Glossaire des mobilités culturelles (Trans-Atlántico / Trans-Atlantique) (French Edition) 9782875741950, 9783035264371

Les formes de déplacements présentes dans nos sociétés sont multiples : géographiques et culturels, passages – inter-, m

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Table des matières
Remerciements
Poètes, auteurs de fictions et autres artistes mentionnés
Introduction (Zilá Bernd et Norah Dei Cas-Giraldi)
Autofiction (Kelley B. Duarte)
Braconnages (Nubia Hanciau)
Circulations urbaines (Maria Bernadette Porto)
Corps sismographiques (Eugénia Vilela)
Culture et ethnicité (Johan Leman)
Dé-re-territorialisation (Ana Lúcia Silva Paranhos)
Diaspora (Aimée G. Bolaños)
Dislocation/Déplacement (Elena Palmero González)
Errance, migrance, migration (Rita Olivieri-Godet)
Exil (Objets) (Alexandra Galitzine-Loumpet)
Frontières (Maria Inácia D’Ávila et Claudio Cavas)
Lectures radicantes (Manuel Boïs, Oscar Brando, Norah Dei Cas-Giraldi, et Teresa Mocejko Costa)
Mutations identitaires (Danielle Forget)
Non-lieux (une atypologie) (Alexis Nuselovici)
Politiques migratoires (Christiane Vollaire)
Pratiques déplacées (Ana Zavala)
Territoire, frontiéralité, nouvelles cartographies (Patrick Picouet et Eric Glon)
Trans-action/transaction/transnational (Patrick Imbert)
Transhumance (Oumar Sy)
Transportation (Pierre Ouellet)
Variations (Zilá Bernd)
Notes sur les auteurs
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Glossaire des mobilités culturelles (Trans-Atlántico / Trans-Atlantique) (French Edition)
 9782875741950, 9783035264371

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Les auteurs : Zilá Bernd, Oscar Brando, Manuel Boïs, Aimée G. Bolaños, Claudio Cavas, Maria Inácia d’Ávila, Norah Dei Cas-Giraldi, Kelley B. Duarte, Danielle Forget, Éric Glon, Elena Palmero González, Nubia Hanciau, Patrick Imbert, Johan Leman, Alexandra Galitzine-Loumpet, Teresa Mozejko Costa, Alexis Nuselovici, Rita Olivieri-Godet, Pierre Ouellet, Ana Lúcia Silva Paranhos, Patrick Picouet, Maria Bernadette Porto, Oumar Sy, Eugénia Vilela, Christiane Vollaire, Ana Zavala. Zilá Bernd est professeur titulaire du Programme de Post-graduation ès Lettres de l’Université Fédérale du Rio Grande do Sul et du Centre Universitaire La Salle, au Brésil. Elle bénéficie d’une bourse de recherche du CNPq (Brésil). Ses champs de recherche sont les littératures francophones, afro-américaines et comparées. Elle est Chevalier de l’Ordre National du Québec et a publié en 2013 Por uma estética dos vestígios memoriais. Norah Dei Cas-Giraldi, Professeure émérite de l’Université de Lille, a coordonné, au sein du laboratoire CECILLE, spécialisé dans les cultures et civilisations modernes et contemporaines, l’axe Les Amériques. Elle a fondé, avec Ada Savin, le réseau NEOS-NEWS Amériques. Membre du comité scientifique du Programme Non-lieux de l’exil, coordonné par Alexis Nuselovici et Alexandra Galitzine-Loumpet (MSH-Paris), elle a codirigé Navegaciones y regresos. Lugares y figuras del desplazamiento (P.I.E. Peter Lang, 2013). ISBN 978-2-87574-195-0

P.I.E. Peter Lang Bruxelles

Glossaire des mobilités culturelles Zilá Bernd & Norah Dei Cas-Giraldi (dir.)

C’est ainsi que dans les différents domaines des sciences humaines et sociales, des spécialistes venus d’Afrique, des Amériques et d’Europe, exposent et débattent des questions fondamentales relatives aux mobilités culturelles. Les conceptsclés des exils, diasporas, migrations, frontières, transferts, transculturalités, transnationalités y sont analysés à travers le prisme de l’inter- et du transdisciplinaire. Les apports théoriques et méthodologiques de cet ouvrage sont nombreux et en font un outil indispensable dans la recherche actuelle.

Zilá Bernd & Norah Dei Cas-Giraldi (dir.)

Glossaire des mobilités culturelles

Trans-Atlántico Literaturas

P.I.E. Peter Lang

Les formes de déplacements présentes dans nos sociétés sont multiples : géographiques et culturels, passages – inter-, multi- et transculturels tout autant qu’inter-, multi- et transnationaux –, transferts et autres mouvances dues aux interpénétrations ethniques et culturelles. Ce glossaire les rassemble, les expose et répond au besoin pressant d’une véritable recherche comparatiste faisant dialoguer les cultures des deux côtés de l’Atlantique.

P.I.E. Peter Lang www.peterlang.com

P.I.E. Peter Lang

Les auteurs : Zilá Bernd, Oscar Brando, Manuel Boïs, Aimée G. Bolaños, Claudio Cavas, Maria Inácia d’Ávila, Norah Dei Cas-Giraldi, Kelley B. Duarte, Danielle Forget, Éric Glon, Elena Palmero González, Nubia Hanciau, Patrick Imbert, Johan Leman, Alexandra Galitzine-Loumpet, Teresa Mozejko Costa, Alexis Nuselovici, Rita Olivieri-Godet, Pierre Ouellet, Ana Lúcia Silva Paranhos, Patrick Picouet, Maria Bernadette Porto, Oumar Sy, Eugénia Vilela, Christiane Vollaire, Ana Zavala. Zilá Bernd est professeur titulaire du Programme de Post-graduation ès Lettres de l’Université Fédérale du Rio Grande do Sul et du Centre Universitaire La Salle, au Brésil. Elle bénéficie d’une bourse de recherche du CNPq (Brésil). Ses champs de recherche sont les littératures francophones, afro-américaines et comparées. Elle est Chevalier de l’Ordre National du Québec et a publié en 2013 Por uma estética dos vestígios memoriais. Norah Dei Cas-Giraldi, Professeure émérite de l’Université de Lille, a coordonné, au sein du laboratoire CECILLE, spécialisé dans les cultures et civilisations modernes et contemporaines, l’axe Les Amériques. Elle a fondé, avec Ada Savin, le réseau NEOS-NEWS Amériques. Membre du comité scientifique du Programme Non-lieux de l’exil, coordonné par Alexis Nuselovici et Alexandra Galitzine-Loumpet (MSH-Paris), elle a codirigé Navegaciones y regresos. Lugares y figuras del desplazamiento (P.I.E. Peter Lang, 2013).

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C’est ainsi que dans les différents domaines des sciences humaines et sociales, des spécialistes venus d’Afrique, des Amériques et d’Europe, exposent et débattent des questions fondamentales relatives aux mobilités culturelles. Les conceptsclés des exils, diasporas, migrations, frontières, transferts, transculturalités, transnationalités y sont analysés à travers le prisme de l’inter- et du transdisciplinaire. Les apports théoriques et méthodologiques de cet ouvrage sont nombreux et en font un outil indispensable dans la recherche actuelle.

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Les formes de déplacements présentes dans nos sociétés sont multiples : géographiques et culturels, passages – inter-, multi- et transculturels tout autant qu’inter-, multi- et transnationaux –, transferts et autres mouvances dues aux interpénétrations ethniques et culturelles. Ce glossaire les rassemble, les expose et répond au besoin pressant d’une véritable recherche comparatiste faisant dialoguer les cultures des deux côtés de l’Atlantique.

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Trans-Atlántico Literaturas n° 8

Cette publication a fait l’objet d’une évaluation par les pairs. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’éditeur ou de ses ayants droit, est illicite. Tous droits réservés.

© P.I.E. PETER LANG s.a. Éditions scientifiques internationales Bruxelles, 2014 1 avenue Maurice, B-1050 Bruxelles, Belgique www.peterlang.com ; [email protected]

Imprimé en Allemagne

ISSN 2033-6861 ISBN 978-2-87574-195-0 (print) ISBN 978-3-0352-6437-1 (eBook) D/2014/5678/69

Information bibliographique publiée par « Die Deutsche Bibliothek ». « Die Deutsche Bibliothek » répertorie cette publication dans la « Deutsche National-bibliografie » ; les données bibliographiques détaillées sont disponibles sur le site .

Table des matières Remerciements........................................................................................ 9 Poètes, auteurs de fictions et autres artistes mentionnés................... 11 Introduction........................................................................................... 15 Zilá Bernd et Norah Dei Cas-Giraldi Autofiction............................................................................................. 25 Kelley B. Duarte Braconnages.......................................................................................... 43 Nubia Hanciau Circulations urbaines............................................................................ 61 Maria Bernadette Porto Corps sismographiques........................................................................ 79 Eugénia Vilela Culture et ethnicité............................................................................... 93 Johan Leman Dé-re-territorialisation....................................................................... 109 Ana Lúcia Silva Paranhos Diaspora............................................................................................... 127 Aimée G. Bolaños Dislocation/Déplacement.................................................................... 147 Elena Palmero González Errance, migrance, migration............................................................ 165 Rita Olivieri-Godet Exil (Objets)......................................................................................... 187 Alexandra Galitzine-Loumpet Frontières............................................................................................. 203 Maria Inácia D’Ávila et Claudio Cavas

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Lectures radicantes............................................................................. 217 Manuel Boïs, Oscar Brando, Norah Dei Cas-Giraldi, et Teresa Mocejko Costa Mutations identitaires......................................................................... 239 Danielle Forget Non-lieux (une atypologie)................................................................. 257 Alexis Nuselovici Politiques migratoires......................................................................... 275 Christiane Vollaire Pratiques déplacées............................................................................. 291 Ana Zavala Territoire, frontiéralité, nouvelles cartographies............................. 305 Patrick Picouet et Eric Glon Trans-action/transaction/transnational............................................ 319 Patrick Imbert Transhumance..................................................................................... 335 Oumar Sy Transportation..................................................................................... 355 Pierre Ouellet Variations............................................................................................. 369 Zilá Bernd Notes sur les auteurs........................................................................... 383

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Remerciements Ce livre a reçu le soutien : – du Centre de recherches sur les Civilisations, les Langues et les Littératures étrangères – axe Les Amériques (CECILLE EA-4074) de l’Université Lille 3 ; – du Groupe de recherche « Questões de hibridação cultural das Américas », coordonné par Zilá Bernd (Université fédérale du Rio Grande do Sul et Cnpq – Conseil national de développement scientifique et technologique) ; – du Master en Mémoire Sociale et Biens Culturels du UNILASALLE ; – du Laboratoire Territoires Villes Environnement et Sociétés (TVES EA-4477) de l’Université Lille 1 ; – de la Chaire de Recherche du Canada : Défis sociaux et culturels des sociétés de savoir, coordonnée par Patrick Imbert (université d’Ottawa, On, Canada). Il associe également des chercheurs du réseau NEOS-NEWS (Nords-Ests-Ouests-Suds Amériques-Institut des Amériques Paris) et du Programme scientifique Non-lieux de l’exil (NLE – Fondation Maison des Sciences de l’Homme – Paris). Nos plus vifs remerciements au CNPq Brésil, aux laboratoires de recherche CECILLE et TVES (Lille) et à la Chaire de recherche du Canada «  Défis sociaux et culturels des sociétés de savoir  », pour leur soutien financier grâce auquel cette publication a été possible. Ainsi qu’à tous les collaborateurs qui ont fait confiance à ce projet collectif de publication, à Manuel Boïs, Chloé Dei Cas, Patrícia C. Ramos Reuillard et Pascal Reuillard, traducteurs et rédacteurs, qui, avec un inestimable dévouement et une grande finesse, ont relu et révisé tous les textes composant cet ouvrage.

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Poètes, auteurs de fictions et autres artistes mentionnés ANDRADE, Oswald – Trans-actions/Transactions APPOLINAIRE – Non-lieux (une atypologie) ASSIS BRASIL, L.A. – Variations AUDET, Noël – Mutations identitaires ARGUEDAS, J.M. – Lectures radicantes ARTAUD, Antonin – Corps sismographiques BAUDELAIRE – Lectures radicantes, Non-lieux (une atypologie) BEAULIEU, Victor-Lévi – Transportations BESSETE, Gérard – Trans-actions/Transactions BREL, Jacques – Culture et ethnicité BERNHARDT, Thomas – Variations BORGES, Jorge Luis – Exil (objets) ; Lectures radicantes BOUCHARD, Louise – Transportations BROSSARD, Nicole – Circulations urbaines CAUFIELD, Carlota – Diaspora CASTRO, Mauro – Circulations urbaines CHARRON, François – Transportations CHEN, Ying – Trans-actions/Transactions D’ALFONSO, Antonio – Re-déterritorialisation DESAUTELS, Louise – Transportations DESGENT, Jean Marc – Transportations DICKNER, Nicolas – Mutations identitaires EFRON, Ariadna – Exil (objets) ELLIOT, T.S. – Non-lieux (une atypologie) ESQUIVEL, Laura – Trans-actions/Transactions FERNANDEZ, Macedonio – Lectures radicantes FERRON, Jacques – Trans-actions/Transactions FRECHETTE, Jean Marc – Transportations FREUD, Sigmund – Non-lieux (une atypologie) 11

Glossaire des mobilités culturelles

GALIANO, Alina – Diaspora GAUVIN, Lise – Circulations urbaines GOMBROWICZ, Witold – Lectures radicantes GREEN, Julien – Circulations urbaines HÉBERT, Anne – Circulations urbaines HERNÁNDEZ, Felisberto – Lectures radicantes HATOUM, Milton – Errance, migrance, migration HUSTON, Nancy – Variations, Braconnages KAZAN, Elia – Non-lieux (une atypologie) KENTRIDGE, William – Exil (objets) KOHAN, Martin – Lectures radicantes KOKIS, Sergio – Errance, migrance, migration KUNDERA, Milan – Trans-actions/Transactions LAFERRIERE, Dany – Circulations urbaines LALONDE, P.-Léon – Circulations urbaines LAMARTINE, Alphonse – Exil (objets) LAROUI, Fouad – Braconnages LISCANO, Carlos – Lectures radicantes MARTEL, Yann – Transactions MAUPASSANT, Guy – Exil (objets) MEYER, Augusto – Mémoire, imaginaire, mouvement MULLER, Herta – Exil (objets) NABOKOV, Wladimir – Exil (objets), Non-Lieux (une atypologie) OLLIVIER, Émile – Circulations urbaines OSTER, Daniel – Transportations PÉAN, Stanley – Circulations urbaines PEREC, Georges – Exil (objets), Non-lieux (une atypologie) PIÑON, Nélida – Errance, migrance, migration PITA, Juana Rosa – Diaspora POULIN, Jacques – Mutations identitaires PROULX, Monique – Circulations urbaines RIBEIRO, João Ubaldo – Circulations urbaines RIO, Nela – Déplacement ROBIN, Régine – Autofiction, Exil (objets), Circulations urbaines 12

Poètes, auteurs de fictions et autres artistes mentionnés

ROSA PITA, Juana – Diaspora ROTH, Joseph – Exil (Objets), Non-lieux (une atypologie) SAER, Juan José – Lectures radicantes SARRAUTE, Nathalie – Non-lieux (une atypologie) SCHNITZLER, Arthur – Non-lieux (une atypologie) SEBBARD, Leila – Circulations urbaines SCLIAR, Moacyr – Trans-actions/Transactions TOURGENIEV, Ivan – Non-lieux (une atypologie) TORRES, Antonio – Circulations urbaines TSVETAEVA, Marina – Exils (Corps)

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Introduction Zilá Bernd et Norah Dei Cas-Giraldi Le projet de constitution d’un Glossaire des Mobilités Culturelles est né d’une proposition conjointe de chercheurs du Groupe de recherche « Questions d’hybridation culturelle », appuyé par le CNPq (Conseil national de développement technologique et scientifique – Brésil) et du Laboratoire CECILLE (Centre sur les civilisations, les langues et les littératures étrangères) de l’Université Lille 3 auxquels se sont associé le réseau de recherche NEOS/NEWS Amériques (Nords-Ests-Ouests-Suds Amériques), labellisé en 2011 par l’Institut des Amériques, le Laboratoire Territoires Villes Environnement et Sociétés de l’Université Lille 1 et le Programme Non-Lieux de l’exil hébergé à la Fondation Maison des Sciences de l’Homme – Paris. Le domaine ici parcouru est très vaste et le risque était grand de s’égarer. Raison pour laquelle nous avons préféré la forme du glossaire à celle du dictionnaire, en ce qu’il réunit un nombre limité de données relatives à un objet ou à un champ spécifique et forme, en quelque sorte, un système organique autour d’un thème précis. Si ce projet s’inspire de la publication du Dicionário das Mobilidades Culturais ; percursos americanos (Bernd, Z. org. Porto Alegre : Literalis, 2010), il ne s’agit pas pour autant d’une simple traduction en langue française de l’ouvrage publié en portugais. Sur les 21 articles, élaborés par des chercheurs argentins, belges, brésiliens, canadiens, français, polonais, portugais, sénégalais, uruguayens, provenant de cultures et de formations différentes et rattachés à une quinzaine d’universités, seuls une dizaine intégrant l’édition brésilienne, dûment remaniés et actualisés, s’inscrivent dans la version française que nous offrons aux lecteurs francophones. Pourquoi un Glossaire des Mobilités culturelles aujourd’hui ? La raison s’en impose à quiconque veut bien prendre conscience de la multiplicité de formes de déplacements – géographiques et culturels –, passages – inter, multi et transculturels tout autant qu’inter, multi et transnationaux –, transferts et autres mouvances dues aux interpénétrations ethniques et culturelles à l’œuvre dans les sociétés contemporaines. Faut-il ajouter la carence en matière de recherche comparatiste faisant 15

Glossaire des mobilités culturelles

dialoguer différentes cultures des deux côtés de l’Atlantique qui plaide d’abondance pour la parution d’un tel ouvrage ? L’objectif de cet ouvrage, accueilli au sein de la collection TransAtlántico de P.E.I. Peter Lang, est de donner à connaître une réflexion, menée par des spécialistes de questions relatives aux Mobilités Culturelles actifs dans différents domaines des sciences humaines et sociales et qui enseignent dans des universités de pays africains, américains et européens. Dans l’approche inter et transdisciplinaire qui est la leur, en relation avec les notions et concepts-clefs ayant trait à la question de la mobilité (Exils, Diasporas, Migrations, Frontières, Transferts, Transculturalités, Transnationalités), les apports théoriques comme les méthodologies sont très variés. La recherche, de type qualitatif et comparatif, s’inscrit dans la double perspective des études culturelles –­ interaméricaines et transatlantiques – et des mémoires et langages culturels. En effet, l’ensemble des textes ici rassemblés illustre, dans l’espace global, des formes diverses de partage – de façon parfois conflictuelle – de la diversité. Les recherches de Walter Moser, essayiste et professeur à l’Université d’Ottawa, sont d’une importance majeure en matière de Mobilités Culturelles. Les thèmes sur lesquels il a exercé son regard de théoricien vont des notions de recyclage et de transferts culturels aux différents aspects de locomotion et de mediamotion. Dans un article publié en langue française dans la revue Gragoatá par l’Université fédérale Fluminense-Niteroi, l’auteur attire notre attention sur les risques de poser la mobilité comme l’une des principales caractéristiques de la culture contemporaine. Les mobilités s’inscrivant dans la vaste problématique de la mondialisation, l’intérêt majeur de leur étude doit être d’observer leur impact dans la contemporanéité (Moser, 2004, p. 30). Pour Walter Moser, « les mutations culturelles se produisent en fait sous l’impact des flux migratoires, des restructurations politiques, des nouveaux médias et technologies, des flux des capitaux et des logiques marchandes qui marquent le monde contemporain » (2004 : 26). L’objectif du travail qu’il a coordonné jusqu’à très récemment dans le cadre de la Chaire du Canada sur les Transfert culturels visait l’accès cognitif à tout ce qui touche la mouvance – des road movies aux transferts médiatiques dans les sociétés contemporaines. Simon Harel, autre chercheur de l’Université de Montréal qui a aussi beaucoup travaillé sur la thématique des mobilités culturelles, souligne un aspect essentiel de cette réflexion, en ce qu’elle nous permet d’analyser la production culturelle, artistique et littéraire de ceux qui ne possèdent pas d’espace propre, contraints qu’ils sont de se déplacer en permanence, dans une recherche constante, dans leur situation d’exilés ou de migrants, d’un lieu d’appartenance et de reconstruction identitaire. 16

Introduction

Pour une typologie des mobilités culturelles Si les différentes études qui constituent le présent ouvrage sont organisées par ordre alphabétique, à la manière d’un Glossaire, le dialogue que les différents articles (ou entrées) établissent entre eux invite à les appréhender sous forme de constellations dont la géométrie suivrait le jeu des interfaces entre les divers articles dessinant les contours d’une vaste chambre de résonances interculturelles.

Mobilités mémorielles, intersubjectives et identitaires : Autofiction ; Pratiques déplacées : la classe hors les murs ; Mutations identitaires ; Lectures radicantes Dans le cadre de cette constellation, où le mouvement entre mémoire et oubli est constitué non pas dans le sens d’opposition binaire, mais comme mécanisme constitutif des équations de la mémoire où l’oubli devient une activité intégrante du processus mnémonique, c’est le travail de la mémoire qui fournit son support à la construction identitaire. Les auteurs des articles font converger mémoires individuelle et collective comme pilier de la construction de la subjectivité et du roman mémoriel, concept utilisé par Régine Robin en relation aux récits dans lesquels « un individu, un groupe ou une société pense son passé en le modifiant, le déplaçant, s’inventant des souvenirs d’un passé glorieux » (Robin 1989 : 48). L’Autofiction, selon Kelley  B.  Duarte, s’affirme ainsi comme acte de subversion du genre autobiographique avec sa prétention de décrire les faits comme véritables. Dans l’autofiction, les écrivains laissent une place à l’imagination pour meubler les espaces vides que la mémoire n’arrive pas à couvrir. Pratiques déplacées : la classe hors les murs, de Ana Zavala, porte sur un type de déplacement d’ordre sociologique, celui de l’enseignement de l’histoire des salles de classe « communes » à des lieux en marge où vivent notamment des personnes privées de liberté (prison ou autres centres de réclusion). Il s’agit d’une didactique de l’histoire transfrontalière visant à montrer les transformations qui s’opèrent simultanément, tant sur les sujets qui apprennent que sur ceux qui enseignent l’histoire, dans ces lieux autres que constituent les classes hors les murs. Dans Mutations identitaires, Danielle Forget analyse l’œuvre de deux auteurs de la littérature québécoise, Nicolas Dickner et Noël Audet, en vue d’observer la déambulation des personnes à travers les Amériques et constater leur processus de mutation identitaire. Quant à l’article Lectures radicantes, les auteurs nous invitent à lire la littérature – dans son corps multiple et dynamique – selon l’infinité de combinaisons rendues possibles tant par l’auteur que par l’œuvre même et ses lecteurs. Sous l’angle de la critique relationnelle, la notion de radicant, forgée par Nicolas Bourriaud (Radicant, 2009), permet de 17

Glossaire des mobilités culturelles

rendre compte des questions qui ont trait au vécu de l’auteur, à ce que ses œuvres expriment ainsi qu’à leur réception (simultanée, différente et variée). La lecture proposée des œuvres par « constellations d’auteurs » (Berti et Cozarinski) met en évidence l’émergence de sens nouveaux dans la littérature en relation avec différentes filiations. La radicantité, tout en rendant compte de la pluralité d’enracinements possibles (successifs ou simultanés) et des parcours d’errance (aussi bien de l’auteur que du sujet de l’écriture), vient aussi contrecarrer l’idéologie des classements essentialistes par langues, canons, écoles, courants littéraires ou bibliothèques nationales. L’art radicant, comme l’illustrent les exemples donnés dans cet article, évite la focalisation paralysante sur les valeurs de l’origine ou de son équivalent, l’identité, construites selon le seul point de vue de l’une-fois-pour-toutes.

Mobilités migratoires transculturelles : Déplacement ; (Re) déterritorialisation ; Diaspora ; Errances, migrances, migrations ; Frontières ; Exil (objets) ; Corps sismographiques Ce type de mobilités concerne le déplacement, sous ses différentes formes, de communautés ethniques contraintes au transit, et les processus, souvent traumatiques, d’émigration, immigration et exil pouvant se produire à l’intérieur d’une communauté ou sur le plan international, avec ses effets, parfois brutaux, de déterritorialisation. La majorité des articles de cette constellation travaille sur la thématique des migrations entre pays et/ou continents. Ainsi Elena Palmero, dans son article Déplacement, discute de l’œuvre poétique de Nela Rio, écrivaine canadienne d’origine argentine qui, avec une grande originalité, articule sa praxis artistique avec une systématisation théorique autour de ce qu’elle désigne elle-même de Poética del Desplazamiento, plongeant sa quête au cœur des œuvres nées de l’expérience de l’exil, de la diaspora et d’autres formes de mobilités culturelles. Cet article suscite l’intérêt pour la littérature hispano-­canadienne, encore trop peu connue des lecteurs francophones, dont la visibilité s’accroît dans le contexte canadien du fait, notamment, de sa configuration hybride qui enrichit la perspective transaméricaine des études culturelles et ­comparées. Dans son article Diaspora – cette autre forme du déplacement –, Aimée Bolaños, quant à elle, analyse les divers aspects du Voyage, considéré comme une modalité discursive métaphorique de la modernité tardive, ainsi que « la notion de sujet cosmopolite migrant associée au monde transnational, et ses nouvelles identités transculturelles qui se projettent en communautés imaginées ». Si l’article Déplacement s’appuie sur le phénomène d’une nouvelle identité littéraire – hispano-canadienne – qui prend son origine dans le déplacement des auteurs argentins vers le 18

Introduction

Canada, les exemples cités dans l’article Diaspora procèdent de l’exode des poètes cubaines vers différentes parties du monde, principalement les États-Unis d’Amérique. Dans cette même constellation des mobilités migratoires transculturelles (migrations, passages et transferts culturels), Ana Lucia Paranhos, dans son article Dé(re)territorialisation, étudie les néologismes créés par Deleuze et Guattari et repris par E. Glissant, pour évoquer les espaces géographiques et historiques, dans le sens restreint du terme, aussi bien que psychologiques ou mentaux, dans le sens figuré, en attirant l’attention sur le mouvement de passage d’un « espace » à l’autre et la transformation que ce passage induit. Le concept est appliqué à la lecture de l’œuvre de l’écrivain italo-québécois Antonio d’Alfonso. Dans Errance/migrance/migration, Rita Olivieri-Godet souligne l’ambivalence fondamentale du concept d’errance. Positif, comme aventure assumée prenant, dans certains récits post-modernes, la dimension d’une quête de déterritorialisation et d’appartenances – voyage initiatique à la recherche de soi-même et de l’autre. Négatif, comme déracinement involontaire, focalisé sur la violence des pérégrinations forcées, illustré par les figures emblématiques de l’immigrant, du réfugié, de l’exilé, du marginal, de l’errant, de l’exclu. Selon l’auteure de l’article, « l’étymologie du mot renvoie à cette duplicité de sens : voyager, vaguer, du latin iterare, mais aussi commettre une faute, se tromper, du latin errare ». En mentionnant, dans le sillage de Simon Harel, Pierre Ouellet et Patrick Imbert, l’esprit migrateur qui caractérise l’imaginaire de l’écrivain en situation de migrance dans l’espace culturel américain, cette entrée illustre de manière exemplaire ce que nous appelons mobilités migratoires et transculturelles. L’article Frontière s’inscrit dans le contexte particulier des études post-coloniales et culturelles (Cultural Studies). Les auteurs de l’article, Maria Inácia d’Avila et Claudio Cavas, mettent en lien la présence du concept de frontière dans le cadre de ce glossaire avec le double processus de mondialisation et le mouvement massif de traversée des frontières et de contact entre cultures différentes qu’il a mis en branle. Plutôt que d’associer uniquement la notion de Frontière à l’idée d’exclusion, les auteurs affirment que « les frontières peuvent également recréer, subvertir, traduire de nouvelles subjectivités ». Cette lecture évoque les concepts de borderlands, d’Anzaldúa (1987), et de zones de contact, de Pratt (1992). Dans son article Les objets de l’exil Alexandra Loumpet-Galitzine, qui conduit avec Alexis Nuselovici le programme Non-lieux de l’exil (Fondation des Maison des Sciences de l’Homme – Paris), s’intéresse à l’importance des objets dans la situation d’exil. Selon son exposé, l’exil n’est pas uniquement synonyme de bannissement ou de perte, il peut aussi qualifier une expérience désignée par le terme d’exiliance, 19

Glossaire des mobilités culturelles

« à la fois condition et conscience ». Dans la même ligne de recherche, l’étude présentée par Eugenia Vilela sur Les corps sismographiques nous amène à considérer le mouvement « étouffé » de millions de personnes qui se déplacent de par le monde comme une nouvelle manière d’habiter les territoires (définis du point de vue juridique et administratif par les États). À partir du questionnement qu’est-ce qu’un corps dans la contemporanéité, l’auteure, dans la lignée de Michel Foucault, introduit la notion de corps sismographique – avec cette image saisissante d’une femme errant dans le désert entre la Mauritanie et le Maroc. Associée aux réflexions d’Alexis Nuselovici, Alexandra Loumpet-Galitzine et Christiane Vollaire sur l’exil, cette féconde réflexion sur la multitude de corps migrants qui se déplacent individuellement ou collectivement audelà de toute frontière nous indique l’urgence d’adopter une autre politique sur les espaces d’exception contemporains – que l’on a tendance à ignorer – et nous amène à réfléchir autrement sur le sens attribué à l’Histoire et sur les transformations sociales qui devraient donner lieu à des nouvelles formes politiques.

Mobilités transactionnelles : Transportation ; Variations ; Trans-action/transaction, transnational ; Braconnages Le préfixe Trans implique le passage, la traversée, le dépassement, forme de mobilité par excellence. Si la transaction comprend la notion de négocier et renégocier, son objectif est surtout d’arriver à un accord après une période de litige. Ce qui implique des concessions de part et d’autre, un mouvement d’échanges réciproques. À l’entrée Transaction du Dictionnaire de l’altérité et des relations interculturelles (2003), G. Férreol insiste sur le fait que le concept ne se limite pas « à l’accommodation mais conduit, dans bien des cas, à un renouvellement du sens par transit, métissage ou hybridation » (p. 339). Dans Transportation, Pierre Ouellet joue avec les mouvements de l’inspiration et de la transcendance quand il nous dit que « La mobilité n’est plus seulement transnationale ou transculturelle – comme on l’a cru trop longtemps en fondant le phénomène des migrations sur les seuls déplacements physiques de personnes et de populations ou sur l’unique passage des valeurs culturelles d’un monde à l’autre –, elle est désormais de nature trans-subjective, dans la mesure où elle permet de s’émanciper non seulement des conditions concrètes du voyage au sens propre, qu’il soit exil, évasion ou retour, c’est-à-dire des contraintes de l’espace et du temps que sont l’histoire et le territoire de chacun, mais aussi des conditions propres à l’individuation et à l’identité égotique, considérées pourtant comme un prérequis à toute subjectivité au sens strict, désormais transcendée par le souffle qui l’anime, la dépasse et la déborde de toutes parts ». 20

Introduction

L’article Variations, signé par Zilá Bernd, suggère que les transactions effectuées par différents écrivains entre langage musical et écriture, en faisant ressortir leur intentionnalité, transposent vers la littérature l’une des stratégies de la musique baroque – la Variation – dont le fondement est l’improvisation, la réitération et la prolifération. Ces caractéristiques configurent une esthétique du mouvement et de l’instabilité ainsi que de l’insubordination aux impositions préétablies par la partition. La récompense est la chance rare qui est donnée aux lecteurs de réfléchir sur l’art, sur l’ambition humaine d’outrepasser ses propres limites, sur la quête de la perfection artistique et, dans le contexte des Amériques, sur la quête d’autonomisation du canon européen et d’affirmation d’identité artistique. Dans cette constellation de mobilités, le Braconnage, compris comme activité tout à la fois illicite et contingente, est associé par Nubia Hanciau, auteure de cette entrée, à l’invasion d’un territoire interdit. C’est le camouflage qui permet au sujet de s’introduire « dans le territoire de l’autre, se soumettant aux périls » (Harel, 2006). Pour certains écrivains, la métaphore du braconnage représente un acte assumé incitant à une poétique basée sur des transferts culturels. Patrick Imbert, dans Transaction/transaction, transnational, reprend une thématique maintes fois abordée dans nombre d’ouvrages et de colloques organisés sous son égide à l’Université d’Ottawa. Le trans, qui repose « sur une logique du tiers inclus, comme le définit Stéphane Lupasco dans Logique et contradiction », implique, pour lui, un changement philosophique important par rapport à l’inter et au multi. Les perspectives dualistes (multi et inter) se révèlent incapables de déchiffrer la complexité du monde, d’où le choix pour la transdisciplinarité, la transculturalité et la transnationalité. « Le transnationalisme s’échange dans la rencontre entre ceux qui sont d’ici et apprennent l’ailleurs et ceux qui viennent d’ailleurs et désirent se fonder ici ».

Mobilités dans l’espace et le temps : Circulations urbaines ; Culture et ethnicité ; Transhumance ; Territoire, frontiéralité, nouvelles cartographies ; Non-lieux (une atypologie). Cette constellation englobe les déplacements dans l’espace et le temps et présente quelques exemples très significatifs. Ainsi l’article sur les Circulations urbaines, de Maria Bernadette Porto, qui s’intéresse aux transformations des individus qui transitent par les grandes villes, illustré par une réflexion originale sur les romans où le récit se déroule dans le cadre d’un taxi – donc en transit. Dans Culture et ethnicité, Johan Leman défend la thèse selon laquelle le rapport entre culture et ethnicité conserve son importance dans la contemporanéité « non seulement pour la théorie anthropologique mais aussi pour la gestion politique des 21

Glossaire des mobilités culturelles

sociétés multiculturelles ou à forte migration ». Cet article nous rappelle que rien n’est jamais stable et que, comme le constatait déjà l’un des premiers philosophes grecs de l’Antiquité, « tout passe et rien ne demeure » (Héraclite : panta rhei kai ouden menei). Après avoir introduit une distinction entre le concept de Transhumance, mobilité saisonnière entre terroir d’attache et terroir d’accueil, de ceux de Nomadisme, caractérisé par « une mobilité de l’ensemble du ménage sans point d’attache », et de Migration, impliquant « le changement de terroir d’attache de l’ensemble du ménage », Oumar Sy, dans son étude sur le pastoralisme dans la région du Ferlo, au Sénégal, en affine la définition comme « un ensemble de mouvements saisonniers, de caractère cyclique, intéressant la totalité ou une partie du troupeau qui l’effectue à l’intérieur de parcours coutumiers sous la conduite de certains membres de la famille ». C’est un véritable renouvellement des études de la géographie humaine que Patrick Picouet et Eric Glon opèrent dans leur article Territoire, frontiéralité, nouvelles cartographies. L’objet de la géographie n’étant pas seulement l’espace mais les relations que les hommes nouent avec cet espace, l’étude des formes et des structures spatiales ne suffit plus pour comprendre notre relation au monde. Les auteurs en appellent à de nouvelles pratiques cartographiques comme processus de réappropriation culturelle et révolutionnent la discipline géographique en tant que telle, en considérant les apports des littératures et des cultures indigènes comme des éléments leur ouvrant la voie à des approches aussi originales qu’enrichissantes. L’article d’Alexis Nuselovici (Nouss) sur les Non-lieux de l’exil représente une autre contribution inestimable à ce Glossaire par la charge novatrice qu’il instille dans la notion d’exil. Il inscrit sa réflexion dans une généalogie de la notion de non-lieu. Présentant d’abord les inflexions données à cette notion dans la pensée de Michel de Certeau, Marc Augé, Claude Lanzmann, George Didi-Huberman et Nata Minor, l’auteur examine ensuite des expériences exiliques différentes (Baudelaire, Freud, Schnitzler, Joseph Roth, Elias Kazan, George Perec, Tourgeniev) et les non-lieux qu’elles définissent dans les productions discursives. Ce parcours de lectures accompagne la réflexion dialectique d’A.  Nuselovici sur les non-lieux (« du non-lieu qui n’en fait pas un lieu où s’absenterait l’idée de lieu ») et explique aussi les replis contradictoires de toute expérience exilique, tout en soulignant aussi sa dimension immatérielle, voire fantasmée. Pour A. Nuselovici, les espaces exiliques dialectisent lieu et non-lieu et « intègrent l’imaginaire dans la construction du réel ». Baptisés exoscapes, « ils assurent la liberté nécessaire à l’exiliance pour construire ses figures identitaires. » 22

Introduction

C’est en évoquant, pour finir, les propos de Georges Balandier  : « Aujourd’hui le réel est appréhendé dans et par le mouvement, nécessairement » (p. 171), disant combien le sujet de la contemporanéité fait face aux différentes temporalités et pluralismes anthropologiques qui implosent les conceptions unificatrices et linéaires de l’histoire, que nous vous invitons à présent à entreprendre la lecture de ce glossaire.

Références Balandier, Georges, Le Désordre, Paris, Fayard, 1988. Harel, Simon, Braconnages identitaires ; un Québec palimpseste, Montréal, VLB, 2006. Ferréol, Gilles et Jucquois, Guy, Dictionnaire de l’Altérité et des Relations interculturelles, Paris, Armand Collin, 2003. Moser, Walter, «  La Culture en transit  : locomotion, médiamotion, artmotion  ». Gragoatá, Rio de Janeiro, Universidade Federal Fluminense, n° 17, 2004 : 25-42. Robin, Régine, Le Roman mémoriel, Montréal, Le Préambule, 1989.

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Autofiction Kelley B. Duarte Au XXe siècle, une nouvelle tendance introspective se fait jour, faite d’un mélange de différents genres et formes discursives, capable de contourner les normes canoniques de l’autobiographie. Avec la promesse d’être aussi un espace de restitution et de recomposition des marques du vécu, de la mémoire, dans une période post-guerre ou post-trauma1, la nouvelle écriture du « je » qui émerge acquiert la dimension thérapeutique d’une « écriture réparatrice »2, rendant compte d’un sujet fragmenté et d’une nouvelle perception de soi-même. Baptisée autofiction en 1977, cette écriture est vue comme un objet littéraire qui, au fil des années, s’est adapté aux nécessités de ce sujet contemporain pour gagner, à l’entrée du XXIe siècle, des airs de genre indépendant. Presque trente ans après la création du néologisme, les deux grands dictionnaires de langue française, Petit Larousse (2002) et Le Robert (2001), vont se disputer la publication de sa définition qui, dans les deux cas, sera sujette à controverse. Alors que pour le premier l’autofiction désigne un synonyme proche du roman autobiographique ou une autobiographie empruntant les formes narratives de la fiction, on lit dans Le Robert que le terme allie fiction et narration autobiographique dans une composition mal formée. Avec le temps, les théoriciens et les critiques de la littérature et des médias culturels français ont tenté d’expliquer et de comprendre la projection et la mobilité de ce terme au travers de synonymes et d’expressions qui pourraient l’embrasser – ou, qui sait, le surmonter. C’est ainsi que l’on a pu rencontrer les désignations aussi diverses que : non-fiction, mot-valise, aventure théorique, autobiographie menteuse, genre litigieux, nouveau naturalisme de la timidité, ego-littérature, roman du je, roman autobiographique, récit indécidable, faux roman, mauvais genre, fabulation de soi, fiction de soi biographique, idiolecte, insecte protéiforme, laboratoire de l’écriture du je, genre hybride indéfini, sténographie du réel, avatar du roman autobiographique ou avatar post-moderne de l’autobiographie, ­esthétique morale de l’errance, posture énonciatrice, AGM (Autobiographie génétiquement 1 2

Ce que Nathalie Sarraute a préféré appeler « l’ère du soupçon ». Expression introduite par Simon Harel dans l’œuvre homonyme, L’écriture réparatrice.

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modifiée), détournement fictif de l’autobiographie, autobiographie déchaînée, plan-marketing, mythomanie littéraire, etc. Brève contextualisation historique de l’autofiction.

Création et récurrences actuelles L’autofiction est littéralement et littérairement une réinvention. Serge Doubrovsky

L’année du lancement et de la diffusion de l’ouvrage de Philippe Lejeune Le pacte autobiographique (1975), considéré aujourd’hui encore comme la référence dans les études de ce genre, Serge Doubrovsky3 travaillait à la sélection et l’organisation de manuscrits, réunis depuis 1970, en vue d’une production qu’il intitula, dans un premier temps, Le Monstre ou Monsieur Cas. De la compilation des 1 637 feuilles de ce roman apparent sortira, en 1977, en France, son livre Fils. Dans Le pacte autobiographique, Ph. Lejeune propose un schéma de neuf combinaisons pour identifier la récurrence d’une autobiographie dans des narrations autodiégétiques et la différencier du roman. Si sept des neuf combinaisons entre les catégories autobiographiques, romans et cas intermédiaires, sont présentes dans le récit, deux en demeurent absentes. L’une par l’impossibilité de l’occurrence autobiographique quand le nom de l’auteur, du narrateur et du personnage principal ne sont pas identiques ; la seconde par l’inexistence d’une mise-en-œuvre exemplaire de la combinaison réalisée avec l’homonymie entre l’auteur, le narrateur et le héros dans l’œuvre qui établit un pacte romanesque, dans lequel ni le titre ni le début de l’œuvre n’indiquent qu’il s’agit d’une autobiographie.

Face à cette curieuse présentation, S. Doubrovsky a rapidement rencontré la combinaison qui encadrait bien son œuvre en construction : il s’agissait du second espace vide. Avec des airs de néophyte encore face à sa propre création, il écrit de New York à Ph. Lejeune pour lui dire que 3

Julien-Serge Doubrovsky, de parents juifs, est né le 22 mai 1928, à Paris. En 1943, année de l’occupation nazie, sa famille quitte la ville pour se réfugier à Villiers, dans la maison de parents, et va vivre cachée là pendant dix mois. Après la guerre et ayant terminé ses études, Serge Doubrovsky part pour Dublin (1945-1951) et, en 1955, pour l’Amérique où il commence sa carrière de professeur de Lettres, spécialiste de Racine, Molière et Corneille. Dès lors, il poursuit une triple carrière de professeur de français dans les grandes universités américaines, de critique littéraire dans des revues de prestige et de romancier, écrivant toujours en français. Ses productions, dans l’ordre chronologique, sont : Le Jour S (nouvelles, 1963), La Dispersion (1969), Fils (1977), Un amour de soi (1982), La Vie l’instant (1985), Le Livre brisé (1989), L’Après-vivre (1994), Laissé pour conte (1999). S. Doubrosky considère toutes ses œuvres comme des autofictions, mais confesse que Fils est celle qui a la plus grande teneur autofictionnelle. (Cf., « Les points sur les i », p. 61).

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cette catégorie sans exemple était exactement ce qu’il était en train de produire dans le livre intitulé Fils (Doubrovsky 2003). 1975 est également l’année de la publication de l’autobiographie de Roland Barthes. Tout en se rapportant au modèle autobiographique lejeunien, en respectant le pacte préétabli dans le titre Roland Barthes par Roland Barthes, l’auteur suscite un doute par rapport à sa narration avec son avertissement au lecteur en quatrième de couverture : « Tout ceci doit être considéré comme dit par un personnage de roman ». Pour les théoriciens Jacques Lecarme et Éliane Lecarme-Tabone (1997), cet avertissement aurait entraîné un nouveau regard sur les narrations faites sur le mode autobiographique et marque ainsi l’évolution vers un progrès général de ce genre, tant dans son expansion que dans sa diversification. Même si l’on ne peut exclure la possibilité que S. Doubrovsky ait lu l’autobiographie de R. Barthes, il reste que ce nouveau regard sur l’autobiographie n’avait jusqu’alors pas de nom. Il prend forme en 1977, avec la publication de Fils, sur la quatrième de couverture duquel on peut lire l’explication de son auteur quant à sa création : « Autobiographie ? Non, c’est un privilège réservé aux importants de ce monde, au soir de leur vie et dans un beau style. Fiction d’événements et de faits strictement réels ; si l’on veut, autofictions […] ». En 1998, Marc Weitzmann publie l’article « L’hypothèse de soi »4 dans lequel il déclare que S. Doubrovsky n’est pas le créateur du néologisme « autofiction », invention qu’il attribue à l’écrivain Jerzy Kosinski5 avec sa première publication, The Painted Bird (1965). Considérée par la critique américaine comme un témoignage authentique de l’Holocauste, l’œuvre, écrite à la première personne, est empreinte de sensibilité et d’une intense sincérité. Cette mise en cause est finalement dissipée avec l’étude de Philippe Vilain (2005) qui rapporte la déclaration de J. Kosinski selon laquelle son œuvre serait une « non-fiction » et le terme doubrovskien ne sera utilisé pour classer The Painted Bird qu’à partir de 1986. Les doutes et les investigations autour de la création terminologique ont conduit S. Doubrovsky à déclarer dans une interview de Ph. Vilain : « […] j’ai été amené à inventer le terme à propos de mon livre Fils, sur

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In : Page des libraires, juin-juillet-août 1998, p. 50. Né le 13 juin 1933, en Pologne, sous le nom de Josef Lwwinkopf, Jerzy Kosinski a survécu à la Seconde Guerre mondiale sous ce faux nom que lui a donné son père. Il émigre à New York en 1957 et obtient la citoyenneté nord-américaine en 1965. Il a été acteur et est devenu célèbre avec The Painted Bird, devenu best-seller et traduit en France sous le titre L’Oiseau bariolé. J. Kosinski est décédé à New York le 3 mai 1991.

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la quatrième de couverture. […] Mais, encore une fois6, si j’ai inventé le mot, je n’ai absolument pas inventé la chose, qui a été pratiquée avant moi par de très grands écrivains »7. Dépassant le stade de l’origine du terme pour enquêter sur celle de sa pratique, Vincent Colonna (1989-2004)8, pour qui l’autofiction est une « fictionnalisation de soi » ou encore une « mythomanie littéraire », va audelà des limites chronologiques dans l’étude de sa récurrence. Persuadé du fait que la fictionnalisation de soi existe depuis qu’il y a des écrivains, il passe en revue Dante, Rabelais, Voltaire, Diderot, Stendhal9 et remonte à Lucien de Samosate, écrivain né en Grèce au IIe siècle, trouvant chez ce dernier la représentation des trois modèles autofictionnels répertoriés dans son étude  : autofiction fantastique, spéculaire et biographique. La première, et la plus riche en possibilités inventives et narratives selon le théoricien, rend compte de la projection de l’auteur dans son texte. L’auteur se met en scène, mais dans un contexte improbable ; une histoire irréelle sans correspondance entre la fiction et sa biographie. Dans la seconde, l’autofiction spéculaire, l’auteur n’occupe pas le centre du livre, mais plutôt un second rôle, assumant une position en marge de l’œuvre, comme cela se produit dans les tableaux où le peintre se représente luimême à l’œuvre dans un coin de la toile. La troisième, et la plus récurrente dans l’actualité, met l’auteur comme pivot de son livre. Il raconte sa vie et, dans le même temps, la fictionnalise, magnifie son existence, manipulant les faits. Madeleine Ouellette-Michalska, dans son essai sur l’autofiction dans les romans épistolaires et autres textes de l’écriture féminine, signale également la récurrence autofictionnelle dans des œuvres bien antérieures à celles qui ont instauré le terme. Rapprochant l’autofiction du roman – par le fait qu’il s’agit, selon elle, d’une fiction de soi qui envahit l’espace romanesque –, l’écrivain affirme dans son étude que cette « forme romanesque » gagne de l’espace au fil du temps, au point d’assumer aujourd’hui sa propre essence de postmodernité (2007 : 67).

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On peut également lire cette affirmation dans le magazine French Studies, University of Birmingham, janvier 1999. Philippe Vilain, Défense de Narcisse, p. 177. On peut également lire cette affirmation dans le magazine French Studies, University of Birmingham, janvier 1999. 1989 correspond à la défense de la thèse de Vincent Colonna, intitulée L’Autofiction. Essai sur la fictionnalisation de soi en littérature, sous la direction de Gérard Genette. La seconde date, 2004, se réfère aux amples modifications faites à son travail de thèse, publié sous la forme d’un livre intitulé Autofictions & autres mythomanies littéraires. Tout comme ces écrivains français, beaucoup d’autres ont été fortement influencés par Lucien entre les XVIe et XIXe siècle. Pour V. Colonna, là se trouve la grande valeur de l’écrivain grec.

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Dans sa conception et son interprétation de l’autofiction, Vincent Colonna parvient à recouvrir un ensemble exponentiel de textes, sans limite historique ou géographique. Il traite l’autofiction comme une forme simple dans un vaste ensemble de pratiques, de postures, d’utilisations de la fabulation de soi, car la création littéraire même incite l’écrivain à se fictionnaliser (Colonna 2004). Doubrovsky, quant à lui, en est venu à la définir comme une variante post-moderne de l’autobiographie (Doubrovsky 2003). Pour lui, l’autofiction est « le moyen d’essayer de rattraper, de recréer, de refaçonner dans un texte, dans une écriture, des expériences vécues de sa propre vie qui ne sont en aucune manière une reproduction, une photographie… C’est littéralement et littérairement une réinvention » (Doubrovsky 2007 : 64). D’autres théoriciens sont également favorables à cette nouvelle tendance post-moderne de la narration intime et se risquent à la définir dans ses multiples récurrences. Ainsi Arnaud Genon, codirecteur et animateur d’un site internet sur l’autofiction, voit dans ce terme une évolution de l’emploi du je. Pour lui, la marque du sujet post-moderne n’est par conséquent rien d’autre que le résultat de la perte d’unité et d’homogénéité qui ouvre l’espace à l’hétérogénéité (Genon 2007 : 2). Dans l’article «  Paysages de l’autofiction  », publié dans le journal Le Monde du 24 mars 1997, Jacque Lecarme déclare que la tendance de la littérature moderne est d’effacer toute trace générique. Il définit ainsi l’autofiction comme un terme hybride, intercalaire, entre roman et autobiographie. Avec la publication du Golem de l’écriture : de l’autofiction au cybersoi, la même année, Régine Robin va plus loin dans cette théorie et se propose de discuter et de théoriser ce genre ambigu, prenant comme exemplaires et inaugurales les œuvres de R. Barthes et de S. Doubrovsky. Pour elle, les écrivains contemporains sont tentés de mêler roman et autobiographie, les confondre, les réunir et les superposer. Dans cette étude, elle entend l’autofiction comme un genre hybride, inséré entre l’autobiographie et la fiction, où le je se divise entre divers personnages fictifs. Néstor Garcia Canclíni (1990), qui se penche sur les croisements socioculturels, considère que l’hybridité peut se manifester dans des champs divers. C’est, selon lui, le mélange du traditionnel et du moderne dans des espaces non traditionnels qui est à son origine. Ici se retrouve le présupposé de Peter Burke, pour qui l’hybridité est « le résultat de multiples rencontres et non le résultat d’une rencontre unique, soit que les rencontres successives ajoutent des nouveaux éléments au mélange, soit qu’elles renforcent les éléments anciens »10 (Burke 2006 : 31). De tels postulats aident à comprendre les confluences des genres dans la production autofictionnelle. 10

Nous traduisons.

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La tendance contemporaine à mêler roman et autobiographie emporte l’adhésion de l’écrivain migrant, qui n’est rien d’autre que la figure emblématique de la postmodernité hétérogène annoncée par A. Genon. Dans la conception de R. Robin, l’écrivain migrant ne peut échapper à la pluralisation, parce qu’il appartient à une nouvelle « vague transculturelle ». Il cesse d’être un produit de la décolonisation pour être le reflet d’une culture internationale (Robin, in Gravili, 2000 : 27). Ainsi, R. Robin interprète-t-elle le processus transculturel différemment que Fernando Ortiz, qui comprend le « trans » comme le passage d’une culture à une autre, d’où découle la perte ou la rupture avec la culture précédente (1982 : 26). R. Robin, quant à elle, croit que l’écrivain migrant, confronté à une culture qui n’est pas la sienne et face à un groupe auquel il ne s’identifie pas, va, de ce fait, écrire en marquant sa différence, de telle façon qu’en construisant son propre style (écriture du hors lieu, hors genre ou écriture hybride) et son genre (autofiction), il parvient à s’insérer dans l’ensemble institutionnel complexe qu’est le champ littéraire (Cf. Robin, in Gravili, 2000 : 19). Dans la continuité de cette réflexion, on peut comprendre que la différence marquante de la production de l’écrivain migrant peut aller au-delà du mélange des genres dont résulte l’autofiction. Outre sa relation avec le compte-rendu autofictionnel, la production de l’écrivain migrant peut être révélateur d’expériences uniques, comme celle de la Seconde Guerre mondiale et, plus précisément, de la Shoah11. La proximité entre la thématique de la Seconde Guerre et l’écriture autofictionnelle rend évidente une autre relation qui peut être établie ici : ce n’est pas un hasard si trois des auteurs servant de référence dans cette étude, Jerzy Kosinski, Serge Doubrovsky et Régine Robin, sont Juifs, émigrants en Amérique et écrivains dont les productions autofictionnelles réunissent des fragments de mémoires pulvérisées et morcelées12. Pierre Lepape, dans sa critique publiée dans le journal Le Monde, relie l’écriture autofictionnelle à une « esthétique morale de l’errance » et alimente, par conséquent, en la renforçant, la relation de ce terme 11

Shoá, également écrit sous la forme Shoah, Sho’ah et Shoa, et qui signifie calamité en yiddish, est préféré par de nombreux Juifs au terme de Holocauste qui, d’origine grecque, était utilisé dans l’Antiquité pour dénommer les rituels d’incinération des corps d’animaux sacrifiés aux divinités. Beaucoup pensent qu’il est théologiquement offensant de suggérer que les Juifs d’Europe ont été sacrifiés à un Dieu. 12 En relation aux noms de ces écrivains  : Jerzy Kosinski a dû adopter ce nom pour échapper à la guerre. Régine Robin, quant à elle, dit posséder différentes identités : Rivka Ajzersztejn, qui correspond à son nom en yiddish, Yaël, son premier prénom en hébreu, et Régine Maire, acquis avec son premier mariage. Serge Doubrovsky, bien qu’affirmant avec conviction sa judéité, allègue ne pas savoir l’équivalent de son nom en yiddish parce qu’il ne parle plus la langue.

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aux narrations des écrivains de la mobilité culturelle. Dans le même temps, le critique affirme qu’elle est originellement et historiquement liée à l’expérience et à l’écriture de la Shoah. En rappelant dans son article les confusions autour de l’œuvre de Jerry Kosinski, considérée comme un récit véridique, P. Lepape rappelle l’explication qui lui a été donnée par l’auteur de The Painted Bird au sujet de la construction de l’œuvre : « […] seuls les traumatismes lui appartenaient, la douleur, la honte, l’hébétude, la violence ; l’histoire était inventée, seule la mystification de la fiction pouvait rendre la réalité et lui donner le sens d’une vérité » (Le Monde, 1998). S. Doubrovsky trouve dans l’écriture autofictionnelle la justification dont il a besoin pour assumer l’identité narrative à la première personne. Pour lui, le nom propre ou le prénom dans l’autofiction assume un sens bien plus profond que la simple conviction littéraire dans le postulat du pacte autobiographique (2007 : 54). Symboliquement, c’est comme si l’autofiction donnait vie à une identité qui pourrait être exterminée. Ainsi, dans sa conception, l’écriture autofictionnelle est-elle une stratégie pour surmonter les humiliations, pour résister et exister à travers l’œuvre : […] pour moi, l’écriture, c’est la revanche. J’ai été pendant quatre ans un Untermensch, un sous-homme, même pas une réalité humaine. Je lisais tous les jours dans les journaux des phrases du type  : «  EXTERMINONS  » – c’était écrit en grosses lettres – « LA RACE JUIVE ». […] Toute mon œuvre est la réponse à ces quatre années d’Occupation. C’est là que débute mon « histoire » (Doubrovsky 2007 : 54).

Simon Harel, quant à lui, parvient à trouver un espace de vie ou de renaissance en mettant en avant les principaux aspects qui différencient l’autobiographie de l’autofiction. Alors que la première prétend énoncer la vie, se situant en lieu et place du sujet posthume et lui conférant l’immortalité, l’autofiction – qui instaure la mortalité – souligne la manipulation des identités virtuelles qui contestent la connaissance de soi au bénéfice d’un acte de plaisir qui prend la forme d’un fantasme d’auto-­ engendrement (2000 : 8). Pourtant, si la pratique autobiographique, comme le reconnaît M. Ouellette-Michalska, est liée à la nécessité de se raconter à l’autre dans le registre éternel d’une vie pour la postérité, sur l’autofiction tombe la nécessité de raconter à soi-même. Ainsi, dans ce jeu apparent de patient versus analyste, la théoricienne canadienne ajoute que la psychanalyse, sans le vouloir, a préparé le terrain de l’autofiction qui a misé sur une ambiguïté du vrai-faux en ce qui concerne le texte dans lequel le « je » est, dans le même temps, sujet et objet de la narration (2000 : 32-39). 31

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Autofiction : application à l’œuvre robinienne Personne n’habite vraiment son moi, son nom, sa langue. Tout est « pseudo ». Régine Robin

Deux productions de l’écrivaine Régine Robin se distinguent en particulier pour élucider la mobilité de l’application de l’autofiction. Il s’agit du Roman mémoriel : de l’histoire à l’écriture du hors lieu (1989) et du Cheval blanc de Lénine ou l’Histoire autre (1979). Ce choix se justifie par l’insoumission des deux œuvres à la norme de composition que le terme porte dans sa propre nomenclature  : l’autofiction présuppose la narration du « je », spécifiquement autobiographique, imbriquée à la fiction, propre au genre romanesque. Ces œuvres, cependant, révèlent le dépassement, opéré par l’écrivaine, du modèle qui tente aussi de définir le terme d’autofiction. C’est que, marquée par le décloisonnement entre cultures et disciplines, R. Robin parvient, comme nous le verrons, à produire de l’autofiction dans la théorie ou encore à théoriser dans un texte autofictionnel. Au-delà de la fiction, de l’autobiographie, nous trouvons également dans sa production les réflexions théoriques d’une historienne, sociologue, littéraire et chercheuse en linguistique. Dans l’article Le sujet de l’écriture, elle affirmait déjà – dans une tentative, peut-être, de justifier le mélange discursif dans ses productions – que ses écrits sont une œuvre théorique, une autobiographie déguisée ou une autofiction par procuration qui, selon elle, suivent un parcours littéraire représentatif d’une pseudo-auto-­analyse (Robin 1979 : 98). Dans Le roman mémoriel, catalogué par les éditeurs et par la critique littéraire comme théorie, R. Robin explique que la dénomination « roman mémoriel » peut être attribuée à une œuvre quand un individu, un groupe ou une société, pense son passé en le modifiant, le déplaçant, le déformant, inventant des souvenirs ou un passé glorieux, ou luttant pour la restitution d’événements ou contre leur oubli. Selon elle, en effet, il n’existe pas de mémoire collective ou individuelle sans roman mémoriel, sans cette hybridation de formes ou de syncrétisme d’un réel déjà référencé dans l’ordre de la représentation (1989 : 48). Le titre dialogue également avec l’expression freudienne de « roman familial », instaurée pour désigner les fantasmes par lesquels un sujet modifie le lien qu’il entretient avec ses parents. Dans son œuvre même, R. Robin explique que la relation avec le terme freudien s’établit par l’aspect fantasmatique de l’élaboration de cette construction, son aspect de roman, de narration ou de scénario, et sa relation avec l’original, le passé. Le titre de l’œuvre se prête également à une autre lecture. S’agissant d’un résumé de ce que le lecteur y trouvera, on peut voir, dans un premier regard sur le titre, une similitude avec les modèles de mémoires élaborés par les professionnels qui se 32

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p­ résentent aux concours et autres procédures de sélection d’institutions ou d’entreprises. Dans cette œuvre, R. Robin raconte sa formation académique, son expérience professionnelle, cite les influences théoriques qui ont marqué son parcours, mais modifie cette structure standard quand elle parle d’elle-même, de sa famille, et met l’accent sur des discussions de nature théorique. Face à l’indéfinition même que l’œuvre représente, elle parle du Roman mémoriel comme d’un « itinéraire intellectuel », d’un « discours hybride  » (Robin 1989  : 9-15). Elle y parcourt, en effet, les travaux et les recherches réalisés tout au long de sa carrière – dans le domaine de l’historiographie, de la linguistique et de la littérature – selon un processus itinérant qui, pour elle, conduit à la rencontre de nouvelles formes de narration, de réappropriation du passé, autrement dit, à l’hybridation du temps, des lieux et du discours (Robin 1989  :  16). Le sous-titre de cette production, « De l’histoire à l’écriture du hors lieu », est également révélateur du dépassement des formes, situant ainsi une trajectoire intellectuelle qui commence avec le discours historiographique et parvient à une forme indéfinie, un hors lieu générique. Pourquoi ne pas dire un hors lieu autofictionnel ! ? M. Ouellette-Michalska avance une explication de la récurrence d’autobiographies produites à un âge avancé en parlant de cette écriture spécifique comme révélatrice d’un désir de transcender la mort qui se manifeste particulièrement à cette période de sa vie (1988  :  26). Cette prémisse dialogue avec la définition de Ph. Lejeune qui restreint la production de ce type de narration aux personnes dont le caractère moral, social, religieux et politique – acquis au fur et à mesure des années, des expériences – et l’histoire propre peuvent avoir un intérêt public. On peut également dire que, coulée dans un texte mémoriel, le « bout de la vie » – fin d’une carrière ou d’une expérience marquante pour R. Robin – s’ouvre à une interprétation plus ample. Ce sont des aspects qui, souvent, sont responsables de transformations et, en conséquence, de la maturation de l’autobiographe, de changements dans son mode de pensée et – pourquoi ne pas le dire ? – de sa non-identification avec le « je » du passé. Pour toutes ces raisons, l’autobiographie peut symboliser une rupture ou une clôture de ce qui fût et introduire un recommencement. Bien que Le roman mémoriel ne cadre pas complètement avec le modèle autobiographique, on peut trouver dans cette production des traits du postulat lejeunien. Une des principales caractéristiques de l’autobiographie est la promesse de l’inventaire d’une vie à un âge avancé. Ainsi observe-t-on dans les premières lignes de l’œuvre de R. Robin : « Je vais avoir cinquante ans et je ne laisserai à personne le soin de dire que c’est le plus bel âge de la vie. Le demi-siècle. En plus des rides, sans doute le temps des bilans » (1989 : 9). 33

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Son caractère d’itinéraire intellectuel indique assez qu’il ne s’agit pas d’une narration de fin de vie, mais de la rupture du style narratif traditionnel au détriment de la manipulation des stratégies narratives composites qui reflètent l’identité de cette écrivaine du transit discursif et culturel. Dans ce fragment qui introduit l’œuvre, est soulignée également l’ambiguïté qui s’instaure quant à la classification de la production. La rétrospective, supposée être celle de la vie intime, contraste ici avec la rétrospective intellectuelle. Au contraire de ce que l’on pourrait s’attendre à lire sur les personnes/personnages présents dans l’histoire d’une vie, l’écrivaine fait référence, dans Le roman mémoriel, aux grands noms qui ont influencé sa formation intellectuelle et qui, certainement, ont contribué à lui faire adopter ce mélange de techniques discursives. Ce sont encore dans les premières pages que l’on peut lire : S’interroger sur 25 ans de recherches, du milieu des années 60 à aujourd’hui, c’est d’abord traverser un cimetière. […] Comment ne pas évoquer, à l’orée de ce voyage, Michel de Certeau, Michel Pêcheux, Michel Foucault, David Kaysergruber, Nikos Poulantzas et aussi ceux qui furent mes maîtres en histoire, autrefois, Ernest Labrousse, Robert Mandrou, V.L. Tapié et Albert Soboul. Et comment parler de Louis Althusser, « mort » sans l’être et qui fut si important pour moi, il y a vingt ans de cela (Robin 1989 : 15).

L’importance de telles influences suscite des expérimentations telles que le mélange des genres et de champs divers, influences qui se montrent marquantes tout au long de la construction du Roman mémoriel. C’est dans ce dernier également que R. Robin réaffirme sa volonté de transgresser les frontières qui séparent les disciplines et de montrer, dans le même temps, l’innovation de son travail. Dans l’ouverture du premier chapitre, «  Les premiers jalons », dont le titre annonce déjà la présentation des bases de sa formation, on peut lire d’ailleurs, à ce propos, la justification suivante : Ce que j’entreprends ici, c’est de montrer l’originalité de mon itinéraire intellectuel. Il s’agit d’une tentative pour élaborer une véritable indisciplinarité qui s’étend sur 25 ans de recherche […], ponctués par une errance existentielle, par une mobilité linguistique […] et une volonté de traverser les disciplines, de les faire dialoguer […] Il s’agit d’approfondir les zones frontière (Robin 1989 : 27).

Approfondir, mais également rapprocher les zones de frontières ou les effacer, de telle façon que Le roman mémoriel, en tant qu’expérimentation littéraire, soit le point d’interrogation pour la classification générique. C’est encore dans le premier chapitre que R. Robin se dédie à raconter la transition, les confluences théoriques de sa formation qui émergent, comme ellemême le confesse, dans la migration, c’est-à-dire dans les déplacements géographiques entre l’Europe et l’Amérique du Nord (1989 : 27). Une fois 34

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de plus, la mobilité confirme sa relation avec l’hétérogène, la différence, qui se manifeste, surtout dans l’écriture de R. Robin, sous des formes diverses. Le Dictionnaire du littéraire13 mentionne que le XXe siècle est parvenu à effacer les traits génériques des œuvres pour caractériser ce qui serait un trait de modernité. En conséquence, la littérature en est arrivée à abolir les frontières entre fiction et histoire et, de ce fait, à réunir de tels genres et/ou domaines distincts. Curieusement, le dictionnaire cite, comme exemple de ce phénomène, Le Roman mémoriel, mais laisse de côté Le cheval blanc de Lénine ou l’Histoire autre, œuvre que nous considérons comme inaugurale en matière de porosité des frontières entre l’Histoire et la littérature. C’est dans cette dernière œuvre que se rencontrent les traits de R. Robin historienne qui transcende le modèle de production documentaire historiographique. Sans laisser de côté ses compétences et ses connaissances d’historienne, elle explore la microhistoire et circonscrit le récit dans le registre d’une mémoire collective familiale pour, ainsi, sauvegarder la mémoire culturelle juive. Le cheval blanc de Lénine ou l’Histoire autre est aussi défini par R. Robin comme hors genre (1979 : 99), à la frontière entre théorie et histoire, autobiographie et fiction. L’auteure y traite de questions familiales, à mesure qu’elle réfléchit sur son style subversif : Dans ce travail où je m’efforce de montrer la cohérence de mon travail et de mes domaines de recherche, on remarquera que, en permanence, la maîtrise intellectuelle, l’érudition et la recherche conceptuelle se mêlent à l’histoire personnelle et à la subjectivité des positions énonciatives (Robin 1979, p. 117).

L’effacement des frontières entre les genres et les disciplines souligné dans cette œuvre, ou la fusion des comptes-rendus familiaux et des histoires personnelles sont des éléments révélateurs d’une écriture hybride mais également hypertextuelle. Avec elle, le lecteur participe d’une dynamique qui lui permet de mettre en relation le texte robinien avec le style d’autres œuvres dont il a le souvenir, ce qui justifie la diversité des classifications auxquelles son texte renvoie. Mary-Jean Green, par exemple, opposée aux classifications éditoriales, considère qu’il s’agit là de la première œuvre autobiographique publiée par R. Robin, pour la description qu’elle y fait de sa transformation d’historienne en autobiographe. Pour M.-J. Green, cette transformation est inhérente au projet identitaire (Green 2007  :  207) qui, certainement, se reconstruit avec le retour à la culture juive, autrefois délaissée à cause de l’immigration des parents en France. 13

De Paul Aron, Denis Saint-Jacques et Alain Viala.

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Bien que circonscrite à la « légende familiale », récupérant l’histoire orale racontée par le père pour expliquer comment il est devenu révolutionnaire bolchevique et adepte de Lénine, on observe qu’au fil de la narration l’identité homonyme dans les trois instances – un des postulats de l’autobiographie de Ph. Lejeune – est préservé. C’est l’épisode de la rencontre du père avec les troupes de Lénine – et ses multiples variantes –, qui justifie le caractère légendaire. Postérieurement à la publication de l’œuvre, R. Robin explique : Le soir, à l’heure du coucher, mon père venait me raconter des histoires. C’était toujours la même avec quelques variantes. En 1920, lors de l’avancée de l’Armée rouge vers Varsovie, cette dernière est passée par le Shtetl de mon père qui était encore, à l’époque, un jeune garçon de 15 à 16 ans. Il veut s’enrôler dans l’armée, il pique l’attention d’un des supérieurs qui lui aurait fait rencontrer Budienny, lequel lui aurait dit de faire la révolution en Pologne et de ne pas suivre l’Armée rouge. C’est comme ça que mon père, tenant un mandat d’un personnage prestigieux, serait devenu un dirigeant bolchevik, en Pologne. Certains soirs, les variantes faisaient que l’interlocuteur privilégié de mon père n’était pas Budienny, mais Lenine lui-même, en personne (Robin 1989 : 128-129).

Il est intéressant d’observer que, loin de chercher la meilleure version pour l’histoire racontée par le père ou celle qui aurait les meilleurs fondements, R. Robin défend que le simple fait de raconter le passé, de faire remonter à la surface des événements presque effacés dans l’intention de transmettre la légende familiale, est un facteur de restitution ou de reconstruction de la mémoire et de l’identité. Pour cela, et défendre, une fois de plus, la fluidité d’un discours qui recourt au fictionnel pour se faire présent et vivant, elle critique l’institutionnalisation de la mémoire en tant que discours scientifique qui la met « en fiches, en indices, en coefficients et pourcentages » (1979 : 108). De la même façon, mêlée à l’histoire familiale et paternelle, cette production est une odyssée de la mémoire personnelle qui va, tout au long du parcours de l’écriture, rassembler les pistes pour arriver à la sauvegarde de la culture juive ; c’est une première tentative en ce qui a trait à la recomposition des origines culturelles et familiales ainsi qu’à la compréhension identitaire. Dans sa tentative de se réapproprier la culture et la généalogie de son passé, R. Robin insère dans l’œuvre des photographies14 de sa famille, parents, oncles et autres personnes qui ont survécu à la guerre ou qui sont morts dans les camps. À ces photos de famille s’en ajoutent deux : l’une 14

L’insertion de photographies renvoie à l’innovation de R. Barthes dans son œuvre alors classée comme autobiographique (1975). Outre cet élément nouveau, R. Barthes, dès l’ouverture de l’œuvre, met en échec toute tentative de discours fiable.

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de Kaluszyn, ville de ses parents, l’autre de Belleville, quartier où elle est née à Paris. R. Robin se souvient encore que, dans ce processus de réappropriation culturelle et identitaire, retrouver son identité implique aussi de retrouver un corps, un passé, une histoire, une géographie du temps, des lieux et des noms (1979 : 104) ; ce qui explique la référence à la ville des parents, lieu où elle n’a jamais vécu, mais dans lequel elle pourrait être née, avoir grandi et avoir construit une autre histoire s’il n’y avait pas eu la guerre. C’est peut-être là que se trouve la raison de tant d’ambiguïté, du sentiment d’appartenance à un entre-deux-mondes, polonais et français ; un entre-deux-langues, français et yiddish, un entre-deux-­ continents, Europe et Amérique, exprimé dans un entre-deux-textes, mémoriel et fictionnel. Sans oublier que, derrière cette tentative de réappropriation d’un passé qui sauvegarde la culture juive, existe aussi le désir de réappropriation d’une identité. « Être Juif, simplement » – comme l’écrivaine clôture un de ses chapitres (1979 : 28). Être Régine dans la France des Gaulois, mais aussi Yaël, son nom hébraïque, ou Rivka, en yiddish15. Considérant que l’on ne peut pas parler de nation ou d’identité nationale sans parler de territoire, parler de l’histoire familiale qui, d’une certaine façon, participe de celle du peuple juif, contribue à la conservation identitaire culturelle. Face à cette inexistence territoriale vécue par ses ancêtres, R. Robin – qui, officiellement, possède un territoire-nation de par sa naissance en France – recourt à la mémoire du shetl de Kaluszyn pour donner des racines à l’histoire de sa famille. Le shetl, revécu dans l’imaginaire et dans les souvenirs familiaux, alimente le désir de la reconstruction d’une mémoire en yiddish qui prend force avec l’écriture qui ne peut qu’être produite dans un entre-deux, entre histoire et fiction, avec le détour par une recherche identitaire qui diverge de la narration officielle, des archives et de la linéarité des événements : Je croyais ne pouvoir m’interroger sur l’Histoire que par le détour de ma quête d’identité, que par ma généalogie mi-fictive, mi-réelle, que par cet entre-deux discours où jusqu’à présent mon texte s’inscrivait. Par moment, la necessité du détour sans doute – le besoin, le plaisir de maîtriser cette notion de mémoire populaire qui me concerne, car c’est sans doute par elle que je puis renouer avec ce que je suis (Robin 1979 : 125).

En ce qui concerne les paramètres d’une production mémorielle autobiographique, nous trouvons dans cette œuvre la narration de « l’âge avancé » – récit non pas de l’autre bout de la vie mais du passage d’une phase, d’un domaine (de l’historienne) à l’autre (de la littérature) sans en 15

Rivka désigne le nom de l’écrivaine R. Robin en yiddish. Il apparaît tant dans le dernier chapitre de cette œuvre que dans les autres textes de l’ensemble de son œuvre, tout comme dans ceux qui se trouvent disponibles sur sa page Web : http://www.er.uqam. ca/nobel/r24136/ (dernière consultation : 15 décembre 2010).

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abandonner les acquis, et qui débute sur un autre territoire : l’Amérique du Nord. Le cheval blanc de Lénine explore les trois moments de la vie : l’enfance, l’adolescence et la maturité. Si l’on considère avec J. Lecarme s’appuyant sur les théories lejeuniennes, l’enfance comme le noyau d’une autobiographie (Magazine littéraire 2002  : 52), on lit dans cette œuvre l’histoire d’une petite fille de Belleville qui voulait porter l’étoile sur le bras, la vie d’une adolescente en crise qui inventera son « roman familial », le récit des expérimentations intellectuelles à la maturité et des réflexions à propos de mai 68 en France avec toutes ses répercussions. Alors, pourquoi ne pas la considérer comme une autobiographie ? Premièrement, parce qu’il n’y a pas de pacte autobiographique. Le titre n’informe pas le lecteur au préalable que l’auteure va raconter sa vie ; pas plus que les premières lignes de cette œuvre ne mentionnent une telle information. Si le pacte est romanesque et que l’identité dans les trois instances se maintient, on trouve plutôt ici une œuvre dont il faut remplir l’espace vide du cadre schématique selon Ph. Lejeune. L’espace qui va servir au développement de l’autofiction, exemplifié avec une autre œuvre : Le cheval blanc de Lenine. Le dossier « Les écritures du moi » du Magazine littéraire (mai 2002) présente une étude des autobiographies à partir des productions féminines. Dans sa contribution à ce numéro, E. Lecarme-Tabone explore les textes d’écrivaines – Colette, Simone de Beauvoir, Marguerite Yourcenar –, pour souligner le fait que la caractéristique de l’autobiographie féminine est le retour à la mère. Or, la figure de premier plan dans l’œuvre de R. Robin étant celle du père, on trouve là un élément supplémentaire indiquant que l’auteure opère bien un détournement du modèle autobiographique, À ce qu’il semble, l’œuvre est la première tentative de l’auteure de mélanger les deux champs du savoir. Tout comme cela se produit dans le processus de transculturation, il n’y a pas ici, dans cette transformation, d’effacement de la première formation académique – d’historienne – au détriment d’une autre. Au contraire, sans laisser de côté ses capacités et ses connaissances d’historienne, R. Robin écrit bien une histoire (personnelle et/ou de l’Histoire officielle), mais comme le titre l’annonce, « une histoire autre », cette fois. Elle représente la transformation du discours historiographique sous l’influence de l’autobiographie, qui donne du relief tant à la narration personnelle, circonscrite à la mémoire familiale et à la tradition juive, qu’aux histoires extrafamiliales, beaucoup d’entre elles ayant été transmises oralement par le père. Quand elle se réfère à la mémoire liée à l’histoire, dans l’article « Un passé d’où l’expérience s’est retirée » (2007), R. Robin écrit en défense de l’appropriation de l’histoire par d’autres formes discursives. Pour elle, le passé n’est plus le monopole des historiens. Même si l’historien aide le lecteur à mieux connaître le passé, il n’est pas la garantie de la relation 38

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à la vérité. De ce fait, la mémoire cherche aujourd’hui à se libérer de ce contrôle pour découvrir de nouvelles formes possibles. Lors du lancement de son Pacte autobiographique, en 1975, Ph. Lejeune déclarait que l’autobiographie était un phénomène de civilisation moderne en ce qu’elle mettait en jeu divers problèmes, dont ceux de la mémoire, de la construction de la personnalité et de l’auto-analyse. Les temps ont changé : l’autobiographie forgée dans les modèles de 1975 n’est plus en syntonie avec le siècle nouveau, c’est pourquoi la discussion est nécessaire autour de nouvelles stratégies du récit de l’histoire de soi à l’époque de mobilité culturelle qui est la nôtre. Dans un article consacré à l’écrivaine, Francine Mazière réaffirme le caractère novateur de sa production en se référant au Cheval blanc de Lénine ou l’Histoire autre où : « les frontières de pays et de disciplines sont effacées et [de] ce voyage hors du genre assigné […] va se nourrir la réflexion théorique » (2007 : 4).

Réflexions En ce qui concerne l’autofiction dans sa relation avec l’écriture de la Shoah, elle représente l’impossibilité du retour aux formes homogènes de la narration autobiographique qui centralisent et unifient le sujet. Cet aspect dialogue avec l’impossibilité du retour à un territoire fixe pour les juifs, peuple dont la caractéristique est l’errance. Inscrite sous le signe de la déconstruction et de l’hybridation, l’autofiction présente de nouvelles stratégies pour expérimenter la réorganisation des fragments de la mémoire du sujet contemporain, comme on le constate dans les deux œuvres de R. Robin citées ici. Ainsi, recourir à l’autofiction représenterait la même fonction désignée par Zilá Bernd dans des œuvres d’écrivains de la diaspora haïtienne : « favoriser le processus dynamique qui préside à la construction identitaire comme processus inachevé, qui va se faire au travers de voyages successifs au temps du passé, au travers de la dilution progressive de la distanciation nécessairement provoquée par l’exil » (Bernd 1997 : 69). Les écrivains qui inventent leur vie à partir d’une fictionnalité pleinement consciente – ce qui se produit dans l’œuvre autofictionnelle – sont, pour S. Harel (2000), des témoins d’une expérience analytique, ce qu’il appelle récit de cure. Ceci expliquerait pourquoi l’autofiction est associée par R. Robin à l’identité narrative qui se reconfigure en même temps qu’elle se défait et se refait (Robin 1997 : 24). Tisser, construire la trame de sa propre histoire ne se produira que dans la distanciation (territoriale et mémorielle), dans la migration et, par conséquent, dans la mobilité d’une écriture autofictionnelle qui aide à la reconstruction, par le rassemblement des morceaux, des fragments de mémoire et de l’identité « recollée » par 39

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la fiction. Pour cela, la production théorico-autofictionnelle de R. Robin, sous la forme d’un itinéraire revisité, se révèle être comme un processus constant d’auto-analyse qui se réalise à travers un infatigable exercice d’écriture critique et argumentatif de sa propre production. Autobiographie, théorie, fiction ou discours historiographique. Si les œuvres de R. Robin ne se rangent dans aucune de ces catégories, elles participent un peu de chacune d’elles. S’agirait-il alors d’une autofiction produite dans un entre-deux ? Quoiqu’elle soit, c’est dans son œuvre que la réponse se trouve : Brouillant les pistes, mélangeant les genres, secouant les affirmations de ses certitudes conceptuelles, il ne pouvait renaître que sous la forme de la fiction, de l’aphorisme, ou plus modestement – sous la forme de l’itinéraire, de la promenade ; il ne s’agit pas de la mémoire, genre littéraire nommé, catégorisé, institutionnalisé, mais du travail de la mémoire (Robin 1979 : 32).

L’insoumission de l’œuvre robinienne, révélatrice de la mobilité du concept d’autofiction, atteste que la narration autofictionnelle ne se limite pas à être seulement un néologisme qui promet d’en finir avec le vieux discours de la sincérité impossible, comme l’a suggéré Marie Darrieussecq, en 1997 dans un article du Monde. Elle perdure, se maintient souveraine et traverse la modernité accompagnant son mouvement, ses évolutions, pour échapper de cette façon à toute tentative d’appréhension et s’opposer aux déclarations attestant que l’autofiction ne serait qu’un phénomène de mode.

→ Voir aussi : Mutations identitaires ; Non-lieux (une atypologie). Bibliographie Aron, Paul, Saint-Jacques Denis et Viala, Alain, Le Dictionnaire du Littéraire, Paris, Presses universitaires de France, 2002. Bernd, Zilá, « Os escritores da diáspora haitiana e a síndrome da volta ao país natal », in Figueiredo, Eurídice et Santos, Eloina Parati dos (dir.), Recortes transculturais, Niterói, EDUFF, ABECAN, 1997. Burke, Peter, Hibridismo cultural, São Leopoldo, UNISINOS, 2006. Canclini, Néstor García, Culturas híbridas, Estratégias para entrar y salir de la modernidad, Argentina, Grijalbo, 1989. Colonna, Vincent, Autofictions & autres mythomanies littéraires, France, Tristram, 2004. Darrieussecq, Marie, Je de fiction, Paris, Le Monde, 1997. Doubrovsky, Serge, « Les points sur les i », in Jeanelle, Jean-Louis et Viollet, Catherine (dir.), Genèse et autofiction, Belgique, Bruylant-Academia s.a., 2007. 40

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Braconnages Nubia Hanciau Le braconnier veut « tout » le territoire. Plus qu’un geste d’appropriation, il convient d’évoquer la figure d’une prise de possession tactique, à chaque fois renouvelée. Nos discours insistent d’abondance sur le caractère fragmentaire, inachevé de nos déambulations. Nous serions « de passage », « en transit », « en partance ». Mais l’attitude du braconnier est différente. Ses tactiques sont des feintes : il se doit de passer inaperçu, de se camoufler, et surtout de ne pas être pris ! Dans cette activité tactique, un dessein plus vaste est à l’ordre du jour : pas moins que d’être un propriétaire clandestin des lieux. S. Harel, 1986, p. 84. […] cueillir dans les jardins étrangers les fleurs et les fruits qui ne naissent point dans les leurs ; mais à les cueillir avec tant de subtilités que le public ne puisse s’apercevoir de ce vol innocent. Abbé Gachet d’Artigny

Définitions Parmi les définitions existantes du terme braconnage, le Grand Dictionnaire français/portugais1 de Domingos de Azevedo (1988) donne pour sa part : « Action de braconner sur un terrain défendu. Délits commis par les braconniers » (196). S’il ne fait pas état du substantif braconnage ni du verbe braconner, le Dictionnaire Houaiss de Langue Portugaise2 (2001) enregistre l’équivalent portugais (braco) de braque, une race de chien de chasse, ainsi que ses caractéristiques dans différents pays (501). Pour le Petit Larousse Illustré (1987), le braconnage est l’action de braconner, verbe dérivé du substantif bracon, chien de chasse. Par extension, braconner signifie chasser ou pêcher à des périodes et avec des dispositifs interdits, sans permis ou dans des lieux réservés (133). Le Nouveau Petit Robert (1993) remonte plus loin dans le temps et indique plusieurs sens observés depuis 1228, dont celui de chasser en compagnie du braque, chien de chasse à poil ras et aux oreilles pendantes dont le 1 2

Titre original : Grande Dicionário Francês/Português. Titre original : Dicionário Houaiss de Língua Portuguesa.

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nom provient de l’ancien provençal bracco. Braconner, c’est « chasser ou pêcher sans permis, à une période, en un lieu ou avec des engins prohibés » ; quant à braconner sur les terres d’autrui, c’est « ne pas respecter ce qui est sa propriété, ce qui lui appartient » (droits, champ d’activité, conjoint, production artistique et littéraire, etc.) (133). Les raisons de l’illégalité peuvent être diverses : la chasse ou la pêche a lieu en dehors des périodes qui lui sont réservées, vise des animaux qui se trouvent sur un terrain privé, recourt à des moyens qui ne sont pas autorisés, la personne qui s’y adonne n’est pas titulaire du permis nécessaire, l’espèce chassée ou pêchée est protégée, etc. Historiquement, le braconnage est considéré comme la « chasse du pauvre », pratiquée surtout aux époques où la chasse était réservée (en Europe) aux propriétaires des terres (donc aux riches, nobles ou aristocrates). Le concept de braconnage est employé par l’historien Michel de Certeau, auteur d’un ouvrage important sur les pratiques culturelles contemporaines : L’invention du quotidien. Tome 1 : Arts de faire (1990). Dans le chapitre 12 intitulé « Lire : un braconnage » (239-255), l’auteur redonne au concept d’origine les ruses anonymes des arts de faire, cet art de vivre dans la société, et particulièrement la société de consommation. Rapidement devenues classiques, ses analyses pionnières ont notamment inspiré les historiens, philosophes et sociologues qui renouvellent les possibilités d’interprétation. C’est le cas du Canadien Simon Harel qui, avec créativité et un certain hermétisme, entrecroise et élargit lesdites ruses ; ruses silencieuses et subtiles, mais efficaces pour celui qui souhaite inventer sa propre manière de marcher sur le territoire ou la forêt représentés par la société contemporaine. Deux décennies après la première publication de Michel de Certeau (1980), Harel reprend et approfondit son approche dans le texte Le braconnage : un nouveau mode d’appropriation du lieu ?3. Tout en reconnaissant l’emprunt du concept à l’auteur français, Harel (2005) modifie le postulat d’interprétation habituel pour démontrer que l’étude du braconnage permet d’identifier les stratégies de résistance ou de survie mises en œuvre par le sujet (aussi bien individuel que collectif) dans son milieu. Variées en genre et en nombre, ces stratégies se déclinent selon les contextes : survivre dans un bidonville de Rio de Janeiro, penser sous un régime totalitaire, traduire un texte sans s’y soumettre ou survivre à un traumatisme psychologique. D’autre part, elles ont pour caractéristique commune d’être contre-productives aux yeux des autorités politique, économique et esthétique (2005 : 211). 3

Version portugaise du texte (Braconagem : um novo mode de apropriação do lugar ?) disponible dans la revue Interfaces Brasil/Canadá, n° 5, p. 211-230. Également disponible en version numérique, sur le site www.revistabecan.com.br.

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Dans Braconnages identitaires. Un Québec palimpseste (2006), l’auteur québécois va plus loin dans sa réflexion pour tenter de préciser davantage les questions antérieures et établir de nouvelles perspectives. Les cinq chapitres qui composent le livre mêlent à la fois ses réflexions premières et les pratiques et tactiques du braconnage vues sous de multiples angles. Comme il l’indique dans le titre de son article fondateur, le braconnage est, pour lui, « un nouveau mode d’appropriation du lieu », à la fois illicite et contingent. Il est aussi « un empiétement, un débordement, en somme, un camouflage qui permet de s’immiscer sur le territoire de l’autre » (2005 : 211), non sans risques pour le sujet. Si le braconnier se situe en territoire interdit, le spolie et en exploite l’usufruit « à petite échelle », le braconnage est aussi un acte significatif qui implique une poétique pouvant être entendue comme un « transfert culturel », une ruse, un fait de conjoncture opposé à celui des états-pirates qui cannibalisent, exploitent et détournent les réseaux économiques officiels (2006 : 39) : La véritable utilité du braconnage consiste à promouvoir activement la dissolution des emprises territoriales. Cette contrebande à petite échelle (le braconnage à des fins personnelles, la traversée illicite des frontières, par exemple, chez certaines communautés autochtones) n’a rien à voir avec un acte de contrebande institutionnalisé. Le braconnage ne correspond pas au vol légalisé par des pouvoirs étatiques en mal de devises fortes. Pour le dire clairement, le braconnage représente un acte significatif qui engage une poétique dont le « transfert » analogique et métaphorique est une forme vive (Harel 2005 : 217).

Face à l’idée fallacieuse selon laquelle nous sommes les acteurs passifs du monde dans lequel nous vivons, ne faudrait-il pas adopter une vision plus directe pour pouvoir renouer avec l’actualité de notre intervention dans le monde ? D’après Harel, la référence aux lieux habités de notre univers contemporain est centrale. Et il en est de même pour l’imaginaire des braconnages, qui façonnent notre subjectivité. Après une brève présentation sur l’étymologie et l’origine du terme, il convient d’ajouter, dans le cadre des définitions, que le braconnage permet de situer l’individu et la collectivité au plus près de l’espace d’action (texte, corps, espace social, etc.), là où le sujet et le milieu ne sont plus indépendants : le sujet se constitue à partir des oppressions imposées par le milieu. Ainsi, la pratique de l’écriture – tout comme celle de la vie en société – n’est plus vue comme naturelle. Elle provient de stratégies de résistance vis-à-vis de l’institution littéraire dominante (langue standard, style élégant) ou des conformismes sociaux (générosité, gentillesse, bonne éducation). Même si la question spécifique et localisée du Québec est au centre de ses réflexions, les postulats avancés par Harel montrent des variantes du braconnage qui dépassent les frontières provinciales, atteignent des 45

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relations particulières mais aussi plus vastes, comme on le verra dans les lignes suivantes.

Braconnage : pratiques et tactique Si, dans sa forme traditionnelle (selon les concepts dictionnarisés), le braconnage se définit à partir du contexte animalier – le piège ou l’embuscade étant des tactiques de dialogue et de lutte dans le monde animal –, il peut néanmoins s’étendre à l’humain. Braconner, c’est établir une science pratique du lieu, savoir que l’autre possède un territoire qu’il croie être le sien et tenter de le reconquérir par parcelles ou adjonctions. Toutefois, usurper le territoire qui ne nous appartient pas constitue une opération éminemment tactique et dangereuse. Le braconnier est un « sans loi » qui fait de la violence son art de faire, dont l’acte se présente sous la perspective d’un véritable corps à corps pour revendiquer le territoire de l’autre. Il est donc associé à un lieu qu’il ne possède pas mais qu’il parasite. Ce « clandestin de l’intérieur » (Harel 2006 : 41) celui qui pratique le braconnage de façon conséquente est le véritable chasseur du présent (sa parenté avec le monde autochtone demanderait à être explorée), qui adhère au paysage. Dans sa pratique exigeante d’une stratégie de dissimulation qui ressemble de près à l’art de la feinte, il habite le monde visible tout en essayant en même temps de se confondre avec sa partie habitable (l’œkoumène). Celui qui pratique le braconnage se cache pour ne pas être surpris. Mais, paradoxalement, il ne se contente pas de passer inaperçu : il risque à chaque fois d’être dévoilé, démasqué, rendu à l’espace visible. Si l’on retient les figures de la sauvagerie et du primitivisme, le braconnier peut être représenté par l’homme de l’ombre, du monde occulte qui fascine. Il émerge de la forêt, la quitte précipitamment pour se retrouver au milieu d’une clairière, ruse pour tromper la loi et échapper aux formes cadastrées du territoire, circule incognito dans le monde visible. Apparaître dans ce monde est par conséquent dangereux, à cause du risque d’embuscades et d’un renversement possible de situation : quand le chasseur clandestin devient celui qui est chassé, sans défense. Les allusions variées et subtiles, les symbologies et les métaphores sont présentes dans les représentations des études culturelles qui mettent en lumière les passages, les transferts et autres modes de négociation permettant au sujet (individuel et collectif) de s’approprier du contenu d’un monde divers, où l’altérité est un bien commun qu’il est important de bien montrer. Au désir de comprendre cette altérité et de répertorier ses manifestations s’oppose une « cécité salutaire », c’est-à-dire une manière 46

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de rester dans l’ombre, à l’image du chasseur qui observe tranquillement les signaux des pistes et les indices d’un parcours imprévu. Dans l’étude des espaces où nous vivons, des bidonvilles précaires de Rio de Janeiro – espaces occupés illégalement, donc « invisibles », et d’exclusion qui échappent à toutes réglementation et cartographie – aux nouveaux modes de représentation des espaces et aux braconnages identitaires qui définissent le rapport au territoire, les fictions du braconnage ne peuvent être confondues avec le territoire réel. La rupture est nette entre les représentations de l’espace et les espaces d’exclusion, exempts de toute figuration. Dans cette perspective, le discours identitaire intègre des formes actuelles d’exploration du territoire, qu’il s’agisse d’un hologramme, d’un hypertexte ou encore d’un labyrinthe électronique. Il faut prendre au sérieux l’idée de sa virtualisation. Quant aux braconnages – nouveaux paradigmes d’interprétation –, ils permettent de mieux appréhender le monde que nous habitons et rendent compte des négociations identitaires en cours dans les sociétés contemporaines. Au Québec et dans les espaces de significations représentés par le Cirque du Soleil et Bombardier, par exemple, quelle est la valeur de cet imaginaire territorial qui s’étend, se déplace et se présente sur différentes cartographies, dans des situations où le braconnage a un sens ? Fondé en 1980, le Cirque du Soleil a créé un imaginaire qui aujourd’hui tient lieu de patrimoine international. Même s’il est regardé avec dédain par quelques-uns, il incarne pour beaucoup la réussite du modèle transculturel, une success-story qui promeut la tradition québécoise selon laquelle l’« art de faire » n’est pas seulement théorique. De Montréal à Las Vegas en passant par Porto Alegre, le Cirque du Soleil et ses saltimbanques millionnaires est une des figures les plus actuelles de l’ambiologie qui virtualise le territoire et fait renaître de ses cendres l’idée d’une société ayant du temps pour le loisir. Il transmet clairement des idées-forces qui permettent de comprendre le monde actuel. Au-delà des conquêtes entrepreneuriales et de la « disneyfication » des grandes foires de spectacles, il revendique une festivité high-tech colorée et incite à s’interroger sur la singularité de ce grand patrimoine imaginaire aujourd’hui devenu une référence, que l’on soit des spectateurs fascinés ou ennuyés par ces arlequins du postmodernisme. Tandis que certains défendent avec lyrisme la désinvolture ordinaire et l’art de la rue, le Cirque du Soleil est une gloire transnationale ; il représente, avec ses chapiteaux, un nivellement de la fête foraine sous la forme du capitalisme plus intransigeant. Avec des gymnastes d’Europe de l’Est qui côtoient des judokas de Kyoto, l’impression est d’être dans un monde délocalisé. Et lorsqu’ils sont suspendus entre ciel et terre, les 47

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artistes répondent au principe d’une architecture identitaire chère au mouvement postmoderne. Le brassage de la population mondiale et l’accélération des modes de communication traduisent de nouvelles configurations esthétiques qui modifient les repères identitaires individuels et collectifs. Dans un univers où l’autre n’a de valeur que selon des principes régis par la comptabilité ou les statistiques, la différence est devenue une icône, une représentation, où l’altérité a pris la place de la forme la plus traditionnelle de l’identité. Simon Harel estime, cependant, que ce discours bipolaire simpliste doit être abandonné au profit d’une « lecture troublée » des espaces dans lesquels nous vivons : Ainsi, la subjectivation est un carrefour de signes qui, par sa facture même, permet d’appréhender la complexité des droits et des interdits de passage inscrits dans la trame des discours que nous portons sur l’altérité. Ce carrefour de signes nous permet d’identifier, au cœur de l’énonciation de nos pratiques et de nos discours interculturels, les trajectoires autorisées, mais surtout les marchandages, les bricolages, les braconnages qui rompent avec une description stricte de la territorialité comme espace propre (Harel 2006 : 119).

Que faut-il entendre par affirmation identitaire dans un monde où les braconnages sont l’expression de pratiques culturelles qui entraînent la réévaluation du lieu de l’imaginaire au centre de nos vies ? Face à cette interrogation, Harel (2006  :  112) évoque la nécessité de faire preuve d’une exigence de lucidité vis-à-vis des nouvelles configurations imaginaires qui contribuent à définir l’espace interculturel dans lequel nous vivons. Dans la suite logique de ce qui vient d’être dit, nous proposons une réflexion sur cette dernière forme d’appropriation qu’est le braconnage, porteur d’éléments reliés aux thèmes des mobilités transculturelles dans les Amériques, du territoire et de la culture, notamment au niveau de la pratique littéraire des dernières décennies du XXe siècle et de ce début de XXIe siècle.

Braconnage littéraire Dans le chapitre « Braconnage théorique et dissidence intellectuelle » (2006), Harel se penche sur les cultures de contrebande qui représentent des formes actives de dissidence par rapport à l’ordre urbain dominant et à la fatigue causée par le prêt-à-porter culturel qui définit nos vies. Recommandant la prudence quant à l’interdisciplinarité annoncée dans les institutions universitaires sous la forme d’une prescription, il avance la question suivante : les théoriciens parviendraient-ils à être davantage que des « récupérateurs » d’expressions (théoriques) dépassées, des « recycleurs » intellectualisés ? Et 48

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qu’adviendrait-il des intellectuels, des chercheurs qui se contenteraient de suivre seulement la littérature ? À l’heure actuelle, nous circulons sur des avenues et des routes à la fois réelles et virtuelles ; nous empruntons sans cesse les voies de l’hypertexte et sommes continuellement plongés dans un flux des plus vertigineux de courriers électroniques amis et envahisseurs-braconneurs, qui transitent sur nos pages virtuelles à un rythme de plus en plus rapide (Porto 2010). Quand la propriété intellectuelle est victime de violents braquages sur l’internet, le statut de l’auteur est l’objet d’un éventail d’actualisations possibles, et sa seule signature ne suffit pas à le révéler. Ces actualisations vont du travestissement à la négation en passant par le dialogue, l’imitation assumée, la parodie, le plagiat, le pastiche et… le braconnage. Issu du terme latin plagiu – oblique, indirect, rusé –, le plagiat se restreint à la signature ou à la présentation d’une œuvre intellectuelle diverse (picturale ou audiovisuelle, texte, musique, photographie, etc.) qui emprunte des parties appartenant à une autre personne, mais sans la nommer. Si le plagiaire s’approprie indûment la paternité de l’œuvre, son acte diffère de celui de la parodie, caractérisée par une intention claire d’hommage, de critique ou de satire, sans chercher à tromper par rapport à l’identité de l’auteur. En ce qui concerne le braconnage, il caractérise, comme on l’a vu, une nouvelle forme d’exploration du territoire de l’autre, un récit de l’espace clandestin qui nous impose de passer inaperçus. Dans cette entreprise, le braconnage permet de créer de nouvelles formes de solidarité. Il donne aux sujets de l’exclusion un droit d’usage du sol légitime. Dans cette activité, la dépossession se voit peu à peu atténuée. La dépossession n’est jamais la privation totale (Harel 2006 : 83).

Dans le chapitre XII de L’Invention du quotidien : Arts de faire, Michel de Certeau analyse la nouvelle espèce humaine engendrée par la consommation artistique de masse : paissant sur les pâturages des médias, une espèce vorace qui aurait pour caractéristique l’automobilité, liée au nomadisme d’autrefois, qui chasse, aujourd’hui, dans les steppes et les forêts artificielles. C’est dans ce contexte que l’historien rapproche la lecture de l’« opération de chasse » : Expérience initiale, voire initiatique : lire c’est être ailleurs, là où ils ne sont pas, dans un autre monde ; c’est continuer une scène secrète, lieu où l’on entre et d’où l’on sort à volonté ; c’est créer des coins d’ombre et de nuit dans une existence soumise à la transparence technocratique et à cette implacable lumière qui, chez Genet, matérialise l’enfer de l’aliénation sociale. Marguerite Duras le notait : « Peut-être on lit dans le noir toujours… La lecture relève de l’obscurité de la nuit. Même si on lit en plein jour, dehors, la nuit se fait autour du livre » (Certeau 1990 : 250).

Pour l’auteur, lire « c’est pérégriner dans un système imposé (celui du texte, analogue à l’ordre bâti d’une ville ou d’un supermarché). Des analyses 49

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récentes montrent que toute lecture modifie son objet » (1994 : 264). Un peu plus loin, il établit un rapprochement entre les lecteurs et les chasseurs : […] bien loin d’être des écrivains, fondateurs d’un lieu propre, héritiers des laboureurs d’antan mais sur le sol du langage, creuseurs de puits et constructeurs de maisons, les lecteurs sont des voyageurs ; ils circulent sur les terres d’autrui, nomades braconnant à travers les champs qu’ils n’ont pas écrits (Certeau 1994 : 269-270).

Certeau évoque l’activité silencieuse, transgressive, ironique ou poétique des lecteurs (ou téléspectateurs) au moyen de jolies formules qui mettent l’accent sur la liberté, l’évasion dans une intériorité qui se suffit à elle-même. Dans ce sens, la lecture correspondrait à un « toît tout à soi » si l’on parodie le titre de l’œuvre de Virginia Wolf, qui s’éloignait des évidences du quotidien pour lire protégée, camouflée sur les bords ou les extrémités de la vie. Concernant le braconnage littéraire – thème central de ce texte –, comment est-il possible de l’écrire sans pénétrer sur le terrain des idées d’autrui, sans les importer comme si elles étaient les nôtres ? Diachroniquement parlant, comment pourrions-nous nous exprimer sans qu’il y ait eu, au cours de l’évolution humaine, le développement et le perfectionnement de la connaissance abordée ici ? Le langage n’existe pas à l’état sauvage, et l’humanité s’est toujours basée sur le savoir acquis par les prédécesseurs pour construire de nouveaux savoirs. Si la propriété intellectuelle était garantie, inviolable, qu’en serait-il de la Bible et du Coran ? Et l’épopée de Gilgamesh, le Mahabharata, les légendes du Graal, l’Iliade et l’Odyssée, Gargantua et Pantagruel, Roland Amoureux et Roland Furieux, tous d’heureux produits du vaste processus de mélange et de combinaison, de réécriture et de transformation ? (Silva 2002 : 43-47). De manière explicite ou non, chaque texte renvoie à d’autres ; chaque texte est un recueil de citations. L’auteur et celui qui le copie forment, si l’on ose dire, un ménage à trois. Le lecteur, troisième élément de cette trilogie, réécrit le texte à son tour, et ainsi de suite. Conformément à l’image expressive de Genette, il est aussi un auctor qui augmente le patrimoine littéraire en gravant sur le palimpseste universel un nouvel hypertexte se superposant à une multitude d’hypertextes. Si Walt Disney est devenu célèbre grâce à son travail de génie en matière de dessins animés, peu de gens, par contre, savent que son personnage le plus connu est, en fait, né dans le film Steamboat Bill Jr. de Buster Keaton. Et Mickey n’est pas le seul, beaucoup d’autres personnages sont des recréations de légendes, d’œuvres accessibles à tous : Robin des Bois, Cendrillon, Peter Pan, Pinocchio, Alice au Pays des Merveilles, Blanche Neige, La Belle au Bois Dormant… 50

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Nous sommes les héritiers d’un long processus cumulatif, présent dès les premières histoires, fondé sur la connaissance acquise par des générations ancestrales qui ont pénétré sur le terrain des autres. « Il en est des livres comme du feu dans nos foyers », écrivit un Voltaire qui en a pillé plus d’un mais stigmatisait les plagiaires, surtout quand ils étaient jésuites. « On va prendre ce feu chez son voisin, on l’allume chez soi, on le communique à d’autres et il appartient à tous » (Drillon 1997 : 61). Ici, l’écrivain est comparé au sportif qui participe à une course de relais, qui existe depuis des millénaires. Les plus grands écrivains de langue française, La Fontaine, Molière, Stendhal ou encore Nerval, ont été les plus grands envahisseurs du terrain d’autrui : « les poètes mineurs empruntent, les grands poètes volent ». Poète intègre qui ne badinait pas avec l’amour4, Alfred de Musset déclarait : « voler une pensée, un mot, doit être considéré comme un crime en littérature » (réplique de Perdican à la fin du deuxième acte). Malgré cela, il « empruntait » sans aucune gêne aux autres, y compris à George Sand5 et aux lettres qu’elle lui écrivait. De son côté, Baudelaire se plaignait de trouver chez Poe des phrases écrites par lui vingt ans plus tôt ! Dieu même n’a pas été capable de créer l’homme autrement qu’à son image. Dans Propos sur l’éducation, Alain affirmait : « Il n’y a qu’une méthode pour inventer, qui est d’imiter » (543)6. Mais le grand problème, la question essentielle, c’est de savoir où se situe le curseur – entre la reprise ou la réécriture discursive. Comme le rappelle à juste titre l’écrivain brésilien Assis Brasil, aucun écrivain ne commence de rien. Tous ont derrière eux une tradition et des milliers de livres. Nous avons tous des dettes envers nos prédécesseurs et le nier, c’est méconnaître les processus qui animent la culture (2009). Assis Brasil donne de nombreux exemples musicaux, parmi lesquels la reprise de paroles du poète Waly Salomão par le chanteur Caetano Veloso dans la fameuse chanson brésilienne Cobra Coral. Or, les phrases attribuées au défunt poète étaient déjà présentes dans « Des cannibales », le chapitre 30 des Essais. D’après lui, […] le grand humaniste se réfère à une chanson d’amour des Indiens d’Amérique : « Couleuvre, arrête-toi ; arrête-toi, couleuvre, afin que ma sœur tire sur le patron de ta peinture la façon et l’ouvrage d’un riche cordon que je puisse donner à m’amie : ainsi soit en tout temps ta beauté et ta disposition préférée à tous les autres serpents » (Assis Brasil 2009)7. 4 5 6 7

Auteur de la célèbre pièce de théâtre On ne badine pas avec l’amour, publiée en 1834. De son vrai nom Amandine Lucie Aurore Dupin, connue pour ses liaisons amoureuses avec Musset et Chopin. Cité dans Le Magazine Littéraire, n° 495, 2010, p. 12. Extraits des ouvrages portugais traduits par nous.

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Il mentionne également la reprise, par le poète Castro Alves, dans Navio Negreiro [Navire négrier], des vers du poème Das Sklavenshiff (Bateau négrier) d’Heinrich Heine : Les nègres, mâles et femelles / sous les cris, les bonds, les sauts / tournent et retournent  : à chaque pas, les chaînes rythment les soubresauts // Et ils sautent, voltigent dans une rage contenue, plus d’une belle captive / lubrique, enlace la paire dénudée – / Il y a des gémissements dans la nuée.

La traduction portugaise et la découverte de la reprise du texte sont d’Augusto Meyer, mais il est possible qu’Heine lui-même se soit inspiré des paroles de la chanson Les Nègres et les Marionnettes, du poète et librettiste Pierre-Jean de Béranger. Au Brésil, il suffit de prononcer la phrase « L’amour est éternel tant qu’il dure »8 pour immédiatement penser à Vinicius de Moraes. Pourtant, l’auteur est le Français Henri de Régnier, de l’Académie française des Lettres, qui l’aurait lui-même dit après (ou avant ?) la phrase « L’amour éternel est ce qui dure tant qu’il existe », du Péruvien Luis Felipe Angell de Lama, plus connu sous le pseudonyme de Sofocleto. Assis Brésil a tout à fait raison quand il observe que les reprises ont permis de faire circuler ces idées poétiques sur le territoire brésilien – ce qui ne se serait pas produit dans d’autres circonstances. La chanson de Caetano Veloso a enchanté toute une génération ; le poème de Castro Alves a aidé à en finir avec l’horreur de l’esclavage. Vinicius de Moraes a consolé une multitude de petits matins d’amours finis. Quelques exemples parmi beaucoup d’autres où le service rendu par la copie a été plus grand que celui de l’original (Assis Brasil 2009).

Ainsi, les pratiques littéraires illicites s’apparentent à la définition du braconnage, en tant que spoliation du propriétaire dans un processus constitué subrepticement. À la fois rusé et tactique, le sujet qui braconne le texte tente de se faire invisible pour mieux échapper à la logique de l’espace. Nombreux sont les lieux contemporains de la dissimulation qui actualisent la logique du braconnage traduisant l’usurpation, l’invasion, et le camouflage ; en somme, la possibilité d’« infiltration » sur le territoire d’autrui. À ce stade de notre réflexion, nous nous proposons d’aborder la notion de braconnage intellectuel – question aussi polémique que pérenne – à partir d’une nouvelle de Nancy Huston au titre hautement significatif : Les Braconniers d’histoires (2004). Outre le riche exemple qu’il offre d’application pratique du braconnage dans la littérature, notre choix pour cet ouvrage procède de l’affinité élective que nous ressentons pour la production de 8

Original : « O amor é eterno enquanto dura ».

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l’écrivain canadienne. Ce texte inédit de Huston9, illustré par les créations oniriques de la jeune Chloé Poizat10, a été présenté au public lors de la 5e Journée mondiale du Livre et du Droit d’Auteur qui s’est tenue à Paris en avril 2004. Il s’agit en réalité d’une métaphore, une courte fabulation sur le processus de création littéraire qui donne lieu aux questions – anciennes et pourtant toujours actuelles – suivantes : À partir de quoi un écrivain écrit-il ? Doit-il et peut-il protéger ses idées des autres écrivains ? Que faire quand survient la menace du plagiat ? Dans son introduction, Huston affirme que les écrivains sont des chapardeurs, des oiseaux de proie toujours aux aguets, à la recherche d’histoires, d’extraits étincelants qu’ils pourront monopoliser et sertir, telles des pierres précieuses, dans leurs projets littéraires (nouvelle, roman, pièce de théâtre). Quand deux écrivains se rencontrent, leurs regards s’illuminent aussitôt : qu’ont-ils vu, entendu ou su ces derniers temps ? Quelle histoire pourraitelle échapper à l’un et devenir, pour l’autre, le fil conducteur d’un récit ? Pour l’auteur, tout écrivain « sait qu’il doit faire attention de ne pas être trop disert, trop flatté par les étincelles d’intérêt qu’il voit naître dans les yeux de ses auditeurs, de peur de laisser échapper les histoires mêmes dont il veut régaler ses futurs lecteurs… » (2004). Pour mieux exemplifier les variantes et les conséquences de ces inattentions, elle raconte (et joue) avec l’écriture palimpseste d’une histoire dans une autre, permettant ainsi d’analyser les différentes fabulations autour d’un même épisode.

Fabulations, braconnages… La nouvelle Les braconniers d’histoires débute sur un fragment de réalité où l’auteur décrit, avec des mots simples, l’histoire – déjà intéressante en soi – survenue à un certain monsieur, puis ce qui survient successivement à l’histoire – suite plus intéressante encore. Dans un café du Caire où des hommes passent des heures à jouer aux dés, la coutume veut que le perdant offre une tournée de café turc ou de thé à la menthe à la fin de chaque partie. Or, un jour, un vieux monsieur n’en finit pas de jouer et de perdre, et le patron du bar de servir les clients 9

Née en 1953 à Calgary, dans la province d’Alberta (Canada), Nancy Huston a publié de nombreux ouvrages en français et en anglais. En plus de plusieurs romans après Les Variations Goldberg (1981), elle a aussi écrit des essais provocateurs et éclectiques, dont Espèce fabulatrice (2007), qui lui ont valu des prix et ont fait d’elle un auteur reconnu sur la scène littéraire française. Traduite dans plusieurs langues, son premier roman « brésilien » est Marcas de nascença » (Lignes de faille, traduction de Ilana Heineberg, L&PM, 2007), suivi de Dolce agonia (traduit par Cássia Zanon en 2008). 10 Née en 1970, Chloé Poizat vit et travaille à Paris. Diplômée des Beaux-Arts d’Orléans, où elle a surtout étudié les techniques de la gravure, elle réalise des illustrations pour la presse et les maisons d’édition depuis 1993. Son travail fait régulièrement l’objet d’expositions en France et à l’étranger.

