transformation d’un texte singulier, il demeure critique en dépassant ce caractère neutre ou technique identifié au pastiche. Ainsi, et si l’on tient compte de la conception de la parodie des formalistes russes, le style (dans le sens d’une manière d’écriture) peut être considéré comme une mécanisation ou une canonisation de procédés originellement parus dans des textes singuliers, ce qui rendrait la distinction entre un texte et un style moins évidente. Dans les termes de Sangsue, à propos des formalistes : « Ce qui provoque (à) la parodie, c’est en effet un trait, un procédé devenus (par leur récurrence ou leur ancienneté) conventionnels, et privés par là de leur caractère esthétique » (Sangsue 2007 : 57). Ce qui rend possible l’imitation d’un style est tout d’abord la canonisation des procédés d’un texte singulier. D’autre part, la saisie d’un style à l’intérieur d’un texte donné peut avoir une fonction esthétique qui va au-delà de la simple imitation. D’où le choix de Tynianov, par exemple, de parler de « stylisation » au lieu 35

Cf. Rodríguez de Arce (2009 : 23-24).

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L’indétermination

d’« imitation » à l’égard de Dostoïevski et Gogol : « Ici, il y a stylisation : non imitation, mais jeu avec le style. Dostoïevski est parti de Gogol sans feinte aucune, avec une ostentation presque excessive : c’est précisément cela qui nous amène à parler de ‘stylisation’ plutôt que d’‘imitation’ ou d’influence  » (Tynianov  1969  :  68). Ainsi semble-t-il exister, selon Tynianov, une intention particulière au moment de « jouer » avec le style d’un autre auteur ou d’un genre donné. Pour résumer, nous dirons que lorsque la reprise d’un style possède une fonction esthétique donnée ou, même explicite, Tynianov trouve que le mot « imitation » n’exprime point le rapport entre les deux textes. Et c’est exactement à partir de cette « stylisation » qu’il va proposer par la suite son idée de parodie comme mécanisation d’un procédé : L’essence de la parodie réside dans la mécanisation d’un procédé défini, mécanisation perceptible dans le seul cas, évidemment, où le procédé sur lequel elle s’exerce est connu ; ainsi la parodie réalise un double objectif : 1) mécanisation d’un procédé défini, 2) organisation d’une matière nouvelle qui n’est autre que l’ancien procédé mécanisé (Tynianov 1969 : 74).

Or, le procédé selon Tynianov correspond à ce que nous identifions à une convention générique précise ou une forme d’écriture donnée (le  style selon Genette, le « À la manière de… »). Mais dans le cas de Bolaño ces conventions ou ces manières d’écriture peuvent être, à notre avis, non seulement mécanisées36, mais aussi transformées ou transposées dans un autre contexte37. De cette façon, ce qu’on a appelé jusqu’ici le procédé parodique chez Bolaño a plus de rapport avec cette stylisation ou même cette mécanisation de Tynianov, qu’avec le pastiche compris comme une technique neutre. En ce sens, on préfère parler d’un procédé parodique, compris comme une composante importante de la poétique de Bolaño, plutôt que de pastiche. Outre la limitation du pastiche à l’imitation que nous pouvons trouver chez Genette, ce terme est porteur d’un sens quelque peu péjoratif, comme le montre cette célèbre appréciation de Fredric Jameson dans The Cultural Turn : C’est le moment où le pastiche apparaît et où la parodie est devenue impossible. Le pastiche est, tout comme la parodie, l’imitation d’un style particulier ou unique, le fait de porter un masque stylistique, un discours dans une langue morte ; mais, c’est une pratique neutre d’une telle imitation, sans l’arrière-pensée de la parodie, sans l’élan satirique, sans le rire, sans le 36

Nous pensons ici, par exemple, au catalogue de textes ou de « fiches » biographiques de La literatura nazi en América, réitérées sans cesse pendant tout le livre. 37 Comme dans les descriptions des meurtres à Santa Teresa dans 2666, où l’imitation du ton médico-légal se répète à plusieurs reprises pour produire un effet d’accumulation assez violent.

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La littérature obstinée

sentiment encore latent qu’il y a quelque chose de normal auprès de quoi par comparaison, ce qui est imité est plutôt comique (Jameson 1998 : 5, n. t.).

Le pastiche est donc parfois associé, en particulier dans cette critique de la postmodernité de Jameson, à un processus technique d’imitation qui n’est point traversé d’une conscience satirique ou même ironique qui permettrait de faire ressortir une différence ou une distance entre le texte imité et le texte imitateur. De son point de vue, cette prédominance contemporaine du pastiche montrerait qu’« il n’y aurait plus que diversité stylistique et hétérogénéité » (Jameson 1998 : 5, n. t.). Ce caractère neutre du terme pastiche, selon Genette, et péjoratif à cause de sa neutralité technique, d’après Jameson, nous a incité à faire le choix du terme procédé parodique chez Bolaño. Cela dit, l’élément parodique a déjà été évoqué par certains commentateurs de Bolaño, comme Adriana Castillo de Berchenko, quand elle affirme que Si la dimensión lúdica aparece y reaparece a lo largo de las historias, a menudo, ella se codea también con el espanto. La parodia, lo grotesco avanzan con lo ridículo, candoroso o infame. Y de la regocijante sátira, la historia y la escritura bifurcan sin transiciones ni violencias a lo horrible. Bolaño es un ficcionalizador maestro del espanto (Castillo de Berchenko 2005 : 42).

Comme nous pouvons le voir, la parodie semble fonctionner ici comme un terme équivalent à la fois du grotesque, du ludique ou même de l’humoristique. Il est en contraste avec l’horreur et le domaine de l’infâme, de la violence, du mal ou du monstrueux, sujets privilégiés par une partie assez importante des commentaires critiques sur Bolaño, soit dit en passant. Comme l’a déjà affirmé Joaquín Manzi, « si bien es cierto que ha publicado poesía, la de los Perros románticos y Tres (2000), no es menos cierto que al menos cinco de los libros posteriores en prosa implican un viaje de acercamiento a los monstruos, ascendente o descendente […] » (Manzi 2005 : 69). En effet, ce domaine thématique de la cruauté, du monstrueux, du mal et de la violence a toujours été présent dans l’œuvre romanesque de Bolaño, bien que de manières variées. Cependant, comme le constate Castillo de Berchenko, cet élément thématique est souvent accompagné de l’humour, de l’ironie et du parodique. D’autre part, un article d’Ignacio Rodríguez de Arce s’est penché sur les aspects du parodique et du pastiche, en particulier dans La literatura nazi en América. En partant des distinctions genettiennes, Rodríguez de Arce s’approche de ce texte de Bolaño, emblématique du pastiche selon lui. Néanmoins, il se rend compte que le seul concept d’imitation de Genette ne lui est pas suffisant pour décrire les procédés de Bolaño : « La presente obra, sin embargo, no es reducible en su totalidad a mero pastiche satírico o imitatio caricatural; es decir, la relación que establece el texto 98

L’indétermination

de Bolaño con otros textos no es sólo y necesariamente de imitación, a veces, como veremos, será también de transformación » (Rodríguez de Arce 2009 : 26). Ainsi, il va proposer ensuite la présence de l’imitation de manières d’écriture – caractéristiques surtout des manuels biographiqueslittéraires – d’un côté, et de la transformation d’autres hypotextes, de l’autre, ce qui lui fait parler d’un élément parodique, malgré l’absence d’une parodie stricte et globale d’un texte spécifique : […] hemos preferido hablar aquí de lectura paródica, y no stricto sensu de parodia; la lectura de La literatura nazi en América como pastiche satírico o imitatio caricatural es, en nuestra opinión, inmediata y accesible a prácticamente cualquier lector, sin embargo, la lectura paródica metacrítica de la que acabamos de hablar exige una labor hermenéutica que presupone un ‘lector ideal’, instancia, esta última, no siempre presente (Rodríguez de Arce 2009 : 27).

Ainsi propose cet article la présence de deux types de relations hypertextuelles – imitation et transformation – dans ce roman de Bolaño, à partir de la parodie et du pastiche. De ce fait, le terme de parodie dans le sens de Genette est conservé pour expliquer certains passages du roman qui auraient un hypotexte ponctuel. Or La literatura nazi n’est pas le seul roman qui a été interprété à partir de la parodie. Bolognese traite cette question sous un autre aspect dans un article intitulé « ¿Fantasmas de escritores o escritores fantasmas? Parodia de la vanguardia y de la posvanguardia en algunas obras de Roberto Bolaño ». Son approche couvre principalement Los detectives salvajes et Estrella distante, bien que la notion de parodie soit moins précise que celle de Rodríguez de Arce. L’article se centre sur les personnages fictionnels inspirés d’écrivains réels et sur ceux qui correspondent aux écrivains strictement fictionnels. D’après cet article, « con este recurso, Bolaño quiere dejar un testimonio del legado que recogió, homenajear a quienes fueron sus modelos y también liberarse de ellos profanándolos » (Bolognese 2012 : 665). Ce qui est interprété comme parodie ici correspond surtout à l’attitude vis-à-vis des personnages-écrivains qui apparaissent à plusieurs reprises, notamment dans Los detectives salvajes, et le geste humoristique envers les avant-gardes littéraires. La notion de parodie semble donc faire allusion à l’humour et à la désacralisation de figures littéraires historiquement importantes. Ainsi, Los detectives salvajes est montré comme « […] una demolición de las vanguardias, que son rebajadas a un mero conjunto de escritores más interesados en la vida social que en la literatura, lo que produce una desublimación y carnavalización de la realidad cultural de la época » (Bolognese 2012 : 666). Tous ces aspects relevés par les commentaires critiques cités peuvent être considérés comme un élément parodique chez Bolaño : que ce soit 99

La littérature obstinée

la parodie stricte au sens de Genette ou l’attitude humoristique envers des personnages qui représentent grandes figures littéraires, il s’agit de composantes de la poétique de l’auteur qu’on peut considérer comme parodiques, et ce en fonction de la définition de parodie que l’on adopte. Cependant, nous allons identifier le parodique à un procédé qui semble décrire transversalement une caractéristique formelle de plusieurs ouvrages. Quant à ce procédé, nous le comprenons comme la saisie d’un style ou d’une convention générique donnée, et son emploi postérieur dans la construction d’une nouvelle forme romanesque afin de produire des effets critiques, humoristiques ou satiriques. À titre d’exemple nous pouvons noter la saisie du style des fiches biographiques des manuels d’histoire littéraire de La literatura nazi, comme celle-ci : « Letras Criollas y La Argentina Moderna le servirán de plataforma, así como los diferentes diarios de Buenos Aires que acogen entusiasmados o estupefactos sus diatribas contra Cortázar, a quien acusa de escribir historias que ‘son caricaturas de caricaturas’ y de crear personajes exhaustos de una literatura, la inglesa y la francesa, ya periclitada, ‘contada mil veces, gastada hasta la náusea’; sus ataques se hacen extensivos a Bioy Casares, Mujica Lainez, Ernesto Sabato » (Bolaño 2010a : 27). Cette saisie est aussi celle des descriptions de la vie académique des critiques ou celle des titres des ouvrages, des communications ou des colloques dans 2666, provenant du style des conventions universitaires et académiques des études littéraires : « Espinoza volvió a ver a Pelletier en el balance de literatura europea del siglo XX celebrado en Maastricht en 1991 (Pelletier llevaba una ponencia titulada ‘Heine y Archimboldi: caminos convergentes’, Espinoza llevaba una ponencia titulada ‘Ernst Jünger y Benno von Archimboldi: caminos divergentes’ » (Bolaño 2004b : 23). De ce point de vue, le procédé parodique est interprété ici comme une caractéristique récurrente dans l’œuvre romanesque du Chilien, tout en se démarquant de l’aspect quelque peu négatif du pastiche38. Ainsi, le croisement des registres narratif et lyrique et leur articulation avec ce procédé parodique constituent, à nos yeux, la principale caractéristique formelle des romans de Bolaño liée à l’indétermination du roman moderne. Il y a donc un aspect générique de cette indétermination qui passe par les deux registres, et il y a également un aspect fonctionnel 38

Dans l’analyse de Rodríguez de Arce, ce caractère négatif réapparaît. En fait, il attribue à Bolaño une critique de ce type de pratiques proches du pastiche: « La habitación de Poe posee además un componente satírico, un blanco externo por lo tanto: la construcción de la habitación por parte de Edelmira Thompson no es sino la realización obsesiva y meticulosa de un pastiche, un ejercicio de bajtiniana estilización; tal vez Bolaño constata y critica a través de éste una postmodernidad reducida según los parámetros de Jameson a mera praxis del pastiche (dentro de una obra, La literatura nazi en América, que tiene, a su vez, tanto de pastiche); el paradójico imperio, en definitiva, del Stillosigkeit » (Rodríguez de Arce 2009 : 33).

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L’indétermination

en ce qui concerne la reconfiguration de nouveaux sens à partir du procédé parodique, c’est-à-dire de cet emploi de conventions, de styles ou de formes d’écriture afin de produire des effets de lecture inattendus.

4.2.  Des profondeurs, abîmes et sauts dans le vide La métaphore des profondeurs Ineffable torture où il a besoin de toute la foi, de toute la force surhumaine, où il devient entre tous le grand malade, le grand criminel, le grand maudit – et le Suprême Savant ! – Car il arrive à l’inconnu ! Arthur Rimbaud. Lettre dite du Voyant à Paul Demeny du 15 mai 1871

Après avoir présenté les principaux traits de l’œuvre romanesque de Bolaño et leur relation avec l’indétermination, nous pouvons maintenant exposer un élément de sa poétique assez récurrent tant dans les romans que dans les textes compilés dans Entre paréntesis et dans les différents entretiens concédés par l’auteur. Il s’agit d’un champ sémantique que nous pouvons identifier aux profondeurs et qui comprend les métaphores de Bolaño autour de l’abîme, du danger, du saut dans le vide et des risques, échecs et défaites impliqués dans l’exercice de l’écriture littéraire. Cette idée des profondeurs, des abîmes et des sauts dans le vide comme quelque chose d’indissolublement lié à l’écriture est un point fondamental lorsque nous envisageons les rapports de la poétique de Bolaño à l’idée de roman. Cette idée qu’on désignera provisoirement ici comme les profondeurs est explicite dans Entre paréntesis quand Bolaño réfléchit, par exemple, à son idée de la littérature dans son « Discurso de Caracas » en 1999 : ¿Entonces qué es una escritura de calidad? Pues lo que siempre ha sido: saber meter la cabeza en lo oscuro, saber saltar al vacío, saber que la literatura es básicamente un oficio peligroso. Correr por el borde del precipicio: a un lado el abismo sin fondo y al otro las caras que uno quiere, las sonrientes caras que uno quiere, y los libros, y los amigos, y la comida (Bolaño 2004a : 36).

Ainsi, la qualité de l’écriture littéraire est assimilée par Bolaño à une sorte d’attitude de l’écrivain – ou même à une éthique – qui lui fait vivre à proximité de réflexions ou d’expériences subjectivement risquées, car inédites, et surtout distinctes ou pour le moins éloignées du confort des espaces quotidiens (les visages aimés, les livres, les amis, etc.). À travers ces métaphores de l’abyssal, l’écriture va donc être identifiée à un risque, à un danger. Cette même idée est associée au caractère inconnu et peu familier des expériences provoquées par la production littéraire. Par exemple, quand Bolaño pense à ce qu’est un classique, il affirme que : 101

La littérature obstinée

Un clásico, en su acepción más generalizada, es aquel escritor o aquel texto que no sólo contiene múltiples lecturas, sino que se adentra por territorios hasta entonces desconocidos y que de alguna manera enriquece (es decir, alumbra) el árbol de la literatura y allana el camino para los que vendrán después. Clásico es aquél que sabe interpretar y reordenar el canon (Bolaño 2004a : 166).

Dans cette citation, par exemple, les territoires inconnus font allusion aux formes d’un texte qui seront reprises par d’autres ou qui altéreront les textes à venir, tout en reformulant aussi le canon littéraire. Pour récapituler, l’idée des profondeurs semble avoir deux versants, selon les deux citations antérieures : d’un côté, elle fait référence aux expériences et réflexions subjectives et inusitées d’un auteur, identifiées à un risque et donc à la métaphore de l’abîme ou du vide ; de l’autre, elle porte sur les caractéristiques des textes, dans la mesure où ces « territoires inconnus » déterminent des changements ou de nouvelles voies pour les textes futurs. Le champ sémantique des profondeurs chez Bolaño porte donc tantôt sur une expérience subjective, tantôt sur certaines caractéristiques des œuvres littéraires. Dans Entre paréntesis cette idée des profondeurs et des abîmes a également un troisième angle  : elle est parfois identifiée à un concept du mal, quoique de façon quelque peu rapide, comme Bolaño lui-même en témoigne : « […] por convención o por comodidad llamaremos los territorios del mal, allí donde el hombre se debate consigo mismo y con lo desconocido y generalmente acaba derrotado […] » (Bolaño 2004a : 269). Comme nous pouvons le voir, le mal dans ce cas précis implique un débat subjectif interne et donc une réflexion ou une expérience inédites, bien que dans d’autres cas – comme dans Estrella distante, Nocturno de Chile ou La literatura nazi en América, par exemple – il puisse être lié à une idée morale qui articule l’axe thématique de certains de ses romans. Cela dit, il faudrait préciser que ce champ sémantique que nous allons appeler les profondeurs n’est pas tout à fait identifiable à la thématique du mal, de la violence et de la cruauté, ou au moins pas dans tous les cas. L’axe du mal a été une thématique privilégiée par la critique sur Bolaño ; il suffit de regarder le titre de quelques articles critiques pour comprendre l’ampleur et l’omniprésence de ce sujet : « 2666: la magia y el mal » (Candia 2006), « Roberto Bolaño: Literatura y apocalipsis » (Paz Soldán 2008), « El discurso de la crueldad: 2666 de Roberto Bolaño » (Muniz 2010), « Roberto Bolaño: El silencio del mal » (González González 2004), « Fronteras del mal / genealogías del horror: 2666 de Roberto Bolaño » (Galdo 2005), « Todos los males el mal: la ‘estética de la aniquilación’ en la narrativa de Roberto Bolaño » (Candia 2010), « ¿La escritura del mal, o el mal de la escritura?: Estrella distante de 102

L’indétermination

Roberto Bolaño » (Vargas Salgado 2011), « El mal en escena: 2666, de Roberto Bolaño » (López García 2008), « Roberto Bolaño, la violencia, el mal, la memoria » (Burgos 2009), « ‘Las palabras servían para ese fin’ : la literatura y el mal en 2666 de Roberto Bolaño » (Bieke 2002). Bolaño lui-même a évoqué cette idée du mal en termes éthiques tantôt dans sa littérature tantôt dans ses textes essayistiques tantôt dans ses entretiens. Souvent ce mal surgit comme quelque chose d’apparenté à la cruauté, la violence extrême, le crime et l’horreur. À l’égard d’Estrella distante, par exemple, Bolaño affirmera que «  es una inmersión en el mal. En el mal absoluto, si es que existe. Es intentar ver el rostro del mal absoluto, pero absoluto, absoluto » (Bolaño 2011a : 53). Cette idée du mal absolu, comprise comme l’approche thématique de pratiques extrêmes, est sans doute l’un des sujets majeurs dans l’œuvre de Bolaño, comme en témoignent les articles évoqués. Néanmoins, il est intéressant de travailler ici sur un autre aspect de ces profondeurs et abîmes, celui qui consiste plus en une recherche esthétique de formes, de réflexions et d’expériences inédites, qu’en une fascination pour le mal en tant qu’idée morale, en tant que comportement des êtres humains ou, encore, compris comme le destin d’un sous-continent ou même de l’Occident. Par conséquent, nous traiterons par la suite les métaphores des profondeurs, des abîmes et des vides en fonction des deux premiers versants : c’est-à-dire par le biais de la recherche d’expériences subjectives inconnues pour l’écrivain, d’une part, et par celui de la recherche de formes littéraires pouvant produire de nouvelles voies pour la littérature, de l’autre. Il est donc question d’un versant subjectif et d’un autre formel du champ des profondeurs. Or ces deux versants sont souvent mêlés dans une seule et même conception de la littérature et de l’art en général chez Bolaño. Sur ce point, il est important de souligner que la conception de la littérature de Bolaño est articulée à partir d’une notion d’œuvre d’art très sélective : pour lui, le champ de la grande littérature ou de « la pesada » (Bolaño 2004a : 23-30) ne se construit pas à partir d’une multiplicité et d’une diversité totales. En fait, dans sa vision, il n’y a pas de place pour le relativisme, étant donné que pour lui « todo escritor debe tratar de escribir una obra maestra. Es necesario hablar, por tanto, de originalidad y de excelencia. Y también de placer » (Bolaño 2011a : 27). La littérature est donc considérée comme un champ de « chefs-d’œuvre » issus de l’originalité, l’excellence et le plaisir. Mais, dans cette conception, la littérature possède toutefois des règles et des codes, même si son évolution dépend précisément de l’altération et la rupture de ces derniers. Bolaño s’est exprimé à ce propos dans un autre entretien publié en 2003 : « […] no creo que una obra de arte sea todo lo que queramos. Creo que hay reglas y categorías y pesos » (Bolaño 2011a : 86). Ce pari pour l’excellence et l’originalité et, en même 103

La littérature obstinée

temps, la reconnaissance d’un fonctionnement de codes à l’intérieur de l’histoire littéraire nous donne un aperçu de la poétique de cet écrivain. Ainsi se trouve-t-il éloigné d’une attitude relativiste, voire démocratique quand il s’agit de la littérature ou de l’art : En el momento en que llegamos en la literatura al todo vale, a una especie de democracia mediática en donde todo es bueno, en donde todos podemos tener nuestros quince minutos de fama, pues ahí se acaba la literatura, y se acaba, en gran medida, porque le estamos dando mierda a los lectores (Bolaño 2011a : 105).

La paraphrase de la célèbre phrase de l’Américain Andy Warhol, qui entraîne l’idée de succès fugace des artistes à travers les médias, n’est point compatible avec la conception de la littérature du Chilien. Dans ce sens, le domaine des profondeurs que nous essayons de saisir comprend chez Bolaño tant l’expérience subjective que les formes littéraires, tout en faisant partie d’une conception de la littérature comme un art où il n’y a pas de place au relativisme et, surtout, où il est question d’une valeur des textes – valeur souvent déterminée à l’intérieur de ses commentaires critiques par l’attitude téméraire face à l’inconnu. D’où l’idée de risque et de la possibilité permanente de l’échec : car il s’agit de l’éventualité de ne pas pouvoir accomplir un grand chef-d’œuvre39. De là aussi, le caractère extrême ou démesuré de l’exercice littéraire formulé par Bolaño à plusieurs reprises. En fait, dans sa poétique, il faut qu’il y ait du risque subjectif pour l’auteur, tout comme un bouleversement des formes littéraires et de ses propres codes. Pour cette raison, la littérature doit impliquer selon lui un extrême ou une démesure dans ces deux sens : quelque chose qui se trouve en dehors de l’expérience de la vie ordinaire de nos sociétés contemporaines (bourgeoises et occidentales), mais aussi en dehors des codes canonisés qui déterminent la valeur littéraire au moment de la production d’un texte. Ce faisant, Bolaño exprime simultanément une pleine conscience du rapport indispensable au canon, à ses codes et, aussi, à ses ruptures intérieures, tout comme une volonté de réinvention des conventions dominantes tant pour l’expérience subjective que pour les formes littéraires. Or, nous pouvons constater sur ce point une question quelque peu paradoxale  : d’une part, la littérature est conçue comme un ensemble de chefs-d’œuvre, où l’originalité et l’excellence l’emportent et, de l’autre, il y a une pleine conscience des codes littéraires et du canon. Mais l’articulation entre l’originalité et les codes canoniques, dans une même idée de littérature, n’est pas tout à fait transparente. Pourtant, le premier élément de ce paradoxe soulève des résonances entre la poétique de l’auteur de Los detectives salvajes et la tradition romantique 39

Cf. Manzoni (2008 : 356).

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L’indétermination

– prolongée postérieurement sur certains aspects par une lignée poétique rimbaldienne40. Voyons d’abord brièvement quelles sont ces résonances.

L’héritage romantique et la figure rimbaldienne Quant à cette lignée romantique de Bolaño, elle a été remarquée par des écrivains tels qu’Alan Pauls ou Rodrigo Fresán. Le premier parle de « […] una cualidad un poco pasada de moda, que Bolaño acaso nunca hubiera admitido pero que sus libros no paran de destilar: su romanticismo » (Pauls 2005 : 17). Le deuxième remarque pour sa part que « Bolaño es uno de los escritores más románticos en el mejor sentido de la palabra » (Fresán 2008 : 294). Ce dernier avertissement de Fresán cherche vraisemblablement à distinguer le sens courant de romantisme comme terme péjoratif, sémantiquement proche d’une sentimentalité mièvre41, et le sens historique de ce mot, identifiable à la naissance de l’idée moderne de la littérature entre les XVIIIe et XIXe siècles42. Mais, audelà de ces appréciations, et sans nous attarder davantage sur une question aussi complexe que le romantisme, nous voudrions préciser brièvement au moins deux éléments qui rapprochent la poétique de Bolaño d’une esthétique romantique et moderne : il s’agit d’abord de sa conception de la littérature comme un art lié à l’originalité et, en second lieu, de son idée de l’autonomie de l’œuvre littéraire. Quant à l’originalité, et comme nous l’avons vu jusqu’ici, elle traverse le projet esthétique de Bolaño précisément à partir de cette idée des profondeurs : selon lui, l’œuvre se construit à partir de la recherche et l’exploration de l’inconnu, d’expériences inusitées, pour produire ensuite de nouvelles formes d’écriture. Ainsi, les textes littéraires génèrent, d’après Bolaño, des formes innovantes et de nouvelles réorganisations du canon, et ce en ayant recours aussi aux procédés parodiques : peu importe 40

Lignée à laquelle ont fait allusion des commentateurs comme Patricia Espinosa (2006) et Chiara Bolognese (2009b : 230). 41 Précaution justifiée car cette ambivalence apparemment a échappé aux yeux de certaines lectures naïves comme celle de Carlos Vargas Salgado, en produisant un étonnement à l’égard du qualificatif « romantique » attribué à Bolaño par la critique anglophone récente : « Aquí algunas notas que la traducción actual de Bolaño está generando. Es interesante notar el tono de canonización así como las absurdas referencias como la del romanticismo […]» (Vargas Salgado 2011). 42 Sur ce point, voir par exemple le texte de Jean-Pierre Bertrand pour le contexte francophone, « Inventer/Instituer la littérature : de Chénier à de Staël » : « si le romantisme n’invente pas à proprement parler de formes littéraires ‘paradigmatiques’, comme ce sera le cas plus tard avec l’invention du poème en prose, du vers libre, du monologue intérieur et de l’écriture automatique, pour ne reprendre que quelques inventions qui ont escorté les mouvements littéraires ‘modernes’ dans leur succession, il fait droit à une invention qui est comme principielle de tout ce qui adviendra par la suite, à savoir la notion de littérature » (Bertrand 2011 : 180).

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qu’un style d’écriture donné soit repris ou parodié, il doit s’articuler dans une forme littéraire originale et nouvelle. Une œuvre littéraire doit être, pour lui, originale, tout comme dans l’idée de littérature romantique, où le concept de l’originalité et de l’invention commence à se développer. À ce propos, Jean-Pierre Bertrand soutient que L’inventeur est donc au XIXe siècle créateur : il tire du néant quelque chose qui relève de sa faculté imaginatrice ; alors que la découverte se rapporte à des faits naturels qui font l’objet d’une révélation, l’invention crée ses propres objets en franchissant les limites de ce qui est. Doté de son aura quasi mystique, on comprend que le mot ‘création’ ait supplanté celui d’invention dans le vocabulaire des écrivains. À défaut du mot, le concept, lui, gagnera en efficience tout au long du XIXe siècle, s’adjoignant de nouvelles valeurs dès les années 1850, celle d’originalité et celle de travail notamment, pour démarquer le dogme de l’inspiration. Et c’est à l’aube du XXe siècle, chez Apollinaire tout particulièrement, que le terme sera intégré au discours critique comme élément fondateur de l’Esprit nouveau, précédé en cela par un Rimbaud qui n’a pas seulement songé à réinventer l’amour mais a également proclamé, dans la lettre dite du Voyant, la nécessité d’inventer une langue (Bertrand 2011 : 183).

Comme nous pouvons le voir à propos de l’invention telle qu’elle est exposée par Bertrand, c’est au sein de l’idée romantique de la littérature que ce concept, à côté de la notion d’originalité et du travail, commence à s’articuler comme étant une composante indispensable d’une œuvre littéraire. En passant par Rimbaud, mais aussi par Mallarmé – et par Flaubert en ce qui concerne le roman –, cette idée romantique de l’invention de quelque chose de nouveau, associée à la notion de la littérature, demeure vivante de nos jours, et elle revient sans cesse dans la poétique de Bolaño. Par ailleurs, il affirme explicitement ses rapports avec cette conception de l’art comme « réinvention », surtout dans sa version rimbaldienne, dans un entretien publié en 1999 : à propos d’une question sur le caractère révolutionnaire de ses personnages, il répond que « Revolucionar el arte y cambiar la vida eran los objetivos del proyecto de Rimbaud. Y reinventar el amor. En el fondo, hacer de la vida una obre de arte » (Bolaño 2011a : 66). La lignée rimbaldienne est explicite ici, marquée par le terme re-invention. Par la suite, en répondant à une question sur ce projet rimbaldien Bolaño affirme clairement son avis à l’égard de cette conception esthétique : Soy un sobreviviente. Siento un enorme cariño por ese proyecto, no obstante sus excesos, desmesuras y extravíos. Ese proyecto es perdidamente romántico, esencialmente revolucionario, y ha visto quemarse o perderse a muchos grupos y generaciones de artistas. Aún hoy nuestra concepción del arte en Occidente es deudora de esa visión (Bolaño 2011a : 66).

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Cette citation montre à quel point Bolaño était conscient non seu­ lement de cette conception de la littérature, mais aussi de sa vigueur actuelle et, surtout, de ses relations avec l’héritage romantique. Cela ne veut pas dire qu’on considère le projet de cet auteur comme anachronique ou exclusivement romantique au même sens que le romantisme d’Iéna. Néanmoins, nous souhaitons préciser que l’affirmation de l’invention et la révolution dans le domaine littéraire et, plus ponctuellement, de l’originalité révèle une caractéristique commune avec le projet romantique43, tant dans son versant initial que dans celui reformulé par Rimbaud. Quant au deuxième élément du paradoxe, l’autonomie de la littérature, la vision de Bolaño est explicite aussi : « Los escritores no sirven para nada. La literatura no sirve para nada. La literatura sólo sirve para la literatura. Para mí eso es suficiente» (Bolaño  2011a  :  100). Cette affirmation, par exemple, est cohérente avec une progressive autonomisation de l’idée de la littérature depuis le romantisme allemand jusqu’au XXe siècle, en passant par le formalisme russe et le structuralisme français, pour qui la « littérarité » 44 ou ce qui fait qu’un texte soit considéré littéraire se posent comme les problématiques fondamentales des études littéraires. Or, bien que nous soyons consciente que la question de l’autonomie à partir du XVIIIe siècle demeure complexe et problématique, et que, dans une certaine mesure, les deux premières parties de cette étude et en particulier le chapitre sur la réflexivité tournent autour de ce sujet, nous voudrions tout de même constater le fait que Bolaño affirme souvent cette conception du texte littéraire comme faisant partie d’un art total et, surtout, d’un art qui ne se détermine point par un rapport direct ou immédiat à l’histoire ou au monde référentiel : c’est-à-dire, un art entendu comme une production ou – pour garder le même terme – une invention de formes. Or, cette autonomie ne veut pas dire pourtant que l’expérience esthétique soit isolée de l’expérience subjective du monde réel ; justement, chez Bolaño le phénomène esthétique est fréquemment très proche d’une imbrication de tous les domaines de la vie d’un auteur. Comme il l’affirme dans cet entretien publié en 2002, la única experiencia necesaria para escribir es la experiencia del fenómeno estético. Pero no me refiero a una cierta educación más o menos correcta, sino a un compromiso o, mejor dicho, a una apuesta, en donde el artista pone 43

Nous voudrions préciser que dans cette lecture le projet romantique n’est pas compris comme strictement équivalent de l’esthétique de Rimbaud. Plutôt nous pensons ce rapport en termes de conditions de possibilité : ainsi, les changements du vers de Rimbaud auraient été possibles seulement après la pensée des premiers romantiques. 44 Plus précisément au sens où Jakobson a formulé cette littérarité: « Ainsi, l’objet de la science de la littérature n’est pas la littérature mais la littérarité, c’est-à-dire ce qui fait d’une œuvre donnée une œuvre littéraire » (Jakobson 1973 : 15).

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sobre la mesa su vida, sabiendo de antemano, además que va a salir derrotado (Bolaño 2011a : 25).

Ainsi, quand Bolaño évoque l’expérience du phénomène esthétique, il le fait pour détourner l’intention quelque peu biographiste de la question posée : « ¿Qué tan importante y determinante es la experiencia en el momento de escribir? » (Bolaño 2011a : 25). Il s’agit dans cette réponse de remarquer le caractère autonome de l’expérience littéraire vis-à-vis des déterminations biographiques, tout en expliquant que l’expérience esthétique se joue dans le terrain le plus vital d’un auteur ; dans la poétique du Chilien, la notion de littérature l’emporte souvent sur d’autres dimensions vitales ou, même, les traverse et les transforme. Certes, l’expérience esthétique n’est pas isolée de tous les autres domaines de l’expérience. Sur ce point, nous pouvons constater comment cette idée de l’autonomie configure une autre résonance romantique chez Bolaño. Comme Bertrand le remarque dans l’article cité auparavant à propos du Romantisme en France, et en particulier à propos de De la Littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (1800) de Mme de Staël : Germaine de Staël dote la littérature d’une définition et d’un projet autonome, ce qui signifie qu’elle l’affranchit véritablement de la notion de Belles-Lettres pour l’ouvrir à un processus de qualification, de conceptualisation qui n’est redevable que d’elle même (Bertrand 2011 : 190).

En effet, c’est à partir du Romantisme que la notion de Belles Lettres est abandonnée au profit de cette nouvelle conception, celle qui revendique l’idée même – et aussi le terme – de littérature. Dans le cas de Bolaño, cette notion de littérature comme projet autonome, annoncée entre autres par Mme de Staël dans De la Littérature45, demeure active. De cette façon, la poétique de l’auteur chilien est toujours dans cette lignée de pensée sur la littérature moderne, et ce malgré le fait que cette autonomie ait été problématisée, discréditée et critiquée ces derniers temps. Cependant, comme nous l’avons déjà dit, l’autonomie du phénomène esthétique entraîne pour Bolaño tous les autres niveaux de l’expérience subjective, ce qui nous force à être attentifs au moment de parler de l’autonomie chez lui : nous y reviendrons à propos de la réflexivité du roman pour préciser quelques nuances de cette conception de Bolaño.

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Or, comme nous le savons, la question chez Mme de Staël est plus complexe, car il ne s’agit point d’une autonomie isolée : « Le pont est jeté entre littérature et société, dans un rapport de nécessité indéniable, mais pas seulement au plan de l’idée ; ce sont les ‘institutions’ qui se voient prises pour cibles d’une littérature qui tout à la fois se pose comme miroir et surtout comme force instituante » (Bertrand 2011 : 191).

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L’indétermination

4.3.  Le roman et le périple vers l’indéterminé Le roman et la démesure Si nous reprenons l’invention de formes chez Bolaño au-delà de sa résonance romantique et rimbaldienne, nous trouverons qu’elle révèle plusieurs éléments sur le rôle du roman à l’intérieur de sa poétique et sur les relations de celui-ci avec l’indétermination. Tout d’abord, revenons sur le fait que l’idée des profondeurs et, par voie de conséquence, des risques de l’écriture littéraire entraîne pour Bolaño une série de transformations formelles. Dans un entretien publié en 2003, l’auteur explique ce point : Cuando hablo de riesgos formales no me limito a lo que comúnmente se llama literatura experimental. Tampoco estoy pensando en lo que se suele designar como literatura aburrida. La literatura aburrida, precisamente, es la que no asume riesgos. Y los riesgos, en literatura, son de orden ético, básicamente ético, pero no pueden expresarse si no se asume un riesgo formal. De hecho, en todos los ámbitos de la vida la ética no puede expresarse sin la asunción previa de un riesgo formal (Bolaño 2011a : 85).

Alors, même s’il ne s’agit point – ou pour le moins pas seulement – d’une littérature expérimentale, c’est-à-dire, par exemple, des modèles des avant-gardes du début du XXe siècle en poésie ou ceux de l’Ouvroir de littérature potentielle (Oulipo46) fondé en 1960, la proximité des abîmes et des profondeurs implique pour Bolaño des modifications formelles des textes. En ce sens, les deux versants des profondeurs énoncés auparavant se rejoignent ici sur un même pôle : l’expérience subjective a, selon Bolaño, forcément des répercussions sur les formes littéraires. Pour cette raison, le risque éthique d’un écrivain devient rapidement aussi un risque formel. Nous pouvons observer sur ce point que la notion de forme littéraire chez cet auteur n’est pas simple, dans la mesure où elle est toujours liée à une attitude, à une intention et à la fois à son propre contenu ou son propre argument. Or, ces changements ou ce risque formel ne veulent pas dire pour autant qu’il n’y ait pas une notion de genre littéraire dans la pensée de Bolaño. Au contraire, et en ce qui concerne le roman en particulier, les distinctions génériques semblent être assez importantes. Par exemple, à propos de Los detectives salvajes, Bolaño est emphatique sur son caractère romanesque : « Pero quiero puntualizar que Los detectives salvajes no es un conjunto de historias: es una novela, y una novela con una estructura dificilísima y una unidad tremenda » (Bolaño 2011a : 55). Plus tard dans 46

Ce qui ne veut pas dire qu’il n’ait pas admiré, en tant que lecteur, certains ouvrages de ce type de littérature, bien entendu (Miles 2013 : 25). De même, Raymond Queneau et Georges Perec font partie de la liste d’amis de J. M. G. Arcimboldi dans Los sinsabores del verdadero policía (Bolaño 2011b : 217).

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le même entretien, il reviendra sur la concaténation d’histoires comme quelque chose qui fait partie de l’expérience du réel, sans mélanger pour autant ses notions de roman et de nouvelle : Eso ya hace que una historia sea una concatenación de pequeñas historias. Pero es que todo en la vida física es una concatenación. […] Ahora, una cosa es un cuento y otra cosa es una novela. En una novela puede caber absolutamente todo, sí. Pero una novela es una novela (Bolaño 2011a : 55).

Le roman est traité comme une forme assez différente de la nouvelle, bien que le mot « historia » puisse apparaître à propos des deux genres. Et même si la distinction entre ces deux genres narratifs n’est pas établie conceptuellement par Bolaño, il paraît qu’elle relève d’une importance toute particulière. Quoiqu’il affirme se sentir plus à l’aise en écrivant des nouvelles, il a tendance à lier le caractère risqué – voire téméraire – de l’écriture littéraire au roman : « Y para escribir novela lo primero que hay que empezar a tirar por la borda es la respetabilidad. Escribir es un ejercicio arriesgado » (Bolaño 2011a : 59). Cette liaison entre le roman et les profondeurs de la recherche esthétique semble comporter une idée du romanesque comme quelque chose de l’ordre du démesuré, en particulier quand Bolaño fait référence à Los detectives salvajes et à 2666, ses romans les plus longs et complexes : 2666 es una obra tan bestial, que puede acabar con mi salud, que ya es de por sí delicada. Y eso que al terminar Los detectives salvajes me juré no hacer nunca más una novela-río : llegué a tener la tentación de destruirla toda, ya que la veía como un monstruo que me devoraba (Bolaño 2011a : 122).

Non seulement ces deux romans sont considérés comme démesurés ou comme une sorte de romans-fleuve, mais ils sont pensés aussi comme étant dangereux pour lui-même ; comme des textes qui débordent ou dépassent en quelque sorte sa propre figure créatrice. Ainsi, l’idée de risque est ici bien réelle, au moins à l’égard de la production de ces deux romans. Sur ce point, nous pouvons établir la relation entre ce genre dangereux, risqué et démesuré et l’indétermination du roman moderne. Il est question chez Bolaño d’un caractère formel indéterminable a priori du roman ; d’une qualité selon laquelle le genre cherche sa propre structure à chaque réalisation, tout comme dans les formulations théoriques sur le roman moderne énoncées auparavant. Mais, malgré cela, la définition générique persiste chez Bolaño : « […] una novela es una novela ». Le caractère indéterminé du roman n’empêche pas pour autant que le genre soit identifiable en tant que tel. Et chez le Chilien, cette idée est très marquée en particulier à propos de ses romans les plus ambitieux, et ce à partir de ce qu’il appelle tantôt forme tantôt structure, qui articule constamment le développement du roman et sa conception de la littérature :

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L’indétermination

Lo que cambia, lo que permite que el árbol de la literatura, si aceptamos darle esa figura a la experiencia literaria, se mantenga vivo y no se seque es la estructura, nunca el argumento. Esto, por supuesto, no quiere decir que el argumento, el tema, no importe, claro que importa, o tal vez lo que importa sea la dosificación del tema, la reformulación de la ‘dosis temática’, pero lo importante es la estructura. La estructura es la música de la literatura (Bolaño 2011a : 82).

Ainsi, l’indétermination du roman moderne est toujours active chez Bolaño, tout spécialement quand il envisage ses plus grands projets romanesques, ceux qui sont par ailleurs et de plusieurs points de vue (structural, thématique, éthique) plus près de l’abîme et des profondeurs : Los detectives salvajes et 2666. Or, en plus de ce caractère démesuré et risqué du roman, nous estimons que l’articulation permanente entre les registres lyrique et narratif contribue également à l’indétermination formelle du romanesque pour Bolaño. Comme il l’a affirmé à plusieurs reprises, « Mi poesía y mi narrativa forman un solo proyecto literario » (Bolaño 2011a : 51), ce qui accorde souvent à ses romans des structures – ou parfois seulement des fragments – étrangères au développement strictement narratif de l’histoire racontée.

Le périple romanesque Cette recherche des profondeurs ainsi que ses rapports au roman ont été exposés principalement dans les textes critiques de Bolaño compilés dans Entre paréntesis et aussi dans quelques entretiens. De même, cette recherche peut être retracée à l’intérieur de son œuvre romanesque : ainsi pourrions-nous penser aux romans de Bolaño comme faisant partie d’un parcours ou d’un périple autour de cette recherche des profondeurs dans tous les sens que nous avons évoqués, c’est-à-dire dans les sens subjectif, esthétique ou moral de la métaphore de la profondeur. Néanmoins, nous tenons à présenter ce parcours plus particulièrement à partir de l’aspect esthétique, étant donné qu’il constitue l’espace où l’indétermination fonctionne comme un trait reliant le projet de Bolaño et les problématiques du roman. Si nous suivons l’ordre chronologique de publication, le parcours par les romans de Bolaño s’ouvre avec la publication de Consejos de un discípulo de Morrison a un fanático de Joyce (1984), écrit en collaboration avec Antoni García Porta. Étant donné qu’il a été écrit à quatre mains, ce roman n’est pas considéré comme un texte vraiment fondateur de l’univers de Bolaño, fonction qui a été attribuée plutôt à Amberes (2002), roman écrit en 1980 (Bolognese 2009a : 59). Presque dix ans après la parution de Consejos de un discípulo de Morrison a un fanático de Joyce, Bolaño publie La pista de hielo (1993), ensuite La literatura nazi en América et Estrella distante dans la même année (1996), puis le 111

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célèbre Los detectives salvajes (1998), qui lui a valu le prix Herralde et le prestigieux Rómulo Gallegos en 1999. Selon Ignacio Echevarría, dans sa présentation aux textes essayistiques et journalistiques de Bolaño, « Es a partir de la publicación de Los detectives salvajes, en 1998, y de la amplia resonancia que obtiene esta novela cuando se le brinda a Roberto la posibilidad de colaborar en distintos medios de la prensa española y latinoamericana » (Echevarría 2004a : 7). Selon cette présentation, Los detectives salvajes marque la reconnaissance de la part des critiques et la conquête d’un public de lecteurs plus large. Ensuite, les romans qui suivent sont Monsieur pain et Amuleto (1999), Nocturno de Chile (2000), Una novelita lumpen et Amberes, ces deux derniers publiés dans la même année (2002). Ces livres composent un corpus de dix romans publiés du vivant de l’auteur, corpus qui a commencé à s’élargir à partir de la publication posthume de 2666 (2004), et plus récemment celle de El tercer Reich (2010) et Los sinsabores del verdadero policía (2011). Il faudrait insister sur le fait que la chronologie des publications de Bolaño ne coïncide pas forcément avec les périodes de rédaction, comme dans le cas de Amberes. Il est donc probablement peu productif pour notre propos d’établir une périodisation de ses phases d’écriture. En revanche, il nous semble plus pertinent de proposer un regroupement de ses romans en fonction de leurs caractéristiques textuelles. Nous avons annoncé que l’œuvre romanesque de Bolaño sera interprétée comme un périple des profondeurs, dans le sens d’un voyage autour d’une même recherche esthétique condensée dans la métaphore de l’abîme. Cependant, cette recherche prend des formes diverses à travers le corpus de treize romans, formes qui pourraient être groupées brièvement en trois ensembles, en utilisant comme critère la complexité de leurs structures. Nous proposons ainsi un premier groupe, que nous appellerons les romans à structure narrative simple ; un deuxième groupe de romans à structure narrative complexe ; et un troisième que nous désignerons comme les romans à structure narrative démesurée. Certes, nous considérons que la plupart des romans de Bolaño comprennent les registres lyrique et narratif, ainsi que le procédé parodique, ce qui présuppose que la simplicité de la structure narrative du premier groupe est relative. Il ne s’agit pas, non plus, d’un critère pour faire un jugement de valeur sur ces romans. Néanmoins, nous estimons que le degré de complexité narrative n’est pas le même dans certains romans par rapport à d’autres, et que ce critère peut être utile pour comprendre la recherche esthétique de cet auteur. Ainsi, le premier groupe se caractérise par des éléments tels que l’unicité de l’histoire, la prédominance d’une voix narrative – qui prend

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L’indétermination

le plus souvent une place extra- et homodiégétique47 –, la brièveté et la séquentialité narrative. À l’intérieur de cette catégorie nous pouvons inclure des romans tels que Consejos de un discípulo de Morrison a un fanático de Joyce, La pista de hielo, Monsieur pain, Una novelita lumpen et El Tercer Reich. Parmi ceux-là, il convient de noter que le dernier, publié de façon poshume, est plus long que les autres. Le deuxième groupe est composé, d’une part, de romans en quelque sorte binaires, comme La literatura nazi en América et Estrella distante, interconnectés du point de vue thématique et de leur composition, ou comme Amuleto et Nocturno de Chile du point de vue de l’exercice d’une seule voix narrative homodiégétique et de l’insistance de thématiques historiques ; d’autre part, nous incluons aussi Amberes, roman de jeunesse un peu isolé du reste et plus expérimental, mais considéré comme une aperture au monde narratif ultérieur de Bolaño. Selon Sergio Marras, « Amberes da el puntapié inicial a toda su imaginería » (Marras 2011 : 30), et « […] contiene el embrión de casi todo lo posterior, lo cual nos permite sospechar que estamos a las puertas de un gran relato pleno de intertextualidades y diferentes tipos de conexiones » (2011 : 38). Les caractéristiques que comprend ce groupe de romans à structure narrative complexe sont plus variables : il peut y avoir une multiplicité, voire une compilation d’histoires (comme dans le cas de La literatura nazi en América) ; nous trouvons des voix narratives assez variées – similaires au monologue homodiégétique dans le cas d’Amuleto et de Nocturno de Chile, qui simulent être absentes comme la voix extrêmement extra- et hétérodiégétique de La literatura nazi en América, ou configurées à partir de l’alter ego Arturo Belano ou Arturo B., comme dans Estrella distante. Il y a aussi une brièveté caractéristique de tous ces romans, mais la séquentialité narrative est souvent interrompue par le délire des narrateurs (Amuleto et Nocturno de Chile), par des réflexions et des commentaires du narrateur extra- et homodiégétique Arturo Belano dans Estrella distante ou encore elle se voit complètement fragmentée comme dans La literature nazi en América, à cause de la ressemblance au catalogue ou au manuel de littérature, ou Amberes, où la structure est réellement fragmentaire. On peut ajouter à cet ensemble Los sinsabores del verdadero policía, publié de façon posthume, où l’on trouve des histoires variées et des versions de certains personnages qui réapparaitront dans 2666, comme Amalfitano et Rosa, et l’écrivain – français cette fois-ci – J. M. G. Arcimboldi. Le roman 47

Pour les distinctions terminologiques à ce propos nous tenons compte de l’article de Didier Coste (2011 : paragr. 9, n. t.). Ces termes partent d’une distinction où la diégèse est le niveau du monde narré et l’exégèse est le niveau de la narration. La distinction cherche à établir principalement si le narrateur fait partie du monde narré ou s’il est extérieur à ce monde (hétérodiégétique/homodiégétique), et s’il se trouve déjà englobé à l’intérieur d’un autre niveau narratif ou non (extra/intra/méta).

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passe des séquences narratives aux recensions de livres d’Arcimboldi, ce qui pourrait témoigner d’une structure plutôt complexe. Néanmoins, cette structure pourrait être due à l’organisation posthume de chapitres, et donc à des critères éditoriaux, ou à l’intention de Bolaño. Il importe de retenir simplement que cet aspect rend la classification de ce roman quelque peu incertaine. Finalement, les romans à structure narrative démesurée sont, sans doute, Los detectives salvajes et 2666. Il s’agit de romans qui possèdent une multiplicité complexe d’histoires, des voix narratives multiples comme dans Los detectives ou une voix narrative (Arturo Belano, selon des annotations trouvées après la mort de l’auteur) assez instable et variable dans le roman posthume. De même, l’extension est très longue par rapport aux autres romans et la séquentialité narrative, quoique difficile à reconstruire, réapparaît d’une façon toute particulière, comme nous essayerons de le montrer dans la dernière partie de cette étude. Cette dernière catégorie de roman expose certes le mieux le rapport de Bolaño à l’indétermination. Or, parmi ses deux romans démesurés, 2666 pose tout singulièrement cette question de l’indétermination formelle du roman comme quelque chose de problématique, en plus d’une série de questions thématiques et morales très intenses. Dans ce roman, cette question est formulée comme un trait fondamental dans la conception de la littérature contemporaine. Pour cette raison, c’est le grand roman posthume qui sera analysé dans la quatrième partie comme texte emblématique de cette conception littéraire de Bolaño et de ses rapports aux problématiques du roman. Or, après avoir analysé les caractéristiques générales de la poétique de ces trois auteurs hispano-américains et leur relation avec l’indétermination du roman, passons maintenant à l’étude des deux autres traits : l’expérience et la réflexivité.

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II. L’expérience 1.  Le rapport entre l’expérience et le roman L’opposition courante entre la réalité et l’art, ou entre la vie et l’art, et l’aspiration à trouver entre eux quelque lien essentiel, est parfaitement légitime, mais nécessite une formulation scientifique plus précise. Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman

Outre l’indétermination traitée dans le chapitre précédent, le roman moderne a été fréquemment associé aussi à une notion d’expérience, que nous interrogerons tout au long de ce chapitre. Il sera donc question d’étudier ce rapport entre le roman et l’expérience, en le considérant comme le deuxième trait fondamental de l’idée de roman moderne que nous estimons active dans les trois auteurs qui nous occupent. Parmi les définitions les plus courantes de ce rapport, nous pouvons distinguer deux pôles d’interprétation : le premier pôle est celui qu’on appellera de la « représentation », c’est-à-dire celui selon lequel nous pouvons trouver une représentation de l’expérience du monde réel à l’intérieur du roman. Dans cet ordre d’idées, le roman représente de façon privilégiée l’expérience moderne, se voyant ainsi indissolublement lié à une notion d’expérience entendue comme la vie des individus dans les sociétés modernes. Le deuxième pôle interprète la relation de façon quelque peu différente, étant donné que le roman est considéré comme faisant partie du monde de l’expérience ou, encore, comme étant une expérience en lui-même. Ces deux pôles soulèvent des problématiques imbriquées qui méritent d’être exposées plus en détail. Le premier pôle de l’interprétation du rapport entre le roman et l’expérience peut être retracé dans la théorie littéraire à partir, par exemple, de Lukács et de son texte classique La théorie du roman, plus particulièrement quand il signale les différences entre le genre romanesque et l’épopée. Selon lui, « en toute rigueur, le héros d’épopée n’est jamais un individu. De tout temps, on a considéré comme une caractéristique essentielle de l’épopée le fait que son objet n’est pas un destin personnel, mais celui d’une communauté » (Lukács 2005 : 60). Contrairement à l’épopée, en suivant Lukács, le roman met en scène précisément ce nouveau « héros » que serait l’individu moderne : le nouveau genre représente donc la vie d’individus et non plus le « destin » de communautés ou de sociétés. Ce postulat implique un déplacement 115

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opéré par le roman (genre que Lukács compare souvent à l’épopée) vers la représentation de la vie individuelle. D’où son idée d’un lien étroit entre le roman et l’intériorité de l’individu : Le roman est la forme de l’aventure, celle qui convient à la valeur propre de l’intériorité ; le contenu en est l’histoire de cette âme qui va dans le monde pour apprendre à se connaître, cherche des aventures pour s’éprouver en elles et, par cette preuve, donne sa mesure et découvre sa propre essence (Lukács 2005 : 85).

Cette idée d’intériorité apparaît aussi dans son interprétation du réalisme, bien qu’elle soit toujours conçue en relation directe avec un contexte social et historique donné. Ainsi, la représentation de cette relation entre le contexte historique et l’intériorité du héros romanesque joue un rôle important dans sa notion de réalisme, notion souvent valorisée par lui à l’égard du roman. Comme l’explique Marina MacKay à propos de Lukács, il est question de comprendre le réalisme comme ce lien entre l’intériorité et le monde historique et social : Ce que Lukács entendait par réalisme c’était le type de roman qui montre la vie subjective, privée dans ses relations avec le monde public, extérieur des forces sociales, économiques et historiques, qui expose les deux – le moi privé, le moi social – comme étant inextricablement liés (MacKay 2011 : 12, n. t.).

La dialectique pensée par Lukács entre le monde historique moderne et l’intériorité des individus est fondamentale dans sa théorie du roman : or elle implique l’idée que le roman traite d’une expérience individuelle, même si, pour lui, celle-ci est déterminée par les conditions historiques de la modernité. Nous pouvons voir comment chez Lukács le paradigme de la représentation à propos de la littérature demeure très présent ; la forme romanesque est pensée comme la représentation de la vie individuelle dans ses rapports au monde, mais elle demeure précisément cela : une représentation non problématique en elle-même1. Les rapports entre l’individu et le monde social sont censés être représentés dans le roman. Pour sa part, à l’égard de cette dialectique de Lukács et du roman, Fredric Jameson soutient que Nous pouvons adopter comme axiomatique — sur ce point en étant plus fidèles à l’esprit de la théorie de Lukács qu’à celle de Shlovsky — que le roman comme une forme est une manière d’assumer une expérience temporelle qui ne peut pas être définie à l’avance ou effectivement gérée différemment : […] En d’autres termes, nous pouvons nommer seulement les choses qui arrivent à autrui ; notre propre expérience vécue, notre existence, notre sentiment de l’écoulement du temps sont trop proches de nous pour être visibles d’une façon externe ou objective  ; elles forment l’objet privilégié 1



Cette survie du paradigme représentationnel est aussi signalée par Antoine Compagnon à propos de Lukács, quoiqu’en termes de mimésis (Compagnon 1998 : 123).

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L’expérience

du roman en tant que narration, puisque celui-ci est solidaire de l’évocation de telles expériences et sensations, incomparables, innommées et uniques (Jameson 1972 : 73, n. t.).

Jameson reprend cette idée de roman en fonction de son rapport privilégié à l’expérience individuelle, c’est-à-dire à ce qui est vécu de façon personnelle et singulière. Contrairement à d’autres genres narratifs, le roman est associé ici par Jameson à une notion d’expérience entendue de nouveau comme vie individuelle et même comme tem­ poralité vécue de façon unique et personnelle  : la lignée de Lukács est explicite sur ce point, même si les conflits avec le monde social ou « extérieur » semblent être moins présents dans cette expérience « unique et incomparable ». La relation entre le roman et l’expérience en termes de représentation a marqué aussi d’autres approches théoriques de ce genre littéraire. Dans le cas de Bakhtine et de son Esthétique et théorie du roman, le passage de l’épique au romanesque est également imprégné de l’idée d’expérience individuelle : Représenter un événement au même niveau temporel et axiologique que soimême et ses contemporains (et donc fondé sur une expérience et une fiction personnelles) implique de faire une révolution radicale, et passer du monde épique au monde romanesque (Bakhtine 2006 : 450).

Dans cette perspective bakhtinienne de passage du genre épique au genre romanesque, le changement déterminant réside précisément dans la représentation du niveau temporel et du système de valeurs qui, avec le roman moderne, commence à être issue de l’expérience individuelle, ce qui n’était pas le cas des genres plus classiques. Ce constat amène Bakhtine à penser aussi – comme l’avait fait Lukács – la question de l’intériorité ou de l’aspect subjectif, mais toujours en relation avec le monde représenté : Dans le roman, l’entité épique de l’homme se désagrège selon d’autres lignes également : on constate une frappante antinomie entre l’homme apparent et l’homme intérieur, qui aboutit à ce que l’aspect subjectif de l’homme devient objet d’expérience et de représentation, et tout d’abord au plan comique, familiarisant. Alors apparaît l’antinomie spécifique des aspects : l’homme vu par lui-même et l’homme vu par autrui (Bakhtine 2006 : 471).

L’aspect subjectif devient donc un objet de représentation pour le roman. Cela ne veut pas dire pour autant qu’il s’agisse d’une notion solipsiste d’expérience ou de roman : chez Bakhtine, l’expérience individuelle n’est point associée au simple psychologisme, car elle est traversée dès le début par plusieurs déterminations historiques et collectives. « L’aspect subjectif » de Bakhtine donne lieu à une 117

La littérature obstinée

représentation de la vie individuelle qui n’est point limitée à l’élément psychique, car elle mène un dialogue permanent entre les forces sociales et historiques et l’intériorité des individus. Bien que cette intériorité soit représentée souvent en rapport conflictuel avec l’aspect extérieur, nous pouvons cependant remarquer qu’il s’agit toujours du paradigme de la représentation chez Bakhtine. Selon lui, l’expérience, vue comme la vie des individus et ses rapports sociaux, est représentée dans le texte romanesque. Le roman pour Bakhtine est donc associé à cette notion d’expérience – individuelle, mais non solipsiste – et il l’est à partir du modèle de la représentation : la complexité de l’expérience des individus, qui vivent en société dans des contextes historiques précis, est pour lui représentable à l’intérieur du roman. D’ailleurs, la représentation romanesque devient, chez Bakhtine, plus précise que celle opérée par d’autres genres littéraires : « Alors apparaît une zone de structure des représentations romanesques toute nouvelle, une zone de contact maximum de l’objet de la représentation avec le présent dans son imperfection et, par conséquent, avec l’avenir » (Bakhtine 2006 : 464). Chez Bakhtine ce genre possède un caractère indéfini ou inachevé à cause de la structure du monde moderne, c’est-à-dire du fait qu’il représente de très près ce dernier ou, pour le moins, d’une manière satisfaisante. Le roman est donc pour lui un genre inachevé parce que le monde moderne l’est aussi : par conséquent, « […] le roman y introduit une problématique, un inachèvement sémantique spécifique, un contact vivant avec leur époque en devenir (leur présent inachevé) » (Bakhtine 2006 : 444). Tout se passe comme si le roman effectuait une représentation du monde contemporain (de son présent), en rendant compte de son époque mieux que n’importe quel autre genre littéraire : le rapport entre l’expérience et le roman est sans doute pensé à travers la représentation tant par Lukács que par Bakhtine. Dans d’autres approches provenant de la tradition anglo-saxonne, comme celle de l’influent texte d’Ian Watt cité auparavant, The Rise of the Novel (1957), la réflexion est également influencée par la relation entre le roman et l’expérience individuelle moderne, quoique dans une perspective quelque peu différente de celles de Lukács et de Bakhtine. La thèse principale de Watt soutient que : Le roman est la forme de littérature qui reflète le plus parfaitement cette réorientation individualiste et novatrice. […] Ce traditionalisme littéraire fut contesté pour la première fois dans toute son ampleur par le roman, dont le critère principal était la vérité par rapport à l’expérience individuelle – expérience individuelle toujours unique et par conséquent nouvelle (Watt 1982 : 17).

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L’expérience

Selon Watt, l’expérience individuelle devient un critère fondamental du roman à cause de certains facteurs liés à la naissance de la modernité tels que le développement du capitalisme, l’essor de la bourgeoisie et une progressive sécularisation au XVIIIe siècle en Grande-Bretagne. Néanmoins, et même si ces facteurs sont quelque peu éloignés des théories de Bakhtine et Lukács sur un monde moderne fragmenté ou en devenir, nous constatons chez Watt des affirmations similaires à l’égard des toutes nouvelles relations entre le roman et l’expérience, par comparaison avec les genres classiques : Pour commencer, les personnages de l’histoire et la scène de leurs actions devaient être situés dans une perspective littéraire nouvelle : l’intrigue devait se jouer entre individus particuliers, dans des circonstances particulières, contrairement à ce qui se passait d’habitude autrefois, où des types généraux d’humanité se détachaient sur un fond déterminé d’avance par une convention littéraire appropriée (Watt 1982 : 20).

En effet, il s’agit chez Watt, à nouveau, de la représentation d’individus particuliers et non plus de types établis selon les codes des genres classiques. Or il est toujours question chez lui d’une représentation de cette expérience moderne à l’intérieur du roman. Selon Watt, que ce soit par rapport au XVIIIe ou au XIXe siècle, le rapport de proximité aux vies des gens ordinaires devient une marque distinctive du roman, car l’expérience individuelle commence à prendre une place dominante dans le monde moderne, place qu’elle n’avait pas auparavant. Ainsi, les adversaires de Balzac, par exemple, s’en servirent pour railler son souci de la réalité contemporaine, à leurs yeux éphémère. Mais, à la même époque, et depuis la renaissance, il y avait une tendance de plus en plus forte pour remplacer la tradition collective par l’expérience individuelle, comme ultime arbitre de la réalité ; et ce transfert semble avoir eu un rôle important dans l’arrière-fond culturel général de la naissance du roman (Watt 1982 : 18).

Watt remarque un mouvement progressif dans les sociétés européennes depuis la Renaissance qui va des traditions collectives vers l’expérience individuelle, mouvement qu’il considère central pour l’avènement du genre romanesque dans le contexte anglais. Selon lui, le mouvement vers cette expérience individuelle – qui est liée à son tour à la philosophie de l’époque2 – commence à dominer les déterminations sur la réalité : elle devient un nouvel « arbitre de la réalité », car associée à la naissance 2



Particulièrement à la philosophie de l’empirisme anglais. Watt établit une comparaison entre la pensée philosophique du XVIIe et l’essor du roman au XVIIIe siècle : « la nouvelle orientation était visible également dans le domaine philosophique. Les grands empiristes anglais du dix-septième siècle étaient vigoureusement individualistes aussi bien dans leur pensée politique et éthique que dans leur épistémologie » (Watt 1957 : 62, n. t.).

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La littérature obstinée

de la science moderne et à l’épistémologie. Or, sans entrer dans les détails de ce débat épistémologique, il faudrait préciser que chez Watt la prédominance de l’expérience individuelle a lieu dans un contexte précis d’idéologie bourgeoise, de naissance du capitalisme et de protestantisme prédominant au XVIIIe siècle en Grande-Bretagne. Par là, nous voudrions expliciter que le développement du genre romanesque – pendant plus de trois siècles – et son expansion en dehors des frontières européennes ont produit des textes qui participent d’une notion d’expérience probablement moins marquée par cet « individualisme » et, sans doute, caractérisée par des facteurs différents de ceux du contexte anglais, ainsi que du contexte français et allemand de cette époque-là. La conscience de l’étendue de la notion d’expérience contemporaine ne nous empêche pas pour autant de constater que la réflexion sur les origines du roman a été souvent liée à cette autre conception, où l’expérience est comprise comme représentation de vies individuelles et ordinaires à l’intérieur des textes. Parmi les différentes approches théoriques du roman présentées jusqu’ici, MacKay distingue celle de Lukács et Bakhtine, d’une part, et celle de Watt et McKeon, de l’autre : Comme un pendant historiquement relocalisé aux arguments de Lukács et Bakhtine à propos du roman comme genre issu de l’épique qui parle d’un monde où les idées d’une vérité universelle n’existent plus, des critiques tels que Watt et McKeon présentent le roman comme le résultat d’un rejet, d’inspiration protestante mais en fin de compte sécularisé, de la tradition et de l’intemporel, en faveur de ce qui est contingent, circonstanciel et connaissable empiriquement et individuellement (MacKay 2011 : 25, n. t.).

Aux yeux de Mackay, la distinction entre ces approches théoriques est nette : d’un côté, un système clos de vérité universelle n’a plus de place dans le monde moderne, de l’autre, les valeurs (littéraires) traditionnelles sont rejetées au profit de ce mouvement global vers l’expérience individuelle. Cette distinction réside en grande partie sur les principes philosophiques et les traditions dont ces ouvrages théoriques canoniques sur le roman sont issus : d’une part, le roman est expliqué comme une continuité du genre épique, mais dans un monde qui n’est plus perçu comme totalité dans une tradition plutôt dialectique (chez Lukács et Bakhtine) ; de l’autre, l’essor du roman est attribué à des conditions historiques et idéologiques ponctuelles de la Grande-Bretagne du XVIIIe siècle3, ainsi qu’à une tradition de pensée plutôt épistémologique. 3



Par rapport à cet essor du roman, la perspective de Franco Moretti demeure intéressante car elle montre la complexité de la question, en décrivant le roman comme un genre centralisateur. De ce fait, il décrit trois périodes du développement du roman : « Ainsi, en qualifiant l’‘essor’ du roman européen, nous nous sommes aperçus bien vite que ce phénomène ne s’est pas produit pendant une période circonscrite, mais au moins en trois phases distinctes : la première vers 1720-1750 (au centre : la France, l’Angleterre et un

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L’expérience

Même si la distinction de MacKay est à notre sens pertinente et qu’elle précise le fait que les idées théoriques sur le roman procèdent de contextes différents, nous estimons que les notions d’expérience dans ces deux versants théoriques sont compatibles, et ce à partir de la place occupée par l’individu. C’est cette notion d’expérience en fonction de l’individu qui a marqué le plus souvent la réflexion critique postérieure autour du roman dans les études littéraires. En effet, que ce soit en s’inspirant d’une tradition ou d’une autre, nous pouvons constater l’influence de ce lien entre le roman et la notion d’expérience, comprise en tant que vie individuelle, dans les études critiques contemporaines. Par exemple, chez des critiques tels que Terry Eagleton, la lignée de Watt est explicite par rapport à l’association entre le roman et la notion d’expérience: Le roman, comme l’a montré Ian Watt, révèle dans sa forme même un ensemble transformé d’intérêts idéologiques. Peu importe le contenu qu’un roman particulier de l’époque puisse avoir, il partage certaines structures formelles avec d’autres œuvres de ce genre : un déplacement de l’intérêt pour le romantique et le surnaturel vers la psychologie individuelle et l’expérience routinière ; un concept de personnage substantiel qui imite la vie ; un souci du destin matériel d’un protagoniste individuel qui se déplace à travers un récit linéaire d’évolution imprévisible et ainsi de suite (Eagleton 1976 : 25, n. t.).

Quoique la linéarité et le psychologisme ne fassent plus partie des « structures formelles » communes à la plupart des grands romans de nos jours, le traitement par le roman de l’expérience ordinaire et de la vie d’un personnage individuel demeure un trait à la fois distinctif et opérant chez Eagleton. De même, et dans un contexte plus récent, nous trouvons des affirmations similaires par exemple chez David Rando, pour qui, dans une étude sur les rapports entre la presse et le modernist novel anglo-saxon, Le roman a longtemps eu le privilège de représenter la vie comme un ensemble, d’amuser et d’informer les lecteurs à partir d’une vision globale de la réalité qui était libre de couvrir n’importe quelle dimension de l’expérience humaine pour en faire son objet. C’était précisément le territoire représentationnel que les journaux ont rapidement colonisé et transformé pendant le dix-neuvième siècle et le début du vingtième siècle (Rando 2011 : 2, n. t.).

Selon cette idée, assez répandue d’ailleurs, le roman a pour fonction de représenter la vie « comme un ensemble », en saisissant plusieurs dimensions de l’expérience humaine et en les constituant comme son objet. D’autre part, quant aux approches plus abstraites et à la théorie littéraire en général, comme celle d’Antoine Compagnon, nous trouvons des formulations à propos du roman qui l’articulent à cette même idée d’expérience individuelle : « Le roman européen notamment, dont la gloire peu plus tard l’Allemagne) ; la deuxième, vers 1820-1850 (dans une demi-douzaine de pays) ; et la troisième, plus tard encore, dans les autres pays » (Moretti 2000 : 194).

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La littérature obstinée

a coïncidé avec l’expansion du capitalisme, propose, depuis Cervantès, un apprentissage de l’individu bourgeois » (Compagnon 1998 : 37). Sans doute sommes-nous toujours face au même lien entre le roman et l’expérience et, plus précisément, l’expérience individuelle et bourgeoise dans le cas de Compagnon. Sans vouloir restreindre la notion d’expérience à sa version capitaliste et protestante d’études telles que The Rise of the Novel, nous tenons à remarquer que les principaux théoriciens du roman cités jusqu’ici font souvent allusion au roman en termes de représentation de l’expérience individuelle. En ce sens, ils partent de l’idée que ce genre parle ou fait référence à une certaine notion d’expérience – individuelle, mais non forcément solipsiste, comme nous l’avons déjà suggéré à propos de Lukács et de Bakhtine. À l’égard de ce premier pôle d’interprétation du rapport, il faudrait donc souligner qu’il est mêlé à une question qui a traversé plusieurs postulats sur le roman depuis le XVIIIe siècle. Il s’agit de la question de la représentation du monde, c’est-à-dire de l’idée classique selon laquelle la littérature fait référence à l’expérience humaine. Cependant, cette idée est à son tour étroitement liée à une conception de ce qui a été identifié comme réalisme dans les textes littéraires, et tout particulièrement dans les romans. Comme nous l’avons évoqué auparavant, le roman est souvent associé, en particulier par Lukács, Bakhtine et Watt, au réalisme européen du XVIIIe et du XIXe siècle. En ce sens, la capacité du genre romanesque à représenter l’expérience individuelle passe nécessairement par ce qui a été identifié comme son caractère réaliste. Ce réalisme est souvent attribué à des traits variés qui peuvent aller du domaine thématique au formel. Cela dit, le rapport entre le réalisme et le roman est fort complexe et il implique une grande partie des débats menés par toute la théorie littéraire du XXe siècle. Néanmoins, et sans nous attarder excessivement sur ce point quelque peu aporétique, nous pouvons avancer brièvement les termes du débat qui touchent à la notion d’expérience, toujours considérée dans son rapport au roman. L’un des textes les plus influents et, probablement, celui dont les études contemporaines se sont servi le plus pour montrer cette conception de la littérature comme représentation est le classique Mimésis, La représentation de la réalité dans la littérature occidentale (1946) d’Erich Auerbach. Comme MacKay parmi d’autres l’a déjà signalé, le livre d’Auerbach n’était pas conçu en fonction du roman en tant que tel, mais il finit par attribuer au réalisme romanesque la fonction de la représentation de la réalité : Bien que le monumental Mimésis : la représentation de la réalité dans la littérature occidentale (1946) d’Erich Auerbach – qui commence par Homère et finit par Woolf – n’ait pas traité ouvertement (ou même intentionnellement) du roman, l’histoire qu’il raconte est le triomphe du roman réaliste, ce dernier 122

L’expérience

étant manifestement le critère à partir duquel Auerbach observe tout ce qui le précède (MacKay 2011 : 12, n. t.).

Nous voyons bien que la notion grecque de mimèsis – déjà quelque peu équivoque chez Platon et chez Aristote4 – a été reprise par Auerbach pour être associée à celle de réalisme, concept dominant le roman du XIXe siècle et aussi, bien qu’à travers des techniques différentes, le modernist novel anglo-saxon du début du XXe siècle5. Or le réalisme du roman est pensé à ce moment-là par Auerbach à travers trois traits. En suivant MacKay, Trois caractéristiques principales constituent le réalisme ici : le mélange de styles, du style littéraire élevé au langage démotique ordinaire ; le traitement sérieux de la vie quotidienne de la masse ordinaire et non-aristocratique ; l’intégration de ces vies ordinaires à leurs contextes sociaux et historiques très spécifiques (MacKay 2011 : 12, n. t.).

Nous pouvons voir comment le réalisme est attribué à un trait formel – le mélange de styles de langage – et à deux traits thématiques – le traitement sérieux de la vie de gens ordinaires et l’inclusion de celle-ci dans un contexte historique spécifique. Ces traits ont été postulés par Auerbach comme des outils à travers lesquels la littérature pouvait mieux rendre compte de l’expérience. Compagnon retrace aussi de son côté la vision d’Auerbach à l’égard de la discussion sur le réalisme et le problème de la représentation en littérature. Suivant son approche : Auerbach y esquissait l’histoire de la littérature occidentale à partir de ce qu’il définissait comme sa visée propre : la représentation de la réalité. À travers les changements de style, l’ambition de la littérature, fondée sur la mimèsis, était de donner un compte rendu de plus en plus authentique de l’expérience véritable des individus, des divisions et des conflits opposant l’individu à l’expérience commune (Compagnon 1998 : 123).

Les résonances entre cette description et la question de l’expérience individuelle et ses rapports au monde social à l’intérieur des théories du roman évoquées précédemment sautent aux yeux. Tout se passe comme si la représentation de l’expérience individuelle, associée aux origines du roman, était indissociable de la conception et des accomplissements 4



5



Les emplois du terme dans le livre III de la République et dans la Poétique sont abordés par Compagnon (1998 : 118-119). Voir à cet égard l’explication de Werner Wolf sur le perfectionnement de certaines techniques illusionnistes effectué par les romans modernistes, et surtout, la revendication de certains aspects représentationnels du modernisme anglo-saxon (Wolf 1990 : 285). D’ailleurs, la représentation de l’expérience a fait partie des préoccupations d’écrivains tels que Virginia Woolf, lorsqu’elle pensait au roman de son époque, et en particulier aux « jeunes écrivains » (Woolf 1990 : 30). Le texte original est « Modern fiction » de 1925 (Woolf 1994 : 161).

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La littérature obstinée

du réalisme du XIXe siècle : ainsi, la « représentation de l’expérience » commence à vouloir dire, parfois, « conventions du roman réaliste » du XIXe siècle à l’intérieur de la théorie du roman. Or, cette attitude peu méfiante envers la représentation de l’expérience dans le roman a été intensément remise en question par l’essor de la théorie littéraire du XXe siècle. Mais, avant d’exposer cette révision critique, voyons comment Watt lui-même proposait déjà la question du réalisme du point de vue de la forme littéraire, c’est-à-dire des structures narratives employées afin de parler de l’expérience de façon plus authentique. À propos de Defoe, Richardson et Fielding, il propose ce qu’il appelle le formal realism : La technique narrative par laquelle le roman incarne cette vision circons­ tancielle de la vie peut être appelée son réalisme formel ; formel, parce que le mot ‘réalisme’ ne se réfère pas ici à quelque but ou dogme littéraire spécial, mais seulement à un ensemble de procédés narratifs que l’on trouve si souvent réunis dans le roman, et si rarement dans d’autres genres littéraires, qu’on peut les considérer comme typiques de la forme elle-même. Le réalisme formel, en fait, est l’incarnation narrative d’une prémisse que Defoe et Richardson admettaient très littéralement, mais qui est implicite dans la forme du roman en général : la prémisse ou la convention première d’après laquelle le roman est un compte rendu complet et authentique de l’expérience humaine, et est donc dans l’obligation de fournir à ses lecteurs des détails de l’histoire tels que l’individualité des personnages en cause, les particularités spatio-temporelles de leurs actions, détails qui sont présentés au moyen d’un langage plus largement référentiel qu’il n’est d’usage dans les autres formes littéraires (Watt 1982 : 41, nous soulignons).

On peut discerner trois caractéristiques de ce réalisme formel de Watt : à nouveau, deux traits thématiques, les détails sur l’individualité des personnages et les particularités des lieux et du temps de l’action, et un trait formel, un « usage largement plus référentiel du langage », c’est-à-dire, un langage prosaïque qui ressemble plus à l’usage quotidien et non littéraire de la langue qu’à celui d’autres genres littéraires. Or on voit bien que, malgré l’aspect formel que Watt souhaite imprimer à son concept de réalisme, et en dépit de la conscience de procédés narratifs qui peuvent produire un effet de référentialité efficace dans le roman, la prémisse du romancier demeure toujours chez lui liée à la représentation de l’expérience: pour lui, le présupposé qui est à la base de l’emploi de ces procédés narratifs est que le roman doit rendre compte de l’expérience humaine. Revenons à la critique de cette confiance en la représentation effectuée par la théorie littéraire du siècle dernier, en particulier par le formalisme russe et le structuralisme français. Sur ce point, la synthèse de la question réalisée par Compagnon nous est utile : 124

L’expérience

La théorie littéraire […] est inséparable d’une critique de l’idéologie, laquelle aurait pour propriété de se donner comme allant de soi, c’est-à-dire comme naturelle, alors qu’elle est culturelle (c’est le thème d’une bonne partie de l’œuvre de Barthes). La mimèsis fait passer la convention pour la nature. Prétendue imitation de la réalité tendant à occulter l’objet imité, elle est traditionnellement associée au réalisme, et le réalisme au roman, et le roman à l’individualisme, et l’individualisme à la bourgeoisie, et la bourgeoisie au capitalisme (Compagnon 1998 : 122).

En effet, la critique réalisée par la théorie littéraire – principalement formaliste et structuraliste – sur les préjugés historicistes ou psychologistes des études littéraires a signalé le caractère idéologique de la représentation en littérature. Dès lors, la posture naïve à l’égard de la représentation de la vie des individus, ou tout simplement par rapport à la référence à la réalité dans les textes, a été souvent associée au roman, compris précisément comme le genre réaliste, bourgeois et individualiste par excellence. Cependant, la mise en garde par rapport à cette problématique n’a point amené le débat à une clôture : le roman demeure paradoxalement et simultanément le genre de l’indétermination, où a lieu une véritable expérience esthétique, et le genre de la représentation idéologique de l’expérience individuelle dans le monde bourgeois. Ainsi, le premier pôle d’interprétation du rapport entre le roman et l’expérience demeure semé des complexités provenant de ce débat entre deux postures plus ou moins identifiables non seulement par rapport au roman, mais aussi à propos de l’idée de littérature en elle-même : […] selon la tradition aristotélicienne, humaniste, classique, réaliste, naturaliste et même marxiste, la littérature a pour fin de représenter la réalité, et elle le fait à peu près convenablement ; selon la tradition moderne et la théorie littéraire, la référence est une illusion, et la littérature ne parle d’autre chose que de la littérature (Compagnon 1998 : 132).

En effet, et malgré le fait d’avoir été mise en question par certains versants théoriques du XXe siècle tels que le New Criticism, le formalisme russe ou le structuralisme français, l’idée de la représentation de l’expérience réapparaît souvent et de manières multiples dans les réflexions théoriques sur le roman comme, par exemple, dans le cas du manuel de MacKay cité plus haut. Nous pourrions citer, dans le contexte de la critique latino-américaine, des livres tels que La experiencia opaca, de Florencia Garramuño pour qui, vers les années 70 et 80 en Argentine et au Brésil, « […] es evidente que para entonces empiezan a aparecer, en diversas áreas de la cultura, una serie de signos del agotamiento de lo moderno que proponen otras salidas de la autonomía. Éstas van desde un acercamiento a la experiencia hasta la instauración de nuevos regímenes de subjetividad que reemplazan el objetivismo del proyecto constructivo 125

La littérature obstinée

modernista » (Garramuño 2009 : 55). Il s’agit pour elle de penser le rapport entre une notion d’art et d’expérience pendant cette période liée aux dictatures, réflexion qui s’inscrit dans cette persistance de l’idée de la représentation de l’expérience. En marge de toutes les significations et équivoques que le rapport entre le roman et le réalisme peut introduire dans cette réflexion, l’élément que nous voudrions retenir avec plus d’attention pour notre propos sur l’expérience et le roman réside dans le constat suivant : le réalisme, associé au genre romanesque, a été surtout un argument pour valoriser cette nouvelle forme littéraire. En exposant le passage du roman comme genre populaire et quelque peu méprisé à l’égard des genres classiques, vers sa constitution comme genre narratif dominant, MacKay identifie précisément le réalisme comme un argument capital dans la défense et la revendication du genre romanesque : « Le réalisme, alors, a été le terme clé dans la plupart des justifications de l’importance du roman, et il a fini par signifier beaucoup de choses » (MacKay 2011 : 14, n. t.). À partir de ce qu’on a pu voir chez Lukács, Bakhtine ou Watt, la relation entre le roman et l’expérience individuelle par le biais de la représentation – associée à son tour au réalisme – a été considérée souvent comme un critère valorisant la forme romanesque, même si de nos jours le rapprochement entre le réalisme et le roman semble quelque peu péjoratif. Ainsi, l’expérience représentée de façon réaliste dans le roman était un argument et une raison pour expliquer comment et pourquoi « le roman devient un art » (MacKay 2011 : 8, n. t.). Or, l’expérience individuelle associée au roman possède un autre versant, qui se situe du côté de l’effet produit par le texte. Selon ce deuxième pôle d’interprétation de la question, le roman n’est plus considéré comme une représentation de l’expérience individuelle, mais il devient en lui-même une expérience. La lecture de romans se constitue en une expérience en soi. De nouveau dans le contexte anglo-saxon, par exemple, Q. D. Leavis affirma au début du XXe siècle qu’« à cause de la réalité saisissante de la fiction, le roman finit par prendre sa place dans le corps de notre propre expérience » (Leavis 1965 : 73, n. t.). De ce point de vue, la fonction principale du roman « n’est pas d’offrir un refuge pour échapper à la vie réelle, mais d’aider le lecteur à y faire face d’une manière moins inadéquate, le roman peut approfondir, prolonger et raffiner l’expérience en permettant au lecteur de vivre aux dépens d’un esprit exceptionnellement intelligent et sensible » (Leavis 1965 : 73-74, n. t.). Dans cette perspective, la lecture de romans est censée étendre l’expérience, c’est-à-dire enrichir la façon de gérer la vie individuelle à partir des significations produites par le texte. Nous retrouvons aussi ce point de vue par exemple chez Gilles Philippe, lorsqu’il affirme dans un fragment déjà cité, à propos du caractère argumentatif du roman, 126

L’expérience

le sirop romanesque permet de faire passer l’amertume du propos sérieux; l’image est de Jean-Pierre Camus. Elle résume bien ce qui sera l’argument principal des laudateurs du roman contre ses détracteurs. Jusqu’au romantisme qui marque enfin l’acceptation unanime du roman comme genre littéraire à part entière, tout le débat sur l’‘utilité’ du roman porte en fait sur sa capacité à proposer au lecteur un contenu autre que strictement fictionnel (Philippe 2000 : 15).

De cette façon, et c’est encore un argument pour l’art romanesque, le contenu du roman n’était pas considéré comme étant strictement fictionnel, dans le sens restreint de quelque chose d’exclusivement irréel. Tout au contraire, la manière de défendre le genre romanesque était de mettre en avant le fait qu’il proposait des contenus qui permettaient d’apprendre et de faire face à l’expérience d’une façon plus adéquate. Le roman était donc vu comme un artéfact qui pouvait apprendre des choses aux individus : Le roman alors est une expérience à part entière, et une expérience qui améliore nos vies réelles, non-fictionnelles. […] Les Leavis [c’est-à-dire Q. Leavis et F. R. Leavis] ont théorisé cet aspect passionnément humanisant du roman comme l’ultime justification de la critique littéraire (MacKay 2011 : 11, n. t.).

Le roman s’érige donc en expérience dans la mesure où il offre une sorte de connaissance ou de message qui peut être effectif dans la vie réelle des individus. Le rapport entre ce genre littéraire et l’expérience des individus modernes devient ainsi encore plus indissoluble que dans le versant de la représentation : il s’agit de la croyance – humaniste – selon laquelle le roman est utile pour « améliorer » la vie, car plus proche des lecteurs que les autres genres littéraires6. Or, le plus frappant de cette conception est qu’elle cohabite avec l’indétermination formelle. D’un côté les formes romanesques sont indéterminées, et de l’autre tout se passe comme si, malgré cette indétermination, le roman pouvait garder son aspect pédagogique. Il est question ici de deux types d’argument qui ont été toujours liés à cette idée du roman moderne que nous essayons de décrire : il y a, en effet, une « tension entre des revendications morales et artistiques dans ces premiers efforts de valorisation du roman » (MacKay 2011 : 11, n. t). Mais le plus intéressant de ces deux aspects, la forme indéterminée comme argument esthétique et la capacité de s’ériger en tant qu’expérience en soi comme

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Dans ce même ordre d’idées, en estimant que le roman est plus proche des lecteurs, Ian Watt affirme: « En conséquence, les conventions du roman sont beaucoup moins exigeantes pour le public que la plupart des conventions littéraires ; ce qui explique certainement pourquoi la majorité des lecteurs, depuis les deux derniers siècles, ont trouvé dans le roman la forme littéraire la plus apte à contenter leurs désirs d’une correspondance étroite entre la vie et l’art » (Watt 1982 : 42).

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La littérature obstinée

argument éthique réside dans le fait qu’ils sont encore actifs à l’intérieur de l’idée contemporaine du roman. Nous partons donc de l’hypothèse que les deux versants du rapport entre le roman et l’expérience expliqués dans ce chapitre demeurent actifs et en vigueur chez les trois auteurs hispano-américains qui nous occupent. Cela ne veut pas dire que la notion d’expérience ne soit pas problématique ou qu’elle soit la même chez Saer, Piglia et Bolaño, mais simplement qu’elle fait partie des enjeux de leurs poétiques tant comme expérience représentée – ou justement en tant que problème à propos de « comment la représenter » – que conçue comme ce que le roman doit devenir pour les lecteurs. De cette manière, l’œuvre des trois écrivains est issue, dans une mesure assez importante, des discussions théoriques que nous venons d’exposer par rapport à la notion d’expérience. Finalement, nous voudrions préciser les termes dans lesquels nous nous référerons à cette notion à propos de Saer, Piglia et Bolaño. Il s’agit, en effet, du rapport entre l’expérience et le roman dans les deux versants que nous avons expliqués précédemment : c’est-à-dire qu’il est question de comprendre, au sein de la poétique de ces auteurs contemporains, comment le roman peut parler du monde de l’expérience et comment le genre romanesque, selon eux, peut – ou même doit – fonder une expérience en soi. Dans les deux cas, la notion d’expérience n’est point limitée à la vie psychologique ni intime ni quotidienne. Elle s’étend plutôt vers une idée du vécu comprenant, certes, le champ psychologique et intime, mais également le domaine civil, social, sensoriel, perceptif, imaginaire, intellectuel, idéologique et politique. Or, cette idée compréhensive du vécu ne saurait être assimilable à la « sagesse », dans le sens où Walter Benjamin utilisait ce terme dans son célèbre essai « Le conteur » de 1936. Dans ce texte, la sagesse est consonante avec le fait de pouvoir communiquer les expériences propres ou celles d’autrui, communicabilité qui détermine pour Benjamin « l’art de conter » présent dans les récits – en entendant par récit quelque chose de proche plutôt des contes populaires que de l’idée de littérature moderne que nous envisageons dans cette partie. Ainsi, pour Benjamin, « le conseil, tissé dans l’étoffe même de la vie, est sagesse. L’art du récit tend à se perdre, parce que l’aspect épique de la vérité, c’est-à-dire la sagesse, est en voie de disparition » (Benjamin 2000 : 120). Dès lors que la sagesse commence à disparaître du monde moderne, l’avènement du roman bourgeois entraîne, selon Benjamin, une forme à travers laquelle le savoir sur l’expérience n’est plus communicable : autrement dit, dans le roman on ne raconte plus des histoires pour apprendre aux autres individus ou pour leur transmettre un savoir sur la vie. Contrairement au conte populaire, le roman serait une forme qui ne transmet point de savoir 128

L’expérience

ou de sagesse à propos du domaine vital. D’où la référence de Benjamin à la perte d’exemplarité du roman : Le romancier, lui, s’est isolé. Le lieu de naissance du roman, c’est l’individu dans sa solitude, qui ne peut plus traduire sous forme exemplaire ce qui lui tient le plus à cœur, parce qu’il ne reçoit plus de conseils et ne sait plus en donner. Écrire un roman, c’est exacerber, dans la représentation de la vie humaine, tout ce qui est sans commune mesure (Benjamin 2000 : 121).

Le roman impliquerait donc une incommensurabilité de ce qui est raconté. Il n’y a point d’exemplarité ni de savoir à transmettre, car le roman travaille précisément sur l’incommensurabilité de l’expérience moderne. Ainsi, l’expérience que nous associons au roman chez Saer, Piglia et Bolaño n’est pas une sagesse à propos du vécu – dans le sens compréhensif que nous venons d’énoncer –, mais plutôt une problématisation des codes et des habitudes qui semblent réguler et articuler ce vécu. Le roman peut donc être un travail « sans commune mesure » sur ce vécu, car il n’est pas un savoir à transmettre ni une sagesse ; il ressemble plus à une problématisation de ce vécu ou, pour le moins, des manières selon lesquelles ce vécu est habituellement représenté dans le monde moderne. C’est dans ce sens que nous allons évoquer l’expérience à propos des poétiques de Saer, Piglia et Bolaño : il s’agit certes du domaine du vécu – c’est-à-dire du pensé, imaginé, senti, perçu, lu, parlé, raconté, partagé – mais comme quelque chose que le roman va problématiser. Ainsi, la notion d’expérience à propos de ces auteurs n’est pas quelque chose d’achevé préalablement, mais un matériau à (re)construire et à problématiser à l’intérieur du roman. Et, à notre sens, cette notion d’expérience comme problématisation est présente dans la poétique de Saer, de Piglia et de Bolaño tantôt à partir du versant de la représentation dans le roman, tantôt à partir du versant des effets du texte comme épreuve signifiante en ellemême, – c’est-à-dire où l’on problématise ce que le roman est ou doit être –, comme nous le verrons en détail dans les trois chapitres suivants.

2.  La littérature comme anthropologie […] todo procedimiento literario parte de la experiencia, porque los de la imaginación son grados a través de los cuales tratamos de reencontrar la experiencia, y porque al mundo de la imaginación no accedemos más que a través de la experiencia. Juan José Saer, El concepto de ficción

2.1.  Les conventions représentationnelles du roman Le rapport entre l’expérience et le roman par le biais de la représentation est souvent critiqué dans les essais de Juan José Saer. D’abord nous 129

La littérature obstinée

constatons, en revenant sur sa poétique, qu’il est pleinement conscient du débat théorique à propos de la représentation de l’expérience à l’intérieur du genre romanesque, même s’il ne rentre pas dans la discussion détaillée menée par les études littéraires plus contemporaines. Nous reprenons un fragment de «  La narración-objeto » afin de mieux illustrer cette conscience du débat entre la tradition humaniste classique, fidèle à la représentation, et la pensée critique provenant de la théorie littéraire et aussi du roman moderniste du début du XXe siècle : La respuesta a ese dilema en uno u otro sentido, como lo han demostrado interminables discusiones a lo largo de este siglo, parece constituir una simple opinión, y la Realidad Previa al Texto da la impresión de ser de esencia semejante a la de la Causa Primera respecto de la aparición del mundo. Sin embargo, lo que sí queda claro en ese debate, es la existencia del texto narrativo del que, a causa de esas discusiones precisamente, se afirma todavía más la autonomía (Saer 1999 : 23).

Nous pouvons voir dans cette citation que, face au débat sur les rapports entre le monde et le texte littéraire, Saer est enclin à la défense de l’autonomie du texte. Cette orientation s’explique par sa connaissance du débat théorique et des enjeux de la conception moderne de la littérature face au monde des industries culturelles adorniennes, enjeux liés pour leur part à une progressive – et, d’ailleurs, problématique – autonomisation du texte et, plus largement, à celle de l’idée d’art. D’après Saer, à propos des questions mises en avant par le Nouveau roman: « […] a partir de 1960 resultó imposible intentar la práctica novelística pretendiendo ignorar la esencia problemática del género narrativo que habían tenido la perspicacia de señalar los teóricos de la nueva novela » (Saer 2005 : 116). Cependant, la vision de Saer à l’égard de l’autonomie de la littérature est plus complexe que ce qu’on pourrait penser dans une première approche. Selon la lecture critique de Florencia Garramuño, par exemple, le projet littéraire de Saer ferait partie d’un type d’écriture qui se veut séparée de cette idée d’autonomie, car à son sens cette idée caractéristique de l’art moderne implique forcément un abandon des préoccupations à l’égard de l’expérience, et plus spécialement, du sujet. Comme elle l’expose à propos de ce qu’elle considère comme le mythe de l’art moderne : Ese relato sobre el arte moderno describe una senda teleológica en la que se puntúa el progresivo distanciamiento del arte de lo personal, la experiencia, y el sujeto. Según ese relato, el arte moderno se definiría por su absoluto divorcio de la experiencia y de la emoción subjetiva (Garramuño 2009 : 92).

Le projet romanesque de Saer implique à ses yeux – spécialement à partir de sa lecture de El entenado et de Glosa – une rupture ou pour le moins une opposition à cette idée d’autonomie, car, selon elle, les textes de cet écrivain, parmi d’autres, « […] trabajan con una reintroducción 130

L’expérience

del sujeto y de la experiencia en la reflexión y el trabajo literario  » (Garramuño 2009 : 238), ce qui lui suffit pour penser que la littérature de cet auteur se trouve en dehors et, encore, en dissidence des tendances vers l’autonomie de l’art moderne. Or la relation entre les notions d’autonomie et d’expérience à propos de Saer est, à notre sens, loin d’être si transparente, comme nous le montrerons dans les pages qui suivent. Pour sa part, Florencia Abbate soutient que la notion d’autonomie est explicitement reprise par Saer à propos de la littérature, quoique dans son versant de la Théorie esthétique (1970 et 1974 en français) d’Adorno, c’est-à-dire comme un concept qui ne se limite pas à un éloignement du monde social et, moins encore, à l’abandon des préoccupations pour l’expérience: en résumant, il n’est pas question du mythe de l’autonomie entendu comme celui de la «  tour d’ivoire  ». Selon Abbate, « A fines de los años 60, Saer recupera la inflexión adorniana del concepto de ‘autonomía del arte’, haciendo valer su vieja eficacia como escudo ante la racionalidad instrumental de la izquierda y al mismo tiempo contra la industria cultural » (Abbate 2010 : 359). Si Garramuño travaille autour des textes des années 1980 et Abbate fait allusion aux années 1960, nous considérons que cette vision de l’autonomie est identifiable comme une sorte de constante dans la pensée de Saer, ce qui nous oriente davantage vers la réflexion d’Abbate. Cela dit, de ce point de vue, la notion d’autonomie de la littérature est encore plus complexe qu’elle ne l’était pour Garramuño, car elle entraîne un lien avec le monde social qui n’implique point la soumission du texte aux règles de ce dernier. Mais comment s’articule chez Saer la préoccupation à l’égard de l’expérience et l’affirmation de l’autonomie de la littérature ? Nous pouvons chercher une réponse dans sa conception de la forme littéraire en tant qu’autonome et, en même temps, en tant que lien avec le monde de l’expérience. Voyons donc d’abord sur quels éléments repose sa posture vis-à-vis des relations entre le monde et le texte littéraire, afin de mieux comprendre sa réflexion autour de la notion d’expérience à propos du roman. La principale critique de la représentation comme concept articulant le rapport entre l’expérience et le roman apparaît chez Saer à travers sa vision péjorative du genre romanesque et passe, par voie de conséquence, par sa distinction entre la narration, dans le sens de littérature, et le roman, dans le sens d’un genre conventionnel et fermé. Reprenons les termes de cette réflexion de Saer à propos des ambiguïtés du genre romanesque. L’auteur de Santa Fe associe fréquemment le roman à un genre codifié et fermé, suivant les conventions dominantes du XIXe siècle. Cependant, l’un de ces codes marquant l’esthétique du roman, sinon le plus important et à la fois problématique, est selon lui précisément l’idée de l’imitation. Revenons sur ce passage de El concepto de ficción, où Saer soutient que 131

La littérature obstinée

Tal es, por ejemplo, el caso de la imitación, de la claridad, de la economía, etc., que el siglo XIX estableció como cánones fundamentales de toda estética y que todo el gran arte del siglo XX se dedicó, sistemáticamente, a transgredir (Saer 1997 : 99).

Cette idée de l’imitation et de la transparence révèle d’après Saer les règles dominantes de ce qui était considéré un roman à l’époque. Sa critique signale d’abord le caractère conventionnel de cette « imitation », c’est-à-dire du fait qu’utiliser les codes du roman du XIXe ne garantit point une approche plus fiable au monde de l’expérience, car il s’agit, selon lui, justement d’un code comme un autre. Cette idée est par ailleurs assez répandue dans la pensée théorique, où il est question d’analyser la littérature sous le modèle de codes sémantiques, et donc en partant du principe que ces codes ont un caractère conventionnel : « En conflit avec l’idéologie de la mimèsis, la théorie littéraire conçoit donc le réalisme non plus comme un ‘reflet’ de la réalité, mais comme un discours qui a ses règles et conventions, comme un code qui n’est plus naturel ni plus vrai que les autres » (Compagnon 1998 : 124). D’une façon analogue, pour Saer les procédés romanesques du XIXe siècle ne peuvent guère être identifiables à une vision plus objective ou en tout cas plus fidèle à l’expérience, ce qui coïncide avec les idées théoriques à l’égard du terme problématique de réalisme7. D’autre part, la critique de Saer vise, non plus la possibilité de l’imitation, mais la soumission du roman à des codes préétablis : dans sa conception la littérature ne doit pas être soumisse à des normes ou à des codes antérieurs à la production singulière de chaque texte. Ainsi, l’opposition de Saer au roman du XIXe siècle peut être résumée en deux points : d’abord, les codes romanesques ne représentent pas l’expérience de façon plus fidèle que d’autres codes littéraires et, ensuite, le roman qui devient littérature – dans le sens moderne d’une œuvre d’art – ne suit pas strictement des normes ni des procédés établis d’avance. On voit bien que le premier point est étroitement lié à la critique qui vise la représentation comme médiateur entre le roman et l’expérience. Cette critique de Saer a été interprétée par certains commentateurs, tels que Ilse Logie par exemple, comme une question d’ordre métaphysique qui dépasse les frontières du domaine littéraire, mais aussi, et surtout, comme un point de convergence avec les projets esthétiques de grandes figures de la littérature moderne du début du XXe siècle : La combinación de ejes [realista y literario] y procedimientos desemboca en algo que va más allá de una mera poética, para plasmarse en una interrogante 7



Voir, par exemple, « L’effet de réel » : « […] le vraisemblable n’est pas ici référentiel, mais ouvertement discursif » (Barthes 1993 : 182). Ce qui est considéré réaliste est justement un effet du texte, en dissidence d’une supposée proximité référentielle du monde plus légitime du roman dit réaliste.

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L’expérience

metafísica sobre la índole de lo real y le definición de lo que es el sentido, lo que conecta a Saer con los proyectos de otros autores de la modernidad como Joyce y Proust, ya que, como ellos, cuestiona los modos de representación tradicional en el arte (Logie 2013a : 19).

Nous voyons bien que la poétique de Saer et, en particulier, sa vision de la représentation à l’égard de la littérature ont été rapprochées par Logie d’une idée du roman provenant d’auteurs déjà classiques du début du XXe siècle. Cette conception du roman garde des traits communs, surtout en ce qui concerne la préoccupation pour l’expérience, avec l’idée de roman moderne que nous abordons dans cette partie8, ce qui renforce notre hypothèse sur l’opérativité du rapport entre l’expérience et le roman à l’intérieur du projet esthétique de Saer. Ce rapport occupe et maintient une place à la fois problématique et fondamentale chez l’auteur argentin. Bien que la question de l’expérience ne soit pas formulée dans les mêmes termes d’individualité que chez Lukács, Bakhtine ou Watt, elle demeure étroitement liée à la pensée sur le roman et la littérature de l’auteur santafesino. Cela dit, rappelons que le roman chez Saer comporte souvent un statut paradoxal car conventionnel et, à la fois, expérimental. Dans sa conception esthétique, le roman n’est donc pas une rupture permanente avec les modes de représentation traditionnels non plus. La représentation mimétique de l’expérience est certes critiquée, car elle est associée à la convention, mais, surtout, car elle se montre comme si elle ne l’était pas, comme si elle allait de soi : elle semble se révéler comme si elle était non conventionnelle, transparente et, par voie de conséquence, non problématique. Le travail que Saer conçoit autour du roman passe par la tension entre ce caractère conventionnel de la représentation et les possibilités d’expérimenter avec de nouvelles formes vis-à-vis de celles dominantes. Il ne s’agit donc point d’une obsession avec les idées reçues sur l’avant-garde ou sur la littérature du modernisme du début du XXe siècle, comme Nora Catelli l’a résumé à propos des raisons de la qualité – à ses yeux un peu douteuse – des essais réunis dans El concepto de ficción, La narración-objeto et Trabajos  : « Saer autodidacta, Saer obcecado y algo monotemático guerrero de la vanguardia, Saer atraído por lo sublime, Saer apresurado y muchas veces abrupto interpretador de grandes ideas aceptadas » (Catelli 2013 : 251). Les idées sur l’expérimentation proches du concept d’avant-garde sont toujours chez Saer en tension avec cet 8



Bien qu’on ait pleine conscience des différences entre le roman du XIXe et du début XXe siècle, il y a des éléments qu’ils partagent et qui ont commencés à être étudiés récemment avec plus d’attention. Ce rapport entre le roman dit réaliste et le roman moderniste a été analysé, par exemple, en fonction d’une sorte de perfectionnement de procédés illusionnistes. Voir, par exemple, Werner Wolf (1990 : 286, n. t.).

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autre pôle de la représentation qui, malgré le fait d’être conventionnelle, demeure un élément à problématiser et à penser. D’autre part, la critique formulée par Saer ne se limite pas au roman du XIXe siècle : elle est extensible au roman le plus contemporain. Selon lui, les codes et l’idéologie dominante actuelle sont souvent représentés dans le roman dit postmoderne, sans qu’il cite des exemples concrets de ce type de roman. Dans l’un des textes journalistiques compilés dans le livre Trabajos, intitulé précisément «  Posmodernos y afines  », Saer soutient que […] si tomamos como ejemplo la literatura, los novelistas ya no necesitan buscar nuevos caminos formales o una visión inédita del mundo para ejercer su arte, sino que les basta con limitarse a reproducir la ideología, los valores y la situación social, étnica o cultural de su público (Saer 2005 : 12).

Saer critique sur ce point la tendance du roman à reproduire non plus une réa­lité empirique, comme à l’égard des objectifs esthétiques roma­ nesques du XIXe siècle, mais les schémas, ainsi que l’idéologie et les valeurs de nos sociétés contemporaines. La critique vise dans ce cas la représentation des codes qui configurent l’idéologie dominante contemporaine – dite postmoderne, dans ce cas particulier. Il n’est plus question de signaler la représentation mimétique du monde et de l’expérience de l’individu moderne comme quelque chose de conventionnel, mais de critiquer la représentation des formes dominantes qui règlent et articulent, selon Saer, notre expérience dans les sociétés contemporaines. Nous pouvons voir la façon dont il essaye d’établir une problématisation des systèmes de signification selon lesquels l’expérience est souvent pensée, appréhendée et saisie de nos jours. Or cela ne veut pas dire pour autant qu’il y ait une autonomisation absolue de la conception de la littérature chez Saer, car les rapports entre l’expérience et le roman demeurent au centre de ses préoccupations esthétiques tant dans les essais que dans son œuvre romanesque. Si « cada escritor construye su literatura, por íntima que sea, con el mundo que tiene a su alcance; la tajada de vida empírica que alimenta su imaginación es la savia secreta que justifica cada uno de los signos que estampa sobre el papel » (Saer 2005 : 67), il ne peut pas y avoir d’autonomisation radicale de l’idée de la littérature, car il est toujours question de penser les liens avec l’expérience dans le monde moderne. L’expérience revient souvent comme un sujet problématique et elle est parfois même thématisée dans les romans, comme dans le cas de El entenado ou de Glosa. Nous voudrions affirmer qu’il est toujours question de représentation, quoique d’un autre concept de représentation qui n’est pas marqué par un dessein strictement imitatif ou mimétique des codes dominant la vie ordinaire. Comme Saer l’affirme dans « Nuevas deudas con el Quijote » : 134

L’expérience

«  […] la ficción debe preservar siempre su autonomía respecto de su referente, creando un mundo propio que no se limita a ser la copia del que supuestamente existe fuera del texto » (Saer 2005 : 81). Il n’est point difficile de ressentir la gêne par rapport au terme « copie » associé à la littérature, ce qui n’empêche pas pour autant le retour insistant de la notion d’expérience dans ses réflexions, déjà remarqué par Garramuño9. Ainsi, les rapports conflictuels entre le roman et l’expérience sont pensés par Saer à partir d’une autre notion de représentation – non restrictivement mimétique – que nous proposons de lire en parallèle à son idée de la littérature comme « anthropologie spéculative ».

2.2.  L’anthropologie spéculative Cette notion anthropologique de la littérature implique un mouvement vers le deuxième versant de la relation roman/expérience que nous avons décrit dans le chapitre précédent : c’est-à-dire, celui selon lequel le roman doit se constituer en une expérience en soi. Comme l’a identifié aussi Ilse Logie, dans une présentation relativement récente de l’œuvre de Saer, […] los textos que el autor escribe en la década de los 80 reorientan el modo en que se encara dicha preocupación: ya no se proponen tanto como experimentación, compensación o representación, sino como formas de producir ellos mismos experiencia (Logie 2013b : 126).

Cette « production » d’expérience recherchée par le roman peut être comprise comme un élément central de la conception de la littérature de Saer, et ce probablement avant les années 1980, puisque El limonero real (1974) et Nadie nada nunca (1980) pourraient être lus comme des exemples de textes qui cherchent à produire une expérience. Le roman peut ainsi produire une expérience pour les lecteurs ; la littérature doit s’ériger en un élément qui fait partie du monde et de l’expérience permanente que l’on fait de celui-ci. Le roman possède selon Saer une autonomie analogue à celle d’autres éléments du réel avec lesquels on interagit, et dont l’interaction nous fournit des expériences : « siempre resultará más seguro considerar la narración como un objeto autónomo, un fin en sí de cuya sola realidad como objeto debemos extraer todo su sentido » (Saer 1999 : 24). Cette expérience que le roman cherche

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Néanmoins, d’après elle, cette notion apparaît nettement à partir de El entenado, et donc dans la troisième étape de l’œuvre romanesque de Saer ébauchée auparavant (Garramuño 2009 : 112). Contrairement à cette idée, la notion d’expérience est, à notre sens, insistante dans tout le projet de Saer, même dans l’étape considérée plus « expérimentale » de El limonero real et Nadie nada nunca. La variation consiste plutôt en différentes approches à cette notion d’expérience, comme nous le verrons à propos de l’anthropologie spéculative.

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à produire peut être assimilée à l’« anthropologie spéculative ». Cette notion apparaît dans l’essai « El concepto de ficción » : A causa de este aspecto principalísimo del relato ficticio, y a causa también de sus intenciones, de su resolución práctica, de la posición singular de su autor entre los imperativos de un saber objetivo y las turbulencias de la subjetividad, podemos definir de un modo global la ficción como una antropología especulativa. […] Entendida así, la ficción sería capaz no de ignorarlos, sino de asimilarlos, incorporándolos a su propia esencia y despojándolos de sus pretensiones de absoluto. Pero el tema es arduo, y conviene dejarlo para otra vez (Saer 1997 : 16).

En suivant ce fragment, nous pourrions déduire qu’il s’agit de penser la littérature à l’égard de ses différences et ses similitudes avec les expressions de la connaissance : face aux questions de la connaissance objective et subjective, cette conception interviendrait en postulant la littérature comme une forme de savoir – d’où l’aspect spéculatif de la formule – à propos de l’idée de l’homme ou de la réalité humaine. Le terme d’anthropologie –  discipline née au XIXe siècle – est employé ici probablement afin d’introduire précisément l’idée d’une approche de l’homme moderne. Or la formule ne va pas de soi et elle demeure quelque peu opaque, même si la critique l’a reprise parfois pour décrire la poétique de Saer. Par exemple, Ilse Logie a indiqué à ce propos que « dentro de esta perspectiva, toda novela o relato implicaría un modo particular y específico de relación del hombre con el mundo que se abriría paso a partir de una experiencia determinada con el instrumento opaco de la lengua » (Logie 2013a : 17). La formule est donc interprétée ici comme le rapport entre l’homme et le monde déterminé dans chaque roman ou chaque texte, ce qui, strictement, ne nous explique pas davantage sur la question. Pour Catelli, « Especular supone también construir juicios de manera oblicua, nunca completa: algo así como la plasmación del entimema o silogismo imperfecto » (Catelli 2013 : 254). Catelli prend ici l’aspect spéculatif par le biais d’un jugement incomplet en établissant des analogies avec des syllogismes, c’est-à-dire avec des arguments employés afin d’établir une conclusion. En principe, son interprétation tourne autour de la question du savoir, pour ensuite prendre un tournant vers les mythes et le domaine du primitif : « […] la novela sería un juego de contrapesos, entre la interrogación filosófica, el fragmento de las ciencias humanas y la inquisición sobre las leyes fundamentales del intercambio, en suma, una pregunta sobre los principios primeros y sobre los mitos » (Catelli 2013 : 254). Tout se passe comme si le terme d’anthropologie renvoyait à une question primitive et antique de l’homme et celui de spéculation à une notion du savoir et de la connaissance moderne. La formule est donc prise comme une conjonction entre ces deux pôles. 136

L’expérience

D’autre part, Gabriel Riera a proposé une lecture de El entenado à partir de cette formule de l’anthropologie spéculative. Comme il l’affirme, la question est loin d’être transparente : « ¿cómo leerla ?, ¿dónde poner el énfasis  ?, ¿qué decir del concepto, de la figura del ‘hombre’ de una ‘antropología’, que se dobla en el juego ‘especulativo’ ? […] » (Riera 1996 : 369). À partir de ces questions, Riera établit sa conception de l’anthropologie spéculative en fonction de la problématique du cannibalisme, de la représentation de l’autre et de certaines notions de la psychanalyse pour arriver à une idée selon laquelle : « El texto, por ende, se construye no como la rememoración de una ‘experiencia vivida’, sino y, fundamentalmente, como la ‘experiencia’ de una construcción que problematiza precisamente la posibilidad de rememorar un evento sin residuo alguno » (Riera 1996 : 377). Nous voyons bien que dans la lecture de Riera de l’un des romans les plus célèbres de Saer, il s’agit d’une problématisation des rapports entre la narration et l’expérience. Et cette problématisation entraîne aussi pour lui une mise en question de l’idée de la représentation, particulièrement dans El entenado : Interpretación del canibalismo, ‘desciframiento de un nombre’ y ‘compren­ sión’ de la inserción en un orden extraño, son todas operaciones que el narrador coloca bajo el régimen de la escritura: de una escritura que tiene lugar en el margen de la representación o, al menos, como una cierta manera de cuestionar la representación (1996 : 377).

Sur ce point Riera touche au problème de la représentation à partir d’un texte romanesque, ce qui confirme que la critique entreprise par Saer dans ses essais fait également partie de ses romans, ou pour le moins de El entenado, d’après l’article cité. Or, le plus intéressant de cette lecture de la formule « anthropologie spéculative » pour articuler la conception de la littérature chez Saer réside précisément sur ces limites de ce qui peut être représentable. Ainsi, suivant cette interprétation, la littérature peut être considérée comme une anthropologie en tant qu’approche de la réalité humaine qui dépasse le cadre habituel de la représentation, ce que, dans le cas de cet article, Riera situe du côté de l’hétérologie ou de « l’invention de l’autre » : El ‘objeto’ de la ficción, en tanto que ‘antropología’, serían las figuras de la aproximación de lo que, en el hombre, excede la representación, las ‘formas’ del abandono; la invención del otro (1996 : 390).

En effet, la notion d’anthropologie permet de situer l’écriture littéraire en tant que construction d’une expérience où la représentation conventionnelle se voit dépassée. Selon la lecture de Riera, ce dépassement de la représentation est lié à la rencontre de l’autre et à une reformulation du paradigme ethnographique. Dans une traduction vers l’anglais et une réécriture ultérieures de ce même article, Riera soutient que « le langage 137

La littérature obstinée

de la fiction entendu comme une anthropologie spéculative n’attribue aucune détermination substantielle mais, au contraire ouvre un espace qui désarticule toute connaissance préétablie de l’être humain : l’espace de ce qui ‘condescend à être montré’ » (Riera 2006 : 99, n. t.). Outre la rupture du paradigme ethnographique que peut contenir El entenado en particulier, cette lecture de Riera nous intéresse pour expliquer le roman en tant que constitution d’une expérience au sein de la poétique de Saer. La notion de littérature en tant qu’anthropologie spéculative implique donc qu’en dehors des codes habituels de représentation, ou pour le moins en conflit avec eux, le texte littéraire s’érige en une pensée autour de la réalité qui reprend mais à la fois repousse ou suspend les savoirs, les conventions et les idées reçues sur ce qu’est l’expérience humaine dans le monde moderne. À cause de cela, Riera identifie la littérature comme anthropologie spéculative à un mode d’interaction avec le monde profondément marqué par l’incertitude comme condition de l’approche aux phénomènes : La ficción narrativa, interrumpida e intensificada por el poema, se da a leer como modalidad de acceso al fenómeno del mundo y del aparecer de las cosas como un ‘parecer’ que no es la expresión de una subjetividad privada de certidumbre, sino de una incertidumbre como horizonte constitutivo del aparecer (Riera 1996 : 389).

Puisqu’il y a une suspension des codes habituels à l’égard de l’expérience, le champ où la littérature agit est forcément celui d’une sorte d’incertitude qui, par ailleurs, ne démérite pas dans aucune mesure la valeur du texte comme approche du monde dans la vision de Saer. Dans ce sens, l’idée de littérature comme anthropologie entraîne la revendication, d’une part, d’une nouvelle forme d’approximation entre l’écriture et le monde en dehors de la représentation mimétique et illusionniste conventionnelle et, d’une autre, d’une place autonome du texte comme un artéfact capable de produire une expérience à travers les questionnements et la pensée autour du sens et son rôle dans les configurations des réalités humaines. C’est seulement à partir du constat de ces deux revendications que nous pouvons comprendre comment la littérature pour Saer, tout en étant considérée comme un objet autonome, peut toujours parler de l’expérience du monde. Voilà le point de contact entre ces deux visions qui explique des affirmations telles que « Como Dostoievski y Conrad, y, por supuesto, Joyce, Faulkner figura entre los primeros, en nuestro siglo, que supieron transmitir a sus lectores, a través de la complejidad de sus procedimientos narrativos, la complejidad del mundo » (Saer 1997 : 40). Cette notion d’anthropologie spéculative permet donc de penser la façon dont les procédés formels littéraires peuvent finir par être rapprochés de la complexité de l’expérience, et ce 138

L’expérience

sans passer par un modèle imitatif. Ce caractère double de son idée de la littérature s’exprime également dans des essais plus tardifs : si el arte es quizás resultado de un impulso inconsciente, irracional y misterioso, su materialización en cambio es problemática, y sus formas en constante evolución que se despliegan a través de los siglos, son los vestigios que deja el inmenso esfuerzo de la conciencia por organizar en un objeto único, coherente y vivaz el chisporroteo inconexo y cambiante de la experiencia (Saer 2005 : 123).

L’histoire des formes littéraires est liée ici à la recherche d’une représentation de l’expérience, représentation non conventionnellement mimétique et donc non habituelle. Néanmoins, cette idée enracinée dans sa poétique d’une représentation en conflit avec la convention n’empêche pas pour autant que dans la réalisation concrète de ses romans, particulièrement dans la troisième phase à partir de El entenado, il n’y ait pas de place à des procédés conventionnels du roman, utilisés de manière particulière. Quitte à être insistants sur notre propos, nous voudrions formuler le fait que l’idée d’une représentation en conflit avec les codes habituels dans les essais de Saer n’entraîne pas nécessairement, dans sa pratique romanesque, un abandon de certains procédés traditionnellement associés à ce genre littéraire. Nous y reviendrons dans la dernière partie de cette étude. Certains articles critiques sur l’œuvre de Saer ont déjà signalé l’importance de la notion d’expérience dans son projet esthétique. Par exemple, Logie déclare que « […] llama la atención la centralidad de la noción de ‘experiencia’ en la ‘fase madura’ de la trayectoria de Saer, que según un consenso establecido por la crítica, arranca precisamente a partir de El entenado » (2013b : 126). Cette périodisation à laquelle fait allusion Logie compte trois étapes progressives : une de jeunesse de En la zona (1960) jusqu’à Cicatrices ; une deuxième dite expérimentale d’El limonero real à El entenado et finalement une étape dite de maturité qui va de El entenado jusqu’à La grande. En termes de Rafael Arce : se cristalizó […] una periodización de la obra saeriana que parecía entender que su narrativa evolucionaba, iba de menor a mayor, y además por etapas: hasta Cicatrices, una etapa juvenil, de aprendizaje y formación; hasta El entenado, una etapa ‘experimental’ o ‘formalista’; y hasta La grande, la etapa de ‘poética consumada’ (Arce 2012 : 2).

La dernière étape, fréquemment considérée comme celle d’une œuvre déjà consacrée, contemplerait les textes postérieurs à El entenado. Pour sa part, Logie voit une insistance particulière de la notion d’expérience dans cette étape et elle évoque tant le travail de Garramuño que celui de Julio Premat afin d’argumenter le fait que El entenado marque un 139

La littérature obstinée

tournant dans le projet esthétique de Saer où la notion d’expérience joue un rôle déterminant : No por nada Florencia Garramuño, en su importante estudio La experiencia opaca, considera El entenado como un punto de inflexión dentro de la narrativa del autor argentino, al ser el libro en el que regresa a la experiencia, que en Saer posee desde siempre una fuerte dimensión pulsional (tesis de Premat). Garramuño plantea que, en El entenado, Saer abandona el formalismo de la autonomía artística, noción característica de la modernidad que ha entrado en crisis, para dejar que emerjan en su escritura otras modalidades de la experiencia, una experiencia que se enfoca como inacabada e inaprensible, ya no ligada al conocimiento, sino en su relación con la fantasía y el goce (Logie 2013b : 126).

Certes, la période entre El entenado et La grande marque une différence perceptible avec les romans antérieurs, même si les textes concernés sont loin d’être homogènes. Néanmoins, il y a sur ce point une identification probablement trop rapide entre l’expérimentation formelle (appelée formalisme ici) et la défense de l’autonomie artistique, entendue comme le mythe d’une dépersonnalisation ou d’un manque d’intérêt de la part de l’art moderne envers la référence au monde et à l’expérience. Autrement dit, il n’est pas forcément la même chose d’expérimenter avec les formes que de postuler une autonomie absolue de la littérature par rapport à la culture et au contexte qui fonctionnent comme son référent. Ainsi, dans cette perspective de Logie, basée sur la lecture de Garramuño, on accorde à l’œuvre postérieure à El entenado une préoccupation thématique sur l’expérience, comme c’est le cas, sans doute, de El entenado et Glosa, mais en plus on leur attribue une absence, ou pour le moins, une diminution significative d’expérimentation formelle : or cette réduction de l’expérimentation et, par voie de conséquence, le type de lisibilité produite sont trop rapidement assimilés à une apparition dominante de « modalités d’expérience ». De notre point de vue, l’abandon de formes expérimentales n’entraîne pas que Saer parle plus de l’expérience qu’il ne le faisait auparavant. Cet abandon implique, plus qu’une approximation plus explicite à l’expérience – ou plus de « réalisme » dans ce sens-là – une reprise de formes narratives traditionnelles. Autrement dit, le type de lisibilité de El entenado ne marquerait point un retour à « l’expérience » en tant que telle, mais probablement un repli vers la narrativité dans ses formes les plus traditionnelles10. On reviendra sur cette question cruciale 10

Florencia Garramuño, dans un autre texte, a identifié ce retour d’une narration tradi­ tionnelle postulant également sa lecture de Glosa et El entenado à partir de l’expérience : « La vuelta al relato que El entenado despliega hace posible convertir en un problema de la trama (del argumento) lo que antes podía parecer (sobre todo en El limonero real y Nadie nada nunca) una mera preocupación formal  » (Garramuño  2010  :  711). Plus tard, elle va affirmer  que «  se trata de

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L’expérience

et en particulier sur le fait que, à notre sens, la conception d’une littérature autonome ne veut pas dire qu’il y ait une préoccupation exclusive pour la forme, tout comme le retour à certains codes de narrativité ne veut pas dire non plus qu’il y ait plus de soucis à l’égard de l’expérience que dans une littérature plus expérimentale : d’une part, l’autonomie n’est pas synonyme d’un formalisme littéraire et de l’autre, la préoccupation pour l’expérience n’est point synonyme d’hétéronomie de l’idée de littérature ni de narrativité traditionnelle, même si l’expérience et les formes traditionnelles de narration sont liées11. La problématique entre l’autonomie et l’hétéronomie est à notre sens plus complexe et nécessite, probablement, d’être formulée d’une façon quelque peu différente à l’égard de la dichotomie autonomie/hétéronomie. Pour l’instant, il s’agit de poser l’hypothèse que la préoccupation à l’égard du rapport entre le roman et l’expérience n’est point subordonnée, chez Saer, à la diminution de procédés expérimentaux. En suivant cette hypothèse, la préoccupation pour l’expérience peut être retraçable dans des textes tels que El limonero real et Nadie nada nunca. Voyons par exemple, cette description d’un « asado » du roman de 1974 : Se oye el entrechocar de los cubiertos contra los platos, el golpe de los vasos sobre la mesa de madera, las voces hablándose y contestándose en relación rápida, las sacudidas de la mesa y sus crujidos y vibraciones por el serrucheo de los cuchillos, las risas súbitas y el sonido liso de la saliva penetrando los alimentos en masticación, […] la explosión seca y profunda de los corchos al salir de las botellas y el murmullo de la soda al manar súbita en un chorro blanco y recto y hacer rebalsar los vasos, el ronroneo del recuerdo y del pensamiento que suenan en el silencio y se hacen oír a través de él (Saer 2010a : 75).

Indépendamment de la neutralité de la voix narrative, il est difficile de soutenir à propos de cette citation de El limonero real qu’il n’y ait qu’une préoccupation pour le langage et qu’il n’y ait point, par conséquent, une notion d’expérience derrière le travail de description tant de la perception physique que des phénomènes comme le souvenir ou la pensée. Toute cette description ne fait que travailler sur un rapprochement possible entre l’écriture et l’expérience. Il en va de même pour Nadie nada nunca : una mayor inteligibilidad del relato construida sobre una cierta recuperación de la cronología lineal […] y sobre un desplazamiento de la anterior predominancia de la descripción a favor de la narración de acontecimientos » (2010 : 717). Dans ce texte, elle part du constat de la prédominance de la narration traditionnelle, et de l’intelligibilité qu’elle entraîne, pour postuler que cette narrativité équivaut à un retour de l’expérience. De notre point de vue, ce retour de la narration traditionnelle n’est pas strictement synonyme d’une préoccupation pour l’expérience plus importante que celle d’œuvres antérieures. 11 Pour des raisons que nous expliquerons plus tard dans la dernière partie de cette étude.

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Elisa trata de salir de su aturdimiento, de aligerar la piedra compacta que ocupa el lugar de su mente, atravesada de tanto en tanto por imágenes que vienen solas y que no parecen pertenecer a nadie, que no evocan nada, que no vienen mezcladas con ninguna emoción ni con ningún sentimiento y que parecen tener tampoco ningún significado, como recuerdos que perteneciesen a otros y estuviesen flotando en su cabeza por equivocación (Saer 2009b : 141).

La description de ce moment de détente du personnage d’Elisa au moment de prendre un bain cherche à saisir une scène intime de désœuvrement identifiable aux moments de la vie quotidienne de n’importe qui. Nous voyons que, malgré le caractère expérimental de ce roman où certaines phrases se répètent en suivant une sorte de cadence, la recherche d’une approche entre l’écriture et l’expérience est indéniable. En résumant, nous estimons que, chez Saer, il est toujours question, d’une façon ou d’une autre, du rapport entre la littérature et l’expérience, et ce indépendamment du degré d’utilisation de formes expérimentales. Nous proposons donc que l’idée de la littérature entendue comme anthropologie spéculative s’appuie sur ce rapport conflictuel avec l’expérience. Il s’agit d’une autre forme de représentation qui diffère du « mimétique » et qui, à la fois, s’érige en expérience en soi, et ce non sans une composante idéologique assez marquée. Il ne faut pas oublier que pour Saer, depuis le romantisme, Esa rebelión no está dirigida únicamente contra el poder político […], sino también contra las formas múltiples que asume la cultura en la vida cotidiana, ya que la literatura es, o al menos debería ser, una crítica del mundo entendido no únicamente como estructura social, sino también, ‘y acaso sobre todo’, del mundo como objeto de experiencia y de conocimiento. En tanto que la cultura, en su sentido más general, se constituye a partir de una experiencia del mundo ya sedimentada y, como única experiencia conocida, erigida en valor, la literatura cuestiona infatigablemente el sistema consolidado, ahondando la experiencia del mundo y enriqueciendo su conocimiento (Saer 1997 : 108).

Alors cette conception de la littérature implique tantôt l’aspect critique et idéologique face aux codes et formes habituelles de représentation de l’expérience dans nos cultures contemporaines, tantôt l’aspect d’enri­ chissement et d’élargissement du savoir sur l’expérience humaine en général ; c’est pourquoi il est question d’une anthropologie. L’adjectif spéculative ne fait que renforcer l’idée d’une pensée littéraire et du texte comme un objet dont les significations génèrent des réflexions sur les rapports au monde. Par ailleurs, la lignée de cette vision de la littérature comme contestation ou rébellion s’insère dans la tradition romantique, comme Saer lui-même le signale, constat qui confirme que cette idée de littérature moderne demeure très présente dans le projet romanesque de l’auteur argentin – ce qui ne veut pas dire pour autant que ses textes soient 142

L’expérience

construits à partir de présupposés ou de motifs strictement romantiques. On se concentrera plus tard sur les différences et les modifications concrètes élaborées par Saer par rapport à la question épineuse du roman et son rapport à l’expérience. Or nous souhaitons remarquer le fait que parler d’expérience chez Saer demande de la prudence, car son idée de représentation s’avère particulière. Et ce, non seulement car la perception du réel est indéterminée pour lui, mais aussi et surtout parce que le roman en tant que configuration d’une expérience se désigne comme une problématisation permanente des formes de décrire et de penser le domaine du vécu. Passons ensuite aux particularités de la notion d’expérience chez l’écrivain né à Adrogué, Ricardo Piglia.

3.  Lecture, roman et vie […] podemos ver al joven Guevara relacionado con la beat generation norteamericana. […] Se trata de unir el arte y la vida, escribir lo que se vive. Experiencia vivida y escritura inmediata […] Ricardo Piglia, « Ernesto Guevara, rastros de lectura », El último lector

3.1.  Le constat d’une tension Si Juan José Saer était conscient du débat théorique autour de la question de la représentation de l’expérience à l’intérieur du roman, Ricardo Piglia l’est d’une façon encore plus explicite, mais probablement moins tranchante. Avant d’expliquer cette différence, il faudrait préciser que les figures et les réputations en tant qu’essayistes de Saer et de Piglia sont fort différentes, aspect qui nous demande une approche particulière à ce sujet. Contrairement à l’impression de manque de rigueur et d’originalité que Nora Catelli ressentait à l’égard des essais compilés dans El concepto de ficción, La narración-objeto et Trabajos, tant les essais présents dans Formas breves que ceux de El último lector, ainsi que les entretiens réécrits et compilés dans Crítica y ficción ont forgé une réputation de Piglia à partir de l’image d’un « écrivain critique ». Il n’est donc pas étonnant qu’il soit parfois plus cité comme un critique de la littérature, que comme un écrivain, dans le sens plus traditionnel d’un auteur de romans ou de nouvelles. Selon Marcelo Casarin, par exemple, « Piglia es, en el panorama cultural del último tramo del siglo XX y lo que va de este XXI, el gran lector de la narrativa argentina, con toda la ambigüedad que implica esta designación » (Casarin 2008 : 102). En effet, les lectures critiques exposées dans ses essais ont été assez influentes, surtout en ce qui concerne une redéfinition du canon de la littérature argentine. Cette reconnaissance en tant qu’écrivain critique implique un rapport plus direct – en comparaison avec celui que Saer a entretenu – face 143

La littérature obstinée

à certaines questions récurrentes dans les débats soulevés dans les études littéraires, ce qui devient perceptible particulièrement dans les entretiens de Crítica y ficción, où le dialogue s’établit souvent avec des critiques professionnels assez reconnus ou avec des écrivains. Or ces questions à propos de la théorie littéraire, de la critique et de l’idée de littérature sont parfois reprises dans les deux livres postérieurs, Formas breves et El último lector, pour être souvent retravaillées et repensées à partir de la forme de l’essai. Cela dit, plus que ce rôle de « critique » en tant que tel à l’intérieur de la vie culturelle argentine, il est important de montrer ici qu’en tant qu’essayiste reconnu et influent Piglia révèle souvent cette conscience à propos du rapport entre le roman et l’expérience par le biais problématique de la représentation, précisément car il y voit un enjeu important de l’idée de littérature contemporaine, tant pour les récits courts que pour le genre romanesque. Sans établir une opposition si marquée vis-à-vis de l’idée de roman du XIXe siècle, comme c’était le cas de Saer, Piglia semble voir ce rôle représentationnel de la littérature comme une caractéristique attribuée par certaines postures critiques récentes, et non strictement comme un objectif du roman lui-même. Ainsi, le questionnement de la représentation comme une notion articulant le rapport entre l’expérience et la littérature ne se situe pas dans le roman en soi : la cible de la critique devient plutôt la façon dont on lit la littérature et ce que nous pensons y voir. La visée n’est point la même que celle de Saer. Dans un entretien de 1998, Piglia affirme que la littérature n’est guère un document social ou culturel où l’on peut déchiffrer une série d’informations sur le monde : […] muchas tácticas críticas tienden a hacer eso. Tienden, desde posiciones que se suponen progresistas, a sacar la literatura del juego y a convertirla en un síntoma más de una serie de documentos sociales que circulan con el mismo estatuto que la literatura. La crítica tiende a ver a la literatura como un síntoma, como un síntoma de otra cosa. La literatura no es síntoma de otra cosa (Piglia 2001a : 174).

Dans cette affirmation explicitement critique de l’identification entre la littérature et le symptôme, nous pouvons entrevoir l’affirmation, voire la défense, d’une spécificité du texte littéraire à l’égard du réseau des documents culturels et sociaux. La littérature n’est pas un symptôme car elle ne représente pas le monde de l’expérience selon un modèle mimétique, et surtout dans la mesure où elle n’est pas la manifestation chiffrée d’une information quelconque sur les configurations du réel. Il n’est pas difficile d’identifier ce type de pratique critique qui considère le texte comme un document culturel à la mouvance postmoderne, où la littérature a subi une sorte de processus d’uniformisation par rapport à d’autres productions culturelles. Or, même si ce type d’approche des 144

L’expérience

textes littéraires en tant que symptôme est tout à fait possible, voire utile d’un point de vue sociologique, Piglia semble plaider pour l’étude de la littérature à partir de ses spécificités. Ainsi, de façon quelque peu analogue au discours de Saer sur ce point, l’idée d’une autonomie du texte littéraire semble cohérente avec cette critique de Piglia à propos des études littéraires contemporaines. Dans cette vision méfiante et critique des études où le texte est vu comme un document culturel, il est question de défendre une sorte de spécificité littéraire, malgré le caractère problématique qu’elle puisse entraîner. Si nous revenons sur la poétique de l’auteur de Respiración artificial, nous voyons que les complexités de son emploi du terme narration nous amènent vers une posture similaire. Rappelons-nous du fait que ce terme exprime deux sens dans la poétique de Piglia : il y aurait d’un côté une narration sociale, c’est-à-dire des narrations qui sont présentes et circulent dans la société de masses  ; et de l’autre, une narration spécifiquement littéraire qui serait différente et qui s’opposerait aux narrations sociales. Cette distinction entre un type social de narration et un autre littéraire peut être interprétée comme un signe, sinon d’une défense programmatique, pour le moins d’une manifestation de la croyance en l’autonomie à propos de l’idée de littérature chez Piglia. Cela dit, et tout comme dans le cas de Saer, la question demeure problématique précisément parce que l’on ne sait pas s’il est question du même phénomène dans les deux cas, ou s’il s’agit d’une ontologie singulière de la « narration littéraire » ; c’est-à-dire d’une sorte de littérarité, au sens des formalistes. Néanmoins, la question de cette autonomie de la littérature et des rapports qu’elle entretient avec la notion d’expérience semble encore aporétique. Voyons plus en détail dans quelle mesure. Déjà dans un entretien de 1979, Piglia exprime clairement une préoccupation envers une autre tendance critique, apparemment contraire à l’antérieure, dans laquelle la littérature se voit démunie de son caractère social, et donc d’un lien à l’expérience sociale. Cette critique ne vise plus l’uniformisation des textes littéraires comme des documents culturels, mais la suppression ou l’omission de l’aspect social que, selon Piglia, entraîne l’idée de littérature. À l’égard des rapports entre la parodie et les questions de la propriété intellectuelle, Piglia soutient qu’il s’agit d’un problema sobre el que no se reflexiona, quizá porque allí las relaciones sociales entran de un modo directo en la literatura y ciertas corrientes actuales de la crítica buscan en la parodia, en la intertextualidad, justamente un desvío para desocializar la literatura, verla como un simple juego de textos que se autorrepresentan y se vinculan especularmente unos a otros. Sin embargo, esa relación entre los textos que en apariencia es el punto máximo de autonomía de la literatura está determinada de un modo directo y específico por las relaciones sociales. […] Así el escritor enfrenta de un modo específico la 145

La littérature obstinée

contradicción entre escritura social y apropiación privada que aparece muy visiblemente en las cuestiones que suscitan el plagio, la cita, la parodia, la traducción, el pastiche, el apócrifo. ¿Cómo funcionan los modos de apropiación en literatura? Esa es para mí la cuestión central y quizá la parodia debería ser pensada desde esa perspectiva (Piglia 2001a : 68).

Nous voyons ici le retour explicite de l’autonomie dans ses relations conflictuelles avec la notion d’expérience sociale. Ce qui pourrait être une caractéristique relevant de l’autonomie – à savoir, l’intertextualité – est selon Piglia étroitement connectée aux rapports sociaux, et donc sur le plan de l’interaction des textes avec le social. Ce qui semble gêner Piglia correspond à une réduction des rapports intertextuels à un jeu intrinsèque ; et la gêne occasionnée par ce jeu de références littéraires est qu’il expose une autonomisation absolue de l’idée de littérature qui lui paraît peu pertinente, ou que l’on pourrait, pour le moins, nuancer. Or il n’est pas risqué de signaler un élément quelque peu paradoxal dans ces deux postures : d’une part, la littérature possède, pour Piglia, une spécificité qui la distingue des documents du domaine global de la culture, et d’autre part, cette spécificité n’implique pas pour autant qu’elle soit isolée des rapports sociaux ni qu’elle soit réduite et limitée à un simple jeu de références entre des textes. Par ailleurs, cette gêne à propos des études sur l’intertextualité est également perceptible chez des théoriciens tels qu’Antoine Compagnon (1998 : 129). Il est clair sur ce point comment la question des rapports entre le roman et l’expérience nous mène fréquemment vers le concept d’autonomie et la façon dont les auteurs qui nous occupent essayent de le penser et de le questionner. Dans le cas ponctuel de l’intertextualité, il faudrait préciser que ce n’est pas tant la représentation ou la référence au monde de l’expérience ce qui est mis en question par Piglia, mais plutôt l’idée selon laquelle l’autonomie de l’idée de la littérature est censée impliquer inéluctablement une séparation du monde social et politique, en gros, de l’expérience dans ses aspects collectifs. Contrairement à cette posture, Piglia voit des relations d’appropriation et, par conséquent, des liens sociaux qui opèrent bien à l’intérieur de cette idée de littérature. Il s’agit donc de critiquer non pas le paradigme mimétique de la tradition humaniste à propos du roman en lui-même, mais l’utilisation des textes littéraires comme documents culturels censés traduire des situations sociales – ce qui, par ailleurs, se fait plus souvent qu’on ne le pense sous le paradigme représentationnel humaniste – et, à la fois, leur isolement du plan social. Si l’on schématise un peu les deux critiques, ce sont corrélativement les paradigmes de l’hétéronomie et de l’autonomie de l’idée de la littérature moderne qui sont remis en cause, ce qui rend le débat plus intéressant mais non moins aporétique pour autant. Or les allusions de Piglia à ces questions dans les entretiens de Crítica y ficción ne sont pas les seules. La 146

L’expérience

notion d’expérience et la problématique qu’elle entraîne réapparaîtront avec plus d’insistance dans El último lector. Dans le chapitre dédié à Ernesto Guevara, par exemple, Piglia déclare que Ser escritor es tener ese fondo de experiencia sobre el que se apoyan y se definen la forma y el estilo. Escribir y viajar, y encontrar una nueva forma de hacer literatura, un nuevo modo de narrar la experiencia (2005 : 115).

Il ne s’agit plus du plan social ou politique en tant que tel, mais d’un phénomène que Piglia va identifier au terme même d’expérience12, mot qui réapparaîtra d’ailleurs à plusieurs reprises dans ce livre et qui provient très plausiblement des essais de Walter Benjamin tels que « Expérience et pauvreté » et « Le conteur »13. Or le paradoxe que nous avions identifié à propos de Crítica y ficción se reformule dans la dernière citation d’une manière plus concrète : « trouver une nouvelle forme d’écrire littérature » semble être équivalent de « trouver une nouvelle forme de raconter l’expérience ». On voit bien comment les deux idées demeurent imbriquées et indifférenciées : « faire de la littérature » et « raconter l’expérience » deviennent deux éléments indissociables, ce qui confirme l’opérativité de la notion d’expérience chez Piglia. Or, cette idée de « raconter l’expérience » sera intégrée à sa conception de la littérature, surtout à partir des essais de El último lector, ce qui ne cesse d’être problématique à l’égard de l’autonomie et la spécificité qui semblent définir les textes littéraires tout au long de ses essais, et qui s’incarnent, par exemple, dans la revendication récurrente de Macedonio Fernández. De ce point de vue, comment la littérature peut-elle être considérée autonome et à la fois raconter l’expérience ? Comment décrire l’interaction entre ces deux tendances à l’intérieur d’une même idée de littérature  ? Sur ce point, Piglia va identifier cette problématique à un constat qui l’attache à la conception du genre romanesque en particulier, car d’après lui « La tensión entre ilusión y realidad, entre experiencia 12

Sur ce point nous ne travaillons pas du même point de vue qu’Isabel Quintana (2001 : 13). Pour elle, le rapport de Piglia et Saer avec Benjamin et, plus largement, le concept d’expérience sont liés aux crises historiques du XXe siècle, ce qui rapproche son essai d’une interprétation sur la politique et l’histoire, en particulier sur la dernière dictature en Argentine et les manières dont la littérature parle de ces événements (Quintana 2001 : 15). 13 Selon Benjamin, « Le conteur emprunte la matière de son récit à l’expérience: la sienne ou celle qui lui a été rapportée par autrui. […] Le romancier, lui, s’est isolé » (Benjamin 2000 : 121). Il pense aux contes populaires, sujet qui attirera l’attention de Piglia aussi, sans aucun doute. Néanmoins, il convient d’indiquer que même si Piglia reprend le terme d’expérience, il ne s’agit pas tant de cette sagesse envisagée par Benjamin, mais plutôt d’une expérience du vécu dans un sens moderne séparé de la connaissance communicable à travers la tradition orale. Ainsi, le concept d’expérience n’est pas tout à fait le même chez Benjamin et Piglia.

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La littérature obstinée

y sentido, aparece ligada a la lectura de novelas » (Piglia 2005 : 145). C’est à partir du constat de cette tension comme associée à la lecture de romans que Piglia retravaille les rapports conflictuels entre l’expérience et l’autonomie. Cette tension relève d’une attitude probablement moins tranchante à l’égard des conventions de représentation que dans le cas de la poétique de Saer. Ainsi, les liens entre les notions d’expérience et de littérature seront pensés en termes d’une tension ce qui implique, à son tour, un autre aspect : la lecture.

3.2.  Autour de la lecture Y eso han sido los libros de Faulkner para muchos de nosotros: formas de la experiencia, acontecimientos importantes en la vida personal. Ricardo Piglia, Crítica y ficción

Parmi les trois auteurs hispano-américains que nous étudions ici, Piglia est probablement celui qui a postulé les rapports entre l’expérience et le roman de la façon la plus explicite. Dans ses réflexions autour de la lecture, il pense à cette action –  et plus spécifiquement à la lecture de romans – comme le moment où ces relations se reformulent en permanence : « Mejor sería decir, la lectura construye un espacio entre lo imaginario y lo real, desarma la oposición binaria entre ilusión y realidad » (Piglia 2005 : 30). Cette idée de la lecture est donc cohérente avec le fait de considérer le texte littéraire comme une expérience en soi. Mais la lecture est aussi considérée par Piglia dans son geste individuel. À propos de Robinson Crusoe, l’une des œuvres emblématiques de l’essor du roman pour Ian Watt, Piglia affirme précisément que  : «  La soledad de Robinson se asimila con el aislamiento del lector. Se han perdido ya los vestigios de la lectura colectiva. La lectura se disfruta en la soledad: no importa si en el boudoir, en el escritorio o en la biblioteca. De hecho, hay una relación formal entre la lectura y la isla desierta » (2005 : 155). Il s’agit ici de la même perspective de la lecture de romans à partir d’une notion d’expérience des individus modernes. Pour sa part, Marina MacKay énonce ce même rapport entre l’expérience individuelle moderne et la lecture de romans : Que les romans soient nés en même temps que l’individualisme moderne fait sens si l’on songe à la manière dont nous les lisons. Tandis que la réception des premières formes littéraires renforçait le sens de la communauté — les pièces étaient regardées avec d’autres gens et la poésie était souvent lue à voix haute — le roman est consommé en privé et dans la solitude. De plus, le roman est en relation étroite avec la vie intérieure des individus, vie intérieure en désaccord avec leurs circonstances sociales (MacKay 2011 : 26, n. t.).

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L’expérience

Outre ces vies intérieures évoquées par MacKay et le fait de lire en solitude et intimité, autrement dit, outre l’aspect solitaire et intime associé tant aux romans qu’à leur lecture, Piglia considère que les idées sur l’imaginaire, le fictionnel, le fictif et le concret, le factuel, le réel, ainsi que les relations entre elles interagissent en permanence au moment de la lecture. Ainsi, ces champs de réflexion sont, selon Piglia, privilégiés quant au genre romanesque, et ce peut être tant du côté de la lecture que de la production du texte. Reprenons un fragment du texte « La linterna de Anna Karenina », où l’auteur soutient que […] la novela como género no hace más que trabajar la relación entre ellos [ficción y realidad]. En todo caso, se ha instalado en esa indecisión desde el origen. En el imaginario que surge de las propias páginas de las novelas, con la insistencia en el aislamiento del lector, está siempre presente la tensión entre ficción y realidad que es clásica del género (Piglia 2005 : 149).

Nous voyons comment le terme tension est celui qui définit le rapport entre fiction et réalité à l’intérieur du genre romanesque. Et l’auteur d’Adrogué est explicite quand il affirme que le roman travaille sur ce rapport entre l’ordre du fictif et celui du réel. Or cela veut dire deux choses – qui sont, soit dit en passant, les centres d’intérêt de Piglia dans ce livre : d’une part, c’est dire que l’incorporation de scènes de lecture de romans à l’intérieur des romans est un geste qui ne fait que travailler sur cette opposition entre le fictif et le réel, travail qui est, à ses yeux, classique du genre ; et d’autre part, que le roman comme artéfact fictionnel produit chez ses lecteurs, en tant qu’effet, des questionnements sur cette même opposition. Ce deuxième point est cohérent avec la vision du roman comme une expérience en soi : il est question d’une expérience qui, en mettant en scène la tension entre les domaines du fictif et du réel, génère une problématisation autour du régime selon lequel nous pensons habituellement ces domaines, mais aussi autour du sens et des effets bien réels que les configurations du sens ont dans l’expérience du monde contemporain. Or la tension permet précisément de penser ces relations en termes productifs, non comme une aporie statique, mais comme l’un des éléments qui demeurent actifs dans le genre romanesque et qui nourrissent son dynamisme. Et la lecture tant réelle que représentée dans le roman est ce qui active ce mouvement. Outre cette tension entre le réel et le fictif associée au roman, Piglia expose d’autres idées sur la lecture qui coïncident avec le roman compris comme une expérience en soi. Par exemple, toujours à propos de Guevara, Piglia affirme que No estamos lejos de don Quijote, que busca en las ficciones que ha leído el modelo de la vida que quiere vivir. […] No se trataría aquí sólo del quijotismo en el sentido clásico, el idealista que enfrenta lo real, sino del quijotismo 149

La littérature obstinée

como un modo de ligar la lectura y la vida. La vida se completa con un sentido que se toma de lo que se ha leído en una ficción. En esa imagen que Guevara convoca en el momento en el que imagina que va a morir, se condensa lo que busca un lector de ficciones; es alguien que encuentra en una escena leída un modelo ético, un modelo de conducta, la forma pura de la experiencia (2005 : 104).

D’après ce fragment, un lecteur cherche dans les scènes littéraires un modèle de vie : il n’est point difficile de constater que Piglia déploie ici la même conception du texte romanesque comme une « fiction », comprise comme une création imaginaire, qui révèle du sens par rapport à la vie des individus, comme nous l’avions vu à l’égard de MacKay. Et il insistera à plusieurs reprises sur ce caractère double du roman comme « monde fictif ou imaginaire » et comme révélation du sens à l’égard de l’expérience individuelle : Las circunstancias son siempre las mismas: de inmediato vincula lo que lee con su experiencia personal, vislumbra lo que lee con su experiencia personal, vislumbra en lo que lee su destino. Ecos muy arcaicos de la lectura del oráculo se cifran en esta situación (Piglia 2005 : 154).

Outre ces probables rapports à l’oraculaire et à la révélation d’un sens attribués au genre romanesque et au geste de la lecture, nous pouvons proposer ici un autre rôle du roman. Ce dévoilement du sens qui se voit associé à la lecture du roman n’a pas lieu à cause d’une représentation mimétique d’expériences communes, puisque chez Piglia, encore une fois « […] la literatura no refleja nada. Hace otra cosa » (2001a : 106). Or ce rapport au sens est latent grâce aux nouvelles configurations du représentable produites par le roman. C’est-à-dire, nous proposons de déplacer la tension entre le fictif et le réel identifiée par Piglia à propos de la lecture romanesque, vers une tension entre les représentations articulées dans le roman – avec toutes les spécificités formelles qu’elles impliquent – et les représentations qui intercèdent dans le domaine de l’expérience du réel. Autrement dit, quand Piglia pense à la façon dont un lecteur – ici Ernesto Guevara – recherche dans le roman un modèle de la vie, il est en train d’entrevoir en même temps la manière dont le roman entretient des relations étroites avec la forme dont on se représente notre expérience du réel. Ce type de réflexion a été postulé aussi par Gabriel Riera dans son étude sur Saer, par exemple, à propos de la façon dont le roman du XIXe siècle a marqué certaines caractéristiques de la vie bourgeoise (2006 : 19). Malgré ce constat d’une tension, il faudrait préciser que l’autonomie est toujours associée chez Piglia à l’idée de littérature, comme c’était le cas de Saer : il sera donc question de repenser les relations que, en tant qu’artéfact autonome, le roman établit avec les représentations du réel. 150

L’expérience

D’où l’affirmation suivante à propos de Cosmos de Witold Gombrowicz: « Una locura novelística. La lectura constituye el universo. La lectura (de una novela) como postulación de una realidad es el punto extremo de su autonomía » (Piglia 2005 : 148). Ce qui apparaît dans cette citation vise bien notre problématique : le fait de considérer la lecture d’un roman comme une expérience en soi (et par conséquent bien réelle) est, à la manière de « La narración-objeto » de Saer, une façon de rendre visible son caractère autonome, même « el punto extremo de su autonomía », selon Piglia. Néanmoins, de nouveau, l’affirmation de ce caractère autonome n’implique pas un isolement ou une négation de l’expérience du réel. D’où la proposition de réfléchir en termes de formes de représentation articulées dans le roman et de formes de représentation qui interviennent dans l’appréhension du réel. Ainsi pourrions-nous tenter une approche différente à la contradiction entre l’autonomie et l’hétéronomie de l’idée de littérature, ce qui nous permettra, éventuellement, de réfléchir aux rapports entre l’expérience du monde et cette idée du roman moderne au-delà du binarisme, dans un effort de compréhension des enjeux du roman contemporain chez les auteurs choisis. Nous pouvons maintenant affirmer que le rapport entre le roman et l’expérience que nous avons identifié comme un trait récurrent dans l’idée de roman moderne demeure actif dans la poétique et les préoccupations théoriques de Piglia. Cela explique également les préoccupations apparemment contradictoires pour l’autonomie et les liens à la politique, comme faisant partie d’une seule et même idée de littérature, comme nous pouvons le voir dans cet entretien de 1992 : Ya sea la realidad de los conspiradores, de los inventores, o de los hermeneutas, los teólogos o los detectives, los dos están construyendo realidades ausentes, vidas alternativas. Ése es un elemento que a mí me interesa muchísimo como autonomía de la ficción y como politización de la ficción (Piglia 2001a : 137).

Ainsi, la « réalité absente » de la littérature est pensée simultanément comme source d’autonomie et de politisation. Or ce double intérêt est compréhensible si nous pensons en termes de formes de représentation plutôt qu’en fonction de l’opposition autonomie/hétéronomie. Il n’est donc pas question à aucun moment, chez Piglia, d’opposer deux régimes dont un serait celui de la littérature, et l’autre celui du réel. D’où l’intérêt de sa poétique au moment d’étudier ces enjeux de l’idée de littérature moderne et la manière dont ils subsistent de nos jours, tout en étant encore productifs. En ce sens, il ne s’agit pas pour nous tant de l’impossibilité de raconter l’expérience, même dans les termes de Benjamin, c’est-à-dire comme ce qui est de plus en plus incommunicable, que d’une recherche de nouveaux liens entre le roman et l’expérience. Or il est important d’annoncer qu’il 151

La littérature obstinée

existe, chez Piglia, un autre versant à propos de l’expérience qui passe par ses préoccupations par la nouvelle et les genres narratifs qui diffèrent du roman : ceux qu’il appelle justement les Formas breves. En effet, la forme narrative brève a été aussi l’une de préoccupations théoriques de Piglia, et il ne faudrait pas oublier qu’il a publié également un nombre assez important de nouvelles. Selon Susana Ynés González Sawczuk, la réélaboration et réédition de l’essai, « Tesis sobre el cuento » et « Nuevas tesis sobre el cuento » « […] demuestran la preocupación del autor acerca de este género narrativo, que lo llevó a la producción de estos escritos, y de las apreciaciones se percibe una coherencia teórica que evidencia la toma de una postura, acerca de la forma narrativa cuento » (González Sawczuk 2008 : 25). Bien que nous soyons conscients de l’importante place de la nouvelle à l’intérieur des réflexions et de la poétique de l’auteur d’Adrogué, nous estimons que les rapports à la notion d’expérience sont souvent rapprochés de l’idée de secret, d’énigme, d’une deuxième histoire qui sera dévoilée à la fin, en gros à une structure similaire au genre policier. Comme González Sawczuc l’affirme, «  finalmente, el arte de narrar […] es el arte de restituir lo oculto; en la perfección de la técnica del doble registro de sentidos estaría la máxima para alcanzarlo » (2008 : 31). Or cette vision du secret et de la vérité dévoilée que Piglia compare souvent à l’écriture de narrations courtes implique une relation de la littérature à la notion de vérité qui, à notre sens, est encore plus difficile et qui dépasse le cadre de cette étude, centrée concrètement sur l’idée de roman. Voyons maintenant la vision de Bolaño afin de comparer les enjeux des trois poétiques en ce qui concerne la notion d’expérience.

4.  L’expérience esthétique et l’hétéronomie Te queda la sensación de que la literatura ha estado a la altura de la realidad. La famosa rea, la rea, la rea, la rea-li-dad. Roberto Bolaño, Entre paréntesis

4.1.  Phénomène esthétique, histoire et autobiographie Si chez Saer et Piglia nous avons signalé des références au débat théorique du XXe siècle autour de la question de la représentation de l’expérience, dans les essais, les textes journalistiques et les entretiens de Bolaño cet intérêt théorique n’apparaît pas souvent ou, pour le moins, il n’est pas formulé dans les mêmes termes. Wilfrido H. Corral remarque cette attitude quelque peu neutre vis-à-vis de la théorie en la justifiant à partir d’une concentration dans la pratique de l’écriture : Bolaño tampoco mostró ni desdén ni atracción hacia las teorías narrativas, a cuya atalaya han acudido varios de sus acólitos en sus novelas y en sus vidas 152

L’expérience

profesionales, no sólo porque no tuvo la formación académica de algunos de ellos, sino porque la práctica era lo que más le importaba (2011 : 31).

Qu’il s’agisse de cette orientation vers la pratique ou de la formation littéraire autodidacte en quelque sorte indépendante des problématiques de la théorie en tant que telle, il est certain que les affirmations à propos des débats théoriques contemporains sont plutôt rares dans les textes d’Entre paréntesis et les entretiens de Bolaño, et encore plus en comparaison avec Saer ou Piglia. Ainsi, il n’est pas fréquent de trouver des critiques de la représentation ou des allusions directes aux questionnements de la référence et aux rapports entre le langage littéraire et la réalité, comme c’était le cas quant à Saer et Piglia. Néanmoins, cette latence de sa position à l’égard de ces questions n’implique pas pour autant une attitude naïve de Bolaño vis-à-vis des relations entre le roman et l’expérience. Ce n’est pas parce qu’il ne touche pas explicitement le sujet dans ses essais que nous pouvons penser que certaines préoccupations théoriques – ou, pour le moins, certains intérêts partagés avec la théorie – lui sont complètement étrangères. Voyons donc quels sont les rapports entre le roman et l’expérience à partir de cette attitude quelque peu distante des termes du débat théorique. Pour Bolaño, « La única experiencia necesaria para escribir es la experiencia del fenómeno estético » (Bolaño 2011a : 25). Sa vision n’est point marquée de façon explicite par les concepts que nous pouvions retrouver chez Piglia et Saer – autonomie, représentation ou imitation, par exemple –, mais elle n’est pas moins déterminée par cette idée de la littérature comme quelque chose de proche à l’art, à un « phénomène esthétique ». De ce point de vue, il y aurait une notion de littérature comme ayant la capacité de configurer une expérience, mais une expérience qui, tout en faisant partie du domaine vital, peut être distinguée de l’expérience ordinaire. Autrement dit, cette expérience esthétique possède chez Bolaño un caractère singulier qui nous permet de la distinguer du domaine de la vie ordinaire, sans qu’elle soit vécue pour autant de manière isolée ou en dehors du cadre de la vie sociale, subjective et politique. Ainsi, l’expérience réellement déterminante pour l’écriture littéraire est, selon Bolaño, d’ordre esthétique, ce qui entraîne une conception de la littérature comme un art similaire à celle qu’on trouvait chez Saer. Pour Bolaño, il ne suffit donc pas d’avoir plusieurs expériences – qu’elles apparaissent sous forme de voyages, rencontres, drogues, lectures ou érudition culturelle ; il est question d’une expérience d’un ordre différent où l’idée de l’art revient de manière insistante. En conséquence, la littérature conçue comme un art et, de même, la défense de sa singularité face au domaine de l’expérience

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La littérature obstinée

courante et ordinaire sont présentes chez Bolaño, contrairement à ce que certains commentateurs comme Patricia Espinosa ont affirmé : Podemos advertir en la obra de Bolaño el intento de reconciliar el arte con la realidad, desafiando entre otras cosas la famosa ‘institución arte’. Bolaño no cree en la autonomía del arte, ni en la muerte del sujeto ni del autor. Es por ello por lo que la metatextualidad se vuelve el punto central de cada uno de sus textos, ya que se abren constantemente a la posibilidad de asumir el problema de las relaciones discursivas operantes en los textos ficcionalesnarrativos con otras discursividades, sean estas históricas, sociales, políticas, etc. (Espinosa 2004 : 23).

De même, dans un autre texte Espinosa soutiendra la même lecture : « La obra de arte en Bolaño se desliga de la autonomía y se instala en un permanente diálogo con la historia, la política, la cultura, la propia institución arte, la crisis modernidad/posmodernidad, donde se tensa al límite la noción de unidad narrativa » (Espinosa 2013 : 128). En désaccord avec Espinosa, nous trouvons chez Bolaño une forte idée de littérature considérée comme un phénomène esthétique, ce qui l’éloigne par ailleurs des discours autour des effacements de frontières entre une culture élevée, d’une part, et une culture « basse » ou de masse, de l’autre, même si certains éléments populaires peuvent apparaître à l’intérieur de son œuvre14. Or, au-delà de la confusion qu’il semble y avoir dans cette citation entre des concepts pas tout à fait équivalents et décontextualisés tels que l’autonomie de l’art, la mort de l’auteur et « la mort du sujet », il est intéressant de remarquer ce qui, à notre sens, est un problème mal posé : selon celui-ci, on a tendance à opposer l’autonomie de l’idée de la littérature, d’une part, et le rapport aux discours historiques ou politiques, de l’autre, en présupposant que ce dernier représente le domaine de l’expérience. En d’autres termes, on a tendance à formuler une opposition entre l’autonomie et l’expérience. Or comme nous l’avons évoqué à propos de la lecture de Saer proposée par Garramuño, l’autonomie n’est pas forcément l’élément contraire à l’expérience quand nous traitons l’idée de roman moderne : il n’y a point d’antinomie entre les deux. D’abord, du fait que l’opposition apparaîtrait plutôt entre l’autonomie et l’hétéronomie, étant donné que les deux termes se trouvent sur le plan des impératifs ou des contraintes d’un texte, et en particulier de la question de savoir si ces impératifs sont intérieurs ou extérieurs à la littérature elle-même. La notion d’expérience associée au roman nous permet de nous déplacer de ce plan des impératifs – car différente de l’hétéronomie précisément – et nous mène à penser plutôt en termes de relations : il n’est donc pas question de chercher comment 14

Comme, par exemple, les fréquentes allusions aux genres cinématographiques tels que « […] el policiaco, el de terror, el bélico o el western » (Hernández Rodríguez 2011 : 61).

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L’expérience

l’expérience – qu’elle soit politique, sociale ou subjective – impose des impératifs ou des déterminations au texte littéraire, mais d’examiner les mouvements bilatéraux entre cette expérience et ses formes de représentation habituelles, d’une part, et les formes explorées par le texte littéraire et ses possibles articulations de nouvelles formes de représenter et penser l’expérience, de l’autre. Ensuite, il y a un deuxième aspect de ce problème mal posé : l’idée selon laquelle la littérature moderne a été traditionnellement associée presque exclusivement à cette autonomie, ou en tout cas à une autonomisation progressive. Or comme nous avons pu le voir chez les théoriciens du roman au début de cette partie, tant l’autonomie que le rapport à l’expérience sont indissolublement liés à l’idée de roman, et ce aussi dans la poétique de Bolaño, en dépit des références historiques ou autobiographiques, comme nous le montrerons dans les pages qui suivent. L’idée de roman moderne est plus complexe qu’une autonomisation, comprise comme un isolement de la littérature par rapport à la vie individuelle et collective. Nous voudrions donc affirmer que la croyance en l’autonomie demeure active chez Bolaño, sans que cela n’implique, à l’intérieur de sa poétique, un isolement du texte littéraire à l’égard d’autres domaines comme celui de l’histoire ou de la politique. Autrement dit, si l’on réfléchit à cette idée de littérature à partir de Bolaño, autonomie ne veut pas dire isolement ni rupture entre l’art et la vie. Dans cette mesure, la poétique du Chilien se trouve à notre sens loin aussi de ce qui a été identifié, suivant Josefina Ludmer (2010), aux littératures « post-autonomes ». Contrairement à cette orientation de certains commentateurs, nous trouvons qu’il est difficile de parler de posautonomía à l’égard de Bolaño comme le fait, par exemple, Lidia Santos en tenant pour certaine cette « nouvelle tendance » de la littérature hispano-américaine : Tomo en cuenta los datos biográficos de Roberto Bolaño, en primer lugar porque una de las originalidades de su obra en relación con sus contemporáneos es el rechazo de la autonomía del arte, de modo que participa de una tendencia – la posautonomía – característica de la literatura hispanoamericana más reciente (2013 : 292).

Au-delà de la contradiction selon laquelle Bolaño est considéré original à cause de son rejet de l’autonomie et, en même temps, ce rejet fait partie d’une « tendance », la dominance de cette posautonomía chez les écrivains hispano-américains contemporains pourrait être, au moins, limitée à un type donné d’écriture, proche des recréations romanesques du témoignage par exemple, ou ce qu’en Amérique latine a été identifié à la « literatura documental » (Rincón 1978 : 28) ; mais la preuve de cette affirmation impliquerait une étude détaillée et un corpus représentatif qui dépassent largement la portée de ce travail. Nous voudrions néanmoins 155

La littérature obstinée

postuler que son idée de littérature correspond à un art et ce dans le sens moderne et même romantique du terme, ce qui rend insoutenable à nos yeux sa supposée négation de l’autonomie de la littérature. Or son idée du texte littéraire en tant qu’art n’est point associée à une critique explicite de la représentation, ce qui probablement a amené des commentateurs tels que Santos à affirmer cette posautonomía. Afin de résumer et préciser notre hypothèse, nous dirons qu’il n’y a guère de critique de la représentation de l’expérience dans les essais et les entretiens de Bolaño, ce qui n’entraîne pas, à nos yeux, une expression d’une posautonomía quelconque dans sa poétique. En revanche, nous trouvons souvent l’affirmation du phénomène esthétique, du chef-d’œuvre (« […] como sólo pueden hacerlo las obras maestras de la literatura » (Bolaño 2004a : 151)) ou du roman total (Bolaño 2004a : 307), expressions qui démontrent une persistance de l’autonomie du texte littéraire, persistance qui rend pertinent le fait de repenser cette question. Selon Bolaño : ¿Cómo reconocer una obra de arte? ¿Cómo separarla, aunque sólo sea un momento, de su aparato crítico, de sus exégetas, de sus incansables plagiarios, de sus ninguneadores, de su final destino de soledad? Es fácil. Hay que traducirla. Que el traductor no sea una lumbrera. Hay que arrancarle páginas al azar. Hay que dejarla tirada en un desván. Si después de todo esto aparece un joven y la lee, y tras leerla la hace suya, y le es fiel (o infiel, qué más da) y la reinterpreta y la acompaña en su viaje a los límites y ambos se enriquecen y el joven añade un gramo de valor a su valor natural, estamos ante algo, una máquina o un libro, capaz de hablar a todos los seres humanos (Bolaño 2004a : 224).

Il n’est pas difficile de percevoir dans ce fragment une préoccupation explicite et consciencieuse autour de ce qu’est une œuvre d’art ; autour de sa possible – ou pour le moins désirable – universalité ; autour de la valeur qu’un texte littéraire peut avoir en tant que lieu d’une expérience réelle et à la fois puissante, non limitée à sa dimension potentielle. Cette autonomie par rapport au contexte de la rédaction et à la langue même de l’écriture – d’où son exemple de la traduction –, n’est point contradictoire avec la notion d’expérience dont il est question ici. Le roman peut configurer une expérience justement car autonome vis-à-vis d’autres expériences : la ressemblance avec la vision adornienne de l’art, perceptible aussi dans la poétique de Saer, est assez frappante. Pour Adorno, […] l’art est social ni à cause du mode de sa production dans laquelle se concentre la dialectique des forces productives et des rapports de production, ni par l’origine sociale de son contenu thématique. Il le devient beaucoup plus par la position antagoniste qu’il adopte vis-à-vis de la société, et il n’occupe cette position qu’en tant qu’art autonome (Adorno 1989 : 287).

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L’expérience

Les termes employés par le compositeur et philosophe allemand et par l’écrivain chilien ne sont pas, évidemment, les mêmes. Pourtant, nous pouvons soutenir que leurs idées sous-jacentes sont similaires : la manière dont l’art peut avoir une place contraire ou, pour le moins, un rôle de contrepoids vis-à-vis de la société dépend de son autonomie (quoique pour Bolaño l’art n’est pas tant un contrepoids qu’un appui sur lequel on compte pour éviter de tomber dans l’abîme ou le cauchemar du réel). Ainsi, et en dépit des différences discursives, la façon d’acquérir un caractère social consiste à devenir un art autonome tant pour Adorno que pour Bolaño. D’autre part, le phénomène esthétique chez Bolaño est très souvent lié aux figures des profondeurs. Revenons un instant sur ces celles-ci: elles comportaient deux versants dont l’un consistait en l’expérience subjective de l’auteur et l’autre contemplait les caractéristiques des textes littéraires. Autrement dit, l’écrivain peut faire l’expérience de ces profondeurs subjectivement, mais les textes peuvent aussi explorer ces abîmes à partir des formes. Et voici un point commun avec la notion d’expérience associée au roman par les théoriciens du genre tels que Lukács, Bakhtine ou Watt : les formes romanesques peuvent constituer une expérience en soi, expérience assimilée aux profondeurs par Bolaño, et donc au domaine de l’inédit. Du côté de la production du texte, la figure des profondeurs, et plus largement l’idée de littérature chez Bolaño, demeure cependant mêlée à la question de l’expérience par deux biais particuliers : l’histoire et l’autobiographie. En d’autres termes, la conception de la littérature comme phénomène esthétique apparaît souvent liée à des références historiques ou des références autobiographiques. Quel est donc le lien entre ce phénomène esthétique, considéré dans son autonomie, et les références à l’histoire récente de l’Occident ou à la vie personnelle de Bolaño à l’intérieur de sa poétique ? Des commentateurs tels que Hernández Rodríguez, parmi d’autres, ont déjà remarqué ces préoccupations historiques au sein de la poétique du Chilien : Vale la pena destacar, en el marco de una producción tan elaborada durante tanto tiempo, el lugar central que ocupa en buena parte de su obra el interés por el discurso historiográfico, presente sobremanera en las novelas Amuleto y Nocturno de Chile, en las que su voluntad revisionista de la historia se articula a partir de sólidos planteamientos éticos y propone la necesidad de dar voz tanto a la generación de jóvenes latinoamericanos a la que perteneció, una generación sacrificada y no historiada, como a los cómplices de los verdugos, lo que se observa de forma digamos panorámica en 2666, en la medida en que abarca la historia reciente de América Latina y la del siglo XX europeo, al mismo tiempo que establece insólitas conexiones entre ambos periodos con la 157

La littérature obstinée

degradación moral de la sociedad y la violencia como trasfondo (Hernández Rodríguez 2011 : 51).