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et de mettre les consommations sur son compte. Quand arrive l’heure de la fermeture, le patron présente la note au vieil homme. Mais ce dernier n’a pas un sou en poche. Que faire ? Comme son dentier est en bon état, le propriétaire lui propose de le prendre en gage. Il pourra ainsi rembourser petit à petit et récupérer son dentier dès qu’il se sera acquitté totalement de sa dette. Il s’agit là de l’histoire racontée à l’écrivain A, de deuxième ou troisième main. Enchanté par ce bijou narratif, il l’incorpore immédiatement au roman qu’il est en train d’écrire, ajoutant ainsi une pointe d’ironie à un chapitre très sombre dans lequel le personnage principal envisage de mettre fin à ses jours. Réjoui par l’anecdote, l’écrivain A ne peut s’empêcher de la raconter, un jour, à l’écrivain B, qui est justement en quête d’une histoire similaire depuis un certain temps pour son recueil de nouvelles humoristiques ayant pour cadre le Moyen-Orient. Sans en informer l’écrivain A, l’écrivain B échafaude autour du débiteur édenté une histoire au style spirituel. Le temps passe, la nouvelle est sur le point d’être publiée et, rongé par la culpabilité, l’écrivain B décide d’inviter l’écrivain A dans un café pour lui avouer la chose. L’écrivain A l’informe alors qu’il a déjà publié son récit et insiste pour que son ami l’abandonne l’histoire. Quand, six mois plus tard, est publié le recueil de nouvelles de l’écrivain B, il en envoie un exemplaire à l’écrivain A avec l’annotation suivante : « J’espère que ça va comme ça ». Se précipitant sur la table des matières, l’écrivain A se fige à la lecture du titre de la nouvelle : « Un drôle de gage ». Comment donc l’écrivain B a-t-il pu utiliser l’histoire qui lui appartenait exclusivement à lui, l’écrivain A ? Très contrarié, il se met cependant à lire et découvre que l’écrivain B a finalement totalement réécrit l’histoire. Elle commence de la même manière : chaleur écrasante, lassitude des hommes au café, parties interminables de dés ou de dominos pour tuer le temps, règle imposée au perdant de payer une tournée et un vieil homme qui ne fait que perdre et semble ne pas se rendre compte de la note astronomique qui l’attend. L’écrivain B cependant a transformé l’histoire et, jouant sur les ressorts de la conversation, lui donne un tour de plus en plus désopilant et drôle, imprimant à l’intrigue un virage inattendu. Dans la version de l’écrivain B, en plus d’être pauvre, le vieil homme est atteint d’une forte myopie. Incapable de payer la note, il accepte la proposition du patron de laisser ses lunettes en gage. Dès lors, il fait son entrée tous les après-midi dans le café en tâtonnant et demande à emprunter ses lunettes pour regarder son feuilleton préféré : un mélo brésilien peuplé de jeunes femmes se trémoussant en bikini. Au bout de quelques mois, le patron se met à regretter son marché et annonce au vieillard qu’il efface sa dette. À sa grande surprise, l’homme refuse et avoue qu’il préfère voir les choses ainsi : se gaver les yeux des images 54

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d’un monde ­imaginaire, mirobolant, une demi-heure par jour, et ne rien voir, le reste du temps, du monde qui l’entoure. En fin de compte, cela lui paraît être un arrangement excellent. À la fin de sa lecture, l’écrivain A ne peut que reconnaître, non sans dépit, le génie de l’écrivain B dans le tour magistral donné à son histoire. C’est alors que l’écrivain C entre en scène. Il décide de réunir les deux versions du récit et d’en écrire un nouveau qu’il publie à son tour. Plus tard, c’est au tour de l’écrivain D de se saisir du livre de l’écrivain C, devenu best-seller mondial, et de le proposer à un grand réalisateur d’Hollywood pour l’adapter au cinéma. Finalement, le vieil homme, protagoniste central, se reconnaît un jour sur l’écran, exige des droits d’auteur, les obtient et réussit, au bout du compte, à rembourser sa dette. Les intellectuels et écrivains sont Mahi Binebine (A) avec Pollens (2001), Fouad Laroui (B), avec Le Maboul (2001), Nancy Huston (C) et Sacha Todorov (D) ; ils pratiquent le braconnage à « petite échelle », comme un « transfert culturel », un fait de conjoncture opposé à celui des états-pirates qui cannibalisent, exploitent et détournent les réseaux économiques officiels. Avec cette utilisation métaphorique du braconnage, entendu comme un concept rhizomatique et hybride, la fiction facétieuse et pleine d’ironie de Nancy Huston renouvelle la représentation des relations entre identité et altérité ; elle valorise la compassion envers autrui, la générosité et la tolérance, même s’il s’agit d’un acte de braconnage découvert dans la traversée illégale de la frontière entre la propriété textuelle et la contrebande, cette fois institutionnalisée et admise. Dans Pollens, l’écrivain marocain Binebine (1959) – écrivain A – aborde l’errance dans un rêve fantastique, où la passion quasi prétexte de Pierrot pour Sonia se transforme en un conte métaphysique qui glisse entre le réel et la folie du début à la fin. Quelques tableaux suffisent à présenter un pays, le Maroc, et ses petites gens face au maghzen, l’administration toute puissante qui domine le territoire. Le seigneur Moussa inspire frayeur et crainte respectueuse – sa cruauté a d’ailleurs coûté un œil à Pierrot. La métaphore rejoint celle de Tristan et Iseult, avec le héros mû par son amour pour Sonia. Pierrot dit : « Je ne suis pas fou, simplement impuissant comme la plupart des gens qui vivent dans ce pays ». Il est engagé dans une quête frénétique qui le conduit inexorablement au bout d’une désespérance et d’un délire devenus destin. C’est dans le chapitre 3 de Pollens qu’apparaît le fossoyeur Ali. Il se trouve au Café Atlas, dans la ville marocaine de Ketama. Doté d’une mémoire extraordinaire, il connaît un grand nombre d’histoires. Jamal, le patron du bar, sert un thé bouillant à la menthe, le même que celui du café du Caire dans la nouvelle de Nancy Huston. Ali et trois amis jouent au 55

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touti, sorte de tarot. Un soir qu’Ali avait de nouveau perdu, toujours sans un sou pour payer les tournées, Jamal, qui n’était pas d’humeur à plaisanter, lui avait confisqué son « bien », « un superbe appareil garni de deux incisives en or massif » (Binebine, 2001, p. 34), que le patron garde dans un coffre fermé à double tour. Depuis, Ali vient au café deux fois par jour, à l’heure des repas, et demande à emprunter son dentier sous les réclamations du patron qui le lui remet à condition qu’il l’utilise en sa présence. Ali mâche son sandwich avec dévotion, lave soigneusement son dentier puis le rend. Un beau jour, fatigué de mendier et de manger à heures fixes, lassé par les sarcasmes et par un patron intraitable, Ali s’enfuit emportant son dentier. Mais loin du touti, du hachisch, du groupe d’amis et de l’excellent thé de Jamal, son bourreau, Ali ne tient pas longtemps. « La queue entre les jambes », il retourne au café et, plein d’humilité, tend au patron son dentier enveloppé dans un chiffon de soie blanc – provenant sans doute d’un linceul. Partagé entre une irrésistible envie de rire et celle d’arborer une mine scandalisée, celui-ci continua de deviser avec son voisin comme si le fossoyeur était devenu transparent […]. Dans un geste chevaleresque, Jamal s’était levé, avait posé la main sur l’épaule du fossoyeur et lui avait restitué son bien. Sans condition. À compter de ce jour, la vie au café Atlas avait repris paisiblement son cours (Binebine 2001 : 37-38).

Les romans de Fouad Laroui (1958), l’écrivain B originaire, lui aussi, du Maroc (Oujda), connaissent un grand succès dans son pays. Il s’y moque des blocages et des pesanteurs de la société marocaine avec humour et sans discours politique trop explicite. Ses œuvres, tolérées par la censure, figurent généralement parmi les meilleures ventes au Maroc. Le Maboul (2001), recueil de vingt-trois nouvelles comme autant de satires de la société, aborde aussi, avec un humour très personnel, le statut de l’exilé. Dans « Des yeux pour ne plus voir », Nagib raconte l’histoire du mendiant Htipana ou P’tit Pain, appelé ainsi en raison d’une taille infime. Très discret, il passe quasiment inaperçu dans les cafés de Tanger où il mange les restes de sandwiches et finit les verres. Un jour qu’il se trouve au Café de l’Univers, un bar très modeste, Htipana est fasciné par les clients agglutinés autour d’une table où l’on joue aux dames. Il finit par s’y asseoir à son tour et par jouer, alternant les victoires et les défaites. Il décide de s’arrêter après avoir gagné une partie quand, au moment de sortir, le patron de l’établissement, un certain Bouqal, lui barre la route. Il exige que Nagib lui paye la consommation du temps passé dans le café. Htipana s’excuse et affirme qu’il ne savait pas que l’on « consommait le temps » dans ces endroits. Mais Bouqal reste intraitable et empoigne Nagib à la gorge. Soucieux de rester en bons termes avec le propriétaire des lieux, les autres clients suggèrent à Htipana de payer et de s’en aller. Comme il 56

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n’a pas un sou en poche ni même une chemise sur le dos, on lui propose de laisser sa montre en gage. Or, il n’a pas davantage de montre. La foule demande alors à Bouqal d’effacer son ardoise, mais celui-ci refuse et insiste pour recevoir quelque chose en gage : « Si Tanger apprenait qu’on séjourne à l’œil dans mon café ? » (21). Htipana est misérable, dépenaillé, il n’a rien de valeur sur lui… sauf sa vieille paire de lunettes toute rafistolée avec du fil de fer, une petite cuillère faisant office de branche d’un côté, un élastique de l’autre. L’objet brille avec insolence sur le nez d’Htipana, proclamant urbi et orbi qu’il vaut quelque chose. Bouqal prend alors possession du trophée et l’enferme dans un tiroir à clé. Deux jours plus tard, Htipana réapparaît dans le café. Si l’argent lui fait toujours défaut, c’est de voir son feuilleton qui lui manque le plus : Mexicanisses, un sitcom qu’il adore, riche en intrigues et en rebondissements de toute sorte autour de l’idylle de Carlos et Isabella : Qui épouse qui ? Qui abandonne qui ? Qui tue qui ? Sa dose de feuilleton quotidien est sa seule raison de vivre et de ne pas se jeter à l’eau. Comme dans tous les bons feuilletons le dénouement des épisodes se fait attendre, il supplie Bouqal de lui prêter ses lunettes quand il se passe quelque chose de nouveau. Bouqal lui accorde un quart d’heure, le temps d’un gémissement de Carlos, d’un soupir d’Isabella, autant d’images absorbées avec un bonheur goulu et mises en crâne pour être décodées plus tard. La paire de lunettes retourne ensuite dans le tiroir et Htipana repart à tâtons, se cognant partout et trébuchant sur les poubelles. Au fil des jours, un modus vivendi s’établit : Htipana arrive à la même heure, reçoit ses lunettes en silence, regarde, crie, pleure et rend ses bésicles avant de partir. Jusqu’au jour où il décide d’abandonner « le Mexique » et de s’enfuir. Furieux, le patron du bar se lance à ses trousses dans les rues de la ville en hurlant : « Voleur ! Assassin ! » La police s’en mêle et les arrête tous les deux. Après un grand tumulte, Bouqal récupère les lunettes. Comment l’histoire finit-elle ? Le jour de l’Aïd – el Kébir, l’une des plus importantes fêtes du monde islamique, Bouqal sent son cœur de musulman – qu’il avait jusqu’alors ignoré – s’attendrir sous l’effet d’une soudaine bonté qui ne fleurit qu’un jour. Il décide de libérer Htipana de sa servitude. Mais ce dernier refuse et remet lui-même les lunettes dans le tiroir. À la fin de sa nouvelle, Nagib, le narrateur, nous donne, avec l’explication de ce comportement pour le moins inattendu de P’tit Pain, la morale de l’histoire : Un quart d’heure par jour, P’tit Pain contemple toute la beauté du monde, et les haciendas sous lesquelles coulent les rivières, et des parcs, et des déesses. Ce café, pendant un quart d’heure, c’est un avant-goût de Paradis. P’tit Pain donne chaque jour vingt-trois heures d’une vie de chien contre un quart d’heure de béatitude édénique. Que ferait-il le reste du temps, ses lunettes sur le nez ? Il constaterait, une fois de plus, qu’il est pauvre, qu’il est laid et 57

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qu’il pourrit sur pied. Il verrait des ordures qui fermentent, des blafardises, des maisons qui croulent, des laiderons, scrofuleux à l’ombre des foulards, des rats et des flics… C’est ça, son monde. Qu’est-ce qu’il perd à ne plus le voir ? (Laroui 2001 : 24-25).

Ce que Nancy Huston nous montre à travers son ouvrage, c’est que l’on écrit rarement sur des idées nouvelles. Il y a, en effet, d’un côté, le phénomène de l’intertextualité – la relation des textes entre eux –, concept emprunté à Julia Kristeva et que Genette traduit comme la présence effective d’un texte dans un autre. De l’autre se trouve l’hypertextualité, qui désigne « toute relation unissant un texte B (hypertexte) à un texte antérieur A (hypotexte) », textes entre lesquels Genette établit deux types de relations : l’imitation et la transformation. Nancy Huston transmet son message indirectement : derrière les livres, il y a les hommes (et les femmes) qui déterminent si un emprunt provient d’une forme de créativité ou, au contraire, d’une pratique d’écriture servile. La transformation textuelle n’implique pas forcément l’innovation. Elle se démarque par l’originalité et le talent provient de la manière de raconter, de maquiller le texte originel par une série de manipulations visant plus à cacher le larcin qu’à créer une œuvre nouvelle et originale. Dans Les braconniers d’histoires, l’auteur effectue à la fin une pirouette magistrale et place le personnage central de l’histoire au centre de la polémique : c’est lui qui profitera des droits d’auteur des écrivains professionnels ! Si les braconniers – représentés par les écrivains A, B, C et D – se situent en territoire interdit, le spolient, en jouissent, ignorent son caractère privé et l’exclusivité de l’espace de l’autre, tous développent la stratégie de la ruse et de la dissimulation, qui s’assimile à l’art de la feinte. Aussi ancien que la littérature, le braconnage représente un acte significatif qui n’engage pas seulement une poétique donnée, mais manifeste aussi une forme d’admiration. Le propre d’un chef-d’œuvre est d’inciter d’autres auteurs à explorer les voies qu’il a ouvertes, voire de rêver de l’avoir eux-mêmes écrit. Alors que la notion de propriété littéraire tend aujourd’hui à disparaître, il importe de continuer à défendre un certain nombre de valeurs simples, une certaine conception de l’honnêteté intellectuelle. Mais « il n’y a pas de honte à s’inspirer, partiellement ou longuement, d’auteurs antérieurs ou postérieurs. Il est plus critiquable de le dissimuler et il revient alors aux chercheurs et aux historiens de la littérature, sans agressivité inutile mais avec fermeté, de rendre à chacun son dû » (Bayard 2009  :  17). Ainsi, l’originalité en matière de construction artistique ne serait pas la négation des influences ni l’effacement des vestiges des lectures nourrissant le terrain de l’œuvre originelle, mais la sublimation d’un héritage assimilé, digéré et finalement fondu dans une création qui porte la marque personnelle de l’auteur. 58

Braconnages

→ Voir aussi : Frontière ; Lectures radicantes, Territoire, frontiéralité, nouvelles cartographies ; Trans-action/ Transactions, transnational. Bibliographie Assis Brasil, Luiz Antonio de, « Apropriações », Zero Hora, 2009. Bayard, Pierre, Le plagiat par anticipation, Paris, Minuit, 2009. Binebine, Mahi, Pollens, Paris, Fayard, 2001. Braconnage, Disponible sur le site Internet www.wikipedia.org/wiki/Braconnage, consulté le 12 mars 2010. Drillon, Jacques, « Le bal des plagiaires », Le Nouvel Observateur, 1997, p. 61. Le bal des plagiaires, Disponible sur le site www.bibliobs.nouvelobs.com/ 20071014/1043/le-bal-des-plagiaires, consulté le 20 février 2010. De Certeau, Michel, L’invention du quotidien, Arts de faire, Paris, Gallimard, 1990. – A invenção do cotidiano, Petrópolis, Vozes, 1994. – «  Lire  : un braconnage  », in L’invention du quotidien, n° 1, Paris, 1980, p. 10-18. Eco, Umberto, Comment voyager avec un saumon, Nouveaux pastiches et pastiches, Paris, Grasset, 1997. Genette, Gérard, Palimpsestes : la littérature au second degré, Paris, Seuil, 1982. Hanciau, Nubia, « Braconagens, noções e histórias », in Oliveira, Lima de ; Humberto Seidel, Humberto Luiz et Roberto Henrique (orgs.), Póscolonialismo e globalização : culturas e desenvolvimento em questão, Feira de Santana, NEC/UEFS, 2008. – A feiticeira no imaginário ficcional das Américas, Rio Grande, FURG, 2001. Harel, Simon, « Braconagem : um novo modo de apropriação do lugar ? », in Interfaces Brasil/Canadá ABECAN/Éd. da FURG, n° 5, Rio Grande, 2005. – « Braconagem : um novo modo de apropriação do lugar ? », Disponible sur le site Internet www.revistabecan.com.br. – Braconnages identitaires, Un Québec palimpseste, Montréal, VLB éditeur, 2006. Huston, Nancy et Poizat, Chloé, Les braconniers d’histoires, Paris, Éditions Thierry Magnier, 2004. Laroui, Fouad, Le Maboul, Paris, Julliard, 2001. Maurel-Indart, Hélène, « Les règles du savoir plagier », Le Magazine littéraire, n° 495, 2010. Porto, Maria Bernadette, « Régine Robin e Sophie Calle : passagens, conexões e mediações », Interfaces Brasil/Canadá ABECAN/ Éd. da FURG, n° 11, Rio Grande, 2010. Silva, Isaias Luz da, « Licenças livres e a multiplicação do conhecimento », in Cidade B, Porto Alegre, Nova Prova, 2002. 59

Glossaire des mobilités culturelles

Dictionnaires Azevedo, Domingos de, Grande Dicionário Francês/ Português, 1988. Houaiss, Antônio, Dicionário Houaiss da língua portuguesa, 2001. Le Nouveau Petit Robert, 1993. Petit Larousse Illustré, 1987.

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Circulations urbaines1 Maria Bernadette Porto La mégalopole, c’est d’abord sa circulation, sa fluidité, les récits et les images de cette circulation. Régine Robin, Mégalopolis, p. 68.

Rhizomatiquement lié à d’autres textes qui composent le dictionnaire sur les figures de la mobilité culturelle américaine, le présent article propose une analyse des liens productifs entre les circulations urbaines de la contemporanéité et les nouvelles expériences littéraires. En mettant l’accent sur la question du lieu2, il vise à offrir des pistes pour repenser la sensation d’appartenance et le besoin de se détacher, même brièvement, d’un espace (géographique, politique, affectif, imaginaire). Pour parcourir les chemins de cette réflexion donnant la priorité à l’œuvre littéraire, il transite par des textes théoriques et critiques qui permettent de pénétrer dans les domaines du littéraire qui ne cessent de surprendre leurs lecteurs en les invitant à s’écarter des sentiers de la prévisibilité quotidienne. Pour l’anthropologue Georges-Hubert Radkowski, les questions de l’être et de l’habiter sont intimement liées, la conscience d’exister se rattache au sentiment de localisation. Toutefois, la sensation d’être dans le monde est également due au besoin de sortir d’un lieu conçu comme un point fixe, de circuler en actualisant une pratique qui valorise le fugace, le transitoire, les rencontres fortuites. D’après l’auteur, habiter ne signifie plus aujourd’hui résider mais communiquer à travers le mode virtuel ou actuel, et l’action de circuler représente l’aspect le plus connu des nouvelles formes de communication. « Abonné » de l’espace-réseau, le citoyen-résident existe en tant qu’être relié à ce même réseau (Radkowski 2002 : 146). Un exemple révélateur de cette situation se trouve dans un texte de Régine Robin, où la narratrice se sent vivante ou non en ­fonction 1 2

Traduction de Patrícia C. Ramos Reuillard & Pascal Reuillard. Les réflexions développées dans ce texte sont liées au projet de recherche Representações imaginárias do lugar : práticas, invenções e apropriações [Représentations imaginaires du lieu : pratiques, inventions et appropriations] que nous avons mené avec le soutien du Conseil brésilien de Développement Scientifique et Technologique (CNPq).

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de l’existence ou de l’inexistence de messages dans sa messagerie électronique (Robin 2003  :  494-495). À la fois pour Régine Robin et son double Rivka, l’impression d’exister est garantie par la circulation entre des courriels liés aux deux identités, entre deux villes (Paris et Montréal), entre deux mondes. Une telle localisation intervallaire revêt un sens affectif, car se localiser n’est jamais une expérience neutre mais le fruit d’une expérience émotionnelle (Harel 2007 : 1). Dans le contexte des États-Unis, la circulation exacerbée à l’intérieur de grands espaces a occupé le devant de la scène dans la production du genre cinématographique road movie, qui a, en outre, inspiré nombre de textes littéraires québécois. L’accent y est mis sur la mobilité géographique et l’émergence de nouveaux moyens de transport (train, avion et, surtout, voiture), qui ont modifié les rapports de l’homme avec l’espace et le temps à partir de l’exploitation de la vitesse (Morency 2006 : 18). La lecture de l’Amérique (à entendre ici par États-Unis) de Baudrillard souligne précisément la mise en scène du verbe « circuler » dans l’appréhension initiatique des grandes étendues, dans la traversée de déserts3 et d’autoroutes – des invitations au dépassement de limites. Considérant le mouvement comme une caractéristique essentielle de la société états-unienne, le philosophe français établit un lien entre l’action de circuler en voiture et l’effacement des repères : « Rouler est une forme spectaculaire d’amnésie ». À la lumière du rôle anthropologique des voitures dans son quotidien, l’« Amérique » de Baudrillard se définit, en somme, par le prestige de la vitesse, comme si le pays était construit en fonction des circulations automobiles et cinématographiques. Les sens des mots « circulation » et « circuler » proposés par les dictionnaires constituent une première piste pour ces réflexions. En plus de définir le mouvement autour d’un point, ils suggèrent les notions de déplacement dans plusieurs directions, de transit, de flux dans un circuit fermé, de diffusion de biens et de produits, de possibilité d’aller et venir, de se déplacer en utilisant des voies de communication. À l’heure actuelle, nous circulons dans les rues, sur les avenues et les routes réelles et virtuelles ; nous effectuons constamment des transits par les voies de l’hypertexte, nous sommes sans cesse confrontés à la quantité très souvent vertigineuse de courriels. Amis et braconniers occupent nos pages virtuelles à un rythme toujours plus rapide. D’autre part, des théoriciens et des écrivains revisitent le concept de flânerie, tentant par là de retrouver sa resémantisation dans l’actualité. Nous vivons dans un monde de 3

En exploitant la traversée du désert dans Le désert mauve (1993), l’écrivaine québécoise Nicole Brossard semble s’être inspirée des réflexions géopoétiques et métaphysiques de Baudrillard. Ce n’est pas un hasard si le personnage, qui traverse en voiture de grandes étendues désertiques, s’engage dans la pratique de la traduction. En effet, la traduction est une autre forme de traversée, qui suppose la circulation de signes à travers des frontières linguistiques et culturelles.

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réseaux, de GPS et d’interconnexions, et nos déambulations ressemblent plus à ceux des jeux vidéo qu’à ceux des flâneurs du temps de Baudelaire (Robin 2009 : 27). Devenu cruiser, automobiliste, dans certaines villes, le flâneur d’aujourd’hui ne fait pas partie des itinéraires d’un road movie, mais d’un street movie (Robin 2009 : 26). Parler de circulations urbaines dans des grands centres nous fait aussi penser à d’autres moyens de locomotion, comme les bicyclettes, les métros et les bus. Auteur des essais Un Ethnologue dans le métro, Le Métro revisité et Éloge de la bicyclette, Marc Augé nous invite à réfléchir à ces formes de circulation urbaine. Lieu de lecture, comme l’avait déjà signalé auparavant Georges Perec, le métro favorise l’imagination  : en observant les personnes dans la station ou à l’intérieur des wagons, l’usager peut inventer ce qu’ils pensent, ce qui correspond au caractère romanesque de ce moyen de transport (Augé 2008 : 28-29). Augé exploite le métro comme une métaphore de la vie (cf. Un Ethnologue dans le métro), il l’identifie à une rivière : Le métro est une rivière qui ne tarit jamais. Mais, si l’on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve, on prend toujours le même métro ; il tourne en rond, il va et vient. C’est une circulation sanguine, un battement de cœur, un symbole de vie auquel s’accrochent ceux qui ont encore la force de vendre un journal, de jouer un air de musique, de fredonner une chanson ou de clamer leur misère (2008 : 28).

Dans sa première étude sur le métro de Paris, l’auteur met en avant une géopoétique unissant deux mondes : les souterrains du métro et la géologie intérieure de ses usagers qui peuvent découvrir « une coïncidence capable de déclencher dans les couches sédimentaires de leurs mémoires de petits séismes intimes » (Augé 1986 : 8). Quant à Anne Hébert, elle a construit son beau et inquiétant roman Héloïse (1980) en se basant sur la séduction de l’étrange incarné par la figure d’une femme-vampire qui circule dans les labyrinthes du métro parisien. Liée à la ville utopique de demain, débarrassée de la pollution et de l’excès des véhicules à quatre roues, la bicyclette a également été la cible du regard sensible d’Augé. Dans notre mémoire, évoquer la bicyclette nous renvoie à des histoires personnelles et partagées avec d’autres. Synonyme de liberté, d’autonomie, d’apprentissage du temps et de l’espace – qui passe par la découverte et la conquête de son propre corps –, l’art de rouler à vélo permet à ceux qui en font l’apprentissage d’expérimenter leurs limites et leurs possibilités, de connaître leur résistance et d’élargir leurs horizons. En adhérant avec humour à la phrase « je pédale, donc j’existe » (Augé 2008 : 86), l’auteur de l’Éloge de la bicyclette propose de voir le cyclisme comme un nouvel humanisme, accessible à tous. 63

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Un autre moyen de transport, l’autobus4, acquiert une importance toute particulière dans une image de l’enfance et de l’adolescence de la professeure et chercheuse Sherry Simon. Dans Traverser Montréal : une histoire culturelle par la traduction, Simon se souvient d’une habitude adoptée les fins de semaine : munie d’un seul ticket de bus, elle circulait seule dans toute la ville de Montréal pour avoir accès à la pluralité culturelle répartie dans différents quartiers5. En changeant successivement de bus, elle avait accès aux points les plus distants et aux différences de Montréal qui, à l’époque, était « une ville aussi divisée que la Calcutta coloniale » (Simon 2008 : 15). En apparence anodine, cette démarche l’a sensibilisée très tôt à l’écoute des voix de l’altérité dans sa ville natale, un champ privilégié qui l’a ensuite amenée à s’interroger sur la traduction comme pratique culturelle – un des aspects étudiés dans ses recherches. En fin de compte, il convient d’expliciter les axes qui orientent le développement de cette lecture sur les circulations urbaines. Les considérations qui suivent se centrent sur deux pratiques de déplacement  : les traversées à pied et en voiture de la ville, vue comme un corps, une poétique, un palimpseste, un texte qui permet la lecture et l’écriture ; et les courses en taxi à travers elle, avec leurs imprévus, leurs rencontres et leurs non-rencontres. L’objectif est de voir comment ces formes de circulation apparaissent dans la lecture, favorisent de nouvelles expérimentations créatives et servent d’inspiration à la création de romans, de nouvelles et d’essais.

Itinéraires aux sens multiples : cartographies sentimentales Cette ville me traverse. Veloso

Les villes, plus que jamais, convoquent tous les sens  : avec leurs odeurs, leurs bruits et leurs appels visuels, elles existent comme un corps pulsant que nous pouvons toucher – bien que sous le signe du provisoire et du fragmenté – et qui nous touche, nous surprend par son imprévisibilité, 4

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Devant la nécessité d’établir des limites à l’étude proposée ici, d’autres moyens de circulation dans l’espace urbain ont été laissés de côté (motos, minibus, trains, tramways…). Concernant les tramways, transport à la fois littéral et symbolique, nous renvoyons le lecteur intéressé aux « Mémoires posthumes et sentimentales du tramway à Belo Horizonte » – extrait du livre de Myriam Ávila publié en 2008. De par la possibilité d’une double perspective du regard (voir et être vu) en fonction de ses ouvertures latérales, le tramway serait une sorte de « cinéma gratuit » (O retrato na rua, p. 31). C’est également la découverte de l’altérité qu’offre le métro parisien au regard sensible de celui qui y voit une Babel souterraine. C’est ce qui ressort du livre Métro (2007) de Leïla Sebbar – écrivaine née en Algérie et représentante de l’entre-deux culturel – quand elle retrace des histoires furtives et éphémères d’êtres anonymes et/ou déplacés à Paris.

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engendrant des sens inusités. Se réinventant sans cesse, elles constituent très souvent une invitation pour nos propres « délectures » identitaires, fruit des transformations profondes de nos relations avec l’espace. Avec les métamorphoses du regard issues de la postmodernité, d’autres formes d’appréhension des villes et d’autres manières de les parcourir sont apparues. Ainsi, les « arts de faire », relatifs à l’invention du quotidien dans le tissu urbain, de l’historien Michel de Certeau (1990), acquièrent de nouveaux sens dans la ville contemporaine, elle-même lue comme « une pratique, un mode d’être, un rythme, une respiration, une peau, une poétique » (Robin 2009 : 28). Même si les métropoles favorisent aujourd’hui la frénésie des circulations et du trafic au rythme généralement vertigineux, les lieux d’ancrage dans les grandes villes n’en perdent pas pour autant leur prestige. Ils semblent nous amener à placer nos pieds dans les empreintes de pas de ce que nous avons été un jour, à imprimer des marques récentes sur celles qui se sont déjà formées dans nos paysages affectifs. Dotée d’une mémoirepalimpseste, la ville suppose la superposition de couches du déjà vécu, et l’idée selon laquelle, derrière une ville, il y a toujours une autre ville, et une autre encore, dans un jeu de suppléments sans fin. Dans Le Premier jardin (1988) de l’écrivaine québécoise Anne Hébert, la ville-peau de Montréal évoque la desquamation du corps du personnage principal qui, après avoir eu la scarlatine alors qu’elle était enfant, s’est vu obligé de faire « peau neuve ». Ce changement de peau vécu par le personnage correspond à une sorte de préfiguration du rôle d’actrice qu’elle va assumer plus tard et qui lui a permis d’adopter des masques qui cachaient son vrai visage. En harmonie – à première vue niée par elle-même – avec sa ville natale, l’actrice apparaît et se dissimule successivement, dans un processus de construction permanente. Guidée par les itinéraires de l’affectivité, elle circule à pied dans les rues de son enfance – certaines ayant été effacées en fonction du progrès – et fait circuler des souvenirs et des oublis, lisant et se lisant (dans) cette ville-texte et ce texte-ville. C’est également à partir d’un itinéraire affectif que se construit le livre Un Automne à Paris6 (2005), de Lise Gauvin. De même que Pierre Ouellet, Lise Gauvin observe que les villes montrent avant tout l’expérience vécue, qu’elles sont faites de « regards et de pas, de choses qu’on voit et qu’on entend  » (Ouellet 2005  :  155-156). Gauvin, dans ce qui semble un dialogue avec Ouellet, construit son texte à partir de ses déambulations dans Paris, une ville qui s’écrit, qui est écrite, décrite et qui nous écrit (Gauvin 2005 : 14). Avec la sensation qu’écrire c’est se sentir déplacée (2005 : 107) – ce qui renvoie à la condition paratopique de tout 6

Nous reprenons en partie ici des observations issues de notre article Représentações imaginárias do lugar : práticas, invenções e apropriações (2008).

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écrivain7 –, elle circule à pied dans les méandres des rues d’une ville inachevée, avec ses rythmes et ses improvisations promouvant une invention continue : « Chacun invente son Paris » (Gauvin 2005 : 108). Échappant à toutes les tentatives de représentation, cette même ville – « lieu qui appelle la fiction comme son complément plus rêvé que réel » (2005 : 109) – lui semble inaccessible, ce qui la conduit à répéter les paroles de l’écrivain Julien Green : « Paris restera le décor d’un roman que personne n’écrira jamais (2005 : 109) ». Plus que ses monuments, Paris est vécu comme un corps vivant qui invite les passants à en faire partie : Prendre le pouls d’une ville, non pas celle des monuments et des lieux célébrés, mais celle qui s’offre chaque jour au passant. Être soi-même partie de ce flot d’images et de ce mouvement. Tracer le portrait de cet inachèvement, de ces visions fugitives au cœur de l’agitation urbaine (2005 : 9).

Dans Un Automne à Paris, la ville se confond avec la littérature, tout comme dans le livre épistolaire Lettres d’une autre de la même écrivaine. Dans ce dernier ouvrage, en effet, la découverte de Montréal par le personnage de Roxane actualise la question centrale de l’œuvre de Montesquieu, « Comment peut-on être Persan ? », en la transposant dans la réalité québécoise. Dans les deux textes, les narratrices rencontrent leur chez-soi dans le monde des lettres et des arts, elles s’inscrivent dans le champ des productions culturelles à l’intérieur duquel elles circulent constamment. Dans les mouvements incessants de leurs voies et de leurs artères, les métropoles produisent des flux incessants et multiformes qui parcourent métaphoriquement les veines de ceux qui les considèrent comme des corps vivants en harmonie avec leurs propres corps. Tel est le sens de la déception de Régine Robin lorsqu’elle prend connaissance des mesures prises, quelques années auparavant, par la mairie de São Paulo pour lutter contre la pollution visuelle des rues. Pour elle, supprimer les affiches, les panneaux publicitaires et les tags équivaut à éliminer la peau de la ville, à faire taire ses voix, à la défigurer. En retirant la poétique publicitaire des rues, les représentants de l’ordre ont bâillonné l’âme de la métropole pauliste (Robin 2009 : 70). Un autre exemple des contacts de réciprocité entre la ville et le corps de celui qui la traverse apparaît dans les livres de Pierre-Léon Lalonde, sur lesquels nous reviendrons plus en détail. Dans le tome II d’Un Taxi la nuit, le chauffeur de taxi-narrateur déclare son amour pour la ville de Montréal en soulignant que sa relation avec elle est avant tout une question de peau : 7

Pour le concept de paratopie, cf. Dominique Maingueneau, O contexto da enunciação literária. La notion de paratopie désigne le déplacement au cœur de l’activité de l’écrivain, vu comme quelqu’un qui a perdu son lieu et qui tente, dans son œuvre, de se construire un territoire à travers la négociation difficile entre le lieu et le non-lieu.

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Je l’ai vraiment dans la peau. Nos destins s’entrecroisent et le voyage est loin d’être fini. Je vis en elle et mon sang roule dans ses veines. Elle me dope et me nourrit. Elle est ma vie, elle est une île. Montréal, je t’aime (Lalonde 2009 : 71).

La pratique de la circulation et l’auto-bio-graphie « […] je pense, puisque je roule. » Jacques Godbout, Autos biographie, p. 7.

Si l’on prend place à bord de cette épigraphe, il est possible d’admettre que le fait de se déplacer favorise la réflexion, la prise de conscience de soi et de ses rapports à l’Autre. Se déplacer et se détacher des parapets des certitudes identitaires c’est oser sortir des lieux préétablis et prévisibles. Il suffit de rappeler ici la tradition des « romans de la route » québécois, en grande partie inspirés du road movie américain. Citons, à titre d’exemple, le roman Volkswagen Blues de Jacques Poulin : dans une sorte de dialogue avec l’écrivain états-unien Jack Kerouak, la circulation sur les routes des provinces du Canada et des États-Unis correspond à une quête identitaire individuelle et collective. En parcourant au volant du vieux véhicule d’autres espaces et d’autres temporalités – dont celle du début de la colonisation de la Nouvelle-France –, le personnage de l’écrivain met au propre la version officielle de l’histoire racontée par les conquérants pour accueillir dans sa voiture les marques de l’altérité, incarnée par la figure d’une jeune métisse qui déstabilise ses points de vue forgés par l’histoire officielle. Ainsi, pendant ses trajets et en partenariat avec Pitsémine, l’écrivain réécrit au volant une autre histoire du début des Amériques, tout en revisitant dans le même temps son propre itinéraire de vie. Parce qu’elle équivaut aux cathédrales gothiques d’autrefois (Barthes 1957 : 150), ou qu’elle permet à ses utilisateurs d’accéder à la liberté, « la possibilité enfin de quitter son village (Godbout 2008 : 8) », pour l’écrivain québécois Jacques Godbout, l’automobile est : […] aussi une dimension de l’esprit. De tous les moyens de communication des siècles récents (le télégraphe, le téléphone, la radio, le télécopieur, la télévision ou l’ordinateur), elle seule permet aux citoyens de s’isoler, de s’absenter, de réfléchir et de parcourir l’espace en musique. Bien sûr, le transport en commun est une idée généreuse, mais il n’offre que la routine, le parcours prévisible. Comment vagabonder, musarder, se laisser tenter par les chemins de traverse quand on est au fond de l’autocar ? (2008 : 8). 

En plus de favoriser le plaisir du vagabondage et des détours, les déplacements contribuent à la capacité fabulatrice ; s’ils établissent une distance critique entre ce qui voit et ce qui est vu, ils sont, en plus, liés à de nouvelles expériences. Selon Sherry Simon, le mouvement du passage, 67

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associé au désir de connaissance de soi et de transformation, stimule les contacts entre le familier et l’étranger. Même si l’auteure de Traverser Montréal : une histoire culturelle par la traduction se réfère ici aux circulations urbaines, ses propos nous font penser au personnage du livre De quoi t’ennuies-tu, Éveline ? (Roy 1998). Âgée de 72 ans, Éveline réalise la grande aventure de sa vie sur laquelle se base le récit de sa fille. Le voyage en bus entre le Canada et la Californie la fait sortir des limites de sa routine – caractérisque commune à d’autres figures féminines de l’auteure – pour découvrir l’altérité. Liées à une mémoire-palimpseste en raison d’expériences in loco ou de souvenirs vécus par procuration, les villes – en particulier, les mégalopoles – semblent toujours être enveloppées de couches d’images diffusées par les médias, l’internet et la littérature. Avant même d’y faire nos premiers pas, telle ou telle ville est déjà inscrite dans notre imaginaire en fonction du bagage de textes et d’images déjà vus ou consultés. Ce qui nous conduit à affirmer qu’en matière de grandes villes le degré zéro n’existe pas. Traverser la ville à pied ou en voiture consiste à confirmer et refaire des lectures, à imprimer sur les pierres des récits de vie qui se confondent avec ceux de l’espace urbain. Disponible pour capter la poétique des rues et des itinéraires, Régine Robin circule constamment, comme le montrent, en particulier, Cybermigrances : traversées fugitives (2004) et Mégapolis : les derniers pas du flâneur (2009). Dans le vertige de ses déplacements dans des espaces-biographèmes, elle va de bistrot en bistrot, de métropole en métropole, changeant sans cesse de moyens de transport, exerçant de nouvelles possibilités d’écriture liées à l’espace urbain et à l’hypertexte des nouvelles technologies d’intelligence. Il s’agit de laisser et de trouver ses marques sur la peau des grandes villes, dans le but d’affronter les risques du vide et de la disparition – qui renvoient aux effets dévastateurs de la Shoah dans sa mémoire familiale et collective. Dans ses déambulations créatives d’écrivaine-flâneuse à travers les rues de Berlin, elle récupère des déchets – tickets de métro, de cinéma, pages de journaux déchirés, mégots, capsules de bière – ainsi que des tickets de cafés et de restaurants qu’elle colle sur des feuilles de papier et réinvente comme « reçus de vie » (Robin 2007 : 246), avant de les transférer sur sa page virtuelle. On peut évoquer, ici, la lecture de Benjamin sur le chiffonnier de Baudelaire, reprise par Robin dans un passage du livre La Mémoire saturée (Robin 2003 : 54) et dans le texte « La Chiffonnière de la Rue Rose Luxembourg » (Robin 2001 : 395-428). Prenant la place de ceux qui ramassent des restes – d’objets, de faits, de mémoires (vécues directement ou par procuration, voire potentielles) –, Robin s’engage avec discipline et détermination dans l’acte de collectionner des flashs de ses journées. Si elle s’attache aux écritures du moi dans ses cybermigrances, 68

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elle ne manque pas, pour autant, de s’attribuer des rôles, de s’exercer au jeu dramatique dans lequel elle élargit ses possibilités identitaires, à la manière de la figure de Protée. Quant aux collages de restes urbains qui actualisent, selon Antoine Compagnon (1979), le geste inaugural de découpage et de collage associé à la pratique de l’écriture, ils reflètent la capture d’une ville fragmentée, impossible d’être saisie dans sa totalité.

Circulations intertextuelles : la poétique du déplacement en taxi Le métier de chauffeur de taxi et celui d’écrivain ont beaucoup en commun. Dans un cas comme dans l’autre, il faut passer beaucoup d’heures à tourner en rond. Le passager, comme l’inspiration, se fait attendre parfois longtemps. Pierre-Lélon Lalonde, Un taxi la nuit, t. I, p. 233.

Régine Robin, à l’image des auteurs du groupe Oulipo (Ouvroir de Littérature Potentielle), crée certaines règles d’écriture associées à des moyens de transport. Elle décide, par exemple, d’obéir à une sorte de rituel, qui consiste à choisir une ligne de bus et en visiter chacun des arrêts. À chaque descente, elle rédige un petit texte sur une photo à prendre. Puis, elle enregistre l’heure de la photo et celle du texte. Pour respecter ce schéma, il lui faut emprunter un bus de la même ligne. À la fin de la série de prescriptions, le matériel collecté correspondra au profil parisien de la ligne. La même opération doit être réalisée en été ou en hiver, afin d’en vérifier ses répétitions, ses mots-fétiche. L’objectif d’une telle expérimentation est de capter une poétique des circulations. Dans Mégapolis, où elle explore les grandes métropoles, Robin se sent accompagnée par d’autres amants des mobilités urbaines : usagers du métro, chauffeurs de taxi (et leurs clients), piétons inquiets, romanciers, cinéastes, photographes, artistes (Robin 2009 : 121). De son point de vue, il est impossible de concevoir le paysage de New York sans ses taxis jaunes, « protagonistes » des films, des livres et des expériences personnelles. Dans cette ville définie par le mouvement constant et par la foule de personnes qui se croisent dans les rues, l’espace exigu de ce moyen de transport peut être perçu comme une pause dans le stress quotidien (Robin 2009 : 143). C’est également dans la poétique des circulations urbaines – et, plus précisément, dans la pratique des courses en taxi – que différents auteurs puisent un matériel inusité ; il suffit de citer, en particulier, des auteurs comme Pierre-Léon Lalonde, Stanley Péan, Émile Ollivier et Antonio Torres. Les médias brésiliens et québécois ont écrit dernièrement sur les contacts fugaces vécus au rythme d’une course en taxi et sur le don de raconter des histoires qui caractérise la figure du chauffeur de taxi. Au Québec, l’acteur Patrick Huard a quitté les écrans de cinéma pour 69

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i­ ncarner un chauffeur de taxi qui, dans un programme de télévision humoristique, transporte des personnalités célèbres. Au Brésil, le programme Faça sua História [Faites votre histoire], écrit par João Ubaldo Ribeiro et retransmis jusqu’à récemment par la chaîne nationale Rede Globo, montrait aussi des situations du quotidien où le chauffeur avait tout loisir d’exercer son don de narrateur. Lisible dès la sortie remarquée de son premier livre, Un Taxi la nuit, le rôle significatif du taxi dans la vie de Pierre-Léon Lalonde se confirme avec la publication récente d’un autre ouvrage portant le même titre. Tels des journaux de bord8, les livres de Lalonde retracent les petits événements du quotidien d’un chauffeur de taxi sensible à la découverte de l’Autre. Il s’agit très souvent d’êtres marginalisés, alcooliques, prostituées et autres, avec lesquels il s’identifie en raison de leur condition paratopique. Comme un belvédère où l’on peut voir et lire le monde – et Montréal en particulier –, le taxi n’est pas seulement synonyme d’ouverture vers l’extérieur ; il s’ouvre également vers l’espace interne, vers les échanges passagers entre le chauffeur et le client. Dans les nombreux moments où les possibilités d’écoute seraient nulles, le chauffeur se montre presque toujours disponible pour accepter et accueillir les différences. Comme, en particulier, avec les immigrés : Peut-être suis-je privilégié par mon métier de pouvoir jaser avec des immigrés qui viennent de partout dans le monde. C’est ce que j’adore de Montréal. Cette mixité, ces couleurs, ces odeurs, ces cultures qui se mêlent, personnellement, je trouve ça extraordinaire. […] le taxi est devenu le tiers-monde du transport en commun à Montréal ? Eh bien, je suis fier d’en faire partie (Lalonde 2009 : 142).

En tant qu’auditeur attentif et disponible pour accueillir les confidences et les récits de vies d’autrui, Lalonde s’adonne à la pratique de la rencontre et de la proximité, voie à double sens qui confère à la ville un aspect plus humain. En constatant les transformations issues des nouvelles technologies de communication, il déplore la perte des contacts entre chauffeurs de taxi et clients du fait de l’utilisation excessive du téléphone portable. Conscient de la nécessité de retrouver cette relation de cordialité, il suggère aux passagers – très souvent défiants à l’égard d’un conducteur de taxi étranger – de demander au chauffeur de leur parler de

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Il convient de rappeler que le livre Un taxi la nuit est né à partir d’un blogue réalisé par l’auteur. Le même processus d’écriture (du blogue à la page imprimée) a été emprunté par le chauffeur de taxi-écrivain Mauro Castro pour son livre Taxitramas (2006). Dans le cas des deux auteurs, l’écriture du moi sur Internet leur a ouvert les portes du marché de l’édition.

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son pays d’origine9. Ainsi, les échanges deviennent possibles et la course plus profitable (Lalonde 2007 : 134). Pour Lalonde, le taxi est un mirador qui n’occulte pas le voyage, au contraire d’autres moyens de transport comme l’avion et le TGV (Lalonde 2009 : 9). Il est en même temps son gagne-pain et ce qui lui permet de s’inscrire dans la ville, d’en saisir sa poéticité, ses gloires et ses décadences. Les histoires de ses clients, généralement des figures anonymes, lui donnent très souvent à apprendre avec l’impression de voyager. Sensible à la singularité d’êtres invisibles dans la vie sociale, il découvre ainsi, et notamment, le sens symbolique d’une collection d’objets amassés par un client qui, à première vue, se confond avec « ces âmes errantes, sales et mal rasées » qui finissent par toutes se ressembler (Lalonde 2009 : 84). Un détail, pourtant, attribue à cette figure des rues sa distinction : au cours d’une vie de déambulations vaines en apparence, il a collectionné valises et autres sacs de voyage, qui remplissent désormais son appartement du sol au plafond. Bien que prisonnier des réseaux de l’exclusion sociale, il a inventé une manière de se déplacer. Attentif et attiré par l’inattendu de la situation et la sensibilité de cet être anonyme, c’est le chauffeur qui se sent transporté. Nous reproduisons ci-dessous le passage du texte de Lalonde, dont l’élégance n’a d’égal que sa finesse : Des années de pas perdus et de déambulations pour amasser ces objets voués au voyage. À travers chacune de ces valises, l’homme s’offrait peut-être les plus belles odyssées, les plus longues croisières, les plus spectaculaires expéditions. Des périples où le soleil brille toujours, où les rêves ne terminent jamais (Lalonde 2009 : 84).

Dans le corps à corps qui s’installe entre le chauffeur de taxi et la ville, si le conducteur tire du taxi ses ressources, au sens propre comme au sens figuré (Lalonde 2009 : 114), il s’établit entre eux une relation de complicité et d’affectivité. Comme son collègue dont la myriade de kilomètres parcourus transparaît sur le corps et le visage (Lalonde 2007  :  177), Lalonde ressent le kilométrage dans toutes les articulations de son corps (Lalonde 2009 : 114). Totalement impliqué dans son activité professionnelle, le chauffeur de taxi-écrivain teste ses limites et ses possibilités sur le plan spatio-temporel. S’il reçoit l’ordre de mener le passager à destination, il peut aussi choisir le meilleur trajet et établir, ou non, les conditions pour le dialogue avec l’Autre. 9

D’origine québécoise, Lalonde se réfère aux chauffeurs de taxi haïtiens, libanais, iraniens et pakistanais. Dans la plupart des textes québécois étudiés, le chauffeur de taxi est d’origine haïtienne. Pourraient être ajoutés au corpus entre autres le conte Noir et Blanc, hommage à Dany Laferrière, Les Aurores montréales de Monique Proulx et le livre Comment conquérir l’Amérique en une nuit de Laferrière.

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Dans le décor cosmopolite de Montréal, Lalonde intervient comme médiateur culturel entre l’étranger et le nouveau pays, facilite l’appréhension de nouveaux codes. Comme l’observe Sherry Simon, parler de cette ville c’est la reconnaître comme espace de traduction, de va-et-vient entre des langues ; de la même façon que « circuler dans la ville, c’est littéralement passer d’une zone linguistique à une autre » (Simon 2008 : 12). C’est également dans le décor de Montréal, marqué par la coexistence de cultures et de langues plurielles, que l’écrivain Stanley Péan situe son roman Taximan. Contrairement à ce qui se passe dans les deux livres de Lalonde, le regard est celui d’une personne assise sur la banquette arrière des taxis, écrivain en l’occurrence, qui utilise ce moyen de transport pour se déplacer. Il y trouve un matériel abondant pour élaborer des réflexions, généralement chargées d’une forte dose d’humour. L’ouvrage, d’autre part, montre des scènes de vie quotidienne empreintes d’une sensation d’isolement, dans un pays où les deux solitudes historiques qui ont marqué le peuple auraient été remplacées par de nombreuses solitudes qui suivent à jamais, dans la ville, des routes parallèles (Péan 2004 : 43). À partir de sa double appartenance – né à Haïti, il a grandi à Jonquière (Québec) –, Péan observe ce qui se passe dans deux contextes culturels. « Québécois et Haïtien, donc, à la fois l’un et l’autre et pourtant ni tout à fait l’un, ni tout à fait l’autre » (Péan 2004 : 23), l’écrivain s’interroge sur le racisme et sur les stéréotypes créés à l’encontre des chauffeurs de taxi haïtiens qui circulent dans Montréal. Solidaire de ces derniers, il affirme qu’ils le font se sentir très proche d’Haïti ; plus que sa famille ou son cercle d’amis issus de l’immigration haïtienne, ces chauffeurs haïtiens renforcent ses liens identitaires avec son pays d’origine. Son regard critique l’amène à raconter des histoires centrées sur des équivoques identitaires vécues à l’intérieur des taxis et qui gravitent autour de stéréotypes courants dans la société montréalaise. Ces situations montrent un racisme infiltré de toutes parts, un peu comme une immobilité qui empêche le mouvement vers l’Autre. Un exemple de ce type d’équivoque est lié au fait que Péan soit confondu avec Dany Laferrière, lequel dénonce, également avec humour, l’aspect réducteur de la stéréotypie. Comme s’il acceptait le préjugé selon lequel tous les Noirs sont égaux – une démarche qui expliquerait les similitudes hâtives –, l’auteur annonce son projet d’écrire le livre Comment faire l’amour avec deux nègres et les distinguer, une allusion évidente au roman classique de Laferrière (1999). C’est aussi sur l’expérience de l’entre-deux mondes – haïtien et montréalais – que se construit la nouvelle Une Nuit, un taxi d’Émile Ollivier (2001). Métaphore d’une identité en mouvement, le taxi permet au chauffeur d’entrer en contact avec une autre dimension : celle du sacré ou, plus 72

Circulations urbaines

spécifiquement, du vaudou. En inscrivant le palimpseste haïtien dans le paysage transculturel montréalais (Brière 2002 : 29-37), Ollivier souligne combien la rencontre des différences peut s’avérer productive. La trame de la nouvelle est simple : pendant la nuit de la Saint Jean, saint patron du Québec, Erzilie (Lola de l’amour au panthéon du vaudou) affiche toute sa sensualité en marchant sur le pont Jacques Cartier. Elle monte dans un taxi conduit par Lafcadio Larsène, Haïtien qui vit à Montréal depuis près de 20 ans. Cette apparition le surprend et l’enchante. Pénétrant dans un monde imaginaire, il finit par se perdre dans le labyrinthe des rues et se réveille, plus tard, revêtu d’une camisole de force qui paralyse ses mouvements. Il lui sera difficile de convaincre les représentants de l’ordre (policiers, médecins, juge) de la véracité du phénomène étrange qu’il a vécu, car, pour eux, il ne s’agit de rien d’autre qu’un accident fatal suivi de la mort d’une jeune femme. Dans ce périple au travers de textes élaborés à partir de courses en taxi, il convient de signaler le roman du brésilien Antônio Torres, Um táxi para Viena d’Áustria [Un Taxi pour la Vienne autrichienne], encore que le taxi n’y figure plus comme lieu lié à la découverte de l’Autre et que la promesse de la rencontre ne se réalise pas. Évoquant un roman policier, le livre s’ouvre sur une scène extrême où l’on voit un homme sortir en courant de l’immeuble où il vient de tuer un homme, un ami. Il se précipite sur un taxi, pris dans un embouteillage monstre survenu en pleine rue de Copacabana du fait d’un camion de coca-cola renversé, et commande au chauffeur d’aller à Vienne, en Autriche. Ivre, il tente de trouver un sens à sa vie et à son acte criminel. À travers un jeu narratif créatif – le seul déplacement, en fait, dans le roman –, le narrateur parle à la première et à la troisième personne, glissant ainsi du personnage d’accusé à celui d’enquêteur, s’inspirant, de plus, du style journalistique (souvenir du métier qu’il a exercé de publiciste) pour dire des quartiers de l’espace urbain d’une ville chaotique et fragmentée. Du point de vue de la construction textuelle, la poétique des fragments est notamment marquée par le recours fréquent aux citations : vers de chansons brésiliennes, extraits de poèmes, incorporation de clichés et de phrases toutes faites qui renvoient à un langage élaboré, comme un collage-puzzle. Procédé qui fait naître la suggestion d’une ville privée d’un sens totalisant, ville éclatée qui ne sait pas comment « recoller ses morceaux ». Éclats de bouteilles de Coca-Cola, éclats de vitres cassées par la violence des bidonvilles, éclats d’un homme qui fut « quelqu’un » dans le passé. La question du chômage du personnage principal occupe une place importante dans l’histoire. Dans son allusion à une relation problématique avec le vécu, la situation de sans-emploi du personnage l’exclut du 73

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monde productif, l’isole de tous et même de ce qu’il a été un jour. Quand il se rend compte ainsi dépossédé, il tente de se trouver un espace, même utopique. Ce qui l’amène à faire défiler, par le pouvoir de l’énumération, divers lieux dits paradisiaques (Shangri-la, Marrakech, Pasargades, etc.). Au bout de ses digressions par les chemins/écarts de la mémoire et de son catalogue d’édens, il lance au chauffeur : « va en enfer, j’en ai déjà ras-le-bol de tant de paradis  » (Torres 2002  :  132). Sa volonté est de sortir de ce non-lieu existentiel dans lequel il se trouve, échapper à l’inertie, atteindre un espace lointain  : «  Loin, c’est n’importe quel ­endroit près du paradis  » (Torres 2002  : 219). Il n’y a pourtant aucune issue pour le personnage, qui découvre, en se réveillant, que le taxi n’a pas bougé. Prisonnier d’une vie médiocre, il constate que son existence est figée à l’image de la circulation dans la Ville merveilleuse et ­violente – ­métonymie d’un pays paralysé par ses problèmes. Son acte même s’est révélé improductif car, au lieu de réaliser son projet (l’élimination d’un écrivain convenu, qui aurait peut-être favorisé symboliquement son accès à l’écriture), il tue un écrivain inconnu. L’acte majeur qui aurait pu donner un plus grand sens à sa vie se réduit à l’aune d’une existence médiocre et dépourvue de sens. L’immobilisation du taxi dans l’embouteillage n’a pas empêché le personnage, malgré tout, de se déplacer sur les ailes de l’imagination et de reconstruire ses souvenirs. Pour reprendre le sens proposé par le philosophe français Jean-Luc Nancy (Nancy 2005  :  105), le taxi, élément de mobilité par excellence, donne à voir les possibilités de l’événement. Il déclenche, ici également, le flux du récit, nous invite à monter à bord, comme le font Pierre-Léon Lalonde et Stanley Péan dès le début de leurs ouvrages.

Circuits et circulations urbains : nouveaux modes d’emploi À une époque où la conscience de la circulation et du transitoire est présente dans nos réflexions sur le monde (Ávila 2008 : 35), l’expérience de la vie en milieu urbain – privé de points de référence stables – amène les usagers de l’espace public à réélaborer leurs relations avec la ville et à se réinventer sans cesse. Si la flânerie d’autrefois n’est plus possible pour nombre de raisons, les individus la recréent à partir de nouveaux modes d’emploi. Ainsi, peuvent-ils chercher dans les shoppings centers la possibilité de vivre l’expérience de la foule en toute sécurité, et avec même une certaine dose de prévisibilité. Dans les mégalopoles, où les rues ont été remplacées par des esplanades, de larges avenues et des centres commerciaux – invitations aux déambulations consommatoires –, des écrivains et des artistes en phase avec les sans-abri recourent à des stratégies inventives pour recréer l’exercice de la traversée (Robin 2009 : 89). Dans le monde virtuel, incarnation du flâneur postmoderne, 74

Circulations urbaines

l’utilisateur s’­abandonne aux flux et aux circulations sans fin offertes par les nouvelles technologies d’intelligence. Dans le paysage urbain, l’appropriation des espaces – à travers la pratique déambulatoire et les moyens de transport – révèle la capacité d’invention et de rénovation d’êtres anonymes. Comme le suggère Marc Augé, de pratique individuelle, la bicyclette elle-même assume une dimension mythique, singulière et collective, jouant un rôle social dans la construction de la ville utopique de demain. En tant que réseaux d’interrelations productives, les métros, bus et taxis sont susceptibles de favoriser les rencontres et l’expression de l’altérité. Espaces d’inclusion et d’inscription de scènes minuscules des grands centres, ils inspirent la production d’ouvrages basés sur l’idée de mouvances. Les textes convoqués dans ce travail attestent de la prise en compte, dans l’écriture de plusieurs auteurs contemporains, des mouvements et du vécu dans les transports collectifs, contribuant à la diffusion de l’imaginaire de la mobilité. Lieu d’insoumission par excellence, la littérature retentit comme un appel à rompre les itinéraires préétablis, sortir des sentiers de l’uniformité et investir dans les migrances. Loin de se limiter à un simple déplacement territorial, la migrance correspond à la sensibilité esthétique contemporaine, à la liberté de couper – encore que sur le plan de l’imaginaire – les amarres de la pensée unique et réductrice. Dans ce sens, et comme l’écrit Michel Serres, « errants sans racines fixes, nous sommes tous devenus des passants à l’âme arlequine, associant et mêlant les esprits des lieux où nous passâmes, bien ou mal » (Serres 1996 : 64).

→ Voir aussi : Dislocation / Déplacement, Exil (objets), Non-lieux (une atypologie). Bibliographie Augé, Marc, Un Ethnologue dans le métro, Paris, Hachette Littératures, 1986. –, Le Métro revisité, Paris, Seuil, 2008a. –, Éloge de la bicyclette, Paris, Éditions Payot et Rivages, 2008b. Ávila, Myriam, O retrato na rua : memórias e modernidade na cidade planejada, Belo Horizonte, UFMG, 2008. Barthes, Roland, Mythologies, Paris, Seuil, 1957. Baudrillard, Jean, Amérique, Paris, Le Livre de Poche, 1988. Brière, Élène, « Quand Erzulie investit l’espace de Maria Chapdelaine », in Études littéraires, n° 3, Québec, Département des Littératures de l’Université Laval, 2002, p. 29-37. Brossard, Nicole, Le Désert mauve, Montréal, Hexagone, 1993. Castro, Mauro, Taxitramas : diário de um taxista, Porto Alegre, Sulina, 2006. 75

Glossaire des mobilités culturelles

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Circulations urbaines

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Corps sismographiques Eugénia Vilela

Ouverture À l’envers de toutes les cartographies, le mouvement imperceptible de millions de corps en déplacement annonce, dans la contemporanéité, une nouvelle manière d’habiter les espaces qui corrompt, du cœur de ce mouvement chaotique, les territoires définis du point de vue juridique et administratif par le pouvoir souverain des États. Venue d’horizons différents, issue d’une infinie dispersion des origines – géographiques, culturelles, sociales, religieuses –, la foule des déplacés improvise un solo sur le corps du monde. Or qu’est-ce qu’un corps n’ayant pour consistance que son passage, sa déambulation, sa dérive, son déplacement ? La question implique de penser le corps, non pas comme une notion ou un objet passible d’une action qui s’exerce sur lui depuis l’extérieur – en définissant, matériellement, les limites identitaires d’un idéal politique, social et culturel –, mais comme une intensité de sens : un événement qui, de l’intérieur des différents régimes de la politique de capture de l’étranger, rend contemporains passé, présent et à-venir dans le geste même de leur déplacement. Penser la force convulsive des corps en déplacement : tels des corps sismographiques qui pressentent et annoncent la métamorphose d’un sens de l’histoire, les corps des déplacés traversent les espaces territoriaux. Ces corps exposent une blessure politique au sein des espaces d’exception contemporains.

Politiques du silence, espaces d’abandon La migration – mouvement diffus, indéterminé, chaotique, imprécis et illimité d’une foule à la dérive dans l’espace mondial – constitue l’un des phénomènes les plus troublants de la contemporanéité. La question du déplacement n’est pas réductible à une altération du cadre géopolitique, à une conséquence découlant de catastrophes naturelles, économiques ou politiques, de guerres ethniques ou religieuses. Les conditions de possibilité permettant de penser ce phénomène impliquent une altération de la perception du sens de l’histoire : il s’agit d’un événement doté d’une portée philosophique essentielle. Or, les politiques mondiales qui se 79

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constituent en réponse à ce mouvement, à la fois ample et imprévisible, sont fondées sur l’affirmation mortifère d’un territoire, à l’ombre d’un récit sécuritaire et à l’envers de la possibilité de circulation des personnes, idées, objets, qui permettrait de créer un espace politique élargi. Dans le contexte géopolitique mondial, on s’emploie à dessiner des frontières sur la scène politique et sociale, à créer des figures intimement liées à un espace territorial – migrants, réfugiés, déplacés, exilés, apatrides. La fixation de ces frontières politiques et administratives suscite et renforce l’inquiétante obsession d’une protection illusoire que les cadres imposés par le pouvoir souverain des États-nations sont censés fournir face à l’invasion des barbares. À travers une logique d’immunisation des États aux étrangers, l’état d’exception ressurgit sous de multiples configurations juridiques et administratives qui engendrent des espaces d’abandon. Sur le mode d’un biopouvoir qui s’inscrit sur la matrice vitale des corps, les politiques contemporaines de migrations créent des discours d’exception qui, dans la matérialité de ces espaces d’abandon, essaient de transformer les corps singuliers en espaces d’anéantissement. Ces espaces d’abandon se constituent à partir d’actes de circonscription d’un ordre biopolitique, dans une tentative de paralyser les mouvements de vie qui échappent à l’ordre des discours politiques occidentaux qui se constituent sous l’effet d’une xénophobie étatique qui stigmatise l’étranger comme problématique. Un récit de peur – dans lequel l’étranger constitue un risque et une menace pour les régimes démocratiques du gouvernement des vivants – ouvre un conflit à propos de la liberté de circuler et de trouver une place dans un monde partagé. Dans le cadre de la multiplication des frontières juridico-­administratives marquées au coin d’une politique de migration et de contrôle des populations, la question de la migration se présente sous des régimes de subjectivation déterminés par différentes formes de gouvernementalité, souveraineté et violence des États. Énonçant dans la contemporanéité la vie des hommes infâmes1, le « migrant » est la désignation d’un corps 1

Dans le texte « La vie des hommes infâmes » (1977) – écrit à partir de l’analyse d’un ensemble de documents d’archives destiné à servir de préface à un projet éditorial abandonné –, Michel Foucault tente de trouver la diagonale entre le discours historique et le mouvement de singularités : douleurs, vociférations, infamies, cris qui surgissent tels des éclats tragiques dans le corps du monde. Il s’agit de documents – de quelques lignes ou quelques pages à peine – qui renvoient à des vies singulières transformées, par le hasard, en étranges poèmes. Devant la force surprenante de ces textes, le propos de Foucault est de créer une anthologie des existences pour mettre à jour les vies infâmes, devenues cendres en quelques phrases qui les ont anéanties. Ces textes, « fragments de discours traînant les fragments d’une réalité dont ils font partie » (Foucault 2001 : 240), formaient une pièce dans le cadre de la dramaturgie du réel. De ces vies infimes, Foucault a souhaité organiser ce qu’il reste à travers la compilation de mots violents. Leurs traits parviennent jusqu’au présent

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Corps sismographiques

singulier transformé en identité qui immobilise le temps et immunise l’espace. Le rejet du nomadisme s’inscrit dans la singularité de corps concrets. Le corps y prend figure, à la fois comme effet-objet de la localisation et du développement du pouvoir, et comme élément fondamental des jeux de pouvoir et de vérité. Ainsi, depuis un espace sédentaire du sens, « ­migrant » est une qualification qui détache d’un nom singulier ceux qu’elle nomme discursivement ; « migrant » est un nom qui se constitue comme un concept abstrait. Cette dénomination s’étire au-delà du registre discursif de la désignation, elle se reproduit dans les corps singuliers en un après-coup de ce détour. À l’intérieur de ce récit, les « migrants » surgissent comme des figures énoncées au moyen d’un mécanisme discursif dans lequel les corps singuliers, dans leur existence concrète, sont métamorphosés en corps abstraits en tant que corps de discours. Les « migrants » sont présentés par les dispositifs des États-nations comme des figures anonymes dont l’existence menace la forme-territoire qui constitue une singulière utopie démocratique : hallucination d’un nom qui se compose dans le geste des États souverains de donner la mort en vie. Des millions de personnes, immobilisées par les frontières-murs et les législations protectionnistes des États, sont capturées par des politiques qui les poussent hors des territoires des États-nations. Dans des situations de violence extrême – qui peuvent subsister le temps d’une vie –, différentes formes d’états-limite sont vécus dans les corps de ces êtres en déplacement. Dans un espace sans cartographie – entre un départ concret et une arrivée indéterminée –, perdus au milieu de non-lieux de mort – déserts, mers –, un premier mouvement de suspension traverse leur existence, le temps d’un voyage brutal, sans issue, qui peut se reproduire des années durant ou apporter la mort avant l’arrivée à une terre promise. Puis un autre se dessine autour d’une topographie instable : considéré par les médiations symboliques comme irrecevable, à expulser, à rejeter hors des frontières, le migrant cesse d’habiter la possibilité de passage d’un lieu à l’autre. Si la fermeture des frontières géographiques délimite des espaces où l’étranger est vu comme un intrus, rejeté au-delà d’une ligne de démarcation (barrage et mur vs passage), à rebours de ces ­régimes grâce à de multiples hasards. Dans leur violence ou dans leur malheur singulier, ces vies n’auraient pas demeuré si elles n’avaient pas, à un certain moment, croisé et provoqué les forces du pouvoir : anéanties par la violence des mots qui en déterminaient le destin, ces vies singulières n’ont survécu – ironie du sort – que grâce à des mots destinés à les rendre à jamais indignes dans la mémoire des hommes. La notion d’homme infâme révèle-t-elle, alors, le rapport de forces qui, à une époque donnée, se croisent pour composer une forme dominante d’énonciation dans laquelle, à travers une architecture brève des mots, la vie humaine se trouve désormais circonscrite à un ensemble de dispositifs discursifs et institutionnels qui qualifient ceux dont l’existence est considérée infâme ?

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Glossaire des mobilités culturelles

politiques de la création sociale de l’infâme, de nouveaux espaces hétérotopiques se développent et se fixent comme des espaces intrus. La frontière, le camp, la jungle, le ghetto constituent une nouvelle cartographie de l’étranger par laquelle, sous de singuliers régimes d’exception, se constituent des espaces autres où la survie devient l’espace-temps insurrectionnel des déplacés. D’autres mouvements de suspension encore traversent leur existence. Après l’arrivée en Europe  : l’attente, l’errance, l’invisibilité le jour, les marches incessantes la nuit ; la fuite pour échapper à la capture et à l’enfermement compulsif en centres de rétention ; la réduction à la condition d’esclave, la surexploitation de sa force de travail, la peur du refoulement vers nulle part2. Une politique du silence se pose en guise de corollaire d’abandons successifs : l’abandon des corps face au pouvoir juridico-politique, l’abandon du lien social et, parfois, l’abandon de soi. Un vocabulaire se construit sur ces vies en déplacement : migrants, sanspapiers, illégaux, clandestins – des noms qui les transforment dans les discours juridico-administratifs des États en corps abstraits. Dans tous ces espaces, le mouvement de passage est suspendu et le corps lancé vers un exil territorial à l’intérieur du territoire. Face à ce mouvement erratique qui se fait à l’envers des corps abstraits du discours, comment parler des corps singuliers qui forment, à eux seuls, des terræ incognitæ des politiques mondiales, alors que les mots qui existent ne permettent pas une désignation de la réalité é­ mergente ? 2

Le mouvement de déplacement forcé se constitue, dans la contemporanéité, comme un des moments concrets de l’histoire des chasses à l’homme. Dans le livre Les chasses à l’homme, Grégoire Chamayou écrit : « Faire l’histoire des chasses à l’homme, c’est écrire un fragment de la longue histoire de la violence des dominants. C’est faire l’histoire de technologies de prédation indispensables à l’instauration et la reproduction des rapports de domination. La chasse à l’homme n’est pas à entendre ici comme une métaphore. Elle désigne des phénomènes historiques concrets, où des êtres humains furent traqués, poursuivis, capturés ou tués dans les formes de la chasse ; des pratiques régulières et, parfois, massives dont les premières formes furent théorisées dans l’Antiquité grecque avant de connaître un formidable essor à la période moderne, à l’unisson du développement d’un capitalisme transatlantique. La chasse se définit comme “l’action de chasser, de poursuivre”, ce qui “se dit particulièrement de la poursuite des bêtes”, mais chasser signifie aussi “mettre dehors avec violence, contraindre, forcer à sortir de quelque lieu”. Il y a la chasse poursuite et la chasse expulsion. La chasse qui capture et la chasse qui exclut. Deux opérations distinctes, mais qui peuvent s’articuler dans un rapport de complémentarité : chasser des hommes, les traquer, suppose souvent de les avoir au préalable chassés, expulsés ou exclus d’un ordre commun. Toute chasse s’accompagne d’une théorie de sa proie, qui dit pourquoi, en vertu de quelle différence, de quelle distinction, certains peuvent être chassés et d’autres pas. L’histoire des chasses à l’homme se fera donc par celle des techniques de traque et de capture, mais aussi par celle des procédés d’exclusion, des lignes de démarcation tracées au sein de la communauté humaine à fin d’y définir les hommes chassables » (Chamayou, Les chasses à l’homme, Éditions La Fabrique, Paris, 2010, pp. 7-8).

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Corps sismographiques

Car, de fait, les instruments conceptuels que nous possédons ne permettent pas de nommer la réalité. Il s’agit de penser, à partir du moment présent, des relations que nous ne parvenons pas à penser telles qu’elles pourraient être. Ce qui signifie qu’être quelque chose c’est le devenir, sans que l’on puisse savoir le point d’arrivée d’un processus qui relève du devenir (Michel Foucault). Il s’agit de penser par des contre-concepts la vie de ces hommes infâmes dans la contemporanéité, plonger dans ce mouvement continu de déplacement, sans passer par les codes et les normes des discours dominants, et essayer de penser par eux-mêmes les langages convulsifs qui se dessinent à vif dans les corps en acte.

Corps utopiques, corps corrosifs Il serait possible, dans un premier moment, d’avancer un nom qui énonce ces corps à partir de leur indéfinition essentielle. Considérant la notion foucaldienne de corps utopique, nommer ainsi les corps en déplacement supposerait que le déplacement n’établirait pas en eux ni la forme matérielle d’un programme idéologique d’un modèle social, ni un déliement d’expressions politico-rhétoriques qui constituerait traditionnellement l’utopique : corps incompréhensible, corps pénétrable et opaque, corps ouvert et fermé : corps utopique. Corps absolument visible, en un sens […] pourtant, ce même corps qui est si visible, il est retiré, il est capté par une sorte d’invisibilité de laquelle jamais je ne peux le détacher (Foucault 2009 : 13).

Le corps, fantôme, est indissociablement visible et invisible, opaque et transparent, vie et chose  : corps léger, transparent, impondérable – rien n’est moins chose que lui (il court, agit, vit, désire) – qui redevient chose, architecture fantastique et ruinée, au moment d’une douleur qui le traverse : « pour que je sois une utopie il suffit que je sois un corps » (Foucault 2009 : 14). Ce qui suppose que toutes ces utopies par lesquelles on esquivait le corps avaient leur modèle, leur point d’application, leur lieu d’origine dans le corps lui-même. Les utopies ne se tournent pas contre le corps, destinées à l’effacer : « elles sont nées du corps lui-même et se sont peut-être ensuite retournées contre lui » (Foucault 2009 : 14). Mais, dans certains cas, à la limite, c’est le corps lui-même qui retourne contre soi son pouvoir utopique et fait entrer tout l’espace du religieux et du sacré, tout l’espace de l’autre monde, à l’intérieur même de l’espace qui lui est réservé. Alors le corps, sans sa matérialité, dans sa chair, serait comme le produit de ses propres fantasmes (Foucault 2009 : 17).

Or, le corps n’est pas irrémédiablement ici. Il ne s’oppose pas à toute utopie. 83

Glossaire des mobilités culturelles

Mon corps, en fait, il est toujours ailleurs, il est lié à tous les ailleurs du monde et, à vrai dire, il est ailleurs que dans le monde. Car c’est autour de lui que les choses sont disposées, c’est par rapport à lui […] qu’il y a un dessus, un dessous, une droite, une gauche, un avant, un arrière, un proche, un lointain. Le corps est le point zéro du monde, là où les chemins et les espaces viennent se croiser le corps n’est nulle part : il est au cœur du monde ce petit noyau utopique à partir duquel je rêve, je parle, j’avance, j’imagine, je perçois les choses en leur place et je les nie aussi par le pouvoir indéfini des utopies que j’imagine (Foucault 2009 : 18).

Foucault présente alors deux figures périlleuses – le miroir et le cadavre (la mort) – qui font taire la grande rage utopique des corps et nous enseignent que : nous avons un corps, que ce corps a une forme, que cette forme a un contour, que, dans le contour, il y a une épaisseur, un poids ; bref, que le corps occupe un lieu […] C’est le miroir et c’est le cadavre qui assignent un espace à l’expérience profondément et originairement utopique du corps ; c’est le miroir et c’est le cadavre qui font taire et apaisent et ferment sur une clôture […] cette grande rage utopique qui délabre et volatilise à chaque instant notre corps. C’est grâce à eux, c’est grâce au miroir et au cadavre que notre corps n’est pas pure et simple utopie (Foucault 2009 : 19).

La convocation d’un espace attribué à l’expérience utopique du corps par le miroir de la mort dans chaque mouvement de fuite – un miroir qui expose la matérialité de la disparition dans le mouvement continu du déplacement – fait que ces corps en déplacement ne peuvent pas se présenter comme de pures utopies. Les migrants, les apatrides, les réfugiés, les déplacés, dans leurs corps dispersifs, fracturent les régimes du pouvoir et de la vérité. Ils sont excentriques par rapport au centre d’un sens politique, social et économique convergeant. Depuis l’intérieur d’un espace sédentaire de rationalité, leur existence nous confronte à un mouvement où se fend le territoire de la narrativité historique. Leur existence nous confronte avec un mouvement où le territoire linéaire du récit historique se crevasse. En dépit de leur invisibilité publique, les déplacés introduisent dans leur singularité un corps corrosif dans la scène politique instituée. Leur mouvement erratique est la trace d’une contamination qui, dans son existence concrète, anéantit simultanément le procès d’une stagnation normative historique et d’une normalisation politique et sociale. Dans ce mouvement erratique, le corps concret du déplacé sape la conception du temps historique comme une ligne continue dans laquelle les événements s’enchaîneraient dans un incessant mouvement d’accumulation. Dans l’errance, le temps historique se figure comme une juxtaposition discontinue des instants, ­qualitativement différents, où chacun est porteur d’un pli de sens. Et l’espace se présente comme un atlas traversé par le silence convulsif de ces corps en mouvement qui donnent naissance à une nouvelle intensité politique. 84

Corps sismographiques

Il est un bruit sourd qui vient du fond de la bataille, une intranquillité qui émane d’une nouvelle figure de « peuple » : une figure qui ne se circonscrit pas au citoyen appartenant à un État-nation et dont l’existence est exclue de toute participation active aux décisions politiques. Il s’agit d’un « peuple » dont la seule existence découle de l’appartenance à une forme élargie de vie – étrange et étrangère –, celle des déplacés. Des vies invisibles qui traversent, sans règles ni ordre établi, les territoires dessinés par le pouvoir souverain et contaminent, ce faisant, la pureté du territoire. Des vies dont l’existence se rachète, paradoxalement, à partir des paroles du pouvoir. De par leur existence concrète, ces individus interpellent la vision homogène du temps linéaire et posent, grâce à leur singulière inscription dans le monde, une interrogation vitale : leur inactualité en tant que mode de réinvention de l’histoire et de ses images. Ces vies constituent une inquiétante étrangeté. À la différence des mouvements civils qui peuvent s’organiser au sein des sociétés, ces vies sont excentriques – par rapport à la référence d’appartenance à un État-nation, ces groupes ne sont pas composés de citoyens, de sujets de droit. Ce sont des formes de vie sans marge (et pas uniquement marginales), car elles habitent un espace qui n’a d’autre consistance que celle du passage de leurs corps à la dérive au sein du corps du monde. Or, pour pouvoir penser l’impossible d’un corps n’ayant pour consistance que son passage, sa déambulation, sa dérive, son déplacement, il faut se poser une question essentielle : quelles sont les forces avec lesquelles l’histoire et la politique se font ? Il s’agit de croire que d’autres forces existent au-delà de celles reconnues par une vision politique classique, selon laquelle ce sont les gouvernements représentant les peuples et les nations qui déterminent les stratégies en fonction d’un contexte géopolitique et économique en mutation permanente. Il s’agit de pressentir qu’il y a dans cette dérive une rumeur sourde que l’on devine telle, l’annonce d’une force de torsion du politique : une torsion qui s’accomplit grâce à la puissance des corps singuliers qui démantèlent toutes les configurations et tous les ordres territoriaux et, en blessant la surface du monde, creusent, de par leur geste (acte de création), le sillon d’une inscription sauvage, à la fois sensible et politique. Dans cette optique, les multiples déplacements ne se constituent pas comme des variations d’un seul mouvement nommé migration – ou flux migratoire – tel qu’il est désigné par le marquage discursif des modes de pouvoir souverain dans la contemporanéité. Sous la pression des politiques de contrôle des migrations, cette figure discursive – flux migratoire – marque un cadre conceptuel qui cherche à emprisonner la puissance d’un flux, tout en ignorant la consistance de cette mouvance imperceptible. Dans la mesure où il est déclenché par d’intenses intuitions, ce mouvement heurte et agresse l’espace territorial en le déplaçant et en lui 85

Glossaire des mobilités culturelles

attribuant une dimension violente – l’axe de référence qui ne reconnaît que l’intérieur et l’extérieur des frontières s’en trouve déplacé. C’est l’improvisation qui s’affirme comme un acte fondateur, acte-racine. Les corps singuliers des êtres en déplacement composent une trame souterraine qui évoque le rhizome deleuzien et sa capacité de s’infiltrer dans les couches les plus profondes d’un territoire. Il est, depuis l’intérieur de n’importe quel flux, une force qui défonce les rives : il est une troisième rive, expérience intensive d’être à l’envers de tous les ordres de l’être, ontologie anarchique qui bouleverse le réel. Les forces de la vie font irruption à contre-courant des espaces où tout semble se concerter pour les contenir. Se dessinant dans des situations de violence extrême, leur mouvement erratique se constitue comme la trace d’une fracture qui, dans leur existence concrète, corrompt les processus historiques, politiques et sociaux de normalisation. Leurs gestes sont un abîme dans l’ordre juridique administratif qui modèle le scénario sociopolitique contemporain. Ils se meuvent – indéfiniment – dans un espace où la mémoire devient le revers d’une archive. On ne parlerait pas, alors, de corps utopiques. Dans leurs corps singuliers, la force excessive de la vie éclate violemment. Il est des corps impossibles : les corps de ceux qui, depuis un lieu instable de signification, se confrontent à une géographie de mort dans l’espace même de leur expérience corporelle. Traversant des espaces d’exil, les corps des déplacés deviennent leur propre frontière. Leurs corps sont des corps sismographiques.

Corps impossibles. Le geste-trace d’un corps Entre le Maroc et la Mauritanie, une enclave de silence s’incruste dans une terre de personne, connue sous le nom de Kandahar, située entre la frontière sud du Sahara occidental et le nord de la Mauritanie. Une masse compacte et indifférenciée d’êtres à la dérive peuple ces espaces sans frontière. Selon leurs propres témoignages, nombre de ces êtres en déplacement sont arrivés à cet espace-autre après avoir été capturés, transportés et abandonnés dans le désert par la police marocaine, après avoir échoué sur la côte du Sahara occidental, alors qu’ils cherchaient à atteindre la côte espagnole. Après des journées à bord de fragiles embarcations en perdition sur la Méditerranée (on nomme ces rafiots « bateaux de la mort »), après des séjours dans les prisons marocaines, après des journées de traversée dans le désert, ils errent. Là-bas, la lourde m ­ atérialité de l’espace physique, la combustion de la mémoire et la chute du corps happé par son ombre convergent avec l’impossibilité de la parole. Kandahar. Seule, errant sans but ni appartenance, une femme déchire l’espace du désert. Elle marche à un rythme étrange, avançant et reculant 86

Corps sismographiques

dans un espace dénué de démarcations. Elle avance et recule, revenant toujours à un lieu calciné. La nuit, son corps se jette contre la peur. De son corps fragile, elle fend l’obscurité. Elle réinvente la cartographie d’un labyrinthe de gestes. Et elle danse. Elle danse violemment, disparaissant au cœur de ce mouvement par lequel son corps crève l’espace. Elle danse qu’il n’y ait de scène sous ses pieds, tournoyant autour d’un axe imaginaire. Sa danse n’est pas un récit qui se constitue à partir de la récupération narrative de traits mnésiques. Chaque geste-trace est trop dénué de protection pour être la reconstitution de son histoire au travers d’un récitmouvement. Elle danse en esquissant un mouvement-en-abyme. Une fois la langue perdue, seule reste la vie ou la mort dans son intense démesure. Il lui reste l’étrangeté d’habiter la nuit en ce mouvement de danse ininterrompu, comme si un langage nu était mis à jour grâce au geste de son corps qui tombe, la nuit tombant elle aussi sur le corps du monde. Un sens en déséquilibre sourd des empreintes de ses mains marquant le corps blessé du langage. À l’intérieur de ce temps brisé – temps noyé dans la cendre des gestes qui parcoururent ses mains –, elle ébauche des lignes à travers le mouvement de son corps, des lignes qui entaillent l’espace selon une sémantique indéterminée. À peine et pourtant tout  : danser le mouvement de la perte, être un corps-acte inscrit dans l’espace par le mouvement, devenir un geste sans origine antérieure au mouvement imparfait d’une mémoire sans trace. Être un corps qui refuse d’être un corps posthume. Le corps singulier de cette femme en déplacement est une force où tout se désarticule : le corps et la langue, le corps de la langue. Plus qu’un lieu possible de métaphorisation de la perte, plus qu’un corps signe (un corps qui ne serait plus entièrement déterminé par l’économie générale des signes, par leurs valeurs oppositionnelles), plus qu’un corps cadavre, ce corps dansant est une violente puissance de vie. Le corps en chute, au cœur même du mouvement de chute, ressurgit au rythme de l’absence. Il annonce la matière d’une forme-langage jaillissant des cendres. Éternellement vivant, le corps en acte expose l’anatomie furtive qui correspondrait à celle d’un corps qui ne serait ni un signe ni un cadavre (Artaud). Sa danse est l’acte même de recommencer le monde par le geste-enfance d’un corps. Le devenir y émerge sans destin anticipé. Il se révèle au rythme sauvage d’un corps singulier qui, en se croisant avec une multitude d’autres corps oubliés à l’intérieur de la mouvance de déplacement, crée la figure d’un corps impossible. Cette ligne vulnérable écrite par le corps qui danse à la surface de la nuit recèle la mise en acte d’un geste-matière. Au bord et contre l’abîme 87

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latéral du silence. À chaque acte qui rompt le corps du monde pour transfigurer la pulsation du temps, cette femme recrée, d’un coup, le monde et son corps singulier. En une inquiétante étrangeté. Issu du silence, le secret perce l’interrogation du destin. Qu’est-ce qu’un corps ? La ligne d’un désert, indéfinie et imparfaite, au cœur de la peur qui s’abat sur les gestes. L’effacement et le recommencement du monde, l’incidence de l’arrivée et de la dissolution. Il témoigne d’une douleur qui ne trouve jamais de repli sur soi, pas d’exténuation ; mais plutôt une énergie qui est déchirure de toute représentation. Dans ces espaces de déplacement, les corps sont des cartes d’un voyage qui les traverse eux-mêmes. Eux-mêmes, en tant que corps-­ mémoire, sont le voyage, le paysage et l’histoire. Même lorsque tout, les mots et les gestes, semble provisoirement perdu, le silence étaye la possibilité de créer un mouvement, un geste, un mot qui soit un acte, grâce à un lien profond et fragile avec la mémoire. La matérialité du silence est le sens qui demeure encore dans un corps qui résiste, c’est-à-dire, un corps-événement. Survivant dans l’envers précis des espaces qui énoncent un mode d’instrumentalisation du corps, à partir de l’horizon de sa mort, cette femme ébauche une autre forme de vie. Cette femme est tournée, simultanément, vers un temps perdu et conservé dans sa perte – un temps de permanence devant la mort – et vers ce qui est encore inconnu, vers une langue nouvelle, un temps et un monde à venir (et non pas vers ce qui vise à la surdéterminer). Dans son indétermination radicale, le geste fracture le temps et l’espace et crée un langage qui ne signifie rien à la lumière d’une sémantique reconnaissable. Il n’est pas nécessaire que ce geste signifie quelque chose de façon déclarée. En l’absence de toute dénomination, ses mouvements s’avèrent des déplacements de sens, de telle sorte que les sens produisent et éprouvent de l’étrangeté à partir et vis-à-vis d’eux-mêmes. Ce langage naît de la nécessité de découvrir un nouveau souffle. C’est un langage sans destination, dans lequel le silence est la respiration d’un sens blessé à même la racine du corps. Il n’y a pas de récit dans son mouvement, il n’est que des restes de récit, il n’y a de récit que par brefs instants. Son geste est aporétique. En ce geste, le corps rend sensible la naissance de langues dans la langue, ce qui fait du corps en mouvement la matière vivante de la pensée – car chaque langue vit des échos d’autres langues qui ne le sont pas encore. C’est entre ces gestes que le corps amorce un langage qui fracture la mise en scène du réel (l’espace et le temps). La résistance annoncée par ses gestes ne constitue pas une quelconque forme reconnaissable de lutte contre les mécanismes juridico-politico-sociaux qui enferment les individus en déplacement dans les espaces d’abandon. 88

Corps sismographiques

Son corps singulier engendre une force d’indétermination  : chaque geste est l’abîme qui fracture le monde, il est en errance et en devenir, mais on ne sait pas ce qu’il est. Il faut que son corps apprenne au ras de cet abîme latéral qui ne cesse de fendre le monde à chaque geste. Il s’agit de traduire par le corps l’indice des noms : le langage à venir où chacun engendre les mouvements annonçant la promesse d’un sens qui affleure comme une blessure. La matière du silence est le corps – singulier, unique, concret – qui traverse le monde. Écouter le murmure de la nuit exige, alors, que l’on touche les sens morcelés d’un corps, qu’on les dise, en un effort d’acceptation de sa propre résistance au monde inversé de la douleur. Que l’on dise l’écho du silence dans l’impossibilité de la parole. Il s’agit de saisir le sens qui se déploie à partir de la respiration tendue, écartelée entre deux corps toujours et déjà anciens – celui de tous les morts et celui de chaque histoire singulière –, et, au cœur de cette tension, d’appréhender l’émergence d’une force errante, sans autre nom pour l’accueillir que celui, indécidable, d’une intensité : la vie. Ici, le corps est un corps en acte : il a la force insurrectionnelle d’un corps convulsé. On y pressent un mode de création d’un sens-mouvement contre l’inertie politique. C’est un geste qui opère depuis l’intérieur de l’absence, à travers différentes formes de déplacements : des mots, des mouvements, des sens. Cette pensée s’enracine dans le silence d’un corps qui résiste, dans un geste par lequel on essaye de chercher l’ombre dans la non-coïncidence du mouvement, à creuser la promesse de la matière à l’angle même de la blessure, à mordre le temps jusqu’au fond de la mémoire.

Corps-événements, forces de résistance Dans leur déplacement indéfini, le corps singulier des migrants devient une force de résistance. Cette force implique le point de départ d’une résistance fondée sur l’acte de se maintenir en déambulation –, et cela comme affirmation paradoxale de l’expérience des déplacés. Il s’agit de la survivance des corps, des gestes, des vestiges, des signes ou des images, même quand la survie de ces êtres singuliers n’a pas été ­sauvegardée. Une résistance du corps contre la destruction sous forme de mouvement-déplacement. Nous ne vivons pas dans un monde, mais entre deux mondes au moins. Le premier est inondé de lumière, le second traversé de lueurs […] Mais aux marges, c’est-à-dire à travers un territoire infiniment plus étendu, cheminent d’innombrables peuples sur lesquels nous savons trop peu […] Peupleslucioles quand ils se retirent dans la nuit, cherchent comme ils peuvent leur liberté de mouvement, fuient les projecteurs du « règne », font l’impossible 89

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pour affirmer leurs désirs, émettre leurs propres lueurs et les adresser à d’autres (Didi-Huberman, 2009 : 133-134).

Ce qui se produit – un corps arrache le paysage à la masse dense de la nuit. Soudain, une image apparemment banale – un camion passe sur une route, ses phares dévoilant un corps qui traverse la lumière ; un bateau rompt l’obscurité des eaux révélant des voix qui traversent le silence de la peur – s’impose de telle sorte qu’on a le pressentiment de la rareté. La fragilité de ces présences sur le corps du monde nous confronte à une force qui ne se dilue pas dans une forme de destruction de l’expérience (Benjamin). L’expérience presque imperceptible sous le faisceau lumineux des projecteurs du « royaume » – cette ombrespectre sous les formes d’extrême visibilité contemporaine – nous rappelle la possibilité de soustraire les gestes perdus dans la voracité des jours à l’indifférence du temps. Depuis l’envers de la lumière des projecteurs, l’inscription ténue de ces êtres sur la toile scénographique de la contemporanéité nous pousse à une perception faite uniquement d’évocations de corps et de déplacements. Des corps au bord de la disparition, dans l’urgence de la fuite, cachés dans la nuit, poursuivant leur désir au péril de leur vie. Dans la matérialité du temps suspendu des déplacements, les mouvements indéfinis, les mots rompus, le sang, les incendies, les naufrages, les silences deviennent des faits politiques dans les corps singuliers des migrants. Ni corps narratifs, ni corps symboliques mais corps intuitifs en quête d’un état qui leur permette une existence au-delà de la configuration des expériences reconnues. Corps qui, dans leur déplacement, se métamorphosent, déambulent entre divers états-expériences, (per)forant notre perception. Tout au long des espaces vides et vastes – par terre et par mer –, leurs gestes traversent l’imprécision, à la fois en quête et déjà sur le chemin du retour. Les êtres en déplacement résistent dans des corps-événement : corps esquissant des lignes de fuite qui s’inscrivent sur la peau du monde. À chaque acte, qui rompt le corps du monde tout en transfigurant la pulsation du temps en un autre corps, chaque individu recrée à la fois le monde et son corps singulier. Aussi, l’histoire est-elle dessinée conformément à une figure rhizomatique. Les événements y émergent dans un espace-temps horizontal où les racines s’entrelacent en une trame fragile et intense. La mémoire que ces corps transportent est aussi une mémoire politique du monde, au-delà de l’antagonisme des forces illimitées du passé et du futur. Ces corps font des diagonales avec d’autres corps. Un corps est lui-même une force diagonale qui inaugure un langage sismographique. En opposant une résistance aux usages du langage qui ne laissent pas de vestige, les corps concrets sont l’impensé du discours. Ils sont l’inassimilable que les corps de langage ont laissé sur leurs marges. Les corps 90

Corps sismographiques

ne se présentent donc pas comme des espaces opaques de signification, mais comme des espaces denses de sens. Les corps sismographiques du déplacement inaugurent, ainsi, une autre forme politique découlant d’une transformation de la réalité à travers les gestes des êtres singuliers et anonymes qui, dans leurs actes, peuvent opérer des ruptures. Dans les espaces de déplacement, les corps se constituent comme un mouvement de mémoire-oubli : un signe de résistance à partir du silence. Là, le devenir fait irruption sans qu’il y ait de destinée préalable, au rythme sauvage d’un corps singulier qui, en se croisant avec une multitude d’autres corps, crée le corps polyphonique du monde.

→ Voir aussi : Diaspora ; Errances, migrances, migrations ; Frontières ; Exil (objets) ; Non-lieux (une atypologie). Bibliographie Agamben, Giorgio, Le Pouvoir souverain et la vie nue. Homo Sacer I, Paris, Seuil, 1997. Artaud, Antonin, Œuvres, Paris, Gallimard, 2004. Brossat, Alain, Le Corps de l’ennemi. Hyperviolence et démocratie, Paris, Éditions La Fabrique, 1998. Benjamin, Walter, « Expérience et Pauvreté », in Walter Benjamin, Œuvres II, Paris, Éditions Gallimard, 2000 [1933]. –, « Sur le concept d’histoire », in Walter Benjamin, Œuvres III, Paris, Gallimard, 2000 [1942]. Bernardot, Marc, Captures, Paris, Éditions du Croquant, 2012. Chamayou, Grégoire, Les Chasses à l’homme, Paris, Éditions La Fabrique, 2010. Deleuze, Gilles et Guattari, Félix, Mille Plateaux, Paris, Minuit, 1980. Didi-Huberman, Georges, Survivance des lucioles, Paris, Minuit, 2009. Foucault, Michel, Dits et Écrits II, 1976-1984, Paris, Gallimard, 2001. –, «  La Vie des hommes infâmes  », in Dits et Écrits II, 1976-1984, Paris, Gallimard, 2001, pp. 237-253. –, Le Corps utopique. Les Hétérotopies, Paris, Éditions Lignes, 2009. Vilela, Eugénia, Silêncios Tangíveis. Corpo, resistência e testemunho nos espaços contemporâneos de abandono, Porto, Edições Afrontamento, 2010.

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Culture et ethnicité Johan Leman Tout s’écoule et rien ne reste pareil. Héraclite

Dans un article intitulé « Ethnicity in anthropology » (2007), l’anthropologue italo-américaine Liza Cerroni-Long défend à juste titre l’idée selon laquelle l’ethnicité doit être étudiée de façon inductive (et non déductive) et, surtout, comme un processus (et non comme un état) (Ibid., 4). À la base, cela requiert une clarification du concept de culture (Ibid., 6). Selon Liza Cerroni-Long, les anthropologues ont trop souvent décrit l’ethnicité en termes de développement personnel (chez les primordialistes), puis en termes d’interactionnisme (chez les instrumentalistes ou circonstancialistes). Ils ont négligé la catégorisation structurante et cognitive et le lien avec la culture (Ibid., 5). Dans les réflexions qui suivent, nous proposons de voir le structurant et le processuel comme deux volets d’une même dynamique culturelle. Pour la décrire, nous empruntons un terme mis en avant par Jacques Derrida pour désigner le processus cognitif : la « différance » – écrite avec « a » précisément pour la distinguer de l’autre différence qui suggère un état plutôt qu’un processus (Derrida 1982) – à ceci près que nous parlerons pour notre part de « différance culturelle ». Tout comme Derrida, nous partons de l’idée que l’espace et le temps constituent le substrat d’un processus, pas uniquement dans l’ordre cognitif, mais aussi dans l’ordre culturel. Le processuel, se servant du temps et de l’espace, est le fondement du culturel, mais intègre en même temps dans sa dynamique des moments d’idéalité ou de repos dans le processuel dû à un besoin d’identification (Derrida 1969 1982). D’où vient le débat ? Comment les anthropologues, dans le passé, ont-ils voulu cadrer la relation entre ethnicité et culture ? Une précision de vocabulaire, tout d’abord. Le concept d’ethnie (et les termes dérivés) fait débat parce qu’il a longtemps été utilisé pour définir des populations (souvent considérées comme « primitives » ou « exotiques ») sur la base de critères arbitraires, notamment dans un contexte colonial. C’est aussi le sens qu’il a eu jadis dans l’anglais des États-Unis  : dans les années 1950, les « ethnics » désignaient des communautés immigrées qui n’adhéraient pas à la culture dominante. Par la suite, ces termes ont commencé 93

Glossaire des mobilités culturelles

à prendre un autre sens  : à partir des années 1960, les anthropologues ont parlé d’ethnicité pour exprimer plutôt un sentiment d’appartenance communautaire, sans connotation négative, et de nombreuses communautés se qualifient elles-mêmes d’ethniques. Ceci a permis de poser le problème de la différence (là où nous parlerons de « différance ») entre le processuel culturel et l’appartenance ou identification ethnique. Voilà le sens que nous donnerons au concept d’ethnicité ici. Quelles ont été les premières pistes dans lesquelles ces anthropologues se sont engagés ? Comment ont-ils cru devoir comprendre la relation entre culture et ethnicité ? Et quelles en ont été les conséquences ? Suivons leur chemin, avant d’emprunter notre propre route.

L’ethnicité en anthropologie En 1921, Max Weber a été le premier à voir dans l’ethnicité un concept analytiquement intéressant pour les sciences sociales. Cependant, il pensait aussi que ce concept perdrait de sa valeur au fil du temps : selon lui, la modernisation laisserait de moins en moins de place à l’ethnicité, qu’il définissait comme un sentiment de provenance commune pour des gens qui se vivaient comme adhérant à un même passé historique. À l’avenir, la rationalité « neutre » et « homogénéisante », valeur suprême de la modernité, était appelée à prendre le dessus, pensait Max Weber. Dans les années 1960-1970, on a pourtant assisté, contrairement aux prédictions de Max Weber, à un retour du concept d’ethnicité dans les sciences sociales. Entre-temps, jusqu’à la fin des années 1950, dans le langage courant l’ethnicité restait réservée pour désigner des populations à réputation « exotique ». Pour le grand public, c’est surtout une publication de 1975 qui assurera la notoriété de ce concept. Nathan Glazer et Daniel Moynihan (1975) mettent, en effet, fin au mythe du soi-disant melting-pot homogénéisant américain. Le concept d’ethnicité, que l’on avait cru en perte de vitesse, reprend vigueur. Quel est le contexte social et politique qui a favorisé ce développement ? Il y a sûrement la décolonisation, qui progresse au galop et qui pose en plein le problème du manque d’homogénéité des états coloniaux unitaires et « artificiels » imposés par les anciens colonisateurs : tantôt ceux-ci ont réuni différentes ethnies dans un ensemble unique, tantôt ils ont divisé des ethnies entre plusieurs états. En même temps, il y avait ce constat dressé par Glazer et Moynihan, à savoir que les États-Unis n’avaient rien d’une unité qui a surmonté sa pluralité ethnique. Mais pour être complet et correct, il faut dire qu’en anthropologie des idées « révolutionnaires » avaient déjà pris forme quelque temps auparavant, partant d’autres réalités et mettant en cause la relation entre le culturel et le social et le sens des barrières qui séparent des groupes. Lors de ses recherches en Birmanie, Edmund Leach (1954) avait découvert que ces barrières sont très flexibles et sont le ­résultat de constructions sociales. Dans une telle vision, 94

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l’organisation sociale se révèle être d’une plus grande importance que la construction culturelle, qui n’en est qu’une émanation secondaire. Dix ans avant Glazer et Moynihan, Michael Moerman (1965), qui étudiait en Thaïlande les relations entre des groupes qui s’autodéfinissent par des noms différents, c’est-à-dire des relations que l’on peut qualifier de type ethnique, s’était demandé pourquoi certains s’appelaient des Lue et d’autres se donnaient un nom différent alors que, malgré ces autoqualifications ethniques différentes, ils avaient un comportement culturel plus ou moins identique. Il avait en effet constaté qu’une grande partie du culturel et de l’organisationnel que les Lue présentaient comme typiquement Lue était aussi partagée par des personnes qui ne se définissaient pas comme Lue. Moerman en conclut qu’est Lue celui qui se définit lui-même comme tel, même si sa culture est très similaire à celle de son voisin nonLue (Moerman 1965 : 1219). Il insiste donc sur l’aspect d’ascription de l’ethnicité – en anthropologie, on parle d’une approche « emic » : ce qui est le vécu du membre d’un groupe, indifféremment de ce que les autres disent qu’il est ou qu’il fait. Ce que Moerman découvre, c’est qu’il peut y avoir un décalage « catégoriel » et « cognitif » dans la façon dont les gens ressentent leur propre identité et leurs pratiques culturelles. En 1969, Fredrik Barth est l’éditeur d’une compilation publiée sous le nom de Ethnic Groups and Boundaries. L’idée d’un décalage entre l’identification ethnique avec le groupe (par opposition avec d’autres groupes voisins) et les pratiques culturelles y est approfondie par des analyses concrètes sur le terrain. Barth montre comment, dans la région située entre l’ouest du Pakistan et l’Afghanistan, les Pathans parviennent à maintenir leur conscience ethnique malgré tous les changements sociaux, institutionnels et culturels qu’ils ont dû subir. Il balaye l’idée selon laquelle des changements dans la culture produisent nécessairement des changements dans le sentiment de groupe ethnique : ce ne sont pas les changements objectifs d’ordre culturel ou les similarités culturelles qui sont à la base de l’identification ethnique et de la loyauté de groupe, mais au contraire les loyautés sociales et ethniques d’un groupe qui déterminent quels traits culturels sont mises en avant par ses membres pour justifier leur « unité » et leur opposition à d’autres. Voilà ce qui orientera les études anthropologiques dans les années suivantes. C’est la vision de Leach qui l’emporte dans ce qui deviendra l’approche des « circonstancialistes », qui insistent sur l’aspect constructiviste du culturel. Dans la foulée, on va voir se développer des analyses du type de celle de Don Handelmann (1977), qui met en évidence les différences entre la robustesse et la portée des ascriptions ethniques faites par les membres d’un groupe. D’autres études plus détaillées suivront. Mais très vite surgit une controverse entre des ciconstancialistes (ou instrumentalistes) ­toujours plus circonstancialistes et d’autres qui veulent malgré tout 95

Glossaire des mobilités culturelles

s­ouligner l’importance de certains aspects culturels. Ces derniers sont étiquetés comme étant des primordialistes. À un certain moment, même Fredrik Barth (1969) qui, pour la plupart des anthropologues, est l’initiateur du circonstancialisme dans l’interprétation du phénomène ethnique se voit soupçonné d’être trop attaché au primordialisme (Abner Cohen 1974). Entre-temps, les primordialistes développent leur propre argumentaire. En étudiant le conflit entre protestants et catholiques en Irlande du Nord, Richard Jenkins (1997 : 121-122) constate que, pour les protagonistes, le fait d’être catholique ou protestant n’est pas un élément anodin, qui permettrait de faciles manipulations culturelles. D’autres auteurs aussi soulignent qu’il y a tout de même quelque chose de fondamental et de culturellement « donné » dans la nature de l’ethnicité qui fait en sorte que les membres d’un groupe ne sont pas tout à fait libres de « bricoler » leur culture pour donner forme à leur identité (van den Berghe 1978 : xvi). Anthony Cohen (1985) insistera sur le fait que la construction de frontières socioculturelles entre groupes et la création culturelle doivent être considérées comme un processus d’ensemble. Fort intéressante pour ce qui deviendra notre approche est la position de Luc de Heusch (2000 : 104-113), qui développe l’idée que la fluidité des processus complexes et la recherche d’une certaine stabilité sont deux caractéristiques de la variabilité culturelle et que cela doit être expliqué par quelque chose de fondamental dans la culture. Pour de Heusch, on ne peut pas réduire le culturel à sa production conjoncturelle, comme le font trop facilement les circonstancialistes. Certes, dans un cadre ethnique, la production culturelle peut régulièrement changer, mais vouloir réduire la dynamique du changement à une simple manipulation ou à une instrumentalisation de la culture ne permet pas de voir le culturel dans toute sa complexité. De Heusch a tenu un plaidoyer avant la lettre pour une approche de type « différance culturelle », comme nous le proposerons ici, une approche qui considère les processus et les idéalisations identificatrices comme faisant partie intégrante de la culture. En nous référant à la terminologie de Jacques Derrida (1969, 1982), nous désignerons cette identification comme une « idéalité » (basée sur une répétitivité des contacts avec des personnes que l’on côtoie et auxquelles on s’identifie), là où les pratiques culturelles mêmes sont l’aspect processuel dans la vie, lié à des circonstances conjoncturelles et historiques. Le résultat le plus évident de la confrontation entre ces deux lignées d’interprétation, la circonstancialiste et la primordialiste, a été que la culture et l’ethnicité ont été nettement séparées et très éloignées l’une de l’autre dans la plupart des analyses anthropologiques. Avec Liza ­Cerroni-Long et d’autres, nous le déplorons parce que c’est une rupture peu fructueuse. 96

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Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas eu entre-temps des recherches fort intéressantes inspirées par cette approche. Anthony Smith, par exemple, a étudié le lien entre le sentiment d’appartenance ethnique et le nationalisme. Il découvre l’importance des structures et des processus prémodernes dans ce qu’il voit comme la « re-naissance ethnique » à l’ère moderne (Smith 1981). John Armstrong (1982) développe le concept de « mythomoteur » pour expliquer des phénomènes semblables. En réalité, ces auteurs remettent la culture à sa juste place dans le débat sur l’ethnicité, sans néanmoins la thématiser en termes de rapport culture – ethnicité, leur attention restant focalisée sur le nationalisme comme extension politique de l’ethnicité. Pour sa part, Manning Nash propose de distinguer ce que les membres d’un groupe vivent comme touchant le plus leur loyauté interne et ce que d’autres, en dehors du groupe, voient comme reliant manifestement les membres de ce même groupe. Il parle d’une « trinité de marqueurs de barrières » (1988 : 10-12) (la parenté, le fait de partager des repas en groupe et le culte commun), qu’il distingue de « marqueurs à la surface » (habillement, langue, traits physiques). Les « marqueurs de barrières » peuvent créer une forte mobilisation interne et un contrôle social tandis que les « marqueurs à la surface » établissent des frontières claires pour « les autres », à l’extérieur. Quant à Eugeen Roosens (1989 1994), il voit de plus en plus dans l’ethnicité une démarche d’êtres sociaux à la recherche de leur origine et de leur ancrage quelque part dans la ­Terre-Mère. Thomas Hylland Eriksen (1993, 2e éd. 2002) et Philippe Poutignat & Jocelyne Streiff-Fenart (1995) ont rédigé des synthèses de tous les thèmes qui ont été traités lors du débat qui a fait rage entre 1960 et 1990. En 1994, Fredrik Barth lui-même a tenu à nuancer quelque peu la perception qui avait été faite de son analyse de l’ethnicité (1969) en distinguant trois niveaux interpénétrants – un niveau « micro » (p. ex. la famille), « médian » (p. ex. l’école) et « macro » (p. ex. les institutions de l’État) – où l’ethnicité peut être présente de manière différente et en reconnaissant qu’il y a, la plupart du temps, un acquis culturel lié à la socialisation des membres d’un groupe. J’ai moi-même développé l’idée que l’ethnicité en milieu immigré correspond à d’autres règles qu’en milieu autochtone (Leman 1998) et, dans le cas concret d’Iraniens très qualifiés vivant en Allemagne, j’ai souligné qu’il y a sûrement du culturel (passé) de provenance qui intervient dans leur vécu (actuel) d’appartenance ethnique (Bafekr & Leman 1999). J’y reviendrai dans un autre paragraphe. Plus tard, Caroline Brettell (2007) a publié un ouvrage où elle montre, avec l’aide aussi d’autres auteurs, que les barrières et les frontières ­elles-mêmes entre groupes aux États-Unis deviennent des lieux de production culturelle créative.

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En fin de compte, si nous analysons l’ensemble de la littérature anthropologique relative à l’ethnicité, quelle définition pouvons-nous en retenir ? En mettant en évidence les convergences entre les différents auteurs, j’ai cru, dans une publication de 1998, pouvoir définir l’ethnicité comme « un sentiment de continuité avec le passé, un sentiment qui est maintenu comme une partie essentielle de la définition de soi-même » (De Vos 1975 : 17). J’ajoutais que cela se faisait par un « usage subjectif, symbolique ou emblématique… d’un quelconque aspect de culture, ce qui permet de se différencier d’autres groupes » (Brass 1991 : 19). Mais c’est «  la barrière ethnique qui définit le groupe  » (Barth 1969  :  15), ce qui est moins évident pour d’autres auteurs qui veulent continuer à donner une place à la culture dans ce débat (Cerroni-Long 2007). Chez tous les auteurs, j’ai néanmoins constaté que l’ethnicité est en même temps source de « réservoirs pour renouveler des valeurs humaines » (Fischer 1986  :  176). Les barrières et les frontières elles-mêmes deviennent des lieux de nouvelles interactions sociales « qui marquent des différences et créent des identités  » (Brettell 2007  :  10-11). Très souvent, les processus d’ascription ethnique se servent d’une terminologie de parenté comme d’un ciment de base pour lier les membres d’un groupe (Nash 1988). Une autre question qui reste souvent posée est de savoir comment expliquer les gradations à forte variabilité sous lesquelles l’ethnicité peut se présenter. Les accents qui ont été mis par la suite dans le débat sur l’ethnicité ont été inspirés par d’importants développements dans la société, tout comme cela avait été le cas dans les années 1960-1970. Deux phénomènes surtout ont retenu l’attention dans la période 1990-2000  : les terribles conflits ethniques (en ex-Yougoslavie et au Rwanda) et l’évolution néo-libérale du marché économique mondial. Ce qui a frappé les auteurs dans le cas des conflits interethniques, c’est le caractère irrationnel et partiellement imprévisible de l’ethnicité qui a pu exploser dans des actes d’une violence extrême (Bowman 2004). Comment expliquer que, dans un lieu où la paix régnait depuis des années, cette cohésion ait pu être détruite si soudainement pour laisser la place à des violences tellement déshumanisantes ? On a cherché une explication dans certains aspects du phénomène de la mondialisation : on a montré comment des microrelations existant au niveau local pouvaient être emportées d’un moment à l’autre par des forces, des visions et des sentiments importés du dehors, qui changent tout à coup et de façon surprenante l’image du voisin pour en faire un ennemi potentiel et dangereux, qui aurait vécu pendant tout ce temps comme un traître à la fois virtuel et réel. C’est la force du globalisant médiatisé qui change la donne. L’idéalité existante peut soudain apparaître sous un nouvel ­éclairage venu du dehors, source de perception de menaces et d’une nouvelle idéalité, opposée cette fois à la précédente. 98

Culture et ethnicité

D’autres processus, très différents de ceux qui conduisent à la violence interethnique, sont dus à un autre aspect de la mutation de la société  : l’évolution vers une économie néo-libérale qui pousse les gens à découvrir de nouvelles niches à valeur de marché. Ainsi, l’aspect patrimonial des cultures ethniques commence à susciter l’intérêt de touristes en quête d’authenticité et de véracité là où le marché dominant leur offre surtout de l’homogénéité. Ces touristes se montrent disposés à payer un prix pour s’approprier de l’authentique et de l’unique (Comaroff & Comaroff 2009). Dans un tel contexte, les autorités et les dirigeants de l’industrie touristique découvrent un intérêt à « commodifier » certaines cultures ethniques et on assiste à la naissance d’une « industrie de l’identité » (Ibid., 24). Ce marché propose une production de subjectivités et d’objets ethniques, pour un public à la recherche d’authenticité et d’unicité dans un monde globalisant (Ibid., 26). Quand on analyse bien ces deux phénomènes récents qui ont relancé le débat sur l’ethnicité dans la première décennie du nouveau siècle, on est à nouveau confronté, comme dans les années 1960-1990, au fait que l’ethnicité apparaît sous deux visages différents : l’un est de l’ordre processuel et l’autre de l’ordre de l’idéalité. Et si ces deux visages faisaient partie intégrante d’un seul et même phénomène culturel  : la différance culturelle dans l’ethnicité ?