Sans doute faudrait-il tenir compte de l’intérêt de Bolaño pour certains événements historiques, en particulier ceux du XXe siècle comme le nazisme, la Seconde Guerre mondiale, la dictature de Pinochet au Chili, le massacre de Tlatelolco ou le génocide de femmes à Ciudad Juárez, au Mexique. Comme l’indique Hernández Rodríguez, ses romans font référence à ces événements en les utilisant comme sujet ou comme cadre contextuel du récit (en particulier, La literatura nazi en América, Nocturno de Chile, Amuleto et 2666). Cela dit, l’intérêt de Bolaño porte sur ces événements, mais aussi sur la manière dont ils ont été interprétés par l’historiographie et les formes dans lesquelles ils peuvent être repris à l’intérieur du roman afin d’être racontés de façon différente. Carmen Boullosa a remarqué aussi cet intérêt comme quelque chose d’inséparable de la figure du romancier  : «  Escritor fecundo, animal literario sin conce­siones, en él se cumplen felizmente los dos instintos primarios del novelista: la atracción por los hechos, y el deseo de corregirlos, de señalar en ellos el error » (Bolaño 2002 : 105). Même si la narration romanesque ne saurait « corriger » les « erreurs » du discours historiographique, il faut souligner que la fascination par quelques événements historiques marquants de sa génération passe aussi par une volonté de raconter à nouveau l’histoire d’un point de vue inhabituel qui met l’accent, certes, sur l’horreur de l’histoire récente, car dans la vision Bolaño « […] el crimen parece ser el símbolo del siglo XX » (Bolaño 2004a : 206). Certains commentaires dans le monde anglophone témoignent également de ce double intérêt que représentent les romans de Bolaño : d’une part, la forme novatrice et de l’autre, l’offre d’une vision du monde contemporain, à partir de la prédilection pour des événements historiques déterminants. Quant à 2666, Randolph Pope affirme, par exemple, que  «  Parmi les raisons d’en faire l’éloge évoquées par les premiers critiques de 2666 on trouve fréquemment deux concepts entremêlés : le roman est novateur, audacieux et transgressif quant à son esthétique, d’une part, et d’autre part, il offre une vision reconnaissable de notre condition actuelle » (Pope 2011 : 162, n. t.). Ainsi, certaines lectures de l’œuvre de Bolaño soulignent des formes originelles et à la fois une référence à la condition du monde actuel, référence qui passe par les allusions à l’histoire récente. Or d’autres interprétations ont tendance à privilégier l’intérêt historique comme une sorte de volonté d’enregistrer la condition d’Amérique latine en particulier, en mettant un peu de côté l’importance de la forme littéraire dans la poétique de Bolaño. Ainsi, pour Deckard

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L’expérience

Si Les detectives sauvages représente la reformulation de la part de Bolaño du témoignage dans une forme post-Boom, le ‘témoignage collectif’, alors 2666 peut être compris comme une tentative également insurgée de reformuler le roman mondial réaliste afin de vaincre la réification des modes de réalisme précédents et d’exprimer les changements de la situation historique d’Amérique latine dans l’ère du capital de ce millénium […]. La forme du roman traite d’un système historique mondial, unissant une semi-périphérie particulière (Ciudad Juárez) et une conjoncture historique particulière (le capitalisme tardif de ce millénium) avec une vaste portée géopolitique (Deckard 2012 : 353, n. t.).

Comme nous pouvons l’apprécier dans cette citation, des romans tels que Los detectives salvajes et 2666 sont censés reprendre une nouvelle forme de réalisme: le premier se voit rapproché à un témoignage collectif, tandis que le deuxième est associé au reflet de l’histoire mondiale. Or l’histoire devient intéressante pour Bolaño tant pour les événements en tant que tels que pour la possibilité de créer de nouvelles formes de les raconter. Si nous insistons sur cette prédilection pour la manière de raconter de façon novatrice certains événements historiques, c’est précisément parce qu’il ne s’agit point d’un attachement à la véracité historiographique en soi. Même lorsque ses romans nous parlent du nazisme ou de la Seconde Guerre mondiale à travers des personnages fictifs et non historiques (comme dans La literatura nazi en América ou 266615, par exemple), ce n’est pas la reconstruction d’un contexte historique vraisemblable qui détermine l’articulation – ni la valeur – du texte ; l’Allemagne du personnage Hans Reiter n’est donc pas historique dans la mesure où il n’est pas question de la faire passer comme vraisemblable selon les codes historiographiques qui ont servi à décrire cette période et ce pays. Il en va de même pour Nocturno de Chile, où le travail sur la voix d’Urrutia Lacroix est plus crucial que la description de scènes strictement historiques pour parler de la complicité de certains intellectuels chiliens avec la dictature de Pinochet. Sur ce point, nous pouvons faire appel à l’opinion de Bolaño sur son propre style d’écriture et ses relations avec les codes dits réalistes. Dans l’entretien avec Boullosa cité auparavant, il considère que : Acerca de mi obra, no sé qué decirte. Supongo que es realista. A mí ya me gustaría ser un escritor fantástico, como Philip K. Dick, aunque a medida que pasan los años y me hago más viejo Dick me parece, también, cada vez más realista. En el fondo, y en esto creo que estarás de acuerdo conmigo, la cuestión no reside allí sino en el lenguaje y en las estructuras, en la forma de mirar (Bolaño 2002 : 107). 15

Même si Hans Reiter est inspiré d’une personne historique, le roman ne tente pas une recréation de sa vie, bien entendu. À propos des références historiques de ce personnage voir par exemple, le travail de Marras (2011 : 124).

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Bolaño cherche dans sa poétique précisément cela : un langage, des structures et des formes de « regarder ». L’impératif n’est donc pas de récupérer une histoire parallèle ou silencieuse, voire dissimulée par l’historiographie officielle, mais de produire une structure donnée et, par voie de conséquence, une forme de se représenter ces événements. Il faudrait donc affirmer que, tout en reconnaissant l’importance des préoccupations historiques chez Bolaño, la présence de son réalisme est fortement liée à une conception de la forme et de la structure littéraires – des manières de raconter – qui nous oblige à prendre des précautions à l’égard d’une idée représentationnelle naïve de l’histoire, si dissimulée ou censurée soit-elle. D’une façon parallèle, il en va de même pour les aspects autobio­ graphiques de son œuvre, c’est-à-dire l’autre versant de l’expérience chez Bolaño. Selon Sergio Marras, « Para entender el carácter de los personajes que estructuran la obra de Roberto Bolaño es imprescindible remontarse a su primer y máximo héroe : él mismo, con la sucesión de nombres y alter egos que desarrollará en el tiempo » (2011 : 29). Et encore plus loin, il soutient que « A partir de la introducción de Estrella distante, el primer Bolaño se sumerge y se transforma de manera manifiesta y con toda comodidad en el autor invisible de B y a partir de entonces, como ya anuncié, sus alter egos serán Arturo Belano, B, o Arturo B » (2011 : 44). Les résonances autobiographiques ont été étudiées par Marras, en particulier à partir du narrateur Arturo Belano ou B, comme projections littéraires de narrateurs qui sont aussi personnages-écrivains. Or le point de départ de ces projections garde un point commun avec la figure biographique de Bolaño, interprété comme le premier et principal héros de sa littérature. Ainsi, pour Marras les enjeux des personnages de Bolaño gardent un profil associé à l’autobiographie, bien qu’il reconnaisse et cherche à expliquer la transformation de ces narrateurs et personnages à l’intérieur de l’œuvre, sans tomber dans une simple version du biographisme. D’autre part, la question apparaît également dans l’entretien avec Boullosa. Citons Bolaño  : «  ¿Si mi obra es autobiográfica? En cierto sentido, ¿cómo podría no serlo? Toda obra, incluida la épica, en algún momento es autobiográfica  » (Bolaño  2002  :  111). Nous pouvons voir comment l’autobiographie est conçue par Bolaño comme une composante indéniable de toute littérature. Et ce non à cause d’une représentation de la vie de chaque auteur, mais plutôt dans la mesure où certains aspects du texte sont forcément chargés de l’expérience individuelle de chaque écrivain, de leur vision d’une époque et d’un contexte, même si la représentation de leur vie n’y est pas exposée en tant que telle.

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Cela dit, Bolaño déclare aussi qu’en effet ses préférences littéraires s’orientent vers une littérature construite à partir d’un lieu intime et personnel, ce que nous pouvons voir dans son œuvre à travers l’emploi d’une voix qui simule être née de l’expérience individuelle. Il défend à ce propos l’emploi d’une littérature du moi contrairement à celle d’un nous : En cualquier caso yo prefiero la literatura, por llamarla de algún modo, teñida ligeramente de autobiografía, que es la literatura del individuo, la que distingue a un individuo de otro, que la literatura del nosotros, aquella que se apropia impunemente de tu yo, de tu historia, y que tiende a fundirse con la masa, que es el potrero de la unanimidad, el sitio en donde todos los rostros se confunden (Bolaño 2011a : 84).

Sur ce point, nous pouvons constater un autre élément partagé avec la théorie du roman et ses rapports à la notion d’expérience individuelle que nous avons exposée au début de cette partie à propos de Bakhtine, Lukács et Watt, parmi d’autres. On peut voir que ce qui est valorisé par Bolaño est le choix d’une voix provenant de l’individu moderne et non l’appropriation d’une voix collective, voire de masse. Ainsi, cette idée du roman étant liée à l’expérience moderne et l’importance de la singularité de la vision individuelle qu’elle entraîne demeurent actives dans la conception de la littérature du Chilien. D’où la présence explicite de quelques éléments autobiographiques ainsi que du ton familier employé par certains de ses narrateurs. L’aspect autobiographique de Bolaño s’inscrirait plutôt dans cette notion d’expérience individuelle, comprise comme l’un des aspects associés au roman, que dans une représentation mimétique traditionnelle et non problématique de la vie personnelle d’un auteur.

4.2. L’expérience de la forme : l’effet de l’horreur, l’humour et le plaisir S’il n’y a pas de représentation naïve de l’histoire ni de l’autobiographie, c’est du fait que la notion de la forme est indispensable chez Bolaño : Afortunadamente esto no es importante, pues la forma, la estructura, siempre te pertenece a ti, y sin forma ni estructura no hay libro, o en la mayoría de los casos así sucede. Digamos que la historia y la trama surgen del azar […], es decir al caos, al desorden […]. La forma, por el contrario, es una elección regida por la inteligencia, la astucia, la voluntad, el silencio, las armas de Ulises en su lucha contra la muerte. La forma busca el artificio, la historia el precipicio (Bolaño 2002 : 111).

Ce qui permet donc de raconter à nouveau les événements historiques c’est la possibilité de choisir et de travailler sur la forme romanesque. Dans cette mesure, l’histoire se trouverait du côté des trames ou des thèmes qui appartiennent au domaine du désordre ou de l’informe : au contraire, la forme littéraire serait l’élément qui permet de raconter ou de 161

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produire un texte. C’est dans la forme où Bolaño considère que réside la partie la plus consciente du travail de l’écrivain, la plus rigoureuse et, par conséquent, la plus essentielle d’une œuvre romanesque. Dans le cas des éléments autobiographiques, la situation est identique : ils se trouvent sur le plan de l’argument ou au niveau thématique. Seul le travail de la forme peut les incorporer au domaine du texte littéraire. Étudions donc un peu plus en détail cette conception de la forme, afin d’établir ses rapports à la notion de l’expérience. Quant à la considération du roman comme expérience en soi, la poétique de Bolaño expose un panorama de plusieurs éléments hétérogènes. Or ce panorama est toujours articulé à partir de sa conception de ce qu’il appelle tantôt la forme tantôt la structure. Dans un entretien de 1998, on lui pose la question suivante : « ¿Es un arquitecto de la escritura? », et Bolaño répond en explicitant sa conception : « No, porque antes de la estructura aparece el argumento, una masa informe donde sólo hay sangre, la experiencia, laten imágenes; es como una pesadilla sincopada. Y la estructura es la manera de que se haga literariamente legible, claro, porque tampoco me interesa contar mis pesadillas » (Bolaño 2011a : 127). Sa vision de la forme ou de la structure est donc déterminante pour la production d’une œuvre et c’est ainsi, car elle garantit une lisibilité. Sans structure, selon Bolaño, il ne reste que le niveau de l’argument, plausiblement plus proche de l’expérience individuelle et pourtant inarticulé. D’une certaine manière, l’argument pour Bolaño, même en étant antérieur à l’écriture du texte, appartient au champ thématique de ce qui ne peut pas encore être communicable, voire lisible en termes littéraires. Il n’est donc pas question de transposer des arguments, si originels, drôles, cauchemardesques ou horrifiques soient-ils : l’art de transformer un argument en texte littéraire dépend, aux yeux de Bolaño, de la construction d’une structure donnée. Or il soutient en même temps ne pas être un architecte de l’écriture, ce qui s’explique par l’absence d’une projection antérieure à la forme littéraire elle-même. En ce sens, Bolaño conçoit l’argument et la forme –  ou la structure – d’une œuvre comme deux éléments qui se succèdent dans le processus de l’écriture, mais qui sont fortement imbriqués au moment de la réalisation d’un texte : Cada texto, cada argumento exige su forma. Hay argumentos o situaciones que piden una forma traslúcida, clara, limpia, sencilla, y otros que sólo pueden ser contenidos en formas y estructuras retorcidas, fragmentarias, similares a la fiebre o al delirio o a la enfermedad (Bolaño 2011a : 106).

Ainsi, et bien que les formes puissent varier considérablement, chaque argument semble requérir un type de structure donné. Pour cette raison, l’écriture est conçue comme un ensemble où interviennent à la fois la forme et l’argument : « Cuando escribo, insisto en esto a riesgo de 162

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parecer pedante (que por otra parte es probable que lo sea), lo único que me interesa es la escritura, es decir la forma, el ritmo, el argumento » (Bolaño 2002 : 108). L’expérience du roman est alors avant tout une expérience de la forme. L’argument n’est important que dans la mesure où il est rendu lisible par la forme. Mais, malgré cette lisibilité, la forme n’est guère définie d’avance, si bien que nous rejoignons un aspect déjà traité dans la première partie de cette étude : cette notion de forme chez Bolaño n’est pas une architecture dans le sens où elle est indéterminable avant sa propre réalisation. Cela ne veut pas dire pour autant qu’il n’y ait point une reconnaissance de certains codes littéraires et narratifs. Cela implique simplement que la forme ou la structure du texte littéraire garde une valeur spécifique, étant donné qu’elle configure l’expérience qu’un lecteur du roman peut éprouver. C’est grâce à cette conception que l’auteur chilien estime que « […] lo importante es la estructura. La estructura es la música de la literatura » (Bolaño 2011a : 83). Cela dit, cette notion de structure ou de forme n’est pas isolée du domaine politique pour Bolaño. Et ce dans les deux sens où il semble comprendre le politique, comme il l’annonce dans l’entretien avec Boullosa : Toda literatura, de alguna manera, es política. Quiero decir: es reflexión política y es planificación política. El primer postulado alude a la realidad, a esa pesadilla o a ese sueño bienhechor que llamamos realidad y que concluye, en ambos casos, con la abolición no sólo de la literatura sino del tiempo. El segundo postulado alude a las briznas que perviven, a la continuidad, a la sensatez, aunque, por supuesto, sepamos que en términos humanos […] la continuidad es una entelequia y la sensatez sólo una frágil verja que nos impide desbarrancarnos en el abismo (Bolaño 2002 : 108).

La littérature est donc politique puisqu’elle réfléchit sur les formes du politique telles qu’elles apparaissent dans la vie réelle, d’une part, et aussi du fait qu’elle cherche à installer une continuité dans l’historie de la littérature, c’est-à-dire à créer une tradition ou, pour le moins, une lignée esthétique, de l’autre. Nous pouvons ainsi comprendre pourquoi l’importance de la structure ou de la forme littéraire n’empêche pas la réflexion sur le politique ; le travail autour de la forme constitue donc un geste politique tant par les nouvelles articulations de l’extérieur et du réel, que par les modifications à l’intérieur du système littéraire canonique qu’il peut réussir à introduire ou à accomplir. Outre cette conception de la forme comme ce que nous éprouvons dans le roman ou, encore mieux, outre cette expérience de la forme, nous voudrions signaler trois éléments qui semblent traverser souvent ce parcours. Jusqu’à ce point, la forme littéraire offre donc la possibilité de rendre lisibles des thèmes et des arguments. Mais cette structure des 163

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textes semble privilégier dans la pensée de Bolaño un certain rapport à trois champs particuliers : l’horreur, l’humour et le plaisir. Ces champs ne sont pas interprétés ici tant comme thématiques abordées par les œuvres que comme effets produits par le roman, effets qui semblent émerger de façon réitérative dans la poétique de l’auteur. En ce qui concerne l’horreur, il n’est pas étonnant qu’il soit l’un des effets cherchés de manière privilégiée par le roman, étant donné que le domaine des profondeurs est aussi associé par Bolaño à celui du mal, de la cruauté et du crime. Nous voudrions indiquer à ce propos que, sous l’angle strictement thématique tant analysé par certaines études critiques, l’abîme et les profondeurs sont fréquemment identifiés à l’histoire récente, et plus particulièrement à celle du XXe siècle. Comme Edmundo Paz Soldán l’a soulevé à l’égard de 2666, par exemple, l’histoire du siècle dernier est associée à l’horreur dans l’écriture de Bolaño, et ce tout particulièrement dans son roman posthume : La novela recorre Europa, América Latina y los Estados Unidos; cubre casi todo el siglo XX, para ir a desembocar en ese presente turbio en una ciudad fronteriza en México. Bolaño utiliza el hecho macabro de las más de doscientas mujeres muertas en los últimos años en Ciudad Juárez –crímenes todavía impunes– no sólo como símbolo de la violencia en la América Latina post-dictatorial, sino como metáfora del horror y el mal en el siglo XX (Paz Soldán 2008 : 19).

La thématique du mal et du crime systématique est donc souvent pensée comme quelque chose d’étroitement lié au monde contemporain et à son histoire récente, spécialement à partir de génocides historiques qui ont eu lieu dans un contexte de sécularisation et rationalisation des discours. Nous pouvons examiner ce lien dans sa vision de l’extermination de juifs par le nazisme, mais aussi dans son intérêt pour les assassinats de femmes à Ciudad Juárez. Dans l’entretien avec Mónica Maristain inclus dans Entre paréntesis, Bolaño s’exprime à ce propos : « Como Ciudad Juárez, que es nuestra maldición y nuestro espejo, el espejo desasosegado de nuestras frustraciones y de nuestra infame interpretación de la libertad y de nuestros deseos » (Bolaño 2004a : 339). L’horreur est donc un champ privilégié par la structure du roman puisqu’il est considéré comme un domaine particulièrement significatif et paradoxal du monde contemporain. Or l’horreur apparaît souvent à côté d’un autre effet assez caractéristique de cette structure articulant l’idée de roman pour Bolaño : l’humour. Ce que nous avions identifié comme un procédé parodique a parfois une portée humoristique assez importante dans son œuvre. En fait, l’effet

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humoristique est très souvent produit soit à travers ce procédé parodique, soit à travers des comparaisons inattendues ou invraisemblables16. Quant au fait de situer face à face les effets de l’horreur et de l’humour, le plus intéressant est que les deux champs semblent faire partie d’une seule et même vision : « […] porque Twain sabe que toda épica es sórdida, y que lo único que puede paliar algo la inmensa tristeza de toda épica es el humor » (Bolaño 2004a : 276) ou encore « en el fondo, la parodia sólo disfraza el deseo enorme de ponerse a llorar » (Bolaño 2011a : 101). Bolaño identifie une tradition selon laquelle l’horreur, la tristesse et le sordide sont racontés avec humour et c’est précisément ce à quoi correspond l’expérience de la forme chez lui : les effets humoristiques et horrifiants se révèlent sur le même plan et de manière alternée. Or, ce travail autour de l’effet humoristique est assez conscient dans sa poétique, comme le démontre cette déclaration sur ses recherches esthétiques de jeunesse, plus spécialement centrées sur la poésie : Y lo que buscábamos era una tercera vía estética, algo que no fuera ni el realismo socialista al que nos abocaba Neruda ni la ‘otredad’ paciana. Y, de hecho, la encontramos en Nicanor Parra, el poeta que más nos influyó. Sobre todo, lo que tenía, y en grandes dosis, era el sentido del humor, algo que Paz no tenía, o al menos nosotros éramos incapaces de vérselo […] (Bolaño 2011a : 49).

Nous pouvons arguer que l’humour fait donc partie de cette expérience du roman comme forme ou structure, car il est cherché d’une façon délibérée, quitte à rapprocher cette affirmation de Bolaño à propos de la poésie de son idée globale de la littérature et du romanesque. D’où le fait que certaines lectures critiques aient identifié une sorte de concision formelle associée à l’humour noir. Pour Castillo de Berchenko, Bien se ve, entonces, todos estos rasgos distintivos definen una escritura singular que plasma en frases breves, de apariencia lisa, marcadas por una grande y persuasiva concisión. Con impecable transparencia formal se transmite un discurso narrativo que baña, además de la ironía y el humor negro, en una oblicua ambigüedad (2005 : 42).

Nous tenons à remarquer que l’effet humoristique est consciemment cherché et que, grâce à cela, il est une partie intégrante de cette notion de la structure littéraire selon Bolaño. Néanmoins, il faudrait retenir aussi qu’il se révèle souvent enchaîné au champ de l’horreur, ce qui fait de 16

Notons cet exemple de 2666 où la mise en parallèle du mythe grec d’Électre et l’époque contemporaine à travers l’allusion au FBI produit un effet humoristique: « A veces se sentía como Electra, hija de Agamenón y Clitemestra [sic], vagando de incógnito por Micenas, la asesina confundida con la plebe, con la masa, la asesina cuya mente nadie comprende, ni los especialistas de FBI ni la gente caritativa que dejaba caer en sus manos una moneda » (Bolaño 2004b : 236).

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l’expérience de la forme un phénomène de contraste permanent. Pensons, par exemple, au ton humoristique de « La parte de los críticos » et l’intense expérience de l’horreur de « La parte de los crímenes » en 2666. Finalement, cette conception de l’expérience de la forme romanesque comprend un dernier effet : le plaisir. Celui-ci est mentionné parfois comme le but de tout roman : « […] es el fin primero de cualquier novela, el placer no comprometido sino con el placer » (Bolaño 2004a : 161). Évidemment cet élément est associé à l’humour, de même qu’aux allusions à l’érotisme et à la sexualité17, mais aussi, et principalement au plaisir éprouvé à travers l’écriture et la lecture. À propos des critiques littéraires et de la littérature chilienne, Bolaño estime que « […] se enfrentarán, algunos hombro con hombro y otros más solos que la una, al reto de hacer de la literatura chilena algo razonable y visionario, un ejercicio de inteligencia, de aventura y de tolerancia. Si la literatura no es esto más placer, ¿qué demonios es? » (2004a : 105). Soit à propos du contexte chilien, soit par rapport aux œuvres mondiales, nous voyons bien qu’une certaine idée du plaisir est associée à celle de littérature. Et elle l’est aussi particulièrement au roman, à la lecture de romans : « Toda novela, básicamente, tiene que ir directa hacia el placer, el placer de la lectura. Y, a partir de allí, ir hacia donde pueda y quiera » (Bolaño 2011a : 125). Cela dit, le plaisir en tant qu’effet est associé aussi à l’écriture – et non seulement à la lecture ou à la réception de la forme. Dans ce cas, il est aussi mis en relation souvent avec une certaine conception de la douleur ou de la souffrance. Il s’agit donc d’un plaisir complexe qui est souvent éprouvé à côté du déplaisant : plaisir et déplaisir se révèlent comme deux composantes centrales de l’écriture. En effet, du côté de la production Bolaño décrit son activité comme suit : La cocina literaria, me digo a veces, es una cuestión de gusto, es decir es un campo en donde la memoria y la ética (o la moral, si se me permite usar esta palabra) juegan un juego cuyas reglas desconozco. El talento y la excelencia contemplan, absortas, el juego, pero no participan. La audacia y el valor sí participan, pero sólo en momentos puntuales, lo que equivale a decir que no participan en exceso. El sufrimiento participa, el dolor participa, la muerte participa, pero con la condición de que jueguen riéndose (2004a : 322).

En plus d’éléments tels que la mémoire, l’éthique, le talent, l’excellence, l’audace et le courage, déjà assez complexes par ailleurs, nous voudrions attirer l’attention sur l’allusion à la souffrance et à la douleur, qui apparaît tout de suite accompagnée de l’humour ; du jeu et du rire. En extrapolant un peu cette description du processus d’écriture vers ce qu’est le roman 17

À ce propos, et parmi d’autres scènes où le plaisir sexuel a une place importante, nous pouvons citer la rencontre, dont ont été témoins Hans Reiter et Wilke, entre le général Entrescu et « la baronesa Von Zumpe » (Bolaño 2004b : 864).

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dans la poétique de Bolaño, il n’est guère difficile de confirmer que les trois pôles que nous avons énoncés – l’horreur, l’humour et le plaisir – configurent sans doute les aspects les plus déterminants de l’expérience de la forme quant au roman et, plus largement, quant à l’idée de littérature du Chilien. Comme nous avons pu le voir à travers ces trois derniers chapitres, les rapports entre le roman et l’expérience sont pensés, d’une part, par le biais de la critique explicite de la représentation – en particulier dans le cas de Saer et de Piglia – ou d’une conception essentielle de la structure –  comme chez Bolaño  –, et d’autre, à partir du roman conçu comme une expérience en soi. Même si les liens à la référence du monde réel demeurent problématiques, nous tenons à maintenir que la préoccupation pour l’expérience n’a vraiment jamais cessé d’être associée au roman, et qu’elle opère encore dans le champ de problèmes des trois écrivains qui nous occupent. Or, le fait d’expliciter une préoccupation commune par l’expérience entre ces écrivains et l’idée de roman moderne que nous avons postulée ne veut pas dire pour autant que les manières d’y faire face aient été les mêmes depuis le XVIIIe siècle. Il sera précisément question, dans la quatrième partie de cette étude, d’analyser quelles sont les formes romanesques particulières que Saer, Piglia et Bolaño ont trouvées à partir de ce champ problématique qu’est le lien du roman à l’expérience des individus modernes. Mais, avant de voir ces formes romanesques concrètes, passons au troisième trait de l’idée de roman que nous envisageons comme toujours actif chez les trois écrivains : la réflexivité.

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III.  La réflexivité 1.  Le roman et la réflexivité […] au point que bientôt, si l’on n’y prend garde, il faudra rappeler que la littérature parle aussi de la littérature. Antoine Compagnon, Le Démon de la théorie, Littérature et sens commun

1.1.  Réflexivité et autonomie Souvent compris comme un genre formellement indéterminé et pourtant associé à l’expérience, le roman moderne demeure étroitement lié à un dernier trait qui est probablement le plus problématique, notamment à cause des enjeux qu’il représente vis-à-vis de l’idée même de littérature moderne. Il s’agit de la réflexivité. Cette troisième caractéristique est fréquemment assimilée à une notion d’autonomie, notion évoquée auparavant à propos de l’expérience. Compte tenu de ce lien, nous essayerons de l’étudier brièvement afin de distinguer et formuler le plus clairement possible le concept de réflexivité que nous tenons pour actif chez les auteurs hispano-américains qui nous occupent. L’autonomie assimilée à l’idée de littérature a été étudiée à partir des modifications subies par les textes en prose entre le XVIIIe et le XXe siècle, mais également en fonction des importantes transformations de la poésie pendant la même période. En somme, elle est liée à une série de changements à l’intérieur de l’idée de littérature pendant les trois derniers siècles, qu’elle soit considérée sous l’angle de la poésie ou des genres dits narratifs. Il s’agit certes d’une question épineuse et encore polémique de nos jours. Si une histoire de l’idée de littérature pendant cette période dépasse largement le cadre de notre étude, il est néanmoins intéressant de constater, pour l’instant, qu’un certain concept de réflexivité – que nous préciserons tout au long du présent chapitre – a été assimilé au processus d’autonomisation de la littérature moderne, souvent présenté comme un progressif éloignement du monde social qui finira par être conçu comme une coupure, voire une rupture, entre les notions de littérature et de vie. Comme l’a déjà exposé Antoine Compagnon, À partir du milieu du XVIIIe siècle, une autre définition de la littérature s’est de plus en plus opposée à la fiction, mettant l’accent sur le beau, désormais conçu, par exemple dans la Critique de la faculté de juger (1790) de Kant et 169

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dans la tradition romantique, comme ayant sa fin en soi. Dès lors, l’art et la littérature ne renvoient qu’à eux-mêmes (1998 : 41).

À partir donc du XVIIIe siècle, on situe l’émergence d’une nouvelle idée de littérature qui sera désormais associée à l’autonomie. On a affaire à un surgissement complexe lié non seulement au projet romantique de la fin du XVIIIe, mais également à la naissance de l’esthétique1 et à la manière dont la philosophie a réfléchi autour de la notion d’art, en particulier à partir de Kant et de sa « finalité sans fin »2. Or, s’il semble y avoir un consensus par rapport à l’autonomie comme étant un aspect indissolublement attaché tant à l’idée de la littérature moderne qu’à la postérieure théorie littéraire du XXe siècle, les conséquences et les effets de ce concept sont évalués de manières moins homogènes. Quant à ces effets, William Marx a proposé de penser ces changements de l’idée de littérature en termes de trois stades ou phases. Dans l’introduction à L’Adieu à la littérature, Histoire d’une dévalorisation XVIIIe-XXe siècle, il expose son propos : La thèse est simple : entre le XVIIIe et le XXe siècle eut lieu en Europe une transformation radicale de la littérature ; sa forme, son idée, sa fonction, sa mission, tout fut bouleversé. C’est de cette transformation que le livre souhaite faire le récit, en mettant en évidence trois moments successifs de l’histoire littéraire sur les trois derniers siècles : une expansion, suivie d’une autonomisation, et enfin d’une dévalorisation (Marx 2005 : 12).

La première phase équivaut à une sorte de concordance entre la société et la naissante littérature moderne, où le rôle de l’écrivain était jugé convenable en tant que « prophète et Prométhée moderne » (Marx 2005 : 37), car, comme l’avait dit Rimbaud, le poète « […] est chargé de l’humanité, […]; il devra faire sentir, palper, écouter ses inventions » (Rimbaud 1954). Selon W. Marx, la littérature était considérée dans cette première phase comme un lieu de production de sens nécessaire aux sociétés modernes, comparable à la fonction de la religion, étant donné que « L’échange fonctionna en ces termes : plus les écrivains prétendaient 1



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À propos de la naissance de l’esthétique, Dominique Combe affirme qu’elle est traçable à partir de textes ponctuels : « L’‘esthétique’ comme ‘science’ du Beau, fondée par le philosophe Baumgarten vers 1750, s’est développée en Allemagne à la fin du siècle chez Winckelmann, théoricien du ‘néoclassicisme’ (Histoire de l’art de l’Antiquité, 1763), chez Lessing (Laokoon, en 1766), Gœthe (différents essais traduits par J.-M. Schaeffer dans Écrits sur l'art, Klinsksieck, 1983), Schiller (Lettres sur l’éducation esthétique, 1972) et surtout Kant, qui publie la Critique de la faculté de juger en 1790. L’idée s’impose alors que le Beau, dans l’art tout particulièrement, doit faire l’objet d’une discipline autonome, rattaché non pas tant à l’histoire ou aux ‘vies’ d’artistes, comme c’était jusque-là le cas dans le système classique des Belles-Lettres, mais à la philosophie » (Combe 1992 : 51). Cf. Kant (1993 : 85).

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pouvoir donner du sens à la société – ce même sens que la religion n’était plus en mesure d’offrir –, plus la société leur conférait en son sein une responsabilité et une place éminentes » (Marx 2005 : 62). La deuxième phase annonce l’autonomisation, liée principalement aux idées simplifiées autour de « l’art pour l’art »3, comprises schématiquement comme une rupture irréversible avec le domaine de la société : Puis la situation prit une tournure plus ambiguë : grisée par les pouvoirs qui lui étaient attribués, la littérature succomba à la tentation de revendiquer son autonomie. Elle fit brutalement sécession d’un corps social qui lui avait tout donné. Ce fut le temps de l’art pour l’art […] (Marx 2005 : 13).

Finalement, l’étape de la dévalorisation est exposée comme celle qui suivrait le processus d’autonomisation, et dans laquelle se configure un concept de forme qui marquera, aux yeux de W. Marx, le divorce entre l’art et la vie et, par conséquent, une valeur différente (c’est-à-dire, inférieure) des textes littéraires au sein de nos sociétés contemporaines : […] cette opposition de l’art et de la vie s’incarna dans la promotion d’un nouveau concept, la forme, qui, censé rendre la littérature invincible, devint bientôt son tombeau  : alors commença l’inexorable mouvement de dévalorisation (2005 : 13).

Au-delà de la question de la dévalorisation de l’idée de littérature moderne au sein des sociétés occidentales contemporaines et des raisons qui peuvent l’expliquer – question qui à notre sens mérite d’être étudiée, par ailleurs – le passage d’une phase d’autonomisation à celle d’une dévalorisation comme quelque chose d’ordre causal pourrait être remis en cause. En fait, Vincent Kaufmann l’a déjà fait d’une certaine manière dans un livre cité précédemment, La Faute à Mallarmé. Afin de mieux illustrer l’actualité et les termes du débat autour de l’autonomie, reprenons un fragment de ce livre qui résume la dévalorisation postulée par W. Marx et, surtout, expose un questionnement à l’égard d’un supposé rapport logique et causal entre celle-ci et l’idée de l’autonomie: C’est bien ici [dans L’Adieu à la littérature] toute l’histoire de la littérature moderne qui est présentée comme celle d’une dévalorisation, imputable à sa constitution délibérée en un champ autonome. C’est toujours la faute à Mallarmé mais aussi, avant lui, celle à Baudelaire et à Flaubert. Tous sont coupables d’avoir choisi ‘l’art pour l’art’ et l’irresponsabilité sociale […] (Kaufmann 2011 : 8).

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Selon W. Marx, cette formule acquiert du succès et se diffuse largement, une fois l’esthétique kantienne arrivée en France  : «  En arrivant en France, elle se simplifia abusivement en un slogan appelé à un grand avenir : l’art pour l’art. Benjamin Constant fut apparemment le premier à employer l’expression ou, du moins, à nous laisser un témoignage écrit. Le 11 février 1804 […] » (2005 : 63).

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Il n’est pas difficile de percevoir le mécontentement de Kaufmann à l’égard de ce lien entre l’autonomie de la littérature et sa dévalorisation postérieure de la part du public de lecteurs, proposé dans le livre de W. Marx. Or le questionnement de Kaufmann vise moins une tendance critique qui postule la mort de l’idée moderne de littérature, que le fait d’associer immédiatement cet « adieu » au concept d’autonomie. Autrement dit, ce qui est remis en question est le fait de penser que la revendication de l’autonomie de l’art de certains auteurs – et probablement les plus importants depuis la fin du XVIIIe siècle – puisse expliquer le désintérêt des lecteurs contemporains envers cette idée de littérature. C’est en effet la posture de Kaufmann, ainsi résumée : Ce n’est pas de la faute à Mallarmé et à ses lointains héritiers si la littérature est devenue ce qu’elle est […]. Mais cela ne veut pas dire que ce que l’on continue d’appeler la ‘culture littéraire’ n’a pas changé considérablement au cours des dernières décennies. Le constat fait par les uns et par les autres est donc juste, mais c’est sur les causes du ‘rien n’est plus comme avant’ que les divergences apparaissent (Kaufmann 2011 : 196).

Le constat mentionné ici est le même que celui de W. Marx, c’està-dire un changement de la valeur symbolique de la littérature dans les sociétés : une dévalorisation, une place marginale, voire insignifiante de l’idée de littérature au sens moderne. Bien que cette affirmation demande une étude plus approfondie des relations entre le public de lecteurs et les textes modernes – et donc plutôt une histoire récente de la lecture –, nous pouvons relever que ce changement, perçu comme une « dévalorisation », est affirmé tant pour Marx que pour Kaufmann; tous les deux estiment que l’idée moderne de la littérature est valorisée d’une manière différente de nos jours, voire négative ou insignifiante. Cela dit, nous considérons que le fait de penser à l’autonomie comme étant la cause de ce changement signifie peut-être aller trop vite, étant donné la multiplicité de facteurs qui ont pu jouer un rôle dans cette histoire4. D’autre part, Kaufmann ne parle certes pas tant de l’autonomie exposée ou postulée dans les textes littéraires eux-mêmes que de la « mouvance théorique » du XXe siècle en France, mais sa réflexion reste à notre sens pertinente précisément car cette « mouvance » de la théorie littéraire (à laquelle ont participé également certains écrivains) apparut 4



Parmi ces facteurs, Kaufmann évoque principalement la « […] montée en puissance de l’audiovisuel, du basculement de la graphosphère dans la vidéosphère » (2011 : 199), mais aussi la démocratisation de la culture qui « […] s’individualise, les auteurs se multiplient, le livre de poche triomphe, on invente les techniques d’impression offset, l’édition bascule de plus en plus de l’artisanat vers l’industrie, puis de celle-ci vers sa financiarisation, aujourd’hui presque achevée avec la constitution de quelques grands groupes soumis aux mêmes critères de rentabilité par leurs actionnaires que n’importe quelle autre entreprise » (2011 : 199).

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La réflexivité

fortement impliquée dans la revendication de cette autonomie. En faisant allusion à ce que fut la pensée théorique sur la littérature du siècle dernier, Kaufmann pose les questions suivantes : La théorie littéraire et ses auteurs ‘fétiches’ ont-ils véritablement réduit le texte littéraire à un objet langagier clos et coupé de la réalité ? Ne lui ont-ils prêté aucun sens, aucune fonction sociale ou même politique ? […] Comment passe-t-on d’une constellation qui a incontestablement cru à l’efficacité de la littérature et qui a multiplié autour d’elle les justifications progressistes, voire révolutionnaires, au nihilisme ? (2011 : 9)

Soit en tenant compte de l’autonomie recherchée par les textes modernes, soit en visant l’autonomie postulée par la théorie littéraire du XXe siècle, les questions posées dans ce fragment demeurent à nos yeux cruciales, et ce tant pour penser l’idée de roman que la théorie littéraire. Sur ce point, nous pouvons reprendre ces questions et les rapprocher du concept de l’autonomie dans la poétique des auteurs qui nous occupent. Comment le processus d’autonomisation de cette idée de littérature moderne est-il passé à être évalué comme un isolement du monde social et politique ? En somme, pourquoi est-il considéré de nos jours comme une coupure du monde de l’expérience ? – pour reprendre le terme employé par Garramuño dans le débat latino-américain. Comme nous pouvons l’entrevoir, cette problématique autour de l’autonomie et de la reformulation des rapports entre la littérature et le réel demeure l’un des axes fondamentaux de l’idée de roman moderne, raison pour laquelle les deux derniers traits que nous étudions – le rapport à l’expérience et la réflexivité – sont indispensables pour la compréhension des transformations romanesques et, à nos yeux, également de celles du roman contemporain hispano-américain, particulièrement à propos des trois auteurs chez qui, de notre point de vue, ces traits continuent d’être actifs. Si dans cette étude nous avons gardé un chapitre destiné au rapport à l’expérience et un autre consacré à la réflexivité, c’est précisément pour tenter de faire face à cet axe problématique en montrant à quel point les notions d’autonomie et d’expérience ont été indissociables de l’idée de roman moderne, et ce au sein même de la pensée romanesque et théorique sur ce genre. En ce sens, quand on parle du roman, ce n’est pas seulement la notion d’autonomie qui apparaît : tant l’autonomie que les relations au réel dans le monde moderne sont en jeu à la fois dans la pratique et dans la théorie du roman. Cela dit, et étant donné qu’il s’agit de notions imbriquées, il convient de clarifier d’abord la façon dont nous allons traiter la réflexivité et sa distinction du concept d’autonomie en tant que tel. Ce dernier a été présenté jusqu’ici comme étant attaché à l’esthétique et à une notion large d’art qui ne se limite point à la littérature. Nous ajouterons, en suivant 173

La littérature obstinée

Kaufmann, que l’autonomisation des textes littéraires n’a pas constitué un processus linéaire ni forcément toujours progressif : L’histoire de l’autonomie de la littérature (et plus généralement de l’art, qui forme un tout précisément à partir du moment de l’invention de l’esthétique) passe ensuite par plusieurs temps qui ont été abondamment commentés, notamment Vico, Lessing, Kant, les romantiques allemands et, plus tard, Baudelaire, Mallarmé ou Valéry en France. Ce n’est cependant pas une histoire linéaire (Kaufmann 2011 : 32).

Il n’est donc pas question d’un concept qui ait été assimilé comme un programme depuis les romantiques d’Iéna et qui aurait désormais marqué un destin inexorable de l’idée moderne de littérature. Les variantes d’un moment historique à l’autre et d’un auteur à l’autre nous obligent à prendre des précautions à l’égard des généralisations trop simplistes. Néanmoins, nous pouvons constater que l’autonomie relève du domaine des impératifs, c’est-à-dire qu’elle fait allusion concrètement aux déterminations des textes littéraires et, plus spécifiquement, à la question de savoir si ces déterminations appartiennent au domaine interne au système littéraire ou si, au contraire, elles proviennent de l’extérieur, c’est-à-dire du contexte social, politique et historique. Ainsi, postuler l’autonomie signifierait affirmer que les textes sont déterminés par des éléments internes à l’idée de littérature et à une tradition donnée, ce qui n’équivaut pas strictement à soutenir que la littérature ne parle que d’elle-même ou qu’elle ne fait point allusion au monde réel. Cela dit, cette autonomie n’a toujours pas été égale à elle-même. Kaufmann distingue, par exemple, au moins deux moments. Le premier serait lié à l’esthétique et à l’idée du beau comme n’ayant « aucune justification morale, religieuse ou idéologique » (Kaufmann 2011 : 32), c’est-à-dire où l’art se justifie par lui-même. L’autonomie ainsi conçue n’implique point une posture critique de la représentation ou de la tradition mimétique humaniste classique, aspect qui marquera le deuxième moment, c’est-à-dire celui d’une mise en cause du rôle du langage et de ses rapports à la représentation du monde. Autrement dit, il y aurait d’abord le moment de l’esthétique, dont l’origine est traçable dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle et où le beau n’a d’autre finalité que lui-même ; et le moment proprement théorique – ou le moment de la théorie littéraire si l’on veut –, où la pensée structuraliste du XXe siècle (ainsi que celle de ses prédécesseurs formalistes) ajoute une dimension plus radicale d’anti-référentialisme à partir de la conscience du langage et du fonctionnement du signe, provenant de la linguistique saussurienne. Ainsi, selon Kaufmann « Nous avons donc derrière nous au moins deux siècles de réflexions, de controverses et même de polémiques sur le degré

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La réflexivité

souhaitable ou tolérable d’autonomie de la littérature, sans que le débat n’ait jamais été définitivement tranché » (2011 : 33). Si l’autonomie participe de ce sens large associé à l’art, à partir du moment de l’esthétique, et de cet autre sens lié à une sorte d’« antiréférentialisme » du langage, à partir du moment strictement théorique, la réflexivité aura un rôle un peu plus spécifique dans notre étude et, même si les deux sont liées, cette dernière ne sera guère comprise dans un sens si large. Ainsi, il ne sera plus question d’envisager une œuvre littéraire comme autonome vis-à-vis des représentations qui régissent l’expérience du réel, mais plutôt de cibler la réflexivité comme l’émergence concrète – à l’intérieur des textes littéraires – d’une pensée autour d’un champ sémantique spécifique. Nous pourrions décrire ce champ sémantique comme l’idée de littérature et les manières dont celle-ci est pensée dans ses rapports au réel. Autrement dit, par réflexivité nous allons entendre la manifestation, au cœur du roman, d’une pensée autour de ce champ sémantique sur ce qu’est la littérature et sur ses liens à l’expérience. À ce sujet, nous revenons sur Kaufmann quand il fait référence à cette « dimension réflexive de la littérature, soit l’ensemble des procédés permettant au discours littéraire de se réfléchir lui-même ou de se mettre en scène » (2011 : 51). Pourtant, nous allons laisser de côté la deuxième partie de cette affirmation, c’est-à-dire le fait de « se mettre en scène » qui vise plutôt la mise en abîme et tous les dérivés de ces représentations « spéculaires », mais qui ne contiennent pas nécessairement une pensée sur l’idée de littérature. Plus que cet aspect du réflexif compris comme un dédoublement ou une réfraction, notre intérêt porte sur la perspective de la réflexion dans le sens d’un raisonnement sur les implications de la production et la réception de textes littéraires, c’est-à-dire d’une pensée sur cette idée moderne de littérature. Nous verrons bientôt les modalités d’émergence de cette réflexivité, mais nous voudrions résumer ces deux aspects : d’abord, le concept d’autonomie, tout en étant lié à la réflexivité telle que nous l’entendons ici, n’est pas strictement son équivalent. Défendre les déterminations d’un texte comme étant intérieures à sa propre réalisation et à ses propres lois est une chose, mais c’en est une autre de manifester dans les textes littéraires une réflexion ou un raisonnement sur ce qu’est la littérature. Ensuite, et c’est le deuxième aspect, cette réflexivité n’est pas immédiatement assimilée aux formes de mise en abîme ou de « récit spéculaire »5 en tant que telles, étant donné que celles-ci configurent 5

Dans le sens où Lucien Dällenbach propose de préciser le concept technique de mise en abîme : « […] est mise en abyme toute enclave entretenant une relation de similitude avec l’œuvre qui la contient » (Dällenbach 1977 : 18). Quelques pages après, il exposera le récit spéculaire et ses trois variations comme étant un procédé

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un procédé technique et peuvent avoir parfois pour but d’être ludiques, divertissantes ou décoratives, sans relever nécessairement d’une réflexion sur l’idée de littérature et ses rapports à l’expérience.

1.2.  Le moment esthétique Une fois ces remarques faites, poursuivons en analysant les manières dont cette réflexivité a été reliée au genre romanesque. À ce stade-ci de la réflexion, il est clair que « le sens moderne de la littérature (roman, théâtre et poésie) est inséparable du romantisme » (Compagnon 1998 : 33), ce qui nous mène à commencer notre parcours à partir de la pensée des écrivains de l’Athenaeum. Déjà pour les romantiques d’Iéna, il y aurait une fusion de la pratique littéraire et de sa propre théorie, union qui touche à la poésie, mais également à tous les autres genres. Voyons par exemple le fragment 252 de l’Athenaeum : Mais une philosophie de la poésie en général commencerait par l’autonomie du beau, par la proposition qu’il est et doit être distingué du vrai et du moral, et qu’il a les mêmes droits qu’eux […]. Cette philosophie oscillerait entre l’union et la séparation de la philosophe et de la poésie, de la praxis et de la poésie, de la poésie en général et des genres et espèces, et s’achèverait avec leur union totale. Son début donnerait les principes de la poétique pure, son milieu la théorie des genres poétiques [Dichtarten] proprement modernes, le didactique, le musical, le rhétorique au sens élevé, etc. Une philosophie du roman, dont la théorie politique de Platon contient les premiers fondements, en serait la clef de voûte (Lacoue-Labarthe et Nancy 1978 : 135).

D’abord, remarquons dans ce fragment l’importance de l’autonomie, comprise comme autonomie du beau (comme chez Kant). Or, cette « philosophie de la poésie » implique un mouvement assez complexe, où plusieurs éléments finissent dans une «  union totale  »  : philosophie et poésie, praxis et poésie, poésie en général et les genres littéraires. Le mouvement des relations entre ces éléments s’achèverait donc par une philosophie de la poésie. Le projet consiste bien à formuler une poétique générale, une théorie des genres et, encore, une « philosophie du roman ». Mais, au-delà de l’élucidation intégrale de ce fragment, nous tenons à remarquer une opération de fusion et d’intégration de la pratique poétique ou romanesque avec sa propre théorie. Par voie de conséquence, le roman comme genre moderne se voit impliqué dans ce mouvement de réflexivité générale, où la théorie peut être une pratique, et où la poétique, la – naissante – théorie moderne des genres et la philosophie de la « poésie romantique » peuvent devenir une seule et même opération. Soulignons au passage que la poésie et le roman sont souvent présentés concret, ce qui le distingue aussi de la réflexivité, telle que nous l’entendons ici (Dällenbach 1977 : 51).

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comme une seule entité, qui serait celle de la littérature ou de la « poésie romantique », étant donné que pour Friedrich Schlegel, par exemple, « Un roman est un livre romantique. – Vous allez prendre cela pour une tautologie vide de sens. Mais je vous ferai d’abord remarquer qu’un livre fait déjà penser à une œuvre, à un tout autonome » (Schlegel 1978 : 327). Qu’on fasse allusion à la poésie ou au roman, il est question d’une même idée chez les romantiques : celle de littérature, comprise comme un « tout autonome ». Le roman ainsi pensé par le cercle d’Iéna a été doté d’une réflexivité particulière, qui est celle que les premiers romantiques ont attribuée globalement à leur idée de littérature. Le domaine réflexif de la philosophie et de la pensée se voit désormais attaché au champ du roman. Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy ont, pour leur part, soulevé cette même question : Ce qui revient à faire de Socrate le sujet-‘genre’ par lequel – et comme lequel – s’inaugure la littérature (et s’inaugure, ici avec toute la force du réfléchi, puisque c’est aussi cela l’ironie : le pouvoir même de la réflexion ou de la réflexivité infinie – l’autre nom de la spéculation). En toute rigueur il faudrait donc dire : Socrate, le Sujet dans sa forme ou sa figure (le Sujet exemplaire), est le ‘genre’ éponyme de la littérature comme, indissociablement, œuvre et réflexion de l’œuvre, poésie et critique, art et philosophie. ‘Genre’, par conséquent, au-delà de tous les genres et comportant la théorie de cet ‘audelà’ lui-même – c’est-à-dire, à la fois, une théorie générale des genres et sa propre théorie. C’est ici, très précisément, que s’implique le roman (LacoueLabarthe et Nancy 1978 : 270).

Si le modèle des premiers romantiques est le Socrate de Platon – et, de même, leur idée du roman se remonte jusqu’aux dialogues socratiques – c’est parce qu’ils y voient cette union entre la réflexion et l’œuvre, union qui représente un antécédent du roman, selon eux. Par ailleurs, on peut remarquer qu’il n’est pas frappant que le roman, grâce à l’indétermination qui semble le caractériser, ait été rapproché de cette idée de littérature en tant qu’une réflexivité et une pratique indissociables. En effet, le roman sera dorénavant pensé comme « œuvre et réflexion de l’œuvre ». Cette liaison entre le roman et la réflexivité a eu une suite historique assez importante, au point de devenir fondamentale au sein de l’idée moderne du genre romanesque. Aux yeux de Jean-Pierre Bertrand, par exemple, « Le romantisme, à cet égard, aura été le premier mouvement à se saisir de cette définition nouvelle de la littérature, en la pliant déjà dans le sens d’une réflexivité qui ne cessera, à travers le moment Baudelaire, le moment Flaubert, le moment Parnasse puis symboliste de s’intensifier » (Bertrand 2011 : 194). La réflexivité – comprise comme une pensée sur l’œuvre – est donc associée à cette idée de littérature issue du premier romantisme allemand, dont le roman postérieur sera sans doute l’héritier, ainsi que la théorie plus récente sur ce genre. 177

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Si nous reprenons les textes classiques de la théorie sur le roman du XXe siècle, nous pouvons constater l’importante suite de ce rapport. En dépit de la grande valorisation du réalisme du XIXe siècle que nous avons évoquée, la vision du roman reste attachée à une certaine réflexivité, car l’imitation de modèles est considérée comme impossible et l’idée de l’autonomie revient de manière insistante. Par exemple, pour Lukács « la réalité visionnaire du monde qui nous est adéquat, l’art, est par cela même devenu autonome ; il n’est plus copie, car tout modèle a disparu ; il est totalité créée, car l’unité naturelle des sphères métaphysiques est à jamais rompue » (2005 : 28). Cette totalité créée entraîne une réflexion sur ce que les textes peuvent dire du monde, car elle se trouve en dehors des modèles des belles-lettres. L’absence de modèle renforce cette idée du roman comme création, ce qui implique à son tour un questionnement du statut romanesque par rapport aux genres classiques ; et si ce genre est tenu pour « totalité créée », cette création « sans modèle » peut très bien laisser une place à la réflexion sur sa propre fonction et son statut. Le manque de modèle ouvre ainsi la possibilité à la réflexion autour de cette nouvelle création, même si le terme de réflexivité n’apparaît point chez Lukács dans le sens que nous lui donnons ici. En revanche, du côté de Bakhtine l’autonomie de la littérature ne va pas tout à fait de soi, ce qui lui fait présenter la question dans un souci de la distinguer de l’arbitraire : « L’autonomie de l’art est fondée et garantie par sa participation à l’unité de la culture, où elle occupe une place non seulement originale, mais nécessaire et irremplaçable. S’il n’était pas ainsi, cette autonomie ne serait que de l’arbitraire » (Bakhtine 2006 : 26). Ainsi, l’autonomie est affirmée, mais en tant qu’elle assure à l’art une place dans la culture, c’est-à-dire, en tant qu’elle puisse être pensée à l’intérieur de la culture et non comme un objet isolé. Étant donné que le roman et l’art en général produisent du sens, selon le Bakhtine de l’Esthétique et théorie du roman, et qu’ « un sens isolé est une contradiction dans les termes » (2006 : 26), l’autonomie est revendiquée par lui à condition qu’elle soit une garantie de l’intégration du sens dans la culture. Il est intéressant de noter chez Bakhtine une pensée plus soucieuse de ne pas identifier l’autonomie du roman à l’isolement du monde social. Comme nous l’avons suggéré à propos de l’expérience, il représente souvent une pensée exemplaire concernant les rapports –  conflictuels mais non négligeables, pour autant  – entre la dimension sociale et la dimension littéraire. Or, si l’autonomie doit être distinguée de l’arbitraire, la réflexivité, telle que nous l’entendons ici, apparaîtra d’une manière différente ; elle est reconnue explicitement par Bakhtine comme une caractéristique du roman moderne. Lorsqu’il explique deux voies du roman baroque, dont la première « continue l’élément héroïco-aventureux […], [et] l’autre ramification, le roman pathético-psychologique, surtout 178

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épistolaire des XVIIe et XVIIIe siècles » (Bakhtine 2006 : 209), il énonce deux lignes qui marqueront l’histoire du roman moderne : « Les romans de la première ligne stylistique vont vers le plurilinguisme de haut en bas […]. Au contraire, les romans de la seconde ligne vont de bas en haut : des profondeurs du plurilinguisme ils montent vers les plus hautes sphères du langage littéraire, et les envahissent » (2006 : 212), en entendant que « bas » fait allusion aux genres et formes populaires, et « haut », aux formes appartenant aux belles-lettres, donc classiques et traditionnelles. Or dans cette deuxième ligne du roman pathétique, dans la tradition de « la picaresca » mais aussi de Don Quichotte, par exemple, Bakhtine identifie un trait assez frappant à l’égard de sa propre théorie du roman comme « reflet intégral et multiforme de son époque » (2006 : 223). Il le diagnostique en ces termes : Contrebalançant la catégorie de la littérarité, le roman de la seconde ligne met en avant la critique du discours littéraire en tant que tel, et avant tout du discours romanesque. C’est une autocritique du discours, singularité essentielle du genre romanesque. Le discours est critiqué dans son rapport à la réalité : pour sa prétention à la refléter de façon exacte, à la régenter et la remanier (prétentions utopiques), à la remplacer comme son succédané (rêve et invention remplaçant la vie) (Bakhtine 2006 : 224).

On voit bien que cette critique du discours romanesque est tout à fait assimilable à la réflexivité que nous postulons, puisqu’il s’agit d’une pensée critique sur le discours du roman exposée à l’intérieur même du texte romanesque. Or, ce qui est à notre sens frappant est le fait d’affirmer en même temps, d’une part, que « dans le roman, doivent être représentées toutes les voix socio-idéologiques de l’époque […] le roman doit être le microcosme du plurilinguisme » (Bakhtine 2006 : 223) et d’autre part, que le roman a une singularité qui consiste à critiquer le propre discours romanesque « et sa prétention à refléter » le réel. C’est comme si le roman pouvait être envisagé sous l’angle du reflet – si plurilinguistique soit-il, car il est toujours question de refléter des voix – et, simultanément, être considéré du point de vue d’une réflexion critique sur son propre discours. Ainsi, on ne saurait expliquer comment l’autocritique du discours pourrait contrebalancer la littérarité, car la réflexivité nous fait penser, au contraire, que celle-là se voit renforcée par cette « singularité essentielle du genre romanesque ». En dépit du plurilinguisme postulé par Bakhtine, sa théorie n’est pas très loin du mouvement entre la réflexivité du roman et sa représentation du monde social et historique. Nous voudrions donc remarquer que le théoricien russe n’a pas manqué de penser au « roman sur le roman » et au fait que cette réflexivité peut bel et bien s’intégrer à la représentation des voix, donc à sa théorie du reflet du plurilinguisme. Par ailleurs, il constatait également que « vers le XIXe siècle les indices de la seconde ligne deviennent les signes constitutifs principaux du genre 179

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romanesque en général » (2006 : 226), ce qui rejoint notre hypothèse de la réflexivité comme un trait substantiel du roman moderne et, à la fois, démontre qu’elle demeure associée à la théorie du roman, même lorsqu’on s’approche à la pensée dialogique socialement engagée de Bakhtine. Dans un ordre d’idées équivalent, nous pouvons évoquer quelques aspects de la pensée d’Adorno à propos de l’art et la littérature. Dans un texte intitulé « La situation du narrateur dans le roman contemporain » (1954)6, Adorno fait allusion explicitement à la réflexion comme faisant partie intégrale du roman. Néanmoins, il distingue deux moments et, par conséquent, deux types de réflexion. D’abord, il cite le roman traditionnel du XIXe siècle,  «  dont l’idée s’incarne peut-être de la façon la plus authentique chez Flaubert » (Adorno 1984 : 41), et ensuite il mentionne le roman moderne, en entendant par cette expression les œuvres de certains auteurs européens de la première moitié du XXe siècle. Selon lui, il y a dans le roman traditionnel une technique de l’illusion, dans laquelle « le narrateur soulève un rideau : le lecteur doit prendre part à l’accomplissement de l’action comme s’il était présent physiquement. La subjectivité du narrateur s’affirme dans le pouvoir qu’il a de créer cette illusion et – chez Flaubert – dans la pureté de la langue » (1984 : 41). À ce roman traditionnel, Adorno oppose le roman moderne du XXe siècle, à l’intérieur duquel la réflexion prendra une place de plus en plus importante, et ce même à travers le travail de la forme romanesque. Ainsi, dans le roman traditionnel, la réflexion est taboue  : elle devient un péché capital contre la pureté de la chose. Aujourd’hui, avec le caractère illusoire de la chose représentée, ce tabou perd lui aussi de sa force. On a souvent fait remarquer que, dans le roman moderne, non seulement chez Proust, mais aussi chez le Gide des Faux-Monnayeurs, dans les dernières œuvres de Thomas Mann, dans l’Homme sans qualités de Musil, la réflexion émerge au travers de la pure immanence de la forme (Adorno 1984 : 41).

Il y aurait donc, suivant Adorno, deux moments différents à l’égard de la réflexivité et le roman. Pour lui, ce n’est qu’à partir des transformations romanesques du XXe siècle que la réflexion «  émerge  » comme partie intégrante de la forme du roman. Et il est soucieux de distinguer le type de réflexion que l’on peut trouver dans le roman traditionnel du roman moderne du XXe : Mais cette réflexion-là n’a plus rien de commun avec celle de Flaubert, à part le nom. Chez celui-ci elle était morale : une prise de position pour ou contre des personnages de roman. La nouvelle réflexion est une prise de position contre le mensonge de la représentation, c’est-à-dire en réalité contre le narrateur 6

« Standort des Erzählers im zeitgenössischen Roman » fut d’abord une conférence, publiée ultérieurement dans la revue Akzente en 1954. (Adorno 1973 : 196).

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lui-même, qui cherche à corriger son intervention inévitable en devenant le commentateur suprêmement lucide des événements (Adorno 1984 : 41).

S’il y a de la réflexion chez Flaubert, elle se manifeste à l’intérieur du roman en qualité de « réflexion morale », aux yeux d’Adorno7. Et le clivage qui nous intéresse le plus, et qui est en relation avec le passage du moment esthétique au moment proprement théorique, se situe justement sur ce point : Adorno voit l’émergence d’un type de réflexion spécifique qui met en cause la représentation mimétique du narrateur dit « traditionnel ». La réflexivité est ainsi attachée par la suite à un regard critique de la représentation mimétique ou de la dissimulation de la voix narrative traditionnelle, ce qui n’est pas loin du biais anti-référentialiste du tournant théorique des années 1960 en France. De ce point de vue, c’est donc le roman du début du XXe qui sera identifié à une réflexion sur ce qu’est la littérature, ce qui revient à mettre en question les modes de représentation romanesque dominants jusqu’à ce moment-là. Or, lorsqu’Adorno énonce cette réflexion à propos de ce qu’il appelle le roman moderne, il ne semble pas déduire un isolement social de la fonction de la littérature. Dans sa Théorie esthétique, il affirme que les œuvres d’art exposent une réflexion sur deux aspects concrets, car « leur essence sociale nécessite une double réflexion sur leur être pour soi et sur leurs relations avec la société. Leur double caractère est manifeste dans toutes leurs apparitions ; elles chatoient et se contredisent elles-mêmes » (Adorno 1989 : 289). Si nous revenons au roman en tant que forme d’art, il faudrait dire que ce genre expose une réflexion sur lui-même et par extension sur l’idée de littérature et, à la fois, sur ses relations au monde social. Ainsi, cet aspect de la pensée d’Adorno8 coïncide avec la réflexivité telle que nous l’avons définie auparavant. L’avantage de la réflexivité ainsi entendue réside dans une conception de l’œuvre moderne qui tente de penser de façon quelque peu alternative les apories entre l’autonomie des textes et leur relation au monde historique et social. Comme Adorno l’affirme dans le texte déjà cité sur le roman contemporain, à propos des œuvres d’art moderne : Leurs produits se placent au-dessus de la controverse entre l’art engagé et l’art pour l’art. L’introduction de la distance esthétique dans le roman moderne, et du même coup sa capitulation devant la réalité toute-puissante qui ne peut 7



Il convient de remarquer que le fait de voir chez Flaubert uniquement une réflexion morale s’avère problématique, étant donné qu’il est devenu une figure extrêmement importante dans la constitution de l’idée de l’autonomie de la littérature. 8 Nous ne nous concentrons donc pas sur l’autre versant de sa pensée autour de la littérature, condensé dans la célèbre formule « écrire un poème après Auschwitz est barbare, et ce fait affecte même la connaissance qui explique pourquoi il est devenu impossible d’écrire aujourd’hui des poèmes » (Adorno 2010 : 26).

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plus être changée que concrètement, et non transfigurée dans l’image, est une exigence de la tendance propre de la forme elle-même (Adorno 1984 : 43).

Selon Adorno, la réflexivité présente dans le roman de la première moitié du XXe – Gide, Proust, Thomas Mann, mais aussi Kafka et Joyce – ne réduit point les textes à la polémique entre « l’art pour l’art » et l’art engagé. Au contraire, il postule une distance esthétique, qui « varie comme les positions de la caméra au cinéma : tantôt le lecteur reste à l’extérieur, tantôt le commentaire le mène sur la scène, derrière les coulisses, dans la salle des machines » (Adorno 1984 : 42), et cette distance est un outil qui permet au roman de réfléchir sur lui-même et sur ses relations au domaine social. Et tout cela est présenté comme une exigence de la forme elle-même, malgré l’orientation explicitement marxiste du philosophe et musicologue allemand. Finalement, et à l’égard de cette notion de forme d’Adorno et des rapports conflictuels entre l’art et le domaine social, nous pouvons affirmer qu’il est conscient du besoin d’étudier ces relations en dehors de la figure de deux sphères qui n’interagissent pas ou, au moins, au-delà du cadre strictement sociologique : « il serait idéaliste de ne localiser le rapport de l’art et de la société que dans les problèmes de structure de la société, comme socialement médiatisés. Le caractère double de l’art et de la société, autonomie et fait social, se manifeste toujours dans des dépendances et des conflits étroits entre les deux sphères » (Adorno 1989 : 291). Nous voyons comment la réflexivité demeure une question capitale, et comment, selon Adorno, elle semble émerger nettement au XXe siècle. Or, selon lui, il s’agit encore une fois de la postuler dans ses relations au monde social. Résumons : depuis les romantiques, en passant par les deux grands théoriciens classiques du roman, Lukács et Bakhtine, et ensuite par Adorno, la réflexivité a été associée au genre romanesque. Or cette réflexivité n’est pas toujours la même, car les traditions auxquelles ces auteurs font référence sont diverses – par exemple, Adorno évoque les romans du XXe siècle –, ce qui ne nous empêche pas pour autant d’établir un minimum de continuité de cette problématique. En effet, ce parcours peut être pensé globalement sous l’angle de l’esthétique dans la mesure où il a souvent été question d’une notion large d’art liée au roman et où la problématique du langage n’a pas encore fait une apparition explicite. Soit du côté romantique au tournant du XIXe siècle, soit du côté de la théorie marxiste de la première moitié du XXe, le concept de l’esthétique continuait à encadrer la réflexion. Passons maintenant à une autre phase de la réflexivité que nous allons appeler théorique : elle s’inaugure avec le formalisme au XXe siècle, pour poursuivre sa voie principalement à travers les postulats du structuralisme français à l’égard du roman.

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1.3.  Le moment théorique Suivant Antoine Compagnon, l’origine du moment théorique peut se situer à partir de l’essor du formalisme russe. Concernant cette origine, il convient de rappeler la distinction élaborée par lui entre théorie littéraire et théorie de la littérature afin d’élucider ce que nous entendons par moment théorique à l’égard de la réflexivité. Selon cette distinction, il y aurait, d’une part, la théorie de la littérature qui en tant que « Descriptive, […] est donc moderne : elle suppose l’existence des études littéraires, instaurées au XIXe siècle, à partir du romantisme » (Compagnon 1998 : 18). Selon Compagnon, elle « est généralement comprise comme une branche de la littérature générale et comparée : elle désigne la réflexion sur les conditions de la littérature, de la critique littéraire et de l’histoire littéraire » (1998 : 53). D’autre part, il y aurait la théorie littéraire qui « est plus oppositionnelle et se présente davantage comme une critique de l’idéologie, y compris celle de la théorie de la littérature […]. La théorie littéraire s’identifie aussi au formalisme, depuis les formalistes russes du début du XXe siècle, marqués en effet par le marxisme » (Compagnon 1998 : 23). Nous considérons que c’est à partir du mouvement formaliste où l’ontologie de ce qui était identifié comme littérature fut postulée en tant que problème proprement théorique: ce postulat eut lieu à partir de leur concept de littérarité, déjà évoqué, compris comme l’objet d’une science autonome de la littérature. On voit bien que, dès lors, la réflexion ne tourne plus autour du beau et de l’art en général, mais plutôt autour de la recherche de la spécificité de la littérature : avec le formalisme, on est passé de toute évidence d’un régime esthétique à un autre théorique. À propos de ce passage il faudrait signaler un écueil que nous essayerons de contourner : toujours en suivant Compagnon, la théorie littéraire en elle-même a été pour sa part associée aussi à la réflexivité et, à cause de cela, son origine se confond parfois avec quelques auteurs et quelques problèmes esthétiques de la modernité, étant donné qu’elle est « une conscience critique (une critique de l’idéologie littéraire), une réflexivité littéraire (un pli critique, une self-consciousness ou une autoréférentialité) : tous traits qu’on rattache en effet à la modernité depuis Baudelaire et surtout Mallarmé » (Compagnon 1998 : 20). La question devient donc encore plus complexe car la réflexivité est associée à certains auteurs modernes, mais aussi à la naissance de la théorie littéraire en tant que telle. En fait, les deux phénomènes sont peut-être indissolubles quand on parle de littérature moderne entre le XIXe et le XXe siècle9, dans la 9

Compagnon affirme sur ce point que « La théorie […] suit le mouvement de la littérature moderne, de Valéry à Gide, qui se méfiaient déjà du réalisme […] jusqu’André Breton ou Raymond Roussel, dont Foucault fit l’éloge, ou encore à Raymond Queneau et

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mesure où la théorie surgit comme réflexivité justement parce qu’elle est une continuation de la lignée des textes littéraires modernes. En tout cas, il convient de spécifier sur ce point moins la réflexivité de la théorie en elle-même – ce qui nous mènerait vers une historie de la théorie –, que la manière dont la pensée théorique du XXe siècle a proposé le réflexif comme une caractéristique du roman. Le formalisme russe représente sans aucun doute un noyau déterminant de la naissance de la théorie, se concentrant sur les procédés littéraires, tant sur ceux de la poésie que sur ceux des genres narratifs. Néanmoins, en ce qui concerne les procédés du roman en particulier, et en dépit de l’importance de la littérarité comme concept fondamental de l’étude littéraire, l’analyse établie par « la méthode formelle » vise souvent des procédés où la réflexivité ne joue pas un rôle direct et décisif. Ainsi, même si le concept de littérarité condense une problématisation fondamentale du texte littéraire et pourrait, par ce biais, être lié à la réflexivité du roman, le formalisme se concentrera sur les procédés de construction romanesque qui ont rendu possible son émergence, notamment à travers l’analyse de formes d’articulation narrative (comme l’encadrement ou l’enfilage de Viktor Chklovski). Le développement de l’analyse de ces procédés a indiqué la voie qu’emprunterait la narratologie postérieure, certes, mais il ne s’est pas concentré sur la réflexivité telle que nous l’entendons ici. Néanmoins, à côté des analyses des formes narratives de Chklovski ou de même celles de Vladimir Propp, il convient d’indiquer qu’en particulier Boris Eichenbaum voyait déjà dans le roman du XIXe siècle des éléments qui n’étaient pas strictement narratifs : « le roman européen du XIXe siècle est une forme syncrétique qui ne contient que quelques éléments de narration et qui parfois s’en sépare entièrement » (Eichenbaum 2001a : 204). Ainsi, il voyait une différence assez inté­ ressante entre le roman et la nouvelle, spécialement car le premier semblait se permettre d’abandonner la narration au profit de cette « forme syncrétique ». Eichenbaum croyait que, contrairement au roman du XIXe siècle, le roman contemporain reprenait justement certains éléments de la narration: « Ces phénomènes, cachés par le développement du roman et l’inertie qu’il a provoquée, réapparaissent maintenant comme une nouvelle tradition: la prose contemporaine a rendu de nouveau actuel le problème de la forme et par là le problème de la narration » (Eichenbaum 2001a : 205). Mais l’analyse d’Eichenbaum se concentrera, malgré le constat du retour de la narration, sur les différences entre la l’Oulipo […]. Le refus de la dimension expressive et référentielle n’est pas propre à la littérature, mais caractérise l’ensemble de l’esthétique moderne » (1998 : 117). De notre point de vue, et étant donné que nous travaillons l’idée moderne de littérature, et non une idée large de littérature qui serait identique à elle-même depuis Homère jusqu’à nos jours, les deux phénomènes sont plus difficiles à distinguer.

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nouvelle et le roman en termes de leur complexité et leur extension, à travers cette métaphore d’équations : « La nouvelle rappelle le problème qui consiste à poser une équation à une inconnue, le roman est un problème à règles diverses que l’on résout à l’aide d’un système d’équations à plusieurs inconnues, les constructions intermédiaires étant plus importantes que la réponse finale  » (Eichenbaum  2001a  :  207). Ainsi, et même si Eichenbaum a repéré l’aspect non narratif du roman du XIXe au sein des formalistes russes, son analyse ne met pas l’accent sur la pensée du roman, telle que nous l’entendons ici. Pour cette raison, le mouvement théorique relatif à la réflexivité du roman sur lequel on s’arrêtera sera donc sans doute le structuralisme, principalement à travers la figure de Roland Barthes. À propos de cette figure, nous remarquerons deux célèbres propositions par rapport au réalisme, que nous pouvons trouver dans S/Z  (1970) : « La première est que le discours n’a aucune responsabilité envers le réel : dans le roman le plus réaliste, le référent n’a pas de ‘réalité’ » (Barthes 2002a : 185). Dans la conception de la littérature de Barthes, héritier de la linguistique saussurienne, on passe de l’arbitraire du signe linguistique à la notion, suivant Compagnon, « non nécessairement impliquée, de l’arbitraire non seulement de la langue comme système mais aussi de toute ‘production de sens’, de la parole dans sa relation au réel, ou plutôt dans son absence de relation au réel » (1998 : 144). En effet, selon Barthes le roman dit réaliste ne peut guère avoir comme référence le réel, compte tenu des relations arbitraires entre le langage et le réel. La deuxième proposition expose en quelque sorte la conséquence de la première : « En somme (c’est la seconde proposition), ce qu’on appelle ‘réel’ (dans la théorie du texte réaliste) n’est jamais qu’un code de représentation (de signification) : ce n’est jamais un code d’exécution : le réel romanesque n’est pas opérable » (Barthes 2002a : 185)10. L’idée du langage comme n’ayant pas de compromis avec le réel mènera donc Barthes vers le postulat suivant : ce qu’on appelle réel à l’intérieur du roman est plutôt un code producteur d’une illusion référentielle ; ce qui est considéré comme réel dans le roman est alors un code de représentation. En consonance avec cette pensée nous pouvons citer également une autre figure proche du structuralisme  : Michel Foucault. Dans son archéologie des sciences humaines, Les Mots et les choses (1966), il soutient que : À partir du XIXe siècle, le langage se replie sur soi, acquiert son épaisseur propre, déploie une histoire, des lois et une objectivité qui n’appartiennent qu’à lui. Il est devenu un objet de la connaissance parmi tant d’autres : à côté 10

Pour voir une critique de cette notion de l’opérable romanesque ou littéraire voir Antoine Compagnon (1998 : 138-139).

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des êtres vivants, à côté des richesses et de la valeur, à côté de l’histoire des événements et des hommes (Foucault 1966 : 309).

Cet avènement de ce que Foucault appelle « l’être du langage » (1966  :  312) au XIXe siècle, présenté dès lors comme un objet de connaissance, reste à ses yeux associé à la naissance de la littérature, en entendant par là « dans notre culture l’isolement d’un langage singulier dont la modalité propre est d’être ‘littéraire’ » (1966 : 313). Et cette naissance est explicitement présentée comme un parcours progressif vers une intransitivité, un isolement et un enfermement : la littérature se distingue de plus en plus du discours d’idées, et s’enferme dans une intransitivité radicale ; elle se détache de toutes les valeurs qui pouvaient à l’âge classique la faire circuler […], et devient pure et simple manifestation d’un langage qui n’a pour loi que d’affirmer – contre tous les autres discours – son existence escarpée ; elle n’a plus alors qu’à se recourber dans un perpétuel retour sur soi, comme si son discours ne pouvait avoir pour contenu que de dire sa propre forme (Foucault 1966 : 313).

Voici l’intransitivité de la littérature considérée comme étant contemporaine de cet «  être du langage  » –  conçu à son tour en tant qu’objet de connaissance – telle qu’elle a été exposée par Foucault. Il faudrait préciser que cette intransitivité diffère de la notion d’autonomie telle que nous l’avons développée auparavant, et ce précisément car nous ne tenons pas cette caractérisation de la littérature moderne – comme isolement ou enfermement – pour productive. Si les travaux de Foucault sont de nos jours sans doute indispensables sur plusieurs domaines, son concept de l’intransitivité de la littérature mène les études littéraires vers un territoire presque statique et probablement stérile ; en tout cas vers une sorte d’impasse. Nous pouvons distinguer également sur ce point l’affirmation de ce « retour sur soi » et de ce discours qui ne dit que « sa propre forme », d’une part, et la réflexivité telle que nous la postulons, d’une autre, c’est-à-dire comme une pensée manifeste sur ce qu’est la littérature et ses rapports à l’expérience. Or, même si cette intransitivité a été remise en question, elle sert à expliquer les relations que Foucault, et probablement Barthes aussi, ont établies avec le texte littéraire et, en particulier, avec le roman. Pour Foucault, cette intransitivité explique « […] pourquoi de plus en plus la littérature apparaît comme ce qui doit être pensé; mais aussi bien, et pour la même raison, comme ce qui ne pourra en aucun cas être pensé à partir d’une théorie de la signification » (1966  :  59). Ainsi, dans la vision propre à ces deux figures, Barthes et Foucault, la littérature sera étudiée en dissidence des idées autour de la signification, ce qui produira par la suite un rapport problématique entre la théorie littéraire et la représentation entendue comme imitation d’un

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référent réel. De cette vision sceptique par rapport à la représentation provient la deuxième proposition de Barthes à propos du roman réaliste. Ce postulat de Barthes, selon lequel le réalisme est qualifié de conventionnel, qui peut être retracé par ailleurs dans une partie importante de son œuvre, a été repris par Compagnon pour expliquer que la théorie littéraire serait liée à une critique de l’idéologie : « En conflit avec l’idéologie de la mimèsis, la théorie littéraire conçoit donc le réalisme non plus comme un ‘reflet’ de la réalité mais comme un discours qui a ses règles et conventions, comme un code qui n’est ni plus naturel ni plus vrai que les autres » (1998 : 124). Et l’idéologie de la mimèsis est particulièrement aliénante, car « l’idéologie bourgeoise est identifiée à une illusion linguistique » (Compagnon 1998 : 123). Ainsi, ce qui est considéré réaliste dans le roman commence à s’identifier à une convention spécifiquement bourgeoise que la théorie devrait démasquer en tant qu’idéologique. Nous pouvons remarquer au passage que la position de Barthes à l’égard du code réaliste possède un caractère plutôt politique dans ce sens, tandis que l’intransitivité foucaldienne se profile plus comme une ontologie. De même, « l’espace littéraire » de Maurice Blanchot par exemple, une autre figure importante de la théorie, relève d’une vision parfois proche du secret et du mystique, plus éloignée encore du ton contestataire de Barthes. Or, au-delà des critiques ponctuelles adressées à Barthes à cause de cette radicalisation de l’autonomie du texte, ou de ce « glissement abusif sur le sens d’arbitraire » (Compagnon 1998 : 145), nous tenons à souligner que ses notions d’écriture et de texte, entendues comme un travail qui n’est point soumis à une signification précise et unique, sont liées à la réflexivité du genre romanesque. Ainsi, dans «  Du texte à l’œuvre » (1971), Barthes soutient que « la logique qui règle le Texte n’est pas compréhensive (définir ‘ce que veut dire l’œuvre’), mais métonymique ; le travail des associations, des contiguïtés, des reports, coïncide avec une libération de l’énergie symbolique (si elle lui faisait défaut, l’homme mourrait) » (2002b : 911). Il n’est donc plus question pour lui de penser à la signification d’une œuvre, mais plutôt au travail autour de cette « énergie symbolique » – notons par ailleurs le ton psychanalytique de l’expression –, c’est-à-dire à la reconstruction de cette logique organisatrice du sens qui n’est point fermée ou établie à l’avance. Ainsi, le texte pour Barthes « est structuré, mais décentré, sans clôture » (2002b : 911). De même, son idée du scriptible peut être reliée à la réflexivité du roman. Pour l’écrivain, il n’est plus question de représenter un monde selon les codes existants – car ils sont des codes idéologiques –, mais de produire de nouvelles formes qui ne peuvent être créées que dans la 187

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mesure où il y a une réflexion, un travail réflexif sur l’idée de littérature : « Parce que l’enjeu du travail littéraire (de la littérature comme travail), c’est de faire du lecteur, non plus un consommateur, mais un producteur du texte » (Barthes 2002a : 122). Ainsi, pour que le texte barthésien puisse être non pas consommé, mais produit par son récepteur, il faudrait un travail réflexif de la part de l’auteur afin de produire un travail équivalent de la part du lecteur. La vision du texte scriptible et du travail littéraire barthésienne peut donc être associée à cette pensée sur la littérature qui se manifeste dans le roman, et que nous avons appelée réflexivité, et ce plus spécialement dans le roman considéré par Barthes comme scriptible ou non classique. Ce roman scriptible est proche, à son tour, de la notion barthésienne de l’écriture comme une pratique dans laquelle la réflexion proprement théorique et la littérature sont presque indissociables. Dans un entretien de 1970, Barthes affirme  : «  En tout cas, ce qui peut se passer, c’est qu’effectivement il n’y ait plus de distinction entre les œuvres et la théorie. J’estime par exemple que le livre de Julia Kristeva sur la sémiotique est une œuvre comme celle que Robbe-Grillet fait ou aurait faite » (2002c : 691). Il est important de remarquer que cette idée de l’écriture, qui est au cœur de l’œuvre de Barthes, est souvent associée à des textes contemporains, c’est-à-dire principalement des années 1960 ou 1970, même si une autre partie importante de ses analyses, dont S/Z, porte sur des textes classiques du XIXe siècle. Or les deux noms auxquels il fait référence dans cet entretien sont assez représentatifs. Ainsi, l’idée selon laquelle l’écriture pourrait être à la fois théorique et littéraire apparaît chez Barthes surtout liée à deux phénomènes de cette époque-là : la théorie structuraliste (évoquée ici par lui à travers Julia Kristeva, mais qu’il incarne aussi lui-même en ce qui concerne les études littéraires) et le Nouveau roman (à travers la mention à Alain Robbe-Grillet, à qui il a consacré plusieurs textes11). La réflexivité tant de la théorie que du roman est donc envisageable aux yeux de Barthes principalement à partir de ces deux phénomènes : nous voyons bien que l’exemple a changé par rapport aux penseurs précédents du régime esthétique. Il n’est plus principalement le modernisme du début du XXe siècle ni le roman réaliste du XIXe siècle, qui sera, au contraire, souvent mis en relation avec le texte classique ou lisible, selon Barthes. Le concept d’écriture est ainsi pour lui le lieu de convergence de la pensée théorique sur la littérature et de la pratique littéraire, ce qui révèle en quelque sorte le sommet de la réflexivité associée à la l’idée moderne du roman. Alors, il faudrait 11

Parmi lesquels « Littérature objective » (1954), « Littérature littérale » (1955), « Il n’y a pas d’école Robbe-Grillet » (1958), « Le point sur Robbe-Grillet ? » (1962) (Barthes 2002d).

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tenter d’évaluer dans les trois chapitres suivants ce qu’il reste de cette convergence. La réflexivité est certes valorisée d’une façon différente de nos jours – surtout par rapport à l’époque du Nouveau roman et du structuralisme, mais a-t-elle été reléguée à une place si marginale ? Quel type de fonctionnalité garde-t-elle dans le roman contemporain ? Si nous avions soulevé l’allusion au Nouveau roman c’est parce que, en effet, ce rapprochement entre la théorie et l’œuvre était déjà présent chez Robbe-Grillet lui-même : « Il suffit en réalité de lire le journal de Kafka, par exemple, ou la correspondance de Flaubert, pour se rendre compte aussitôt de la part primordiale prise, déjà dans les grandes œuvres du passé, par la conscience créatrice, par la volonté, par la rigueur » (Robbe-Grillet 2013 : 12). Conscience créatrice, volonté, rigueur, elles peuvent toutes faire partie du champ sémantique de la réflexivité du roman, sauf que chez Kafka ou Flaubert elle n’apparaissait que sous la forme du journal ou de la correspondance, c’est-à-dire dans un régime d’écriture intime et non à l’intérieur du roman. Or, Robbe-Grillet reconnaît ce rapprochement entre le réflexif et le romanesque au sein des œuvres chez certains auteurs de la première moitié du XXe siècle : « Après Les Faux-Monnayeurs, après Joyce, après La Nausée, il semble que l’on s’achemine de plus en plus vers une époque de la fiction où les problèmes de l’écriture seront envisagés lucidement par le romancier, et où les soucis critiques, loin de stériliser la création, pourront au contraire lui servir de moteur » (Robbe-Grillet 2013 : 12). Nous voyons donc cette même idée d’une interaction entre la pratique littéraire et la réflexion théorique tout à fait solidaire de la pensée de Barthes. Et c’est le terme même de réflexion celui que Robbe-Grillet emploie à ce propos : « Chaque romancier, chaque roman, doit inventer sa propre forme. Aucune recette ne peut remplacer cette réflexion continuelle  » (2013  :  12). Notons au passage la ressemblance évidente avec la poétique de Saer et sa réflexion sur les formes, ce qui ne fait qu’affirmer le caractère toujours vivant de cette réflexivité, particulièrement pourvue du sens que la notion acquit pendant la deuxième moitié du XXe siècle, c’est-à-dire comme associée aux formes et au langage employé. On peut également retracer la fonction de cette notion chez Bolaño et son insistante notion de forme ou de structure comme étant en fin de compte ce qui permet de produire un roman. Or, au-delà du recul par rapport aux années 1960 et du rôle – à nos yeux quelque peu marginal – du Nouveau roman ou de la pensée structuraliste dans les débats contemporains des études littéraires, il est intéressant de soulever que la réflexivité est toujours assimilée au genre romanesque. Nous affirmons cela en sachant que la notion n’est pas simple et qu’elle est chargée de cette histoire esthétique et théorique. Mais ce n’est pas car « l’intransitivité radicale » a été fortement questionnée que la réflexivité disparaît des préoccupations des auteurs et des critiques contemporains. 189

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Voyons par exemple cette affirmation d’Irène Langlet, dans un article déjà cité à propos de l’essai: « j’interrogerai ici un aspect particulier, et fort contrasté selon les cas, du rapport de la théorie à son difficile objet, issu du caractère auto-réflexif de l’essai comme du roman » (Langlet 2000 : 45). On voit clairement que tant l’essai que le roman se voient associés à une caractéristique ponctuelle : l’autoréflexivité. Plus tard dans le même texte, Langlet soutient que « si le roman continue d’émerveiller (ou d’agacer) par sa capacité à intégrer les avancées de la réflexion théorique, l’essai demeure assez retors pour en fausser les tentatives, voire en contaminer la rédaction […] » (2000 : 46). Langlet estime que le roman a intégré, depuis quelque temps, la réflexion théorique et, surtout, qu’il l’a fait de manière plutôt satisfaisante. D’autre part, voyons aussi à titre d’exemple l’introduction d’Anne Besson aux actes du colloque «  Littérature, modernité, réflexivité » (1999) : Le terme ‘réflexivité’ a été préféré à ceux, proches, de ‘spécularité’, ‘auto­ référence’, ‘récursion’, pour sa plus grande extension, sa désignation large de tout phénomène de ‘retour sur soi’ de la représentation. […] Du signe qui se désigne lui-même dans sa puissance signifiante, au sein d’une pratique poétique où le co-texte évince le contexte, où la recharge du matériel langagier caractérise une recherche d’autonomie, voire d’autotélie, […] au livre se mettant en scène et réfléchissant son propre fonctionnement, en réduisant les hiatus entre événement, narration et fiction […], en passant par les investissements du ‘je’ dans le texte, l’exhibition des paradoxes de l’expression de subjectivité et du processus d’énonciation […] le champ couvert apparaît très vaste (Besson 2002 : 7).

Nous voyons bien le choix du même terme justifié dans cette introduction en fonction de son étendue pour décrire plusieurs phénomènes, dont des pratiques poétiques où le contexte n’est pas évident, la réflexion autour du fonctionnement du texte et les écritures dites du « je », ce qui configure sans doute un spectre assez large. Néanmoins, la réflexivité tenue pour une pensée autour du fonctionnement du texte littéraire, c’est-à-dire dans le sens restreint dont nous l’employons, figure dans cette énumération, ce qui démontre que le réflexif est encore conçu comme étant lié à l’idée de la littérature. Cette même introduction ne manque pas de souligner un point intéressant : si la pleine conscience des moyens réflexifs et leur pleine exploitation semblent bien caractériser la modernité littéraire comme activité accédant à un fonctionnement séparé, les excès ‘immanentistes’ du formalisme et du structuralisme ne trouvent plus d’échos dans les travaux réunis ici. L’échec relatif d’une théorie du texte strictement clos sur lui-même, qui devait permettre à une science littéraire, définitivement légitimée par la spécificité 190

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de son objet, de voir le jour, se trouve relayé dans les différentes contributions (Besson 2002 : 8).

Voici un constat qui nous permet de formuler un diagnostic contemporain à l’égard de la réflexivité et de ses liens à l’idée de littérature. Même s’il semble y avoir un consensus à propos des traits réflexifs reconnaissables dans les textes modernes, ceux-là sont immédiatement distingués d’une idée de littérature comme étant un objet clos et, par voie de conséquence, d’une étude immanente du texte. Les entreprises du formalisme et du structuralisme sont considérées ici comme des « excès » à éviter, tout en conservant une conscience critique du phénomène réflexif. Nous pouvons donc affirmer que la réflexivité demeure associée à l’idée de littérature, et en particulier à celle du roman, comme dans le cas de Langlet, sans que cela entraîne pour autant un retour – qu’il soit nostalgique ou naïf – à la façon concrète dont ces deux mouvements théoriques, le formalisme et le structuralisme, ont pensé la même question. On aura noté que nous n’avons pas fait mention pour l’instant de l’avatar plus récent – et qui a eu beaucoup de succès, en particulier dans le monde anglophone – de la réflexivité comme étant liée au roman : il s’agit de la métafiction. Avant de passer à l’analyse de la réflexivité chez les trois auteurs qui nous occupent, nous voudrions expliquer brièvement cette omission ainsi que le choix terminologique que nous avons fait.

2.  Réflexivité et métafiction 2.1.  Autour du terme « métafiction » Dans le manuel de Cambridge sur le roman, de Marina MacKay, nous trouvons cette affirmation : La métafiction a été un composant essentiel du roman depuis ses origines. J’ai déjà examiné un certain nombre des premiers romans qui sont extrêmement conscients de leur propre statut en tant que fictions —des romans tels que Don Quichotte, Tom Jones et Tristam Shandy — et il vaut la peine de noter que des œuvres comme celles-ci n’étaient pas nécessairement exceptionnelles ; au contraire, elles s’imaginent elles-mêmes plutôt dans une sorte de tradition. La généalogie déclarée dans l’hommage de Denis Diderot à Cervantès et à Sterne dans Jacques le Fataliste (1796) en témoigne (MacKay 2011 : 151, n. t.).

Selon MacKay, la métafiction se présente comme un trait fondamental du roman depuis ses origines, en particulier à partir des textes les plus célèbres de Miguel de Cervantes, Henry Fielding, Laurence Sterne et Denis Diderot. En ce sens, la notion de métafiction semble compatible avec celle de réflexivité, dans la mesure où elle appartient à une tradition 191

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romanesque et elle n’est point un phénomène isolé dans l’histoire du roman, comme le soulève MacKay. Ainsi, la version récente de la réflexivité pourrait bel et bien être identifiée à la métafiction. Alors, pourquoi ne pas parler de métafiction ? L’histoire de ce terme ainsi que son champ sémantique et épistémologique nous permettront de donner une réponse. Voyons d’abord l’émergence du mot. Il a été noté à plusieurs reprises que William Gass emploie le terme en 1970 à propos des rapports entre la philosophie et la fiction: « En effet, bien des soi-disant antiromans sont en fait des métafictions » (Gass 1970 : 25, n. t.). À partir de ce moment-là, le terme apparaît de plus en plus dans la critique anglo-saxonne, et ce pas toujours dans un sens positif, comme le rappelait déjà Linda Hutcheon en 1980 : « Ces commentaires d’un ton certes plutôt sur la défensive reflètent le fait que de nombreuses critiques de la nouvelle métafiction, spécialement au début des années 1970, étaient négatives : les cris de lamentation à propos de la mort du roman abondaient » (Hutcheon 1980 : 2, n. t.). Hutcheon est explicite à cet égard : quand on a commencé à employer le terme et à identifier le phénomène, il était souvent question de l’associer à la mort du roman. Ensuite le terme s’est très rapidement popularisé dans le monde anglophone, jusqu’au point où, en 1984, Patricia Waugh publie une sorte d’état de la question intitulé justement, Metafiction, The Theory and Practice of Self-Conscious Fiction. Il s’agit d’un recensement de plusieurs positions critiques qui tentent de décrire ce phénomène réflexif associé à la littérature. Ainsi, parmi la variété de termes invoqués, Waugh parle par exemple de « ‘le roman introverti’, ‘l’antiroman ‘, ‘irréalisme’, ‘surfiction’, ‘le roman auto-engendré’, ‘fabulation’ » (Waugh 1984 : 14, n. t.). Plusieurs années plus tard, en 2002, le Centre de Recherches InterLangues d’Angers publie un volume autour de la même question dans le débat anglo-saxon, en indiquant un autre inventaire de termes qui ont été associés à cette problématique : Réflexivité ou auto-réflexivité (Boyd, Siegle, Ashmore), mise en abyme, écriture en miroir, spécularité (Ricardou, Rose, Dällenbach, Bal), récit narcissique ou fiction auto-référentielle (Alter, Hutcheon, Waugh), antifiction, non-fiction, récit anti-mimétique (Zavarzadeh, Hume), surfiction, même parfois nouveau roman ou fiction post-moderne (Thier, Newman) (Lepaludier 2002 : 9).

Voici un panorama de termes qui ont été liés au phénomène réflexif, tout particulièrement entre les années 1970 et 1980. Or, l’introduction de ce livre se montre soucieuse d’avertir immédiatement que « ces termes ne sont pas à mettre sur le même plan, certains renvoyant à des procédés, d’autres à la nature du phénomène métatextuel lui-même, d’autres encore au 192

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contexte historique et culturel de leur production » (Lepaludier 2002 : 9). En effet, pendant les trente dernières années quelques-uns de ces termes semblaient interchangeables, ce qui rendait le phénomène flou et parfois difficilement identifiable. Bien qu’un recensement de tous les termes, de leurs variations et de leurs implications soit en dehors de la portée de ce travail, nous voudrions toutefois souligner à travers ces exemples l’étendue critique et terminologique que le phénomène réflexif – mélangé parfois à d’autres procédés littéraires ou à des descriptions du contexte – a produite à ce moment-là. Parmi cet éventail lexique, c’est sans doute le terme de métafiction qui a été le plus utilisé et, surtout, qui a le mieux survécu jusqu’à la première décennie du XXIe siècle, comme on a pu le constater dans le manuel de MacKay (2011), par exemple, et ce même en dehors du contexte anglo-saxon, comme en témoigne l’introduction de Métatextualité et métafiction (2002), dans le cas français12. De même, on pourrait citer le volume 208 de la revue Anthropos intitulé Metaliteratura y metaficción, Balance crítico y perspectivas comparadas (2005) ou le rapide parcours exposé dans le livre de Francisco G. Orejas (2003), pour parler d’inventaires critiques dans le monde hispanophone qui ont présenté un état de la question. Partons donc du constat suivant : le terme de métafiction s’est imposé à partir des années 1970 et jusqu’à nos jours comme celui qui décrivait le mieux le caractère réflexif des textes. Or, comment a été formulée la problématique métafictionnelle ? Pour Waugh, par exemple, la définition est la suivante : « La métafiction est un terme attribué à l’écriture fictionnelle qui attire l’attention consciemment et systématiquement sur son propre statut d’artéfact, afin de questionner les relations entre la fiction et la réalité » (Waugh 1984 : 2, n. t.). En principe, il s’agirait de textes fictionnels qui attirent l’attention du lecteur sur leur statut artificiel et qui, ce faisant, remettent en question la dualité fiction /réalité. Cette définition est sans doute héritière de Robert Alter, étant donné que, comme l’affirme Hutcheon, « ce n’est qu’en 1975, avec la publication du livre de Robert Alter, Partial Magic: The Novel as a Self-Conscious Genre, qu’on a commencé à faire face aux implications critiques du narcissisme narratif  » (1980  :  4, n.  t.). La définition d’Alter est naturellement similaire, quoiqu’elle fasse référence à l’auto-conscience et non au terme de métafiction en tant que tel : « Un roman autoconscient, brièvement, est un roman qui exhibe systématiquement sa propre condition d’artifice et qui, ce faisant, s’interroge sur la relation problématique entre l’artifice qui semble réel et la réalité » (Alter 1978 : X, n. t.). Soulevons au passage une nuance entre les deux définitions : celle de Waugh parle de fiction et de 12

Il convient de préciser que ce livre tente de postuler, à côté de la métafiction, le terme de métatextualité qui serait plus dans la tradition française (Lepaludier 2002 : 11).

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réalité, tandis que celle d’Alter remarque un rapport problématique entre l’artifice qui « ressemble » au réel et la réalité. Le conflit n’est donc pas situé entre une notion générale du fictif et du réel (sur le plan ontologique), mais spécifiquement entre ce dernier et l’artifice qui lui «  ressemble  » – ou qui veut lui ressembler (plutôt sur le plan de la représentation). Sans nous attarder sur ces questions entre le réel et le fictif ou le factuel et le fictionnel, nous voudrions au moins signaler, d’après les questions que nous avons soulevées à propos du concept de fiction chez Piglia, que dans ces définitions de la métafiction, la dualité réalité/fiction ne va pas de soi. Et c’est ainsi, puisque le concept de fiction n’a pas toujours été le même, comme il n’a point été associé non plus à celui de littérature depuis toujours, ce qui rend le questionnement entre la fiction et le réel un peu imprécis et, par voie de conséquence, la définition de la métafiction assez sommaire. Ainsi, la dimension historique des concepts de littérature et de fiction semble poser des problèmes aux définitions de la métafiction. Or, Waugh retrace l’origine du métafictionnel dans la naissance du roman, en expliquant que le phénomène réflexif est antérieur à l’apparition du concept de métafiction en tant que tel et à la pensée proprement théorique : faire appel exclusivement à la fiction contemporaine nous induirait en erreur, puisque même si le terme ‘métafiction’ est nouveau, la pratique est aussi ancienne (voire plus ancienne) que le roman lui-même. Ce que j’espère établir pendant le développement de ce livre est que la métafiction est une tendance ou une fonction inhérente à tous les romans (Waugh 1984 : 5, n. t.).

Jusqu’ici, il y aurait donc une tendance ou une fonction du roman depuis ses origines modernes que le terme de métafiction viendrait nommer rétrospectivement. Néanmoins, une sorte de paradoxe découle de ce constat, lié encore une fois à la dimension historique. Dans le même sous-chapitre déjà cité, Waugh considère que « la pratique métafictionnelle est devenue particulièrement importante dans la fiction des vingt dernières années » (1984 : 5, n. t.) et plus tard, elle soutiendra que « la métafiction est un mode d’écriture au sein d’un mouvement culturel plus large souvent appelé postmodernisme  » (Waugh  1984  :  22, n.  t.). Nous voyons que, selon elle, la pratique métafictionnelle est inhérente au roman depuis ses origines, mais qu’elle se serait accentuée à partir des années 1960, en s’insérant dans le mouvement postmoderne. À cet égard, nous pouvons dégager l’une des problématiques fondamentales du débat autour de la métafiction en tant que concept : soit elle est considérée comme un phénomène littéraire lié à un moment historique ponctuel à partir des années 1960, et aux pratiques littéraires qui, selon Waugh, sont associées aux théories du postmoderne, soit elle est considérée comme une caractéristique dominante de certains romans depuis l’origine du genre au XVIIIe siècle, ce qui a mené le débat vers la formulation d’un genre ou un sous-genre métafictionnel à l’intérieur de la tradition 194

La réflexivité

romanesque. Patricia Cifre Wibrow, en compilant les avis divergents sur cette problématique, résume le débat ainsi : « la forma de interpretar la metaficción varía sustancialmente según se la contemple desde un punto de vista diacrónico o sincrónico, según se la considere como una categoría epocal o genérica » (Cifre Wibrow 2005 : 50). Manifestement, le terme de métafiction a été employé pour faire allusion au roman contemporain à partir des années 1960 – roman qui semble, à son tour, inexorablement associé à la notion de la postmodernité, particulièrement dans le contexte anglo-saxon –, mais il a été aussi utilisé afin de décrire un type de roman qui trouverait sa tradition dans des textes modernes et qui constituerait un genre ou sous-genre particulier. Les deux sens du terme ont par ailleurs été importés au contexte critique hispanophone, où l’on trouve des études sur la « metanovela »13, en tant qu’un type de roman particulier, ou sur la métafiction, comme historiquement indissociable de l’idée d’un postmodernisme14.

2.2.  Quatre raisons Au-delà de cette alternative entre une époque ou un genre méta­ fictionnel, nous tenons à soulever quelques aspects problématiques du terme lui-même, afin d’expliquer notre choix. D’abord, il a été intensément associé au contexte théorique anglo-saxon et, par voie de conséquence, à la notion de postmodernité telle qu’elle s’y est développée. À ce propos, et en dépit de la rapide expansion de cette notion dans le monde hispanophone et dans d’autres aires culturelles, Bran Nicol a affirmé que «  le postmodernisme a toujours été principalement un phénomène dans la théorie et la critique produites en Angleterre et aux États-Unis, tout comme dans les cours de littérature enseignés dans les universités de ces pays » (Nicol 2009 : XV, n. t.). En effet, cette notion fut assez importante dans l’académie anglo-saxonne pendant les trois dernières décennies, souvent présentée en fonction de la prédominance de concepts tels que le fragmentaire, l’indéterminé ou le paradoxal. Selon Simon Malpas : « Pour de nombreuses personnes, la simple mention du mot ‘postmodernisme’ fait penser immédiatement à la fracture, à la fragmentation, à l’indétermination et à la pluralité, autant de termes 13

Voir à ce propos, par exemple, le livre de Catalina Quesada Gómez (2009), La metanovela hispanoamericana en el último tercio del siglo XX. En effet, le phénomène est considéré ici comme un type de roman particulièrement métafictionnel, qui ferait partie d’une métalittérature plus générale étendue à d’autres genres comme la poésie ou le théâtre : « Es aquel, el metanovelesco, el tipo de obras que aquí será considerado » (2009 : 99). 14 Cf. Santiago Juan Navarro, Postmodernismo y metaficción historiográfica, Una perspectiva interamericana (2002) et Antonio Sobejano-Morán, Metaficción española en la postmodernidad (2003).

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qui sont en effet des figures postmodernes clés  » (Malpas  2005  :  5, n. t.). Si de nos jours la mention du postmodernism rappelle encore ces idées, c’est parce que, malgré les nuances et les débats qui ont été menés, c’est ce champ sémantique du fragmentaire et de l’insaisissable qui a le plus marqué et le concept et le terme. Comme l’indique Peter Hallward à propos des études postcoloniales, domaine par ailleurs très proche conceptuellement de celui du postmoderne, « les concepts postcoloniaux les plus caractéristiques — l’hybride, l’interstitiel, l’entredeux, l’indéterminé, le contre-hégémonique, le contingent, et ainsi de suite — sont autant de tentatives d’évoquer ce qu’aucun concept ne peut ‘saisir’ » (Hallward 2001 : XI, n. t.). En extrapolant15 un peu cette affirmation, on pourrait dire que ce champ conceptuel de l’insaisissable et du fragmentaire a été aussi en partie celui de la théorie postmoderne, telle qu’elle s’est développée dans le monde universitaire anglophone. Ainsi, comme nous avons pu le voir à propos de Waugh, la métafiction demeure trop mêlée à cette notion du postmoderne anglo-saxon, tandis que la réflexivité, telle que nous la postulons, n’est pas forcément pensée de ce point de vue. Comme nous l’avons montré, elle est formulée à partir de deux phases, dont une esthétique et une théorique, qui ne sont pas strictement équivalentes de cette théorie autour de la postmodernité ni des concepts du fragmentaire, du pluralisme, bref, de ce champ sémantique de l’insaisissable si caractéristique de ce type de théorie. Le deuxième aspect à nos yeux problématique est le suivant : la conception de la métafiction conçue comme un phénomène dominant une époque historique qui se limiterait au roman de la deuxième moitié du XXe siècle. Tout en étant conscients des singularités du genre romanesque depuis le Nouveau roman jusqu’à nos jours – en passant par les accomplissements des célèbres écrivains latino-américains des années 1960 et 1970, bien entendu –, il nous semble que la réflexivité, telle que nous la concevons, ne correspond point exclusivement aux techniques développées à partir de cette période. Au contraire, nous essayons de penser au phénomène réflexif comme n’étant pas lié uniquement à cette histoire littéraire récente, et comme quelque chose qui n’est pas radicalement différent de l’idée de littérature moderne. Comme Linda Hutcheon l’avait déjà entrevu au début des années 1980, « et pourtant, il n’est pas difficile d’être d’accord avec Barth — et avec Gerald Graff et Robert Alter — sur le fait qu’il y a une certaine continuité de sujets de préoccupation entre les textes autoréflexifs contemporains et ceux de la première période moderniste » (Hutcheon 1980 : 3, n. t.). En fait, encore quelques pages plus tard, Hutcheon identifie la même généalogie qu’on a 15

Et même sans trop l’extrapoler, étant donné que Hallward énonce explicitement le rapport entre la théorie sur le postmoderne et les postcolonial studies (Hallward 2001 : XIV).

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tendance à évoquer par rapport au phénomène réflexif, quand elle affirme que son livre « accepte simplement que quelque chose est arrivé et que cela plonge ses racines profondément dans notre culture, plus fortement dans les périodes romantique et moderniste » (Hutcheon 1980 : 3, n. t). Par ailleurs, une partie de la distinction que Hutcheon essayera d’établir entre le modernist novel et la métafiction contemporaine réside dans le rôle du lecteur : « Cette quasi-équation des actes de lecture et d’écriture est l’une des préoccupations qui différencie la métafiction moderne de l’autoconscience romanesque précédente » (1980 : 27, n. t.). Néanmoins cette distinction n’implique pas pour Hutcheon une différence radicale ou une rupture dans cette idée de littérature moderne, car «  la fiction autoconsciente appartient à un autre courant ou tradition au sein du roman, car ce genre est autant une forme esthétique autoconsciente bourgeoise qu’une entité sociale bourgeoise » (1980 : 15, n. t.). Pour notre part, la réflexivité n’est point limitée à cette période historique à partir des années 1950 et 1960 ou, au moins, ce n’est pas cette perspective qui nous intéresse. Ainsi, nous voudrions plutôt tracer, comme nous l’avons fait jusqu’ici, des rapports de continuité entre l’idée contemporaine du roman et l’idée moderne. Cela ne veut pas dire pour autant qu’on ne voie aucune singularité chez Saer, Piglia et Bolaño, ou chez d’autres romanciers contemporains, bien entendu, mais tout simplement que nous croyons pouvoir saisir leur originalité en fonction des éléments innovants et singuliers que cette idée moderne du roman rend possibles ; ainsi, cette idée de roman est à notre sens active chez eux, dès lors qu’elle est une condition de possibilité. En ce sens, notre étude a probablement quelques affinités avec celle de Hutcheon, dans la mesure où « plutôt que postuler une rupture de l’autoconscience romanesque au siècle dernier et ensuite une renaissance moderne de celle-ci, cette dialectique littéraire pourrait suggérer un continuum, mais un continuum qui évoluant graduellement s’est logiquement achevé par la métafiction » (Hutcheon 1980 : 5, n. t.). Or, il faudrait préciser que, tout en postulant une continuité entre l’idée moderne et l’idée contemporaine du roman, nous ne voyons pas forcément la réflexivité comme faisant partie d’une évolution qui s’achèverait avec la métafiction des années 1960 ou 1970. Cela veut dire que nous ne voyons pas nécessairement une ligne évolutive qui partirait du romantisme, passerait par le réalisme, puis le modernisme et arriverait (logiquement) à la métafiction de la deuxième moitié du XXe siècle. Si nous envisageons une continuité entre l’idée moderne et contemporaine du roman, c’est dans la mesure où la réflexivité serait plutôt un trait qui peut être plus ou moins présent, c’est-à-dire une caractéristique qui apparaît dans le roman moderne et contemporain – comme s’il s’agissait de variations graduelles à l’intérieur de chaque texte. Ainsi, il n’y aurait pas une transformation graduelle et continuelle 197

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vers des textes plus réflexifs à partir du romantisme, mais plutôt des moments réflexifs à l’intérieur du roman qui peuvent apparaître dans une faible ou forte mesure ; ce seraient des variations qui peuvent avoir lieu chez un même auteur, et aussi d’une époque à l’autre. Et, à notre sens, c’est le cas des romans qui semblent être reconnus à l’unanimité actuellement et étudiés par la critique latino-américaniste, dont ceux de Saer, Piglia et Bolaño représentent un exemple. Plausiblement, les textes où le degré de réflexivité est le moindre possible sont valorisés d’une manière différente par la critique et le monde universitaire, et aussi par le public massif de lecteurs, ce qui ne veut pas dire que la présence du réflexif soit une garantie de qualité littéraire, naturellement. Or la question de la valeur de la réflexivité nous mènerait vers un autre chemin et ne sera donc pas traitée ici. Cependant, tout cela nous permet de préciser que, lorsque nous affirmons la réflexivité comme étant un trait actif chez les trois auteurs que nous étudions, nous ne souhaitons pas les isoler comme des modèles ou des exemples d’une métafiction contemporaine, comprise comme un phénomène représentatif exclusivement de notre époque. Voici une deuxième raison pour éviter le terme en question. Finalement, nous pouvons aborder deux derniers aspects à notre avis problématiques en ce qui concerne la métafiction. Il s’agit de deux éléments qui se rejoignent d’une certaine manière. D’abord, nous exposerons l’idée selon laquelle la métafiction est liée à une conscience du langage et du discursif comme étant la nouvelle dimension épistémologique dominante ; ensuite, nous verrons le rapport antithétique que cette idée génère entre le roman dit réaliste et celui appelé métafictionnel. Voyons donc en quoi consistent ces deux derniers points. Selon Jean-Michel Yvard, par exemple, La métafiction, qui se présente souvent comme jeu, n’en a pas moins une dimension ontologique (et non seulement épistémologique) puisqu’elle naît de la considération tout à la fois douloureuse et ludique de l’inaccessibilité de l’être, qui ne se donne jamais dans l’absolue transparence de sa présence originaire et fondatrice mais seulement par le biais d’une médiation de type discursif et narratif (Yvard 2002 : 45).

D’après cette citation, nous voyons que la notion de métafiction se voit inscrite dans le domaine de ce qu’on a souvent nommé le linguistic turn16. Dans cette mesure, elle est d’abord associée à la conscience de 16

Concept ambigu, puisqu’il décrit deux traditions assez différentes du début du XXe siècle. « Et en outre, il n’y pas seulement un, mais deux tournants linguistiques divergents pendant le premier quart du vingtième siècle : le premier, mené par le mathématicien allemand, Gottlob Frege, qui est le fondateur reconnu de l’approche ‘analytique’ en philosophie, devenue largement populaire dans les contextes angloaméricains, et l’autre initié par Ferdinand de Saussure, un linguiste suisse, fondateur de l’approche ‘sémiologique’ ou sémiotique dans les études sociales, culturelles et

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l’impossibilité d’une expérience directe du monde – dans la tradition kantienne où la seule connaissance possible est celle du phénomène et non du noumène17 – et ensuite à la croyance en l’inexorabilité du langage comme médiation permanente de toute expérience du réel – dans la continuité des préoccupations autour du langage et de ses rapports à la connaissance du monde caractéristiques du tournant du XXe siècle. Nous voyons bien comment cette idée d’une expérience toujours médiatisée par le langage (soit comme discours, soit comme narration) est héritière aussi du développement de la linguistique, du structuralisme français et de la réception de ces théories dans le domaine des études littéraires anglophones. De même, pour Waugh, l’association entre la conscience du langage et la métafiction est aussi déterminante : « être conscient du signe signifie ainsi être conscient de l’absence de ce à quoi apparemment renvoie le signe, et de la seule présence de relations avec d’autres signes au sein du texte » (Waugh 1984 : 57, n. t.). Malgré l’insistance sur l’existence préalable de cette conscience du langage, elle reconnaît une dominance de cette problématique dans la littérature contemporaine : « Encore une fois, bien que la conscience de ces problèmes de représentation soit loin d’être nouvelle, elle en est clairement venue à dominer la théorie critique contemporaine, et de plus en plus la fiction elle-même » (Waugh 1984 : 57, n. t.). Dans ce panorama, la littérature aurait été influencée par les théories dans lesquelles le langage – compris comme un système18 – a été un modèle d’étude. On le voit, la question de la métafiction commence à s’articuler à l’émergence de la théorie littéraire, telle que nous l’avons évoquée dans le chapitre précédent. Ce qui revient à dire, aussi, qu’elle s’articule aux problématiques qui sont propres de la théorie. Or, la théorie littéraire postérieure à la linguistique saussurienne participe d’un changement de paradigme conceptuel que Fredric Jameson a identifié ainsi : « La transition à laquelle Saussure a assisté, et dramatisée par les autres grands moments de déficience verbale mentionnés plus haut, peut être décrite comme un mouvement d’une manière de penser substantielle vers une autre relationnelle, une transition qui a été capitale dans la littéraires, et qui a eu une influence majeure dans le milieu intellectuel français  » (Manjali 2006 : 2, n. t.). Dans le sens où l’on fait allusion à cette expression ici, il s’agit plutôt du versant linguistique saussurien et non de la tradition de la philosophie analytique. 17 (Kant 2001 : 304). 18 Ce qui configure le trait le plus important de la linguistique moderne, selon Émile Benveniste (1966) : « Quand les linguistes ont commencé, à l’instar de F. de Saussure, à envisager la langue en elle-même et pour elle-même, ils ont reconnu ce principe qui allait devenir le principe fondamental de la linguistique moderne, que la langue forme un système » (Benveniste 2006 : 21).

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linguistique, plus que dans tout autre domaine » (Jameson 1972 : 13, n. t.). Ce changement d’une pensée substantialiste vers une autre, relationnelle, décrit selon Jameson la révolution linguistique saussurienne, à l’origine du mouvement structuraliste, et par voie de conséquence, des théories aussi influentes dans les études littéraires que la narratologie. Pourtant, dans le contexte des critiques de la métafiction, ce paradigme relationnel a été très vite pensé en termes d’un enfermement dans le discours et le langage, comme en témoigne cette citation de Waugh: En fait, dans la fiction littéraire il est possible de représenter seulement les discours de ce monde-là. Cependant, si l’on essaye d’analyser un ensemble de relations linguistiques en utilisant ces mêmes relations comme instruments d’analyse, le langage devient rapidement une ‘prison’ où la possibilité d’échappatoire est improbable. La métafiction explore ce dilemme (1984 : 3, n. t.).

Comme nous pouvons le constater, le terme de métafiction sera désormais associé à cette lecture de la pensée structuraliste comme confinement à un mouvement de signes qui ne font pas de référence au réel. Ainsi, la métafiction se voit très tôt rapprochée de cette posture vis-à-vis du langage – tant critiquée car menant la littérature vers « le scepticisme et le solipsisme auquel conduisait la théorie littéraire française structuraliste et poststructuraliste » (Compagnon 1998 : 154). De ce fait, poser la question de la réflexivité en termes de métafiction peut impliquer, d’une façon consciente ou inconsciente, de s’inscrire dans le cadre de l’intransitivité de la littérature. Or même si nous sommes conscients de l’importance, pendant la deuxième moitié du XXe siècle, de toute une série de rapports entre la théorie littéraire et la pratique des écrivains (comme dans l’exemple de Roland Barthes et Alain Robbe-Grillet auquel nous avons fait allusion auparavant), nous estimons que ces rapports ne se réduisent pas à l’aporie de l’intransitivité ou, selon l’expression de Jameson, d’une « prison du langage » comme dans le cas de la métafiction de Waugh. D’où l’intérêt de démêler la question en séparant la réflexivité comme une pensée manifeste – dans les textes – sur la littérature et ses rapports au monde, d’une part, et l’affirmation de l’intransitivité et de la conscience du langage conçues comme isolement, de l’autre, intransitivité attribuée par ailleurs à certains aspects du structuralisme. La réflexivité n’est donc pas associée exclusivement à ce cadre épistémologique du langage comme enfermement ni à l’impossibilité de la référence au monde. Le lien entre la métafiction et l’intransitivité du langage et de la littérature nous mène au dernier aspect qui justifie l’omission volontaire de ce terme : la vision selon laquelle la métafiction impliquerait une rupture avec les accomplissements techniques du roman réaliste du XIXe siècle, 200

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la « bête noire » (1998 : 269) de la théorie littéraire, comme l’appelle Compagnon. Suivant Jean-Michel Yvard, pendant le siècle postérieur à la naissance du roman moderne, le récit de fiction fut loin de s’engager prioritairement dans la voie d’une pratique métafictionnelle de plus en plus hyperbolique. C’est la tradition dite ‘réaliste’, au contraire, à savoir un mode d’écriture caractérisé par le désir sans cesse réitéré, pour ne pas dire obsessionnel, de faire oublier le plus possible au lecteur la fictionnalité et le caractère conventionnel de ce qu’il est en train de lire, qui s’imposa avant tout (Yvard 2002 : 50).

Certes, après les textes réflexifs cités souvent comme les références du XVIIIe siècle, le roman prend la voie du réalisme. Cette grande tradition du roman réaliste du XIXe siècle, qui est devenue canonique par la suite19, a souvent été la cible de la revendication de la métafiction. Si nous revenons à Waugh, elle précise que la métafiction s’oppose non au réel en tant que tel, mais aux conventions du roman réaliste : « La métafiction installe une opposition, non aux faits ostensiblement ‘objectifs’ du monde ‘réel’, mais au langage du roman réaliste qui a maintenu et promu une telle vision de la réalité » (Waugh 1984 : 11, n. t.). Selon elle, la métafiction marquerait une rupture avec les codes d’écriture caractéristiques du roman réaliste, puisque « la métafiction alors n’abandonne pas ‘le monde réel’ au profit des plaisirs narcissiques de l’imagination. Ce qu’elle fait c’est réexaminer les conventions du réalisme » (Waugh 1984 : 18, n. t.). Sur ce point, elle coïncide avec le travail d’Alter, étant donné que ce dernier considère le XIXe siècle comme une éclipse de l’autoconscience du roman : « Le désir réaliste d’exprimer les oscillations minuscules et les effets du changement historique mène les romanciers loin de l’exploration de la fiction comme artifice » (Alter 1978 : 88, n. t.). De ce point de vue, il y aurait une rupture entre un type de roman réaliste et un autre métafictionnel. Or d’autres critiques du domaine anglo-saxon ont perçu que cette rupture avec le roman du XIXe siècle n’était pas si nette. Parmi eux, Hutcheon expose une vision quelque peu différente. Elle soutient, dans son étude sur la Narcissistic Narrative, que le livre d’Alter voyait une progression du roman qui commence avec Don Quichotte (comme étude des implications morales et ontologiques de la prise de conscience du fait que la fiction est seulement fiction) et continue à travers le dix-huitième siècle jusqu’à la période moderne, 19

Rappelons à ce propos que le réalisme a été valorisé ultérieurement et que, suivant Franco Moretti, les lecteurs de l’époque préféreraient plutôt des livres associés à « ce que Peter Brooks a appelé l’‘imagination mélodramatique’ : une rhétorique des teintes fortes, qui mêle l’histoire, les émotions et le mystère, et qui sera perfectionné par Dumas et Sue (pour ne rien dire de Verdi), les deux écrivains les plus populaires de l’époque » (Moretti 2000 : 197).

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à partir de ce qu’il voit comme l’éclipse de l’autoconscience romanesque pendant le réalisme du dix-neuvième siècle (Hutcheon 1980 : 4, n. t.).

Contrairement à cette perspective, Hutcheon affirme  : «  Bien que cette étude parte de la même supposition initiale — c’est-à-dire que le texte parodique de Cervantès est bien non seulement le premier roman ‘réaliste’ mais aussi le premier roman autoréflexif  — elle diverge des idées d’Alter en ce qui concerne le réalisme du dix-neuvième siècle » (1980 : 4, n. t.). Le point de vue de Hutcheon révèle donc une conscience différente de la complexité du genre romanesque et de son histoire depuis le XVIIIe siècle jusqu’à nos jours. Selon la critique canadienne, non seulement il n’y aurait pas d’éclipse de ce qu’elle appelle, en suivant Alter, l’autoconscience pendant la période réaliste du XIXe siècle, mais celui qui est souvent considéré comme le premier roman moderne, Don Quijote, est pensé comme ayant déjà en soi une condition paradoxale : il serait autoréflexif et, à la fois, réaliste. Cette idée à l’égard du roman s’affirmera de plus en plus dans la pensée de Hutcheon, en particulier à partir du postulat d’une historiographic metafiction, dans son livre de 1988, A Poetics of Postmodernism. Dans celui-ci, elle identifie le roman postmoderne à cette forme paradoxale qui oscille entre le réflexif et les préoccupations historiographiques d’ordre plutôt réaliste : ce livre (comme d’autres qui traitent du même sujet) privilégiera le genre romanesque, et une forme en particulier que j’aimerais appeler ‘métafiction historiographique’. Par cette expression, j’entends ces romans célèbres et populaires qui sont intensément autoréflexifs et qui pourtant revendiquent aussi paradoxalement des événements et des personnages historiques (Hutcheon 2004 : 5, n. t.).

Sur ce point, nous pouvons établir qu’aux yeux de Hutcheon la question de la métafiction est moins liée à la théorie d’un enfermement dans le langage qu’à une dynamique du paradoxe entre l’autoconscience et la référence au monde historique. Or comme le souligne un bref essai de Luigi Cazzato, « ce qui est important est l’insistance de Hutcheon sur ‘le retour’ de la question de la référence » (2000 : 33, n. t.). Sans doute, la vision de la critique canadienne de la métafiction révèle un intérêt pour revendiquer les liens entre les textes romanesques et leurs contextes historiques, ce qui réinsère dans le débat la question de la référence directe au monde de l’expérience. En ce sens, et ce depuis qu’elle travaillait autour de l’écriture narcissique, la préoccupation constante pour la référence a été l’une des marques de sa production critique. Comme elle l’explicite à cet égard, « le récit narcissique est alors un processus rendu visible » (Hutcheon 2004 : 6, n. t.) et dans cette mesure, « les termes génériques de référence dans la métafiction sont encore romanesques  ; l’autoreprésentation est toujours une représentation. Probablement ces 202

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récits ont simplement pour sujet la ‘production’. Par conséquent, ce livre ne fait pas partie de la critique moderne de la représentation ; il ne participe pas du discours derridien poststructuraliste » (Hutcheon 2004 : 6, n. t.). On le voit bien, Hutcheon ne souhaite pas souscrire aux idées autour de la crise de la représentation – d’orientation derridienne, comme elle le dit explicitement. Ainsi, elle étudie la métafiction sans défendre une posture opposée à la représentation. Cette position vis-à-vis de la représentation et des problématiques historiques à l’intérieur des romans postérieurs au Nouveau roman, mène sa réflexion vers la reconnaissance d’une relation plus complexe entre le roman du XIXe siècle et la métafiction dite postmoderne ; une relation où l’opposition n’est pas tout à fait simple. Or, cette relation au réalisme est établie à partir de deux points. D’abord, Hutcheon propose de repenser la notion de mimésis romanesque, en la distinguant par la suite du réalisme du XIXe et de l’impossibilité de la représentation. Selon elle, Une redéfinition de la mimésis romanesque semblerait devoir s’imposer si la théorie critique est censée s’occuper correctement des nouvelles formes du genre qui se sont développées. Cette redéfinition entraînerait nécessairement une reconsidération de la nature du langage romanesque ; dans toute fiction littéraire, le langage est représentationnel, mais d’un monde fictionnel ‘autre’, un ‘hétérocosmos’ complet et cohérent, créé par les référents fictifs des signes. Dans la métafiction, néanmoins, ce fait est rendu explicite et, pendant qu’il lit, le lecteur vit dans un monde qu’il est obligé de reconnaître comme fictionnel (Hutcheon 1980 : 6, n. t.).

Cette reconnaissance du caractère représentationnel du langage roma­ nesque, comme ayant un «  autre référent  » fictionnel, ainsi que le fait de concevoir la représentation comme étant liée au roman en général – tant réaliste que métafictionnel – implique une voie de continuité dans l’étude du genre, ce qui pourrait être plus proche de la réflexivité que nous proposons dans cette étude. Or, il convient de remarquer que, malgré son indéniable immersion dans le débat sur le postmoderne, la vision de Hutcheon nous intéresse car elle postule une alternative quelque peu différente en ce qui concerne le rapport au réalisme. Si le premier axe de la relation au réalisme chez Hutcheon réside dans l’idée de repenser la mimésis romanesque, le deuxième est lié à sa vision des problématiques historiques. Par conséquent, son travail postérieur au narcissism va se diriger vers la métafiction historiographique, toujours mêlée à la théorie du paradoxe et du postmoderne. Ainsi, Hutcheon expose que La fiction postmoderne conteste à la fois le formalisme structuraliste/ moderniste et les simples notions mimétiques/réalistes de référentialité. Il a fallu une longue période au roman moderniste pour récupérer son autonomie 203

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artistique après le dogme des théories réalistes de la représentation ; il a fallu autant de temps au roman postmoderniste pour récupérer son historisation et sa contextualisation après le dogme de l’esthétisme moderniste (2004 : 52, n. t.).

Dans cette vision sommaire de l’histoire du roman, Hutcheon finit par défendre la métafiction historiographique comme une forme qui ne saurait être ni réaliste à la manière du XIXe – c’est-à-dire, pour simplifier, croyant à la transparence de la référence du langage littéraire –, ni « formaliste » à la manière du modernist novel. De cette façon, la métafiction historiographique qu’elle propose entraînerait un retour de certaines préoccupations historiques et contextuelles (analogues à celles du réalisme), sans qu’il y ait, pour autant, un retour naïf à la référence transparente du langage. En revanche, le roman de ce type se poserait, selon Hutcheon, comme une problématisation : « Les disciplines telles que l’histoire et les études littéraires sont en train d’être mises au défi par la problématisation qu’opère la métafiction historiographique à la fois de la connaissance historique et de la représentation littéraire » (2004 : 192, n. t.). Cette vision de la métafiction implique que certains aspects et questionnements du réalisme renaissent sous une nouvelle forme et, par voie de conséquence, que la généalogie du phénomène réflexif contemporain n’entraîne pas forcément une rupture avec les accomplissements de la tradition réaliste. Elle parlera même à un moment donné d’une différence de degré : « ce point de vue montre clairement la ligne de succession depuis la première autoconscience de Cervantès et Sterne, jusqu’au Künstlerroman et jusqu’au roman sur les romans. Le changement ‘narcissique’ est une question de degré et non de nature » (Hutcheon 1980 : 12, n. t.). Cette « problématisation » a l’air d’une instance intermédiaire entre ce qu’on pourrait appeler une vision formaliste de la littérature et une autre plus engagée, responsable socialement et historiquement. Et c’est sous cette forme que revient la préoccupation pour la référence au réel. Comme nous pouvons l’observer, la façon de réincorporer cet élément au concept de la métafiction selon Hutcheon est le paradoxe et la « problématisation » ; sa métafiction historiographique demeure donc en tension. Mais, ce qui nous intéresse le plus, au-delà de cette forme de métafiction qui est censée problématiser la référence en elle-même et la vision de l’histoire – toujours dans le cadre du postmodernisme –, c’est le fait que Hutcheon y voit une possible caractéristique fondamentale du genre romanesque : « Cela pourrait suggérer que ces paradoxes postmodernes de la métafiction historiographique sont peut-être inhérents au roman en tant que genre » (2004 : 179, n. t.). Or si ces mouvements paradoxaux entre certaines préoccupations formelles, d’un côté, et d’autres historiques et sociales, de l’autre, peuvent se trouver au sein du genre romanesque, le rôle du roman réaliste serait peut-être à revoir dans cette 204

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affaire. Il faudrait au moins constater que son rôle n’est pas seulement celui de l’adversaire éternel du réflexif: le phénomène est nonobstant plus complexe. Il ne s’agit guère d’une oscillation entre des tendances vers le contextuel et d’autres vers le formel, ou plus sommairement entre la réflexivité et le réalisme. D’où la dernière raison pour ne pas parler de métafiction, compte tenu du rapport antagonique que ce terme a souvent gardé vis-à-vis du roman réaliste. Cela dit, si le rapport entre ladite métafiction et le réalisme n’est pas strictement un antagonisme, quelle est donc sa nature ? Au-delà des apories autour de la référence en littérature, les procédés de la tradition réaliste ont été étudiés comme une série de contraintes ou comme une codification spécifique du roman. Philipe Hamon constate, par exemple, comment en posant la question en termes de poétique ou de sémiotique, il n’est pas certain qu’on puisse aujourd’hui (re)parler sérieusement de ce problème de la représentation, de la mimésis, ou du réalisme. Les développements récents de ces dernières disciplines [l’histoire de la philosophie et la logique] ont, on le sait, renvoyé ce problème rejoindre dans une sorte de purgatoire critique des questions comme celle de la définition de la littérature […] (Hamon 1982 : 123).

Cet article d’Hamon, intitulé « Un discours contraint », parut en 1973 dans la revue Poétique, c’est-à-dire encore en plein essor de la théorie littéraire. Néanmoins, l’article expose l’importance de repenser la question de la littérature réaliste d’un autre point de vue qui ne soit pas celui de l’aporie de la référence. À cet égard, il postule un changement de perspective où le réalisme littéraire serait compris comme une série de codes, de contraintes et de structures identifiables : Mais ce n’est pas parce qu’une question se révèle être un faux problème, ou un problème mal posé par plusieurs siècles d’approches empiriques (le fantasme de la mimesis), ou comme problème exclu formellement d’un champ méthodologique spécifique (le champ linguistique par exemple), qu’il n’est pas reformulable autrement, ou d’un autre lieu, et que notamment le ‘désir de réalisme’ ou le ‘programme réaliste’ n’a pas engendré, dans la pratique générale ou occasionnelle de certains écrivains, des réalités stylistiques, c’està-dire la constitution d’un type de discours défini par un certain nombre de traits structuraux, de ‘connotateurs de mimesis’, de contraintes spécifiques, de schémas rhétoriques ou narratifs particuliers, voire d’une thématique particulière, […] qui eux sont bien réels et enregistrables par l’analyse (Hamon 1982 : 131).

En effet, Hamon entreprend une analyse relativement exhaustive des procédés qui auraient configuré ce que nous appelons un roman réaliste. On ne s’attardera pas sur cette analyse, mais on voudrait remarquer la 205

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vision globale de ce type de roman comme une série de procédés qui s’est constituée à partir d’un canon et d’une tradition romanesque et qui, par la suite, devient identifiable en tant qu’un type de discours avec des caractéristiques hautement codifiées. Indépendamment de la précision de ces caractéristiques ponctuelles ou de l’exhaustivité de l’inventaire, nous voudrions suggérer que le travail formel autour de ce programme esthétique pendant une longue période aurait pu ouvrir la voie tant à une conscience explicite de ce réalisme en tant que code qu’à un perfectionnement de certaines de ces techniques, opéré ensuite par le modernisme du début du XXe siècle. Ainsi, inversement à ce que pensait Alter, la préoccupation historique du XIXe siècle n’aurait su dévier l’attention de l’artifice, mais elle aurait, au contraire, mis l’accent sur plusieurs procédés qui ont fini par être considérés comme effectifs lorsqu’on veut créer une illusion référentielle puissante. Or, comme l’explique Hamon, ce réalisme comme « discours contraint » n’est pas une typologie construite à partir de certaines techniques, mais une série de caractéristiques qui se sont consolidées pendant l’histoire du roman et dans une tradition donnée. Comme il l’affirme, quand on parle de réalisme il s’agit d’un objet plus donné (légué et imposé par une tradition culturelle centrée sur un certain nombre de textes valorisés, ‘littéraires’, et sur certaines époques historiquement déterminées – le roman picaresque, le XVIIIe siècle anglais, les romanciers français et russes du XIXe siècle) que construit par une approche typologique (Hamon 1982 : 129).

Cela dit, ce code réaliste lié à l’histoire du genre romanesque a été aussi interprété, spécialement dans le contexte critique germanique, comme faisant partie d’un phénomène plus large qui serait constitutif des textes depuis l’épique et les genres classiques : c’est-à-dire comme illusion esthétique. Il s’agit d’une autre perspective sur la question qui essaye de se détacher du réalisme conçu en tant qu’école ou mouvement littéraire spécifiquement associé au XIXe siècle en France. Dans cet ordre d’idées, on envisage la tradition classique, ainsi que celle des belleslettres et de la littérature moderne sous la prédominance d’une illusion esthétique. Selon Werner Wolf, L’illusion esthétique – l’expérience plaisante de la fiction comme une quasiréalité basée sur la ‘suspension consentie de l’incrédulité’ [Coleridge] de la part du lecteur et les techniques correspondantes de faire croire de la part de l’auteur – semblaient encore assez intactes au tournant du siècle, au moins si l’on regarde la théorie de la fiction de Henry James et sa conviction que la création d’une ‘illusion de vie’ était une ‘fonction sacrée’ du romancier (Wolf 1990 : 284, n. t.).

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Selon Wolf, et en partant de la célèbre phrase de Coleridge20, l’illusion esthétique repose tant sur l’attitude du lecteur que sur les techniques employées par l’auteur21. Or il argumentera que ce type d’illusion était lié à la production et réception de textes dans la tradition occidentale, tradition qui se verra affectée, selon lui, à partir du modernisme anglo-saxon : La période du modernisme, que j’aimerais prolonger des années 1890 jusqu’aux années 1930, est d’une importance particulière pour l’histoire de l’effet esthétique dans notre siècle parce que la rupture décisive avec la grande tradition de l’illusionnisme a eu lieu à ce moment-là, et non, comme il pourrait être affirmé, actuellement (Wolf 1990 : 285, n. t.).

Remarquons au passage qu’il n’est point difficile de voir que le texte de Wolf se situe, à travers cette lecture du modernisme, manifestement en dehors de la discussion sur la métafiction et le postmodernisme. Or, nous tenons à soulever le lien complexe retracé par lui à propos du passage du roman réaliste au roman moderniste, en termes des procédés employés. Ainsi, selon lui, il y a une partie des techniques modernistes qui sont vraisemblablement un développement plus profond des techniques illusionnistes du réalisme, et il y aurait une autre partie des procédés qui entraîne un anti-illusionnisme esthétique. Nonobstant, ce constat l’amène à dire que le roman moderniste, spécifiquement par le biais de ce qu’il appelle un « élargissement de la portée de la mimésis », pourrait même être lu comme un perfectionnement de l’illusion esthétique sur certains aspects : L’élargissement de la portée de la mimésis et les différentes techniques de neutralité et d’immédiateté de la présentation sont des contributions significatives à la grande tradition de l’illusionnisme littéraire. Par conséquent, en termes de l’effet esthétique, le gouffre entre le réalisme du dix-neuvième siècle et le modernisme ne semble pas être si grand après tout. Même si le roman moderne entre partiellement dans de nouveaux territoires, par bien d’autres aspects il est une continuation des tendances réalistes. L’impression globale qu’on a de ce développement est qu’il est le résultat d’un perfectionnement au moins partiel de l’illusionnisme littéraire (Wolf 1990 : 288, n. t.). 20

« […] une vraisemblance que nous transférerions à ces créatures de l’imagination, de qualité suffisante pour frapper de suspension, ponctuellement et délibérément, l’incrédulité, ce qui est le propre même de la foi poétique » (Coleridge 2007 : 379). 21 Une définition plus schématique du terme apparaît dans le manuel de narratologie de l’Université de Hambourg, exposée aussi par Werner Wolf: « Cela étant donné, le terme ‘illusion esthétique’, où ‘esthétique’ implique la conscience du fait que l’‘illusion’ est déclenchée par un artéfact, est plus satisfaisant que les divers synonymes employés dans plusieurs travaux de recherche : ‘absorption’ (Cohen 2001: 258); ‘recentrage’ et ‘immersion’ (Ryan 1991: 21-3; cf. aussi Schaeffer 1999: 243 passim); ‘implication’ et ‘participation psychologique’ (Walton 1990 ; 240-89) ; ‘déplacement’ (Gerrig 1993: 12 passim); ‘effet de réel’ (Barthes 1968) » (Wolf 2011 : paragr. 2, n. t.).

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Cette perspective de l’illusion esthétique nous permet de montrer à quel point la relation entre les procédés dits réalistes du roman du XIXe et ceux du mouvement moderniste du tournant du XXe siècle est particulièrement complexe. Elle nous permet également de distinguer, d’une part, le réalisme en tant que mouvement littéraire, particulièrement dominant dans le roman du XIXe siècle et configurant une série de codes et de procédés (comme dans la perspective d’Hamon), et de l’autre, la notion d’illusion esthétique comme décrivant un effet qui « se distingue des hallucinations de la vie réelle et des rêves en ce qu’il est provoqué par la perception d’artéfacts représentationnels concrets, des textes ou des performances » (Wolf 2011 : paragr. 2, n. t.). Dans ces conditions, cet effet d’illusion esthétique peut être produit par le roman réaliste, certes, mais il ne s’y limite pas. Cela dit, et contrairement à Wolf, nous ne sommes pas sûrs que cette illusion esthétique soit toujours constituante du genre romanesque à part entière, comme la persistance de la réflexivité le démontre, et ce non seulement au siècle dernier. De même, nous n’estimons pas que ce soit une fonction basique du roman : « De ce point de vue, le retour ironique de l’illusion dans le postmodernisme modéré pourrait être un signe optimiste du fait que la fiction est encore consciente de ses fonctions basiques » (Wolf 1990 : 297, n. t.). À nouveau, la question à notre avis est moins simple et elle va au-delà de la fonction anthropologique ou cognitive de l’illusion esthétique que peuvent avoir le conte populaire ou, plus récemment, un certain type de cinéma commercial ou même les best-sellers. Et si le roman, depuis ses origines, est aussi associé à la réflexivité et non seulement à l’illusion esthétique, il est pertinent de repenser pourquoi. Symétriquement, il est important d’analyser pourquoi aurait-il, de nos jours, un retour quelque peu insistant de cet illusionnisme esthétique par rapport aux années 1960, par exemple ? Sous quelles formes réapparaît cette illusion esthétique dans les romans que nous considérons comme faisant toujours partie de la littérature comprise comme un art ? Et de quelle manière dialoguent-elles avec la réflexivité ? Ainsi, ces quatre aspects problématiques de la métafiction –  le rapport à la théorie postmoderne, à une période historique restreinte et à l’interprétation du langage comme intransitif, tout comme l’antagonisme face au roman réaliste – justifient que nous ayons décidé de nommer le phénomène autrement. Remarquons maintenant comment se présente cette réflexivité dans la poétique de Saer, Piglia et Bolaño, pour ensuite passer à l’analyse de sa manifestation concrète dans trois de leurs romans.

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3.  Saer et la forme La poétique de Juan José Saer, telle qu’elle se manifeste dans ses essais et textes critiques et journalistiques, n’est pas étrangère aux débats théoriques autour de la réflexivité que nous avons exposés jusqu’ici. En effet, et en dépit de sa méfiance et de son mépris explicites pour l’idéologie et les théories du postmodernisme, la réflexivité comprise comme une pensée sur la littérature et ses relations au monde constitue un troisième élément qui opère à l’intérieur de sa conception du roman. Voyons maintenant comment ces questions formulées par la mouvance théorique ont des liens avec sa poétique et de quelle manière spécifique apparaît la préoccupation autour de la réflexivité –  entendue comme un élément constitutif du roman – à l’intérieur de ce corpus de textes journalistiques et de ces essais. Nous revenons à ce sujet sur un aspect présenté auparavant à propos de la poétique générale de Saer. Nous avions parlé d’une exploration formelle comme étant un élément qui distinguait, aux yeux de l’auteur de Santa Fe, le roman littéraire des narrations divertissantes et conventionnelles – c’est-à-dire celles qui ne sont pas considérées comme un art. Ainsi, l’expérimentation autour de la forme était valorisée par Saer comme le moyen de sortir du domaine entièrement conventionnel, exploration possible précisément grâce à l’indétermination formelle caractéristique du genre romanesque depuis ces origines. Or cette exploration est liée non seulement à l’indétermination, mais également à une notion particulière de la forme littéraire chez Saer qui demeure indissoluble de la réflexivité. Autrement dit, la manière singulière à travers laquelle Saer formule la question de la réflexivité du roman, c’est à partir de sa notion de forme. Essayons donc de voir en quoi consiste cette notion. À propos du Nouveau roman et de l’importance que Saer donne à ce mouvement, il soutient que las grandes figuras de esa tradición lo fueron en su reflexión y en su práctica narrativa. Es verdad que desde ese punto de vista hay dos clases de narradores: los que reflexionan explícitamente sobre su oficio, por escrito, en forma directa o indirecta, conceptualizando los problemas que les plantea su arte, o los que lo hacen en silencio elaborando esos problemas en el interior mismo de sus relatos (Saer 2005 : 26).

Ainsi, Saer remarque deux manières à travers lesquelles la réflexion autour de la littérature peut émerger : une explicite, dans laquelle il y a une conceptualisation de la pratique de l’écriture, et une autre tacite, mais non moins importante pour autant, qui s’expose dans la construction des textes littéraires eux-mêmes – Saer parle ici de récits (relatos), mais nous pouvons sans aucun doute comprendre qu’il s’agit plus généralement d’un synonyme du texte littéraire. Certes, et comme nous l’avons vu à propos 209

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de Kaufmann, la naissance de la théorie en tant que telle se caractérise par la production de théoriciens, mais aussi d’écrivains : Entre 1950 et 1990, la théorie littéraire, ou plus exactement ce que j’ai déjà commencé à décrire sous le nom de théorique-réflexif et que je continuerai la plupart du temps de désigner ainsi, a donc (au moins) quatre visages : un visage scientiste par lequel elle lie son destin à celui de la linguistique, un visage poststructuraliste, un visage interprétatif-herméneutique, et enfin un visage essayiste lorsqu’elle est faite par les écrivains eux-mêmes (Kaufmann 2011 : 22).

Or ce que Saer identifie ne correspond point seulement au versant essayiste de cette pensée théorique-réflexive sur la littérature évoqué par Kaufmann, mais aussi à sa manifestation à l’intérieur des textes littéraires. Saer distingue donc encore deux formes d’irruption de cette pensée, dont la première, en étant explicite, peut être associée à l’essai en tant que tel ou, si elle émerge à l’intérieur des œuvres, aux procédés provenant de ce genre, c’est-à-dire à ce que nous avons appelé auparavant le registre argumentatif. La seconde forme surgit à l’intérieur des textes littéraires aussi, mais elle n’apparaît point sous le registre argumentatif ou à partir de procédés de l’essai: elle se manifeste, en revanche, à travers la forme même du texte, c’est-à-dire à travers la structure selon laquelle une œuvre est construite. De cette façon, aux yeux de Saer la réflexion peut être explicite à des moments ponctuels sur le plan de la progression du récit – au sens de Genette d’un discours narratif, c’està-dire compris comme « le signifiant, énoncé, discours ou texte narratif lui-même » (Genette 2007 : 15) –; ou elle peut se révéler sur un autre plan, plus global, qui serait celui de l’articulation et l’organisation générale de ce même récit. De notre point de vue, ces deux formes correspondent à la réflexivité dont il est question ici. Ainsi, il y aurait dans le roman, d’une part, une réflexivité explicite qui se présente à travers un registre argumentatif, employant donc des procédés provenant principalement de l’essai – les commentaires ponctuels sur des sujets donnés, l’empreinte d’une organisation aléatoire, les comparaisons, les exemples, « la fusion de la pensée et du style » (De Obaldia 2005 : 21), etc. – qui se manifeste à travers des énoncés concrets à l’intérieur du récit genettien ; et de l’autre, une réflexivité traçable dans ce que Saer appelle la forme même du texte, c’est-à-dire qu’elle se manifeste sur la vision globale de ce même récit. Autrement dit, il s’agit d’une réflexivité qui se révèle à des moments précis à travers d’énoncés, et d’une autre qui surgit à partir de l’articulation et l’organisation du récit dans son ensemble, donc à partir des éléments qui déterminent cette organisation formelle de l’intégralité du texte romanesque. Parmi les écrivains qui participent de cette deuxième forme de réflexivité, Saer fait allusion à « los otros, como Joyce, Proust o Faulkner o, entre nosotros, Onetti o Rulfo, si no 210

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se preocupan explícitamente por esos problemas, los transforman en la materia misma de sus relatos, con lo que rechazan sin la menor duda posible cualquier tipo de conformismo » (Saer 2005 : 27). Nous voyons comment la deuxième forme de réflexivité coïncide pour lui avec des romanciers qui ont marqué de grands changements formels dans l’histoire du roman au XXe siècle, tant dans les traditions européenne et états-unienne qu’hispano-américaine, en constatant que le travail réflexif à partir de la forme ou de la structure globale du roman prit une place particulièrement importante pendant le siècle dernier. Il est possible de remarquer, soit dit en passant, la similitude de cette réflexivité de la forme chez Saer et chez Adorno, ce qui renforce l’importance de la pensée adornienne chez l’auteur de Santa Fe. D’autre part, Saer perçoit cette réflexivité liée à la forme globale des textes aussi à partir des transformations de la poésie, approche si familière de son projet esthétique. Ainsi, la recherche de la forme se voit associée à l’écriture lyrique ou poétique : La autoconciencia lírica está en relación con la búsqueda de la forma por considerarla el objetivo principal de toda actividad artística. La fidelidad a la forma, sin embargo, si bien obliga a descartar pacientemente todo lo que no armoniza con ella, no es una manera de protegerse del mundo exterior, sino de poetizarlo con mayor exactitud (Saer 2005 : 162).

Remarquons au passage que cette notion de forme, conçue soit comme poétique soit comme narrative, n’est guère considérée comme un avatar du solipsisme ou de l’évasion par rapport à la dimension de l’expérience: et Saer se garde d’être explicite sur ce point. La conscience et le travail autour de la forme ne relèvent pas d’un désintérêt à l’égard du réel, ou en tout cas ce n’est pas le cas chez Saer. D’où notre insistance sur la réflexivité comme manifestation d’une pensée sur la littérature et ses rapports à l’expérience, car même la préoccupation et le travail sur la forme ne sont pas, dans aucun cas, conçus comme un isolement ou une exclusion réciproque entre le champ littéraire et le champ du réel, pour le moins pas dans les trois figures hispano-américaines que nous étudions. Dans ce sens, Saer ne croit pas strictement à une impossibilité de la représentation ni à l’intransitivité de la littérature, telle qu’elle a été évoquée à propos de Michel Foucault. Au contraire, la forme a bel et bien le rôle de représenter de façon complexe la dimension de l’expérience, comme Saer l’affirme dans El concepto de ficción : La función de la literatura no es corregir las distorsiones a menudo brutales de la historia inmediata ni producir sistemas compensatorios sino, muy por el contrario, asumir la experiencia del mundo en toda su complejidad, con sus indeterminaciones y sus oscuridades, y tratar de forjar, a partir de esa complejidad, formas que la atestigüen y la representen (1997 : 119). 211

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Cela dit, il faudrait préciser que représenter ne veut pas dire ici imiter les codes qui servent habituellement à penser l’expérience. On n’est pas non plus dans une idée naïve de mimésis comme dédoublement ou nouvelle présentation de ce qui est déjà là. Nous sommes plutôt face à une idée de représentation comme une production de sens donnée, une production qui peut désarticuler ou réarticuler autrement les codes qui régissent les manières habituelles de concevoir l’expérience dans le monde contemporain. Comme l’expose Saer dans l’un des dialogues avec Piglia, « creo que es preciso decodificar, crear códigos. La literatura siempre hizo eso » (Piglia et Saer 2010 : 37). Il est donc manifeste que le concept de code, déjà tellement important dans l’œuvre de Barthes, demeure une caractéristique clé de l’idée de littérature de Saer. Or, si cette réflexivité à partir de la forme permet de sortir du champ du conventionnel, c’est parce que Saer conçoit ce travail comme permanent et indissociable de l’écriture littéraire, comme il le dira aussi dans El concepto de ficción : « no se es nadie ni nada, se aborda el mundo a partir de cero, y la estrategia de que se dispone prescribe, justamente, que el artista debe replantear día tras día su estrategia » (1997 : 17). La réflexion à travers la forme est donc à ses yeux constitutive de la pratique de l’écrivain, c’est-à-dire qu’elle fait partie d’un travail constant et inexorable. Cette notion de forme est également présentée par Saer comme quelque chose de différent de la technique, et sur ce point nous pouvons souligner un aspect paradoxalement similaire entre la forme et le procédé, tel qu’il était conçu par le formalisme russe. Voyons par exemple cette citation de l’essai « La canción material » : Entrando en lo material, un poco más allá de lo real, la narración vuelve, en expansión, creando, de ese modo, formas nuevas, para suplantar a las que hoy, no obstante haber nacido, en su debido tiempo, como formas, no son más que técnicas: monólogo interior, diálogo cruzado, puntos de vista, descripción ‘objetiva’, etc. […] La forma no se rebaja ni a técnica ni a truco (Saer 1997 : 167).

Ainsi, dans la vision de Saer la description « objective » ou le monologue intérieur, par exemple, sont nés comme formes à leur époque et dans leur contexte littéraire, dans la mesure où ils obéissaient à une réflexion sur l’idée de la littérature et les manières d’établir des liens avec l’expérience; mais, lorsque la répétition de leur emploi se consolide à travers le temps, ils deviennent une technique qui peut être utilisée, répétée ou imitée. Autrement dit, ces formes sont devenues presque des stratégies que l’on pouvait imiter : la ressemblance avec le procédé postulé par Tynianov à propos de la parodie est assez frappante. Rappelons que, selon Tynianov, « l’essence de la parodie réside dans la mécanisation 212

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d’un procédé défini  » (Tynianov 1969 : 74). Or en dehors du contexte parodique, cette idée de la « mécanisation » peut nous servir à expliquer la différence entre la forme et la technique chez Saer, étant donné que la technique serait une forme en quelque sorte mécanisée, et devenue par la suite un procédé imitable, sans qu’il y ait pour autant dans cette imitation de la technique, nécessairement, une réflexion ou une pensée quelconque. Par ce biais, la notion de forme chez Saer est mise en rapport avec la réflexivité, de sorte qu’elle peut se distinguer de l’imitation – inconsciente ou irréfléchie – d’une technique. Or, la relation à la réflexivité surgit également quand Saer affirme le caractère non instrumentaire de la littérature, et ce en particulier à l’égard d’une supposée spécificité des écrivains latino-américains. Dans « La selva espesa de lo real », il remarque un premier risque de vitalisme dans ces visions latino-américanistes, et encore un deuxième : « El segundo riesgo, consecuencia de nuestra miseria política y social, es el voluntarismo, que considera la literatura como un instrumento inmediato del cambio social y la emplea como ilustración de principios teóricos definidos de antemano » (Saer 1997 : 262). Selon Saer, la forme littéraire, et nous pourrions ajouter romanesque, ne saurait se soumettre à une théorie préexistant l’œuvre, puisque « la narración es una praxis que, al desarrollarse, segrega su propia teoría » (1997 : 262). Sur ce point, il est clair que la forme littéraire est explicitement liée à une pensée d’ordre théorique : le fait de rapprocher le texte narratif d’une pratique qui produit sa propre théorie démontre à quel point l’idée de la réflexivité est active chez Saer, et comment elle est conçue comme faisant partie de l’exercice de l’écriture. Cette réflexivité demeure donc indissociable de l’idée de roman dans la poétique de l’auteur de Santa Fe, et ce comme un moyen d’éviter l’instrumentalisation du texte, spécialement dans le contexte social et politique latino-américain. Cependant, selon lui cette réflexivité à partir de la forme et la notion d’autonomie qu’elle entraîne ne sont pas suffisamment accomplies dans la littérature de ses contemporains. D’après Saer : Hoy en día, todo el mundo se declara formalista, y proclama la total autonomía del artista y del arte. Es la ideología oficial del mercado artístico en la sociedad actual. Sin embargo, a pesar de las insistentes declaraciones de independencia, no es difícil observar las muchas servidumbres que pesan sobre la literatura […] (2005 : 186).

Saer plaide ici non pour l’abolition de l’autonomie esthétique, mais pour une autonomie plus véritable et sincère, compte tenu de la « fausse » indépendance ou du formalisme simplement idéologique qui, selon lui, domine la production littéraire de nos jours. D’un autre côté, notons au passage que Kaufmann voit, pour sa part, la réflexivité de la théorie 213

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également comme une façon de faire opposition à l’instrumentalisation de la littérature, qu’elle soit politique ou d’un autre ordre : « de même la réflexivité est la voie royale pour démontrer l’autonomie de la littérature. Elle est une machine de guerre contre son instrumentalisation, contre sa mise au service d’un sens qu’il lui reviendrait de communiquer » (Kaufmann 2011 : 54). Nous voyons comment la poétique de Saer se situe dans ce même débat et dans cette démarche d’une défense de l’autonomie, en particulier à travers la notion de la forme littéraire. Et sa position sera explicite sur ce point, en soutenant que l’écriture est une pratique qui n’est pas séparable de la réflexion, comme il le fera dans un autre dialogue avec Piglia : « Toda literatura, por grande que sea la impresión de fluidez y de naturalidad que dé, es siempre resultado de un trabajo de reflexión tanto estético como crítico » (Piglia et Saer 2010 : 36). Nous le voyons clairement maintenant : la réflexivité est un enjeu majeur de son idée de littérature, et ce principalement à travers la forme. Ainsi, malgré le recul que les études littéraires ont pris par rapport à la réflexivité telle qu’elle se présentait pendant le moment théorique, elle garde toujours une place capitale dans l’idée de littérature de cet écrivain argentin. Tout en valorisant la réflexivité explicite à partir d’énoncés concrets, Saer semble s’identifier plus à celle qui se manifeste à travers la forme globale des textes. Et c’est ainsi probablement, car il est pleinement conscient de l’importance de cette forme dans la production de certains effets de lecture, surtout à partir des développements du roman au XXe siècle. Comme il le soutient dans La narración-objeto, « sólo es estético lo que nos conmueve (tal vez podría encontrarse una palabra mejor, verdaderamente neutra) a través de la forma. Esto no excluye el contenido, sino que lo subordina a la forma » (Saer 1999 : 196). Il n’est pas difficile de voir un point de consonance avec la poétique de Bolaño et sa notion de forme ou structure, déjà évoquée : « la forma, la estructura, siempre te pertenece a ti, y sin forma ni estructura no hay libro, o en la mayoría de los casos así sucede. Digamos que la historia y la trama surgen del azar […]. La forma, por el contrario, es una elección regida por la inteligencia, la astucia, la voluntad, el silencio » (Bolaño 2002 : 111). Alors que Bolaño perçoit la forme du côté de la production comme le lieu où intervient la volonté de composer un ordre déterminé, Saer la considère comme ce qui génère un effet esthétique. Tous les deux lui attribuent nonobstant une place fondamentale dans le phénomène littéraire et artistique. Nous pouvons voir ainsi, suivant Saer, l’importance du rôle de cette notion de forme comme ce qui produit un effet esthétique et à la fois détermine la manifestation des contenus. Finalement, nous pouvons analyser un dernier aspect de cette notion de forme entendue comme émergence de la réflexivité. Il s’agit de la lecture que Saer élabore de deux auteurs en particulier : William Faulkner 214

La réflexivité

(1897-1962) et Juan Carlos Onetti (1909-1994). À nouveau, nous ne nous attarderons pas sur la rigueur analytique ou la validité de ces lectures directement par rapport à Faulkner et à Onetti; au contraire, nous verrons comment la notion de forme, reliée à la réflexivité, apparaît dans ses deux lectures. À propos de Faulkner, l’idée de la recherche d’une structure ou d’une forme singulière pour chaque texte revient avec insistance : Cada una de esas novelas tiene una estructura formal propia, novedosa, pero no novedosa para llamar la atención sino para construir un objeto narrativo diferente, cada una de esas estructuras tiene todavía vigencia, y cada una de esas novelas es como un objeto autónomo que podemos casi reconocer visualmente (Piglia et Saer 2010 : 46).

De nouveau, nous sommes face à l’idée d’une structure propre à chaque projet romanesque : chaque roman est ainsi tenu pour une forme autonome et singulière, indépendante des autres développées par le même auteur. De ce point de vue, Saer fait référence aussi à sa propre poétique, ce qui l’amène à constater que « el camino elegido por Faulkner es de una gran fecundidad y me pareció siempre que podía ser un ejemplo a seguir, a imitar, incluso a copiar, porque podía fecundar una literatura » (Piglia et Saer 2010 : 46). La volonté d’inscrire son projet littéraire dans la tradition qui réfléchit à travers la forme, c’est-à-dire à travers le plan global de la construction du texte, est formulée sans équivoque. Et Faulkner est à son avis un exemple de la réalisation de cette autonomie de la forme, car d’après lui l’écrivain états-unien « no tenía para nada la pretensión de conservar una claridad expositiva, un relato lineal, una ‘problemática’, a pesar de que ciertos problemas de su región y de su país no lo dejaron indiferente. El objetivo de su obra era fundar una literatura totalmente autónoma » (Piglia et Saer 2010 : 47). Nous pouvons constater le rôle de Faulkner comme l’une des figures dans lesquelles Saer projette d’une certaine manière sa notion d’autonomie de chaque roman et de l’indissociabilité entre la réflexivité et la forme romanesque. Par l’intermédiaire de Faulkner, Saer évoque un autre aspect de la notion de forme réflexive qui nous intéresse à propos de sa poétique  : il s’agit de la relation entre cette forme singulière, réflexive et à chaque fois réinventée, d’une part, et le cadre du genre littéraire, de l’autre. Dans un texte consacré à l’auteur états-unien inclus dans La narración-objeto, Saer estime que « Las relaciones de Faulkner con el género, sin embargo, […] no son reversibles, ya que nunca Faulkner se pliega enteramente al género sino que, por el contrario, siempre obliga al género a plegarse a Faulkner » (1999  :  79). L’aspect intéressant de cette affirmation réside dans le fait qu’elle dévoile une tension ou une dynamique qui pourrait être propre au devenir du genre romanesque. Il s’agit de la dynamique 215

La littérature obstinée

entre le code générique et son interaction avec les codes novateurs ou inédits. La rénovation du roman procède aux yeux de Saer par une série de changements ou d’irruptions de formes novatrices, mais ce sont des formes qui s’articulent dans un champ codifié, qui est justement celui du genre. Et à cause de cela l’indétermination formelle du roman n’est pas considérée comme absolue, compte tenu de certains régimes qui articulent et établissent ce qui est considéré comme romanesque à des moments donnés. Or, ces régimes se reconstruisent en permanence, ce qui contribue à l’élargissement de la portée du genre. Ainsi, il y aurait un plan de continuité de certains codes romanesques – on pourrait penser par exemple aux champs que Genette croyait constitutifs de tout récit, à savoir un champ temporel, un modal et un énonciatif 22– qui interagit avec un plan de rupture où l’écrivain essaye de repenser et de produire de nouvelles formes de représentation. Et c’est au fur et à mesure que progresse ce dialogue entre les codes déjà donnés et la recherche de nouveaux codes de représentation qu’a lieu la réflexivité de la forme, selon Saer. Cela dit, il convient de préciser que les invariants sont considérés par lui comme des matériels avec lesquels le roman peut être construit, mais qui ne garantissent en eux-mêmes aucune originalité. Comme il le dira à propos de l’« Introduction à l’analyse structurale des récits » de Roland Barthes, Tan estimable, exacto y sutil en la mayoría de sus páginas, Barthes se equivocaba sin embargo cuando aplicaba el dogma estructuralista al análisis del relato: esa supuesta estructura subyacente, ese repertorio de invariantes puede que esté en toda ficción, pero no posee más valor que el que tiene el caballete, la tela y el bastidor o el tópico sobre el que el artista trabaja (Saer 2005 : 245).

Nous voyons bien que les invariants ne sont pas tenus pour définitifs à l’égard de la production d’un effet esthétique ; ils sont envisagés comme indispensables, certes, mais en qualité de matériels, comme le révèle cette analogie avec l’art plastique. Tout de même, nous pouvons affirmer que dans ce mouvement entre les invariants et les irruptions de nouveauté se situe le travail sur la forme pour Saer, travail qu’il identifie également chez Faulkner. La deuxième figure de cette réflexivité est Juan Carlos Onetti. Suivant Saer, « resulta evidente que todo aquello que atañe a la esencia de la ficción constituía un objeto de reflexión de primera importancia para Onetti, puesto que ese es el tema central de La vida breve » (2005 : 211). La figure d’Onetti est donc interprétée à partir de la réflexion sur l’idée de littérature. Selon Saer, l’œuvre d’Onetti est issue de cette réflexion, en 22

Mais, en outre, on pourrait penser à d’autres codes romanesques tels que les degrés de narrativité ou les diverses possibilités de ce qui peut être considéré un personnage.

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La réflexivité

particulier La vida breve (1950), dans la mesure où il estime que le champ de la représentation littéraire est le sujet ou l’enjeu central de ce roman. Et nous repérons à travers sa lecture de l’écrivain uruguayen de nouveau le rapprochement entre une théorie du texte littéraire et sa propre pratique, de la sorte qu’elles semblent inséparables : pero por la originalidad de su organización, la novedad del mundo que nos propone, y la teoría implícita del relato que va desplegándose con la materia verbal que avanza hacia su consumación –realidad, ficción y teoría narrativa inseparablemente encarnadas en el espesor del texto– la obra maestra de Juan Carlos Onetti es intensa, apasionadamente de su tiempo y del nuestro (Saer 2005 : 242).

Ainsi, Onetti est une autre figure sur laquelle Saer projette cette réflexivité tacite qui se déploie à travers l’intégralité du texte. Et cette « théorie » composant le roman n’est pas accessoire, étant donné qu’elle est l’une des raisons pour lesquelles l’auteur de Santa Fe tient l’œuvre d’Onetti pour actuelle. Il soulève même que, dans les années 1950 dans le contexte hispano-américain et compte tenu de la publication tardive de Museo de la Novela de la Eterna (1967) de Macedonio Fernández, Onetti se trouvait seul d’une certaine façon dans cette démarche de réflexion à travers la forme romanesque. Selon lui, Algunos ensayos de Borges y ciertos elementos aislados de algunos de sus cuentos (la deliberada identificación del autor-narrador-protagonista de El aleph por ejemplo) abordan el problema, pero es Onetti en La vida breve, a finales de la década del cincuenta, quien introduce no como mero concepto, sino en el plano formal de la novela (Saer 2005 : 250).

Ainsi, la différence entre les deux formes d’émergence de la réflexivité réapparaît quant à Borges et Onetti : tandis que l’œuvre de Borges serait plus proche de la réflexivité explicite ou énonciative, la figure d’Onetti devient l’exemple de la réflexivité sur le plan formel. Et remarquons que ce deuxième type est toujours évoqué comme une pensée sur l’idée de littérature et sa représentation du monde : en sus reflexiones sobre el mundo y su representación, problema inherente a todo ejercicio del arte de narrar, reintroduce a través de la estructura misma de sus relatos […] un repertorio de situaciones y de paradojas que habían desaparecido del campo de interés de la ficción desde finales del Siglo de Oro, a causa probablemente de las lentas y laboriosas conquistas del realismo que culminaron en la obra de los grandes narradores de los siglos XVIII y XIX (Saer 2005 : 250).

Au-delà de l’allusion au baroque et au Siècle d’Or espagnol, qui se situe d’ailleurs plutôt sur le plan thématique de la représentation du monde comme illusion, Saer voit chez Onetti une figure exemplaire du travail réflexif à partir de la construction globale du roman. 217

La littérature obstinée

La lecture élaborée par Saer de ces deux auteurs, Faulkner et Onetti, lui permet de situer son propre projet esthétique dans une tradition et un héritage, celui de la problématique de la réflexivité formelle, certes particulièrement accentuée pendant le XXe siècle. Et la revendication de cet héritage fonctionne comme un ancrage de cette position qui défend l’autonomie du roman en tant qu’une pensée sur les rapports entre l’expérience et la littérature. Ainsi, la réflexivité en tant que trait du roman moderne, loin d’avoir un rôle marginal, demeure au cœur des préoccupations de Saer. Poursuivons maintenant notre parcours en nous dirigeant vers la position de Piglia à propos de ce troisième trait du roman.

4.  Piglia et la critique Chez Piglia le terme dominant est sans doute celui de critique. Cette notion devient ainsi le mode de manifestation de la réflexivité dans sa poétique, et il y fait appel à plusieurs reprises dans ses entretiens et essais. Or rappelons brièvement que nous avons proposé une autre façon de nommer cette notion quand elle fait référence à sa propre production romanesque, étant donné que le terme de critique demeure trop proche du commentaire de textes littéraires tel qu’il s’élabore dans le contexte académique, universitaire ou même journalistique, ce qui pourrait se prêter à confusion. Bien que ce type de commentaire de texte – où la question de la valeur est très présente, voire centrale – fasse partie de la notion de critique de Piglia, celle-ci ne s’y limite pas. Ce que l’auteur appelle critique englobe tant le commentaire d’œuvres ponctuelles qu’une autre dimension, plus proche de la pensée théorique sur ce qu’est la littérature, ainsi que sur d’autres questions d’ordre politique, philosophique ou moral. Ainsi, quant à l’émergence de cette pensée à l’intérieur des textes romanesques de Piglia, nous avons préféré le terme de « registre argumentatif », afin d’éviter le caractère trop vaste de l’opposition entre critique et fiction, qui a fait florès chez les commentateurs de l’écrivain argentin. Néanmoins, il convient de rappeler que cette pensée d’ordre théorique sur la littérature correspond bien dans les essais de Piglia au terme de critique, c’est-à-dire tout simplement que celle-ci désigne pour lui ce que nous appelons réflexivité. Poursuivons en examinant cette notion et les aspects qui la caractérisent, afin de voir les singularités de la réflexivité chez cet auteur. La réflexivité fait donc partie de l’idée de roman chez Piglia, et ce de manière plus explicite que dans le cas de Saer. Certes, cette réflexivité manifeste a été constatée par ses commentateurs et lui a valu la réputation d’écrivain critique ou d’écrivain essayiste. Ainsi, Jorgelina Corbatta repère par exemple, à propos du livre Diálogo de Piglia et Saer, que l’évocation de Faulkner est utile aux deux auteurs « para permitirles explayarse 218

La réflexivité

sobre sus poéticas y a la vez definirse mutuamente: escritor realista con elementos poéticos (Saer) y escritor ensayista con cierta dimensión fantástica y de ciencia-ficción (Piglia) » (Corbatta 2007 : 88). L’affirmation d’une écriture réaliste faite par Corbatta est problématique, comme nous avons pu le voir dans le chapitre précédent à propos des liens possibles entre la réflexivité et les procédés du roman réaliste ; en ce qui concerne celle considérée fantastique, il en va de même, quoiqu’elle soit tenue pour moins importante d’après Corbatta, car elle correspond à une « cierta dimensión  ». Quant à la science-fiction23, elle est vraisemblablement l’aspect le plus étudié de cette caractérisation, à partir d’une lecture du plan littéral de la machine de La ciudad ausente : nonobstant, cette citation de Corbatta nous sert à illustrer le profil d’écrivain essayiste qui prévaut dans une grande partie de lectures sur l’œuvre de Piglia. De même, dans l’introduction de la réédition du même livre cité par Corbatta, Nicolás Cabral expose une affirmation similaire : « Ya entonces es claro el modo en que se leen el uno al otro: Piglia encuentra en la obra de Saer la tensión entre el relato y la lírica; Saer ve en Piglia la posibilidad de la renovación de la novela a través de su hibridación con el ensayo » (Cabral 2010 : 8). Ainsi, le dialogue entre les deux écrivains et la lecture que l’un fait de l’autre ont contribué à la conception suivante du romanesque : chez Saer elle serait soutenue par le lyrique, alors que chez Piglia elle serait articulée à partir de l’essai. Cette conception est solidaire de la poétique des deux Argentins décrite en détail dans la première partie de cette étude. Or le repérage de ce versant essayiste chez Piglia n’a pas été effectué seulement à partir des appréciations de Saer publiées dans le Diálogo. Graciela Speranza, par exemple, a aussi abordé ce sujet à propos de Piglia et ses lectures d’une certaine tradition argentine, en particulier à travers la figure de Macedonio Fernández : « También Piglia señala en Macedonio aquello que bien podría definir por extensión su propia obra: una relación peculiar entre pensar y narrar » (Speranza 2004 : 31). Ensuite elle évoquera cette relation entre le fait de raconter et de penser en termes d’une hybridation de critique et fiction: «  En experimentos narrativos breves, fragmentarios, Piglia investiga en cambio nuevas amalgamas posibles de crítica y ficción: una narración que esconde un argumento crítico, un argumento crítico que se ilustra con un ‘caso falso’, 23

Ce genre a été identifié aussi par Orecchia Havas comme ayant un rôle important en particulier dans La ciudad ausente (Orecchia Havas 2010b : 280). De même, José García-Romeu interprète ce roman par rapport au genre de la science-fiction (GarcíaRomeu 2005a : 341). À ce sujet, et même si la lecture littérale de la machine peut faire penser à ce genre littéraire, nous tenons compte d’un autre aspect qui n’est pas exclusivement lié à la tradition de la science-fiction ou, plus particulièrement, à son versant futuriste ou de dystopie technologique. Nous examinerons plus en détail la fonction de la machine dans ce roman sur un plan symbolique dans la dernière partie de cette étude.