Une approche inductive Liza Cerroni-Long plaide à juste titre pour une approche inductive du phénomène ethnique. C’est ce que nous chercherons à faire dans une brève présentation de quatre situations d’ethnicité : d’abord dans un contexte d’immigration, où nous distinguerons des dynamiques individuelles et des dynamiques de groupe ; ensuite, nous appliquerons la même analyse à des dynamiques d’ethnicité en milieu autochtone. Pour les dynamiques individuelles en contexte immigré, examinons le cas de convertants (terme que nous préférons au mot « convertis ») néo-chrétiens et néo-musulmans en Belgique (voir aussi Leman, Stallaert, Choi & Lechkar 2010 ainsi que, pour les néo-musulmans seulement, Leman, Stallaert & Lechkar 2010). Leur nouvelle identification pourrait faire croire qu’ils ont tout à fait changé de cap. Pourtant, leurs pratiques présentent davantage de continuité qu’on ne pourrait le penser : culturellement parlant, on voit qu’ils se situent en réalité dans un « entre-deux ». Les néo-musulmans se sentent appartenir à une « vraie » communauté (c.-à-d. leur idéalité) à cause de ce qu’ils vivent comme de nouvelles exigences et de nouveaux piliers structurants liés à leur nouvelle r­eligion. Mais, si on y regarde de plus près, ils gardent volontairement leurs distances dans certaines pratiques vis-à-vis des musulmans de souche. 99

Glossaire des mobilités culturelles

Pour certains aspects, ils tiennent à se comporter en « Belges ». Les néo-­ chrétiens, de leur côté, vivent la disparition de ces mêmes exigences et piliers musulmans comme une liberté enfin trouvée (c.-à-d. leur idéalité). Mais eux aussi se retrouvent dans un « entre-deux », à une certaine distance des chrétiens de souche. Même si l’idéalité change d’un seul coup, l’acte de conversion passe par plusieurs étapes, dans le temps comme dans l’espace, quand il s’agit des pratiques culturelles. C’est ce que nous proposons d’appeler un processus de « différance culturelle » (Derrida 1982, l’appliquant sur un autre terrain : la genèse du cognitif). Cette étude des convertants portait sur des cas strictement individuels, avec toutes les variabilités possibles entre les convertants en fonction de la phase, dans le temps et dans l’espace, où se trouvait leur processus. Passons maintenant à ce que nous considérons plutôt comme un phénomène de groupe. Certes, toute appartenance à un groupe résulte d’actes accomplis à titre personnel, mais il y a une différence entre des convertants qui se mettent en route à la suite d’une « vocation individuelle » et des phénomènes plutôt liés à des dynamiques collectives. Ce deuxième cas peut être illustré par une recherche que nous avons menée en 1994-1997 sur des réunions entre des médecins iraniens qui avaient émigré en Allemagne. Ces Iraniens hautement qualifiés étaient arrivés en Allemagne dans les années 1950-1960, donc bien avant la révolution iranienne, pour y perfectionner leur formation. Nous avons pu constater comment ils continuaient, durant ces réunions, à cultiver leurs habitudes culturelles et leur mode de vie ritualisé à l’iranienne pour se parler l’un à l’autre et quelle était la place réservée à la musicalité et à l’imaginaire pré-islamiques persans. Rien d’islamique dans tout cela, mais seulement une grande attention pour les sonorités persanes et un imaginaire empli de nostalgie. C’était cela qui les poussait à se rencontrer : retrouver une ambiance culturelle « formatant » leur sentiment d’appartenance ethnique (Leman 1999). Il s’agit donc d’un culturel qui sert à l’expression d’une appartenance et d’une loyauté entre les membres d’un groupe. Dans ce cas, les pratiques culturelles soutiennent l’appartenance ethnique, mais présentent ici aussi un certain décalage vis-à-vis du sentiment d’appartenance ethnique. Ces gens se vivent comme des irano-allemands, avec un sentiment de groupe qui se sert d’une idéalité très typique pour eux et qui a peu de choses en commun avec celle des Iraniens actuels de l’ère postrévolutionnaire. Leur approche de la vie professionnelle et quotidienne en famille est « formatée » par l’Allemagne, pas par l’Iran. Cette idéalité est assez stable et n’est pas l’objet de changements. Mais le décalage entre le sentiment ethnique et les pratiques culturelles reste un fait  : l’un ne recouvre pas tout à fait l’autre. Le visiteur non persan ne se sent pas exclu, mais ressent néanmoins la dimension culturelle-ethnique qui règne dans la salle durant les réunions. Je dois avouer qu’une quinzaine d’années 100

Culture et ethnicité

auparavant, j’avais moi-même utilisé une approche surtout « instrumentaliste » pour interpréter un même type d’ethnicité immigrée de groupe parmi des Siciliens immigrés à Bruxelles (Leman 1987 : 30-140). Ce qui m’avait échappé alors, c’était que ce groupe s’identifiait en premier lieu à une idéologie de classe (le marxisme) et ne se servait de l’élément ethnique qu’en second ordre, avant tout pour renforcer ses liens internes. Ce n’était pas l’ethnicité qui était l’identification première, mais l’idéologie marxiste. En fait, contrairement à ce que j’ai pu constater parmi les médecins irano-allemands, on pouvait parler, dans le cas de ces Siciliens de Bruxelles, de bricolage et de manipulation culturelle en fonction d’une ethnicité destinée à renforcer en interne l’identification sociale de classe. Un tel discours de classe était absent chez les médecins irano-allemands. Quittons le terrain de l’immigration pour celui du monde autochtone. Les situations les mieux connues sont celles de minorités ethniques qui coexistent, sur le territoire d’un État, avec une majorité ethniquement différente. C’est le cas de la minorité hongroise en Roumanie, des Suryoye (qui sont des chrétiens vivant dans le sud-est de la Turquie et qu’on appelle aussi des Assyriens ou des Araméens) ou des Basques et des Andalous en Espagne (Leman 1998). Dans de telles situations, on observe que la langue ou la religion exercent un très fort impact comme marqueurs de loyauté interne ou d’antagonisme vis-à-vis de l’autre. Plus l’État et la société sont sécularisés, plus c’est la langue qui prend du poids, même si la religion peut alors devenir davantage une question de culture ethnique que de foi à proprement parler et donc retrouver sa fonction sociale. Ce qui est frappant dans le cas de l’ethnicité autochtone, c’est que la reconstruction d’un passé commun peut devenir un argument de premier ordre, tout comme quelques marqueurs déterminants qui permettent de se profiler sous des traits culturels visibles et évidents. Une autre caractéristique typiquement « autochtone » est l’idée d’un territoire bien précis qui serait le terroir originel du groupe concerné. Si on examine les pratiques culturelles des gens, il est clair qu’elles peuvent être très divergentes entre les membres d’une même communauté ethnique, mais le sentiment mobilisateur est, à des degrés variables, une idéalité à culture redimensionnée et homogénéisante basée sur un choix parmi des marqueurs tels que ceux proposés par Nash : langue, valeurs prétendument religieuses réinterprétées de façon ethnique et renforcées, de façon moins visible mais très efficace, par des marqueurs de parenté et des rites religieux. On peut comparer ceci avec l’ethnicité immigrée de groupe, à ceci près que cette dernière ne montre pas d’intérêt pour un terroir commun. Une dernière situation concerne le passage individuel d’une identification ethnique à une autre en milieu autochtone. C’est le cas de p­ lusieurs artistes belges. Nous nous en tiendrons à celui de Jacques Brel. Le cas de ce chanteur a été étudié par Georges De Vos (1979). Brel était né à Bruxelles 101

Glossaire des mobilités culturelles

(ville à dominante linguistique francophone), mais ses parents étaient originaires de Flandre (région néerlandophone). Après un détour au Congo, la famille s’installa à Bruxelles, où Jacques Brel fut complètement scolarisé en français. Des textes comme « Le Plat Pays », « Marieke » ou « les Flamandes », interprétés aussi bien en français qu’en néerlandais, sont l’œuvre d’un auteur à la recherche de son imaginaire du passé – on peut y voir une recherche de type ethnique. Brel est ainsi devenu un artiste dont beaucoup de Flamands reconnaissent qu’il a chanté la Flandre avec une beauté que peu d’autres ont réussi à atteindre, en y mettant de la nostalgie et une grande dose d’idéalité quasiment mythique. En même temps, il a développé, surtout vers la fin de sa vie, une relation d’amour-haine avec le mouvement (de groupe) ethnique (nationaliste) flamand qui commençait à prendre de l’ampleur en Belgique. Il lui a dédié « Les F… », une chanson pleine de mépris et de haine dans laquelle il s’exprime en ces termes aux flamingants au sein du mouvement flamand  : «  Et je vous interdis d’obliger nos enfants – Qui ne vous ont rien fait à aboyer flamand ». Son idéalité individuelle « flamande » du temps du « Plat Pays » s’était visiblement heurtée à ce qu’il percevait comme l’idéalité collective proposée par le mouvement ethnique flamand. Voilà une preuve très claire de la « différance culturelle » qui peut exister entre des idéalités ethniques, preuve aussi que les pratiques culturelles peuvent également être très différentes, même si elles sont ancrées dans un même terroir autochtone.

Ethnicité, « différance culturelle » et variabilité Les pratiques culturelles sont toujours en mouvement, influencées par des facteurs externes et internes. Mais il y a toujours aussi des points de repos et de reprise de mouvement invitant à une même ou à une nouvelle identification pour sa propre représentation, à soi-même et à d’autres. À l’interne, la socialisation et des mécanismes de « feedback » jouent leur rôle. À l’extérieur, il y a les changements auxquels les systèmes de parenté peuvent être soumis, les pressions et identifications proposées par le système de classes ou encore des discriminations de tout ordre. Si toutes ces identifications manquent de cohérence entre elles ou ne s’avèrent pas suffisamment fortes, une force peut jaillir pour relier tout cela ou pour soutenir une identification qui reste trop faible, voire pour proposer une identification alternative  : cette force, c’est l’ethnicité. Il s’agit d’une force qui emprunte des caractéristiques à toutes les autres pressions sociales et à toutes les identifications possibles et existantes : les symboles de la parenté, l’esprit de compétitivité lié à la situation socio-économique et politique, l’estime de soi comme producteur de sens culturel et/ou religieux. Cette force naît du « sujet excessif » (Rothenberg 2010), qui est continuellement à la recherche aussi bien de son origine que de sa fin comme être complet, et est donc nourrie d’émotivité et d’irrationalité. 102

Culture et ethnicité

Il s’agit d’un processus où l’être humain, comme être social et comme producteur de significations et de pratiques culturelles, cherche en même temps des partenaires (ce qui veut aussi dire : des non-partenaires) et un terroir qui n’est pas seulement un espace neutre mais aussi culturel. Et cela se passe dans le temps avec toutes les variabilités, les identifications intermédiaires, les idéalités conjoncturelles et les ascriptions de qualités à soi-même que cela suppose. L’ethnique se révèle en même temps comme processuel – force aveugle cherchant un ancrage dans la parenté, le socio-économique, le politique – et comme idéalité individuelle ou collective, tantôt plutôt conjoncturelle, tantôt relativement stable pendant un certain laps de temps. Ce qui nous intéresse dans cette discussion sur la relation entre culture et appartenance ethnique, c’est de comprendre les dynamiques internes du processus. Cela nous amène à évoquer l’affection comme force humaine. Les êtres humains ont la capacité d’être « affectés », y compris comme êtres sociaux. Dans les termes de Derrida, on peut appeler cela une ouverture pour « devenir différent », ce qui implique le « passage d’un minimum de temps » (Derrida 1982 : 8-9) et très souvent aussi un « transfert au moins minimal vers une autre place » ou, dans d’autres cas, une autre façon de voir la place déjà occupée. D’habitude, ceci est lié à un moment positif de rencontre (Deleuze 1990 : 239-240) ou à une nouvelle perception d’une réalité, à quelque nouveau « signe » (Derrida 1982 : 9). Quand l’affection est suffisamment forte, elle peut aller jusqu’à changer le vecteur dans le système d’interprétation d’une personne (Paloutzian 2005 : 333) et jusqu’à provoquer le passage d’une « idéalité » à une autre « idéalité » (Derrida 1967), tout en remplissant ces idéalités de matière culturelle pour représenter aussi bien le sens du même que le sens de l’autre. En outre, la matière culturelle peut être biaisée selon qu’elle est destinée à un usage interne ou externe. C’est le sens des différents types de marqueurs proposés par Nash (1996). La matière culturelle (empruntée à la parenté, à la réalité économique ou à la culture objectivée en général) se prête mieux soit pour l’interne (dans le cas de la « trinité » de parenté, commensalité et culte), soit pour l’externe (dans le cas de langues, de vêtements – comme un foulard – ou de valeurs ethnico-religieuses). L’identification ethnique prend le dessus quand les autres types d’identification sociale ne suffisent pas pour satisfaire l’être social. C’est l’excessivité du sujet qui pousse vers ce « plus » ethnique. Quand l’ethnicité entre en jeu, elle cherche à se placer au-devant des identifications sociales et la force ethnique se met à bricoler et à manipuler des éléments de type socio-économique ou politique. Si c’est l’identification de classe qui se met à l’avant-plan, elle peut aussi s’étoffer de matière ethnoculturelle, mais celle-ci reste à l’arrière-plan et est l’objet de bricolage. 103

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Le lien entre ethnicité et culture est un lien entre une idéalité poussée en avant par une force irrationnelle et processuelle et un ensemble de pratiques culturelles diverses, dont la plupart échappent à l’idéalité mais qui passent à l’arrière-plan dans la confrontation entre groupes. L’idéalité ethnique offre comme un point de repos qui permet à des gens de se grouper, s’ils le veulent (ce qui n’est pas toujours le cas), vers l’intérieur et vers l’extérieur (qui est toujours un extérieur avoisinant). Cette idéalité est une création réductrice d’éléments culturels. Ceux-ci sont quelques fois ancrés par un mythe situé dans un temps qui ne peut plus être mis en cause, qui est donc intouchable. La force cachée derrière l’idéalité sera mobilisée et renforcée quand des facteurs externes ou internes au groupe le demandent. Il peut s’agir de thèmes typiques qui font débat entre membres de différents groupes ou de l’apparition de personnages ou de célébrations emblématiques qui représentent la lecture ethnique sousjacente de la tradition des relations sociales inter-groupes. Le fait que la langue et la religion (cette dernière comme réservoir de valeurs ethnico-religieuses) soient des réalités très visibles, palpables et stables, les rend très aptes pour constituer une idéalité ethnico-culturelle pour des groupes, autochtones aussi bien qu’immigrés, qui vivent leur ethnicité en commun. C’est moins le cas quand il s’agit d’une ethnicité vécue à titre strictement personnel. Ce qui est intéressant, c’est de voir que ces autres idéalités, davantage d’ordre privé et moins fossilisées, se profilent désormais, sur notre marché globalisant et néo-libéral, comme de vrais atouts pouvant être commercialisés auprès de personnes à la recherche d’authenticité et d’unicité. En même temps, en lien également avec la mondialisation mais dans des situations tout à fait différentes, l’ethnicité peut prendre de l’ampleur comme force aveugle et aveuglante, tout en perdant tout sens d’idéalité chez soi-même et chez l’autre, pour devenir une violence déshumanisante. C’est la différence entre l’ethnicité décrite par Comaroff & Comaroff (2009) et celle décrite par Bowman (2004).

L’ethnicité, un concept utile ? Ces dernières années, bon nombre de mes collègues auront entendu dire que le concept d’ethnicité n’était pas vraiment utile. Ceux qui le critiquent prétendent qu’il est trop compliqué et trop peu mono-interprétable. Mais ne s’agit-il pas d’un concept par excellence qui permet de réfléchir à la relation entre le processuel et la représentation en culture ainsi qu’au lien entre l’acte strictement individuel de l’être social et ses pratiques comme être social ? Et est-il vraiment impossible de bien définir l’ethnicité, à condition d’accepter la complexité de la pratique culturelle telle qu’étudiée par les anthropologues ? Autant dire alors qu’on abandonne 104

Culture et ethnicité

l’étude du culturel dans sa complexité et sa richesse parce qu’on se rend compte qu’on ne peut pas totalement déconstruire cette richesse dans de petits processus monolinéaires. Autant dire, donc, que c’est la complexité en soi qui nous gêne et qu’on préfère ne pas avoir à en parler. Nier l’importance de l’ethnicité, cela reviendrait à introduire un élément d’aliénation dans l’analyse des pratiques sociales des gens comme individus et comme membres de groupes. L’ethnicité se rapporte au processuel culturel, comme le nom d’une personne se rapporte à sa propre complexité personnelle. Certaines fois, les gens préfèrent s’identifier socialement par leur profession, d’autres fois par leur adhésion philosophique ou religieuse, parfois même sous un autre nom. Bien sûr, tout le monde a un nom, mais il y a des moments où on tient vraiment à l’affirmer et d’autres où cela devient moins pertinent – avec ici aussi des interférences de temps et de lieu. L’ethnicité a quelque chose de semblable, dans la valeur qu’on lui donne, son idéalité, son importance liée au lieu et au moment – dans ce qu’elle signifie pour la personne elle-même et ce qu’elle représente pour d’autres. L’ethnicité est une force capable de mettre en route des processus dans la société. Elle peut se prêter à un usage politique. Elle peut se prêter aux marchés. Elle peut élargir un horizon culturel tout comme elle peut le restreindre. Oui, c’est complexe. Mais la laisser tomber sous prétexte que c’est trop complexe, ce serait passer à côté de quelque chose qui fait bouger des mécanismes qui bouleversent parfois notre société. Le rôle des chercheurs en sciences sociales n’est pas d’inviter à fermer les yeux sur quelque chose d’aussi important. En termes d’application à la gestion politique, on peut dire que les assimilationnistes en politique adhèrent à l’approche circonstancialiste de la société multiculturelle. Ils croient que tout ce qui est expression ethnoculturelle est manipulable et qu’on peut réaliser une cohésion sociale basée sur les symboles et les mythes de la société prémigratoire, à condition qu’on parvienne à remédier aux inégalités sociales. Les multiculturalistes peuvent être vus comme des primordialistes, qui défendent la thèse selon laquelle il y a des pratiques et des idéalités culturelles auxquelles on ne devrait pas toucher. La vraie intégration est processuelle et respecte des idéalités qui doivent néanmoins faire l’objet d’un dialogue. Elle passe par un entre-deux respectueux des idéalités et du processuel de chaque groupe et de la cohésion de l’ensemble. Pour conclure, on voit qu’une réflexion sur le rapport entre culture et ethnicité conserve toute son importance, non seulement pour la théorie anthropologique mais aussi pour la gestion politique des sociétés multiculturelles ou à forte migration. C’est une réflexion qui fait comprendre que rien n’est jamais stable et que, comme le constatait déjà l’un des 105

Glossaire des mobilités culturelles

premiers philosophes grecs de l’Antiquité, « tout s’écoule et rien ne reste pareil » (Héraclite : panta rhei kai ouden menei) – ce qui ne veut pas dire que le processuel soit complètement soumis à un bricolage arbitraire.

→ Voir aussi : Errance, migrance, migration ; Corps sismographiques ; Dislocation / déplacement ; dé-re-territorialisation. Bibliographie Armstrong, John, Nations before Nationalism, Chapel Hill, North Carolina University Press, 1982. Bafekr, Sigrid et Leman, Johan, «  Highly-qualified Iranian immigrants in Germany : the role of ethnicity and culture », in Journal of Ethnic and Migration Studies, n° 1, 1999, p. 95-112. Barth, Fredrik, « Enduring and emerging issues in the analysis of ethnicity », in Vermeulen, Hans et Govers, Cora (dir.), 1994. Bowman, Glenn, « Xenophobia, Fantasy and the Nation : The Logic of Ethnic Violence in Former Yugoslavia », in Goddard, Victoria ; Llobera, Joseph et Shore, Chris (dir.), Anthropology of Europe : Identity and Boundaries in Conflict, London, Berg, 2004, p. 143-171. Barth, Fredrik, Ethnic Groups and Boundaries : The Social Organization of Culture Difference, London, George Allen & Unwin, 1969. Brass, Paul, Ethnicity and Nationalism : Theory and Comparison, New Delhi, Newbury Park, London, Sage 1991. Brettell, Caroline (dir.), Constructing Borders/Crossing Boundaries : Race, Ethnicity, and Immigration, Plymouth, Lexington Books, 2007. Cerroni-Long, Liza, « Ethnicity in Anthropology », in Ethnoculture, n° 1, 2007, p. 2-14. Cohen, Abner, Urban Ethnicity, London, Tavistock, 1974. Cohen, Anthony P., The Symbolic Construction of Community, London, Routledge, 1985. Comaroff, John et Comaroff, Jean, Ethnicity, Inc. Chicago Studies in Practices of Meaning, Chicago University Press, 2009. De Heusch, Luc, « L’ethnie. The vicissitudes of a concept », Social Anthropology, vol. 8 (2), 2000, p. 99-116. De Vos, Georges, « Jacques Brel est Mort », in Kultuurleven, n° 4, Leuven, p. 307-320, 1979. De Vos, Georges, « Ethnic Pluralism : Conflict and Accomodation », in De Vos, Georges et Romanucci-Ross, L. (dir.), Ethnic Identity : Cultural Continuities and Change, Mayfield, Palo Alto, CA, 1975. Deleuze, Gilles, Expressionism in Philosophy : Spinoza, New York, Zone Books, 1990. 106

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Dé-re-territorialisation Ana Lúcia Silva Paranhos Le sujet et l’objet donnent une mauvaise approximation de la pensée. Penser n’est ni un fil tendu entre un sujet et un objet, ni une révolution de l’un autour de l’autre. Penser se fait plutôt dans le rapport du territoire et de la terre. Gilles Deleuze

Le présent article essaie de mettre en lumière les formes et les mécanismes, en rapport avec les vocables « déterritorialisation » et « reterritorialisation », liant l’imaginaire des Amériques aux idées de mouvement et d’insoumission – notions qui ont fait l’objet de nos réflexions dans le cadre du projet « Imaginaire insoumis : une relecture comparée de la mobilité culturelle dans les Amériques ». Comme il nous semblait logique dans un premier temps, nous sommes allés chercher dans la géographie le point d’amorce de notre étude, en examinant le concept de « territoire » et ses termes dérivés. Au fil de nos lectures, nous avons constaté combien l’univers de cette science descriptive, cataloguée à juste titre parmi les sciences humaines et sociales, était familier à notre esprit de littéraires. C’est chez Marco Aurélio Saquet que nous avons trouvé la toute première allusion à la correspondance mouvement-territoire. Saquet, selon qui le mouvement est résultat et agent de conditionnement des déterminations territoriales, qu’elles soient matérielles ou immatérielles : « Dans le réel et dans notre pensée […], le mouvement est dans le territoire, en tant que composant, déterminant et résultat. […] La matière et l’idée, comme unité, sont en mouvement constant où se produisent des dépassements et des interactions territoriales » (Saquet 2007 : 161). Les vocables étudiés présentent comme racine le mot « territoire ». L’emploi ordinaire de ce terme d’étymologie latine, territorium, fait qu’il est mis en rapport avec d’autres termes et notions qui définissent ou expriment l’espace. Partant des notions de territoire le plus couramment utilisées (telles que « grande aire ou extension de terre délimitée ; portion d’une superficie ou d’une superficie sous juridiction » ou encore « aire occupée par un animal ou un groupe d’animaux, défendue contre l’invasion 109

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par d’autres individus de la même espèce »)1, et parcourant le chemin qui nous mène à d’autres vocables analogues (dont « extension », « (grande) surface », « environs », « région », « localité », « zone », « terrain », « domaine »), nous arrivons, toujours par analogie, au vocable « terre », évoquant la notion de totalité2. « Territoire » et « terre » sont des termes fondamentaux dans la philosophie de Gilles Deleuze et Félix Guattari. Ces auteurs se sont servi de vocables a priori simples et dont la compréhension est facile au sens général pour créer leurs propres concepts ; ce qui explique qu’il puisse y avoir, ici et là, quelques malentendus, les notions générées par l’œuvre deleuzo-guatarienne n’étant pas toujours évidentes. Nous venons d’évoquer le terme « terre » et l’idée de totalité. Nous détectons effectivement un principe de totalité dans le « cosmos » auquel réfèrent toujours G. Deleuze et F. Guattari suivant leurs notions d’« ensemble », de « collectif », d’« agencement », autant de concepts-clés dans leur philosophie. Quant aux néologismes déterritorialisation et reterritorialisation et les verbes correspondants, ils apparaissent précisément en 1972, dans L’anti-Œdipe, puis dans Kafka. Pour une littérature mineure (1975), Rhizome (1976), Mille Plateaux (1980), et Qu’est-ce que la philosophie ? (1991). Et, ponctuellement, dans les Dialogues réalisés avec Claire Parnet (1977). Notre projet n’est pas ici de parcourir l’ensemble de l’éventail des voies ouvertes par la pensée de Deleuze et Guattari avec l’introduction de ces deux néologismes – car la seule intention de les circonscrire d’une manière ou d’une autre s’inscrirait en faux avec les propositions et les présupposés défendus par ces auteurs et formulés, entre autres, avec la notion de rhizome  : «  Le rhizome procède par variation, expansion, conquête, capture, piqûre » (Deleuze et Guattari 1980 : 32) –, mais bien plutôt de cueillir ici et là des définitions et des pistes, capables de générer encore d’autres significations. Nous nous proposons, tout d’abord, de dégager de l’œuvre philosophique quelques définitions pour montrer, ensuite, l’usage qui en a été fait dans d’autres domaines, comme la géographie et la critique littéraire. Nous tenterons, dans un deuxième temps, suivant la formule des entrées

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Houaiss, Antonio, Dicionário da Língua Portuguesa, 2001, p. 2706. « Le numéro-symbole de la Terre, c’est le 4, car il exprime la totalité (deux doubles, les saisons de l’année, les points cardinaux, les éléments de la nature) ; il “est le principe de l’organisation et de la division de l’espace” (Dictionnaire des Symboles, 2002) ». LOPES,  C.G. « Vocable : Terre-mère », in Bernd, Z. (dir.), Dicionário de Figuras e Mitos Literários das Américas – DFMLA, Porto Alegre, Tomo Editorial/UFRGS, 2007, p. 384.

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Dé-re-territorialisation

adoptée dans cet ouvrage, de suivre la traduction de ces concepts3 dans l’univers fictionnel, plus précisément celui du roman Avril ou l’anti-passion, de l’écrivain italo-canadien Antonio D’Alfonso.

L’origine des termes Si G. Deleuze s’accorde à attribuer la paternité des deux termes en question à F. Guattari, ces deux termes – déterritorialisation et reterritorialisation – faisaient déjà l’objet de réflexions lors de l’élaboration du concept de « territoire » par le philosophe français. À propos des circonstances de l’apparition de cette terminologie, Deleuze explique à l’occasion de l’entrevue avec Claire Parnet, en 19884 On reproche parfois aux philosophes de créer des mots barbares… et moi, mets-toi à ma place… pour des raisons données, je tiens à réfléchir à cette notion de territoire… et je me dis : le territoire ne vaut que par rapport au mouvement par lequel on en sort. Il faut donc créer ça… J’ai besoin d’un mot en apparence barbare. Et alors, avec Félix, on a construit un concept que j’aime beaucoup, qui est celui de « déterritorialisation ». On nous dit là-dessus : c’est un mot dur à dire. Et puis… qu’est-ce que ça veut dire ? Quel besoin ça a  ?… Là, c’est un très bon cas où un concept philosophique ne peut être désigné que par un mot qui n’existe pas encore, même si l’on découvre ensuite que, dans d’autres langues, il y a bien l’équivalent (Deleuze 1997).

Il semble que la première détermination du concept ait été proprement deleuzienne et qu’une élaboration ultérieure ait suivi avec la contribution de Félix Guattari5. L’expression « des mots barbares », utilisée par Deleuze dans l’extrait repris ci-dessus, nous invite à ouvrir ici une parenthèse pour rappeler les différents sens du mot barbare en français : « étranger », « primitif, sauvage », « inculte », « grossier », « cruel ». De toutes ces acceptions, nous 3

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Nous employons là le mot « concept » dans son sens le plus ordinaire puisque, pour Deleuze et Guattari, le terme acquiert d’autres nuances. Pour ces auteurs, « [l]e concept est le contour, la configuration, la constellation d’un événement à venir. Les concepts en ce sens appartiennent de plein droit à la philosophie, parce que c’est elle qui les crée, et ne cesse d’en créer. Le concept est évidemment connaissance, mais connaissance de soi, et ce qu’il connaît, c’est le pur événement, qui ne se confond pas avec l’état des choses dans lequel il s’incarne. Dégager toujours un événement des choses et des êtres, c’est la tâche de la philosophie quand elle crée des concepts, des entités. » (Qu’est-ce que la philosophie ?, p. 36). Enregistrement, réalisé par Pierre-André Boutang, en 1988-1989, de huit heures d’entrevue entre Claire Parnet, journaliste française, amie et ancienne disciple de Deleuze, et son ancien professeur, à partir duquel a été composé le film L’abécédaire de Gilles Deleuze. Robert Sasso et Arnaud Villani, Le vocabulaire de Gilles Deleuze.

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retiendrons surtout celle qui évoque l’étranger, l’étrangeté, l’inédit ; soulignant le sens véritablement nouveau attribué par les auteurs au vocable déterritorialisation. Dans leur ouvrage Le vocabulaire de Gilles Deleuze (2003), R. Sasso et A. Villani citent comme première définition de « déterritorialisation » d’un point de vue strictement nominal la formule suivante  : «  D [la déterritorialisation] = c’est le mouvement par lequel “on” quitte le territoire  » (Deleuze et Guattari 1980  : 634). Les essayistes considèrent que la forme impersonnelle employée par Deleuze et Guattari avec le verbe « quitter » indique l’infinie variété d’entités pouvant fonctionner comme sujet dans des phrases du type : « X quitte le territoire », « X est déterritorialisé », ou opérer comme complément dans l’expression « déterritorialisation de X ». Ce déplacement devrait donc se comprendre autant pour l’animal que pour l’homme – c’est le cas du nomade, considéré comme « le déterritorialisé » (Deleuze et Guattari 1980 : 473) –, pour les fleurs que les insectes (c’est le cas de l’orchidée qui, prenant la forme de l’insecte, se déterritorialise en guêpe). De même que pour les parties d’un corps ou d’un organisme : « dès son acte de naissance, [l’hominien] déterritorialise sa patte antérieure, il l’arrache à la terre pour en faire une main, et la reterritorialise sur des branches et des outils. Un bâton, à son tour, est une branche déterritorialisée » (Deleuze et Guattari 2005 : 66). Quant au terme « reterritorialisation », Sasso et Villani citent de l’œuvre de Deleuze et Guattari la définition suivante  : mouvement qui consiste à refaire le territoire sur quelque chose de différent, d’une tout autre nature. Il faut se garder de confondre la reterritorialisation avec le retour à un territoire primitif (Deleuze et Guattari 1980  : 214). En tant qu’opération originale, la reterritorialisation n’exprime pas un retour au territoire, mais des rapports différentiels propres à la déterritorialisation (1980 : 635). Tenant compte de l’allusion faite au nomade par le philosophe français, et mise en évidence par Sasso et Villani, nous sommes allés chercher dans le texte deleuzien la confrontation des personnages ­nomade-migrant : Si le nomade peut être appelé le Déterritorialisé par excellence, c’est justement parce que la reterritorialisation ne se fait pas après, comme chez le migrant, ni sur autre chose, comme chez le sédentaire (en effet, le sédentaire a un rapport avec la terre médiatisé par autre chose, régime de propriété, appareil d’État…). Pour le nomade, au contraire, c’est la déterritorialisation qui constitue le rapport à la terre, si bien qu’il se reterritorialise sur la déterritorialisation même. C’est la terre qui se déterritorialise elle-même, de telle manière que le nomade y trouve un territoire. La terre cesse d’être terre, et tend à devenir simple sol ou support (1980 : 473). 112

Dé-re-territorialisation

Outre le migrant, nous faisons appel à d’autres figures possibles du nomade, du « déterritorialisé », tels le coureur des bois, le sans-abri, le marchand ambulant, le bohémien – représentations déjà analysées dans une étude précédente6 et qui s’ajouteraient à celles évoquées par G. Deleuze dans ses écrits comme des « personnifications de la déterri­ torialisation  »  : le célibataire, le nomade, le schizophrène7, différentes figures du déterritorialisé, toujours dans « une ligne de fuite qui se soustrait à tout territoire, ainsi qu’à toute reterritorialisation. »

Le regard de la géographie Dans le chapitre « Géophilosophie » de leur essai Qu’est-ce que la philosophie ?, Deleuze et Guattari affirment que «  [l]a géographie ne se contente pas de fournir une matière et des lieux variables à la forme historique. Elle n’est pas seulement physique et humaine, mais mentale, comme le paysage » (Deleuze et Guattari 2005 : 91). C’est dans leur quête d’explication à certains des problèmes qu’ils rencontraient – comme l’affaiblissement de la dimension spatiale dans la vie sociale de l’époque – que les chercheurs géographes se sont intéressés, notamment à partir de 1994, à l’œuvre de Deleuze et Guattari, œuvre dont le propos et le discours ont été élaborés selon une approche géographique. Les changements à l’œuvre dans notre monde ont amené un grand nombre de ces chercheurs à s’interroger sur le phénomène communément désigné comme «  la fin des territoires  » (Badie 1995). R. Haesbaert et G. Bruce, de l’Universidade Federal Fluminense de Rio de Janeiro, ont réalisé, en 2002, une étude dans laquelle ils questionnent les propos du philosophe français. Dans un premier temps, Deleuze aborde le concept de « territoire » dans une optique naturaliste ou biologiste, en référence au monde animal. Les chercheurs notent que Deleuze, dans une série d’entretiens8, parle ensuite de l’importance du territoire pour les animaux, remarquant que tout animal a un « territoire spécifique » qui lui est propre. Ce « monde spécifique » des animaux, poursuit Deleuze, ne pourrait pas s’étendre à l’homme, car celui-ci « n’a pas un seul monde », mais « vit la vie de tout le monde. » Après avoir constaté une première distinction entre les deux territorialités, les chercheurs ajoutent : 6 7 8

Voir à ce propos la section qui se reporte à l’errance/au nomadisme, dans le Dicionário de Figuras e Mitos Literários das Américas – DFMLA dirigé par Z. Bernd, 2007. Voir notamment Mille plateaux, p. 41 et p. 79, de même que Qu’est-ce que la philosophie ?, p. 37. Il s’agit de l’entrevue avec Claire Parnet en 1988 déjà référée dans cet article.

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[…] malgré le fait que certains auteurs limitent la conception deleuzo-­ guatarienne de « territoire » à un niveau purement psychologique […], nous pouvons affirmer qu’elle est d’une telle ampleur qu’elle arrive à toucher toutes les versions de « territoire ». Il s’agit en fait d’un vaste changement de niveau : on commence par le territoire éthologique ou animal, on passe au territoire psychologique ou subjectif puis au territoire sociologique et géographique […] (Haesbaert et Bruce 2002).

Dans leur analyse des néologismes qui nous occupent, les chercheurs mettent en évidence les concepts de déterritorialisation relative et de déterritorialisation absolue, distinction présentée dans le troisième théorème de Mille Plateaux 3, ouvrage où sont mises en rapport les intensités dans le processus de dé-re-territorialisation. Les chercheurs en arrivent à la conclusion que la déterritorialisation relative est liée au socius (social, société). C’est l’abandon de territoires créés au cœur des sociétés et leur concomitante reterritorialisation. La vie ainsi envisagée est un constant mouvement de dé-re-territorialisation  : en déplacement répété d’un territoire à l’autre, nous en abandonnons et en fondons de nouveaux. Seules varient les échelles spatiales et temporelles. Quant à la déterritorialisation absolue, elle est du domaine de la pensée, de la création. Pour Deleuze et Guattari, la pensée se fait dans et par le processus de déterritorialisation. La pensée n’est possible que dans la création, et créer quelque chose de nouveau nécessite de rompre avec le territoire existant et d’en créer un autre. Ainsi, [d]e nouveaux agencements sont nécessaires. De nouvelles rencontres, de nouvelles fonctions, de nouveaux arrangements. Néanmoins, la déterritorialisation de la pensée, comme la déterritorialisation dans son sens le plus général, s’accompagne toujours d’une reterritorialisation : « la déterritorialisation absolue n’existe pas sans la reterritorialisation. » Cette reterritorialisation, c’est l’œuvre créée, le nouveau concept, la chanson finie, le tableau achevé (Haesbaert et Bruce 2002).

Dans leur conclusion, les chercheurs mettent en lumière – à côté d’une science s’occupant des délimitations, des enracinements et de la hiérarchie des territoires – une autre géographie des espaces nomades, des espaces de mobilité.

La vision de la critique littéraire De nos jours, la critique littéraire fait un usage fréquent des vocables qui nous occupent. Le métalangage littéraire, en effet, privilégie la dé-reterritorialisation pour désigner la mobilité en relation avec les questions identitaires, les espaces d’écriture, la déconstruction du sujet, les théories communicationnelles, etc. 114

Dé-re-territorialisation

Parmi les essayistes et autres chercheurs, deux auteurs, Simon Harel et Néstor García Canclini, tout en adoptant un angle d’approche différent, ont consacré à ce domaine une importante réflexion. Dans Les passages obligés de l’écriture migrante (2005), ouvrage où il fait une comparaison entre « la littérature des communautés culturelles » et « l’écriture migrante » (thèmes qui ont été – et sont encore – largement discutés, surtout au Québec), Simon Harel défend la notion de « lieu habité ». Selon lui, la littérature des communautés culturelles – ne se réduisant pas à l’occupation territoriale et à la confrontation des espaces soumis aux tensions d’immigration – fait partie d’une fracture radicale entre l’identité, la narration du moi et l’inscription territoriale. Cette littérature traite au Québec du lieu de l’identité : de sa formation et de sa dissolution, de son affirmation et de sa mise à mort (Harel 2005 : 36). La notion de littérature des communautés culturelles, ajoute-t-il, fait référence à la mise en forme de l’ethnicité qui devient, en même temps, la transcription d’une réalité sociale. Quant à l’écriture migrante, celle-ci suppose une modification du sujet dans l’impulsion même de la création, ressemblant à une écriture en mouvement (2005 : 37). C’est dans ce contexte, où les adjectifs corollaires au terme territoire sont évoqués dans la comparaison même entre les deux écritures ci-dessus référées, que nous arrivons au vocable « déterritorialisation ». Harel poursuit : « De nombreux débats ont eu cours sur cette question de la communauté ethnique, que l’on oppose à la déterritorialisation dont serait porteur l’acte d’écriture » (2005 : 37). Dans ces circonstances, la déterritorialisation devient un « motif discursif important », « l’écriture du hors lieu [venant] contribuer à lutter contre l’enracinement » (2005 : 39). L’essayiste affirme ensuite que l’on peut observer dans la littérature des communautés culturelles « l’idéal d’une déterritorialisation qui prend les formes inédites de la nouveauté, de la découverte » (2005 : 40). En référence à la pensée deleuzo-guatarienne, Harel pose qu’avec la réflexion sur l’agencement rhizomatique et la déterritorialisation, « la notion d’émigration a été abandonnée pour faire place à des travaux qui envisagent les conditions postexiliques dans son rapport aux métissages interculturels » (2005 : 110). Dans Différents, inégaux ou déconnectés (2007), Néstor García Canclini aborde la « déterritorialisation » à partir de la pensée postmoderne de G. Deleuze, F. Guattari et J.-F. Lyotard, dans laquelle les sujets sont considérés comme nomades. Cette pensée, qui se base sur les expériences des migrants, artistes et exilés, sans prendre suffisamment en compte, dit-il, les structures économiques et socioculturelles ni les flux de messages et de biens qui rendent possible l’expérience nomade, exalte la déterritorialisation et considère le déclin des liens d’appartenance nationale ou locale comme une libération. À la structure durable des sentiments, conclut-il, se substitue la relocalisation tactique des expériences et des conduites (Canclini 2007 : 202). 115

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Nous observons à l’examen de ces deux points de vue que le terme déterritorialisation se trouve tantôt lié à la notion de déplacement (d’un corps/sujet qui sort d’un espace physique/territoire pour un autre), tantôt à l’idée d’un passage engageant des liens affectifs. À la déterritorialisation suit la « relocalisation » ou reterritorialisation, engendrant de nouveaux espaces, de nouveaux sentiments, produisant un affaiblissement des liens précédents et articulant d’autres « expériences et conduites ». Le sujet, nous dit Canclini, auparavant « tourné sur le soi et conscient », attaché à un territoire, sera désormais radicalement déconstruit par le monde en réseau, le monde en connexion (Canclini 2007  :  202). Dans son livre, l’essayiste met en évidence un monde de connexions nouvelles, où « l’espace inter est décisif », ce qui nous mène à l’image deleuzo-guatarienne du « rhizome ». Fidèles à l’orientation développée au début de cet article – et à l’objectif de considérer l’imaginaire des Amériques comme mobile et insoumis –, nous voulons évoquer à ce propos les commentaires de Deleuze et Guattari sur l’espace étasunien énoncés dans l’introduction de Mille Plateaux, plus précisément le passage où le concept de rhizome est analysé. Le rhizome, nous disent-ils, en tant que système, dans sa forme et sa proposition, est différent de la structure arborescente. Tout à fait différent du modèle de l’arbre et ses racines, le rhizome lie un point quelconque à un autre point quelconque, et chacun de ses traits ne renvoie pas nécessairement à des traits de même nature, mettant en jeu des régimes de signes très différents9. La structure arborescente, renvoyant à un seul point d’origine, correspond à une réalité spirituelle dont la logique est la logique binaire. Selon la vision deleuzo-guatarienne traduite par Canclini : L’arbre-racine et le rhizome-canal ne s’opposent pas comme deux modèles : l’un agit comme modèle et comme calque transcendants, même s’il engendre ses propres fuites ; l’autre agit comme processus immanent qui renverse le modèle et ébauche une carte, même s’il constitue ses propres hiérarchies, même s’il suscite un canal despotique. […] Il s’agit du modèle, qui ne cesse pas de s’ériger et de s’enfoncer, et du processus, qui ne cesse pas de s’allonger, de se rompre et reprendre (Canclini 2007 : 31). 9

« Le rhizome ne se laisse ramener ni à l’Un ni au multiple. Il n’est pas l’Un qui devient deux, ni même qui deviendrait directement trois, quatre ou cinq, etc. […] Une telle multiplicité ne varie pas ses dimensions sans changer de nature en elle-même et se métamorphoser. À l’opposé d’une structure qui se définit par un ensemble de points et de positions, de rapports binaires entre ces points et de relations biunivoques entre ces positions, le rhizome n’est pas fait que de lignes : lignes de segmentarité, de stratification, comme dimensions, mais aussi ligne de fuite ou de déterritorialisation comme dimension maximale d’après laquelle, en la suivant, la multiplicité se métamorphose en changeant de nature » (G. Deleuze et F. Guattari, Milles plateaux, pp. 31-32).

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Or, quand les auteurs évoquent l’Amérique (se rapportant alors spécifiquement aux États-Unis), ils observent que cette nation, dans sa quête d’une identité nationale (son ancestralité), n’est pas libre de la domination des « arbres ». Cependant que tout ce qui a eu lieu de véritablement important et digne d’observation dans ce pays, selon eux, tire son origine du rhizome américain. Ils évoquent ainsi le mouvement underground, les beatniks, les bandes et les gangs, comme s’agissant de « poussées latérales successives en connexion immédiate avec un dehors. » Même à l’intérieur des frontières étasuniennes : c’est à l’Est qui se réalisent les recherches suivant le modèle de l’arbre généalogique avec le conséquent retour au vieux monde ; les auteurs notent néanmoins que l’Ouest est rhizomatique, avec ses Indiens « sans ascendance », ses limites toujours fuyantes, ses frontières mobiles et déplacées. Même si ces remarques sont ciblées sur les États-Unis, il nous est possible d’affirmer que cette dynamique se répète, d’une manière générale, dans presque tout le continent américain ; les figures plus représentatives de la transgression ayant leur origine dans les sites les plus éloignés, au cœur même de chaque nation américaine, par rapport aux sites plus faciles d’accès et touchés en profondeur par la colonisation européenne10.

En conclusion de l’approche théorique En conclusion de ces réflexions théoriques, nous voudrions citer ce bref passage de l’entrevue entre C. Parnet et G. Deleuze où, justifiant la nécessité de la création de termes nouveaux pour des idées nouvelles, le philosophe évoque la figure de l’outlandish : Ensuite, je me suis aperçu que dans Melville revenait tout le temps le mot outlandish, outlandish, enfin, je prononce mal – tu me le corriges toimême… outlandish, c’est exactement le déterritorialisé. Alors je me dis, pour la philosophie […], c’est très frappant11. Ce mot anglais est exploré par l’écrivain et essayiste Pierre Ouellet dans son livre, théorique et critique à la fois, Outland. Poétique et politique de l’extériorité (2007), dont l’épigraphe, citée de Jean-Pierre Sicre, se réfère au terme melvillien outlandish12. Cependant, le mot est pris ici dans son acception linguistique, relié à un système et une Nous faisons référence aux figures de la transgression illustrées par le Dicionário de Figuras e Mitos Literários das Américas (voir note 3 ci-dessus). 11 Gilles Deleuze, L’abécédaire, lettre A. 12 « Elle seule a le vrai goût de la mer, et cette tonalité quasi musicale voulue par Melville, cette âcreté sonore qui lui faisait dire qu’il n’écrivait pas en anglais mais en outlandish… la langue du grand Ailleurs ! » Jean-Pierre Sicre, cité dans Pierre Ouellet, Outland. Poétique et politique de l’extériorité, p. 7. 10

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langue tout particuliers, langue de l’ailleurs, de l’outre-mer, des terres lointaines – langue étrangère, langue étrange – dans laquelle l’écrivain étasunien disait s’exprimer. Dans son texte empreint de poésie, P. Ouellet dépeint l’étrangeté ressentie par tout écrivain face à sa propre langue : La langue en tant que « seconde nature » est toujours première, en tant qu’« étrangère » elle est originaire : elle est à la fois le moteur et le motif de la venue du monde à lui-même et à chacun d’entre nous dans la mesure où elle le fait « apparaître » de telle ou telle manière, sous un angle ou un travers particulier, où il se voit sous une forme à chaque fois singulière, qui peut à tout instant se métamorphoser (Ouellet 2007 : 9).

À sujet « déterritorialisé », langue « déterritorialisée ». Pour la philosophie, un terme nouveau pour une idée nouvelle ; pour l’écriture, une langue nouvelle capable de décrire la vérité de la mer et sa musique.

Le territoire mis en fiction Le naturel avec lequel les personnages des romans d’Antonio D’Alfonso franchissent les frontières réelles ou imaginaires, allant de l’une à l’autre suivant des mouvements constants et continus, constitue une caractéristique remarquable. La biographie même de l’auteur montre une histoire d’exil, ses parents ayant quitté l’Italie de l’après-guerre pour aller s’installer au Canada, dans la province de Québec. Plus qu’une simple évocation au fil des récits, l’italianité – ou l’ethnicité, comme l’écrivain préfère l’énoncer – finit par constituer, dans la plupart de ses diverses expressions artistiques, le mobile de son œuvre. Outre l’origine italienne, qui détermine sa configuration identitaire, d’autres cultures s’y mêlent  : nous faisons ici référence aux cultures québécoise et anglo-canadienne qui représentent, l’une et l’autre, à côté de son italianité, « l’être-au-monde » de l’auteur. Avril ou l’anti-passion, roman publié en français en 1990 – et dont les versions anglaise (Fabrizio’s Passion) et italienne (La passione di Fabrizio) ont paru respectivement en 1995 et en 2002 – témoigne de ce véritable kaléidoscope culturel. Ce texte, le premier d’une série de trois romans13 dont le thème tourne autour de l’exil, de l’identitaire et des identités multiples, représente un tout premier moment de la vie du personnage principal, dont les multiples facettes seront révélées à la faveur des contextes et tableaux différents évoqués au fil des tomes qui suivent.

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La trilogie est composée des romans suivants : Avril ou l’anti-passion (1990), Un vendredi du mois d’août (2004) et L’aimé (2007).

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Sur le plan de la forme, le récit d’Avril… se compose d’un assemblage de divers fragments entrelacés14. Les premiers de ces fragments correspondent chacun à un genre littéraire différent, comme autant de territoires juxtaposés ou de territorialités communiquant les unes avec les autres. Le chapitre premier nous fait découvrir le journal de Lina – mère du protagoniste Fabrizio Notte15 –, écrit pendant le mois d’avril 1943, dans le petit village de Guglionesi (Campobasso, Italie), où elle confie ses difficultés, ses rêves de jeunesse et ses incertitudes quant au lendemain ; le second chapitre emprunte la forme épistolaire et nous donne à lire les lettres de Guido, père du protagoniste, écrites à partir du mois d’avril 1948 à l’adresse de son aimée Lina. Ces lettres retracent les dix-huit mois de service militaire à Udine, Milan et Carrare, et font déjà allusion à un probable départ du pays avec la perspective de bâtir une toute nouvelle vie ailleurs. Le troisième chapitre, intitulé « La traversée », se présente comme un récit à la troisième personne et fait référence à la traversée de l’Europe à l’Amérique du Nord, en avril 1950, et à l’abandon du territoire habité jusque-là, l’Italie de la fin de la Deuxième Guerre mondiale et de l’après-guerre. Un territoire réel, quitté par les deux jeunes amants mais jamais cependant oublié, qui se transforme, plus tard, en un territoire fantasmatique qui suit – voire poursuit – leur enfant Fabrizio, protagoniste du récit, tout au long du chemin vers le Canada, et plus précisément Montréal et Toronto. Au chapitre suivant, intitulé « Notre maison », le récit se fait à la première personne du singulier et se maintient sous cette forme jusqu’à la fin du roman. Toujours sur le plan de la forme, il est intéressant de remarquer que le récit du voyage entre différents univers linguistiques, tissant les dialogues en français, anglais et italien, révèle les différentes zones linguistiques traversées par le protagoniste. Sur le plan thématique, les stratégies d’insertion d’un sujet marginalisé se dessinent dans un scénario par ailleurs dominé par la délimitation réelle et symbolique de l’espace. Avant même la naissance du protagoniste, la représentation du monde s’opère déjà selon une évaluation de zones – géographiques ou non – les unes prisées, les autres dédaignées. « My novel, Fabrizio’s Passion (Avril ou l’anti-passion) tells a story by the use of fragments. » (Antonio d’Alfonso et Pasquale Verdicchio, Duologue On Culture and Identity, p. 28.) 15 Notte, « nuit » en français, patronyme du protagoniste, constitue naturellement un indice majeur. Outre l’intérêt de l’auteur pour l’image plastique et poétique (voir sa passion vis-à-vis du cinéma et de la poésie), ce nom revêt une signification importante tout au long du récit, jusqu’au troisième volet de la trilogie où le personnage sera porté disparu. Ce nom renvoie également à une ascendance pour une grande part obscure, mal connue et mal vécue, liée à l’histoire du personnage, fils d’immigrant. 14

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Ces lignes, parfois visibles, d’autres fois implicites, mais qui n’en déterminent pas moins les territoires, sont présentes tout au long du récit. Ainsi, dans le chapitre « Notre maison » déjà cité, la mise en place de l’espace domestique convivial, soit l’organisation du foyer, s’effectue par allusion au symbolique. L’acquisition de l’immeuble a en soi une signification propre où la frontière – soit subtile, soit bien marquée – entre le soi et l’autre et l’insertion de l’immigrant dans la société québécoise sont montrées très clairement. Le protagoniste raconte : Avec le peu d’argent que ses parents apportent d’Italie, mon père achète la maison sur la 19e avenue en avril 1959, avant que ne soit construite la voie rapide de la Métropolitaine. / Une maison modeste, mais qui représente pour mes parents beaucoup plus qu’une simple maison. Cet achat leur permet de montrer à la communauté le fruit de nombreuses années de labeur, d’épargne (D’Alfonso 1990 : 45).

En suivant la distribution de chaque pièce de la maison, c’est un réseau de significations que nous identifions, les unes plus immédiatement reconnaissables que d’autres. Ainsi la cuisine, si nous tenons compte des valeurs liées au stéréotype16, reproduit-elle clairement les invariants propres à la famille italienne : Du côté nord-ouest de la maison, à l’arrière, la cuisine est inondée de soleil. La cuisine est le cœur de la famille, la pièce maîtresse du foyer italien, lieu du repas, du dialogue, de la discordance aussi, la partie sacrée de la maison où tout se clarifie, tout s’effondre (D’Alfonso 1990 : 46).

Dans cet aménagement de l’espace17, le pouvoir institutionnel de la famille, encore plus accentué ici qu’il s’agit d’une famille traditionnelle italienne, est clairement affirmé  : après le décès du grand-père, Lucia, sœur de Fabrizio, est envoyée dormir dans la chambre de sa grand-mère, que la veuve ne reste pas seule ; Fabrizio, de par son statut de garçon, hérite « de plein droit » de la chambre qu’il partageait avec sa sœur. Ces 16

Dans la conclusion de leur étude sur le stéréotype, Ruth Amossy et Anne Herschberg Pierrot soulignent que «  [l]’analyse des stéréotypes et des clichés vise à démystifier tout ce qui entrave les relations interpersonnelles, la libre appréhension du réel, l’originalité et la novation. En même temps, les sciences sociales, les sciences du langage et les études littéraires reconnaissent que les phénomènes de stéréotypie sont inévitables. Dans la vie sociale, il est impossible d’en faire l’économie. On en vient ainsi à étudier les fonctions constructives du stéréotype, du cliché et des lieux communs, qui apparaissent à la base de l’interaction sociale et de la communication et qui sont à la source du travail littéraire. » (Ruth Amossy et Anne Herschberg Pierrot, Stéréotypes et clichés, p. 118.) 17 Nous voulons rappeler ici le propos deleuzien qui affirme que tout agencement est d’abord territorial : « la première règle concrète des agencements, c’est de découvrir la territorialité qu’ils enveloppent, car il y en a toujours une […]. Découvrir les agencements territoriaux de quelqu’un, homme ou animal : “chez moi”. […] Le territoire fait l’agencement. » (Deleuze et Guattari, Mille plateaux, p. 629).

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­ ouvements et déplacements au centre même de l’univers familial, avec m les différences qu’ils mettent en évidence et les frontières qu’ils établissent, se répètent dans la sphère publique, dans les jeux avec les amis et les camarades d’école. Dans les territoires hors du monde domestique, la différence naît du choix de la langue : l’anglais à l’école, le français avec les enfants du voisinage. Les premières expériences de contact avec l’autre resteront marquées : lorsque le jeune Fabrizio met le pied sur le trottoir pour aller jouer avec ses amis, il lui faut vite prendre position et choisir un groupe… Tourner à gauche, c’est parler telle langue, à droite, c’est telle autre. S’approchant des enfants, il dit : – Can I play with you ? Les enfants parlent une langue bien à eux. Ils n’ont pas fait cas de la langue que j’ai utilisée et qui n’est pas la leur. Cependant je change de registre car on me fait vite comprendre qu’on ne saisit pas tout ce que je dis. C’est ainsi que je fais la connaissance de Mario Berger. […] Sortir de la maison familiale, c’est entrer dans la maison des amis. […] Sortir et pénétrer dans le vrai monde, en tout cas celui que nous nous inventons sans nos parents. Un monde qui transforme nos contradictions en complexités. Notre identité est un jeu, un divertissement, et pas encore une confrontation (D’Alfonso 1990 : 50).

Même s’il habite juste à côté de Saint-Damase, école de langue française, Fabrizio sera bientôt conduit par son père à l’école anglaise, Saint Finbarr’s Elementary School, située à plus de trois kilomètres de chez lui. Ce long trajet parcouru tous les jours à pied lui laisse tout le temps de réfléchir. La question de la langue restera toujours prégnante dans son cœur d’enfant et d’homme adulte. Son père, lorsqu’il demande des conseils au médecin de la famille, Québécois, sur la meilleure école pour son fils Fabrizio, s’entend répondre : – Mes fils sont à l’école anglaise. – Je ne suis pas plus stupide que vous, les Français. Vous le savez très bien pourquoi je dois envoyer mon Fabrizio à l’école anglaise. C’est une chose que de parler sa langue à la maison, une autre d’apprendre à utiliser les outils du travail et du pouvoir (D’Alfonso 1990 : 55-56).

Les échanges et les interactions se succèdent de façon naturelle tout au long de l’enfance et de l’adolescence : aux premiers temps, dans les écoles où le nombre d’enfants d’immigrés italiens est considérable, la plupart des écoliers ont de la difficulté à se faire comprendre en raison de la pluralité des dialectes employés. Si la langue opère comme un vecteur de différences, dessinant de nouveaux territoires au fur et à mesure que le personnage avance dans la vie, certaines valeurs restent associées à ces territoires. Fabrizio, jeune encore, essaye de développer des stratégies de survie  : il refuse, au début, ses origines italiennes, considérées comme 121

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une tare. « Mon parrain est un Notte, tout comme mon père, mais un Notte québécois. Il représente tout ce que je désire devenir. Italien, je veux me muer en Québécois… » (D’Alfonso 1990 : 63). Pour Fabrizio, nier son origine, c’est s’affirmer comme quelqu’un de moderne et non un demeuré, selon sa conception d’alors. Il veut éprouver des sentiments que nous dirions propres au déracinement, à la déterritorialisation, même si ces sentiments ne durent pas très longtemps chez lui. Selon M. Saquet, le territoire se comprend en termes d’« enracinement, localisation, superficie limitée, État-nation, point de repère ; la déterritorialisation, en revanche, évoque le flux, le franchissement des frontières, les échanges, la délocalisation, le mouvement » (Saquet 2007 : 132). Plus tard, Fabrizio ne se soumettra plus à ce qui est fixe, déterminé. Homme mûr, il constate : « Le monde semble vouloir l’encrassement du non-changement » (D’Alfonso 1990 : 72) ; insoumis, il résiste et réinvente le nouveau.

Le nouveau : le dé-re-territorialisé L’examen de la figure de Fabrizio, sujet déterritorialisé par rapport à son ethnicité, laisse apparaître la complexité de son regard sur la vie à mesure que s’approfondit sa compréhension du monde qui l’entoure. L’âge mûr arrive et le personnage se rend rapidement compte que les choses ne sont pas aussi simples qu’elles lui paraissaient : Je ne suis ni meilleur ni pire qu’un autre dans cette classe et pourtant je suis si totalement singulier. I do not belong here, and yet there is no place in which I would rather be. Pas une persécution, loin de là. Se sentir supérieur aussi est un signe d’humiliation persécutrice. […] Et pourtant je me sens riche, car je fais partie de ce monde auquel je n’appartiens pas. S’ils m’attaquent, ils ne trouveront que six dollars dans mon portefeuille. – Essaie de contrôler ta nervosité, me répète-t-on (D’Alfonso 1990 : 73).

Les passages cités ne se rapportent pas uniquement aux territoires physico-géographiques tangibles, susceptibles d’être rapidement appréhendés ou délimités. Le monde réel de Fabrizio, son quotidien, est fait de différents univers culturels et sa vie se construit dans le passage, la traversée18 de ces mondes-là. Son existence est une succession de déterritorialisations et de reterritorialisations constantes. Au sens premier du déplacement pur et simple, nous observons un personnage sortir d’un univers linguistique et culturel déterminé pour 18

À ce propos, se reporter à la notion de constellation « Entre-lieux/Traversée », présentée dans le Dicionário de Figuras e Mitos Literários das Américas organisé par Zilá Bernd (voir bibliographie générale). Cette constellation inclut les figures du passeur, de l’interprète, de l’étranger, de l’exilé, de l’immigrant, de l’itinérant, du touriste, du voyageur.

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s’installer, le temps d’une (très) courte période, dans un second ou tiers univers, puis revenir sur ses pas et retrouver l’univers qu’il avait quitté. Si, pour ce qui est des langues, le changement de registre est infini, pour la vision du monde, l’aptitude aussi doit être celle d’une adaptation permanente. Que ses amis et connaissances conseillent à Fabrizio de « contrôler sa nervosité » n’est pas pour nous surprendre. Son trouble, son inquiétude sont liés à la nécessité de se maintenir en permanence « aux aguets », état commenté par G. Deleuze au cours de ses entretiens avec Claire Parnet. À la vivacité de l’esprit correspond un corps actif : J’ai un travail à temps partiel, le soir, comme vendeur de chaussures pour payer mes études universitaires. Nous sommes en 1975. Je termine la dernière année de mon baccalauréat. Mon corps a besoin de bouger, de vibrer, de parler sa propre langue. Je dis : – Je peux aller faire du ski de fond tous les mercredis matins. Et toi ? Mario travaille aussi le soir et accepte. Nous voilà en train de descendre une pente rapide, couverte de glace. Je veux impressionner, faire croire que je n’ai pas peur, que tout va bien (D’Alfonso 1990 : 68-69).

Cette souplesse – corps et esprit « aux aguets » – peut être interprétée comme une forme de réaction, une manière de ne pas se soumettre au Même  : le protagoniste prône le non à la stagnation, il regarde sa vie passer comme si elle était écrite dans un livre : « Chaque nouvelle page, le début d’un chapitre nouveau. Chaque chapitre, l’effacement du précédent » (D’Alfonso 1990 : 73). Une nouvelle page est déchiffrée dans un territoire (linguistique) autre et rapidement tournée. Il nous faut aussi considérer un autre sens du déterritorialisé, évoqué par G. Deleuze et F. Guattari lorsqu’ils précisent à ce propos que tout ce qui est détourné d’un endroit et d’une fonction a à voir avec le concept de déterritorialisation : « Un bâton […] est une branche déterritorialisée » (Deleuze et Guattari 2005  : 66). Le bâton n’est plus la branche, c’est quelque chose de nouveau. Le processus qui a fait émerger cette nouveauté a été engendré dans et par le mouvement, l’action et, dans le cas de Fabrizio, par l’insoumission aussi. Le Fabrizio dé-re-territorialisé s’est forgé dans la traversée des cultures, dans un constant et continuel devenir. Lorsqu’il se reterritorialise, l’homme recrée, reconstitue, fait revivre, prend à son compte une (des) identité(s) nouvelle(s) ; c’est la mise en question des valeurs, des besoins, des désirs, des affects, bref, c’est le sujet même qui est mis en question : il y a circulation, mouvement. On peut rappeler ici la théorie de Caclini, exposée plus haut, posant que la reterritorialisation « engendre de nouveaux espaces, de nouveaux sentiments, générant un affaiblissement des liens précédents et produisant d’autres “expériences et conduites” ». S’impose à nous l’image du caméléon, dont l’apparence se transforme en fonction du milieu où il se trouve. 123

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Le franchissement continuel des frontières peut paradoxalement les estomper – voire les faire disparaître –, déterminant les nouveaux espaces dont parle Canclini. Le périple du protagoniste le montre bien : Limites ? Pourquoi parler de limites quand nous vivons dans une société sans limites ? Jusqu’où peut-on aller quand tout est liberté ? Pas de limites dans le laboratoire, pas de limites dans la rue. Avec le temps, il a fallu m’habituer à ce territoire sans frontières (D’Alfonso 1990 : 147).

À mesure que le récit approche de sa fin, c’est un autre regard qui se manifeste : les frontières entre le soi et l’autre se font plus poreuses, les différences moins marquées : Écrire conscience à une époque qui refuse de parler dictature, c’est avouer qu’en soi existe un élément dépassant la géographie de soi. Je ne me limite pas à mon sang, ni à ma langue, ni à un drapeau. En cette fin d’État-nation, je suis un roc qu’aucune vague n’effritera. Ce trop19 ne s’associe pas à un territoire ou, pire, à un peuple. Une cause, une classe, une idéologie. Une action qui ne finit plus, qui a son début quelque part dans l’unification. « Je te vois et c’est moi que je vois, tu me vois et c’est toi que tu vois » (D’Alfonso 1990 : 148-149).

Cet extrait correspond à un moment crucial de l’intrigue du récit en question et, logiquement, de la trilogie dans son ensemble. Il s’agit du moment précis d’un passage, celui d’une frontière bien tangible à une frontière plus lâche et aérée entre le soi et l’autre ; le moment précis de la traversée d’un territoire bien circonscrit à un autre, dont les limites sont plus perméables. Cet instant d’un changement soudain et radical, cet instant de revirement, s’associe à ce que Janet Paterson appelle une nouvelle poétique dans l’univers de l’écriture migrante. Pour l’essayiste, l’écriture migrante doit se considérer selon deux poétiques : la poétique de l’exil, de la perte identitaire, et la poétique transnationale, qui dépasse les critères identitaires de la nation et de l’ethnie et vient soutenir les identités multiples, mouvantes et fréquemment multiculturelles : « [le] sujet clivé, dépossédé et en dérive est remplacé par un sujet mobile, fort dans la possibilité d’un renouvellement identitaire » (Peterson 2008 : 98-99). La récurrence de cette thématique autour de la question des langues dans les écrits de D’Alfonso est révélatrice de l’importance qu’il attache au lien entre langue et culture, cette dernière étant bel et bien le « point névralgique » de l’œuvre de l’écrivain italo-canadien. Au Canada, pays dit bilingue, la question de la langue suscite, nous le savons, des débats enflammés à tous les niveaux, politique, culturel et autre. Quoique logique en ces temps de réseaux planétaires, la manifestation d’un troisième système linguistique ne peut être traitée indifféremment et indépendamment 19

Les italiques sont de l’auteur.

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du système – circonscrit ou non – que l’on veut considérer et des « communautés culturelles » correspondant aux groupes ou ethnies divers qui sont présentes aujourd’hui sur la scène canadienne. L’usage ou l’introduction d’une troisième langue – dans le cas qui nous concerne, l’italien – dans des espaces qui vont au-delà de l’univers domestique (radios, maisons d’édition, etc.) peut s’interpréter comme une stratégie d’insoumission, une tentative de « décristallisation » des discours, une manière de faire face au pouvoir établi. Le naturel avec lequel nous voyons des sujets, telle la figure de Fabrizio Notte, circuler et se déplacer parmi les divers systèmes linguistiques – et donc les différentes cultures –, nous signale la richesse de ces constantes dé-re-territorialisations, au sens matériel et immatériel du terme, ce qui prouve la prégnance des expériences vécues, et dans le passé et dans le présent, par ces sujets déterritorialisés. C’est à travers cette mobilité persistante que le nouveau peut être enfin atteint. Nous aimerions conclure ces réflexions en citant l’épigraphe choisie par A. D’Alfonso pour le deuxième tome de sa trilogie intitulé Un vendredi du mois d’août : « Nous sommes des créatures tellement mobiles que les sentiments que nous feignons, nous finissons par les éprouver » (Constant 1816).

→ Voir aussi : Braconnage ; Errance, migrance, migration ; Territoire, frontiéralié, nouvelles cartographies. Bibliographie Amossy, R. et Herschberg Pierrot, A., Stéréotypes et clichés, Paris, Armand Colin, 2005. Badie, B., La fin des territoires, Paris, Fayard, 1995. Bernd, Z. (dir.), Dicionário de figuras em mitos literários das Américas, DFMLA, Porto Alegre, Tomo Editorial/Editora da UFRGS, 2007. Canclini, N.G., Diferentes, desiguais e desconectados : mapas da interculturalidade, Rio de Janeiro, UFRJ, 2007. Constant, Benjamin, Adolphe, Paris, Flammarion 2002 [1816]. D’Alfonso, A., Avril ou l’anti-passion, Québec, VLB Éditeur, 1990. Deleuze, G. et Guattari, F., Kafka : Pour une littérature mineure, Paris, Minuit, 1975. – Mille plateaux, Capitalisme et schizophrénie 2, Paris, Minuit, 1980. – Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 2005 (1991). – O que é a filosofia ?, Rio de Janeiro, Éd. 34, 1992. – Mil platôs : capitalismo e esquizofrenia, Rio de Janeiro, Éd. 34, 1996. Deleuze, G., L’abécédaire de Gilles Deleuze avec Claire Parnet, Paris, Montparnasse, 1997. 125

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Haesbaert, R. et Bruce, G., « A desterritorialização na obra de Deleuze e Guattari », in Geographia, n° 5, 2002. Harel, S., Les passages obligés de l’écriture migrante, Montréal, XYZ, 2005. Ouellet, P., Outland : Poétique et politique de l’extériorité, Montréal, Liber, 2007. Parnet, C. et Deleuze, G., Dialogues avec Claire Parnet, Paris, Champs, 2008. Paterson, J.M., « Identité et altérité : littératures migrantes ou transnationales ? », in Interfaces Brasil/Canada, n° 9, Rio Grande, 2008, pp. 87-101 Saquet, M.A., Abordagens e concepções de território, São Paulo, Expressão Popular, 2007. Sasso, R. et Villani, A., « Le vocabulaire de Gilles Deleuze », in Sasso, R. et VILLANI, A. (dir.), Vocabulaire de la philosophie contemporaine de langue française (coll. Les Cahiers de Noesis), Nice, Vrin, n° 3, 2003, pp. 82-100. Spitzer, C.S.J., Dicionário analógico, Rio de Janeiro, Porto Alegre, São Paulo, Globo, 1952.

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Diaspora Aimée G. Bolaños Si les origines du concept de diaspora remontent à l’histoire ancienne, il n’en est pas moins très présent dans les sciences sociales contemporaines, où il mobilise la pensée en lien avec la catégorie encore plus large d’identité. Issue de la culture grecque avec pour sens disperser ou disséminer (dia, à travers ; speirein, répandre, semer), la diaspora désigne au départ une histoire de migration et de colonisation paradigmatique en Asie Mineure et en Méditerranée (800 à 600 avant J.-C.). Des siècles plus tard, elle apparaît dans la traduction grecque du Deutéronome pour signifier la dispersion des Juifs à partir de l’exil et de l’esclavage en Babylonie (586 avant J.‑C.). La signification de diaspora se modifie dans de nouveaux contextes. Formée dans des sociétés qui ont grandi à travers des contacts fertiles mais non dépourvus de domination, elle se réfère initialement à la créativité multiculturelle. Néanmoins, dans l’histoire de l’exil/exode du peuple juif la diaspora a subi l’empreinte de l’exclusion et de la victimisation, visibles dans la condamnation de l’Ancien Testament «  […] et tu seras un objet d’effroi pour tous les royaumes de la terre ». Ces références historiques qui ne sont plus à proprement parler des modèles restent présentes dans l’actualité ; après une longue période d’oubli, le concept a été resignifié dans la pluralité de ses connotations voyageuses – la condition migrante et sa pensée décentrée étant perçues comme consubstantielles de la haute modernité. Dans nos formations culturelles, les communautés afro-américaines méritent une attention toute particulière, en raison de la traite des Noirs. L’image d’une Babylonie maudite y est très présente, l’Occident ou l’Amérique apparaissent comme des symboles de l’aliénation historique à cause du caractère violent de l’esclavage. Sans compter la représentation d’une terre-mère intemporelle et unie au rêve du retour, si présent dans l’imaginaire compensatoire de la marginalisation et la violence sociale des nouveaux lieux d’habitation. Aujourd’hui, nous assistons à une explosion du concept, qui répond à une existence diversifiée, à une production diasporique et à sa conscience réflexive. En conséquence, l’analyse des pratiques culturelles des mouvements migratoires généralisés de cette époque s’intensifie, donnant lieu à des compréhensions du concept variées, complexes, voire 127

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contradictoires ; la diaspora est devenue un thème largement débattu dans la culture contemporaine.

Classiques de la diaspora Dans l’ouvrage incontournable Questions of Travel : Postmodern Discourses of Displacement, Caren Kaplan étudie les travaux des théoriciens qui se sont penchés sur la diaspora, à l’exemple des classiques Edward Said et James Clifford. L’auteure envisage les diverses notions de voyage et de déplacement comme des modalités discursives métaphoriques de la modernité, en explicitant la nouveauté relative de la notion du sujet cosmopolite de la diaspora ; une notion différente du modèle moderniste d’exilé ou de touriste, qui émerge dans le contexte critique européen-américain postmoderne des années 1980 (Kaplan 1996 : 122). En s’inscrivant dans le contexte plus large des discours coloniaux et postcoloniaux sur le voyage, son analyse met en avant des questions fondamentales sur l’exil, l’expatriation, l’immigration et la diaspora, des formes historiques et culturelles aux discours spécifiques. Pour Kaplan, la conception postmoderne de la diaspora d’Edward Said est une conception majeure dans la mesure où elle va au-delà du modèle moderniste d’exil et de retour, en identifiant l’intellectuel cosmopolite comme une figure du monde transnational. À partir des années 1980, Said préfère le terme de diaspora à celui d’exil pour son ampleur et sa capacité à évoquer la multiplicité d’identités en circulation. D’après lui, la culture possède le pouvoir de domination, de validation et d’interdiction, marquant ainsi une différence notable entre l’appartenance à la conformité ou au criticisme. Dans ce dernier cas, l’artiste et intellectuel incarne une énergie migrante et il est chargé d’une mission libératrice née de son opposition aux forces dévastatrices de l’impérialisme (Edward 1983 : 9). Par sa dynamique décentrée, il constitue une figure entre les domaines, les formes, les habitations, les langages – une perspective qui le rend original (Edward 1993 : 332). Lorsqu’il analyse la distance entre la culture du déplacement et ses ponts de communication, Said différencie filiation et affiliation. Non pas pour les opposer, mais pour les situer dans une relation transitive. La filiation implique l’appartenance à une culture locale dans les événements colonialistes du xixe siècle. En tant que concept non biologique ni essentialiste, l’affiliation concerne quant à elle les liens entre les cultures en dispersion au sens compensatoire, créatif et désaliénant. Dans son analyse des identités communautaires, James Clifford réfléchit à la manière dont le discours de la diaspora représente les pratiques de construction de foyers loin de la terre natale. Il s’intéresse au phénomène contemporain de la « dimension diasporique » et aux liens qui 128

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s’établissent entre des personnes de même origine dans des lieux différents ; de là se constituent des identités qui, en construisant des ponts, ne reproduisent pas le nationalisme (Clifford 1994 : 302). Clifford loue le dynamisme des poétiques du déplacement ainsi que la romantisation du nomadisme d’une partie de la pensée post-structuraliste. Il va au-delà du couple binaire centre/périphérie : en effet, l’objectif n’est pas de faire de la marge un nouveau centre mais de procéder à une étude comparative des dynamiques spécifiques de déplacement et de voyage dans les références des pratiques interculturelles, avec toujours comme lieu intermédiaire l’expérience diasporique (Clifford 1992 : 101). Dans une perspective historique, Clifford critique les téléologies du retour des interprétations traditionnelles de la diaspora au profit de communautés transnationales et transrégionales. Son discours s’articule autant sur la migration généralisée que sur les sites spécifiques de l’hybridité du transnationalisme postmoderne, et la diaspora est une production culturelle des forces sociales (Kaplan 1996 : 139). Dans ses travaux plus récents, il établit une différenciation non excluante entre le concept et d’autres formes de déplacement (exil, expatriation, migration), sur la base d’histoires d’habitabilité et de relocalisation, de création d’identités dans la dispersion et à partir de décombres historiques. Finalement, la théorie de Clifford s’attache davantage à montrer des itinéraires qu’à posséder un lieu. Il présente la diaspora comme un terme déstabilisateur qui parle d’itinéraires et de racines, et se modifie au contact du monde globalisé. Dans Cartographies of Diaspora : Contesting identities, Atvar Brah relie les concepts de diaspora, frontière et identités transnationales. La diaspora postcoloniale y est envisagée comme une expression des mouvements migratoires généralisés et de leurs croisements de frontières. La diaspora est un concept général et englobant, d’où sa force et sa faiblesse. Il ne s’agit pas d’une migration éternelle ou transhistorique, mais d’une formation composite qui s’éparpille dans différents lieux et crée des communautés imaginées. L’auteure signale donc les processus de multilocalisation à travers des frontières géographiques, culturelles et psychiques, fait référence à la migration de collectivités et aux formations communautaires qui génèrent des lieux de longue durée. Même si le mot évoque trauma et séparation – présents dans toute migration –, diaspora signifie également espérance et commencement. Brah nomme contestation socioculturelle les nouveaux lieux où les mémoires se heurtent entre elles pour se refaire. Attentive au discours postcolonial sur la dissolution progressive de la nation-état, Brah utilise aussi le terme au sens de « généalogie » développé par Foucault, qui tient compte des pratiques sociales de pouvoir, des identités et des processus de subjectivation qui donnent de l’importance aux discours explicitement personnels. Ainsi, elle attribue plusieurs sens 129

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au concept de diaspora, en lien avec les fragments autobiographiques de la dispersion/localisation. Bien que la diaspora contemporaine soit basée sur la dynamique dispersive à partir d’un locus originaire et que le thème du foyer d’origine reste manifeste, le désir du retour au pays natal n’est pas toujours un élément déterminant. Pour l’auteure, le désir du foyer n’équivaut pas au désir de revenir sur le lieu de départ. Même s’il est « diasporisé », le foyer réapparaît comme un sous-texte des nouvelles circonstances de localisation. Où se trouve le foyer, quand et comment le lieu se transforme-t-il en foyer ? Ce sont là des questions typiques du sujet diasporique, pour lesquelles il n’existe pas de réponses univoques. Le foyer apparaît comme un lieu mythique du désir de retour en conséquence impossible, et ce indépendamment des visites au pays natal ; mais il est aussi le lieu de la relocalisation progressive, le quotidien de la vie dans de nouveaux contextes sociaux. Le concept de diaspora implique une tension créative entre les discours sur le foyer et la dispersion, le désir du foyer s’inscrivant dans un face à face avec la critique des discours sur l’origine fixe – l’argumentation centrale de Brah. Sa réflexion sur l’écriture du voyage dans les différents textes de la culture est très suggestive. Le voyage paradigmatique de la diaspora n’est pas simple, temporaire ou métaphorique de l’exil individuel. En réalité, ce sont les multiples voyages qui peuvent être synthétisés en un voyage emblématique et symbolique grâce à la convergence de récits dans lesquels le voyage est vécu et revécu, reproduit et transformé. Dans une démarche à double sens, le sujet diasporique se transforme dans le voyage transculturel et il transforme les espaces où il circule. Et les récits qu’il produit, en particulier pour les écritures autobiographiques et autoréflexives, sont différents parce que chaque diaspora est historiquement distincte et subjective. Loin d’être unique et préétablie, l’identité diasporique imaginée se construit dans les histoires du quotidien racontées individuellement et collectivement. Dans le domaine de ces écritures clairement fictionnelles sur la diaspora, il faut signaler l’observation opportune de Gayatri Spivak, inséparable de sa critique de la métaphysique de l’origine. Lorsqu’il propose une nouvelle littérature comparée planétaire – et non globale avec la dichotomie centre/périphérie –, il souligne que maintenir vivants la responsabilité de la lecture et l’enseignement des textes culturels semble à première vue impossible à l’heure actuelle. Toutefois, il ajoute que la planète est là, qu’elle l’a toujours été comme une catachrèse pour inscrire la responsabilité collective. Si son altérité est une expérience mystérieuse de l’impossible, ses collectivités doivent être interrogées à partir de la question « qui sommes-nous ? », en gardant à l’esprit que la détranscendantalisation des origines constitue dans la fiction la tâche la plus difficile de la diaspora (Spivak 2003 : 102). 130

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De son côté, Stuart Hall analyse les formations de l’identité culturelle diasporique dans la matrice caribéenne  : diaspora sur diaspora. Il délimite son concept à partir de l’étude desdites « zones de contact », avec comme scénario-clé pour le développement d’un mode diasporique paradigmatique les Caraïbes. Pour ce faire, l’auteur approfondit la métaphore du retour sur la Terre promise, si chère aux peuples d’origine africaine déplacés en Amérique : « l’histoire est représentée comme téléologique et rédemptrice  : elle circule de retour à la rédemption de son moment originaire, soigne toute rupture, répare chaque brèche à travers le retour » (Stuart 2003 : 29). Lié aux idées de tribu et de patrie, le concept fermé de diaspora s’appuie sur les téléologies d’origine et de retour. Il implique une conception binaire de différence rattachée à une frontière d’exclusion et à la vision de l’Autre dans une opposition rigide. Hall recourt au concept de différance de Derrida : une différence différée qui ne fonctionne pas par exclusion et qui se caractérise « par des frontières voilées qui finalement ne séparent pas dans la mesure où elles sont aussi des places de passage » (Stuart 2003 : 33). Dans ce thème identitaire englobant, l’essayiste se penche sur l’esthétique de la diaspora – un thème moins abordé par la théorie – en mettant l’accent sur les stratégies d’ouverture et de syncrétisme. Sa perspective est dialogique, dialectique, de trajectoires croisées et de créolisation mais au moyen de relations de pouvoir totalement asymétriques. Face aux extrêmes métaphysiques de sens ou de non-sens, il défend le processus fluide de faire du sens dans la transculturation, dans la traduction culturelle. En se basant sur la conception de Derrida, il envisage la traduction comme la construction de sens d’histoires alternatives dans une double écriture d’appropriation des codes-maîtres des cultures dominantes et de leur réinvention. Dès lors, le rapport entre les cultures caribéennes et leurs diasporas ne peut être conçu en termes d’origine et de copie, de source première et de pâle reflet ; les identités stables des modèles essentialisants et homogénéisants s’écroulent en présence des migrations libres et forcées qui diversifient les identités. Selon lui, l’esthétique diasporique possède ses centres dans des lieux instables, tant en termes de profits que de pertes. Elle traduit plusieurs sources d’inspiration – mythes, paysages, artefacts – en désarticulant et en réarticulant des sens, en subvertissant des modèles culturels traditionnels tournés vers la nation. Si les cultures ont leur place, il n’est pas pour autant facile de dire d’où elles viennent. La force subversive de cette dynamique est encore plus apparente dans les différents types de langages carnavalesques, dans les nouvelles valeurs et performances. Dans cette nouvelle phase décentrée et postnationaliste, les logiques culturelles supposent une transplantation, un syncrétisme, une diasporisation. C’est le cas du rastafarisme, qui tire profit des sources perdues du passé en les 131

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lisant d’une manière non orthodoxe et en retournant les textes – y compris les textes sacrés – contre eux-mêmes. Ou encore de la reconstruction des itinéraires de la négritude dans la diaspora comme relecture, quand l’Afrique ne constitue plus un point de référence anthropologique fixe. Dans leurs échanges vernaculaires cosmopolites, les cultures se fertilisent et créent un espace symbolique. L’esthétique de la diaspora est la réutilisation de matières premières, la traduction entre mondes. Sa dissémination ne peut être entendue à partir de modèles qui s’effondrent (centre/périphérie, culture/nationaliste/nation), et encore moins de la récupération nostalgique. Dans les pratiques artistiques de la diaspora, Hall souligne que la culture n’est pas seulement un voyage de redécouverte et de retour, une archéologie, mais une production : « paradoxalement, nos identités culturelles, en quelque sorte achevées, sont devant nous. Nous sommes toujours dans un processus de formation culturelle. La culture n’est pas une question d’ontologie, d’être, mais de prendre » (Stuart 2003 : 44).

Diaspora cubaine : le concept en débat Dans le contexte plus spécifique de la diaspora cubaine, le débat qui a généralement lieu dans la littérature porte notamment sur les connotations politiques du terme. Gustavo Pérez Firmat est le premier à avoir contribué au développement du concept en établissant trois catégories aux poétiques différenciées : littérature de l’immigré, littérature de l’exilé et littérature « ethnique » des Cubains-Américains. Écrite par quelqu’un qui s’installe dans un autre pays sans intention de retour, la littérature de l’immigré est prospective ; elle s’éloigne de la langue de départ et se rapproche de la langue d’arrivée. En contrepartie, l’exilé écrit habituellement dans sa langue maternelle ; sa littérature est rétrospective, nostalgique, avec des variations sur l’aliénation et le retour. Quant à la littérature ethnique, elle n’est ni prospective ni rétrospective, car son auteur ne s’intéresse pas au retour ou à l’assimilation : il explore les sens liés au rejet des deux options, ne souffre pas de crise identitaire et profite de sa dualité. Cependant, le point de vue de Pérez Firmat va au-delà et reconnaît la nécessité de changer. Un écrivain exilé peut apprendre de l’écrivain CubainAméricain l’art de l’oxymoron culturel : « Pour nous, le trait n’est pas un signe de moins mais de plus : un signe de vie, un signe vital » (Firmat 2000 : 24). Le déplacement est naturel dans la culture cubaine ; il n’est pas défini par le lieu de possession mais par celui de passage. Dans la même lignée que la différence établie par Pérez Firmat entre écrivains exilés et écrivains Cubains-Américains, Ambrosio Fornet participe au dialogue entre l’île et la diaspora – parfois un dialogue de sourds, en particulier dans les moments de crises – et partage l’idée selon laquelle 132

Diaspora

la culture cubaine est une seule, quel que soit le lieu de résidence de l’écrivain ou de l’artiste. Il ne faut pas entendre par là l’invention d’une nouvelle version du paradis, d’un paradis lettré sans contradictions ni malentendus ou polémiques (Fornet 2000  : 137). D’une manière générale, l’idée de la diaspora est dominante dans les mémoires relevant de la nostalgie. La mémoire historique est également centrale dans la pensée de Rafael Rojas. En l’associant à des moments de perte et de deuil, d’énonciation d’une identité, l’essayiste accompagne diverses représentations d’un conflit intense. La littérature semble créer un état magique contre l’histoire (Arenas, Cabrera Infante). Elle est une protection, une rédemption, un lieu mythique entre l’enfer et la domesticité (La Havane de Cabrera Infante, la plage d’Arenas, la ville de Miami de Pérez Firmat). Pour Rojas, la diaspora renforce son imaginaire tragique de l’histoire à travers le discours sur l’illégitimité du pouvoir et de la victimisation, avec des points de contact entre les deux côtés (extérieurs et intérieurs) lorsqu’il configure ses versions sur la guerre de la mémoire. Toutefois, depuis quelques années un récit de réconciliation et de « pardon difficile » (Rojas 2007 : 245) se met en place. Dans la diaspora, Rojas cite en exemple Nivaria Tejera, qui rencontre un point possible de réconciliation entre la moitié de sa biographie dans la révolution et l’exil ; ou encore Uva de Aragón, qui dans Memoria del silencio rédige la biographie de deux sœurs séparées par quarante années de révolution et d’exil. « Où va la culture cubaine ? », se demande Adriana Méndez Ródenas. Par rapport au concept de diaspora, elle affirme que son introduction dans le thème cubain est l’œuvre de Ruth Behar. Dans l’essai Going to Cuba, Behar associe la diaspora aussi bien à l’émigration massive de Cubains aux États-Unis après 1959 qu’aux personnes de l’île déplacées et marginalisées. Ródenas pense que Cuba se rapproche davantage des théories de William Sanfron sur la diaspora juive (mythe de la patrie, aliénation subie dans le pays adoptif, désir de retour) que de celles de Clifford. Définir la diaspora comme un réseau transnational créé par le flux et le reflux du capital (Clifford) dévalorise le trauma collectif dans le rapport avec la patrie. Dans le cas cubain, l’impossibilité du retour se transforme en une obsession qui se modèle sur de nombreuses icônes de la condition îlienne, donnant vie à une mémoire alternative qui réarticule et imagine de nouveaux symboles : espoir, retour, rêve, perte, ponts, radeau perpétuel, fuite. La tension entre utopie et anti-utopie occasionne de nouvelles formes de représentation de non-lieux, de parodies et de simulacres, d’espaces diasporiques substituts ou de copies compensatoires, qui expriment une citoyenneté postnationale dans laquelle – pour citer Rojas – on passe d’une diaspora gênante à un déplacement temporel total dans l’errance. 133

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Pour Isabel Álvarez Borland, les écrivains des années 1990 constituent une migration dépouillée de l’esprit romantique de la nation. Aujourd’hui, la littérature introduit une nouvelle vision du passé : non pas l’idéalisation de la république, mais une vision critique de la révolution en lien direct avec l’exode et le thème du retour. Dans ce repère temporel, plusieurs Cubains-Américains du monde universitaire formulent des théories sur le concept de diaspora (Eliana Rivero, Adriana Méndez Ródenas, Andrea O’Reilly), perçu comme une stratégie de réarticulation de l’expérience cubaine aux États-Unis. Si Adriana Méndez Ródenas aborde la littérature de l’exilé en termes de récit sur la perte de la nation, Eliana Rivero n’accepte pas le mot « exil » en raison de sa connotation d’exclusion, qui nous définit à partir de ce que nous ne sommes plus. Le critère central de l’analyse de Borland repose sur l’idée selon laquelle les dernières années ne sont pas marquées par des lignes de partage entre les poétiques des écrivains de dedans et de dehors. De l’avis d’Éliana Rivero, l’écoulement du temps rend les paramètres esthétiques de plus en plus versatiles. De nombreuses instances d’intersections hybrides sont créées et les styles traditionnels de chaque catégorie d’écrivains ne sont plus séparés. L’auteure voit les zones de contact, les frontières et les espaces initiaux comme des éléments féconds pour l’entendement diversifié du concept de diaspora. L’image d’hybridité spatiale ne permet pas seulement la pluralité, elle permet aussi la simultanéité des états de l’être, ce qui est plus important. Dans ce modèle, même les frontières, les marges et les périphéries peuvent contenir un espace de glissements, le continuum transnational qui rend possible l’articulation des différentes positions non excluantes, et parfois même contradictoires, du sujet diasporique (Rivero 2005 : 206). En circulant entre la théorie et la métaphore, l’essayiste s’autodéfinit culturellement comme un pont, un être de deux lieux en même temps mais qui, même dans un lieu, est duel, multiple, fluide (Rivero 2005 : 204). L’idée de nation déplacée, de Cuba comme une transnation, fonde la pensée d’Andrea O’Reilly Herrera. Cuba est hybride, multiculturelle et transnationale de par sa localisation stratégique et son histoire sociale et politique – une conception déjà présente dans le concept de transculturation de Fernando Ortiz. O’Reilly procède à une lecture de la critique du paradigme moderne de nation d’Homi K. Bhabha et de son concept de culture in between, tournée vers la relocalisation. Au sein de ce processus global, les particularités de la constitution interstructurelle de la diaspora cubaine sont approfondies et des questions polémiques sont soulevées sur la légitimité, l’hégémonie et la marginalité du métarécit de la diaspora – des questions qui se heurtent aux théories postcoloniales et postmodernes sur le sujet. 134

Diaspora

Cette nouvelle conception de la diaspora d’O’Reilly exige d’autres approches, en particulier quant à une perception plus attentive à la continuité et à la différence. La vision de la culture cubaine devient plus englobante, son point de mire change. Il ne s’agit plus seulement de l’insularité, également reconnue comme partie et sujet d’un espace transnational avec ses échanges caractéristiques, et d’une théorie plutôt tournée vers les nouvelles formes d’identités qui se développent dans la diaspora. En repensant l’identité culturelle, l’essayiste recherche des alternatives critiques et fluides, elle s’intéresse aux apports des diverses générations diasporiques pour la transmission des traditions culturelles. Dans cette identité au mouvement conflictuel, multilocal et multiculturel, elle met l’accent sur le rôle de la mémoire, qui n’est pas le dépositaire de faits passés mais une médiation et une reconstruction. Ainsi, l’imagination diasporique est un amalgame de versions contradictoires et multiples qui répond au vécu, au recueilli, à ce qui est hérité (Herrera 2007 : 186). Ce n’est qu’en ayant conscience de cette hétérogénéité que seront possibles les histoires discordantes et les pratiques discursives qui constituent Cuba dans sa continuité culturelle complexe de nation voyageuse. Jorge Duany perçoit aussi la diaspora cubaine du point de vue du transnationalisme contemporain, un repère théorique efficace qui s’est développé à partir des années 1990 (Duany 2007 : 161). Il défend l’idée d’une identité englobant les îliens et les émigrés et propose un imaginaire du liquide ou aquatique davantage en accord avec la fluence culturelle et les croisements de frontières. Duany voit la diaspora comme une variante de la migration transnationale : elle génère un vaste réseau socioéconomique et culturel, contribue à reconfigurer le discours nationaliste de l’île et des Caraïbes hispanophones et, en plus, ébranle les prémisses conventionnelles sur ce qu’est un Cubain (Duany 2007 : 171). Jesús J. Barquet se distingue de cette lignée de compréhension inclusive. Partant d’une lecture historique approfondie de la poésie cubaine, il assume la perspective de la continuité au-delà des classifications et des répertoires, sans pour autant les ignorer. Il souligne la diversité des poétiques et des pratiques créatives de la diaspora, ainsi que son actualité et sa transformation constante : Initiée en 1959 et connue sous des noms divers et polémiques tels qu’exil, émigration ou bannissement post-révolutionnaire, ladite diaspora, encore en vigueur, compte sur une large pratique poétique qui ne permet pas de la concevoir comme une entité fermée, uniforme et unifocale dans la mesure où il s’agit d’une pratique dynamique et multiforme en matière de thèmes et de styles, avec de multiples centres de production disséminés dans le monde (États-Unis, Espagne, Mexique, France, Venezuela, Chili, République Dominicaine, Porto Rico, Colombie, Suisse, Afrique du Sud, Angleterre, Suède) ; un corpus sans cesse renouvelé et enrichi depuis les années 135

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‑soixante-dix, issu des émigrations successives de poètes déjà formés sur l’Île ainsi que des bourgeons successifs d’auteurs « autochtones », c’est-à-dire des auteurs qui se sont formés littérairement en dehors du pays ou qui ont publié leurs premiers livres sur le lieu de leur bannissement (Barquet, 2002 : 20).

Dans cette même logique s’inscrit le récent ouvrage d’Armando Chávez Rivera, Cuba per ser : cartas de la diáspora, qui renferme le témoignage de cinquante écrivains dispersés de par le monde. À partir d’un questionnaire unique, les sujets interrogés abordent les sens du déplacement pour l’identité personnelle et le processus créatif, la compréhension de la culture cubaine dans sa dimension non exclusivement territoriale, la vision de Cuba dans la distance et les vécus transculturels des écrivains en tant qu’auteurs et acteurs d’une diaspora. Dans cet ensemble dialogique qui approfondit les différences sans exclure la controverse s’établit un registre d’une grande richesse humaine, où le concept de diaspora acquiert corps et figure.

Une expérience créative de la diaspora : trois poètes cubaines mettant l’accent sur le voyage et la remémoration Dans la diversité littéraire de la diaspora, Carlota Caulfield, Juana Rosa Pita et Alina Galliano1 conçoivent une poésie caractérisée par une mobilité culturelle intense et des « refondements » identitaires, qui privilégie les processus transitifs entre cultures, esthétiques et langages. Le poème « Londres, cualquier día » de Carlota Caulfield est une illustration de ce corpus diasporique dynamique ; il évoque un type de femme artistecosmopolite qui vit sa passion pour les mots : Me he paseado por todo Londres con mi viejo abrigo de cuero negro y un sombrerito de tela, torcido en los bordes. De mí nadie sabe nada, sólo que soy una poeta en tránsito, que hablo inglés con cierto acento indefinido, y que mi nacionalidad es confusa. […] Lo que quiero es empaparme de arquitecturas y panoramas. Ver cómo la gente se amontona en los cruces de calles, cómo los monumentos cambian de forma, y cómo reúno fuerzas para poder regresar a mi hotel, 1

Parmi les livres les plus représentatifs se trouvent : Cantar de Isla (2003), Pensiamento del tiempo (2005) et Viajes de Penélope/I viaggi di Penelope (2007, 1re édition en 1980), de Juana Rosa Pita (née en 1939, vit aux États-Unis depuis 1961) ; En el vientre del trópico (1995) et Otro fuego a liturgia (2007), d’Alina Galliano (née en 1950, vit aux États-Unis depuis 1968) ; Autorretrato en ojo ajeno (2001), Movimientos metálicos para juguetes abandonados (2003) et A Mapmaker’s Diary (2007), de Carlota Caulfield (née en 1953, vit actuellement aux États-Unis. A déjà vécu en Espagne, Suisse, Irlande et Angleterre. A quitté Cuba en 1980).

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Diaspora

y cambiarme de ropa en diez minutos y volver a hablar de poesía (Caulfield, 2001 : 7).

Dans cet ensemble de relations dont le centre est paradoxalement occupé par le sujet décentré, le voyage transculturel tient une place importante. Le je autofictionnel se constitue dans la diaspora aux multiples facettes ; son voyage a de nombreux sens spirituels et esthétiques. Il est, pour reprendre l’expression de Hall, une traduction entre des mondes. Dans un dialogue tendu avec les topiques du retour, de la nostalgie, de la perte et du deuil – manifestes dans une zone de poésie cubaine de l’exil et propres au concept de diaspora lié au trauma de la perte de nation et du foyer d’origine –, le dialogue apparaît avec des sens rénovés. C’est pour cela que le sujet poétique d’Alina Galliano annonce avec la jubilation du détachement : Escribo para decirte que he comenzado el viaje con esta acción se rompe todo lo ya previsto, así que he regalado mis recuerdos, las prisas de mis pies, las puertas que he cruzado, los marcos de ventanas donde colgué mis ojos retomando paisajes de rostros y estructuras, robándole perfiles a todas las ciudades que nunca se sintieron de ti favorecidas al escuchar tus cantos trepar los edificios a modo de escalera para irrumpir de pronto y trastocar atmósferas. Ahora reconozco que no hay lugar ni puerto que pueda contenerme […] (Galliano 1994 : 187).

En se configurant comme des poètes en transit, il leur est possible d’être entre leur lieu d’origine et un lieu non encore atteint. Dans cet être entre et le refus d’être dedans ou dehors, les poètes sont des voyageuses qui remémorent et tissent leurs imaginaires dans le métier à tisser diversifié de la diaspora. Ainsi, Juana Rosa Pita fait voyager Pénélope, une figure transgressive majeure dans les relectures mythiques de la diaspora. Et ses voyages possèdent la constitution métafictionnelle de l’écriture qui, au beau milieu de la crise, défend le pouvoir génésique et libérateur de l’imago : No basta con tejer para la espera es preciso viajar : volar la pluma por la ternura encuadernada en sueños : chalupa más sutil cóncava y ágil que las viriles naves de Ulises intermitentemente prisionero. 137

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Madre isla que estás venida a remos convertida en solar de pretendientes : infundiendo los viajes ¿quién guardará tus playas de naufragio ? « Penélope no está : queda su imagen » (Pita, 2003 : 59).

En quête de soi comme autre dans la configuration d’archétypes du voyage, le discours de Juana Rosa Pita n’est pas une exception dans la poésie de la diaspora. Son discours effectue des transmigrations de la culture universelle et de la culture d’origine qui souligne une affiliation – peut-être à Martí, Dulce María Loynaz, Lezama Lima – figurant sa « Mère Île ». La fiction de Cuba adopte les formes les plus variées : île fantastique et réaliste, mythique et historique, projetée dans un avenir conjoncturel et dans le temps mythique depuis le présent perpétuel de l’énonciation performatique du poème. L’île est la carte de l’imaginaire, blue-print, palimpseste, sur laquelle chaque poète se recrée et crée les espaces qu’il tente d’habiter. Dans la mobilité perturbée de la culture de cette diaspora, Cuba apparaît comme une référence et un fondement. Conçue dans la réminiscence, la rêverie, le rêve, son image expérimente des métamorphoses incessantes. Avec leurs textes, les écrivaines tracent une cartographie singulière de l’espace multiculturel des circulations, basée sur des rencontres, des anagnorèses et des épiphanies ; sans compter les souvenirs et les vécus dramatiques de solitude, de perte et de déracinement, tous représentatifs du travail poétique et de la diaspora. Avec ces espaces imaginaires que sont les présences et absences, entre-lieu et intervalle, l’île et les voyages prennent souvent la forme d’hétérotopies, d’artifices poétiques qui relient des espaces incompatibles et agissent sur le langage en inventant d’autres syntaxes du mouvement – de l’insoumis et du marginal en particulier. Dans l’imaginaire de la diaspora, les hétérotopies sont des espaces alternatifs, oniriques et projectifs qui signalent des conflits, des omissions et des absences. De plus, elles sont fréquemment des refuges mythiques où se rencontrent les sujets dans une mémoire habitée depuis cet intérieur par les fictions les plus complexes de l’identité. Dans cet imaginaire hétérotopique, les villes qui donnent corps aux espaces de la mémoire et à leurs mythologies jouent un rôle principal. Ces villes encapsulent à leur tour les maisons de l’histoire familiale, comme le montre l’extrait de Rue de la Messine 10 : Aimée y yo no hemos encontrado el primer laúd del mundo, aunque lo hemos buscado minuciosamente, yo en mi francés infantil, y ella con su suelta lengua belga. Pero sí hemos descubierto un tesoro arquitectónico y sentimental : casa de mi abuelo, alta blanca, huesuda como un animal prehistórico en buena forma. 138

Diaspora

Y como yo soy casi especialista en reliquias y una sentimental casi de telenovela, me puse a llorar de alegría ; casa, morada, palacio señorial que albergó la diáspora de los míos, en un París de excepciones y gestos (Caulfield, 2001 : 15).

Même si elle partage ce point de vue génésique, l’errance de la femme-artiste se différencie du regard du flâneur. Elle récupère les restes de la famille dans une relation généalogique qui réunit des vestiges de l’histoire. Quand elle observe avec passion le mouvement de la ville fulgurante, elle rencontre la demeure de sa diaspora. Et il convient de remarquer cet oxymoron où cohabitent la dissémination et le centre fixe du foyer. Ainsi, la maison mère – un thème récurrent dans la poésie de la diaspora – existe dans le mouvement excentrique. Finalement, l’exil existentiel du flâneur, passant qui n’est plus solitaire, se transforme en une épiphanie identitaire liée aux perceptions et aux connaissances du sujet en situation de diaspora. À côté de la maison apparaît le corps comme topos métaphorique qui inscrit l’espace autofictionnel dans les vastes dimensions des transvasements de cultures. Alina Galliano trace des cartes originales érotico-­culturelles de genre et sexualisées, où la réminiscence possède une corporéité sensible. Son sujet fictionnel, moi inépuisable, développe une liturgie synesthésique de sacralisation érotique dans l’échange avec d’autres cultures, mais néanmoins centrée sur l’originaire. De cette manière, le poème II de En el vientre del trópico donne corps à l’absence de Cuba dans une expérience sensitive spiritualisée de splendeur formelle : Por semanas enteras he tratado de sostener las posibilidades de un caimito, pero los dientes carecen de memorias, viven en desidencia con el trópico, son incapaces de atravesar los meridianos del sabor, su furia, que trajinando el paladar conversa con un proyecto de pulpa en coito perfecto con mis muelas. Entonces desde aquí soy la otra boca en mutación que puede lo mismo que un manglar bordear la Isla, definiendo los paralelos del olor, 139

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marcando la zona donde el hambre come espejos (Galliano, 1994 : 4).

Le moi discursif incorpore l’autre de dimension transubjective, mythique et fantastique pour habiter les espaces de l’imaginaire dans le vécu de ses dons culturels où la faim n’est pas seulement un manque, actualisant ainsi l’anthropophagie comme métaphore identitaire. Comme elle est ambivalente, privée de soutien mais génératrice d’aliments spirituels, celui qui parle vit ses changements. Dans ses métamorphoses, elle se nourrit de soi. En dévorant ses miroirs, elle est créée par elle-même. Ni épiphanies, ni deux ex machina, mais seulement la nourriture liturgique – le caimito (fruit), les miroirs, l’Île – dans un rite d’auto-engendrement. Les poètes rappellent avec les sens, recréent de manière sensorielle. Elles écrivent la douleur et le plaisir de leur diaspora. Avec une imagination restante, elles revivent le pays natal et la dissémination au sens de la récupération des vestiges, des marques de Derrida. Dans un mouvement autogénératif mais en se réinventant dans une dynamique excentrique, elles subvertissent le discours de territorialité exclusive pour créer isomorphiquement le corps de la nation déplacée omniprésente. Lorsqu’elle vit le sens traumatique de la patrie en question, la femmeartiste se dépeint dans l’écriture – souvent la seule référence à la mère. Les jeux identitaires apparaissent sous les modes les plus variés, autofictionnels, mythiques et même hétéronymes. Dans les textes d’Alina Galliano, ce sont ses incarnations de la mythologie yoruba et nahuatl ; dans Juana Rosa Pita, avec la relecture d’Euridice et de Pénélope ; dans Carlota Caulfield, à travers les archétypes mythologiques et les doubles scripturaux. Les poètes s’inscrivent dans leurs miroirs-livres et se regardent dans les miroirs des multiples cultures où elles se déguisent et traduisent, donnent forme à une image de soi et de l’écriture comme travail autocréatif, régénérateur. Réminiscences et prospections, reflets et fragments, tous ces éléments font du poème un jardin de chemins divisés, un artifice de spatialisation sans limites fixes ou stables, où circule le sujet transnarcissiste projeté dans son travail créatif de guérison et de renaissance à travers l’écriture. Habitée par l’ouvrage à venir, en cours, l’auteure-écrivaine inscrit et écrit avec autonomie, y compris d’elle-même, ses signes identificateurs dans le livre de la mémoire imaginaire ; elle y enregistre ses formes mutantes, comme le montre le poème « La furia de la cámara » : Ella es una mujer. Está aquí (y escribe poemas) Ella se arma (y se desarma) 140

Diaspora

como en un rompecabezas. Ella mira hacia la cámara (y oprime el obturador) (Caulfield, 2001 : 67).

La poétique de la circulation subvertit l’autoportrait canonique ; le sujet poétique fait plus que se représenter, il fabule le passage du visible à l’invisible, du factuel au symbolique. Il est réversible, en cours de processus et aux multiples facettes. En analysant dans le détail la mobilité et l’hétérogénéité de sa propre constitution, son autofiction spéculaire est plus proche de Protée que de Narcisse. L’autoportrait s’ouvre à l’altérité, il est composé d’une diversité de fragments, de visions et de références tel un autorretrato em olho alheio2, pour reprendre le titre d’un livre emblématique de Carlota Caulfield. Comme l’écrit Rushdie en se basant sur son vécu, les migrations massives ont créé un nouveau type d’être obligé de s’autodéfinir à partir de son « autreté » vu qu’il est généralement défini par d’autres (Rushdie 1983 : 119). Si l’on pense à partir de la métaphore révélatrice du prisme de Pierre Ouellet qui contribue d’une manière plus nuancée l’altérité de l’esprit migrant (Ouellet 2007 : 35-37), il est possible d’observer la dynamique de réfraction-diffraction, de dissémination-concentration, de convergencedivergence. Une dynamique très représentative de l’esthétique de la diaspora, qui tient compte des effets des identités qui se forment, se déforment et se transforment dans le mouvement transculturel, quand les identités diasporiques se font dans les reflets des tournesols, productivement problématiques de l’altérité. Les figures de la fiction se redéfinissent sans moment fixe de naissance, vivent une régénération incessante pour réinterpréter l’appartenance en termes de transformation. C’est ce qu’illustre Juana Rosa Pita dans un poème de synthèse éloquent : « Se nace en un país/ y en otro se renace / Nos cría un fulgor sin fronteras » (Pita 2003 : 133). Dans cette fulguration ressortent les sens de l’écriture qui, tournée vers l’autoconnaissance, va aussi à la rencontre d’une conscience suprapersonnelle. Le poème « Ciudadania sutil » de Rosa Pita en est un exemple ; il semble dialoguer avec le précédent dans l’énonciation d’un savoir humain emblématique de poète : Cualquier sitio es un distrito del exilio total de la existencia a oscuras. La patria es solamente un espejismo precoz, y persiste reverberando con gracias mil de oasis, aunque ya degradada, en el recuerdo. 2

N. de T. : autoportrait à partir du regard d’autrui.

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Pertenencia raigal da el aire nuestro : pan de nosotros, de la estrella el vino. Secreto nuestro rastro por la vida como el de garzas y gacelas. Nada ni nadie puede separarnos : todo exilio menor es ilusión (Pita, 2005 : 30).

Émancipée de la métaphysique de l’origine unique, la personne poétique dépasse ses limites. Elle s’écrit plus sur le nouveau devenir que sur le retour. L’exil se resignifie, s’ouvre à d’autres sens qui font allusion à la transhumance symbolique de l’après-exil, distincte de la diaspora et de son esthétique post-métaphysique, aux frontières mouvantes. Pour écrire les croisements multiformes et les traversées, l’imaginaire est transgressif. L’idée de nation de l’historiographie ne s’intègre pas pleinement dans la poétique et n’est pas un concept restreint de la littérature cubaine de l’exil. Dans sa tension productive entre dispersion et origine, la diaspora ne pourrait pas non plus être le pôle opposé de la nation et de la nationalité. Plus qu’une distance ou une perte irrécupérable, les textes de la diaspora sont des signes multiformes qui font sens dans la translation. Avec la création de nouveaux sens métaphoriques, la poésie n’est pas du retour ni de la redécouverte archéologique ou restauration : elle est une production culturelle, une pratique que Hall privilégie dans l’esthétique de la diaspora. Patrie, traditions et culture mère ne sont pas effacées. Aux côtés de la mémoire imaginaire – visible dans la récurrence du paysage et de la société de l’île, la langue, l’enfance, la famille, le foyer d’origine ainsi que, et surtout, les relectures de la culture originaire – apparaissent de nouveaux imaginaires aussi bien liés à l’achèvement du deuil de la perte du « lieu » originaire qu’à la resignification du sujet fictionnel dans les pratiques interculturelles. Pour nombre de femmes migrantes, la question de l’identité se présente par rapport au mouvement qui va en direction de la pluralité, « dont les racines peuvent se développer y compris dans le désenracinement, dans l’ambivalence parfois et, principalement, dans la capacité de sortir du deuil, qu’il soit du pays, de la sécurité uniculturelle ou d’un amour » (Lequin 2001 : 285). Chaque écrivaine projette avec originalité un travail cohérent de production d’une ontologie historico-culturelle de soi, à la manière d’un roman inédit d’artiste poétique. En plongeant dans la diaspora, l’écriture fabule la continuité conflictuelle du vécu dans une identité narrative des circulations et des métamorphoses. Ainsi, les trajectoires singulières de la femme-artiste intègrent un réseau hypertextuel qui, librement et dans différentes directions, relie les auteures et leurs poétiques distinctes. 142

Diaspora

À partir de son identité complexe, cette pratique d’autocréation permet d’apercevoir d’autres mondes possibles dans la littérature cubaine actuelle si l’on considère que la diaspora n’est pas une exception historique mais qu’elle a lieu parallèlement à des processus d’identification relatifs à la nation disséminée. En détranscendantalisant les origines, la poésie développe une fiction de soi et des diverses cultures qui nous invite à lire dans les déplacements et les confluences qui nous constituent. Dans cette sensibilité des poètes en transit, du prisme irradiant, de la fulguration de la création et au-delà de toute vision unitaire, fermée ou onto-téléologique, Alina Galliano, Carlota Caulfield et Juana Rosa Pita créent leur discours poétique de diaspora. En reprenant la parole poétique d’Alina Galliano, chacun de nous pourrait dire : Estoy en libertad, ahora comienzo a saborear ese arte del viento cuando acaricia las piedras y las transforma al crear sobre sus superficies la memoria del viaje, lo versátil de vivir sin fronteras, de saber que nadie lleva consigo sus pertenencias y que la vida es una pasión de amor incontenible (Galliano 2007 : 184).

Finale ouverte Les diverses interprétations rencontrées dans la théorie et la fiction poétique ouvrent la voie à certaines questions pour la réflexion. Si une définition achevée du concept de diaspora n’est pas recommandable ni viable, on peut cependant en souligner la signification théorique, épistémologique et méthodologique de formulation dans des contextes historiques distincts, et ce à partir des différents espaces et temps culturels. Dans la diaspora contemporaine, toute conceptualisation implique les mouvements migratoires de la phase transitionnelle du capitalisme tardif, en particulier par rapport à l’hétérogénéité, l’hybridation, la transculturation et la formation de nouvelles identités composites. Le concept de diaspora suppose la notion de lieu originaire à partir duquel survient la dispersion ; il invoque de multiples voyages et une cartographie du déplacement. En conséquence, il s’agit d’un concept hautement représentatif de la mobilité de notre époque, ouvert aux sens changeants du temps humain de l’histoire de la culture. Formulé dans la fluidité, la porosité et le caractère englobant de ses sens, il inclut, et parfois transgresse, les nombreux termes sur la migration et l’exil qui circulent dans l’histoire. Dans la théorie actuelle sur la diaspora, les topos discursifs récurrents se réfèrent au voyage, à l’origine, à la mémoire, à la migration, à l’exil, à l’expatriation, à la nation, au retour, aux traditions, aux mythes 143

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fondateurs, à l’habitabilité, à la localisation, à la frontière, aux zones de contact, à l’entre-lieu et à l’identité/altérité – ce dernier étant la référence majeure. Les termes composites de teneur théorico-opérative, liés au concept et qui rendent possible une trame analytique diversifiée et plus minutieuse, sont tous diasporiques : dimension, imagination, espace, sujet cosmopolite, expérience, qui réunit réflexion et vécu. L’utilisation du terme diaspora s’est surtout généralisée à partir des années 1980 ; le cas échéant, il occupe le lieu de l’exil, de la migration et du bannissement. Dans l’expérience cubaine, le dépassement des schèmes dichotomiques d’Île et de diaspora ainsi que des classifications et des périodisations excluantes a, surtout à partir des années 1990, cédé la place à l’idée de la culture cubaine comme une seule, avec différents lieux d’énonciation. L’élément central n’est plus l’origine fixe mais la formation d’identités transculturelles, un processus dans lequel la mémoire imaginaire tient un rôle principal. Après une notion fermée de diaspora, la théorie est en train d’élaborer l’entendement dynamique, et non exclusivement territorial, de la transnation. La plupart des théoriciens et écrivains de fiction sont diasporiques. Aux côtés de la voie théorétique se développent des formes telles que l’autobiographie non individuelle, la biographie communautaire, la biofiction, l’autofiction culturelle et d’artiste, entre autres, avec un facteur autoréflexif marqué. Le concept lui-même met en évidence quelque chose de manifeste dans d’autres sphères du travail intellectuel et de l’imaginaire : il n’y a plus de compartiments génériques étanches entre le vécu et le théorisé ou fictionnalisé, entre l’essai et la fiction, entre la pensée et la praxis vitale et créative. Toutefois, l’esthétique de la diaspora est un sujet en ascension ; si les poétiques du déplacement sont citées de manière réitérée, c’est davantage pour comprendre la fonction psychosociale de l’art et de la littérature ainsi que les commentaires thématiques que pour faire référence à des modes de création. Dans cet intérêt croissant, les notions de décentrement, syncrétisme, transculturation, traduction et hybridation s’appliquent. Se distinguent les lectures hétérodoxes de la culture universelle et les relectures mythiques, la prédominance de la mémoire restante, la création d’imaginaires transculturels en lien avec des réinterprétations de la culture originaire et mondiale, la création d’espaces compensatoires, le développement des écritures de soi et le fonctionnement des textes par association, transformation et variations, pour modeler une lecture de zones de contacts avec des lecteurs et des auteurs plongés dans le continuum diasporique. Le concept contribue également et de manière très importante à la reformulation de la carte des cultures dans le contexte transnational. Il permet de redessiner l’histoire, la critique et la théorie littéraires. Par 144

Diaspora

conséquent, les études littéraires ont beaucoup à dire sur la déconstruction des conceptions onto-téléologiques, en particulier sur le plan de la transcendantalisation des origines, des essentialismes, des métaphysiques de l’identité et des pratiques d’exclusion. En reprenant les termes de Said, on pourrait imaginer la liberté universitaire comme une invitation à renoncer à l’identité dans l’espoir de comprendre et, peut-être, d’en assumer plus d’une.