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La littérature obstinée

un relato personal –  autobiográfico  – que expone una hipótesis crítica, una escena de un libro leído que se recupera como un recuerdo privado » (Speranza 2004 : 33). Cette image d’écrivain critique ou essayiste a guidé la réception de l’œuvre de Piglia vers cette pensée théorique comme étant indissociable de son idée de littérature, ce qui est, à notre avis, sans doute le cas. Or, cette pensée d’ordre théorique a été identifiée de manières différentes, et non seulement en fonction de la critique. Par exemple, en faisant allusion à l’autocitation, Casarin expose que Este procedimiento va junto a los procedimientos de hibridación a los que me referí más arriba y que, en mayor o menor medida, Piglia emplea en cada uno de los libros: la incrustación y el enrarecimiento que provocan las narraciones en los ensayos y las secuencias argumentativas, más propias del ensayo, en las narraciones (2008 : 103).

De ce point de vue, on n’envisage plus l’incorporation d’une notion large de critique, mais plutôt une série de procédés provenant de l’essai qui viennent s’ajouter aux narrations. En ce sens, il est vraisemblablement plus précis de rapprocher ce trait de l’écriture de Piglia de l’essai que de la critique, étant donné que la plupart de textes de Crítica y ficción, Formas breves ou El último lector relèvent plutôt des procédés de l’essai que du format de l’article universitaire, des critiques journalistiques ou de celui des recensions. De même, c’est ce type de formulation réflexive provenant de l’essai qui apparaît souvent dans ses romans. En revanche, la critique, malgré l’usage que Piglia fait du terme sans doute marqué par la tradition marxiste, demeure un type de texte moins exact pour décrire ces procédés. En outre, la critique en tant que commentaire d’ouvrages littéraires est probablement moins déterminante dans le projet de l’écrivain d’Adrogué qu’il ne le pense lui-même. Puisque, bien que la valeur joue un rôle important lorsque Piglia évoque la tradition et certaines œuvres, c’est la pensée sur ce qu’est la littérature qui domine ses réflexions ; et cette réflexivité l’amène à une dimension plus productive que celle de la simple identification avec d’autres auteurs et de la revendication de leur valeur. Mais, au-delà des questions terminologiques, nous tenons à souligner que ces lectures autour de l’œuvre de Piglia, soit par le biais de la critique, soit par celui de l’essai, font référence à un même phénomène, à une même caractéristique : c’est-à-dire, elles tentent de décrire cette pensée sur la littérature, qu’elle soit explicite à partir du registre argumentatif dans ses romans ou encore tacite à partir de la construction globale de ce que Saer appelait la forme. Et cette pensée constitue à notre sens la réflexivité chez Piglia, s’érigeant probablement comme l’une des caractéristiques les plus marquantes de sa production romanesque, au moins en ce qui concerne Respiración artificial et La ciudad ausente, c’est-à-dire les textes qui lui 220

La réflexivité

ont valu sa consécration en tant que romancier. De même, elle demeure l’une des préoccupations les plus récurrentes dans ses essais et entretiens, à côté des notions de narration ou de tradition. Cette réflexivité chez Piglia a été soulevée également par d’autres écrivains comme l’Espagnol Enrique Vila-Matas, chez qui on pourrait voir par ailleurs aussi le même trait toujours actif et proche du projet esthétique de l’écrivain d’Adrogué. Vila-Matas soutient que « si hay algún realismo en las obras de Piglia (que lo hay) deberíamos denominarlo realismo interior, intelectual, en el sentido más noble de este adjetivo, en el sentido de que todas las narraciones de este autor son lugares donde se discute la literatura » (Vila-Matas 2008 : 362). Nous pourrions ajouter que cet axe de réflexion autour de la littérature est présent aussi dans ses essais et ses entretiens, ce qui redouble en quelque sorte la réflexivité: elle apparaît tantôt dans l’essai, tantôt dans le roman. Et, quitte à insister là-dessus, c’est ainsi car il s’agit d’un trait encore fondamental de ce que l’on considère de nos jours comme littérature, dans le sens d’une production artistique. D’autre part, Saer lui-même envisageait la réflexivité comme une marque de l’œuvre de Piglia, au moins jusqu’à la publication de La ciudad ausente. Dans le Diálogo, il soutient que « en los libros anteriores a La ciudad ausente hay una manera de hacer literatura como si estuviese haciendo más allá de la literatura, a partir de una especie de reflexión sobre la literatura » (Piglia et Saer 1995 : 38). S’il fait allusion à ce roman en particulier, c’est parce que sa spécificité aux yeux de Saer repose sur une réflexion qui n’est plus formulée en termes conceptuels, mais d’une façon autre, car selon lui « en La ciudad ausente es distinto. Están todos esos elementos, el intertexto domina, pero no está puesto de manera conceptual » (Piglia et Saer 2010 : 38). Nous reviendrons à La ciudad ausente et donc à la question de savoir quelles sont les modalités d’émergence de la réflexivité dans ce texte, mais il convient de souligner que lorsque Saer attribue une caractéristique essayiste à Piglia à l’égard de sa production antérieure à La ciudad ausente, il le fait en soulevant le fait qu’il y voit une pensée sur la littérature. Le fait que Piglia manifeste cette pensée sur la littérature tant dans ses essais que dans quelques-uns de ses romans révèle de manière plus explicite – en particulier par comparaison avec Saer et Bolaño – comment certains aspects de la théorie littéraire ont produit des effets sur sa poétique. À cet égard, Sandra Garabano affirme que Piglia es uno de los pocos escritores de su generación que ha incorporado a sus novelas de manera consciente y programática las teorías recientes originadas en el campo de la filosofía, la historiografía y las ciencias sociales. La reflexión sobre el lenguaje, el carácter discursivo de la realidad, la experiencia de la lectura y los modos de producción y apropiación de la 221

La littérature obstinée

literatura, ocupan en sus novelas un papel tan importante como la narración de historias (2003 : 22).

De cette façon, Garabano estime que Piglia travaille de manière programmatique non seulement à partir de la théorie littéraire, mais aussi depuis les théories des sciences sociales en général. Dans ce champ théorique qu’elle évoque, nous trouvons la question du langage, le caractère discursif de l’approche au réel, la lecture entendue comme expérience, bref, pour la plupart des questions déjà abordées dans les chapitres précédents qui sont, par ailleurs, étroitement associées à la théorie du roman. Or, si nous regardons attentivement la notion de la réflexivité telle qu’elle apparaît chez Piglia – à travers la notion de critique –, nous verrons qu’elle s’exprime souvent en dissidence de certains aspects de la théorie littéraire en tant que telle. Cela équivaut à dire que, tout en ayant conscience de l’importance et du rôle de la réflexivité à l’intérieur du roman, Piglia est loin d’opérer une transposition de clichés théoriques autour de l’autoréférentialité ou de la vision selon laquelle la conscience du discursif entraîne la croyance en l’intransitivité, non seulement de la littérature, mais aussi du savoir, de l’histoire et de l’expérience du réel. On ne pourrait donc pas affirmer que l’incorporation de la théorie littéraire chez Piglia soit si programmatique qu’elle en a l’air. Reprenons, par exemple, cette citation de Crítica y ficción, où Piglia s’oppose aux lectures de l’intertextualité comme un dispositif dans lequel les textes se voient enfermés à l’intérieur d’un cercle qui ne concerne que les textes eux-mêmes. En discutant les rapports entre la parodie et la propriété, l’auteur soutient qu’il s’agit d’un problema sobre el que no se reflexiona, quizá porque allí las relaciones sociales entran de un modo directo en la literatura y ciertas corrientes actuales de la crítica buscan en la parodia, en la intertextualidad, justamente un desvío para desocializar la literatura, verla como un simple juego de textos que se autorrepresentan y se vinculan especularmente unos a otros. Sin embargo, esa relación entre los textos que en apariencia es el punto máximo de autonomía de la literatura está determinada de un modo directo y específico por las relaciones sociales […] (Piglia 2001a : 68).

Il est clair que Piglia tente d’introduire ici une préoccupation face au fonctionnement social du texte littéraire, en dehors du jeu spéculaire entre des textes qui sont repris dans d’autres. On voit bien qu’il essaye de se détacher ainsi de la vision de l’autonomie de la littérature entendue comme un isolement, comme une autoréférence permanente qui fait que le roman ne puisse renvoyer qu’à lui-même ou, dans le meilleur des cas, à d’autres textes. La réflexivité pour Piglia est loin de ce type de dynamique. Il n’est point difficile de ressentir un ton de mécontentement à l’égard de ce type de lecture qui tente de séparer les enjeux sociaux et bien réels de la 222

La réflexivité

dimension littéraire. Pour Piglia, il y a une composante nettement sociale qui, à son avis, devrait être abordée par la critique. Graciela Speranza avait déjà repéré la filiation de cette pensée chez Piglia, qui afiliándose a la tradición de los grandes críticos marxistas que leen buscando una forma capaz de mostrar la trama invisible que reúne lo estético y lo social, […], sus lecturas microscópicas van detrás de nuevas formulaciones breves que alumbren la tensión del mundo social, concentren lo disperso y aumenten la intensidad del argumento. Hay allí un despliegue de ideas personales sobre la literatura y el arte que por su densidad y originalidad ya forman parte de la historia de la crítica argentina (Speranza 2004 : 36).

Selon Speranza, cette lignée marxiste permet à Piglia de postuler son idée de littérature en se séparant d’aspects théoriques tels que l’intransitivité du langage et de la littérature. Et ces idées de Piglia sur la littérature conforment ainsi une formulation quelque peu divergente de cet élément – tellement problématique – de la théorie littéraire. Sur ce point, nous voyons dans quelle mesure il est pertinent d’aborder la pensée sur la littérature de Piglia en termes de réflexivité, étant donné qu’il est question pour lui de penser le texte dans ses rapports à l’expérience, et non en relation à une autonomie comprise comme isolement ou intran­ sitivité. À nouveau, nous sommes face au surgissement du rapport entre ces préoccupations d’héritage marxiste autour du domaine social et politique et la notion d’autonomie de la littérature, héritée de l’esthétique et de la théorie littéraire. À cet égard, García García a postulé que Piglia, « así como rechazó insistentemente el realismo, también rechazó la autonomía estética » (2013 : 51). Dans le cadre des discussions autour de l’esthétique et la politique dans l’Argentine des années 1970, García García décrit le positionnement de l’auteur d’Adrogué à travers les figures de Benjamin et de Brecht comme « la respuesta más elaborada de Piglia a los interrogantes de su época, una respuesta que podemos deslindar en tres momentos: la crítica de la estética idealista, la crítica de las estéticas realistas y el planteo de los aspectos propios de una estética de la producción » (2013 : 54). Ainsi, ces trois phases exposeraient la façon dont Piglia conçoit les relations entre les dimensions sociale et littéraire, à partir d’un axe théorique qui passe, aux yeux de García García, par la lecture de Benjamin et de Brecht, mais aussi du formalisme russe : « De este modo, ya tenemos todos los elementos de lo que aparecía en las entrevistas de Crítica y ficción como la matriz crítica fundamental de Piglia en esos años: Brecht, Benjamin y los formalistas rusos » (2013 : 60). La première phase marquerait, selon García García, une rupture avec l’idée de l’autonomie en tant qu’elle opère une anti-essentialisation de la littérature ; la deuxième rompt aussi avec toute idée mimétique naïve liée à l’engagement politique des écrivains ; et la troisième serait la voie empruntée afin de sortir de l’impasse entre l’autonomie et l’hétéronomie, 223

La littérature obstinée

tellement présente dans les débats de l’époque en Argentine. Or cette esthétique de la production consiste, dans la lecture que García García fait de Piglia, en une opération par laquelle ce dernier réinsère son idée de littérature dans le champ des relations sociales en tant que production – comme nous l’avons vu dans la citation à propos de la parodie – et ce sans ignorer pour autant une spécificité littéraire. Ainsi, García García affirme que Si la literatura es considerada una rama de la producción material, sus técnicas no son sino una rama de las fuerzas productivas de la sociedad, de manera que dicho concepto de ‘técnica’ ofrece el punto de arranque dialéctico desde el cual superar la estéril contraposición entre forma y contenido, entre literatura y política: las técnicas son las formas de lo social histórico dentro de lo literario, lo social es inmanente a los propios procedimientos estéticos (2013 : 58).

La sortie de l’impasse littérature/politique énoncée ici est vraisem­ blablement conforme à la position de Piglia. Certes, comme le soutien García García, cette vision de la production est inspirée tout particulièrement de l’essai « L’auteur comme producteur », où Benjamin expose que « la tendance d’une œuvre politique ne peut fonctionner politiquement que si elle fonctionne littérairement aussi » (Benjamin 2003 : 123). Dans cet essai, Benjamin propose une manière différente d’envisager la dichotomie stérile entre la politique et la littérature, en postulant que « le traitement dialectique de cette question, et là j’en viens au cœur du sujet, ne peut absolument rien faire de l’objet strictement isolé : œuvre, roman ou livre. Il faut l’intégrer dans les contextes sociaux vivants » (2003 : 124). On voit comment pour Benjamin le projet réside déjà sur une réintégration du texte littéraire dans les mouvements de circulation sociale, où le texte ne saurait être considéré comme un objet isolé. Or, la façon d’éviter cet isolement aux yeux de Benjamin est de se concentrer sur le concept de technique, compris comme le moyen matériel à partir duquel chaque art travaille. Ainsi, à travers ce concept, c’est-à-dire à travers une réflexion autour des « moyens de production » propres à la littérature, il tente de résoudre la relation aporétique entre l’autonomie de l’écrivain et ce qu’il appelle sa tendance – concrètement politique –, mais aussi entre le contenu et la forme : « En même temps, le concept de technique représente le point d’accroche dialectique à partir duquel peut être surmontée l’opposition stérile de la forme et du contenu » (Benjamin 2003 : 125). De ce point de vue, la démarche réellement révolutionnaire de l’écrivain se joue, selon Benjamin, dans le travail et l’innovation des techniques, et la principale figure de cette entreprise est, bien entendu, le théâtre épique de Brecht. Dès lors, Benjamin concentre la dynamique révolutionnaire 224

La réflexivité

de la littérature sur son caractère d’appareil, d’ensemble de techniques différentes : La tendance est la condition nécessaire mais jamais suffisante d’une fonction organisatrice des œuvres. Laquelle réclame en plus le comportement directif et instructif du scripteur. […] Un auteur qui n’apprend rien aux écrivains n’apprend rien à personne. Est donc déterminant le caractère paradigmatique de la production qui, premièrement, est capable d’initier d’autres producteurs à la production et, deuxièmement, de mettre à leur disposition un appareil amélioré. Et cet appareil sera d’autant meilleur qu’il conduira un plus grand nombre de consommateurs à la production, bref qu’il sera en état de transformer lecteurs ou spectateurs en co-acteurs (Benjamin 2003 : 138).

Or, ce travail autour de la technique, réarticulée et réinventée sans arrêt, aurait pour but de produire deux révolutions qui sont désormais sur un même plan. Cette vision de la technique serait ainsi une opération par laquelle Benjamin reformule les termes du débat à l’égard de la littérature pour projeter sur la forme littéraire, sur ses « moyens de production », le domaine dans lequel ont lieu tant la révolution esthétique que politique. Autrement dit, l’innovation formelle est ainsi tenue pour une irruption révolutionnaire aussi dans le champ politique. De cette façon, à nouveau à propos de Brecht: « Il ne s’agit pas de rénovation spirituelle comme la proclament les fascistes ; au contraire on propose des innovations techniques » (Benjamin 2003 : 132). Si nous revenons à la lecture du jeune Piglia élaborée par García García, nous trouverons un propos similaire, bien qu’il mette l’accent sur la spécificité littéraire de l’emploi des moyens de production culturels : El ‘escritor como […] productor’ del que habla Piglia es el que no hace ni propaganda, ni mero experimentalismo pasatista, sino aquel que, sabiéndose en plena disputa por los medios de producción culturales, hace de su propia posición en el interior de esas relaciones sociales de producción la clave de una escritura politizada en la propia especificidad de lo literario (García García 2013 : 62).

Nous voyons bien comment le processus décrit par García García consiste en une politisation de l’écriture tout à fait solidaire de la spécificité littéraire, comprise comme « production » dans le monde contemporain. Or, cette interprétation mène García García vers la formulation d’un abandon de l’autonomie, étant donné que, selon lui, « hablar de ‘fuerzas estéticas de producción’ permite trazar ambos movimientos en un mismo gesto: renuncia a la autonomía y reivindicación de especificidad  » (2013  :  56) ou encore plus tard, «  al afincar la práctica estética como ‘rama de la producción’, [Piglia] defiende la especificidad de lo literario sin recaer por ello en el rechazado concepto de autonomía » (2013 : 58). Si nous revenons à l’autonomie comme nous l’avons exposée jusqu’ici, c’est-à225

La littérature obstinée

dire en dehors de l’isolement, de l’enfermement, voire de l’intransitivité, l’affirmation d’une spécificité littéraire, provenant de la littérarité des formalistes russes, demeure solidaire de ladite autonomie. Autrement dit, la revendication de la spécificité littéraire à travers la reconnaissance de l’écriture comme une production parmi d’autres types de production n’empêche point l’affirmation d’une autonomie, comprise comme une détermination qui ne dépend pas exclusivement de la « série sociale », tout en ayant des liens avec celle-ci. Autonomie et spécificité ne veulent pas dire ici essentialisation. Cela n’entraîne point que cette détermination n’ait pas de rapport avec la production dans le domaine social, contrainte par ailleurs déjà envisagée par Tynianov : « L’existence d’un fait comme fait littéraire dépend de sa qualité différentielle (c’est-à-dire de sa corrélation soit avec la série littéraire, soit avec une série extra-littéraire), en d’autres termes, de sa fonction » (Tynianov 2001 : 127). Néanmoins, s’il est possible de postuler une spécificité de cette production littéraire, elle se joue dans les formes de construction qui, elles, tout en ayant des liens avec la « série sociale », se déterminent aussi à l’intérieur d’une idée de littérature donnée ou même souhaitée. De ce point de vue, l’opposition entre l’autonomie et la spécificité devient superflue, dans la mesure où l’on ne conçoit la première comme un isolement absolu ou une absence de liens avec le domaine social, c’est-à-dire avec la « fonction » issue des rapports entre la série sociale et la série littéraire. Mise à part cette clarification, nous insistons sur l’opération indiquée par García García selon laquelle Piglia tente de reformuler la question de la position politique et de la technique littéraire : « esta recepción de la vanguardia rusa por Benjamin pasa precisamente por el punto que más le interesa a Piglia, esto es, la disolución de la separación entre tendencia política y técnica literaria » (García García 2013 : 62). À cet égard, on aura sans doute remarqué que la technique de Benjamin est utile pour Piglia de façon équivalente à la forme d’Adorno pour Saer. Ainsi, et en dépit des différences entre la pensée de ces deux philosophes et entre la technique et la forme, nous sommes face à une idée partagée par Saer et Piglia qui se situe en tout cas sur le plan de la construction du roman24. Il convient de soulever que la réflexivité chez Piglia se distingue du roman à thèse car, selon lui, ce type de roman possède une théorie constituée antérieurement à l’écriture. Évoquant les relations entre l’essai et les textes fictionnels, Piglia affirme : « Esto, por supuesto, separándonos de la retórica de la novela de tesis. Cuando uno se opone a la novela de tesis se opone a la idea de que hay algo previo a la escritura, una especie 24

En ce qui concerne la lecture d’Adorno faite par Piglia, on peut citer cet extrait : « la producción literaria debe ser redefinida constantemente sin admitir una ‘esencia’ del arte. Esquiva de este modo el error idealista de cierta crítica de izquierda – a la manera de Adorno y la escuela de Frankfurt – que en su rechazo de ‘la industria cultural’ recae en un humanismo fatalista y aristocrático » (Piglia 1975 : 7).

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La réflexivité

de contenido anterior que la escritura no haría sino reproducir » (Piglia et Saer 2010 : 17). Nous pouvons remarquer cet autre point de convergence avec Saer, dans la mesure où la pensée théorique n’apparaît qu’au moment de la production même du texte  ; elle n’est jamais conçue comme une transposition ou une intégration programmatique chez aucun des deux auteurs argentins. Idelber Avelar a également évoqué la possibilité de cette différence entre le roman à thèse et l’idée de roman chez Piglia : Lo que podríamos llamar el problema de la crítica no es, en la obra de Piglia, un dato accidental, sino que entra en el proceso de confección de la obra misma. No sólo porque esta obra se escribe en diálogo con momentos clave de la crítica del siglo XX (Tinianov, Shklovski, Brecht, Benjamin), y a partir de un desmontaje de varias hipótesis que un día fueron hegemónicas en la crítica literaria, como la teoría del realismo. Se trata también de que los intrincados modelos narrativos de su ficción mimetizan, se apropian de los gestos constitutivos de la crítica: selección, rastreo de pistas, abstracción, comparación, producción de antagonismos, voluntad paranoica de verdad. Todo esto entra en la obra de Piglia no como temas (es decir no se trata simplemente de abrir un ‘espacio’ en la ficción para que se discutan problemas críticos, como haría la novela de tesis), sino que entran como procedimiento, como modo de construcción de la ficción misma (Avelar 2007 : 1).

Il faudrait toutefois signaler qu’à notre sens la distinction avec le roman à thèse ne réside pas sur le même aspect qu’Avelar identifie dans cette citation. Comme nous l’avons exposé à l’égard de la poétique de Piglia et comme nous allons le voir bientôt à propos d’un roman spécifique, la pensée théorique a bel et bien une place à l’intérieur du texte et elle l’a à travers le registre argumentatif. En revanche, et suivant ici plus Piglia qu’Avelar, la différence réside dans le fait qu’il n’y pas de doctrine philosophique, pédagogique ou théorique qui puisse précéder la construction du roman. Il n’y aurait donc pas de contenu théorique a priori, ou en tout cas antérieur à la production même de la forme romanesque. Avelar soulève nonobstant un point similaire au nôtre : nous sommes face à une incorporation de procédés provenant du domaine argumentatif dans le roman, mais cette fois-ci, les procédés concernent la construction globale du texte et non seulement l’insertion ponctuelle d’énoncés théoriques. Ainsi, nous pouvons déjà annoncer que l’émergence de la réflexivité chez Piglia a souvent lieu à partir des deux manières dont parlait Saer : une énonciative, à travers le registre argumentatif, mais aussi une autre plus globale, qui touche à la construction et la vision intégrale de la structure du roman. On y reviendra, mais nous pouvons tout de même annoncer que ces deux types d’émergence de la réflexivité ont été déjà entrevus par rapport à l’œuvre romanesque de Piglia. Finalement, nous pouvons soulever la position méfiante et dissidente, au moins jusqu’à l’époque de Crítica y ficción, du terme de métafiction 227

La littérature obstinée

employé pour décrire la réflexivité du roman. Ainsi, dans l’un de ses entretiens, Piglia soutient que : A mí ese debate entre metaficción y narración directa no me interesa, ni entro en eso, porque creo que uno puede encontrar metaficción en los narradores que parecen más ingenuos y más en ellos que en otros, diría yo. […] Pero la metacrítica, o sea, el uso de la crítica en un espacio distinto, que sería el modo en el que yo entiendo la cuestión, sí me interesa mucho […] (2001a : 189).

De cette façon, Piglia tente de détourner l’écueil de la métafiction comprise comme quelque chose de différent de la « narration » ou de la fiction romanesque, et de poser la question dans ses termes : à savoir, à partir de sa notion de critique. À travers cette opération, la réflexivité est rapprochée d’une tradition du roman qui dépasse le cadre de la deuxième moitié du XXe siècle et, de même, elle se voit associée à une pensée sociale identifiée à la critique dans le sens marxiste. Cette même méfiance de Piglia envers la métafiction et sa proximité d’une intransitivité et d’une discursivité close est visible aussi dans sa revendication d’une sorte de vérité liée à la littérature. Ainsi, dira-t-il, Yo creo que sí, que [la verdad] es un instrumento, en el sentido de que es algo que debe ser construido, a lo cual uno debe llegar para poder intervenir en el juego de lo que en principio podríamos considerar la sociedad, pero también la literatura. Cierta convicción es necesaria para poder leer, no me parece que se pueda leer si uno no cree que hay una verdad a partir de la cual se lee (Piglia 2001a : 210).

Son idée de littérature n’est donc pas éloignée d’une éventuelle construction de vérité et, dans ce sens, elle demeure solidaire de sa remarque sur l’extrapolation de la fiction à plusieurs domaines de la société, c’est-à-dire sa critique des positions que l’on peut résumer sous le « tout est fiction » (Piglia 2001a : 211). La réflexivité persiste aux yeux de cet auteur comme une pensée constante sur ce mouvement entre la série littéraire et la série sociale, dont l’une des figures exemplaires sera Borges : Borges es al mismo tiempo un populista […], que cree que la experiencia es más importante que los libros, y a la vez es alguien que vive encerrado en una biblioteca y cree que solamente la cultura y la lectura constituyen el mundo. Lo notable, claro, está en que no resuelve la contradicción, sino que mantiene los dos elementos vivos y presentes (Piglia 2001a : 152).

Piglia perçoit chez Borges ce mouvement caractéristique de la réflexivité, et il l’évoque, à nouveau, en termes d’une tension, dans la mesure où il y a quelque chose non seulement d’insoluble, mais aussi de productif pour la littérature. Encore une fois, suivant les remarques de García García à propos de la lecture de Benjamin et Brecht, ce qui 228

La réflexivité

est original réside dans ces deux aspects : d’abord, cette tension, sous la figure soit de Borges, soit d’autres écrivains, a lieu pour Piglia sur un seul et même plan. Ensuite, elle produit une rénovation des formes. La réflexivité est ainsi valorisée comme un trait productif à l’égard d’une œuvre originelle. Suivant Benjamin, ce trait réflexif pourrait même constituer presque la seule exigence de l’écrivain : « Peut-être vous a-t-il frappé que les raisonnements devant la conclusion desquels nous sommes placés n’imposent qu’une exigence à l’écrivain, l’exigence de méditer, de réfléchir à sa position dans le procès de production  » (Benjamin  2003  :  141). Si c’est ainsi, c’est parce que cette réflexion sur la « production » ou la construction de l’œuvre entraîne déjà les problématiques autour de la fonction de la littérature et ses rapports complexes avec la dimension historique et politique. De toute évidence, Piglia entrevoit dans cette réflexion une possibilité de rénovation et de nouvel élan de la production littéraire.

5.  Bolaño et la structure Commençons par un bref rappel  : le rapport de Bolaño à la théorie littéraire, au moins dans les textes d’Entre paréntesis et dans les entretiens compilés dans Bolaño por sí mismo, n’est point explicite. Il est d’une nature différente de ceux que Saer et Piglia ont entretenus, ce qui n’est pas une raison pour considérer que les questions théoriques ne sont guère présentes dans son projet littéraire ni qu’elles n’ont pas influencé sa production. Comme nous avons pu l’examiner à propos de l’expérience, le projet littéraire du Chilien n’est pas naïf à l’égard des problématiques théoriques autour de l’idée moderne de littérature, et ce en dépit de l’absence de références directes. Sa conception du texte littéraire comme étant un phénomène esthétique nous offre déjà une preuve de cette conscience et nous permettra de retracer aussi ses liens avec la réflexivité. Explorons donc la modalité particulière de la réflexivité dans ses textes journalistiques et dans ses essais. D’abord, revenons sur un point évoqué à propos de la relation entre le roman et l’expérience: nous avions parlé précisément de « l’expérience de la forme », dans le sens d’un élément déterminant dans la conception littéraire de Bolaño. Cette insistance sur ce que nous avons appelé jusqu’ici alternativement forme ou structure surgissait dans ses textes à côté de deux soucis fréquents à propos de sa propre littérature et de l’appréciation qu’il fait de la tradition littéraire : l’originalité et la lisibilité. Dans sa vision, il s’agit de deux conditions – parmi d’autres que nous avons traitées au long de cette étude – pouvant faire d’un texte une œuvre littéraire. D’où le rôle fondamental de cette notion de la structure ou de la forme, étant

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donné que celle-ci constitue ce qui peut être considéré comme original ou lisible, comme nous le verrons dans les pages qui suivent. Jusqu’ici nous avons associé la forme ou la structure surtout à la lecture, dans la mesure où le roman est conçu par Bolaño comme constituant une expérience particulière, celle du « phénomène esthétique » ; c’était en effet le cas de la forme liée à l’expérience. Maintenant nous allons envisager cette même notion, mais cette fois-ci du côté de la production du texte, c’est-à-dire dans les aspects qui touchent à sa conception et articulation au moment de l’écriture. Il serait quelque peu artificiel de distinguer entre la forme et la structure, étant donné que l’emploi fait par Bolaño oscille entre les deux termes, « pues la forma, la estructura, siempre te pertenece a ti, y sin forma ni estructura no hay libro » (Bolaño 2002 : 111). En dépit de cela, il convient de préciser tout de même que dans ce chapitre nous allons faire allusion à cette notion du point de vue du travail volontaire et intentionnel25 de l’écrivain, c’est-à-dire dans le sens où Bolaño travaille à partir d’une intention. À ce propos, il soutient que « cada vez que empiezo a escribir una novela, tengo la estructura muy elaborada » (Bolaño 2011a : 66). À l’occasion, lorsque Bolaño évoque le processus global de son écriture, il a tendance à privilégier le terme structure à celui de forme, raison pour laquelle nous ferons de même dans le titre de ce chapitre. Cela ne veut pas dire qu’il y ait une distinction conceptuelle aux yeux de Bolaño en ce qui concerne ces termes, car les deux décrivent la même figure, toujours capitale quant à la production et la réception romanesque : La estructura jamás es un recurso superfluo, si la historia que narras es inane o está muerta o es archisabida, una estructura adecuada puede salvarla (aunque no por mucho tiempo, eso también hay que reconocerlo), en tanto que una historia muy buena, si está contenida en una estructura, digamos, periclitada, no la salva ni Dios (Bolaño 2011a : 106).

Bien entendu, la structure n’est pas comprise par Bolaño comme quelque chose d’accessoire qui viendrait s’ajouter à l’histoire que l’on veut raconter. Elle joue au contraire un rôle indispensable. Or, si nous revenons un instant sur Saer, la forme était considérée comme l’un des endroits où la réflexivité pouvait avoir lieu et, comme nous l’avons montré, l’identification de l’auteur de Santa Fe avec ce type de réflexivité était assez claire. Le cas de Bolaño est différent à cet égard puisque, tout en affirmant une fonction fondamentale de la structure au moment de la production, il ne l’associe point explicitement à une réflexion sur la littérature et ses rapports à l’expérience. Dans ce sens, chez Bolaño la réflexion à travers 25

Dans le sens où Compagnon emploi ce terme dans le sous-chapitre « Intention n’est pas préméditation » (1998 : 105).

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la structure n’est pas exposée manifestement. Néanmoins, nous tenterons de décrire comment sa notion de structure implique tout de même une réflexivité, dans le sens où nous la proposons ici. Avant de passer à cette description, il faudrait annoncer que la vision de la structure chez Bolaño a été remarquée dans un article de Myrna Solotorevsky, où elle soutient que « en los múltiples enunciados metaliterarios de Bolaño, hay una idea que se reitera y parece responder a una convicción muy honda del autor: la relevancia otorgada a lo que él denomina ‘estructura’ » (2011 : 3). Cependant, et contrairement à ce que l’on pourrait espérer du titre « Roberto Bolaño y la importancia de la estructura », le parcours par quelques textes de Bolaño et l’énumération d’épisodes romanesques dans cet article ne conduisent point à une analyse concrète de la notion même de structure. En revanche, Solotorevsky défend que, principalement, les deux romans Los detectives salvajes et 2666 possèdent une unité structurelle et que, par voie de conséquence, ils ne sont guère des concaténations irréfléchies d’épisodes narratifs. Quant à la notion même de structure, cet article se limite à postuler que entenderíamos la ‘estructura’ como una suerte de proyecto arquitectónico necesario, según Bolaño, al cual se ajusta la obra, proyecto respecto de cuyas dificultades, Bolaño tiene conciencia, y el cual presenta infinitas posibilidades. Bolaño alude no solo a la ‘estructura’ de cada obra sino confiesa haber trazado la estructura de su obra narrativa (Solotorevsky 2011 : 4).

Bien que cet article remarque le rôle crucial de la structure du roman aux yeux de Bolaño et tente de montrer son efficacité en particulier dans Los detectives salvajes et 2666, il ne renvoie pas à un examen de cette imposante notion ni à un rapprochement entre celle-ci et le caractère réflexif de l’œuvre de Bolaño. Pourtant cette structure est, à notre sens, le principal mode d’émergence de la réflexivité chez Bolaño, même si le lien n’est pas explicite. Essayons donc de voir pourquoi. Bolaño estime que la structure est la source de renouvellements de la littérature, comme il le dira suivant Borges : « Los temas son siempre los mismos, desde la Biblia y desde Homero. Según Borges, no son más de cinco. En las estructuras, por el contrario, las variantes son infinitas » (Bolaño 2011a : 26). La possibilité de créer encore de nouveaux textes littéraires réside selon lui dans la structure. De même, celle-ci serait l’élément qui soutiendrait tout un projet littéraire, et en particulier le sien : « la estructura de mi narrativa está trazada desde hace más de veinte años y allí no entra nada que no se sepa la contraseña » (Bolaño 2011a : 92). On voit bien qu’il s’agit non seulement de la structure ponctuelle de chaque projet romanesque – comme dans le cas de certaines affirmations

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de Saer –, mais aussi d’une structure encore plus large qui comporterait la production littéraire tout entière. Cette notion joue aussi un rôle spécifique quant à la valorisation des œuvres et de la tradition : « Yo prefiero juzgar una obra por su estructura, por su ritmo, por su valor, por su resistencia a la soledad, que por motivos puramente éticos […] » (Bolaño 2011a : 106). Ces appréciations nous permettent de réaffirmer le caractère central de la notion de structure chez l’auteur chilien tantôt quand il fait référence à la valorisation d’autres œuvres, tantôt quand il parle de sa propre production. Or la structure se rapproche d’un autre élément central de la poétique de Bolaño : le champ sémantique du risque, de l’abîme et des profondeurs. Et c’est ainsi précisément puisque les innovations formelles et la maîtrise structurelle impliquent, à nouveau et comme souvent chez cet auteur, quelque chose de démesuré et de risqué : « los mecanismos secretos de la estructura, esa jungla llena de animales depredadores de la que huye la mayoría de los escritores  » (Bolaño  2004a  :  152). De cette façon, la construction volontaire et intentionnelle d’une structure romanesque donnée se voit articulée aux périls de l’exercice littéraire englobés dans ce que nous avons identifié à la métaphore des profondeurs chez Bolaño. La structure n’est pas pour lui une construction isolée du sujet ou de la trame racontée ; elle lui est indissociable et constitue ainsi le lieu sur lequel se joue son idée du roman. Or, quelle est la place de la réflexivité dans sa poétique ? En dehors de la notion de la structure, certains commentateurs ont repéré une sorte de réflexivité chez Bolaño, en particulier à partir des sujets traités dans quelques-uns de ses romans et de la récurrence de personnages-écrivains. Par exemple, pour Luis Veres, Lo cierto es que Bolaño es el último gran escritor para el que la literatura es lo más importante. Soñaba con componer una antología de escritores latinoamericanos que es lo que aparece en sus novelas, especialmente en Los detectives salvajes, una especie de arqueología del saber literario a la manera de Foucault. De hecho, los personajes de los detectives salvajes [sic] hablan de la literatura, pero siempre de la literatura de los otros. De ellos nada se sabe ni de su obra tampoco (Veres 2010).

Au-delà de la question de savoir si Bolaño est en effet le dernier grand auteur qui s’intéresse de cette manière au phénomène littéraire, il convient de souligner que, selon Veres, le roman Los detectives salvajes expose spécialement une lecture de plusieurs écrivains latino-américains, ce qui implique que le sujet de conversation de ses personnages est très souvent la littérature. Ce constat, de même que ce que Veres identifie à un mélange entre l’essai et le roman, l’amène à postuler que « en el fondo la verdadera protagonista de las novelas de Bolaño es la propia literatura 232

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fuera de naciones y nacionalismos. Pero esa literatura se inserta en una reflexión metaliteraria sobre el proceso de creación […] » (Veres 2010). Ainsi, Veres repère que la littérature est un sujet fréquemment employé par Bolaño, mais aussi que cet emploi est lié à une réflexion sur la production littéraire. Pour sa part, Wilfrido H. Corral, dans une étude sur la réception de Bolaño principalement centrée sur les États-Unis et le monde anglophone, cite dans son introduction le documentaire Roberto Bolaño: el último maldito (López-Linares 2010) et il ajoute son explication, selon laquelle les textes de cet auteur seraient loin du roman à thèse. Selon lui, le documentaire « señala además que ‘es una literatura difícil, que tiene que educar a sus lectores para ser realmente popular. Ahora ha llegado a un público grande, un público culto’. O sea, son novelas intelectualmente ambiciosas, sin llegar a ser totalmente de ideas » (Corral 2011 : 12). D’après W. Corral, les romans de Bolaño relèveraient ainsi d’un caractère intellectuel sans que cela entraîne une construction similaire au roman à thèse. Autrement dit, le phénomène constaté serait une littérature intellectuelle et complexe, sans être pour autant éloignée des intérêts des masses et d’un public assez large. Ainsi, ce caractère dit intellectuel de l’œuvre de Bolaño pourrait être associé à une réflexion sur la littérature et la culture faite par certains de ses personnages, ce qui a lieu sur le plan que Saer identifiait au premier type de réflexivité, c’est-à-dire celui qui est explicite et énonciatif. Celle-ci pourrait être une autre voie pour penser la réflexivité comme étant liée au caractère intellectuel de ses œuvres et des dialogues qu’on y trouve26. Comme nous le verrons bientôt, l’une des modalités de la réflexivité dans ses romans est sans aucun doute celle qui a lieu à travers des énoncés ponctuels de personnages ou de narrateurs, donc celle du premier type décrit par Saer, même si Bolaño n’y fait quasiment pas allusion dans ses essais. Or, à propos de ses personnages poètes ou écrivains, Bolaño affirme dans un entretien que « […] a veces escojo la literatura como fondo laboral de algunos de mis personajes por una razón muy simple; porque la conozco » (2011a : 109). De ce point de vue, la seule présence de personnages qui écrivent ou qui sont reliés à la littérature en termes 26

On peut citer l’exemple du célèbre discours de San Epifanio autour des poètes dans Los detectives salvajes : « Y en Latinoamérica, ¿cuántos maricones verdaderos podemos encontrar? Vallejo y Martín Adán. Punto y aparte. ¿Macedonio Fernández, tal vez? El resto, maricas tipo Huidobro, mariposas tipo Alfonso Cortés […], bujarrones tipo León de Greiff, ninfos abujarronados tipo Pablo de Rokha (con ramalazos de loca que hubieran vuelto loco a Lacan), mariquitas tipo Lezama Lima, falso lector de Góngora, y junto con Lezama todos los poetas de la Revolución Cubana » (Bolaño 2005b : 84). Sans doute, et malgré le ton humoristique de ce fragment, le caractère intellectuel et cultivé de l’énumération est indéniable.

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professionnels n’est pas à notre sens suffisante pour affirmer une réflexivité. Et ce, même lorsque Bolaño fait allusion à l’échange et à la continuité de ses personnages au long de son œuvre. À l’égard de son public, il affirme que «  son lectores interesados en entrar en el juego metaliterario y en el juego de toda mi obra, porque si alguien lee un libro mío no está mal, pero para entenderlo hay que leerlos todos, porque todos se refieren a todos. Y ahí entra el problema » (2011a : 127). Bien que ses personnages et ses livres configurent une continuité et un même monde, ces rapports à l’intérieur de son projet ne constituent pas en euxmêmes une réflexivité, telle que nous l’avons postulée ici. Nous estimons que celle-ci réside plutôt sur sa notion de structure et aussi sur quelques énoncés précis dans ses romans. Or quel est le lien entre cette notion de structure et la réflexivité ? Comment la structure romanesque conçue par Bolaño peut-elle devenir réflexive ? Nous avons évoqué la structure comme ce qui peut rendre le roman original et lisible. À l’égard de cette lisibilité nécessaire aux yeux de Bolaño, Ignacio Echevarría soulève, se basant sur un article d’Alejandro Zambra (2012 : 144) sur lequel nous reviendrons, « cómo, en el caso de Bolaño, el narrador hace comprensible al poeta. Cómo el novelista inteligible pone en escena al poeta ininteligible » (Echevarría 2013 : 198). Le rapport entre la poésie et le roman chez Bolaño a donc été interprété ainsi : la première serait le lieu de l’hermétique ou de l’incompréhensible, alors que le deuxième correspondrait à l’endroit où il est possible d’entrevoir de façon plus nette une communicabilité. C’est bien novelista inteligible, l’expression employée par Echevarría, et c’est Bolaño lui-même qui soutient que « la única novela de la que no me avergüenzo es Amberes, tal vez porque sigue siendo ininteligible » (Bolaño 2003). Certes, et indépendamment de son efficacité réelle, le souci de communicabilité est explicite chez l’auteur chilien, comme nous l’avons vu à propos de la notion d’expérience et, de plus, il passe par cette insistance sur la structure. Ce souci peut être retracé également dans la progression de ses romans, comme l’a déjà fait Sergio Marras en postulant Amberes, le roman qui marque le début de l’écriture romanesque chez Bolaño, comme étant un « magma iniciático » (Marras 2011 : 32). De même, Florence Olivier constate dans ce roman initial l’absence d’un souci de lisibilité « Amberes no vacila ante el lirismo autoconfidencial, la indiferencia por la legibilidad de los argumentos, el montaje de fragmentos a menudo inconexos » (Olivier 2013 : 138). Après l’écriture fragmentaire et quelque peu erratique de ce roman initial, Bolaño tente de produire et d’ajuster une unité de son monde narratif en cherchant des formes diverses, particulièrement dès la publication de La pista de hielo jusqu’à Nocturno de Chile et Una novelita lumpen, en passant bien entendu par les moments les plus élaborés et complexes de 234

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Los detectives salvajes et de 2666. Or, il importe de clarifier que cette recherche de communicabilité ou de lisibilité chez Bolaño ne se traduit pas par une transparence du sens de ses romans, mais plutôt par une incursion de plus en plus intense dans le caractère narratif et séquentiel des histoires racontées, ainsi que dans la possibilité de construire plusieurs épisodes narratifs croisés de façon extrêmement imbriquée, comme ce peut être le cas de La literatura nazi en América, Los detectives salvajes et 2666. Ainsi, la structure tantôt dans ses essais et textes journalistiques, tantôt dans ses romans, devient l’élément constituant cette lisibilité et à la fois cette originalité recherchées par le Chilien. Et pour ce faire, cette notion entraîne une unification de deux plans : le premier se penche sur les manières dont le texte établit des liens avec le réel, c’est-à-dire sur comment le roman peut travailler en prenant comme matériaux les formes de représentation de ce réel, parmi lesquels on peut compter l’expérience individuelle et l’approche à l’histoire. Le deuxième plan porte sur les rapports du texte à la tradition littéraire et à la possibilité de créer une continuité et d’avoir, par voie de conséquence, une sorte de postérité. Autrement dit, la structure est à notre sens réflexive dans la mesure où, à travers elle, émerge une pensée sur les rapports au réel et, à la fois, sur les relations d’un texte à une tradition donnée, ce qui implique également les manières d’insertion dans cette tradition. La réflexion autour de la structure romanesque chez Bolaño est précisément ce qui permet le surgissement de cette pensée tant sur les rapports au réel que sur l’articulation d’un système littéraire. C’est cette notion qui lui permet d’articuler tout son raisonnement sur un seul niveau qui amalgame les deux plans. D’où le fait que l’auteur ait pu considérer lui-même ces deux plans comme configurant l’aspect politique de la littérature. Suivant Bolaño dans un entretien déjà cité : « Toda literatura, de alguna manera, es política. Quiero decir: es reflexión política y es planificación política. El primer postulado alude a la realidad […] El segundo postulado alude a las briznas que perviven, a la continuidad, a la sensatez […] » (Bolaño 2002 : 108). De cette façon, la question de la postérité est un enjeu majeur de son projet littéraire, car elle implique une position politique à l’intérieur de l’idée de littérature. Et cette politique ne porte pas sur des sujets abstraits, mais plutôt sur des traits qui sont différemment valorisés et qui parlent de la fonction actuelle – et même sociale – du texte littéraire. Comme l’a exposé Echevarría, la postérité est ainsi associée à la fonction des écrivains absents et pourtant recherchés – dans le sens policier du terme –, si marquée à propos de personnages tels que Cesárea Tinajero et Benno von Archimboldi : Al tema de la posteridad va asociado el del escritor perdido, que vertebra sus dos novelas mayores, sin duda, pero que emerge a lo largo de toda su obra, asomándola una y otra vez al abismo a cuyo borde mismo transcurrió 235

La littérature obstinée

buena parte de la trayectoria de Bolaño como escritor: el abismo de olvido en que se sumen las obras desconocidas, los escritores ignorados (Echevarría 2013 : 193).

Ces figures absentes et nonobstant magnétisantes déterminent certainement la possibilité de l’émergence de formes nouvelles et d’une rénovation permanente qui doit marquer, aux yeux de Bolaño, l’idée de littérature. Et la postérité est identifiée à cette ouverture de voies, plutôt qu’au succès médiatique et éditorial en soi. Dans ce sens, par rapport à Echevarría et son appréciation de la postérité comme étant négligée, voire méprisée par Bolaño, nous estimons que celle-ci garde une place assez importante à l’intérieur de la poétique du Chilien. Selon Echevarría, « Bolaño manifestó en muchas ocasiones su escepticismo respecto a cualquier idea de posteridad » (2013 : 192), ce qui est sans doute le cas. Certaines affirmations de Bolaño à ce propos semblent aller dans ce sens, comme celle citée par Echevarría extraite d’un courriel à Rodrigo Fresán : « cuando escucho a un escritor hablar de la inmortalidad de determinadas obras literarias me dan ganas de abofetearlo. No estoy hablando de pegarle sino de darle una sola bofetada y después, probablemente, abrazarlo y confortarlo » (Echevarría 2013 : 192). Or, cette citation montre à quel point la position de Bolaño demeure ambivalente vis-à-vis de cette postérité : elle est à la fois quelque chose de désiré et d’inaccessible. Et s’il insiste sur le caractère impossible d’une postérité quelconque, cela n’empêche pas qu’il soit conscient de l’importance de l’irruption de ces nouvelles formes et du lien que l’innovation – en termes de structure – maintient avec la postérité. Autrement dit, l’innovation formelle est une condition nécessaire, mais pas suffisante. Il faut que cette innovation puisse être communiquée et reconnue comme telle à l’intérieur d’un système littéraire et qu’elle puisse ainsi inspirer les écrivains contemporains et ceux à venir. Sur ce point nous sommes d’accord avec Florence Olivier lorsqu’elle affirme : « Ce qui est en question ici, c’est ce qui peut faire école ou non, soit la valeur de transmission des œuvres passées pour les écrivains des générations en activité, dans la perspective de leur apprentissage et de leur formation » (Olivier 2012 : 378). L’innovation formelle est valorisée dans la mesure où elle peut être communiquée et transmise car « ce qui intéresse Bolaño, encore et toujours, c’est la valeur de transmission de cette œuvre » (Olivier 2012 : 379). Nous pouvons indiquer au passage la frappante similarité avec Benjamin et sa proposition « un auteur qui n’apprend rien aux écrivains n’apprend rien à personne » (Benjamin 2003 : 138), sans qu’il y ait une relation explicite entre Bolaño et la pensée benjaminienne27. 27

Et ce malgré la référence au suicide de Benjamin dans Entre paréntesis (Bolaño 2004a : 198).

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La réflexivité

C’est dans ce sens que la postérité est importante : non comme une forme d’immortalité mais comme une composante indispensable de la grande littérature selon Bolaño. D’une certaine manière, il faut être reconnu non pour être immortel, mais pour être lu et pouvoir ainsi ouvrir des voies pour la littérature à venir. D’où la relation de la postérité avec la notion de la structure et l’insistance avec laquelle celle-là revient sur l’articulation des deux romans les plus démesurés de cet auteur à travers le motif de l’écrivain perdu ou introuvable. Il nous reste à exposer un dernier aspect quant à la structure et la réflexivité. D’après Bolaño, la manière selon laquelle la structure permet une réflexion sur le système littéraire consiste en un travail sur les genres. De nouveau, nous voyons pourquoi il n’est pas anodin d’aborder la question par le biais du genre romanesque, étant donné qu’il s’installe au cœur de notre problématique. D’abord, il convient de préciser que selon Bolaño cette structure travaille à partir d’autres matériaux qui ne correspondent pas seulement à la représentation habituelle du monde de l’expérience individuelle, mais qui appartiennent au champ littéraire et livresque. Or il faudrait dire, plus précisément, que la distinction entre des matériaux de l’expérience, d’un côté, et littéraires, de l’autre, n’a pas tout à fait lieu chez Bolaño puisqu’ils sont conçus sur un seul et même plan : celui des matériaux. Cela ne veut pas dire qu’ils soient la même chose, mais il est pertinent de souligner que les matériaux littéraires et extra-littéraires sont fusionnés dans la conception de Bolaño sur un seul plan. Comme il l’indiquera à plusieurs reprises : « Yo escribo desde mi experiencia, tanto mi experiencia, digamos, personal como mi experiencia libresca o cultural, que con el tiempo se han fundido en una sola cosa » (Bolaño 2011a : 84). De même, lorsqu’il répond à une question sur le prestige de la maison d’édition Anagrama et le caractère accessoire de la publication de son œuvre dans celle-ci, il soutient que cette situation ne modifie pas son œuvre : « No, no me la puede cambiar, mi proyecto literario es algo que yo traigo desde hace muchísimos años, y además mi proyecto literario y mi vida están totalmente confundidos. Es uno solo » (Bolaño 2005a : 138). Une fois clarifié ce plan assemblé du littéraire et du extra-littéraire défendu par Bolaño, on peut passer à l’aspect générique. Le travail autour des genres semble jouer un rôle important à l’égard de sa conception de la littérature. Vraisemblablement, chez l’auteur chilien la manière dont la structure pense ses rapports à une tradition littéraire coïncide avec les matériaux littéraires (les références à des lectures ou des auteurs, à leur pensée ou leur poétique, leur valorisation, etc.). Mais, plus spécifiquement, la structure permet de penser à la tradition à partir, non seulement d’un matériau littéraire qu’on peut transformer afin de construire un texte – comme l’univers des lectures par exemple –, mais à partir d’un matériel, 237

La littérature obstinée

c’est-à-dire de l’ensemble d’outils que comportent les genres littéraires. Ainsi, bien que ce plan général et unifié de matériaux littéraires et extralittéraires fournisse des éléments au texte, les genres littéraires demeurent indispensables en tant qu’ensemble d’outils sur lequel l’auteur travaille. Selon l’auteur chilien, « […] los compartimentos estancos, los géneros, son la mejor plaza para que un artesano pruebe sus propias virtudes y sus propias excelencias. Para un escritor que pretende dominar algunos mecanismos del oficio, los géneros literarios son un regalo de los dioses » (Bolaño 2011a : 51). Le genre est valorisé comme un matériel sur lequel travailler, dans une vision similaire à celle de Schaeffer et en consonance avec Saer et sa conception des invariants génériques. Les genres semblent être compris alors à la fois comme un matériel et comme des matériaux, étant donné qu’ils sont envisagés comme un ensemble d’outils qui configurent la «  virtualité générique  » dont parlait Genette, mais aussi comme une sorte de matière qui est déjà donnée et qu’on peut transformer pour produire quelque chose de différent. Autrement dit, cet ensemble d’outils peut aussi être transformé. La valorisation des genres de la part de Bolaño explique également le rôle imposant de la figure de Borges. Comme il l’affirme : « Para mí Borges es el más grande escritor en lengua española del siglo veinte, sin la menor duda. El escritor total. Es un gran poeta, un gran prosista, un gran ensayista, es perfecto. Borges es una barbaridad. Borges es Borges » (Bolaño 2011a : 55). Et c’est ainsi, car la maîtrise des genres rend compte à ses yeux de la figure de l’écrivain total, capable de s’entraîner sur plusieurs domaines génériques. Mais cela ne veut pas dire que l’on répète des modèles, bien entendu ; plutôt, cette structure réflexive ou pensante doit être capable de raisonner sur ses rapports à la tradition à partir de l’examen des codes génériques et, par le même biais, depuis les manières de les transformer, les continuer, les abandonner ou les reprendre de l’oubli canonique. Or, on notera que le roman chez Borges brille par son absence, ce qui n’empêche pas Bolaño de le défendre comme un grand prosateur. Sur ce point, on touche à l’un des aspects les plus intéressants de l’idée de roman, à notre sens. Si, suivant Piglia, « lo cierto es que a Borges la novela no le parece lo suficientemente narrativa » (Piglia 2001a : 85), cela pourrait s’expliquer probablement car Borges y voit souvent des éléments qui sont quelque peu extérieurs à l’histoire racontée, cette dernière comprise comme un début, un milieu et une fin28. Or, au-delà de la discussion en 28

Comme Borges le dira lui-même: « La sensación de que grandes novelas como Don Quijote y Huckleberry Finn prácticamente carecen de forma, sirvió para reforzar mi gusto por el cuento, cuyos elementos indispensables son la economía y una formulación nítida del comienzo, el desarrollo y el fin » (Borges et di Giovanni 1999 : 99). Voir aussi Luis Veres « Borges y el género de la novela » (2003).

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elle-même autour de cet aspect chez Borges, il est intéressant de soulever que, contrairement au maître, Bolaño franchit le pas vers le roman. Et il est probable que ce passage soit marqué par son souci de communicabilité, que la poésie ne semblait pas satisfaire29. Suivant Alejandro Zambra à propos de Bolaño, « las novelas hacen inteligible, entonces, a la poesía. Las novelas se entienden más, se venden más porque se entienden más » (2012 : 143). Nous sommes à nouveau confrontés à cette vision du roman comme le genre qui ferait trop de concessions envers l’idéologie bourgeoise, vision qui hante parfois la poétique de Bolaño, tout comme celle de Saer. De même, Echevarría semble insinuer cette même question quand il affirme : [..] cobra sentido preguntarse si la entronización de Bolaño en el marco de esa ‘literatura mundial’ no estaría relacionada, siquiera sea subliminalmente, con esa indirecta tematización que él hace, a través de sus novelas, de la victoria del ‘género burgués’ por excelencia sobre la poesía (Echevarría 2013 : 198).

Paradoxalement le genre de l’épanouissement de Bolaño en tant qu’écrivain sera justement le roman, c’est-à-dire le genre bourgeois par excellence, certes, mais aussi le genre qui lui permet d’articuler le souci de communicabilité à d’autres réflexions et des formes de construction complexes. Mais le passage de la poésie à la prose a plausiblement laissé une trace quelque peu élégiaque dans son œuvre. Comme le suggère Zambra, « la obra de Bolaño cuenta la historia de un poeta resignado a ser novelista. Un poeta que desciende a la prosa para escribir poesía » (2012 : 154). Ainsi, probablement l’idée de roman décrite jusqu’ici est celle qui rend possible, à l’intérieur du projet de cet auteur, l’exploration d’éléments hautement réflexifs et complexes à côté d’une lisibilité considérée nécessaire, voire indispensable pour que la littérature puisse constituer un phénomène esthétique. Ainsi, nous avons établi comment, chez les trois auteurs qui nous occupent ici, il est possible de montrer le lieu capital que possède la réflexivité à l’intérieur de leurs poétiques. Et ce même lorsque le rapport à une pensée théorique sur la littérature n’est pas révélé manifestement, comme c’est le cas en particulier de Bolaño. Les questions problématiques autour du roman conçu comme un art réflexif se maintiennent donc comme un enjeu inexorable de l’idée contemporaine du roman des trois écrivains. De cette façon, l’idée de critique chez Piglia et celle 29

La nouvelle, genre employé aussi par Bolaño, tout en étant solidaire de cette même communicabilité ne lui permettait pas plausiblement de développer des structures trop imbriquées, ainsi que l’incorporation fréquente d’éléments non narratifs. On y reviendra à propos des formes du roman et de leur rapport aux formes brèves et à la narration dans la dernière partie.

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de forme ou structure chez Saer ou Bolaño – sachant qu’elles ne sont pas entièrement équivalentes – témoignent de cette persistance de la réflexivité comme étant associée au roman. Le parcours élaboré jusqu’ici ne fait que renforcer et compléter l’hypothèse de départ, selon laquelle la réflexivité, le rapport à l’expérience et l’indétermination configurent trois traits marquant l’idée de roman moderne qui, à la fois, demeurent actifs d’une façon assez puissante à l’intérieur de la conception de la littérature de Saer, Piglia et Bolaño. Il sera donc question maintenant d’analyser les effets concrets que ces traits produisent dans quelques romans que nous avons choisis afin d’étudier la production textuelle concrète.

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IV.  Les formes du roman 1.  La grande, La ciudad ausente et 2666 Après avoir étudié la manière dont ces trois traits du roman moderne émergent dans la poétique de Saer, Piglia et Bolaño à travers un corpus d’essais et d’entretiens, nous allons examiner maintenant quelles sont leurs implications dans la construction précise des textes romanesques. Nous avons souvent parlé de l’indétermination, du rapport à l’expérience et de la réflexivité comme étant des traits de l’idée de roman actifs chez ces trois écrivains hispano-américains. Bien entendu, outre le fait d’être présents dans les essais et les entretiens, ils sont actifs parce que producteurs d’effets à l’intérieur de leurs romans, si bien qu’il s’agira maintenant d’explorer ce qu’ils déclenchent concrètement dans la construction de certaines œuvres. Avant d’analyser ces effets concrets, il convient de clarifier un aspect de cette démarche : la réflexion qu’un écrivain peut mener dans un essai ne se traduit guère dans son travail romanesque, dans la mesure où il n’y a point d’application ou de transposition de normes, si personnelles soient-elles – comme celles constituant la poétique d’un auteur. Autrement dit, nous sommes conscients du fait qu’il n’y a pas de passage immédiat entre les affirmations qu’on trouve dans un corpus d’essais et ce qu’on observe dans un roman. Il ne s’agit pas, certes, de normes ou de consignes exposées dans les essais qu’on retrouverait soigneusement appliquées par la suite dans les romans : le processus de production littéraire est nonobstant et de toute évidence plus complexe que cela. Néanmoins, il est difficile de négliger le fait que l’idée de littérature, et de roman en particulier, demeure chez ces trois auteurs étroitement liée à leur écriture romanesque par rapport à certaines caractéristiques. Ainsi, il ne s’agit pas de l’application d’une poétique donnée – dans le sens où l’on applique une règle –, qui accomplirait une dynamique entre théorie et pratique, mais plutôt d’un échange entre deux pratiques d’écriture différenciées : une pratique essayiste et une autre romanesque, où les deux interagissent et à la fois révèlent une idée de littérature particulière, que nous avons associée jusqu’ici spécifiquement au roman moderne. De cette façon, et en ayant pleine conscience de l’intervention d’autres facteurs dans la composition du roman – facteurs qui ne sont pas forcément présents dans la production essayiste ou dans les entretiens de Saer, Piglia et Bolaño – nous pouvons considérer tout de même ces deux 241

La littérature obstinée

pratiques d’écriture comme intégrant un grand corpus et un seul ensemble textuel. Un ensemble non entièrement cohérent, certes, mais articulé en fonction d’une relative consistance et d’un champ d’intérêts esthétiques identifiables. À cet égard, il est pertinent de reprendre les considérations d’Antoine Compagnon relatives à la méthode des « passages parallèles ». Compagnon soutient que, lorsqu’on parle de l’écriture littéraire, il ne serait pas question d’une intention entièrement consciente et préexistant l’œuvre, mais plutôt d’une intention non préméditée. Suivant Compagnon, « l’intention d’auteur n’implique pas une conscience de tous les détails que l’écriture accomplit, ni ne constitue un événement séparé qui précéderait ou accompagnerait la performance » (1998 : 105). Cette intention non préméditée, expliquerait le recours aux passages parallèles en tant que méthode d’explication de textes, et ce en reformulant de façon critique la célèbre « mort de l’auteur », selon Compagnon. Or, en deçà du débat strictement théorique, l’intention ainsi comprise est solidaire de notre vision globale des œuvres de Saer, de Piglia et de Bolaño comprenant les essais et les romans ; ces deux types de textes intègrent ainsi, pour nous, l’ensemble de textes à analyser. Poursuivons maintenant avec cette autre partie du corpus, c’està-dire les romans. Parmi la production romanesque de ces écrivains hispano-américains, il y a quelques textes, à notre sens, particulièrement convenables afin d’analyser les effets des traits du roman moderne. Il s’agit des deux romans posthumes La grande, de Saer, et 2666, de Bolaño, et de La ciudad ausente, le deuxième roman publié par Piglia. Notons d’abord que le titre La grande fait allusion à La Grande Fugue, l’une des dernières œuvres de Beethoven ; que le titre de Piglia fait référence aussi bien à Buenos Aires qu’à la conception de la fiction comme cette sorte de « réalité absente » ; et enfin que 2666 renvoie à une vision quelque peu apocalyptique tantôt du présent, tantôt du futur. De notre point de vue, ce sont les trois romans où l’on peut voir le plus clairement possible les effets de l’indétermination, du rapport à l’expérience et de la réflexivité, comme nous le verrons dans les pages qui suivent. Ces traits du roman produisent probablement des effets aussi dans la plupart de l’œuvre romanesque de Saer, Piglia et Bolaño, mais de différentes manières et, surtout, à partir d’intensités inégales. La comparaison de ces différences concrètes implique une analyse complète de toute l’œuvre romanesque des trois auteurs, ce qui est en dehors de la portée de cette étude, étant donné la longueur et la complexité de ce corpus romanesque. Nonobstant, La grande, La ciudad ausente et 2666 semblent être, à nos yeux, les textes où les tensions entre les trois traits produisent les effets les plus visibles, mais aussi les plus intéressants. Il s’agit de trois textes où les traits de cette idée de roman sont plausiblement dans une relation de tension permanente provoquant des formes qui demeurent 242

Les formes du roman

créatives, originales et suggestives, et ce de manière très marquée, même par comparaison avec leurs propres trajectoires romanesques. Résumons donc les raisons qui expliquent le choix de ces romans. Comme nous l’avons déjà présenté à propos de l’indétermination et du panorama général de l’œuvre de Saer et de Bolaño, La grande et 2666 ont été publiés de façon posthume en 2005 et 2004, et ils comptent parmi les projets les plus ambitieux des deux auteurs. Quant à La grande, il convient d’indiquer que, suivant l’éditeur Alberto Díaz dans une note en bas de page de l’édition de Seix Barral, « del último capítulo, Saer escribió […] el título y la primera frase. Se sabe que lo había pensado como una coda, no muy extensa (no más de veinte páginas), y que había decidido terminar la novela con la frase Moro vende » (Saer 2009a : 437). Ainsi, non seulement l’édition est posthume, mais le texte est inachevé : parmi les sept chapitres prévus par Saer, seulement six ont été écrits. L’approche de La grande entraîne donc une spécificité  : outre le fait d’être inachevé, en tant que dernier texte posthume ce roman fait partie d’une continuité avec les romans antérieurs et il comporte aussi une condensation de plusieurs éléments de la poétique de cet auteur. Dans ce sens, plus qu’un roman de clôture du projet romanesque de Saer, il serait utile de l’envisager comme une continuation et à la fois comme une condensation de plusieurs caractéristiques de son écriture, et ce malgré l’absence du dernier chapitre. Comme l’a exposé Carlos Gamerro, « el proyecto de Saer siempre fue, en cambio, literalmente infinito, inconcluso por definición » (Gamerro 2005), ce qui nous empêche, selon lui, de tenir La grande pour un point culminant. Or, si le projet littéraire de l’auteur de Santa Fe est considéré inachevé, c’est grâce au caractère expérimental qui y domine. De cette façon, même si La grande n’est pas considéré ici comme une somme de toute l’œuvre de Saer, il expose néanmoins, à notre sens, un condensé de caractéristiques d’écriture, ainsi qu’un ensemble de questions fréquentes dans la poétique de l’auteur de Santa Fe, raisons pour lesquelles il s’avère exemplaire pour notre propos. On pourrait argumenter que des romans tels que El entenado ou Glosa, probablement les plus célébrés par la critique littéraire et ceux qui ont été canonisés d’une certaine manière à partir de l’édition d’Archivos (Saer 2010b), relèvent également d’une condensation de ces traits d’écriture. Cependant, de notre point de vue, la structure narrative de ces deux romans, étant plus unitaire que celle de La grande, se trouve un peu éloignée de l’expérimentation si marquée dans la deuxième période de production entre El limonero real (1974) et Nadie nada nunca (1980), au moins plus éloignée que la structure de La grande. De même, 2666 a été publié de façon posthume. Contrairement à La grande, les parties projetées par Bolaño ont été rédigées, quoique 243

La littérature obstinée

l’inachèvement repose plutôt sur la révision qu’il ait pu faire du texte final, et la décision éditoriale de publier un seul volume au lieu de cinq romans indépendants. Comme le signale Ignacio Echevarría dans la première édition de 2666 : A la muerte de Roberto Bolaño se dijo que el magno proyecto de 2666 había sido transformado en una serie de cinco novelas, que se corresponderían con las cinco partes en que la obra está dividida. Lo cierto es que los últimos meses de su vida Bolaño insistió en esta idea, cada vez menos confiado como estaba en poder culminar su proyecto inicial (Echevarría 2004b : 1121).

Echevarría explique à propos de la première raison de cet inachèvement que, en fin de compte, 2666 « se aproxima mucho al objetivo que se trazó » (Echevarría 2004b : 1121). Ainsi, nous soutenons que l’insistance sur ce caractère inachevé – que ce soit dans le cas de La grande ou de 2666 – n’est point productive, étant donné qu’elle nous obligerait à rester dans le domaine des suppositions : c’est pourquoi il est à nos yeux plus intéressant de ne pas s’y attarder excessivement. Quant au deuxième aspect, Echevarría déclare que la décision de publier les romans séparément répondait à une préoccupation par d’éventuels et futurs besoins financiers de la famille de Bolaño : a Bolaño le parecía cada vez más llevadero y más rentable, para sus editores tanto como para sus herederos, habérselas con cinco novelas independientes, de corta o mediana extensión, antes que con una sola descomunal, vastísima, y para colmo no completamente concluida (Echevarría 2004b : 1121).

Cependant, le projet avait été conçu initialement comme une seule unité romanesque. Par ailleurs, la singularité de la structure de 2666 ne peut pas constituer un argument pour défendre l’existence de cinq romans indépendants, « tanto menos cuando se cuenta con el precedente de Los detectives salvajes » (2004b : 1122), comme le souligne Echevarría. Ainsi, 2666 est considéré ici comme une unité romanesque, de sorte qu’on ne s’attardera plus sur la question de l’inachèvement propre à ces deux publications posthumes. Tel qu’il a été publié dans la version la plus achevée qu’on ne pourra jamais connaître, 2666 peut en effet être lu comme une sorte de point culminant du projet littéraire de Bolaño, en tout cas dans une mesure plus significative que La grande de Saer : l’auteur chilien reconnaît lui-même le caractère démesuré et complexe en particulier de deux de ses ouvrages, Los detectives salvajes et 2666. Dans ce sens, ces deux romans peuvent être envisagés comme une sorte d’ensemble global de l’écriture de Bolaño, où les traits les plus persistants de sa poétique se déploient à travers des structures romanesques hautement imbriquées et des thématiques comme celle du mal, du crime ou de la cruauté, ou encore 244

Les formes du roman

celles de la recherche d’écrivains absents ou des périples inachevés. Cet aspect a été remarqué par Myrna Solotorevsky, quoiqu’en fonction de ce qu’elle appelle les œuvres « torrentielles » : La producción de Bolaño pareciera estar constituida por peldaños que conducen a sus dos obras culminantes, las llamadas ‘meganovelas’: Los detectives salvajes y 2666, y estas son precisamente sus obras torrenciales; en ellas, la estructura, cuidadosamente delineada, está, como pretendo mostrar, al servicio de la ‘torrencialidad’ (Solotorevsky 2011 : 4).

Ainsi, si La grande est plutôt une continuité et une condensation de caractéristiques de l’écriture de Saer, sans être pour autant une clôture, 2666 semble jouer au contraire ce rôle de point culminant et d’ambition d’accomplir un chef-d’œuvre total. Et si nous l’avons choisi au détriment de Los detectives salvajes, cette décision est due au caractère encore plus démesuré, ambitieux et total de ce roman posthume. Comme Echevarría l’affirme à l’égard de l’attitude de Bolaño, il « se jactó siempre, una vez embarcado en la redacción de 2666, de habérselas con un proyecto de dimensiones colosales, que dejaba muy atrás, en ambición tanto como en extensión, a Los detectives salvajes » (Echevarría 2004b : 1122). Certes, l’extension ne constitue pas un argument décisif ; mais, suivant Bolaño, il s’agit plutôt d’une complexité narrative et thématique supérieure à celle Los detectives salvajes. Il est clair maintenant que, malgré le fait d’avoir été publiés de façon posthume, La grande et 2666 ne sont pas des romans hâtifs, produits de manière improvisée face à l’éventualité d’une mort proche. À l’égard de Bolaño, W. Corral a déjà affirmé cette idée : « Con la publicación de El tercer Reich y Los sinsabores del verdadero policía y las fechas de composición que sus herederos y editor español les atribuyen, también es claro que Los detectives salvajes y 2666 no son novelas in extremis » (2011 : 74). Quant à La grande, Julio Premat explique que le premier brouillon date de 1995, dix ans avant la publication posthume : « para comenzar, lo más simple es el comienzo, la primera frase del primer borrador de La grande, fechado en julio del 95 » (Premat 2011). En dépit de ce qui a été identifié à une sorte d’imperfection du dernier roman de Saer par Rafael Arce (2012 : 6) ou à un « réalisme conventionnel » que « se traduce, formalmente, en decaimiento de la tensión (sin­ táctica, compositiva), esto es, en debilitamiento de la ansiedad » (Contreras 2011 : 10), par Sandra Contreras, La grande n’est point un projet hâtif. Et si ces « imperfections » ou ce « réalisme » peuvent être retracés, c’est parce que tout cela obéit à une problématique esthétique autour de l’idée de roman que nous avons traitée jusqu’ici et sur laquelle nous reviendrons dans les chapitres suivants à l’égard de ce texte. Quoi qu’il en soit, il ne s’agit pas à notre sens d’un roman où l’on peut signaler 245

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des « gaucheries »1 et les expliquer à partir des circonstances de la vie et la mort de l’auteur, ce qui équivaut à dire dans ce cas précis, une certaine reconnaissance pour la part de la critique – ce à quoi s’ajoute l’obtention du prix Nadal en 1987 avec La ocasión –, circonstances qui seraient censées altérer la position de Saer vis-à-vis du marché éditorial et générer des concessions au genre romanesque de masse. De notre point de vue, ce qui peut expliquer les caractéristiques de La grande est pourtant moins transparent que cette supposée concession au marché, au succès éditorial et à la reconnaissance critique. Le cas de La ciudad ausente est sans doute différent. Comme nous l’avons exposé auparavant, la publication de Respiración artificial en 1980 marque le moment de reconnaissance critique de l’écrivain d’Adrogué. Ainsi, la publication en 1992 de La ciudad ausente a lieu une fois que Piglia possède déjà une réputation importante, tant en qualité de romancier que d’essayiste. En quelque sorte, La ciudad ausente vient renforcer cette réputation d’un écrivain expérimental, consacré et réputé pour une écriture originale. Or, rappelons brièvement que nous établissons deux périodes de la production romanesque de Piglia, au moins jusqu’à la publication de Blanco nocturno : une première période marquée par l’indétermination du roman, où l’hybridation entre le registre argumentatif et le registre narratif est constante et qui comprend Respiración artificial et La ciudad ausente ; et une deuxième période, où la ligne dominante consiste à employer une narrativité séquentielle, comme dans le cas de Plata quemada, Blanco nocturno et El camino de Ida. De toute évidence, la première période est celle qui expose le mieux la problématique qui nous intéresse. Or, il convient de rappeler que jusqu’ici nous avons évoqué une forte présence de l’indétermination formelle dans La ciudad ausente comme un argument justifiant notre choix. Cependant, Respiración artificial relève aussi d’une indétermination formelle assez importante. Le choix du roman de 1992 par rapport à celui de 1980 s’explique parce que Respiración artificial, tout en étant réflexif, demeure trop associé à une thématique historique relative tant au XIXe siècle qu’à la dernière dictature militaire (1976-1983), autodésignée comme « Proceso de Reorganización Nacional » – thématique largement étudiée par ailleurs dans divers ouvrages et articles2. De cette façon, les trois traits du roman opèrent sans 1



2



C’est bien le terme employé par Arce: « Las torpezas de ejecución juvenil, ¿no deben evaluarse de un modo distinto a las torpezas del escritor consagrado? » (Arce 2012 : 3). Ainsi, La grande a été vu dans cette polémique critique en Argentine comme un indice qui marquerait plutôt une « descente », dans le sens d’une décadence de la production de Saer. Voir, par exemple, Jorge García-Romeu (2005b : 113), María Cristina Pons (1998 : 42), Beatriz Sarlo (1987 : 43) ou Rita de Grandis (2004 : 285).

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doute dans Respiración artificial, mais de manière plus déséquilibrée que dans La ciudad ausente, si bien que le thème de « l’histoire » fait pencher ce roman de 1980 plus du côté de la préoccupation par l’expérience que du côté des deux autres pôles – qui demeurent pourtant présents, bien entendu. Ainsi, l’échange constant et tendu entre les trois traits du roman est à notre sens plus visible dans La ciudad ausente. Il convient de soulever que, par comparaison à La grande et 2666, La ciudad ausente ne représente pas le point culminant ni la condensation du projet esthétique de Piglia. On y trouve, certes, une condensation d’éléments déjà présents dans Respiración artificial et dans quelques nouvelles, mais il convient de rappeler qu’à partir de ce texte, Piglia prendra une voie différente pour les romans à venir. Dans ce sens, La ciudad ausente marque probablement un point de clôture, non de son œuvre romanesque tout entière, mais plutôt d’une voie expérimentale qui n’a pas eu de suite dans ses romans postérieurs. Compte tenu de ce caractère de fermeture d’une voie esthétique particulière et si originale, ce roman partage avec celui de Saer et de Bolaño la condensation d’éléments assez suggestifs, éléments qui ont été progressivement abandonnés par la suite par Piglia, ce qui les rend encore plus attractifs pour notre étude. Après cette justification de nos choix, il nous reste à annoncer les termes de l’analyse. L’indétermination formelle, le rapport à l’expérience et la réflexivité produisent à nos yeux les effets suivants au sein des trois romans choisis : les formes réflexives, les formes narratives et les formes hybrides. Ainsi, les chapitres suivants exposeront la façon dont ce processus a lieu, et à partir duquel la réflexivité opère à travers ce que nous appelons les formes réflexives et hybrides ; le rapport à l’expérience produit l’emploi d’un type donné de formes narratives; et finalement l’indétermination du roman agit en tant qu’élément articulant l’échange permanent de ces trois types de formes, c’est-à-dire le mouvement constant entre les formes narratives, réflexives, et les formes issues de l’hybridation des deux dernières comme configurant un troisième type à part. Nous tenons pour constitutive de ces trois romans de Saer, de Piglia et de Bolaño, la dynamique entre ces formes, raison pour laquelle l’analyse sera élaborée de cette façon. La grande, La ciudad ausente et 2666 seront envisagés en termes de formes. Il convient donc de signaler que nous entendons le terme de forme dans un sens proche de celui créé par le formalisme russe. Suivant le lucide article de Boris Eichenbaum de 1925, « La théorie de la ‘méthode formelle’ », la notion de forme prit un sens tout particulier au sein de la pensée formaliste. Selon Eichenbaum, et contrairement à ce que certaines lectures du formalisme ont tendance à montrer, cette notion de forme était loin d’un esthétisme quelconque : 247

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C’est ici que s’inscrit l’écart entre la doctrine formaliste et les principes symbolistes, selon lesquels ‘à travers la forme’ devrait transparaître quelque chose ‘du fond’. De même était surmonté l’esthétisme, admiration de certains éléments de la forme consciemment isolés du ‘fond’ (Eichenbaum 2001b : 42).

Si l’esthétisme était considéré comme étant surmonté, c’est parce que la notion de forme a commencé à prendre un sens d’intégralité de l’œuvre littéraire, sans distinction d’un contenant et un contenu. Comme Eichenbaum l’explique à plusieurs reprises, « il est clair que pour nous la notion de forme s’était confondue peu à peu avec la notion de littérature, avec la notion du fait littéraire » (2001b : 47), et encore plus tard, « ici comme précédemment, la notion de forme recevait le sens nouveau d’intégrité » (2001b : 59). Littérature, fait littéraire, forme ; autrement dit, la forme aux yeux de ces théoriciens de la littérature est devenue peu à peu synonyme du texte littéraire lui-même : En fait, comme j’ai déjà dit, les formalistes avaient attribué à la notion de ‘forme’ le sens d’intégrité et l’avaient confondue ainsi avec l’image de l’œuvre artistique dans son unité, de sorte qu’elle ne réclamait plus aucune opposition, sauf avec d’autres formes privées de caractère esthétique (Eichenbaum 2001b : 62).

La forme est donc associée à l’intégralité de l’œuvre littéraire, ce qui veut dire qu’elle n’est guère réductible à des aspects isolables ni de contenu ni de forme. La forme devient par voie de conséquence à la fois forme et contenu, ou mieux encore, elle est l’image globale du fait littéraire où ces deux instances sont indissociables. Cette notion de forme n’entraîne donc pas un désintérêt pour les questions relatives à la signification des textes, tout simplement elle les incorpore sur un même plan de réflexion qui est celui des procédés particuliers aux textes  ; le « fait littéraire » des formalistes comporte ainsi tant la matérialité du langage et de l’énonciation du texte que les problèmes de signification qui lui sont indissociables. Selon Tynianov, il n’y aurait pas de contenu qui ne soit déjà articulé dans une forme : « La notion de ‘matériau’ ne déborde pas les limites de la forme, le matériau est également formel ; et c’est une erreur que de le confondre avec des éléments extérieurs à la construction » (Eichenbaum 2001b : 63)3. 3

Iouri Tynianov, cité par Boris Eichenbaum. Une autre traduction de ce fragment se trouve aussi dans Iouri Tynianov, Le vers lui-même, Les problèmes du vers (1977) : « Le concept de ‘matériau’ ne va pas au delà de la forme : lui aussi est formel ; il est erroné de le confondre avec les éléments hors-construction » (1977 : 42). Rappelons au passage que le matériau était souvent identifié au fond ou au contenu. Selon Eichenbaum: « La science ancienne s’occupait exclusivement du matériau en lui donnant le nom de fond et en rapportant tout le reste à la forme extérieure qui ne serait intéressante que pour les amateurs ou même pour personne » (Eichenbaum 2001b : 50).

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Or, dans ce sens des formalistes, la notion de forme correspond à « l’image de l’œuvre artistique dans son unité ». Nous tenons à garder de cette notion l’intégration du plan de la forme et du contenu. Cela nous permet de concevoir le niveau thématique et le niveau énonciatif du roman sur une seule et même dimension qui serait la forme globale du texte – c’est-à-dire d’intégrer d’une part les thèmes, motifs ou idées auxquels le roman peut faire référence et, de l’autre, le niveau du texte lui-même ou du récit selon Genette. Néanmoins, et puisque nous allons postuler trois types de formes, il ne s’agira pas d’une notion de forme comme étant synonyme de littérature ou de l’intégralité d’une œuvre spécifique. Plutôt, l’intégralité du roman sera vue comme une sorte de tissu ou de combinaison de formes qui appartiennent à ces trois types, où forme veut dire niveau thématique et à la fois énonciatif. Autrement dit, à l’intérieur de cette notion intégrale de forme décrite par Eichenbaum, nous établirons trois types différents qui ont des caractéristiques propres et qui articulent en particulier La grande, La ciudad ausente et 2666. Ainsi, ce plan global du roman que serait chaque texte en soi est à notre sens construit à partir d’une alternance et un mouvement entre les formes narratives, réflexives et hybrides. L’intérêt de revenir sur cette notion intégrale de forme comme un « fait littéraire » réside dans le fait de pouvoir comprendre que les formes narratives et les réflexives peuvent avoir lieu sur le plan de l’énonciation du texte – c’est-à-dire sur cet ensemble de phrases qu’est le roman –, mais aussi à traves la référence aux thèmes traités et aux personnages. Parler de forme nous accorde donc l’examen de la narration et la de réflexivité sur ces deux niveaux  : celui de l’énonciation et celui de la thématisation. Lorsque nous parlons de formes narratives, réflexives et hybrides, il convient de clarifier que la question de la signification n’est pas absente, de même que le niveau thématique, et que nous sommes loin d’un esthétisme ou d’un formalisme compris comme un intérêt par des traits formels isolés d’un contenu ou d’une référence quelconque. Une fois introduits les termes de l’analyse, poursuivons avec l’examen de ces formes dans La grande, La ciudad ausente et 2666.

2.  Les formes narratives 2.1.  Les axes narratifs et la multiplicité d’histoires Les axes La grande, La ciudad ausente et 2666 exposent certaines formes narratives que nous décrirons schématiquement ici. D’abord, dans les trois cas il y a une narration principale qui raconte une histoire donnée 249

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et qui traverse la plus grande partie du texte. En dépit de leur complexité structurelle et de la multiplicité d’histoires juxtaposées qu’ils contiennent, ces trois romans racontent une séquence d’événements que l’on peut reconstruire à partir de la lecture, même si cette ligne principale de la narration acquiert parfois des caractéristiques variables. Il s’agit en tout cas d’une ligne narrative qui fonctionne comme une sorte d’axe des trois romans. Ce niveau de l’histoire racontée dans La grande pourrait être résumé comme suit. Parmi les sept chapitres projetés par Saer, les six achevés ont été intitulés en fonction des jours de la semaine. Ainsi, le roman s’ouvre avec « Martes, ríos de agua » et conclut avec le septième chapitre intitulé « Lunes, río abajo », qui consiste en une seule ligne. Cette histoire a lieu pendant sept jours consécutifs dans la vie de plusieurs personnages qui habitent dans la zone – à la fois symbolique et référentielle à l’égard de la province de Santa Fe, en Argentine – parmi lesquels les plus récurrents sont Nula et Gutiérrez, Tomatis, Diana, Lucía, Gabriela Barco et Soldi4. Les six journées, centrées principalement sur les actions de Nula – ou Nicolás Anoch – et les rencontres qu’il fait, reprennent également des épisodes qui continuent ou développent d’autres romans antérieurs de Saer, comme la disparition d’« el gato » Garay et Elisa, les personnages de Nadie nada nunca, ou la dépression et la séparation de Tomatis, racontée dans Lo imborrable. La ligne de la narration principale consiste donc en ces sept journées dans la vie de ces personnages, où, outre les titres des chapitres correspondant aux jours de la semaine, les indications temporelles sont assez fréquentes. Voici, par exemple, l’incipit du premier chapitre : « Son, más o menos, de una tarde lluviosa de principios de abril, las cinco y media » (Saer 2009a : 11). Ou encore, le début du dernier chapitre inachevé correspondant au lundi : « Con la lluvia, llegó el otoño, y con el otoño, el tiempo del vino » (2009a : 435). La question de ce temps qui s’écoule pendant les sept journées, dont six ont été décrites, demeure l’axe narratif du roman. D’autre part, La ciudad ausente expose aussi un niveau principal d’une histoire racontée : il s’agit de la quête de la machine de Macedonio Fernández entreprise par le personnage (journaliste) Junior ou Miguel Mac 4

Bien entendu, d’autres personnages du monde romanesque de Saer sont évoqués dans La grande, tels que le poète Washington Noriega, les jumeaux Pichón et «  el gato » Garay, Elisa, Leto ou Barco. Beatriz Sarlo résume le retour de quelques-uns de ces personnages : « De los personajes de las novelas anteriores llegan a ésta los que conservaron la vida. El poeta Washington Noriega murió de viejo; el Gato Garay y Elisa fueron secuestrados y asesinados durante la dictadura; Leto se suicidó con la pastilla de cianuro que usaron, cuando se cerró el cerco, algunos guerrilleros. Pero están vivos Tomatis, Marcos y Clara Rosemberg, Sergio Escalante, el jugador de Cicatrices, Barco, Pichón Garay » (Sarlo 2005).

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Kensey. Cette quête et les différents épisodes qu’elle entraîne se déploient sur quatre parties : « El encuentro », « El Museo », « Pájaros mecánicos » et « En la orilla ». Contrairement à La grande, le déploiement des actions ou des événements qui marquent cette quête de Junior n’est pas encadré dans une temporalité si concrète. En revanche, les indications relatives au temps de cette histoire principale, tout en étant présentes au début du roman – comme dans cet exemple : « Eran las tres de la tarde del martes y las luces de la ciudad seguían prendidas » (Piglia 2004 : 12) – deviennent de plus en plus diffuses au fur et à mesure que le roman avance. Sitôt que Junior commence à s’approcher du musée, les indications temporelles deviennent rares : El museo quedaba en una zona apartada de la ciudad, cerca del parque y atrás del Congreso. Había que subir una rampa y cruzar un corredor con paredes de acrílico para desembocar en el salón circular donde se exhibía la máquina. […] Junior anotó algunos datos en la libreta y dio una vuelta por el salón siguiendo la historia en las vitrinas (2004 : 43).

Les rapports temporels entre ce passage marquant le début de la deuxième partie et la partie antérieure ne sont point clairs. Nous savons que l’épisode surgit après la rencontre avec la « nena del Majestic » – ou Lucía – de la première partie, certes, mais la relation temporelle entre les deux épisodes n’est pas précisée. Cette perte progressive de marques temporelles précises ne constitue en aucun cas un défaut étant donné qu’elle conduit le roman vers un développement romanesque assez singulier et original. Ces imprécisions temporelles s’étendront jusqu’à la dernière partie, juste avant le monologue de la machine qui clôture le roman et qui rend hommage à celui de Molly Bloom dans Ulysses. Ce fragment, par exemple, précède le monologue de la machine : « Afuera, del otro lado de los cristales, se alcanza a oír el suave rumor de los autos que cruzan la avenida Rivadavia hacia el oeste. La máquina, quieta, parpadea con un ritmo irregular. En la noche, el ojo brilla, solo, y se refleja en el cristal de la ventana » (2004 : 168). Les indications de la temporalité à l’égard de cette scène marquant la fin de la quête de Junior demeurent imprécises, surtout par comparaison avec l’histoire de Saer qui se déroule pendant sept journées spécifiques. L’effet de temporalité de la fin de La ciudad ausente semble dans ce sens quelque peu utopique, voire dystopique, projeté vers un futur imprécis. Quant à 2666, l’équivalent de ce niveau principal de l’histoire racontée par rapport à la multiplicité d’histoires pourrait être résumé ainsi : il s’agit de la quête que quatre critiques littéraires européens entreprennent de leur écrivain vénéré, l’Allemand Benno von Archimboldi, quête qui les amènera à Santa Teresa, ville mexicaine frontalière avec les États-Unis, où 251

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il y a une large série d’homicides de femmes marquée par l’impunité. Cette quête relie les multiples épisodes à travers les cinq parties du roman : « La parte de los críticos », « La parte de Amalfitano », « La parte de Fate », « La parte de los crímenes » et « La parte de Archimboldi ». Or, comme il a été signalé par certaines études, ce niveau de l’histoire n’est pas une ligne d’événements qui se suivent les uns les autres5 et, par conséquent, leur articulation n’est pas entièrement séquentielle : de toute évidence, l’ensemble global du roman n’est pas strictement linéaire. Néanmoins, il existe deux progressions parallèles d’événements qui s’enchaînent entre « La parte de los críticos » et « La parte de Archimboldi », dans la mesure où ces deux parties fonctionnent comme l’ouverture et la fermeture de cette narration principale. Elles réunissent ainsi les séquences d’épisodes relatives tant aux critiques qu’à Archimboldi lui-même dans un seul et même plan : celui de la même histoire. Et cette opération à travers laquelle les divers épisodes s’articulent sur une histoire est, à notre sens, narrative, car il n’est pas question dans 2666 d’une accumulation d’épisodes isolés ou d’une suite sans logique : sans doute sommes-nous face à une séquence narrative ordonnée d’une manière donnée entre la première et la cinquième partie du roman. Ainsi, la première partie dessine la quête des critiques Jean-Claude Pelletier, Piero Morini, Manuel Espinoza et Liz Norton, et la cinquième raconte la vie d’Archimboldi dès son enfance et sa formation comme écrivain, jusqu’à son départ vers Santa Teresa, la ville des crimes où les critiques partent, eux aussi, à sa recherche. Le point d’arrivée est, dans les deux cas, les crimes à Santa Teresa, ville symbolique qui permet la confluence des séquences sur Archimboldi et celles sur les critiques sur un même plan  qui configure l’axe narratif principal. En revanche, les trois autres parties sont liées à cet axe central d’Archimboldi non parce qu’elles exposent une continuation d’épisodes liés aux critiques et à leurs enquêtes, mais plutôt parce qu’elles configurent un parallélisme temporel et spatial par rapport aux crimes de Santa Teresa, noyau qui aimante à son tour l’histoire des critiques et celle d’Archimboldi. « La parte de Amalfitano » et « La parte de Fate » ont lieu dans cette même ville – les personnages se dirigent vers elle par les raisons les plus diverses, et elles établissent un rapport direct avec les crimes – tant Amalfitano que Fate se 5



Selon Chris Andrews, par exemple, les formes employées par Bolaño ont plus à voir avec l’épisodique qu’avec le narratif (Andrews 2008 : 58). D’après Peter Elmore, les cinq parties du roman sont articulées à partir des crimes et de la recherche passionnée de cet écrivain mystérieux qu’est Archimboldi : « Vasto fresco narrativo compuesto de cinco relatos interconectados por dos asuntos – el homicidio en serie y la pasión literaria – […] » (Elmore 2008 : 259). De notre point de vue, il ne s’agirait pas tellement d’un roman épisodique, dans la mesure où il existe des connexions entre les diverses histoires et les personnages, connexions qui sont avant tout narratives, compte tenu du fait d’être reliées à travers une trame.

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voient impliqués ou perturbés par les histoires des crimes, tandis que « La parte de los crímenes » révèle elle-même l’ardu inventaire de plusieurs meurtres à Ciudad Juárez au Mexique, référent du village fictionnel Santa Teresa, où des centaines de femmes ont été assassinées des manières les plus atroces. Dans ce sens, et à l’égard des deux romans de Saer et de Piglia, celui de Bolaño possède au moins deux cadres temporels précis : celui qui concerne la quête des critiques, qui est contemporain des crimes à Santa Teresa – et par conséquent des histoires de Fate et d’Amalfitano –; et celui de l’histoire du XXe siècle en Europe, à travers la biographie de l’écrivain Archimboldi, cadre temporel employé particulièrement dans la dernière partie. Le premier cadre commence à partir de la rencontre des critiques : « La primera vez que Pelletier, Morini, Espinoza et Norton se vieron fue en un congreso de literatura alemana contemporánea celebrado en Bremen, en 1994 » (2004b : 23), mais aussi avec l’histoire des assassinats : « Esto ocurrió en 1993. En enero de 1993. A partir de esta muerta comenzaron a contarse los asesinatos de mujeres. Pero es probable que antes hubiera otras » (2004b : 444). Ce cadre est en effet commun aux cinq parties, et ce même si elles ne développent pas linéairement l’histoire d’Archimboldi. La partie de Fate et celle d’Amalfitano, par exemple, entraînent une simultanéité par rapport à ce cadre temporel et des crimes et de la quête de l’écrivain allemand. Le deuxième cadre temporel marque la vie fictionnelle de Hans Reiter, nom civil de l’écrivain Benno von Archimboldi, dès le début du XXe siècle : « En 1920 nació Hans Reiter » (2004b : 797) et il conclut avec son départ au Mexique, déclencheur à son tour du voyage des critiques à Santa Teresa. Les critiques décident de voyager à partir de l’affirmation d’un écrivain mexicain médiocre – fantôme récurrent de Bolaño tant dans ce roman que dans Entre paréntesis – Rodolfo Alatorre : « Uno de estos amigos del DF, según Alatorre, y esto lo dijo inocentemente, con esa pizca de fanfarronería poco astuta de los escritores menores, había conocido hacía poco tiempo a Archimboldi » (2004b : 135). Lancée par cet écrivain mineur, la piste de la localisation d’Archimboldi produira le départ des critiques vers Santa Teresa – sauf l’un d’entre eux, car « a última hora Morini decidió no viajar. Su salud quebrantada, dijo, se lo impedía » (2004b : 143). Il convient d’ajouter que les deux cadres temporels de 2666 sont délibérément plus marqués ou déterminés dans leur relation à des événements historiques que ceux de La grande et La ciudad ausente, en particulier en ce qui concerne l’emploi de dates concrètes. Cela ne veut pas dire que l’événement historique de la dernière dictature militaire argentine, par exemple, n’apparaisse pas à travers quelques personnages 253

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de Saer, comme Leto, « el gato » et Elisa, ou à partir de l’ambiance paranoïaque et politisée à l’égard de la machine, comprise comme une forme de résistance dans La ciudad ausente : « […] es una adicta que vive huyendo de sí misma. Introyecta sus alucinaciones y debe ser vigilada. – La policía usaba ahora esa jerga lunática, a la vez psiquiátrica y militar. De ese modo pensaba contrarrestar los efectos ilusorios de la máquina » (Piglia 2004 : 100). Bien entendu, cette ambiance militaire et paranoïaque face à laquelle cette machine à raconter doit résister peut configurer une allusion à cette période historique, mais en tout cas elle le fait à partir de marqueurs temporels moins précis par par rapport à 2666. De même, nous avons des références au temps dans lequel se déroule le retour de Gutiérrez en Argentine et sa rencontre avec Nula, épisode inaugural de La grande : « Y aunque hablan de igual a igual, y hasta con cierto desenfado, prescinden del tuteo: el más viejo tal vez porque se fue al extranjero antes de que el tuteo generalizado se pusiera de moda en los años setenta » (Saer 2009a : 14). Bien que l’on sache que Gutiérrez a vécu plus de trente ans à l’étranger, « los que lo conocían desde antes de su ida –Pichón Garay, Tomatis, Marcos y Clara Rosemberg por ejemplo– lo habían perdido de vista desde hacía más de treinta años » (2009a : 20), et qu’il était parti à peu près pendant cette période, la localisation dans une temporalité historique n’est pas un point si signifiant, car comme le dira ironiquement le narrateur lui-même à propos de Nula et Gutiérrez « los rasgos biográficos respectivos, que por cierto los intrigaban, no formaban parte de la conversación, en todo caso expuestos en orden cronológico, ya que a veces algún elemento personal aparecía y era tomado en consideración […] » (2009a : 17). La construction de l’axe narratif de La grande n’est pas tellement ancrée sur une temporalité historique si spécifique.

Les procédés d’articulation Ainsi, les formes narratives principales des trois romans choisis relèvent d’une histoire racontée, c’est-à-dire d’une suite traçable d’événements. Cette sorte de narration principale de La grande, La ciudad ausente et 2666 se voit souvent interrompue par une multiplicité d’histoires qui ne sont pas articulées à partir d’un lien toujours forcément causal, thématique ou d’obstruction (Genette 2007 : 241-243). Les trois romans dévoilent de cette façon plusieurs histoires qui ne se limitent point à cet axe narratif central que nous venons d’ébaucher : on pourrait donc parler de deux dimensions narratives ou deux niveaux narratifs, dont le premier correspondrait à cet axe principal et le deuxième aux histoires à l’intérieur de celui-ci, et ce même à plusieurs degrés d’enchâssement. Or, l’intégration de cette multiplicité au niveau principal ne s’effectue pas de la même manière dans les trois cas. Voyons donc les particularités. 254

Les formes du roman

Quant à La grande, l’intégration du niveau narratif principal et celui des histoires multiples procède typiquement à partir d’une expansion. De cette manière, le niveau des sept journées consécutives se verra dilaté par des histoires qui concernent, le plus souvent, divers épisodes de la vie antérieure des personnages. Comme l’a déjà signalé Julio Premat, il s’agit aussi de deux niveaux de temporalité, dont un actuel ou contemporain à l’égard de l’énonciation du narrateur, et un autre niveau du passé par rapport à cette même énonciation : Sea como fuere, este retorno lleva a la yuxtaposición de dos tiempos (el de la actualidad, el del pasado de los personajes) y de dos planos textuales: lo que leemos y los relatos precedentes, convocados y citados a cada paso. El retorno de Gutiérrez es, entonces, el punto de partida de una posición de revisión, reminiscencia, recuperación y reescritura de la obra anterior (Premat 2011).

Outre le processus de réécriture de l’œuvre antérieure que La grande entraîne, nous tenons à souligner l’existence de ces deux temporalités, qui coïncident à nos yeux avec les deux niveaux narratifs que nous postulons. Le niveau qui fonctionne comme axe principal se voit dilaté à partir de cet autre niveau, celui des histoires qui tournent principalement autour du passé des personnages. Ce procédé marque, par exemple, le passage du premier au deuxième chapitre, ou du mardi au mercredi, en introduisant la première rencontre entre Nula et Lucía à travers cette analepse : « Nula no había cumplido todavía los veinticuatro años. Dieciocho meses antes, en marzo del año anterior, había decidido abandonar sus estudios de medicina para inscribirse en la facultad de Filosofía […] » (Saer 2009a : 78). Ce passage introduit une large séquence sur le passé de Nula, ainsi que sur son histoire amoureuse avec Lucía, tout cela avant de la revoir cinq ans plus tard, grâce à Gutiérrez. Après cette séquence de plusieurs pages, le texte reprend le niveau principal de l’histoire : « Ahora que está cruzando en sentido inverso el puente que atravesó anoche de vuelta de lo de Gutiérrez, Nula, que ha recobrado la serenidad después de una noche de sueño, se acuerda otra vez de aquel mediodía de cinco años atrás y de los meses que siguieron » (2009a : 103). Sur ce point, l’expansion produite par ce deuxième niveau conclut et nous sommes à nouveau sur le niveau de l’axe narratif principal. Il s’agit d’un procédé habituel dans ce roman : la temporalité du niveau narratif principal s’arrête pour céder la place à une expansion d’un épisode analeptique, à la suite duquel on revient sur le niveau de départ. Cette expansion peut se produire vers le passé des personnages, à travers la simulation du souvenir ou de la mémoire, comme dans l’exemple de Nula et Lucía, ou vers le futur, comme dans cet exemple : « Tomatis […] dejará caer como al descuido dos o tres frasesitas melodramáticas y misteriosas. Detalles. Nada verdaderamente importante […]. Pero todo 255

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esto Tomatis se lo dirá recién mañana, casi a la misma hora, después de otro día nublado […] » (2009a : 27). Cette procédure pourrait en apparence s’identifier à un rapport causal entre les deux niveaux du récit, rapport assez traditionnel depuis l’épique qui permet de lier deux degrés narratifs. Dans les cas les plus traditionnels, le récit du deuxième degré explique ou élucide une partie de celui du premier degré. Selon Genette, « tous ces récits répondent, explicitement ou non, à une question du type ‘Quels événements ont conduit à la situation présente ?’ » (2007 : 241). Néanmoins, les expansions de La grande ne sont pas, ou au moins non dans leur intégralité, de cet ordre causal. À un certain moment, l’expansion vers le passé sert, certes, à expliquer le niveau principal des sept journées dans la vie des personnages ; c’est ainsi qu’on apprend la relation entre Nula et Lucía ou les conditions du départ de Gutiérrez. Mais l’attitude vers cette explication causale des épisodes est parfois ironique, compte tenu d’une insistance sur le caractère artificiel de cette causalité de la narration. Par exemple, au début du deuxième chapitre, le narrateur explicite ce rôle causal de manière hyperbolique et de toute évidence ironique – en remontant vers le big-bang : Para que el encuentro se produjera, debieron tener lugar varias casualidades entre las que, por ser las más importantes, merecen destacarse: que en el único punto inconcebiblemente concentrado de lo existente sobreviniera, a causa de la densidad demente de una sola partícula, cierta explosión cuya onda expansiva, […] diseminara en el vacío espacio, tiempo y materia ígnea, la cual enfriándose poco a poco y aglutinándose a causa de ese enfriamiento […] que en una de las bolas de tamaños diferentes que lo componen, ya enfriadas y solidificadas, girando alrededor de una estrella gigante, […] apareciese un fenómeno que, debido a una imposibilidad total de definir llamamos ‘vida’ y que, por último Lucía, ese mediodía de septiembre, pasara por la esquina del bar Los siete colores en Mendoza y San Martín […] justo en el momento en que Nula, que acababa de terminar su café y se había demorado unos segundos con un tipo que lo llamó desde su mesa […] saliese a San Martín y alzase la vista en su dirección […] (2009a : 77).

Si les pages postérieures à ce passage vont en effet expliquer la relation entre Nula et Lucía, il ne s’agit pas d’une explication naïve vis-à-vis de l’artificialité de ces causes, mais plutôt d’une explication humoristiquement exagérée qui renvoie vers un passé presque absolu, tellement éloigné de l’histoire racontée par de nombreuses médiations, qu’il ne peut plus être tenu pour une cause directe d’un épisode quelconque. Autrement dit et revenant sur Genette, si les récits classiques de second degré de l’épique répondent à la question « comment la situation est-elle arrivée là ? » – produisant un rapport causal entre les récits – les expansions de Saer vers le passé ou le futur ne vont pas toujours expliquer une cause ou une raison quelconque, ou elles le feront de manière hyperbolique 256

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et démesurée, parfois même presque insignifiante en termes de stricte causalité. De cette manière, l’expansion comme procédé d’intégration entre l’axe narratif et la multiplicité d’histoires chez Saer n’est pas, à notre sens, entièrement assimilable au rapport traditionnel causal entre les récits enchâssés depuis la naissance de l’épique. Et c’est ainsi puisque l’idée de cause et celle du passé sont certes chez Saer toujours incertaines et imprécises, de la même façon que le narrateur de La grande expose la perception et la vision du passé ressentie par Gabriela à partir d’une rencontre dans un bar. Dans cet épisode, c’est comme si toute scène vécue se transformait en une sorte d’agglomération d’épisodes et de souvenirs, désormais irrécupérables, et produisant par la suite un inexorable effet d’étrangeté par rapport au propre passé : la acogida ruidosa de sus amigos, igual que actores que, en un escenario, sentados alrededor de una mesa, representan la llegada de una actriz que interpreta el papel de una amiga, en un decorado convencional de bar con algunos extras que hacen las veces del barman, de los parroquianos que simulan hablar entre ellos, formando una escena tan exterior a ella que Gabriela, a pesar de que ha transcurrido hace apenas unos segundos, siente nostalgia de haberla perdido en el abismo sin fondo donde fue a apelmazarse con el pasado más remoto, junto con la semana anterior, sus años de infancia, los siglos enterrados para siempre, la muchedumbre infinita que vino al mundo y después se borró, el primer instante del universo (Saer 2009a : 214).

Si le niveau narratif principal s’arrête pour céder la place à une expansion d’épisodes passés, et si ce procédé d’intégration de deux niveaux narratifs prédomine dans La grande, dans La ciudad ausente le procédé sera plutôt l’irruption. Ainsi, l’axe principal du premier niveau – celui de la quête de la machine de Macedonio entreprise par Junior – est souvent interrompu par d’autres narrations, mais cette foisci il s’agit de narrations indépendantes de ce premier niveau sur le plan thématique et spatio-temporel, au moins en ce qui concerne celles du début du roman. Ainsi, le deuxième niveau du texte de Piglia est constitué par les narrations attribuées explicitement à la machine, – comme « La grabación », « Una mujer », « Primer amor », « La nena », « Los nudos blancos » y « La isla » – mais aussi par les narrations dans lesquelles l’instance d’énonciation n’est pas précisée ou par celles attribuées aux personnages, comme la narration de Russo, celle des oiseaux mécaniques, « El gaucho invisible » ou encore « Stephen Stevensen »6. Cette omission des instances d’énonciation a été soulignée aussi par José García-Romeu, lorsqu’il affirme que : 6



Il faudrait indiquer que parfois les narrations indépendantes vont jusqu’à un troisième dégrée, comme dans le récit « La nena », dans lequel un père raconte plusieurs versions différentes d’une narration à sa fille (Piglia 2004 : 55).

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la métaphore de la machine permet de rendre compte de la construction de ces discours, auxquels on ne trouvera point, à l’instant de leur réalisation dans La ciudad ausente, un auteur unique et identifiable car ils doivent à la mémoire – de même qu’un programme informatique – de pouvoir se reproduire et se répandre (2005a : 337).

García-Romeu remarque l’absence d’indication concernant l’origine et l’auteur des narrations dans ce roman, caractéristique attribuée à un fonctionnement similaire à celui de la mémoire. En effet, la machine comme axe d’articulation permet de présenter certaines narrations, sans que l’attribution d’un auteur ne soit indispensable. Outre le mouvement d’un niveau narratif vers l’autre, d’ailleurs assez classique, La ciudad ausente avance vers une perte progressive des limites entre ces deux niveaux. Autrement dit, si au début les narrations telles que « Una mujer » ou « Primer amor » n’ont pour fonction que l’obstruction classique du niveau principal – dans la mesure où elles n’ont d’autre rapport direct avec l’axe narratif que le fait d’être attribuées à la machine – au fur et à mesure que le roman avance, les narrations du deuxième niveau commencent à affecter ou à concerner directement le premier, c’est-à-dire la quête de Junior. Les premières narrations n’ont donc aucun rapport thématique ou causal avec l’histoire de Junior, au-delà d’être attribuées à un auteur ou producteur que serait la machine ; or les narrations postérieures telles que « Los nudos blancos » ou « La isla » commencent à adopter pour fonction la confluence des deux niveaux. Le narrateur principal indique symboliquement cette fusion de niveaux à travers cette pensée de Junior : « Al entrar, Junior imaginó que jamás iba a salir de ese lugar y que se perdería en el relato de la mujer » (Piglia 2004 : 121). Sans doute se perdra-t-il dans la prolifération de narrations de la machine, tout comme le lecteur de La ciudad ausente commence à perdre, d’une narration à l’autre, les points de repère entre les deux niveaux. Ainsi, les épisodes du premier niveau narratif se voient d’abord interrompus : le temps de l’histoire de Junior s’arrête pour qu’on puisse connaître les autres narrations, celles que par ailleurs le protagoniste est en train de découvrir lui-même. En termes de vraisemblance, ces interruptions se justifient en principe parce que Junior devient lui-même un lecteur ou un spectateur des narrations de la machine dans le musée. Mais à partir de narrations telles que « Los nudos blancos » ou « La isla », cet aspect devient plus intéressant. Cette interruption commence à jouer le rôle d’une intégration ou plutôt d’un brouillage des limites entre les deux niveaux : de cette manière, l’histoire de Junior devient aussi progressivement une histoire de la machine. La conséquence de cet assemblage de niveaux

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narratifs est puissante7 : l’axe principal de Junior semble avoir été absorbé par cette machine à raconter, comme s’il s’agissait d’une narration parmi les autres, produisant l’effet d’une instance narrative globale qui nous a raconté toutes les narrations précédentes, dont sa propre narration qui serait l’intégralité de La ciudad ausente. D’où l’allure cyclique que le roman acquiert vers la fin. Résumons : si La grande procède par expansion ou dilatation d’épi­ sodes passés de certains de ces personnages d’une manière qui n’est guère entièrement causale, La ciudad ausente le fait par une irruption de plusieurs narrations, en principe sans autre lien avec le premier niveau que la simple obstruction, pour ensuite transformer cette irruption en brouillage progressif des limites entre l’axe principal et les narrations du deuxième niveau ; l’irruption devient donc progressivement vers la fin de la deuxième partie du roman, «  El museo  », un procédé plutôt d’interférence, dans la mesure où les deux niveaux se mêlent en une seule perception de coexistence ; deux niveaux qui semblent cohabiter au même moment. Quant à 2666, nous allons postuler deux procédés dominants à l’égard de la manière dont le niveau principal intègre la multiplicité d’histoires de ce que nous avons appelé le deuxième niveau narratif. Le premier procédé est celui de l’expansion8, comme dans le cas de Saer. C’est-àdire, une dilatation, à partir de personnages qui sont en relation – même indirecte – avec le premier niveau, d’une séquence d’épisodes relatifs à leur vie passée ou à leurs vies actuelles vis-à-vis de la temporalité de la quête d’Archimboldi et des crimes à Santa Teresa. Le deuxième procédé dominant est celui de l’établissement d’une simultanéité entre cette 7

Miguel Dalmaroni évoque ce même effet à propos de La ciudad ausente : « cierta falta de fiabilidad de la narración […] parece confundir por momentos los planos narrativos (¿cuál es el marco y cuáles las historias enmarcadas? ¿Junior va en busca de los cuentos, o su historia es una de las que nacen de la máquina?) » (Dalmaroni 2007 : 104). 8 Par ailleurs un article de Patricia Novillo-Corvalán identifie aussi un procédé d’expansion du roman à propos de Bolaño, à travers la filiation à l’esthétique de James Joyce. La filiation est explicite quant aux romans à structure narrative démesurée tels que Los detectives salvajes ou 2666 : « Contrairement à Borges, Bolaño adopte sans réserve la méthode de composition accumulative de Joyce. […] Comme dans l’évolution stylistique de Joyce, depuis sa ‘scrupuleuse parcimonie’ jusqu’aux feux d’artifice d’Ulysse et l’onirique danse linguistique de Finnegans Wake, Bolaño se déplace de façon similaire vers le gigantisme stylistique et la polyvalence, lorsqu’il passe de la structure autocontrôlée de ses premières œuvres vers les acrobaties radicales de Les détectives sauvages et l’ambition monumentale de 2666 » (NovilloCorvalán 2013 : 351, n. t.). Or pour Novillo-Corvalán l’expansion est caractéristique de la structure romanesque en général comme étant démesurée et multiple, tandis que l’expansion est postulée ici comme un procédé encore plus spécifique reliant les deux niveaux narratifs. Sans doute, cette expansion de lignée joycienne est proche de ce que nous avons nommée un structure narrative démesurée.

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pluralité d’histoires et le niveau narratif principal, ce qui produit l’effet de plusieurs angles d’un même noyau aimanté que constituent les crimes de Santa Teresa. Le niveau narratif principal est donc constitué par la recherche d’Archimboldi entreprise par les critiques et l’arrivée, tant de l’écrivain allemand que de Pelletier, Espinoza et Norton à la ville des assassinats de femmes, Santa Teresa. Ce parcours complexe exposé dans la première et la cinquième partie du roman configure le premier niveau narratif. Or il convient de signaler que l’importance des crimes à Santa Teresa réside, non seulement sur le caractère référentiel de Ciudad Juárez ou sur le symbole de la barbarie – ce qui est sans doute le cas –, mais aussi comme un élément qui permet d’assembler la recherche des critiques et la biographie du grand écrivain admiré par eux. Autrement dit, ce premier niveau narratif de 2666 demeure complexe car il implique au moins trois éléments : la séquence d’épisodes des critiques, la séquence de la biographie d’Archimboldi et la confluence de ces deux séquences à partir d’un nœud constitué par les meurtres de femmes à Santa Teresa, déployés concrètement dans la quatrième partie du roman. On le voit bien, il ne s’agit pas d’une seule séquence d’épisodes, mais plutôt de deux qui se dirigent vers le même point : les crimes successifs qui ont lieu dans cette ville mexicaine référentielle et à la fois symbolique. Ainsi, Santa Teresa n’est point seulement un cadre spatial et historique de référence à partir des meurtres réels à Ciudad Juárez : elle joue une fonction d’articulation très importante en ce qui concerne le niveau narratif principal. Elle constitue, en quelque sorte, le noyau qui attire vers lui la séquence d’épisodes sur les critiques et celle de la biographie d’Archimboldi. Ce premier niveau narratif interagit avec une multiplicité d’histoires qui configurent aussi l’intégralité de 2666 : le lien se produit principalement à travers une expansion de l’histoire d’un personnage du premier niveau ou par simultanéité avec l’ensemble du niveau narratif. Voyons un exemple de ces rapports entre les deux niveaux. L’histoire d’Óscar Amalfitano, le professeur chilien de philosophie à l’Université de Santa Teresa, qui sera déployée en détail dans « La parte de Amalfitano », émerge à partir d’une première mention du personnage pendant la recherche des critiques. Dans « La parte de los críticos », à l’arrivée d’Espinoza, Pelletier et Norton à Santa Teresa, le doyen de la Faculté de Philosophie et Lettres leur laisse un mot dans lequel « […] Augusto Guerra, además de desearles una buena y feliz estancia en su ciudad, les hablaba de un tal profesor Amalfitano, ‘experto en Benno von Archimboldi’, el cual diligentemente se presentaría en el hotel aquella misma tarde para ayudarlos en todo lo posible » (Bolaño 2004b : 150). L’un des épisodes de la quête des critiques sera en effet la rencontre avec 260

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Amalfitano, personnage qui fonctionnera à partir de ce moment comme une sorte de guide pendant leur quête à Santa Teresa. L’émergence de ce personnage donne suite à la deuxième partie du roman et au développement de son histoire, son passé, son arrivée à Santa Teresa et la relation avec sa fille Rosa9. Ainsi, l’histoire d’Amalfitano apparaît d’une part, par expansion de l’histoire de ce personnage présent au premier niveau et, d’autre part, par simultanéité puisque, outre le fait d’être un spécialiste sur Archimboldi, sa présence à Santa Teresa se trouve à l’intérieur du même cadre temporel que les crimes des femmes, l’arrivée d’Archimboldi à Santa Teresa et la quête des critiques. De même, « La parte de Fate » déploie l’histoire du personnage Quincy Williams, un journaliste états-unien noir connu par le nom d’Oscar Fate. Dans ce cas, Fate n’apparaît pas explicitement dans les parties antérieures comme dans le cas d’Amalfitano, ce qui veut dire que le rapport entre les deux niveaux n’est pas d’expansion. Or l’absence de cette expansion ne veut pas dire que toute la séquence d’épisodes autour de Fate ait une simple fonction d’obstruction du premier niveau narratif. Au contraire, compte tenu du fait que ce personnage doit faire un voyage à Santa Teresa pour couvrir un combat de boxe, voyage à partir duquel il va s’intéresser aux crimes, il est possible d’affirmer l’émergence d’un autre type de lien entre les niveaux. Fate rencontrera par la suite Rosa, la fille d’Amalfitano et tentera de partir avec elle aux États-Unis pour accomplir la demande d’Amalfitano – qui réapparaît dans cette troisième partie après la rencontre entre Rosa et Fate : « –¿Puede usted sacarla a los Estados Unidos y luego acompañarla a un aeropuerto y ponerla en un avión con destino a Barcelona? Fate dijo que podía. » (2004b : 432). Amalfitano espère ainsi épargner sa fille du danger que représente Santa Teresa. Or, avant le départ définitif, Rosa Amalfitano, Fate et Guadalupe Roncal (journaliste aussi) pourront obtenir un entretien avec le principal suspect des meurtres, qui se trouve en prison à ce moment-là, Klaus Haas, le neveu d’Archimboldi – connexion que nous n’apprendrons que dans la dernière partie. Comme nous le voyons, l’histoire de Fate s’inscrit aussi dans un rapport de simultanéité à l’égard du niveau principal de la quête des critiques à Santa Teresa et de la présence d’Archimboldi. Les épisodes que configure cette troisième partie ont lieu de façon parallèle à l’axe narratif principal créant un deuxième grand angle – le premier étant celui d’Amalfitano  – depuis lequel la situation à Santa Teresa nous est présentée. 9

Rappelons qu’une version différente de ces deux personnages apparaît dans Los sinsabores del verdadero policía (Bolaño  2011b), où Amalfitano est professeur de littérature et, presque en fin de carrière et lorsque sa fille est adolescente, devient homosexuel.

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La littérature obstinée

D’autres personnages du deuxième niveau comme Sergio González10, un journaliste qui vient de Mexico ou Juan de Dios Martínez, un policier qui gère le cas de « el profanador de iglesias », surgiront dans « La parte de los crímenes ». Leurs histoires s’écoulent de manière intercalée aux descriptions de meurtres de Santa Teresa, descriptions qui ont la particularité d’être formulées dans un langage qui ressemble à des expertises médico-légales ; les enquêtes, d’ailleurs infructueuses, de Martínez ou de González, étant directement liées aux crimes, font que le rapport entre les deux niveaux participe de l’expansion, car c’est à partir de l’inventaire atroce des meurtres qu’ils apparaissent en tant que personnages. Mais aussi, et à la fois, les niveaux narratifs sont liés par simultanéité, puisque les histoires individuelles de Sergio González ou Juan de Dios Martínez, en ce qui concerne les passages étrangers aux cas judiciaires, se développent au même moment que l’axe narratif principal. Ils configurent ainsi encore une fois d’autres angles à travers lesquels se construit la situation des meurtres comme noyau ou comme point d’arrivée des séquences narratives des critiques et d’Archimboldi. Cela dit, les rapports d’expansion et de simultanéité à l’intérieur de 2666 pourraient être conçus jusqu’à un certain point comme des relations causales entre les deux niveaux narratifs. Or, en dépit de l’identité spatio-temporelle que ces histoires simultanées impliquent, le deuxième niveau n’explique point la situation ni de la quête d’Archimboldi ni des meurtres qui ont lieu de manière systématique à Santa Teresa. Malgré le fait d’être déployées sur le même cadre spatiotemporel, cette multiplicité d’histoires qui constituent le deuxième niveau narratif n’implique guère une explication quelconque. Ni l’histoire de Fate, ni celle d’Amalfitano, ni celle de Juan de Dios Martínez, Sergio González ou encore la députée du PRI, Azucena Esquivel, pour donner quelques exemples, ne révèlent une explication ou arrivent à établir une cause quelconque des assassinats. Comme dans le cas de La grande, et de façon probablement encore plus flagrante, l’expansion n’implique point une relation de cause entre un niveau narratif et l’autre. Cette absence d’explication ou de causes a été suggérée aussi par García Ramos, spécialement à propos de « La parte de los crímenes » : En este punto se interrumpe 2666.4. Se han sucedido las explicaciones, pero ninguna parece convincente y ninguna parece explicar todos los crímenes. Se sugiere la idea de un asesino en serie, alimentada por la superstición popular y la tradición cinematográfica; a la industria del cine también se implica, los crímenes podrían ser la consecuencia de la filmación de snuff-movies, películas en las que los asesinatos son reales (García Ramos 2008 : 116). 10

Personnage qui rend hommage à Sergio González Rodríguez, l’auteur du livre Huesos en el desierto (2001).

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Or cette hypothèse du cinéma, ainsi que celle du tueur en série incarnée par le personnage Klaus Haas n’arrivent pas à fonder une explication ; les meurtres continuent à avoir lieu, de même que l’impunité. De cette façon, la diversité d’angles autour de cette situation narrative ne s’achève pas sur une cause ou une explication quelconque : les rapports d’expansion et de simultanéité demeurent ainsi ouverts, inexorablement éloignés d’une explication véritable, voire tout simplement plausible. Et c’est probablement sur cette caractéristique que réside la puissance suggestive la plus intense de ce roman. Il faut aller au-delà, ou en tout cas en dehors, de la figure de l’explication afin de lire la relation entre cette multiplicité d’histoires, ce qui rend 2666 encore plus violent, outre les descriptions des crimes, bien entendu. Voici une vue d’ensemble des formes narratives qui configurent La grande, La ciudad ausente et 2666. Voyons maintenant dans quelle mesure et pour quelle raison ces formes particulières de chacun des textes peuvent être considérées comme des effets de l’indétermination et du rapport à l’expérience du roman.

2.2.  Le retour d’une narrativité traditionnelle La question du classique Nous avons évoqué jusqu’ici les principales formes narratives des trois romans qui nous concernent en termes d’une suite traçable d’événements. Or, il convient de rappeler que nous avions indiqué une orientation vers un type de narration traditionnelle ou conventionnelle à propos de l’indétermination du roman et ses relations avec la poétique de Piglia et celle de Bolaño. De même, ces formes narratives plutôt conventionnelles ont été annoncées à l’égard de Saer et sa relation avec la notion d’expérience. Quant à la poétique de Piglia, nous avions postulé deux sens de narration qui semblaient coexister à l’intérieur de ses essais, dont un sens littéraire et un autre plus large qui comportait une signification à l’égard de la vie sociale, c’est-à-dire la manière dont les narrations apparaissent et circulent dans le domaine collectif. Nous avions aussi suggéré un versant de ce sens large qui se rapportait même à la faculté de produire des narrations qui, bien entendu, n’est pas exclusive du domaine littéraire. De même, il a été exposé que Respiración artificial et La ciudad ausente, tout en étant narratifs de manières dissemblables et à des degrés différents, s’éloignaient des formes de narration beaucoup plus conventionnelles dominant par exemple Plata quemada, Blanco nocturno ou El camino de Ida.

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La littérature obstinée

Par rapport à Bolaño, on avait annoncé l’élargissement du domaine strictement littéraire de la narration, à travers l’incorporation de formes narratives provenant par exemple du journalisme. Or en dépit de leur provenance extra-littéraire, ces formes, en étant moins classiques que celles des genres comme le conte populaire ou l’épique – car plus récentes, évidemment – ne sont pas pour autant moins conventionnelles, dans la mesure où elles obéissent à certains codes qui les rendent identifiables à l’intérieur de la pratique journalistique. En ce qui concerne la poétique de Saer, nous avions évoqué un retour à certaines formes narratives conventionnelles à partir de la publication d’El entenado, en particulier en affirmant que ces codes narratifs traditionnels n’impliquaient point que sa préoccupation pour l’expérience ait été plus marquée dans ces textes que dans ceux qui sont considérés plus expérimentaux, comme El limonero real et Nadie nada nunca. Ainsi, nous avions argumenté que la narrativité conventionnelle chez Saer n’était pas strictement synonyme d’une préoccupation plus grande pour l’expérience, car cette dernière pouvait bel et bien être présente dans certains textes considérés comme expérimentaux, où le souci pour la perception sensible du réel et les formes possibles de la décrire possèdent une importance indéniable. Il faudrait préciser encore plus ce que nous entendons par ce type de narration traditionnelle, car la question de la narrativité, comprise comme une qualité qui peut être plus ou moins présente à l’intérieur du roman mérite d’être explicitée. Pour ce faire, il convient d’expliquer d’abord deux points. Le premier consiste à dire que, ce que nous avons identifié comme les formes narratives de La grande, La ciudad ausente et 2666 –  autrement dit, les deux niveaux narratifs que nous avons identifiés dans les trois romans – agissent sur deux plans : en premier lieu, sur le plan énonciatif du texte, c’est-à-dire sur l’énonciation ou la progression textuelle de parties ou de chapitres que l’on lit ; en second lieu, et en même temps, sur le plan thématique, dans la mesure où ces formes narratives entraînent un contenu particulier et, de même, d’éventuelles thématisations de la narration en soi. Autrement dit, à travers ces formes narratives, le fait de raconter des histoires apparaît aussi comme un thème parmi d’autres. Les formes narratives surgissent ainsi tant sur le plan énonciatif que thématique, ce qui justifie l’intérêt de garder le terme forme comme un concept incorporant la dichotomie de la forme et le contenu. Le deuxième point consiste à expliquer que ces formes narratives des trois romans ont un composant traditionnel et un autre composant où l’on peut trouver de la nouveauté quant à la manière de raconter des histoires. Pour ce qui est du premier point, voyons quelques cas spécifiques de la thématisation de la narration en tant que telle à l’intérieur des textes. 264

Les formes du roman

Dans La grande, par exemple, le narrateur nous décrit la scène suivante, à propos d’un rêve de Gabriela : durante la fracción de segundo en la que estuvo dormida, el sueño, con fragmentos inconexos de experiencia, construyó un mundo novedoso, tan nítido como el empírico, dotado de un sentido propio tan difícil de desentrañar como el del otro. En una intersección infinitesimal del tiempo, un episodio transversal, dotado de una duración propia, se desarrolla en acontecimientos que, puestos en el orden en que suceden en el mundo real, llevarían horas, días, semanas, meses, años, igual que en la frase de un relato, pueden haber siglos de hechos empíricos compendiados (Saer 2009a : 206).

Il est question dans ce passage d’une analogie entre la condensation narrative, si l’on peut dire, produite pendant les rêves à partir de fragments de l’expérience, et celle qu’un récit ou une narration peuvent accomplir. Bien que le centre du passage soit cette analogie, il expose la question d’un ordre de l’expérience comme étant confronté à un processus de narrativisation, soit dans le cas du récit, soit dans celui du rêve. Ce processus de narrativisation apparaît ainsi comme un thème à l’intérieur du texte. À l’égard de La ciudad ausente, cette thématisation est encore plus évidente, voire centrale dans le roman. Prenons par exemple cette explication concernant la machine de Macedonio : « La máquina había captado la forma de la narración de Poe y le había cambiado la anécdota, por lo tanto era cuestión de programarla con un conjunto variable de núcleos narrativos y dejarla trabajar. La clave, dijo Macedonio, es que aprende a medida que narra » (Piglia 2004 : 44). De cette manière, on attribue à la machine le rôle de productrice de narrations à partir de certains noyaux basiques. Sans doute, la narration devient donc un thème à l’intérieur du roman, et cela se passe par l’intermédiaire de la machine ; il s’agit de proposer ouvertement, comme étant une partie fondamentale de l’intrigue, quel est le fonctionnement des narrations et comment on raconte des histoires. Il convient de remarquer que la narration en ellemême, ou plutôt l’idée de littérature en termes de narration, représente un intérêt plus marqué dans La ciudad ausente que dans La grande. La machine et la thématisation de la narration produite à travers elle relèvent d’une prédominance marquée de ce sujet par rapport à d’autres au sein du roman de Piglia. En ce qui concerne 2666, nous pouvons citer cet exemple à propos d’Amalfitano, où l’allusion à la construction d’un récit et la question de l’ordre et de la structure caractéristiques de la narration émergent explicitement : Estas ideas o estas sensaciones o estos desvaríos, por otra parte, tenían su lado satisfactorio. Convertía el dolor de los otros en la memoria de uno. 265

La littérature obstinée

Convertía el dolor, que es largo y natural y que siempre vence, en memoria particular, que es humana y breve y que siempre se escabulle. Convertía un relato bárbaro de injusticias y abusos, un ulular incoherente sin principio ni fin, en una historia bien estructurada en donde siempre cabía la posibilidad de suicidarse. Convertía la fuga en libertad, incluso si la libertad sólo servía para seguir huyendo. Convertía el caos en orden, aunque fuera al precio de lo que comúnmente se conoce como cordura (Bolaño 2004b : 244).

Bien que ce passage de « La parte de Amalfitano » fasse référence aux idées ou aux sensations du professeur chilien de philosophie – personnage qui semble d’ailleurs être très proche de la folie, il n’est pas difficile d’établir des connexions entre ces affirmations du «  récit barbare  » transformé en une « histoire bien structurée » ou du chaos vers l’ordre, d’une part, et la construction narrative de 2666, de l’autre. Ainsi, la possibilité de construction d’une histoire, même si ce n’est qu’à partir de « récits barbares », instaure une thématisation de la narration comparable à celle de La grande : moins explicite ou centrale que celle de La ciudad ausente, certes, mais non négligeable pour autant. Il est donc clair ici que les formes narratives des trois romans opèrent sur le plan énonciatif et thématique, quoiqu’à des degrés différents : la narration est thématisée d’une manière presque constante dans La ciudad ausente, tandis qu’elle l’est d’une façon plus sporadique quant à La grande et 2666. Revenons maintenant au deuxième point : les formes narratives des trois romans de Saer, Piglia et Bolaño comprennent des composants traditionnels et d’autres composants relativement novateurs. Si nous reprenons les axes narratifs principaux et les manières dont ceux-ci établissent des liens avec la multiplicité d’histoires dans les trois cas, ce double caractère des formes narratives émerge explicitement. D’une part, il y a un retour à une histoire, dans le sens le plus large, commun – et pas forcément littéraire – du terme, c’est-à-dire comme une séquence d’événements retraçable, racontée dans un ordre donné. De l’autre, nous sommes face à des rapports assez peu conventionnels entre les deux niveaux narratifs, étant donné que l’expansion dominant La grande, l’irruption et postérieure intégration de niveaux de La ciudad ausente, et l’expansion et la simultanéité dans 2666, diffèrent des types de rapports traditionnels entre les récits de plusieurs niveaux : ce ne sont pas des rapports de cause ni thématiques ni de simple obstruction, ou au moins ce n’est pas ainsi pendant tout le développement du texte. De cette façon, dans La grande, les récits du passé n’expliquent pas la situation du niveau principal à chaque fois car le composant du hasard de la plupart d’événements est explicite ; dans La ciudad ausente, la simple obstruction est rapidement remplacée par une relation de coexistence ou de brouillage de limites ; et dans 2666, les récits qui sont censés, traditionnellement, 266

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avoir le rôle d’explication causale n’expliquent pas la situation du niveau narratif principal. En ce sens, l’aspect novateur des formes narratives des trois romans réside, à nos yeux, non forcément dans la multiplicité d’histoires en elle-même, mais principalement sur le type de lien établi entre les deux niveaux narratifs, étant donné qu’il ne répond pas aux manières les plus traditionnelles de lier plusieurs récits à l’intérieur des genres tenus pour narratifs. Mis à part le côté original de cette relation entre les axes narratifs et la multiplicité d’histoires, il est possible d’énoncer un autre aspect qui s’éloigne des formes de narration conventionnelle. Il s’agit du fait que, même en ayant une histoire reconnaissable à partir de l’axe principal de chacun des romans – donc une séquence d’événements traçable à travers les épisodes des sept journées dans la zone saerienne, la quête menée par Junior de la machine de Macedonio et la recherche des critiques d’Archimboldi ainsi que leur arrivée au noyau constitué par les crimes de femmes à Santa Teresa – on est face à des séquences qui ne se structurent guère en fonction d’une résolution : malgré l’aspiration au roman total, la fin de ces histoires n’est donc ni une clôture ni une conclusion. Le « asado » du dimanche dans La grande ne résout pas les conflits entre les personnages ou les situations développées auparavant ; à force de brouiller les limites narratifs, le fait de savoir ce qui se passe avec la recherche de Junior vers la fin de La ciudad ausente perd de l’importance ; aucun épisode de 2666 n’explique les crimes11 ni ne permet d’achever la quête d’Archimboldi, car la rencontre entre l’écrivain et les critiques n’aura jamais lieu. L’autre composant révèle des aspects plus polémiques. Il s’agit du retour à des formes plutôt traditionnelles et conventionnelles de narration. Sur ce point, la discussion touche des questions imbriquées comme, par exemple, ce qui est considéré classique à l’intérieur d’une idée de littérature donnée et ce qui est tenu pour narratif dans le sens non littéraire, voire social, anthropologique ou même cognitif. Compte tenu de cette difficulté et avant de tenter une définition de cette narrativité traditionnelle en termes plus schématiques, analysons d’abord les aspects les plus polémiques de ce retour au traditionnel à propos de La grande, La ciudad ausente et 2666. En somme, nous allons voir de quelles

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Sur ce point, Patricia Novillo-Corvalán a formulé un constat similaire : « Mais l’intrigue de ‘La parte de los crímenes’ n’offre au lecteur ni un officier de police éminent ou détective privé, ni solution finale au mystère ‘policier  ‘des brutaux assassinats de femmes, comme il est coutume dans l’intrigue ordonnée et unifiée des romans policiers traditionnels » (2013 : 363, n. t.).

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manières certaines études critiques ont identifié des éléments classiques ou traditionnels à propos de ces romans. Quant au roman posthume de Saer, son caractère dit classique a produit une controverse parmi certains de ses critiques. Sandra Contreras a signalé un retour à un réalisme conventionnel : « La mejor crítica de La grande no ha dejado de advertir, de una u otra manera, este humilde desvío (para usar el adjetivo de Becerra) de la novela hacia un realismo tan convencional como infrecuente en la obra de Saer » (Contreras 2011 : 9). Le retour de ce que Contreras identifie à un réalisme conventionnel est tenu pour négatif, produisant une interprétation de La grande comme étant un roman rempli d’imperfections et, surtout, de descriptions superflues: ese decaimiento deriva del trabajo puesto en la expansión del verosímil (de los detalles de verosimilitud: léanse, por ejemplo, las tres páginas dedicadas a la comprobación del embarazo de Gabriela Barco); y que es a esa lógica expansiva que responden las alrededor de ochenta páginas de repliegue en el resentimiento contra el movimiento provinciano, páginas que son, de todo punto de vista, innecesarias (Contreras 2011 : 10).

Schématiquement, Contreras estime que l’extension de La grande ne se justifie pas, compte tenu d’éléments inutiles du point de vue de l’intrigue romanesque. Elle formule aussi cette question du point de vue d’un rapprochement de Saer du roman en tant que genre codifié, rapprochement contradictoire avec sa position adornienne à l’égard de la littérature de masse et à l’emploi de formules génériques afin de satisfaire un marché donné. Or comme le signale Rafael Arce, « es cierto que algunas de las objeciones de Contreras pueden parecer excesivas, como cuando afirma que con La grande Saer cedió a la novela (en el sentido genérico del término) » (2012 : 4). Pour sa part, Arce tente de repenser cette critique et de situer La grande vis-à-vis du retour à ce qu’il appelle « le générique », c’est-à-dire à des codes romanesques conventionnels, retour qu’il identifie à partir de El entenado : « El deslizamiento de Saer hacia lo genérico (que ya había comenzado, dicho sea de paso, con El entenado y La ocasión) » (2012 : 4). À partir de ce constat, Arce12 établira une sorte d’anachronisme de ce retour à une 12

Il convient de préciser qu’Arce propose une lecture analogue à la notre, en ce qui concerne les rapports de cause entre les histoires : « El experimento con la intriga es explícito: se trata de multiplicar micrológicamente lo causal para poner de manifiesto su esencial estatuto casual. Así como Gutiérrez ‘dio la vuelta al mundo para llegar a la esquina’, así también el narrador saeriano dio la vuelta a un siglo de negación y transformación de la novela para llegar de nuevo a la esquina: a Balzac. Esa llegada no es La grande, sino la saga misma, yuxtaposición de fragmentos, montaje de mundos heterogéneos, restos de la tragicomedia humana del siglo. La totalidad sin totalización de La grande se agrega como un pedazo más » (2012 : 6). Bien que nous ne croyions pas au retour du classique comme étant un retour à Balzac en particulier, nous estimons

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écriture classique et, par voie de conséquence, « générique », comme si certaines caractéristiques de La grande, mais aussi des romans postérieurs à El entenado – indépendamment de la valorisation qu’on ait fait de ces textes –, impliquaient une espèce de résistance face à certaines positions de la littérature contemporaine : La grande puede también leerse como respuesta anacrónica a cierto ‘estado de la cuestión’ sobre lo que significa escribir novelas a comienzos del siglo XXI: me refiero a la debatida cuestión de la postautonomía. El ‘clasicismo’ de La grande aparecería ante el dictum de Ludmer como un modernismo imposible, tenazmente irrisorio, que insiste con la genealogía de la novela, que vuelve el pasado heterocrónico sin querer saber nada con un presente y mucho menos con cualquier futuro (Arce 2012 : 6).

De cette sorte, La grande a été interprété comme un roman anachronique, dans la mesure où ses formes narratives, considérées classiques, seraient presque un geste contre ce qui est tenu pour novateur dans le roman actuel. Cette vision est cohérente avec les rapports que nous établissons entre Saer et l’idée de roman moderne, dans la mesure où les liens avec les problématiques de l’idée moderne de la littérature sont toujours présents chez cet auteur. Néanmoins, l’émergence de cette écriture classique révèle des éléments à notre sens encore plus intéressants qu’un simple anachronisme à l’égard d’une supposée – et probablement réelle chez certains romanciers contemporains – postautonomie. D’une autre perspective et vis-à-vis de cette polémique, Julio Premat estime que la lecture de Saer comme étant anachronique a été souvent présente en Argentine : En realidad, las reservas sobre la novela póstuma de Saer cristalizan una lectura que circula desde los 90 en Argentina, según la cual el satafesino aparece como un escritor ya de otro tiempo, detenido en una percepción adorniana y modernista, con un cuidado formal y una concepción de la literatura que no están más vigentes, que forman parte de la historia. Así, curiosamente, Saer pasó de ser un escritor ilegible, por lo extremado de sus posiciones programáticas y su rechazo frontal de las modas literarias de los setenta y ochenta, a ser una especie de representante de una literatura valiosa pero perimida, sin pasar por una centralidad reconocida (Premat 2013 : 224).

La question que Premat posera à partir de ce constat est, à nos yeux, tout à fait pertinente : quel est le sens de ce retour à des formes littéraires tenues pour classiques ? Comment se fait-il que Saer ait pu être considéré comme un auteur incompréhensible, car expérimental, pour ensuite être presque méprisé au nom de l’anachronisme, car traditionnel ? Et surtout, il importe de repenser, que signifie le retour à ce type d’écriture  ?  : que le travail autour des causes et du hasard est similaire entre cette interprétation de La grande et celle que nous proposons.

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« ¿qué sentido tiene, entonces, la exposición desafiante de lo ‘clásico’, del ‘escribir bien’, del dominio estilístico y narrativo, de la capacidad de representar y de producir efectos, de una ambición totalizadora, de parte de un escritor que pasó de ser el experimentador radical a ser el creador ‘tradicional y anacrónico’? » (Premat 2013 : 225). Or, comme nous avons pu le voir à propos de l’indétermination du roman et de la poétique de Saer, le genre romanesque est souvent considéré par l’auteur de Santa Fe à partir de deux mouvements inséparables : le dépassement de certaines caractéristiques codifiées du genre, d’une part, et un travail à partir des invariants génériques, de l’autre. Comme l’exposera Premat en termes d’une tension, ces mouvements traversent toute la production romanesque de Saer, ce qui nous oblige à prendre avec plus de précautions le retour à une écriture classique dans La grande. Selon Premat: desde sus inicios la praxis de Saer está atravesada por una tensión, que es a la vez el imperativo formalista e innovador, el rechazo de la repetición y la problematización radical de las certezas de lo heredado, y por el otro un trabajo con lo clásico, con la tradición, con la psicología, con el realismo, que se intenta de alguna manera retomar y actualizar (2013 : 228).

Certes, le mouvement entre ces deux éléments du genre romanesque chez Saer compose un noyau indispensable de sa poétique, noyau qui semble formuler la question suivante : comment le roman peut-il produire de nouvelles formes à l’intérieur d’une tradition sans répéter de manière irréfléchie les caractéristiques codifiées  ? Quant à cette question sousjacente au projet esthétique de Saer, Premat conclut, en répondant au passage à cette polémique autour du classique comme suit : La gran tradición novelística occidental, después de haber sido un armatoste molesto para los jóvenes novelistas, o un cómodo trampolín para afirmar rupturas formales, quizás se haya convertido, frente al cambio o la pérdida de valores, no sólo en el refugio de algo positivo sino también en la promesa de una literatura futura, en ruptura con lo actual. En todo caso, ésa es la apuesta de Saer (Premat 2013 : 234).

Ce qui est identifié ici comme classique correspond à la tradition romanesque, particulièrement assimilée au réalisme du XIXe siècle. Ainsi, la reprise de certains éléments de la tradition du roman la plus classique est valorisée comme une nouvelle voie pour produire des œuvres originales à un moment de « perte de valeurs ». La grande impliquerait donc ce pari sur un retour aux formes classiques du roman. Nous étudierons bientôt cet aspect dit classique et sa relation avec ce que nous entendons par narrativité traditionnelle, mais pour l’instant nous souhaitons attirer l’attention sur la polémique produite par l’identification d’éléments classiques à l’intérieur de ce roman posthume. Qu’elle soit 270

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valorisée d’une manière ou d’une autre, ces lectures critiques relèvent de l’intérêt, car elles ont constaté la présence d’éléments classiques au sein de ce roman. À l’égard de La ciudad ausente, il n’y a pas eu tellement de controverse et les lectures critiques se sont concentrées plus sur les questions utopiques ou politiques présentes dans de ce roman. Nonobstant, certaines études ont remarqué un caractère narratif quelque peu réaliste ou traditionnel aussi. Par exemple, Elsa Dehennin affirme à propos de ce roman que « una enunciación multi/plurilingüe de voces muy distintas, regidas por una instancia narradora omnisciente, la cual mantiene un básico discurso diegético en tercera persona y tiempos de pasado. Es más canónica de lo que podría esperarse » (Dehennin 2006 : 221)13. Bien que cette affirmation se réfère à l’instance narrative, il est intéressant de remarquer le caractère classique reconnaissable en fonction de cette voix du narrateur principal du roman de Piglia. Or, l’aspect traditionnel de La ciudad ausente ne réside pas, à notre sens, uniquement sur le type de narrateur. Il est également lié à la forme des narrations elles-mêmes et, surtout, à l’égard de celles composant les deux premières parties du roman14. Il s’agit de séquences d’événements racontées dans un ordre assez linéaire, comme dans le cas de « Primer amor » ou « La nena ». En fait, ces premières histoires de La ciudad ausente gardent plusieurs caractéristiques en commun avec les récits traditionnels, dans la mesure où elles exposent une unité reconnaissable, ainsi qu’un ordre séquentiel d’événements relatifs aux personnages. Pour sa part, Miguel Dalmaroni a soulevé cet aspect comme un certain réalisme chez Piglia, ou pour le moins une esthétique qui n’est pas antiréaliste ou strictement d’avant-garde. Comme il le dira dans un article autour de Macedonio Fernández et quelques écrivains contemporains argentins, où il traite en particulier La ciudad ausente : 13

En ce qui concerne la pluralité de voix, visible au début du roman à partir des dialogues en discours direct et dès récits tels que « La grabación », nous soutenons que, malgré la multiplicité d’histoires de La ciudad ausente, les voix commencent à ressembler toutes à une seule voix centrale qui parle à la troisième personne de manière hétérodiégétique, en particulier à partir de la partie « Pájaros mecánicos ». En fait, ce processus d’homologation d’une seule instance narrative, qui ne se situe plus dans l’imitation d’un registre linguistique particulier, se produit de manière simultanée au mélange entre les deux niveaux narratifs que nous avons exposé. Cette unification ou neutralisation de la voix narrative contribue, à notre sens, au même effet de création d’une instance narrative globale qui serait la machine. 14 Cette caractéristique a été signalée aussi par Catalina Quesada Gómez : « A pesar del reconocimiento de la artificiosidad de la escritura –  su condición de técnica o artefacto queda al descubierto –, no existe una desvinculación absoluta con respecto a esa narratividad tradicional, que es incorporada a la novela, mediante la pluralidad de historias que se van entretejiendo en ella » (Quesada Gómez 2009 : 328).

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En ese sentido, podemos decir con Piglia que la suya – incluso en esta novela [La ciudad ausente] – no es, aunque experimental, una poética de vanguardia, ni estrictamente antirrealista: en tanto ‘fantástica’, resulta legible en referencia complementaria con la representación realista […] (Dalmaroni 2007 : 107).

Tout en étant d’accord sur cette lisibilité qui éloigne ce roman d’un antiréalisme similaire à celui de Macedonio, il convient de préciser que la lecture de La ciudad ausente comme étant un roman fantastique nous semble problématique, en particulier parce qu’à partir de Borges cette dénomination acquiert des traits qui ne correspondent pas forcément à ce qui était identifié auparavant à une littérature fantastique. À notre sens, le caractère assimilable à une représentation lisible de La ciudad ausente est plus lié à ce que nous appelons le versant traditionnel des formes narratives qu’à un sous-genre fantastique qui, par ailleurs, impliquerait une définition assez large, spécialement dans le cadre de la littérature argentine du XXe siècle15. Au-delà de la discussion concrète autour du sous-genre fantastique, qui dépasse d’ailleurs la portée de cette étude, il est intéressant de soulever le caractère quelque peu réaliste, et par voie de conséquence, classique remarqué par Dalmaroni à propos de La ciudad ausente. Quant à 2666, le texte déjà cité de Sandra Contreras expose un commentaire qui relève du même type de lecture à partir d’un réalisme démesuré qu’elle appelle « el verosímil ». Sans comparer strictement le roman de Bolaño à celui posthume de Saer, Contreras soutient que : De 2666, de la que se ha dicho que es ‘la gran novela inacabable más que inacabada’, ‘la novela total’ que lo pondría a Bolaño a la altura de un Cervantes, de un Proust, un Musil, o un Pynchon, quisiera llamar la atención, solamente, aquí, sobre ese procedimiento que, entiendo, sostiene el andamiaje de toda la novela y que, propongo, habría que definir como la profesional expansión del verosímil (2011 : 6).

Indépendamment du caractère sporadique du commentaire à propos de 2666, il convient de signaler que face aux trois romans que nous avons choisis, certains commentateurs ont tendance à signaler un trait traditionnel, soit comme une sorte de réalisme, soit à partir de l’emploi de procédés classiques du roman – procédés qui semblent se confondre 15

Cette possible relation entre La ciudad ausente et le fantastique a été étudiée par Alfonso Macedo Rodríguez. Selon lui, la métafiction et l’intertextualité sont des éléments qui introduisent le fantastique dans ce roman (Macedo Rodríguez 2010 : 60). Or, de notre point de vue, ni ladite métafiction ni l’intertextualité sont des caractéristiques exclusives du genre fantastique, même en entendant par là le projet du fantastique de Borges, ou les textes de Cortázar ou Bioy Casares. Ainsi, il ne s’agit pas de traits suffisants pour affirmer que La ciudad ausente soit un roman fantastique. À nouveau, cette affirmation dépend en grande mesure de ce que l’on entend par fantastique dans l’histoire mondiale de la littérature et, aussi, en particulier dans la tradition rioplatense.

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parfois avec la notion du réalisme lui-même. Dans le cas particulier de Contreras, elle insiste sur son interprétation selon laquelle, tant dans La grande que dans 2666, il y aurait un excès d’effet de réel ou du vraisemblable, excès auquel elle attribue une inutilité narrative. De nouveau, par rapport à 2666 : Hay que llegar a la historia de Lotte, sobre el final de la última parte, para ver ese exceso de verosimilitud sobrepasar todos los límites de la necesidad narrativa (porque nada resulta necesario en la historia de la hermana a no ser acentuar, como si a esa altura hiciera falta, el ‘efecto de realidad’ del mundo de Archimboldi) y corroborar, aun con más claridad, el modo en que esa expansión se ha venido traduciendo, formalmente, en la sintaxis misma de la frase (Contreras 2011 : 7).

La principale critique dans ce cas, tout comme dans ses remarques sur La grande, réside dans l’inutilité de certains aspects à l’égard de l’intrigue d’un roman. À nouveau, nous essayons de penser pourquoi un certain classicisme ou un certain réalisme a été identifié dans les trois romans. À l’égard des commentaires de Contreras, ce qui est reproché est de l’ordre d’un excès d’information superflue pour la narration en ellemême, employée en fonction d’une construction vraisemblable ; c’est-àdire, la critique adressée à La grande et à 2666 réside ici sur le fait de ne pas exposer assez de narrativité, ou en tout cas, d’avoir des passages qui ne sont pas entièrement narratifs ; tout se passe comme si ces épisodes étaient en trop face à une exigence de narrativité absolue. Et réalisme ici veut dire « effet de réel », dans le sens barthésien, c’est-à-dire un certain nombre d’informations inutiles à propos de l’intrigue, mais qui sont censées produire un effet de réalité dû à leur simple présence et leur fonction référentielle. Celle-ci constitue l’une des visions de ce qui est tenu pour réaliste relativement à ces deux romans. Mais les éléments inutiles à l’égard de l’intrigue dans les trois romans possèdent, à notre sens, une autre fonction qui n’est pas forcément celle d’un réalisme similaire à celui du XIXe siècle. Puisque nous verrons plus en détail quelques-uns de ces aspects non narratifs ou étrangers à l’intrigue dans le chapitre suivant, nous annoncerons seulement pour l’instant que cette fonction est autre que celle de l’accumulation d’éléments insignifiants, et ce dans le cas des trois romans. La préoccupation vis-à-vis du vraisemblable n’est pas du même ordre chez Saer, Piglia et Bolaño que celle de la tradition du XIXe siècle français étudiée par Barthes, ce qui fait que les éléments non narratifs ne peuvent pas et, surtout, ne doivent pas, de notre point de vue, être considérés automatiquement comme configurant un effet de réel à la manière de cette tradition. Les enjeux théoriques du XXe siècle et les transformations de la pensée littéraire qui séparent ces deux traditions ne peuvent pas être ignorés, même si certains traits marquent une continuité du genre romanesque. Nous exposerons ces autres formes non narratives 273

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et leur fonction dans le chapitre suivant ; néanmoins, et très probablement comme nous tenterons de le montrer, l’aspect traditionnel ne réside pas sur cette identification à l’effet de réel. De cette façon, il y aurait un autre aspect du classique ou du traditionnel quant à La grande, La ciudad ausente et 2666 qui passe non plus par cet effet d’être « en trop » ou inutile à l’égard de l’intrigue, mais plutôt par un type de communicabilité narrative liée à l’ordre dont une séquence d’épisodes peut être présentée de façon reconnaissable et lisible. C’est bien ce dernier aspect que nous tenterons de définir comme un retour à une narrativité traditionnelle. Ainsi, l’aspect que nous identifions comme traditionnel ne réside pas tant sur les éléments extérieurs ou étrangers à un axe narratif donné comme étant réalistes ou produisant un effet de réel – comme dans les lectures critiques évoquées – mais plutôt sur la manière d’organiser les séquences d’épisodes.

La narration traditionnelle et la séquentialité Il y aurait donc une sorte de séquentialité dans ces trois romans qui les rattache à des formes conventionnelles de narration. Cette séquentialité ne provient pas tellement, à nos yeux, du réalisme romanesque du XIXe et du travail autour de la description et du vraisemblable. En tout cas, pas exclusivement, étant donné que le roman réaliste partage cette narrativité séquentielle avec d’autres types de textes narratifs illusionnistes plus anciens qui ne sont pas strictement réalistes, au sens que ce terme acquit à propos du roman du XIXe siècle. Autrement dit, il faudrait distinguer, d’une part, une tradition narrative occidentale ancienne et ses formes conventionnelles, et de l’autre, une tradition romanesque réaliste dont l’essor a eu lieu au XIXe siècle ; bien que les deux partagent souvent une séquentialité narrative, il s’agit de deux éléments différents. En revanche, cette séquentialité émergerait plutôt à partir de formes que la narration a acquises dans la culture occidentale et dont les sources peuvent être retracées dans le conte populaire ou les narrations orales16, par exemple, et dont la continuation constitue des expressions plus récentes comme le cinéma commercial de masse, à travers lequel même certains éléments de l’épique reviennent et s’insèrent dans ce type de narration contemporaine, probablement l’art visuel où le narratif – sous sa forme linéaire la plus conventionnelle – possède le plus de succès actuellement. Piglia lui-même reconnaît une sorte de narrativité 16

À ce propos Moretti remarquait déjà, en retraçant les origines du genre romanesque, les différences entre les narrations orales brèves par définition, et l’extension du roman, appartenant à une culture écrite : « Le long contre le court. C’est-à-dire la culture écrite (qui peut facilement se permettre une certaine ampleur) contre la culture orale (qui est plus souvent contrainte à la forme brève) » (Moretti 2000 : 190).

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qu’il associe au cinéma populaire, comme il l’a affirmé dans Crítica y ficción  : « Porque el cine es narración, y narración tradicional » (Piglia 2001a : 30). De même, et probablement en expliquant son propre retour à ces formes populaires de narration en ce qui concerne l’œuvre postérieure à La ciudad ausente, il fait allusion à une concession de narrativité, comme si la lisibilité du roman contemporain devait passer par la narration traditionnelle afin de devenir communicable et compréhensible par un public large. Dans l’un des dialogues avec Saer, l’auteur d’Adrogué affirme que «  al mismo tiempo trabajo con los géneros entendiendo esto como una recuperación incluso de convenciones de estereotipos narrativos, que sería en algún sentido el modo de acercarse a una especie de demanda implícita de narratividad » (Piglia et Saer 2010 : 33). La demande de narrativité pourrait en effet expliquer le détournement d’une poétique expérimentale vers la forme de narration presque entièrement conventionnelle de Plata quemada ou Blanco nocturno. Cette demande contemporaine expliquerait aussi le besoin, pour certains lecteurs et commentateurs, de lire des passages strictement nécessaires, voire indispensables en termes d’intrigue, et la conséquente critique à propos d’épisodes inutiles en termes narratifs. Dans le cas de La ciudad ausente, cette narrativité semble être encore en tension avec d’autres éléments qui ne se limitent pas aux conventions de la narration séquentielle ; il participe encore d’autres formes irréductibles à la narrativité séquentielle, tout comme La grande et 2666 exposent des épisodes où la séquentialité et l’économie de la narration ou la présence d’un argument central ne semblent pas être des priorités. Ainsi, il convient d’expliciter que les trois romans choisis, tout en postulant d’autres éléments irréductibles à la séquentialité narrative, participent quand même d’un retour à quelques aspects d’une narrativité traditionnelle. Le fait de postuler ce retour au classique à partir d’une séquentialité narrative qui n’est pas exclusive du roman moderne explique notre préférence, dans le titre de ce sous-chapitre, pour le terme traditionnel en dépit de celui de classique. Ce choix tente de séparer la réflexion de la connotation proche du canon littéraire que le classique peut contenir, puisque la séquentialité narrative que nous ciblons sur ce point n’est pas exclusive du domaine littéraire. Cette proximité du canon du terme « classique » pourrait produire des confusions si l’on tient compte d’une notion de narrativité plus large qui n’est point exclusivement littéraire, malgré le fait d’être un élément, parmi d’autres, constituant les textes romanesques. Ainsi, nous entendons par narrativité traditionnelle une qualité qui peut se manifester à de différents degrés, de la sorte qu’il y aurait des romans plus ou moins traditionnellement narratifs que d’autres. 275

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Ainsi, la narrativité traditionnelle que nous identifions à propos de La grande, La ciudad ausente et 266617 implique l’emploi d’une séquentialité d’épisodes qui rend lisible une histoire donnée. Il s’agit d’un concept proche du « schématisme de l’intelligence narrative », de Paul Ricœur (Ricœur 1991 : 31), dans la mesure où il serait question d’un ensemble de caractéristiques conventionnelles qui régit les manières habituelles dont on raconte des histoires18. Ces caractéristiques peuvent être trouvées dans les récits conversationnels, mais aussi dans les formes prélittéraires des contes populaires anonymes. En ce sens, suivant Ricœur, « ce schématisme n’est pas intemporel. Il procède luimême de la sédimentation d’une pratique qui a une histoire spécifique. C’est cette sédimentation qui donne au schématisme le style historique que j’ai appelé traditionalité  » (1991  :  31). D’une façon analogue, ce que nous entendons par narrativité traditionnelle correspond à ces traits qui caractérisent la manière dont on raconte des histoires, et qui proviennent de cette sédimentation des pratiques culturelles. Nous voyons bien qu’il s’agit de formes qui sont loin d’appartenir au domaine exclusif de la littérature, et encore moins à celui du roman moderne. Plus particulièrement, cette narrativité à laquelle les romans de Saer, Piglia et Bolaño retournent consiste principalement en une structure créée à partir de séquences d’épisodes qui produisent l’effet d’une temporalité donnée. Cette structure compte également un ensemble reconnaissable de personnages, mais ce qui la définit en tant que telle serait plus de l’ordre 17

Sur ce point nous sommes en désaccord avec des lectures de Bolaño comme celle de Patricia Espinosa : « La maraña de líneas de fuga permite microfisuras continuas en donde inestables órdenes se van formando y pereciendo. Una red anárquica donde navegar. Se hace necesario entonces pensar en la ficción bolañesca como un hipertexto a partir del cual caducan los conceptos de origen, margen, jerarquía, linealidad: una multiplicidad de trayectorias que van construyendo y deshaciendo mapas de intensidades » (2004 : 22). À nos yeux, des notions comme celles de linéarité ont encore une place dans ce roman et méritent d’être repensées. Probablement cette écriture n’est pas, par ailleurs, si anarchique que ce genre d’interprétation ne le voudrait. 18 David Herman propose, par exemple, une liste non exhaustive de traits d’un prototype possible de ce qui serait un ensemble de caractéristiques du narratif : « Je propose que les instances principales ou prototypiques du récit représentent ou simulent : i) une durée structurée [dans le sens d’un déroulement dans le temps] d’événements spécifiés qui introduit, ii) une perturbation ou un déséquilibre dans le modèle mental que se font du monde les narrateurs et les interprètes et qu’ils évoquent par le récit (que ce monde soit présenté comme réel, imaginé, rêvé, etc.) qui communique, iii) ce que c’est que de vivre cette perturbation, c’est-à-dire le « qualia » (ou la connaissance ressentie et subjective) des consciences réelles ou imaginées qui subissent cette expérience perturbatrice » (Herman 2007 : 9, n. t). Parmi ces traits, la séquentialité narrative que nous étudions tiendrait compte seulement du premier, c’est-à-dire celui où des événements particuliers sont structurés en produisant l’effet d’une durée donnée. Le déséquilibre ou la conscience subjective de cette représentation ne font pas nécessairement partie de la séquentialité narrative que nous envisageons.

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des séquences d’épisodes que des manières de construire des personnages ou des représentations d’une subjectivité fictionnelle (subjectivité qui peut être parfois même absente de la narration). Le retour de cette séquentialité narrative rend possible, à nos yeux, l’identification des axes narratifs principaux des trois romans. De même, elle caractérise la structure des histoires du deuxième niveau telles que les épisodes relatifs au passé des personnages de La grande, comme celui de Nula déjà cité, ou celui de « La grabación » dans La ciudad ausente ou encore celle de Borís Abramovich Ansky, maître littéraire en quelque sorte d’Archimboldi dans 2666. Dans ces exemples, la séquentialité structure la narration en configurant des histoires relativement indépendantes de l’axe narratif central de chaque roman, histoires à partir desquelles il est possible de reconstruire un effet donné de temporalité. Un certain retour à la narrativité traditionnelle ainsi comprise configure donc les axes principaux des trois romans. Néanmoins, il convient de soulever le fait que, tout en étant présent à travers une séquence d’événements, leur caractère strictement traditionnel se voit altéré par leur manque de résolution ou, si l’on veut, de dénouement19. Dans cette mesure, nous pouvons affirmer qu’en conservant un trait traditionnel comme la séquentialité d’épisodes qui produisent un effet temporel, les axes narratifs de La grande, La ciudad ausente et 2666 évoqués ici s’éloignent du schématisme conventionnel en ce qu’une conclusion ou un dénouement de l’intrigue demeurent absents, voire superflus20. D’une certaine façon, le travail littéraire que nous pouvons voir à partir de ces trois romans révèle que la narration traditionnelle, comprise comme une qualité qui peut être plus ou moins présente dans le roman et dans les textes littéraires en général, tout comme dans d’autres domaines de la culture, n’est pas absente ; elle est, au contraire, récupérée d’une manière particulière. Ainsi, Ricœur postulait, suivant le célèbre essai « Le conteur » (1936) de Benjamin (2000 : 114-151), que « peut-être, en effet, sommes-nous les témoins – et les artisans – d’une certaine mort, celle de l’art de conter, d’où procède celui de raconter sous toutes ses formes. Peut-être le roman est-il en train lui aussi de mourir en tant que narration » (Ricœur 1991 : 57). L’exemple de ces trois romans publiés entre la fin du XXe et le début du XXIe siècle exposerait un constat divergent : au lieu 19

À propos de Saer cette caractéristique a été déjà indiquée par Graciela Villanueva (2011). 20 En particulier à l’égard de 2666, cette caractéristique a été assimilée à l’écriture de James Joyce, également comme étant un aspect qui s’éloigne de la narration conventionnelle : « Tandis que la plupart des récits conventionnels tendent vers une fin prévisible, 2666, Ulysses et Finnegans Wake ignore l’art de la clôture et pourraient poursuivre leurs acrobaties linguistiques à l’infini  » (Novillo-Corvalán 2013 : 355, n. t.).

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de mourir en tant que narration, le roman retourne, au moins dans le cas précis de ces trois romans contemporains, à une narrativité traditionnelle, quitte à la reformuler sur certains aspects – notamment sur la question du dénouement – et à chercher d’autres voies afin de rendre la pensée littéraire intelligible et communicable sans laisser de côté les complexités de l’idée moderne de la littérature. Ce retour à la séquentialité traditionnelle a donc lieu sans l’abandon d’autres éléments irréductibles à la narration en elle-même, dans ses formes les plus anthropologiques et sociales et, aussi, les plus sédimentées et conventionnelles. Ce retour explique donc pourquoi La grande, La ciudad ausente et 2666 ne sont pas considérés ici comme des narrations traditionnelles, mais plutôt comme des romans qui comportent, à divers degrés, une narrativité traditionnelle. Cette narrativité traditionnelle est accompagnée de l’autre versant, c’est-à-dire d’une narrativité relativement plus novatrice, si l’on peut dire, qui passe principalement par les relations entre les deux niveaux narratifs des trois romans et par le manque d’une clôture ou d’une conclusion, dans le sens conventionnel d’un dénouement de l’action. Ainsi, les formes narratives de ces trois textes sont construites à partir de deux versants de narrativité: une traditionnelle, comprise comme une séquentialité d’épisodes, et une autre moins conventionnelle, qui propose de nouvelles manières de lier la multiplicité de récits et d’exposer des séquences qui ne s’achèvent point sur une conclusion quelconque. Et cela se produit sans abandonner l’idée de raconter des histoires, raison pour laquelle ces formes sont considérées précisément comme narratives. De même, nous estimons que l’un des aspects les plus suggestifs de ces trois romans s’accomplit sur cette intégration d’un type de narrativité conventionnelle et simple, qui n’a rien d’esthétique en soi, avec un autre type, où l’imagination littéraire produit des formes de raconter des histoires qui dépassent ce conventionnalisme et qui permettent justement d’employer le premier type de manière différente et esthétiquement stimulante. À notre sens, les deux versants – le versant novateur et celui traditionnel – caractérisent les formes narratives de ces trois romans. Nous arrivons ainsi au moment où il est possible de mieux expliquer la relation entre deux des traits du roman moderne que nous avons exposés et ce retour à une narrativité traditionnelle. Le lien est le suivant : cette narrativité traditionnelle, que nous avons associée en particulier à la séquentialité, se produit à l’intérieur de La grande, La ciudad ausente et 2666 comme un effet du deuxième trait du roman que nous avons analysé au sein de la poétique des trois auteurs, c’est-à-dire, le rapport à l’expérience. Cela veut dire que le retour à cette séquentialité ne répond pas à une préoccupation plus importante autour des relations entre l’expérience et le roman, car, comme nous l’avons expliqué à propos de Saer, la préoccupation peut être là où l’expérimentation avec les formes 278

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romanesques est encore plus risquée et d’avant-garde. Néanmoins, l’emploi de ce type particulier d’ordre comme principe articulant les axes narratifs principaux relève d’un souci de communicabilité ou de lisibilité de ce rapport entre le roman et l’expérience. Ainsi, la manière de rendre le roman communicable, et de sortir par ce biais des idées autour d’une intransitivité de la littérature moderne ou d’un préjugé sur un esthétisme simple est, à notre sens, le retour à cette narrativité traditionnelle. De cette manière, la reprise des structures conventionnelles qui ont habituellement articulé « l’art de raconter » rend le roman lisible d’une certaine manière, souci très marqué d’ailleurs à l’égard de Bolaño, mais aussi chez Piglia et son idée particulière de narration, et encore dans les changements à l’intérieur de l’œuvre de Saer. Cela ne veut pas dire que les structures narratives soient simples car, loin de là, les trois romans étudiés relèvent d’un haut degré de complexité. Plutôt, la séquentialité traditionnelle qui y est pourtant présente dévoile un intérêt pour rendre communicable cette préoccupation pour l’expérience, et c’est ainsi puisque les codes de séquentialité sont ceux qui configurent les manières dont on raconte et des histoires et des expériences dans nos vies quotidiennes. À ce propos, et entre une notion cognitive de la narration et un cadre conventionnel ou artificiel de ce qui est reconnu comme narratif, Monika Fludernik propose une définition de narrativité qui dépend plus de la possibilité de rendre compte de l’expérience humaine que d’une séquentialité d’épisodes. Elle appelle cette caractéristique experientiality : « Contrairement aux modèles traditionnels de narratologie, la narrativité […] est constituée ici par ce que j’appelle ‘expérientialité’, à savoir par l’évocation quasi-mimétique de ‘l’expérience de la vie réelle’ » (Fludernik 1996 : 12, n. t.). Cette définition lui permet de postuler une même notion de narrativité qui passerait des histoires que l’on raconte spontanément dans la vie quotidienne vers le domaine littéraire, en se défaisant du besoin de l’intrigue (plot) : « Là où la présente proposition remplace cette organisation c’est sur la redéfinition de la narrativité en tant que ‘expérientialité’ (experientiality) sans le besoin d’aucun travail préparatoire actantiel. Dans mon modèle, il peut y avoir par conséquent des récits sans intrigue, mais il ne peut y avoir aucun récit sans un agent humain (anthropomorphique) qui subit une expérience donnée à un niveau narratif donné » (1996 : 13, n. t.). Le sens dans lequel nous identifions un lien entre la narrativité traditionnelle et le souci de rendre lisible la préoccupation pour l’expérience n’est pas tout à fait dans le même ordre d’idées. Si la préoccupation pour l’expérience est communicable plus facilement à partir du retour à la narrativité traditionnelle, c’est justement parce que 279

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celle-ci détermine constamment la manière dont on raconte d’histoires dans la vie quotidienne, c’est-à-dire, dans le domaine de l’expérience. D’où le fait que cette narrativité soit ressentie comme étant plus proche de l’expérience ou de la représentation de la « vie réelle ». Tout en étant conventionnelle, la séquentialité domine les codes sédimentés – pour employer le terme de Ricœur – à travers lesquels l’expérience vécue est habituellement rendue intelligible et racontable. De cette façon, le rapport à l’expérience caractérisant l’idée de roman moderne demeure donc à nos yeux actif à travers ce retour – si partiel soit-il – à la narration traditionnelle. Si le retour est partiel – et ici nous trouvons le point le plus intéressant du passage entre une tradition codifiée vers la possibilité d’innovation à l’intérieur de celle-ci – c’est parce que cette séquentialité narrative n’est pas omniprésente dans ces trois romans : elle est souvent interrompue dans le roman de Saer par des réflexions, principalement par l’intermédiaire de la figure de Nula, comme dans cet exemple : « a Nula le parecen constituir una versión más correcta del mundo empírico que, en la somnolencia diurna en la que los mantiene la tiranía de lo razonable, los hombres se han habituado a considerar con la doble superstición de la coherencia y de la continuidad » (Saer 2009a : 58). Ou encore par des commentaires ou des scènes inutiles pour l’intrigue, mais chargées du registre lyrique caractéristique de cet auteur, comme il est possible de le constater dans cette scène à propos d’un vieux cinéma dans le bar Amigos del vino : Tomatis sale otra vez al hall pero en vez de volver directamente al bar se acerca a las puertas de la sala y a través de un vidrio circular, como un ojo de buey, que se abre en la superficie tapizada –en los años cincuenta, cuando lo abrieron, era un cine de lujo–intenta espiar, a pesar del polvo que lo opaca, en el interior de la gran sala oscura, a la espera de oír o tal vez ver, demorándose en las tinieblas, los fantasmas magnéticos, grises o coloreados, de dimensiones exageradas, de los simulacros de vida que, noche tras noche, se ponían en movimiento, se agitaban unas horas en la pantalla brillante, y después, de golpe, arrumbados en una lata circular de metal, hasta que alguien se dignara sacarlos otra vez para vivir sus vidas repetitivas y mecánicas, sumisos, se apagaban (Saer 2009a : 227).