→ Voir aussi : Déplacement ; Corps sismographiques ; Errance, migrance, migration. Bibliographie Álvarez Borland, Isabel, « La lengua nómada. Orígenes y la diáspora del 90 », in Revista Encuentro de la Cultura Cubana, Madrid, vol. 33, 2004, p. 265-274. –, «  Fertile Multiplicity  : Zoé Valdés and the Writer of the ‘90s Generation  », in Méndez Rodenas, Adriana (dir.), Revista Hispano-Cubana, Diáspora o Identidad : ¿Adónde va la cultura cubana ?, Madrid, n° 8, 2000, p. 43-49. –, Identity and Diaspora. « Cuban Cultures at the Crossroads », in O’Reilly, Andrea Herrera (dir.), Cuba : Idea of a Nation Displaced, New York, SUNY Press, 2007, p. 143-160. Barquet, Jesús J., « Nueve criterios para armar y una conclusión esperanzada », in Barquet, Jesús J. et Codina, Norberto (dir.), Poesía cubana del siglo XX, Antología, México, Fondo de Cultura Económica, 2002, p. 7-39. Behar, Ruth, «  Going to Cuba  : Writing Ethnography of Diaspora, Return, Dispair », in Kaplan, Caren (dir.), Questions of Travel : Postmodern Discourses of Displacement, Durham, Duke UP, 1996. Bolaños, Aimée G., Poesía insular de signo Infinito  : Una lectura de poetas cubanas de la diáspora, Madrid, Betania, 2008. Brah, Avtar, Cartographies of Diaspora  : Contesting Identities, London, New York, Routledge, 1998. Caulfield, Carlota, Autorretrato en ojo ajeno, Madrid, Betania, 2001. –, Movimientos metálicos para juguetes abandonados, Islas Canarias, Gobierno de Canarias, 2003. –, A Mapmaker’s Diary : Selected Poems, Trad. de Mary Berg. Prologue [M.G.B.]. « Carlota Caulfield, Poet in Transit » d’Aimée G. Bolaños, New York/Buffalo, White Pine Press, 2007. Chávez Rivera, Armando, Cuba per se : cartas de la diáspora, Miami, Universal, 2009. Clifford, James, « Travelling Cultures », in Grossberg, Laurence ; Gary, Nelson et Treichler, Paula (dir.), Cultural Studies, New York, Routledge, 1992, p. 96-112. –, « Diaspora », in Cultural Antropology, n° 3, 1994, p. 302-398. Derrida, Jacques, L’Écriture et la différence, Paris, Seuil, 1967. 145

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Dislocation/Déplacement1 Elena Palmero González Penser la notion de déplacement dans le domaine des sciences sociales – et, plus particulièrement, dans le champ des études culturelles –, nous renvoie à divers types de mobilité (physique, spirituelle, linguistique), différentes pratiques d’émigration, d’exil, de mouvements diasporiques, d’exode, de nomadisme, de circulation des personnes. C’est réfléchir aux transferts et aux transits de toute sorte, aux politiques de migration et aux économies du voyage. Au sens du vécu et de la pratique individuelle, le déplacement est un concept fondamental pour les études centrées sur l’imaginaire et la mémoire culturels ; au sens méthodologique, il devient un paradigme fondamental pour réfléchir aux processus culturels. C’est dire que le concept recouvre un vaste champ de significations et de relations ; c’est le renvoi au lieu – ou les néologismes procédant de sa déconstruction – qui articule ce vaste réseau conceptuel. Dans le monde transnational qui est le nôtre, ce concept sert désormais d’outil de définition. Face à cette nouvelle sensibilité, celle de ceux qui franchissent des frontières, circulent dans des espaces publics en mouvement ou habitent dans de nouvelles « communautés imaginées » – pour reprendre la célèbre expression de Benedict Anderson (2005) –, le déplacement est une notion-clé pour comprendre et saisir notre « modernité débordée » (Appadurai 2001). Cette référence n’est pas innocente. En effet, dans son livre désormais classique, Après le colonialisme. Les conséquences culturelles de la globalisation (2001)2, Appadurai avance une lecture du monde contemporain à partir d’une théorie de la rupture, où les moyens de communication et les m ­ ouvements 1

2

Dislocation/déplacement, en français ; dislocación/desplazamiento, en espagnol ; dislocation/displacement, en anglais ; deslocamento/desplaçamento, en portugais. Avec de légères variations d’usage, mais toujours à l’intérieur du même champ sémantique, les deux mots font allusion à la notion de local et ont une origine latine : loco (lieu), loco (lugar) et plattĕa (plaza, place, plaça). La formation des deux mots renvoie toujours à l’idée de centre et de point stable et à sa déconstruction par le préfixe des/dis : dis+locare = délocaliser (placer quelque chose hors de son lieu) et des+place = déplacer (bouger ou sortir quelqu’un du lieu où il se trouve, déplacer). Le titre original est Modernity at large (1996). Je cite l’édition de Fondo de Cultura Económica, La modernidad desbordada. Dimensiones culturales de la globalización (2001).

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migratoires s­ eraient les deux angles principaux d’approche et de problématisation du changement qui s’est opéré dans notre société, expliquant aussi la subjectivité moderne. Une imagination nouvelle, comprise à la fois comme un champ organisé de pratiques sociales et un univers de négociation, a pris naissance au gré des déplacements de notre époque moderne. C’est une imagination en mouvement qu’Appadurai étudie à travers des « paysages » toujours fluides, changeants et en dislocation permanente. James Clifford, dont l’œuvre fait indiscutablement référence sur ce point, a fait du déplacement un point d’articulation de toute pensée traitant de la culture. Dans Malaise dans la culture. L’ethnographie, la littérature et l’art au xxe siècle (1996)3, Clifford se propose d’examiner la culture à la lumière de processus impurs, de pratiques de croisements. Il se prononce pour une ethnographie « de conjonctures », pour une science qui se meut continuellement à travers les domaines culturels, non pas pour interpréter des formes de vie différentes et totales, mais pour opérer une stratégie de dialogue entre elles, la concevant comme « une forme constamment déplacée », une façon de résider et de voyager à la fois (1996  :  16). Réflexion qu’il poursuivra de manière féconde dans son œuvre postérieure, centrée, précisément, sur la façon d’étudier la culture lorsque celle-ci s’est adaptée au mouvement. Si la résidence est traditionnellement conçue comme la base de la vie collective et le voyage comme un supplément, Clifford subvertit ce raisonnement en se demandant si les pratiques de déplacements ne pourraient pas être considérées comme constitutives de signifiés culturels, au lieu d’être leur simple extension ou leur transfert. Cette délocalisation proposée par le professeur et anthropologue nord-américain procède d’une façon particulière de voir le déplacement et la permanence comme des notions complémentaires et non antinomiques, différente de l’approche analytique occidentale plus traditionnelle. Cette idée de culture fondée sur le déplacement correspond à la notion d’identité vue également dans une optique de mobilité. Pour Clifford, l’identité ne se réfère pas seulement à un lieu fixe, elle est nécessairement liée au déplacement et à la relocalisation. C’est pour cela qu’elle n’est pas unique mais plurielle et qu’elle a plusieurs visages. L’étude des identités implique aujourd’hui que nous nous placions dans la perspective que celles-ci ne présupposent pas des cultures et des traditions continues. Partout, les individus et les groupes improvisent des réalisations locales à partir de leurs passés reconstruits, en recourant à des moyens, à des symboles et à des langages étrangers. Ce qui veut dire que notre existence s’organise en fragments 3

Le titre original est The predicament of culture : Twentieth century ethnography, literature and art (1988).

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mobiles. Lorsque les relations entre moi et l’autre se révèlent être, plus que jamais, de l’ordre du pouvoir, du rhétorique, et non plus de l’essence, la « différence culturelle » n’apparaît plus comme une altérité stable et exotique. C’est dans cette perspective non essentielle de la culture et de l’identité que le chercheur oriente son approche dans Malaise dans la culture. En outre, dans son deuxième chapitre consacré à l’exploration des possibilités d’une « poétique du déplacement », l’auteur s’intéresse à l’étude de quelques expressions littéraires du déplacement, en se focalisant sur les formes autoréflexives des récits de voyage et en accordant une place à l’écriture et au collage en tant que formes de création ouvertes, interactives et en cours de réalisation. Dans le livre suivant Malaise dans la culture, intitulé Routes : Travel and Translation in the Late Twentieth Century (1997)4, Clifford revient à l’idée que nous vivons « une résidence voyageuse » (Clifford 1996 : 12). Son but est d’ébaucher une image de la localisation humaine, constituée par la double articulation du déplacement et de la fixation. Il soumet ainsi à la discussion le présupposé qu’une sphère locale préexiste au déplacement, car, à son sens, « les centres culturels, les régions et les territoires délimités ne sont pas antérieurs aux contacts mais contribuent à les consolider » (Clifford 1996 : 14). Depuis cette perspective « décentrée », Clifford nourrit l’idée d’une culture « translocale », qui ne serait plus globale ni universelle, afin de rendre compte des multiples intersections qui se produisent entre des processus locaux, régionaux et globaux, dans les conditions d’une communication vaste et massive et d’une humanité en mouvement. Son idée de « translocalité » place la culture dans un immense réseau de relations complexes, mobiles et, surtout, multidirectionnelles. C’est dans ce cadre multidirectionnel qu’il développe sa discussion sur le thème des frontières vues comme des formes très particulières de déplacement. Pour Clifford, dans les zones de contact, la configuration et la reconfiguration des identités s’opèrent de façon duelle : contrôlées, d’un côté, elles sont aussi et toujours transgressives, de l’autre. Ce qui revient à dire que les identités diasporiques, frontalières et hybrides ont tendance à rassembler des langues, des traditions, des imaginaires, toujours de façon créatrice, « en articulant des patries en lutte, des forces de la mémoire, des styles transgressifs, dans une relation ambiguë avec les structures nationales et transnationales » (Clifford 1996 : 21). Il s’applique également à étudier d’autres pratiques de croisement, des tactiques de traduction, des expériences du double ou de l’attachement multiple. Il théorise diverses expériences du déplacement, juxtaposées sans être exactement équivalentes, telles que les diasporas, l’émigration, l’exil. Il distingue des variables dans la perception de ces différents types de 4

Je cite l’édition hispanique, Itinerarios Transculturales (1999).

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déplacements, ouvrant une riche réflexion sur la diaspora et le voyage dans la perspective du genre et l’occasion d’un dialogue fructueux avec Sara Mills (1991), Janet Wolff (1993) et Caren Kaplan (1994-1996), qui ont étudié avec attention ce sujet du déplacement spécifiquement féminin. On retrouve dans la pensée de Patrick Imbert la vision du déplacement comme événement qui ne fonctionne pas de façon unitaire, et ne peut, par conséquent, être étudié comme un vécu homogène. Il est certain que, dans un monde actuel globalisé mais non homogène, ni le déplacement ni le postmodernisme ne sont des phénomènes unitaires. Dans Trajectoires culturelles transaméricaines (2003), le chercheur canadien explore les variables dans la perception du déplacement – qu’il étudie comme clé de la culture postmoderne – en opposant des pratiques discursives provenant d’espaces aussi différents que le Canada, l’Argentine, le Chili ou le Brésil, dans le but de démontrer que la perception et la praxis du déplacement ne sont pas semblables dans toutes les parties de l’Amérique. Cette approche s’avère particulièrement utile sur le plan épistémologique, si nous considérons qu’Imbert garde l’aspect mobile du concept, autrement dit qu’il présente le déplacement comme une notion en déplacement – précisément. Cette vision nous paraît essentielle pour mieux comprendre la fluidité avec laquelle se produisent les processus culturels. Dans Tres propuestas para el nuevo milenio (y cinco dificultades), essai très lucide publié en 2001, l’écrivain argentin Ricardo Piglia choisit comme thème central de sa réflexion le déplacement. Partant d’un jeu spéculatif, Piglia se propose de compléter les cinq propositions formulées par Italo Calvino dans ses célèbres Leçons américaines. Aide-mémoire pour le prochain millénaire (1989), couplées aux valeurs qu’il jugeait permanentes dans la littérature du nouveau millénaire – à savoir la légèreté, la rapidité, l’exactitude, la visibilité et la multiplicité –, en dissertant sur une sixième – la consistance – que Calvino n’avait eu que le temps d’annoncer sans développer. La formulation de Piglia, le déplacement face à la consistance, apparaît comme une alternative, une lecture en marge, dont la finalité serait de démontrer la pertinence de regarder le monde « de biais », dans la perspective du déplacement. De penser la littérature de l’avenir depuis l’expérience de la marge, « au bord des traditions des centres, en regardant de biais » (Piglia 2001 : 13). Au questionnement initial – comment penser la littérature de l’avenir depuis l’Amérique latine, depuis l’Argentine, Buenos Aires, une banlieue de Buenos Aires ? Comment un écrivain de cet axe périphérique peut-il penser cette littérature potentielle ? – Piglia répond dans son essai que cette approche de la littérature, et, en particulier, de la littérature produite dans cet « axe périphérique » que peut être Buenos Aires ou n’importe quelle ville latino-américaine, est seulement possible à partir du déplacement, déplacement qui se traduit par un regard décentré, depuis les frontières et la transgression. 150

Dislocation/Déplacement

Il est évident que, pour Piglia, le déplacement n’est pas uniquement un problème de localisation géopolitique. Le fait de privilégier le déplacement comme une caractéristique de la littérature de l’avenir signifie, dans le texte de Piglia, privilégier la notion de limite. Il entend la limite non seulement comme une relation spatiale, mais également comme une relation au langage. Ainsi, écrire depuis l’Argentine c’est, pour l’essayiste, une façon d’écrire dans les limites du langage et de se confronter aux limites de la littérature. Pour étayer cette hypothèse, il s’appuie sur l’expérience d’écrivain de Rodolfo Walsh, qui a poussé jusqu’à ses limites la notion de responsabilité civile de l’intellectuel et dont le travail, parlant d’expériences qui vont au-delà du nommable (l’horreur, la violence), s’inscrit dans les limites génériques de la littérature et du langage. En suivant cette voie, Piglia démontre comment le déplacement – spatial, temporel ou discursif –, en tant qu’idée régénératrice de la marge, peut être aussi une stratégie opérationnelle pour étudier des textes et des processus littéraires dans le cas de nos cultures « non hégémoniques ». C’est aussi ce que propose Silvia Rosman qui, dans son livre Dislocaciones culturales : nación, sujeto y comunidad en América Latina (2003), développe l’idée du déplacement comme stratégie fondamentale pour étudier la littérature de la modernité latino-américaine. Rosman part du critère que, tout comme les notions essentialistes (État, nation, identité, langue et littérature nationale) se sont révélées incapables d’expliquer nos processus littéraires, leur resémantisation actuelle court le risque d’être tout aussi insuffisante, dans la mesure où nous reprenons les mêmes paradigmes de centre, origine et représentation – cette fois comme inversion ou négation. Tout vient, selon elle, de ce que nous n’avons pas encore perdu cette habitude de localiser le lieu et l’agent de la dislocation, que nous cherchons encore « une identité » – aujourd’hui qualifiée d’hybride, de multiculturelle ou plurielle – en lisant des textes littéraires, et que nous nous entêtons à vouloir inscrire les œuvres dans une « communauté littéraire ». Son livre se présente comme une alternative à ce paradigme en optant pour une herméneutique de la singularité des textes littéraires. Lire des textes comme des objets singuliers apparaît comme une façon déplacée de lire « l’identité » d’une littérature et comme « une herméneutique éthico-politique de la communauté littéraire » (Rosman 2003 : 11), la communauté étant comprise comme une identité multiple et plurielle. Ce n’est pas un hasard si les textes choisis comme objets d’analyse critique sont d’Alejo Carpentier, Jorge Luis Borges, Octavio Paz ou Ezequiel Martínez Estrada, écrivains dont l’œuvre déconstruit les notions binaires et statiques. Comme le dit Rosman : La déstabilisation des systèmes binaires entreprise par ces textes use la cohérence interne de l’ordre du savoir. C’est pour cette raison que je lis ces textes en termes de « para-disciplinariedad » (« para-disciplinarité ») car, en déplaçant les concepts qui ont servi à réguler le savoir sur les textes latino-américains, 151

Glossaire des mobilités culturelles

ils déplacent également les frontières disciplinaires (et régulatrices) grâce auxquelles ces savoirs sont transmis (Rosman 2003 : 29).

La stratégie du déplacement, dans la théorie de Piglia et dans l’exercice de critique littéraire de Rosman, s’avère d’une lucidité extraordinaire lorsqu’elle opère sur le terrain de l’historiographie littéraire. C’est dans cette perspective que travaille Ana Pizarro dans son livre, El sur y los trópicos. Ensayos de cultura latinoamericana (2004). Connue pour son travail dans le domaine de l’historiographie de la littérature latinoaméricaine, Ana Pizarro propose, dans ce livre, le concept d’aires culturelles pour étudier la production littéraire de l’Amérique latine. Elle nous alerte sur la nécessité de prendre en considération aujourd’hui une zone culturelle de nature extraterritoriale, qui s’est construite de façon visible dans les trente dernières années, à partir des mouvements migratoires de citoyens latino-américains vers les États-Unis et le Canada. Cette zone culturelle, qui n’a pas occupé, dans ses projets de l’historiographie littéraire des années 1960 et 1980, la place centrale qu’elle aurait aujourd’hui, et qui s’est progressivement construite à partir des processus migratoires qui caractérisent notre dernière modernité, a radicalement changé la carte des Amériques, en devenant un point central quand il s’agit de penser nos processus littéraires. Ana Pizarro propose de considérer la spécificité de l’histoire culturelle latino-américaine en partant de la façon singulière dont l’Amérique est entrée dans la modernité. D’après elle, ce rapport à la modernité a défini des aires culturelles : la Mésoamérique et l’Amérique andine ; l’aire caraïbe, la culture de l’Atlantique Sud, l’aire culturelle du Brésil avec ses subdivisions variées, la culture des grandes plaines, la culture amazonienne, et, enfin, cette zone culturelle complexe, transnationale, multilingue, où se produisent de nouveaux croisements et de nouveaux centres de gravitation. Ce corpus littéraire en diaspora pose de nouveaux problèmes à l’historiographie littéraire. C’est sur ce point qu’Ana Pizarro propose le déplacement comme méthodologie pour aborder ce travail historiographique actuel pour nous délocaliser d’un ethos national et nous situer dans l’espace transnational latino-américain, le seul foyer possible pour que les premiers plans se combinent dans une juste perspective. Comme l’affirme Ana Pizarro, le critique et l’historien de cette littérature aura besoin du décentrement, du double regard et d’un certain état discontinu de l’être pour affronter la tâche d’étudier cette praxis artistique. Il aura besoin de la distanciation qui lui permettra de percevoir les continuités, les différences, les simultanéités, le rapport entre les temps, de percevoir la meilleure séparation entre les limites, le point de transition exact où la démarcation devient frontière, les formes discursives du conflit, les dénominations monolithiques qui dissimulent la multiplicité (Pizarro 2004 : 36). 152

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Pour développer, en nous fondant sur ces cadres méthodologiques, une réflexion sur le déplacement, nous proposons de nous concentrer sur un corpus littéraire concret ; celui, plus particulièrement, de la littérature hispano-canadienne, produite par une communauté d’émigrés d’origine hispanique, qui a acquis une certaine visibilité ces dernières années – r­ ésultat d’un intense processus d’institutionnalisation littéraire. Ce système littéraire, qui s’articule clairement dans l’ère géographique canadienne depuis six décennies, est particulièrement intéressant pour la critique et l’historiographie littéraire latino-américaine5. Les traits qui donnent leur profil à l’ensemble sont motivés par la langue, l’origine des auteurs, les expériences communes d’émigration et de diaspora, ainsi que des affinités esthétiques manifestes entre les écrivains qui participent de cette praxis. Néanmoins, en faire l’étude à la lumière d’un ordre systématique peut être une tâche ardue. La compréhension d’un objet de nature instable, plurielle, irréductible à un archétype national, fondé sur une expérience complexe de pertes et de gains telle que la migration, et dont l’identité littéraire se construit justement à partir du déplacement, requiert aussi que nous nous situions dans la perspective du déplacement. En réponse à la question de la façon dont euxmêmes se situent culturellement et localisent leur œuvre, les écrivains hispano-canadiens invoquent le plus fréquemment leur appartenance à un espace intermédiaire, enrichissant et protéique, qui nourrit leur perception du monde et, par conséquent, leur écriture. L’écrivain Gilberto Flores déclare : « ma vie au Canada m’a ouvert à une autre perspective (…), il y a un “autre” en moi, et le dialogue qu’ils entretiennent l’un avec l’autre est parfois très inquiétant mais très fécond »6. Quant à Felipe Quetzalcoatl, il affirme que la relation simultanée d’identification et d’étrangeté avec les deux cultures « [lui] a permis de [se] situer dans un espace liminal entre les cultures, les langues et les générations d’immigration qui ont enrichi [sa] lecture et [son] écriture du monde »7. Dans une entrevue accordée à Andreia Alves Pires (2008), Nela Rio indique pour sa part : « Je ne sais pas moi-même comment me situer, ni dans la littérature argentine, ni dans 5

6 7

Pour une plus ample documentation, se reporter à l’étude du professeur et chercheur Hugh Hazelton, dans son livre Latinocanadá. A Critical Study of Ten Latin American Writers of Canada (2007). Hazelton mène une étude de très grande portée sur le processus de formation de ce système littéraire. Il effectue une excellente caractérisation des axes thématiques et stylistiques dominants dans cet ensemble et développe un bilan bibliographique très utile pour toute approche critique ou historico-littéraire de la littérature hispano-canadienne. Face à un travail aussi exhaustif, je limiterai mes remarques et renverrai au texte de Hazelton, indiqué en bibliographie. Gilberto Flores, in : Retrato de una nube ; Primera antología del cuento hispano canadiense, Luis Molina Lora et Julio Torres-Recinos (ed.), 2008, p. 123. Felipe Quetzalcoatl, in : Retrato de una nube ; Primera antología del cuento hispano canadiense, Luis Molina et Julio Torres-Recinos (ed.), 2008, p. 183.

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la canadienne, si ce n’est en ayant recours au scénario révélateur de mon ambiguïté. Je suis réellement argentino-canadienne ». C’est dire que tous ont conscience d’habiter un espace interstitiel qui appartient au domaine du symbolique, hors de toute localisation géographique. Lorsque nous parlons de l’instabilité constitutive de ce corpus hispano-canadien, nous ne devons pas seulement être attentifs à l’axe spatial ; l’axe temporel donne également à l’ensemble une dimension assez hétérogène. Car, au bout de soixante ans d’émigration intense, c’est trois générations déjà qu’il convient de distinguer dans le domaine de la littérature hispano-canadienne, et que l’on peut s’attendre, en toute logique, à des perspectives d’écrivains différentes selon les âges d’écriture. Comme des variations thématiques, des influences esthétiques différentes et un capital linguistique autre parmi les plus jeunes. Il suffit de se pencher sur l’anthologie de nouvelles hispano-canadiennes Retrato de una nube (2008), coordonnée par Luis Molina Lora et Julio Torres-Recinos, qui rassemble vingtdeux auteurs, de Nela Rio, Gabriela Etcheverry et Carmen Rodríguez à Ramón Sepúlveda ou Jorge Etcheverry, de générations très diverses. Les « vieux » émigrés, ainsi que se nomme lui-même Sepúlveda, arrivés au Canada dans les années 1960 du siècle dernier, sont, pour la plupart, des exilés politiques ; leur vécu historique et esthétique est, en conséquence, différent de celui des écrivains comme Diego Creimer, David Rozoto ou Pablo Salinas, nés dans les années 1970, qui ont émigré au Canada dans les années 1990, lorsque le monde était plus en mesure d’assimiler les déplacements propres à notre temps. Cette circonstance se traduit, dans l’anthologie, par une diversité de thématiques allant de la violence politique, de la nostalgie de la terre natale et du syndrome d’Ulysse, à une vision plus harmonieuse du déplacement, où l’appropriation de l’interculturel devient un élément de l’identité. Curieusement, si le phénomène de la migration n’est pas anecdotique dans les textes des plus jeunes, leurs protagonistes ne vivent pas non plus de façon critique leur identité de sujets déplacés mais s’assument plutôt comme citoyens vivant au quotidien d’une nouvelle culture. Le déplacement est ainsi assimilé à un état naturel, un exercice qui n’a pas de fin, consubstantiel à l’humain. La langue, associée par l’historiographie littéraire la plus traditionnelle, dans le cas de la littérature hispano-canadienne, aux concepts de littérature et de langue nationales, est entrée progressivement dans le riche processus du déplacement et de la négociation que suppose la migration. L’écriture bilingue commence à être une réalité pour les écrivains hispano-canadiens. C’est ce qu’exprime Martha Bátiz lorsqu’elle affirme : « J’ai plaisir à écrire en anglais et je suis convaincue que je continuerai d’écrire dans les deux langues »8. Dans certains cas, ce processus d’assimilation 8

Martha Bátiz, in : Retrato de una nube. Primera antología del cuento hispano canadiense, Luis Molina et Julio Torres-Recinos (ed.), 2008, p. 35.

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est devenu une esthétique et une clé puissante, comme nous pouvons le voir dans l’excellente nouvelle de David Rozotto, « La Partida », qui fait du désaccord verbal entre mère et fille une clé essentielle dans le récit. De même, l’emploi du spanglish pourra souvent être esthétiquement légitimé chez des écrivains qui, en donnant une puissance narrative et poétique à la langue, ne font qu’exprimer leur riche appropriation du déplacement comme réalité vécue qui a besoin d’être mise en discours. Il serait possible de dire, comme Piglia, que l’on écrit depuis les limites de la langue, ce qui est une façon d’écrire depuis les limites de la littérature. Il y a plusieurs décennies, George Steiner, dans son célèbre essai Extraterritorialité (2003), inventait le terme d’« extraterritorialité » pour se référer au paradigme esthétique que l’on crée dans les conditions de déplacement linguistique. C’est aux écrivains plurilingues que se référait très précisément Steiner qui, lorsqu’ils manient plusieurs langues ou qu’ils abandonnent leur langue maternelle pour une autre, inventent une nouvelle poétique. Ce déplacement symbolique inhérent au changement ou à l’alternance entre plusieurs langues peut être compris, non seulement comme une résistance à une centralité monolingue, aussi comme un défi et une résistance à d’autres exigences imposées par une identité unidimensionnelle. C’est ce qu’ont analysé Gustavo Pérez Firmat (2003) et Pablo Gasparini (2006-2009). Le déplacement culturel assumé comme une réalité culturelle, comme une façon d’être au monde et, donc, comme un lieu d’énonciation, se traduit également comme une poétique de l’écriture. Quelques écrivains hispano-canadiens ont systématisé une réflexion sur cette poétique9, définie aussi comme une déclaration esthétique – comme chez Nela Rio qui, dans la section initiale « Paroles de l’auteur » de son livre El espacio de la luz (2004), affirme que l’histoire des transits géographiques et les nécessaires réaccommodations entre la terre maternelle et le pays d’accueil constituent l’axe fondamental de son identité d’écrivaine ; ce qui, dans une certaine mesure, s’étend à l’identité de son écriture, clairement marquée par une poétique du « déplacement »10. La lecture d’un ensemble de textes littéraires hispano-canadiens traversés par une poétique du déplacement nous permet d’affirmer que tous présentent un motif récurrent qui, par son caractère systématique, devient un trait caractéristique de cette poétique. Nous voulons parler d’une chronotopie imaginaire où se croisent souvent des temps et des espaces Voir l’essai de Luis Torres, Writings of the Latin-Canadian Exile (2002) ou les conférences de Nela Rio, Un paseo por prefijos y preposiciones o la otra orilla del exilio (2003) et El pensamiento demorado : las representaciones del exilio (2004), tous en bibliographie. 10 Nela Rio, El espacio de la luz, 2004, p. 4. 9

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de nature ambiguë. Nous voyons ainsi la terre d’accueil interceptée par la terre d’origine, la mémoire par l’oubli, le passé par le présent, avec l’habituelle présence des topiques du voyage, du retour, des rêves et, de façon plus originale, ceux aussi du corps et de sa littérature, en relation directe avec la dimension autoréflexive, habituelle dans les écritures du déplacement. Nous travaillons, depuis un certain temps, sur le thème de la topographie imaginaire dans l’œuvre de l’écrivaine argentino-canadienne Nela Rio. Dans des essais antérieurs, nous avons étudié la place qu’elle accorde au corps dans son système poétique, dans le sens de la double articulation entre espace représenté et lieu d’énonciation11. Travail que nous poursuivons en nous centrant sur un nouveau topos, celui de la création littéraire elle-même comme chronotopie, univers autoréflexif que nous voudrions lire à la lumière d’une poétique du déplacement, considérant qu’écriture et autoreprésentation se croisent de façon intensément productive dans les écritures du déplacement. Nous explorons comment, dans l’œuvre de Nela Rio, la littérature devient un espace privilégié, ce qui sert de fondement à un système poétique particulier et autoréflexif, un univers auquel nous essayons d’accéder à partir de la lecture de son livre Los espejos hacen preguntas/The Mirrors Ask Questions, publié en 1999. Nous trouvons dans cet exercice de réécriture permanente qu’est Los espejos hacen preguntas/The Mirrors Ask Questions une littérature qui construit son espace dans la série littéraire elle-même, une présence auctoriale qui se déguise et se dédouble, une parole qui ne cesse de chercher une nouvelle signification dans le palimpseste, une poésie qui cherche dans la tradition poétique hispanique son image spéculaire. Ainsi le livre développe-t-il un dialogue original avec l’œuvre et l’image de Sœur Leonor Ovando, poétesse dominicaine de nos lettres coloniales, et avec Eugenio Salazar, interlocuteur principal de la poésie de la nonne et interlocuteur indirect de Nela Rio. Ce dialogue poétique à travers le temps et à plusieurs voix se fonde sur un jeu de palimpseste poétique très riche et de travestissement littéraire. Ces notions empruntées à la poétique de Genette, nous les lirons ici comme des figures du déplacement dans l’œuvre de Nela Rio, en particularisant deux instances fondamentales, l’écriture et le sujet. Dans Palimpsestes : La Littérature au second degré (1982)12, Gérard Genette s’éloigne d’une poétique textuelle traditionnelle, centrée sur 11

Je renvoie à : « Una poética del cuerpo en la escritura de Nela Rio », essai et poèmes choisis publiés dans la revue Islas, Universidad Central de Las Villas, Santa Clara, n° 148 (avril-juin), 2006, et à « El cuerpo torturado y mutilado en la obra poética de Nela Rio », publié dans Discours et Contrainte. Ateliers du SAL de l’Université Paris IV-Sorbonne, Paris, 2006-2007. 12 Pour travailler sur cet essai, j’utilise l’édition espagnole, Palimpsestos. La literatura en segundo grado, de 1989.

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l’étude de l’immanence et l’individualité du texte, pour s’intéresser à l’étude transtextuelle des œuvres littéraires – nous offrant ainsi la possibilité de les lire d’un point de vue relationnel, par cette notion de transtextualité qui renvoie aux liens, évidents ou non, qu’un texte entretien avec d’autres. Genette consacre son livre à l’étude de l’hypertextualité, référant à toute relation de l’ordre du palimpseste qui unit un texte à un autre plus ancien, non pas par le commentaire ou la citation, mais par l’imitation ou la transformation indirecte. Il procède alors à l’étude d’un ensemble de genres hypertextuels, en considérant deux axes fondamentaux dans son analyse : les relations que garde le nouveau texte avec le précédent (de transformation ou d’imitation) et le régime dans lequel il s’inscrit (satirique, ludique ou sérieux). Dans ce cadre, le travestissement est considéré comme un genre hypertextuel qui fonctionne par transformation d’un texte original. Mais alors que cette transformation est considérée par Genette comme dégradante et satirique, nous préférons adopter un autre point de vue qui considère cette forme hypertextuelle comme un jeu de duplicité, comme un artifice beaucoup plus proche du ludique que du dérisoire – voire même sérieux, si l’on considère que le double code instauré par un texte travesti ne fait que refléter la double face de la littérature, à savoir que ce qui est faux est faux et vrai à la fois13. Cette perspective nous permet de proposer une certaine lecture de Los espejos hacen preguntas/The Mirrors Ask Questions – lecture certes orientée car articulée sur le thème du déplacement culturel pour montrer comment, dans l’espace de l’écriture même et de la tradition littéraire, l’artiste argentino-canadienne trouve la communauté imaginée dont nous parle Benedict Anderson. Los espejos hacen preguntas a pris naissance de façon particulière, à partir d’une recherche de Nela Rio sur l’œuvre de Sœur Leonor de Ovando (1548-1612), en particulier sur le dialogue qu’a entretenu la nonne dominicaine avec Eugenio Salazar, poète espagnol et auditeur dans l’île de Santo Domingo, de 1574 à 1576. De ces longues journées passées dans les bibliothèques et à consulter des archives, à étudier et à reconstruire sa biographie, des lectures enrichissantes de la poésie de Leonor de Ovando, sont nés, non seulement un abondant noyau composé d’essais, mais aussi un très beau livre de poèmes, Los espejos hacen preguntas, dans lequel Nela Rio fait œuvre de passeur nous faisant entendre d’autres voix poétiques à travers les couches du temps. Statut de médiatrice diaphane d’autres voix qu’elle revendique dans le poème d’ouverture du livre : 13

Je renvoie précisément au texte Escrita travesti (2006), de la chercheuse brésilienne Ana Cristina Chiara, qui traite de ce thème du discours travesti et centré sur l’expérience de l’écriture de femmes poètes contemporaines. Les références complètes sur son travail figurent dans la bibliographie à la fin de cet essai.

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Me pasan como a un puente solamente mío el instante del pasaje. Trato de retener la tenuidad que tan rápidamente se deshace por ver si entre las volutas escucho las voces que transitan los folios del archivo. Me pasan, me pasan pasan sobre mí y se van (Rio 1999 : 23).

Quelques précisions sont nécessaires à ce stade avant de poursuivre plus avant au sujet de l’œuvre de la nonne dominicaine parvenue jusqu’à nous grâce à Eugenio de Salazar et à Silva de Poesía14. Ce livre réunit les poèmes écrits par Sœur Leonor pour Salazar pendant le séjour de celui-ci à Santo Domingo, et leurs réponses respectives. Soit un total de douze textes, dont six de Leonor et six de Salazar, reliés par un fil dialogique et une séquentialité marquée par les mêmes thèmes. Si cet ensemble inaugure l’un des dialogues le plus original de notre littérature coloniale, les six textes de Leonor restent la première trace d’une œuvre écrite par une femme poète en terre américaine. Trois cents ans plus tard, Marcelino Menéndez Pelayo s’est chargé d’inclure ces poèmes dans une note de son Antología de poetas hispanoamericanos (1893) et de faire reconnaître Sœur Leonor comme « la première femme poète dont on ait connaissance dans l’histoire littéraire de l’Amérique » (Pelayo 1927 : LX-LXXI). Cependant, il a fallu attendre 1993 pour que soit publiée pour la première fois l’œuvre de Leonor de Ovando indépendamment de celle de Salazar, sous le titre Sor Leonor de Ovando. Poesías (Fiori 1993). Composante d’un dialogue, cette œuvre ne peut se lire de façon isolée et son sens se complète dans l’interrelation dialogique. C’est cette particularité singulière que Nela Rio s’est appliquée à approfondir par sa recherche. Son essai «  Reflejos, imágenes y otros encuentros  », publié dans Los espejos hacen preguntas, et le chapitre « Me hizo pensar cosa no pensada, la poesía de Sor Leonor de Ovando (1548 ? 1612 ?) », inclus dans Diálogos espirituales. Manuscritos femeninos iberoamericanos (2005), parcourent avec une grande originalité ce thème. Le dernier texte, en particulier, s’attarde sur une analyse détaillée de la structure du dialogue dans les douze poèmes. Nela Rio fait si bien la preuve de la maîtrise qu’elle a de la stratégie discursive du dialogue, étudiée par elle en 14

Le manuscrit de la Silva de Poesía est conservé à la bibliothèque de la Real Academia de Historia de Madrid. Les douze textes cités, dont six de Leonor et six de Eugenio Salazar, se trouvent dans les folios de 203 à 209. Je n’ai pas encore consulté l’édition italienne de 2004, dont je donne les références au lecteur : Silva De Poesía. Obras Que Eugenio De Salazar Hizo A Contemplaciòn De Doña Catalina Carrillo, Su Amada Mujer, Bulzoni Le Edizioni Universitarie D’italia, 2004, 176 p.

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profondeur du point de vue théorique et de la praxis artistique, que de l’assumer dans son livre de poèmes et de la transformer en axe pragmatique de son discours poétique est parfaitement naturel pour l’écrivaine argentino-canadienne. Ce mimétisme poétique, qui n’est évidemment pas gratuit, redouble l’effet dialogique et l’image spéculaire du livre. Rio dialogue avec Ovando – mais aussi, à partir d’Ovando, avec Salazar. Dans ce mouvement, Nela Rio semble construire un réseau de voix à travers le temps, réseau qui brise les limites chronologiques pour accéder au temps infini de la poésie. C’est ainsi qu’elle avoue, dans la correspondance que nous avons entretenue régulièrement : Mi relectura poética de Leonor fue casi una necesidad. Se estableció un diálogo desde el comienzo de mi investigación. La única manera de comunicarme, realmente, fue escribir sobre ella y a ella […] El tiempo poético es infinito, nos abarca a todos. O sea que lo que tú estás pensando también entra dentro de esta « comunidad de voces »15.

Los espejos hacen preguntas se compose d’un essai et de quinze poèmes. Comme indiqué plus haut, l’essai explore le chemin parcouru pour arriver à la poésie de Sœur Leonor de Ovando et la façon dont sont nés ses textes poétiques consacrés à la nonne. Ce texte, à caractère réflexif, fonctionne comme un texte d’ouverture et offre, en même temps, des clés de lecture nécessaires pour reconnaître les hypotextes du livre dans les poèmes de Ovando et ceux de son interlocuteur, Eugenio Salazar, à partir desquels est édifié le nouveau livre de poèmes. Les quinze poèmes ont une séquentialité presque narrative et leur place dans le livre décrit le processus même de leur écriture. Les poèmes I, II et III semblent se situer dans un présent d’où le sujet lyrique, mis en contact avec les folios de l’archive, les rayons de la bibliothèque et la page écrite, évoque le monde de Leonor. Puis les textes V, VI, VII, VIII et IX remontent au temps de Leonor et au contexte insulaire, à la routine de la vie conventuelle, à la cellule, à l’image de la femme qui écrit, et au moment où elle se prépare à rencontrer son « époux », par une très fine allusion à la conception mystique de la création de la poétesse dominicaine. C’est à ce moment que la poétesse contemporaine commence à revêtir l’habit de l’autre, à s’emparer de sa parole et à redoubler son écriture dans un texte qui rend explicite son caractère de palimpseste littéraire. Le livre se termine par un troisième noyau 15

Ce matériau encore inédit provient de ma correspondance avec l‟écrivaine, datée du 19 mars 2006. « Ma relecture poétique de Leonor a été une quasi-nécessité. Un dialogue s‟est établi dès le début de ma recherche. La seule façon de communiquer vraiment avec elle a été d‟écrire sur elle et de lui écrire […] Le temps poétique est infini, il nous contient tous. C‟est-à-dire que ce que l‟on pense se trouve aussi danscette “communauté de voix” ».

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composé des poèmes X, XI, XII, XIII, XIV et XV. Ces six textes se plongent dans un dialogue beaucoup plus explicite avec la nonne. De fait, tous les poèmes de cette partie sont précédés d’épigraphes paratextuelles tirées de l’œuvre de Leonor. Nous y retrouvons des développements thématiques et des reprises stylistiques, de même qu’une évidente appropriation du rythme, de la syntaxe, de la cadence poétique de l’écrivaine dominicaine ; une écriture travestie sous forme de recréation épiphanique qui étreint et assume en même temps l’écriture de cet auteur. Si nous acceptons l’idée que le discours travesti n’est ni de l’imitation, ni de la copie, mais une transcodification, le déplacement d’un signe – ou, pour rependre les termes de Roland Barthes, « un mot glissant » (Barthes 1970 : 99) –, nous comprendrons mieux le jeu que nous propose la poétesse contemporaine. Lorsqu’elle revêt les habits de son ancêtre de l’époque coloniale, c’est non pour l’imiter, mais pour mettre en scène une qualité vitale, un idéogramme, une troisième figure, une image essentielle, glissante, ambiguë et en expansion de Nela et de Leonor. Cette figure, dans les six poèmes qui concluent le livre, assumera le discours lyrique en se représentant elle-même dans le processus créatif. C’est un moment intense, auréolé de mysticisme, en harmonie évidente avec l’idée que la poétesse religieuse se fait de la littérature – et que déclare partager Nela Rio. C’est aussi le moment où apparaissent, de manière la plus évidente, certains topiques de notre poésie mystique hispanique. Ce sont des échos de Saint Jean de la Croix que l’on trouve dans le poème XVII, « Cuando, todavía oscuro/ el horizonte aludía a la mañana/ iba a Tu encuentro alborozada » (Rio 1999 : 48), ou le feu mystique de Sainte Thérèse dans le poème XI, « Tan grande tu amor por ella/que por ella sola murieras/ y por amarte ella tanto/ al divino fuego abrazara /y contigo ella muriera » (Rio 1999 : 47), comme si le jeu de la réécriture révélait la nature de palimpseste de tout acte d’écriture. L’image de la lecture domine la fin du livre, dotant le poème d’une certaine circularité. Dans le poème XIV est évoqué le moment où Leonor lit les textes de Salazar : « llegaron los poemas del viajero/ a consolar su alma tan penada/ Leerlos fue la gloria de los ángeles » (Rio 1999 : 51), et nous vivons la continuité de l’acte de lecture dans le poème XV. La poétesse contemporaine lit sa sœur du xvie siècle dans une évidente « continuidad del momento en que pensaste /la cosa no pensada » (Rio 1999 : 55). Ce dernier texte semble clore le cycle temporel ouvert par le premier poème, puisqu’il nous fait revenir au présent de la lecture, un présent enrichi et qui complète maintenant le chemin. Le livre acquiert alors une symétrie éblouissante, fondée sur la triade lecture-création-­ lecture, instances qui se complètent pour contribuer à l’harmonie formelle du livre de poèmes. 160

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S’ouvre alors dans Los espejos hacen preguntas un fascinant univers autoréflexif et spéculaire, où l’écriture renvoie à une autre, antérieure, où une femme qui écrit renvoie à une autre femme qui écrit, des images à d’autres images ; jeu séduisant de mises en abyme évoquant la fascination borgésienne pour la lecture et les dialogues infinis, création sans limites qui annihile toute paternité auctoriale – car, ainsi que le dit Jacques Derrida, l’auteur meurt là où naît l’écriture. Si le corps de l’écriture travestie vise « le “mot glissant”, la “nomination en expansion”, le masque, ce qui est volé, se dissimule, l’abstraction sensible, ce qui relève de l’idéogramme, il est évident que ce qui régit le corps de l’écriture c’est la mort préalable de la subjectivité de l’auteur »16 (Chiara 2006 : 221). Dans cette mort, qui est une célébration de l’écriture, de la création et de la vie, renaît chaque jour la femme Nela Rio. Pour Nela Rio, se regarder dans Leonor de Ovando c’est construire un espace dans sa propre création et sa propre série littéraire. La littérature devient un système poétique, un univers de référence, une matrice fondatrice. Dans l’espace de l’écriture, de la parole, de la propre source poétique hispanique, l’écrivaine tisse progressivement un lieu de reconnaissance identitaire – peut-être est-ce pour cela qu’elle assure que « sus espacios poéticos son también espacios vitales »17 ? À la lecture de la critique consacrée à ce que l’on nomme la littérature hispano-canadienne, système à partir duquel Nela Rio produit son œuvre, il nous semble qu’elle situe, de manière persistante, des invariants qui constituent ce que Luis Torres a appelé « le chronotope de l’exil » (2002), que l’on voit généralement à travers les images du retour, du voyage et des rêves. Il nous semble que Nela Rio, dans son livre de poèmes Los espejos hacen preguntas, développe un autre de ces invariants, la littérature ellemême, en y intégrant un temps et un espace qui n’ont d’existence que dans la littérature, comme dans l’univers cervantin. Dans ce chronotope, le sujet en déplacement véhicule un lieu possible, identitaire – et de résistance.

→ Voir aussi : Diaspora ; Lectures radicantes ; Variations. Bibliographie Anderson, Benedict, Imagined Communities  : Reflections on the Origin and Spread of Nationalism, London, Verso, 1991. 16

Version originale : « Para o “mot glissant”, para uma “nomination en expansion”, para a máscara, para o que se furta, se esconde, para a abstração sensível, para o ideogramático, é certo que o que preside este corpo de escrita é a morte prévia dasubjetividade do autor ». Traduction du français de Renée Clémentine Lucien, de latraduction du portugais d‟Elena Palmero González, pour les seuls besoins de cetessai. 17 Texte inédit (correspondance avec l’écrivaine, 19 mars 2006) : « ses espaces poétiques sont aussi des espaces de vie. »

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Errance, migrance, migration Rita Olivieri-Godet Les multiples expressions de l’errance dans la littérature se sont forgées au gré des mythes et des événements qui ont tissé l’histoire. Les figures de l’errance prennent, au cours des siècles, des apparences à première vue extrêmement diverses. Du récit biblique relatant l’exode de tout un peuple à la recherche d’une terre promise, au poème homérique retraçant les aventures d’un personnage unique, Ulysse, mû par la seule volonté de retrouver Ithaque, son île d’origine – Ulysse qui deviendra, de fait, la figure emblématique de l’errant – en passant par la folie, à la fois lucide et grotesque, d’un Don Quichotte – être délirant, à la fois délié du monde tel qu’il est et en guerre contre ce monde – poursuivant son rêve, le fantasme amoureux de sa Dulcinée par les chemins poussiéreux de la Manche. Si différentes soient-elles, toutes, cependant, ont en commun l’idée d’un déplacement, physique ou mental, volontaire ou involontaire. De là découle l’ambivalence attachée à la représentation de l’errance. D’une part, elle est vue comme positive. C’est l’aventure, sciemment assumée, d’un voyage initiatique à la découverte de soi qui conduit nombre de récits postmodernes à évoluer dans le sens de la déterritorialisation de l’appartenance. D’autre part, elle apparaît comme négative. Dans ce cas, elle s’attache à exposer les souffrances du déracinement involontaire. Elle montre les violences subies durant les traversées de territoires souvent hostiles, en mettant en scène les figures de l’immigrant, du réfugié, de l’exilé, du marginal, des personnages errants, à des degrés divers tous exclus, tous en situation de souffrance. L’étymologie même d’errant renforce cette ambiguïté : « errer », du latin iterare, signifie voyager, vagabonder, tandis que « errer », du latin errare, signifie se tromper, vivre dans l’erreur. Au sein même du concept de l’errance, certains glissements le rapprochent des figures de la migrance, de la dérive, du voyage, de l’exil, de la diaspora, termes eux-mêmes très présents dans les discours sociaux et les productions littéraires des sociétés actuelles ; celles-ci sont troublées par tous les phénomènes de transculturalité qui les conduisent à interroger les notions d’affiliations identitaires et culturelles. La foisonnante symbolique de l’errance s’enrichit, en outre, des multiples facettes qu’impliquent ses dédoublements de sens. Ceci se manifeste aussi bien dans le domaine du visible et extérieur que sont les déplacements 165

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p­hysiques, que dans l’invisible, intérieur et proprement ontologique. Cette dernière part recouvre de fait la première. L’errance est là comme la quête d’un ailleurs, comme une plongée existentielle dans l’imprévisible à la recherche de l’altérité révélatrice, à la recherche de « cet étranger qui nous habite » (Kristeva 1998), comme pour tenter d’appréhender la part erratique et irréductible de l’être. Dans les innombrables textes contemporains qui témoignent des migrations, l’errance finit par associer l’expérience du divers, de l’Autre et de la différence culturelle à un processus de reconstruction de soi. Si le mot errance renvoie à de multiples représentations élaborées au fil du temps, le néologisme migrance reste, pour sa part, étroitement lié au contexte postmoderne qui l’a vu naître. Migrance se réfère aux diverses expériences vécues de déplacement et de modalités intersubjectives dont notre époque est le théâtre. L’apparition de ce terme vient alors contrecarrer l’usage métaphorique antérieur du mot migration. Ce dernier se voyait d’ailleurs de plus en plus restreint au domaine de la sociologie. Il avait fini par ne plus désigner que « les flux des entrées (immigration) et des sorties (émigration) d’individus isolés ou de groupes d’individus, les uns et les autres, dans leur grande majorité, à la recherche de meilleures conditions de vie » (Houiass 2001). Bien qu’elle soit historiquement des plus récurrentes et que le personnage de l’immigrant en soit une de ses figures centrales (Tonus 2007), la thématique de la migration dans la littérature brésilienne ne passe au premier plan que dans la deuxième moitié du XXe siècle, plus particulièrement à partir des années 1980. Cette production spécifique est due, pour une bonne part, à des écrivains descendants d’immigrés, citoyens brésiliens à part entière. Ils reconstruisent dans leur œuvre une histoire familiale par le biais de la mémoire de leur pays d’origine, héritée de leurs parents. À partir de cette situation d’entre-deux mondes, ces écrivains sont alors conduits à mettre au jour les conflits qu’entraîne le déracinement, physique ou culturel. Ils sont aussi portés à s’interroger sur les rapports avec l’espace et le sentiment d’appartenance. Nélida Piñon, Milton Hatoum, Salim Miguel, Victor Ramil, Moacyr Scliar sont, entre autres, les représentants de cette branche de la production littéraire brésilienne. Dans la littérature québécoise, la dénomination « écriture migrante » apparaît dans les années 1980 et remplace l’ancienne dénomination de « littérature des communautés culturelles », considérée comme trop restrictive. L’écriture migrante s’attache à désigner les publications des auteurs étrangers aux origines les plus diverses (italiens, chinois, haïtiens…), installés à demeure au Québec soit parce qu’exilés, soit parce qu’immigrants ou descendants d’immigrants. Sans avoir la langue 166

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f­ rançaise comme langue maternelle, ils adoptent celle-ci comme langue d’écriture. Ce faisant, ils vont être amenés à l’imprégner d’altérations qui résultent des tensions sociolinguistiques propres aux situations d’hétérolinguisme. L’écriture migrante se place donc d’emblée aux confins de langues et de cultures diverses. Il n’en reste pas moins que ces auteurs sont considérés comme faisant pleinement partie du système d’ensemble de la littérature québécoise. Il suffit, pour s’en convaincre, de voir le nombre de prix littéraires dont ils sont les lauréats. Parmi ces nouveaux écrivains québécois reconnus, Sergio Kokis occupe une place en vue. Ce Brésilien, né à Rio de Janeiro en 1944 d’une mère venue de São Paulo et d’un père immigrant d’origine lettone, s’est fait naturaliser citoyen canadien en 1975. Son œuvre littéraire, saluée par la critique et reconnue par le public de sa patrie d’adoption, commence à peine à être connue au Brésil. L’évolution terminologique qui privilégie l’expression « écriture migrante » témoigne d’une volonté d’insister davantage sur les apports des croisements culturels que sur l’expérience de l’immigration. La référence qui s’est instaurée d’une « écriture migrante » nourrit manifestement une pratique esthétique essentielle de la littérature actuelle du Québec écrite sous le signe d’un imaginaire migrant (Nepveu 1988). Des études récentes de la critique littéraire (Ouellet 2003) s’éloignent d’une perspective qui pense la littérature migrante dans le contexte d’un « socio-texte national » (Kwaterko 2002) et qui a tendance à accentuer l’antagonisme entre un ici (la littérature québécoise de souche) et un là (la littérature produite par des immigrants résidant au Québec). Sans minimiser certains points de tension existants, ces travaux mettent en évidence la textualisation d’une mémoire interculturelle fondée sur de multiples appartenances, en attirant l’attention sur le désir de se réapproprier l’appartenance américaine que manifestaient déjà les œuvres littéraires des années 1980-90. Cependant, il faut noter que la réduction de l’écriture migrante à une revendication ethnique se trouve cette fois totalement dépassée. L’écriture migrante s’inscrit effectivement dans une perspective subjective où l’on trouve, d’une part, le sujet en résistance dans sa relation avec son « lieu habitable », laquelle se manifeste à travers une réflexion sur les formes d’habitabilité psychique que l’on rencontre dans le processus de migration (Harel 2005). D’autre part, on peut constater, dans ces travaux, le dépassement du critère ethnique pour développer une des modalités de la subjectivité littéraire postmoderne : l’écriture migrante, ou, plutôt, « l’esprit migrant », « les identités migrantes » (Ouellet 2005), présentés en perpétuelle mouvance, dans un état de dérive et de migrance permanente qui conduit à l’étrangeté radicale du sujet.

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Quelques questions théoriques Errance/migrance Dans son essai L’Esprit migrateur. Essai sur le non-sens commun (2005), Pierre Ouellet développe l’idée selon laquelle la migrance cherche à rendre compte des mutations de la subjectivité dans un contexte qui serait propre aux sociétés postcoloniales. Dans ces sociétés, pour toutes sortes de raisons (politiques, économiques, culturelles ou autres), l’être humain se verrait vivre dans un état de perpétuelle instabilité. Déraciné, sans protection, l’individu ne trouverait plus aucun endroit où se sentir et se dire chez lui. La migrance ne se réfère plus seulement à la traversée physique de territoires. À cette dimension extérieure du déracinement physique se superpose aussi une dimension d’ordre intérieur, ontologique et symbolique : la perte du « sens de l’Être ». Pour se référer aux phénomènes d’interculturalité qui, à partir de la fin du XXe siècle, sont devenus la marque de nos sociétés et pour, à travers eux, mieux cerner les nouvelles expériences d’intersubjectivité que ces phénomènes ont entraînées, Ouellet préfère utiliser le terme « migrance » plutôt que « métissage » ou « hybridité », deux concepts qui, selon lui, impliquent une individuation unifiante de la diversité. De plus, elles rendent très peu compte de ces subjectivités émergentes construites sur les bases de « l’altéroception (de perception d’un autre soi ou d’un alter ego, dans un processus de dédoublement ou de démultiplication externe du sujet) ou d’hétéroception (de perception de soi comme autre, dans un processus de scission ou de division interne du sujet) » (Ouellet 2005). Au-delà des contingences géopolitiques, on peut alors observer l’établissement de nouveaux fondamentaux tant éthiques qu’esthétiques appelant à la constitution d’un nouveau sujet (l’instabilité énonciative des récits en est l’un des éléments). Apparaît alors une nouvelle éthique de la subjectivité fondée cette fois sur la notion de migrance et non plus sur le présupposé d’une stabilité du moi. S’inspirant du concept d’identité narrative de Paul Ricœur, Ouellet propose la notion d’« identités migrantes » comme étant à l’origine des subjectivités contemporaines. L’un et l’autre récusent l’idée d’une identité stable. L’un comme l’autre perçoivent l’identité comme un processus en perpétuel inachèvement au travers duquel l’individu met en jeu et en relation divers éléments et tisse ainsi la trame narrative qui confère sens et interprétation à ce qu’il est. À la suite de Ricœur, mais débordant le cadre restreint de l’identification, Ouellet évoque un «  mouvement migratoire » par lequel le sujet s’émancipe de son identité première par un processus de « traduction » ou de « translation » du soi en autre. Est donc en jeu une confrontation avec l’altérité, vue davantage comme un « mouvement migratoire » ininterrompu que comme un simple retour à 168

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soi. La lecture à laquelle se livre Pierre Ouellet des phénomènes interculturels caractéristiques des sociétés contemporaines, simultanément traversées d’histoires et de territoires les plus variés, le conduit à affirmer qu’il existe désormais « une déspatialisation du “soi” et une détemporalisation correspondante, puisqu’il appartient simultanément à plusieurs territoires et à plusieurs histoires, qui le déterritorialisent et le déshistoricisent » (Ouellet 2005). Dans son essai, à partir d’une réflexion émaillée d’analyses qui explorent le thème de la migration dans un sens débordant des frontières aussi bien géopolitiques que culturelles, Pierre Ouellet cherche à cerner les contours de la sensibilité esthétique contemporaine. Ce qu’il désigne comme « la littérature migrante » ne se réfère plus uniquement à des auteurs étrangers émigrés au Québec, comme le sont Sergio Kokis, Ying Chen, Nadine Lataïf et d’autres, mais se rapporte à une certaine conception de la subjectivité. La littérature lui apparaît alors comme un domaine privilégié de l’exploration de l’expérience intime de l’altérité. À partir du moment où les expressions de l’intersubjectivité qu’ils proposent amènent à une déstabilisation radicale du sujet, des écrivains autochtones, comme Émile Martel, Jacques Brault, Serge Patrice Thibodeau, peuvent être eux aussi considérés comme des auteurs de la migrance identitaire. Dans les récits de migration analysés par Ouellet dans L’Esprit migrateur, la déterritorialisation du sujet n’est pas vécue comme négative. La perte de soi libère le sujet de ses frontières extérieures et intérieures. Il se trouve projeté dans un parcours de migrance continue. Se référant à l’ethos énonciatif de la migrance identitaire, Pierre Ouellet y dégage deux particularités affectives héritées de la subjectivité postcoloniale  : « l’excès » propre à l’esthétique carnavalesque de l’hybride, dans lequel le sujet est toujours plus que lui-même et peut, dès lors, dépasser ses frontières, et « l’ascèse », qui opère un changement encore plus radical pour ce qui concerne le statut même du sujet, dans la mesure où, constamment oppressé par une négativité déstabilisante sur l’épreuve de l’altérité, il ne parvient plus à s’énoncer si ce n’est « comme autre, comme rien ou comme personne » (Ouellet 2005 : 38). L’éloge de la migrance identitaire auquel se livre Pierre Ouellet dans son essai est fondé sur la reconnaissance de cette expérience radicale de l’altérité que propose le discours littéraire dans son mouvement perpétuel de construction/destruction du vécu (Ouellet 2003  :  435-446). À partir d’une perspective phénoménologique, d’un point de vue ouvrant sur une poétique de l’altérité, Pierre Ouellet met en évidence le déplacement radical qu’opère la parole poétique par rapport à la doxa qui fixe les relations avec l’Autre. 169

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L’enracinerrance Envisageant les interactions culturelles d’un point de vue pragmatique et non plus dans l’optique d’une poétique de l’altérité, Jocelyn Létourneau (2003 : 435-446) fait état de ses réserves concernant la description euphorique de l’errance et celle de l’indétermination identitaire. Il prend ses distances avec la notion de migrance continue en relation avec l’altérité pour lui préférer la dénomination d’enracinerrance, néologisme emprunté à l’écrivain haïtien Jean-Claude Charles. Pour Létourneau, si ce mot exprime bien, lui aussi, une ouverture à l’Autre et à l’ailleurs, il signale, en outre, une ouverture à partir de soi pour un retour critique sur soi. Ce nouveau terme met donc l’accent sur le côté libérateur, bien que souvent douloureux, de ce qui porte vers l’autre, comme « une étape dans le cycle général de la reproduction de soi » (Létourneau 2003 : 441) qui comporte une dimension critique féconde au changement. Il préfère donc parler du concept d’actualisation culturelle, qu’il envisage comme « un processus […] qui consiste tout à la fois en une mise à jour, une revivification et une mouvance culturelle d’assez grande ampleur » (Létourneau 2003 : 438). Létourneau aborde le problème des interactions culturelles dans une perspective de (re)construction de l’identité. Partant d’une observation empirique de la société québécoise contemporaine, l’historien, professeur de l’Université Laval, constate que le désir de la plus grande partie des gens n’est ni de se couper totalement « d’un lieu d’être culturel » qui continue à donner un sens à leur existence, ni de s’investir dans un pluralisme qui conduit à une espèce de no man’s land identitaire, mais que, en revanche, ils sont portés vers un réexamen critique de leur héritage culturel afin d’y trouver de quoi recevoir et reconnaître l’autre en soi « sans nécessairement se faire soi-même comme un autre » (Létourneau 2003 : 441).

Écriture migrante : entre errance et lieu habité Dans Les Passages obligés de l’écriture migrante (2005), Simon Harel cherche à préciser la place que la littérature occupe dans l’imaginaire social pour ce qui touche la problématique migratoire au Québec. Ce faisant, il vise à ouvrir une réflexion au sujet des formes nouvelles de migration et d’hybridation qui seraient capables de dépasser les schémas stériles érigés en mode dans les milieux universitaires. Cela le conduit à adopter une attitude très critique vis‑à‑vis de la survalorisation où l’on tient la migrance. Selon lui, l’engouement dont elle est l’objet ne fait qu’escamoter l’expérience bien souvent douloureuse et traumatisante de la migration, tout en dévalorisant l’importance d’un « lieu habitable » pour le sujet. Son essai propose un bilan critique des discours sur la pluralité, tout en interrogeant les présupposés qui les conduisent à mettre en valeur l’errance au détriment du « lieu habité ». 170

Errance, migrance, migration

Harel est de ceux qui, dans les années 1980, ont renoncé à la dénomination « littérature des communautés culturelles » pour lui préférer celle d’« écriture migrante ». De cette façon, il a rejoint ceux qui s’écartaient de la perspective du multiculturalisme en vigueur au Canada. À ses yeux, ce concept ne pouvait que favoriser la ghettoïsation des communautés installées dans ce pays, qu’il enfermait dans leurs différences ethniques au lieu de permettre une mise en lumière de leur singularité de sujets. La notion d’« écriture migrante » se référait à une écriture en mouvement présupposant une transformation du sujet par l’acte même de créer. Dans Les Passages obligés de l’écriture migrante, Harel n’en questionne pas moins les fondamentaux du discours social sous-jacent à la notion d’« écriture migrante », dans la mesure où celle‑ci rejette toute référence à une tradition. Parce que toute forme d’appartenance tangible se verrait désormais dépassée, il faudrait, avec l’« écriture migrante », accepter la dissolution de tout lien social et promouvoir, in fine, une déterritorialisation générale débouchant sur un discours vide et, de plus, stéréotypé. Selon Harel, s’il veut légitimer sa vision des choses, le théoricien de la littérature des communautés culturelles est constamment obligé de se tenir dans un entre-deux des plus inconfortables, à mi-distance entre l’ethnicité revendicative et l’étrangeté diffuse d’un art postmoderne : « Il ne s’agit pas de se situer à la place de l’autre, encore moins d’investir cette place avec la passion démesurée d’être un autre » (Harel 2005 : 29). Prenant ainsi clairement position contre les généralisations – qui masquent la singularité des fictions écrites par les écrivains « migrants » et exaltent, de façon euphorique, les thèmes du passage et de la déambulation, au détriment de ce que la migration peut avoir de traumatisant –, Harel met en question ce processus de sublimation esthétique et propose de penser d’autres manières d’aborder ces thèmes du passage et de la déambulation. Ceci le conduit à distinguer « les pratiques subversives des écrivains, soumis à la puissante réalité de l’immigration, de l’exil ou du sentiment d’étrangeté d’un côté, et, de l’autre, la complaisance des discours qui proposent une consommation digeste de l’altérité » (Harel 2005 : 46). Il reprend alors à son compte le concept de « migrance » dans l’acception qu’en donne Émile Ollivier dans son ouvrage Repérages. Harel considère, en effet, que ce texte apporte une contribution féconde aux notions d’identité et de communauté, car il renvoie aux pertes occasionnées par l’expérience de la migration aussi bien qu’au lieu de vigilance qu’elle favorise (Harel 2005  :  215)1. On pourrait sans doute rapprocher l’idée de distanciation et de lieu de vigilance de la « conscience contrapuntique » à laquelle se réfère Edward Saïd, quand il parle de la conscience de pluralité culturelle 1

Émile Ollivier, cité dans HAREL, Simon, Les passages obligés de l’écriture migrante, Montréal, XYZ, 2005, p. 214-215.

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qu’acquièrent, bon gré mal gré, les exilés. « Conscience contrapuntique » que Saïd juge, d’ailleurs, comme un élément des plus positifs de l’expérience de l’exil (Saïd 2008 : 256). Cette incitation de Simon Harel, visant à éviter une banalisation de l’écriture migrante en lui restituant tout ce qu’elle a de complexe et de singulier, fait suite aux lectures qu’il a menées des œuvres de Régine Robin, Naïm Kattan, Antonio d’Alfonso et Émile Ollivier. Partant du principe que « toute forme narrative est récit d’espace, c’est-à-dire aménagement d’un lieu habité », Harel ne peut que témoigner de la nécessité, pour penser cette production, de dépasser la dissociation établie par le discours critique entre migration et habitabilité territoriale et psychique. Il rejette donc une démarche critique fondée sur ce qu’il qualifie de politique de la « spectralité ». À l’opposé, sa recherche vise à promouvoir une pensée tactique permettant de rendre compte de la relation du sujet avec son milieu, en prenant pour entrée les modalités d’habitabilité psychique mises en œuvre par le processus migratoire. Il identifie alors le processus de coénonciation du sujet et du territoire qui s’établit comme le signifiant formel de l’oikos (le lieu habité, le « chez soi »). De cette façon, Harel en vient à observer que, à quelques nuances près, l’étude des représentations du territoire habité dans les œuvres des écrivains migrants témoigne de pratiques de braconnage dans leur écriture, actes de subversion, formes de pénétration dans le domaine de l’Autre (se reporter à l’article de Nubia Hanciau sur le « braconnage »). L’écrivain migrant n’a pas obligatoirement à choisir entre le pays qu’il a laissé et celui qui le reçoit  : «  Quelles que soient les subtilités de formulation, l’écrivain migrant appartient à la fois à sa communauté culturelle et à la société d’accueil » (Harel 2005 : 68). Il intervient dans un autre territoire, il déstabilise la doxa prégnante dans son pays d’accueil. Dans les marges du discours national, il inaugure une parole transculturelle à caractère politique et recompose, par le langage, une relation fondatrice avec ce qui constitue le « chez soi ».

Errance et exil Dans son essai « Réflexions sur l’exil », Edward Saïd questionne, lui aussi, la facilité avec laquelle la culture moderne se saisit de l’exil et de l’errance involontaire comme sources thématiques de ce qui serait un enrichissement culturel personnel. Il ne nie pas le fait que l’exil puisse offrir des aspects positifs (la conscience contrapuntique évoquée précédemment n’en serait qu’un échantillon), mais il tient à rappeler avec insistance tout ce que l’exil occasionne de pertes et de mutilations à ses victimes, aspects qu’une banalisation de la notion finit par faire oublier. 172

Errance, migrance, migration

Saïd observe donc que si la réflexion sur le thème de l’exil peut fasciner, elle n’en doit pas pour autant occulter la dimension tragique. Il note que le contexte historique actuel multiplie les conflits forçant un nombre d’individus chaque jour plus grand à fuir leur lieu d’origine dans l’urgence et dans un contexte de violence. Saïd constate que nous vivons une « époque de réfugiés, d’exodes de populations, d’immigration de masses » (Saïd 2008 : 14), rien là qui permette de considérer l’exil comme un élément propice à un quelconque épanouissement humaniste. La dimension esthétique de l’exil ne peut ni occulter ni faire oublier l’angoisse, le sentiment de perte, l’horreur auxquels sont soumises aujourd’hui les masses expatriées et déracinées. Les quatre théoriciens que nous venons d’évoquer s’insurgent contre la tendance discursive du moment qui rend stériles les représentations de l’altérité que sont le migrant, l’exilé, l’étranger, à force de banaliser ce qui exprime l’hétérogénéité et ce qui motive les mobilités transculturelles. Chacun d’eux, à partir de perspectives mettant en jeu des notions philosophico-esthétiques, socio-historiques, littéraires aussi bien que politiques, contribue à mieux faire comprendre et à faire transgresser l’ethos énonciatif qui imprègne notre époque et ses contextes interculturels (Ouellet 2003). Ouellet élargit le champ de la notion d’écriture migrante en la concevant comme une expérience littéraire intime de l’altérité, une expérience qui met en jeu des ressorts spécifiques de l’intersubjectivité. Cela s’écarte des simples critères ethniques et culturels considérés jusqu’alors, d’autant plus qu’il attire l’attention sur le caractère d’étrangeté de l’« ici » contemporain. Harel déjoue, quant à lui, le piège qui consiste à considérer l’écriture migrante comme un ensemble homogène dans lequel seraient inscrites les spécificités propres aux communautés ethniques. Il s’intéresse bien davantage à faire ressortir la singularité de chacune des œuvres dont il fait une lecture critique. Il parvient ainsi à dégager les traits particuliers de ce qui serait une habitabilité originale liée à un processus de réappropriation d’une appartenance américaine. Ouellet et Harel engagent leurs réflexions sur la migrance à partir de l’étude critique d’un corpus littéraire qui explicite le passage de l’ethnicité à la notion d’étrangeté. Quant à Letourneau, c’est à partir de données se référant à la société québécoise qu’il a entrepris de cerner les représentations de l’errance, tandis que Saïd, pour mieux rendre compte de ce que peuvent être les modalités actuelles de l’exil, s’est attaché à reconstruire ces parcours qui commencent par l’arrachement violent de populations entières à ce qui, jusqu’alors, constituait leur univers. Ces travaux contribuent à mieux nous faire appréhender l’imaginaire social attaché à l’errance avec ses multiples figures de déplacement traversées par les tensions entre habileté et dérive, expérience vécue et mémoire, identité et altérité. 173

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Errance et écriture En étudiant la réactualisation des mythes de l’Odyssée et de Jason, en lien avec la déambulation et le voyage, Zilá Bernd observe que si l’Odyssée symbolise le désir d’un retour au pays natal, en relation avec une certaine fidélité à la patrie, un attachement à la famille et, surtout, une grande nostalgie du passé (c’est-à-dire du temps d’avant les grands voyages), à l’opposé, Jason exprime le désir d’errance et de vagabondage (Bernd 2004  :  97). Cette dichotomie dans la figuration de l’errance témoigne de la diversité des nouveaux liens identitaires et du foisonnement de formes de représentations d’affiliations identitaires pour lesquelles la mémoire joue un rôle central : que ce soit la mémoire-appartenance ou la mémoire-partance, que ce soient les figures mythiques du géomètre et du navigateur. Comme Maria Bernadette Porto le souligne dans son essai (Porto 2004), ces archétypes constituent des formes de mémoire et des manières d’appartenance, supposant une complémentarité qui se construit tout au long des déplacements culturels. La production littéraire liée à la problématique des migrations, dont la figure du voyage/errance est un thème porteur, met aussi en œuvre les mutations qui s’opèrent au niveau des relations d’appartenance provoquées par la confrontation avec des mondes différents. Les figurations de l’errance vont, tour à tour, privilégier l’une ou l’autre des deux figures mythiques que sont Ulysse et Jason, selon les expériences personnelles et la vision du monde que les écrivains mettent en jeu dans leur acte de création. Jusqu’à maintenant du moins, la littérature brésilienne ne possède pas d’écrivains migrants, dans l’acception commune donnée à ce terme au Québec pour désigner des productions littéraires d’auteurs étrangers ou d’origine étrangère ayant décidé de vivre dans cette partie du monde. Il n’en reste cependant pas moins notoire que la problématique identitaire qui parcourt les textes publiés au Brésil questionne, elle aussi, les relations interculturelles, comme en témoignent les diverses allusions relatives aux matrices ethniques et culturelles – européennes, indigènes, africaines – dont est formé le Brésil. À partir des années 1980, cette réflexion sur les origines identitaires s’est même trouvée amplifiée avec l’irruption dans le champ littéraire de la figure du migrant, à la fois comme élément formateur de la société brésilienne et comme représentation innovante des déplacements et des échanges culturels. Cette nouvelle représentation du migrant dans le contexte actuel des échanges culturels diffère donc beaucoup de celles qui étaient données dans les œuvres des XIXe et XXe siècles. Cet ensemble de textes ancrés dans l’expérience des migrations conforte la tendance à une « poétique de l’altérité » qui marque une grande part de la fiction au Brésil. Il ne faut pas y voir, toutefois, une spécificité 174

Errance, migrance, migration

nationale. Au contraire, elle s’insère dans un mouvement esthétique transnational visant à exacerber tout ce qui est confrontation avec l’altérité. Les mécanismes spéciaux que met en jeu cette ligne créatrice pour rendre compte de notre temps invitent à une espèce d’archéologie des cultures et des langages, laquelle, à son tour, ouvre le champ à une pratique méta-discursive où interagissent création, critique littéraire et théorie de la culture. De cette manière, les récits qui explorent cette poétique de l’altérité cherchent nécessairement à amplifier l’imaginaire national au-delà des frontières habituelles. À travers eux, se met en place une géographie imaginaire fondée sur la différence culturelle (Godet 2007). Dans sa version brésilienne, l’écriture migrante n’est pas produite par des écrivains étrangers mais par des descendants d’immigrants. Ils se trouvent, de ce fait, sensibilisés aux allers-retours entre des mondes culturels différents. Les récits qu’ils livrent, avec, pour fond, la thématique de la migration, ne constituent pas des œuvres représentatives de communautés ethniques. Ces écrivains, enfants ou petits-enfants d’immigrants et citoyens brésiliens, s’expriment à partir d’un entre-deux-mondes : le monde de leurs parents, avec des référents culturels étrangers appartenant désormais au passé, et le Brésil actuel, qui les a vus naître et où ils vivent. Des auteurs, comme Nélida Piñon, Milton Hatoum, Salim Miguel, Victor Ramil, Moacyr Scliar, mettent en scène l’expérience de l’immigration dans un balancement continu entre histoire individuelle et saga collective, sans qu’on distingue souvent ce qui est (auto)biographie et ce qui appartient au domaine de la fiction. Par un travail de mémoire, ils explorent les territoires d’origine de leurs parents. Ce faisant, ils reconstruisent par la mémoire le pays natal de leur famille. Ils vont donc explorer les relations interculturelles et se confronter à l’altérité, partagés entre résistance et ouverture à l’autre, assimilation ou hybridation culturelles. Ce n’est pas un hasard si, à travers des personnages-narrateurs revisitant leur vie depuis l’enfance jusqu’à l’âge adulte, la mémoire occupe une place centrale dans les ouvrages de ces auteurs. Par ce parcours de vie, ils finissent toujours par mettre en lumière un être culturellement hybride. Ces récits n’abandonnent pas pour autant l’idée d’appartenance, ils sont plutôt ouverts à un élargissement de cette notion, dans la mesure où leurs personnages-narrateurs se laissent traverser par des imaginaires divers, habités à la fois par la mémoire du pays de leurs parents et par le quotidien de leur pays natal, le Brésil. Dans la mise en œuvre de ces sujets forcément hors normes, évoluant dans des espaces culturels ambivalents, au lieu du récit d’une errance ininterrompue nous assistons à une construction d’identité difficile et douloureuse, bien que souvent libératrice. Ces personnages sont en quête d’un lieu habitable (Harel), ce qui présuppose aussi bien la mise en œuvre d’éléments physiques que psychiques, un lieu de résistance à partir duquel ils cherchent à donner un sens à leur existence. 175

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Les figures de l’errance, actualisées dans les représentations du processus de migration, explorent et renouvellent les relations entre identité et altérité. L’habitabilité peut révéler une résistance à travers des formes d’interaction avec l’autre qui conduisent à un processus d’hybridation. L’aspect positif de cette modalité de représentation apparaît nettement dans des œuvres comme La République des rêves (1984) de Nélida Piñon et le Récit d’un certain Orient (1989) de Milton Hatoun. On nous y présente un processus d’hybridation culturelle en train de s’instaurer dans un milieu offrant des références culturelles locales et étrangères, sans qu’il y ait rupture avec un territoire, une mémoire d’appartenance, et sans passer sous silence la souffrance qu’occasionne l’écartèlement qui en résulte. Entre l’errance (évocation du parcours migratoire familial) et le lieu habité (relation construite au croisement entre l’univers laissé par les parents et le nouveau territoire où tous vivent), la relation des personnages-narrateurs avec le Brésil est toujours vue à travers le filtre du pays natal des parents  : la Galice pour Breta, dans La République des rêves, le Liban pour la narratrice du Récit d’un certain Orient. Les liens entre ces lieux de mémoire ancestrale et le territoire américain se forgent alors aux confins de l’expérience vécue et d’un passé souvent (ré)inventé par une mémoire fragmentaire. Les personnages-narrateurs interrogent les constructions identitaires du sujet et celles de sa communauté sous l’action opérante d’une « conscience contrapuntique » s’exerçant depuis ce « lieu de vigilance » où ils se situent, exposés qu’ils sont aux tensions entre familiarité et étrangeté.

Errances (1996), Sergio Kokis Une autre façon de représenter positivement l’errance peut être observée dans l’écriture migrante de Sergio Kokis, écrivain d’origine brésilienne qui vit depuis trente ans au Québec. Si son départ du Brésil en 1967 est en rapport avec le contexte politique du pays, Kokis a toujours manifesté le souhait de faire l’expérience de l’étranger. Il assume ainsi son choix d’être un auto-exilé : « Mon exil a toujours eu pour moi un sens analogue de séjour dans le monde imaginaire de l’art et des aventures oniriques ; sauf que je le trouve confortable et en accord avec ma nature » (Kokis 2004 : 243). Dans son œuvre romanesque, l’errance apparaît comme une expérience radicale et projette la figure du sujet déraciné dans son étrangeté ontologique. Dans l’écriture migrante de Kokis, l’expérience de l’altérité est au centre du processus de création. En mettant en rapport la lecture du roman Errances (1996) et les réflexions que l’auteur développe sur son propre acte créateur dans ses essais Les Langages de la création (1996) et L’Amour du lointain (2004), on constate que l’errance y est envisagée comme métaphore de l’écriture littéraire. Cela conduit à penser l’une des 176

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figurations de l’errance comme une pratique littéraire qui se réalise en tant que voyage archéologique à travers le langage en quête de l’inaccessibilité de l’autre. L’œuvre de Sergio Kokis pose, dès le départ, le problème de l’appartenance à une certaine littérature nationale, ce qui nous oblige à repenser l’idée même d’une littérature nationale dans le contexte de nos sociétés actuelles. Les littératures issues de l’immigration engendrent une nouvelle configuration de l’espace littéraire qui dépasse les critères d’appartenance géographique traditionnels et investissent un espace poétique transnational, tout en explorant une symbolique de la pluri-appartenance, voire de la non-appartenance. Peu connu au Brésil, Kokis est l’un des principaux représentants de ce qu’on appelle « les écritures migrantes », dénomination employée pour caractériser la production de ces écrivains étrangers qui, installés au Québec, écrivent en français et inaugurent des passages entre des univers culturels et linguistiques divers. Ces écritures de déterritorialisation ont transformé le paysage littéraire québécois en introduisant dans la littérature produite au Québec, comme le fait remarquer Pierre Nepveu, de multiples centres de références identitaires (Nepveu 1988). Écritures mouvantes, elles s’ouvrent au croisement de cultures et s’inscrivent ainsi dans le processus de transculturation contemporain qui ouvre la voie à de nouvelles formes de perception du réel et d’expression artistique. Errances, publié en 1996, ainsi que son premier roman, Le Pavillon des miroirs, paru en 1994, correspondent à des romans de la traversée des frontières, tel que Jean-François Côté les conçoit, des romans qui font « apparaître dans le contexte contemporain des lieux à la fois “intranationaux” et “transnationaux”, reliés les uns aux autres, comme si le lieu “national” n’avait plus d’existence et de sens qu’en fonction des deux autres » (Cote 2005 : 15). Ces deux textes mettent en rapport l’acte créateur et le voyage, l’errance artistique et le dépaysement de l’exilé, et pointent vers une certaine conception de la création artistique que Kokis développera dans ses essais. Le Pavillon des miroirs met face à face deux univers culturels et linguistiques, celui du Brésil et celui du Québec, ainsi que deux temporalités, le passé de l’enfance au Brésil, récupéré par la mémoire du peintre adulte installé au Québec. Dans Errances (1996), ce jeu de miroirs s’amplifie et devient plus complexe, en raison des multiples territoires explorés, aussi bien intranationaux que transnationaux : s’il y a d’abord le Brésil et l’Europe, il y a aussi l’Europe de l’Est et de l’Ouest, le Brésil et l’Amérique latine et, enfin, le Brésil de la dictature militaire et d’après lors du retour du personnage exilé dans son pays. Le personnage est en mouvement incessant et le lecteur est constamment invité à faire l’expérience de l’étranger, en suivant les multiples déplacements, géographiques et symboliques, du poète exilé. 177

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Dans un autre roman, La Gare, paru en 2005, Kokis s’éloigne des références spatiales, culturelles et linguistiques connues, pour situer l’action dans un territoire décrit comme le fin fond du monde, un trou perdu où un homme est allé échouer après être descendu dans une gare désaffectée. Le voyageur se retrouve seul, confronté à lui-même et à d’étranges habitants d’un village coupé du monde, dans un univers d’une inquiétante étrangeté qui rappelle celui de Kafka. La dimension philosophique de la réflexion sur le rapport à l’Autre occupe une place prépondérante dans ce récit. Ces trois textes romanesques placent le voyage au centre de l’intrigue et explorent ainsi le sentiment d’étrangeté qui s’empare des protagonistes en quête identitaire. Être de nulle part… Pour Sergio Kokis, l’artiste serait avant tout celui qui refuse de prendre racine, celui qui ne se contente pas « d’une place tranquille où rester » (Kokis 1996 : 85), un voyageur, un aventurier en constant déplacement dans le temps, l’espace, le langage. Son œuvre et ses essais nous parlent de l’acte créateur en tant qu’acte de décentration. Décentrer : « déplacer le centre de » (Le Petit Robert 436). Ainsi, dans son essai Les Langages de la création, l’auteur écrit : « il [l’acte créateur] nous apparaîtra comme étant essentiellement un acte de décentration nouvelle, de changement de perspective et comme un réarrangement des données habituelles de notre perception. Une recréation ludique plutôt qu’une création ex nihilo » (Kokis 2006 : 19). À l’origine de l’acte créateur, il y aurait ce sentiment de dépossession de soi. L’artiste serait ainsi un déraciné, un nomade qui n’a pas peur de partir et qui ne cesse d’interroger notre propre étrangeté. Cette aventure exploratoire, Kokis veut la vivre de façon radicale lorsqu’il adopte une langue étrangère pour faire l’expérience abyssale de la création littéraire. Il écrira : « La présence même de cette barrière (la langue) nous oblige continuellement à préciser davantage notre pensée, à continuer à se raconter et à se rencontrer pour mieux s’expliquer » (Kokis 2006 : 62). Pour explorer les gouffres de l’identité du sujet, l’auteur choisit de faire de l’expérience de l’altérité le point de départ du processus de création de son œuvre. Kokis n’est pas un écrivain bilingue, mais un écrivain qui fait le choix d’écrire dans une langue étrangère qu’il a apprise à l’âge adulte. C’est avant tout dans la langue que la déterritorialisation se joue. Ce choix d’être un écrivain exilé de sa langue, loin d’être anodin, est une différence productive qui lui impose un regard distancié dans son rapport au monde, même lorsqu’il se situe au cœur d’un monde qui lui est familier. De son univers romanesque émerge une voix auctoriale déplacée, quels que soient l’espace référentiel représenté (Québec, Brésil, Europe) et les imaginaires qu’il explore. Cette voix de nulle part déplace les références identitaires et culturelles et inaugure, au sein du langage littéraire, « un spectacle nouveau », un territoire hybride et imaginaire, 178

Errance, migrance, migration

où le sujet est confronté à l’inaccessibilité de l’autre et à l’étrangeté du moi. L’image récurrente du voyage et de l’exil dans son œuvre nous parle de cette nécessité rimbaldienne, à laquelle Julia Kristeva fait allusion, « d’être étranger et de vivre à l’étranger » : pour Kokis, l’écrivain est un autre, un traducteur, un être transculturel. C’est, d’ailleurs, ce qu’il écrit dans un essai : « C’est un peu une sorte d’étranger [l’artiste], de transculturel, qui se déplace sur le quotidien avec le pouvoir de l’envisager autrement que ce qu’il paraît être » (Kokis 2006 : 23). Le titre du roman – Errances – est significatif de la volonté de figurer l’aventure de l’écriture par le biais de traversées spatiales, temporelles, culturelles et identitaires. Écriture volage, consciente de son impuissance à appréhender le monde autrement que dans des instants éphémères, elle poursuit l’itinéraire d’une identité qui se dérobe. Dans cet univers, tout est en mutation constante, comme le prouvent les masques identitaires que le personnage se fabrique, son comportement instable toujours en déplacement physique ou imaginaire, toujours de passage. Errances met en place des espaces identitaires hétérogènes pour explorer les rapports entre identité et altérité consubstantiels à une poétique de l’altérité. L’expérience de l’altérité y inaugure une double perspective entre l’intra et le supranational, croisant des regards entre les cultures brésilienne et étrangères, multipliant les lieux et les points de vue d’où le sujet regarde. Ce faisant, le texte romanesque déplace les pièges de l’ethnocentrisme. La conscience de l’étrangeté de l’Autre est aiguisée grâce à l’inscription de la figure de l’écrivain exilé, le protagoniste Boris Nikto, alter ego de l’artiste. Obligé de quitter le Brésil, son pays d’origine, sa condition d’étrange étranger émerge dans les déambulations entre le vécu, la mémoire et l’écriture. Boris, poète exilé, poursuit un itinéraire de dépossession de soi et de traversée de territoires qui renvoie à la condition nomade de tout artiste, telle que Kokis l’envisage. Ceci justifie également la profusion de figures de l’exil travaillées dans le roman. Fils d’immigrant slave, Boris Nikto, dont le nom en russe signifie « aucune personne » (Kokis 2004 : 248), devient poète et exilé politique, écrit dans une langue étrangère, fabule des récits sur son passé, adopte des masques et des noms divers. Pour construire son personnage, Sergio Kokis fictionnalise des éléments de sa propre biographie, dispose de façon enchevêtrée fiction et réalité, ce qui rend encore plus ambiguë l’identité de la voix auctoriale. La première partie du roman met en scène Boris, poète originaire du Brésil, exilé en Allemagne de l’Est depuis une vingtaine d’années. En Allemagne, sa renommée de poète n’est pas dissociée de la mystification de l’exilé politique, renforcée par les histoires fabuleuses qu’il s’amuse à inventer. C’est aussi pour l’auteur l’occasion d’ouvrir une discussion sur la littérature en tant qu’institution. Le caractère autoréférentiel du texte interpelle le statut de l’écrivain et de la littérature dans nos s­ ociétés 179

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actuelles, critique le « bavardage inutile » des discours universitaires, dresse enfin un tableau sévère sur « l’imposture du monde intellectuel et artistique »2. Lors de l’annonce de l’amnistie politique au Brésil, il envisage son retour au pays. Cette première partie s’organise autour de deux plans temporel et spatial. Dans un premier plan, ce sont les épisodes de la vie amoureuse et littéraire du poète brésilien en terre d’exil qui nous sont narrés, en alternance avec les images du pays d’origine reconstituées par la mémoire ; un deuxième plan situe l’action au Brésil, une vingtaine d’années auparavant, pour mettre en scène le passé du jeune lieutenant, militant communiste, qui s’est rebellé lors du coup d’État militaire, en 1964. Le récit y retrace le périple de sa fuite à travers les fins fonds du Brésil, les terres marécageuses du Pantanal, vers d’autres pays de l’Amérique latine, d’abord la Bolivie, ensuite le Pérou, où il embarque vers l’Europe. La deuxième partie, qui commence au chapitre 14 avec le retour de Boris en avion vers le Brésil, situe l’action au présent, à Rio de Janeiro. Cette limitation spatiale et temporelle contraste fortement avec la première partie et va de pair avec la sensation d’emprisonnement et de dépaysement de l’exilé, qui rentre au pays 20 ans après et s’interroge sur la relation qui le lie à ce territoire. L’abîme entre la fantaisie du retour, nourrie par la mémoire d’un passé idéalisé, et la réalité qui s’offre à ses yeux, et qu’il observe d’un regard distancié, dit beaucoup de l’angoisse croissante du personnage : Lorsqu’on vit loin du pays, la mémoire joue de drôles de tours. Des choses sans importance ou des choses auxquelles on était jusqu’alors indifférent prennent des significations inattendues ; elles reviennent enrobées dans une sorte de vague à l’âme et on est pris au dépourvu, comme si on était devenu un petit enfant. […] Tu vois, les souvenirs de ce pays me sont devenus tellement précieux durant l’exil, que je les ai embellis au point de créer un endroit idéal… C’était presque délirant (Kokis 1996 : 391).

La nostalgie du pays d’origine n’est qu’un leurre, un piège tendu par la mémoire affective qui enferme le sujet dans un passé immobile et sécurisant. Le roman met à mal la représentation identitaire stable. C’est ainsi, et pas autrement, que les personnes et les espaces les plus familiers à Boris lui paraissent étrangers : « Je me sentirais toujours comme immigrant, comme l’a été mon père » (Kokis 1996 : 325). L’impossibilité d’un attachement à un territoire unique est soulignée, dès le départ, par l’héritage de la condition d’immigrant du père qui le met en relation avec des référents identitaires multiples. Boris refuse de se fixer dans cette ville où il ne voit que misère extrême et violence. Contrastant avec les 2

À ce sujet, je renvoie à l‟article de Lucie Lequin, « Le mensonge et la vie », Voix etImages, n° 65, p. 393-396.

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Errance, migrance, migration

conditions de survie effrayantes de la population, le roman met en scène l’indifférence cynique, la légèreté et les mascarades des élites intellectuelles et économiques du pays. Dans cet univers tout est démesuré : la pauvreté, la violence, le sexe, tout y est de trop, trop de couleurs, trop de bruits, trop de réalité. L’ambiance de la ville lui paraît cauchemardesque et sordide et il compare son développement chaotique à une « infection nécrosique » (Kokis 1996 : 294). Le texte romanesque se sert amplement d’images expressionnistes pour construire une représentation excessive de la réalité brésilienne. Boris, qui voulait fuir « sa vie artificielle d’exilé [qui] lui avait toujours paru fade devant ses rêves et chimères », ne supporte pas l’atmosphère asphyxiante de la ville  :  trop de vie tue la vie. Contrastant avec « l’aseptisation européenne », le paysage désolant de la campagne socialiste et l’ordre bureaucratique et rigide des Pays de l’Est, la symbolique de l’espace explore la perception sensorielle pour élaborer une vision extrêmement négative de la ville et faire émerger un lieu étouffant et répulsif. Boris se sent toujours déplacé, détaché de tout sentiment d’appartenance à un territoire. Errances est tout le contraire d’une écriture ethnique qui aurait pour effet de promouvoir l’espace national comme source d’une identité pleine et rassurante. Ici, il s’agit plutôt d’une inversion du regard ethnographique, un regard distancié du foyer identitaire qui creuse l’écart du sujet par rapport à l’espace familier de la nation. Les représentations imaginaires de la spatialité s’y jouent sur le fond d’une hypertrophie des aspects d’étrangeté. Boris finira par comprendre le besoin de se libérer du sentiment de culpabilité, du fait de ne pas se reconnaître dans cet espace tueur de rêves. Le choix de la non-appartenance apparaît comme libérateur : Tu vois, Boris, il n’y a pas de honte à se sentir étranger dans son propre pays… En fin de compte, c’est quoi une patrie, sinon l’endroit où on est libre de rêver et de découvrir sa nature (Kokis 1996 : 325).

Il n’y aurait donc pas de port pour cet étranger qui ne se contente pas de la vie « telle qu’elle est ». Sa nature vagabonde prendra le dessus et il repartira en voyage à bord d’un bateau nommé Konrad Korzeniowski, le vrai nom de Joseph Conrad, écrivain des traversées périlleuses vers des espaces lointains, marin passionné d’aventures avec lequel le poète exilé s’identifie. Le roman s’achève sur cette scène qui emmène Boris, « citoyen du monde », vers « l’autre côté de la barrière », « vers d’autres voyages ». La référence à Joseph Conrad, immigrant lui aussi, écrivain d’origine polonaise exilé en Angleterre, renforce l’image de l’artiste comme un transculturel, un déraciné. Tout comme dans Errances, la référence à Conrad se retrouve dans l’essai Les Langages de la création, où Kokis insiste particulièrement sur le fait que cet écrivain, sans jamais avoir maîtrisé tout à fait l’anglais 181

Glossaire des mobilités culturelles

parlé, a néanmoins parfaitement réussi à écrire de grands romans dans cette langue (Kokis 2006  :  63). Pour Kokis, la condition d’étrangeté dans le langage est considérée comme un élément essentiel pour fonder la condition d’exote de l’écrivain qui lui permet de rompre avec la stéréotypie. Le voyage – spatial, temporel, fantasmé – occupe l’imaginaire de l’écrivain et donne lieu à une représentation esthétique qui problématise la construction identitaire du sujet, tout en dévoilant les enjeux des rapports interculturels et des « temporalités hétérogènes du présent »3. Si l’on s’attarde sur les éventuelles positions d’écriture assumées par les écrivains contemporains dans le contexte des sociétés pluriculturelles, telles que Régine Robin les a identifiées, on constate que Sergio Kokis n’est pas un écrivain ethnique, il ne se présente pas comme porteparole de sa communauté d’origine, loin de là ; il ne cherche pas non plus à se fondre dans l’imaginaire de l’Autre (québécois ou européen) ; il serait plutôt un écrivain transculturel ou, plus précisément, un écrivain en transit, comme les titres de ses romans (Errances, La Gare) le laissent deviner. Dans son refus de figurer la fin du voyage, Errances privilégie une certaine manière d’envisager l’expérience du réel, loin de l’enracinement, de l’attachement à la terre, toujours prêt à découvrir des voies impensées, de façon à « garder le flux des existences en errances » (Kokis 2005 : 205). L’espace littéraire surgit alors comme un espace d’aventure qui rend possible l’enchevêtrement des expériences empiriques et imaginaires. La quête identitaire du sujet se poursuit autour de cette tension entre le réel et le fictif : le vécu, la mémoire du vécu et le récit du vécu s’entremêlent : Étaient-ce des mensonges ou de la pure fiction ? se demandait ensuite Boris en cherchant à mieux comprendre ce passé qui, par moments, paraissait ne jamais avoir existé (Kokis 1996 : 119).

Un peu plus loin, il indique : « Ses récits aidant, il commençait presque à croire à ce personnage qui lui collait à la peau, le trouvant même sympathique et plein de possibilités » (Kokis 1996 : 128). Le texte romanesque explore cette tension entre le réel et le fictif pour afficher les contradictions de la construction identitaire du sujet et explorer les rapports entre altérité et étrangeté. Masque ou vrai visage, secret ou révélation, dire je est un acte de construction d’un moi que l’on veut représenter à soi-même et aux autres. Sa vie devenue objet de fiction lui permet d’être soi-même et un autre, un passeur capable de traverser la frontière, d’aller au-delà des limites, un acteur : « Je crois que l’acteur est le véritable paradigme de tous les artistes » (Kokis 3

Ludmer cité par Paul Antelo, « Os confins como reconfiguração das fronteiras », p. 80.

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Errance, migrance, migration

1996  :  209), dira Boris à son ami peintre au cours de ce chapitre 10 qui réfléchit sur l’acte de création et son rapport à l’existence, pour ajouter : Il vous faudra donc apprendre à considérer que le masque, le maquillage et les déguisements font partie intégrante du métier d’artiste. Le public est trop peu sensible pour percevoir la souffrance, la beauté ou toute autre passion lorsqu’elles se présentent dénudées. C’est pour cela que les gens vont au théâtre  : pour apprendre à voir en récit ce qu’ils côtoient quotidiennement sans cependant le distinguer (Kokis 1996 : 209).

L’expression artistique serait une sorte de simulacre révélateur, « l’amélioration du réel », une façon de « rompre la stéréotypie ». On retrouve ici l’idée de la création artistique comme acte de décentrement, de rupture de la perception habituelle. L’artiste est celui qui sème l’incertitude et invite au voyage. Des deux mythes associés à la déambulation, et commentés par Zilá Bernd, celui d’Ulysse, pour qui c’est le voyage de retour qui compte, et celui de Jason, pour qui c’est le départ qui importe, Kokis, inspiré par le premier, choisit finalement un parcours qui le rapproche davantage du deuxième. Des deux figures archaïques de narrateur auxquelles Walter Benjamin fait allusion, Kokis privilégie celle du narrateur migrant : celui qui voyage, affirme Benjamin, a beaucoup à raconter (Benjamin 1991). Attiré par le large, l’artiste se distancie du mythe de permanence et d’appartenance, qui fonde les récits de la territorialisation, et s’ouvre à l’exploration de territoires multiples, à l’aventure de l’écriture : « Seule la nostalgie des choses qui n’ont jamais été est source de création » (Kokis 1996 : 325). Errances illustre parfaitement la pratique de l’écriture comme une migration symbolique. Pour Sergio Kokis, le processus d’écriture débute par de multiples voyages imaginaires à travers des lectures qui vont alimenter l’élaboration de son propre univers par une pratique de «  braconnage  » littéraire. Pour réaliser son voyage fictionnel, il s’inspire des récits de voyage de divers auteurs – B. Traven, Charles Darwin, Francisco Coleone, entre autres – et des héros d’Homère et de Nikos Kazantzákis (L’Odyssée, une suite moderne) pour construire son Boris. Errances, roman dont Kokis avoue être celui qu’il préfère dans l’ensemble de sa production, est ponctué par des références autobiographiques. Par la médiation du personnage Boris, l’auteur peut imaginer le retour au pays natal, voyage que lui-même n’a jamais voulu réaliser. Bien que ce voyage de retour soit mis en scène, Boris/Kokis, attiré par l’amour du lointain, poursuit sa quête d’aventures, tout comme le personnage de l’épopée moderne de Nikos Kazantzákis. Pour Boris, il faut poursuivre le voyage. La condition de déraciné revendiquée par ce personnage laisse transparaître les dimensions physique et ontologique de l’errance. 183

Glossaire des mobilités culturelles

La figure du poète exilé renvoie à une forme privilégiée de représentation caractéristique d’une tendance littéraire post-moderne, axée sur l’éloge de l’errance identitaire et de l’écriture en mouvement. Une double errance, à la fois physique et psychique, située dans un territoire déplacé, transculturel, ouverte à de multiples appartenances. Mais chez Kokis, les marques de la souffrance et de la tragédie humaines ne sont pas étouffées. Si le retour aux origines n’est plus possible, l’errant trace son itinéraire solitaire à travers le monde : l’homme est seul dans son aventure vers la mort. L’éloge de l’errance ne fait pas abstraction de l’inexorabilité de la mort. À la fin, c’est toujours l’image ambivalente de l’errance qui prévaut.

→ Voir aussi : Dislocation / Déplacement ; Diaspora ; Corps sismographiques ; Lectures radicantes ; Variations. Bibliographie Œuvres littéraires Kokis, Sergio, Le Pavillon des miroirs, Montréal, XYZ, 1994. –, Errances, Montréal, XYZ, 1996. –, La Gare, Montréal, XYZ, 2005. Hatoum, Milton, Relato de um certo oriente, São Paulo, Companhia das Letras, 1989. Piñon, Nélida, A República dos Sonhos, Rio de Janeiro, Francisco Alves, 1984.

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Errance, migrance, migration

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Exil (Objets) Alexandra Galitzine-Loumpet […] tous ces objets étaient toujours restés avec Marina, avaient voyagé avec elle en Allemagne, en Tchécoslovaquie, en France, et en 1939 avaient été rapportés par elle en Russie, où ils disparurent pendant la guerre. Efron, Marina Tsvetaiva, Ma mère, Genève, Éditions des Syrtes, 2008 : 110

L’exil qualifierait-il un régime de mobilité historique singulier, de l’exil biblique à celui des républicains espagnols ou des intellectuels juifs allemands pendant la Seconde Guerre mondiale – ou un concept à l’acception plus large, noyau existentiel commun à tous les êtres soumis à des mobilités multiples, spatiales et culturelles, dans la diversité de leurs parcours ? Tel que nous le concevons1, l’exil ne peut être réduit à une notion de contrainte, de bannissement ou de perte, ni exclusivement déterminé par une pensée du territoire, mais qualifie une expérience, que nous dénommons exiliance, c’est à dire à la fois condition et conscience, les deux états ne coïncidant pas nécessairement (Nuselovici 2013). Comme telle, l’expérience de l’exil implique et la mobilité spatiale et la pensée de la mobilité dans l’après-coup – c’est dire qu’elle s’incarne dans une multitude de supports, du langage aux musiques, des images aux objets. Un reportage photographique du quotidien La Repubblica a rattrapé la rédaction de cette contribution. Intitulé Lampedusa, quello che resta della strage : gli oggetti (« Lampedusa, ce qui reste du massacre : les objets »), le diaporama présente sandales dépareillées, habits souillés, bouteilles et sacs en plastique, gilets de sauvetage et couvertures de survie inutiles gisant sur un bateau comme sur un champ de bataille2. À l’évidence, ces 1

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Ce nous inclut également Alexis Nuselovici (Nouss) et les membres du programme scientifique Non-lieux de l’exil de même que le séminaire L’expérience de l’exil dirigé par Alexis Nuselovici au Collège d’études mondiales, Fondation Maison des sciences de l’homme. http://palermo.repubblica.it/cronaca/2013/10/04/foto/lampedusa_quello_che_resta_ della_strage_gli_oggetti-67891457/#1.

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Glossaire des mobilités culturelles

objets éparpillés évoquent des corps absents et, dans la plupart des cas, disparus ; plus exactement encore, ils se substituent à eux, montrables et esthétisés, accentuant la confusion des corps et des objets. L’analogie est d’ailleurs ancienne, et c’est significativement à travers les requalifications du corps de l’esclave, tour à tour marchandisé et individualisé, qu’Igor Kopytoff ouvre le champ fécond de la biographie culturelle des objets, transposant les questions de l’être à la chose (Kopytoff 1986 : 65). Si les objets « racontent » apparemment si bien à la place des hommes une « histoire de mort et de misère »3, c’est aussi qu’ils apparaissent plus neutres, moins suspects, soumis à un régime de vérité distinct, crédités d’une vertu directe, non oblitérée par une parole d’esquive supposée. Mais les objets sont également marqués par la complexité de leurs appropriations ; échappant en quelque sorte à leurs représentations, ils sont susceptibles de véhiculer des représentations différentes, voire antagonistes. L’ambiguïté de l’objet tient de ce qu’il est d’abord signe, comme le soulignaient Roland Barthes (1985) et Pierre Bourdieu (1972) ; comme tel, il donne corrélativement « à voir et à décevoir », selon les termes de Jean Baudrillard ; palliant à l’absence de la relation humaine, il constitue ainsi un puissant vecteur d’intégration (Baudrillard 1968 : 209). Parlant donc à plusieurs titres et de plusieurs voix, les objets de Lampedusa n’ont pourtant pas même rang de statistiques, ce sont juste des traces, des déchets, qu’une association de l’île collecte parfois pour son petit musée des migrations et propose aux artistes4. Leur valeur est relative, conjoncturelle, dépendante du statut des individus et de la nature de l’événement bien plus que de leur éventuelle qualité intrinsèque, affective ou culturelle. Mais l’objet reste. Il survit à l’actualité comme il est susceptible de nous survivre, accumulant des strates de significations selon les contextes d’usage et de réception, les modalités d’acquisition ou d’échange, les systèmes référentiels. Il est donc aussi reliquat. Omniprésent, l’objet n’advient cependant que par le geste, le récit ou l’image qui le distingue. À une question sur ce qu’ils étaient partis filmer à Ellis Island, Georges Perec et lui, Robert Bober répond sans hésitation : « Rien », avant de préciser : « des traces ». Un rien immense au sein duquel le reste anonyme n’acquiert son statut qu’en faisant d’abord foule, par énumération5. À l’autre bout du parcours de l’objet se tient la 3

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« Une chaussure, une veste déchirée, des lambeaux de pauvres habits, des guenilles. Quelques papiers sur lesquels ont été notés une indication qui aurait peut-être servieune fois arrivés en Italie. Ce sont des objets qui racontent des histoires de mort et de misère. Dans cette galerie, des “choses” conservées après la tragédie de Lampedusa ». Je remercie ma collègue Sara Guindani-Riquier, philosophe, de m‟avoir signalé ce reportage. http://www.museodellemigrazioni.com/join-us.php. Voir également http://www.ina.fr/video/CAA8001860205.

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Exil (Objets)

relique singularisée, l’objet-mémoire mis en spectacle, par exemple dans l’exposition grand public consacrée à Paris au Titanic, dont l’accroche publicitaire, « De vrais objets, de vraies histoires », réitère la puissance du « lien émotionnel » offert par des pièces uniques6. Mais si cette comparaison prend ici quelque intérêt, malgré l’obscénité du rapprochement, c’est qu’elle établit l’objet dans sa qualité d’acteur, interagissant avec l’humain, selon Bruno Latour (2007 : 37-57). Le rapport entre objets, contextes et mémoires est fréquemment abordé par le champ des études sur la culture matérielle ou la littérature (Debary et Turgeon 2007), et, a fortiori, dans les musées. Force est pourtant de constater que les nombreuses études sociologiques ou anthropologiques du phénomène migratoire ne s’intéressent qu’accessoirement aux objets ; pas plus que les études de la culture matérielle n’abordent, sauf exception (Basua et Coleman 2008), les objets dans la mobilité spécifique de la migration. Un tel désintérêt est d’autant plus paradoxal que, en plus de participer à la culture du pays de départ et de contribuer aux représentations des pays de destination, les objets en constituent, in fine, les seuls supports tangibles. Leurs requalifications durant le déplacement participent de plus d’une « économie morale » (Kopytoff 1986 : 66) et politique inscrite dans le temps long des États-Nations, mais distincte selon les régimes de mobilité auxquels ces objets sont soumis. Les termes de déplacement, mobilité, migration ou exil, ne sont, à l’évidence, pas équivalents et leurs usages synonymiques soulignent une indétermination d’ordre éthique et politique. Les deux premiers qualifient tout changement de lieu, tout mouvement réel ou métaphorique, et une condition de l’homme global encore indéterminée. La migration singularise un moment spécifique du déplacement dans l’espace et l’assigne à des catégories d’individus, aujourd’hui plutôt des ressortissants de pays en guerre ou en pauvreté que les estivants ou les élites. Ce terme impose une prédominance de l’espace sur le temps : c’est l’espace, et une pensée du territoire, qui influe sur l’identité des individus désignés comme migrants ou immigrés. Cette catégorisation peut être étendue sur plusieurs générations comme un stigmate essentialisant, une impossibilité à appartenir pleinement au territoire de résidence, au sol, par exemple pour les jeunes désignés comme « issus de la migration ». Étendre la durée de déplacements multiples, distinguer des stratégies migratoires et des territoires circulatoires, contribue, en conséquence, à requalifier les migrants, 6

«  De nombreux objets uniques […] permettront de tisser un lien émotionnel avec toutes ces victimes dont la vie pris fin de manière tragique ou fut altérée à tout jamais » http://www.letourismeaparis.fr/titanic-lexposition-de-vrais-objets-de-vraies-histoires/, Exposition Porte de Versailles du 1er juin au 29 septembre 2013. Rappelons que le Titanic fut aussi un bateau de migrants.

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Glossaire des mobilités culturelles

à leur réattribuer un statut dynamique d’acteurs à l’exemple des notions de transmigrant et de cosmopolitisme transmigrant (Tarrius 2012 : 52). Le potentiel heuristique de la notion de l’exil implique une inversion du paradigme spatio-temporel ; c’est l’expérience dans le temps, dans l’a-temporel du temps, qui constitue un noyau existentiel commun – d’Ovide au naufragé de Lampedusa. L’expérience de l’exil est fondée sur la discontinuité et la coexistence, c’est-à-dire sur une temporalité travaillée par l’espace, mais qui le subsume en le multipliant et en l’agrégeant, y compris dans l’imaginaire. La migration masque les ruptures du parcours migratoire dans une homogénéisation du sujet, un fait classificatoire ; l’expérience de l’exil transforme cette discontinuité en état durable du sujet, faisant également apparaître le « là-bas » comme un avant ou un après susceptibles de se chevaucher. L’expérience de l’exil devient narration – avec ses trous et silences – et, comme telle, peut être revendiquée par différentes générations en dehors de toute attache territoriale. Ainsi, si la condition de l’exil se forge dans son anticipation et son vécu, la conscience de l’exil naît dans l’expérience du post-exil, non-lieu commun à des individus et des époques distincts. Distinguer le concept d’exil d’une pensée du territoire, le débarrasser d’une part de ses connotations romantiques – une part seulement, si l’on se souvient à quel point le XIXe siècle s’attacha à la figure de la ruine –, c’est ne plus associer exclusivement l’exil et l’objet de l’exil à la seule perte ou la nostalgie d’un territoire, comme dans les célèbres vers issus de « Milly ou la terre natale » (1830) de Lamartine : Chaumière où du foyer étincelait la flamme, Toit que le pèlerin aimait à faire fumer, Objets inanimés, avez-vous donc une âme Qui s’attache à notre âme et la force d’aimer ?

C’est aussi s’interroger sur des équivalences ou des associations préférentielles si fortes qu’elles en sont devenues presque synonymiques. On en trouve trace, par exemple, dans la comparaison entre la « mise en vers français » et la version originale des vers de Jorge Luis Borges cités en exergue, tirés du poème La clef de Salonique (Una Llave En Salónica du recueil El oltro, el mismo) et qui accordent place à un objet symbolique de l’exil : Maintenant que la porte est poussière, l’outil / Devient chiffre du vent et rose de l’exil/ Ainsi cette autre clef, la clef du sanctuaire (Borgès traduit par Ibarra 2005 : 107) Hoy que su puerta es polvo, el instrumento / es cifra de la diáspora y del viento / afín a esa otra llave del santuario 190

Exil (Objets)

Aucune « rose de l’exil », hélas, mais une association réitérée entre diaspora et exil dont les implications contemporaines demandent à être précisées. Si cette étrange réécriture est évoquée ici, c’est aussi parce qu’elle fait apparaître un procédé spécifique, individuel, de l’expérience de l’exil, celui de procéder par connotation et emboîtement, c’est-àdire moins comme un palimpseste que comme des poupées gigognes. Le palimpseste recouvre, c’est encore un territoire avec des strates ; les poupées gigognes sont un espace creusé dans le temps, des contenants préservant une trace sous-jacente qui distingue l’exilé – une conviction intime, dont on retrouve trace chez Kopytoff qui définissait la pertinence d’une biographie des objets en soulignant qu’elle faisait « apparaître ce qui aurait pu rester obscur » (make salient what might otherwise remain obscure) (Kopytoff 1986 : 67). L’expérience de l’exil affecte aux objets une densité particulière, tramée par le va-et-vient de la navette exilique entre plusieurs pôles et mémoires. Ces régimes spécifiques de temporalités et d’évocation ne sont pas sans conséquence sur les objets de l’exil, compris ici comme l’ensemble des objets transformés par l’expérience de l’exil, c’est-à-dire par un état discontinu du sujet dans le temps. Celui-ci induit un ensemble de comportements, de modes de faire, de construction de soi par les objets, peutêtre une culture matérielle – le terme « culture » se référant ici non à l’essence supposée d’une collectivité historique, mais à une expérience transculturelle et transnationale. Celle-ci est fondamentalement distincte du nomadisme, mode de vie non sédentaire possédant ses règles et instruments propres, et s’apparente plus à un détournement, un bricolage de l’ordinaire dans l’extraordinaire de l’exil – ce que Certeau nomme une tactique, en rappelant qu’elle est redevable au temps et non au lieu, qu’elle se tient justement dans le non-lieu (Certeau 1990 : XLVI). Façonnés par plusieurs régimes de valeurs successifs, les objets de l’exil intègrent également une double fonction de l’objet, situé à mi-­ distance entre pratique et possession, la dernière catégorie définissant la collection : un objet renvoyant au sujet (Baudrillard 1968 : 105). Cette double fonction ne recoupe pas nécessairement la distinction traditionnelle entre usages techno-fonctionnels et affectifs : dans le post-exil, un tournevis ou une paire de ciseaux peuvent matérialiser plus efficacement qu’une photographie un lien vers le pays quitté, une vieille valise incarner l’exil mieux qu’un objet attaché à un ascendant dont on ne sait plus rien. Dès le départ, l’objet de l’expérience de l’exil est collecte et collection et renvoie à différents sujets ; cette transversalité souligne la radicalité des métamorphoses possibles des régimes de valeur, leur capacité à être à la fois, à des degrés divers, et ceci et cela, et reste et relique, et incarnation d’un lieu et d’un lien – ainsi que nécessité de continuer à penser une typologie des objets de l’exil (Galitzine 2013). 191

Glossaire des mobilités culturelles

Découlant de leur double emprise matérielle et affective et de leur capacité à la variation, un troisième élément différentiel des objets de l’exil tient de leur hétérogénéité. Celle-ci apparaît consubstantielle à la diversité des exils et des exilés, mais inclut également l’imprédictible de l’expérience de l’exil. Peu importe que les objets aient été soigneusement choisis, prémédités, rangés au moment du départ, ou qu’ils soient purement fonctionnels : l’expérience de l’exil les fragmente et les transforme selon des modalités aléatoires et imprédictibles. Ainsi, dans Les récits d’Ellis Island, Perec débute son inventaire par un « N’importe quoi » qu’il s’emploie à décrire dans le désordre : (« une grande casserole, une passoire, une pompe à incendie, une cafetière […] ») (Perec et Bober 1994). Outre que cette énumération se refuse à distinguer une hiérarchie de valeur pour mieux saisir une totalité de l’expérience, elle attribue conjointement un même statut aux objets, aux mots sur les objets, aux photographies et représentations d’objets en les renvoyant à l’unité du sujet, c’est-à-dire au biographique. L’hétérogénéité des objets fait pendant à celle des êtres, et devient un élément central de son interrogation. Elle est d’ailleurs renforcée par une démultiplication des supports inscrivant le passé dans le présent : clichés des lieux actuels et des lieux anciens, intégration de photographies anciennes dans les lieux actuels, listes – des ports d’émigration, des noms de bateaux, mais aussi des personnes rencontrées ou des nourritures mangées par l’équipe de tournage. Le procédé se répète dans les graphies, tour à tour manuscrites ou tapuscrites. C’est dans les mailles qu’apparaît un noyau commun à tous et propre à Perec – l’expérience de l’exil constituant le lieu possible d’inscription du contrat tacite entre les générations évoqué par Walter Benjamin (2000 : 428).