De même, la séquentialité narrative est brouillée à partir de la prolifération de récits et du registre argumentatif chez Piglia, comme dans ce cas, à partir de la voix de Russo : Cuando me encontró a mí, enseguida me convenció de que nos pusiéramos a trabajar juntos. Vea, dijo, los políticos les creen a los científicos (PerónRichter) y los científicos les creen a los novelistas (Russo-Macedonio Fernández). Los científicos son grandes lectores de novelas, los últimos representantes del público del siglo XIX, los únicos que se toman en serio la incertidumbre de la realidad y la forma de un relato (Piglia 2004 : 151). 280

Les formes du roman

L’anecdote racontée par Russo est interrompue par ces commentaires autour du roman et de la science qui semblent provenir du registre de l’essai, plutôt que constituer un passage narratif nécessaire. Finalement, dans 2666 la séquentialité est multipliée d’une manière démesurée, en étant interrompue aussi sporadiquement par des passages tantôt lyriques tantôt humoristiques, comme dans cet exemple à propos des critiques : De más está decir que la mayor parte de los asistentes a tan curiosos diálogos se decantaron por la sala donde se discutía sobre literatura inglesa contemporánea, sala vecina a la de la literatura alemana y separada de ésta por una pared que evidentemente no era de piedra, como las de antes, sino de frágiles ladrillos recubiertos por una fina capa de yeso, al grado de que los gritos y aullidos y sobre todo los aplausos que arrancaba la literatura inglesa se oían en la literatura alemana como si ambas conferencias o diálogos fueran uno solo o como si los ingleses se estuvieran burlando, cuando no boicoteando continuamente a los alemanes, por no decir nada del público, cuya asistencia masiva al diálogo inglés (o angloindio) era notablemente superior al escaso y grave público que acudía al diálogo alemán (Bolaño 2004b : 32).

Narrativement inutile, cette interruption sert à introduire un effet humoristique à l’égard des littératures européennes, en les présentant comme si elles faisaient partie d’une sorte de compétition. De même, notons un autre exemple d’interruption dans le passage suivant, que nous pourrions qualifier de lyrique et à la fois humoristique, étant donné la dure comparaison entre les vieux Allemands célibataires et une « machine célibataire », et l’incorporation d’éléments banals et ordinaires présentés à partir de ce constat quelque peu cynique et nonobstant comique : Uno más de los miles de alemanes viejos y solteros. Como la máquina soltera. Como el célibe que envejece pronto que al volver de un viaje a la velocidad de la luz encuentra a otros célibes envejecidos o convertidos en estatuas de sal. Miles, cientos de máquinas solteras cruzando a diario un mar amniótico, en Alitalia, comiendo spaghetti al pomodoro y bebiendo chianti o licor de manzana, con los ojos semicerrados y la certeza de que el paraíso no está en Italia (y por lo tanto no puede estar en ningún lugar de Europa) y volando a los aeropuertos caóticos de África o de América, en donde yacen los elefantes (Bolaño 2004b : 81).

Ainsi, les trois romans entraînent un retour à la narrativité traditionnelle, certes, mais ils ne s’y réduisent pas. Et ce mouvement permanent qui passe par la séquentialité narrative traditionnelle, par les formes relativement novatrices de lier la multiplicité d’histoires et par d’autres éléments qui dépassent le cadre d’une histoire racontée est possible grâce à un autre trait de l’idée de roman moderne : l’indétermination. C’est ce trait qui agit comme une condition de possibilité de ce type d’alternance de formes et qui opère dans ces romans en évitant l’enferment dans ce qui est considéré comme étant strictement et simplement narratif. L’indétermination 281

La littérature obstinée

comme un des traits indispensables de l’idée de roman chez Saer, Piglia et Bolaño produit le mélange de cette narrativité traditionnelle avec d’autres formes, sans réduire le texte romanesque à une séquentialité totale, conventionnelle et simple.

3.  Les formes réflexives 3.1.  Le plan explicite Comme nous venons de le voir, les formes narratives exposées jusqu’ici regroupent quelques éléments déployés auparavant. D’une part, ces formes contiennent ce que nous avons appelé le registre narratif à propos des poétiques générales de Saer, Piglia et Bolaño, c’est-à-dire le choix de certains procédés provenant des genres considérés narratifs. Un procédé spécifique consiste à employer l’enchâssement d’histoires, par exemple, caractéristique typique des narrations depuis le genre épique classique, si bien qu’il est repris par les trois romans choisis, en les reliant ainsi aux genres narratifs. Or il est clair maintenant qu’en particulier dans La grande, La ciudad ausente et 2666, cette reprise d’un procédé littéraire narratif tente de le modifier à partir de nouveaux liens entre les deux niveaux étudiés : le registre narratif dans ces trois romans implique ainsi une reprise de ce procédé d’enchâssement et à la fois une modification de la manière dont il opère. D’autre part, ces formes narratives ne comportent pas uniquement le registre narratif, étant donné qu’elles reprennent aussi des procédés qui ne sont pas exclusifs des textes ou des genres littéraires, comme c’est le cas du recours à la narrativité traditionnelle séquentielle, provenant des manières – conventionnelles et sédimentées – dont on raconte des histoires dans les cultures occidentales. De cette façon, ces formes narratives nous permettent d’englober les matériels provenant tant de la narration telle qu’elle fonctionne à l’intérieur des genres littéraires que de celle appartenant à d’autres domaines, ce qui éclaircit à nos yeux le fonctionnement des romans et la manière dont ils articulent une diversité d’éléments relatifs à la construction d’une intrigue. Cette perspective nous a permis de distinguer jusqu’ici principalement les aspects narratifs traditionnels de ceux qui impliquent une sorte de variation à l’égard de la construction romanesque dans les trois textes qui nous occupent. Il sera question maintenant d’analyser d’autres formes romanesques de La grande, La ciudad ausente et 2666 qui ne se limitent point à la narration d’une intrigue donnée, qu’elle soit principale ou secondaire ; c’est-à-dire, nous avons affaire maintenant à ce domaine autre qui n’est pas strictement narratif ni dans le sens littéraire ni dans sa signification quotidienne, mais qui représente de toute évidence un composant 282

Les formes du roman

indispensable des formes du roman dans ces textes de Saer, Piglia et Bolaño. Ainsi tenterons-nous de penser les formes qui, étant un peu à l’écart d’une séquence d’événements donnée au sein des trois romans, gardent toutefois une place déterminante pour la construction du texte. De cette façon, l’analyse des formes romanesques tant narratives que non narratives nous donnera la possibilité d’explorer encore comment ces romans retravaillent et reformulent les trois traits de l’idée de roman. En particulier, ce deuxième type de forme romanesque non narrative concerne deux de ces trois traits : l’indétermination formelle et la réflexivité. Voyons donc de quelle manière. Si les formes narratives configurent un enjeu assez important de La grande, La ciudad ausente et 2666, nous estimons que leur deuxième caractéristique déterminante eu égard à notre problématique correspond à ce que nous appelons les formes réflexives. Nous tenons pour réflexives, dans le sens déjà évoqué à propos de la réflexivité du roman, les formes qui échappent ou excèdent la configuration d’une séquentialité d’événements et, ce faisant, ouvrent la voie pour exposer une pensée sur la littérature et ses relations au réel. Il n’est donc pas question de traiter toutes les formes non narratives21, mais plus spécifiquement celles qui, outre le fait de ne pas répondre à une logique de séquence d’événements, entraînent un caractère réflexif. Jacqueline Bernard propose de soulever, afin d’étudier en particulier quelques textes d’Alain Robbe-Grillet, deux présupposés qui ont tendance à dominer les études littéraires. Ceux-ci consistent à comparer comme des objets apparemment équivalents, d’une part, le discours et le sérieux et, de l’autre, la fiction et la narration. Ainsi, en surmontant ces présupposés, elle établit un tableau qui relie d’une façon différente cet ensemble de termes : il y aurait d’abord des énoncés fictionnels et des énoncés nonfictionnels. Lorsque les énoncés fictionnels sont narratifs, on a un récit fictionnel, tandis que si les énoncés non-fictionnels sont narratifs, on a un récit factuel. De même, suivant J. Bernard, lorsque les énoncés sont non-fictionnels et non narratifs, on est face au discours sérieux de Searle (1982), tandis que les énoncés fictionnels non narratifs produiraient ce que J. Bernard suggère qu’on appelle un discours fictionnel: « On appellera donc ‘discours fictionnel’ la case laissée jusqu’à présent vide » (Bernard  2000  :  39). Les formes réflexives que nous envisageons dans 21

Qui peuvent, par ailleurs, être assez variées, comme par exemple, les vers cités dans La grande (2009a  :  224) ou les listes de noms de philosophes d’Amalfitano (Bolaño 2004b : 265) ou ses dessins géométriques à partir de noms dans 2666 (2004b : 247, 248, 249), ou encore les accusations d’ordre politique dans La ciudad ausente comme celle-ci : « El poder político es siempre criminal – dijo Fuyita –. El presidente es un loco, sus ministros son todos psicópatas. El Estado argentino es telépata, sus servicios de inteligencia captan la mente ajena » (2004 : 67).

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cette étude seraient donc partiellement similaires à ce discours fictionnel de J. Bernard, dans la mesure où elles ne sont pas narratives, mais elle comportent plus spécifiquement des éléments qui dévoilent une pensée sur la littérature et ses relations au réel. Or, J. Bernard proposera le suivant critère de distinction : « Ainsi, donc, le critère décisif pour distinguer discours sérieux et discours fictionnel est la prise en charge par l’auteur du premier et non du second. Mais il est des discours dont le statut reste obstinément incertain » (Bernard 2000 : 42). En ce qui concerne les formes réflexives que nous envisageons, il convient de souligner que leur statut est aussi incertain, puisque l’intention de produire une signification n’est toujours pas transparente (ce qui pourrait, par ailleurs, être aussi le cas de certains discours dits « sérieux »). Or, qu’elles semblent assumées ou prises en charge par l’auteur d’une façon évidente ou non, ces formes réflexives exposent une pensée sur la littérature, comme nous le verrons dans ce chapitre. Il s’agira donc, dans les pages qui suivent, d’analyser les modes d’émergence de ces formes réflexives à l’intérieur des trois romans. Cela dit, il convient de rappeler deux manières spécifiques dont la réflexivité pouvait surgir à propos de la poétique de Saer, Piglia et Bolaño. Lorsque nous avons traité la réflexivité, celle-ci avait donc été exposée comme ayant principalement deux modes d’émergence : le premier mode pouvait avoir lieu à partir d’énoncés concrets et explicites à l’intérieur des textes romanesques, tandis que le deuxième surgissait à partir de leur vision globale. Cette distinction que nous avions proposée à l’intérieur de leurs poétiques s’avère effective à propos de leurs romans, comme nous le démontrerons au long des pages suivantes : ainsi, durant ce chapitre notre attention se concentrera sur le premier mode, celui qui demeure explicite. Le deuxième mode, celui qui se produit à travers une vision et une lecture globales des romans, sera analysé dans le chapitre suivant. De cette façon, nous allons nous concentrer sur les manières dont les trois romans relèvent des formes réflexives qui sont explicites et à travers lesquelles il est possible de dégager cette pensée sur la littérature et ses relations au réel. Or, si nous parlons à nouveau de forme, ce choix obéit à la possibilité de considérer à la fois le plan énonciatif et le plan thématique. Cela veut dire, d’une part, que nous tenons compte des formes réflexives lorsqu’elles apparaissent pendant le développement du texte lui-même et, d’autre part, qu’à travers ce déploiement textuel la réflexivité ellemême est prise comme un sujet auquel les romans font référence, c’est-àdire qu’elle est ainsi thématisée. Ainsi, les formes réflexives, lorsqu’elles comportent ces deux plans, surgissent d’une façon explicite pendant le déploiement du texte, élément qui demeure solidaire de la réflexivité à 284

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travers des énoncés, telle qu’elle avait été évoquée à propos de la poétique des trois auteurs.

3.2. Les narrateurs : leurs incertitudes, imprécisions et lieux d’énonciation Si nous revenons à La grande et à sa structure globale, il est pertinent de souligner que l’une des figures les plus récurrentes à travers lesquelles surgissent les formes réflexives, est le personnage de Nula. Il s’agit d’un personnage assez important qui a pour fonction d’articuler d’une certaine manière les événements des chapitres sur le niveau narratif principal. Or, outre cette fonction narrative, Nula constitue également une figure qui permet au narrateur hétérodiégétique de La grande de formuler une série de réflexions autour du temps, de l’expérience, de l’ontologie et du vécu. Il faudrait préciser d’abord que Nula n’est pas entièrement un philosophe – étant donné qu’il ne déploie pas une pensée systématique – même s’il a pour projet d’écrire ses Notas para una ontología del devenir. Ce caractère pseudo-philosophique rend le personnage suffisamment souple, ce qui est cohérent avec l’exposition d’une pensée non systématique. Son activité professionnelle alimentaire se concentre sur la vente de vin – boisson fréquemment évoquée dans le roman, probablement « a causa del aura literaria que caracteriza al producto » (Saer 2009a : 25) – activité qui n’implique point un abandon de ses réflexions d’ordre ontologique. Depuis le début du roman, on apprend que « los estudios de medicina y de filosofía que Nula había sucesivamente abandonado » (2009a : 17) vont marquer le rôle du personnage, comme étant celui qui introduit des passages spéculatifs à travers ses monologues artificiels ou par l’intermédiaire du narrateur principal. Ainsi, une partie importante des commentaires spéculatifs est introduite grâce à la figure de Nula, comme nous le verrons dans les pages qui suivent. Si nous avons qualifié d’artificiels les monologues de Nula, c’est parce que dans La grande, mais aussi dans des romans tels que Glosa22, un procédé particulier introduit souvent les monologues des personnages ou leurs pensées – censées être intérieures ou intimes. Le procédé consiste à les présenter comme étant hypothétiques et, par voie de conséquence, incertaines ou imprécises. Le résultat est le suivant : l’illusion du discours direct, tout en étant utilisée à plusieurs reprises, se voit nuancée et constamment questionnée. Dans la rencontre inaugurale de Nula et Gutiérrez, le narrateur annonce un monologue de Nula ainsi : 22

Voir les imprécision délibérées et constantes du narrateur de Glosa depuis l’incipit : « Es, si se quiere, octubre, octubre o noviembre, del sesenta o del sesenta y uno, octubre tal vez, el catorce o el dieciséis, o el veintidós o el veintitrés tal vez, el veintitrés de octubre de mil novecientos sesenta y uno pongamos –qué más da » (Saer 1986 : 15).

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« Si Nula, imaginando que se los cuenta a un tercero, pudiese resumir esos monólogos en pocas palabras, serían más o menos las siguientes : “Ellos”, o sea los habitantes de los países ricos entre los cuales vivió más de treinta años […] » (2009a : 12). Nous voyons comment, malgré le fait d’exposer le discours direct ou le monologue de Nula en utilisant même une marque typographique explicite (les italiques), la manière dont ce discours est présenté atteste qu’il s’agit d’une supposition : le narrateur semble, à travers ce moyen, avouer qu’il ne peut pas reproduire de manière exacte les pensées ou les monologues de ses personnages, ce qui ne l’empêche pas pour autant de les présenter par la suite à partir d’une marque typographique qui a pour fonction de rendre manifeste une voix différente, qui serait – hypothétiquement – celle de Nula ou celle de sa pensée. Le procédé met en évidence le scepticisme obstiné du narrateur et le caractère hypothétique de sa construction, aspects qui rendent incompatible ce texte avec des prétentions d’un objectivisme simple : il s’agit, sans doute, d’un procédé anti-illusionniste mais qui n’empêche pas pour autant le développement narratif du roman. Autrement dit, ce n’est pas parce que les monologues sont incertains qu’ils n’auront pas lieu : ils apparaissent précisément et volontairement en tant qu’incertains. Ainsi, il est manifeste de quelle manière un procédé habituel des genres narratifs – comme l’intercalation du discours direct et indirect – est employé à partir d’une variation de son aspect le plus traditionnel, c’est-à-dire d’une modification qui soulève l’artifice d’un illusionnisme mimétique qui permettrait de croire aux voix et aux monologues des personnages comme étant des voix différentes de celles du narrateur. Même en ayant recours au discours direct, ce dernier est relativisé et mis en question par le propre narrateur. Ce procédé est assez fréquent dans La grande : « Si las ideas sobre el tema que le dan vuelta en la cabeza desde hace tiempo pudiesen expresarse con palabras en forma ordenada, el desarrollo sería más o menos el siguiente : La ebriedad, objetivo principal del consumo del vino, no debe ser mencionada […] » (2009a : 284). Soit à propos du vin, soit à l’égard d’autres sujets, les pensées des personnages, et en particulier de Nula, sont présentées de cette façon. Le sens dans lequel ce procédé peut être tenu pour une forme réflexive réside précisément sur ce que le narrateur expose dans cette citation : ce qui est soulevé ici, outre l’effet anti-illusionniste, c’est comment l’écriture implique intrinsèquement une sorte d’imposition d’un ordre sur des matières, comme la pensée en l’occurrence, dont la nature est différente ou dont l’ordre est autre que celui de la forme langagière et, plus spécifiquement, littéraire. Autrement dit, la récurrence de ces monologues incertains ne cherche pas seulement un effet anti-illusionniste; elle témoigne aussi d’une pensée que Saer travaille autour de son idée de la littérature et de la manière dont elle établit des 286

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liens avec l’expérience individuelle, tantôt sensible tantôt intellectuelle ; autour de la construction de cette dernière à partir du code langagier. Elle fait preuve ainsi du champ ouvert des possibilités à travers lesquelles l’on peut imposer des formes afin de rendre les pensées, les sensations, voire les souvenirs, intelligibles et communicables. Le procédé du narrateur qui qualifie le discours direct de ses personnages d’incertain devient donc une forme qui réfléchit – manifestement à travers des énoncés concrets – sur la question de la représentation langagière et littéraire de l’expérience. Le recours à ce caractère incertain d’un narrateur est retraçable aussi, soit dit en passant, dans 2666 de Bolaño. Néanmoins, il est moins fréquent que dans La grande et ne concerne pas l’introduction de la voix des personnages, mais plutôt quelques hésitations ou quelques imprécisions qui caractérisent la narration elle-même. Dans « La parte de Archimboldi », par exemple, le narrateur expose ses hypothèses ainsi : « Tal vez el director estaba algo borracho. Tal vez el director estaba cansado y pensaba en otras cosas. Tal vez las palabras que el director decía no expresaban en modo alguno su estado de ánimo, su talante, su disposición temblorosa ante el fenómeno artístico » (Bolaño 2004b : 831). Outre le fait que la création artistique est ici thématisée – c’est ce qui démontre par ailleurs un effet de la réflexivité dans ce type d’énoncé – nous pouvons observer comment le narrateur avoue ne pas avoir connaissance des causes qui sont censées produire le discours du directeur d’orchestre face à Reiter et Halder. Ces hésitations ou imprécisions apparaissent également pendant la deuxième rencontre de Reiter et la « baronesa Von Zumpe » : « Reiter (sin abandonar la posición de firmes, manteniendo una expresión estólida y mirando hacia el horizonte en actitud marcial o tal vez mirando hacia ninguna parte) le contestó que por supuesto él la conocía » (2004b : 848). Le procédé, à travers des formules du genre tal vez, est sans doute aussi anti-illusionniste, tout comme dans le cas de Saer. Or ces formules ne correspondent pas seulement aux imprécisions à l’égard de la pensée des personnages, comme chez l’auteur de Santa Fe, mais plutôt au caractère causal – comme dans l’exemple du directeur d’orchestre – ou à l’illusion d’un supposé champ visuel du narrateur qui justifierait la description des scènes – comme dans l’exemple de Reiter. Le narrateur de 2666, en particulier dans « La parte de Archimboldi »23, n’est pas tout à fait sûr de 23

Mais pas exclusivement, étant donné que dans « La parte de los críticos » il est possible de trouver des formules au conditionnel qui dévoilent une attitude similaire, comme dans cet exemple : « Observado el asunto desde fuera, digamos desde un ámbito rigurosamente académico, se podría decir que Pelletier tenía más bibliografía que Espinoza » (Bolaño 2004b : 66). Ou encore cet autre exemple : « […] y se podría decir, con poco riesgo de equivocación, que a partir de ese momento no sólo se leían mutuamente en las revistas especializadas sino que también se hicieron amigos o que creció entre ellos algo similar a una relación de amistad » (2004b : 24). Par ailleurs, le narrateur de certaines nouvelles révèle la même caractéristique, comme dans

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l’exactitude de quelques-unes des scènes fictionnelles qu’il décrit et qu’il est censé voir. Ainsi, le narrateur de 2666, Arturo Belano selon les indications d’Echevarría (2004b : 1125), se déplace entre, d’un côté, des informations très concrètes comme les dates de naissance ou de certains événements, parfois même les pensées de ses personnages, et de l’autre, des moments où l’illusion d’un narrateur qui connaît plus d’informations que ses personnages, ou qui simule voir de manière précise les scènes décrites demeure volontairement diffuse. Compte tenu du fait que ces imprécisions ne sont point justifiées –  ce qui de toute évidence est fait exprès – ce procédé tend à renforcer un effet anti-illusionniste qui, malgré tout, n’interrompt guère les narrations, mais qui les éloigne d’une préoccupation stricte autour du vraisemblable. Ces hésitations occasionnelles démontrent à quel point il est peu significatif de préciser ce type d’information à propos de la figure fictionnelle d’Archimboldi, car l’importance de ce personnage ne se situe pas sur la construction des scènes racontées par une sorte de témoin ou d’observateur fiable. Et plus la figure d’Archimboldi devient diffuse et éloignée d’une simulation d’une vie civile, subjective et psychologique, plus elle deviendra le noyau de l’idée de littérature de Bolaño. Car il y a bien une sorte de dépersonnalisation du personnage d’Archimboldi, afin qu’il puisse concentrer la poétique de l’auteur chilien sans l’exigence de créer l’illusion d’une subjectivité crédible, voire cohérente. D’où le sens des remarques dubitatives sporadiques du narrateur par rapport à ce qui est raconté sur Archimboldi : elles servent à rappeler que sa biographie ne concerne pas une série de scènes observées par le narrateur pendant une vie, ou en tout cas, que les aspects vraisemblables de ces scènes ne sont pas déterminants pour la figure de l’écrivain elle-même. En revanche, ce qui est précisé par le narrateur correspond à tous ces éléments producteurs du sens dans sa formation d’écrivain, c’est-à-dire la rencontre de ses maîtres intellectuels – parmi lesquels on peut citer Halder et les premières allusions littéraires24 ou les cahiers de Borís Ansky – et « Sensini » : « No sé en qué periódico leí la noticia. Tal vez no la leí en ninguna parte, tal vez me la contaron, pero no recuerdo haber hablado por aquellas fechas con gente que lo conociera » (Bolaño 2010b : 29). De même, dans « Compañeros de celda » le narrateur dévoile explicitement son indécision : « Lo que ocurrió después es impreciso o tal vez yo prefiero que sea impreciso » (2010b : 151). 24 « Hans Reiter dijo que no sabía cuál era la diferencia entre un buen libro ditivo (divulgativo) y un buen libro liario (literario). Halder le dijo que la diferencia consistía en la belleza, en la belleza de la historia que se contaba y en la belleza de las palabras con que se contaba esa historia. Acto seguido comenzó a ponerle ejemplos. Le habló de Goethe y de Schiller, le habló de Hölderlin y de Kleist, le habló maravillas de Novalis. Le dijo que él había leído a todos esos autores y que cada vez que los releía volvía a llorar » (Bolaño 2004b : 820). Cette référence à la littérature allemande du XVIIIe et du

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aussi les événements affectifs ou sentimentaux significatifs – la relation avec sa sœur Lotte, Ingeborg ou « la baronesa Von Zumpe », mais aussi sa réaction contre Sammer dans le camp de prisonniers près de Ansbach qui finit dans un meurtre. Évidemment ce ne sera pas le cas de « La parte de los crímenes », où nous pouvons observer dans quelle mesure l’accumulation d’informations médico-légales exactes est indispensable pour individualiser la série de meurtres à Ciudad Juárez et supprimer, ce faisant, le caractère simplement statistique de ce phénomène historique. Contrairement aux hésitations du narrateur dans certaines scènes de « La parte de Archimboldi », « La parte de los crímenes » expose un large travail de description et d’individualisation des meurtres, où la précision de toutes les informations concernant les femmes assassinées et l’accumulation des crimes cherchent à produire un effet choquant et violent. D’autre part, dans le cas de La ciudad ausente il est aussi possible de remarquer ce caractère incertain du narrateur à partir du brouillage des limites entre les deux niveaux narratifs, étant donné qu’il produit des doutes à l’égard de l’identité des voix. Dans le récit « La isla », il n’y pas un seul narrateur qui hésite ou dont l’énonciation semble incertaine comme chez Saer et Bolaño, mais il y a plutôt un déplacement entre des instances narratives différentes : le lieu d’énonciation n’est pas toujours le même ou il est instable. D’abord, le narrateur emploie la première personne du pluriel, comme si la communauté utopique de l’île s’exprimait à travers cette voix : « Añoramos un lenguaje más primitivo que el nuestro […] Cuando decimos que el lenguaje es inestable […] » (Piglia 2004 : 126). Ensuite, on fait allusion à cette communauté à la troisième personne, comme si le narrateur s’était déplacé vers une perspective extérieure : Ese es el sentido del diálogo, que se repite como un chiste privado cada vez que están por irse, […] dicen lo que quieren y lo vuelven a decir, pero ni sueñan que a lo largo de los años han usado cerca de siete lenguas para reírse del mismo chiste. Así son las cosas en la isla (2004 : 127).

Après, le personnage Boas25 semble prendre le rôle de narrateur : « Nos encontramos en Edemberry Dubblenn DC, dijo el guía, la capital que combina tres ciudades » (Piglia 2004 : 131), et plus tard un narrateur extérieur nous fait remarquer que nous sommes en train de lire le rapport de Boas ou que l’information provient de celui-ci : « Imagínese (dice XIXe siècle et à quelques auteurs romantiques renforce également la filiation moderne de l’idée de littérature de Bolaño, représentée à travers la formation d’Archimboldi en tant qu’écrivain. 25 Personnage qui rappelle l’anthropologue Franz Boas (1858-1942), comme l’a souligné Edgardo Horacio Berg : « El narrador testigo, Boas, nombre propio que nos remite al célebre antropólogo […] » (Berg 2006 : 41).

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el informe de Boas) a un viajero inglés » (2004 : 132). Ensuite, nous ne lisons plus son rapport, mais nous entendons directement sa voix au discours direct, référée par le narrateur extérieur : « Un nuevo Libro de las Mutaciones concebido, explicó Boas, como un diccionario etimológico […] » (2004 : 133). Quelques lignes après, il n’est plus très clair si nous entendons sa voix ou lisons son rapport : « He dicho que la tradición dice que los antepasados hablan de un tiempo […] » (2004 : 136), et encore plus tard « El fragmento llamado Sobre la serpiente, dice Boas que era así » (2004 : 136). Il est manifeste dans cet exemple de « La isla » que le déplacement d’une instance narrative à l’autre est permanent pendant ce récit. De cette façon, l’effet est aussi anti-illusionniste, comme chez Saer et Bolaño, ce qui n’empêche pas qu’on puisse repérer les éléments séquentiels de l’histoire, même si ce n’est que d’une façon moins nette par comparaison à La grande et 2666. Ainsi, dans les trois cas, nous pouvons observer comment la question n’est plus centrée sur le fait que le roman soit entièrement vraisemblable selon les codes d’une tradition illusionniste (Wolf 1990 : 284-297), mais qu’elle réside maintenant sur le fait qu’il puisse devenir suggestif, même en utilisant des procédés anti-illusionnistes, comme c’est le cas des narrateurs qui qualifient ce qu’ils racontent d’hypothétique (La grande), qui hésitent ou qui ne s’intéressent pas à l’exactitude des scènes ou des causes fictionnelles lorsqu’elles ne sont pas directement reliées à des événements historiques (2666) ou qui changent d’identité, voire de lieu d’énonciation (La ciudad ausente). Les trois romans relèvent donc de cette forme réflexive qui émerge à partir du narrateur. Et, s’il est possible de produire des romans suggestifs à partir de cette forme, c’est grâce à la reformulation volontaire des diverses manières d’aborder la figure d’un narrateur à l’intérieur du roman.

3.3.  Les éléments associés aux énoncés réflexifs Revenons sur la fonction de Nula dans La grande. Il s’agit d’un personnage pseudo-philosophe qui s’intéresse en particulier au devenir, au temps, au hasard et au mouvement constant qui ne peut pas être figé. Ces aspects configurent sans doute un ensemble de problèmes qui ont souvent articulé les recherches esthétiques de Saer lui-même, étant donné qu’ils font partie de sa conception du réel. Ils sont donc repris dans La grande non seulement du point de vue du narrateur et de son incertitude, mais cette fois-ci pour construire un personnage à travers lequel ces réflexions peuvent apparaître thématisées. Ainsi, les préoccupations de Nula peuvent être considérées comme étant liées à la question de la littérature, dans la mesure où elles mettent en jeu la possibilité de la représentation d’un mouvement ou d’un devenir perpétuel qui composerait le monde de l’expérience: « Nula le contestó que no había comienzo del mundo, 290

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y que tampoco había mundo en sentido estricto, porque como nadie lo había creado, todavía estaba haciéndose, no se encontraba ni cerca ni lejos del principio o del fin, iría cambiando de forma, eso era todo, y que la estabilidad del acontecer era únicamente un problema de escala » (Saer  2009a  :  126). La figure de Nula permet donc d’introduire des énoncés qui thématisent une vision proche de la poétique de Saer exposée auparavant. Cette perception de l’expérience comme devenir, relativement semblable à la pensée de l’auteur de Santa Fe sur l’indétermination du réel surgit également à travers le supposé discours direct de Nula, comme dans ce passage, où il écoute de la musique et déploie ses réflexions : Es como el núcleo fijo de un átomo del devenir. Y después, con imágenes que se aceleran y se entrechocan, algo que puesto en palabras daría más o menos lo siguiente: A la inversa, la parte clara de la mente se parece a este fragmento de lo exterior. Es como una pecera […]. entre la zona clara y la oscura, entre la franja brillante y familiar y el fondo inestable y fangoso, no hay línea de demarcación sino una frontera incierta, lábil, donde se entremezclan y conviven las dos franjas a la vez, modificándose mutuamente. El fondo se ramifica y se pierde en las profundidades del cuerpo, buscando en los pliegues remotos de los tejidos y los órganos, el líquido que se decanta y se vuelve cristalino en la superficie iluminada, donde flota la fauna colorida y silenciosa de las imágenes diurnas y los pensamientos (2009a : 151).

Soulignons au passage qu’il n’est pas difficile de percevoir dans ce fragment la manière dont la réflexion de Nula autour de la conscience et de l’inconscient –  réflexion qui occupe, en général, une dimension importante pendant tout le roman – se tourne peu à peu vers le registre lyrique indiqué dans la première partie de cette étude. Ce tournant est marqué ici par le déploiement d’une image métaphorique (la pecera et ses zones claires et obscures) et l’incorporation d’un rythme donné produit par une ponctuation particulière qui fait appel à la récurrence de virgules. De cette manière, l’expérience et la question de sa possible représentation comme devenir est présente tant dans la voix du narrateur que dans celle – hypothétique – de Nula. Outre Nula, nous pouvons affirmer qu’il y a une autre figure à travers laquelle les formes réflexives surgissent dans La grande : celle de Mario Brando, le personnage qui incarne l’avant-garde provinciale. À travers Brando, en effet, se configure une critique envers l’attitude de l’avantgarde bourgeoise de la province, représentée par le « precisionismo » : Desde que oyó hablar de él por primera vez, a los diecisiete o dieciocho años, Tomatis había considerado a Brando como un impostor; la vida burguesa que llevaba y sus pretensiones vanguardistas le parecían irreconciliables, y como por casualidad, pensaba Tomatis, su famoso precisionismo intentaba mezclar la poesía con la única actividad intelectual que los burgueses acomodados 291

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respetan, porque puede servirles para ganar plata, favorecer su longevidad o sustituir la mano de obra asalariada con inventos más económicos: la ciencia. Tomatis y Brando vivían en mundos diferentes […] (2009a : 236).

Ainsi, Brando configure, par opposition à Tomatis dans ce passage, le personnage qui fonctionnera comme un motif pour déployer une critique envers la posture de l’avant-garde conciliatrice et consonante avec le mode de vie bourgeoise. Comme l’a déjà soulevé Premat, Por supuesto, desde la perspectiva de una tensión entre experimentación y tradición, entre actualidad y pasado, la tematización de los movimientos de vanguardias en una tonalidad a la vez histórica, paródica y enjuiciadora, no deja de reforzar una toma de posición sobre el tema que ya estaba presente en afirmaciones comentadas más arriba: los compromisos, limitaciones y principios inoperantes de la vanguardia resultan evidentes (Premat 2013 : 231).

Certes, ce roman thématise certains postulats des avant-gardes. Plus spécifiquement, cette avant-garde dans La grande consiste à postuler l’articulation du langage poétique et scientifique, configurant ainsi un premier mouvement original dans « la zona » : « Por primera vez un autor de la ciudad no representaba el paisaje típico, la fauna y la flora características de la zona, sino relaciones universales que, según la teoría precisionista, debían existir entre el lenguaje poético y el lenguaje científico  » (Saer  2009a  :  339). Il est manifeste qu’à travers le ton parodique à propos de Brando et le « precisionismo », Saer introduit des commentaires qui révèlent une série d’idées sur la littérature : le recul par rapport à l’idée d’avant-garde, le processus qu’une littérature donnée doit affronter afin de dépasser le cadre provincial, où la répétition de modèles s’impose facilement et où l’aspiration à un cadre universel se voit parfois limitée, et de même l’exotisme qui a souvent caractérisé les lectures de la littérature latino-américaine pendant le XXe siècle. L’émergence de la réflexivité par l’intermédiaire de la figure de Brando est donc explicite. En dehors de l’important rôle de Nula ou de Brando comme motifs à partir desquels peut surgir cette forme réflexive en tant qu’énoncés ponctuels, il convient de signaler qu’elle émerge également à travers le narrateur, sans avoir toujours un rapport direct aux idées de Nula autour du devenir ou à l’égard de la critique de l’avant-garde à partir de Brando. Ainsi, il est possible de trouver des allusions à ce qu’implique la composition du roman comme celle-ci, qui apparaîtra par ailleurs deux fois dans La grande : Gabi se acuerda de una anécdota de Tomatis que un día le contó su padre: estaban mirando correr el agua acodados en la baranda de hierro del puente colgante y a Barco se le ocurrió preguntar: ¿Carlitos, a tu juicio, qué es una novela ? Y Carlitos sin vacilar un segundo y sin siquiera desviar la vista del

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agua que corría, arremolinándose contra los pilares del puente, varios metros más abajo, le contestó: El movimiento continuo descompuesto (2009a : 193)26.

À partir de ce passage, la façon dont La grande thématise explicitement non seulement l’idée de la littérature et ses possibles rapports au devenir, au réel et à la dimension de l’expérience, mais aussi la problématique autour du roman qui nous occupe ici, c’est-à-dire la question des liens que ce genre en particulier entretien avec l’idée de la littérature et ses rapports à l’expérience. Et l’aphorisme de Tomatis désigne en même temps la vision de Saer à l’égard du roman : il s’agit du texte romanesque conçu comme une structure qui possède des parties séparées, ou séparables en tout cas, qui configurent néanmoins une continuité ou pour le moins, l’impression d’un mouvement perpétuel, voire d’une temporalité, temporalité qui demeure décomposable grâce à l’extension du genre romanesque. Ainsi dirons-nous qu’une première forme réflexive émerge à partir des incertitudes du narrateur principal de La grande, tandis qu’une deuxième forme, qui consiste en des énoncés réflexifs concrets, surgit souvent à propos de Nula (et parfois à partir de sa propre voix) et de Brando, mais de même à l’égard d’autres personnages comme dans la scène où l’aphorisme sur le roman est évoqué. Nonobstant, les occurrences dans ce dernier cas sont moins représentatives, si bien que Nula et Brando tendent à centraliser la plupart de ces énoncés réflexifs. Il est donc clair que soit à partir des énoncés, soit à travers le caractère incertain du narrateur, ces formes réflexives appartiennent au plan explicite, thématique et énonciatif du texte. Si dans La grande Nula, Brando et occasionnellement d’autres personnages sont associés à l’apparition de ces formes réflexives, dans La ciudad ausente celles-ci sont liées à une pluralité de figures, spécialement à partir de la fin de la deuxième partie du roman, « El museo ». Ainsi, des personnages tels que Stephen Stevensen, Russo, Macedonio ou Elena sont associés à la formulation d’énoncés réflexifs. Ces énoncés peuvent surgir à travers la voix du narrateur ou à travers celle des personnages. Par exemple, celle qui est présentée comme la première histoire de la 26

À propos de cette phrase, Premat explique que « la definición de la novela como un ‘movimiento continuo descompuesto’ es un aforismo que Saer escribe en un cuaderno de notas a principios de los sesenta, aforismo que retoma en los papeles preparatorios de Glosa en los ochenta y que recupera para La grande » (Premat 2011). La citation de La grande correspond à la première occurrence de cet aphorisme dans le roman. La deuxième, qui reproduit une sorte de vision de cette première anecdote, a lieu pendant que Gabriela et Soldi regardent le fleuve et ils perçoivent deux personnages en bas, deux jeunes qui regardent le fleuve à leur tour : « De pronto, uno de ellos, el más alto, el más calmo, el más paciente, sin aviso pero sin brusquedad, pregunta : ¿Qué es la novela ? Y el otro, un poco más joven, sin siquiera levantar la vista del torbellino: El movimiento continuo descompuesto » (Saer 2009a : 199-200).

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machine, c’est-à-dire celle de Stephen Stevensen, est introduite par le narrateur comme suit : « Se llamaba Stephen Stevensen. Fue la historia inicial. Más allá de sus imperfecciones sintetizaba lo que vendría. La primera obra, había dicho Macedonio, anticipa todas las que siguen. Queríamos una máquina de traducir y tenemos una máquina de contar historias » (Piglia 2004 : 43). Notons au passage que dans ce fragment le narrateur s’exprime à la première personne du pluriel, alors que pendant la première partie du roman il l’avait fait principalement à la troisième du singulier : les changements des narrateurs ne sont donc point exclusifs du récit « La isla ». Il convient de remarquer aussi que ce personnage apparaît également dans un livre antérieur de Piglia, Prisión perpetua, dans « Encuentro en Saint-Nazaire », où il est aussi associé à l’invention : « Nunca he conocido a nadie que hable como Stephen Stevensen. Todas las lenguas son su lengua materna. A veces pienso que por eso le creí la historia que me contó y por eso estoy aquí, en Saint-Nazaire. Pero si la historia que me contó no es verdadera entonces Stephen Stevensen es un filósofo y un mago, un inventor clandestino de mundos como Fourier o Macedonio Fernández » (Piglia 2007 : 81). À travers cette histoire initiale produite par la machine dans La ciudad ausente, le passage à l’écriture littéraire se voit thématisé et la réflexion autour de cette initiation et de l’importance du premier texte surgissent comme étant associées aussi à la figure de Macedonio. De même, cette réflexion expose les liens entre une production narrative donnée – celle de la machine – et la traduction de textes provenant de la littérature mondiale, car l’histoire de Stephen Stevensen est liée au récit d’Edgar Allan Poe : « Una tarde le incorporaron William Wilson de Poe para que lo tradujera » (Piglia 2004 : 43). De même, à travers la voix de Stevensen nous découvrons ce type d’énoncé réflexif, analogue à la poétique de Piglia  : «  Quiero decir (decía Stevensen), la verdad es un artefacto microscópico que sirve para medir con precisión milimétrica el orden del mundo » (2004 : 105) et ensuite le narrateur prendra la relève : « Stephen Stevensen ha dedicado su existencia a construir una réplica en miniatura del orden del mundo  » (2004  :  105). Cette réflexion sur le caractère microscopique de la représentation artistique est manifeste aussi à travers la voix de Russo : « Hay que resistir. Nosotros tratamos de construir una réplica microscópica, una máquina de defensa femenina, contra las experiencias y los experimentos y las mentiras del Estado » (2004 : 153). De même, cette idée sur la représentation est retraçable dans la poétique de Piglia, comme il le formulera dans El último lector : « El arte es una forma sintética del universo, un microcosmos que reproduce la especificidad del mundo » (Piglia 2005 : 13). Comme nous pouvons le voir, ces énoncés réflexifs associés à ces personnages de La ciudad ausente relèvent d’une 294

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pensée sur la représentation « microscopique » que Piglia propose comme l’une des relations envisageables entre l’art littéraire et le réel. Il convient de signaler que la préoccupation pour l’expérience et sa relation à la littérature demeure l’une des problématiques récurrentes des énoncés réflexifs associés à ces personnages de La ciudad ausente. Outre le commentaire sur la version microscopique du réel, nous trouvons à travers la voix de Russo des affirmations comme celle-ci, citée partiellement auparavant : Un relato no es otra cosa que la reproducción del orden del mundo en una escala puramente verbal. Una réplica de la vida, si la vida estuviera hecha de palabras. Pero la vida no está hecha sólo de palabras, está también por desgracia hecha de cuerpos, es decir, decía Macedonio, de enfermedad, de dolor y de muerte (Piglia 2004 : 149).

À travers la voix de Russo, le rapport conflictuel entre l’idée de littérature et le monde de l’expérience, entre l’ordre du verbal littéraire et celui du vital, est thématisé et intégré au roman en tant que réflexion. Ce rapport surgit aussi du point de vue du code langagier dans « Los nudos blancos », où la supposée voix du docteur Arana explique que « existen zonas de condensación, nudos blancos, es posible desatarlos, abrirlos. Son como mitos – dijo –, definen la gramática de la experiencia. Todo lo que los lingüistas nos han enseñado sobre el lenguaje está también en el corazón de la materia viviente » (Piglia 2004 : 75). Dans ce passage, il s’agit à nouveau de thématiser dans le roman le rapport entre le langage et l’expérience par l’intermédiaire de ces « nudos blancos », qui fonctionnent comme une sorte de théorie fictionnelle médicale, évoquée dans l’espace de la clinique, qui semble être à la fois métaphoriquement une prison, un musée et une ville. De cette façon, il est possible d’observer la manière dont les énoncés réflexifs dans La ciudad ausente peuvent être associés à plusieurs personnages et présentés tantôt par le narrateur principal hétérodiégétique, tantôt pas la voix des personnages. Ces énoncés se concentrent souvent sur cette réflexion autour de la représentation littéraire et ses relations avec l’expérience. Si nous avions évoqué à propos de Saer un glissement vers le registre lyrique dans ces énoncés réflexifs, il convient de signaler que chez Piglia ce mouvement se fera vers le registre argumentatif, en particulier vers des formes qui caractérisent ses essais. Et c’est à partir de la troisième partie du roman que ces énoncés réflexifs commencent à incorporer un registre argumentatif de manière de plus en plus évidente. Par exemple, lorsque Russo rencontre Junior, il parle ainsi : « a veces me imagino que me tiro boca arriba en el pasto a tomar de ahí, pero nunca voy y de ese modo mantengo una posibilidad viva, me entiende, una forma disponible, ésa es la lógica de la experiencia, siempre lo posible, lo que está por 295

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venir, una calle en el futuro […] » (2004 : 149). Il n’est point difficile de percevoir à travers ce type d’affirmation quelque chose qui est proche de la sentence : des phrases courtes qui condensent beaucoup d’information et qui se présentent comme des formules certaines. Ce procédé est par ailleurs employé par Piglia dans ses essais aussi27. Quelques lignes plus tard, le personnage continue : « Inventar una máquina es fácil, si usted puede modificar las piezas de un mecanismo anterior. Las posibilidades de convertir en otra cosa lo que ya existe son infinitas » (Piglia 2004 : 150). Il est donc possible de voir dans ce fragment un procédé provenant très probablement des essais de Piglia qui consiste, pas tellement en une argumentation rigoureuse et complète, mais plutôt en la recherche d’une formule qui puisse condenser de manière créative une idée donnée à l’égard de la littérature. Et c’est ce procédé qui rend certaines formes réflexives de La ciudad ausente si suggestives : « En el fondo es lo mismo, quiero decir que para Macedonio ése ha sido el principio constructivo de la máquina. La ficción de un acento alemán. Todo es posible, basta encontrar las palabras » (2004 : 151). Ainsi, les énoncés réflexifs demeurent suggestifs plus par la puissance de condensation des formules qu’ils contiennent, que par une démonstration argumentative détaillée. D’où le lien étroit entre les procédés de l’essai chez l’auteur d’Adrogué et La ciudad ausente. Quant à 2666, il convient de préciser que les énoncés réflexifs émergent principalement lorsqu’Archimboldi est évoqué, en particulier dans « La parte de los críticos » et « La parte de Archimboldi », étant donné que la première fait référence à la réception et la lecture de l’œuvre de l’écrivain admiré, et que la dernière expose la formation et le processus à travers lequel Archimboldi s’approche de la construction de cette œuvre. Ainsi, à propos des critiques européens, la question du plaisir de la lecture et son apparente incompatibilité avec la complexité labyrinthique est formulée par le narrateur dès les premières pages. À propos de Norton, le narrateur explique que « para ella la lectura estaba relacionada directamente con el placer y no directamente con el conocimiento o con los enigmas o con las construcciones y laberintos verbales, como creían Morini, Espinoza y Pelletier » (Bolaño 2004b : 22). La possibilité de ces deux types de lecture, par ailleurs consonante avec la poétique de Bolaño, apparaît donc explicitement à travers les personnages critiques, sans que le narrateur tranche, bien entendu : aussi bien l’idée de plaisir que celle d’un certain savoir et d’une complexité sont mises au même plan, tout comme dans la poétique du Chilien.

27

Cette caractéristique stylistique des essais de Piglia a été étudiée par Iván Almeida (2006 : 265).

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De même, dans la première partie nous trouvons cette description des implications d’une lecture critique profonde et passionnée d’Archimboldi. À l’égard de Pelletier, le narrateur explique que Archimboldi era algo suyo, le pertenecía en la medida en que él, junto con unos pocos más, había iniciado una lectura diferente del alemán, una lectura que iba a durar, una lectura tan ambiciosa como la escritura de Archimboldi y que acompañaría a la obra de Archimboldi durante mucho tiempo, hasta que la lectura se agotara o hasta que se agotara (pero esto él no lo creía) la escritura archimboldiana, la capacidad de suscitar emociones y revelaciones de la obra archimboldiana, si bien por otra parte no era así, pues en ocasiones, […] la obra de Archimboldi, es decir sus novelas y cuentos, era algo, una masa verbal informe y misteriosa, completamente ajena a él […] (2004b : 113).

Il s’agit d’une interprétation reconnaissante du travail de la lecture critique et de l’étude de l’œuvre de grands auteurs, c’est-à-dire des écrivains qui acquièrent cette aura de producteurs « d’œuvres d’art » dans la vision de Bolaño. Outre la parodie du monde académique autour des congrès et des relations sentimentales imbriquées entre les personnages qui a lieu dans cette première partie, il est question aussi d’une réflexion sur l’importance du rôle des lectures critiques en tant que présences qui accompagnent, ouvrent et développent le sens d’une œuvre littéraire. Les ressemblances avec le rôle de la critique à l’intérieur d’Entre paréntesis sont évidentes, car, rappelons-le, la critique doit faire de la littérature « algo razonable y visionario, un ejercicio de inteligencia, de aventura y de tolerancia. Si la literatura no es esto más placer, ¿qué demonios es? » (Bolaño 2004a : 105). Si bien que non seulement la figure de l’écrivain doit être prête à sauter dans le vide dans la pensée de Bolaño, mais aussi un type de critique littéraire devrait le faire à son tour, c’est-à-dire « los críticos literarios que trabajan a la intemperie, en la oscuridad; ellos, que ahora no son nada o poca cosa al lado de los pavos hinchados » (Bolaño  2004a  :  105). De cette manière, les énoncés réflexifs de la première partie thématisent la réception d’une œuvre et le rôle des études critiques comme étant aussi productrices de sens à partir des œuvres admirées. Outre la parodie du monde universitaire, la production et la réception des textes littéraires se trouvent donc au centre de ces énoncés réflexifs dans la première partie de 2666. « La parte de Archimboldi » se concentrera sur le processus de formation de la figure d’auteur incarnée par le personnage Hans Reiter. Ainsi, même si d’autres personnages tels que Ansky sont associés au surgissement de ces énoncés réflexifs, ils le sont toujours en fonction de la formation de Reiter. De cette façon, ces formes réflexives sous forme d’énoncés explicites à l’égard de la littérature surgissent principalement à travers la voix du narrateur ou celle d’Archimboldi. À l’égard de la rencontre entre Reiter et le directeur d’orchestre mentionné auparavant, 297

La littérature obstinée

le narrateur explique cette sorte de théorie de la quatrième dimension – artistique – relative à la musique : Según el director, la vida –tal cual– en la cuarta dimensión era de una riqueza inimaginable, etc., etc., pero lo verdaderamente importante era la distancia con que uno, inmerso en esa armonía, podía contemplar los humanos asuntos, con ecuanimidad, en una palabra, sin losas artificiales que oprimieran el espíritu entregado al trabajo y a la creación, a la única verdad trascendente de la vida, aquella verdad que crea más vida y luego más vida y más vida, un caudal inagotable de vida y alegría y luminosidad (Bolaño 2004b : 830).

Il est clair que la réflexion ici tourne autour de la relation entre l’art et la vie, et que celle-ci n’est pas présentée comme incompatible. Au contraire, il y aurait une sorte d’élargissement de la vision du domaine vital généré par cette autre dimension artistique. Or à partir de l’exposition de cette théorie de la « quatrième dimension », Reiter prononce ses premiers mots vraiment articulés, et il le fait pour poser la question suivante : « Esa noche, sin embargo, Hans le preguntó o se preguntó a sí mismo en voz alta (era la primera vez que hablaba) qué pensarían aquellos que vivían o frecuentaban la quinta dimensión » (2004b : 831), et encore plus tard « ¿Qué pensarían los que vivían en la décima dimensión, es decir los que percibían diez dimensiones, de la música, por ejemplo? » (2004b : 831). Ainsi, l’idée de l’art de Reiter comporte plusieurs niveaux, comme si l’accomplissement d’une qualité artistique donnée possédait une sorte d’échelle. Il y a, sans doute, un aspect humoristique et parodique28 de ce commentaire de Reiter en multipliant les possibilités des dimensions artistiques arbitrairement pour conclure, de façon plus sérieuse et pessimiste que, pour ceux qui se trouvent dans une dimension plus élevée, les autres ne représentent que du bruit, déplaçant finalement sa métaphore musicale vers le domaine livresque : « Probablemente, se contestó a sí mismo el joven Reiter, sólo ruido, ruido como de hojas arrugadas, ruido como de libros quemados » (Bolaño 2004b : 831). La vision de Bolaño d’une littérature provenant des chefs-d’œuvre et une autre artistiquement insignifiante revient thématisée de manière insistante à travers ce passage. Mais ce qui nous intéresse le plus c’est que, de manière analogue a 28

Cette discussion autour de la possibilité de plusieurs dimensions peut faire allusion également à la « quatrième dimension », sujet présent dans certaines avant-gardes picturales du début du XXe siècle intéressées par la géométrie non-euclidienne. Ainsi, on trouvera plus tard cette allusion à Kasimir Malévitch, intéressé à l’époque du suprématisme par les théories de Piotr Ouspenski sur la quatrième dimension : « Nunca como entonces Ansky entendió mejor – y con mayor alegría – el suprematismo, creado por Kasimir Malévich, ni el primer punto de aquella declaración de independencia firmada en Vitebsk el 15 de noviembre de 1920, y que dice así : ‘Queda establecida la quinta dimensión’ » (Bolaño 2004b : 909). Le texte auquel fait allusion le narrateur de 2666 est « Disposition a en art » de Malévitch (1974 : 112-113).

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Les formes du roman

Bolaño, Reiter réfléchit sur la question de l’art en termes d’un champ visuel sur le domaine du réel, champ qui se voit élargi en quelque sorte grâce au travail artistique. Probablement nous ne sommes pas loin de la consigne de Rimbaud: « Je dis qu’il faut être Voyant, se faire Voyant » (Rimbaud 1954). À partir de ces dimensions artistiques auxquelles Reiter réfléchit et qui ne motivent rien de moins que ses premiers mots, Bolaño déploie cette poétique en termes d’un élargissement de la vision du réel, ce qui rend compatibles les idées sur l’expérience et ses relations avec la littérature. Une page plus tôt le directeur d’orchestre avait expliqué cette quatrième dimension en termes d’un champ visuel différent : « La cuarta dimensión, decía, es la riqueza absoluta de los sentidos y del Espíritu (con mayúscula), es el ojo (con mayúscula), es decir el Ojo, que se abre y anula los ojos, que comparados con el Ojo son apenas unos pobres orificios de fango, fijos en la contemplación o en la ecuación nacimiento-aprendizajetrabajo-muerte, mientras el Ojo se remonta por el río de la filosofía, por el río de la existencia, por el río (rápido) del destino » (Bolaño 2004b : 830). Le processus de formation d’Archimboldi continue avec la découverte des cahiers de Borís Ansky, personnage à travers lequel Bolaño pourra introduire une autre série d’éléments de sa conception de la littérature, en particulier la vision de l’abîme et l’obsession avec la reconnaissance publique. Ainsi, à propos d’Efraim Ivánov, écrivain de science-fiction et sorte de double formateur d’Ansky, le narrateur intradiégétique des cahiers d’Ansky nous explique que, outre le fait d’être un écrivain qui répétait des formules de ce genre romanesque, Ivánonv avait une sorte d’insatisfaction : « En su fuero interno, sin embargo, Ivánov sentía que le faltaba algo. El paso decisivo, el golpe de audacia » (2004b : 891). La ressemblance avec le métier dangereux et risqué de l’écriture d’Entre paréntesis est évidente. Encore plus tard, cette idée du passage décisif à la vraie écriture littéraire se voit accompagnée par la crainte de ne pas pouvoir arriver à être un grand écrivain : El miedo de Ivánov era de índole literaria. Es decir, su miedo era el miedo que sufren la mayor parte de aquellos ciudadanos que un buen (o mal) día deciden convertir el ejercicio de las letras y, sobre todo, el ejercicio de la ficción en parte integrante de sus vidas. Miedo a ser malos. También miedo a no ser reconocidos. Pero, sobre todo, miedo a ser malos. Miedo a que sus esfuerzos y afanes caigan en el olvido. Miedo a la pisada que no deja huella. Miedo a los elementos del azar y de la naturaleza que borran las huellas poco profundas. Miedo a cenar solos y a que nadie repare en tu presencia. Miedo a no ser apreciados. Miedo al fracaso y al ridículo. Miedo a habitar, para siempre jamás, en el infierno de los malos escritores (Bolaño 2004b : 903).

Outre l’énoncé explicite qui fait référence à la préoccupation pour l’accomplissement significatif d’une œuvre, nous pouvons souligner aussi dans ce passage réflexif un glissement vers le registre lyrique, marqué 299

La littérature obstinée

cette fois-ci par un rythme introduit par une sorte d’anaphore, celle à travers laquelle le segment « Miedo a » se répète à plusieurs reprises, et aussi par la coupure de chaque phrase à travers les points, presque comme s’il s’agissait de vers. De même, notons au passage le surprenant tournant vers « tu presencia », puisque que tout le fragment semble évoquer une scène à partir de la distance hétérodiégétique de la troisième personne du singulier, créant ainsi une instabilité de la voix  : il est difficile de déterminer qui parle de « tu », Ansky, en tant que narrateur des cahiers ? Belano, le narrateur théoriquement central du roman ? Par l’intermédiaire de l’histoire d’Ansky le narrateur peut introduire un lien entre l’esthétique du peintre Giuseppe Arcimboldo (1527-1593) et l’appropriation de ce nom faite par le personnage Hans Reiter. Comme nous l’apprendrons à travers les supposés cahiers d’Ansky : « cuando ya no podía más, Ansky volvía a Arcimboldo. Le gustaba recordar las pinturas de Arcimboldo, de cuya vida ignoraba o fingía que lo ignoraba casi todo, y que ciertamente no era una vida inmersa en el temblor permanente de Courbet, pero en cuyos lienzos encontraba algo que a falta de una palabra mejor Ansky definía como sencillez  » (Bolaño  2004b  :  917). Et cette sorte de simplicité, apparemment contraire à ce qu’on pourrait trouver dans l’œuvre du peintre milanais, réside dans un procédé d’intégration et d’articulation de plusieurs éléments : « Todo dentro de todo, escribe Ansky. Como si Arcimboldo hubiera aprendido una sola lección, pero ésta hubiera sido de la mayor importancia » (2004b : 918). Ainsi, l’appropriation du nom d’Arcimboldo par Reiter nous révèle la conscience du narrateur à l’égard d’un principe de construction qui relie des éléments multiples, variés et partiels à une configuration de totalité, ambition cohérente avec le projet démesuré de 266629. Ce principe d’articulation pourrait par ailleurs être similaire à la notion de structure de Bolaño, où une multiplicité d’histoires et de matériaux doit s’intégrer dans une construction compréhensive qui aspire à la totalité par articulation d’éléments hétérogènes.

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D’où le fait que Sergio Marras ait établi sa lecture de l’œuvre de Bolaño en relation avec celle de Arcimboldo : « La pintura El bibliotecario de Arcimboldo es, entonces, la gran metáfora de la obra de Bolaño; tiene, además, una clara raigambre borgeana y, cómo no, cervantina. El cuadro es un cosmos que además de narrar su propia historia, cuenta la de sus partes en un genial rompecabezas que solo se puede adivinar a larga y corta distancia. Así, la ficción de Bolaño se constituye como un sistema narrativo polifónico que sumerge en un mismo universo cada una de sus obras, pero a la vez da a todas ellas una identidad propia » (Marras 2011 : 23). En dehors du supposé caractère polyphonique de ces textes, qui mériterait une analyse ponctuelle afin de vérifier sa présence réelle dans l’œuvre de Bolaño, nous pouvons affirmer que cette tentative de lecture de Marras – à partir du procédé d’articulation d’éléments chez Arcimboldo – n’est pas en désaccord avec la lecture que nous proposons de 2666.

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Les formes du roman

En dehors du personnage et de l’histoire d’Ansky, il y a un autre épisode significatif associé aux énoncés réflexifs dans la cinquième partie : il s’agit de l’acquisition faite par Archimboldi d’une machine à écrire par l’intermédiaire d’un vieux pseudo-écrivain quelque peu frustré. En effet, c’est à partir de cette scène que le soldat et personnage mystérieux et solitaire Hans Reiter se transforme en écrivain avec son premier roman Lüdicke et devient ainsi Benno von Archimboldi. À travers cette conversation, le vieux monsieur affirme que […] también supe que jamás lograría acercarme o internarme en aquello que llamamos una obra maestra. Me dirá usted que la literatura no consiste únicamente en obras maestras sino que está poblada de obras, así llamadas, menores. Yo también creía eso. La literatura es un vasto bosque y las obras maestras son los lagos, los árboles inmensos o extrañísimos, las elocuentes flores preciosas o las escondidas grutas, pero un bosque también está compuesto por árboles comunes y corrientes, por yerbazales, por charcos, por plantas parásitas, por hongos y por florecitas silvestres. Me equivocaba (Bolaño 2004b : 982).

Encore une fois, nous sommes face à cette conception de Bolaño de l’art littéraire thématisée à partir des échelles ou des degrés, et où la conception d’un chef-d’œuvre demeure déterminante. Bien entendu, cette métaphore forestière ne va pas sans humour, étant donné la violence des comparaisons à l’égard des œuvres mineures (charcos, hongos, plantas parásitas et, probablement la pire dans ce scénario, les florecitas silvestres). Et ce constat de l’impossibilité de degrés constitue en grande partie la formation d’Archimboldi en tant que figure d’auteur, car comme le répète à plusieurs reprises le vieux qui loue la machine à écrire : Ya sabía que escribir era inútil. O que sólo merecía la pena si uno está dispuesto a escribir una obra maestra. La mayor parte de los escritores se equivocan o juegan. Tal vez equivocarse y jugar sea lo mismo, las dos caras de la misma moneda. En realidad nunca dejamos de ser niños, niños monstruosos llenos de pupas y de varices y de tumores y de manchas en la piel, pero niños al fin y al cabo, es decir nunca dejamos de aferrarnos a la vida puesto que somos vida. También se podría decir: somos teatro, somos música. De igual manera, pocos son los escritores que renuncian. Jugamos a creernos inmortales. Nos equivocamos en el juicio de nuestras propias obras y en el juicio siempre impreciso de las obras de los demás. Nos vemos en el Nobel, dicen los escritores, como quien dice: nos vemos en el infierno (Bolaño 2004b : 984).

L’image de l’enfer et le fantasme de l’erreur à propos du jugement de la propre écriture prennent une place importante à travers ce processus de formation d’Archimboldi. Nonobstant, ces aspects sont thématisés, étant donné que ces avertissements et cette peur de l’échec n’empêchent pas le personnage-écrivain de continuer à écrire et d’accomplir son projet. Ainsi, la formation littéraire du personnage Archimboldi est souvent 301

La littérature obstinée

associée à l’exposition d’énoncés réflexifs explicites consonants avec la poétique de Bolaño, comme dans cet extrait, où la vision de la littérature est manifeste en tant que telle : Archimboldi tenía una visión de la literatura (y la palabra visión también es demasiado rimbombante) en tres compartimientos que sólo de una manera muy sutil se comunicaban entre sí: en el primero estaban los libros que él leía y releía y que consideraba portentosos y a veces monstruosos, como las obras de Döblin, que seguía siendo uno de sus autores favoritos, o como la obra completa de Kafka. En el segundo compartimiento estaban los libros de los autores epigonales y de aquellos a quienes llamaba la Horda, a quienes veía básicamente como sus enemigos. En el tercer compartimiento estaban sus propios libros y sus proyectos de libros futuros, que veía como un juego y que también veía como un negocio, un juego en la medida del placer que experimentaba al escribir, un placer semejante al del detective antes de descubrir al asesino, y un negocio en la medida en que la publicación de sus obras contribuía a engordar, aunque fuese modestamente, su salario como portero de bar (Bolaño 2004b : 1022-1023).

De cette façon, il est possible de voir comment Archimboldi établit des liens entre sa production et, d’une part, ce qu’il considère comme une grande tradition littéraire et, de l’autre, une multiplicité de textes formulaires ou non originels qui lui servent à se comparer et se différencier. Ainsi, le dialogue entre de nouvelles formes et une tradition littéraire, sujet fréquent dans les articles de Bolaño, émerge thématisé à l’intérieur de cette partie de 2666 de manière explicite, comme c’était le cas de La grande et de La ciudad ausente. Indépendamment de la fiabilité de ces énoncés comme étant entièrement assumés par l’auteur, nous tenons à montrer qu’ils sont toutefois très présents lorsque la figure d’Archimboldi commence à se construire. De même, nous pouvons soulever la réflexion du narrateur autour de l’écriture d’Archimboldi comme une caractérisation qui pourrait bien décrire aussi le souci de communicabilité de Bolaño et, simultanément, la complexité de son écriture. Par exemple, lorsque la « baronesa » – ou Anna Bubis – et Archimboldi établissent une relation sentimentale, le narrateur raconte que « en otra ocasión, hablando de sus libros, la baronesa le confesó que nunca se molestó en leer ninguno de ellos, pues rara vez leía novelas ‘difíciles’ u ‘oscuras’, como las que él escribía » (Bolaño 2004b : 1080-1081). Encore plusieurs pages après, mais toujours à propos de l’écriture d’Archimboldi, le narrateur soutient que « el estilo era extraño, la escritura era clara y en ocasiones incluso transparente pero la manera en que se sucedían las historias no llevaba a ninguna parte » (2004b : 1111). Sans doute s’agit-il d’une allusion au manque de clôture que nous avons déjà signalé à l’égard des formes narratives dans 2666 et, à la fois, au souci de communicabilité qui marque en permanence 302

Les formes du roman

le style de la plupart des romans publiés par Bolaño, probablement à l’exception d’Amberes. La propre complexité des structures narratives et la préoccupation pour la lisibilité sont ainsi thématisées, voire presque parodiées, à partir de la description de l’écriture d’Archimboldi ; et c’est ainsi à travers ce type d’énoncé réflexif. Il nous reste à signaler un dernier sujet qui revient dans ces formes réflexives de 2666, quoique de manière moins fréquente par comparaison avec les romans de Piglia et de Saer. Il s’agit de la discussion sur l’incompatibilité entre la dimension de l’expérience vitale et livresque. Encore une fois, le vieux monsieur qui prêtera à Archimboldi la machine à écrire lui révèle que « en una palabra; lo mejor es la experiencia. No le diré que la experiencia no se obtenga en el trato constante con una biblioteca, pero por encima de la biblioteca prevalece la experiencia. La experiencia es la madre de la ciencia, se suele decir » (Bolaño 2004b : 985). Cet énoncé est transmis à Archimboldi, qui par ailleurs ne semble pas réagir d’une manière particulière pendant cette conversation – ce qui s’explique, comme nous l’avons vu, car le personnage est en quelque sorte dépersonnalisé. Mais, comme dans la poétique de Bolaño, il est possible d’observer à quel point la dimension de l’expérience a une place déterminante dans la production littéraire, sans que cela implique pour autant une notion d’imitation simple ou non problématique. La discussion autour de la littérature et l’expérience est intégrée à partir de cet énoncé réflexif, où elle se voit attribué un rôle assez important. Il convient maintenant de soulever un effet particulier de cette forme réflexive énonciative dans La grande, La ciudad ausente et 2666. Jusqu’ici nous avons parlé des voix de personnages, comme étant apparemment distinctes de celle des narrateurs dans les trois cas. Il faudrait préciser la raison de cet emploi sceptique à l’égard de la construction de voix effectivement distinctes. Lorsque ces énoncés réflexifs émergent chez les trois auteurs, ils ne les font pas à travers un registre linguistique particulièrement différent ou marqué à l’égard de la voix du narrateur principal. Ainsi, dans les exemples cités jusqu’ici, les marques d’un registre linguistique spécifique ou d’une imitation d’une oralité que­l­ conque sont presque absentes ou pour le moins réduites. Les voix des narrateurs et celle des personnages sont, par voie de conséquence, similaires, sinon presque indistinctes si l’on tient compte des marques linguistiques. Cela implique que, malgré l’emploi d’italiques pour marquer les monologues des personnages chez Saer, ou celui de tirets pour indiquer les changements d’interlocuteur dans les dialogues chez Piglia et Bolaño, ou les traces du genre « dit-il », les voix semblent n’être qu’une seule et unique voix lorsqu’il s’agit d’insérer un énoncé réflexif. Et c’est ainsi parce qu’elles s’expriment de la même manière et à travers le même registre linguistique que les narrateurs principaux. 303

La littérature obstinée

Ainsi, la voix apparente de Nula, par exemple, los sentidos no son lo bastante sutiles como para distinguir las diferencias. Y un vuelo de mariposa, si lo observásemos a la escala adecuada, se presentaría como una tentativa torpe de armonización, desordenada y dramática. Veríamos que lo que de lejos parece sincrónico es una serie de movimientos individuales más o menos lentos o rápidos, más o menos ágiles o torpes, más o menos exactos o erróneos en cuanto a sus objetivos […] (Saer 2009a : 126)

ne dévoile pas de marques d’un registre linguistique particulier à l’égard de celui du narrateur en ce qui concerne la syntaxe, le rythme ou le lexique : se oyó otra vez el ruidito metálico de la cerradura, que desde hacía una semana venía repitiéndose, y seguiría haciéndolo por muchos años, familiar, en su memoria, trasladado de su futilidad de puro acaecer al cielo metonímico donde los hechos […] restituyen y refieren, dando alternativamente angustia o consuelo, la experiencia imperfecta y fugitiva (Saer 2009a : 136).

Il est possible de trouver dans ces deux exemples le recours fréquent aux virgules et à un rythme posé, de même que l’emploi de la conjonction disjonctive « o » qui renforce l’effet spéculatif ou d’incertitude des deux voix. Outre l’italique qui est censé distinguer la voix de Nula du premier fragment, il serait difficile de reconnaître ce personnage seulement à partir de sa voix, sa syntaxe, son rythme ou son lexique. D’une manière analogue, Russo, de La ciudad ausente, s’exprime ainsi : « Como si buscara una especie de célula primordial, el nudo blanco, el origen de las formas y de las palabras […]. Un núcleo que es el origen de todas las voces y de todas las historias, una lengua común […] una forma única » (Piglia 2004 : 157). Plus tard, dans le monologue final de la machine, la voix est celle-ci : « Esas historias y otras historias ya las conté, no importa quién habla. Me acuerdo, en la época de Richter, cuando Perón cayó en el lazo alemán y puso todo para conseguir la bomba atómica argentina » (Piglia 2004 : 177). Et encore dans ce passage de la supposée voix de Russo à celle du narrateur : « decían que en realidad él era Richter, el físico atómico que había engañado al general Perón vendiéndole el secreto de la bomba atómica argentina, pero no, dijo, yo soy Russo. Había estudiado la personalidad de Richter, porque lo divertía el fraude que había sido capaz de construir, un trabajo de virtuoso » (2004 : 150). Dans aucun des trois exemples, il serait possible de soulever des marques qui puissent nous permettre de penser à l’imitation d’une oralité quelconque ou d’un registre sociolinguistique volontairement défini : les trois voix sont similaires entre elles et, surtout, elles le sont à l’égard de celle du narrateur. Et la manière de le reconnaître réside dans les marques du genre « dit-il » ou grâce aux tirets, et non à partir de marques d’un registre oral défini. 304

Les formes du roman

De même, les principales voix de 2666 ne semblent pas être facilement repérables en tant que telles. Voyons encore ce passage qui pourrait être attribué tant au narrateur qu’à la voix d’Archimboldi lui-même : En ocasiones se sentía tan bien, dormitando sobre su laja húmeda, que no se hubiera reincorporado al batallón nunca más. Y en más de una ocasión lo pensó en serio, desertar, vivir como un vagabundo en Normandía, encontrar una cueva, comer de la caridad de los campesinos o de pequeños hurtos que iría realizando y que nadie denunciaría. Tendría ojos de nictálope, pensó. Con el tiempo mis ropas quedarían reducidas a unos cuantos harapos y finalmente viviría desnudo. Nunca más regresaría a Alemania. Un día moriría ahogado y radiante de felicidad (Bolaño 2004b : 845).

Outre la formule « pensó » et le possessif « mis ropas », il serait ardu de distinguer ce fragment comme n’appartenant pas à la voix du narrateur principal du roman de Bolaño. En fait, à partir de la phrase qui contient « mis ropas », la voix pourrait bel et bien être celle d’Archimboldi et – alternativement ou simultanément – celle du narrateur. Ainsi, il est intéressant de souligner que la construction de la voix dans les trois cas n’obéit pas à l’imitation d’un registre oral sociolinguistique donné. Et ce trait s’accentue, comme nous avons pu le voir au long de ce chapitre, lorsqu’interviennent des énoncés réflexifs explicites dans la narration, énoncés qui, tout en étant associés à des personnages donnés (par exemple à Nula, Brando, Russo, Macedonio, Elena, Norton, Archimboldi ou Ansky) ou à des épisodes particuliers (l’arrivée de Junior au musée, sa vision de la machine et le départ vers l’île, ou encore la formation d’Archimboldi) émergent souvent à travers une voix unique qui demeure indissociable en elle-même de celle des narrateurs. Cette indistinction s’explique, à nos yeux, car derrière les énoncés réflexifs domine plus la figure des auteurs – et dans ce sens la pensée de Saer, Piglia et Bolaño, qu’elle soit consciente ou non – que l’intention de construire une voix vraisemblable et un personnage qui serait censé exposer ses simples opinions sur la littérature. Cette voix indistincte pourrait donc être plus auctoriale qu’on ne le pense. Pour conclure, il nous reste à préciser un dernier aspect de cette forme réflexive qui surgit à partir d’énoncés explicites provenant de cette sorte de voix indistincte : les énoncés réflexifs qui ont été cités dans ce chapitre n’émergent pas d’une digression en tant que telle, dans la mesure où ils ne possèdent pas un caractère accessoire. Nous tenons donc à affirmer qu’il n’est pas question de romans que l’on pourrait dépouiller d’énoncés réflexifs pour ne garder que les formes narratives, c’est-à-dire, celles qui ne concernent que le déroulement d’une histoire. Les énoncés réflexifs intègrent les trois romans de manière essentielle, car il ne s’agit pas de formes introduites de manière indépendante ou autonome mais, au contraire, de façon constitutive du texte romanesque. Il est indispensable 305

La littérature obstinée

de comprendre ce caractère constitutif et non accessoire des énoncés réflexifs afin de mieux saisir la démarche romanesque de ces auteurs. Suivant le dictionnaire classique d’Henri Morier, la digression est une partie du discours où l’auteur s’éloigne du sujet, pour narrer une anecdote, un souvenir, dépeindre un paysage, un objet d’art, etc., et leur donner un développement inattendu. […] Dans le vocabulaire du cinéma, on se sert du mot anglais suspense, qui a exactement la même valeur en ce qui concerne l’interruption concertée de l’action principale (Morier 1998 : 381).

Certes, nous considérons les énoncés réflexifs de ces trois romans comme étant non narratifs. Mais ils ne possèdent pas, à notre sens, un caractère digressif dans le sens classique, étant donné qu’il ne s’agit pas d’un détournement ou d’une distraction de l’action principale : c’est que précisément « l’action principale », quand nous envisageons La grande, La ciudad ausente et 2666, est composée aussi de ces formes réflexives. Aussi bien les particularités des narrateurs avec leurs incertitudes et déplacements que les énoncés à travers des voix données font partie de « l’action centrale » que nous lisons dans ces textes. L’idée de roman dans ce corpus de textes ne se voit donc pas réduite à la simple narrativité et à ce qui s’éloigne ou s’approche d’elle ; elle continue à incorporer des formes réflexives au même titre que des formes narratives. Et, pour revenir à l’aspect actif des traits du roman moderne, cette coexistence de formes est un effet de l’indétermination, puisque c’est elle qui permet l’articulation de plusieurs éléments variés. En même temps, il est possible de soulever dans ces formes réflexives un effet de la réflexivité, car la pensée sur la littérature et ses relations à l’expérience émerge comme indissociable des textes romanesques qui prétendent avoir un statut artistique et apporter des modifications à leur tradition. Les formes réflexives ne sont donc guère accessoires et gardent une place déterminante dans la construction de ces trois romans contemporains, aspect qu’un regard analytique ne saurait négliger. Pour le dire à partir d’autre énoncé réflexif du narrateur de La grande à propos de la pensée de Soldi : Cada uno de los elementos de la historia, felices o dramáticos, morales o inmorales, divertidos o crueles, tiene el mismo valor, forma parte de ella, es la historia entera y no únicamente una de sus partes, y los pasajes más intensos no tendrían ningún sentido ni tampoco la capacidad de emocionarnos si las transiciones que a veces pueden parecer superfluas no los sostuvieran (Saer 2009a : 190). 

Or, la réflexivité pouvant surgir aussi d’une manière moins explicite, nous passerons maintenant aux dernières formes qui seront analysées et qui coïncident avec une émergence, sur un plan autre que l’énonciatif, de cette pensée autour de la littérature caractéristique des auteurs dont il est question dans cette étude. 306

Les formes du roman

4.  Les formes hybrides 4.1.  Le plan architectural Nous avions évoqué une modalité d’émergence de la réflexivité qui correspondait à la vision globale des textes, se situant sur le plan d’une lecture d’ensemble de La grande, La ciudad ausente et 2666. Il s’agit de ce que nous appellerons désormais les formes hybrides, en entendant par là des formes qui se situent sur la vision d’ensemble des œuvres et qui peuvent avoir une fonction narrative et, en même temps, une fonction réflexive. Ainsi, contrairement aux deux chapitres précédents, nous allons situer cette dernière analyse sur un plan architectural30, dans le sens d’un principe d’organisation d’un ensemble, qui répond donc à l’agencement global des romans ne se plaçant plus sur le plan strictement énonciatif, thématique et explicite des formes narratives et réflexives étudiées plus haut. Ce plan architectural ou de vision globale des romans concerne donc des éléments qui se construisent pendant la lecture, par l’intermédiaire d’énoncés ponctuels et singuliers, mais qui ne sauraient s’y limiter. Pour commencer, revenons sur le caractère hybride de ces formes romanesques. En quoi consiste cette hybridation entre le narratif et le réflexif ? Comment une forme peut-elle être simultanément narrative et réflexive ? Quel type de forme peut avoir une fonction organisatrice d’une séquence d’événements dans une histoire racontée et, en même temps, avoir une fonction expressive de la réflexion sur l’idée de littérature  ? Jacqueline Bernard, dans un article à propos des relations possibles entre le roman et l’essai, affirme que : On sait bien que l’insertion de la fiction dans l’argumentation est réalisable sans que la nature de cette dernière en soit affectée. Symétriquement la fiction a toujours accueilli, sans être perturbée, des séquences argumentatives: soit des discours, long ou brefs, prononcés par des personnages, soit des interventions de l’auteur, qu’elles soient sérieuses ou humoristiques (Bernard 2000 : 33). 30

Il ne s’agit pas de l’architectonique de Bakhtine, puisqu’il était question pour lui de distinguer des formes compositionnelles, qui correspondent souvent aux codifications des genres, et des formes architectoniques qui semblent obéir plutôt à la production d’un objet esthétique reconnaissable en termes de valeurs étiques ou cognitives : « Le roman est une forme proprement compositionnelle de l’organisation des masses verbales. C’est par elle que se réalise dans un objet esthétique, la forme architectonique du ‘couronnement’ littéraire d’un événement historique ou social, une variante de la forme du couronnement épique. Le drame est une forme compositionnelle (dialogue, articulation en actes, etc.) mais le tragique et le comique sont les formes architectoniques de sa réalisation. On peut, naturellement, parler des formes compositionnelles de la tragédie et de la comédie, comme variantes de la forme dramatique, si l’on a en vue les procédés de l’agencement compositionnel du matériau verbal et non les valeurs cognitives et éthiques » (Bakhtine 2006 : 35).

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Afin d’avoir plus de clarté, nous tenons à soulever que ce que J. Bernard appelle fiction ici correspond, de notre point de vue, au terme de littérature. Ainsi, J. Bernard constate que des formes d’argumentation ont souvent été introduites dans des textes littéraires sans que la valorisation de ces derniers en tant que littéraires et fictionnels ait été affectée. Dans le même ordre d’idées, nous avions exposé aussi le croisement entre le genre de l’essai et du roman à propos de Piglia, et donc la coexistence du registre argumentatif et narratif. Ainsi, la cohabitation de formes d’argumentation et de formes fictionnelles tant à l’intérieur des discours non fictionnels qu’au sein du roman s’instaure dans un cadre relativement traditionnel. En ce qui concerne cette cohabitation au cœur du roman, J. Bernard fait référence aux exemples de Marcel Proust et d’Alain Robbe-Grillet au début de son article. Il convient de préciser que lorsqu’elle évoque l’argumentation, il est question d’un sens large qui comporte un registre argumentatif traitant les sujets les plus variés. En revanche, dans le cas des formes réflexives proposées dans cette étude, celles-ci visent plus spécifiquement l’idée de la littérature, et non l’ensemble de réflexions ou d’argumentations qui peuvent toucher des sujets moraux, pédagogiques, philosophiques, politiques, même si ceux-ci surgissent parfois comme étant liés à cette idée de littérature, bien entendu. Malgré cette différence entre l’argumentation dans le sens large et les formes réflexives envisagées ici, nous pouvons constater, de manière analogue à J. Bernard, que la coexistence des formes narratives et réflexives à travers les voix des narrateurs, des personnages et de cette voix auctoriale quelque peu indistincte que nous avons identifiée à l’égard des trois romans de Saer, Piglia et Bolaño, s’installe également dans un cadre qui n’est pas si étranger à la forme du genre romanesque moderne. En ce sens, nous pourrions dire que cette coexistence des formes narratives et réflexives, mettant à part toutes les particularités qui les caractérisent au sein de chacun des textes, est relativement classique à l’égard de la tradition du roman. Cela ne veut pas dire que nous ne considérons pas ces romans comme originels, bien évidemment, mais plutôt qu’ils arrivent à produire une continuation de cette cohabitation classique, tout en exhibant des singularités qui s’éloignent sur certains points d’un schéma générique fixe du romanesque. Sur ce point, nous tenons à remarquer spécialement ce caractère non accessoire et essentiel des énoncés réflexifs et des caractéristiques des narrateurs, ce qui éloigne nos romans de la figure traditionnelle de la digression, produisant ainsi une coexistence singulière et rénovatrice des formes réflexives et narratives. Or, il y a un troisième type de forme qui révèle, à nos yeux, une autre modification de cette cohabitation classique entre le réflexif et le narratif, et ce d’une manière encore plus réussie ou, pour le moins, plus frappante. Il s’agit de formes qui réussissent à fonctionner comme un 308

Les formes du roman

motif d’articulation narrative et à la fois comme une figure réflexive de représentation de l’écriture littéraire. Si nous revenons au terme de forme, tel qu’il a été employé jusqu’ici, il convient de préciser qu’en plus du niveau énonciatif et thématique travaillé dans cette étude, il faudrait ajouter – afin d’analyser les formes hybrides – cet autre niveau d’ordre architectural ou, si l’on préfère, provenant d’une lecture d’ensemble. Cet autre plan, de toute évidence issu du plan énonciatif et thématique, se configure à partir de la lecture globale en repérant des éléments que nous tenons pour principes d’organisation des trois textes romanesques analysés.