Cette part biographique de la relation entre êtres et objets de l’exil, qu’elle soit fondée sur la présence tangible ou l’absence des objets, se superpose à la biographie propre des objets, aux modalités de leur passage de mains en mains et entre générations. Quand les signifiants se défont et se perdent, l’objet lui-même se trouve en exil d’un premier réseau de 192

Exil (Objets)

signification. J’en examinerai ici le premier versant, la projection d’une conscience de l’exil dans les objets – ce que Perec nomme mémoir e fictionnelle (1990  : 84), Régine Robin une bio-fiction (2007  : 395) –, au travers des temporalités majeures, inégales par leur durée, de l’expérience de l’exil – pré-exil, exil, post-exil – et des processus dialectiques dans lesquels ils s’insèrent : ranger/laisser, déranger/transformer, défaire/ transmettre.

Ranger/laisser : le pré-exil La temporalité du pré-exil est complexe à fixer, c’est un temps de gestation incertain, susceptible d’importantes variations. Convenons de le qualifier tel au moment où la condition de l’exil s’y introduit, indication subjective d’un changement imminent, réévaluant le rapport aux êtres et aux choses du quotidien. Cette incarnation dans les objets d’un lien avec le passé peut advenir à plusieurs reprises, mais elle est fondatrice d’une sélection, moment crucial, potentiellement violent, où le candidat se tient sur le seuil, vers l’extérieur, et se déprend, fait le tri, range sa valise, clôture un temps – s’il revient jamais, il sera un autre. C’est donc le premier temps de la métamorphose. Ce processus est rapporté avec une précision ethnographique dans l’ouvrage qu’Ariadna (Alia) Efron consacre à sa mère, Marina Tsvetaieva (1892-1941) de même que dans les correspondances et journaux de celleci. Il paraît d’autant plus intéressant qu’il peut être suivi à chaque étape et chaque nouveau départ, à Moscou, Berlin, Prague, Paris. Cette double narration, le statut et les espaces de ces départs, interroge l’expérience de l’exil : existe-t-il un espace originel de référence ? Est-il unique ? Quels seraient ses espaces seconds de déploiement ? Sont-ils liés au foyer ou au pays ? Décrivant d’abord les objets de l’appartement de Moscou à la veille du départ en 1922, Ariadna les distingue par leurs caractéristiques intrinsèques, premier élément de différenciation d’un ensemble formant une complétude de rapports affectifs et sociaux. À l’instar d’une nouvelle de Boulgakov consacrée au devenir d’une propriété après la Révolution, la destruction irrémédiable d’un rapport au monde éclaire pendant quelques instants les objets qui le composent d’une lumière crue (Boulgakov 1987 (1924) : 34). Dès lors, les objets […] indispensables et ceux destinés au caprice, les objetshabitude et les objets-fardeaux, les objets reçus en héritage et les objets acquis, ceux qui nous avaient été donnés, les objets de bonne qualité et ceux qui tombaient en ruine, ceux qui étaient là par hasard, les objets commodes, les objets saugrenus, les objets intimes, les objets inévitables qui nous entouraient, tous ces objets abandonnés par nous avaient soudain perdu, semble-t-il, leur 193

Glossaire des mobilités culturelles

­ atérialité et cette chaleur habituelle dont les dotaient les liens vivants qu’ils m entretenaient avec les gens au service desquels ils étaient (Efron 2008 : 110).

La notion d’abandon est intéressante au regard de la vie d’Ariadna Efron et de son retour en Union soviétique, en 1937, mais aussi en termes de fragmentation du foyer, littéralement de la « chaleur ». Elle introduit à la responsabilité – sinon la culpabilité – de l’exilé. Sous-jacente, celle-ci est personnifiée, dans « Job, roman d’un homme simple » de Joseph Roth (1930), par l’enfant retardé, l’enfant-objet, que le « regard insensé » de sa mère songe à dissimuler parmi les valises qu’elle fait et refait, et qui sera laissé dans leur maison de Zuchnow. Dès le départ, l’enfant symbolise ce reste qui maintient ses parents éternellement en exil : « Suisje encore Mendel Singer ? » s’interroge son père dès son débarquement en Amérique. « Il avait l’impression qu’il s’était abandonné lui-même à Zuchnow, aux côtés de Menuchim » (Roth 2012 : 145). C’est en redevenant individuellement un sujet que le fils prodigue permettra enfin à son père de s’installer7. Le second cercle d’objets évoqués par Ariadna Efron est celui de « ces objets qu’on ne peut appeler objets, tant ils ne sont qu’esprit », liés à des circonstances et des êtres spécifiques, et dont le rattachement à l’intime et au biographique va croissant (« tous nos livres favoris ; la boîte à musique de ma grand-mère, […], les cahiers d’enfance de Marina avec ses premiers vers »). La liste, longue et précise, est parfois interrompue par des objets d’évocation du temps passé : (…) le stéréoscope avec des centaines de photos en relief de Moscou et de la Crimée : on voyait – arrête toi, instant fugitif ! – la jeunesse de mes parents et tous les âges de leurs amis, toute l’insouciance des années enfuies précédant l’orage…

ou à venir (« le buste de l’Amazone blessée »). On remarquera le besoin d’énoncer et de concrétiser êtres et lieux – de spatialiser l’objet dans l’affect. Ces objets, « sympathiques comme des visages », selon Maupassant (2007 [1890]), doivent être qualifiés par leur nom (« le portrait de Serioja réalisé par le peintre de Koktebel, Magda Nakhman »). Enfin Ariadna évoque la dualité des acteurs du processus de sélection à l’œuvre  : à celui des propriétaires des objets qui partent correspond celui de leurs futurs détenteurs qui restent : « C’était la sœur de maman, Assia, alors absente, qui devait emporter chez elle tout cela, ainsi que bien d’autres choses, ou selon ce qu’elle choisirait, une partie seulement. ». Au final, la liste reproduite par Ariadna d’après un cahier de Tsvetaieva 7

À l’inverse, on trouvera de nombreux exemples dans la réalité contemporaine de ces enfants laissés au pays auxquels des cadeaux seront progressivement envoyés pour légitimer le départ et pallier au manque.

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Exil (Objets)

s­ouligne la superposition entre objets usuels et objets de l’affect, à l’exemple du porte-plume et de l’encrier, et la pluralité des références : familiales, littéraires, historiques, personnelles – affectant à chaque objet la faculté de convoquer êtres et événements, mais aussi les objets laissés. Liste des objets précieux à emporter à l’étranger : Le porte-crayon avec le portrait de Toutchkov IV L’encrier de Tchabrov avec un joueur de tambour L’assiette au lion Le porte-verre de Serioja Le portrait d’Alia La boîte à couture Le collier d’ambre  (Efron 2008 : 110)

On sait peu de choses des manières dont les objets furent conservés, exposés dans les maisons de l’exil, commentés. La plupart reviendront avec Tsvetaieva à Moscou, en juin 1939, d’autres seront offerts, alourdis par leurs devenirs et références acquises, emboîtées jusque dans l’usage des parenthèses : « Je vous laisse […] deux vieilles croix de Lorraine (et Jehanne, la bonne Lorraine, qu’Anglais brulèrent à Rouen…) » (Tsvetaeva (12 juin 1939) 2005). À chaque départ, les valises sont refaites, la description d’objets en qualité et en quantité occupant le temps de l’angoisse du départ – la hantant jusque dans ses rêves : … Beaucoup de rêves. Thème – l’irrévocabilité. Je me dépêche d’aller chercher un dernier je-ne-sais-quoi –, je finis de ranger. Il y en a un – dont je me souviens bien : je cherche le disque de Maurice Chevalier (mon préféré) (…) mais le paquebot est déjà loin, à des verstes. (Journal, 16 juin 1939)

Ce « je-ne-sais-quoi » introuvable, à la fois objet-mémoire et objetplacard pour reprendre la distinction de Serge Tisseron, souligne le rôle de projection et d’identification des objets (Tisseron 1997). La grande fidélité de Marina Tsvetaieva envers ses objets file jusqu’à son suicide, ultime exil qui suit de près la dépossession des choses, par exemple le collier d’ambre troqué « contre du pain, une année de famine à Riazan » (Efron A., idem, 2008 : 110). Une telle identification avec les objets est peut-être exceptionnelle, mais tous ces objets-valises appartenant à des êtres-valises rappellent, évoquent, connotent, remémorent, apparaissent intrinsèquement moins importants que les processus actifs qui les mettent au jour. Les ranger d’abord avant de les défaire de multiples fois, c’est donc mettre ses différentes formes d’appartenance en ordre, faire le point de ce que l’on doit à d’autres, de qui on procède, comme dans La bascule du souffle, d’Herta Muller, où le narrateur endosse sa parentèle : « Le pardessus était celui de mon père. Le manteau de ville en col de velours venait de mon 195

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grand-père, le pantalon bouffant de l’oncle Edwin, les bandes molletières venaient du voisin, Mr Carp, et les gants de laine de ma tante Fine. » (Muller 2010 : 9) Dans ces deux exemples, les objets de l’exil sont déjà affectés par une situation d’exil intérieur, placés sous un régime particulier de rareté, dans son double sens de pénurie et de préciosité. Les épreuves de l’exil affectent l’objet de manière imprévisible (conservation ou, au contraire, atteinte à l’intégrité de l’objet), à l’exemple des causes diverses auxquelles sont soumis les vestiges archéologiques.

Déranger / Transformer : l’exil Si la période concernée est aisée à fixer, la diversité des métamorphoses de l’objet, durant les étapes d’un parcours pendant lequel un exilé devient un migrant, demeure stupéfiante dans sa condensation dans un temps bref et la rapidité des transformations  : saisis, modifiés, brisés, abîmés, volés, vendus, troqués, trouvés, donnés, pris, adaptés, détournés, évalués, parqués, rangés, défaits, refaits, cachés… et, au bout du compte, parfois conservés. La variété des actions leur accorde presque un statut d’acteur, métaphorisant le corps-migrant, agissant sur lui. Trois registres de transformation peuvent toutefois être singularisés : L’objet est instance d’évaluation du migrant par le regard d’autrui. L’objet se déploie au cœur d’un dispositif de double dévoilement : de l’exilé ou du migrant, du regard de la société de transit et d’accueil sur lieu. « Tous les bagages ont été vidés à fond, chaque bricole, serrée dans un bouchon prêt à sauter, a été manipulée », rapporte Marina Tsvetaieva, précisant que les dessins de son fils sont saisis et non ses manuscrits. Ce regard qui n’est jamais neutre, qui concerne un concentré d’affects, est violence, qui désagrège l’intimité de l’affect et la dénie.

Il est inscription dans l’espace – ou désir d’y échapper, à l’exemple de la quasi-absence de traces laissées dans la jungle de Calais ou à la frontière mexicaine-américaine, où nombre de données essentielles sont directement tatouées sur le corps (Odgers-Ortiz 2010). Mais même ces stratégies d’économie d’objets, de réduction d’empreinte – dans un sens également littéral, puisqu’il s’agit aussi de faire disparaître les empreintes digitales8 –, produisent encore des restes. La véritable absence d’objets signe la disparition de l’humanité, à l’exemple des trois cahiers de photographies de la série « Antichambres » présentés par Phillipe Bazin dans Le milieu de nulle part (Bazin et Vollaire 2012). Les clichés pris dans 8

Cette scène terrible d’effacement d’empreintes digitales par une vis chauffée à blanc, striant les doigts, apparaît dans le documentaire de Sylvain Georges tourné dans la jungle de Calais : Qu’ils reposent en révolte (2011).

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différents centres de rétention et d’hébergement en Pologne accueillant essentiellement des Tchétchènes esquivent les individus – leur voix étant restituée par les textes de Christiane Vollaire. Le premier cahier photographique montre des lieux habités, une culture matérielle du quotidien familier, un désir de normalité obligeant le spectateur à un effort pour se rappeler l’exacte nature des lieux. Ce paradoxe disparaît dans la seconde série de clichés, dont la tension provient de l’exposition des dispositifs individuels de cloisonnement de micro-espaces, destinés à garantir un semblant d’intimité. Resserré et réapproprié, cet espace est anxiogène : murs de toiles et couvertures pliées dessinent de nouvelles frontières, légales, carcérales, où se meuvent d’invisibles corps contraints. Le troisième cahier, enfin, présente les espaces de rétention de l’aéroport de Varsovie, vides de toutes traces de migrants. Tel quel, le mobilier brut de ces lieux peut être esthétisé. Mais ainsi déshumanisés, préparés et organisés pour l’attente, ces endroits évoquent d’autres lieux et d’autres époques, rappelant le caractère organisé de ces entraves à la mobilité. Il n’est d’ailleurs pas tout à fait pertinent de qualifier ces endroits d’« espaces », et probablement plus fructueux d’en faire des emplacements, suivant en cela Michel Foucault (200). Dans ces espaces, l’objet, placé sous le signe de la rareté et de la difficulté d’acquisition, peut changer de valeur de façon radicale. Enfin, l’objet du migrant contribue à inscrire une identité dans le temps, c’est-à-dire non pas à patrimonialiser ou transmettre, mais à pérenniser un éternel présent de l’immigré dont les connotations coloniales me paraissent évidentes. En 2005, par exemple, l’atelier des enfants accompagnant l’exposition Africa Remix, au Centre Georges Pompidou, les invitait à réfléchir sur la « diversité spatiale des cultures » en construisant une mise en scène à partir d’un «  type de chaise reflétant une posture morale  » (trône, chaise, siège traditionnel…) et d’un accessoire choisi parmi les objets suivants  : «  sceptre, balai d’éboueur, râteau…  »9. Une telle assignation n’est pas anecdotique, et conditionne la fonction de l’objet dans la période la plus longue de son parcours, le post-exil.

Défaire / représenter : le post-exil Défaire la valise est une action aux effets multiples  : en ancrant l’installation, elle ouvre le champ de la mémoire, transférant la mobilité spatiale aux souvenirs, redessinant l’espace de déambulation. Ainsi, dans Felix in exile (1994), court-métrage de dessins au fusain de grande taille, photographiés et animés, réalisé par l’artiste sud-africain William 9

http://mediation.centrepompidou.fr/education/ressources/ENS-AfricaRemix/ENSAfricaRemix.htm#identiteafrique.

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Kentridge10. Le film met en scène un homme, Felix Teitelbaum, dont l’absence de vêtements souligne le dépouillement et la vulnérabilité, habillant progressivement les murs d’une chambre d’hôtel anonyme des souvenirs d’une femme aimée, Nandi, noire et topographe. Les visages de Felix et Nandi se touchent presque à travers le miroir, par le prisme d’une lunette de visée – instrument également appelé « niveleur de terrain » –, puis s’éloignent l’un de l’autre. Au fur et à mesure que Felix tapisse les murs des feuillets de remémorations extraites de sa valise, l’eau coule dans la chambre et le sang se répand de corps agonisants – parmi eux, celui de Nandi. Felix est progressivement submergé – ce qu’il recherche.

William Kentridge, Captures d’écran de Felix in Exile (1994)

Amplifiées par la technique choisie et les outils topographiques représentés, les multiples distances et absences se redessinent et s’effacent en 10

Felix in exile (8’’43) de William Kentridge, 5e élément d’une série de huit œuvres intitulées « Drawings for Projection » (1989-1999). Visible sur YouTube ou vimeo. Voir également http://www.tate.org.uk/art/artworks/kentridge-felix-in-exile-t07479.

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permanence. Mais cette œuvre magnifique, qui évoque, comme celle de Perec, les différentes traces de la mémoire, souligne également la grande diversité de support auquel s’ajoute le chant et la musique accompagnant les dessins et les feuillets successifs. Comme tout processus mémoriel actif, l’exiliance relie une diversité d’objets au sujet et fonctionne en système, incluant paroles, gestes, images, associations tactiles ou sonores diverses, ainsi qu’une grande part d’aléatoire et de hasard éveillant, n’importe où, la mémoire – littéralement, un glanage de traces et de creux variables selon les contextes, les sujets et dans la durée. Réduire l’expérience de l’exil à la période du déplacement, de la migration, rétrécit considérablement la possibilité d’un partage d’expérience. Une grande part des institutions chargées de la conservation d’une mémoire de la migration, notamment en France, me paraît justement maintenir le sujet à un état particulier, conjoncturel et transitoire – celui du migrant. En conséquence, la société d’arrivée n’accueille pas une temporalité large, multiple, mais un déplacement entre deux pôles fixes, non une expérience longue, mais un processus circonscrit, voué, d’ailleurs, à ne pas durer pour être saisi au moment de l’arrivée – l’intégration en France, par exemple. Pour en rendre compte, la Cité de l’histoire de l’immigration à Paris distinguait, à son ouverture, en 2008, trois catégories d’objets : « objets de mémoire », « objets d’évocation immédiate (valise, machine à coudre, marteau-piqueur, sac Tati, tagine Téfal, etc.) », « objets d’art contemporain »11. Cette énumération seule suffit à illustrer la permanence de représentations essentialisées. Celles-ci émergent dans un présent intemporel, falsifié par les processus aléatoires de perte et de transformation et, plus largement, dans un contexte de fragilité référentielle dans lequel les objets ne peuvent ni prétendre ni suffire au témoignage. En atteste, notamment, l’occupation du Musée national de l’histoire et des cultures de l’immigration par un collectif de « sans-papiers », entre octobre 2010 et février 2011, transportant avec eux des objets similaires aux artefacts exposés. En dialectisant un en/hors vitrine dans une scène unique, cette coexistence provisoire a mis au jour la difficulté structurelle de reconnaissance, la différence de statut et d’usages sociaux des objets – contrairement à ce qui aurait pu paraître comme une occasion unique de confrontation et de rétraction, ce long événement n’a que peu été documenté par le musée et ne transforma guère les cadres de perception. Ce paradoxe des musées dits « de sociétés » (musées de l’immigration comme musées de civilisations) se retrouve dans la plupart des études 11

Il est intéressant de noter que cette typologie, explicite dans les supports de présentation du musée en 2008 et structurant encore les collections, a aujourd‟huidisparu du site web. http://www.histoire-immigration.fr/.

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consacrées au patrimoine des migrations dans les sphères domestiques : c’est l’inscription du là-bas dans l’ici qui est favorisée, c’est-à-dire les façons dont un objet incarne ou interprète un pays d’origine et sa diaspora (Fourcade et Legrand 2008). L’expérience de l’exil se distingue de ce malentendu en suggérant une expérience radicalement inverse, c’est-à-dire une ouverture vers une catégorie du vécu. Walter Benjamin en avait déjà pensé le paradigme majeur en utilisant la figure de la fouille archéologique. [La mémoire] est le médium du vécu, comme le sol est le médium dans lequel les villes antiques gisent ensevelies. […] Et il se leurre complètement, celui qui se contente de l’inventaire de ses découvertes sans être capable d’indiquer dans le sol actuel le lieu et la place où est conservé l’ancien. Car les véritables souvenirs ne doivent pas tant rendre compte du passé que décrire précisément le lieu où le chercheur en prit possession. (Benjamin : 1992 : 401)

Le lieu de Pnine est celui de la cuisine de la première maison – peut être la seule – qu’il loue en Amérique. Nabokov présente son héros fasciné par les objets de la modernité américaine – les trains rapides, les machines à laver ; sa maladresse pour les mettre en marche symbolisant sa qualité d’étranger. C’est pourtant au travers d’un objet intemporel, un bol aigue-marine décoré de volutes antiques offert par un enfant d’immigrés et valorisé par les natifs (« Mince quelle jolie chose ! » s’écria Betty), que Pnine prend conscience de l’infinitude de sa condition d’exilé : Il prépara un bain de bulles dans l’évier, destiné à la verrerie, à l’argenterie, aux assiettes et aux plats, puis avec infiniment de soin, il abaissa le bol aigue-marine dans la mousse tiède. […] Il tâtonna sous la mousse, autour des gobelets ambre, au-dessous du bol mélodieux, à la recherche d’une pièce d’argenterie peut-être oubliée et il recouvra un casse-noisette. Méticuleux, Pnine le rinça, et il l’essuyait quand cet objet bipède s’arrangea pour sauter hors du torchon et tomba comme un homme d’un toit. Pnine faillit le rattraper, le bout de ses doigts entra même en contact avec l’objet au milieu de sa chute, mais cela ne fit qu’aider à le précipiter en direction de cette mousse qui dissimulait un trésor, où un craquement mortel de verre brisé suivit le plongeon.

Pourrait-on mieux décrire l’exiliance, c’est-à-dire la prise de conscience de l’inscription d’une condition de l’exil dans la durée – et de ce fait la brutalité du quotidien contre une mémoire longue et multiple ? Nabokov poursuit ainsi : Pnine flanqua son torchon dans un coin, et, se détournant, resta une minute à contempler le noir au-delà du seuil de la porte de derrière entrouverte […] Avec sa bouche édentée, demi-ouverte et la pellicule de larmes voilant ses yeux qui ne clignaient pas, il apparut très vieux. Puis avec un gémissement d’angoisse anticipée, il retourna vers l’évier, et rassemblant son courage, trempa la main au fond de la savonnée. Un éclat de verre lui piqua la main. 200

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Doucement, Pnine enleva un gobelet de verre brisé, le bol magnifique était intact (Nabokov 1992 : 242-243).

Le bol est sauf et Pnine tient son premier véritable avoir en terre d’exil, un réceptacle infiniment précieux capable de contenir tout ce qui fut laissé et tout ce qui est encore promesse au seuil d’un nouveau départ. Dans cette boucle qui ne se referme pas, le « bol au son suave » rejoint d’autres objets symboles devenus à leur tour acteurs de l’exil : le bol à raser de Philip Roth, le collier de Marina Tsvetaeva, la valise disparue de Walter Benjamin, la clef de Borgès, les innombrables objets dispersés aux quatre vents, et les sandales des naufragés de Lampedusa.

→ Voir aussi : Non-lieux (une atypologie) ; Corps sismographiques ; Diaspora ; Variations. Bibliographie Barthes, Roland, L’Aventure sémiologique, Paris, Seuil, 1985.  Basua, Paul et Coleman, Simon, « Migrant Worlds, Material Cultures », Mobilities, 2008. Baudrillard, Jean, Le Système des objets, la consommation des signes, Paris, Gonthier/Denoël, 1968, p. 209. Bazin, Philippe et Vollaire, Christiane, Le Milieu de nulle part, Paris, Creaphis, 2012. Benjamin, Walter, « Denkbilder », Gesammelte Schriften 4, cité dans et traduit par Catherine Perret, dans Walter Benjamin sans destin, Paris, La Différence, 1992. Bourdieu, Pierre, Esquisse d’une théorie de la pratique, Paris, Minuit, 1972. Certeau, Michel de, L’Invention du quotidien, 1. Les arts de faire, Paris, Folio Essais, 1990. Debary, Octave et Turgeon, Laurier (eds.), Objets & Mémoires, Paris, Presses de la maison des sciences de l’homme et Québec, Université de Laval, 2007. Efron, Ariadna, Marina Tsvetaeva, ma mère, traduit du russe par Simone Goblot, Genève, Éditions des Syrtes, 2008. Foucault, Michel, « « Des espaces autres » », Empan, 2004/2, n° 54, p. 12-19, DOI : 10.3917/empa.054.0012. Fourcade, Marie-Blanche et Legrand, Caroline, Patrimoines des migrations, migrations des patrimoines, Québec, PUL, 2008. Galitzine-Loumpet, Alexandra, Pour une typologie des objets de l’exil, Working paper, alshs.archives-ouvertes.fr/FMSH-WP/halshs-00862480. Kopytoff, Igor, «  The Cultural Biography of Things  : Commoditization as Process », in Arjun Appadurai (ed.), The Social Life of Things : Commodities in Cultural Perspective, Cambridge, Cambridge University Press, 1986 : 65. Lamartine, Alphonse de, Milly ou la terre natale, Harmonies poétiques et religieuses, livre troisième. 1830. 201

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Frontières (Pour une nouvelle épistémologie de la notion) Maria Inácia D’Ávila et Claudio Cavas Le processus de mondialisation et ses conséquences ont imposé un effort de conceptualisation du terme frontière dans le contexte des études postcoloniales et culturelles. Ce processus, provoquant un afflux de migrants à travers les frontières, a mis en contact différentes cultures et produit de nouvelles identités. La notion de frontière se trouve ainsi intégrée par plusieurs auteurs, en particulier ceux qui la travaillent dans le domaine des études latino-américaines, dans les expressions telles que pensée de frontière ou épistémologie de frontière. Les aspects conceptuels du terme frontière ont des interfaces avec divers autres concepts. Comme celui de borderlands, appliqué par Anzaldúa (1987) dans le sens non seulement de délimitations géographiques, mais également de territoires dans lesquels les identités sont marquées par les différences sexuelles, raciales ou ethniques. Ou encore celui de zones de contact (Pratt, 1992), qui, dans le cadre d’une critique du discours patriarcal s’agissant des questions de genre et du statut des femmes, concerne les échanges entre colonisateurs et colonisés au sein des hiérarchies de pouvoir. Cette pensée de la frontière a suscité des réflexions sur les questions d’hybridité culturelle (Hall 2007 ; Canclini 2008) et d’identités diasporiques (Hall 2007 ; Lao-Montes, 2007) et s’inscrit dans une perspective critique, particulièrement quand il est question de migrations et de diasporas qui, spontanées ou forcées (comme dans le cas de la traite d’esclaves ou le déplacement forcé par des raisons socio-politiques), englobent les dimensions géographiques, culturelles, historiques et subjectives (D’Ávila-Neto et Revollo, 2013). Dans les situations de migration, en effet, où les personnes sont obligées d’inventer un monde nouveau, l’imagination joue un rôle très important dans la construction d’une nouvelle identité transcendant les barrières ethniques, culturelles et sexuelles. Appadurai (2005) attire l’attention sur l’importance de ces déplace­ ments en tant que constituants de la subjectivité moderne. La mondialisation ne se manifeste pas seulement dans l’interdépendance généralisée entre 203

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diverses économies du globe, mais également dans la vie culturelle et politique des groupes humains. Elle produit différents résultats relatifs à l’identité. Dans sa prétention à l’homogénéité culturelle, elle provoque des effets différenciateurs qui produisent des formations subalternes et ne suppriment pas la différence ; elle affirme et recrée des identités. Ce processus est associé à une accélération du flux migratoire et entraîne de grandes inégalités (Hall, 2006 ; Butler et Spivak, 2007 ; D’Ávila-Neto, Delvigne et Nazareth, 2012). Pour Hall (2006), le champ théorique des études postcoloniales, provenant de diverses matrices théoriques, a apporté une grande contribution aux sciences sociales. Il constitue non seulement une rupture par rapport au modèle chronologique linéaire du type « avant et après », mais propose aussi une forme de traduction culturelle visant à déconstruire les essentialismes et les structures d’identité/différence en termes binaires, caractérisant toujours l’« autre » comme inférieur en raison des héritages culturels ou biologiques, selon des présuppositions eurocentristes. Le postcolonial se situe au sein d’un champ de forces, de pouvoir et de savoir : Il réinterprète la « colonisation » en tant qu’élément d’un processus « mondial », essentiellement transnational et transculturel – et produit une réécriture décentrée, diasporique ou « mondiale » des grands récits impériaux antérieurs centrés sur la nation. (…) (Hall 2007 : 274)

Diverses écoles de pensée ont contribué à l’élaboration du paradigme postcolonial, en particulier les études culturelles (cultural studies). Le courant britannique développé à l’Université de Birmingham dialogue avec les études postcoloniales et soulève des questions telles que le racisme, l’ethnicité, le genre, les identités culturelles : il met l’accent sur la culture, non en tant que haute culture des élites sociales, mais, ainsi que la définit Shohat (2001), axée sur tout ce qu’on pense et fait. Selon Mattelart et Neveu (2008), les études culturelles « bousculent les frontières entre disciplines académiques et questionnent les enjeux politiques du culturel dans le contexte de la mondialisation ». Ainsi, études culturelles et postcoloniales convergent en même temps qu’elles dialoguent avec les études de genre, considérées comme un mouvement ayant rompu avec la conception unifiée de l’identité. Pour mieux comprendre la définition de la pensée de frontière, nous avons suivi les parcours de la colonisation ibéro-portugaise dans l’Amérique latine concernant la formation culturelle des identités. Nous avons ainsi perçu que les questions identitaires englobent des notions de race, de sexe et de statut social, confrontant et entremêlant Européens, Indiens, esclaves, hommes et femmes. Configuration telle qu’elle exige une analyse transversale. La transversalité du genre, par exemple, négligée dans 204

Frontières

de nombreuses analyses est très importante : la femme n’est pas une catégorie unique, ce qui pourrait masquer les contradictions et les enjeux des relations de pouvoir. Il faut souligner l’importance de la multiplicité de demandes, débats et antagonismes au niveau des « identités culturelles féminines » dans la recherche féministe et psychosociologique (D’Ávila Neto et Nazareth, 2005). Quand Hall (2006) rappelle qu’au XVe siècle il existait déjà un « projet » global, il indique que ce processus n’est pas quelque chose de nouveau, mais que, séculaire, il coïncide avec l’ère de l’exploration, de l’expansion et des conquêtes européennes. Vision partagée par Shohat (2001) qui pose que, si la mondialisation s’est intensifiée durant les deux dernières décennies, ses antécédents nous ramènent aux alentours de 1492. Durant l’expansion des pays ibériques, époque des grandes découvertes géographiques des XVe et XVIe siècles, lorsque l’Europe élargissait ses frontières, la norme coloniale de pouvoir a établi de multiples hiérarchies interdépendantes. Ces hiérarchies présumées universelles sont représentées par l’homme blanc, chrétien, propriétaire, lettré et hétérosexuel. Les valeurs de la culture européenne furent alors prises en tant que norme, instituant ainsi des frontières invisibles entre le centre et la périphérie. Ces hiérarchies excluent des groupes sociaux déterminés qui sont stigmatisés et marqués symboliquement et socialement comme inférieurs. Grosfoguel (2006) définit certaines de ces hiérarchies  : la hiérarchie sociale de classe, où la division sociale du travail entre le centre et la périphérie au sein du capitalisme est structurée de manière autoritaire ; la hiérarchie ethnique raciale, qui atteste de la suprématie des peuples européens sur les non européens ; la hiérarchie de genre, liée au patriarcat privilégiant les hommes par rapport aux femmes ; la hiérarchie sexuelle, qui privilégie l’hétérosexualité par rapport à d’autres types d’orientation sexuelle ; la hiérarchie religieuse, qui privilégie la religion chrétienne par rapport aux autres formes d’expression religieuse ; la hiérarchie épistémique, qui privilégie la connaissance originaire d’Europe et d’Amérique du Nord par rapport aux autres épistémologies ; la hiérarchie linguistique, qui privilégie les langues européennes par rapport aux non européennes ; la hiérarchie économique et politique, qui privilégie la production scientifique et technologique de ce qui est appelé le premier monde. Mais il remarque : Dans la philosophie et dans les sciences occidentales, le sujet qui parle reste toujours caché, recouvert, effacé de l’analyse. La localisation ethnique, sexuelle, raciale, de classe ou genre du sujet qui énonce est toujours déconnectée de l’épistémologie et de la production des connaissances. (Grosfoguel 2006 : 53) 205

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De cette façon, la pensée frontalière est présente depuis le XVIe siècle, quand les colonisateurs imposèrent leur façon de penser en utilisant la croix – pouvoir religieux – et l’épée – pouvoir militaire –, ainsi que des formes d’exploitation qui existent encore de nos jours, symboles de la domination de l’Occident sur le reste du monde. Pour Mignolo (2007), l’invention de l’Amérique présente deux dimensions  : le colonialisme qui se réfère aux périodes historiques spécifiques, et une «  colonialité  », qui correspond à une structure logique de contrôle, indépendante de la période historique et prenant des formes diverses à des moments historiques différents. La logique de la colonialité implique des dimensions économiques, politiques, sociales, épistémiques et subjectives. À ce propos, Grosfoguel commente : La colonialité se réfère à la continuité des formes de domination et d’exploitation après la disparition des administrations coloniales produites par les structures et les cultures hégémoniques du système-monde capitaliste /patriarcal, moderne/colonial. […] [Elle] entremêle les localisations périphériques de la division internationale du travail et les hiérarchies ethnoraciales globales, et articule les migrants du tiers-monde inscrits dans les hiérarchies ethnoraciales des villes globales métropolitaines… (Grosfoguel, 2006 : 61).

Au Brésil, la colonisation, la migration forcée des Noirs et l’esclavage furent déterminants pour la formation d’une société caractérisée par l’hybridité culturelle. Hall (2006) souligne l’importance de différencier le multiculturel du multiculturalisme. Dans la société multiculturelle, différentes cultures sont socialement interconnectées mais préservent des caractéristiques d’une identité « originelle », alors que le multiculturalisme est une façon d’administrer des sociétés multiculturelles – en liaison avec les demandes de reconnaissance –, caractérisée « comme un projet politique et épistémologique devant être défini par rapport à l’eurocentrisme » (Shohat, 2001 : 2). Associé à ce langage, le multiculturalisme peut se comprendre comme une forme de compensation par rapport aux effets néfastes de la domination impérialiste, dont l’évidence la plus remarquable est le racisme (Cornell & Murphy, 2002). Pour les auteurs qui explorent cette thématique dans le contexte américain, le concept le plus approprié aux discussions critiques de la colonialité ne serait pas le multiculturalisme, mais l’interculturalité (Walsh, 2008). Pour Quijano (2005), en Amérique latine, l’idée de race fut une façon de souscrire aux relations de domination imposées par la conquête, en structurant les rôles associés à la nature. L’esclavage et le racisme sont imbriqués au sein de nombreux processus de subalternisation des peuples colonisés. De façon pionnière, Balandier (1951) avait déjà remarqué que le rapport de colonisateurs à colonisés se fonde sur une série de rationalisations basées sur la supériorité de la race blanche, dont les 206

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représentants tiennent les peuples de couleur pour arriérés, archaïques ou primitifs. Dans le livre « Conquête de l’Amérique », Tvezan Todorov fait référence à la colonisation des Aztèques du Mexique et indique que le « Nouveau Monde » a été proposé en tant que lieu de l’altérité. Les indigènes, considérés comme inférieurs, étaient assimilés aux femmes et aux animaux. Les peuples autochtones étaient considérés comme primitifs face aux hommes espagnols, supérieurs car dotés d’une âme (en plus d’un corps). Il est bien entendu révélateur de trouver les Indiens assimilés aux femmes, ce qui prouve le passage facile de l’autre intérieur à l’autre extérieur (puisque c’est toujours un homme espagnol qui parle) ; (…) les Indiens faisaient une distribution symétrique et inverse : les Espagnols étaient toujours assimilés aux femmes, par le biais de la parole (…). (Todorov, 1982 : 159)

Pour Todorov, le significatif est la solidarité des projections et non la priorité de l’une par rapport à l’autre, c’est-à-dire qu’il n’importe pas que nous projetions l’image des étrangers sur les femmes ou vice-versa. Pour le conquistador, c’est l’existence, ou non, d’une âme qui est l’aspect révélateur. La mise en équivalence de ces oppositions avec le groupe relatif au corps et à l’âme est également révélatrice : avant tout, l’autre est notre corps même ; d’où aussi l’assimilation des Indiens comme des femmes aux bêtes, à ceux qui, bien qu’animés, sont sans âme. (Ibid., 159-160)

Boaventura Santos (2006) explique que deux processus différents peuvent se produire dans le cadre de la reproduction des identités dominantes : le premier par le biais de la négation totale de l’autre, le second résultant du conflit vis-à-vis de l’identité subalterne de l’autre. S’inspirant de La Tempête (1611) de Shakespeare, Santos (2001 ; 2006) reprend les personnages de Prosper et Caliban pour désigner les acteurs du conflit de la modernité occidentale qui reproduit l’identité matricielle et met en opposition le civilisé et le sauvage, le Blanc et le Noir, l’homme et la femme. Dans le même ordre d’idées, l’imaginaire du patriarcalisme colonial considère aussi bien la femme que la nature comme des propriétés qui devraient être soumises au juge seigneurial. Dans l’imaginaire multiforme du colonisateur, les femmes sont considérées comme des biens (au sens de propriété), leurs qualités et vertus, ce qui est « inné » ou « naturel » chez les femmes, venant renforcer une fois de plus l’essentialisme. Dans la société patriarcale brésilienne, il existe également une mise en exergue des vertus et caractères « corporels et spirituels », distinguant métisses et Blanches, ce qui donne un caractère racial à l’essentialisme (D’Ávila-Neto et Nazareth, 2005). De même, les Indiens demeurent liés à la nature et à l’état brut, dans une forêt pleine d’animaux dangereux, alors que l’imaginaire occidental les concernant oscille entre l’utopie 207

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idyllique du « bon sauvage » et le cannibalisme effrayant (D’Ávila-Neto et Beyssac, 2012). Dans ce jeu d’opposition et de différences établi par la pensée coloniale, le corps de la femme se rapporte à la nature et est davantage encore mis à l’écart par rapport au monde eurocentriste et masculin (Escobar, 2003). Pour viser une décolonisation des savoirs, un exercice théorique et pratique continu serait nécessaire afin que ce que Boaventura Santos (2011) appelle, en utilisant une métaphore géopolitique, les « épistémologies du Sud » renforcent leurs points de vue critiques face à celles du Nord. Todorov illustre ces idées lorsqu’il commente l’attitude de Colomb face aux natifs durant la découverte de l’Amérique : il montre que la différence est toujours exprimée par les termes de la dichotomie supériorité / infériorité, les Indiens étant toujours les inférieurs. Cette dichotomie joue sur l’opposition naturel / culturel. Pour l’auteur, « cette expérience d’altérité se base sur l’égocentrisme, l’identification de ses propres valeurs avec les valeurs en général, de son moi avec l’univers ; dans la condition que le monde est un » (Todorov, 1982). Dans son œuvre Peau noire, masques blancs (1952), Frantz Fanon – auteur considéré comme l’un des inspirateurs des dénommées études postcoloniales – indique que la dépréciation des cultures dites primitives vient de leur refus. Ainsi les rites de passage des sociétés africaines considérés par les colonisateurs français comme de la magie noire, de l’orgie et de l’érotisme animal. Mignolo indique que la phrase qui clôt Peau noire, masques blancs, « Ô mon corps, fais de moi toujours un homme qui interroge ! », est significative pour comprendre la pensée frontalière au sens des épistémologies « décoloniales » : Il formule ainsi en une seule phrase toutes les catégories de base de l’épistémologie frontalière : la perception biographique du corps noir dans le tiers monde, fixant ainsi une politique de la connaissance ancrée à la fois dans le corps et dans les histoires locales. C’est une pensée géo et corpo-politique. Si la pensée, la sensibilité et l’acte frontaliers viennent du tiers monde, si ses routes de dispersions sont transmises parmi les migrants du tiers monde au premier monde, la pensée frontalière crée les conditions d’une liaison de l’épistémologie frontalière et de la conscience immigrante. (Mignolo, 2013 : 183)

Diaspora et hybridité culturelle Dans le contexte colonial, le Brésil, où près de quatre millions d’esclaves furent amenés depuis diverses régions d’Afrique entre les XVIe et XIXe siècles, est vu peuplé de races inférieures constituées par des Noirs, des Indiens et leurs descendants, résultat d’un mélange de ­couleurs, de races et d’ethnies. De quoi justifier l’exploitation et la domination 208

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s­ ociale, politique et économique des Noirs et de leurs descendants, ainsi que des Indiens. Dans la pyramide sociale brésilienne, tous les indicateurs socio-économiques des organes officiels de recherche placent les Afro-Brésiliens au palier le plus bas, et ce, jusqu’à nos jours ; dans le cas des femmes, ils baissent davantage du fait de leur plus grande vulnérabilité. L’analogie entre race et sexe a occupé une place stratégique dans la théorie scientifique au XIXe siècle et début du XXe, de sorte que le scientifique pouvait utiliser la différence raciale pour expliquer la différence de genre et vice versa. Comme l’avancent différents auteurs (Miskolci, 2007 ; D’Ávila Neto, Nazareth, Cavas, Jardim, 2012), les désignations qu’utilisent les groupes hégémoniques à propos de l’être inférieur sont comparables à celles attribuées au genre le moins valorisé socialement, le féminin. Quijano (2005) critique cette façon de produire de la connaissance qu’il conceptualise comme la colonialité du pouvoir et du savoir, car elle devient hégémonique en s’imposant vis-à-vis des autres. Dans le même sens que Quijano, Mignolo (2007) propose une décolonisation par quatre aspects entremêlés  : épistémique, politique, économique et social, comprenant le contrôle du genre et de la sexualité. Les stéréotypes infériorisants, fruits du sexisme et du racisme, tels que la paresse, l’indolence, la violence et l’hypersexualité, ont été produits et reproduits concernant les Noirs et les Indiens dans la colonisation de l’Amérique. Les relations coloniales ont établi une forme discursive d’oppositions raciales et culturelles, fondée sur les stéréotypes en tant que formes particulières fixes. Pour la pensée frontalière, il s’agit de structurer l’identité et la différence autrement qu’en termes binaires. Cet « Autre », toujours caractérisé comme inférieur du fait de ses héritages culturels ou biologiques, est désigné par le groupe hégémonique comme exclu ou inclus. Dans sa préface de l’édition brésilienne de L’Atlantique Noir (2001), œuvre classique, Paul Gilroy reconnaît que, même dans les meilleurs travaux sur la politique noire en Amérique du Nord et dans les Caraïbes, l’histoire brésilienne a été mise de côté. Il est pertinent d’étendre le « paradigme de l’Atlantique Noir  » à la côte du Brésil afin d’interroger la diversité des expressions culturelles et religieuses de la matrice africaine dans la société brésilienne. L’Atlantique Noir prend la mer et le navire comme métaphores de la mobilité, du mélange, du caractère transitoire et de la fluidité qu’ont impliqué les échanges translocaux. Compris comme une production historique et politique associée aux concepts d’hybridité et de multiculturalisme, son auteur répudie les narratives eurocentristes et afrocentristes, qui considèrent l’identité et la culture de manière essentialiste : 209

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Il faut répéter que même là où des formes afro-américaines furent empruntées et mises à l’œuvre dans des localisations différentes, elles ont souvent été délibérément reconstruites dans des nouvelles configurations (…). Mon centre d’intérêt dans ces lignes, c’est que le caractère insolemment hybride de ces cultures de l’Atlantique Noir fusionne continuellement toute conception (essentialiste ou anti-essentialiste) du rapport qu’entretiennent l’identité raciale et la non-identité raciale, l’authenticité de la culture traditionnelle et la trahison de la culture par la pop. (Gilroy 2003 : 138-139)

L’auteur nous offre une alternative pour penser la diaspora noire, un outil théorique et politique de valeur qui nous permet d’analyser comment le Brésil s’est approprié l’« Afrique » et l’a transformée. La déterritorialisation des Noirs ne se réduit pas seulement à un tragique déplacement géographique, ni à un mouvement unidirectionnel. Au Brésil, de par les conditions diasporiques, les sociétés tribales africaines, colonisatrices ­luso-brésiliennes et les communautés indiennes cohabitaient. Des contacts entre ces différents univers culturels ont surgi de nouvelles identités ­hybrides. Quand il cherche à expliquer le « dilemme de subjectivités formées dans la différence coloniale », Gilroy utilise le concept de « double conscience », introduit au début du XXe siècle par l’intellectuel noir W.E.B. Du Bois (1970) (être à la fois Noir et Américain et faire de ce double héritage une force). De même Mignolo (2005), lorsqu’il essaie d’expliquer la subalternité coloniale, reprend cette notion dans son analyse du cas de Rigoberta Menchú (1982) et de celui de Gloria Anzaldúa, dans la New mestiza (1987). Lao-Montes (2007) utilise le terme de « translocation » pour se référer aux espaces de la diaspora africaine et cite Claudia Milian (2006) qui compare la « double conscience » de Du Bois avec la « conscience étrangère » d’Anzaldúa. À quoi nous pourrions également associer la « conscience différentielle » de Chela Sandoval (2000) pour signifier une subjectivité émergente à partir des courants esthétiques et politiques. Pour Lao-Montes, la notion de diaspora africaine peut être entendue comme une « frontière noire » ; Milian, appliquant la théorie relationnelle de la race, élargit les notions d’« entrelacement » et « translocation » aux liens entre études noires et latines. Tant l’hybridité que la condition diasporique doivent être cependant problématisées, comme prévient Boaventura Santos (2006) : (…) A celebração da condição híbrida diaspórica como condição que permite uma infinita criatividade tem frequentemente sido utilizada para ocultar as realidades imediatas, econômicas, sociais, políticas e culturais dos imigrantes e das comunidades diaspóricas. A aura pos-colonial, a celebração da diáspora e o enaltecimento da estética da hibridez tendem a ocultar os conflitos 210

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sociais reais em que os grupos imigrantes ou diaspóricos são envueltos (…)1. (Santos, 2006 : 240)

La « réinvention » des traditions emplit les « vides » de ces transculturations. Anthony (2001) a développé une importante étude ethnobotanique à propos des dieux et des plantes dans les cultes afro-brésiliens. Ses résultats montrent que, des 1 500 espèces botaniques utilisées dans le rituel yoruba en Afrique, 90 % ont été perdues au Brésil. Le peuple de la diaspora a adopté et nommé en yoruba de nouvelles espèces inconnues en Afrique. Les afro-descendants, via les diverses médiations avec d’autres cultures du Nouveau Monde, ont conservé, adapté et recréé des éléments importants de l’identité culturelle yoruba. Originellement en Afrique, les Orishas (divinités qui représentent les forces de la nature) étaient des dieux de la tribu, des lignages et des clans, connectés à l’ancestralité. Anthony constate que, sur 600 Orishas faisant l’objet d’un culte en Afrique, moins de 20 furent conservés au Brésil. Les communautés de culte orisha afro-brésiliennes, culte appelé candomblé, se vouent à leur ensemble, de sorte qu’un « assemblage » de l’Afrique s’opère en leur sein. Les Noirs amenés d’Afrique comme esclaves trouvèrent des brèches dans la culture brésilienne pour affirmer leurs identités et apportèrent de manière influente des composants de la matrice africaine dans la musique, la cuisine et les expressions religieuses. La critique culturelle nomme cet aspect « croisement de frontières », notion qui souligne le caractère mouvant de l’identité culturelle et de ses composantes raciales, sexuelles, nationales, ethniques, etc. (Silva, 2000).

Hybrides, nomades et subalternes Les études postcoloniales interrogent les relations inégales entre le Nord et le Sud ainsi que la suprématie politique et théorique des colonisateurs sur les colonisés (Santos 2010). Canclini (2008) se penche de nouveau sur les processus socioculturels pour y entrevoir des structures discrètes qui accueillent des objets et des pratiques qui avaient existé séparément autrefois. Bhabha (2006) considère que, dans la situation coloniale, c’est le contact entre cultures européenne et non européenne qui donne lieu à une culture et une identité hybrides ; celles-ci portent toujours la marque de la différence, c’est-à-dire de la transgression de frontières. Il ne s’agit donc pas d’une synthèse des contacts entre ­différentes 1

(…) La célébration de la condition hybride diasporique en tant que condition qui permet une infinie créativité a été fréquemment utilisée pour occulter des réalités immédiates, économiques, sociales, politiques et culturelles des immigrants ou des communautés diasporiques. L’aura postcoloniale, la célébration de la diaspora et les éloges à l’hybridité tendent à occulter les conflits sociaux réels, dans lesquels les groupes immigrants ou diasporiques sont impliqués (…). (Traduction des auteurs.)

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matrices culturelles. Ce lieu de l’hybridité, que cet auteur nomme « troisième espace » ou « entre lieu », constitue un processus et, de ce fait, est toujours incomplet et inachevé : (…) il devient clair que toutes les formes de culture sont prises dans un processus incessant d’hybridation. Mais, selon moi, si l’hybridité est importante, ce n’est pas qu’elle permettrait de retrouver deux moments originels à partir desquels un troisième moment émergerait ; l’hybridité est plutôt pour moi le « tiers-espace » qui rend possible l’émergence d’autres positions. Ce tiersespace vient perturber les histoires qui le constituent et établit de nouvelles structures d’autorité, de nouvelles initiatives politiques, qui échappent au sens commun. (Bhabha, 2006 : 99)

Dans le contexte de la colonisation, tout ce qui touchait à l’hybridité était péjoratif et visait à affirmer la suprématie européenne par rapport à d’autres races et cultures, perpétuant ainsi l’exclusion des groupes minoritaires. Dans le cadre théorique postcolonial, le terme hybridité vient déconstruire le discours des cultures dites supérieures et permet de remettre en question les conceptions essentialistes (Smith, 2006). Comme l’explique Stuart Hall dans son essai à propos de la question multiculturelle : L’un des termes qui sont utilisés pour caractériser les cultures diasporiques de plus en plus mélangées de ces communautés est «  l’hybridité  » (…). L’hybridité n’est pas une référence à la composition raciale mélangée d’une population. C’est véritablement un autre terme pour la logique culturelle de la traduction (…). L’ambivalence et l’antagonisme accompagnent tout acte de traduction culturelle, parce que négocier avec la « différence de l’autre » révèle toujours l’insuffisance radicale de son propre système de sens et de signification. (Hall, 2007 : 311-312)

C’est bien la notion de différance – telle que Derrida la conçoit, avec un a en place du e – qui intervient dans cette argumentation, et non différence, opposition fixe (Heuser, 2005). Notion qui permet de concevoir, de façon non essentialiste, que les identités culturelles sont hétérogènes, en constant mouvement et se réfèrent à un processus de traduction de l’autre. Hall réfute ainsi la tradition de la pensée eurocentriste, binaire et hiérarchisée. Les identités sont « des lieux de passage » positionnels, relationnels, fluides et mutants. Ce ne sont pas des essences fixes naturelles. L’identité est toujours en construction, n’est jamais complète et se constitue à l’intérieur, et non à l’extérieur, de la représentation. Pour saisir ce sentiment de la différence qui n’est pas une pure « altérité », il nous faut déployer le jeu de mots du théoricien Jacques Derrida. Derrida utilise le « a » anomal en ce sens pour écrire « différence » différance – marqueur qui vient perturber notre compréhension ou traduction établie de ce mot-concept. Il déplace le terme vers de nouvelles significations sans effacer la trace de ses autres sens (…). (Hall, 2007 : 233) 212

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Cette perspective non essentialiste remet en question l’authenticité et l’autorité de l’identité culturelle et de sa représentation. Parlant à propos des sujets subalternes, Spivak (1994) critique le fait que, très souvent, l’autre est construit uniquement avec l’objectif de conquérir des espaces publics, mais les véritables « autres » sont exclus de ce processus de représentation. Deepika Bahri considère que cette représentation est toujours fictionnelle ou partielle, car elle doit construire au travers de l’imagination ce qu’elle représente (comme portrait ou « fiction ») et parce qu’elle peut, par inadvertance, usurper l’espace de ceux qui sont incapables de se représenter (Bahri, 2006). Dans ces perspectives plus fluides de l’hybridité culturelle, les frontières ne sont plus totalisatrices et la « tradition ne signifie pas fixité ». Hall réfute Robert Young « selon lequel l’usage du terme hybridité restaure le discours racialisé de la différence » : Je ne me suis intéressé qu’à l’hybridité culturelle, que je relie à la nouvelle combinaison d’éléments hétérogènes dans une nouvelle synthèse – par exemple la « créolisation » et la « transculturation » – et qui ne peuvent être fixés pour ou dépendre du caractère soi-disant racial des peuples dont j’examine la culture. (Hall 2007 : 312)

Pour Boaventura Santos (2006), nous devons traduire les zones de contact car elles pourraient signifier la pensée frontalière ; dans ce sens, il amplifie la conception de Pratt (1992), en avançant que les zones de contact peuvent impliquer des zones culturelles sélectionnées et partielles et non seulement des « totalités » : Zonas de contactos são campos sociais onde diferentes mundos-da-via normativos, práticas e conhecimentos se encontram, chocam e interagem. As duas zonas de contacto constitutivas da modernidade ocidental são a zona epistemológica, onde de confrontaram a ciência moderna e os saberes profanos, tradicionais (…) a zona colonial onde se defrontaram o colonizador e o colonizado2. (Santos 2006 : 130)

Selon Boaventura Santos, ce qui est mis en contact n’est pas nécessairement ce qui est le plus central. Les zones de contact sont des zones de frontière, terre de personne (« terras de ninguém »), où l’on peut constater l’émergence de « nouvelles pratiques » qui engendrent de « nouveaux » savoirs. Dans ses travaux sur la culture portugaise comme culture de frontière, Boaventura Santos n’a pas utilisé le concept de zone de contact ou borderland pour désigner la frontière. Actuellement, dans ses ­propositions 2

Des zones de contact sont des champs sociaux où différents mondes de vie, normatifs, pratiques, et de connaissances se rencontrent, s’entrechoquent et interagissent. Les deux zones de contact constitutives de la modernité occidentale sont la zone épistémologique, où se confrontèrent la science moderne et les savoirs profanes traditionnels (…) et la zone coloniale, où se sont fait face colonisateur et colonisé. (Traduction des auteurs.)

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sur les utopies émancipatoires, il exprime davantage le concept de frontière comme une « extrémité » : (…) eu busquei com o conceito de fronteira significar a deslocação do discurso e das práticas do centro para as margens. Propus uma fenomenologia da marginalidade assente no uso selectivo e instrumental das tradições ; na invenção de novas formas de sociabilidade ; nas hierarquias fracas ; na pluralidade dos poderes e ordens jurídicas ; na fluidez das relações sociais ; na promiscuidade entre estranhos e íntimos, entre herança e invenção. Em suma, « viver na fronteira » é viver nas margens sem viver uma vida marginal3. (Santos 2006 : 241-242)

Le rôle des chercheurs ne serait-il pas de contribuer à l’œuvre de traduction culturelle – ou, plutôt, transculturelle –, dénonçant l’imposture d’un certain universalisme et visant à la recréation de frontières qui annuleraient l’arbitraire de celles qui excluent, soumettent et définissent l’autre comme différent, étrange ou dangereux ? Dans l’idée que la logique de l’oppresseur/ du colonisateur s’intègre à l’identité de l’opprimé/du colonisé, et que les frontières peuvent recréer, subvertir et traduire de nouvelles subjectivités.

→ Voir aussi : Territoire, frontiéralité, nouvelles cartographies ; Culture et ethnicité. Bibliographie Anthony, Ming, Des plantes et des dieux dans les cultes afro-brésiliens : essai d’ethnobotanique comparative Afrique-Brésil, Paris, L’Harmattan, 2001. Anzaldúa, Glória, Borderlands/La Frontera : The New Mestiza, San Francisco, Spinsters/Aunt Lute, 1987. Appadurai, Arjun, Après le Colonialisme : Les Conséquences culturelles de la globalisation, Paris, Éditions Payot, 2005. Bahri, Deepika, « Le Féminisme Dans/Et Le Post-Colonialisme », in Lazarus, Neil (Org.), Penser Le Postcolonial : Une introduction critique, Amsterdam, 2006. Balandier, Georges, « La situation coloniale : approche théorique », in Cahiers internationaux de sociologie, vol. 11, Paris, Les Presses universitaires de France, 1951, p. 44-79. Bhabha Homi K. et Rutherford Jonathan, « Le tiers-espace », Multitudes, 2006/3 n° 26, p. 95-107. Butler, Judith et Spivak, Gayatri, L’État Global, Paris, Payot, 2007. 3

(…) J’ai cherché avec le concept de frontière à signifier le déplacement du discours et des pratiques du centre vers les marges. J’ai proposé une phénoménologie de la marginalité basée sur l’utilisation sélective et instrumentale des traditions, dans l’invention de nouvelles formes de sociabilité ; dans les hiérarchies faibles ; dans la pluralité des pouvoirs et ordres juridiques ; dans la fluidité des relations sociales ; dans la promiscuité entre étrangers et intimes, entre héritages et invention. En somme, « vivre à la frontière », c’est vivre à la marge sans avoir une vie marginale. (Traduction des auteurs.)

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Lectures radicantes Manuel Boïs, Oscar Brando, Norah Dei Cas-Giraldi et Teresa Mocejko Costa La muerte en Perú patria es extranjero… La vida también es extranjero.1 José María Arguedas, El zorro de arriba y el zorro de abajo

Depuis déjà près de six siècles que l’on parle de différents types d’internationalisation des phénomènes et des processus culturels, les sociétés contemporaines ont non seulement changé leurs rapports économiques et politiques, elles ont également modifié –, et ce de façon accélérée – les formes de passage et, par conséquent, de « traduction » par lesquelles une culture a l’habitude de faire référence à une autre culture, l’adopte et l’adapte, se transforme en la transformant, intervient au niveau des modèles et produit des métissages dont témoignent les transferts, les routes et les croisements culturels. La rapidité, aussi, avec laquelle les modèles circulent, le rythme auquel les paradigmes artistiques autant que politiques se modifient et élaborent de nouveaux paradigmes basés sur la relation à l’Autre (voisin, étranger, migrant, exilé, etc.), à des fins d’échange ou d’exclusion, a engendré une transformation de ces mêmes modèles. « La cité globale » d’aujourd’hui, que Saskia Sassen (1991) décrit comme une plate-forme en grande partie dénationalisée et qui fonctionne aussi bien sur l’espace territorial des anciennes nations que sur l’espace numérique, exprime un paradoxe complexe qui perturbe et agit sur ce que Jacques Derrida appelle « l’ontopologie nationale  » (1993 : 137) et que Alexis Nouss commente, à son tour, comme la disparition de la détermination d’une identité en fonction d’une situation localisée. « La subjectivité comme citoyenneté, écrit-il, est défaite en même temps que sa conception comme appartenance à un lieu. La disjonction et l’­accélération produites par ces t­echnologies créent une condition d’exil 1

« Au Pérou patrie la mort est étranger… La vie aussi est étranger », par le non-respect délibéré des règles d’accord (les mots « vie » et « mort » sont féminins en espagnol), José María Arguedas accentue ici le paradoxe de l’étrangeté de l’origine, et du concept « étranger ».

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généralisée » (2005 : 96). « La cité globale » ouvre un nouvel espace au grand capital transnational, au terrorisme et à la mafia, en même temps qu’elle marque l’émergence d’un mélange (d)étonnant de « populations » venues du monde entier (les exclus des grandes villes, contestataires, dépossédés, migrants, exilés, sans-papiers, mais aussi les intellectuels et les artistes, les hommes d’affaires). Cet espace du « net » contribue ainsi à créer de nouvelles cartographies, où la ligne de fuite s’estompe dans des espaces supranationaux ou infranationaux échappant de plus en plus à la norme, dans le même temps qu’il produit ses effets déformants sur la perception du temps (accentuation des phénomènes d’éclatement et/ou de superposition de temporalités multiples). Le registre et l’analyse de ces changements représentés dans la littérature permettent d’élaborer ce que nous appelons une nouvelle cartographie culturelle en devenir2, qui nous amène à réfléchir à la nécessité d’avoir des nouvelles épistémologies et des méthodes de travail différentes, plus appropriées à l’analyse de ces nouveaux contours sociaux représentés dans l’art, en général, et la littérature, en particulier. La relation transcontinentale et transocéanique qui, au-delà de la voie maritime et aérienne, se concrétise aujourd’hui plus rapidement par la voie virtuelle nous offre l’opportunité d’observer qu’il existe une littérature qui se lit de façon transversale –, et ce de multiples manières et avec différentes réceptions à la fois. En effet, on ne devrait plus estimer qu’un écrivain, une littérature sont la propriété d’une nation ou d’un continent (le concept de transcontinental même ne suffit pas à décrire et englober le processus d’internationalisation). La nation n’est qu’un quartier de l’orange ; le monde s’épluche de diverses façons et sa transversalité fait qu’il passe rapidement et avidement d’un pôle à un autre. Pour illustrer cette dimension et en suggérer une modalité de saisie et d’analyse, nous nous attacherons à détailler les bases épistémologiques de la notion de Radicant3 forgée par Nicolas Bourriaud, en montrant les rapports qu’elle entretient avec la critique relationnelle et la notion d’émergence, ainsi qu’avec la question de la complexité du territoire de référence tel que formulé dans la pensée de Deleuze et

2

3

« Devenir, ce n’est jamais imiter, ni faire comme, ni se conformer à un modèle, fût-il de justice ou de vérité. Il n’y a pas un terme dont on part, ni auquel on arrive ou auquel on doit arriver. Pas non plus deux termes qui s’échangent. Car, à mesure que quelqu’un devient, ce qu’il devient change autant que lui-même. Les devenirs ne sont pas des phénomènes d’imitation, ni d’assimilation, mais de double capture, d’évolution non parallèle, de noces entre deux règnes ». Cf. G Deleuze, Dialogues avec Claire Parnet, Flammarion (1977), réédition augmentée Champs, 1993, p. 8. Nicolas Bourriaud, Radicant. Pour une esthétique de la globalisation, Denoël, 2009.

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Guattari4. Ces questionnements sont présents de manière accrue depuis les années 1990 – et pas seulement chez des auteurs inscrits dans le domaine de la littérature sud-américaine (notre domaine de spécialité). Cette caractéristique se rattache non seulement à la représentation d’une nation disloquée, fragmentée, d’une identité collective qui a du mal à se représenter comme une seule entité (ce qui était l’idéal des jeunes nations au XIXe siècle) ; elle évoque également l’expérience du sujet de l’écriture au sein de sa production littéraire (roman, récit, poème, témoignage), dans laquelle s’exprime ce nouvel état du monde. Nous pouvons avancer, avec Serge Gruzinski (2008), que, s’il est bien doté d’une autre intensité, cet état des choses n’est pas nouveau ; il ressemble et découle des réalités construites avant la naissance des États modernes, depuis les premières colonisations intercontinentales pilotées notamment par les États de l’Europe de la Renaissance, et dont le cloisonnement commence à émerger en parallèle avec la différenciation des langues vernaculaires. Il conviendrait, en conséquence, de mieux saisir la complémentarité et la variation qu’implique toute adaptation, toute traduction de l’autre, ainsi que la prise en compte du déplacement, du transfert ou de la circulation de modèles culturels tels qu’ils sont pensés par Michel Espagne et son équipe5. La recherche actuelle dans le champ des études littéraires (programmes de recherche, colloques, thèses) montre un intérêt croissant pour l’émergence de nouveaux thèmes et modalités d’écriture tournés vers le passage, la circulation de modèles, les liens entre divers types d’expressions et représentations produits de manière concomitante à différents endroits 4

5

Territoire, concept qui implique, dans la philosophie de G. Deleuze et F. Guattari, certes l’espace, mais dont la délimitation objective n’est pas seulement celle d’un lieu géographique. Le tracé territorial devient autre comme le sujet qui le transite. Ce tracé distribue un dehors et un dedans, tant pour le sujet que pour les identités collectives, comme lieu d’« agencement » et de redistribution : « À mesure que quelqu’un devient, ce qu’il devient change autant que lui-même. Les devenirs ne sont pas des phénomènes d’imitation, ni d’assimilation, mais de double capture, d’évolution non parallèle, de noces entre deux règnes. » Gilles Deleuze, Dialogues, avec Claire Parnet, Éd. Flammarion, 1977, p. 8. Michel Espagne a créé, en 2011, TransfertS, une fédération d’équipes de l’École normale (Paris) et du Collège de France, qui élabore des connaissances autour de l’idée du « transfert culturel ». Ces membres entendent par là la modification de sens liée au passage des objets culturels. On pourrait s’étonner, comme l’évoque M. Espagne, que certains déplacements, comme l’obélisque de Louqsor sur la place de la Concorde ou la traduction de Poe par Baudelaire, aient métamorphosé et pénétré la culture française jusqu’au point d’être devenu des lieux d’identification de la nation. Ces déplacements d’un espace culturel à l’autre sont à la base des phénomènes de resémantisation, qu’il est très intéressant de réévaluer dans cette nouvelle ère de globalisation. Cf. « Transferts culturels : l’exemple franco-allemand ». Entretien de Gérard Noiriel avec Michel Espagne, Genèses, année 1992, vol. 8, n° 8, pp. 146-154.

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de la planète6. Ce phénomène rend compte, en effet, d’une pratique intertextuelle qui n’est pas récente ; Bakhtine, Julia Kristeva, Gérard Genette, Antoine Compagnon, entre autres nombreux critiques, ont défini les variantes de ce phénomène (dialogisme, intertextualité, réécriture) et en ont vérifié la présence dans l’écriture de différents auteurs. Dans un dialogue permanent avec d’autres auteurs, d’autres écritures et modes de pensées, Borges nomme « précurseur » l’écrivain qui, comme lui, lit et réécrit à partir de Dante, Cervantès, Shakespeare, etc., et provoque une réfraction grâce à laquelle apparaissent des empreintes mais, surtout, des sens inaperçus dans le texte source. Ce qui émerge de ce dernier n’est pas contenu en lui ; c’est le parcours, selon Borges, qui compte, ainsi que le tracé résultant de l’écriture d’un nouveau texte et les magistrales déviations qu’il fait intervenir pour que les textes de Dante, Cervantès et Shakespeare s’apparentent aux siens. Si ce phénomène d’émergence caractérise toute la littérature, sa signification et les différents types de représentations constituent un phénomène croissant, en rapport avec la nouvelle globalisation. Lue comme une propriété acquise constituante d’un nouvel objet produit par un mélange de composants et un dialogue constant avec d’autres œuvres et d’autres artistes, la notion d’hybridation est associée au résultat. Nous préférons, pour notre part, parler d’une pratique de transferts (M. Espagne) ou de com-position – composer en et par rapport aux autres, avec eux, à la manière de Juan Gelman évoquant, dans l’un des ses recueils de poèmes Interruptions7, sa pratique de composition à partir de ses lectures d’autres poètes (poésie du Moyen Âge, poésie en langue séfarade, poésie des mystiques espagnols, etc.). La nouvelle mise en texte faisant émerger les murmures des autres poètes et d’autres strates de la langue (l’espagnol séfarade, l’espagnol de la mystique de San Juan de la Cruz ou celui, passé par le tamis américain, de Sor Juana Inés de la Cruz). Passages, lectures et relectures qui, comme des couches archéologiques, composent les rhizomes d’une œuvre et interviennent dans la réception de ses sens. Dans ces transferts, il n’est pas tant question d’un mouvement de cause à effet que, bien plutôt, d’un enrichissement mutuel et réciproque qui sous-tend le processus de création et de réception (lecteur ou spectateur de l’œuvre). La perception de ce qui apparaît dans la littérature dépend du type de lecture, de la ­traduction 6

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Comme le programme de recherche Lieux et figures du déplacement sur les relations entre les littératures des Amériques, porté par le réseau NEOS-NEWS (Nords-EstsOuests-Suds Amériques : Institut des Amériques-IDA Paris, Universités de Caen, Lille, Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines, Universidad de la República – Uruguay, Universidad Nacional de Córdoba – Argentine, Universidade de Sergipe – Brésil, 2008 – 2012), fondé sur un travail comparatif entre les influences réciproques des Nords/ Suds des Amériques, tel qu’on peut le percevoir à la lecture de l’œuvre d’Horacio Quiroga, Faulkner, Juan Carlos Onetti. Juan Gelman, Interrupciones 2, Buenos Aires, Libros de Tierra Firme, 1988.

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ou translation opérées par l’auteur ainsi que par le lecteur. Bien que le mélange de styles et de modalités d’écriture ait toujours existé et que les processus de déterritorialisation et reterritorialisation soient monnaie courante dans la littérature de toutes les époques8, ce phénomène, se manifestant comme un mécanisme d’interrelations entre littératures, esthétiques et réciprocités, entre écrivains provenant de divers endroits et époques, est la conséquence d’un mouvement d’extraterritorialités qu’il est difficile de considérer dans sa totalité, du fait de l’infinité des possibilités de son extension et de sa dissémination. L’extrême globalisation caractéristique de notre époque fait entrer cette modalité en conflit avec la manière de penser et d’étudier la littérature au niveau académique  : enseignée par nations et par langues, par thèmes, en fonction de périodes ou en relation avec un type de modèle donné. Cette compartimentation limite d’autant les possibilités de compréhension des dialogues, passages et correspondances existant entre les auteurs et les œuvres. Remarquons, par ailleurs, que de nombreux écrivains ayant migré ou vivant entre deux mondes, deux civilisations ou univers culturels – voire davantage –, sont souvent considérés en dehors de toute classification ou catégorisation, en dehors des canons de ce que l’on appelle encore couramment « la littérature nationale » – soit la littérature d’une nation. Ces auteurs de l’exil, de la migration, sont revêches à toute tentative de classification – bien qu’il arrive que l’on conçoive des « cases spéciales » pour justement les caser. Les traces de leurs déplacements, leurs échanges imaginaires ou réels avec d’autres œuvres et dans l’espace de mélange de différentes cultures les excluent du classement de la littérature nationale mais, souvent aussi, d’une reconnaissance ou d’une diffusion au niveau international. Quant aux auteurs dits « latino-américains », ils sont peu à s’être réellement imposés dans les deux ou trois lieux où ils ont vécu : Julio Cortázar, dans le cas des écrivains du Boom latino-américain, avec Clarice Lispector, Alejo Carpentier, Mario Vargas Llosa, Gabriel García Márquez, Juan José Saer, à partir des années 1980, Roberto Bolaño dans les années 1990, Carlos Liscano et Andrés Neuman au début du XXIe siècle. Toutefois, la littérature américaine s’est transformée aussi de l’intérieur  : si la culture Macondo, variation brillante d’une littérature qui, grâce à García Márquez, s’est libérée d’un imaginaire purement régional, elle a, d’un autre côté, été récupérée de manière idéologique, réduite à la forme de cliché par des auteurs qui, comme Isabel Allende, sans ­renouveler cette 8

Les exemples sont nombreux et certains sont magistraux : Flaubert, avec Salammbô mis en scène à Carthage, inaugure la nouvelle moderne européenne ; Ruben Darío qui, pour faire allusion à l’identité culturelle multiple de sa voix poétique dans Proses Profanes, convoque aussi bien les cours européennes et leurs dames, comme la Pompadour, que les cultures africaines et indigènes d’Amérique (« Hay en mi sangre alguna gota de sangre de África, o de indio chorotega o nagrandano »).

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modalité d’écriture, la resituent au niveau national, continental ou international comme avatar ou image de marque de ce qui est censé représenter l’Amérique du Sud. Tout en se caractérisant par un métissage issu de tant de conflits entre civilisations et politiques de domination, cette Amérique de langue espagnole est aussi le fruit d’échanges entre ses différentes traditions et se cherche aujourd’hui dans un processus d’internationalisation qui a trait autant aux formes qu’aux thématiques, et dans lequel participent des écrivains, femmes et hommes du Nord et du Sud, de l’Orient comme de l’Occident – du fait de l’exil et autres déplacements volontaires ou forcés de beaucoup d’entre eux. Les écrivains réunis dans l’anthologie de contes McOndo, publiée en 1996 par les Chiliens Alberto Fuguet et Sergio Gómez et les signataires du Manifeste du Crack (mouvement lancé également en 1996, à Mexico D.F., par Ignacio Padilla et Jorge Volpi) initient une œuvre de dissidence contre les clichés exportés par la littérature qui associe l’univers de Macondo à l’Amérique latine. Dans le cas de ces deux mouvements, réunissant une nouvelle génération d’écrivains d’origine hispano-américaine, les narrations expriment une recherche de déterritorialisation. La critique comme l’enseignement de la littérature devraient suivre ces modulations de la littérature qui se donnent comme objectif de représenter les nouveaux paysages socioculturels et de capter les changements survenus dans le contexte de la dernière globalisation. Avec Bernardo Surbecaseaux (1982  : 275-278), inspiré à son tour par Bourdieu, nous partageons l’idée que la critique littéraire est une activité multiple qui change selon le cadre et les conditions de sa praxis. Son exercice est non seulement en rapport avec les conditions de production et le cadre socioculturel où elle se déploie, mais également avec les conditions de production, de réception et les modes et moyens de circulation de la culture. Ces changements sont à associer à des mutations à l’œuvre dans les imaginaires, en référence à des changements idéologiques et sociétaux qui tissent les soubassements d’un nouveau contexte socioculturel et politique. Il convient aussi de souligner, avec Saskia Sassen (2006 : 263-275), la perte de pouvoir de l’État nation face à l’apparition non seulement des nouveaux blocs politiques continentaux, mais également des pouvoirs infra ou supra nationaux de différente nature (pouvoir du grand capital, du numérique, des mafias de la drogue et des trafics d’êtres humains – de tous âges et sexes). L’ampleur de leurs actions et de leurs effets a complètement modifié le pouvoir politique des nations comme leurs économies et les formes de transmission des cultures. D’autres économies et d’autres pouvoirs se mettent en place ; S. Sassen souligne l’importance de ces espaces infranationaux et supranationaux dans les nouvelles dynamiques de ce qu’elle appelle la « ville globale ». Situées notamment au Brésil, en Inde, aux USA, au Japon et en Europe, ces villes concentrent tous les 222

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types de migrants qui se situent généralement aux deux pointes extrêmes de l’échelle sociale. Lieux de présences multiples où se développent les contradictions et les conflits de la globalisation, ces villes globales sont devenues le centre d’une activité migratoire sans précédent qui se répand à l’intérieur de chaque continent et d’un continent à l’autre. Elles matérialisent, également, la localisation de composantes stratégiques novatrices d’empowerment, dans le domaine de la microfinance, notamment, comme dans le domaine politique et culturel  : certaines activités d’expression artistique (rap, capoeira, tango, théâtre de rue, musique tzigane, etc.) parcourent le monde et composent des communautés qui agissent au-delà des frontières politiques des nations. Dans le cadre des littératures écrites par des auteurs en relation avec le Cône Sud des Amériques, les moments qui caractérisent les décennies de dictatures militaires (années 1970) et celles, postérieures, de la crise économique (années 2000) ont joué, dans ce sens, un rôle fondamental. L’ampleur de l’exil, avec la dissémination et la dispersion conséquentes des productions réalisées pendant ces périodes, l’atomisation du travail universitaire, la censure et l’exil de plusieurs centaines d’intellectuels, la diaspora pour raisons économiques, a donné lieu à une recomposition culturelle et politique des opposants de ces régimes et des populations les plus vulnérables, victimes de l’effondrement économique, répondant à un phénomène de déterritorialisation. Doublé d’un phénomène d’échanges intenses, non seulement, avec ceux qui ont vécu l’exil interne mais aussi entre les communautés d’exilés résidant jusqu’à nos jours dans d’autres pays de l’Amérique du Sud, en Amérique du Nord (Canada, Mexique, USA), en Australie et en Europe (de la Suède à l’Espagne en passant par l’Italie, les Pays-Bas, le Danemark et la France)9. Il est indéniable que la fréquence des déterritorialisations et reterritorialisations a augmenté ces dernières années (devenant aussi plus perceptible) et que, de nos jours, la question des transferts au sein d’une littérature migrante, diasporique ou nomade de la fin du XXe et début du XXIe siècle (distincte de la catégorie, bien consolidée depuis la Renaissance, de la littérature dite « du voyage ») émerge comme une nouvelle réalité qui traverse la planète. Cette modalité que nous appelons « littérature migrante » ou « en mouvement », du fait qu’elle accompagne et se nourrit des déplacements de l’auteur et d’une perception différente des coordonnées de ce que l’on appelle couramment l’espace / temps, renvoie constamment à d’autres productions artistiques. Elle n’est pas non plus sans évoquer des déplacements d’époques antérieures, soulignant, par ailleurs, ses rapports avec une première forme de ­mondialisation, celle de 9

Cf. Isabel Yépez del Castillo – Gioconda Herrera (eds.), Nuevas migraciones latinoamericanas a Europa. Balances y desafíos, FLACSO Ecuador, OBREAL (Observatorio de las Relaciones Unión Europea – América latina), Universidad de Barcelona, Université catholique de Louvain, 2007.

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la Renaissance – puisque, comme l’analyse Serge Gruzinski (2008), des points de vue et des connaissances ont fait l’objet d’échanges et de débats à l’époque, entre savants mais aussi entre pouvoirs, et entre l’Orient et l’Occident, afin d’aboutir à une meilleure connaissance et un meilleur partage du monde. Dans ce contexte, il nous paraît pertinent d’introduire à ce moment de notre propos la notion d’émergence, selon la conceptualisation faite par Mahner et Bunger10 (1997 : 29-35) et par Lucien Sève (2005), pour l’appliquer à notre lecture de la littérature. Notion qui nous renvoie – dans le cadre d’une pensée philosophique analytique – à un phénomène dans lequel les incidences, les occurrences, aussi bien que les correspondances et les modes d’appropriation successifs et contigus surgissent au fil de la lecture d’un texte saisi à la fois comme totalité et dans ses interconnexions. À la fois unique et multiple, non sujette à une linéarité autorisant le principe de prédictibilité, une œuvre est toujours émergente en ce qu’elle n’est pas le résultat d’une relation de cause à effet, du fait, aussi, des conditions de sa création et des relations qu’elle établit avec d’autres œuvres, comme du fait de l’Histoire et de la biographie de son auteur. David Bohm (1985), à ce propos, peut nous aider à penser l’émergence, dans la présentation qu’il donne de la mécanique quantique comme d’une théorie traitant de la totalité de l’existence. Il compare la matière et la conscience à deux rives d’un même fleuve. Il considère ainsi la nature comme la forme ex-plicitée (ou déployée) d’une totalité qui se trouverait à l’état im-plicite dans le psychisme inconscient. À partir du domaine de la mécanique quantique qui est le sien, D. Bohm développe une sorte de métaphysique du pli et de l’implication universelle ; opposée au dualisme cartésien, elle est assez proche de la philosophie de Leibnitz et de la pensée développée par Jorge Luis Borges dans plusieurs de ces nouvelles (dont « Le jardin des sentiers qui bifurquent »). Cette structure d’ordre im-plicite (ou en pli) échappe à la dualité sujet/objet et permet de penser tout type de totalité comme autre par rapport à ses parties. Si la totalité ne peut s’identifier aux parties, le tout, par contre, se replie dans chaque partie. Ce que le lecteur perçoit à la lecture d’un ouvrage (ce qui est perceptible à la lecture) est non pas la somme des parties mais quelque 10

M. Mahner – M. Bunge, Foundations of Biophilosophy. Springer, Berlin, 1997, p. 29 et suivantes. La biologie moderne, biologie évolutive (« evolutionary biology »), fondée sur la théorie de l’évolution, a engendré trois concepts ontologiques majeurs : d’évolution, de niveaux d’organisation (niveaux de système) et d’émergence dite qualitative (émergence d’éléments dotés de propriétés radicalement nouvelles). Ces trois concepts sont corrélés, réunis dans l’hypothèse de l’émergence de nouveaux niveaux d’organisation au cours de l’évolution. Cette hypothèse est actuellement étendue aux autres sciences factuelles [sciences factuelles/sciences formelles] comme l’astrophysique, la psychologie du développement, la psychologie comparative, la sociologie, les sciences historiques, etc. Cf. Archives d’Eduardo Dei Cas, Notes personnelles, janvier 2003.

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chose de neuf, absent en elles, qui se comprend (se saisit) par le biais de la double opération de la complétude et de la partitude. À sa façon de générer un continuum de manifestations se référant aux facultés de chacune des unités qui la composent (œuvres) sans jamais se répéter, ni, non plus, fonctionner de manière linéaire ou additive, la notion d’émergence pourrait expliquer la complexité signifiée dans et par la littérature. Cette émergence apparaît au sujet lecteur, qui se reconnaît, ou reconnaît la nouveauté, dans cette nouvelle résultante. La «  Bibliothèque de Babel  », figure de la littérature pour Borges, respecte la relation dialectique que nous désignons avec la notion d’émergence – le tout par rapport aux parties. Cela nous amène à penser, de prime abord, qu’il est impossible de comprendre l’émergence du phénomène littéraire actuel sans tenir compte de ses antécédents et des variations du tout, reconstruit lui-même en permanence par chaque auteur et chaque lecteur. Si la Bibliothèque peut avoir une extension infinie, elle est toujours personnelle ; elle peut désigner un lieu de partage (de l’auteur avec ses lecteurs) mais ne peut être choisie en fonction d’une nationalité, d’une langue ou d’un courant littéraire. Ce lieu à la fois imaginaire et idéologique qu’est la Bibliothèque de chaque nation donne lieu à des sélections idéologiques et réductives. Celles-ci, cependant, ont engendré un principe général de sectorisation dans l’étude des œuvres et des auteurs, les classant par langues et par époques – cette modalité de travail prime encore aujourd’hui dans le milieu universitaire. La littérature a été ainsi disséquée. Pourtant, la relation évoquée par Baudelaire dans « Correspondances » (le poète perçoit le monde du sensible et il est, en même temps, le médium qui passe, « à travers des forêts de symboles », entre la Nature et la connaissance du monde) n’est pas sans nous rappeler ces plis dont nous parlent D. Bohm et G. Deleuze. Ces plis aux multiples facettes forment des constellations d’auteurs. Voilà qui correspond à la conceptualisation que Borges fait de la littérature. D’autres après lui, comme Edgardo Cozarinski et Eduardo Berti, la reprennent et parlent de galaxies d’auteurs11, regroupés par affinités d’écriture et de thèmes plus que par localisation. C’est ainsi qu’à la Galaxie Borges et la Galaxie Flaubert dont parlent ces auteurs avec infiniment plus de pertinence, nous pourrions ajouter d’autres formées autour de Lautréamont (littérature de l’apocalypse) ou de Juan Carlos Onetti (l’ennui et la solitude de l’homme dans la ville), jusqu’à penser à une Galaxie des Suds regroupant des auteurs africains, comme Sony Labou Tansi, empreints de leurs lectures de Faulkner et García Marquez. Il ne s’agit pas là de construire ou donner lieu à un territoire littéraire qui, comme la citrouille de la fable de 11

Eduardo Berti – Edgardo Cozarinsky, Galaxia Borges, Buenos Aires, Adriana Hidalgo editora, 2007.

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Macedonio Fernández (« Un zapallo que se hace cosmos »)12, essaie de réunir un magma qui s’accapare de tout l’univers littéraire ; il convient plutôt de montrer qu’il est possible, comme dans les arts visuels, de comprendre les transferts littéraires bien au-delà du plan national ou des petites communautés d’artistes. Ces nouvelles cartographies se distinguent de celles qui ont constitué le canon des littératures nationales, territorialisées dans l’intention d’être intégrées à une bibliothèque normative accompagnant l’édification des États-nations, comme dans le cas des Amériques13. Forgée par Nicolas Bourriaud14, la notion de radicant permet de remettre en question cette perspective qui perdure depuis plus de deux siècles. Le fait de juger les œuvres avec les codes d’une seule culture contribue à faire de l’art « un conservatoire des traditions et des identités locales » (Ibid., 32). C’est aussi un principe réducteur ; Bourriaud lui oppose la conscience poétique et politique du radicant, notion qui, pour lui, renvoie à la mobilité grandissante de l’artiste dans une société mondialisée où l’immigré, le touriste, l’errant urbain sont des figures dominantes. Le désir de fonctionner par emprunts, par citations déclinées et remodelées, par voisinages qui font dialoguer les œuvres avec les sources les plus diversifiées fait de l’art du XXIe siècle, en général, et de la production artistique en particulier, un art radicant. Emprunté au lexique végétal, ce terme se réfère à ces plantes qui, comme le lierre ou le fraisier, « ne s’en remettent pas à une racine unique pour croître mais progressent en tous sens sur les surfaces qui s’offrent à elles en y accrochant de multiples pitons » (Ibid., 58). Les artistes radicants sont en rapport avec des moments de vie qui surgissent au fur et à mesure de leurs parcours, leur avancée, leurs déplacements, contrairement aux radicaux dont l’évolution est définie par un premier ancrage dans le sol. En évoquant directement ou indirectement 12

Macedonio Fernández, « El zapallo que se hizo cosmos » (« La citrouille qui veut se faire cosmos », traduction proposée par les auteurs de cet article), in Relatos, cuentos, poemas y misceláneas, Buenos Aires, Corregidor, 2004, p. 51. 13 La Nation et sa Bibliothèque, institutions toutes deux forgées au XIXe siècle après la première décolonisation mais dont les caractéristiques ont évolué avec le temps parfois de manière radicale, sont aujourd’hui en conflit avec la puissance des grands conglomérats établis surtout à des fins économiques et financières. Lelia Area explique dans son essai Una biblioteca para leer la Nación (2006) le rôle de la construction, au XIXe siècle, de la Bibliothèque pour y inscrire une orientation de lecture qui, comme dans le cas de la nation argentine, tisse un discours idéologique et politique allant des écrits fondateurs de Sarmiento, et d’autres écrivains de son époque, jusqu’au présent, pour situer deux figures opposées, celle du dictateur (le factieux, le rebelle) et celle de ses antagonistes libéraux défenseurs d’un modèle de Patrie européanisée. 14 Nicolas Bourriaud, Radicant. Pour une esthétique de la globalisation, op. cit. Dorénavant, nous signalons dans le texte, entre parenthèses, le numéro de la page que nous citons de cet ouvrage.

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les déambulations et les bifurcations, l’artiste ou l’œuvre radicants saisissent l’importance du parcours et marquent l’intérêt en termes d’espace, d’échanges et de transferts. Plutôt qu’à la place qu’occupe l’écrivain ou l’œuvre au sein d’une trajectoire, la notion de radicant met ainsi l’accent sur le mouvement, permettant de réfléchir à des questions qui ont trait au parcours, à l’itinérance, aux surfaces que l’écrivain traverse et aux matériaux qu’il côtoie. La notion de radicant correspond au cadre de la dernière mondialisation, elle permet d’étudier, comme le fait Bourriaud lui-même dans le domaine des arts plastiques et visuels, les parcours, les croisements entre les œuvres produites par divers artistes contemporains. Cette notion nous semble offrir un outil pertinent pour parler de ces écrivains « absents » des classements nationaux, « outsiders » de la littérature, comme Witold Gombrowicz ou Felisberto Hernández. Witold Gombrowicz, écrivain entre deux mondes, entre deux langues, qui proclame, après Proust, et avec des variations surprenantes, l’authenticité du moi dans l’écriture, écriture avec laquelle il construit sa marginalité vis-à-vis de toute littérature apparentée à une communauté nationale, à toute emprise du collectif sur le sujet de l’écriture. Son territoire est la littérature même où se réunissent pourtant, comme sur une nouvelle carte, à la fois la Pologne, laissée au-delà de l’Atlantique, et l’Argentine, perçue comme une terre de liberté. Quant à Felisberto Hernández, écrivain de l’infiniment petit, du voyage dans un quotidien insignifiant et subjectif qui bat au cœur de ses récits, il modifie, à chaque mouvement de la narration, les conjectures que son jeu/je déplie, jusqu’à aboutir à des représentations surprenantes de l’inquiétante étrangeté. C’est pourquoi la critique relationnelle et la réunion par affinités d’écrivains en constellations, comme le font Edgardo Cozarinski et Eduardo Berti15, nous semble s’accorder à la réflexion de Bourriaud sur les radicants et mieux fonctionner dans le cas de ces écrivains des marges, pour comprendre les paysages culturels multiples et variés que la littérature dessine – expression elle-même d’un processus de production universelle en constant devenir. Parallèlement, N. Bourriaud se demande « Que signifie donc aujourd’hui être Américain, Français, Chilien, Thaïlandais  ?  » Ces mots n’ont plus le même sens qu’aux XIXe et XXe siècles ; devant «  le flux uniformisant de la globalisation, la dimension portative des données nationales est devenue plus importante que leur réalité locale ». L’idéologie multiculturaliste postmoderne a échoué, affirme Bourriaud, en voulant inventer une alternative à l’universalisme moderniste, créant « des ancrages culturels ou des enracinements ethniques » (Ibid., 37). Cette critique a favorisé le d’où parles-tu ?, « comme si l’être humain se 15

Eduardo Berti y Edgardo Cozarinsky, « Prólogo », Galaxia Borges, op. cit., p. 6.

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tenait toujours dans un lieu et un seul, et ne disposait que d’un seul ton de voix et d’une seule langue pour s’exprimer » (Ibid., 38). Cette perspective indique, selon lui, « l’angle mort de la théorie postcoloniale appliquée à l’art, qui conçoit l’individu comme définitivement assigné à ses racines locales, ethniques ou culturelles ». S’appuyant sur des phrases célèbres de Franz Fanon dans Les Damnés de la terre (1961), Bourriaud rappelle que l’arme absolue du colon consiste à imposer son image par-dessus celle du peuple colonisé. L’anticolonialisme ne se substitue pas vraiment à l’esprit moderne – par un projet ou une pensée politique d’émancipation, par exemple, en Afrique, après les luttes pour l’indépendance. Le modèle colonial qui imprègne les Cultural Studies et les discours sur l’art sape, selon Bourriaud, les soubassements du modernisme sans toutefois leur substituer autre chose que ce creusement lui-même, c’est-à-dire du vide (Ibid., 39). Ce discours postcolonial qui entend s’attaquer à la voix du mâle blanc occidental s’inscrit dans l’idéologie identitaire postmoderne ; il aurait tout simplement substitué à l’universalisme abstrait et théorique du modernisme une autre forme de totalisation : celle, à la fois symbolique et empirique, d’un cadre urbain infini (la mégapole universelle) qui serait le théâtre d’une lutte d’identités entre des migrants et des sédentaires, et d’un conflit territorial entre l’espace public et le domaine privé. Bourriaud emprunte à Alain Badiou la notion d’événement pour regarder autrement la question de la modernité : il est possible de rester fidèle au programme ouvert par le modernisme en tant qu’événement de la pensée, sans toutefois le perpétuer dans ses formes ni le reléguer non plus au passé (Ibid., 40). À la place d’une théorie postmoderne qui insiste sur la relation entre l’art et l’histoire (avec une idéologie de l’appartenance au lieu, au moment), Bourriaud propose le dé-collage, la dés-incrustation qui fonde une culture émergente qu’il qualifie d’altermoderne. Cette culture – et l’art en particulier – du XXIe siècle est intimement connectée ; repris, les codes, les références d’une culture particulière (que ce soit la sienne propre) ne seraient que des éléments folkloriques s’ils n’étaient pas connectés à ce plan de construction que constitue le système de l’art, un socle qui dépend, du moins en grande partie, de la culture occidentale. Cela montre, selon Bourriaud, que chacune de ces particularités peut participer à l’émergence d’une modernité spécifique du XXIe siècle et à construire, à un niveau planétaire, « par la coopération d’une multitude de sèmes culturels et par la traduction permanente des singularités, une altermodernité » (Ibid., 43). Cette altermodernité est ainsi le fruit d’une coexistence et d’une accumulation de données et de pratiques, alimentées par les catégories de simultanéité et de succession, tant spatiales que temporelles, qui produisent les effets d’un « archivage frénétique » (Ibid., 142). Cette communauté d’une altermodernité en devenir – rattachée pourtant à des « socles 228

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communs » et aux systèmes de l’art et de la pensée de l’Occident – peut être perçue dans la fiction contemporaine. Ainsi dans le roman Ciencias Morales (2007) de Martín Kohan, où l’auteur, traversant plusieurs époques de l’Histoire argentine, entreprend une sorte de mission archéologique. Partant de l’histoire récente (l’épisode Videla, dernier avatar de la dictature, et son « achèvement » avec la guerre des Malouines), le roman, respectant le principe dramatique de l’unité de lieu (l’histoire se déroule au sein du prestigieux Colegio Nacional de Buenos Aires, pépinière, depuis la moitié du XIXe siècle, de l’élite intellectuelle argentine), s’attache à vérifier ce que seraient les antécédents de l’histoire récente, pourtant révoqués par les épisodes barbares qui ont caractérisé la fin du XXe siècle. Remontant, par le recours à l’artifice archéologique du Colegio Nacional, au XIXe siècle et aux origines de l’Histoire nationale argentine, tant l’agent de production du roman (Martín Kohan, son auteur et ancien élève du Collège) que son énonciateur (le narrateur qui assume, à la troisième personne, le récit de la plupart de l’histoire) font partie de l’archive et de la documentation que le roman met en scène. La fiction choisit des moments clés de la « ré-organisation » (selon le terme de la junte) de la nation argentine pour rendre compte d’un parcours radicant, permettant d’élucider et de comprendre le « présent ». Trop flou, trop présent, trop lourd encore de conséquences pour le saisir entièrement, il est pourtant dépeint avec moins d’exactitude que les passés successifs évoqués dans le récit. C’est dans le présent, cependant, que se situent le narrateur et l’intrigue principale, c’est-à-dire la période dite de « réorganisation nationale », période de déconstruction de la démocratie, caractérisée par les disparitions d’opposants à cette dictature qui s’achèvera symboliquement avec la guerre des Malouines. Une poétique critique, basée sur des figures exprimant l’opposition et la contradiction, permet de faire advenir l’histoire que le lecteur comprend comme un jeu de clair-obscur. En effet, les « héros » du passé sont remplacés dans le présent par des anges de la mort, gardiens d’une morale douteuse et de fausses valeurs qu’ils véhiculent et veillent à appliquer (obligation d’avoir les cheveux courts, de respecter la distance entre filles et garçons dans la file formée à l’entrée en cours). Cette resémantisation des valeurs absurdes mais dangereuses (en ce qu’une innocente espièglerie devient un acte subversif, une insubordination grave, susceptible de lourdes punitions) pointe le délire et la faille de toute une société. Le roman fait allusion aux morts pendant la guerre et aux disparus – corps flottant dans un océan immense – et évoque les valeurs de l’Histoire comme l’envers du décor actuel : le navire de guerre détruit par le sous-marin britannique HMS Conqueror pendant la guerre des Malouines porte le nom du créateur du drapeau argentin, Manuel Belgrano. Par son roman, Martin Kohan construit une archive susceptible d’être lue autant par un lecteur doté d’une Bibliothèque particulière (avec 229

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les récits composant l’Histoire de l’Argentine) que par un lecteur au courant des méfaits de la colonisation et de la décolonisation – dont les traces sont encore présentes dans la plupart des pays du monde. Le concept de « radicant » est lié à celui d’altermodernité, spécifique du XXIe siècle, défini par Bourriaud comme «  la coopération résidant entre une multitude de sèmes culturels et via la traduction perpétuelle des singularités » (Ibid., 42). La culture mondiale ne serait pas la somme d’éléments hétérogènes mais celle de liens signifiants entre les textes dans un espace de tensions et de négociations où les éléments qui entrent en jeu ne sont pas dissous. Bourriaud, en constante recherche de métaphores significatives, les nomme « précipité culturel » (Ibid., 47), « discours polyglotte » (Ibid., 47) ou « pensée nomade » (Ibid., 59). Ainsi le concept de radicant, défini et développé par Nicolas Bourriaud dans son ouvrage éponyme – basé sur un autre essai publié en 1990 dans la revue New Art International – nous amène à reconsidérer les catégories et les classements qui ont primé pendant plus de deux siècles. Élaboré explicitement à partir de la figure des rhizomes développée par Gilles Deleuze et Félix Guattari dans Mille Plateaux (1980) et appliqué aux objets esthétiques, ce concept renvoie également à des modèles de développement des êtres vivants tout en mettant l’accent sur le fonctionnement en réseaux de significations interconnectés. Il désigne la mobilité de l’artiste, aussi bien spatiale que temporelle – exils, voyages de découverte et autres types de migrations – que celles qui se perçoivent dans ses œuvres et renvoient à des contacts, échanges et projets avec d’autres artistes et en ligne (« on line ») laissant des empreintes sur l’œuvre et faisant émerger des projets sur des « sols » divers, arpentés par l’auteur au cours de déplacements physiques ou imaginaires. Les artistes radicants s’alimentent à mesure qu’ils s’étendent sur les sols grâce à leur faculté de développer de nouvelles racines. De cette manière, la racine initiale, correspondant par métaphore au pays d’origine, est aussi importante que la plus récente ; ensemble, elles constituent un organisme ou une composition en devenir/mouvement qui se nourrit des terrains sur lesquels l’artiste vit et a vécu et que l’œuvre évoque. Ce mécanisme, en filigrane dans l’œuvre d’art, signifie que celle-ci est élaborée grâce à la présence et la convergence d’influences diverses renvoyant à différentes correspondances. Bourriaud s’inspire de ses lectures de Walter Benjamin et Georges Bataille (« un thème par lambeau, une écriture fragmentaire et vagabonde ») – et d’une manière de penser l’art inaugurée par Charles Baudelaire, à laquelle se rattachent les poètes de la « nouvelle » Amérique, de Walt Whitman à Rubén Darío. Il opte pour une critique qui n’accepte pas les développements rectilignes, afin de construire des « archipels conceptuels » et de souligner le processus de toute création. 230

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Notre objectif n’est pas uniquement de présenter l’inestimable apport théorique de N. Bourriaud, mais aussi de tenter d’adapter sa modalité critique – focalisée sur la caractérisation de la production des artistes plasticiens actuels – à la production littéraire. Pour cela, nous modifions légèrement cette modalité d’analyse : en littérature comme en musique, ces parcours hors du canon – l’écriture fragmentaire, d’errance et déstructurée en apparence, les déplacements motivant l’écriture – sont la signature de nombreux écrivains de toutes les époques. Voilà comment nous en arrivons à observer leurs œuvres et la littérature en général depuis une perspective opposée à un classement réducteur par langues, canons, écoles, courants littéraires ou bibliothèques nationales. Bourriaud distingue son concept de celui de Deleuze en le focalisant sur un sujet singulier, mobile, migrant, errant. De cette manière, l’auteur contourne la notion d’identité immuable et écarte toute conception essentialiste associant une identité à une origine. Bourriaud s’éloigne de la pensée postmoderniste et des approches des cultural studies et postcolonial studies, car, selon lui, elles auraient opéré une reconnaissance de l’Autre depuis un lieu d’énonciation qui lui est extérieur, étranger et distant – préservant les dichotomies entretenues par les relations de pouvoir asymétriques –, et, masquées par une idéologie prétendant reconnaître l’Autre, elles auraient également maintenu la domination de la culture occidentale. C’est pourquoi Bourriaud défend les récits pluriels et soutient que, si la traduction est une modalité nécessaire, l’Autre soit présenté dans son opacité du fait du non traduisible, que l’individu ne soit pas rattaché à des racines stables/fixes dans l’espace et le temps, à une ethnie ou une culture particulière, mais que l’on parle plutôt de parcours, de trajets toujours en mouvement. Bourriaud en appelle, pour finir, à une réévaluation des relations Nord/Sud, toujours fondées sur les questions de discrimination et de pouvoir sans toutefois stigmatiser pour autant et systématiquement la pensée critique produite par les Nords. Le personnage de Vladimir créé par Carlos Liscano dans son roman El camino a Itaca (1994) nous semble illustrer parfaitement le sentiment intime de déracinement (chez soi comme à l’étranger) et d’instabilité du sujet, en même temps que sa mobilité engendrant cette sensation d’étrangeté vis-à-vis de soi et de l’autre si répandue dans les sociétés contemporaines – des Nords comme des Suds. Membre du groupe armé Tupamaros, Carlos Liscano a vécu la prison puis l’exil volontaire, en Suède. El camino a Itaca se lit comme une réécriture du mythe d’Ulysse transposé dans l’Europe de la fin du XXe  siècle. Vladimir, jeune uruguayen mêlé au trafic de drogues, a choisi l’errance comme mode de vie. Traqué au Brésil, il fuit à Stockholm, vit de petits boulots parmi une communauté de migrants dont il devient peu à peu la conscience. Il est témoin de la misère des 231

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sans-papiers, odieusement exploités par les immigrés légaux gérant des réseaux de main-d’œuvre clandestine. En quatrième de couverture de l’édition du roman en espagnol, l’éditeur place cette réflexion proche des commentaires que l’auteur fait de son roman : notre XXe siècle a commencé avec le drame d’un exilé, James Joyce, parodiant Ulysse dans la figure du juif errant Leopold Bloom. Immobile, sans patrie, près d’une femme infidèle et d’un enfant qui n’est pas son fils et qui a perdu la foi. Reprenant les mêmes thèmes, Liscano rapproche la figure de Vladimir, exilé d’origine latino-américaine, non seulement de celle de l’Ulysse d’Homère mais également de celle de Leopold de Joyce. Son personnage traduit des préoccupations anciennes au-delà des différences de nationalité, d’époque et d’origine. Ceci dit, et bien qu’il n’existe dans cette posture aucun signe d’un déterminisme culturel, l’époque d’Homère et celle de Joyce sont là comme des clés pour comprendre la nôtre. Vladimir erre ensuite entre la Suède et l’Espagne à la recherche d’un travail dans une Europe xénophobe qui se clôt de plus en plus sur elle-même. Malgré la communauté de langue retrouvée en Espagne, l’expérience de la vie à Barcelone est encore plus dure pour Vladimir qu’en Suède. Il dépeint Barcelone avec le regard du Buscón, le pícaro conscient de sa mésaventure qui se voit dans un univers abject, grotesque et impitoyable, plus propre à écœurer le lecteur qu’à le faire rire. Au regard de l’exclu se greffe un sentiment d’inquiétante étrangeté ; le sujet qui vient d’ailleurs découvre en lui les traits d’une folie intensifiée par ce contexte agressif dans lequel il se sent sans protection, dans une place-monde (la Plaza Mayor de Barcelona) qui représente tout et son contraire, la confusion et l’abandon, le contrôle et l’absence de sécurité. C’est toute la détresse de celui qui est dépourvu des codes d’accès pour faire la ville sienne. L’expérience de la xénophobie rappelle à Vladimir qu’il est dans un continent où la guerre de Troie (entre frères ennemis) se joue depuis 3 000 ans. Il ne reste plus aucun signe d’espoir, plus aucune patrie d’accueil dans ce paysage inhospitalier. Ainsi, face à la précarisation – donnée importante pour comprendre la société contemporaine – l’artiste radicant, dit Bourriaud, invente des parcours issus d’une pensée résolument précaire. Il adhère à l’esprit nomade, à la flexibilité des parcours, à la recherche d’une pensée de la traduction. Chaque point de la ligne radicante représente ainsi un effort de traduction, l’idée d’un renouvellement, la recherche d’une nouvelle éthique. La traduction de soi dans un autre milieu s’apparente aussi à une opération de montage, résultant d’une infinie négociation (Ibid., 61-63) entre soi et les autres. Parce qu’elle rend compte d’une pluralité d’enracinements successifs ou simultanés, la notion d’art radicant permet d’éviter de se focaliser sur une origine – ou son équivalent l’identité. Elle permet 232

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d’envisager un sujet errant – « sémionaute » (Ibid., 59) – accompagné d’un certain type de formes – que Bourriaud désigne par le terme « formes-trajets » – et d’une éthique centrée sur une opération-clé : la traduction. « Radicantité » s’oppose ainsi à « radicalité » – Bourriaud attribue cette dernière au modernisme comme moyen de mise en lumière de la racine sur le mode de l’épuration. La radicantité se caractérise par la traduction de l’espace dans lequel se trouve le sujet, défini, à son tour, par les négociations « entre son environnement et les forces du déracinement, entre la globalisation et la singularité, entre l’identité et l’apprentissage de l’Autre » (Ibid., 57). Le sujet radicant « constitue un herbier de formes » (Ibid., 59) par lesquelles le lointain/l’étranger est représenté comme familier, en réponse aux conditions provoquées par la globalisation. Juan José Saer a exprimé cette idée, devenue, sur plus de quarante ans, un leitmotiv de son œuvre  : être écrivain veut dire écrire depuis une zone16. Si cette notion de l’écriture en lien à un lieu (lieu de naissance, de résidence, classe) est caractéristique de la pensée des études culturelles, elle contient, chez Saer, une multiplicité de sens qui se conjuguent souvent de façon simultanée dans son œuvre : il s’agit d’élucider une zone d’ancrage qui peut être à la fois une et multiple, en rapport non seulement avec le lieu de l’enfance et de l’adolescence de l’écrivain (Serodino, province de Santa Fe, Argentine), mais encore avec la tradition de la littérature occidentale. Saer, professeur à l’université de Rennes et traducteur, concrétise en France son projet d’écriture qui embrasse une œuvre axée sur la reprise et la variation du même pour devenir autre, comme la reprise des grands thèmes de la tradition argentine pour les modifier en adoptant la perspective d’autres pratiques poétiques, de la littérature au cinéma, du Nouveau Roman à la Nouvelle Vague – auquel il emprunte la technique du distancement. Dans une littérature comme celle de Juan José Saer, l’art modifie les modes de représentation  : plus que de cristalliser une image de soi, il s’agit de l’inscrire dans une chaîne – « forme-trajet » – sur laquelle sont enregistrées des variantes issues de transactions intimes (de l’auteur avec sa propre biographie, avec les autres auteurs et les appropriations et emprunts successifs de diverses archives et bibliothèques). Cette modalité donne à lire des identités multiples, fruits de la diversité culturelle, qui coexistent et se fréquentent. L’esthétique radicante associe l’espace et le temps dans le transitoire, la précarité et le déplacement. Par conséquent, les systèmes deviennent fragiles, le monde, fragmenté, et les formes dispersées par la recherche de nouvelles connexions. La radicantité, appliquée par Bourriaud de manière préférentielle mais non exclusive au 16

En la zona, titre de la première nouvelle publiée par Juan José Saer, en 1960.

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discours visuel, se caractérise par la « présence simultanée de superficies hétérogènes » (Ibid., 132) sur lesquelles des connexions et des lignes de tension apparaissent et créent un espace qui n’est plus purement tridimensionnel, où le temps s’inscrit et peut être multiplié à l’infini. L’excès d’information engendré oblige à un parcours personnel et dynamique/ actif de la part d’un individu qui se confronte à une accumulation de données éphémères, parmi lesquelles coexistent les propriétés du temps et de l’espace. Au début du XXIe siècle, le sujet évolue dans un contexte de production culturelle qui prend la forme d’une « pluie » – métaphore que Bourriaud emprunte à Althusser – et en tire ce qu’il peut dans le but de se l’approprier, forme particulière de réception. Celle-ci s’apparente donc à un usage productif qui dépouille les objets de leur origine et les insère dans une nouvelle combinaison. La réception est décrite comme la capacité du sujet à naviguer entre des signes, les relier entre eux et créer des itinéraires qui font de lui un sémionaute. Le sens d’une œuvre serait le résultat de la négociation entre le récepteur qui l’utilise et l’artiste qui la crée, dans un contexte où, selon Bourriaud, est concevable un « collectivisme culturel » mutualisant les ressources de la culture. L’archipel est une image résumant bien l’altermodernité  : «  un archipel d’insurrections locales contre les représentations officielles du monde » (Ibid., 220), une proposition de culture globalisée qui se standardise, la recherche d’un « espace de négociations horizontales et sans arbitre » (Ibid., 222) impliquant la tentative d’éradication des relations de pouvoir dans la construction de la culture. Bien qu’il privilégie la production culturelle du XXIe siècle, ces œuvres ne sont pas les seules à réunir nécessairement les caractéristiques que Bourriaud attribue à l’altermodernité, et lui-même donne d’ailleurs, comme nous l’avons fait dans cet article, d’autres exemples empruntés au siècle précédent. De plus, si nous tenons compte du fait que la radicantité touche aussi les modes de réception, il semblerait légitime de faire appel à la dimension potentiellement heuristique de ce concept pour lire des œuvres antérieures et y chercher des modes de réception qui tiennent compte de cette perspective. Cependant, dans la mesure où les lectures sont le fruit de négociations entre le récepteur et l’auteur, la nécessité s’impose d’aborder les œuvres en tenant compte du concept de radicant appliqué, d’une part, à l’agent de l’écriture (l’auteur), aux représentations de soi et du monde qu’il propose, et, d’autre part, au sujet récepteur, qui crée lui-même de nouveaux effets de sens selon ses représentations et ses propres et – heureusement –­ multiples bibliothèques.

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→ Voir aussi : Braconnages ; Errance, migrance, migration ; Non-lieux (une atypologie) ; Variations. Bibliographie Littérature Arguedas, José María, El zorro de arriba y el zorro de abajo, ALLCA XX/ Ediciones UNESCO, Colección Archivos, vol. 14, Madrid, Edición crítica coordinada por Éve-Marie Fell, 1990. Berti, Eduardo – Cozarinsky, Edgardo, Galaxia Borges, Buenos Aires, Adriana Hidalgo editora, 2007. Berti, Eduardo, Galaxia Flaubert, Buenos Aires, Adriana Hidalgo editora, 2008. Borges, Jorge Luis, Ficciones [1944], in Obras Completas, vol. I, EMECÉ, 1996, pp. 431-529. Fictions, in Œuvres complètes, t. 1, Bibliothèque de La Pléiade, traduit en français par Roger Caillois, Néstor Ibarra et Paul Verdevoye, revue par Jean Pierre Bernès. Fernández, Macedonio, Relatos, cuentos, poemas y misceláneas, Buenos Aires, Corregidor, 2004. Gelman, Juan, Interrupciones 2, Buenos Aires, Libros de Tierra Firme, 1988, 2e édition corrigée et augmentée par l’auteur : Seix Barral Biblioteca nueva, 1998. Fuguet, Alberto & Gómez Sergio, McOndo, antología de nueva literatura hispanoamericana, Barcelona, Grijalbo-Mondador, 1996. Kohan, Martín, Ciencias morales, Buenos Aires, Anagrama, 2007 (Sciences morales, Paris, Seuil, 2010, traduit de l’espagnol par Gabriel Iaculli). Liscano, Carlos, El camino a Itaca, Montevideo, Cal y Canto, 1994, traduit en français par Jean-Marie Saint-Lu sous le titre La route d’Ithaque, Belfond, 2005. Saer, Juan José, « En la zona », in Cuentos completos, Buenos Aires, Seix Barral, 2001.

Théorie Area, Lelia, Una biblioteca para leer la Nación. Lecturas de la figura de Juan Manuel Rosas, Rosario, Beatriz Viterbo Editora, 2006. Bakhtine, Mikhaïl, La poétique de Dostoïevki, Paris, Seuil, 1970. Bhabha, Homi (ed.), Nation and Narration, London/New York, Routledge, 1990. –, The Location of Culture, Routledge Classics, 1994. Les lieux de la culture : une théorie postcoloniale, traduction en français, Paris, Éditions Payot & Rivages, 2007. Brando, O., Braillon-Chantraine, C. Giraldi – Dei Cas, N., Idmhand, F. (eds.), Navegaciones y regresos. Lugares y figuras del desplazamiento, Bruxelles, P.I.E. Peter Lang, Coll. Trans-Atlántico n° 3, 2013. Benjamin, Walter [1923], Charles Baudelaire, un poète lyrique à l’apogée du capitalisme, trad. Jean Lacoste, Paris, Payot, 1990.

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Mutations identitaires Danielle Forget Nikolski (2005) de Nicolas Dickner et Frontières ou tableaux d’Amérique (1995) de Noël Audet, deux romans québécois, publiés à une dizaine d’années d’intervalles, font de l’Amérique plurielle un sujet de choix. Cela est d’autant plus frappant chez Noël Audet que l’Amérique en marque le titre et, si Nicolas Dickner ne l’exploite pas de manière aussi ostensible au point d’en faire le thème du roman, la trame dramatique de Nikolski ne se construit pas moins sur cette étendue continentale. Plus qu’un simple contexte de déroulement de l’action, cette dimension organise les choix narratifs et constitue un trait indispensable de l’intrigue. On ne s’étonnera pas qu’à une époque comme la nôtre de forte circulation économique et culturelle, le dépassement des frontières soit un thème présent jusque dans la production romanesque. Cependant, je souhaiterais pousser plus loin la proposition concernant cette écriture romanesque qu’exemplifient Nikolski et Frontières ou tableaux d’Amérique. En effet, si le leitmotiv du continent est convoqué en chacun d’eux, il n’en sature pas la trame narrative. L’analyse nous entraîne bien au-delà et oblige à considérer le déplacement à longueur de continent comme passerelle symbolique vers la mutation, identitaire et culturelle tout à la fois. Approches d’un continent Il convient, lors des préliminaires à une telle étude, de présenter un résumé de chacun des romans. Or, il est frappant à quel point une telle tâche est difficile. Ces romans ne se laissent pas saisir dans une logique unitaire ni un récit linéaire. En effet, la pluralité est partout présente ; elle fait de la fragmentation et de la discontinuité des caractéristiques essentielles. Cela est symptomatique d’une écriture qui en appuie le propos, tant dans le contenu que dans la forme, ce dont nous serons amenés à tenir compte tout au long de l’interprétation des résultats. Retenons les grandes lignes suivantes pour capter l’intrigue de chacun d’eux, en attendant d’en préciser les contours et de voir comment opère cette correspondance proposée entre traversée du continent et mutation identitaire.

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Le roman Nikolski s’ouvre sur le décès récent de la mère du narrateur, un libraire que les livres fascinent au point de circonscrire sa vie. Le libraire – c’est désormais le nom que nous lui attribuerons en l’absence d’une dénomination dans le roman – tente d’apprendre à mieux connaître sa mère décédée, la vie qu’elle a menée à travers les objets qu’elle laisse derrière elle et les pages de son journal intime. C’était en 1989. Le roman se présente sous une forme éclatée. Plusieurs personnages que l’on accompagne puis que l’on perd, pour les retrouver à nouveau, plus loin dans le récit. Des sections du roman sont dédiées à des récits datés (1990-1994-1995 et 1999) concernant des personnages – Noah, Joyce, pour nommer les principaux. À partir d’un présent redevable au passé et se projetant dans l’avenir, nous apprenons à les connaître. D’autres récits s’insèrent et s’entrecroisent. Mais plus le roman avance, plus un tableau cohérent s’installe avec les liens qui nous manquaient en cours de lecture. Un peu comme une famille dont on peut dresser, à la fin, l’arbre généalogique, mais qui apparaissent d’abord dans leur spécificité. Ce sont, en effet, de jeunes gens avec des aspirations appelées à se préciser. Seul le narrateur reste un peu en marge, souffrant, nous dit-on, d’une « anomalie magnétique » réglée sur le compas Nikolski fixant le Nord ; cette anomalie fige le libraire dans ses ambitions en même temps qu’elle justifie que l’on n’en ait pas un portrait plus précis. Il passe, en effet, au second plan, observateur de la vie des autres et narrateur de vies dont le lien avec sa propre destinée ne nous apparaîtra qu’à la fin du roman – une boucle narrative qui, comme nous le verrons, ne va pas sans rappeler le roman d’Audet. Frontières ou tableaux d’Amérique (désormais FTA) nous présente des fragments qui sont, en fait, des récits de vie. Il met en scène des personnages qui, comme son titre le suggère, figurent comme autant de « tableaux » saisis sur le vif en sol d’Amérique. Ce sont toutes des jeunes femmes nommées Marie (avec variantes) qui, en divers points du continent, essaient tant bien que mal de s’élaborer une destinée, et ce dans des contextes qui vont du Grand Nord vers le Brésil : une multiplicité culturelle qui s’ajoute aux aspirations de chacune, à leurs inclinaisons et aussi à leurs faiblesses. Elles sont toutes en quête du bonheur et d’autant plus alertes à le pourchasser que le mythe montre une Amérique débonnaire, chargée de promesses. Celui ayant pour rôle de nous les faire connaître est un narrateur voyageur – qu’à défaut de dénomination dans le roman, nous appellerons désormais le voyageur ; dès l’exorde, il entreprend un voyage à travers les Amériques qui l’amènerait soi-disant à écrire un livre dont il ne sait, en début de périple, ni le sujet ni quels seront les protagonistes. Cela se révélera, en finale, un ouvrage sur la recherche du bonheur. 240

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Les deux romans exploitent indéniablement le territoire américain, au sens continental du terme. On peut en apprécier les dimensions en arrière-plan d’une intrigue qui joue différemment cette relation à l’espace. En effet, il serait commun et attendu de se borner à reconnaître l’ancrage continental comme bien d’autres écrits l’ont exploité, ces dernières années, pensons à Volkswagen Blues de Jacques Poulin et d’autres romans dits de la route. C’est plutôt l’insertion de l’espace continental dans un rapport sémantique temporel qui devrait retenir notre attention1. Le mythe de l’Amérique s’y trouve tout de même convoqué ; le continent représente l’ouverture vers un ailleurs qui se veut meilleur : est-ce le progrès, le bonheur ? Tout cela à la fois, par l’aventure qu’il suppose et les prédictions positives qu’il génère. Voilà ce qui nous amène à dire que l’importance du déplacement sur l’étendue du continent est l’un des versants du changement, ainsi que de son lien avec l’identité. L’aspect temporel joue un rôle irréductible en l’orientant vers la mutation identitaire. À travers elle, la trame dramatique des romans reçoit une forte impulsion et renouvelle la réflexion.

Le territoire, les héritages L’Amérique se dessine symboliquement comme l’étendue des choix de vie auxquels puisera tel et tel pour constituer sa destinée. J’emploie le terme « étendue » à dessein, chargé de son sens littéral de vastitude de l’espace considéré et son sens figuré de variété des objets mis ainsi à la disposition de chacun. C’est en ce sens que doit être compris le changement des différentes orientations sur lesquelles misera l’individu dans le courant de sa vie. L’approche sémantique cognitive inspirée des travaux de George Lakoff (1985 1987) incite à remonter à des catégories sémantiques de base (« basic »), celles qui interviennent dans notre conceptualisation du monde. Elles me semblent directement convoquées dans une vision du temps qui comporte des particularités de l’espace. Il a été souvent souligné que nous appréhendons les mesures temporelles comme « le temps qui passe », « une avancée » dans la vie vers un point d’arrivée qui serait le « terme du voyage ». La métaphore de la vie comme voyage alimente le discours quotidien comme les images et récits littéraires (Lakoff 1987 : 439). Cette vision d’un temps « spatialisé » sera particulièrement féconde dans nos deux romans pour appréhender l’identité.

1

En effet, l’intérêt de ces romans tient à l’enchevêtrement spatio-temporel, comme l’a fort bien démontré Geneviève Cousineau. Cf. L’espace/temps dans Nikolski : une écriture de l’identité, thèse de maîtrise, 2007.

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Dans FTA, le territoire est parcouru lors d’un voyage qu’effectue le narrateur personnage à grandeur de continent. Voilà un moyen de suggérer à la fois la distance et la diversité des cultures appréhendées au fur et à mesure de ce parcours. L’espace acquiert une valeur métonymique sur le plan culturel. Les récits individuels, retraçant la situation de chacune des Marie et son évolution, prendront le relais. Quant au continent dans Nikolski, il revêt une importance considérable pour dégager le monde particulier dans lequel vivent les personnages. Ce sont eux qui voyagent, et leur manière de le faire entre détermine les caractéristiques de chacun. Cependant, il n’y a pas que des dimensions concrètes. Les lieux sont aussi des biais par lesquels la simultanéité intervient. Elle est rendue par les rencontres fortuites  : ainsi des intersections entre les parcours sont aussi pratiquées. Coïncidence de rencontre entre Noah et son ancien professeur, celle de Joyce et de Doucet au point qu’un personnage entretient la croyance de retracer quelqu’un par les artefacts qu’il laisse derrière lui. Les passages sont marqués et les retraçages sont possibles. L’intersection d’éléments dissemblables et imprévisibles incite à s’interroger sur leur origine, ainsi que leur parcours. Ainsi s’amorce une contribution de l’espace à la conceptualisation du temps. Ces incursions dans le passé sont pratiquées tant chez Audet que chez Dickner. On sent que l’individu porte l’aura de ses antécédences familiales. Pour Audet, elles figurent comme le milieu de vie des personnages ; elles commandent aussi les interactions entre personnages. Le retour dans le passé, qu’il soit feed-back explicite ou simple allusion, sert d’argument d’explication au comportement ou encore de prémisse aux nombreuses délibérations du narrateur voyageur sur les valeurs et sur la quête du bonheur. Ainsi l’amour filial suppose un certain type de comportement, mais qui peut prendre des tournures excessives ou répréhensibles. Sans que la morale n’intervienne comme telle, le narrateur voyageur expose ces traits culturels et leur incidence sur le cours des vies d’une manière plutôt détachée, sans l’encombrement de la morale pour mieux inciter au questionnement. Chez Dickner, les antécédences apparaissent essentielles à l’appréciation du roman. Le milieu d’origine des personnages et les valeurs qui ont prévalu dans leur éducation jouent un rôle déterminant, bien au-delà du portrait psychologique. L’exemple de Noah est instructif. Il a passé son enfance à explorer le territoire en compagnie de sa mère Joyce. Cette information nous est essentielle pour comprendre le monde fictif qui se déploie devant nous, lecteurs.

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Ce monde en est un de déplacement, plus spécifiquement de l’errance, dans le cas de Noah et de Joyce. On le conçoit bien comme mobilité à travers le continent et cette vérité s’impose en tant que sens premier, littéral en quelque sorte, dans une trame romanesque où les personnages changent constamment de lieu. Mais ce déplacement en est un aussi dans le temps. Il devient « étape de vie ». Cette particularité s’avérera aussi fort importante pour comprendre les choix que fera Noah à l’âge adulte. Les antécédences familiales et culturelles des personnages permettent de dégager un axe de tension qui se rattache au rapport entre territoire et changement, tel que nous l’évoquions plus haut. On peut se demander jusqu’à quel point les individus sont maîtres de leur destinée. En effet, ces romans jouent de la tension entre la liberté individuelle et les déterminations qui sont autant de contraintes exercées sur l’individu. Arriveront-ils à s’en affranchir ?

L’anticipation suggérée Dans FTA, le mythe des Amériques dicte et accentue le poids des enjeux. Les Marie s’attendent à ce que des promesses soient remplies. Cet arrière-plan mythique qu’elles cultivent parfois à leur insu les empêche de prendre leurs responsabilités pour façonner elles-mêmes leur bonheur. La conception du temps s’en trouve altérée  : le présent de chacune est teinté de ce futur utopique qui les dispense d’être vigilantes et de travailler à construire un bonheur. Elles sont plutôt en quête d’un « déjà-là », ce quelque part qu’il leur faudrait simplement retracer. L’ailleurs et donc les déplacements dans l’espace qu’effectuent les Marie prennent figure symbolique : ils sont soit découvertes de soi ou réappropriations des legs ancrés dans leur histoire propre, autre façon d’amener la culture mais aussi le rêve. En revanche, ce ne sera pas le cas du narrateur voyageur, lui dont la fonction « métadiscursive » en quelque sorte met à l’abri d’une telle critique d’irréalisme dans les objectifs. Ainsi, l’histoire des destinées prend l’aspect de mobilité, autrement dit, un déplacement des personnages s’imbriquant dans une traversée du temps. Champs sémantiques à l’appui, l’intrigue se construit justement dans ce qu’il peut advenir des personnages dans le milieu de vie décrit. Les deux romans mettent au premier plan des jeunes gens : leur initiation au monde adulte accentue la probabilité de changement. Les choix de carrière ne sont pas encore faits, les relations amicales et amoureuses surgissent à peine comme conséquences d’une autonomie récemment conquise ; il en va ainsi des voyages, changements de domicile et de lieux d’habitation, et à plus forte raison de la vie de couple, de l’enfantement. L’Amérique est mise en correspondance symbolique, dirait-on, avec la destinée de la jeunesse, et avec elle l’ouverture au changement. 243

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L’Amérique développée métonymiquement comme territoire est ni plus ni moins qu’une représentation des voies possibles qui s’ouvrent à l’individu. Son étendue est proportionnelle à l’éventail de réalisation du changement dont chacun peut se prévaloir. Pour nous, lecteurs accompagnant ces récits, le futur se joue dans le présent de la lecture.

Une appropriation individuelle Dans un monde en mouvement – au plan de l’espace et du temps – les personnages de Nikolski cherchent une voie, celle qui serait la leur. Ils voudraient se tracer un parcours qui leur corresponde. En ce début de vie adulte, les personnages sont dans la mouvance des choix posés par leurs parents – choix qu’ils vont trouver insuffisants ou inspirants. Plusieurs prennent en compte la famille étendue  : ils se situent par rapport aux legs des ancêtres. Ainsi, dans l’orientation à donner à leur vie, ils apparaissent moins seuls et peuvent se réclamer d’une lignée ; en contrepartie, la tradition exerce un poids et doit composer avec cette « trajectoire ». Ils acquièrent une profondeur par cette incursion « paradigmatique » dans l’arbre généalogique qui nous est livrée au moyen des récits. Ces jeunes sont les représentants d’une génération qui succède à une autre, elle, beaucoup plus impliquée dans la contre-culture. Ils ne sont pas en révolte contre un système qui impose ses règles et contre lequel ils s’insurgeraient, en s’ingéniant à transgresser la norme, à en montrer l’absurdité (alors que c’est ainsi qu’est présentée Sarah, la mère de Noah). Aussi le traitement de l’identité est-il déterminant. Il sera abordé d’une manière originale : des choix en tension entre les opportunités qui se présentent et les déterminations du patrimoine familial, entre les attentes et les normes. Ils doivent aussi composer avec un certain rapport à l’espace qui leur a aussi été légué ou imposé : s’ancrer ou entreprendre des traversées ? Les modèles seront divers, de même que les solutions adoptées. Il nous revient de démêler ce qui relève des traits de la personnalité individuelle et ceux qui proviennent d’un héritage familial, sorte de probabilité sociologique qui témoigne du déterminisme. Cet univers tel que dépeint par la fiction est constitué de vecteurs traversant le temps (d’où de nombreuses incursions dans l’histoire plus ou moins rapprochée) et l’espace (déplacements sur le territoire continental), mais souvenons-nous qu’il s’agit d’une cartographie et d’une généalogie attachées à chacun des personnages. Cette réplique en est révélatrice : Bien sûr ! Le territoire ne se mesure pas en kilomètres carrés. Tu dois aussi considérer les ancêtres, la postérité, la tradition orale, les pistes de ski-doo, les liens familiaux, la chasse au phoque et la pêche au saumon, le lichen, 244

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les recours juridiques contre Hydro-Québec… Le territoire, c’est surtout l’identité (143).

Cette réplique prend place dans une conversation qui peut paraître cacophonique par l’absence de relation évidente entre les assertions. Quand la jeune fille (Arizna Burgos Mendes) demande à Noah s’il s’intéresse aux Amérindiens, il répond de manière à ne pas écarter ce sujet, tout en lançant celui qui le « passionne  »  : «  En réalité, je m’intéresse aux déchets… », affirmation que l’on pourrait prolonger ainsi : la raison en est qu’ils renseignent sur le « territoire traditionnel ». Cette prise de position survient à la moitié du roman – d’où son importance et une réflexion qui fait jour de plus en plus à travers les rencontres et développements de l’intrigue. À travers cette réflexion sur l’identité (les legs identitaires, donc le patrimoine) se profilent des micro-récits attachés aux personnages principaux. Pour chacun on se demande : se laissera-t-il porter par les déterminations de sa famille, de son environnement culturel ou arrivera-t-il à faire des choix personnels ? Cette forme d’individuation (ce qui distingue un individu d’un autre, ce qui le caractérise par ses choix) exige une adaptation en même temps qu’une force d’action, ce que les romans questionneront épisodiquement. Comme nous l’avons vu, cette question des destinées ouvertes sur le présent à façonner et sur l’avenir est pertinente et aisément transposable dans FTA. Chacune des Marie, cependant, est soulevée par des attentes sur le bonheur, sous l’influence du mythe de l’Amérique qui sévit dans sa conception de l’avenir. Frustrations, déceptions, désillusions ne manqueront pas de surgir, en même temps que le désir persistant d’un mieux-être. Le bonheur serait à chercher quelque part au-devant d’elles et souvent ailleurs, ce qui témoigne bien du symbolisme de l’espace dans cette idée de mutation identitaire au fil du temps. Soulignons toutefois des nuances entre les deux romans. Le monde de FTA se construit sur une diversité culturelle, que ce soit celle d’un pays comparé à l’autre ou à l’intérieur des frontières nationales. Cependant, cette variété culturelle correspondant à une déambulation dans l’espace renvoie à un questionnement omniprésent sur le bonheur. Une telle perspective philosophique n’est pas étrangère à notre proposition qui fait de la temporalité une dimension prépondérante. En effet, tout repose sur la destinée des personnages, leur vie étant transposée sur la ligne du temps, celle de l’advenir. Dans Nikolski, les déterminations sur la destinée des personnages gagnent vite en ampleur : c’est une véritable cosmogonie qui se déploie peu à peu sous nos yeux, au fur et à mesure des situations liées aux personnages et des passions qui les gagnent. 245

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Les ordres du/des monde(s) La contrainte qu’exerce l’Amérique sur les destinées individuelles se fait par l’étendue des choix qu’offre le milieu dans lequel vivent les personnages, mais aussi par les déterminations qu’il déploie, tout à la fois. Ces déterminations peuvent concerner le patrimoine (l’héritage de talents, de préférences mais aussi de craintes et d’aspirations), les règles du monde (les conditions de survie dans tel et tel milieu de vie), les croyances (les mythes, notamment celui de l’Amérique dans FTA) ; cependant les désirs exercent eux aussi une force d’attraction indéniable. Il arrive que certains personnages aient à déplorer leur trop faible influence. Il en va ainsi de la métisse, Maria Moreno, qui, prise entre un père et un amant, subit leurs choix sans réussir à imposer une direction au cours des événements de sa propre vie : Maria refusait toujours de se mettre à l’abri, elle voulait comprendre pourquoi le monde était soudain à l’envers, pourquoi les choses lourdes ont l’air de planer facilement alors que ce qui est léger semble se précipiter vers le sol ; pourquoi le prix de la vie est mesuré à l’aune du service qu’on rend plutôt que l’aune du désir ? (201)

Aussi la rencontre avec José tombe-t-elle à point nommé. Une « promenade », ces sortes de délibération du narrateur qui ponctuent le roman, accentue la liaison entre destin et route, le destin pouvant avoir l’allure d’une présence fortuite qui se charge de modifier le cours des choses pour le personnage : Mais elle souhaitait vivre pour elle-même un peu, vivre en quelque sorte son propre destin comme à temps perdu, dans quelques échappées au hasard de sa route. Cette absence d’ambition personnelle contribua à la pousser vers le rêve, où elle rencontra José. (214)

Si chaque personnage de FTA – particulièrement les Marie qui font figure d’héroïnes – doit se débattre au milieu de tensions, les propos délibératifs (qu’ils soient intégrés à la narration ou mis en évidence dans les « promenades » font très tôt apparaître le rôle déterminant des « rêves », ces projections bienfaisantes vers l’avenir2 : N’y a-t-il pas quelque chose d’indécent à vouloir tenir d’une main le réel, de l’autre l’illusion, dans le but d’en faire une seule et même chose ? À vouloir jouir des privilèges de l’éternité quand on est enfoncé jusqu’aux yeux dans la matière, dispersé le long du temps ? Il concède [parlant d’Eddy] : c’est un écartèlement qui ne pardonne pas, puisque rien ne peut arrêter les chevaux du rêve ! (144) 2

Les « promenades » sont ces sections du roman où le narrateur propose ses réflexions et délibère, le plus souvent en aparté.

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« D’une main le réel » et « de l’autre l’illusion », tandis que « l’éternité » d’une part, et « la matière » de l’autre jouent de l’influence ? Audet, à travers son narrateur, met en œuvre un procédé rhétorique bien connu : celui de la dissociation. Deux ordres sont posés pour contrer la tendance à oublier ces contraintes que chacun impose. Doit-on s’étonner que la rhétorique à laquelle recourent les plaidoyers, dans le domaine judiciaire et les textes d’opinion notamment, puisse être évoquée dans ce raisonnement en plein cœur du littéraire ? Perelman et Tyteca rappellent l’incidence de ces raisonnements qui prennent appui sur des notions connues, mais que le texte assemble ou oppose en renouvelant le sens. Cet extrait réussit à créer un effet de complexité qui résulte des choix et des contingences, tel que le prévoient Perelman et Tyteca dans ce type de stratégie agissant sur la « structure du réel », que ce soit par association ou dissociation des notions. Il ajoute aussi : Mais l’effort argumentatif vise très souvent, non pas au rejet de couples établis, mais à leur renversement. Celui-ci portera sur l’un ou plusieurs d’entre eux seulement  : car l’intérêt de ces renversements vient précisément de ce qu’ils s’insèrent dans un ensemble admis par ailleurs. (570)

Voilà ce qu’entretiennent les incursions évaluatives du narrateur, et ce, souvent sous la forme des délibérations contenues dans les « promenades » : elles menacent l’équilibre des rapports établis, d’où la remise en question. Les fréquentes questions oratoires, les contrastes et les paradoxes contribuent à ébranler les certitudes du lecteur, tout en proposant une vue alternative et critique sur le comportement des personnages. Des possibilités de mutations apparaissent qui prendront de l’ampleur justement par l’accumulation de ces remises en question. L’évolution des personnages, engagés dans le cours du temps, aura raison de l’ébranlement des normes et mettra leurs aspirations à l’épreuve. La destinée se conçoit comme ce laps de temps vers un point d’arrivée imaginaire que microrécits et délibérations s’emploient à anticiper. Cela témoigne de l’importance de la dimension temporelle dans le roman FTA, sorte de filtre pour nous permettre d’apprécier les mobilités identitaires et culturelles. Une autre conclusion ne manque pas de se profiler à l’analyse des extraits basés sur la dissociation des notions : «  le rêve  » intervient en tant que résolution des tensions. On serait en droit d’en déduire que son «  ordre  » gagne en force et qu’il finit par régir nombre de destinées. N’oublions pas ceci  : le rêve représente une convocation indirecte du mythe des Amériques, avec son lot de « promesses », souvent non tenues, mais promesses tout de même, qui animent les habitants du continent. Les Marie n’y échappent pas. Voyons ce qu’il en est du roman de Dickner. Forcés de s’adapter aux particularités de leur monde (famille éclatée, facilité de déplacement, 247

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technique et technologie avancées, sinon omniprésentes, circulation des savoirs, etc.), les personnages devront composer avec des pressions bien senties. Des règles de mondes différents apparaissent et s’entrecroisent au gré de l’évolution de chacun et des rencontres entre individus, autre manière de produire l’intersection des « possibles » sur la destinée. Deux configurations ressortent à l’analyse ; elles ont une incidence sur l’appréhension temporelle qui, secondée par la notion d’espace, donne la mesure des enjeux et de l’identité en mutation : –– les objets instrumentalisent la vie humaine et les relations, tout comme la route les modifie ; –– l’univers des hommes, de la nature et celui des objets, inextricablement liés, s’organisent. L’importance des objets, correspondant à la première configuration ci-dessus, apparaît clairement lorsque le narrateur soutient, à propos de sa mère : Ma mère avait pris la route de Vancouver à dix-neuf ans, considérant qu’une rupture familiale digne de ce nom se jaugeait au kilométrage et que la sienne méritait de se mesurer au continent. (14)

La transposition est explicite. Notons qu’à cette aventure se superpose l’écriture d’un journal de voyage, artefact qui, pour le narrateur, permettra de remonter dans le passé. Un autre épisode étale cette dimension : il s’agit de Noah, aux prises avec l’amour. Tout son être est impliqué, malgré lui. Les événements ont toutes sortes d’effets qu’il cherche à expliquer. Il est vulnérable comme bombardé d’émotions. Mais c’est surtout la rencontre avec Arizna, un an après l’avoir croisée une première fois, qui le perturbe à ce point. Voilà tout son corps secoué comme une vieille carcasse de voiture dans une mauvaise descente. Il tente de se raisonner. « La journée a été mouvementée ». D’abord le retour à la civilisation, ensuite l’arrestation de Thomas Saint-Laurent, et maintenant la réapparition d’Arizna. (195)

La suite nous confirme l’importance que cette coïncidence aura pour lui. Ils finissent par partir ensemble en Amérique du Sud, cohabiter et avoir un enfant ensemble. Cette passion connaîtra une fin, puisqu’un jour ils repartiront, chacun de son côté, Arizna décidant de les quitter tous les deux. En accord avec la seconde configuration qui va s’accentuant avec le déroulement du récit, l’univers dans Nikolski est constitué de systèmes. En effet, plusieurs cohérences dirait-on surgissent, sortes de mondes organisés avec leurs règles, privilèges et contraintes. Certains sont plus évidents comme le monde maritime ou les systèmes électroniques, mais d’autres 248

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s’imposent par l’écriture qui en fait de véritables « réseaux » fourmillants. Il en va ainsi de la fournaise, et de la librairie elle-même (des strates de savoir qui littéralement prennent place sur des étagères.) Attardons-nous sur l’un de ces mondes. Il s’avère que les préférences de Noah vont pour la terre, plutôt que la mer. Cette orientation se dessine comme une mutation, puisque les attentes étaient autres. Alors que sa mère vit dans une roulotte et parcourt les routes, que son père est tout aussi instable ayant vécu sur un cargo avant de s’établir dans une île des Aléoutiennes, Noah prend le parti de choisir son coin de continent qu’il veut explorer (non pas l’ouest comme sa mère, mais plutôt l’est) avant de se sédentariser à Montréal. (182) Noah n’avait jamais mis les pieds sur une plage avant d’arriver à l’île Margarita, et cette découverte tardive l’a bouleversé. Le regard perdu dans la mer, il retrouve le vertige que l’on ressent en traversant au milieu des grandes plaines de la Saskatchewan. Le bruit monotone des vagues rappelle le vent dans les champs d’orge et provoque un état second, propice à l’élaboration d’histoires délirantes qu’il racontera le soir même à Simon. […] Il se demande à quoi ressemblerait la vie s’il avait grandi sur un bateau plutôt que dans une roulotte. (237)

La réflexion est ainsi orientée sur le « cours des événements », une trame qui ne va pas sans rappeler la prise en compte des destinées chez Audet. L’histoire (d’une région, mais aussi les récits de vie) possède la richesse d’un système ; des époques qui se superposent, mais aussi des parcours à suivre dans le déroulement du temps), pensons à l’arbre généalogique souvent évoqué (famille de Sarah, de Jonas, de Joyce, d’Arizna) et qui se précise en cours de récit. Le monde de Nikolski est un univers fragmenté, pluriel, c’est-à-dire fait de plusieurs ordres avec leurs règles propres (histoire, librairie avec ses atlas, catalogues, répertoires, encyclopédie), mais où tout circule sans frontière nette entre passé, présent et futur. Les objets sont porteurs d’une dimension symbolique, tout en consacrant la vision éminemment matérialiste de Dickner. On comprend l’importance de mettre de l’ordre parmi ces artefacts qui se croisent à travers temps et espace. Fuir le chaos devient une tâche primordiale, d’où l’importance explicite de l’archéologie, ce qui ne va pas sans réminiscence de l’appréhension foucaldienne du sens. « L’archéologie désarticule la synchronie des coupures, comme elle aurait disjoint l’unité abstraite du changement et de l’événement » (Foucault 1969 : 230). 249

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Noah soutiendra, lors de son séjour à Tête-à-la-Baleine afin d’effectuer des fouilles, qu’il s’agit d’une « …sorte de terrain de camping préhistorique où le défi consiste à reconstruire l’identité et le mode de vie des campeurs à partir de minuscules déchets qui jonchent le paysage » (182). Cet épisode de sa vie est marqué par l’errance et la recherche d’un lieu d’ancrage bien à lui. En 1995, lors d’une fouille dans l’île de Stevenson dans le nord du Québec, en Basse-Côte-Nord, Noah et Thomas Saint-Laurent, son professeur, discutent. Ce dernier a refusé de diriger Noah pour un projet de maîtrise concernant les dépotoirs : –– Je sais très bien comment tu te sens. Moi aussi, j’ai l’impression d’être au mauvais endroit. Je m’emmerde presque autant qu’en voyage de pêche. Je préférerais passer mon été au dépotoir Miron. Ça, c’est du sport ! […] Les fonctionnaires se méfient des archéologues. Ils préfèrent les chercheurs de trésors. –– Les chercheurs de trésors ? –– Les compagnies qui s’occupent des ordures de luxe. La plupart dépècent les vieux ordinateurs pour récupérer le métal. Ils appellent ça la gestion de déchets. (183) Cet épisode est exemplaire de la superposition des mondes qu’opère le roman. L’archéologie acquiert une valeur sur le plan temporel. D’une part, elle permet l’intersection entre le passé et le présent (ses vestiges remontant littéralement à la surface de la terre) et, d’autre part, elle est invoquée dans une association renouvelée avec le futur ; c’est ainsi que Thomas Saint-Laurent dira : L’archéologie est la discipline du futur. Chaque fois qu’un vieil IBM se retrouve au dépotoir, il devient un artefact. C’est le principal produit de notre civilisation, les artefacts. (192)

Donner du sens revient à rassembler des ordres du monde différents : des objets et des gens, du temps et de l’espace, terre et mer, etc. Les déchets permettent d’y accéder. La place du monde numérique dans les romans vaut la peine qu’on s’y attarde. Dans l’opinion commune, cette dimension du progrès opère une coupure avec le passé et projette le présent dans l’avenir. Cependant, l’un et l’autre romans lui accordent un statut autre, en l’intégrant dans la cohérence de son imaginaire. Pour FTA, le numérique est considéré comme une sorte de paradis artificiel, au même titre que d’autres illusions chez les personnages. D’ailleurs, une Marie virtuelle apparaît, suscitant le questionnement sur la dissociation apparence versus réalité : On aura beau dire que ce monde-là n’est pas vrai, où est la différence ? Malgré son enthousiasme, il n’osa pas tout de suite avouer à Mary qu’il collaborait à 250

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ce projet top secret de figuration humaine, car il craignait l’entendre dire que c’était du vol de personnalité. (124)

L’ordre du numérique est jugé à partir de paramètres humains et mis en rapport avec l’identité. Dans Nikolski, le numérique est un système qui donnera accès à d’autres dimensions humaines, que ce soit par les appareils eux-mêmes – voir l’extrait ci-dessus, p. 192 – ou par le savoir qu’ils mobilisent et qui permet de s’introduire dans la vie privée des uns et des autres. On ne saurait passer sous silence la valeur qu’acquiert la librairie dans la trame romanesque de Nikolski. Tout comme le savoir numérisé organisé en strates, la librairie permet l’intersection entre des tranches de temps. D’ailleurs, la librairie S.W. Gam possède une valeur symbolique qui en accentue l’importance : elle représente un microcosme des règles du monde et aussi de son désordre : …un des coins du cosmos où les humains ont depuis longtemps perdu le contrôle sur la matière (cela vaut pour les livres mais aussi pour autres… ordinateurs, déchets, objets dans une chambre qui devient capharnaüm…) (22-23) …Notre système de classement est parsemé de microclimats, de frontières invisibles, de strates, de dépotoirs, d’enfers désordonnés, des vastes plaines sans points de repère apparents – …complexe cartographie… (22)

Sur le plan rhétorique, de grands ensembles (fragmentés, mais parfois en continuité partielle) vont se dessiner grâce au rapprochement analogique, que ce soit sous la forme de simples métaphores ou par des portions filées qui se développent. Mentionnons aussi la valeur symbolique d’un objet, déclencheur de situations et noyau des interactions. Dans une cascade d’événements ponctuels3, le livre à Trois têtes tant recherché permet ce que nous avons appelé les intersections entre les mondes. Il en va ainsi de cet épisode où le narrateur déplore de passer tous ses loisirs dans la librairie, un espace exigu qu’il appelle l’Enfer. Pour ma part, je souffre d’une carence : je suis un bouquiniste sans histoire, sans trajectoire propre ; ma vie obéit à l’attraction des livres, le faible champ magnétique de mon destin subit la distorsion de ces milliers de destins plus puissants et plus intéressants. (162)

C’est là qu’un jour, une jeune femme (cheveux courts bruns, vieil imperméable, sac marin bleu usé ; une habituée qui s’intéresse à la section cuisine – plus spécifiquement les poissons – et à l’informatique) entre et 3 Cf.

Nikolski, p. 249-263.

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sort. Puis, une autre entre, « à l’accent hispanique » avec « une voix sans réplique » (166) faisant l’achat de plusieurs livres. Il a l’impression de la connaître, mais ne sait au juste où il a pu la rencontrer. Elle oublie sur le comptoir un livre qui est une fusion de cahiers disparates, sans couverture : c’est lui qu’il appellera le livre à Trois têtes. Ses secrets semblent lui échapper en bonne partie parce que c’est un livre impossible à classer, fait d’histoire de pirates. Ce livre devient un défi, et possiblement une menace, pour l’ordre du monde. Un autre moment révélateur survient : Joyce a besoin d’un guide de voyage. La librairie est pauvre en livres de ce genre. Elle finit par s’inviter chez le libraire qui a laissé entendre qu’il en possédait un dans sa collection personnelle. Ainsi, font-ils connaissance en franchissant des « strates » différentes, où elle a tout pour se sentir à l’aise. Le narrateurpersonnage qui veut lui montrer le livre à Trois têtes, se rend compte qu’il l’a perdu. Joyce est soudain fascinée par le compas qu’il porte à son cou – autre élément à valeur symbolique, celui notamment de l’héritage paternel. Il l’enlève mais celui-ci lui échappe des mains ; il tombe par un trou du plancher dans la cave. Là se trouve de l’eau – encore l’évocation d’un monde et de ses influences… La fournaise et une pompe de drainage qui ne fonctionne pas. Ils sont dans les profondeurs avec ce monstre de métal quasi vivant et fort capricieux – autre cas d’artefact – et un capharnaüm de cartons. Il trouve le livre. Cet événement construit, me semble-t-il, l’intersection des mondes sur le plan temporel comme une simultanéité qui prend le lecteur par surprise. Le hasard, celui des objets et des rencontres qu’il permet, conduit lui aussi les « destinées » dirait le narrateurvoyageur de Audet. Le désordre va à l’encontre de la passion avouée du libraire pour le classement, une tendance qui nous rappelle que ce monde est fait de catégories, de plans, de strates. Elles tiennent lieu de diversification des éléments propres à l’Amérique – melting-pot des objets et des hommes ; survient en réaction cette tentative de mettre de l’ordre comme pour mieux comprendre ou, plus exactement, comme nous l’avons vu, contrôler ce monde.

Les points de vue comme jeux narratifs C’est par l’intermédiaire des narrateurs que nous entrons ostensiblement dans le récit et qu’il se présente en ce double mouvement de la quête (en exorde) et du dévoilement (en épilogue). Des microrécits se rattachent au propos global marqué, dans Nikolski, de la quête d’éléments informatifs sur la mère du narrateur ; dans FTA, rencontrer les Marie et écrire un livre sera le double défi justifiant un voyage à travers le continent. Les fins de roman sont tout 252

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aussi marquées, puisque le récit englobant refait surface dans les dernières pages, en même temps que nous est révélé le sort de chaque narrateur-personnage. Le narrateur, tout effacé qu’il soit dans l’un et l’autre romans, se réserve un rôle déterminant dans l’interprétation d’ensemble de l’œuvre. Le peu de traits qui nous sont donnés fait que ces derniers acquièrent une grande importance par effet de grossissement. Le libraire de Nikolski et le voyageur de FTA détiennent un savoir global qui métaphorise, pourrait-on dire, l’omniscience romanesque. Autrement dit, le métasavoir qu’ils détiennent par leur fonction dans l’histoire les constitue en autorité rhétorique du récit : ils sont le plus à même d’avoir un regard « informé » sur la vie des autres et, par allusion, nous la transmettre. Prenons le narrateur-personnage de Nikolski, celui que nous appelons le libraire. D’entrée de jeu, il est dit que son nom est sans importance. En revanche, sa situation familiale est dévoilée : –– sa mère vient de mourir. Il fait face à son passé surtout à cause de quinze journaux intimes de 1966 à 1971 (une mère qui a voyagé, surtout entre Vancouver et Montréal où ils sont arrivés en 1970) ; –– son père est Jonas Doucet, son « géniteur » qui a envoyé de nombreuses cartes postales, la dernière, remontrant à 1975, venait de la région arctique. Un cadeau : une boussole, le fameux compas Nikolski (qui pointait en cette direction nord) ; –– Il se plaint de ne plus avoir de repères ; à la mort de sa mère, il est désemparé : « Fin d’une époque – je me retrouve en territoire vierge, sans point de repère ». (24) Cette absence de points de repère servira de leitmotiv tout au long du roman. Ce serait inexact de l’interpréter littéralement comme l’absence de balises discernables dans l’espace. Il y a aussi l’aspect temporel qui ressort fortement : la mort de sa mère le fait entrer dans une ère nouvelle. En outre, le lien entre son père et le compas Nikolski nous sera dévoilé en procédant aussi à une remontée dans le temps. Le « parcours  » de son père est semé de trous  : des moments absents de son récit de vie que le narrateur-personnage tentera de combler. Ce type de lacune sera à prendre en considération dans le projet de vie qui se dessine. Lorsqu’il affirme : Voilà quatre ans que je consacre tout mon temps libre à la psychanalyse de ce lieu étonnant, entreprise qui, en vérité, se résume à forer mon chemin au travers de strates de papier comprimé. (163)

Nous comprenons qu’il nous a pris comme témoins de cette quête lors des épisodes racontés. Il cherchait à percer le secret des lieux par une 253

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opération qui tient de l’archéologie, si on se fie à l’écriture ; son pouvoir d’évocation fait surgir une superposition de récits, les « strates » en question. Elles s’étalent aussi dans le temps, comme en fait foi l’expression comptabilisant les années. La référence au compas, objet de fascination, resurgit épisodiquement, prétexte pour une incursion dans le temps de son père. Cet encadrement par le métadiscours informé du narrateur nous rappelle sans cesse la présence de l’écriture : le récit bascule sur cet acte, auquel s’adonne le lecteur, et celui originaire de l’écrivain posant des choix narratifs. Le roman se propose diversement quête, errance, impulsion vers la réalisation de désirs. Que les personnages soient engagés de manière plus ou moins consciente ou volontaire vers un but, le dynamisme s’affiche. Ces attractions constituent ainsi une expérience qui se transpose dans la lecture : nous accompagnons une quête des personnages, que nous ne manquons pas d’endosser afin de trouver le sens. Nous expérimentons le récit comme voyage, ce dernier n’étant pas tant déplacement dans l’espace qu’avancée vers un devenir incertain. On ne sait trop où le voyage nous mènera mais, par réflexes, nous recomposons les pièces d’un puzzle afin de nous orienter dans ce monde. Nous endossons la lecture comme découverte graduelle au fur et à mesure des dissociations de notions qui sont proposées. Le jeu à plusieurs niveaux (microrécits dans un récit englobant qui peut aussi être interprété comme l’acte d’écriture/lecture) compose l’interprétation dans les deux romans, en même temps qu’elle joue sur les trames du passé et du présent pseudo-actuel. L’Amérique est un territoire symbolisant l’étendue des choix individuels mais ce n’est pas un territoire vierge. Il est sillonné de déterminations qui façonnent l’identité de chacun et que les récits s’attarderont à détailler. C’est à travers la notion de destinées que l’on retrouve la richesse de l’argumentaire, qu’il soit explicité ou non : quel avenir se choisiront les personnages ? Certains prétendent que le bonheur les attend inéluctablement, le mythe de l’Amérique ayant produit cette conceptualisation de richesses qu’il s’agit de cueillir – un bien qui serait dû : c’est ce que conteste FTA. L’élaboration même de la fiction sert à semer le doute sur « les chemins tracés à l’avance » et suggère plutôt sur un mode ironique l’étendue des choix et l’absence de garantie d’une fin heureuse. Quant à Nikolski, il affiche un ancrage résolument postmoderne, d’abord dans les artefacts d’un monde où la technologie et la préoccupation de l’environnement servent de toiles de fond. Il faut dire que sa publication survient dix ans après FTA, et se nourrit donc forcément des préoccupations sociologiques actuelles. Mais cela ne saurait figurer 254

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comme une explication de ses particularités. Le roman exemplifie, en fait, la diversité cosmogonique à laquelle sont soumis les personnages. Les « règles du monde » trouvent leur correspondance dans une trame ­narrative et une écriture fragmentée où le travail du lecteur consiste, tout comme celui des personnages, à mettre de l’ordre dans cet univers parfois désarçonnant. Il faut se rendre à l’évidence. Ce récit est fait de peu de péripéties : quels sont rebondissements, les surprises ? C’est l’écriture qui les fournit par le cocasse, le paradoxal, l’humour qui se mêle à la caricature bon enfant d’un monde réduit à des signes emblématiques. Et ce sont les règles de ce monde qui nous apparaissent, les personnages étant fortement imprégnés de la couleur locale et de leurs antécédents, des sortes de « déchets », eux-mêmes – dans le sens anthropologique du terme que lui donne l’auteur. Ce serait des espèces avec une partie fossilisée par les empreintes qu’a laissées le bagage culturel et psychologique sur chacun, mais, au contraire de figées, des espèces toujours en usage, en activité, portées de l’avant par une destinée qu’il reste à tracer. Les individus arriveront-ils, malgré principes, sursauts d’une conscience parfois culpabilisante, déterminations du patrimoine culturel – et, pour FTA, ce stéréotype d’un bonheur garanti – à tracer leur voie propre, à s’approprier le présent et l’avenir ? Les personnages de Nikolski ont une connaissance pragmatique du monde : ils le découvrent en explorant ses multiples facettes au quotidien. Il ne faut pas s’étonner que la culture en soit une de « bricolage » et de « collage » au sens littéral du terme. Le lecteur arrive à se mouvoir mentalement dans cet univers par la correspondance des plans qui est sans cesse pratiquée, comme nous l’avons suggéré précédemment. L’habileté des personnages et leur capacité de survie sont dépendantes des relations qu’ils établissent (Joyce avec ses antécédents de pirate se sent tout naturellement appelée par le piratage des cartes, puis le trafic informatique, qui lui-même s’inscrit dans le recyclage des déchets). En fait, il ressort des deux romans qu’avec un parti pris très net pour la fragmentation, ils conjuguent le multiple. Cependant, une intelligibilité convergente se manifeste tout aussi fortement, et ce, de manière graduelle. La déambulation sur la plage du temps, accompagnée des contraintes imposées par les mondes que traversent les personnages, révèle une mutation identitaire à des degrés divers ; elle se profile au gré des possibles de la pérégrination et des résistances provenant du figement, celui de la tradition, de la lignée familiale et des préjugés. Cette mutation peut se constituer en rupture des attentes ou en recomposition du sens. Néanmoins, dans Nikolski comme dans Frontières ou Tableaux d’Amérique, les personnages prennent place sur une trajectoire qui leur est propre, le temps se 255

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chargeant de tracer le particulier à travers le multiple. En dépit de l’ordre du/des monde(s) impliqués et des influences pesant sur les personnages, ces derniers orientent leur destinée d’une manière non prévisible  : des mutations surviennent à partir de nouveaux agencements, pour Nikolski, un jeu sur les paramètres en place, pour Frontières ou Tableaux d’Amérique, des parcours dont l’issue heureuse est loin d’être garantie.

→ Voir aussi : Dislocations / Déplacements ; Frontières ; Territoires, frontiéralités, nouvelles cartographies. Bibliographie Audet, Noël, Frontières ou Tableaux d’Amérique, Montréal, XYZ, 1995. Cousineau, Geneviève, L’espace/temps dans Nikolski : une écriture de l’identité, thèse de maîtrise, 2007. Dickner, Nicolas, Nikolski, Montréal, Nota Bene/Alto, 2005. Fleischman, Suzanne, Tense and narrativity, Austin, University of Texas Press, 1990. Forget, Danielle, « Itinerante », in Bernd, Zilá (dir.), Dicionario de Figuras e Mitos Literarios das Americas, Tomo editorial/UFRGS, Porto Alegre, 2007, p. 351-357. Foucault, Michel, L’archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969. Lakoff, George et Mark Johnson, Métaphores de la vie quotidienne, Paris, Minuit, 1985. Lakoff, George, Women, Fire, and Dangerous Things, Chicago, University of Chicago Press, 1987. Legrand, Éva, « Rêver l’Amérique : pour une lecture de Frontières ou Tableaux d’Amérique de Noël Audet », Voix et Images, n° 1, 2002, p. 71-82. Perelman, Charles et Lucie Olbrechts-Tyteca, Traité de l’argumentation : La nouvelle rhétorique, Bruxelles, l’Université de Bruxelles, 1983 [1970]. Poulin, Jacques, Volkswagen blues, Montréal, Babel, 1998.

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Non-lieux (une atypologie) Alexis Nuselovici A place that is not a place. Paul Auster, Invisible.

Une typologie des non-lieux pêcherait par absurdité puisque toute typologie n’est que la projection abstraite d’une topologie. Qu’il soit de déclinaisons ou d’éléments chimiques, un tableau catégoriel possède justement l’avantage de pouvoir se disposer sur une surface plane à l’instar de son homonyme pictural. Sur quel atlas situer l’attente de Godot dont l’ancêtre pataphysique, Ubu, pérorait en un lieu que Jarry présentait comme situé « en Pologne, c’est-à-dire Nulle-part »1 ? C’est toute une littérature moderne qui se caractérise par un refus des cartes là où le roman classique (Balzac, Zola) en raffolait, quoique l’usage de l’initiale, répandu au XIXe siècle (« Dans la petite ville de D., un jeune homme… »), tend à vaguement brouiller les pistes. Pour refuser encore davantage l’idée typologique et si le concept de non-lieu était empreint de négativité, je dirais qu’on ne saurait trouver le quelque part d’un nulle part. Mais le non-lieu, justement, n’est pas un nulle part qui pourrait trouver grâce aux yeux d’un typologue, ne serait-ce que par opposition. Sa découverte ne requiert pas de recherche occulte. Si le non-lieu connaît un succès lexicoconceptuel depuis quelques décennies, son histoire est ancienne. À dire vrai, les répertoires culturels en abondent. En littérature, par exemple, les utopies et les récits d’aventures insulaires ; en peinture, les décors stylisés de la Renaissance, les intérieurs non marqués de la peinture hollandaise ou les rues et places vides du surréalisme. Parallèlement, dans les traditions mystiques et religieuses, le désert s’avère un espace privilégié pour la révélation ou la méditation précisément pour son absence de repères topographiques. L’Île des morts (1886) d’Arnold Böcklin résume, pardelà sa signification funèbre, la topographie incertaine du non-lieu auquel on peut accéder sans que pourtant un savoir ne puisse le saisir. 1

Lors de la présentation de la pièce. À noter que la pièce contient pourtant un certain nombre de références à la culture polonaise, de sorte que cette Pologne-là tient à la fois du lieu et du non-lieu de même que les personnages se partagent entre fantaisie et réalisme.

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En tant que topos discursif, sa position est plus assurée. Lorsque le terme s’imposa pour nommer les rencontres « Non-lieux de l’exil »2, notre intention s’attachait surtout à la dimension immatérielle, voire fantasmée, de l’expérience exilique. Dans la compréhension classique, l’exil admet un lieu, celui où demeure le sujet exilé, et en présuppose un second, celui qu’il a quitté. Deux lieux dont la position est cernée par leur situation, l’identité par leurs coordonnées géographiques. Mais les expériences nous intéressant affichent la complexité actuelle des mouvements migratoires, leur nature provisoire ou multiple, leur effet parfois virtuel qui ne joue pas uniquement dans l’empiricité. Par exemple, le descendant d’immigrant maghrébin, né et élevé en France, produit de l’école républicaine, qui rêve de parler arabe et d’en faire une langue usuelle. Pas de lieu d’exil, il est né là où il demeure mais il se meut aussi dans une autre spatialité, suffisamment distincte pour lui permettre le fantasme. Quant à son père, sa vie durant, il espère « arriver » sans que jamais le lieu d’accueil ne l’en récompense. Ces espaces d’investissement et d’inachèvement, nous les avons nommés les non-lieux de l’exil3. Situation et position, les deux notions sont empruntées à MerleauPonty (1995  : 279-344), le premier renvoyant à l’espace dans son empiricité, tel que le corps l’éprouve, le second à l’assignation et à la connaissance du lieu en fonction de dimensions non immanentes. Deux saisies du réel spatial qui recoupent les deux notions de la conception grecque, topos (mesurable et mesuré) et khôra (matricielle et démesurée) dont la première connote la permanence et la seconde le mouvement et le changement. Entre lieu et non-lieu, la relation refuse similairement l’opposition et traduit davantage deux modulations de la condition de spatialité.

Généalogie du non-lieu Notre compréhension de la notion de non-lieu se distingue, à des degrés divers, des usages que rapporte sa généalogie, à commencer par son emploi chez Michel de Certeau qui, parallèlement à l’opposition connue qu’il pose entre lieu (ordonné) et espace (parcouru), y voit le surgissement de l’inconnu, de l’altérité dans l’espace connu, c’est-à-dire dans le lieu. Selon lui, le mouvement énonciatif dans la parole, le rêve ou la marche « s’organise en relation entre le lieu d’où il sort (une origine) et le non-lieu qu’il produit (une manière de “passer”)  » (1986  : 155). Aucune négativité ne s’attache à ce dernier : « Marcher, c’est manquer 2

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Devenues un programme de recherche à la Fondation Maison des Sciences de l’Homme (www.nle.hypotheses.org), désormais associées à un séminaire du Collège d’études mondiales, « L’expérience de l’exil ». La première personne du pluriel inclut Alexandra Galitzine-Loumpet et moi-même.

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Non-lieux (une atypologie)

de lieu. […] L’errance que multiplie et rassemble la ville en fait une immense expérience sociale de la privation de lieu […] » (1986 : 155). Une déperdition spatiale telle qu’il va jusqu’à métaphoriser en déportations et exodes ces déplacements intra-urbains. Le non-lieu, toutefois, possède une faculté toponymique en ce que « les noms propres [de lieux] creusent des réserves de significations cachées et familières […]. Ces noms créent du non-lieu dans les lieux ; ils les muent en passage » (Ibid., 156). Le processus de symbolisation ainsi ouvert dévoile dans le lieu « cette érosion ou non-lieu qu’y creuse la loi de l’autre ». Le non-lieu ne se présente pas comme un état opposé mais comme un processus annonçant une altérité agissante, ce que l’expérience exilique illustre assurément puisqu’elle consiste en la dissolution progressive des codes d’interaction anciens entraînant l’adoption de nouveaux. Si elle implique un passage de frontière, elle rencontre plus tard le non-lieu car la frontière n’en est pas un. Une frontière n’est pas un non-lieu ; elle qu’une grammaire de l’espace ferait fonctionner sur le mode du ni/ni suppose une suspension du lieu, un hors lieu, alors que le non-lieu déploie au contraire une modalité du lieu dont l’expérience exilique dévoile la nature singulière. Marc Augé qui a fortement contribué à la diffusion du concept et du terme adopte une position binaire plus tranchante. « Si un lieu peut se définir comme identitaire, relationnel et historique, un espace qui ne peut se définir ni comme identitaire, ni comme relationnel, ni comme historique définira un non-lieu  » (Augé 1992  : 100). Son analyse est centrée sur l’individu tel qu’il occupe ou non l’espace et tel qu’il lui donne sens. En retour, puisqu’un sujet ne peut ni s’inscrire ni s’installer dans le non-lieu, il ne peut qu’y passer, dans une acception cette fois négative, désignant une activité de circulation inapte à fonder des valeurs. À noter que parmi les exemples dont traite Augé, l’un croise notre objet, à savoir le camp de transit quoiqu’il reste à déterminer si le camp peut véritablement être catégorisé comme non-lieu au même titre que l’aéroport ou le supermarché dans la mesure où ces derniers sont encore des zones de droit, ce qui n’est plus le cas du premier. Si Augé reconnaît que « [d]ans la coexistence des lieux et des non-lieux, le point d’achoppement sera toujours politique » (1992 : 134), il faut encore préciser que le « politique » admet des degrés et que le non-lieu se situe sans doute au plus bas, marquant la dissolution même du politique au sens structurel. Poursuivant son analyse, Augé va déplacer vers le sentiment de communauté la signification politique du non-lieu : « S’il est difficile de créer des lieux, c’est parce qu’il est encore plus difficile de créer des liens » (1992 : 134). Il n’est toutefois pas certain que le non-lieu soit entièrement vide de liens. Le sujet exilé, par exemple, souffre de ne pouvoir tisser des liens avec le lieu d’accueil et ses habitants mais avec ceux qu’il considère comme siens, en diaspora ou au lieu d’origine, il en entretient d’autres, 259

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intensifiés, multipliés parce qu’il est justement en manque. Notamment grâce aux avancées de la technologie communicationnelle, si le non-lieu peut marquer l’absence de liens, il peut aussi en exprimer le trop-plein. Une saturation qui ne garantit aucunement le réconfort communautaire. « Comme les lieux anthropologiques créent du social organique, remarque Augé, les non-lieux créent de la contractualité solitaire » Augé 1992 : 119). L’inverse n’est pas moins vrai : la « contractualité solitaire », autre nom des processus groupaux d’exclusion qui enferment l’individu dans sa solitude, crée du non-lieu. Dans l’expérience exilique, le sujet que son statut empêche de se fondre dans la trame sociale, de prendre place dans le lieu social, le voit, pour cette raison, comme un non-lieu. La dialectique unissant lieu et non-lieu ne saurait étonner si on s’arrête sur trois exemples lexicaux exprimant la même idée : avoir lieu ou prendre place, to take place, stattfinden4. Pour les trois langues, le code sémantique utilise une notion supposée exprimer la fixité pour décrire des énoncés processuels. Opposer frontalement lieu à non-lieu se fait encore à l’intérieur d’une topologie, au sens étymologique de rationalité spatiale, unifiée et totalisante. La démarche relève d’une pensée du lieu dominante qui positive le lieu sur tous ses contraires. Or, ce que lieu et non-lieu induisent, révèlent et représentent dans et par dans leur rapport, ce sont des pensées différentes du lieu, de ce qu’est un lieu. Si Augé atténue la dichotomie en soulignant, par exemple, qu’un aéroport peut être un non-lieu pour quelqu’un et un lieu pour un autre, ses analyses conservent le risque d’une essentialisation là où celles de Certeau demeurent dialectiques. Lieu et non-lieu, les termes ne désignent pas des états mais des forces, des dynamiques en interaction, chacune agissant dans ou sur le processus animé par l’autre. Par analogie, on les rapprochera des pulsions de vie et de mort de la pensée freudienne et, plus spécifiquement, lorsque celles-ci se manifestent dans leurs facultés de liaison et de déliaison. Puisque le lieu fait lien – et inversement comme l’indique Augé – en aménageant les possibilités d’inscription identitaire et communautaire, on comprend que Gérard Noiriel intitule « Non-lieu de mémoire » le chapitre qui fait l’état de la question quant aux lacunes de l’histoire de l’immigration en France5. Avec Claude Lanzmann, la réflexion s’ancre davantage dans le paramètre temporel ou, du moins, le fait dominer et peser sur le paramètre spatial : « C’est tout le sens du film. Les choses se donnent à voir dans 4

Signifie « avoir lieu » à la suite d’une préparation à cette fin. C’est le verbe « vorkommen » qui rend compte d’un évènement ou d’un accident. 5 Noiriel, Gérard, Le creuset français. Histoire de l’immigration. XIXe-XXe siècle – 1988 –, Paris, Seuil/Points, 2006. On notera, suivant une méthodologie qui est aussi la nôtre, la diversité des sources intégrant poésie et fiction aux données documentaires dans sa section « Fragments de mémoire » (p. 127-135).

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une sorte d’hallucinante intemporalité. A-temporalité plutôt » (Lanzmann 1990  : 285). La déperdition est d’autant plus flagrante que le geste cinématographique voulu par Lanzmann revendique délibérément une dimension spatiale, «  un film à ras de terre, un film de topographe, de géographe » (1990 : 294). En conséquence, le non-lieu est compris dans sa négativité : les sites qu’arpente et qu’interroge Lanzmann n’assurent plus leur fonction de supports mémoriels et perdent de ce fait leur nature topographique, le non-lieu devenant synonyme d’anti-lieu puisqu’il recueille l’empreinte des mouvements contradictoires entre dissolution et permanence, destruction et préservation : « Ces lieux défigurés, c’est ce que j’appelle des non-lieux de la mémoire. En même temps, il faut tout de même que des traces demeurent (1990 : 295) ». Chercher la trace des traces n’est pas vain, le non-lieu n’est pas « terre vaine »6 car, comme l’indique l’idée de défiguration, le lieu n’a pas disparu – Auschwitz n’est pas Hiroshima – mais il est travaillé par les traces absentes, qui créent et creusent en lui du non-lieu, la Durcharbeitung qui définit aussi le travail du post-exil dans l’exil. Plus radicalement est effacée l’essentialisation du lieu, de tout lieu, désormais affecté de mobilité : « Je me disais que la Pologne était un non-lieu de la mémoire et que cette histoire s’était diasporisée ; qu’on pouvait la raconter partout, à Paris, à New York, à Corfou »7. Le non-lieu comme lieu diasporisé. Georges Didi-Huberman emploie aussi le terme dans sa réflexion esthétique pour cerner dans certains espaces et certaines œuvres la présence persistante d’un passé disparu, ce qui reste après une destruction et qui vient hanter le spectateur. Interrogeant Delocazione, une série d’œuvres de Claudio Parmiggiani, il maintient une lecture spatialisante : «  Delocazione ne veut pas dire absence du lieu, mais son déplacement producteur de paradoxes. Non pas le refus, mais la mise en mouvement du lieu, façon de le mettre en travail et en fable »8. Ici encore, la perspective refuse  la fixation pour suivre un processus puisque le «  genius deloci ou “génie du non-lieu” » (Ibid., 126) souligne et renforce dans le geste de l’artiste son pouvoir de persistance métamorphique, « hantise comme lieu » et « lieu comme hantise » (Ibid., 136). Le non-lieu n’existe pas en dehors des formes qu’il accueille et celles-ci ne persistent que parce qu’un geste humain les a créées. Il déplace les formes comme il perturbe le temps écoulé et, matriciel autant que multiplicateur, ne peut se cantonner d’un simple antagonisme au lieu. Un agent de pluralité, tel le comprend aussi Pierre Ouelett qui, dans sa lecture du poète québécois waste land de T. S. Eliot. Lanzmann, Claude, « Les non-lieux de la mémoire », p. 299. Didi-Huberman, Georges, Génie du non-lieu. Aie, poussière, empreinte, hantise, Paris, Minuit, 2008, p. 34.

6 Le 7 8

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Yves Préfontaine, fait du non-lieu un site « polyphonique » et « polyscopique » (52) où s’abolit la distinction des regards et des subjectivités, invitant à une création et une réception tributaire d’un « modèle plurilocal et multifocal »9. Une dernière occurrence vaut mention dans ce repérage succinct, celle de l’expression « Capitale(s) de non-lieu » qu’utilise Nata Minor en commentant la relation établie sur fond viennois entre Freud et Schnitzler. Le terme apparaît à deux reprises, d’abord en lien avec « l’ombre d’images perdues »10 que font surgir certaines lectures puis en rapport avec l’impureté de l’amour maternel, parcouru de pulsions meurtrières et incestueuses, que déploient certaines héroïnes de Schnitzler. Autant dire que le non-lieu serait ici l’autre nom de l’inconscient. Cette instance psychique ne répondant pas à la temporalité usuelle (un non-temps, donc, qui n’a rien d’atemporel), on suggérera que, similairement, sa spatialité relève d’un non-lieu articulant différemment les paramètres topologiques utiles à son fonctionnement, par exemple la scène onirique. Au demeurant, outre le destin exilique de la psychanalyse (Freud à Londres, ses disciples aux États-Unis), on peut se demander si l’exiliance ne façonne pas une clef pour approcher le fonctionnement psychique dans la mesure où la présence active mais cryptée de l’inconscient est analogue à l’influence de son passé pour le sujet exilé. Celui-ci, alors, serait plus proche de son inconscient de par son expérience exilique ou, autre hypothèse, tout sujet connaîtrait un effet d’exiliance lorsqu’il ressent la proximité de son inconscient. N’abandonnons pas le fonds viennois et ses acteurs. Le Burgtheater de Vienne accueille en 1911 la première d’une pièce de Schnitzler, « Das weite Land », qui traite des bourgeois viennois et de leur conception plutôt relâchée de la fidélité conjugale. Le titre en traduction donne Terre étrangère11 mais das weite Land, c’est d’abord la terre vaste, ouverte, avant que d’être étrangère, pas si loin de The waste Land de T. S. Eliot, publié en 1922. Si sémantiquement waste et weite occupent des champs différents avec une négativité attachée au premier (terre vaine, infertile, dévastée), les termes se rejoignent dans la connotation  : tout est possible dans la Vienne du tournant du siècle, la « joyeuse apocalypse » de 9

Ouellet, Pierre, L’esprit migrateur. Essai sur le non-sens commun, Montréal, Trait d‟Union, 2003, p. 52 et 53. Foisonnement créatif qui porte le risque de la confusion puisque P O. À propos de récits urbains de Hélène Monette et Pierre Yergeau, Pierre Ouelett évoque « une ère post-urbaine […] où la khôra et le khaos ne font qu‟un, lieuet non-lieu, être et non-être » (Ibid., p. 167). 10 Minor, Nata, pp.  837-845 «  Capitales de non-lieu  : Vienne, Freud, Schnitzler  », Critique, n° 339-340, 1975, p. 837. 11 Choisie par Michel Butel et Luc Bondy pour la représentation de la pièce au Théâtre des Amandiers, à Nanterre, en 1984.

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Hermann Broch, décadente et décrépie dans ses conventions et principes, comme tout est possible dans l’Europe de l’après-guerre enjointe à se rebâtir parmi les ruines. Ce qui a été lieu pour la destruction devient nonlieu pour la reconstruction. Non-lieu trouverait ici une de ses compréhensions : face au lieu défini par la somme de ses possibilités et par le poids de ses impossibilités, le non-lieu vibre de l’infinité de ses possibilités et impossibilités mêlées. Plus strictement, le non-lieu, notamment tel qu’il est représenté dans le roman francophone contemporain12, peut être vu comme un espace de choix et de négociation entre toute une gamme de possibles spatiaux mais la suggestion de matricialité fait de ces non-lieux davantage des antelieux, des sites de genèse spatiale pour des sujets en mal d’ancrage. Quant à la délocalisation généralisée que la technologie contemporaine installe autour et à l’intérieur de nos lieux (smartphones, tablettes, laptops, etc.), ce sont des zones d’atopologie qu’elle produit, une non-localité qui n’a même pas besoin de non-lieux. Ces technologies effacent le temps et non moins l’espace en tant que réalités anthropologiques et sociales. Le lieu, produit culturel humain par excellence dès l’habitat primitif, risque alors de devenir naturel, sémiotiquement vierge, de même qu’à l’inverse, la mer ou le désert peuvent être perçus comme des non-lieux parce que vides de traces humaines. À l’opposé, notre conception du non-lieu n’en fait pas un lieu où s’absenterait l’idée de lieu et, dans l’expérience exilique, elle ne lui refuse pas d’être habité mais cette habitation juxtapose la demeure présente et les résidences antérieures. En d’autres termes, dans le non-lieu l’exilé habite à la fois son présent et son passé. Plus exactement, un passé et un présent coexistent et habitent en lui, l’aidant dans sa subjectivation et recevant de ce processus la légitimation de leur coprésence. Une diachronie neutre en elle-même que l’expérience dirigera vers un affect soit positif, soit négatif. L’exiliance13, en effet, qui traduit pour le sujet la charge existentielle de l’expérience exilique, déclinée en condition ou conscience, supporte indifféremment un investissement heureux ou malheureux. Chez Baudelaire, si l’exiliance est plutôt triste, le poème saisit parfaitement l’ambivalence. Alors que le poète, foulant le pavé du Louvre, distingue en esprit le « vieux Paris » derrière celui d’aujourd’hui – « Paris change ! mais rien dans ma mélancolie/N’a bougé » (Baudelaire 1964 : 108) –, il évoque un cygne qu’il avait jadis vu échappé de sa cage, « […] avec ses 12

Voir Emer O’Beirne, Emer, «  Navigating “Non-Lieux” in Contemporary Fiction  : Houellebecq, Darrieussecq, Echenoz, and Augé », Modern Language Review, n° 101, 2006, p. 388-401. 13 Voir Nouss, Alexis, « Exiliance, condition et conscience » : http://halshs.archives-ouvertes.fr/FMSH-WP/halshs-00861246.

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gestes fous, /Comme les exilés, ridicule et sublime, /Et rongé d’un désir sans trêve ! […] », il pense à Andromaque, la veuve captive loin de Troie, il pense à d’autres bannis encore pour enfin rejoindre lui-même cette compagnie : « Ainsi dans la forêt où mon esprit s’exile/Un vieux Souvenir sonne à plein souffle du cor ! » La superposition des lieux est rendue possible parce que la ville est devenue un non-lieu exilique, une expérience qui ne saurait effrayer l’auteur de « L’albatros » : « Le Poète est semblable au prince des nuées/Qui hante la tempête et se rit de l’archer ; /Exilé sur le sol au milieu des huées, / Ses ailes de géant l’empêchent de marcher » (Ibid., 38). Walter Benjamin a en outre perçu comment le regard du flâneur pour le poète des Tableaux parisiens luit de la même fièvre que celui de l’exilé : « La foule n’est pas seulement le plus récent asile du réprouvé ; c’est aussi la plus récente drogue de ceux qui sont délaissés »14. Le non-lieu est si peu le contraire du lieu qu’il peut en illustrer l’essence, un lieu-signe ou un sur-lieu, un décor, un simulacre. Augé a noté combien ses non-lieux appelaient une surenchère de sémiotisation, combien ils étaient envahis par des images, soumis à une « mise en spectacle ». Or, une telle hypersémiotisation joue dans l’expérience exilique car le sujet exilé ne peut se couler tranquillement dans un « chez-soi ». Plongé dans une réalité, le sens du réel qui le guiderait en son sein lui manque. L’environnement est d’abord un paysage et le demeure. Il est alors comédien, immobile sur la scène ou l’arpentant nerveusement ; il joue jusqu’à ce que son texte lui devienne naturel et qu’il puisse établir des connexions intimes avec ce qui le cadre. En aucune manière le négatif du lieu, le non-lieu en articule une alternative en participant d’une spatialité divergente ou parallèle. L’exil trouve son habitat dans des non-lieux puisque l’expérience exilique se dessine précisément au long d’une tension entre deux ou plusieurs lieux auxquels, pour aucun, l’exilé ne peut prétendre à une appartenance pleine – l’exil creuse le lieu, le vide de sa territorialité, de son assignation territoriale (qui en fait un lieu-dit) et l’ouvre à tous les possibles spatiaux. Le non-lieu se prête au palimpseste. À Freud qui invitait à visiter Rome en surajoutant les unes sur les autres les périodes architecturales passées, l’exil fait transporter à Londres, non-lieu exilique, son bureau de Vienne. Aujourd’hui, l’appartement viennois ne tient pas moins du non-lieu car, vidé de ses meubles et autres fournitures d’intérieur, il en conserve l’image sous forme de photographies géantes tapissant les murs. Le récit freudien s’écoule de Vienne à Londres, d’un non-lieu à un autre non-lieu, et il faut l’entendre ainsi. Pour habiter le non-lieu, l’usage de la fiction est recommandé car le biographique ne suffit pas à soutenir les affects. 14

Benjamin, Walter, Charles Baudelaire. Un poète lyrique à l’apogée du capitalisme (tr. J. Lacoste), Paris, Payot, 1982, p. 42.

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Le réel est opaque ou distant et l’imaginaire, dans l’exiliance, pallie aux manques du savoir ou du sentir15. D’ici et d’ailleurs, l’exilé, quand nécessaire, colmate son ici par son ailleurs.

L’exil de Job S’il fut un écrivain qui se servit de l’ailleurs comme écritoire, ce fut Joseph Roth qui disait ne pouvoir écrire que dans des chambres d’hôtel – et sur des tables de bistro, ajoutera-t-on –, ce que sa biographie confirme et explique, Roth étant un des exemples les plus frappants de l’artiste juif germanophone que l’histoire du XXe siècle obligea à l’exil. Né en Galicie, ayant fait carrière à Vienne, réfugié à Paris en 1933, y mourant en 1939. Parmi ses premiers romans figurent programmatiquement deux livres intitulés Hotel Savoy et Fuite dans fin. Dans la bibliothèque exilique – qui n’est pas la même chose que la littérature exilique –, le thème américain tient une grande place. On se souvient du film America, America de Elia Kazan en 1963, tourné d’après son livre publié l’année précédente. Ce qui est frappant dans l’œuvre, c’est que l’Amérique (la Statue de la Liberté) n’apparaît qu’à la toute fin et que le film se concentre sur le parcours antérieur. Comme si l’Amérique n’existait que dans le chemin vers elle, en retour d’exil. Ne se fonde-t-elle pas sur ce qu’on a appelé le mythe de la frontière16 qui s’avançait toujours plus à l’Ouest au temps de sa formation puis à l’échelle du globe pour satisfaire sa puissance ? Un pays en déplacement pour les déplacés17. Joseph Roth a lui aussi écrit son roman américain, publié en 1930 : Hiob. Der Roman eines einfachen Mannes [Job. Le roman d’un homme simple] traduit en français sous le titre Le poids de la grâce, christianisant malencontreusement le substrat juif de l’original. Il y déplace au début du XXe siècle le scénario biblique. Le livre raconte l’émigration en Amérique de Mendel Singer, pauvre maître d’école dans une bourgade juive de Russie. Sa famille l’accompagne mais il doit laisser derrière eux son fils cadet, handicapé mental. Il va ensuite perdre à la guerre ses deux autres fils, sa fille sera enfermée dans un asile, son épouse mourra de chagrin. Sombrant peu à peu dans la déchéance, il perdra la foi jusqu’à ce que son benjamin, Ménouchim, devenu musicien 15

Le roman contemporain semble particulièrement attentif à la problématique du nonlieu sous diverses formes au point d’en créer une nouvelle forme de subjectivation ; voir Durand, Alain-Philippe, « Des romanciers en faveur du non-lieu », in Die Poesie und die Künste als inszenierte Kommunikation (dir. Beatrice Nickel), Tübingen, Stauffenburg Verlag, 2011, pp. 73-83. 16 Dès la fin du XIXe siècle avec la thèse de l’historien Frederick Jackson Turner. 17 Il n’est toutefois pas facile de penser l’exil en comparant Amérique du Nord et Europe : il est fondateur là-bas et perturbateur ici.

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célèbre et aussi installé aux États-Unis, vienne le retrouver et lui redonner le goût de vivre ainsi que la croyance en Dieu. Son Job, toutefois, n’est pas simplement une réécriture modernisée du Job biblique, comme l’est le Joseph de Mann. Dans un projet à situer entre Musil (Der Mann ohne Eigenschaften – L’homme sans qualités) et Freud (Der Mann Moses und die monotheistische Religion – L’homme Moïse et le monothéisme), Roth sort de son terreau religieux le mythe biblique dont la référence est explicite18 pour le replanter dans la contingence de l’histoire moderne. Ce faisant, le mythe se transforme et nous éclaire sur l’expérience exilique. À vrai dire, le rapport de l’exiliance à la narrativité mythologique pose un problème car s’il existe un besoin collectif pour les récits d’exil comme récits fondateurs d’un devenir communautaire, l’individu se confronte à la difficulté de trouver une trame et un cadre narratifs propice à retracer son parcours singulier dans la mesure où il n’est pas certain de l’attente des cadres de réception. Société d’origine comme société d’accueil imposent leurs critères d’acceptabilité alors que lui colle à son récit ou, plutôt, son récit colle à son expérience. Une tension similaire surgit dans le cas du récit d’enfance. Celle-ci dessine l’âge où le jeu et le réel se confondent, où le langage est privé de sa capacité à prendre distance. Comment, ensuite, adulte, retrouver cette opacité sans la trahir ? Quelle stratégie de traduction le saurait, et en quelle langue ? Si on constate à ce propos que certains grands récits d’exil sont aussi, partiellement ou totalement, des récits d’enfance19, on pourrait aussi affirmer que tout récit d’enfance est un récit d’exil. Dans le roman de Roth, la malédiction qui s’abat sur Job sous la forme des épreuves infligées par Satan est certes transposée analogiquement (perte des enfants, difficultés matérielles et physiques) mais elle est surtout reportée sur l’expérience exilique. Pour Ménouchim, la musique est 18

La structure narrative est parfaitement identifiable et le mythème cité. Un dialogue avec ses amis, épisode repris du livre biblique, identifie l’exilé du shtetl au prophète : « Écoute, Mendel, rappelle-toi, reprit Rosenberg, rappelle-toi l’histoire de Job. Ses malheurs ressemblent, en somme, assez aux tiens. […] Qui sait si ce n’est pas le démon qui est allé trouver Dieu et qui lui a dit, comme l’autre fois : “Il faudrait recommencer à soumettre un homme juste à une série de tentations.” Et alors, le Seigneur peut bien lui avoir répondu : “Bon, c’est entendu, tu n’as qu’à t’en prendre à Mendel, mon serviteur, qui m’est tout dévoué” » (Roth, Joseph, Le poids de la grâce, trad. P. HoferBury, Paris, Biblio, 1987, p. 190). 19 Curieusement, par exemple, ceux qui sont réunis dans le programme de l’agrégation de lettres modernes 2014  : Speak, Memory [Autres rivages] de Vladimir Nabokov, Enfance de Nathalie Sarraute, Berliner Kindheit [Une enfance berlinoise] de Walter Benjamin. Ce dernier offre la métaphore suivante, éloquente : « La manière dont ce passé [l’enfance] est combiné aux grains de poussière de notre demeure en ruines est peut-être le secret qui explique sa survie » (Benjamin, Walter, Sens unique précédé de Une enfance berlinoise, trad. Jean Lacoste, Paris, Maurice Nadeau, 1988, p. 77).

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un territoire mobile qui lui permet de franchir les frontières et lui garantit un exil heureux alors que Mendel est prisonnier de sa langue comme de son lieu d’origine dont il ne parvient pas à se dissocier. L’exil comme malédiction et pour Mendel devenu veuf, l’arrière-boutique sans fenêtre du magasin de disques comme lieu d’habitation. Si l’absence d’ouverture vers le dehors exprime ainsi le non-lieu, c’est pour Mendel toute l’Amérique qui semble alocalisée. On peut se demander si, précisément, l’anonymat généralisé, l’omnitopographie urbaine qui induit une ressemblance de tous les endroits, la panesthétique suscitant l’uniformité des émotions ne font pas que, en ce non-lieu continental qu’est l’Amérique du Nord, tous les exilés peuvent se sentir chez eux. Sur ce chemin exilique, Mendel ne traverse que des non-lieux. Il n’« arrivera » enfin en Amérique que lorsque son fils le rejoindra et, dévoilant son identité, lui redonnera la sienne. Comme si, ayant abandonné ce fils dans l’exil de son handicap mental, il ne pouvait connaître d’exil heureux et qu’après la traversée transatlantique il se retrouvait en suspension, ni en Amérique, ni en Russie. Le seul moment où il semble goûter l’appartenance à un sol, par projection fantasmatique dans son pays natal, c’est auprès de sa fille folle à laquelle il rend visite dans l’hôpital psychiatrique. Certes, à l’instar du Job biblique, Mendel renie Dieu mais il renie surtout le lieu, il renie l’Amérique, il rejette tout lieu, l’idée même d’avoir un lieu, et n’en ressaisit le sens que lorsque son fils, lui qui, musicien, n’est d’aucun lieu, le lui redonne. Un aspect de l’exiliance, provisoire ou durable, tient dans cette perte de croyance dans la légitimité du lieu. Alocalisme, forme d’hétérodoxie spatiale  : ne pas croire qu’il y ait du lieu comme ne pas croire qu’il y ait un Dieu. Si le français propose une belle assonance, l’hébreu religieux se fait encore plus précis en choisissant pour l’un des noms divins HaMakom, le lieu. La mystique juive n’est pas en reste qui choisit un terme topologique, shekhina, pour désigner la présence divine sur terre. Quant au récit biblique, il associe constamment, d’Abraham à Moïse, des toponymes à des instants de révélation divine. En fait, le roman fait apparaître deux exils. Un premier concret, spatial : celui de Mendel Singer en Amérique, précédé par celui de son fils, Chémariah devenu Sam, exemplifié par le changement de nom  ; et un second déplacement, plus abstrait mais rédempteur, concernant Ménouhim qui peut habiter le royaume sans frontières des sons. Encore enfant handicapé, seuls les sons – le tintement d’un verre ou le son des cloches – p­ arvenaient à faire réagir Ménouhim, à l’évader de sa prison mentale. Plus tard, la musique le libérera définitivement, ce qu’intuitivement ressent Mendel lorsqu’il écoute sur un disque une composition de son fils, « La chanson de Ménouhim », sans savoir qu’il s’agit de lui. Est-ce à dire que l’art efface l’expérience exilique ou, à l’inverse, que l’exil est, comme lui, source de salut ? Pour Roth, l’écriture ­accompagna l’errance 267

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pour en exprimer les peines et les richesses. L’exiliance, pour se communiquer, a simultanément besoin d’une mise en forme et d’une abstraction ; en d’autres termes, l’exiliance demande une langue. Symboliquement, Ménouhim se révèle à Mendel lors de la fête de Pessah, la Pâque juive, qui célèbre une histoire d’exil et de libération – l’esclavage en Égypte puis l’exode – en affirmant l’importance d’un récit à répéter, la hagada rituellement lue et commentée.

Sans amare « Ouvrez-moi cette porte où je frappe en pleurant » (Le voyageur ibid., 78). Les vers d’Apollinaire pourraient répondre à ceux qui frappent le piédestal de la Statue de la Liberté : « Vieux monde […], donne-moi tes pauvres et tes épuisés ». La monumentalité, toutefois, est illusoire. Dans ses Récits d’Ellis Island, Georges Perec pose d’abord Ellis Island comme un lieu de mémoire pour les descendants de « ceux qui y sont passés » en s’interrogeant aussitôt  : «  Comment décrire  ?/comment raconter  ?/ comment regarder ?/ » et confronté aux statistiques, historiettes, objets et photographies, il poursuit : « […]/ comment reconnaître ce lieu ?/restituer ce qu’il fut ?/ comment lire ces traces ? »20 Il enchaîne, défaisant l’ordre localisant, voire localisateur (« Ah, c’est là que ça s’est passé ! ») : « Comment aller au-delà, /aller derrière/ne pas nous arrêter à ce qui nous est donné à voir/ne pas voir seulement ce que l’on savait d’avance que l’on verrait ? » Le doute est semé qui reprend le dilemme des musées de l’exil et/ou de l’émigration : montrer tout en invitant le spectateur à ne pas se contenter de ce qui est montré, à comprendre que la vérité de l’expérience n’y est pas entière. Plus tard, le propos se nuance : « Ce que moi, Georges Perec, je suis venu questionner ici, c’est l’errance, la dispersion, la diaspora. /Ellis Island est pour moi le lieu même de l’exil, c’est-à-dire le lieu de l’absence de lieu, le non-lieu, le nulle part. […] ce qui pour moi se trouve ici/ce ne sont en rien des repères, des racines ou des traces,/mais le contraire : quelque chose d’informe, à la/limite du dicible […]  » (Ibid., 42). Une opacité qu’il met en rapport avec son identité juive, « un flottement, une inquiétude », pour, en revanche, avouer une certitude : « celle d’avoir été désigné comme juif,/et parce que juif victime,/et ne devoir la vie qu’au hasard et à l’exil ». Sur la scène de la perplexité post-exilique surgit une conscience exilique aiguë. On peut se demander pourquoi traverser l’Atlantique pour l’éprouver ? C’est que la France et Paris sont le lieu de l’exil, le lieu qui accueillit l’exil de ses parents puis le lieu où ils sont partis pour un exil définitif, le laissant exilé de leurs vies. Car l’œuvre de Perec est 20

Perec, Georges, Récits d’Ellis Island, Paris, INA/Sorbier, 1980, p. 27-28.

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celle de l’exilé d’un exil, celui de ses parents et proches, déportés, desquels il ne peut plus hériter l’expérience exilique. Son lieu (qu’il voudrait) exilique est en réalité un non-lieu de l’exil, un lieu sans vestiges, aux souvenirs fantômes. Il faudra qu’il passe par Ellis Island – ce sera son dernier livre achevé –, pour en prendre conscience et justement parler de son passé avec une précision inédite. Le non-lieu n’est pas négatif car il peut être autant matriciel que le lieu, la différence tenant dans la perception : le non-lieu n’est reconnu que dans l’après-coup tandis que le lieu accorde un passeport pour, justement, pouvoir le quitter. Un non-lieu ne se quitte pas. L’opposition entre lieu et non-lieu s’effrite devant l’expérience car le lieu travaille le non-lieu et le non-lieu travaille le lieu. Perec le confirme plaisamment dans « De la difficulté qu’il y a à imaginer une Cité idéale », une suite d’assertions sur le mode récapitulatif qu’il affectionne comme tous les exilés en mal d’archivage : « Je n’aimerais pas vivre en Amérique mais parfois si /Je n’aimerais pas vivre à la belle étoile mais parfois si/J’aimerais bien vivre dans le cinquième mais parfois non […]  »21 «  Pas mais parfois si/bien mais parfois non  »  : thérapie de l’exiliance. «  Longtemps je demeurai indécis. […]. Je n’ai pas de souvenirs d’enfance »22. W ou le souvenir d’enfance joue le rôle d’un Mémoire mode d’emploi par temps de crise qui vient approfondir la compréhension du non-lieu. Le livre est composite, présentant deux textes en alternance  : d’une part, un récit rapportant la quête d’un narrateur pour retrouver un disparu et une île, cédant rapidement la place à un rapport détaillé, descriptif et « objectif » sur cette île, dénommée W, consacrée entièrement à la compétition sportive ; d’autre part, l’auteur Perec s’interrogeant sur ses souvenirs d’enfance, leur rareté, leur flou et tentant d’en sauver quelques une de l’enfance d’un orphelin juif dans la montagne française pendant la guerre, entre 1942 et 1945. Entre les deux textes, des échos, des réminiscences, des effets-miroir. W, le lieu sensé être documenté dans le premier récit, existe à peine en tant que lieu, une île vaguement située, mais il prend forme en tant que site d’activités, en l’occurrence olympiques. Le non-lieu exilique se définit similairement par les activités dont le sujet exilé peut se prévaloir ou qu’il peut constater et non pas par un savoir assuré du lieu et des caractéristiques. Nombreux sont les témoignages d’exilés avouant le réconfort d’une visite au zoo car celle-ci déchire l’inconnu culturel du lieu urbain pour offrir le refuge de la familiarité d’un lieu naturel, outre le refuge chez les animaux dont le corps et le langage sont décryptables parce qu’universels. Toutefois les activités à l’appui du discours exilique 21 22

Perec, Georges, Penser/Classer, Paris, Seuil, 2003, p. 127. Perec, Georges, W ou Le souvenir d’enfance – 1975 –, Gallimard/L’imaginaire, 1993, p. 13 et 1.

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ne partagent pas la même valeur  : pour l’exilé, ses activités sont autonomes, interprétables pour lui quoique plus difficilement pour ceux qui l’accueillent ; plus encore, une partie de ses activités est destinée à se faire comprendre et appelle l’interprétation. En revanche, les activités des « autochtones » sont ordonnées, intégrées dans un ordre, un sens, et destinées à perpétuer ce sens. Le jeune Gaspard Winckler, que recherche le narrateur du récit insulaire, pourrait être exilé à W mais lorsque le Perec de 13 ans (1949) brossa pour la première fois l’histoire de l’île, il s’exilait surtout d’une réalité psychiquement douloureuse. Il reprend son récit une vingtaine d’années plus tard et un travail de mémoire semble investir différemment l’histoire. « W » nomme l’île sportive et concentrationnaire. Or, l’initiale n’est pas suivie d’un point, à la différence des formules romanesques telles que « Dans la petite ville de D. » mentionnées supra. Rien de caché, ni allusion, ni ignorance, dans cette lettre pleinement toponymique. L’initiale avec un point renvoie à un lieu au sens commun, l’initiale sans point à un lieu relevant d’une nature spatiale différemment définie. Elle contient une identité spatiale que ne circonscrit pas la symétrie négative d’un lieu. Un non-lieu, répétons-le, n’est pas le contraire d’un lieu ; il peut en être la négation conceptuelle (la négation de son concept), il n’en est pas l’opposé sémantique. Le W de Perec, toutefois, introduit à un emploi extrême du non-lieu, le plus terrifiant, celui auquel oblige le camp de concentration : un nom sur une carte mais une réalité spatiale échappant à ce qu’un lieu doit et peut être pour un être humain. Une topographie sans topologie. Le non-lieu propose une autre articulation du localisme, à la fois sens du local et localisation du sens, de l’être-local, du « être-quelquepart » et du quelque part. Pour ce qui est des expériences qu’elle illustre, l’exiliance déclinera toute la gamme des non-lieux, du paradis à l’enfer. Après deux ou trois chapitres où le narrateur parle en son nom, Gaspard Winckler, qui est aussi le nom de l’enfant qu’il recherche – évident parallèle avec l’autre texte –, la suite du texte arbore jusqu’à la fin l’italique, transmettant une description minutieuse de l’organisation sociale de l’île sans qu’une voix narratrice ne lui soit assignée. Une narration sans narrateur, une nomination sans nominateur, en regard du W sans point. Un non-lieu est ainsi un lieu non mis en discours23 et non mis en mémoire ; il n’est pas le contraire d’un lieu mais d’un lieu-dit (dit par quelqu’un). Claude Burgelin voit dans W « un roman politique »24 en raison du cadre social sur l’île qui repose sur un appareillage législatif aux mailles serrées. Des lois gèrent absolument tout, de la nourriture à la ­reproduction, 23

Discours pris ici non pas au sens de Foucault mais tel que le comprend Meschonnic à la suite de Benveniste : le discours de quelqu’un situé dans son historicité. 24 Burgelin, Claude, Georges Perec, Paris, Seuil/Les contemporains, 1988, p. 154.

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de l’habitat au mode vestimentaire, et encadrent au plus près la trame d’un quotidien axé sur la seule pratique sportive : les compétitions, leurs règles, la sélection des participants, le type d’épreuves, l’entraînement, etc. Le tout, comme dans un manuel d’apprentissage ou un code légal, sans qu’aucun personnage ne soit nommé, accentuant la déshumanisation du système. Face à ce récit dont l’objet tient dans une organisation sociale sans faille qui ne laisse rien au hasard – pas même le hasard puisqu’on lui laisse une place dans le cours possible des événements – et qui vient donc décrire une plénitude, l’autre texte est placé sous le signe du lacunaire, du manque, du trou, du déchiré  : «  Désormais, les souvenirs existent, fugaces ou tenaces, futiles ou pesants, mais rien ne les rassemble. […] Ce qui caractérise cette époque, c’est avant tout son absence de repères : les souvenirs sont des morceaux de vie arrachés au vide. Nulle amarre. Rien ne les ancre, rien ne les fixe. Presque rien ne les entérine  »25. Ce texte-là échapperait-il au politique ? La question résonne d’une autre, la dépassant. Dans la mesure où l’exil peut être considéré comme une expulsion du politique, entérinant un éloignement de la sphère du vivre commun, comment lui (re)donner une dimension politique ? Le livre de Perec répond en montrant que, paradoxalement, l’exiliance se donne à lire et à éprouver non dans la fiction insulaire située au large de la Terre de Feu, porteuse d’un potentiel pourtant doublement exilique (loin de la France, loin de la normalité sociale), mais dans l’histoire vécue par Perec entre 1942 et 1945. Car l’exiliance ne peut trouver consistance et expression dans le plein ; sa représentation appelle le puzzle, non la carte. Par contraste avec l’immobilisme d’une carte, les éléments de l’exiliance (affects, pensées, formes…) dispersés dans le non-lieu d’une mémoire meurtrie vont chercher à s’accorder les uns avec les autres, à s’ordonner en récit, une narration qui sera toujours imparfaite, inachevée en regard des textes-monuments balisant les histoires collectives territorialisées. Comme les bribes mémorielles de Perec au miroir de la chronique impitoyablement olympique de l’île. Ce sont pourtant elles qui témoignent de l’humain. Quand un lieu est énigmatique parce qu’aucune parole humaine ne peut d’emblée en dévoiler le sens, on cherche à lire les signes qu’il contient. Lorsque les signes ne sont pas disponibles, il reste à tenter de lire les traces. Là se tient la différence entre lieu d’exil et non-lieu d’exil. Le lieu d’exil ou lieu exilique contient des signes : pour une communauté italienne en Amérique du Nord ou une communauté chinoise en France, les signes sont là, qui disent l’italianité ou la sinité, et qui disent que le lieu originel, producteur primal de ces signes, existe encore mais ailleurs. Le

25

Perec, Georges, W ou Le souvenir d’enfance, p. 97-98.

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non-lieu d’exil – non-lieu de l’exil – ne propose que des traces d’exiliance qu’il revient au sujet individuel, s’il le peut, d’affecter dans sa singularité. Le recueil Espèces d’espaces confie justement l’angoisse de celui qui souffre d’un intense déficit spatial : J’aimerais qu’il existe des lieux stables, immobiles, intangibles, intouchés et presque intouchables, immuables, enracinés ; des lieux qui seraient des références, des points de départ, des sources […] De tels lieux n’existent pas, et c’est parce qu’ils n’existent pas que l’espace devient question, cesse d’être évidence, cesse d’être incorporé, cesse d’être approprié. L’espace est un doute : il me faut sans cesse le marquer, le désigner ; il n’est jamais à moi, il ne m’est jamais donné, il faut que j’en fasse la conquête26.

Exacte confession d’un sujet exilé pour qui l’espace prend sens d’être originaire et dont la quête va jusqu’à guider le futur. Sa déficience rend l’exilé coupable, fait de son exil une exclusion plus qu’une expulsion, le rendant encore plus douloureux. L’innocence n’est pas à prouver puisque le lieu qui la proclamerait est absent. Reste alors le non-lieu pour accueillir la subjectivité meurtrie.

Conclusion : exoscapes « …En son âme il sentit monter la nostalgie/ du village natal, du jardin rempli d’ombre, /où le tilleul étend son feuillage touffu/ […] /Partir, partir là-bas, gagner les champs fertiles,/où s’étend le velours de la glèbe infinie/ […]/C’est là qu’il fait bon vivre »27. Le poème d’où sont extraits les vers est intitulé « D’un poème livré aux flammes », comme pour marquer que le retour est justement impossible. Il figure en exergue de l’épilogue des Mémoires d’un chasseur de Tourgueniev, un endroit crucial pour ce livre constamment en marche et qui véhicule un hymne à la nature en regard duquel l’habitat humain importe peu. L’ouvrage a été l’objet de soupçon idéologique au prétexte qu’il peignait favorablement le paysan russe alors que son intérêt véritable porte sur la chasse non tant pour ses aspects virils que pour l’errance et les rencontres qu’elle occasionne. Elle place le chasseur en position d’exil, loin des conventions et des étroitesses sociales, une distance que Tourgeniev lui-même pouvait apprécier, ayant choisi une vie d’exil en France, pour des raisons où le politique se mêlait au sentimental. Le narrateur parcourt au long des chapitres des paysages mouvants de forêt, de marais et de plaine tels des non-lieux lui permettant d’approcher un équilibre intérieur le rapprochant de la simple humanité. Paysages 26 27

Perec, Georges, Espèces d’espaces, Paris, Galilée, 1974, p. 120. Tourgeniev, Ivan, Mémoires d’un chasseur (tr. Henri Mongault), Paris, Folio, 2010, p. 555.

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d’exil ou exiliques28 ? Le terme est inadéquat puisqu’un paysage est toujours le dehors d’un dedans – campagne, mer ou montagne pour la ville, la rue pour le domicile – en une dichotomie que brouille l’exil brouille. De surcroît, que le paysage soit considéré comme appartenant à la nature et essentiellement permanent ou qu’il soit reconnu comme une construction historique, soumise à relativité, la perspective adoptée est dans les deux cas celle du sédentaire. Pour un sujet exilé, le paysage d’origine qui lui était naturel devient historique, gardien et cadre du récit de l’avant, alors que le lieu d’accueil, historique comme tout lieu, devient une nature, hostile ou non mais semblant échapper à toute emprise possible. Ou, à l’inverse, le lieu quitté perd toute historicité pour se fondre dans une mémorialisation mythologisante, une nature éternelle, alors que le lieu d’accueil perd tout pouvoir d’inspiration, toute pulsion utopique pour ne devenir que lieu au présent, soumis aux seules règles de l’actualité, pure histoire en somme. Sur le modèle des ethnoscapes d’Arjun Appadurai29, ces espaces exiliques qui dialectisent lieu et non-lieu et intègrent l’imaginaire dans la construction du réel pourraient être baptisés exoscapes. Ils assurent la liberté nécessaire à l’exiliance pour construire ses figures identitaires. Ce que, dans les Mémoires d’un chasseur, pressentait et mettait en pratique Kassiane, le guérisseur du hameau de Ioudiny, défenseur des arbres et des oiseaux, grand arpenteur des terres de Russie  : «  Bien d’autres que moi traînent leurs sandales de par le monde, à la recherche de la vérité… oui !… Que gagne-t-on à rester chez soi ? La justice n’habite pas l’homme, voilà !… »30. Notre atypologie finit en éthique exilique.

→ Voir aussi : Diaspora ; Exil (objets) ; Corps sismographiques ; Lectures radicantes ; Transportation. Bibliographie Appadurai, Arjun, Modernity at Large, University of Minnesota Press, 1996. Augé, Marc, Non-lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, Seuil, 1992. Baudelaire, Charles, Les fleurs du mal et autres poèmes, Paris, GarnierFlammarion, 1964.

Cf. B Bender et M Winer (eds.), Contested Landscapes : Movement, Exile and Place, Oxford et New York, Berg 2001 ainsi que Haebich, A. & Offord, B. (eds.), Landscapes of exile : « once perilous, now safe », Berne et Oxford, Peter Lang, 2008. 29 Appadurai, Arjun, Modernity at Large, University of Minnesota Press, 1996. 30 Tourgeniev, Ivan, Mémoires d’un chasseur, p. 222. 28

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Benjamin, Walter, Charles Baudelaire. Un poète lyrique à l’apogée du capitalisme (tr. J. Lacoste), Paris, Payot, 1982. Benjamin, Walter, Sens unique précédé de Une enfance berlinoise, trad. Jean Lacoste, Paris, Maurice Nadeau, 1988. Burgelin, Claude, Georges Perec, Paris, Seuil/Les contemporains, 1988. Certeau, Michel de, L’invention du quotidien. 1. Arts du faire (1980), Paris, Folio/ Essais, 1986. Didi-Huberman, Georges, Génie du non-lieu. Aie, poussière, empreinte, hantise, Paris, Minuit, 2008. Durand, Alain-Philippe, « Des romanciers en faveur du non-lieu », in Die Poesie und die Künste als inszenierte Kommunikation (dir. Beatrice Nickel), Tübingen, Stauffenburg Verlag, 2011. Emer O’Beirne, Emer, «  Navigating “Non-Lieux” in Contemporary Fiction  : Houellebecq, Darrieussecq, Echenoz, and Augé », Modern Language Review, n° 101, 2006, p. 388-401. Lanzmann, Claude, « Les non-lieux de la mémoire », in Au sujet de Shoah, Paris, Belin, 1990. Merleau-Ponty, Maurice, Phénoménologie de la perception (1945), Paris, Gallimard (TEL), 1995. Minor, Nata, «  Capitales de non-lieu  : Vienne, Freud, Schnitzler  », Critique, n° 339-340, 1975, pp. 837-845. Noiriel, Gérard, Le creuset français. Histoire de l’immigration. XIXe-XXe siècle (1988), Paris, Seuil/Points, 2006. Nouss, Alexis, «  Exiliance, condition et conscience  », http://halshs.archivesouvertes.fr/FMSH-WP/halshs-00861246. Ouellet, Pierre, L’esprit migrateur. Essai sur le non-sens commun, Montréal, Trait d’Union, 2003. Perec, Georges, Espèces d’espaces, Paris, Galilée, 1974. Perec, Georges, Penser/Classer, Paris, Seuil, 2003. Perec, Georges, Récits d’Ellis Island, Paris, INA/Sorbier, 1980. Perec, Georges, W ou Le souvenir d’enfance (1975), Gallimard/L’imaginaire, 1993. Roth, Joseph, Le poids de la grâce, trad. P. Hofer-Bury, Paris, Biblio, 1987. Tourgeniev, Ivan, Mémoires d’un chasseur (tr. Henri Mongault), Paris, Folio, 2010.

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Politiques migratoires (effets du double langage) Christiane Vollaire La possibilité du mouvement est la caractéristique, au sein du monde organique, qui distingue l’animal du végétal. C’est la spécificité de tous les êtres vivants animés, par opposition à ceux qui ne sont pas dotés de la capacité de déplacement. Et cette puissance d’autonomie physique est la conséquence de l’apparition d’un système nerveux qui caractérise la totalité du monde animal, des insectes aux vertébrés. L’éthologie nous apprend que, dans l’ensemble du monde animal, ces déplacements sont soumis à des lois naturelles qui attachent certains à une circonférence restreinte, liée à leur territoire de survie et de prédation, et en pousse d’autres à être des migrateurs, c’est-à-dire à varier selon les saisons leur espace de survie. Le déterminisme naturel est donc la condition homogène de tous leurs déplacements, proches s’ils sont qualifiés de sédentaires, ou lointains s’ils sont qualifiés, par la capacité physique du vol qui en accroît la vitesse, de migrateurs. Des conceptions rigoureusement biologistes de l’humanité ont abouti à faire de ce modèle animal un paradigme unique du comportement humain et, donc, à réduire ce comportement à un déterminisme naturel : celui de la « race » comme modalité de l’espèce, celui de l’espace vital comme modalité de la survie. Or, ce qui caractérise et spécifie le monde humain est, précisément, l’émergence du langage comme modalité nouvelle, et fortement reconfiguratrice, de l’ensemble des comportements : un déterminisme culturel qui fait pièce aux exigences, toujours présentes mais plus du tout monopolisantes, du déterminisme naturel. Et, contrairement aux déterminants naturels qui ne laissent pas de place réelle à la liberté et à l’espace de décision, les déterminants culturels, eux, offrent un jeu des possibles à travers les potentialités d’échange ouvertes non seulement par le langage, mais par l’invention technologique, qui en est l’une des conséquences. Le premier effet de cette brèche ouverte dans l’ordre naturel, ce sont des possibilités de regroupement, non plus liées aux lois de la nature, mais structurées par des effets de culture. Regroupements, déplacements, ­dispersions, mobilités, appartiennent, dès lors, au sens large comme au sens étroit de ce terme, à l’ordre du politique : des décisions qui engagent 275

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bien la survie des individus, mais par la médiation des nécessités du travail, de la construction des sociétés, de l’institution du droit. Des décisions, donc, qui engagent les êtres humains en tant que sujets conscients, dotés de volontés singulières, ayant part au devenir collectif, non comme des masses ou des flux, mais comme des personnes  ; non comme des populations traitées comme du bétail en transhumance, mais comme des peuples. C’est à partir de toutes ces distinctions, et à l’encontre des confusions dont elles sont en permanence l’objet, que l’on peut définir le concept des « politiques migratoires », en tant qu’il reconnaît au déplacement sa dimension collective mais, dans le même temps aussi, l’expose aux discriminations dont il est constamment le terrain privilégié.

L’anomalie et l’arbitraire Parler de politiques migratoires, c’est dire que l’exil est toujours considéré comme une anomalie qu’il faut gérer, à partir de cette norme que serait la sédentarité. C’est donc aux États, en tant que dépositaires de cette représentation normative de la communauté nationale, qu’il revient de « réguler les flux ». Mais, dans le même temps, et depuis la fin du XXe siècle, le concept même de souveraineté nationale, sous les coups de butoir des effets de globalisation, est considérablement écorné, voire, dans certains cas, réduit à une peau de chagrin. C’est le cas pour des nations éclatées comme les territoires de l’ex-Yougoslavie, pour des pays mis sous tutelle de la Banque mondiale, comme le Portugal ou la Grèce en Europe, ou pour des États dont les ressources économiques ont été vendues à des entreprises étrangères, soit par décision d’un pouvoir ultralibéral, comme au Chili depuis le coup d’État de 1973, soit par les effets postcoloniaux, comme c’est le cas sur nombre de territoires du continent africain ou de l’Asie du Sud-Est. Que signifie en ce sens la souveraineté d’une décision politique, là où la construction économique de cette souveraineté, c’est-à-dire son indépendance financière, est mise à mal, soit par sa propre histoire spécifique, soit par les jeux de la financiarisation mondiale ? Enfin, une autre mise à mal de ce concept de souveraineté, sur lequel repose le crédit des politiques migratoires, se fait par les aléas de ce qui devrait, au contraire, en constituer la légitimité : l’élaboration du droit. Se croisent, en effet, des législations internationales (celle de l’ONU et du Haut Commissariat aux Réfugiés qui en est une émanation), régionales (celle de tel ou tel groupe de pays : l’espace de Schengen pour l’Europe, par exemple), nationales (celle de chaque pays particulier), qui, souvent, peuvent se contredire l’une l’autre, rendant de ce fait impossible une 276

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c­ ohérence juridique à l’intérieur d’un même espace géographique relevant de ces trois référents. S’y ajoute, enfin, une considérable part d’arbitraire qui a sa source, en particulier, dans les alternances gouvernementales à la tête de tel ou tel État. Mais aussi dans la volonté même de chaque État de maintenir une part énorme d’opacité dans sa propre gestion migratoire, redoublant la violence par l’occultation. Le phénomène de la rétention luimême, outre la violence de l’incarcération qu’il impose à des migrants qui n’ont commis aucun délit, permet de les soustraire à la visibilité publique à laquelle sont soustraits les lieux de rétention eux-mêmes : espaces d’exception dans les aéroports, lieux souterrains dans les préfectures, zones militaires ou interdites où les migrants sont à la fois retirés du monde et exposés sans protection aux caprices de leurs gardiens ou de l’administration. Mais un bureau de la préfecture de police, un guichet administratif, une salle de tribunal, espaces pourtant offerts à la visibilité publique, peuvent aussi devenir le lieu de cet arbitraire.

Les nécessités de l’économie et les fictions de la souveraineté Il est clair que, dans le temps même où l’ultra-libéralisation de l’économie libère des flux de capitaux qui ne sont plus régulés et traversent les frontières en un clic informatique, les « flux humains », ou, du moins, certains d’entre eux, sont devenus l’objet d’un contrôle férocement accru. Mais cet accroissement du contrôle, loin d’avoir pour conséquence une diminution de ces flux – ce qu’il est supposé provoquer –, s’accompagne, au contraire, de leur intensification. Et d’un conflit de plus en plus violent entre le besoin de migration et les processus de son endiguement. Car les migrations contemporaines sont bien l’effet des inégalités de la mondialisation, qui soumettent une part de plus en plus large de l’humanité à ce que le philosophe Bertrand Ogilvie dénonce sous le paradigme de l’« homme jetable ». C’est donc à la source de ce phénomène migratoire qu’il faut remonter pour comprendre comment elle coïncide, par bien des aspects, avec les intérêts des pays dits « d’accueil ». Et comment, de ce fait, le phénomène devenu massif de la clandestinité est, véritablement, non pas une cause des politiques migratoires, mais leur effet parfaitement anticipable et logique. Selon des statistiques de 2009, 36,5 millions de personnes dans le monde relevaient de la compétence du HCR – auxquels s’ajoutaient 12 millions répertoriés, mais qui n’en relevaient pas, plus un nombre 277

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i­ndéterminé d’exilés vivant de façon irrégulière en-dehors des frontières de leur État. Autant de sujets qui, s’ils relèvent bien de la Convention internationale de Genève de 1951 établissant le statut des réfugiés, ne bénéficient de la protection d’aucun État, c’est-à-dire d’aucune constitution juridique assignée à répondre de ses agissements sur des personnes. Mais, dans le même temps, les migrations répondent à des demandes en termes de travail. Elles ne sont pas le fait d’une génération spontanée, mais véritablement sollicitées par les nécessités de l’économie. Les politiques de quota, c’est-à-dire de nombre-limite d’admissions possibles sur un territoire, n’ont donc pas pour effet de préserver le seuil au-delà duquel une supposée « identité nationale » serait menacée, mais, bien plutôt, d’exposer une quantité croissante de sujets exclus à la menace de la clandestinité. Or, cette menace est un véritable péril, dans la mesure où elle place les sujets littéralement hors d’atteinte de la protection du droit : elle les livre aux intérêts de réseaux clandestins d’exploitation du travail, du sexe ou du trafic d’organes, elle en fait une marchandise pour les mafias et les réseaux de passeurs. Un migrant clandestin n’est pas quelqu’un qui veut se cacher mais, au contraire, quelqu’un qui veut apparaître dans l’espace public (de fait, le seul espace de vie possible pour un être humain) et que les politiques migratoires contraignent à l’occultation, c’est-à-dire à la fois à la mort sociale et à la dégradation physique et mentale. Or cette contrainte elle-même passe paradoxalement par une double perte de souveraineté des États. D’une part, en effet, la délocalisation des contrôles sous-traite la violence coercitive de la police aux pays frontaliers, comme on le voit à ce que sont devenues les enclaves de Ceuta et Mellila pour le passage du continent africain au continent européen : des espaces de violence précisément incontrôlable contre les migrants. D’autre part, dans l’espace même de Schengen, par exemple, la fonction policière, jusque-là privilège régalien des États, est déléguée à l’Agence Frontex, agence européenne créée, en 2004, comme une véritable force armée à laquelle les États ont délégué leurs pouvoirs – et qui n’a à répondre d’aucun des nombreux abus quelle commet puisqu’elle est soustraite au contrôle des instances parlementaires et juridictionnelles. Enfin, de récents ouvrages de la juriste Claire Rodier et du sociologue Marc Bernardot montrent comment, aussi bien la construction des camps de rétention que celle des murs faisant obstacle au passage (marché exponentiel depuis le 11 septembre 2001), mais aussi la gestion de ces camps en termes de surveillance, d’approvisionnement et d’intendance, sont l’objet de marchés extrêmement profitables à de nombreuses entreprises privées, que leurs collusions avec les ­responsables 278

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étatiques ont rendues prospères depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale. L’exemple de l’entreprise de construction Bouygues est, à cet égard, éclairant.

Double langage juridique et production de la violence Dans l’espace de Schengen, l’aveuglement des politiques migratoires condamne les demandeurs d’asile à une circulation incessante et sans objet, au regard d’un droit qui fonctionne, non à partir de lois votées au Parlement, mais par une multiplication de directives et de conventions se succédant les unes les autres au mépris des exigences démocratiques minimales. Ainsi, la directive de Dublin II, instaurant le règlement Eurodac qui impose l’obligation de laisser ses empreintes digitales dans le premier pays d’arrivée sur l’espace de Schengen, impose aussi d’y retourner dans une circularité absurde puisqu’elle contredit l’intention migrante ellemême. Elle conduit de nombreux demandeurs d’asile à s’automutiler en se brûlant le bout des doigts pour effacer leurs empreintes. Enfin, sur les territoires d’outre-mer français déjà en butte à l’opacité des systèmes postcoloniaux, l’extension de l’espace de Schengen produit des effets non seulement ubuesques en termes de droit, mais proprement meurtriers en termes d’effet. Comme le note l’Atlas des migrants en Europe, à propos de l’archipel de Mayotte dans l’océan Indien : Les frêles esquifs qui tentent de rejoindre Mayotte empruntent des voies de plus en plus dangereuses pour contourner les récifs coralliens, les quatre radars et les navires de la gendarmerie ; comme en mer Méditerranée, l’océan indien est, dans l’archipel des Comores, le théâtre d’une politique meurtrière dont les dizaines de cadavres échoués sur les plages de Mayotte sont les témoins d’un nombre bien plus élevé de disparus en mer1.

Plus de 400 victimes avaient été ainsi dénombrées en un an et demi, entre juillet 2000 et février 2002. Et les disparitions se poursuivent depuis à un rythme semblable. En Europe, les regards médiatiques ont récemment été attirés sur l’île de Lampedusa, entre la Tunisie et la Sicile. Il semble que celle-ci fasse emblème de ce que l’obstacle aux migrations est, dans bien des cas : un véritable processus de disparition, non seulement symbolique, sociale et politique, mais, tout simplement, physique. Murs, refoulements, poursuites, il est clair que ceux pour qui l’exil est la condition de la survie sont l’objet d’une véritable chasse à l’homme, comme le montrent les ouvrages récents de Grégoire Chamayou ou de Marc Bernardot considérant la chasse aux migrants comme une véritable guerre de capture. De ce fait, on le voit, les politiques migratoires conduisent de plus en plus à de véritables positions guerrières où les 1 Migreurop,

Atlas des migrants en Europe, Paris, Armand Colin, 2012, p. 72-74.

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moyens militaires, aussi bien en matériel de contrôle qu’en matériel d’armement et en moyens humains, sont considérables face à la précarité et au désarmement des demandeurs d’asile. Un surarmement face à des sujets désarmés, qui renvoie bien à la perception que l’on peut avoir des captures en vue de la réduction à l’esclavage. Et, cependant, cette chasse aux migrants est toujours publiquement présentée comme une garantie de pacification, comme une innocente entreprise de salut public, sans que soit jamais interrogée cette fiction du risque que constitueraient les migrations pour les pays d’accueil. Or, un tel argumentaire du risque, du danger, a toujours constitué le fond des politiques xénophobes, depuis que les États-nations se sont construits sur une idéologie de la frontière, dans le temps même où ils ne s’élaboraient réellement qu’à partir des échanges et de la mixité. Ce double langage est au cœur de la fabrication des politiques migratoires, fondées sur des fictions nationales qui contredisent la réalité de leur histoire. Et d’autant plus violentes qu’elles sont, précisément, un déni de réalité. À partir de cette évidence du double langage du pouvoir, le philosophe Alain Brossat2 démonte les mécanismes xénophobes qui construisent la figure de l’étranger à travers des dispositifs de langage et de représentation. Paradigme diabolisé du « terroriste », représentation fictive de l’« autochtone », vont permettre de créer des cristallisations répulsives ou attractives, qui n’ont rien à voir avec un réel originel mais produisent, cependant, bien des réalités consécutives. Le langage xénophobe n’a rien d’analytique, il n’est nullement au sens propre descriptif ; mais il est, en revanche, parfaitement prescriptif et, de ce fait, performatif : il fait exister la discrimination qu’il impose, non seulement comme réalité destructrice, mais comme mode de pensée subjectivant. Brossat le montre, en particulier, à partir d’un travail de terrain, réalisé dans un Centre d’Accueil de Demandeurs d’Asile, et de la peine d’assignation à résidence infligée à un supposé « terroriste » n’ayant pas commis le moindre acte de ce genre. Un pur délit d’opinion qui régit le racisme des politiques migratoires comme une forme du lynchage collectif.

L’origine de la misère et la perversion du concept d’universalité L’un des arguments couramment employés comme pragmatique (par un ministre français, en particulier) pour légitimer les restrictions au droit d’asile serait qu’« on ne peut pas accueillir toute la misère du monde ». Il consiste, là encore, à employer un processus de naturalisation de la 2

Alain Brossat, Autochtone imaginaire, étranger imaginé, Bruxelles, éd. du Souffle, 2012.