4.2.  La rencontre Quant à La grande, la forme hybride la plus importante se configure à partir de ce que nous proposons de nommer la rencontre. C’est un motif récurrent de plusieurs romans de Saer : les amis se rencontrent autour d’un repas ou d’un « asado » (El limonero real, Glosa, La pesquisa) ou des personnages, voire des mondes qui ne se connaissent pas se rencontrent pour la première fois (El entenado, Las nubes). Dans La grande, la rencontre fonctionne comme un élément à travers lequel les divers épisodes et les séquences narratives s’enchaînent d’un chapitre à l’autre, pendant les sept journées racontées par le roman – dont seulement six sont achevées –. Ainsi, pendant ces journées, le roman présente principalement les rencontres de Nula avec Gutiérrez, Lucía, Virginia, Tomatis, Soldi, Gabriela Barco, Diana et Leonor Calcagno. Le principe d’articulation narrative de tous ces épisodes, et même de celui de la lecture de Tomatis du texte autour de Brando et l’avant-garde provinciale du chapitre « Sábado, Márgenes », est la rencontre entre les personnages. Ces rencontres peuvent avoir lieu autour d’un « asado », dans des voitures, dans un bar ou dans d’autres situations ou espaces. Elles peuvent présenter des dialogues dans une plus forte ou faible mesure, de même que des scènes rétrospectives ou analeptiques à de différents degrés. Quoi qu’il en soit, la rencontre s’érige en une unité d’articulation des séquences narratives relatives à plusieurs personnages, tout particulièrement autour de Nula. Le sommet de la rencontre sera en effet le chapitre « Domingo, colibrí », comme l’a déjà signalé Premat : « lo que ‘pasa’ en La grande es lo que ‘pasa’ en ese almuerzo de domingo (o lo que no pasa en ese asado postrero que repite tantas otras comidas colectivas de la obra) » (Premat 2010a : 395). La rencontre constitue la forme de cohésion et d’organisation d’épisodes narratifs, en arrivant donc jusqu’à la rencontre la plus marquante, celle de tous les personnages pendant le chapitre du dimanche. Notons au passage la remarque de Premat à propos d’actions qui devraient avoir lieu, mais qui semblent frustrées en quelque sorte : 309

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« Es lo que sucede con el ‘Domingo’, escena central, anunciada a lo largo de la novela, en la que se reúnen todos los personajes importantes y en la que, a decir verdad, pasa poco y nada » (Premat 2010a : 395). Essayons donc de voir pour quelles raisons la rencontre, étant un motif fondamental d’articulation narrative, semble donner cette impression de rien qui « se passe » et l’éventuelle relation de ce constat avec la fonction réflexive de cet élément. Outre sa fonction narrative, il est possible de postuler que la rencontre dans La grande fonctionne également comme un procédé à travers lequel ce roman peut réfléchir autour de l’écriture littéraire. Le motif de la rencontre permet sans doute d’introduire des situations qui peuvent être tout à fait banales, anodines et vraisemblables : des personnages qui se rencontrent et qui discutent peuvent faire partie de n’importe quelle scène romanesque classique. Mais ces personnages peuvent aussi ressentir une pluralité d’émotions, de pensées, d’idées, de perceptions, de sensations physiques, voire érotiques, en somme toute une série d’éléments qui pourraient bien configurer la dimension de l’expérience humaine la plus quotidienne. En effet, ce roman posthume intègre toute cette autre série d’éléments. De cette façon, la rencontre dans La grande n’est pas limitée à un effet de temporalité de l’action, c’est-à-dire à un supposé dialogue ou moment partagé par les personnages qui s’écoule pendant une durée donnée. Elle est plutôt la voie vers toute une série de descriptions, d’argumentations, de suppositions, d’évocations de moments passés ou futurs, de sensations physiques à l’égard du contact ou de l’échange, et même de discussions littéraires ou intellectuelles humoristiques explicites qui s’étalent sans justification vraisemblable d’une durée donnée, comme dans cette scène où Nula et Diana ont une conversation : según lo pensó mucho más tarde, esos contrarios dolorosos eran de índole romántica, de acuerdo con una teoría que estaba elaborando y que sostenía que a las diferentes etapas o situaciones de la vida corresponden teorías filosóficas o literarias precisas; así, por ejemplo, en la adolescencia el romanticismo predomina sobre todas las otras, se es hegeliano cuando se adhiere a un partido político, presocrático en la infancia, y empirista cuando se acaba de nacer, escéptico en la vejez, estoico en la vida laboral, etcétera, etcétera (Saer 2009a : 264).

De cette manière, à partir d’une figure entièrement vraisemblable, classique, bourgeoise, voire réaliste, comme c’est le cas de la rencontre de personnages – qu’elle soit par hasard ou programmée –, Saer projette et introduit une large série d’éléments qui font de la représentation de chaque épisode quelque chose qui dépasse et déborde la simple action de se rencontrer ou de croiser des gens. La rencontre dans ce roman s’ouvre ou se dilate jusqu’à incorporer un large éventail de préoccupations 310

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esthétiques, sensibles, philosophiques, érotiques ou politiques. Ainsi devient-elle l’artifice ou le motif à travers lequel il est possible de faire surgir tous ces éléments, et ce en gardant un cadre romanesque qui fait semblant de respecter l’emploi conventionnel de personnages qui partagent un espace et un temps donnés. Si la convention de personnages qui se rencontrent demeure active à l’intérieur de La grande, le motif de la rencontre dévoile simultanément une caractéristique inusuelle : il n’y a pas de changements d’état radicaux des personnages pendant le déploiement des journées. En effet, revenant à Premat, « il ne se passe pas grande chose » dans la mesure où les actions, qui se limitent la plupart du temps à la rencontre (fortuite, amicale ou sexuelle) et à la conversation, n’entraînent point un changement radical ni des personnages ni des situations. À la lumière des travaux autour des manuscrits de Saer, Premat ajoute que cette sorte d’action diminuée au maximum était déjà présente dans les intérêts de l’auteur depuis les années 1980 : Esta constatación remitiría a una de las ideas del proyecto del libro, que data del principio de los años 80: la de jugar transgresivamente con ese elemento esencial de la novela decimonónica, a saber la intriga (según declaraciones del escritor, la novela del ‘falso vanguardista’ debía intitularse, por lo tanto, El intrigante, y ser la prolongación de Glosa, lugar que ocupará, finalmente, Lo imborrable) (Premat 2010a : 395).

D’après cette affirmation, il est possible de formuler que La grande correspond, au-delà du provocateur retour à des formes romanesques qui semblent traditionnelles, à un projet expérimental à partir de la notion d’intrigue. Ainsi, les intrigues prolifèrent, certes – celle de Nula, Diana et Lucía, celle de Gutiérrez, Leonor et Lucía, ou encore celle de Brando et Tomatis – mais elles n’aboutissent à aucun changement radical de quoi que ce soit. Et le principal élément de construction de l’intrigue et, à la fois, de sa transgression et exploration est à nos yeux cette forme hybride qu’est la rencontre. La dimension réflexive de cette forme réside donc sur le fait que c’est le procédé à partir duquel l’intrigue peut proliférer, mais, en même temps, qui permet d’introduire une large série d’éléments qui dépasse le cadre des intrigues en elles-mêmes. Et ces éléments qui ne font pas partie d’une intrigue contiennent et configurent l’idée de ce qu’est la littérature pour Saer. Autrement dit, la rencontre permet à l’auteur de Santa Fe d’employer un procédé conventionnel pour détourner tout de suite sa fonction, car pendant ces rencontres, en effet, il n’y a rien d’extraordinaire qui se passe. Ainsi, cette forme a une fonction réflexive dans la mesure où elle est le moyen à travers lequel Saer peut incorporer tout ce champ qui constitue à ses yeux la littérature et qui ne se limite point à la tension narrative ni 311

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à l’efficacité des actions, voire à leur prolifération : cette forme lui offre donc la possibilité de garder la simulation d’une intrigue, sans s’y plier pour autant. Si bien qu’à chaque moment La grande se déplace en dehors de ce champ hyper-narrativisé d’actions multiples, pour revenir à cet autre champ, où la série de descriptions sur la perception, de réflexions sur la littérature ou la philosophie, de l’humour et du rythme lyrique de la construction de ses phrases ont une place privilégiée et déterminante. C’est donc cette fiction de la rencontre de personnages, aspect entièrement conventionnel du roman, qui sera employée afin de transgresser sa face « d’action » en lui fournissant tous ces autres éléments, essentiels au travail littéraire dans la vision de Saer. D’où l’intérêt d’inclure dans La grande une parodie de l’excès de narrativisation ou d’intrigue qui domine, selon lui, une certaine conception contemporaine de la littérature, et sur laquelle cette forme hybride du roman représente une réflexion : Tomatis dice que en Alemania, donde la vida moderna es demasiado agitada y el tiempo es oro, los padres tienen demasiado trabajo y en vez de leerles un cuento a sus hijos antes de dormir, les recitan uno de los esquemas de Propp. Y a los niños alemanes, que son muy inteligentes, les gustan mucho. Nula: no te olvides esta noche: alfa beta tres A mayúscula A1 B1 flecha ascendente. H1 guión Y uno K cuatro flecha descendente doble V3. A los chicos les va a encantar (Saer 2009a : 226).

Si Saer introduit cette sorte de blague autour de la réduction à l’absurde des « fonctions des personnages » de Vladimir Propp, c’est parce que sa conception du roman n’est pas limitée à la notion de narrativité ni à la construction d’une intrigue, même si, comme nous l’avons vu à l’égard des formes narratives, et en dépit de l’indétermination formelle qui caractérise ce genre littéraire, le roman semble avoir besoin d’un cadre narratif afin de pouvoir être identifié comme tel. Ainsi, sur le plan architectural La grande fonctionne à notre sens à partir de cette forme fondamentale constituée par la rencontre, à partir de laquelle l’articulation narrative minimale se voit instaurée et garantie mais qui, en même temps, sert à incorporer les réflexions autour de la littérature qui ont marqué le projet esthétique de Saer.

4.3.  La machine Si dans le cas de La grande la rencontre est une forme hybride appartenant à l’ordre des procédés, dans La ciudad ausente la forme hybride la plus importante est plutôt d’ordre symbolique. Il s’agit, de toute évidence, de la machine de Macedonio. Dans l’une de ses lectures de La ciudad ausente, Teresa Orecchia Havas interprète la machine comme ayant trois dimensions sémantiques :

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El libro de Piglia [La ciudad ausente] trata el tema de la máquina a la vez de modo literal –como un objeto ficcional–; según un sentido metaliterario alegorizado –como una representación de los procesos de engendramiento de la escritura–; y según un sentido metafórico –como ficción sobre los mundos del pensamiento (el ‘alma’ de Elena de Obieta) y de la memoria– (Orecchia Havas 2006 : 285).

Elle distingue donc d’abord un sens littéral, un sens allégorique métalittéraire et encore un dernier, métaphorique, représentant l’âme d’Elena d’Obieta et la mémoire. Dans un article paru quatre ans plus tard, en 2010, Orecchia Havas revient sur la caractérisation de la machine ainsi : El núcleo genético de la obra en lo que hace a esta problemática sería la idea alegórica de la máquina de narrar, suerte de Scherezada de los tiempos modernos, que está asociada por una parte a la figura mítica de la Eva Futura, y por otra a la leyenda macedoniana del amor tronchado por Elena de Obieta, invocado en otra ‘máquina’ literaria, el Museo de la Novela de la Eterna (Orecchia Havas 2010a : 2).

La machine qui raconte des histoires est donc interprétée comme étant une « idée allégorique », ce qui veut dire qu’elle a un plan littéral et un autre allégorisé. De notre point de vue, la machine émerge dans La ciudad ausente comme l’élément d’articulation narrative le plus important, étant donné que c’est autour d’elle que tout le roman sera construit. Depuis la deuxième page du roman apparaît la première allusion en relation avec Junior, car « cuando se quisieron acordar, él solo controlaba todas las noticias de la máquina » (Piglia 2004 : 10). Ainsi, à l’intérieur de l’organisation narrative du roman la machine apparaît comme un « objet » qui se trouve dans un musée et qui produit les histoires que Junior découvre pendant le développement du roman : cette fonction narrative coïncide en effet avec ce qu’Orecchia appelle un « sens littéral », c’est-à-dire que la machine est « littéralement » un objet mécanique à l’intérieur du roman, si variée soit sa description physique ou matérielle31. La dimension réflexive correspond à nos yeux au caractère symbolique de cet objet qu’est la machine : en effet, outre la fonction narrative d’objet 31

On sait que la description matérielle de la machine l’identifie tantôt à une sorte d’appareil lié à la reproduction de la voix, similaire à un phonographe, tantôt à un autre qui produit des textes, et donc similaire plutôt au télétype. Voici un exemple de cette double caractérisation : « El sistema era bastante sencillo, parecía un fonógrafo metido en una caja de vidrio, lleno de cables y de magnetos. A las tres horas empezaron a salir las cintas de teletipo con la versión final » (Piglia 2004 : 43). Ainsi, la machine est associée à la reproduction orale, ou en tout cas à l’enregistrement de plusieurs voix – ou histoires – mais, surtout, à la production écrite de nouveaux récits qui commencent à circuler dans la ville et qui, en dépit d’être issus de cette pluralité de voix, appartiennent au domaine de l’écriture.

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matériel, cette machine serait un symbole de l’écriture littéraire. À cet égard, le trait mécanique qui semble davantage intéresser le narrateur est celui de l’évocation d’un fonctionnement du texte, au lieu d’une essence de l’idée de littérature, comme l’indiquera le personnage d’Elena dans « Los nudos blancos » : « ¿Qué es ser una máquina ? –preguntó el doctor Arana. –Nada –dijo ella–. Una máquina no es; una máquina funciona » (Piglia 2004 : 72). Cette dimension symbolique est analogue à ce qu’Orecchia nomme une « idée allégorique » métalittéraire, bien que nous ayons volontairement choisi le terme de symbolique, compte tenu des connotations morales, psychologiques ou théologiques de l’allégorie (Morier 1998 : 65), d’une part, et aussi du fait que ce qui est normalement considéré comme allégorique est plutôt un récit entier et non seulement un objet particulier, de l’autre. Probablement, il n’est pas question de deux mondes où l’on établit des équivalences, comme dans le cas de l’allégorie, mais plutôt d’un objet singulier à partir duquel on construit un parallèle en fonction d’une caractéristique donnée. Ainsi, analyser la machine en tant que symbole nous oblige à retenir qu’il s’agit d’une comparaison dans laquelle le trait dominant32 est celui du fonctionnement. En ce qui concerne l’aspect métaphorique de la mémoire, des « mondes de la pensée » ou de l’âme d’Elena de Obieta, la femme de Macedonio, il est indissociable, à notre sens, de cette symbolisation de l’idée de la littérature que représente la machine. De ce point de vue, la mémoire d’Elena fait donc partie de la machine comprise comme symbole de la littérature. Essayons de voir pourquoi. De toute évidence, la machine n’émerge pas dans La ciudad ausente seulement comme étant un « objet matériel » au sein du niveau narratif principal du roman. Il s’agit plutôt d’une sorte d’ensemble de personnages ou d’éléments assez particulier. Ainsi, l’ambiguïté à l’égard de la machine comme étant une femme ou un appareil renvoie, dès le début du roman, à cette entité ou cet ensemble d’éléments qui composent la caractère symbolique de la machine. Pendant la conversation entre Lucía et Junior, ce dernier pose la question : « ¿La máquina es una mujer ? / – Era una mujer. / – Estuvo un año en una clínica. No le digas que te dije porque te mata, Fuyita » (Piglia 2004 : 30). Ensuite, quelques lignes plus tard, l’identification entre Elena et la machine se manifeste nettement, ainsi que la description de cette sorte de vitrine en verre qui semble couvrir la machine dorénavant : « ¿Te llamás Elena, vos? – Yo no, ella. Yo soy Lucía. Una vez viví en el Uruguay […]. Ahí la vi, por primera vez, la exhibían en un salón, atrás de un vidrio. Estaba llena de tubos y cables. Toda blanca » (2004 : 30). Encore plus tard, 32

De ce point de vue, le symbole coïncide avec un : « Objet concret choisi pour signifier l’une ou l’autre de ses qualités dominantes » (Morier 1998 : 1161).

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l’explication du lien entre Elena, Macedonio et la machine sera donnée par le narrateur comme suit : ‘Una historia tiene un corazón simple, igual que una mujer. O que un hombre. Pero prefiero decir igual que una mujer’, decía Macedonio, ‘porque pienso en Scherezade’. […] En esos años había perdido a su mujer, Elena Obieta [sic], y todo lo que Macedonio hizo desde entonces (y ante todo la máquina) estuvo destinado a hacerla presente. Ella era la Eterna, el río del relato, la voz interminable que mantenía vivo el recuerdo (Piglia 2004 : 49).

De cette manière, le lien entre Elena et la machine se doit donc à l’invention, attribuée au personnage de Macedonio, de cet appareil qui produit des récits – représentant aussi bien l’idée de la littérature que l’esprit d’avant-garde de l’œuvre concrète de l’auteur réel de Museo de la Novela de la Eterna – invention qui cherche à combler l’absence de la femme aimée. Ainsi, Elena est aussi la machine, ce qui explique les caractérisations mécaniques lorsque le narrateur évoque la situation de cette supposée femme folle : « Elena pensó que el hombre era un imán donde se incrustaban las limaduras de hierro del alma. Ya estaba pensando como una loca. Sentía que de su piel se desprendía un polvo metálico » (Piglia 2004 : 70). Il est impossible de distinguer ici s’il s’agit d’un personnage fou, malade et délirant qui pense être un appareil ou d’une identification littérale entre Elena et la machine générée par le roman, et donc d’un personnage féminin qui possède les caractéristiques matérielles d’un appareil (auxquelles font allusion le « polvo metálico » ou le « hierro »). En tout cas, l’important ne réside pas dans cette décision d’interprétation. D’ailleurs, l’identification est explicite et à la fois volontairement ambiguë : « Estaba segura de haber muerto y de que alguien había incorporado su cerebro (a veces decía su alma) a una máquina » (Piglia 2004 : 71) ou encore « antes era inteligente –dijo Elena–. Ahora soy una máquina de repetir relatos » (Piglia 2004 : 84). Pour cette raison, même si l’identification entre Elena et la machine demeure quelque peu invraisemblable d’un point de vue classique ou étranger à la science-fiction, elle est entièrement significative symboliquement à partir du rapprochement de la poétique de l’écrivain Macedonio Fernández entrepris par Piglia. Ainsi, l’incorporation de « l’âme » de ce personnage féminin à l’appareil a beau être explicite, elle ne constitue pas l’unique facette de la machine dans le roman. Autrement dit, la femme malade, folle ou l’esprit qu’est Elena comme motif de « l’amour perdu » n’explique pas entièrement tous les visages de la machine ; elle n’en constitue qu’un. Sur ce point, il convient de soulever que le fait de ne pas pouvoir trancher en faveur d’une seule interprétation n’empêche pas l’identification symbolique de cette figure globale comportant simultanément Elena, la machine, la poétique de Macedonio à travers Museo, Anna Livia 315

La littérature obstinée

Plurabelle33 et même d’autres personnages féminins qui s’ajoutent au symbole mécanique. Quelques lignes plus tard, l’assemblage de personnages et de figures que compose ce caractère symbolique de la machine se rendra manifeste : « era una loca que creía ser una mujer policía a la que obligaban a internarse en una clínica psiquiátrica y era una mujer policía entrenada para fingir que estaba en una máquina exhibida en la sala de un museo » (Piglia 2004 : 71). Tous ces éléments configurent donc le symbole de la machine de façon à ce qu’il puisse être simultanément Elena, la femme folle et malade, la policière et aussi d’autres personnages provenant de l’intérieur des récits racontés par la machine elle-même, comme Anna Livia ou « la nena » : « Era un híbrido, la nena, para Madame Silenzky, una muñeca de goma pluma, una máquina humana, sin sentimientos y sin esperanzas » (2004 : 58) ou encore dans cette autre description : « Estaba ahí, canturreando y cloqueando, una máquina triste, musical » (2004 : 62). Il est manifeste que la machine, outre le fait d’être un appareil à l’intérieur de l’histoire de Junior, configure aussi un ensemble de personnages et d’éléments qui renvoient symboliquement à l’idée de la littérature, entendue comme la production d’une multiplicité. Cet assemblage symbolique justifie également l’identification des espaces dans le roman, comme celle entre la clinique psychiatrique et la ville : « La clínica era la ciudad interna y cada uno veía lo que quería ver » (2004 : 73). Ces identifications justifient notre choix de ne pas distinguer entre la mémoire du personnage d’Elena et la machine comme symbole de la littérature, comme l’avait fait Orecchia Havas précédemment à partir d’un niveau allégorique et un autre métaphorique. De notre point de vue, l’ensemble de tous ces éléments constitue la machine, et par voie de conséquence, le symbole de la production littéraire. Or, l’emploi de la machine comme un ensemble d’éléments permet à Piglia de projeter sur ce symbole ses préoccupations vis-à-vis de l’expérience et sa relation avec la littérature, comme dans ce passage à propos de son fonctionnement : « Esa era la lógica que estaba aplicando. Los hechos se incorporaban directamente, ya no era un sistema cerrado, tramaba datos reales » (Piglia 2004 : 103). On voit bien sur ce point l’intérêt de remarquer, à travers la machine – cette entité symbolique de l’écriture – les relations inexorables que la littérature entretient avec le réel. Pour Piglia la machine – littéraire – n’appartient pas à un système isolé, et cette idée s’expose explicitement dans le roman à travers cette caractérisation de l’appareil.

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Personnage pris de Finnegans Wake (1939) de James Joyce et introduit dans le récit « La isla » de La ciudad ausente sous forme, encore une fois, de personne-machine.

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La préoccupation pour la relation au réel surgit en dépit du caractère autoréférentiel de la machine, ce qui rejoint la poétique de Piglia à l’égard de la littérature comme système autonome mais non isolé : « Ha empezado a hablar de sí misma. Por eso la quieren parar. No se trata de una máquina, sino de un organismo más complejo. Un sistema que es pura energía » (Piglia 2004 : 112). Dans ce passage, la dimension symbolique de cette forme centrale de La ciudad ausente devient plus intéressante. Le roman semble indiquer que la comparaison entre le texte littéraire et le fonctionnement d’une machine s’épuise sur un certain point, étant donné qu’un autre type de système est évoqué. Cela peut s’expliquer car, contrairement à la machine fictionnelle de Piglia, il ne suffit pas de programmer des variations sur une histoire pour produire un texte romanesque. Quelque chose de plus, appelé ici « pura energía », vient donc compléter le symbole d’un fonctionnement littéraire. Ainsi, en conservant l’intérêt pour le fonctionnement de l’écriture et en particulier pour la construction des narrations, le symbole de la machine sera complété par cet autre aspect moins rationnel – une énergie non définie, les femmes folles ou paranoïaques comme Elena, mais aussi la nena ou Anna Livia Plurabelle dans le récit « La isla » – qui nuance le caractère d’automatisme et de reproduction facile que pourrait inspirer ce symbole à première vue. En somme, la reproduction de narrations ne semble pas être suffisante pour caractériser le symbole de l’écriture littéraire, et c’est ainsi parce que, probablement, la production littéraire ne se limite guère à la narration d’histoires, si multiples et variées soient-elles. À partir de ce symbole de la machine, il est nécessaire, vraisemblablement, de chercher d’autres matériels qui ne sont pas exclusivement narratifs ni facilement reproductibles : quelque chose d’un autre ordre, en dehors de la simple narrativité, intervient dans ce symbole de la production littéraire chez Piglia. Ainsi, et comme nous pouvons le déduire de ces aspects, la machine comprise comme un ensemble de personnages chez Piglia relève d’une réflexion sur le texte littéraire et ses rapports au réel à travers cette nature symbolique. La machine est donc une forme hybride dans la mesure où elle fonctionne comme un noyau narratif permettant d’organiser les récits et, simultanément, elle offre à Piglia la possibilité d’introduire symboliquement une caractérisation du texte littéraire, de même que plusieurs idées sur son rôle dans le monde contemporain (par exemple, sa relation avec la résistance politique, la prise en charge du réel ou la réflexion sur lui-même).

4.4.  Les crimes et la figure d’Archimboldi Résumons : dans La grande la forme hybride dominante est la rencontre, comprise comme un procédé qui s’emploie de façon à questionner son 317

La littérature obstinée

rôle romanesque ; dans La ciudad ausente nous proposons comme forme hybride centrale la machine, envisagée à la fois comme noyau narratif et du point de vue symbolique. À propos de 2666, nous proposerons une forme hybride qui consiste en un axe entre deux éléments : les crimes à Santa Teresa et la figure d’Archimboldi. Il ne s’agit plus d’un procédé ponctuel – comme la rencontre chez Saer – à partir duquel la forme romanesque peut être pensée, voire questionnée, ou d’un objet symbolique qui concentre la réflexion – comme la machine chez Piglia – mais d’un axe, et ce dans le sens d’une ligne idéale ou supposée34 qui maintient le mouvement ou la rotation d’un objet. Ainsi, contrairement au procédé ou au symbole, dans 2666 il est question d’une relation singulière entre deux éléments. En effet, l’articulation narrative du roman de Bolaño tourne autour de cet axe qui relie les cinq parties et les épisodes les plus divers. La première partie est liée à la figure d’Archimboldi en tant qu’écrivain admiré par les critiques dont la quête finit par les amener à Santa Teresa ; la deuxième déploie l’histoire d’Amalfitano qui habite dans cette même ville et qui est un connaisseur de l’œuvre de l’écrivain allemand ; la troisième raconte l’arrivée de Fate à la ville des crimes et finit avec sa rencontre avec le suspect des meurtres, c’est-à-dire le neveu d’Archimboldi qui justifie la présence de l’auteur allemand dans cette ville mexicaine ; la quatrième révèle la description minutieuse des conditions dans lesquelles les corps de femmes ont été trouvés, en racontant de façon intercalée les enquêtes policières fictionnelles qui tentent de trouver une réponse aux crimes, en passant ainsi par un autre angle de l’histoire de Klaus Haas  ; enfin, la cinquième présente la vie fictionnelle d’Archimboldi –  incorporant l’expérience de la Deuxième Guerre mondiale et du nazisme dès la perspective du soldat qu’est Hans Reiter à l’époque – et conclut juste avant son départ au Mexique, une fois qu’il est déjà un écrivain consacré. Outre la multiplicité d’histoires déjà évoquée, l’élément narratif commun aux cinq parties réside dans cet axe entre les crimes à Santa Teresa et la figure d’Archimboldi : comme nous pouvons le voir, toutes les parties ont une relation avec ces deux éléments, sans que le nœud de cette relation ne soit entièrement explicite ou sans qu’il n’y ait une relation causale quelconque entre les deux – mise à part la relation anecdotique de consanguinité entre Klaus Haas et Reiter, bien entendu. Ainsi, le rapport entre ce que peuvent représenter les crimes de Santa Teresa et la figure d’auteur d’Archimboldi, comprise ici plus comme une entité métaphorique d’un grand écrivain que comme un personnage en tant que tel, n’est pas 34

Cet axe pourrait être similaire à ce que Bolaño nommait, dans ces notes, le « centro oculto » de 2666, à partir d’un dessin d’une sorte d’hélice. Archivo Bolaño 1977-2003 (2013 : 104).

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élaboré manifestement par le narrateur de 2666. D’où l’idée d’un axe entendu dans son sens plus proche d’une ligne virtuelle qu’explicitement directrice. Autrement dit, outre l’aspect anecdotique de l’intrigue selon lequel Reiter et Haas sont reliés par parenté, le rapport entre les meurtres à Santa Teresa et la figure du grand écrivain n’est point expliqué à travers une signification quelconque. Or cette absence d’explication de la relation sémantique entre les deux éléments n’empêche guère, comme nous avons pu le constater auparavant, qu’ils puissent configurer l’axe narratif du roman. L’organisation narrative d’épisodes de 2666 ne dépend donc pas d’une relation sémantique explicite entre les deux éléments qui l’articulent ou l’aimantent. Outre sa fonction narrative organisatrice, l’axe entre les crimes à Santa Teresa et Archimboldi possède une autre fonction que nous proposons d’étudier comme étant réflexive. Analysons donc comment ces deux éléments, qui n’ont pas apparemment une autre justification narrative qu’un lien accessoire de consanguinité entre Reiter et Haas, peuvent constituer une réflexion sur l’idée de littérature et ses rapports au réel. Cela rejoint également le sens de la « structure » selon laquelle Bolaño désigne sa poétique. D’abord, il faudrait signaler que la mention à Archimboldi est manifeste dès la toute première phrase du roman : « La primera vez que Jean-Claude Pelletier leyó a Benno von Archimboldi fue en la Navidad de 1980, en París, en donde cursaba estudios universitarios de literatura alemana, a la edad de diecinueve años » (Bolaño 2004b : 15). Dès l’ouverture, le rôle d’Archimboldi en tant que figure centrale est explicite, ce qui sert d’introduction à la partie parodique autour des critiques littéraires. En revanche, la première référence à cet endroit sordide, horrifiant et énigmatique qu’est Santa Teresa apparaît plusieurs pages plus tard. D’abord, sans la mention du nom de la ville, elle surgit à propos de l’un des critiques : « De los cuatro Morini fue el primero en leer, por aquellas mismas fechas, una noticia sobre los asesinatos de Sonora. […] La noticia le pareció horrible » (2004b : 64). Ensuite, l’évocation de Santa Teresa en tant que telle apparaît lorsque le personnage de « el Cerdo » recrée son dialogue avec Archimboldi, identifié ici comme « el viejo alemán », dans un aéroport de Mexico D. F. :

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La littérature obstinée

– ¿Hermosillo? –dijo el Cerdo. – No, Santa Teresa –dijo el viejo–. ¿La conoce usted? – No –dijo el Cerdo–, he estado un par de veces en Hermosillo, dando conferencias sobre literatura, hace tiempo, pero nunca en Santa Teresa. – Creo que es una ciudad grande –dijo el viejo. – Es grande, sí –dijo el Cerdo–, hay fábricas, y también problemas. No creo que sea un lugar bonito (2004b : 141).

Santa Teresa nous est donc présentée dès cette première allusion comme un endroit hostile, sans qu’il y ait pour l’instant aucune précision à l’égard des crimes ou de l’impunité. La simple mention des « fábricas » et de « problemas » sert comme introduction de cet élément de l’axe hybride. Désormais, les références seront souvent partielles pendant les trois premières parties du roman, sans que l’on puisse savoir exactement ce qui se passe. Comme s’il s’agissait de rumeurs ou d’informations imprécises, on apprend sporadiquement que quelques femmes ont été assassinées dans cette ville. Dans cet épisode, par exemple, lorsque Espinoza sort avec Rebeca, le narrateur présente l’une de ces allusions partielles qui ne vont pas pourtant interrompre « La parte de los críticos » : « Mientras bebían cubalibres Rebeca le contó que al salir de aquella discoteca habían secuestrado a dos de las muchachas que tiempo después aparecieron muertas. Sus cadáveres fueron abandonados en el desierto » (Bolaño 2004b : 198). De même, dans « La parte de Amalfitano » on trouve des références similaires aux crimes, sans que celles-ci n’impliquent une coupure dans l’histoire du professeur chilien : « Esa noche, sin embargo, después de cenar y de ver las noticias en la tele y de hablar por teléfono con la profesora Silvia Pérez, que estaba indignada por la forma en que la policía del estado de Sonora y la policía local de Santa Teresa estaba llevando la investigación de los crímenes, Amalfitano encontró en la mesa de su estudio tres dibujos más » (2004b : 248). Ensuite, l’histoire d’Amalfitano poursuit avec les diagrammes de noms de philosophes liés de manières inédites, sans que cette mention aux crimes ne marque une vraie interruption. « La parte de Fate » inclut aussi des allusions du même ordre concomitant. Par exemple, dans les premières pages on peut lire : « Mientras Fate dormía dieron un reportaje sobre una norteamericana desaparecida en Santa Teresa, en el estado de Sonora, al norte de México » (2004b : 328). La partie s’achève sur la rencontre de Fate, Rosa Amalfitano et Guadalupe Roncal avec le supposé assassin, qui ressemble à un géant allemand, tout comme Archimboldi d’ailleurs, et l’ouverture de leur 320

Les formes du roman

conversation : « – Pregunten lo que quieran –dijo el gigante. Guadalupe Roncal se llevó una mano a la boca, como si estuviera inhalando un gas tóxico, y no supo qué preguntar » (2004b : 440). Ce ne sera que jusqu’à la choquante « parte de los crímenes » que la situation de Santa Teresa sera décrite et abordée dans toute la cruauté et la violence de l’accumulation de détails singuliers. Dès le début de la partie, le ton neutre de l’inventaire de meurtres s’annonce : « La muerta apareció en un pequeño descampado en la colonia Las Flores. Vestía camiseta blanca de manga larga y falda de color amarillo hasta las rodillas, de una talla superior » (2004b : 443). Cette première description sera suivie de plus d’une centaine d’autres, où les corps féminins sont brutalement violés et outragés des manières les plus violentes. À propos du procédé de l’inventaire et de sa relation avec l’horreur que provoquent les descriptions des corps assassinés, Carlos Walker note que « la presencia de la muerte se articula con la forma antológica, esta conjunción hace las veces de núcleo poético sobre el que girará gran parte de la obra por venir » (Walker 2013 : 173). Cette citation fait référence à un autre livre de Bolaño, La literatura nazi en América, où Walker identifie ce procédé de « collection » qui sera, selon lui, dilaté dans les textes postérieurs, tout particulièrement dans « La parte de los crímenes » de 2666. Par ailleurs, ce procédé d’accumulation a été signalé également par Karim Benmiloud à propos d’un passage de Nocturno de Chile: « le corps décharné du peintre mélancolique figure in absentia ceux de toutes les victimes de l’horreur et de la barbarie nazies (d’où le procédé stylistique accumulatif particulièrement frappant) » (Benmiloud 2007 : 117). Il s’agit donc d’un procédé fréquent chez Bolaño. Ainsi, selon Walker, «  el principio de colección se muestra en este punto como una de las maneras en la que la literatura de Bolaño desarrolla una de sus estrategias de composición del horror » (Walker 2013 : 174). Outre la composition de l’effet d’horreur en soi signalée par cet article, il est pertinent d’évoquer ce procédé d’accumulation car il constitue la manière de présenter l’un des éléments de cette forme hybride. Ainsi, l’un des pôles de cette dernière, les crimes à Santa Teresa, est exposé dans le roman à partir d’un ton neutre et d’une accumulation de descriptions provocant, sans doute, un effet choquant et d’horreur. Or la relation entre ces crimes et la figure d’Archimboldi demeure tacite, puisqu’elle se limite, d’une part, à l’histoire de Haas (c’est-à-dire à la narration de son arrivée en prison et de la manière dont il clame son innocence) et de l’autre, à l’espace de Santa Teresa, où l’on sait que se trouve Archimboldi dès la première partie du roman. Ainsi, l’inventaire de meurtres se termine par le dernier corps de cette accumulation atroce et, tout particulièrement, par l’indifférence des gens et de la ville, tout cela sans proposer aucune relation qui ne soit anecdotique entre les crimes et 321

La littérature obstinée

la figure du grand écrivain qui se développera dans la partie suivante du livre : Tanto este caso como el anterior fueron cerrados al cabo de tres días de investigaciones más bien desganadas. Las navidades en Santa Teresa se celebraron de la forma usual. Se hicieron posadas, se rompieron piñatas, se bebió tequila y cerveza. Hasta en las calles más humildes se oía a la gente reír. Algunas de estas calles eran totalmente oscuras, similares a agujeros negros, y las risas que salían de no se sabe dónde eran la única señal, la única información que tenían los vecinos y los extraños para no perderse (Bolaño 2004b : 791).

Après presque trois cent cinquante pages de l’inventaire de crimes et de la narration des enquêtes policières infructueuses, le narrateur finit par constater l’indifférence face à l’horreur bien réelle et historique que représente le « feminicidio » à Ciudad Juárez, à travers cette version littéraire qu’est Santa Teresa. La vie quotidienne de la ville fictionnelle se poursuit parmi les « investigaciones desganadas », la « tequila », la « cerveza » et le rire des gens pendant les fêtes de Noël, dans l’indifférence absolue face à ces faits systématiques et atroces. Et le ton neutre de ce constat, qui est le ton aussi des descriptions des corps, ne fait que renforcer l’effet d’une sorte de rage si réelle qu’impuissante et inutile. Les crimes à Santa Teresa ne sont donc pas un motif à partir duquel il serait possible de faire des réflexions éthiques ou moralisantes sur un phénomène contemporain : ils émergent comme un constat de l’horreur, une sorte de diagnostic de l’histoire récente d’Amérique latine qui, néanmoins, n’est pas dévoilé comme une leçon morale. Cela dit, cet élément de la forme hybride constitué par les crimes à Santa Teresa n’est pas présenté comme le seul noyau du roman : il est exposé toujours sur le même plan que la figure d’un grand écrivain. D’où le fait que l’on insiste sur l’idée d’un axe entre les crimes et Archimboldi, car cette sorte de diagnostic historique et horrifiant dévoilé dans «  La parte de los crímenes » est exploré à côté de la figure de ce que représente, dans la vision de Bolaño, le motif d’un vrai et grand écrivain. Ainsi, si les crimes révèlent une préoccupation autour d’un présent historique marqué par l’horreur, la figure d’auteur d’Archimboldi va introduire la réflexion sur la production d’une œuvre littéraire. Et le plus intéressant, c’est que les deux éléments vont ensemble ou, du moins, sont placés côte à côte en tant qu’axe narratif et réflexif de 2666, sans qu’aucun dialogue entre les deux ne puisse être élaboré. À l’égard du rapport entre les crimes et la figure d’auteur, Walker affirme que  «  de esta forma, el lazo que es dable establecer entre los escritores y las muertas, no sólo depende de su puesta en serie como forma de presentación, sino que también se destaca una preocupación 322

Les formes du roman

por los desastres históricos y los modos en que una forma literaria reflexiona  » (Walker  2013  :  157). De cette façon, Walker a perçu que la relation entre l’axe crimes/écrivains dans l’œuvre de Bolaño explicite une préoccupation historique et aussi une sorte de réflexion de la forme littéraire elle-même, aspect qu’il observe en particulier à partir du procédé d’accumulation ou de collection. Dans un ordre d’idées similaire, mais spécifiquement en ce qui concerne 2666 dans cette relation femme assassinée/écrivain, le rapport entre Archimboldi et les crimes a pour fonction, à nos yeux, de montrer en parallèle une expérience historique récente de l’horreur et la figure métaphorique d’un grand écrivain, toutes les deux reliées en principe seulement par le même espace (Santa Teresa) et par le plan anecdotique (la parenté Haas/Reiter). De cette façon, et en dépit d’être côte à côte, le rapport de sens entre les deux éléments demeure volontairement silencieux. L’axe crimes/Archimboldi ne doit pas aboutir  – et ne le fait pas d’ailleurs – à une relation sémantique déterminée. Cet aspect, que nous identifions comme issu de la lecture d’ensemble du roman peut être envisagé comme réflexif. Ainsi, non seulement la forme de l’accumulation serait réflexive: la non-relation sémantique des éléments de cet axe de 2666 est, de ce point de vue, aussi une forme réflexive. Or, en quoi cette réflexion consiste-t-elle ? Après le déploiement des crimes de la quatrième partie, le roman poursuit avec la biographie fictionnelle d’Archimboldi. Ce type de biographie est sans doute similaire dans sa construction à celles de La literatura nazi en América, bien que le composant idéologique de la narration de la vie du soldat allemand Reiter soit d’une nature différente à celui des fiches biographiques d’écrivains nazis. Contrairement aux assassins ou simplement fascistes du continent américain du roman de 1996, Archimboldi est une figure de projection de quelques idées sur la littérature de Bolaño et, dans ce sens, plus une sorte de modèle d’écrivain qu’une figure à parodier. Ainsi, Archimboldi serait un élément qui permet d’introduire certains traits que Bolaño estime importants dans la construction d’une œuvre. Pourtant, selon Peter Elmore, « poco es lo que en 2666 queda expuesto de la obra y la persona de Benno von Archimboldi » (Elmore 2008 : 287). Certainement cette absence de traits personnels distinctifs d’Archimboldi s’explique, comme nous l’avons dit auparavant, car l’intérêt est précisément d’en faire une figure d’auteur et non une subjectivité d’un écrivain quelconque ; il y a certes une sorte de dépersonnalisation, car l’idée de littérature de Bolaño mise en scène ici n’a probablement pas un besoin permanent du détail subjectif fictif pour être présentée. C’est qui compte, c’est plus la réception de l’œuvre d’Archimboldi et son insertion dans la littérature (déployées dans « La parte de los críticos ») que les anecdotes extrêmement personnalisées produisant un effet de subjectivité fictionnelle. 323

La littérature obstinée

Puis, en ce qui concerne son œuvre, il n’y a point une description ou un résumé de ses romans, mais il est possible de trouver certaines caractéristiques. Elmore lui-même indiquera que « del sumario catálogo que ofrece el narrador se deduce, tentativamente, la fisonomía de una obra a la que distingue la vocación experimental y exploratoria. También, cabría recalcar, la versatilidad de asuntos y maneras vela el rostro del autor: a la obra de von Archimboldi la distingue una cualidad impersonal » (Elmore 2008 : 288). Sur ce point, l’œuvre d’Archimboldi acquiert au moins deux caractéristiques qui pourraient être en effet celles de plusieurs classiques de la littérature : capacité d’expérimentation et versatilité. Outre le caractère expérimental et la variété de sujets de l’œuvre d’Archimboldi, on pourrait ajouter probablement l’une des rares descriptions de son style, citée précédemment : « El estilo era extraño, la escritura era clara y en ocasiones incluso transparente pero la manera en que se sucedían las historias no llevaba a ninguna parte » (Bolaño 2004b : 1111). Sur ce point, l’œuvre est moins dépersonnalisée et plutôt proche de la poétique de Bolaño lui-même en ce qui concerne la multiplicité d’histoires et à la fois le souci de lisibilité, à travers cette « transparence du style ». En plus de ces caractéristiques, la figure d’Archimboldi est aussi présentée comme singulière, monstrueuse et encline aux abîmes dans sa fascination pour une sorte de monde parallèle sous-marin, ce qui sans doute renvoie métaphoriquement à la poétique de Bolaño : En 1920 nació Hans Reiter. No parecía un niño sino un alga. Canetti y creo que también Borges, dos hombres tan distintos, dijeron que así como el mar era el símbolo o el espejo de los ingleses, el bosque era la metáfora donde vivían los alemanes. De esta regla quedó fuera Hans Reiter desde el momento de nacer […]. Lo que le gustaba era el fondo del mar, esa otra tierra, llena de planicies que no eran planicies y valles que no eran valles y precipicios que no eran precipicios (Bolaño 2004b : 797).

Outre l’allusion à la poétique de l’abîme, Archimboldi est marqué par une singularité qui n’est pas tout à fait précisée, à part sa gigantesque taille et son goût pour la mer. De même, son apprentissage en tant qu’écrivain et sa poétique ne sont pas explicites pendant la cinquième partie du roman, à part la référence au style d’écriture et au peintre Arcimboldo. Ainsi, la figure d’auteur Archimboldi, le deuxième élément de la forme hybride que nous proposons, est présentée à partir de la biographie fictionnelle d’un écrivain qui demeure impersonnel, ou en tout cas qui ne révèle pas de traits subjectifs marqués, et dont l’œuvre ne semble pas dévoiler de caractéristiques singulières, outre le style clair et les histoires qui ne mènent nulle part, d’une part, et le caractère expérimental et la versatilité, de l’autre, caractéristiques qui pourraient être celles de plusieurs classiques. 324

Les formes du roman

Or, comment l’axe entre les crimes et Archimboldi peut-il avoir une fonction réflexive, dans le sens d’une pensée sur la littérature et ses relations au réel ? Nous avons dit que tant les crimes à Santa Teresa qu’Archimboldi sont exposés sans qu’il y ait un lien sémantique entre les deux. De notre point de vue, ce manque d’explication de la signification, outre le fait d’être une modification de certaines conventions des genres narratifs censés avoir une fin, comprise comme le dénouement d’une situation donnée, relève d’une réflexion sur la littérature. La figure d’un grand écrivain est placée à côté de la représentation d’une expérience horrifiante de l’histoire récente. Or le fait qu’une lecture d’ensemble de 2666 identifie ces deux éléments situés en parallèle mais sans dialogue explicite entraîne la préoccupation relative à l’idée de la littérature – c’est-à-dire à ce qu’implique la construction d’une grande œuvre – et à la fois au rapport à l’expérience – historique récente dans ce cas. Les deux éléments de l’axe sont posés ainsi presque dans une confrontation qui ne se résout pas, qui ne peut avoir d’autre lien que celui contingent de se trouver sur le même plan d’existence. Ainsi, la figure symbolique d’un auteur doit être placée face à l’une des expériences historiques de l’horreur contemporaine, sans qu’il y ait pour autant une intégration des deux ou même une modification de la deuxième par la première, d’où l’impossibilité utopique d’un changement historique – ou révolutionnaire – par l’écriture littéraire dans la vision de Bolaño. Il ne reste qu’une rencontre face à face entre la figure d’écrivain et l’expérience historique du présent, métaphorisée à travers les crimes à Santa Teresa. La figure de l’écrivain idéal doit donc être placée face au présent historique, si horrifiant et atroce soit-il. La réflexion consiste alors à placer la littérature face à son présent, même si cela veut dire face à l’horreur de son présent, sans représenter pour autant une résolution utopique quelconque de ce présent par la production littéraire. Néanmoins, selon cette réflexion que représente l’axe entre les crimes et Archimboldi, la littérature doit poursuivre et survivre toujours en regardant le présent en face. Et cela rejoint la métaphore visuelle fréquente dans les articles de Bolaño : « abrir los ojos en la oscuridad, en esos territorios en los que nadie se atreve a entrar » (Bolaño 2004a : 65). Le fait de composer cette forme hybride comme un axe qui ne peut rien résoudre, mais qui est pourtant conservé et exposé ainsi dévoile comment cette idée de littérature chez Bolaño doit se placer en face de son présent ; même si ce n’est que pour proposer, sans aspiration à des effets directs, que cette littérature existe sur le même plan et doit donner à voir ce présent, et ce dans ces faces les plus insupportables ou dissimulées : il est question de rendre ce présent visible et pensable. De cette manière, la vision globale des trois romans choisis révèle des formes hybrides. Tout en ayant des fonctions narratives canoniques 325

La littérature obstinée

d’organisation, ces formes hybrides déploient une pensée sur la littérature qui possède la particularité d’agir sur l’architecture d’ensemble de ces textes. Ainsi, là où le roman est considéré comme le genre bourgeois de reproduction narrative des habitudes les plus conventionnelles et ordinaires, ces trois romans s’en servent pour altérer et changer les formes de représentation ordinaires et fréquentes dans nos sociétés contemporaines. Et ils le font particulièrement à partir de ces formes hybrides: dans La grande, la rencontre finit par introduire un ensemble d’éléments qu’on ne lui attribue pas d’habitude ; dans le roman de Piglia, les histoires de la machine introduisent une série de réflexions et de pensées qui ne sont pas accordées au roman de nos jours ; et dans 2666, un axe narratif qui ne communique pas un sens donné finit par exposer l’urgence de se placer en face du présent, même si ce n’est que pour produire une perplexité réflexive. En dernier lieu, il n’est pas difficile d’observer comment l’indéter­ mination de l’idée de roman moderne rend possible l’émergence de ces formes hybrides dans les trois cas, tout comme les formes narratives et réflexives traitées dans les chapitres précédents. Cela ne veut pas dire qu’il n’y ait pas d’originalité dans ces romans, mais tout simplement que l’indétermination de ce genre moderne devient une condition de possibilité. D’autre part, la réflexivité, telle qu’elle a été exposée dans cette étude, produit comme effet ces formes hybrides qui renouvellent la manière dont la pensée peut surgir à partir de la forme littéraire en ellemême, et non seulement à partir du niveau énonciatif explicite. De notre point de vue, cet emplacement des formes architecturales qui peuvent fonctionner à la fois comme narratives et réflexives constitue l’un des aspects les mieux réussis de ces trois textes, raison pour laquelle ils méritaient d’être abordés. Finalement, nous pouvons maintenant constater que cette fonction réflexive n’est pas étrangère à la préoccupation pour l’expérience – qu’elle soit envisagée de manière perceptive, hypothétique ou historique. Que ce soit à partir de la rencontre chez Saer, de la machine chez Piglia ou de l’axe virtuel entre les crimes et la figure d’Archimboldi chez Bolaño, le sujet du rapport à l’expérience revient de manière insistante, sans avoir recours à une vision mimétique ou illusionniste naïve, mais plutôt comme un questionnement qui se place à la base des formes hybrides architecturales. Ainsi, les formes du roman dans ces trois textes peuvent réfléchir sans abandonner une fonction narrative, ce qui offre à cette littérature la possibilité et la puissance de se construire comme une pensée qui propose des formes de représentation et de plaisir renouvelées.

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Conclusion Seule la vie crée de telles zones où tourbillonnent les vivants, et seul l’art peut y atteindre et y pénétrer dans son entreprise de co-création. Gilles Deleuze, Qu’est-ce que la philosophie

Il convient maintenant de récapituler le parcours tracé dans cette étude. Trois traits constituant l’idée de roman moderne ont été décrits et identifiés au sein des théories canoniques du genre romanesque – spécialement celles de quelques textes fondamentaux de Lukács, Bakhtine et Watt – et aussi à l’intérieur de la production d’essais et d’articles critiques de trois auteurs particuliers : Juan José Saer, Ricardo Piglia et Roberto Bolaño. Il a été ainsi possible de montrer comment l’indétermination, le rapport à l’expérience et la réflexivité sont des caractéristiques souvent attribuées à ce genre littéraire qui continuent à faire partie des préoccupations de ces trois écrivains hispano-américains, reconnus de nos jours comme étant des figures indispensables du panorama littéraire contemporain en langue espagnole. De cette manière, suivant les analyses menées pendant cette étude, nous espérons avoir montré de quelle manière l’idée de roman moderne demeure présente comme un élément actif au sein de la poétique globale de ces auteurs hispano-américains. Cette persistance a lieu en particulier grâce aux trois traits analysés, qui sont retravaillés et reformulés au cœur des idées individuelles du roman de Saer, Piglia et Bolaño et dont les singularités ont été analysées séparément dans les trois premières parties. Il est donc possible d’affirmer maintenant, comme il a été suggéré tout au long de cette recherche, qu’il s’agit de traits du roman qui traversent manifestement – de manière singulière dans chaque cas – la poétique de ces trois écrivains. De cette manière, l’indétermination émerge chez Saer principalement à partir de l’hybridation entre les registres lyrique et narratif, mais aussi à travers sa vision de la narration-objet et de l’indétermination du monde ; chez Piglia, elle apparaît sous l’hybridation des registres narratif et argumentatif, et également à partir de sa notion de fiction; et chez Bolaño, elle est associée au mélange du narratif et du lyrique – auquel vient s’ajouter l’élément parodique – tout comme à sa vision romantique de l’abîme et des profondeurs. De même, et comme il a été exposé dans la deuxième partie, le rapport à l’expérience surgit principalement chez Saer à partir de sa critique des conventions romanesques habituelles et 327

La littérature obstinée

de sa notion d’une anthropologie spéculative; chez Piglia, il est question d’identifier une tension entre l’expérience et la représentation littéraire, pour ensuite postuler la lecture comme un élément fondamental de cette tension ; et chez Bolaño, finalement, le rapport à l’expérience s’énonce à partir des préoccupations historiques et autobiographiques, pour se concréter sur la vision d’une expérience de la forme littéraire comme quelque chose qui appartient aussi au plan de l’expérience vitale. Ensuite, la réflexivité a été explorée chez Saer à travers sa notion de forme, chez Piglia à partir de ce qu’il appelle la critique, et finalement chez Bolaño à partir de sa notion de structure. Outre la présence de ces trois traits dans les essais, les entretiens ou les textes critiques de ces auteurs – qui désignent une poétique relativement explicite, bien que complexe – il était intéressant aussi de démontrer, à travers l’exemple concret de l’analyse de romans des auteurs choisis, que ces trois traits de l’idée de roman produisaient des effets à l’intérieur de leur production textuelle. Ainsi, la dernière partie s’est concentrée sur une analyse générale et comparative de La grande, La ciudad ausente et 2666, en essayant de cibler les effets produits par l’indétermination, le rapport à l’expérience et la réflexivité. Autrement dit, il est important de souligner que ces traits étaient non seulement présents au sein des préoccupations esthétiques de ces auteurs – explicitées par l’intermédiaire d’entretiens, d’articles critiques ou d’essais – mais qu’ils demeuraient aussi actifs dans quelques-uns de leurs romans, et qu’ils intervenaient ainsi dans leur production. Comme nous l’avons expliqué, il ne s’agit pas de prendre le corpus d’essais et d’entretiens de Saer, de Piglia et de Bolaño comme une sorte de théorie qui serait applicable par la suite à la pratique d’écriture de leurs romans, mais plutôt d’observer comment la présence de ces traits au sein des préoccupations des auteurs avait un rôle déterminant dans la production de formes romanesques particulières et même parfois novatrices dans le contexte hispano-américain contemporain. Ainsi, l’analyse de ces romans nous a conduits à postuler la prédominance notamment de trois formes  : narratives, réflexives et hybrides. À travers cette analyse des formes, les moments ont été soulevés où certains aspects conventionnels revenaient à l’intérieur de ces trois romans, par exemple la narration séquentielle provenant d’un domaine narratif plutôt traditionnel, de même que les moments où certains éléments étaient employés d’une manière relativement novatrice, comme c’était le cas de la réflexivité énonciative en dehors du modèle classique de la digression. Par ailleurs, cette réflexivité énonciative pourrait être assimilée plus largement au roman du XXe siècle, dans la mesure où elle émerge comme quelque chose d’indissociable de l’ensemble du roman ; d’où le fait qu’on insiste sur la nature relative. Suivant Compagnon : « Même lorsque le roman moderne – chez Proust ou chez Musil – annexe l’essai et que 328

Conclusion

les situations sont raisonnées autant qu’elles sont racontées, il n’illustre pas un système, mais invente une réflexion indissociable de la fiction, visant moins à énoncer des vérités qu’à introduire dans nos certitudes le doute, l’ambiguïté et l’interrogation » (Compagnon 2007 : 70). Compagnon soulève ici le caractère non systématique de la réflexion menée par le roman du XXe, en particulier chez Proust et Musil, tout en indiquant qu’elle semble « indissociable » de la « fiction ». Il serait donc envisageable de postuler que Saer, Piglia et Bolaño, spécialement dans La grande, La ciudad ausente et 2666, s’installent dans cette lignée moderne, où les énoncés réflexifs – portant sur la littérature mais aussi sur d’autres sujets – ne sont pas d’une nature digressive, dans la mesure où ils ne sont point accessoires ni indépendants, mais constitutifs. À propos du surgissement de formes romanesques éloignées de la narration traditionnelle, nous pouvons également faire mention des formes hybrides analysées au dernier chapitre, où l’articulation de la fonction narrative et la fonction réflexive peut ouvrir de nouveaux chemins pour le roman, pouvant ainsi être envisagées comme une sorte de renouvellement à l’intérieur du genre romanesque. Il a été donc question de révéler, dès que c’était pertinent, les mouvements vers les formes traditionnelles et vers d’autres configurations plutôt novatrices. Ces analyses nous mènent vers, au moins, trois constats importants. D’abord, il convient de dire que la relation toujours problématique entre le roman et l’expérience du réel est abordée d’une manière spécifique dans le cas de ces trois auteurs : l’illusion esthétique traditionnelle, dans toute sa dimension référentialiste et anthropologique, c’est-à-dire dans le sens d’un travail avec des éléments strictement vraisemblables et la construction d’un monde fictionnel solide et cohérent n’a plus une place réellement déterminante dans les trois romans étudiés ici. Néanmoins, cela ne veut pas dire que la préoccupation relative à la prise en charge du réel soit inexistante, suivant le préjugé d’une autonomie artistique isolée que nous avons évoqué à plusieurs reprises et qui peut être synthétisé dans cette phrase d’un travail récent de Tzvetan Todorov : « on représente désormais l’œuvre littéraire comme un objet langagier clos, autosuffisant, absolu » (Todorov 2007 : 31). Comme il a été montré, et c’est plausiblement l’un des éléments les plus intéressants soulignés par l’analyse, cette préoccupation par l’expérience du monde est incrustée dans ces romans à partir du retour aux formes narratives traditionnelles et séquentielles, retour qui aide à rendre cette inquiétude pour l’expérience communicable, et ce même si le retour n’est que partiel – car, comme nous avons pu l’observer, les formes narratives des trois romans ne se réduisent guère à ce retour à la séquentialité traditionnelle. Ce rapport entre la narration traditionnelle et l’inquiétude vis-à-vis de l’expérience s’explique car la première obéit à une codification conventionnelle, certes, 329

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mais sédimentée et actuellement très proche des formes adoptées par la narration orale dans l’expérience quotidienne. Suivant sur ce point le travail de Monika Fludernik, « la narration naturelle ne sera pas considérée, en aucun sens, plus ‘normale’ ou ‘non-artificielle’ que le langage écrit ; les formes du discours à la fois orales et écrites sont équivalentes, des médias symboliques structurellement déterminés qui opèrent au sein de cadres génériques, culturels et contextuels spécifiques » (Fludernik  1996  :  15, n. t.). Dans le cas des codes qui articulent la narration conversationnelle, et malgré le caractère spontané des locuteurs, il y a sans doute un cadre sédimenté, ce qui rapproche cette question plutôt du « schématisme de l’intelligence narrative » de Ricœur, qui a bel et bien une histoire et une tradition, tout en dominant la configuration de la narration spontanée. Lorsque ces codes de la narration conversationnelle et, en particulier, la séquentialité d’épisodes se voient incorporés aux romans étudiés ici, l’effet qui se produit est précisément une communicabilité précise, liée à la familiarité de ce type de narration. Ainsi, l’inquiétude à l’égard de l’expérience et de la prise en charge du réel resurgit sous la forme d’un retour à la lisibilité garantie par la narration séquentielle traditionnelle, si variée et imbriquée soit-elle, comme nous avons pu l’observer à travers l’analyse des axes narratifs des trois romans. L’incorporation de formes narratives séquentielles traditionnelles entraîne alors l’annexion de codes reconnaissables, et par voie de conséquence, lisibles en termes de ce qui est connu, habituel et familier. Compte tenu du fait que ces codes sont employés aussi dans la narration conversationnelle et quotidienne, leur incorporation au sein des romans de Saer, Piglia et Bolaño garantit une sorte de lisibilité de base. Ainsi, le premier constat réside dans le fait que la relation problématique entre le roman et l’expérience persiste chez ces trois auteurs  mais d’une façon renouvelée : pas tellement par le biais d’un illusionnisme esthétique ou d’un retour naïf – ou en tout cas post-théorique – au référentialisme ou, encore, d’un retour à une narrativité simple, omniprésente et divertissante, mais plutôt à travers une reprise de la séquentialité caractéristique de la narrativité la plus traditionnelle. Or cette séquentialité est employée d’une manière quelque peu détournée, ou au moins, elle se voit incrustée dans des modèles narratifs beaucoup plus complexes, comme nous espérons l’avoir montré pendant la dernière partie de cette étude. Il serait donc possible de parler d’un retour à la narration traditionnelle dans sa face séquentielle, certes, mais d’un retour articulé à des structures narratives plus complexes qui ne se réduisent pas aux formes familières et conventionnelles, même si elles s’en servent afin de favoriser une lisibilité donnée – lisibilité qui dépend, à son tour, d’une préoccupation pour le rapport entre la littérature et l’expérience.

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Conclusion

Ce premier constat pourrait être comparé, dans le futur, avec des études portant sur d’autres littératures. Quant au roman français contemporain, par exemple, Wolfgang Asholt et Marc Dambre affirment « que le roman contemporain ne se refuse plus à aborder la réalité extralittéraire et qu’il a dépassé la phase d’un ‘travail sur le signifiant’ comme stade ultime de l’évolution littéraire depuis l’invention (nécessaire) de l’autonomie au XIXe siècle » (Asholt et Dambre 2010 : 17). Une situation similaire semblerait donc exister dans le cas français, où il serait possible d’identifier aussi un «  retour  » de certains aspects narratifs, tout en gardant une distance face à la naïveté mimétique. Ainsi, selon les éditeurs de cet ouvrage collectif, les notions développées afin d’étudier ce roman contemporain « montrent aussi […] qu’il ne s’agit pas là d’un retour à une esthétique et à des procédés narratifs traditionnels, mais que le soupçon vis-à-vis du pouvoir de la littérature de représenter le réel d’une manière mimétique persiste » (Asholt et Dambre 2010 : 16). Il serait donc pertinent de se poser la question de l’existence de caractéristiques similaires entre le roman contemporain français et hispano-américain, car probablement ce « retour » de certaines formes de narration répond à un phénomène plus répandu qu’on ne le pense. Une future recherche pourrait faire la lumière sur cet aspect. Le deuxième constat concerne l’idée de littérature chez Saer, Piglia et Bolaño. Il est important de remarquer et de défendre la persistance de cette idée moderne du roman qui traverse tant les travaux critiques de nos écrivains que les trois textes romanesques étudiés. En fait, il est possible de voir que cette idée moderne de la littérature, comme étant à la fois une pensée sur le réel et une forme, traverse tant la poétique que la production littéraire de ces auteurs. Néanmoins, il convient de préciser que cette idée moderne est retravaillée et reformulée dans chacun des trois cas, confirmant ainsi le caractère actif qui nous a intéressé depuis le début de cette réflexion. De sorte qu’il ne s’agissait pas tant de montrer une immutabilité de cette idée de la littérature, mais plutôt d’analyser de quelles manières ou par quel type de constructions, elle continue à être pensée, tout en étant modifiée et reformulée par ces auteurs : ce travail autour de l’idée de la littérature moderne a porté ici en particulier sur le genre du roman, bien qu’il ne soit pas, très plausiblement, le seul genre à exposer la survie obstinée de cette idée de littérature. Pour des raisons d’extension du corpus et de l’approche de cette étude, mais aussi grâce à la popularité du roman, il nous a semblé représenter le champ idéal pour explorer ces quelques modalités de persistance de cette idée de littérature. Face aux débats contemporains autour de la « post-autonomie » ou de la mort de cette idée moderne de la littérature – évoqués dans les chapitres précédents principalement à partir des travaux de Josefina Ludmer et Florencia Garramuño, en Amérique latine, et de la recherche de William 331

La littérature obstinée

Marx sur la l’autonomisation et la postérieure « dévalorisation » de cette idée dans le contexte européen – le constat qu’il nous semble important de remarquer est celui de la survie de cette idée moderne, à partir de sa reformulation par trois figures importantes de la littérature hispanoaméricaine contemporaine. Contrairement aux textes explorés par Ludmer (ou au moins à l’interprétation qu’elle en donne) qui seraient des textes qui « no admiten lecturas literarias; esto quiere decir que no se sabe o no importa si son o no son literatura. Y tampoco se sabe o no importa si son realidad o ficción » (Ludmer 2010 : 149), il s’agissait d’analyser ici, à partir de ces trois auteurs, la persistance de cette idée moderne, où il y est possible de trouver des enjeux littéraires. Vis-à-vis des textes qui, suivant la description que Ludmer en fait, « representarían a la literatura en el fin del ciclo de la autonomía literaria, en la época de las empresas transnacionales del libro o de las oficinas del libro en las grandes cadenas de diarios, radios, TV y otros medios: la literatura en la industria de la lengua » (Ludmer 2010 : 150), il était intéressant de postuler que, au moins chez Saer, Piglia et Bolaño, cette idée moderne, et par voie de conséquence, une reformulation de cette autonomie – tellement questionnée aussi bien en France qu’en Amérique latine – perdure. Et s’il importe de démontrer cette survie, c’est parce que dans la vision d’une hypothétique post-autonomie, certains aspects semblent dangereusement complices de l’état actuel du monde historique, culturel et économique. Selon Ludmer: Las literaturas posautónomas, esas prácticas territoriales de lo cotidiano, se fundarían en dos repetidos, evidentes, postulados sobre el mundo de hoy. El primero es que todo lo cultural (y literario) es económico y todo lo económico es cultural (y literario). Y el segundo postulado de esas escrituras sería que la realidad (si se la piensa desde los medios, que la constituirían constantemente) es ficción y que la ficción es realidad (Ludmer 2010 : 151).

Cette indistinction entre fiction et réalité, outre l’imprécision des termes que nous avons abordée d’un autre point de vue, à l’égard de Piglia, pourrait conduire les études littéraires vers une sorte de relativisme probablement improductif et stérile. Par ailleurs, il faudrait poser la question du lieu d’émergence de ce relativisme, c’est-à-dire la question de savoir s’il appartient aux textes littéraires et aux modes de lecture qui régissent leur réception, ou plus spécifiquement à la critique littéraire, telle qu’elle est conçue et pratiquée aujourd’hui. Au sein de cette uniformisation des domaines économique, médiatique, culturel et littéraire évoquée par Ludmer, le risque réside dans une considération encore plus spécifique : « la literatura posautónoma perdería el poder crítico, emancipador y hasta subversivo que le asignó la autonomía a la literatura como política propia, específica. La literatura pierde poder o ya no puede ejercer ese poder » (Ludmer  2010  :  154). Ainsi, le danger bien réel de l’affirmation d’une 332

Conclusion

post-autonomie pour les études littéraires réside à notre sens sur le fait d’attribuer à la littérature contemporaine un rôle indifférencié à l’égard de toute autre pratique commerciale, culturelle ou divertissante. Certes, le livre fait partie, depuis longtemps, des circuits de commercialisation du monde capitaliste avancé. Sans doute, la littérature n’a plus une fonction privilégiée au cœur de nos sociétés, car, suivant Compagnon, « toutes les formes de narration, dont le film et l’histoire, nous parlent de la vie humaine » (Compagnon 2007 : 73), mais, est-ce que cela équivaut à dire, nécessairement, que l’idée de la littérature comme ayant un rôle autre que divertissant ou ludique ait disparu ? Et, de plus, cela veut-il dire que la critique doit se plier à ce constat, en ne cherchant plus, elle de son côté, à être justement la pratique ou l’exercice d’une pensée critique ? Comme l’a déjà signalé Martín Kohan à propos de ce débat qui semble avoir fait fortune pendant ces dernières années1 : La industria de la lengua de la que habla Ludmer, la amenaza de la economía y las fusiones editoriales que advierte, la conversión de los escritores en personajes mediáticos que destaca, no harían sino subrayar, a su pesar, y en plena era postautónoma, lo indispensable de la autonomía literaria, su vigencia como objetivo a alcanzar ahí donde decaiga o desaparezca (Kohan 2013 : 312).

Le péril dans ce type de posture critique peut être, dans le même ordre d’idées, moins celui d’un constat d’impuissance que celui d’une complicité avec cette situation et avec ce présent. Suivant Kohan, « ¿qué otra cosa implica, sino complicidad con ese estado de cosas, deponer hasta la intención de distinguir lo que es literatura de aquello que no lo es? » (2013 : 313). Notre intérêt d’analyser la persistance, voire l’obstination, de cette idée moderne chez ces auteurs hispanoaméricains se situe d’une manière claire par rapport à ce débat de la critique contemporaine. Le travail réalisé ici part du principe que ce type de lectures critiques, où la littérature – ou même sa mort – est pensée comme quelque chose d’indifférencié de tout autre champ commercial, documentaire et culturel peut bien impliquer une complicité avec l’état du présent, complicité ou résignation à laquelle Saer, Piglia et Bolaño ne semblent pas se soumettre, au moins en ce qui concerne les trois romans analysés précédemment. De même, nos trois auteurs semblent apporter une voie différente et, dans ce sens, une reformulation de cette idée de littérature. Et c’est ainsi puisque l’idée d’une autonomie n’est pas abandonnée, mais qu’en même temps, elle s’éloigne d’un formalisme, d’un nihilisme ou d’un solipsisme, 1

Voir, par exemple, la revue Revista Landa, Revista do Núcleo Onetti de Estudos Literários Latino-Americanos, Vol 1. N° 2, 2013 dediée à la question de la postautonomie.

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pour reprendre les termes que Todorov trouve caractéristiques de la littérature française contemporaine et du «  péril  » visible d’après lui à travers l’enseignement et les institutions littéraires françaises2. Et même si Ludmer souhaite inclure Bolaño dans sa vision d’une littérature « posautónoma », comme elle le fait d’ailleurs explicitement, « las escrituras posautónomas pueden exhibir o no sus marcas de perte­ nencia a la literatura y los tópicos de la autorreferencialidad que marcaron la era de la literatura autónoma […] (aunque sea en tono burlesco, como en la literatura de Roberto Bolaño) » (Ludmer 2010 : 155), nous estimons que 2666, La ciudad ausente et La grande ne font pas partie de cette posture où il importe peu de savoir s’il s’agit de littérature ou non. Il convient maintenant de préciser que la démarche de notre recherche s’inscrit sur le débat plus large autour d’une idée de littérature – ou d’une possible disparition de cette idée –qui semble surgir comme tendance critique générale en Amérique latine. Or il n’est pas seulement question du contexte latino-américain, puisque les idées autour du péril ou de la mort de cette idée moderne de littérature apparaissent aussi récemment chez Todorov et William Marx, questionnées par Vincent Kaufmann, comme nous l’avons exposé auparavant. Bien que les discussions théoriques divergent sur certains points entre les deux contextes géographiques, il s’agit dans les deux cas d’une identification entre l’autonomie et le manque d’intérêt que l’idée moderne de la littérature semble susciter de nos jours. Néanmoins, cette identification est probablement quelque peu rapide, puisque l’autonomie peut impliquer des mouvements plus complexes que la simple formule de « l’art pour l’art » et de l’isolement, et parce que la version scolaire et universitaire de toutes ces problématiques est sans doute (trop) simplifiée, voire souvent détournée. Ensuite, il faudrait aussi se poser la question de pourquoi une sorte de simplicité narrative paraît dominer actuellement le domaine du roman et s’imposer comme un critère de valorisation des textes. Tout se passe comme si, à l’idée de l’autonomie, on opposait actuellement le conventionnalisme narratif, non seulement en la prenant pour transparente et naturelle en elle-même, mais en la valorisant comme telle. Il était important donc, de notre point de vue, de constater la survie de cette idée moderne, et à la fois, l’importance de celle-ci comprise comme une voie alternative dans le contexte actuel, voire comme une résistance face à la répétition de modèles d’intrigue narrative qui semblent proliférer de nos jours. Ce point nous amène au troisième et dernier constat de cette con­ clusion : il s’agit du dépassement du cadre exclusivement narratif du 2



«  On pourrait qualifier cette troisième tendance, après celles du formalisme et du nihilisme, de solipsisme » (Todorov 2007 : 35).

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Conclusion

genre romanesque à travers l’œuvre de nos trois auteurs. Étant donné le développement au XXe siècle de la narratologie classique, et puis l’élargissement du champ jusqu’aux études cognitives de la narratologie dite post-classique, la notion de narration a pris évidemment une énorme importance à l’intérieur des études littéraires tout comme au sein d’autres disciplines. Plusieurs outils ont été mis en place afin de décrire le fonctionnement des narrations pendant tout le XXe siècle et ceux-ci demeurent sans doute indispensables pour l’analyse du roman en tant que moyens pour décrire certains procédés. Or, comme nous espérons l’avoir montré, les trois traits choisis et les effets qu’ils produisent dans les romans de Saer, Piglia et Bolaño qui ont été étudiés relèvent d’une autre série de composants qui, tout en étant articulés à partir de cette imposante notion de narration, dépassent le cadre strictement narratif en élargissant celui du genre romanesque. D’où le fait que ces romans puissent comporter une variété de registres, d’éléments et de formes, en se dénarrativisant à plusieurs reprises. Cet aspect nous fait prendre conscience du fait que le roman est un genre dont la force ne réside pas seulement sur les variations narratives autour de comment raconter une histoire ; s’il s’agit encore de nos jours d’un genre puissant ou relativement influent, c’est parce qu’à côté de cette narrativité il y a toute une autre série d’éléments qui le rend suggestif et flexible. L’indétermination romanesque, comprise comme ce qui permet la perméabilité du cadre strictement narratif et sans que cela implique un bouleversement total des codes, demeure fondamentale à cet égard. Or cet abandon de la narration n’est que partiel, puisque le moyen d’articulation réside encore sur la construction d’une histoire ou d’un axe narratif, comme nous l’avons observé à propos de La grande, La ciudad ausente et 2666. Ainsi, il serait possible de postuler, à travers les trois exemples travaillés ici, une caractéristique du roman contemporain hispano-américain qui cherche à hybrider d’une manière solide les formes narratives et réflexives dans une seule construction textuelle, tout en gardant aussi des procédés illusionnistes et anti-illusionnistes, dans le sens de Werner Wolf que nous avons déjà évoqué. Néanmoins, et outre la présence de ce retour à la séquentialité narrative traditionnelle, il s’agit d’une littérature qui cherche, sans doute, à faire voir et à donner à penser : mais non dans le sens d’une philosophie morale. Il serait question plutôt d’une littérature qui cherche à réinventer et récréer nos formes de représentation habituelles du monde et de notre propre vie ; elle nous offre ainsi des formes de représentation possibles. Et si, comme l’indique Compagnon dans sa leçon inaugurale, «  c’est la connaissance littéraire qu’il s’impose à nous de défendre » (Compagnon 2007 : 38), c’est parce que cette caractéristique de questionnement semble aujourd’hui nuancée, voire anéantie par l’état actuel des choses. Il nous semblait donc nécessaire 335

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de montrer la vitalité de cette idée de littérature, son existence obstinée malgré l’état de choses et sa reformulation dans le contexte hispanophone contemporain. Comme l’indiquait Walter Benjamin : […] il faut repenser les idées de formes ou genres poétiques en s’appuyant sur les données techniques de notre situation actuelle, pour parvenir à ces modes d’expression qui représentent le point d’attaque des énergies littéraires du présent. Il n’a pas toujours existé des romans dans le passé ; il n’en existera pas forcément toujours dans le futur ; de même pour la tragédie ; et pour la grande épopée (Benjamin 2003 : 126).

Peut-être, n’y aura-t-il plus de romans dans le futur, lorsque les conditions de la modernité dont il était contemporain se seront transformées en une autre chose. De même, l’idée moderne de la littérature pourrait se métamorphoser prochainement en une autre entité, et les textes se verraient attribuer d’autres caractéristiques ou d’autres rôles – ce qui inclut celui de ne plus jouer aucun rôle. Or actuellement, et face à notre présent, cette idée de roman moderne et celle de littérature qu’elle entraîne demeurent vivantes en tant qu’un champ d’interruption des conditions habituelles et conventionnelles de la sensibilité, du plaisir, mais aussi – et il convient de ne pas l’oublier – de la pensée sur l’expérience. Car, heureusement, les trois peuvent encore aller ensemble.

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Index des auteurs A Abbate, Florencia 131 Adorno, Theodor W. 19, 40, 50, 131, 156–157, 180–182, 211, 226 Alter, Robert 192–193, 196, 201–202, 206 Arce, Rafael 139, 245, 268 Arcimboldo, Giuseppe 300, 324 Aristote 7, 88, 123 Arlt, Roberto 21, 54, 60, 66, 83 Asholt, Wolfgang 331 Auerbach, Erich 122–123 Avelar, Idelber 227 B Bakhtine, Mikhaïl 30–31, 92, 115, 117–120, 122, 126, 133, 157, 161, 178–179, 182, 307, 327 Balzac, Honoré de 95, 119, 268 Baron, Christine 69, 71, 73 Barthes, Roland 40, 61–62, 125, 132, 185–189, 200, 207, 212, 216, 273 Baudelaire, Charles 171, 174, 177, 183 Benjamin, Walter 19, 128–129, 147, 152, 171, 223–227, 229, 236, 277, 336 Benmiloud, Karim 9, 89, 321 Bernard, Jacqueline 283, 307–308 Bertrand, Jean-Pierre 105–106, 108, 177 Besson, Anne 190–191 Bioy Casares, Adolfo 57, 100 Blanchot, Maurice 187 Bloom, Harold 92, 251 Boccace 29 Bolognese, Chiara 87, 90, 99, 105, 111

Booth, Wayne 92 Borges, Jorge Luis 57, 59, 60–61, 67, 70, 82–83, 217, 228, 231, 238, 272, 324 Boullosa, Carmen 158–160, 163 Brecht, Bertolt 223–225, 227, 229 C Cabral, Nicolás 219 Casarin, Marcelo 54, 143, 220 Castillo de Berchenko, Adriana 89, 98, 165 Catelli, Nora 133, 136, 143 Cazzato, Luigi 202 Cervantes, Miguel de 15–16, 29, 122, 191, 202, 204, 272 Chklovski, Viktor 184 Cifre Wibrow, Patricia 195 Coleridge, Samuel Taylor 206–207 Combe, Dominique 170 Compagnon, Antoine 116, 121, 123–125, 132, 146, 169, 176, 183, 185, 187, 200–201, 230, 242, 328, 333, 335 Contreras, Sandra 245, 268, 272–273 Corbatta, Jorgelina 218 Corral, Wilfrido H. 152, 233, 245 Cortázar, Julio 16, 57, 100 D Dällenbach, Lucien 175, 192 Dalmaroni, Miguel 259, 271–272 Dambre, Marc 331 Deckard, Sharae 159 Defoe, Daniel 15, 124 Dehennin, Elsa 271 Deleuze, Gilles 327 353

La littérature obstinée

Di Benedetto, Antonio 37–38, 50 Dickens, Charles 59 Dick, Philip 69, 70, 159 Diderot, Denis 16, 191 Doody, Margaret Anne 15 Dostoïevski, Fiodor 97, 138 E Eagleton, Terry 121 Echevarría, Ignacio 24, 112, 234–236, 239, 244–245, 288 Eichenbaum, Boris 184, 247–249 Elmore, Peter 252, 323–324 Espinosa, Patricia 105, 154, 276 F Faulkner, William 48–49, 138, 148, 210, 214–216, 218 Fernández, Macedonio 46–47, 59, 147, 217, 219, 233, 250, 257, 265, 267, 271–272, 293–296, 305, 312, 314–315 Fielding, Henry 124, 191 Flaubert, Gustave 95, 106, 171, 177, 180–181, 189 Fludernik, Monika 56, 279, 330 Fornet, Jorge 55, 57, 85 Foucault, Michel 183, 185–186, 211, 223, 232 Fresán, Rodrigo 105, 236 Fuentes, Carlos 16 G Garabano, Sandra 57, 221–222 García García, Luis Ignacio 223–226, 229 García Márquez, Gabriel 16 García Porta, Antoni 111 García Ramos, Antonio 262 García-Romeu, José 9, 219, 246, 257–258 Garramuño, Florencia 125, 130–131, 135, 140, 154, 173, 331

Garric, Henri 72–74, 76 Gass, William 192 Genette, Gérard 18, 35, 37–38, 40, 62, 65, 88, 92–100, 210, 216, 238, 249, 256 Gide, André 180, 182–183 Glaudes, Pierre 61–63 Gombrowicz, Witold 21, 151 González, Sergio 262 Guevara, Ernesto 143, 147, 149–150 H Hallward, Peter 196 Hamon, Philippe 205–206, 208 Herman, David 40–41, 80, 276 Hernández Rodríguez, Josué 89, 91, 154, 157–158 Horkheimer, Max 40 Hutcheon, Linda 92, 95, 192–193, 196–197, 201–204 J Jakobson, Roman 56, 107 Jameson, Fredric 97–98, 100, 116–117, 199–200 Joyce, James 48, 67, 111, 113, 133, 138, 182, 189, 210, 259, 277, 316 K Kafka, Franz 46, 48, 59, 182, 189, 302 Kant, Emmanuel 169, 170, 174, 176, 199 Kaufmann, Vincent 44, 171–172, 174–175, 210, 213, 334 Kohan, Martín 333 Kristeva, Julia 188 L Lacoue-Labarthe, Philippe 29, 177 Langlet, Irène 63, 190–191 Leavis, Queenie Dorothy 126–127 354

Index des auteurs

Lepaludier, Laurent 193 Logie, Ilse 132–133, 135–136, 139–140 López-Linares, José Luis 233 Ludmer, Josefina 155, 269, 331–334 Lukács, Georg 19, 30–31, 77, 115, 116–120, 122, 126, 133, 157, 161, 178, 182, 327 M MacKay, Marina 15–17, 75, 116, 120–123, 125–127, 148–150, 191, 193 Malévitch, Kazimir 298 Mallarmé, Stéphane 106, 171–172, 174, 183 Malpas, Simon 195 Mann, Thomas 61, 63, 180, 182 Manzi, Joaquín 9, 90, 98 Maristain, Mónica 87, 164 Marras, Sergio 113, 159–160, 234, 300 Marx, William 170–172, 332, 334 McKeon, Michael 14–15, 41, 120 Melville, Herman 59 Morier, Henri 306, 314 Musil, Robert 48, 63, 180, 272, 328 N Nancy, Jean-Luc 29, 177 Nicol, Bran 33, 195 Novillo-Corvalán, Patricia 259, 267, 277 O Obaldia, Claire de 61–62, 210 Olivier, Florence 234, 236 Onetti, Juan Carlos 37–38, 210, 215–218, 333 Orecchia Havas, Teresa 20, 54, 219, 312–314, 316 P Pauls, Alan 105 Paz Soldán, Edmundo 102, 164

Philippe, Gilles 63, 126 Piñeyro, Marcelo 84 Platon 73, 88, 123, 176, 177 Poe, Edgar Allan 79, 100, 265, 294 Pope, Randolph 158 Premat, Julio 20, 33–34, 140, 245, 255, 269, 270, 292–293, 309, 311 Propp, Vladimir 184, 312 Proust, Marcel 48, 65, 67, 95, 133, 180, 182, 210, 272, 308, 328 R Rancière, Jacques 7 Rando, David 121 Richardson, Samuel 124 Ricœur, Paul 276–277, 280, 330 Riera, Gabriel 34–35, 52–53, 137–138, 150 Rimbaud, Arthur 101, 106–107, 170, 299 Rincón, Carlos 156 Rioseco, Marcelo 86 Robbe-Grillet, Alain 188–189, 200, 283, 308 Robert, Marthe 27, 30, 32 Rodríguez de Arce, Ignacio 96, 98–100 Rodríguez Pérsico, Adriana 57 Roy, Yannick 31–32 Rulfo, Juan 37–38, 210 Ryan, Marie-Laure 81, 207 S Sangsue, Daniel 92, 94–96 Santos, Lidia 155–156 Sarlo, Beatriz 246, 250 Saussure, Ferdinand de 198–199 Schaeffer, Jean-Marie 17–18, 28–29, 31–32, 34, 36, 49, 70, 74, 170, 207, 238 Schlegel, Friedrich 29–30, 33, 177 Searle, John 283 355

La littérature obstinée

Socrate 177 Solotorevsky, Myrna 231, 245 Speranza, Graciela 58, 82, 219, 223 Staël, Germaine de 105, 108 Sterne, Laurence 16, 191, 204 T Todorov, Tzvetan 40, 329, 334 Tynianov, Iouri 7, 38, 93, 96–97, 212, 226, 248 V Valéry, Paul 62, 174, 183 Vargas Llosa, Mario 16 Veres, Luis 232, 238 Vila-Matas, Enrique 91, 221

Villanueva, Graciela 9, 37, 277 W Walker, Carlos 321–322 Watt, Ian 15, 118–124, 126–127, 133, 148, 157, 161, 327 Waugh, Patricia 192–196, 199–201 Wittmann, Reinhard 75 Wolf, Werner 53, 64, 123, 206–208, 335 Woolf, Virginia 48, 61, 122–123 Y Yvard, Jean-Michel 198, 201 Z Zambra, Alejandro 234, 239

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Collection Trans-Atlántico Littératures Dans le panorama de la recherche et, plus particulièrement, de l’hispanisme, un nouveau paradigme privilégiant la prise en considération des échanges et de la circulation de modèles s’affirme. Cette nouvelle perspective permet l’émergence d’un nouveau champ d’études centré sur les relations transatlantiques, transnationales et intercontinentales; elle met l’accent sur les échanges, les migrations et les passages qui se déclinent de différentes façons entre les cultures des deux côtés de l’Atlantique, depuis plus de cinq siècles. Plus que le paquebot de ligne destiné à la traversée régulière entre l’Europe et l’Amérique, le titre de cette nouvelle Collection Trans-Atlántico / Trans-Atlantique évoque le roman homonyme de Witold Gombrowicz – où apparait justement le trait d’union –, les déambulations du protagoniste entre deux mondes, ainsi que les rapprochements entre des lieux bien différents d’une même réalité (la Pologne, où Gombrowicz est né, et l’Argentine, lieu de son séjour prolongé). La collection “Trans-Atlántico / Trans-Atlantique” se veut un espace d’édition ouvert aux travaux qui privilégient cette approche de la littérature comme lieu transculturel par excellence, lieu de dialogue et de controverse entre différents types de discours, lieu, enfin, de tous les possibles, où s’élaborent de nouvelles pratiques de pensée et de création pour donner du sens à l’en-dehors qui l’entoure. Directrice de collection Norah DEI CAS-GIRALDI Catedrática – Université Charles-de-Gaulle – Lille 3

Comité scientifique Fernando Aínsa, Escritor y crítico literario María Carolina Blixen, Biblioteca Nacional – Montevideo Manuel Boïs, Traductor Oscar Brando, Professeur et critique littéraire Cécile Chantraine Braillon, Université du Hainaut - Cambrésis Patrick Collart, Universiteit Gent Ana Del Sarto, Ohio State University Carmen De Mora, Universidad de Sevilla Geneviève Fabry, Université catholique de Louvain-la-Neuve Rosa Maria Grillo, Università di Salerno Fatiha Idmhand, Université du Littoral Danuta Teresa Mozejko-Costa, Universidad Nacional de Córdoba Francisca Noguerol, Universidad de Salamanca Lucila Pagliai, Universidad de Buenos Aires Ada Savin, Université de Versailles Kristine Vanden Berghe, Université de Liège Christilla Vasserot, Université Sorbonne Nouvelle – Paris III

www.peterlang.com