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misère, laissant entendre qu’il y aurait une sorte de partition géographique naturelle entre les lieux de la misère et les lieux de l’abondance et une mesure, non moins naturelle, de la quantité d’individus à répartir sur ces espaces. Mais, précisément, la misère n’est pas naturelle, et il serait tout aussi peu naturel de ne pas chercher à la fuir. La misère est le résultat parfaitement culturel de la construction de systèmes de production inéquitables, aussi bien au sein des relations internationales qu’au sein des logiques économiques nationales. Elle s’organise sur une institutionnalisation des rapports de prédation entre des groupes locaux, nationaux ou internationaux. Elle est le produit de rapports de domination parfaitement intentionnels et institués. Lorsque, par exemple, la période postcoloniale voit émerger des systèmes de pouvoir violents, corrompus et mafieux au sein des anciennes colonies, ce n’est ni par le hasard, ni par un déterminisme naturel qui renverrait ces pays à une supposée barbarie originelle. Mais c’est bel et bien l’effet constant de la présence économique des anciennes puissances coloniales, agissant par le biais de leurs entreprises minières ou pétrolières pour capter les ressources de ces pays, corrompre leurs dirigeants et mettre à bas ceux qui, parmi eux, voulaient promouvoir un intérêt social et collectif, seul à même de faire fonctionner économiquement un pays, au lieu d’enrichir une caste de prédateurs nationaux. La chute et l’assassinat du dirigeant Patrice Lumumba au Congo sont l’effet de l’intervention des entreprises minières belges, soucieuses d’éviter la nationalisation des ressources congolaises. Les services secrets français, quant à eux, ne sont pas pour rien dans l’arrivée au pouvoir d’une caste militaire en Algérie, pas moins que les compagnies aurifères canadiennes dans l’état de ruine économique et de violence politique de la Tanzanie, comme le montre un ouvrage récent du philosophe Alain Deneault. Les exemples sont sans fin de cette construction de la misère par les anciennes puissances coloniales – qui deviennent les pays « d’accueil » des migrants dont elles ont participé à rendre invivable le territoire d’origine. De même que les organisations humanitaires se précipitent au chevet des populations privées de structures sanitaires par la corruption dont participent les pays d’origine des volontaires. Ce qui rend le statut privilégié de l’expatrié sur les terrains humanitaires exactement antagoniste de celui de l’exilé dans le pays où il cherche un asile. En 1951 paraissait Les origines du totalitarisme de Hannah Arendt, dont le second volume était consacré à L’Impérialisme. On pouvait y lire, au dernier chapitre consacré au « Déclin de l’État-nation » : 281

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Aucun paradoxe de la politique contemporaine ne dégage une ironie plus poignante que ce fossé entre les efforts des idéalistes bien intentionnés, qui s’entêtent à considérer comme « inaliénables » ces droits humains dont ne jouissent que les citoyens des pays les plus prospères et les plus civilisés, et la situation des sans-droit. Leur situation s’est détériorée tout aussi obstinément, jusqu’à ce que le camp d’internement – qui était, avant la Seconde Guerre mondiale, l’exception plutôt que la règle pour les apatrides – soit devenu la solution de routine au problème de la domiciliation des « personnes déplacées »3.

Trois ans après la Déclaration universelle des droits de l’homme de l’ONU, l’année même où était promulguée la Convention de Genève relative au statut des réfugiés, et six ans avant le Traité de Rome de 1957 instaurant corrélativement la création de la Communauté économique européenne et la liberté de circulation des travailleurs, Arendt mettait ainsi en évidence le double langage des politiques migratoires, et la perversion du concept même d’universalité, à travers le clivage discriminant établi entre les citoyens et les sans-droit. La montée, pour les uns, d’une affirmation des droits se traduisant, pour les autres, par leur régression. De cette régression témoigne, à ses yeux, le paradigme du camp d’internement comme modèle corrélatif d’un espace de non-droit et d’une réduction des personnes au statut biologique de bétail déplacé – statut, par excellence, biopolitique, selon l’expression qui sera celle de Michel Foucault.

La brutalisation du politique Ce processus d’encampement procède d’une volonté d’invisibiliser les migrants, en les regroupant et en les soustrayant à la fois à l’espace public. Cette soustraction peut opérer de façons très différenciées, comme le montre l’ouvrage de Marc Bernardot, Camps d’étrangers, qui travaille à une généalogie de l’encampement dans l’institution de la xénophobie. Il montre ainsi les mutations opérées dans ces espaces de mise à l’écart : La plupart des centres actuels ne se distinguent pas des autres bâtiments et s’intègrent dans le paysage architectural sans attirer l’attention. Les lieux de rétention ou de logement contraint sont disposés dans des chaînes hôtelières, des foyers de travailleurs, des locaux policiers ou des baraques de chantiers. Ils sont implantés dans des complexes urbains de fort trafic qui garantissent l’anonymat (gares, ports et aéroports, zones industrielles) ou dans des zones désertes, et cela en fonction de leur place et de leur intégration dans un processus de gestion des flux4. 3 4

Hannah Arendt, L’Impérialisme, Points-Seuil, Gallimard, 2002, p. 270. Marc Bernardot, Camps d’étrangers, éd. du Croquant, 2008, p. 216.

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Parfois, les autorités ne prennent plus le risque d’un engagement dans la prise en charge de populations migrantes. La technique consiste alors à laisser les flux dans un entre-deux, en les confinant dans des espaces hostiles : le désert, dans les pays du Maghreb, ou les friches urbaines et les jardins publics des grandes agglomérations. (2008 217) Dans l’abandon au désert, comme c’est le cas pour les enclaves de Ceuta et Mellila, ou dans l’abandon à la mer, autour (entre autres) de Mayotte et de Lampedusa, on voit clairement comment les politiques migratoires des pays prétendument les plus avancés et les plus respectueux des droits, voire mythifiés comme « terre d’asile », touchent un véritable seuil de barbarie non pas aléatoire, mais consciente et déterminée. Enfin, cette analyse montre l’étroitesse des relations qui se nouent entre la gestion des migrations et l’émergence d’un non-droit, au-delà encore de l’abus des juridictions d’exception, suscité par les prétextes de la « lutte contre le terrorisme », en particulier depuis les attentats du 11 septembre 2001 : L’Ampleur du recours du gouvernement américain à un réseau global d’internement secret (Hidden Global Internment Network) a été révélée en 2003. Il est composé de plusieurs centres d’interrogatoire clandestins, ou « sites noirs » (Black Sites), disposés dans des pays européens et des pays alliés des États-Unis. (…) Dans ce complexe mondial, les prisons secrètes ne sont que les points fixes temporaires, susceptibles d’être déplacés comme des « check points » sur des axes routiers. (…) Alimentée par un nouvel imaginaire de la violence, cette militarisation de la question sociale s’inscrit dans la ligne d’un mouvement global de brutalisation, qui peut être un point de rebroussement du processus de civilisation5.

Dans son ouvrage, publié en 1990, De la Grande Guerre au totalitarisme, la brutalisation des sociétés européennes, l’historien allemand George Mosse montre que la guerre de 14-18 est à la fois le symptôme et le déclencheur de masse d’une véritable brutalisation du champ politique. De cette brutalisation participent toutes les formes d’exception du droit auxquelles les migrants sont particulièrement exposés, sous les yeux des sédentaires ou hors de leur vue, en permanence. Mais, de fait, dans un monde où la précarisation – du travail, en particulier – devient un lot commun et où la délocalisation est le processus le plus courant, le terme même de sédentarité devient sujet à caution. En écrivant un texte intitulé « Ce que nous devons aux sans-papiers », le philosophe Étienne Balibar appelait à prendre conscience que c’est dans le mouvement des sans-papiers, comme revendication politique, que peut prendre corps la conscience la plus authentique de ce que signifie la citoyenneté : en aucun cas un motif de ségrégation mais, au 5

Ibid.

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contraire, la claire conscience d’un espace politique bien plus commun aux migrants et à nous-mêmes qu’aux castes dirigeantes qui prétendent les en exclure. Cette perte du sens commun que manifestent les politiques migratoires se traduit par le malaise même de leurs exécutants, tel qu’il est décrit par la philosophe Marie-Claire Caloz-Tschopp : En écoutant attentivement les douaniers aux frontières, les policiers dans les commissariats, les gardiens des nouvelles prisons pour étrangers, les travailleurs sociaux, les médecins, les policiers qui accompagnent les étrangers renvoyés de force dans les trains, les avions ou les cargos, ceux qui travaillent tout au long et au bout de la chaîne, il n’est pas difficile de constater leurs malaises, leur fatigue, leurs dilemmes, leur souffrance. Le sentiment d’absurde qui se dégage de leur travail. (2008 217)

La revendication migrante Dans La Mésentente, paru en 1995, le philosophe Jacques Rancière distingue radicalement deux sens du mot politique. D’une part, ce qui relève de la police, au sens large, et s’apparente au contrôle et aux techniques de gouvernement à partir des juridictions et de leurs effets – pas seulement au niveau étatique, mais à tous les niveaux du contrôle social que produisent les rapports économiques. D’autre part, l’action revendicatrice qui vise, à partir d’une volonté d’équité sociale, à rééquilibrer les rapports de domination institués par cet ordre. Il définit ce second sens de la politique comme une dynamique de responsabilité, mais aussi comme capacité d’assumer le conflit, de refuser le consensus. On passe ainsi de l’ordre arithmétique d’une comptabilité des biens, à l’ordre géométrique d’un espace commun, dans tout ce que sa pluralité peut imposer de dissensuel. C’est cette seconde définition qui donne son véritable sens au politique : La politique existe lorsque l’ordre naturel de la domination est interrompu par l’institution d’une part des sans-part. Cette institution est le tout de la politique comme forme spécifique de lien. Elle définit le commun de la communauté comme communauté politique, c’est-à-dire divisée, fondée sur un tort échappant à l’arithmétique des échanges et des réparations. En dehors de cette institution, il n’y a pas de politique. Il n’y a que l’ordre de la domination ou le désordre de la révolte6.

Cette part des sans-part est, précisément, celle qui est revendiquée dans le mouvement politique (au sens propre) des sans-papiers, tel qu’il est appuyé par des citoyens qui ne peuvent pas se reconnaître dans les 6

Jacques Rancière, La Mésentente, Galilée, 1995, p. 31.

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politiques (au sens policier) imposées par la gestion des « flux » migratoires et le traitement infligé à ceux qui en sont l’objet. Michel Agier, anthropologue, analyse ainsi un certain nombre de contre-effets de la reconstitution des ghettos dans le phénomène migratoire. Les camps de réfugiés y sont examinés comme espaces d’hétérotopie, au sens que Michel Foucault donnait à ce mot : des espaces hétérogènes au monde supposé commun. Non pas enclaves, mais plutôt lieux d’aberration de l’espace public, ils produisent à la fois de l’exception, au sens négatif d’une perversion du droit, et de nouvelles expériences de socialité, qui méritent aussi, dans leur spécificité, d’être interrogées. Habiter l’inhabitable, c’est le rude défi auquel sont contraints ceux que les politiques migratoires condamnent au hors-monde, et qui tentent de mobiliser, contre la persécution, les ressources ultimes d’une énergie collective. Raison pour laquelle le ghetto, dans la relégation qu’il inflige, est acculé à faire relation, à l’encontre même des assignations à l’identité. Les migrants ont été poussés à quitter un espace, celui de leur lieu d’origine, où toute vie politique (au sens propre) a été rendue impossible. Mais ils sont conduits à affronter un nouvel espace, celui auquel ils tentent d’accéder, où toute vie politique leur est rendue à nouveau impossible par le jeu absurde des juridictions nationales et internationales : un droit mouvant, arbitraire, hors de toute logique rationnelle, et destiné littéralement à rendre fou. En 1951, Arendt en donnait déjà la description, en montrant comment l’exclusion et l’exception infligées par les systèmes juridiques ne sont pas seulement destructrices pour les migrants, mais pour le droit lui-même, comment elles pervertissent le cœur même des législations nationales et leur font perdre leur sens : Le dommage qu’a subi la structure même des institutions juridiques nationales lorsqu’un nombre croissant de résidents ont dû accepter de vivre en dehors de la sphère d’application de ces lois, sans être toutefois protégés par aucune autre loi, a été plus grave encore. Privé du droit de résidence et du droit au travail, l’apatride devait évidemment transgresser continuellement la loi. Il était susceptible d’être emprisonné sans avoir commis le moindre crime7.

Face à cette circularité affolante, et en dépit des conditions mêmes de la répression et de l’enfermement, la contestation des migrants est permanente, et il suffit d’entrer dans un centre, ouvert ou fermé, pour y percevoir la colère palpable de ses occupants. Dans le seul espace de Schengen, le Royaume-Uni, l’Italie, l’Espagne, la Norvège, la Suède, la France sont le lieu de troubles, de manifestations, d’incendies, grèves de la faim, empruntant souvent les voies de l’auto-agression pour se faire entendre : mutilations, tentatives de suicide. En Calabre, en 2009, à Rosarno, a eu 7

Hannah Arendt, op. cit., p. 280.

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lieu une véritable insurrection de clandestins, recrutés dans des conditions de semi-esclavage pour la récolte fruitière. C’est, précisément, cet événement qui a révélé la situation la plus emblématique qui soit : investissant la mairie pour faire valoir leurs revendications, ils l’ont trouvée vide, ses dirigeants ayant été convaincus de collusion mafieuse. Un espace politique dans lequel seuls des migrants sont devenus aptes à faire valoir la légitimité d’un droit.

Nomadisme, cosmopolitisme et ouverture au futur Liberté à l’égard des attaches, refus des sédentarités poussives, cette belle idée du nomadisme porte une représentation de la légèreté. Mais, de fait, elle ne se comprend qu’avec l’appui d’un groupe qui défend les intérêts de la survie, avec des formes de solidarité qui permettent le déplacement. Elle suppose non pas de se glisser spontanément dans l’élément naturel, mais de le maîtriser. Dans sa cabane du Massachusetts, Thoreau, au XIXe siècle, fait une expérience de la survie solitaire qui suppose une intendance bien réglée, des appuis extérieurs pour la soutenir. Et, surtout, une situation de paix qui permet d’expérimenter librement de nouveaux modes de rapport à l’environnement. Actuellement, les déplacements, dans leur immense majorité, se font dans un contexte de guerre, sous contrainte. Et sont juste la réponse à une menace de mort, économique ou politique (ce qui, de fait, revient au même). Bien des gens ne souhaitent pas quitter leur terre natale et seraient heureux d’y rester, s’ils pouvaient y vivre. Mais c’est justement à ceux-là qu’on refuse le droit à une mobilité à laquelle ils sont pourtant contraints. Bien des gens, aussi, sur les territoires occidentaux, voudraient garder leur métier, continuer de s’y perfectionner, s’y investir sur un long terme. Mais c’est justement à ceux-là qu’on propose en modèle la «  flexibilité  », la précarité du travail, l’intermittence et le déplacement. La vie nomade devient ainsi, dans le même temps, un beau fantasme et un symptôme de désespoir ; une contrainte et un interdit. Et si le « cosmopolitisme » a été, dans l’Europe nationaliste et raciste du XXe siècle, l’insulte qui pouvait justifier l’extermination (celle des Juifs ou celle des Tziganes), il est devenu – paradoxe dans ce XXIe siècle de la globalisation qui prétend à la libre circulation des biens – un idéal impossible, que les politiques migratoires viennent battre en brèche avec la plus grande violence. Tout départ est un projet, dont la fuite n’est qu’une condition et en aucun cas une fin. Une volonté de regarder devant, qui construit les discours et leur donne sens. Produisant un espace de circularité, la réalité actuelle des politiques migratoires institue, au contraire, le non-sens et la désorientation 286

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d’un temps cyclique, là où la volonté de l’exil a projeté le temps linéaire d’un futur, projection qu’il faut interroger pour construire une politique au sens propre. Les politiques migratoires, comme politiques de gestion des flux, sont ainsi, par définition, des politiques du présent, qui ignorent délibérément la question même d’un devenir. Or, cette question est, comme le montre Arendt, au cœur même de toute pensée politique du monde : Le refus du monde comme phénomène politique n’est possible que s’il est admis que le monde ne durera pas. (…) Le monde commun est ce qui nous accueille à notre naissance, ce que nous laissons derrière nous en mourant. Il transcende notre vie aussi bien dans le passé que dans l’avenir ; il était là avant nous, il survivra au bref séjour que nous y faisons. Il est ce que nous avons en commun non seulement avec nos contemporains, mais aussi avec ceux qui sont passés et avec ceux qui viendront après nous. Mais ce monde commun ne peut résister au va-et-vient des générations que dans la mesure où il paraît en public. C’est la publicité du domaine public qui sait absorber et éclairer d’âge en âge tout ce que les hommes peuvent vouloir arracher aux ruines naturelles du temps8.

Ayant vécu elle-même la condition migrante – fuyant l’Allemagne nazie sous le statut de sans-droit –, Arendt montre ici à quel point une conscience de la temporalité – conscience du temps et d’un rapport entre passé, présent et futur – est ce qui constitue l’humanité comme capable d’instituer du politique et de penser son devenir à la fois en tant qu’individu, en tant qu’espèce et en tant que collectivité. Sans cette capacité de projection, il n’y a pas de monde commun possible et, partant, pas d’espace public constituable. Or, aucun responsable des politiques migratoires n’aborde cette question d’une construction de l’avenir, d’un rapport au temps futur. Comme si la problématique migratoire faisait instantanément disparaître ce rapport à l’anticipation, qui est la condition même d’une vie humaine. On est toujours figé dans le moment présent, comme si la loi n’instaurait que de l’instantané et permettait juste de reconnaître l’émergence temporaire de vies destinées à s’effacer spontanément de l’horizon commun, à devenir invisibles. Partant du présupposé que le migrant n’est pas quelqu’un qui occupe l’espace public mais quelqu’un que l’espace public doit faire disparaître, il ne s’agit plus que de gérer son rapport à la survie – afin qu’il n’y occupe pas au moins l’espace encombrant d’un cadavre. Or, comme l’écrit Arendt : Rien ne nous expulse du monde plus radicalement qu’une concentration exclusive sur la vie corporelle, concentration imposée par la servitude ou par l’extrémité d’une souffrance intolérable. (160) 8

Hannah Arendt, La Condition de l’homme moderne (1958), éd. Pocket Agora, 1994, p. 94-95.

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Un concept des migrations sous le simple aspect de l’urgence immédiate d’une gestion des flux n’est donc pas seulement absurde ou inhumain, il est tout simplement anti-politique. Et c’est de cette « politique » de l’anti-politique que nous sommes quotidiennement témoins. Dans ce moment décisif de l’exil, l’ouverture des champs du possible ne doit pas offrir seulement la possibilité de la survie. Elle n’a de sens que si elle ouvre la possibilité d’une inscription dans l’espace public d’une vie collective, dans la réalité concrète d’une vie civile publiquement reconnue et instituée. L’harmonisation de cette récente entité politique qu’est l’Europe se fait ainsi contre les droits des exilés, montrant à quel point les constructions supranationales de ce XXIe siècle tendent à aggraver les insuffisances politiques des vieilles constructions nationales héritées du XIXe siècle. C’est au contraire à une analyse commune de l’échange qu’il faut appeler, pour penser ce que doit être un partage de l’espace public tourné vers le futur. Et elle suppose de tout autres modes de relation à l’intérêt collectif. On ne peut l’engager qu’à partir d’une reconnaissance de l’expérience migrante comme modalité projective et source de réflexivité politique. S’il est vrai que c’est, non pas dans le confort de la sédentarité, mais dans l’expérience vitale de l’exil que prennent leur source la plupart des grandes pensées politiques.

→ Voir aussi : Frontières ; Territoires, frontiéralités, nouvelles cartographies, Non-lieux (une atypologie). Bibliographie Alain Brossat, Autochtone imaginaire, étranger imaginé, Bruxelles, éd. du Souffle, 2012. Alain Brossat, Droit à la vie ?, Paris, Seuil, 2010. Bertrand Ogilvie, L’homme jetable, Paris, éd. Amsterdam, 2012. Christiane Vollaire, Humanitaire, le cœur de la guerre, Paris, L’Insulaire, 2007. Christiane Vollaire et Philippe Bazin, Le Milieu de nulle part, Paris, Créaphis, 2012. Claire Rodier, Xénophobie Business, Paris, La Découverte, 2012. Didier Fassin et Dominique Memmi, Le Gouvernement des corps, Paris, EHESS, 2004. Étienne Balibar, Violence et civilité, Paris, Galilée, 2010. George Mosse, De la Grande Guerre au totalitarisme, Paris, Hachette littératures,‎ 1999. Grégoire Chamayou, Les Chasses à l’homme, Paris, La Fabrique, 2010. Grégoire Chamayou, Les Corps vils, Paris, La Découverte, 2008. 288

Politiques migratoires

Hannah Arendt, L’Impérialisme, Paris, Point-Seuil Gallimard, 2002. Hannah Arendt, La Condition de l’homme moderne, Paris, Pockett Agora, 1994. Jacques Rancière, La Mésentente, Paris, Galilée, 1995. Jacques Rancière, Le Partage du sensible, Paris, La Fabrique, 2000. Marc Bernardot, Camps d’étrangers, Paris, éd. du Croquant, 2008. Marc Bernardot, Captures, Paris, éd. du Croquant, 2012. Marie-Claire Caloz-Tschopp, Les Étrangers aux frontières de l’Europe, Paris, Dispute, 2004. Michel Agier, Gérer les indésirables, Paris, Flammarion, 2008. Michel Agier, Campement urbain, Paris, Payot, 2013. Michel Foucault, « Il faut défendre la société », Paris, Gallimard, 1997. Michel Foucault, Sécurité, territoire, population, Paris, Gallimard, 2004. Michel Foucault, Dits et écrits, 2 vols., Paris, Gallimard, 2001. Migreurop, Atlas des migrants en Europe, Paris, Armand Colin, 2012. Yves Lacoste, La Géographie, ça sert d’abord à faire la guerre, Paris, La Découverte, 2012.

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Pratiques déplacées (la classe hors les murs) Ana Zavala

Des pratiques déplacées Dans la plupart des sociétés actuelles, l’enseignement de l’histoire se trouve à l’intersection entre une politique gouvernementale et une multitude infinie de pratiques professionnelles, singulières et idiosyncratiques par nature. D’un point de vue historique, autant que politique, les buts de cette politique gouvernementale ont exhorté à la réalisation de la majorité des travaux de théorisation de l’enseignement de l’histoire (Moniot, 1993, Laville, 2000, Citron, 1989). Bien que ce ne soit pas le sujet de cet article, nous nous devons de mentionner que dans le cas de l’enseignement de l’histoire, les buts que l’État et la société ont historiquement établis impliquent un certain déplacement, dans la mesure où l’emphase est mise sur les dimensions patriotique et civique, sur la morale et l’idéologie, c’est-à-dire qu’il a toujours été attendu que les connaissances historiques influencent certains comportements spécifiques, dont le lien avec ce savoir ne peut être démontré de manière argumentée. La mise en place d’un projet politique d’enseignement de l’histoire aux jeunes d’un pays repose sur l’existence d’une institution scolaire s’appuyant sur des programmes officiels, des manuels, des niveaux éducatifs, des évaluations et la supervision directe ou indirecte de l’État. Elle requiert également un projet de formation des formateurs, grâce auquel le projet politique se mue en pratique professionnelle. De cette façon, la didactique de l’histoire peut se focaliser sur ce qui doit ou devrait se passer dans une salle de classe. Ces théorisations ont pour prérequis principaux la présence d’apprenants, enfants ou adolescents, faisant partie de groupes définis, intégrés à un programme scolaire officiel, qui ont accès à des manuels et des cahiers et à des cours s’étalant généralement sur une année, à raison de quelques heures hebdomadaires, organisés selon un programme institutionnel spécifique, impliquant une évaluation systématique donnant lieu à l’approbation ou non de l’apprenant.

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Glossaire des mobilités culturelles

Les situations analysées dans cet article sont marquées par l’absence de nombreux des prérequis qui viennent d’être mentionnés, cependant, les professeurs d’histoire y enseignent de l’histoire. Ce ne sont donc pas des anomalies ou des exceptions à la règle ; elles ont toutes leur légitimité et existent car enseigner de l’histoire dans ces lieux a du sens. Nous verrons, par exemple, la situation de l’enseignement de l’histoire à des personnes privées de liberté, en prison ou autres centres de réclusion, celle de la mise en place, en zones formelles d’éducation, de programmes spécifiques d’enseignement de l’histoire à des adultes ou à des jeunes dont les résultats scolaires ne satisfont pas, à de futurs formateurs par le biais d’ateliers, à des apprenants sourds et malentendants et à des jeunes qui couplent, pendant une année, un parcours au collège et au lycée. Enfin, nous nous intéresserons aux formateurs qui enseignent de l’histoire en « Université du troisième âge » (l’UNI 3), dans une librairie ou dans les couloirs d’un musée, à des personnes, elles, avides de savoir… La distance séparant les salles de classe « communes » de ces autres classes change beaucoup de choses. Cet article se consacre aux façons dont cette migration s’effectue. Il concerne à la fois ce qui est emporté par chaque professeur depuis sa salle de classe commune vers ces autres salles, et ce qu’il y laisse car cela n’aurait pas de sens là où il va. Il se penche aussi sur ce que celui-ci doit transformer pour continuer à enseigner de l’histoire dans ces autres lieux, à ces autres apprenants. De la même manière que les pratiques analysées dans cet article comportent quelque chose du travail en salles de classe communes et y abandonnent ce qui n’y servira pas – c’est-à-dire ce qui n’y fait pas sens – notre travail s’inspirera de l’analyse des salles de classe communes – notamment des questions classiques où, à qui, comment, quand, pourquoi et dans quels buts – et l’appliquera à la myriade de spécificités qu’un autre regard suppose pour comprendre le fonctionnement de ces autres classes. Il nous semble essentiel de rappeler, de manière peut-être redondante, que cet article se limite au champ de l’enseignement de l’histoire, et non à l’enseignement dans ces autres lieux, fait éducatif indépendant du contenu enseigné1.

1

Dans ce sens, il existe déjà une tendance à considérer ces lieux comme « éducatifs » : la prison, les ateliers pour décrochés, etc. Voir, par exemple, Cifali et Périlleux (2012). Il y a aussi une intéressante série de numéros des Cahiers Pédagogiques (numéros : 480, 496, 499, ainsi que le dossier Apprendre en prison, coordonné par Christian Frin et Gaetan Josseaume, 2012) consacrés à ces thématiques, qui, comme dans le cas de Cifali et Périlleux, visent surtout la situation éducative sans faire d’allusion particulière aux contenus d’enseignement.

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Pratiques déplacées

Débarquer dans un non-lieu éducatif Quand on décide de devenir enseignant d’histoire, on pense se retrouver dans une situation similaire à celle de ses propres années en tant qu’élève, car c’est le premier contact que l’on a avec la pratique enseignante. Cependant, il arrive que l’on se trouve dans des situations différentes de celles auxquelles la formation initiale fait référence. En effet, les cours de didactique ne présentent pas de chapitres sur les façons de travailler dans une librairie ou les couloirs d’un musée. Ces lieux apparaissent parfois au chapitre des « sorties pédagogiques », où l’on apprend ce que signifie emmener les élèves au musée, à la librairie ou dans les rues de la ville. Les espaces auxquels nous faisons référence ici ne sont ni circonstanciels, ni une alternative au lieu de cours habituel, ils sont « la » classe, la seule dans laquelle la pratique enseignante de l’histoire doit se dérouler. D’autres propositions d’enseignement de l’histoire que nous qualifierons de « formelles », en opposition à celles mentionnées précédemment, partagent tout de même avec ces dernières leur éloignement quant aux configurations de la pratique enseignante transmises pendant la formation initiale et abordées dans la majorité des travaux théoriques sur l’enseignement de l’histoire. Prenons comme exemple la « formalité » des ateliers de l’UNI 3 organisés par le Banco de Previsión Social (sécurité sociale uruguayenne). Quel que soit le parcours académique des participants à ces ateliers (certains sont cadres, d’autres ouvriers, femmes au foyer…), ce qu’ils y réalisent ne bénéficie à rien d’autre qu’à leur satisfaction personnelle. Dans le même ordre d’idées, nous pouvons penser aux espaces de « tutorat » mis en place par les autorités de l’éducation secondaire et destinés aux apprenants dont les résultats en classes ne sont pas satisfaisants. Cet espace, par essence clinique, se définit par le traitement en vis-à-vis de l’apprenant, une fois par semaine pendant une heure et demi au maximum, en fonction de ses difficultés mais aussi de la requête de l’enseignant dont la conception de l’histoire, du programme, de l’exercice et de l’évaluation peut différer de celle du tuteur en charge de l’apprenant. Les apprenants sont « obligés » d’assister à ces sessions, mais ils n’y vont parfois pas, ou alors, ils y reproduisent les difficultés et le désintérêt qui les y ont menés. Pour certains, cet espace est comme un havre où cela fonctionne, enfin, à la mesure de leurs problèmes, questions et manques. Sans tenter de faire une liste exhaustive de ces non-lieux éducatifs, nous ne pouvons éviter de mentionner le travail que de nombreux enseignants d’histoire réalisent face à des apprenants privés de liberté. Dans ces cas, les adultes se trouvent en prison, et les mineurs, en centres de réclusion divers. Dans ces lieux, les apprenants assistent aux cours en 293

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groupe ou individuels sur la base du volontariat ; cependant, même volontaire, il arrive souvent qu’un reclus ne puisse pas assister à un cours parce qu’il a été pénalisé pour une raison liée à la dynamique complexe de la vie en prison. Ces lieux ne possèdent pas de salle de classe. Les cours ont lieu dans une cellule habilitée à cette fin, mais équipée de manière rudimentaire : une table, des chaises, parfois un tableau et, toujours, une porte verrouillée et un gardien posté à l’extérieur. Très souvent, les enseignants de différentes matières se partagent le même lieu. Pour certains apprenants, les cours d’histoire et des autres disciplines peuvent signifier l’obtention de « bonus » dont les conséquences sont diverses : un examen obtenu peut entraîner une réduction de peine d’emprisonnement ou permettre de réintégrer des programmes ouvrant des portes sur un meilleur futur une fois remis en liberté. Pour d’autres, c’est juste un moyen de passer le temps… Dans ces lieux et ces circonstances, ces formateurs ne peuvent envisager une pratique enseignante de l’histoire telle que celle qu’ils ont mise en place la veille dans un lycée. Le lieu physique est différent, les apprenants aussi, et, comme nous le verrons, les pratiques qui s’y établissent sont également différentes. Cela dit, les enseignants sont les mêmes. Tous se sont sentis étrangers dans ces espaces et ces situations. Avec le temps, ils acquièrent, pour ainsi dire, une deuxième nationalité et une deuxième langue… sans oublier l’histoire, quel que soit le lieu.

L’exil de la patrie et du civisme Comme nous l’avons évoqué précédemment, l’ajout d’une discipline scolaire appelée « histoire » s’est fait, dès son origine, dans des buts que l’on ne peut considérer comme strictement cognitifs. L’on a toujours espéré qu’en ayant connaissance de l’histoire, les apprenants deviendraient des patriotes et de bons citoyens et qu’ils s’identifieraient à un groupe, une pensée, un projet. Nous avons aussi relevé que, s’agissant d’un projet dont la mise en place est commanditée par l’État mais faite par d’autres, il existe inéluctablement une articulation entre les buts prescrits et ceux que chacun attribue à son action d’enseigner l’histoire. Nous souhaitons considérer ici le degré extrême avec lequel chacune des situations concernées par cet article s’éloigne de la prescription originelle de l’État. Pour de nombreux professeurs de salles de classe communes, on peut penser que le projet personnel cohabite en toute cohérence avec celui de l’État, ou au moins, de manière non dissidente, cependant, dans les cas de l’enseignement en prison, en librairie, au musée ou en ateliers pour personnes retraitées, c’est justement la spécificité de la situation qui établit un projet donnant du sens à la présence et aux efforts fournis par les personnes impliquées. Bien que cette spécificité puisse être exprimée en termes de politiques éducatives, elle ne le sera, paradoxalement, qu’en termes généraux. 294

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Sur cette question, nous rappellerons la notion de « gestion par enveloppes »2 que Pierre Pastré (2007) empruntait à Valot, pour indiquer comment, malgré de strictes prescriptions, l’action enseignante engendre d’elle-même des moments d’improvisation et d’imprécision liés aux buts visés. Dans les non-lieux éducatifs décrits plus hauts, il semble en majorité qu’une enveloppe soit traitée de manière profondément relative, et cela, au bénéfice d’une extension des solutions et des propositions ad hoc. La question-clé demeure : « pourquoi enseigné-je de l’histoire ici ? », au sens particulier de la dimension transcendantale du projet, c’est-àdire : « qu’apportera ce que nous faisons en classe à mes apprenants ? ». Dans les cas rapportés, impossible de penser à une dimension programmatique globale, c’est-à-dire à un plan d’études établi du début à la fin. La dynamique est singulière, elle concerne « cette » rencontre, et c’est souvent « cette » thématique qui donne du sens à l’action d’enseigner et, probablement, à celle d’apprendre l’histoire. L’on peut penser que grâce à cela, les apprenants vivront une expérience agréable et positive liée à la prise de connaissance de l’histoire, mais certains apprenants pourront, par leur seule présence, satisfaire de façon définitive leur désir de possession de savoirs, nécessairement transitoires et superficiels, grâce auxquels ils seront en condition de progresser dans le système éducatif, de prétendre à un meilleur travail ou de réduire leur peine de réclusion. Cela signifie que, dans ces situations, les axes originels et amplement retenus d’un point de vue politique et philosophique sur l’enseignement de l’histoire sont supplantés par d’autres types de buts où la centralité de la patrie et du civisme disparaît. Ce déplacement représente un défi pour la théorisation de l’enseignement de l’histoire. La réponse à la question : « pourquoi enseigner de l’histoire ici ? » déplace à son tour le lieu de provenance de sa réponse, ainsi que le sujet qui y répondra. Chercher dans un programme officiel, un plan d’études ou dans des travaux académiques faisant référence à ce sujet est vain, la réponse se trouve essentiellement dans la situation elle-même. Elle l’est à tel point qu’il serait impossible de l’énoncer dans cet article et de déclarer, par exemple, qu’enseigner de l’histoire dans un musée se fait dans un but précis, et, à des personnes retraitées, dans un autre. Nous connaissons le cas d’enseignantes qui travaillent avec des adolescentes issues de contextes sociaux très pauvres, vivant parfois dans la 2

« On est bien dans le contexte d’une tâche discrétionnaire : l’initiative est grande, mais il faut qu’elle s’inscrive dans des limites en constituant ce que Valot appelle une “gestion par enveloppes”. Autrement dit, il y aura de l’improvisation et de la participation, mais dans des limites que l’enseignant cherche à ne pas dépasser. Valot repère une autre caractéristique qu’il nomme la gestion de l’imprécision : si on se représente le cours comme un parcours, il y a des moments où il est indispensable d’être précis et d’autres moments où il est important de ne pas l’être » (Pastré, 2007, 88).

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rue. Certaines sont mères et assistent aux cours avec leur bébé dans les bras. Leur lien avec le système éducatif est faible, lointain et apparemment peu productif. Une organisation non gouvernementale leur offre la possibilité d’assister une à deux fois par semaine à des cours. Le cours dure une heure. Le programme n’est pas officiel, il n’y a pas d’évaluation, mais elles se présentent invariablement aux cours d’histoire (et des autres disciplines). L’enseignante choisit un thème à traiter en classe qui, comme partout dans le monde, peut n’intéresser aucun apprenant. Dans ce cas, elles ne répondent pas, sont distraites et protestent quant au manque d’intérêt du thème choisi. Parfois, en revanche, le thème les attire et les questions fusent : « Dis-nous en plus !… Ah ? Tu ne sais pas ? Tu n’es pas prof, alors ? » Dans ces réalités, l’enseignant doit absolument connaître le prénom de ses apprenants, et même, si possible, des détails de leur vie personnelle, ce dont un enseignant en salle de classe commune peut se passer. « Freddy, dit le fou, est en prison pour deux ans, pour vol avec violence. » « Pedro était notaire, il est à la retraite, a 68 ans et 8 petits-enfants. » « Clara a 16 ans et aura un enfant dans quelques jours. Le mot “famille” lui est peu familier. Elle a voulu être maman pour avoir quelque chose à elle. » « Martina a 38 ans et est institutrice. » « Jonathan a 12 ans et dit qu’il ne comprend rien en cours d’histoire, d’ailleurs, il n’aime ni lire, ni écrire… ni aller à l’école ou au collège. » Ce petit recueil de réalités loin d’être exhaustif – ce qui aurait mieux renseigné sur la diversité des scènes possibles – tente de nous pousser à repenser la question des buts de l’enseignement de l’histoire dans des situations qui ne sont jamais « générales ». C’est pour cette raison qu’il faut garder à l’esprit que l’enseignement, d’autant plus dans de telles situations, est fondamentalement un « métier de la relation », c’est-à-dire un « métier de l’humain » (Cifali 2005, 2012). En règles générales, nous pensons qu’en matière d’éducation, la question du lien avec les buts, c’est-à-dire la transcendance de l’action, peut être centrée sur les contenus (d’enseignement et des attentes quant aux apprentissages, sous toutes leurs formes) ainsi que sur ce qu’elle implique en termes de liens personnels. Selon nous, cette dernière donnée est celle qui finit par structurer l’enseignement de l’histoire dans ces situations. Ce qui importe, au final, c’est le mode de relation qui s’établit entre celui qui enseigne (nous verrons d’ailleurs l’influence qu’il a sur les contenus d’enseignement) et celui – nous insistons sur ce singulier – qui se trouve face à lui, ce jour et à cette heure-là. Notre expérience nous indique qu’un tel positionnement peut suggérer l’idée que l’histoire est une « excuse » pour autre chose. Pourquoi pas ? Mais nous ne connaissons aucun enseignant pour qui enseigner l’histoire 296

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est une stratégie employée afin que ses apprenants réussissent autre chose. S’il en est ainsi pour ces derniers, cela n’est ni de notre ressort, ni l’objet de cet article. Pour conclure, rappelons l’idée que la gestion par enveloppes (Pastré 2007) permet de comprendre les figures de la transcendance de l’action enseignante de plus d’un point de vue, et, que les idées de métier de la relation, de métier de l’humain (Cifali 2005) suggèrent de penser la transcendance en fonction des interactions diverses entre les intentionnalités qui guident l’action, les contenus d’enseignement et le lien unissant celui qui enseigne et celui qui apprend. De cette manière, nous comprenons que ces scènes de pratique de l’enseignement de l’histoire mettent à distance et rendent toute relative l’idée qu’il existe, comme au premier jour, un lien stable, statique et permanent entre l’enseignement de l’histoire et la formation d’une conscience nationale, d’un patriotisme ou d’un civisme.

Des programmes à la carte Nous venons de voir que l’enseignement de l’histoire dans ces autres lieux suppose un déplacement important des buts visés par les propositions institutionnelles et générales de l’enseignement de l’histoire. Cela entraîne nécessairement un déplacement solidaire de la notion de programme, en tant que sélection et articulation des contenus d’enseignement. En tant que projet, la notion de programme implique la préfiguration d’une série d’actions, et, comme ce sont des actions enseignantes, ce projet envisage, à divers degrés, des conséquences de cette action partagée avec les apprenants. Nous souhaitons souligner ici que quand nous parlons de cours annuels – c’est-à-dire encadrés institutionnellement par un projet éducatif de grande ampleur – les programmes semblent être établis afin, seulement, d’atteindre les buts proposés. De manière canonique, les « objectifs », en tant que préfigurations discursives de ce qui se passera chez les apprenants conséquemment à l’enseignement prescrit par le programme, apparaissent avant la description des contenus qui devraient mener à l’accomplissement de ces buts. Dans les situations telles que celles abordées dans cet article, il est possible de vérifier que la relation entre les objectifs, au sens traditionnel de transcendance de l’action et non de préfiguration de l’action enseignante (Boutinet 1990, Barbier 1991), et les diverses configurations des contenus s’opère de manières très différentes. Nous avons précédemment vu que la situation dans laquelle l’action d’enseignement de l’histoire se passe occupe une place primordiale dans son déroulement, elle va même jusqu’à faire l’esquisse d’une certaine perception des buts visés (buts possibles, appropriés, nécessaires, idéaux) et du sens que cette action acquiert pour pouvoir être menée à bien. Ainsi, la structuration d’une 297

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sélection et d’un ordre dans les contenus se détache souvent de la notion de programme appliquée aux cours en salles de classe communes, avec lesquels les enseignants partagent leur vie professionnelle. Dans certains cas, le cadre d’un programme officiel subsiste en arrière-plan et délimite les thématiques, les cadres temporels et spatiaux… mais pas beaucoup plus. Les enseignants donnant des cours de niveau secondaire en prison ou à des adultes en cours du soir « intensifs » sont ceux qui amplifient le plus la notion de version singulière (propre à la « gestion par enveloppes » développée précédemment) d’un programme auquel n’importe quel cours se rattache. On entend souvent que les « programmes » des enseignants de ces autres salles varient d’une année à l’autre, mais aussi d’un groupe ou d’une institution à l’autre, et qu’ils changent même en cours de route pour être adaptés aux contingences les plus diverses. Lorsque les programmes officiels ne peuvent entrer en jeu, comme, par exemple, à l’UNI 3, dans une librairie, dans un musée ou en ateliers destinés à des adolescents en conflit avec la loi, la séquence prévue des contenus à aborder répond davantage à ce que le professeur souhaite faire connaître – par intérêt personnel ou car il lui semble que c’est important dans cette situation – qu’à ce que quelqu’un pourrait lui demander d’enseigner car, entre autres choses, l’absence de prescription programmatique externe à l’enseignant est une caractéristique principale du fonctionnement de ces espaces pédagogiques. Bien sûr, les enseignants des salles de classe communes et les institutions prennent aussi plus ou moins de libertés. Mais ici, ces cas ne sont pas exceptions ou transgressions directes de la règle : c’est l’enseignant qui fait le programme de son cours. Nous considérerons donc que le voyage vers ces autres salles altère significativement le lien entre l’enseignement imparti et le programme. D’abord, le programme officiel peut être limité à ses traits essentiels et le contenu de l’enveloppe est structuré par l’enseignant lui-même. Ensuite, le programme du cours ou de l’atelier peut directement émaner des connaissances, des préférences et des considérations de l’enseignant en fonction de la situation donnée. Enfin, l’interaction avec les particularités de la situation d’enseignement (prisons, ateliers pour personnes retraitées ou lycéens ayant besoin de soutien pour satisfaire les prérequis du cours) peut agir comme un facteur de configuration des contenus abordés, même s’ils font partie d’un programme d’enseignement de l’histoire. Néanmoins, nous croyons que la transformation la plus significative est celle du redimensionnement des contenus, opération dans laquelle la dimension thématique de ces derniers importe moins que leur dimension historique. Ce terme est trompeur et exige une explicitation du sens de 298

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cette reconfiguration des contenus. « Hitorique » (Historik)3 ne fait allusion ni à l’historicité des savoirs enseignés, c’est-à-dire au fait que ces connaissances soient le produit d’une époque, ni au fait que ce qu’on enseigne est justement de l’histoire. Nous choisissons, ici, l’acception du terme que Koselleck emprunte à Droysen, à savoir, celle de « la condition de possibilité de toutes les histoires » (1997, 182). En adoptant ce point de vue, nous pouvons avancer qu’en dehors des salles de classe « communes », où les contenus des programmes ont une structure thématique relevant directement des buts de l’enseignement de l’histoire, la référence essentielle pourrait, non pas, être dans l’histoire, mais à proprement parler, dans l’historique. Dès lors, se rapprocher de ces autres salles de classe nous fait toucher du doigt l’existence possible de toutes les histoires : les plus factuelles, les plus conceptuelles, les plus superficielles, les plus amusantes, les plus profondes, les plus détaillées… et même les historiographiques et les plus curieuses. Cela implique aussi de se rapprocher de tous ceux qui ont les ressources nécessaires quand il s’agit de rencontrer le regard d’un être dispersé et absent, chez qui le système éducatif n’inspire aucun respect ni confiance, ni même la sensation de servir à quelque chose. Nous venons de voir comment ces autres lieux, peuplés d’autres apprenants, donnent forcément lieu à d’autres pratiques. Nous avons interrogé de deux façons différentes la question des contenus d’enseignement : les buts et les programmes. Nous nous pencherons par la suite sur la composante qui anime toute cette entreprise : la dimension méthodologique. Nous tenterons ainsi de répondre à la question : comment travaille-t-on dans ces autres salles de classe ?

Tout est bien qui finit bien Le titre de cette quatrième partie ne doit pas tromper. En effet, comme dans tous milieux éducatifs, les choses se passent bien, parfois moins bien, et il arrive aussi qu’elles se passent très mal. Ce titre shakespearien cherche à évoquer l’élargissement méthodologique que suppose le travail dans ces autres salles de classe. Il est certain que la majeure partie du travail de théorisation de la didactique de l’histoire, au-delà des orientations et des tendances, concerne ce que l’on nomme ici, j’insiste, « salles de classe communes ». L’épatante diversité de ces autres salles de classe demeure absente du débat de la didactique de l’histoire, ce qui, dans le cas contraire, tendrait à effacer la distance 3

En espagnol, le mot allemand « Historik » se traduit « histórica », mais en français, il est traduit par « théorie de l’histoire » (cf. Koselleck, 1997, 182). En optant pour le mot français « historique », nous tentons de retrouver la sonorité allemande et de jouer sur les mots « histoire » et « historique » autant que possible.

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entre ces deux domaines. Quoi qu’il en soit, les regards sur la méthodologie de la mission d’enseignement en prison, en ateliers pour retraités ou pendant un autre temps scolaire dédié à des apprenants dont on essaie de compenser le handicap, le désintérêt en cours d’histoire, etc., sont certainement des considérations pionnières et constituent un préalable, étant donné que ces entreprises ne sont pas encore un lieu d’étude en didactique de l’histoire. De même que pour les buts et les programmes, le poids incontournable de la spécificité de la situation dans laquelle l’enseignement de l’histoire a lieu est prédominant dans la question des méthodes à l’œuvre dans ces situations. Nous nous trouvons assurément dans un lieu où la prescription a une certaine portée sur les contenus mais où, justement, elle n’en a presque aucune au moment de la question classique : comment s’y prendre ? C’est-à-dire, comment enseigner de l’histoire en prison, à des adultes, à des adolescents ? Comment l’enseigner à des écoliers, mais sur le mode du « secondaire » ? Comment travailler à l’UNI 3, au musée, dans une librairie ? Comment s’y prendre avec Martin et Valentine, individuellement ou en groupe, alors qu’ils n’aiment ni l’histoire, ni étudier, ni le collège ? S’il existe un lieu qui définisse correctement la didactique de l’histoire, c’est la théorie de la pratique de l’enseignement de l’histoire qui en est l’exemple précis. Elle est le lieu d’organisation, de hiérarchisation et de définition de ce que l’on fait en cours d’histoire, et, pour résumer, elle donne du sens aux contenus choisis, aux buts que l’on s’est donnés pour cette classe (c’est-à-dire, les objectifs) et à ce qu’on attend d’elle (c’est-à-dire, cette dimension transcendantale sans laquelle ni pratiques ni projets publics n’existeraient à son bénéfice). Penchons-nous donc sur la configuration de ces « théories ». À nouveau, nous comprenons la pratique de l’enseignement de l’histoire en l’axant sur la situation dans laquelle elle se déroule et la position occupée par ses participants. Nous avons déjà vu que ces espaces autorisent très souvent de penser : « j’enseigne cela parce que cela me plaît » ou « parce que je crois à l’importance de cela pour eux ». Franchissons une étape de plus et comprenons qu’ils autorisent également de faire cela « à ma façon », ou, « d’une façon qui peut donner des résultats selon moi ». Ce qui nous intéresse ici est que cela représente un point divergeant de ces deux pratiques (celles des salles de classe communes et des autres). En effet, certains dispositifs d’enseignement sont valables d’un côté et pas de l’autre, mais ce n’est pas que l’on fasse bien d’un côté et mal de l’autre. Voilà l’intérêt particulier de la question des dimensions méthodologiques de l’action d’enseigner de l’histoire dans ces autres salles. 300

Pratiques déplacées

Nous pourrions présager qu’un exposé clair, structuré et précis rendrait cette situation positivement éducative, dans la mesure où les apprenants viennent pour écouter, apprendre et profiter de connaissances qui leur font défaut. Nous pourrions aussi imaginer qu’une discussion ouverte, peu préparée, autour d’un texte, d’une photographie ou d’un thème précis donnerait du sens à l’enseignement de l’histoire à des apprenants qui apportent chacun une perspective et des attentes différentes. Il est également aisé de croire que choisir le manuel le meilleur ou le préféré et le suivre au pied de la lettre a du sens, si le but est de se rapprocher du monde de l’éducation. Après tout, le dialogue avec un manuel, quel qu’il soit, permet aussi de percevoir l’histoire depuis « l’historique » (c’est-à-dire Historik). Il arrive souvent que l’évaluation organise les contenus et les méthodes. Les apprenants dont nous parlons peuvent devoir réussir à un examen (d’histoire entre autres) pour entrer dans un collège, ceux de prison pourraient bien voir réduit leur temps de réclusion s’ils obtiennent la note nécessaire à leurs examens (qu’ils passent seulement si l’enseignant pense qu’ils sont prêts), ou intégrer un cursus scolaire ou un meilleur travail une fois remis en liberté. Comment les accompagner dans ces circonstances ? Certains enseignants privilégient un cahier de leçons bien complet, d’autres pensent qu’un dossier de polycopiés du cours est la solution, d’autres enfin, les font travailler sur des examens blancs avant la date fatidique, car leur réussite est un objectif non négligeable. Par ailleurs, il n’existe pas de façon de travailler adaptée à chaque situation ou chaque public d’apprenants. Il faut privilégier une dispersion méthodologique, et non tenter de croiser des « lieux » avec des « méthodes appropriées ». Souvent, les séances de tutorat destinées aux élèves en difficultés et les groupes qui se forment dans les établissements pénitentiaires ne réunissent pas plus de cinq apprenants, cependant, deux voire trois méthodologies d’enseignement peuvent y coexister : pendant que l’un fait un résumé de texte, un autre parle avec l’enseignant qui essaie de lui faire écrire quelque chose à propos du cours dans son cahier et un troisième pose des questions de manière insistante sur des sujets divers qui favoriseront son apprentissage, selon lui, à son retour en salle de classe « commune ». De fait, nous sommes convaincus que si, pour comprendre les pratiques enseignantes en général, le regard clinique est incontournable, il l’est doublement dans ces cas, dans la mesure où toutes les activités de ces autres salles de classe sont au fond de type clinique. Là, tout est singulier, unique, différent, et ne peut donc être regardé que de manière ciblée, au cas par cas et de très près. 301

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Pour une didactique de l’histoire transfrontalière Ce panorama forcément superficiel de l’univers de ces autres salles de classe4 indique qu’un ensemble de déplacements entourent et configurent les pratiques enseignantes de l’histoire dans ces situations. Mais ces déplacements, si nous pouvions démontrer leur existence, pourraient bien donner lieu à une ouverture théorique qui permettrait de les considérer tels qu’ils sont et non comme des exceptions ou des aberrations de la pratique « normale ». Il se trouve que cette notion de déplacements – des salles de classe, des apprenants, des contenus, des programmes et des méthodologies – n’a pas requis d’outils d’analyse spécifiques. Comment, donc, en est-on arrivé à parler de déplacements ? Métaphoriquement, ils pourraient être perçus comme la conquête d’un territoire. En effet, ils engendrent un placement ailleurs ainsi que d’autres comportements. Ici, ce qui est déplacé, c’est-à-dire l’enseignement de l’histoire, conserve certaines composantes identitaires afin d’être reconnu dans cet ailleurs et présenté d’une autre façon. L’analyse d’une pratique telle que l’enseignement, de toutes les disciplines a priori, montre que l’homogénéité y est plus une prétention ou une conclusion violente d’un point de vue épistémologique. Sans avoir à passer d’une prison à un lycée, il est connu que le passage d’une classe à une autre, d’un programme à un autre ou d’une institution à une autre entraîne une multiplicité de petits déplacements, d’éloignements assumés et discrètement encadrés par la perception institutionnelle de la chose. Cela signifie que, dans les faits, les déplacements sont possiblement plus importants que ceux qui ont donné lieu à cet article. En conséquence, l’ensemble des outils d’analyse appliqués aux pratiques diversement encadrées institutionnellement et socialement et la possibilité d’établir une transversalité de la notion de déplacement, semblant être un facteur commun à ces situations, nous amènent à penser que des changements devraient être opérés à un autre niveau afin de cibler davantage ce qui est commun plutôt que ce qui diffère. Aussi, si nous nous rendons à l’évidence de la singularité structurelle des pratiques d’enseignement, et de toutes les autres au sein desquelles le sujet de l’action et la conceptualisation à propos de et de l’action est toujours l’axe principal, la notion même de déplacement voyage aussi d’un sujet à l’autre. 4

À l’heure actuelle, nous préparons un recueil de plus de 10 articles qui abordent en profondeur des situations telles que celles évoquées dans cet article. Le livre aura pour titre : Otras aulas, otras historias. La didáctica de la historia en el salón de al lado. Il sera publié chez Biblioteca Nacional del Uruguay, dans la collection Cuadernos de Historia.

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Serait-il possible qu’un déplacement des perspectives sur l’enseignement de l’histoire conçoive toutes ses pratiques ? Celles des classes que nous ne désignerons plus comme « communes », celles des ateliers pour personnes retraitées, celles des sessions de rattrapage des élèves en difficultés (et qui rejettent l’histoire), celles des librairies, des musées et toutes les autres  ? Tout comme l’historique efface les distinctions entre deux histoires, la didactique de l’histoire devrait se situer dans un lieu analogue où ce qui compterait serait le seul fait que l’on enseigne de l’histoire.

→ Voir aussi : Territoire, frontiéralité, nouvelles cartographies ; Déplacement. Bibliographie Barbier, J.M., Élaboration de projets d’action et planification, Paris, PUF, 1991. Beillerot, Jacky, « L’analyse des pratiques professionnelles : pourquoi cette expression ? », in Blanchard-Laville, Claudine et Fablet, Dominique (dir.), Analyser les pratiques professionnelles, Paris, L’Harmattan, Beillerot, Jacky, « Le rapport au savoir », in Beillerot, Jacky et al. (dir.), Formes et formations du rapport au savoir, Paris, L’Harmattan, 2000. Boutinet, J.-P., Anthropologie du projet, Paris, PUF, 1990. Cifali, M., « Un métier de l’humain : une affaire de personne et de relation avec ses enjeux, ses exigences, ses peurs, ses pouvoirs », in Le Nouvel Éducateur, n° 172, 2005. Cifali, M. et Périlleux, Th., Les métiers de la relation malmenés : Répliques cliniques, Paris, L’Harmattan, 2012. Citron, S., Le mythe national, L’histoire de France en question, Paris, Coédition Les éditions ouvrières et Études et Documentation internationales, 1989. Clot, Yves, « Clinique du travail et action sur soi », in Baudouin, Jean-Michel et Friedrich, Jeanette (dir.), Théories de l’action et éducation, Bruxelles, De Boeck, p. 255-277. Koselleck, «  Théorie de l’histoire et herméneutique  », in L’expérience de l’histoire, Paris, Seuil, 1997, p. 181-199. Clot, Yves, « La formation par l’analyse du travail », in Maggi, Bruno (dir.), in Manières de penser, manières d’agir en éducation et en formation, Paris, PUF, p. 133-156, 2000. Laville, C., « La guerre des récits », in Moniot, H. et Serwansky, M. (dir.), L’historie et ses fonctions, Une pensée et des pratiques au présent, Paris, L’Harmattan, 2000. Moniot, H., Didactique de l’histoire, Paris, Nathan, 1993. Pastré, P., Didactique professionnelle, Paris, PUF, 2011. Pastré, P., « Quelques réflexions sur l’organisation de l’activité enseignante », in Recherche et formation, n° 56, p. 81-93. 303

Territoire, frontiéralité, nouvelles cartographies Patrick Picouet et Eric Glon Le territoire, la frontière et leurs représentations sont des constructions qui conditionnent les relations des hommes entre eux et les relations des hommes avec leur environnement (au sens de ce qui les environne, les entoure). Les représentations du monde ne sont pas le monde, mais des idées du monde construites à partir de nos pratiques et de nos connaissances qui fondent notre relation au monde. L’approche relationnelle dépasse l’approche territoriale pour aborder la relation très forte qui lie tout être humain à son territoire – la territorialité –, et à la frontière – la frontiéralité. L’étude des formes et des structures spatiales ne suffit plus pour comprendre notre relation au monde. La territorialité nous renvoie à l’imaginaire, au vécu et à notre être au monde, notre géographicité – en référence à Dardel (Di Méo, 2000) –, mais aussi à notre historicité, c’està-dire la conscience que l’homme prend de sa situation par rapport au temps. Aborder notre relation au monde et à la frontière ne peut se faire sans la référence au contexte. Le monde du XXe siècle était en perpétuelle transformation, avec des territoires en décomposition et recomposition fréquentes. Dans le contexte de la mondialisation, les frontières politiques sont soumises à des tensions qui les dilatent – jusqu’à leur disparition, parfois –, ou les cristallisent. Des milliers de kilomètres de frontières se créent à l’échelle des États mais aussi à d’autres échelles ; si, dans l’Union européenne, les frontières étatiques semblent moins prégnantes, des frontières naissent entre des régions, à l’entrée des grandes métropoles, dans les aéroports internationaux, à l’intérieur des villes. Partout, l’homme rencontre des limites, des frontières qu’il contribue à construire parce qu’il ne peut s’en passer. Partout, l’homme est confronté à la frontière et, à travers elle, à l’autre, à l’altérité.

Territoire et frontière Selon Gottmann (1952-1973), le territoire est étroitement associé à l’espace géographique et au cloisonnement de celui-ci. Pour lui, le facteur psychologique est essentiel pour la compréhension du compartimentement du monde, les cloisons étant bien plus dans les esprits que dans la nature (1952). L’espace géographique, espace aussi politique, ­correspond aux espaces accessibles à l’action humaine, c’est-à-dire terres, mers et 305

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airs. L’action humaine conduit à son organisation et, celle-ci variant d’une région à l’autre, constitue une des principales causes de sa différenciation (Gottmann, 1952). Si la surface terrestre, par sa rugosité et sa diversité, participe de ses multiples facettes, l’héritage naturel n’est qu’un facteur parmi d’autres, dont le plus important est le cloisonnement du monde habité. Deux forces combinent en permanence leurs effets pour composer puis recomposer les compartiments de l’espace géographique, la circulation et l’iconographie. La circulation (y compris actuellement avec internet) est tout naturellement créatrice de changement dans l’ordre établi dans l’espace  : elle consiste à déplacer. Dans l’ordre politique, elle déplace les hommes, les armées et les idées ; dans l’ordre économique, elle déplace les marchandises, les techniques, les capitaux et les marchés ; dans l’ordre culturel, elle déplace les idées, brasse les hommes (Gottmann, 1952). L’iconographie représente une force de résistance au changement. Elle est toute empreinte de culture, celle d’un groupe, d’une communauté ou d’une société dans un territoire donné. Elle lie les hommes et les relie à leur territoire. Elle peut résister longuement aux forces de changement mais aussi s’adapter à des conditions nouvelles, confortant ou recomposant ce compartiment d’espace politiquement distinct des autres qui est le territoire (Gottmann, 1952). En étudiant l’histoire de la dialectique de la circulation et de l’iconographie dans la civilisation occidentale dans son ouvrage The Significance of Territory (1973), Gottmann dégage trois étapes principales dans l’évolution du territoire, étapes qui correspondent à trois grands tournants dans l’histoire de l’humanité. La formation de la densité a conduit à la création de la police grecque et des États plus vastes organisés le long d’un fleuve nourricier (Égypte, Mésopotamie, etc.). Ensuite vient l’époque de l’imperium universel qui commence avec la constitution de l’empire d’Alexandre et se prolonge par l’Empire romain et ses héritiers. La troisième étape est celle de la modernité occidentale, c’est-à-dire de l’État territorial ou de l’État-nation. À chaque étape, le territoire se décompose et se recompose au gré de la décomposition et de la recomposition des iconographies. Aux iconographies religieuses succède celle de l’État-nation. Selon Gottmann (1973), le mouvement vers l’étatisme et vers la souveraineté nationale, commencé au XVIe siècle, paraît avoir atteint son apogée. Une nouvelle mutation est en cours. La frontière stato-nationale perd de son efficacité ; de multiples réseaux constituent des liens qui la transcendent. Les sociétés multinationales se jouent (et jouent) des territoires sans être affectées par la souveraineté nationale. Avec les diasporas, les sectes religieuses et les organisations internationales, elles animent ce monde d’une circulation de capitaux, d’idées et d’hommes qui contestent les frontières construites et défendues par les iconographies (Prévélakis, 306

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1996). À la traditionnelle carte des cloisons politiques se superpose une carte des réseaux et des relations bien difficile à dessiner  ! Dans ces conditions, depuis les années 1990, certains auteurs évoquent la disparition des territoires (Badie, 1995). Cependant, Gottmann considère que la fin des territoires est impossible et reste persuadé de la persistance des iconographies ; des périodes de transition peuvent facilement durer pendant quelques siècles et, malgré « l’accélération de l’histoire », on ne peut pas s’attendre à ce que les cloisons élevées dans les esprits des peuples disparaissent rapidement. Actuellement, le concept de territoire se prête à de nombreuses définitions, d’autant plus nombreuses que le terme est utilisé dans différentes sciences sociales avec des acceptions diverses et qu’il joue un rôle essentiel, quasi emblématique, dans le discours de la géographie contemporaine francophone (Debarbieux, 2003). Sans négliger d’autres approches, en particulier celle de l’espace borné-contrôlé ou encore le territoire comme métaphore de l’animalité (Lévy, 2003), nous nous inscrivons dans l’approche proposée par Debarbieux  : le territoire est l’agencement de ressources matérielles et symboliques capable de structurer les conditions pratiques de l’existence d’un individu ou d’un collectif social et d’informer en retour cet individu et ce collectif sur sa propre identité. Bien que la globalisation en cours est souvent associée au nomadisme et à la volatilité des activités, il ne faut pas en déduire pour autant une tendance à la déterritorialisation, bien au contraire. Les territoires connaissent une effervescence d’initiatives très variées (Gumuchian et Pecqueur, 2007 ; Glon et Pecqueur, 2006 ; Hirsman, 1970). Ils apparaissent comme des espaces d’appropriation de nouvelles formes de développement où les sociosystèmes d’acteurs et de partenaires envisagent des projets associant les initiatives marchandes et non marchandes. De tels processus ne sont pas linéaires. Ils connaissent des pauses, des remises en cause, des vulnérabilités qui génèrent aussi des conflits tout comme les dynamiques qui émanent des territoires. Certains y voient la clé d’une régulation qui se déclinerait à un échelon local dans ce contexte mondialisé et instable (Boyer et Saillard, 1995 ; Gilly et Pecqueur, 1995). D’autres y voient le fait que le territoire est aussi un espace d’expérimentations originales ou alternatives (Gadrey, 2010 ; Arnsperger, 2009), que le système capitaliste intègre ensuite selon ses intérêts (Harvey, 2008). Dans ces différentes dynamiques de valorisation des ressources dans une optique à la fois non marchande et marchande, les sociosystèmes tentent de transformer leurs atouts en spécificités. Une dynamique territoriale peut être construite autour d’une valorisation de ressources qui s’avère reproductible d’un territoire à un autre au point de ne rien faire apparaître de particulier. L’ampleur et les choix faits par des sociosystèmes locaux peuvent aussi 307

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favoriser une spécification d’une ou de quelques ressources, c’est-à-dire qu’elles sont suffisamment particulières pour ne pas se retrouver à l’identique dans le territoire voisin. À ce qui est reproductible, des dynamiques ajoutent une unicité territoriale construite à partir de ressources spécifiées propres à ce territoire. Dans une telle perspective, le développement témoigne de choix particuliers qui ne couvrent pas la totalité des possibilités génériques mais renvoient aussi à des potentialités variables d’un territoire à un autre. Chacun d’entre eux a les potentialités pour une spécification différente des ressources. Ces différences impliquent une interterritorialité. En associant une vision marchande et non marchande des ressources, les initiatives et les projets au sein des territoires mettent souvent en avant un souci d’équité sociale et environnementale. Autrement dit, de telles dynamiques ne sont pas sans poser la question du sens du bien commun (Flahaut, 2011), d’autant qu’elles reposent sur la participation et l’implication d’individus au sein de sociosystèmes d’individus acteurs et partenaires. Non seulement le territoire demeure une échelle spatiale incontournable en dépit d’un contexte économique instable, mais il y a lieu d’y interroger les pratiques, les modes d’appropriation, les sociabilités (De la Soudière, 2010), les territorialités et le sens que l’on peut donner à cette participation qui peut revêtir des dimensions très différentes dans des contextes très variés (Di Méo, 2004-1998). Il semble d’autant plus important de le faire que ces dynamiques et ces initiatives territoriales mettent en avant une vision plus qualitative du développement qui, au final, s’appuie sur la proximité territoriale (Torre et Beuret, 2012). Elle recouvre une double dimension ; géographique et sociale, pour des individus et des groupes dont les relations et les maillages forgent à la fois des sociabilités, participent aux vécus, aux pratiques et aux activités, et contribuent aux dynamiques dans les territoires. Si cette proximité apparaît comme un élément incontournable du développement du territoire, encore ne faut-il pas le voir comme un isolat dont les dynamiques seraient strictement endogènes. Chaque territoire offre des maillages de proximité différents et la proximité sociale n’est pas fatalement géographique. Un individu ou un groupe s’inscrit dans des réseaux ouverts sur l’extérieur dont les membres ne sont pas forcément présents localement. Ces sociosystèmes d’acteurs et de partenaires s’inscrivent donc dans des échelles spatiales variées du local au global en passant par le régional, le national. Comme le rappelle Di Méo (2000), le territoire décrit l’appartenance, l’identité collective qui conditionne notre rapport aux autres, notre altérité ; il traduit un mode de découpage et de contrôle de l’espace garantissant la spécificité et la permanence, la reproduction des groupes humains qui l’occupent ; c’est sa dimension politique. Elle illustre la nature intentionnelle, le caractère volontaire de sa création. (…) Aménagé par les sociétés qui l’ont investi, le territoire constitue un remarquable champ symbolique 308

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qui se construit sur le temps long. Marié (cité par Di Méo, 2000) souligne que l’espace a besoin de l’épaisseur du temps, de répétitions silencieuses, de maturations lentes, du travail de l’imaginaire social et de la norme pour exister comme territoire. Les symboles, plus généralement les signes culturels qui caractérisent une société, participent, par leurs combinaisons à différentes échelles, à la sémiotisation de l’espace, à ce que Raffestin (1986) appelle l’écogénèse territoriale. Pour lui, le territoire est une réordination de l’espace dont l’ordre est à chercher dans les systèmes informationnels dont l’homme dispose en tant qu’il appartient à une culture. Gottmann (1952) l’affirme, les cloisons les plus importantes sont dans les esprits. Tout territoire est d’abord immatériel, imaginaire, mythique. Magris cite Urdizil, un ami de Kafka, pour qui l’identité se reconnaît dans un espace imaginaire situé derrière les nations, un territoire mouvant et fantasmatique formé de leurs collusions et de leur élision réciproque. Dans le registre du réel, la frontière présente des formes qui imprègnent l’esprit des individus : les murs, tels les Peace Walls au sein des villes d’Irlande du Nord, tel celui qui sépare les Palestiniens des Israéliens ou encore celui qui coupe Nicosie ; les grillages et les barbelés, tels ceux de la frontière qui entoure l’enclave de Melilla ; les fleuves, tels la Morava et le Danube qui séparent la Slovaquie de ses voisins autrichiens et hongrois ; les espaces vides, abandonnés, etc. Par sa présence, elle organise des territoires et façonne des identités. Au-delà du réel, la frontière s’inscrit aussi dans le registre du symbolique et de l’imaginaire. Chargée de souvenirs historiques, d’affectivité collective, elle est le miroir de la société et la fenêtre sur l’Ailleurs et l’Autre. L’Ailleurs a souvent été considéré comme la barbarie située au-delà du limes, de la Muraille de Chine, du mur ou du fleuve ; le mensonge et l’erreur sont le fait de l’Ailleurs et de l’Autre, de même que la source du danger (le continent européen face à l’insularité britannique lors des différents projets de lien fixe transmanche). Mais l’Ailleurs est aussi synonyme d’exotisme, de beauté paysagère sublimée, effaçant toute conscience du risque (Picouet et Renard, 2007). L’Autre a toujours suscité des représentations contradictoires, fluctuantes dans le temps des sociétés et des relations internationales. Au gré des circonstances, cela peut être l’envahisseur, le guerrier, le fasciste, etc. Les opinions publiques dérivent très vite dans leurs représentations de l’Autre dès qu’une divergence survient entre deux pays. L’Autre peut parfois être l’objet d’étonnement et de questionnement. La frontière est aussi un espace qui a suscité bien des mythes et légendes. Grands faits d’armes, contacts difficiles avec une nature sauvage… sont autant de faits qui ont facilité l’émergence d’une mythologie frontalière (mythologie du fraudeur et du contrebandier, par exemple). En tant qu’objet géographique, la frontière est une construction sociale qui dépend étroitement 309

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d’un contexte. Elle est créée par la société qui lui attribue ses fonctions dominantes, ses valeurs, sa signification, par ailleurs variable dans le temps long des hommes et de leurs territoires.

Territorialité et frontiéralité Nous pensons que l’objet de la géographie n’est pas seulement l’espace, mais les relations que les hommes nouent avec cet espace. Comme Di Méo (2000), nous faisons le choix d’identifier les territoires par la territorialité comprise comme un rapport à la fois personnel et social au monde. Elle participe conjointement de l’idéologie et des pratiques. À ce dernier titre, elle met en scène l’individu, l’être social et la société. Elle s’enrichit surtout de l’univers des imaginaires et des représentations. Pour le dire comme Foucher (2007), ce qui importe est moins « la » frontière que le rapport que les communautés humaines entretiennent avec elle. La frontiéralité s’inscrit donc dans le regard que les hommes portent sur la frontière et, en retour, dans les effets que la frontière exerce sur les individus, les populations riveraines et sur les nations, donc dans les relations que les hommes entretiennent de part et d’autre de la frontière. Di Méo (2000) considère que, pour chacun de nous, la territorialité, cette transformation ou réinterprétation à la fois sociale et humaine de l’espace, rassemble trois éléments associés nous reliant à l’espace géographique. D’abord, notre être au monde sur la terre, notre géographicité, c’est-à-dire notre rapport au monde qui se traduit par nos multiples pratiques associées à nos connaissances et par nos relations sociales. Ensuite, le réseau – territoire des lieux vécus. Enfin, les référentiels mentaux d’échelles multiples, toujours représentés, auxquels les pratiques et l’imaginaire renvoient : « mille plateaux » plus que véritables emboîtements scalaires. De ce point de vue, qu’il est intéressant et symbolique ce témoignage littéraire à propos d’une ville, Istanbul, dont on pourrait penser qu’elle est partagée par le détroit du Bosphore, entre deux continents, l’Europe et l’Asie et deux cultures, occidentale et orientale ! Les Stambouliotes se reconnaissent à travers les images qu’évoque Pamuk (2007). Comment ne pas le citer lorsqu’il évoque le hüzün, ce sentiment, intériorisé avec fierté et partagé, en même temps, par toute une communauté, qui signifie avoir la capacité de voir les lieux et les moments où le sentiment lui-même se mêle à l’environnement qui le communique à la ville. Extrait de Pamuk, Istanbul, souvenirs d’une ville. Je parle des fins de journée qui arrivent tôt, des pères qui rentrent à la maison un sac à la main, sous les lampadaires des quartiers retirés. Je parle aussi des bouquinistes âgés qui, après une crise économique comme il en survient si fréquemment, attendent le client toute la journée en grelottant de 310

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froid dans leur boutique, je parle des coiffeurs qui se plaignent que les gens après la crise se fassent moins souvent raser ; je parle des marins qui, un seau à la main, nettoient les vieux vapur du Bosphore amarrés aux embarcadères déserts, un œil sur la petite télévision en noir et blanc posée plus loin, avant de plonger dans le sommeil sur leur bateau ; je parle des enfants qui jouent au football dans les étroites rues pavées, entre les voitures ; je parle des femmes en foulard, un sac plastique à la main, attendant sans dire un mot un autobus qui décidément ne vient pas, à une station perdue ; je parle des hangars à caïques vides des anciens yali, des maisons de thé pleines à craquer de chômeurs, des proxénètes patients qui arpentent le trottoir, les soirs d’été, avec l’espoir de trouver un touriste bien ivre sur la plus grande place de la ville. Je parle des foules qui, les soirs d’hiver, se dépêchent pour ne pas manquer le vapur, des femmes qui, attendant leurs maris ne rentrant jamais à la maison le soir, entrouvrent les rideaux pour jeter un coup d’œil dans la rue ; je parle des vieux à turban qui vendent dans les cours des mosquées des petits opuscules religieux, des chapelets et des onguents de pèlerin ; je parle des balançoires cassées dans les parcs déserts, des sirènes des vapur dans le brouillard, des murailles de la ville, héritées de Byzance, dans un état de décrépitude avancé, des emplacements de marché qu’on vide le soir venu, des anciens tekke tombés en ruines, des dizaines de milliers d’immeubles à la face décolorée par la pollution, la rouille, la suie et la poussière, des mouettes qui restent sans bouger sous la pluie, perchées sur les pontons rouillés couverts de moules et de mousse, des immenses konak centenaires qui crachent par une unique cheminée une fluette fumée visible seulement les jours les plus froids de l’année, des foules d’hommes pêchant sur le pont de Galata… Quand on perçoit bien ce sentiment et les paysages, les endroits et les gens qui le diffusent à la ville, quand on a été élevé avec lui, à partir d’un certain point, d’où que l’on regarde la ville, ce sentiment de hüzün acquiert une netteté perceptible dans le paysage et chez les gens, un peu à la manière de cette buée qui, les froids matins d’hiver, alors que le soleil fait soudain son apparition, commence à virevolter subtilement au-dessus des eaux du Bosphore.

Le hüzün, évoqué par Pamuk, n’est-il pas la version stambouliote de la territorialité, ce que Di Méo (2000) définit comme un rapport à la fois personnel et social au monde qui s’enrichit des imaginaires et des représentations ; ce qui est capital quand on sait que le territoire d’aujourd’hui, plus qu’une réalité tangible, est sans doute, avant tout, une représentation gérée par l’individu socialisé. Comme le remarquait Halbwachs (cité par Di Méo, 2000), c’est parce que le territoire appartient à l’ordre des représentations sociales qu’il se manifeste dans des formes matérielles, de nature souvent symbolique ou emblématique. La territorialité symbolique revêt une importance sociale encore plus grande si l’on admet que tout se passe comme si la pensée d’un groupe ne pouvait naître, survivre, et devenir consciente d’elle-même sans s’appuyer sur certaines formes 311

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visibles de l’espace. Pour ses habitants, les symboles d’Istanbul se situent là où d’aucun parle de coupure ! Pamuk (2007) évoquant les débuts de la navigation dans le détroit, souligne que chacun des bateaux qui avaient commencé à transporter les voyageurs sur le Bosphore était peu à peu devenu aussi connu dans la ville que la tour de Léandre, Sainte-Sophie, Rumelihisarı ou le pont de Galata, et représentaient, en quelque sorte, par leur présence un peu excessive dans le quotidien des habitants, un symbole, comme un drapeau, qui leur rappelait qu’ils vivaient tous ensemble dans cette grande ville. Pour Hussy (2001), la territorialité est un système construit de relations. La territorialité est une construction intentionnelle modélisable, dépendant des relations interactives et médiatisées d’un ou de sujets avec un ou des objets et postulant une valeur. C’est un système de relations qu’une collectivité et ses individus entretiennent, d’une part, avec l’extériorité (ou environnement physique) et, d’autre part, avec l’altérité (les autres groupes hors ou à l’intérieur du groupe), dans la perspective de satisfaire des besoins en utilisant des médiateurs (langue, éléments matériels) afin d’atteindre la plus grande autonomie possible dans les limites du système. Ces relations sont médiatisées (Hussy, 2001) : les individus agissent selon des modèles complexes de relations avec d’autres individus ou collectivités, insérés dans des environnements dont ils font partie. Dans un tel monde, l’individu est amené à acquérir ou à rejeter des habitudes, qui conditionneront ses représentations, en fonction de rencontres avec d’autres et d’expériences territoriales. Mais la plupart de ces habitudes ne lui seront pas transmises par l’expérience pure des flux d’événements ; ces derniers lui parviennent médiatisés par le langage, l’art, la technique et la culture qui structurent ainsi sa connaissance. Les médiateurs peuvent être définis comme l’ensemble des moyens (matériels ou symboliques) qui permettent à un sujet d’agir et de communiquer. Pour Raffestin (cité par Hussy, 2001), il existe quatre grands systèmes de médiation : les systèmes technologiques (médiateurs matériels, techniques et instruments, objets et machine), les systèmes sociaux (systèmes de parenté, rôles, groupes, relations sociales, types de solidarité et de communauté, de société, etc.), les systèmes moraux et juridiques (croyances et religions, morale, éthique), le langage : toute représentation se construit à travers un langage. On a rarement affaire à un seul médiateur mais presque toujours à plusieurs systèmes de médiation imbriqués les uns dans les autres. Ce sont des instruments puissants qui conditionnent complètement la territorialité et la frontiéralité. La formation de la territorialité, en tant que représentation complexe et multiscalaire, correspond à la production d’un schème, d’une ­structure mentale au sens de Piaget. Elle se nourrit d’abord d’informations 312

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s­ensorielles et conceptuelles, puisées dans l’idéologie sociale ambiante (territoriale donc) mais aussi dans l’expérience pratique et personnelle du monde qui caractérise chacun de nous. C’est en quelque sorte la phase d’assimilation des valeurs territoriales (qui ne s’opère que dans la mesure où l’individu dispose déjà d’une collection de schèmes mentaux propres à accueillir et à assimiler de telles informations, schèmes construits au cours de l’enfance et continuellement modifiés, socialement établis donc, transformés au gré des circonstances de la vie). Cette adaptation permanente des schèmes mentaux confrontés aux réalités de l’existence correspond à une activité mentale que Piaget qualifie d’accommodation (Di Méo, 2000). Si nous suivons l’hypothèse de Hussy selon laquelle il existe une aptitude mentale que l’on pourrait qualifier de cartographique et qui privilégie l’apprentissage dimensionnel, nous voyons à quel point le langage de la carte, utilisé très tôt, dès l’école élémentaire, contribue fondamentalement à l’éducation géographique et spatiale de l’enfant et, sans doute, plus tard, de l’adolescent et de l’adulte. La territorialité se situe constamment entre deux pôles : l’un, de caractère objectif, nous met sur la voie du territoire désigné par un nom, associé à un pouvoir, à une forme de contrôle qui contribue à lui fixer des limites, à l’institutionnaliser ; ce territoire peut s’emboîter ou se juxtaposer à d’autres, pour s’articuler dans la représentation d’un individu ou dans celle d’un groupe social. À l’opposé, un second pôle surgit, qui tire vers l’individu, qui ramène celui-ci à sa pratique et à son vécu de l’espace géographique (Di Méo, 2000). La tension entre ces deux pôles entraîne d’innombrables et d’imprévisibles déformations d’un territoire constamment remis en cause par la logique des sujets – individus. Le sujet proprement dit navigue entre l’ici et l’ailleurs, entre la maison, l’un des premiers jalons d’une médiation essentielle entre son moi et l’altérité, et l’infini sans borne, à la fois inquiétant et attirant. Lorsque les cultures se superposent et les constructions politiques se succèdent, lorsque les territoires se croisent, l’individu se dote d’une identité multiple, difficile à saisir. Dans l’empire des Habsbourg, avant la Première Guerre mondiale, Magris relate combien Kafka éprouve de difficulté à faire comprendre quelle est sa nationalité à un militaire allemand  : citoyen autrichien, Kafka est praguois mais assurément pas tchèque ; écrivain de langue allemande, il n’est pas allemand ; Juif, certes, mais dont la famille s’est radicalement éloignée du judaïsme. Kafka est lui-même une frontière, les lignes de démarcation et les points de jonction passent à travers son corps, qui ressemble à ces lieux géographiques où s’entrecoupent les zones frontalières de plusieurs États. En plaçant notre étude des images de frontière au cœur de la construction de la territorialité et de la frontiéralité, nous considérons que celle-ci n’est pas seulement un simple lien avec le territoire et la frontière, c’est toujours un rapport avec 313

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d’autres acteurs (Raffestin, 1980). Les images de frontière s’inscrivent donc dans la perspective des relations, d’une part, entre les hommes et la frontière et, d’autre part, entre les hommes et les sociétés à travers la frontière.

D’autres cartographies Pour cartographier les relations, partant le mouvement, la mobilité et les connaissances, les pratiques, le vécu des individus, nous voyons trois sources utiles : les cartes mentales (André, 1998), les cartes des espaces vécus, par exemple ceux d’Emma Bovary autour de Rouen, présentés et représentés par Frémont (1972), enfin les cartes réalisées par Rekacewicz, cartographe au Monde Diplomatique. Ses cartes, réalisées à la main avec des crayons de couleur et quelques feutres, expriment un point de vue, une expression personnelle – allant jusqu’à l’inscription sur la carte d’annotations et d’exclamations, comme on le ferait d’un texte ; ces cartes racontent une expérience et une connaissance ; elles expriment le mouvement et l’humanité. Si nous reprenons les trois éléments associés qui constituent la territorialité selon Di Méo (2000), c’est-à-dire  : d’abord, notre géographicité, notre être au monde sur la terre ; ensuite, le réseau-territoire des lieux vécus. Enfin, les référentiels mentaux d’échelles multiples, toujours représentés, auxquels les pratiques et l’imaginaire renvoient : « mille plateaux » plus que véritables emboîtements scalaires. Deux des éléments, sans doute, nous semblent cartographiables dans l’esprit de Frémont et Rekacewicz, le réseau-territoire des lieux vécus et les référentiels mentaux. Dans leur ouvrage Mille plateaux (Deleuze et Guattari, 1980), les auteurs utilisent des références biologiques et, plus précisément, la métaphore du rhizome. L’idée du rhizome comme réseau de relations aux formes très diverses, depuis son extension superficielle ramifiée en tous sens jusqu’à ses concrétions en bulbes et tubercules, nous paraît, par hypothèse, exprimer le mieux les éléments évoqués de la territorialité. Quels sont les caractères du rhizome ? N’importe quel point d’un rhizome peut être connecté avec n’importe quel autre, et doit l’être. Le deuxième caractère est le principe de multiplicité qui n’a ni sujet ni objet, mais seulement des déterminations, des grandeurs, des dimensions qui ne peuvent croître sans qu’il change de nature (le rhizome des fils de la marionnette qui renvoie à la multiplicité des fibres nerveuses de l’artiste, lesquelles forment à leur tour une trame, etc.) Le troisième caractère est le principe de rupture : un rhizome peut être rompu, brisé en un endroit quelconque, il reprend suivant telle ou telle de ses lignes et suivant d’autres lignes. Tout rhizome comprend des lignes de segmentarité d’après lesquelles il est 314

Territoire, frontiéralité, nouvelles cartographies

stratifié, ­territorialisé, organisé, signifié, attribué. Il connaît un perpétuel mouvement de déterritorialisation et de reterritorialisation, les deux processus étant en branchement permanent. Le dernier caractère correspond au principe de cartographie : le rhizome se rapporte à une carte, connectable dans toutes ses dimensions, démontable, renversable, susceptible de recevoir constamment des modifications. Le rhizome est toujours à entrées multiples. Considérons le rhizome comme une représentation des relations complexes individuelles et collectives, à tous les niveaux scalaires. Les botanistes décrivent des plateaux dans le rhizome que nous interprétons comme les niveaux différents d’organisation des réseaux de racines ; chaque niveau (plateau) étant en relation avec les autres dans le sens vertical. Bateson (1995) utilise aussi le terme de plateau pour définir l’état des relations entre deux hommes se stabilisant ou se fixant à un stade. De ce point de vue, la carte serait un plateau dans le rhizome au sens de Deleuze et Guattari (1980). Elle intégrerait mémoire et pouvoir, agencement de territoire, mondes réels et virtuels. Elle représenterait la complexité des relations individuelles et collectives de part et d’autre de la frontière. Dans cet esprit, la carte ne peut être considérée comme la représentation la plus exacte possible d’un morceau de la surface de la Terre mais, aussi et surtout, comme un fragment du discours d’une culture sur le monde. « Les cartes ne sont jamais des images exemptes de jugement de valeur […], elles ne sont par elles-mêmes ni vraies ni fausses. Par la sélectivité de leur contenu et par leurs symboles et leurs styles de représentation, les cartes sont un moyen d’imaginer, d’articuler, et de structurer le monde des hommes », déclare J.-B. Harley. Toute culture a donc ses propres expressions sur le monde qu’elle habite et sur les pratiques qu’elle y déploie. La cartographie, c’est-à-dire les processus pour aboutir à une carte, sont dons très variés tout comme le sont les représentations cartographiques. Elles apparaissent plutôt comme des exercices d’anthropologie culturelle selon D Cosgrove (Cosgrove 1999). Ceux que nous appelons aujourd’hui peuples autochtones, et qui ont longtemps été dénommés sauvages, n’ont pas de cartes au sens occidental du terme. Les représentations du monde qu’ils habitent tiennent davantage des connaissances intimes qu’ils en ont. Elles sont acquises, à la fois, par les pratiques que l’individu ou le groupe a du territoire, la transmission du savoir des anciens et la place des mythes et des éléments surnaturels dans cette interprétation de l’écoumène. Ces représentations sont parfois matérialisées sous forme de peintures sur les corps, sur des écorces d’arbres ou à même le sol de manière éphémère avec du sable, de la terre, des cailloux et des brindilles, avec des iconographies très différentes de celles pratiquées par les Occidentaux. Ces représentations autochtones sont le plus souvent des cartes mentales. Lorsque l’homme blanc a ­rencontré les 315

Glossaire des mobilités culturelles

« Indiens » en Amérique du Nord, il leur a souvent demandé de dessiner ou de décrire minutieusement les contrées qu’ils connaissaient. Ainsi, les connaissances que ces « sauvages » avaient mentalement de l’espace se retrouvaient-elles retranscrites sur des cartes au sens occidental du terme, apparaissant alors non seulement comme un redoutable instrument pour la conquête et le contrôle de l’espace, mais comme un moyen aussi de se saisir des connaissances des autochtones à des fins qui n’étaient pas celles qu’ils avaient envisagées. La carte au sens occidental devient alors un instrument clé de la spoliation de ces populations. Dans le même temps, l’homme blanc découvrait l’étendue des connaissances géographiques et l’ampleur des cartes mentales de ces populations autochtones. Des Amérindiens purent ainsi décrire les régions allant du Mississippi aux Rocheuses en s’appuyant notamment sur la connaissance du chevelu hydrographique. Ces terres étaient connues de ces populations parce qu’elles correspondaient à des lieux et à des espaces de pratiques saisonnières ainsi qu’au vécu des anciens. Après des décennies de rejet et d’ethnocides, les peuples autochtones ont tenté de faire valoir leurs droits sur les terres qui étaient jadis les leurs, sur leurs héritages culturels et leur existence sociale. Dans le cadre de ces revendications, s’ils se sont souvent approprié le fond cartographique occidental c’est pour développer leurs propres cartes. De nombreux peuples autochtones ont développé une cartographie participative. Elle émane d’une demande qui leur est propre avec une implication qui se situe à deux niveaux. En tant que commanditaires, ils définissent la nature de la demande, les conditions de la réalisation. Ce faisant, ils se heurtent à une difficulté majeure, qui consiste à restituer avec une écriture cartographique propre aux autochtones des éléments qui sont traditionnellement véhiculés par l’oralité comme des vécus, des pratiques, des lieux. Mais cette particularité nous amène tout de suite au deuxième niveau. Les témoignages des membres de la communauté sont un des éléments clés de la démarche, avec une attention particulière aux plus anciens. Nous devons distinguer les cartes biographiques et les cartes composites. Basées sur les connaissances intimes et les pratiques des individus au sein d’un territoire, les premières consistent, pour chacune d’entre elles, à raconter l’histoire de la vie d’une personne sur la terre (Tobias, 2000). Ce qui est inscrit dans la mémoire et la tradition orale est raconté, collecté et retranscrit. Cette connaissance du territoire, qui jusqu’alors constitue une sorte de carte mentale propre à chaque individu, lui est révélée par une carte biographique, qui devient en même temps un élément du patrimoine collectif. Il s’agit à la fois de révéler des lieux de pratiques (chasse, pêche, cueillette, par exemple), les déplacements qui y sont liés dans des aires géographiques de fréquentation régulières et variables, notamment selon les saisons, mais aussi la présence des habitations et les savoirs localisés régulièrement utilisés. 316

Territoire, frontiéralité, nouvelles cartographies

S’ajoutent à cela les histoires et les mythes qui sont liés à l’usage et à l’occupation. Souvent superposées aux cartes biographiques, les cartes composites font plus référence à la connaissance intime du milieu, ou à ce qui est souvent appelé la connaissance écologique locale qui peut être complétée par les résultats d’études historiques. Ces démarches font émerger, depuis plus d’une trentaine d’années, une cartographie qui est une cartographie alternative – voire une contre cartographie par rapport à celle pratiquée par les Occidentaux. Les cartes autochtones tendent non seulement à être réalisées selon leurs cultures et leurs modes de représentation, mais aussi à montrer que des terres étaient jadis pratiquées par ces populations. Les usages qu’elles y déployaient sont mis en valeur, les lieux renommés en langue autochtone. La carte devient un outil pour appuyer leurs revendications sur la rétrocession des terres que ces peuples possédaient avant la colonisation et/ou leur rejet. La cartographie apparaît bel et bien comme un exercice anthropologique alternatif qui laisse une large place à la représentation des usages, des pratiques et des connaissances d’un territoire. Nous sommes, la plupart du temps, dans une approche différente de celle de l’Occidental et surtout plus dynamique. La carte apparaît aussi comme un outil de réappropriation culturelle.

→ Voir aussi : Culture et ethnicité ; Frontière ; Re-déterritorialisation ; Trans-actions / transactions / transnational. Bibliographie André Y., Enseigner les représentations spatiales, Paris, Anthropos, 1998. Arnsperger C., Éthique de l’existence post-capitaliste, Paris, Cerf, 2009. Badie B., La Fin des territoires, Paris, Fayard, 1995. Boyer R., Saillard Y. (dir.), Théorie de la régulation-L’état des savoirs, Paris, La découverte, 1995, 568 p. Cosgrove D., Mappings, London, Reaktion Books, 1999. Debarbieux B., « Territoire », in J. Lévy et M. Lussault, Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, Paris, Belin, 2003, p. 910. De la Soudière M., Poétique du village, Paris, Stock, 2010. Deleuze, Guattari, Mille plateaux, capitalisme et schizophrénie, Éditions de Minuit, 1980. Di Méo G., « Que voulons-nous dire quand nous parlons d’espace ? », in J. Lévy, M. Lussault, Logiques de l’espace, esprit des lieux, Géographies à Cerisy, Paris, Belin, collection Mappemonde, 2000, p. 37-48. Di Méo G., « Composantes spatiales, formes et processus géographiques des identités », in Annales de Géographie, n° 638-639, 2004, p. 339-363. 317

Glossaire des mobilités culturelles

Di Méo G., Géographie sociale et territoires, Paris, Nathan, 1998. Flahaut F., Où est passé le bien commun ?, Paris, Mille et une nuits, 2011. Foucher M., L’Obsession des frontières, Paris, Perrin, 2007. Frémont A., «  La région  : essai sur l’espace vécu  », in Mélanges offerts à A. Meynier, 1972, p. 663-678. Gadrey J., Adieu à la croissance. Bien vivre dans un monde solidaire, Alternatives économiques, 2010. Glos E., Pecqueur B., «  Développement et territoires  : une question d’environnement et de ressources territoriales ? », in Territoire en mouvement, n° 1, décembre 2006, p. 13-22. Gottmann J., La Politique des États et leur géographie, Paris, Colin, 1952. Gumuchian H., Pecqueur B., La Ressource territoriale, Economica, 2007. Harley J.-B., « The Map and the development of the History of Cartography », in J.B. Harley et D. Woodward, The History of Cartography, University of Chicago Press, vol. 1, 1987, p. 1. Harvey D., Géographie de la domination, Paris, Les prairies ordinaires, 2008. Hirschman A.O., Exit, Voice and Loyalty : Response to Decline in Firms, Organizations and States, Cambridge University Press, 1970. Hussy J., Le Défi de la territorialité, thèse (texte inachevé), 2001, 178 p. Lévy J., « Aux frontières de l’Europe, Lignes de partage », in La pensée de midi, n° 10, 2003, p. 9-19. Pamuk O., Istanbul, souvenirs d’une ville, Paris, Gallimard, 2007, 445 p. Picouet P., Renard J.-P., Les Frontières mondiales, origines et dynamiques, Nantes, Éditions du temps, 2007, 159 p. Prévélakis G., « Hommage à Jean Gottmann », in Acta Geographica, n° 108, 1996, p. 75-76. Raffestin C., Éléments pour une théorie de la frontière, Diogène, n° 134, avriljuin, 1986, p. 3-21. Torre A., Beuret J.-H., Proximités territoriales, Paris, Economica, 2012, 112 p.

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Trans-action/transaction/transnational Patrick Imbert

Théorie et trans-action I want to draw attention to a pernicious zero-sum logic that portrays transnationality and the « nation state » as mutually exclusive and locked in competition for pragmatic primacy. Why, instead, can these debates not work towards imagining nation-state and transnational as interlocked, enmeshed, mutually constituting ?1

Trans-action, transaction. Tel est le monde où nous vivons, qui valorise l’action du trans et crée, par cela, des rencontres nouvelles, culturelles, sociales et économiques. Mais comment définir ce préfixe de plus en plus présent ? Il s’insinue dans un continuum qui va de l’inter au multi pour aboutir au trans. Si l’inter reconnaît des limites établies et cherche à les franchir pour créer des connexions nouvelles, c’est sans mettre en question ces limites. Ces limites reposent sur un noyau identitaire stable qui permet de les imposer. Cette identité est essentialisée dès l’origine. Ainsi, un individu, un groupe, une nation reposent sur un être lié à quelque chose qui le dépasse et lui confère un fondement. Pour les frères Grimm, par exemple, il s’agit de l’âme du peuple allemand tel qu’il s’exprime de tout temps dans les contes populaires et les traditions. Le seul problème est que ces contes exprimant l’âme allemande ont été inventés et diffusés à des époques où l’idée de nation n’existait pas, pas plus que l’Allemagne d’ailleurs. L’histoire, la diachronie canonisée, confère ainsi une essence à un espace délimité qu’il faut franchir à certaines époques par l’inter – dans ce cas l’international –, afin d’assurer un meilleur fonctionnement de l’entité nationale essentialisée. Les relations établies par l’Union postale au XIXe siècle en fournissent un bon exemple. Cette entité essentialisée repose sur une perspective dualiste qui, comme on va le voir, ne permet guère de saisir les dynamiques 1

Edgar Schein cité par Ulrich Beck, Cosmopolitan Vision : 63.

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Glossaire des mobilités culturelles

c­ omplexes des Amériques. C’est ce que souligne Barbara Godard : « The re-­invention of the Americas, however, abandons such binary relations between centre and periphery, between European and aboriginal… in favour of transversal or horizontal relations…  » (Godard 2005  : 243). Pour s’affirmer comme homogène, cette entité essentialisée a besoin d’activer le paradigme intérieur/extérieur pour construire sa cohérence interne, ce qui est facilité par la capacité à s’opposer aux autres, inventés comme radicalement différents. Dans son ouvrage, Michael Shapiro critique Hegel et souligne que le sujet « se connaît lui-même à travers les autres pendant que, en même temps, il méconnaît cette dépendance et s’assume lui-même pour être entièrement indépendant » (Shapiro 1991 : 22). Dans ce cas, le but de l’État-Nation est de surcoder ce désir ontologique par des significations discursives qui dissimulent le fait que cette impulsion contre l’altérité est, en partie, manière de remplacer une cohérence interne. Ce discours conflictuel poussé parfois au délire, comme dans l’Allemagne nazie ou dans les discours nationalistes belliqueux en Amérique latine, est bien différent de l’une des trois tendances qui se manifestent de nos jours en Amérique latine. On retiendra la tendance bolivarienne, homogénéisante en référence au rêve de Simon Bolivar d’une Amérique hispanophone unie, et la tendance interaméricaine, qui veut établir une stratégie de relation efficace avec Washington et entre les pays de la région, en maintenant la volonté d’autodétermination des pays concernés et la tendance des conflits locaux entre voisins, comme on le voit pour le Venezuela et la Colombie, le Chili et le Pérou, etc. (Rojas 2010 : 4). L’inter est donc lié à la tentative de relier entre eux des essentialismes dualistes et parfois d’aller au-delà de ceux-ci, comme le soulignent la plupart des chercheurs allant de l’inter au trans. C’est le cas de Carl A. Raschke, qui se consacre aux processus pédagogiques et analyse le fonctionnement possible d’universités postmodernes liées aux nouvelles technologies et à la globalisation  : «  Because this new learning space transcends the bi-polar relationship beween teaching and learning, it abolishes all former educational archetypes… » (Raschke 2003 : 57). Parlant de transactivity et non plus d’interactivity, Raschke souligne le réseautage et la capacité à se construire dans la transaction relationnelle, dynamique bien mise en valeur par le sociologue Fredrick Barth dans Ethnic Groups and Boundaries. The Social Organization of Culture Difference. Cette entité essentialisée qu’est la nation possède une origine qui est vue comme homogène, ce qui évite de reconnaître les différences toujours présentes en toute entité. Ainsi, un bébé qui devient un jeune enfant est souvent le produit de l’influence de plusieurs discours sociaux en conflit et imposés aux parents dans leur constitution comme sujet. Un jeune 320

Trans-action/transaction/transnational

enfant, par exemple, va entendre sa mère constater (jusqu’à récemment) qu’elle est égale en droit mais que, en fait, exemptée du service militaire, elle n’a même pas le droit de voter et encore moins d’avoir un compte chèque sans l’aval de son mari, etc. L’adolescente va alors se construire dans une réflexion sur les discours nationaux et explorer la possibilité de s’insérer dans le national et d’y faire entendre sa voix. Louky Bersianik nous le rappelle dans Le Pique-Nique sur l’Acropole, Isabel Allende aussi dans La Casa de los espiritus, sans oublier Laura Esquivel dans Como agua para chocolate ou La Ley del amor. S’agirait-il alors pour l’adolescente d’une position interdiscursive qui évalue les fonctionnements de discours, l’un majoritaire et exprimant la nation, l’autre minoritaire et longtemps tu, perçu comme illégitime ou sans importance et de l’ordre des protestations féministes dans le privé ? Nous dirions, certes… au départ. En effet, l’adolescente fait face à une séparation importante du point de vue du pouvoir social et national. Toutefois, dans l’évolution des discours amenée par l’accès à l’éducation supérieure, le discours minoritaire se répand, les règlements changent, les plaisanteries dénigrant les femmes et les marginalisés, en général, disparaissent, comme le souligne Marcos Aguinis dans El atroz encanto de ser argentinos et son analyse de la « picardia ». De plus, au moins deux discours importants circulent dans l’espace national qui n’est plus contrôlé par un aéropage de « vieux machos » valorisant la bonne culture, c’est-àdire celle qui renvoie souvent à un passé folklorisé. La société tend alors à passer au multi, car les discours différents y sont reconnus et ont une certaine influence – en ce sens qu’ils ne sont plus un handicap pour ceux qui les propagent. Qu’est-ce alors que le multi ? Le multi reconnaît une certaine importance à la différence. Il ne part pas de la valorisation de l’homogène, ni d’une volonté de cohérence interne forte, ainsi qu’on peut le constater dans les textes de Charles Taylor ou de Will Kymlicka, par exemple. Il admet même les relations asymétriques entre groupes et individus, car il ne se fonde pas sur des rapports dualistes simples, comme le souligne Kymlicka : « On suppose naturellement que les droits collectifs sont des droits qu’exercent des collectivités, par opposition aux droits que peuvent exercer des individus, et l’on suppose généralement que ces deux formes de droits ne sauraient être compatibles » (Kymlicka 2001 : 58). Mais la question de la citoyenneté différenciée nécessite un nouveau vocabulaire qui échappe à la vision dualiste reposant sur le jeu à somme nulle (Imbert 2006 : 147-162). Kymlicka contrôle ce glissement vers le jeu à somme nulle en affirmant qu’il faut distinguer l’action des groupes selon qu’ils veulent s’affirmer pour contrôler la dissidence interne ou se protéger de décisions externes. Ainsi, Kymlicka complexifie les rapports pensés comme ­dualistes et met 321

Glossaire des mobilités culturelles

ensemble trois entités : les décisions extérieures des groupes majoritaires, la position des groupes minoritaires et la situation des individus dissidents dans le groupe minoritaire – à qui il accorde le droit de quitter le groupe avec compensation si cela est justifié. Penseur libéral, Kymlicka est contre l’idée que le groupe contrôle la dissidence interne. Toutefois, la force de sa réflexion est de reconnaître la légitimité de la protection face à des décisions externes menaçant les groupes minoritaires, car l’affirmation d’un individu passe, entre autres choses, par le partage de biens collectifs reçus comme héritage, notamment les héritages historique et linguistique. Dans cette capacité à échapper au dualisme où l’un perd et l’autre gagne, on établit des procédures pratiques pour gérer la différence et les multiples discours et identités qui s’accumulent dans les États-Nations, comme chez les individus qui parfois se sentent un peu perdus parmi toutes ces potentialités. Toutefois, comme l’inter, le multi repose sur des bases problématiques. C’est ce que rappelle Wolfgang Welsch : « The concepts of interculturality and multiculturalism tackle some of these ills [l’homogénéité et la propension aux conflits], but their basic flaw remains the presupposition of cultures as homogeneous islands or enclosed spheres » (Welsch 1995 : 19). Voilà qui laisse alors la possibilité de considérer le multiculturel comme une dimension angoissante ou négative, car la différence, dans ce cas, peut être vécue comme menaçante pour l’intégrité de la culture d’origine. Dans ce contexte, le sujet se perçoit comme une entité qui doit préserver les acquis plutôt que comme un noyau de réseautage ouvert aux changements et aux dynamiques par rapport auxquelles il a le pouvoir de choisir. Pour revenir au discours féminin qui a brisé l’homogénéité nationale détenue par les hommes, précisons que, de nos jours, s’insèrent aussi dans le discours féminin les hommes. Comme nous le constatons par le biais du roman Self, de Yann Martel, où le personnage principal, d’homme devient femme, se fait violer et retourne à son genre initial dans une exploration échevelée des rapports de pouvoirs liés aux luttes discursives. Chez Laura Esquivel, dans La Ley del amor, le conquistador qui soumet la femme autochtone se retrouve au cours des siècles réincarné en femme soumise au pouvoir de l’homme autochtone, etc. La réécriture de l’histoire mexicaine souligne que l’hybride valorisé par le national est une structure de pouvoir oppressive qui relègue les femmes et les autochtones dans les marges. Dans ces deux cas, on passe du multi au trans, pourrait-on dire, car on reconnaît davantage la ductilité des identités se jouant dans le relationnel que dans l’essentialiste. Le caméléonage et le passage du concept d’identité à celui d’images de soi plurielles mènent au trans. Mais le trans implique un changement philosophique important. En effet, le dualisme identitaire fondant le pseudo homogène qui s’ouvre sur l’inter conduit à affirmer le conflit, les contradictions, et à rejeter le tiers. 322

Trans-action/transaction/transnational

Il y a la vérité et les ombres, comme on le voit dans le mythe de la caverne de Platon. Par contre, le trans repose sur une logique du tiers inclus, comme le définit Stéphane Lupasco dans Logique et contradiction. Pour lui, et pour Basarab Nicolescu qui s’en inspire et définit la transdisciplinarité, le monde est complexe et la complexité ne peut être prise en charge par une perspective dualiste. Celle-ci repose sur l’axiome d’identité (A est A), de non-contradiction (A n’est pas non-A) et du tiers exclu (affirmant qu’il n’y a pas de troisième terme T qui serait en même temps A et non-A). Dans le cas de Lupasco, A est actualisé de façon prédominante et non-A potentialisé de façon prédominante sans jamais disparaître complètement, ce qui tend à rejoindre les perspectives anthropophages de Oswald de Andrade. Cette logique, comme le souligne Nicolescu2, se couple à l’idée que A et non-A sont présents simultanément dans un troisième terme T, qui les combine selon un autre plan de réalité sans en occulter ni en résoudre la dimension contradictoire. Ce troisième terme, dans les dynamiques socioculturelles contemporaines, sont les cas divers d’hybridité, de métissage, de créolisation dont parle Édouard Glissant, qui différencie l’hybridité de la créolisation par le fait que cette dernière n’est pas prévisible. Bien sûr, ce troisième terme est celui qui permet de redéfinir les rapports inégaux de pouvoir, ce sur quoi insiste Afef Benessaieh dans son texte sur les différents éléments qui définissent la transculturalité par rapport à l’interculturalité (Benessaieh 2008 : 1-13). Alors, où se situe le transnational dans cet ensemble ? Certes, dans les dynamiques géolocalisantes liées au libéralisme économique, à l’ouverture des frontières, aux échanges et à l’impact majeur et difficilement contrôlable des nouvelles technologies, des sites comme Twitter, des banques de données et des systèmes comme Google – qui sont toutefois soumis à la censure et aux attaques informatiques massives, notamment en Chine (Stumme 2010 : 12). Voilà qui souligne que les imaginaires transnationaux sont soumis à la tension, sinon à la contradiction, entre la légitimité des déplacements et les ordres sociaux divers visant plutôt la sédentarité. De ce fait, les citoyens doivent, dans plusieurs cas, se ­débrouiller dans le local pour avoir accès au mondial. L’espace transnational n’est donc 2

Il définit aussi les termes  : «  Interdisciplinarity… concerns the transfer of methods from one discipline to another ». Ainsi, les disciplines sont perçues comme étant composées d’un noyau fortement cohérent et le transfert s’effectue sans modifier la méthode. « Multidisciplinarity concerns studying a research topic not in just one discipline but in several at the same time ». Dans ce cas, il y a un sujet qui circule à travers différentes perspectives. « Transdisciplinarity concerns that which is at once between the disciplines, across the different disciplines, and beyond all disciplines ». Dans ce cas, il y a circulation de sujets et de méthodes, ce qui crée du nouveau, comme le mentionnait Jean Piaget, qui a utilisé ce mot pour la première fois en 1970 dans « L’épistémologie des relations interdisciplinaires », L’interdisciplinarité. Problèmes d’enseignement et de recherche dans les universités, 1972.

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pas déterritorialisé, comme le critiquent les intellectuels de gauche français ou européens ou comme semble vouloir le présenter Pico Iyer dans son roman humoristique et optimiste The Global Soul. Le transnational est plutôt marqué par les accès idéologiques et technologiques mondiaux dans le local. Comme on l’a vu plus haut, les espaces, comme les identités, sont relationnels et ne peuvent se penser comme des entités indépendantes des autres. Cela se voit très bien dans les entreprises à couverture planétaire visant à diffuser un enseignement mondial, comme l’organisation du Baccalauréat international, où l’on doit tenir compte de systèmes de valeurs différents pour choisir des textes à analyser qui ne demanderont ni trop de notes explicatives ni ne provoqueront des réactions négatives des points de vue moraux ou autres. De plus, il faut aussi tenir compte du désir des étudiants engagés dans des programmes internationaux de les vivre comme internationaux, et donc de ne pas faire corriger les travaux par des professeurs locaux qui appliqueraient les mêmes critères que pour les examens régionaux ou nationaux. C’est ce que souligne, par exemple, Catherine Doherty dans Local Time, Glocal Space and Glocal Identities in Transnational Education (Doherty 2008 : 160-174). L’accès à la nouveauté et les rencontres sont exaltants mais nécessitent toujours un effort pour sortir de soi, de sa culture et des habitudes qui, comme toute protection, sont aussi une prison ainsi que l’affirmait E.T. Hall.

Les textes des Amériques L’absence de désir de résoudre les contradictions To live is to risk. To risk is to rethink liberty. Erin Manning, Politics of Touch, p. xxii

En 1965 déjà, avec La Nuit, Jacques Ferron, avec son humour et l’expression de ses penchants souverainistes québécois, nous donnait la clé de notre monde des Amériques et de son insertion dans une postmodernité/postcolonialité en devenir où le trans allait se mêler à l’inter. Le personnage échappe d’abord à la stabilité identitaire et sait rejoindre ludiquement le baroque (Rousset 1962) par le biais de la traversée des eaux instables sur les ponts menant, grâce au pilote-chauffeur de taxi Alfredo Carone, un immigrant du bungalow de banlieue, enraciné dans l’ennui du diurne, au centre-ville de Montréal, ce navire-île ouvrant à la découverte d’un nouveau continent, la nuit, et à ses personnages issus d’autres cultures – comme celle des Caraïbes pour la Noire Barbara. Il n’est donc point question, ici, de rêver d’un monde homogène ou de masquer les contradictions, mais bien d’exposer des différences et de les apprécier. François/Frank, qui a fait une escapade illuminatrice dans le monde de la nuit, en revient transformé : « Envers Marguerite je ne me sentais pas coupable. Pour être infidèle, il faut le faire sous le même ciel et je revenais 324

Trans-action/transaction/transnational

d’un autre monde, du monde de la nuit dont elle était absente à celui du jour où elle allait me retrouver, aussi ignorante de ma fugue que j’en étais innocent » (Ferron 1965 : 122). François/Frank est donc passé à un autre plan de réalité, celui d’un certain réalisme merveilleux où ont lieu les métamorphoses de sa vie nocturne. Il a découvert que cultures et perspectives se croisent et ne se soumettent pas à l’unité d’une vision nationale, d’un système de valeurs et d’une éthique. A et non-A se combinent dans un T qui manifeste un autre plan de réalité symbolisé par la nuit. Simultanément, il n’est pas question de résoudre les contradictions, même s’il est nécessaire de trouver sa voie – ce qui se produit dans l’élimination du « coup de poing » autoritaire effacé par « le pot de coing » mortel pour Frank. Le personnage de François sait nous faire comprendre lorsqu’il est libéré du poids de la répression autoritaire. Certes, il se débarrasse du Frank anglo-assimilateur demandant une soumission à l’ordre et à la loi dans le contexte de la domination du nationalisme anglophone visant à réduire le poids des francophones. François reprend alors ses pouvoirs d’autodéfinition. Mais ce n’est pas pour tenter de fonder une société homogénéisante qui assimilerait les autres. Si François/Frank a vécu le biculturel et le bilinguisme soustractif visant à réduire l’inter à du mono par dépossession3, ce n’est pas pour imposer une organisation sociale qui serait une copie conforme de celle dont il vient de se libérer. Non, François s’engage dans l’imagination ludique, dans la création de nouvelles richesses culturelles. Il commente alors joyeusement les carrefours de ses cheminements de francophone ouvert aux multiples discours et aux cultures diverses : « Échevin et bouddhiste, gérant de banque et communiste, pourquoi pas  ?  » (Ferron 1965  :  122). L’important est de parvenir à vivre dans différents contextes, dans différents discours, selon des normes stimulantes, avec une capacité d’adaptation qui ne fige pas l’espace dans des oppositions excluantes, qui ne part pas de principes préconstruits demandant ensuite de se référer à la tolérance pour accepter le différent. Pour Ferron en 1965, comme pour Yann Martel par la suite, une forme d’ambivalence est à l’œuvre. Elle permet de bâtir une société en mutation qui affirme sa voix en incluant le plus de perspectives possibles, car l’héritage est dans l’avenir : « Le Québec est grand, je n’en doute pas, mais il laisse place encore au reste du monde » (Ferron 1965 : 127), affirme François. Autrement dit, Ferron, en plein dans la montée du discours valorisant l’identitaire et l’indépendance, et avec lui des tendances mono visant une identité homogène, propose un discours qui joue non pas le multiculturel mais le transculturel, puisque les images de soi 3

C’est ce qu’explore plus tard un auteur franco-ontarien comme Patrice Desbiens dans L’homme invisible/The Invisible Man.

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s­ ’accumulent dans l’utilisation de discours différents. Et, pour le jouer, il faut justement que, par-delà la domination du discours répressif et colonisateur représenté par l’alter ego Frank anglophone, François francophone puisse s’affirmer dans l’ouverture à l’altérité, celle du désir du féminin retrouvé dans sa femme, et celle des différences ethniques. Pour s’ouvrir à l’autre, il faut ne plus être obligé de réagir contre la domination tentant d’imposer une unité, mais pouvoir vivre une ambivalence qui permet à l’autre de trouver une place en soi4. François, dans La Nuit, représente ainsi l’ambivalence dans l’énonciation, un cheminement qui est un avoir lieu plus qu’un lieu identitaire, un processus dans une visée vers un but toujours inachevé. Voilà qui correspond à ce qu’explique Bhabha : « […] the problematic of political judgment cannot be represented as an epistemological problem of appearance and reality or theory and practice or word and thing. Nor can it be represented as a dialectical problem or a symptomatic contradiction constitutive of the materiality of the “real” » (Bhabha 2004  : 36)5. En effet, dans La Nuit, point de recherche de la contradiction, point de désir de la résoudre en un fonctionnement tout hégélien. La contradiction n’en est pas une dans un autre plan de réalité. La promesse des Amériques passe par l’ambivalence qui est écoute, désir, adaptabilité. Ainsi, les remarques de François manifestent une indépendance d’esprit certaine. Elles rejoignent des dynamiques, des actes de langage (Austin 1962) qui mêlent constatif et promesse. Tout changement ouvert au multiple est une déclaration d’indépendance vis-à-vis des traditions, du confort, des stéréotypes, des situations établies et des ressentiments qu’elles causent. Par sa pérégrination noctambule, François déclare maintenant qu’il s’appartient, ce qui ouvre sur l’exploration des conséquences positives du changement. En effet, dans La Nuit, la productivité des significations dépasse l’angoisse de la perte. Cela est très clair pour François, qui affirme  : «  De sorte que, ne sachant trop où j’allais, je n’avais pas lieu de m’alarmer »6 (Ferron 1965  :  12). Il est ouvert à des situations winwin, notamment quand il évoque la relation avec son épouse et qu’il affirme : « […] je venais de lui rendre [son âme] tout bonnement, sans y prendre garde, du fait que j’avais retrouvé la mienne. C’était beaucoup 4 5

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Voilà qui est beaucoup plus intéressant que le roman Les confitures de coings, qui est une réécriture en partie stéréotypée, pédagogique et politique de La Nuit. Nous traduisons : « […] la problématique du jugement politique ne peut être représentée comme un problème épistémologique d’apparence et de réalité ou de théorie et de pratique, ou de mot et de chose. Cette problématique ne peut non plus être représentée comme un problème dialectique ou comme une contradiction symptomatique de la matérialité du “réel” ». Voilà qui est l’opposé de l’inquiétude face au changement et à ce qu’on pourrait perdre, comme on l’observe dans le cliché « tu sais où tu t’en vas » repris par un personnage de Gérard Bessette dans La Bagarre, Montréal, CLF, 1958, p. 9.

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plus normal ainsi, d’avoir chacun son âme. Vraiment, nous avions été trop économes… » (Ferron 1965 : 132). Ce fonctionnement qui met en scène les contradictions sans vouloir les résoudre est lié au monde du trans qui, chez Ferron, passe par un national échappant aux contraintes du colonial – du not quite au sens de Homi Bhabha –, où le dominant tente toujours de réduire l’autre à de l’inadéquat, à moins et, si possible, moins que rien, pour imposer un ordre unique où même l’inter se réduit à une peau de chagrin.

Réincarnations Mon véritable pays est là où je deviens ce que je veux être. Ying Chen, Quatre mille marches, p. 12.

On vient de le voir, vivre dans le maintien des contradictions, dans la tension du désir affirmant le local national tout en étant traversé du mondial, mène à une technique romanesque bien particulière, celle où le personnage se construit comme « plusieurs », affichant ses multiples images de soi. Certes, il élimine un alter ego gênant et devient lui-même à travers un rite de passage nocturne qui l’aide à redevenir autre. Une autre incarnation de lui se met en place car il n’est plus A dominé par non-A dominant. Il échappe au dualisme se résolvant en monisme et s’affirme comme A. Mais cet être seul temporaire lui permet de transformer les rapports de pouvoir avec les autres, car il est alors capable d’explorer la variété des relations. Le nouveau A n’est pas essentialisé mais connecté à d’autres non-A (eux-mêmes en processus de rencontre avec A), ce qui l’aide à capitaliser les cultures et les savoirs, puis le transforme en T (pour trans). Il s’agit d’un travail qui est « in progress » dirait Peirce (Andacht et Michel 2009 : 130-140). Cette métamorphose modifie la technique de construction du personnage du roman traditionnel à visées réalistes, où il est perçu comme vraisemblable et dont l’identité est lisible et prévisible. Cette métamorphose met aussi en valeur les liens entre la temporalité, les plans de réalité qui incluent une forme de réalisme magique, la constitution du personnage et l’espace à la fois local, non homogène et global dont les dynamiques, échappant au monologique et à l’inter, ouvrent sur le trans – en particulier le transnational. Ces métamorphoses sont encore plus évidentes chez Laura Esquivel. Ses textes ont pour rôle de déplacer la recherche de la durée longue qui obsède les Amériques et dont parle Gérard Bouchard7. Au Mexique, en effet, pour atteindre une durée longue légitimant l’occupation de 7

Pour une acception différente de ce concept et son lien avec les identités des Amériques en concurrence avec les identités européennes voir  : Gérard Bouchard et Michel Lacombe, Dialogue sur les pays neufs.

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l’espace, on joue sur l’idéologie du métissage. Les Mexicains sont les descendants des populations précolombiennes, comme l’évoque Diego Rivera. Cette idéologie officielle – dont se réfère notamment le Parti révolutionnaire institutionnel – permet de masquer l’exclusion profonde dont souffrent à la fois les femmes et les populations autochtones non métissées. Si Laura Esquivel vise au même but de la durée longue, c’est en rejetant la version officielle désinformatrice. Pour cela, elle critique le canon historique de l’histoire officielle et lui supplée le savoir de la mémoire et, notamment, celle des victimes femmes et autochtones. Elle propose la durée très longue de l’instant, où la victime exclue se fait bâillonner par les lyncheurs. En effet, cet instant est à la fois éphémère dans sa violence immédiate et très long, par son impact sur la victime et par la mémoire de cette violence transmise dans la culture. Comme l’affirme Girard au sujet de Jésus, «  Il faut que cette victime réussisse à nous atteindre au moment où la violence lui ferme la bouche » (Girard 1978  :  317). C’est cet instant crucial que Jacques Ferron et Laura Esquivel, jouant du réalisme magique, saisissent, et auquel, par les jeux sur les réincarnations et, pour Laura Esquivel, sur les changements d’orientation sexuelle, ils donnent une ampleur exceptionnelle et originale. Cet instant est l’expression même du désir de ne pas nier les contradictions et de ne pas les résoudre. Il est instant et durée longue, il est violence réelle prise en charge par le savoir qui, dans sa contestation de l’histoire officielle, est action. Finalement, il est l’expression du réalisme (magique) de la fiction, plus objective que le discours historique masquant les crimes de l’institution sous l’oubli ou la désinformation affirmant une égalité de droit bien loin du vécu.

Du littéraire au politique Ce que font Jacques Ferron et Laura Esquivel souligne que l’État-­ Nation, souvent, n’efface pas les autres cultures mais gère leur minorisation par l’imposition d’une hiérarchie des cultures à l’intérieur d’un projet unifié. Dès lors, tous les degrés de gestion sont possibles. On peut assister à des tentatives autoritaires d’assimiler les cultures minoritaires, comme il en a été avec le règlement 17 interdisant longtemps l’usage du français dans les écoles de l’Ontario ; ou avec l’imposition dans les échanges au travail de la langue de la riche minorité anglophone dans le Québec d’avant 1960. Mais il peut aussi s’agir d’un multiculturalisme qui favorise la ghettoïsation, comme chez lord Tweedsmuir (Imbert 2004 : 15-66) dans le Canada des années 1930, suivi d’un multiculturalisme bureaucratique, critiqué par Neil Bissoondath dans Le Marché aux illusions. Mais cette gestion peut aussi être fonction d’un interculturalisme qui demande aux enfants des immigrants d’apprendre le français en fonction d’un multiculturalisme canadien plus souple du point de vue de la langue, puisque, 328

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de toute manière, si l’on veut pénétrer les centres et réussir intellectuellement et économiquement, mieux vaut maîtriser l’anglais, ce qui n’empêche pas d’être multilingue, pour l’avantage qu’il offre dans le contexte concurrentiel et globalisé contemporain. Comme le souligne Daniel Bonilla Maldonado au sujet de la constitution multiculturelle de Colombie, inspirée des théories multiculturalistes de Charles Taylor et Will Kymlicka, une autorité définit toujours un projet national et celui-ci ne peut intégrer complètement l’ensemble des valeurs de tous. En effet, peut-on admettre que les malades soient abandonnés dans les forêts comme dans certains groupes autochtones d’Amazonie ? Dans ce cas, il est nécessaire d’imposer certains éléments d’un projet commun fondé par les principes du libéralisme occidental – soit la rationalité, le progrès scientifique, l’égalité devant la maladie, une conception de la valeur de l’individu, etc. Tout cela s’impose en fonction de ce qui est préférable de faire ; même si cela implique de construire des cliniques dans des lieux rapprochés des espaces de vie de ces groupes, avec la conséquence du passage d’une culture relativement authentique – car relativement isolée – à une culture très minoritaire vivant des changements où l’inter est à sens unique. Ainsi, dans le rapport entre une culture et une autre, il y a souvent des limites qui ne peuvent être franchies. C’est le cas dans les rapports entre le national et le local, comme dans les rapports entre le national et le transnational. Le politique et le juridique ne peuvent qu’élargir les options en fonction d’une préférence qui fait partie d’un projet culturel, social et économique  ; projet défini par un ensemble à l’écoute de sa propre majorité, laquelle est généralement composée d’individus nés dans des endroits différents et participant de traditions éloignées, mais d’accord, en général, dans les Amériques, pour reconnaître le projet libéral comme préférable pour développer les potentialités individuelles et collectives de tous. Là aussi, comme pour la fiction, des recherches comme celles de Kymlicka ou de Bonilla Maldonado fonctionnent comme une réflexivité critique sur les codes culturels et sociaux partagés. Ces recherches soulignent que, s’il faut reconnaître les contradictions, il n’est pas possible, simultanément, de les déplacer – encore moins de les résoudre – toutes, et que, de toute façon, cette utopie n’est pas souhaitable. Par rapport à la situation des discours juridique et politique, la fiction et sa récente technique de la réincarnation soutiennent cet effort de ne pas résoudre les contradictions, mais de les vivre. Elle permet de saisir l’autre en soi (Lévinas 1961) en une dynamique qui accumule les savoirs au sujet du transhistorique et du transnational. Fondée sur la r­éincarnation, la narrativité romanesque se sépare de l’histoire canonique nationale qui assure ses oublis dans la sélection archivistique ­reposant sur la durée 329

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h­ istorique – à visée monologique et contrôlée par des élites mâles. Elle se consacre à manifester les violences occultées8 et bouleverse ainsi à la fois la structure narrative vraisemblable et la pseudo-cohérence du personnage traditionnel, qui passe normalement par une lente maturation afin d’être crédible. Mais les narrativités contemporaines font aussi autre chose que les discours politiques. Elles modifient les liens entre la temporalité et la causalité, car, en elles, ces termes s’apparentent plus à une logique de la métamorphose ou de la métaphore que de la causalité temporelle vraisemblable. Ce vraisemblable est d’ailleurs fondé sur le Grund, au sens que lui donne Milan Kundera (1995), c’est-à-dire les motivations profondes liées à une essence du personnage, qui se révèle petit à petit, et à un espace défini par la description réaliste. Grund, « sol », en allemand, en même temps que « motivation » ; les motivations étant souvent bien plus éloignées de la ratio que proches du consensus territorial9 national, comme l’ont démontré les nationalistes européens fanatiques lors de la Deuxième Guerre mondiale (Scilar 1981). C’est ce lien entre territoire et invention de l’histoire avec ses exclusions occultées que décontextualisent/recontextualisent les réincarnations qui structurent La Nuit de Jacques Ferron, et encore plus clairement La Ley del amor de Laura Esquivel – en ce qu’elle propose dans la séduction esthétique et multimédiatique des enjeux nouveaux. Ces nouvelles vies se manifestent aussi d’une manière toute thématique dans les rêves d’immigrants pauvres, mais énergiques, qui décident de changer complètement d’existence, comme on le voit par exemple chez Yann Martel (Histoire de Pi) ou Didier Leclair : « Or, j’étais à Toronto pour tourner la page. Et personne, même pas un héros sans laurier, n’allait m’empêcher de le faire. Personne n’allait briser mon rêve » (Leclair 2000 : 111). Quelques pages plus loin, l’auteur indique : Je désirais être englouti par la cité, me perdre dans ses rues afin de ne plus revenir en ces quatre murs. Je caressais le secret de me métamorphoser en une créature nouvelle, sans passé, sans douleur, et surtout, sans regret. Je souhaitais une mutation violente et rapide. Je ne tenais pas à appartenir à une génération d’immigrants inadaptés. Tout devait commencer par moi, l’oubli et le renouveau. Je devais apprendre à naître au cœur de l’Amérique (2000 : 120).

Pour cela, les écrivains produisent des textes transmédiatiques, transculturels et transdiscursifs, comme le Codex Espangliensis, de G. ­Gómez-Peña, 8 9

Et quoi de plus occulté que la mimésis d’appropriation et le processus victimaire, dirait René Girard ! En fait, cela est proche de la coïncidence car on ne choisit pas l’endroit où l’on naît. Par contre, on choisit le pays où on émigre.

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E. Chagoya et F. Rice, où les collages et pastiches débouchent sur un ­kaléidoscope composé des expériences des Amériques, sans élément dominant, car nahuatl, espagnol et anglais coexistent dans des espaces partagés ouvrant sur l’accumulation des savoirs et des images de soi en un trans permanent.

Conclusion Le transnationalisme s’échange dans la rencontre, entre ceux qui sont d’ici et qui apprennent l’ailleurs et ceux qui viennent d’ailleurs et qui désirent se fonder ici. Dans la fiction, le mythe du caméléon remplace celui de la racine (Imbert 2009 : 68-82) – dont les discours politiques et juridiques jouent encore fortement. Quand la fiction se permet l’exploration du trans et du transhistorique menant au transnational, le politico-juridique valorise l’interculturel, comme au Québec, ou le multiculturel, comme au Canada, aux États-Unis ou en Colombie. Les définitions des préfixes et de leurs conséquences dépendent de professionnels qui doivent démontrer une efficacité liée au bon fonctionnement de l’État-Nation. C’est dire que, dans cette question du trans, la littérature s’est en partie détachée de sa capacité à servir l’État-Nation – construit autour de la langue nationale – pour se diffuser comme réflexivité sur des processus relationnels qui débordent les frontières politiques. Seraitce alors que la littérature manifeste une dissidence par rapport aux institutions, et rejoindrait les rêves de Goethe d’une WeltLiteratur ou, pour les francophones, d’une littérature monde ? Si tel est le cas, il faut alors considérer la traduction comme partie intégrale de la production d’une œuvre, et voir le texte littéraire comme construit, sinon inventé, par les récepteurs dans une production de significations parfois imprévisible. Le texte littéraire n’est plus nécessairement centré sur une origine – celle de l’auteur et de son espace originaire. Voilà qui ne peut qu’ouvrir des perspectives sur la réorganisation des Facultés des arts et nous orienter vers des études non plus centrées sur des matières limitées par des départements, mais sur des problématiques traversées par la possibilité de comparer des discours et des rencontres culturelles. C’est ce que souligne Alfonso de Toro qui critique les découpages départementaux devenus contreproductifs : « la estructura de institutos (“Departamentos”) no corresponde al desarrollo científico, ya que todo desarrollo que vaya contra los intereses creados por un estatus quo determinado es considerado como un peligro ».

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→ Voir aussi : Mutations identitaires ; Variations ; Lectures radicantes.

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Transhumance Oumar Sy Dans les pays sahéliens, le pastoralisme demeure la principale activité de valorisation durable d’une région aux conditions naturelles fragiles et irrégulières. Au Ferlo, cette forme d’élevage est très adaptée aux grandes variations saisonnières et interannuelles des ressources végétales et ­hydriques. L’essentiel des travaux réalisés sur le pastoralisme au Ferlo au cours des années 1950 (Dupire, 1970 ; Grenier, 1956 ; Grosmaire, 1957) établit une forte corrélation entre l’ouverture des forages à grand débit et le déclin progressif des mouvements pendulaires Waalo-Jeeri1. Au cours des années 1970-1990, des auteurs comme Barral (1982), Santoir (1983), Ba (1986) et Toure (1990) insistaient sur les conséquences de la « sédentarisation » qui en a résulté. La réactualisation des études sur cette technique de gestion des ressources naturelles et de l’espace, au début des années 2000, a permis de montrer sa complexité ainsi que l’augmentation de l’amplitude des mouvements et de leur durée, du fait de l’importance des effectifs (petits ruminants en particulier) et de la saturation de l’espace pastoral traditionnel (Sy, 2003 ; 2006 ; 2010 et 2011 ; Diop, 2001 ; 2007). Malgré l’importance de la production scientifique sur le pastoralisme, ce système de production reste insuffisamment connu – sans parler de sa fonction dans la mise en valeur de l’espace trop souvent ignorée –, alors même qu’il connaît des mutations rapides que lui dicte son environnement : changements socio-économiques (démographie, globalisation des marchés), écologiques (changement climatique) et institutionnels (désengagement de l’État, décentralisation). La recherche doit accompagner l’évolution de tels systèmes pour mieux les faire connaître et répondre aux conséquences liées aux changements, sources possibles de conflits. Si la définition des concepts liés à la mobilité est largement partagée, il en est de même de la pertinence de la stratégie dans les écosystèmes sahéliens, mais pas pour autant quant à sa compréhension par certains décideurs et autres acteurs du développement rural – qui souhaiteraient 1

On distingue les terres de la vallée affluviale du fleuve Sénégal (Waalo) de celles du plateau (Jeeri).

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confiner le pastoralisme au seul terroir de l’agriculture. Les exemples analysés dans ce texte sont tirés des pratiques pastorales peules du Ferlo, le Sahel Sénégalais.

Les facteurs de vulnérabilité de la région du Ferlo obligeant la mobilité Dans les marges sahéliennes comme le Ferlo (l’une des régions les plus marginales du Sénégal), la principale forme de mise en valeur de l’espace reste le pastoralisme. Celui-ci est caractérisé, à la faveur d’une certaine complémentarité avec d’autres régions écogéographiques (Vallée du fleuve Sénégal, bassin arachidier et Niani agrosylvopastoral), par plusieurs régimes de mobilité et l’accès partagé aux ressources naturelles. S’il est fondamentalement affecté par les aléas climatiques, il l’est aussi par les politiques publiques et sectorielles de l’agriculture (sédentarisation et intensification) tendant à réduire cette mobilité – qui a, jusque-là, assuré la pérennité du système – et à compromettre l’accès aux ressources pour un cheptel de plus en plus à l’étroit dans son domaine traditionnel – fortement convoité par les activités agricoles. Sur le plan administratif même, la région est insuffisamment prise en compte dans les programmes de développement. Avec ses espaces attenants, elle correspond, en effet, à différentes marges  : sud des régions de Saint-Louis et Matam, est de Louga, nord de Diourbel, Kaolack et Kaffrine, et nord/ouest de Tambacounda ; morcellement qui rend difficile toute politique de développement régional. La région est très vulnérable sur le plan pluviométrique, dans la mesure où la mousson n’y est présente que trois mois dans l’année. Si l’essentiel des précipitations (environ 90 %) est concentré entre août et septembre, leur variabilité interannuelle, avec une succession de phases ou d’années caractérisées par un différentiel de précipitations extrême, explique la vulnérabilité climatique de la région. Les déficits pluviométriques notés au cours de ces soixante dernières années ont eu notamment pour conséquences l’appauvrissement de la diversité et de la production primaire. Malgré cette vulnérabilité, différents types de points d’eau sont utilisés, selon la saison, pour exploiter les autres ressources pastorales : pâturages, réseau de points d’eau temporaires (mares) et permanents (puits traditionnels ou modernes, forages), etc. (Sy, 2010). Cette situation oblige les pasteurs à recourir à la mobilité pour améliorer leurs productions. Celle-ci est le fait de tous les pasteurs de la région – particulièrement les Peuls, qui en constituent la principale ethnie sur laquelle porte la présente étude. Aux Peuls s’ajoutent les Wolof et les Seereer, agropasteurs installés respectivement au centre et au sud. Les Maures s’activent aussi dans le commerce transfrontalier du bétail et 336

Transhumance

l’élevage transhumant. À ces différents groupes se mêlent des transhumants venant chaque année du Bassin arachidier (Peuls et Seereers), du Mali et de la Mauritanie. Si les pratiques et les types de mobilité – dont la transhumance, objet de cet article, est l’une des variantes – peuvent varier selon les objectifs des différents groupes, tous obéissent à l’impératif pastoral.

Du concept de « transhumance » et de quelques notions associées Pendant longtemps, l’élevage transhumant a été tenu pour responsable du surpâturage et de la désertification au Sahel (Aubreville : 1949). Cette vision négative de la mobilité, prônant au contraire une « modernisation » basée sur la sédentarisation, sera, par la suite, battue en brèche par les travaux de Bourbouze et al. (2002), montrant l’importance, justement, de cette mobilité pastorale dans la lutte contre la désertification. Celle-ci prévient en effet les risques liés à une pâture continue et sélective des espèces les mieux appétées. Colin de Verdière (1995) a ainsi montré que l’élevage transhumant était de 20 % plus productif par rapport au sédentaire, du fait de la recherche permanente de meilleures conditions pour le troupeau. Des travaux de recherche consacrés à l’analyse des stratégies d’occupation de l’espace et d’exploitation des ressources naturelles (Sandford : 1983 ; Swallow :1993 ; Swift & Toulmin : 1992 ; Behnke et Scoones : 1992) ont mis en évidence l’intérêt écologique de la mobilité pastorale et souligné l’urgence de sécuriser cette pratique qui optimise l’exploitation des parcours, d’une part, par la répartition de la charge animale sur l’ensemble de l’espace, de l’autre, par l’entretien des terrains sans grand dommage pour l’environnement, insistant sur la viabilité d’un système doté de réelles capacités d’adaptation qui s’appuie sur des connaissances empiriques et un savoir-faire (Marty et al., 2006). Le concept de « transhumance » est souvent associé ou comparé à celui de nomadisme. Pour Bernus et Centlivres-Demont (1982), le nomadisme pastoral peut se définir comme l’exploitation d’un espace aux ressources précaires, variables et dispersées. Il mobilise tout le groupe humain, disposant d’un habitat transportable ou suffisamment sommaire pour être reconstruit à chaque étape. La transhumance, par contre, ne concerne que des bergers conduisant périodiquement des troupeaux sur des pâturages saisonniers à partir d’un campement permanent. Brunet et al. (1992) définissent la notion de «  mobilité  » comme forme de mouvement s’exprimant par le changement de position. Une telle définition préfigure l’élasticité du concept  : mobilité sociale, professionnelle, géographique, etc. Nous nous intéresserons ici à ce dernier type de mobilité, qui se manifeste par des migrations, des déplacements 337

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quotidiens, saisonniers ou à plus longue période, induisant la séparation entre les lieux de travail et d’habitation – ou entre le campement et les zones de parcours du bétail. Les déplacements d’animaux, accompagnés ou non, peuvent prendre plusieurs formes. En milieu pastoral, les plus connus sont le nomadisme et la transhumance. Si dans le Sahel sénégalais ce dernier type est le plus fréquent, pour les populations pastorales il en existe une diversité selon, notamment, la durée et les caractéristiques du mouvement. Brunet et al. (ibid.) caractérisent le « nomade » comme un pasteur itinérant qu’ils distinguent du semi-nomade, lequel dispose d’une base autour de laquelle s’organisent les pérégrinations avec des relais et des repères précis – cette semi-nomadisation correspond, pour nous, à la micro-transhumance. Par contre, ils définissent la « transhumance » comme des migrations annuelles codifiées ; un transfert de troupeaux entre des pacages complémentaires par leurs ressources saisonnières, avec, parfois, des étapes intermédiaires. George et Verger (1970) insistent, quant à eux, sur le caractère saisonnier du rythme des oscillations du cheptel, la longueur des parcours et la recherche d’un accueil saisonnier dans une région complémentaire ; la distinction d’avec le nomadisme venant du fait que le groupe humain n’accompagne pas en totalité les troupeaux. Les définitions fournies par Bonte (2006) pour distinguer «  nomadisme » et « transhumance » nous paraissent plus pertinentes. Selon lui, en effet, « le nomadisme implique des déplacements plus ou moins réguliers, liés à la variabilité des ressources végétales exploitées par les troupeaux, et concerne l’ensemble des groupes qui se déplacent au sein d’un territoire plus ou moins exclusif d’autres groupes humains ». Alors que « la transhumance se manifeste par des déplacements réguliers entre deux pôles au moins qui ne concernent qu’une partie des groupes impliqués. Il existe, en fait, toute une série de situations intermédiaires qui rendent difficile l’établissement d’une typologie  »2. Il ajoute que « l’ambiguïté du terme de transhumance, quand on tente de l’opposer à celui de nomadisme, tient au fait qu’il peut rendre compte soit de la régularité des mouvements qui entraînent périodiquement et en fonction de repères spatiaux bien fixés les déplacements de groupes humains, soit du fait que seule une partie de ceux-ci (pasteurs) pratiquent ces déplacements, l’autre partie pouvant avoir simultanément un mode de vie sédentaire ». La mobilité peut ainsi se décliner sous l’une des trois formes suivantes : –– Transhumance – ou mobilité saisonnière régulière entre un terroir « d’attache » et des terroirs « d’accueil » ; 2

Cette diversité sera appréhendée dans la 3e partie illustrative de la mobilité au Ferlo.

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Transhumance

–– Nomadisme – caractérisé par une mobilité de l’ensemble du ménage sans point d’attache ; –– Migration – impliquant, dans le cas le plus défavorable, le changement de terroir d’attache de l’ensemble du ménage. Nous insistons sur le premier concept, que nous définissons comme « un ensemble de mouvements saisonniers, de caractère cyclique, intéressant la totalité ou une partie du troupeau, qui l’effectue à l’intérieur de parcours coutumiers sous la conduite de certains membres de la famille ». Nous nous appuierons sur une sélection de l’abondante littérature concernant ce concept et des concepts annexes pour illustrer le mode d’évolution de la mobilité pastorale dans le Ferlo, en particulier, et les espaces attenants, aujourd’hui régulièrement parcourus par les pasteurs.

Bibliographie sur la mobilité au Ferlo Depuis des millénaires, les pasteurs ont développé des stratégies de sécurisation de leur système de production adaptées à la variabilité climatique des milieux semi-arides et, partant, à la dispersion des ressources pastorales. La mobilité des pasteurs et des troupeaux est l’une de ces constantes. Swift (2008) assigne à la mobilité pastorale trois objectifs majeurs : la production, les échanges et l’évitement (commandé par des événements exceptionnels, conflits et autres). La mobilité pastorale au Sénégal a été étudiée par plusieurs auteurs (Grosmaire : 1957 ; Santor : 1977 et 1983 ; Gomez : 1979 ; Barral : 1982 ; Ba : 1986 ; Toure : 1990) ; études réactualisées récemment (Diop : 2001 ; Sy : 2003 ; Sy et Diop : 2010 ; Leclerc et Sy : 2011). Si les premiers mouvements dans le complexe Kooya-Waalo ont été globalement de type pendulaire (nord/sud) et dictés par la complémentarité dans l’utilisation des eaux des mares (pluviométrie) et du fleuve dans la région de la vallée du Ferlo – le Boumoun tarissait en saison sèche et les points d’eau étaient des puits ou des puisards –, les déplacements se faisaient souvent parallèlement à la vallée – quoique variables par endroits (Benoit : 1988). La mobilité des groupes d’éleveurs peuls, qu’ils soient de la Vallée alluviale du fleuve Sénégal (Fulbe waalo) ou du plateau (Fulbe jeeri), renvoie aux caractéristiques des régions exploitées et aux techniques de mise en valeur appropriées. Pour les deux groupes, l’essentiel était de pouvoir, en saison sèche, exploiter de façon complémentaire les pâturages verts après la décrue et, en saison des pluies, utiliser les mares et pâturages du Jeeri. De telles stratégies d’exploitation saisonnière des ressources naturelles assuraient ainsi sur l’année un pâturage vert et un abreuvement quotidien pour le bétail, et deux récoltes de mil et de sorgho – une dans le Jeeri, une autre dans le Waalo – pour la population. 339

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La diversité des rythmes de déplacements permanents, saisonniers ou conjoncturels suivant les époques mise à part, l’élevage traditionnel impliquait la mobilité du bétail comme mode de gestion de risques majeurs d’ordre politique, sanitaire, climatique et écologique. Gomez (1979) a essayé d’expliciter les fondements écologiques de la transhumance et leur déroulement dans le temps et sur l’espace en classant les mouvements de transhumance en trois catégories : grande, petite et commerciale. La première, consécutive à un déficit pluviométrique sévère, peut s’étendre sur 200 km. La seconde, ou micro-transhumance, dépasse rarement 7 km et a lieu en saison des pluies pour éviter les zones de cultures. La troisième est davantage tournée vers la spéculation laitière autour des villes. L’ouverture de forages profonds, au début des années 1950, a bouleversé les conditions d’occupation et d’exploitation du milieu. L’administration coloniale se proposait, dans un premier temps, d’implanter les forages le long des axes de transhumance afin de transformer les itinéraires en routes jalonnées de forages et d’abreuvoirs. Le second temps correspondant à l’option de fixer les pasteurs et leurs troupeaux. À travers l’hydraulique pastorale, le forage doit devenir « le cœur » du terroir qu’il dessert, dans l’intention de mener à la sédentarisation et au développement de l’agriculture (Santor : 1983 ; Toure  : 1997). Passant des vastes territoires pastoraux aux Aires de Desserte des Forages (ADF), les pasteurs ont fait du « micro-nomadisme » à l’intérieur de leur ADF tant que les conditions pluviométriques étaient normales (Barral : 1982). Si les conséquences dramatiques de la sécheresse de 1972-1973 ont montré la fragilité de ce projet étatique de sédentarisation des éleveurs, la réaction des pasteurs par rapport à la crise, leur rétablissement et les résultats obtenus par la suite les ont confortés dans leurs logiques (Santor  : 1977). Par ailleurs, les leçons tirées, dans les années 1990, des expériences de pâturage à charge contrôlée, à Widou – dans le nord du Sénégal –, par la coopération allemande, confirment l’efficacité du pastoralisme (Thebaud et al., 1995). Comme le chante le parolier sénégalais Youssou Ndour : « linga jappoon ba mel nii, bouko bayeeti jig nala » (« la vérité que prouve l’expérience, il ne faut pas la dédaigner »). Au cours des années 1980, la remise en cause de la complémentarité écologique entre la vallée (waalo) – devenue hydroagricole avec la mise en service des barrages – et le plateau (jeeri) a été un facteur de perturbation de la mobilité pastorale régionale ; les différents acteurs ne parvenant plus, comme par le passé, à concilier leurs différentes activités (Toure : 1997). Si, avec le manque de pluies, la dégradation des pâturages du Kooya s’aggravait, les effectifs animaliers, paradoxalement, augmentaient de façon sensible (Sy et Diop : 2010). Devant cette situation, les 340

Transhumance

populations pastorales ont adopté des mouvements pendulaires d’un autre genre, provoquant : –– le phénomène de seedaano, ou transhumance des ovins, dès (et parfois même avant) le tarissement des mares, pour éviter les surcoûts dus aux factures d’eau au niveau des forages de transit (Sy : 2009) ; –– la généralisation des polindaaji (transhumance en début de saison des pluies pour profiter de l’avantage des premières pluies) et ses effets d’entraînement. Contraints de transhumer (faute d’espace de pâturage en quantité et/ou en qualité, etc.), les éleveurs de la Vallée (waalankoobe) augmentent la pression pastorale sur les zones traversées, obligeant les pasteurs des zones concernées (Kooya et Jolof) à les suivre dans leur déplacement vers le Sud et l’Est. À cette pression s’ajoute celle venant des transhumants Seereer et autres transfrontaliers (Sy : 2010). Une caractérisation de la mobilité nous permet aujourd’hui de voir : –– des changements dans les motivations, portant davantage sur la qualité des pâturages, l’amélioration des conditions de vie des groupes transhumants, la recherche de plus d’espace, etc. ; –– une plus grande amplitude des mouvements ; –– une démocratisation dans la prise de décision de transhumance, plus consensuelle ; –– une diversité de critères de choix des espèces soumises à la transhumance, mais aussi des zones destinées à accueillir l’équipe de transhumance ; –– une modernisation des sources de collecte de l’information (Sy : 2003). La diversité des motifs montre que chaque éleveur a ses propres raisons ; il n’empêche que tous s’accordent pour dire qu’ils recherchent les meilleures conditions de pratiques pastorales et désignent l’animal comme vecteur déterminant de la position à tenir par l’éleveur. Si les distances parcourues lors des différents types de transhumances évoluent globalement d’une saison à l’autre – en fonction, notamment, des conditions climatiques, de la disponibilité et de la répartition des ressources pastorales dans les zones d’accueil, mais aussi des performances zootechniques des voisins3 de ruumaano (enclos) s’ils n’avaient pas transhumé ensemble… –, au total, les amplitudes de ces mouvements se sont allongées au cours des trois dernières décennies, vers le Sud et le Sud-Est. L’accroissement du cheptel, la variabilité climatique (partant, des pâturages), l’expansion des zones agricoles vers les réserves 3

Celles-ci peuvent pousser le voisin à se rendre au même endroit la saison prochaine pour bénéficier des mêmes performances.

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Glossaire des mobilités culturelles

p­ astorales et l’obstruction des couloirs de transhumance, etc., sont autant de contraintes obligeant les pasteurs à trouver des parcours alternatifs. En fonction des destinations, les itinéraires sont choisis de sorte à permettre au transhumant d’atteindre la zone d’accueil le plus rapidement possible et dans des conditions d’alimentation du bétail optimales. Pour ce faire, les zones de stationnement ou d’étape sont soigneusement sélectionnées à partir de données (qualité des pâturages, disponibilité de l’eau d’abreuvement, points de passage sensibles, situation sécuritaire et sanitaire du bétail sur place, termes d’échange pratiqués dans les marchés cibles, etc.) collectées sur la base de l’expérience personnelle de l’éleveur et par le biais de différents canaux, avant de lever le camp. Malgré toutes ces précautions, les itinéraires peuvent être changés durant le déplacement, au fur et à mesure de l’actualisation de ces informations (un autre pasteur peut avoir le même projet de transhumance). Avant, tout comme pendant la transhumance, la concertation est de rigueur entre les chefs de ménage ou de campement, mais aussi l’épouse, gestionnaire du lait traité, et le berger, dont l’état zootechnique du bétail compose le principal motif de satisfaction (Sy  : 2011). Condition fondamentale lorsque le campement est unifié4 et que le frère cadet doit transhumer avec l’ensemble du troupeau familial. Les critères de choix des espèces affectées à tel ou tel type de transhumance dépendent des motivations de chaque éleveur. S’il n’existe pas de règle connue et acceptée de tous, les critères de sélection obéissent à des impératifs pratiques (nature et spécificités des pâturages ciblés, mais aussi des espèces : endurance, docilité, etc.). Ces différentes formes de mobilité, comme de pratiques régulières du pasteur, peuvent être ramenées à l’échelle d’un ménage et à une échelle de temps variable (de journalière à annuelle) comme le montrent les exemples qui suivent.

Des exemples et/ou illustrations d’application du concept « transhumance » Un pasteur est par définition mobile. Il est en mobilité dès l’instant qu’il fait sortir son troupeau de l’enclos (ruumaano), son habitat d’hivernage5, pour le mener aux pâturages. Cette mobilité peut s’appeler différemment selon les objectifs, la saison, l’amplitude. Dès lors que l’animal est le ­facteur 4

5

Dans un campement, le bétail peut appartenir et être géré par plusieurs frères de même père, sinon de mère, ou par différents cousins. Au moment de transhumer, si les effectifs ne sont pas assez importants pour justifier le déplacement de toutes les familles, le frère cadet, chef de ménage, peut conduire l’équipe de transhumance. C’est l’habitat le plus durable et le plus régulier en milieu pastoral peul.

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Transhumance

déterminant du mouvement du couple « pasteur-animal », la survie du système pastoral dépend du respect de certaines pratiques. Nous tenterons d’examiner ce qui, dans la culture peule et ses pratiques de tous les jours, renvoie à la mobilité et à sa durabilité, et d’ordonner les actions et activités liées au pastoralisme selon différents cycles : journalier, saisonnier, voire annuel. L’oornugol, opération consistant à faire sortir les animaux de leur enclos le matin pour qu’ils aillent aux pâturages ou à l’abreuvoir, est l’un des premiers actes réguliers du pasteur ; différent de l’ortinoyde, qui consiste à renvoyer le troupeau aux pâturages après leur abreuvement. Dans son déplacement (jolol/joloyde) vers le point d’eau (forage ou fleuve) où s’abreuver, le troupeau suit un parcours habituel (lappol). Après l’abreuvement, les animaux font leur « sieste » de ruminants, avant de reprendre le lappol vers les pâturages (yeentol). En saison sèche, lorsque les pâturages sont rares, la recherche de pâturage et le broutage réclament plus de temps. L’abreuvement est réduit à un hoornude tous les deux jours, après quoi les animaux sont éloignés du point d’eau et ne sont autorisés à brouter qu’au-delà de 5 km. Le lendemain, ils s’approchent du point d’eau pour pouvoir y accéder pour un nouvel hoornude dès le matin. Les troupeaux qui pratiquent ce mode d’abreuvement se montrent plus résistants en période de sécheresse. En saison des pluies, lorsque les conditions spatiales ou d’aménagement – délimitation des zones de cultures (hurum nguesso) ou de pâturage (hurum ladde) – le permettent, les animaux ne sont pas suivis aux pâturages par un berger. Ce n’est qu’en fin d’après-midi que celui-ci se rend à la rencontre du troupeau pour retarder son retour et allonger son temps de pâture. C’est le faliyaade. Le berger peut alors rester avec son troupeau jusqu’en début de soirée (de 16 à 20 heures par exemple). C’est le hiirtoyde. Cette pratique peut aussi avoir pour objectif primaire de dévier la trajectoire du troupeau pour l’empêcher de divaguer dans les zones de cultures ou de rentrer plus tôt que prévu, on la nomme alors wuurtoyde. Deux autres techniques de conduite du troupeau sont aussi pratiquées, mais à des heures différentes, pendant cette même saison des pluies : le tuuynoyde ou weetnoyde, consistant à accompagner les animaux au pâturage, à l’aube, pendant la saison des pluies, et le oornude jamma, consistant à les accompagner, la nuit, à partir de 22 heures, pour éviter les vols et la divagation. À ces heures, les vaches sont paresseuses et ont tendance à se coucher au lieu de brouter, d’où la pertinence de les accompagner et les obliger à bouger. Si, dans le cas du weetnoyde, les animaux sont ramenés à l’enclos pour la traite, dans le second cas, ils n’y sont reconduits que lorsque la plupart d’entre eux, assoupis, ont cessé de brouter. Toutes ces techniques visent à augmenter le temps de pâture, tant que le pâturage est vert et disponible en abondance. 343

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Lorsque le pâturage commence à jaunir, les animaux sont menés aux pâturages par des enfants de 10 à 15 ans et plus selon les disponibilités du ménage en main-d’œuvre et les types d’animaux. Dans ce cas, le chef de ménage (jom galle) peut, à des heures variables, se rendre en inspection sur place (tuntayade) et vérifier le comportement des jeunes bergers comme la situation et l’état des animaux. Il est également possible que des membres de la famille partent, plus tard, pour une transhumance momentanée (eggude). Ce déménagement avec les animaux (witnayaade) peut se limiter à un séjour dans les champs pour les amender par la fumure animale. Les polindaaij (ou folindaade, transhumance en début de saison des pluies pour profiter de l’avantage des premières précipitations) sont, avec le seedaano (ou seedoyde, transhumance des ovins dès/avant le tarissement des mares), les mouvements les plus réguliers et communs aux pasteurs du Sahel sénégalais et peuvent souvent s’accompagner d’un autre type de transhumance  : mottinoyde, ou cure de sel avec la recherche, vers la fin de l’hivernage, de pâturages plus salés. Les vallées du Sénégal, du Ferlo, du Sine, du Saloum et les environs du lac de Guiers sont les régions les plus fréquentées par les bovins à cette période de l’année. Le phénomène de seedoyde correspond, quant à lui, à une transhumance qui commence à partir de la saison des pluies et consiste à quitter le Sénégal septentrional (Djolof, Waalo et Fuuta) pour se rendre au Saloum (Bassin arachidier) ou dans le Niani (Tambacounda) et y rester pendant toute la saison sèche. Cette forme de transhumance concerne fondamentalement les ovins de la Vallée et du Koya et, dans une moindre mesure, un troupeau composite du Jolof occidental. Le caractère sélectif de la mobilité n’est pas uniquement l’apanage de la société industrielle ; au Ferlo aussi « ne transhume pas qui veut » : il faut suffisamment de moyens (charrettes, ânes, ravitaillement, moyens financiers pour régler l’eau et certaines dépenses incompressibles, etc.), même si le mode de vie du Peul, d’une grande sobriété, facilite ces déplacements sur un territoire présentant des conditions naturelles assez semblables. Traditionnellement, avant de transhumer, il était coutume qu’un éclaireur (à pied, à dos d’âne, de taureau ou de chameau) aille se rendre compte de la qualité des pâturages destinés à recevoir les animaux. Cette pratique (yeewnoyde) est aujourd’hui rendue caduque par le développement des marchés hebdomadaires (luuma), le perfectionnement des moyens de transport et le téléphone mobile. Par contre, dans certaines zones sensibles (en conflit) du Sahel, la transhumance se fait toujours en deux temps, pour préparer le passage et 344

Transhumance

le séjour. La mission de reconnaissance de la qualité des pâturages, des disponibilités et de l’accessibilité des points d’eau est faite par le ardo – notable ou chef de tribu, pour la caution qu’il représente aux yeux des autorités – à la place du berger (gaynaako ou gorso). Au moment de s’installer (dans la zone d’accueil le plus durable), la construction d’un nouvel enclos (witnde) peut être nécessaire, à l’usage des veaux, par exemple. Dans les zones agricoles, il devient indispensable pour éviter la divagation des bovins (gueddu), la nuit. Selon la durée du séjour, il existe plusieurs types de transhumance en fonction des réalités locales (Tabl. I) : Tabl. I : Classification des types de transhumances selon la durée et les caractéristiques au Sénégal septentrional Transhumance ruumoyde ou ruumtoyde

Durée 3 mois environ

folindaade ou sedsellayaade

< 3 mois

guurtoygol

< 3 mois

Kodol

3 à 7 mois

seedoyde

5 à 7 mois

ferde, perol ou daayde

> 2 ans

Caractéristiques déplacement du pasteur en kodol ou seedaano obligé de regagner son campement pour y demeurer le temps de la saison des pluies. déplacement à partir du campement d’hivernage (ruumaano), en juin/juillet, pour gagner le Sud où les pluies débutent plus tôt ; troupeau (bovins ou mixte) mené par un ou plusieurs membres du ménage. micro-transhumance vers les pâturages de saison sèche ; troupeau (bovins ou mixte) conduit par une partie du ménage. migration saisonnière régulière ; habitat d’accueil convenu ; troupeau mixte conduit par l’ensemble ou une bonne partie du ménage. séjour dans le Bassin arachidier, le Niani, etc., pour la saison sèche, avec un troupeau d’ovins conduit par un jeune couple aidé par un berger. migration pouvant s’inscrire dans la durée et même devenir définitive ; troupeau mixte conduit par l’ensemble du ménage ; concerne généralement les familles victimes de calamités naturelles.

Dans le cadre de ses pérégrinations, le Peul est en situation de micronomadisme (egga yawta) ou de transhumance (egga hoda). Dans le premier cas les abris sont temporaires, démontables et transportables, alors que dans le second cas l’habitat est durable, sauf lors des stationnements d’étape. À cette occasion, des enclos, destinés à séparer les petits de leur mère, peuvent être construits à partir d’épineux ou d’une clôture élémentaire de cordes enfouies et attachées à des troncs d’arbre ou à des pieux (photo 1). 345

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Photo 1 : Stationnement de Peuls jengelbe en polindaa.ji. Cliché : Sy, 2003

Les transhumants en stationnement se contentent d’un habitat sommaire (arbres, bâches, etc.) pour se protéger de la pluie, du vent et autres intempéries (photos 2 & 3). L’habitat des transhumants en seedaano (campement de saison sèche) est plus durable pour ceux qui acceptent de s’intégrer à la société ou au groupe d’accueil – ce qui n’est pas toujours le cas. Photos 2 et 3 : Campements de transhumants en polindaaji (2) et seedaano (3). Clichés : Sy, 2011

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Transhumance

Comme l’indique Bonte (2006), si l’habitat chez les nomades comme chez les sédentaires relève fondamentalement d’une réalité d’ordre matériel, il revêt des dimensions sociales et symboliques que les représentations sédentaires ignorent souvent. Au fur et à mesure que la pluie s’installe dans les zones de départ et que l’humidité du sol gagne dans toute la région « so buubol jaggi ndirii »6, les transhumants remontent vers le Nord et peuvent rentrer chez eux si les conditions fourragères sont réunies. Si de telles transhumances ont pu se maintenir depuis des générations, c’est grâce à l’évolution des moyens de stockage (récipients) (Photos 4 & 5) et de transport (véhicules) de l’eau sur de longues distances, comme en atteste le tableau II. Tabl. II : Évolution dans l’utilisation des récipients et des moyens de transport de l’eau au Ferlo Années Avant 1950 1950-1970 1970-1980

Depuis 1990

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Principaux récipients Calebasse, outre en peau de chèvre tannée (sumalle) ou non (guirba), etc. Wiir (sorte de sac en tissu très épais) Chambre à air Fûts de 200 ou 20 litres, bassine Chambre à air Citerne, réservoir

Principaux moyens de transport Sur la tête ou à dos de taureau A dos d’âne Charrette tractée par plusieurs ânes – ou un cheval, exceptionnellement. Automobile ou charrette tractée par plusieurs ânes

Jonction de l’humidité des sols – et des pâturages – entre la zone de départ du transhumant et la zone où s’effectue la transhumance.

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Glossaire des mobilités culturelles

Photos 4 et 5 : Deux principaux récipients : chambre à air (4) et réservoir sur charrette tractée par cinq ânes (5). Clichés : Sy, 2011

Suite aux innovations technologiques (JUUL, 1996) touchant les moyens d’exhaustion et de transport de l’eau – sans oublier la révolution des outils de communication –, aucune zone de pâturage n’est plus hors de portée. Ainsi les campements évoluent selon les saisons (ruumaano en saison humide, dabbirde ou ceedirle en saison sèche froide ou chaude) et au gré des disponibilités fourragères. Le pasteur peut choisir de s’approvisionner au point d’eau le plus performant, quelle que soit sa localisation. Le pulaagu peut se définir comme un modèle auquel se réfèrent tous ceux qui se disent ou qui se réclament Peuls ; à quelques variantes près, de 348

Transhumance

tels types de transhumances sont observables chez les Peuls wodaabe7 du Niger (Anonyme  : 2009). En effet, les Wodaabe de Zinder distinguent le départ (duumol) du retour (kottol) de transhumance, respectivement avant et après la saison des pluies, avec, comme point de référence, le lieu d’attache (région, leydi) où chaque unité lignagère est habituée à passer la saison sèche. Il est différent du baartol (ceeduwol ou ndunguwol), grand déplacement vers une région relativement éloignée à la recherche d’eau et/ou de pâturage en fin de saison sèche. Par contre, le perol, migration qui fait sortir complètement des itinéraires habituels de transhumance et des limites du lieu d’attache, est partagé. Cette migration peut être provisoire (malgré sa durée, le contact peut être maintenu avec l’autre partie de la famille au sens large restée sur place) ou définitive. Ce dernier cas est rare et se justifie par de graves raisons. Dans le contexte de la décentralisation, les enjeux fonciers se font de plus en plus grands. Au Sénégal, le pasteur est repoussé, hors même de son domaine traditionnel (ranch de Dolly)8. Dans ces conditions, la mobilité ne peut se maintenir que par un puissant réseau social et politique conforté de liens sociaux et d’alliances sans cesse renouvelés avec les autres groupes, la société civile, entre autres. Le principe du habbanae, consistant à mettre à la disposition d’une personne démunie un animal femelle pour un nombre déterminé de mises bas, est utilisé par des transhumants du Niger comme stratégie d’intégration et de facilitation de la mobilité, à travers le renforcement d’alliances avec les sédentaires (Anonyme, ibid.). Les bénéficiaires deviennent les tuteurs (njaatigue) des transhumants. Des pratiques légèrement similaires existent aussi au Sénégal, où c’est le tuteur qui confie au pasteur ses animaux. Il existe bien d’autres pratiques destinées à développer les liens sociaux et de bon voisinage avec les sédentaires  : mariages stratégiques avec leaders ou notables, cousinage Seereer-Peul, offre de boisson (cola ou thé) au chef de village, homonymie (parrainage), échange de services (contrats de pâture ou de fumure contre du mil), entretien régulier des relations pour sécuriser la mobilité (régularité dans la fréquence de passage du transhumant, principe du tufnde9 et du lieu de repos10 avant de procéder au regroupement des animaux. Ailleurs, au Niger, ces ­stratégies 7

La fraction des Wodaabe existe au Sénégal, mais nous ne sommes pas en mesure d’établir des liens familiaux avec le groupe qui se trouve au Niger. 8 Cf. thèse de doctorat de Sy relative à la résistance des pasteurs, appuyés par la société civile, pour sauver le ranch de Dolly attribué à un dignitaire religieux pour l’extension de son domaine agricole. 9 Les Peuls bissinaabe du Kooya ont leur point d’abreuvement traditionnel au fleuve (tufnde) au niveau de Fanaye, les jasarnaabe à Richard-Toll, les suumanaabe à Dagana, etc. 10 C’est généralement chez le boutiquier le plus populaire du village, où beaucoup d’éleveurs, par affinité, viennent prendre leur thé avant d’aller regrouper leurs animaux (runjude).

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Glossaire des mobilités culturelles

vont jusqu’au dépôt d’objets (charpentes, selles, mil, etc.) du groupe transhumant chez le sédentaire et à l’enregistrement administratif dans des groupements ou cantons (Anonyme, ibid.).

Conclusion Le cheptel du Ferlo reste globalement mobile pour des raisons écologiques et économiques. Les fondements de la transhumance actuelle sont le résultat de contraintes climatiques mais aussi de choix politiques. Les caractéristiques de cette forme de mobilité évoluent et changent, d’où la nécessité de les connaître afin de mieux prévenir les risques de conflits avec les pasteurs en voie de sédentarisation, les agriculteurs dans les zones réceptrices et les différentes autorités politiques et administratives ; d’où l’impératif, aussi, de prendre le pastoralisme en compte dans les programmes de développement du pays. En effet, la situation actuelle offre peu d’alternatives à la mobilité pastorale – à l’échelle de la zone de forage mais, aussi, entre zones écogéographiques complémentaires – pour gérer les nombreux risques écoclimatiques et politiques qui traversent le Sahel et le Ferlo, en particulier. Avec Marty et al. (2006), nous estimons que le défi de la sécurisation de la mobilité pastorale porte sur la nécessaire sauvegarde d’un savoir-faire millénaire à travers l’art zootechnique, la négociation et les relations avec les groupes hors zones d’endodromie, et le maintien de la contribution du pastoralisme à l’économie et dans un écosystème très fragile que le pasteur parvient à préserver… Cela suppose une viabilisation et une valorisation du pastoralisme par les pouvoirs publics. Le code pastoral, en cours d’élaboration au Sénégal, et les réformes foncières en projet pourraient s’inscrire dans cette perspective si la réflexion sur l’aménagement de l’espace et la gestion des ressources était volontairement inclusive et partagée.

→ Voir aussi : Frontière ; Territoire, frontiéralité, nouvelles cartographies.

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Transportation Pierre Ouellet Transportation, transmigration, transmutation. La mobilité qui caractérise notre époque ne concerne pas seulement les corps ou ce qu’on appelle l’information – comme lorsqu’on parle de la migration des personnes et des groupes ou de la circulation des signes et des symboles appartenant à différentes cultures –, elle touche aussi l’esprit ou la conscience, l’âme, le souffle, ce que les Grecs appellent psuchè ou pneuma, qu’on identifie le plus souvent à une sorte de « principe de vie », d’haleine vitale qui nous traverse de part en part, comme le sang circule dans nos artères, et d’où l’on tire notre identité, notre individualité, notre personnalité, ce qui fait qu’on a une âme ou un psychisme à soi, dont on croit qu’il nous appartient en propre, de fait comme de droit. Mais le sens de ces mots est beaucoup plus plus large qu’on le croit : il renvoie au processus d’« inspiration » grâce auquel on est non seulement « habité » et « animé » par un souffle ou une pulsation qui nous donne vie, mais littéralement emporté, transporté et transcendé par quelque chose d’autre que soi, qui vient d’ailleurs et va ailleurs, par cette grande respiration ou cette poussée d’air qui traverse tout être vivant et le porte loin au-devant, en quoi l’on peut voir les prémisses et la cause de toute métamorphose. La mobilité psychique ou pneumatique de l’être vivant et parlant que nous sommes renvoie, en effet, à un principe qui dépasse amplement celui de l’individuation par laquelle chacun aurait une âme qui lui serait propre : l’« inspiration » dans laquelle baigne la psuchè ou le pneuma, comme l’embryon dans son plasma, donne à la fois l’impulsion naturelle ou surnaturelle qui nous pousse à agir ou à penser de telle ou telle manière et la force créatrice qui, dès lors, nous habite et nous enjoint à faire œuvre de manière originale et singulière, à créer du même souffle que nous avons été créés. Je n’existe qu’entre deux « souffles » : celui qui me produit et celui que je produis, celui qui me façonne corps et âme et celui que je façonne dans la parole et dans l’image, porteuses elles aussi du souffle vital qui non seulement m’habite mais me transcende de tous les côtés, en amont comme en aval, faisant ainsi de ma psuchè ou de mon pneuma le lieu manifeste de mon extrême « plasticité », de cette capacité de métamorphose, de métempsycose, de transmigration qui caractérise l’« inspiration » au sens fort de transportation des « souffles », depuis 355

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la source d’où ils émanent vers les œuvres où ils s’incarnent ou se réincarnent. Au cours des trente dernières années, où les migrations de toutes sortes se sont imposées comme le modèle géopolitique le plus puissant de notre essentielle mobilité, on a vu ressurgir, sur un mode poétique et figural plutôt que dogmatique et doctrinal, le thème ou la métaphore de la transportation des âmes, de la transmigration des souffles, de la transmutation des esprits, non tant pour parler de quelque rapport à l’au-delà ou d’une éventuelle réincarnation au sens strict, mais pour évoquer l’extrême volatilité du sujet, sa fugacité, sa furtivité, qui s’exprime désormais dans la plasticité du souffle qui le façonne et qu’il façonne, qui le crée et qu’il recrée, qui lui donne naissance non pas une fois pour toutes, en une identité propre, unique, statique, mais dans la possibilité de « renaître » à l’infini au sein des œuvres où il se réincarne mentalement – en sa psuchè, en son pneuma – grâce à la mobilité même de l’«  inspiration  » qui le traverse et le transcende, depuis la vie qu’il a reçue dans sa propre chair jusque dans celle qu’il donne à ses propres œuvres. Du Saut de l’ange de Denise Desautels aux Décalage vers le bleu et Entre les mondes de Louise Bouchard en passant par Clair génie du vent de François Charron et Le corps de l’infini de Jean-Marc Fréchette1, pour ne parler ici que de l’œuvre de certains poètes, les figures les plus saillantes de la transfiguration et les formes les plus prégnantes de la transmigration n’ont cessé, depuis plus de vingt ans, de hanter la mémoire et l’imaginaire collectifs, où il semble que l’idée de « transportation » ait supplanté celle du simple déplacement des populations et de la seule circulation des signes au sein d’un monde où le mouvement ne concerne plus tant les corps que les esprits eux-mêmes.

L’état d’apesanteur Si Jean-Marc Desgent a donné le titre de Transfigurations à la ré-

trospective de ses poèmes parus dans les années 1980, c’est précisément pour montrer que la « mobilité » n’est pas seulement le fait de l’homme et des objets culturels qu’il fabrique, qui sont en effet de plus en plus sujets aux migrations et aux métissages, mais qu’elle est aussi le trait caractéristique de toute forme de vie psychique, de toute âme au sens propre, qui ne s’incarne dans telle figure que pour se réincarner dans telle autre où elle se transporte, se transmutant ainsi en une nouvelle forme qu’elle revêt « d’un aspect éclatant et glorieux », d’« une beauté et d’un 1

Voir Denise Desautels, Le Saut de l’ange, Montréal, Le Noroît, 1993 ; Louise Bouchard, Décalage vers le bleu, Montréal, Les Herbes rouges, 1996, et Entre les mondes, Montréal, Les Herbes rouges, 2007 ; François Charron, Clair génie du vent, Montréal, Les Herbes rouges, 1994 et Jean-Marc Fréchette, Le corps de l’infini, Montréal, Triptyque, 1986.

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Transportation

éclat inhabituels » (Desgent 1993 : 2293), comme si ce passage du souffle d’une forme à une autre magnifiait la vie et l’amplifiait, ainsi que le supposent L’État de grâce (Desgent 1995 : 119-148), qui ferme le recueil de Desgent, puis, quelques années plus tard, Les Paysages de l’extase, où l’on peut lire notamment : Quelque chose se précise dans nos âmes prenant la forme d’emportements sacrés, d’extases verticales, de torsades de corps rouges […] Quelqu’un entend battre le centre de nos corps […] nous transporte jusqu’à notre prochaine respiration. Quelque chose nous dénude enfin, quelque chose et pas autre chose nous apprend notre propre gloire (Desgent 1997 : 36-37).

Ce Quelque chose ou ce Quelqu’un n’est pas n’importe qui ni n’importe quoi : il n’est « pas autre chose »… que cela dont parle Desgent dans une note accompagnant « Les longues heures du paysage » – poème que son titre rattache à la « longue haleine » ou à l’âme au « long souffle » – en des termes où se conjuguent une poétique et une mystique que les Grecs rapportaient jadis à une seule et même enthousiasis, qui est l’emportement dans l’air puissant de la Parole et du Divin conçus comme élan vers l’autre, transport vers l’étranger, provenant d’ailleurs, issu du plus lointain… voyage d’autre en autre où le soi n’est plus qu’un passage obligé, vite traversé : Mots venus, surgis sous la plume et qui pourraient bien apparaître, ailleurs, dans le cahier, dans les cartons d’un écrivain à l’identité coulante comme les routes d’hiver, ici dans ma mémoire neigeuse, envahie, hibernation forcée. La musique et le rythme des mots se lovent, sans le contrôle de l’écrivain, autour des rêves rythmés de ce qui leur est étranger ; ce n’est qu’alors, dans cette rencontre involontaire, mais amoureuse des mots et des musiques, qu’il n’y a plus d’écrivain dans le grand drapé de Dieu (Desgent 1997 : 35).

Mallarmé parlait de « l’absente de tout bouquet » à propos de l’« objet » du poème, rose ou lys, qui « disparaît » sous son propre Nom, avant de parler, plus tard, de « la disparition élocutoire du poète » dans le poème même qui parle à sa place et, dès lors, le remplace intégralement dans le « réel absolu » en quoi l’acte poétique consiste. Cette double dissolution de l’objet et du sujet du poème n’est plus, un siècle plus tard, une pure et simple négativité, une sorte d’évanouissement ou d’anéantissement : elle est au contraire une « venue » ou un « surgissement », une sorte d’apparaître à la deuxième puissance, une épiphanie au sens propre, une parousie sans fin, «  Quelque chose [qui] se précise dans nos âmes [en] prenant la forme d’emportements sacrés », « Quelqu’un [qui] nous transporte jusqu’à notre prochaine respiration » et « nous apprend notre 357

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propre gloire  »… comme si «  disparaître  », pour l’«  écrivain à l’identité coulante », revenait à être emporté ou transporté ailleurs – « autour des rêves rythmés de ce qui [lui] est étranger » –, transfiguré et transmigrant en mots et en musiques, en rythme et en pensée, où « il n’y a plus d’écrivain dans le grand drapé de Dieu », Dieu étant l’autre nom de la Gloire dont Mallarmé célébrait l’éclat en chaque poème (Oster 1997) et que Jean-Marc Desgent reprend à son compte en le rapportant à son sens originaire, qui n’est pas la renommée mais la louange, non pas le lustre mais l’aura, non pas, donc, la gloire qu’on a mais celle qu’on rend, dont on entend les résonnances dans le mot Gloria, qui renvoie à une prière ou à un hymne, aux mots et aux musiques, aux rythmes. Les corps glorieux, dans la théologie chrétienne, désignent « les corps des bienheureux après la résurrection », ceux qui sont morts à euxmêmes, « disparus » ou « évanouis », mutés ou transmutés en âmes ou en esprits – nimbés ou auréolés par l’« extase verticale », l’extrême félicité ou la béatitude propre aux « bienheureux » –, mais qui « réapparaissent » soudain à la fin des temps, ravivés, ressuscités, réincarnés, non pas dans leur seule chair, qui se substituerait à l’âme qu’entre-temps ils sont devenus, mais dans la Gloire dont ils sont désormais revêtus, comme si, dans cette longue transmigration par la mort et l’éternité, l’esprit qui habitait le corps s’était transmuté en un corps qui habite un esprit, une chair que son âme abrite et recouvre plutôt qu’elle ne s’y cache, s’y drape, s’y réfugie. Mais, tout glorieux qu’il est, le corps transmigrant reste chair de part en part, même si c’est celle d’une simple haleine, ce que Jacques Dupin appelle la « matière du souffle »2. Desgent montre en effet que les « emportements sacrés » et les « extases verticales » sont des « torsades de corps rouges » : ils « batt[ent] le centre de nos corps », « nous dénud[ent] enfin  », nous «  transport[ent] jusqu’à notre prochaine respiration  »… ce souffle, sans cesse coupé puis retrouvé, des corps qui s’enlacent, des bouches qui s’embrassent, des mots qui s’interpénètrent dans leur rythme et leur musique. « On écoute leur sexe bienheureux tournoyer dans le cœur transpercé du très saint nom du monde (Desgent 1997 : 23) », lit-on dans Les Paysages de l’extase, où la béatitude emporte les sexes autant que les esprits, en un tournoiement qui n’a pas lieu dans l’air ou sous la voûte céleste mais à terre, si je puis dire, comme sous la croûte terrestre, dans le cœur percé du monde, en ce bas monde profane où nous sommes vrillés, que nos sexes béatifiés nimbent néanmoins d’une auréole charnelle, torsade rouge et dénudée dans laquelle on ne cesse de se retourner, même en tombant, rampant ou serpentant… comme les souffles sinuent et s’insinuent entre les obstacles « jusqu’à la prochaine respiration », 2

Voir Jacques Dupin, Matière du souffle, Paris, Fourbis, 1994 (repris dans Matière d’infini, Tours, Farago, 2005, p. 103-139).

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que l’on cherche désespérément avant de la retrouver comme une sorte de grâce. Ainsi les corps tirent-ils leur gloire, leur aura, leur éclat non tant d’une ascension que d’une chute, non pas d’une assomption mais d’une longue et fatale consomption, non du ciel, donc, ce Saint des Saints qu’aucune âme n’atteint plus, mais de cette terre ou de ce saint nom du monde où l’on retombe à tout bout de champ, aussi vite que nos prières : Ils vont au ciel, tomber jusqu’ici. Avant de disparaître, ils laissent leur ombre traîner quelques secondes sur nos villes de bois. Ce sont des esprits, des manas épuisés. Le soleil a raison de claquer la porte sur nos corps malades… (43).

Des « manas épuisés », qui retombent dans le monde en se réincarnant dans leur parole réanimée, leur souffle ressuscité, dont la Gloire ou l’aura est une ombre qu’ils laissent et qui traîne derrière, bien plus qu’une lumière ou un éclat sur lesquels le soleil claque la porte, en ces temps difficiles où villes de bois et langues de bois nous clouent sur leur propre croix comme on fait de la dépouille du corbeau sur la porte du banni ou du proscrit, dont elle augure la mort prochaine, le sacrifice imminent, funeste annonciation qui ne préfigure aucune naissance ni renaissance sinon dans la transfiguration de « nos corps malades » en « leur langue bienheureuse (49) », en « une parole extasée (51) » dont seul le passage transmigratoire par la mort ou le sacrifice élocutoire – où «  il n’y a plus d’écrivain  » que « dans le grand drapé de Dieu », plus d’homme que sous le voile de son souffle, plus de chair que dans le linceul de son râle –, dont seule la « trans-parition » propre au mana peut être l’incarnation, même si cette « puissance impersonnelle » qu’est le « principe vital » mélanésien étudié par Marcel Mauss est présentée ici comme « épuisée », tombant du ciel plutôt que s’y dressant ou s’y élevant. Tornade ici, tornade ailleurs, nos prodiges d’exactitude serpentent, tournent et s’emportent dans la pureté du vent […] Tornade dehors, tornade dedans (49) Maintenant, maintenant seulement, on respire, on se trompe, on s’incarne. On appartient au convulsif. Au phénomène du visible et des miroirs. On devient, après des millénaires de certitudes, la personne qui ne se protège pas. Esprits vivants de ma terre tourmentée, Esprits vivants aux navigations assoiffées, Ne reculez pas devant mes émergences, 359

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(…) je vous donne, enfin, ma parole extasiée ! (49).

L’épuisement du mana, comme celui du « souffle » dans les « torsades de corps rouges » ou les « tornades dehors » et les « tornades dedans » de « nos corps malades », ne suppose pas un tarissement, mais le rassemblement de la force en une rareté, le repliement de la vigueur vers sa source, la réduction de la puissance à sa plus simple expression, dans toute sa nudité, où elle redouble d’énergie du seul fait de son extrême concentration, de la densité du peu ou du trop peu en quoi elle consiste, qui est comme le « ressort » qu’on presse et met à plat, dont la détente provoque un brusque élan : « nos prodiges […] serpentent » au creux du sol sur lequel nous sommes tombés, dans des « convulsions » où, après des « millénaires de certitude », on « ne se protège plus » ou ne se sent plus protégés, mais la « tornade » « tourne » et nous « emporte dans la pureté du vent », les « esprits vivants » de la « terre tourmentée » et des « navigations assoiffées » ne reculent pas devant nos « émergences » et notre «  parole extasiée  », bref, le ressort est lâché, il nous projette loin de nos reptations quotidiennes, dans des sphères d’existence où les transmigrations perpétuelles prennent la place des implantations et des enracinements dans nos histoires et nos territoires, dont les frontières et les fondements volent en éclats – « les objets, sur l’heure, deviennent/ des turbulences solaires (41) » –, sous la force irrépressible du grand mana qui les traverse, les vide et les comble d’un même élan, les dissolvant dans leur débordement.

Force virtuelle et signifiant flottant Rappelons que le mana est à la fois « force pleine », pour Marcel Mauss, et « forme vide », pour Claude Lévi-Strauss : il consiste en une « vertu » ou une « efficience », une « virtualité » ou une « puissance », qui est « grosse » ou « pleine » d’un acte qui n’en réalise qu’une part infime, le reste se perdant en pure dépense, comme dit Bataille, en énergie libre, ou se gardant en réserve, en attente, en gestation, où sa puissance se refait, se ravive, s’accroît, mais il représente aussi un « signifiant flottant » ou une « simple forme », un « symbole à l’état pur » « susceptible de se charger de n’importe quel contenu », réductible à une sorte de signe zéro dont la fonction « est de s’opposer à l’absence de signification sans comporter par soi-même aucune signification particulière  »3, joker sémiotique auquel on est libre de donner la valeur que l’on veut, « carte blanche » que 3

Voir Marcel Mauss, Esquisse d’une théorie générale de la magie (1902), dans Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 1968 [1950], p. 1-141 (voir surtout le chapitre III sur « Le mana », p. 101-115), et, dans le même volume, Claude Lévi-Strauss, « L’introduction à l’œuvre de Marcel Mauss », p. IX-LII (p. L).

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l’on colore mentalement de la couleur que l’on désire, « case vide » que l’on remplit à sa guise des choses les plus encombrantes ou les plus incongrues, pure contenance sans contenu qu’on peut combler sans aucune retenue, jusqu’à ras bord et aux plus grands débordements. Comme dit Lévi-Srauss, « l’univers a commencé à signifier bien avant qu’on ne commence à savoir ce qu’il signifiait »4 : il a ainsi donné lieu à une totalité signifiante ou à un potentiel symbolique que Marcel Mauss identifie avec raison à une puissance ou à une vertu, à une virtualité grosse de tous les possibles, qui « pousse » chaque individu et chaque société à donner du sens même à l’insensé, mais dont les « potentialités » ne pourront jamais être épuisées. Le mana désigne précisément le caractère infini de cette masse signifiante dans les cultures sans histoire, où « l’homme dispose d’un surplus de significations » ou « d’une ration supplémentaire » qui est «  absolument nécessaire pour qu’au total le signifiant disponible et le signifié repéré restent entre eux dans le rapport de complémentarité qui est la condition même de l’exercice de la pensée symbolique (LéviStrauss : XLIX) ». C’est sans doute aussi l’état dans lequel se trouve notre propre société, post-historique plutôt que pré- ou a-historique, où l’on est désormais incapable d’associer un signifié « donné comme tel sans être pour autant connu (Lévi-Strauss : XLVIII) » – sans qu’on en saisisse le sens véritable ou la vraie portée – à une « intégralité de signifiants » dans laquelle on se perd alors ou se laisse emporter, dans un flottement signifiant que nomme exactement le mot mana (manitou chez les Algonquins, orenda chez les Iroquois, nawal dans les sociétés précolombiennes du Mexique)5 : ce trop-plein de signifiance pour la pauvreté de sens et d’idées qui nous caractérise aujourd’hui est peut-être une force ou une énergie, comme Marcel Mauss le présuppose, mais il se réduit en fait à une pure fonction ou à « une valeur symbolique zéro », à « un signe marquant la nécessité d’un contenu symbolique supplémentaire […] mais pouvant être une valeur quelconque (Strauss In Mauss : 107-108) », comme dit Lévi-Strauss, « la fonction des notions de type mana [étant] de s’opposer à l’absence de signification (L, note 1) » sans pour autant nous mettre en présence d’un sens particulier qui en réduirait la portée. C’est paradoxalement quand il se « vide » de tout contenu que le mana gagne en force et que sa forme se met à flotter, à naviguer, à tourner puis à emporter dans la pureté du vent, en une sorte d’émergence ou d’extase verticale, ce qui ne cesse dès lors de se transformer et de se transfigurer… C’est quand il devient un pur « potentiel » qu’il est le plus « puissant », capable de s’effectuer ou de s’actualiser en de multiples formes dont les variations sont l’effet de son pouvoir métamorphique ou transfigurateur, 4 5

Claude Lévi-Strauss, « L’introduction à l’œuvre de Marcel Mauss », op. cit., p. XLVIII. Voir Marcel Mauss, Esquisse d’une théorie générale de la magie, op. cit., p. 107-108.

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de son aptitude à nous transporter d’un sens à l’autre sans s’arrêter sur aucun sens particulier. Le mana peut ainsi être défini comme une « surabondance de signifiants par rapport aux signifiés sur lesquels elle peut se poser (XLIX) », une masse « flottante » ne se posant ou ne reposant nulle part parce qu’il y a toujours un écart irréductible entre la totalité du sens visé par un signifiant et le caractère partiel du référent que l’on atteint ou du signifié que l’on saisit à travers lui… Et c’est précisément dans cet « écart » que l’esprit est emporté, dans une sorte de masse glorieuse qui ne prend corps qu’en apparence, dans cette aura qui le transfigure ou le réincarne autrement, en souffle insaisissable plutôt qu’en sens ou réalité identifiable, dans la « viduité » et la plénitude d’une secrète respiration qui donne lieu aux plus profondes transmutations : dans le désert ou la profusion, on se retourne dans sa vie prochaine ou dans un présent façonné par les angles démultipliés de ses propres idées on bascule et roule dans le retournement de tous les corps (Desgent : 1997 : 19)

Transmuter : changer d’« angles » et retourner « tous les corps » en façonnant le présent sous toutes ses facettes, même les plus cachées, celles de l’avenir (la « vie prochaine », encore « vide »), celle du passé (la vie enfouie, toujours trop « pleine »)… Le mana est à la fois vide (« désert ») et plein (« profusion ») dans la mesure où il représente non seulement la pluralité des « angles » qui façonnent notre présence comme une « vie prochaine » venant ou survenant du plus lointain, mais aussi l’intervalle qui les sépare, où nous basculons, roulons et nous retournons non pas uniquement sur nous-mêmes mais aussi dans cette grande vacance de sens et cette abondance de souffle au sein desquelles nous sommes emportés. Desgent écrit que « la moindre brisure et le moindre écart entre l’espace concret et l’espace imaginaire créent obligatoirement des fissures dans l’identité individuelle et collective, des confusions entre le signe et la réalité (1997 : 33) » où l’homme tombe littéralement et « devient un agneau immolé (1997 : 32) » : « chaque Homme sans territoire, / sans langue, sans accrocs, / trébuche, se désarticule et meurt, / […] s’alourdit, s’effondre et sombre / loin de notre paix emportée, / loin de nos infatigables émeutes (1997 : 33) », mais, en même temps, homme habitant désormais le mana plutôt que la terre ferme à jamais dissoute en souffles, disséminée dans l’air, « on s’avancerait dans sa nudité territoriale, / on risquerait la vraie vie / pour certaines atrophies identitaires / au point où sa tête posée sur le billot / s’emballerait à l’idée que ce billot même / soit son salut, soit le seul salut possible (1997 : 21). » Le sacrifice est une rédemption parce que quitter sa langue et son territoire, auquel on « s’accroche » 362

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d­ ésespérément dans la vie de tous les jours, c’est aussi « risquer la vraie vie », comme dit Rimbaud, jusque dans la nudité et l’emportement que présupposent l’ascèse et l’excès propres aux forces pleines et aux formes vides qui caractérisent le mana en son flottement signifiant : On sacrifierait sa tête dans un pays, on s’encombrerait d’objets hétéroclites […] On aimerait la pluralité des Hommes, leur passage d’un continent à l’autre, on serait à genoux devant les mille miroirs se faisant face et rejetant à l’infini la beauté capricieuse et divine de nos sexes (1997 : 21)

Le signifiant Dieu, dans lequel la disparition élocutoire du poète se drape, est sans aucun doute devenu pour nous cette masse flottante et dérivante – poussée par les « navigations assoiffées » sur « la terre tourmentée » – qui joue le rôle de mana épuisé, forme vide mais grosse de tous les possibles, pleine de toutes les virtualités, qui ne s’actualiseront jamais sinon en… pure perte, dans une dépense somptuaire que la poésie incarne par delà toutes les nécessités. Ce flottement de signes « dans la pureté du vent » est à la fois le moteur et le milieu des emportements et des extases que le souffle ou l’inspiration poétique fait vivre ou éprouver : « quelqu’un a été transfiguré », « il a fait de nos âmes, des œuvres, / des révélations, des égarements (1997 : 49) », écrit Jean-Marc Desgent, montrant que le pneuma ou la psuchè ne se pose et ne se repose jamais mais se soulève littéralement dans une « œuvre » qui est « émergence » ou « parole extasiée », porteuse à la fois de « révélations » et d’« égarements » qui touchent tantôt l’esprit, tantôt le corps, tantôt l’âme, tantôt le sexe (« la beauté […] divine de nos sexes »), mais déclenchent chaque fois une brusque sortie de soi, une sorte de « saut de l’ange » « entre deux mondes », dans le « clair génie du vent » ou le « décalage vers le bleu », pourrions-nous dire en reprenant ici les titres de quelques œuvres majeures où une telle expérience transmigratoire s’est fait sentir, dans le souffle comme dans la chair, dans le sens flottant et la matière sinuante des mots et de leurs rythmes.

Voyageries de l’esprit Les poètes ne sont pas les seuls, bien sûr, à parler de ce surgissement hors de soi qui nous plonge entre les mondes, où même les notions de lieu et de temps perdent leur sens et leur pertinence. Dans son récent Bibi, sous-titré mémoires, Victor-Lévy Beaulieu écrit : ce n’est pas le moi qui importe jamais, ce n’est pas sa propre vie qui importe jamais quand on se met à noircir du papier, mais la puissance tellurique dont les autres sont pourvus ; on ne peut pas être arraché de sa place en serrant 363

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quoi que ce soit sur sa poitrine, il faut pouvoir sortir de son corps et s’allonger dans l’espace, […] il faut apprendre à créer des milliers de petites roues porteuses de milliers de petits anneaux lumineux qui, pareilles à des milliers de petites chaudières, sont en mesure de ramasser toute la pesanteur du monde et pas seulement la légèreté insignifiante de la simple vie –6 

Le voyage au long cours dans la langue du roman – grâce auquel on ne va pas seulement vers un pays inconnu qui se situe dans l’espace ou dans le temps, mais vers l’inconnaissable même où tout pays prend fin et perd sa consistance –, permet de franchir d’incalculables distances, d’improbables frontières, au-delà même de la naissance et de la mort qui marquent pourtant des seuils supposés infranchissables : ici, j’apprends à naître autrement, j’apprends à sortir de ma ténèbre comme le cheval de la mythologie chtonienne, j’apprends l’art du surgissement, j’apprends à galoper des entrailles de la terre aux abysses de la mer, j’apprends comment passer du fils de la nuit au fils du ciel, […] cette contradiction non résolue, cette rupture dans l’indifférenciation collective, cet éclatement de la forme et du sens (193) […]

La poésie et le roman sont un art du surgissement – « c’est ça la beauté : l’énergie souveraine du mouvement, véloce comme une flèche zen (214) », écrit VLB. Dès lors, le lieu qu’on est censé avoir en ce bas monde ne peut être « occupé » au sens propre, sinon comme une sorte de squat, transitoire et éphémère : c’est lui qui nous « occupe » ou « préoccupe » à chaque instant, comme la maison natale ou la dernière demeure qu’on ne reconnaît pas, tant dans l’avenir ou le passé de la mémoire et des rêves que dans le présent mouvant de l’écriture, dans la vélocité souveraine du surgissement permanent : je ne fais rien pour arrêter le mouvement, la terre est bien forcée de continuer de tourner puisque ma maison ne passera jamais par ici, trop éloignée dans le temps et l’espace, en fuite inexorable vers les confins, là où l’esprit ne peut pas s’échauffer ni réchauffer – ça ne fait que s’étirer pour devenir une corde si ténue qu’elle vibre (187) […]

Cette vibration est l’autre nom du rythme – rhuthmos : « forme du mouvement », disent les Grecs, où ils entendent le pouls de la psuchè ou du pneuma –, à quoi l’espace et le temps de l’écriture comme surgissement se ramènent intégralement, corde vibrante, corde étirée, tendue à rompre, tel le ressort ou l’élastique, corde raide du vers ou de la phrase, dans le roman ou dans le poème, seule demeure possible en ces confins fuyants où ils nous mènent et poussent notre « esprit », comme si le ­labyrinthe de Dédale se trouvait réduit au fil d’Ariane que tient Thésée, 6

Victor-Lévy Beaulieu, Bibi (mémoires), Trois-Pistoles, Éditions Trois-Pistoles, 2009, p. 187. (C’est moi qui souligne.)

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auquel se rattache non plus ce qui est lié, noué, ligoté, mais ce qui fuit inexorablement, ce qui s’éloigne, vibre, libre comme l’air, comme l’esprit même, porté par son propre souffle, ce fil vibrant des mots et des rythmes qui ressemble davantage à la ligne d’horizon s’ouvrant sur l’inconnu qu’aux lignes de démarcation qui délimitent un territoire, une demeure fixe, car aucune «  maison ne passe par là  » sans fuir, s’éloigner, s’étirer, vibrer, comme font les mots sur le papier, l’air dans les poumons, la voix entre les lèvres : « si on a trop d’espace devant soi, écrit VLB, les mots fuient dedans plutôt que de s’inscrire sur la page, ils laissent plein de blancs entre les phrases (345) ». Cet espace libéré est toutefois nécessaire pour que, «  une fois la flèche lancée  » – cette «  énergie souveraine du mouvement, véloce comme une flèche zen  », dans laquelle l’écriture surgissante devient une « corde qui vibre » –, elle « file drette vers la pomme que toute personne et que toute chose ont sur la tête », elle « entre avec force dedans et la fa[sse] éclater pour qu’apparaisse la métaphore dans toute son incandescence, dans toute sa surréalité mise à nue », pour que transparaisse, donc, en chaque mot et en chaque phrase, le souffle puissant ou le « transport incandescent » vers la « nudité surnaturelle » dont parle Jean-Marc Desgent pour désigner notre « mana épuisé », notre souffle à bout, qui a atteint les confins fuyants où il ne peut que vibrer, son sens à jamais perdu ou égaré s’étant transfiguré en «  autre chose  » d’ardent, d’igné, de lumineux, comme dit le mot incandescent, qui n’est pas sans faire penser aux « corps glorieux » qu’incarnent les têtes auréolées de leur propre mort représentée ici par la pomme qui les surmonte, dont l’éclatement éclaire de son aura violente l’esprit vivant qu’elle met à nu : immédiatement vous verrez mon corps actuel voler en éclats et se ramasser sous dix mille aspects, un corps où vous ne pourrez plus m’oublier, tel celui de Victor Hugo, un corps de gloire qu’il a travaillé toute sa vie, comme un gigantesque bloc de marbre sculpté sans fin par cet autre génie (Rodin)7. 

Ces transmigrations que la langue permet, transportant les souffles plus loin qu’où l’on pense pouvoir aller, dans les enfers comme Orphée, avant Dante et Rimbaud, dans les labyrinthes comme Thésée, avant Borgès et Kafka, ne sont pas sans provoquer une profonde transmutation des corps et des esprits, à ce point mélangés l’un dans l’autre qu’on ne sait plus bien les distinguer, brouillés qu’ils sont par l’éclat auratique que l’éclatement de leurs frontières, de leurs contours ou de leur identité laisse planer au-dessus d’eux, tel un mana de souffles et de rythmes, à l’image de « cette écriture multiforme et perpétuelle [qui] protège Hugo de la maladie  [mais Beaulieu aussi, et chaque homme qui écrit] parce 7

Ibid., p. 361. (C’est moi qui souligne.)

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qu’il n’y a pas de trous entre son corps de gloire et le corps de gloire du monde »8. L’efficience de la parole soufflée par le roman, inspirée par le poème, relève de cette médecine  : elle nous vaccine contre le virus de l’insignifiance et de l’indifférence… qui « envenimerait mon corps », écrit VLB, « le mettrait hors de portée de la gloire, non celle qui te vient du regard de l’autre, mais au travers de ton propre œil (362) », cet œil à mille facettes dans lequel l’univers prend forme et se métamorphose dès lors qu’il est porté par une « vision », une écriture au souffle fort où il s’expose dans tout son éclat, dans tous ses éclats, au cœur de la toile d’araignée que l’œuvre tisse autour de nous pour capter l’insaisissable aura qui nous transmute en corps de gloire, l’improbable mana qui nous transporte dans son signifiant flottant : je l’entends et je la vois [l’œuvre vivante] et elle ne peut plus m’échapper et je ne peux plus lui échapper, car dans les limbes de la mémoire elle s’est constituée, et comme l’univers qui est en expansion, elle a tissé une vaste toile sans que je m’en rende compte, et je suis à la fois l’araignée qui l’a modelée et l’insecte qui tente de s’en libérer et voilà pourquoi quand c’en est là, je dois m’attabler, décapuchonner mon stylo feutre et écrire, écrire par tout mon corps éperdu, comme un marathonien, une course contre la montre, un seul objectif : courir vite, courir plus vite encore, jusqu’à la dernière phrase, jusqu’au dernier mot, emporté par une force triomphante, tous les jours ces longues heures, sans fléchir, sans réfléchir, joyeuse est la folie quand elle se fait obscession compulsive et urgente, seule réalité, seule surréalité capable de repousser les limites de la résistance, donc celle de la mort –9 

C’est à l’expansion de l’univers que VLB compare l’élaboration de son œuvre, cet étirement du souffle en une corde tendue, vibrante, avec laquelle on tisse la toile d’araignée d’un monde où notre âme se projette au loin, libérée du poids du temps, du lieu, du « moi », emportée par « une force triomphante » qui « repousse [toutes] les limites »… Les « voyageries »10 de VLB ne sont pas de simples déplacements d’un lieu à un autre ou de vagues voyages dans le temps : ni quête ni conquête, ni pèlerinage ni expédition, épopée, odyssée, descente aux enfers, comme à l’époque des grands héros – d’Ulysse à Énée en passant par Orphée, d’Homère à Virgile puis à Dante –, elles relèvent plutôt d’une impulsion ou d’une Ibid., p. 363. Rappelons que pour Marcel Mauss la notion de mana subsiste en Inde « sous le nom d’éclat, de gloire » (Marcel Mauss, Esquisse d’une théorie générale de la magie, op. cit., p. 109). 9 Ibid., p. 400. (C’est moi qui souligne.) 10 Rappelons que Victor-Lévy Beaulieu a donné le titre général de Voyageries à plusieurs de ses livres, parmi lesquels on trouve à la fois des essais comme Monsieur Melville (Montréal, VLB éditeur, 1978 ; Trois-Pistoles, Éditions Trois-Pistoles, 1997) et des romans comme Una (Montréal, VLB éditeur, 1980 ; Trois-Pistoles, Éditions TroisPistoles, 1997). 8

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propulsion irrésistible qui met en jeu l’identité même du sujet voyageur, que son souffle pousse hors de lui, que son âme ou son esprit en expansion constante, libéré de son enveloppe non seulement corporelle mais proprement identitaire, emporte au loin « sans fléchir ni réfléchir », de manière « compulsive », « urgente ». On ne se transporte plus seulement d’un endroit à l’autre ou d’instant en instant mais de « soi » en « soi », matière malléable et fluide d’où surgissent les formes inédites que le sujet prend en ses constantes métamorphoses, où il change de face comme il respire, où il change de peau au rythme de la voix qui le traverse, l’inspire et le façonne, tissant autour de lui la toile romanesque ou poétique dans laquelle il est « à la fois l’araignée qui l’a modelée et l’insecte qui tente de s’en libérer »… La mobilité n’est donc plus seulement transnationale ou transculturelle, comme on l’a cru trop longtemps en fondant le phénomène des migrations sur les seuls déplacements physiques de personnes et de populations ou sur l’unique passage des valeurs culturelles d’un monde à l’autre : elle est désormais de nature trans-subjective, dans la mesure où elle permet de s’émanciper non seulement des conditions concrètes du « voyage » au sens propre, qu’il soit exil, évasion ou retour, c’est-à-dire des contraintes de l’espace et du temps que sont l’histoire et le territoire de chacun, mais aussi des conditions propres à l’individuation et à l’identité égotique, considérées pourtant comme un prérequis à toute subjectivité au sens strict, désormais transcendée par le souffle qui l’anime, la dépasse et la déborde de toutes parts. Si le voyage permet de se libérer du hic et nunc auquel nous sommes attachés par notre présence en tel lieu et à tel moment, la « voyagerie » que déclenchent les transmigrations, les transportations et les transmutations d’âme en âme ou de souffle en souffle permet à son tour de s’évader d’un ego ou d’un « je » tout aussi contraignant que l’« ici » et le « maintenant », tout en nous faisant sentir, dans la grande respiration qu’elle nous fait prendre, qu’il n’y a pas d’abord des sujets, individuels ou collectifs, déjà constitués dans leur identité, mais de la subjectivité qui nous traverse de sa « force triomphante », sans forme ni contenu  particuliers, comme le souffle ou la vie nous transcende de toutes parts, depuis le plus lointain passé jusqu’à l’avenir le plus incertain. L’« esprit migrateur » qui parcourt, surplombe et imprègne l’époque contemporaine est notre nouveau mana, même « épuisé », dans lequel on peut reconnaître à la fois la « force débordante » et la « forme vide » qu’y ont vues tour à tour Marcel Mauss et Claude Lévi-Strauss mais dans un contexte profane ou séculier, « désenchanté », dirait Marcel Gauchet11, où ce ne sont plus tant les croyances religieuses ou la foi­mystique qui nous « transportent » et « transfigurent » que le souffle propre à la parole 11

Voir Marcel Gauchet, Le Désenchantement du monde. Une histoire politique de la religion, Paris, Gallimard, 1985.

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r­omanesque et poétique – où l’on « suspend toute incroyance ou mécréance », comme dit Coleridge – qui transmutent l’ego-hic-et-nunc auquel nous sommes enracinés, amarrés, arrimés, en une spatialité, une temporalité et une subjectivité totalement désubstantialisées, auxquelles c’est l’air propre à l’inspiration au sens fort qui donne sa nouvelle « matière », « matière d’infini », écrit Dupin, « corps de l’infini », dirait Fréchette, plasticité, rythmicité, malléabilité du « souffle » qui nous façonne et qu’on façonne dans l’immense chaîne des métamorphoses ou l’énorme toile d’araignée dans laquelle on est à la fois celui qui tisse et celui qui se libère.

→ Voir aussi : Errances, migrance migration ; Dislocation / Déplacement ; Non-lieux (une atypologie). Bibliographie Beaulieu, Victor-Lévy (mémoires), Trois-Pistoles, Éditions Trois-Pistoles, 2009. Bouchard, Louise, Décalage vers le bleu, Montréal, Les Herbes rouges, 1996. –, Entre les mondes, Montréal, Les Herbes rouges, 2007. Desautels, Denise, Le Saut de l’ange, Montréal, Le Noroît, 1993. Desgent, Jean-Marc, Transfigurations, Montréal, Le Herbes rouges, 1995. Desgent, Jean-Marc, « Transfigurer », in Le Nouveau Petit Robert, Paris, France, Éditions Le Robert, 1993, p. 2293. –, Les Paysages de l’extase, Montréal, Les Herbes rouges, 1997. Dupin, Jacques, Matière de souffle, Paris, Fourbis, 1994. –, Matière d’infini, Tours, Farago, 2005, p. 103-139. Charron, François, Clair génie du vent, Montréal, Les Herbes rouges, 1994. Fréchette, Jean-Marc, Le Corps de l’infini, Montréal, Triptyque, 1986. Gauchet, Marcel, Les Désenchantements du monde, Une histoire politique de la religion, Paris, Gallimard, 1985. Le Nouveau Petit, Robert, Transfigurer, Paris, Le Robert, 1993, p. 2293. Lévi-Strauss, Claude, L’Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss, in Mauss, Marcel (dir.), Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 1968 [1950]. Mauss, Marcel, Esquisse d’une théorie générale de la magie, in Mauss, Marcel (dir.), Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 1968 [1950]. Oster, Daniel, La Gloire, Paris, P.O.L., 1997.

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Variations Zilá Bernd La donna è mobile qual piuma al vento Muta d’accento E di pensiero. Rigoletto, Giuseppe Verdi

L’objectif principal de l’entrée Variations est de souligner la transposition intentionnelle – de la part de certains écrivains de la modernité tardive –, de l’une des stratégies de la musique baroque (XVIIIe siècle) dans la littérature : la Variation, basée sur l’improvisation, la réitération, la prolifération, caractéristique d’une esthétique du mouvement, de l’instabilité et surtout de l’insubordination aux impositions préétablies par la partition. Dans le langage musical, Variations correspond à un type de composition dont les répétitions et les réitérations du matériel de base (aria) entraînent des modifications harmoniques, mélodiques ou contrapuntiques. Il s’agit par conséquent d’une forme musicale qui autorise les improvisations et où le thème principal passe par des altérations successives. Les Variations de Goldberg de J. S. Bach (1741) représentent le point culminant de cette forme de composition musicale1. Aujourd’hui considérée 1

L’histoire de la création des variations est issue de la biographie de Bach écrite par Johann Nikolaus Forkel : « [Concernant ces variations], il nous faut remercier la participation de l’ancien ambassadeur russe à la cour électorale de Saxe, le Comte Hermann Karl von Keyserling, qui passait souvent à Leipzig et a ramené avec lui le déjà cité Goldberg pour recevoir des orientations musicales de Bach. Fréquemment malade, le Comte souffrait d’insomnies. Quand cela se produisait, il demandait à Goldberg qui vivait chez lui de passer la nuit dans l’antichambre et de jouer quelque chose pour lui… Un jour, le Comte dit à Bach qu’il aimerait avoir quelques morceaux de musique pour clavecin d’un caractère calme et plutôt joyeux, afin que Goldberg les exécute pour le consoler un peu de ses nuits blanches. Bach a alors pensé que la meilleure manière de répondre à ce désir serait de produire des variations – jusqu’à cette date, il pensait que leur écriture était une tâche ingrate, en raison de la base harmonique répétée de manière similaire. Néanmoins, à cette époque tous ses travaux étaient devenus des standards en termes d’art, et il composa ces variations. Ce sera le seul travail de ce genre qu’il produira. À partir de là, le Comte se mit à les appeler “ses” variations. Il ne s’en est jamais lassé, et pendant longtemps les nuits blanches signifiaient : “Cher Goldberg, jouez pour moi une de mes variations”. Bach n’a sans doute jamais été aussi bien récompensé que

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comme l’un des chefs-d’œuvre de Bach, cette pièce est composée d’une aria, de trente variations et de la répétition de cette même aria à la fin (Aria da capo e fine). Le présent article se propose d’envisager les Variations comme l’une des formes de la mobilité culturelle, d’autant que le sens premier du terme correspond à l’« état de ce qui varie au cours d’une durée ; suite des changements qui affectent ce qui varie »2. Nous nous attacherons à démontrer que la variation est associée au caractère insoumis des écrivains étudiés et de la littérature contemporaine en général. Dès lors, nous nous situons sur un versant comparatiste qui rapproche musique et littérature, tenant compte de la textualisation des procédés musicaux et de leur thématisation dans l’écriture littéraire, ainsi que des liens formels entre les deux formes de production symbolique ; une perspective adoptée par des chercheurs brésiliens comme Arthur Nestrovski et José Miguel Wisnick et argentins, à l’exemple d’Irene Lopez.

Comprendre les Variations Une Variation peut être n’importe quelle modification opérée sur un thème présenté. « Dans ce sens, elle est appelée développement musical […] Elle est la base pour des formes de composition musicale comme l’ostinato, la forme sonate, la chacone, la passacaglia et le thème avec des variations » (Copland 2002). Partant de là, un thème avec des variations est une composition musicale dans laquelle le thème ou l’idée essentielle est répété de manière altérée, de sorte qu’il est possible d’entendre cette répétition du thème ou de la même série de notes musicales tout au long de la pièce. Les Variations sont liées à l’art de la fugue, très utilisée pendant la période baroque et en particulier par Bach. En musique, une fugue est un style de composition contrapuntiste, polyphonique et imitative d’un thème principal. Le contrepoint se caractérise par la superposition de deux ou plusieurs voix ; c’est une forme de composition qui définit la polyphonie où deux voix ou plus se développent tout en préservant un caractère mélodique et rythmique individualisé. Cette forme musicale polyphonique a inspiré M. Bakhtine pour le développement de ses concepts novateurs de dialogisme, de polyphonie de voix discursives et d’intertextualité.

2

pour ce travail. Il a reçu du Comte un calice en or rempli de 100 louis d’or. Toutefois, même si le montant du cadeau avait été mille fois supérieur, sa valeur artistique n’aurait jamais été payée ». [notre traduction]. Voir http://upload.wikimedia.org/wikipedia/ commons/f/f5/Goldberg-titlepage.png. Le Petit Robert, p. 2740.

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De fait, c’est en écoutant les accords d’un orchestre que lui est venue l’idée de la possibilité de multiples voix s’entrelaçant harmonieusement dans le tissu narratif, sans que l’une se superpose à l’autre ou l’étouffe. Dans la composition musicale polyphonique, « le thème est répété par différentes voix, avec différentes tonalités, qui entrent successivement et continuent de manière entrelacée »3. Dans la conception de Bakhtine sur la polyphonie, les voix narratives sont prises dans leur « coexistence et interaction » ; et même si elles peuvent se contredire, elles ne deviennent pas dialectiques4  : elles se constituent en une harmonie de voix qui peuvent être consonantes mais immiscibles (c’est-à-dire qui ne peuvent se mélanger, à l’exemple de l’eau et de l’huile), ou se présenter sous la forme d’une discussion interminable et insoluble. Selon Bakhtine c’est précisément ce don d’écouter toutes les voix simultanément qui a permis à Dostoïevski de créer le roman polyphonique (Bakhtine 1970 : 24). Pour les analyses que nous proposons sur la stratégie des variations dans l’œuvre de trois écrivains, il est intéressant de retenir l’affirmation suivante de Bakhtine : le discours n’extrait pas sa vérité de référents extérieurs, ni d’un « je » cartésien qui détiendrait toute la vérité ; il est « distribué sur différentes instances discursives qu’un “je” multiplié peut occuper simultanément »5. La notion de polyphonie ne comporte pas la solution de conflits entre des visions distinctes du monde (ou des consciences, selon la terminologie bakhtinienne). Elle correspond à un « dispositif où les idéologies s’exposent et s’épuisent à travers leur confrontation (Angenot 1979 : 157) ». Il convient de signaler qu’en 1981, lorsque Nancy Huston publiait Les Variations Goldberg, son mari T. Todorov lançait de son côté Mikhaïl Bakhtine : le principe dialogique. Pour sa part, J. Kristeva présentait les thèses de Bakhtine au monde occidental en 1969, avec Semeiotike, de sorte que les concepts de dialogisme et de polyphonie circulaient déjà parmi l’intelligentsia européenne en générale et française en particulier. Tous deux grands mélomanes, N. Huston (1981) et T. Bernhard (1983) tirent profit de la double utilisation du concept de polyphonie (dans la musique et dans le discours) qui se développe à partir des stratégies de variation et de contrepoint, pour créer des romans expérimentaux où les 3 4

5

Voir http://pt.wikipedia.org/wiki/Fuga. Pour ne pas confondre les sens de « dialectique » et « dialogisme », cf. le Glossaire pratique de la critique contemporaine de Marc Angenot  : «  Le dialogisme n’est pas dialectique : il n’entraîne pas de dépassement ni de synthèse, mais un jeu toujours surdéterminé de contradictions en dialogue, dans une structure dynamique centrifuge », p. 59. Souligné par l’auteure, J. Kristeva, dans sa préface à l’édition française de Problèmes de la poétique de Dostoïevski, de M. Bakhtine, p. 14.

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voix narratives polémiquent, se répondent entre elles dans un processus plus complémentaire que conflictuel. Notons également qu’en 1940 le Cubain Fernando Ortiz a révolutionné l’anthropologie avec son concept de transculturation développé dans Contrepunteo cubano del tabaco y del azúcar6. L’auteur n’y oppose pas tabac (noir) et sucre (blanc), il les met en relation contrapuntiste (Contrepunteo) ; autrement dit, il souligne la relation dans laquelle « les voix peuvent changer de position sans enfreindre les règles de l’harmonie (Ortiz 1940 : 467) », dans un processus dominé par la négociation, l’interaction, la réciprocité et non la quête de la synthèse de l’ensemble. On l’a vu, la technique des Variations caractérise le style baroque, développé en France aux XVIIe et XVIIIe siècles. L’art baroque est arrivé dans les Amériques comme un moyen d’évangélisation des autochtones, à l’occasion de la colonisation du Nouveau Monde et des Missions Jésuites. Les processus successifs de transculturation et d’appropriation du modèle européen ont fait du terme « baroque » un art américain, considérant les Amériques comme un lieu de mouvements transverses, de métissages et d’hybridations. Des penseurs de renom tels que Lezama Lima, Alejo Carpentier et Octavio Paz pensent la modernité et la postmodernité latinoaméricaines comme un croisement de cultures et donc, pour reprendre Irlemar Chiampi, comme un « espace privilégié pour l’appropriation du baroque (Chiampi 1998 : 15) ». D’après la théoricienne brésilienne Irlemar Chiampi, plusieurs cycles de recyclage et d’américanisation du baroque sont observables dans le contexte de l’Amérique latine. L’auteure souligne que c’est le Cubain Lezama Lima qui, dans L’expression américaine (1957), a affirmé que « parmi nous le baroque a été un art de la contre-conquête (Lima 1957  : 80)  ». Dans les Amériques, c’est le baroque avec ses variations et ses contrepoints qui a rendu compte de la tension occasionnée par la confluence de cultures, de signes, de voix et de temporalités, en favorisant (au-delà de l’accumulation du baroque européen) la combinaison d’éléments disparates pour atteindre une forme « unitive ». À travers sa lecture attentive de l’œuvre de Lezama Lima – dont elle a par ailleurs traduit l’édition en langue portugaise –, Chiampi observe que « la combinatoire tendue des motifs de la théocratie hispanique et des emblèmes incas ne serait pas simplement une juxtaposition d’éléments religieux de cultures opposées, mais “l’impulsion tournée vers la forme en quête de la finalité de son symbole” (Chiampi 1998 : 8) ». Dans son article anthologique Le réel merveilleux américain (version originale de 1969), Alejo Carpentier relie le concept de réel merveilleux 6

Contrepoint cubain du tabac et du sucre.

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Variations

au style baroque, avec ses caractéristiques de prolifération, de démesure, de réitération, de répétition imitative d’un thème ; la seule forme, selon l’auteur, capable de rendre compte de la tâche des artistes du Nouveau Monde d’intégrer les multiples cosmogonies qui se croisent dans l’espace américain. L’esthétique baroque est composée de variations, d’incorporations, d’amplifications et de proliférations. Elle est considérée ici dans son sens atemporel, qui peut resurgir à tout moment et dans tout espace pour tenter d’interpréter les tensions créées par la présence de plusieurs tessitures culturelles. Il ne s’agit pas d’un simple ornement ou d’un jeu d’artifices avec le langage, mais d’une posture critique qui nie l’esprit des Lumières, classique et eurocentrique. Toujours d’après Chiampi – dont les études sur le néobaroque sont incontournables –, le baroque est réinventé en Amérique latine « en tant qu’instrument privilégié de critique (latinoaméricaine) du projet (eurocentrique) des Lumières (Chiampi 1998  : 16) ». En réalité, la prolifération d’histoires racontées en contrepoint – stratégie des variations – ne se constitue apparemment que comme des digressions par rapport au thème central sous-jacent, fil conducteur subtil du récit. Le thème (aria) est paradoxalement renforcé par une série de fugues et de contrepoints narratifs, sémantiques ou métaphoriques.

La stratégie des Variations dans trois romans contemporains Voyons à présent ce qu’il en est de la thématique et du processus des Variations dans l’ouvrage de trois écrivains pour qui la musique, la littérature et la vie elle-même sont des variations sur un même thème : Les Variations Goldberg (1981), de Nancy Huston. L’auteure indique qu’il s’agit d’une « romance » (qui, en langue française, correspond à un « modèle narratif et idéologique de la culture dominante, de la culture populaire »). Elle assume de manière claire son intention de transposer une forme musicale dans la littérature, fondamentalement basée sur le changement et le passage d’un état à un autre, donc sur la mobilité ; Dans Le Naufragé (1983), Thomas Bernhard relate la vie de trois pianistes – parmi lesquels le célèbre pianiste canadien Glenn Gould – obsédés par les Variations Goldberg ; Dans la trilogie Viajantes ao Sul [Voyageurs au Sud]7, le Brésilien Luiz Antonio de Assis Brasil observe à nouveau, à la fin du troisième ouvrage, que les trois romans constituent des variations d’un thème. 7

Trilogie composée de O pintor de retratos [Le peintre de portraits] (2001), A margem imóvel do rio [La rive immobile du fleuve] (2003) et Música perdida [Musique perdue] (2006).

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Il convient de souligner que nos recherches portent sur l’imaginaire américain, et plus spécifiquement sur les formes de mobilité culturelle dans les Amériques. Il peut dès lors apparaître étrange de voir apparaître un écrivain tel que Thomas Bernhard, de nationalité autrichienne et qui écrit en allemand, aux côtés d’une écrivaine canadienne (Calgary) et d’un écrivain brésilien (État du Rio Grande do Sul). La présence de l’auteur autrichien se justifie dans la mesure où les thèmes principaux du Naufragé sont les Variations Goldberg et l’histoire du pianiste Glenn Gould, considéré comme le plus grand interprète contemporain de Bach. D’autre part, Nancy Huston s’est beaucoup intéressée à l’œuvre de Bernhard, qui apparaît même comme l’un des professeurs de désespoir dans son livre Professeurs de désespoir (2004).

Nancy Huston (née en 1953) : la vie comme des variations sur le même thème Car les variations reprennent non pas la mélodie du thème, mais seulement l’agencement de ses harmonies. On ne progresse pas vers un apogée, une révélation du sens profond ; il pourrait y avoir mille variations n’est-ce pas ? – et le centre vide resterait le même. Nancy Huston, Les Variations Goldberg, p. 125.

En reprenant exactement le même titre que l’œuvre de Bach pour son roman et en le structurant de manière identique – une aria initiale, trente variations et une aria finale –, l’auteure manifeste son désir d’expérimenter une écriture à partir du « modèle » créé par le compositeur. Annoncé dans l’aria initiale, le thème central est celui d’une pianiste angoissée à l’idée de commettre un impair ou de décevoir son public en interprétant les Variations Goldberg. Les deux arias (initiale et finale) sont narrées par la même personne, la pianiste Liliane Kulainn ; quant aux trente variations, elles sont narrées par trente personnages différents, ce qui confère un mouvement inusité à l’œuvre. L’histoire se déroule durant le temps d’exécution de la pièce (quatre-vingts minutes) et met l’accent sur le supplice de l’artiste à jouer une œuvre connue des musiciens pour sa difficulté d’interprétation. Dans l’aria finale, la pianiste est de retour pour annoncer – à travers un oxymoron, figure typique du baroque – que tous viennent d’écouter l’ensemble des variations « dans leur ordre invariable ». Le thème de sa douleur physique provoquée par les exigences de l’interprétation réapparaît, et comme l’affirme l’un des narrateurs dans l’épigraphe supra citée, l’« apogée », le climax ne sont pas atteints. En effet, à la fin l’artiste soulève la possibilité de recommencer la pièce de la première variation ; elle conçoit la musique comme un entre-deux, un entre-lieu, un passage d’un stade initial à un stade final. Ainsi, le temps du 374

Variations

roman constitue les quatre-vingts minutes d’interprétation des Variations, marquées par la tension du début jusqu’à la fin, mais sans culminance. Les narrateurs de chaque variation se succèdent : tous parlent de musique et tous connaissent la pianiste (narratrice des arias)  : ses élèves, des amis, le journaliste venu faire la critique du concert, la personne qui tourne les pages de la partition, son amant. Ces microrécits sont intéressants de par les didascalies qui coupent le fil de l’histoire pour parler des techniques des variations : « dans les Variations, les pauses sont autorisées. Le musicien peut changer de personnage pendant le grand soupir qui sépare chaque fragment (Huston 1981 : 46) ». Certains commentaires sont divertissants parce qu’ils font allusion à l’origine de la composition, qui était de soigner l’insomnie du Comte von Keyserling. Pour tenter d’y remédier, Goldberg jouait une variation par nuit et pendant trente nuits. Les narrateurs changent mais le fil conducteur revient à chaque nouvelle variation : tous évoquent le personnage principal (Liliane) sous un point de vue différent mais jamais confronté aux autres, puisqu’ils ne se rencontrent pas. L’auteur utilise abondamment l’art de la fugue qui, comme son nom l’indique, montre la compositrice/écrivaine fuyant et poursuivant le thème (poursuivant tous les fragments du thème éparpillés par la musique/par le texte) dans chacune de ses variations. À partir de perspectives diverses, le thème de l’exécution des Variations comme une torture, une véritable épreuve revient dans la polyphonie des voix des trente et un narrateurs différents ; tous émettent des commentaires sur la fatigue de l’artiste, son obstination et surtout sa quête de la perfection. L’un des narrateurs (anonyme) s’adresse à la pianiste pour lui dire que la perfection est surhumaine. De même que dans Le Naufragé, les interprètes des Variations Goldberg se caractérisent par cette quête de la perfection. Tous souhaitent prendre comme modèle la technique magistrale du claveciniste Goldberg, à qui Bach a dédié les Variations. Une tentative vaine de transcender la condition humaine ? Dans l’ouvrage, les Variations correspondent à différents moments/ facettes de la vie ; leur exécution constitue une traversée. Arrivée à l’aria finale, Liliane fait le bilan  : est-ce que j’ai bien joué, autrement dit est-ce que j’ai bien vécu ? À la fin elle est épuisée, fatiguée, a mal au dos, comme dans la vieillesse. Elle semble contente d’avoir réussi à vaincre l’instrument de torture (le clavecin sur lequel elle a joué les Variations). Le public pressent que la fin est arrivée : fin pour le public, pour la pianiste et pour le clavecin : « Ça suffit pour ce soir : oui, c’est la fin maintenant (Huston 1981 : 249) ». Malgré la fatigue et bien que cette fin ne soit pas marquée par un apogée, la narratrice fait part de son bienêtre ; l’impression qu’elle a d’avoir entendu la musique pour la première fois est une grande récompense en face de l’énergie déployée. La leçon 375

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p­ rincipale qu’elle en tire est qu’il n’existe pas un Temps, mais des temps des variations, où l’improvisation et le contrepoint ont leur place. Signalons à ce stade la similarité avec le texte de Música Perdida de L. A. De Assis Brasil. Le père professeur du maestro Mendanha, personnage principal, insiste pour qu’il inclue plusieurs variations dans l’interprétation des « modinhas »8, car selon lui : La vie n’est jamais la même. Ou mieux, elle est toujours la même mais comporte mille aspects. La vie est un thème qui nous est donné par Notre Seigneur Jésus Christ. Chacun se charge d’élaborer les variations selon ses habiletés. C’est pour cela qu’il y a les insensibles et les artistes, les débauchés et les vertueux, les dociles et les irascibles (Assis Brasil 2006 : 64).

Thomas Bernhard (1931-1989) : professeur de désespoir Glenn n’avait jamais joué que les Variations Goldberg et L’art de la fugue, même si en fait il avait aussi joué autre chose, comme par exemple Brahms ou Mozart, Schönberg ou Webern pour lequel il avait la plus grande estime […]. Thomas Bernhard, Le Naufragé, p. 41.

Dans ce roman de 179 pages, le sujet central est la répétition, la réitération ad nauseam du thème central (aria). Le contrepoint se fait entre le je qui raconte et le je qui rappelle les événements constituant la thématique du livre, à savoir la vie de trois pianistes : l’un d’eux est le narrateur, l’autre le célèbre Canadien Glenn Gould, et le troisième le personnage principal, Wertheimer. Ce dernier est surnommé de « naufragé » par Gould, d’où le titre de l’ouvrage. Quand nous disons que le sujet central est la « vie » de trois pianistes, en réalité c’est la mort annoncée de l’un d’eux qui contamine tout le discours. En effet, la mort ou plutôt le suicide de Wertheimer est annoncé dès l’incipit : « Un suicide mûrement réfléchi, pensai-je, nullement un acte spontané de désespoir (Bernhard 1986 : 9) ». On le sait, c’est l’incipit qui donne au texte sa lisibilité en révélant, voire en annonçant, le leitmotiv du roman. Si Nancy Huston s’est servie de la démesure en introduisant trente et un narrateurs, Bernhard l’utilise à travers les figures de répétition, de réitération emphatique et d’effets d’amplification du sens. Un unique paragraphe de 179 pages (à l’exception de la première page) donne la mesure de l’angoisse qui habite le narrateur, soucieux d’achever son récit sur la mort des deux compagnons, un peu comme si sa propre mort était 8

Genre musical brésilien. Le terme désigne un style de chanson populaire parfois accompagnée au clavecin éventuellement doublé d’un autre instrument à cordes pour la partie basse du registre.

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Variations

aussi aux aguets. De même que pour les Variations Goldberg de N. Huston, le récit du Naufragé se déroule dans un temps très court : le temps pendant lequel le narrateur – qui vient de faire le voyage entre Madrid et Vienne pour les funérailles de son ami Wertheimer qui s’est suicidé – raconte son amitié avec le défunt et avec Glenn Gould, récemment décédé à l’âge de 51 ans. L’espace est le non-lieu d’une auberge sale, déprimante et vétuste où s’installe le narrateur, bien qu’il possède une jolie résidence en ville. Comme nous l’avons déjà signalé, la variation musicale est caractérisée par la répétition de la mélodie, qui s’enrichit à chaque fois de nouveaux ornements. « La mélodie obéit au principe du changement, à chaque répétition, d’un ou de plusieurs de ses éléments constitutifs (rythme, mesure, tonalité, harmonisation, arabesque), à condition que l’auditeur puisse toujours reconnaître le thème d’origine (Ortiz 1940 : 1754) ». La remémoration des 28 années d’amitié qui ont uni les trois pianistes se déroule dans un flux de conscience qui comporte de nombreuses répétitions présentées sans chronologie ; elles mettent l’accent sur les deux thèmes centraux  : l’obsession pour l’art de Glenn Gould et la jalousie maladive de Wertheimer qui, bien que reconnu comme un grand pianiste, s’est rendu compte qu’il ne jouerait jamais les Variations aussi bien que Gould. En réalité, les trois personnages sont les victimes de cette relation « asymétrique et perverse entre le musicien et son instrument (Assis Brasil 2006 : 53) », ce qui fait dire au narrateur que la mort prématurée de Gould est due à « la situation sans issue dans laquelle son jeu l’a entraîné en près de quarante ans (Bernhard 1986  : 12)  ». Dans ce long monologue du narrateur sur les deux morts annoncées, entrecoupé de réflexions profondes sur l’art et la psychologie de l’artiste, les trois personnages se révèlent être dans une voie sans issue. En fait il n’y aurait pas un seul naufragé (Wertheimer) mais trois, car tous succombent à la quête obsessive de la perfection musicale mais aussi littéraire, vu que le narrateur et Wertheimer tentent de trouver un dérivatif dans l’art d’écrire : le narrateur n’a jamais réussi à terminer sa biographie sur Glenn Gould, à cause des corrections obsessives, tandis que Wertheimer, seul dans sa grande maison, a compilé des notes sur ses lectures philosophiques qu’il a fini par brûler la veille de son suicide. Soulignons à ce stade la lecture que fait Nancy Huston sur l’ouvrage de Bernhard dans Professeurs de désespoir (2004), un essai sur les écrivains négativistes. D’après l’auteure, tous les auteurs analysés (de Beckett et Cioran à Houellebecq) côtoient ou ont côtoyé les événements de la Deuxième Guerre mondiale, se sont valus du même « père spirituel » (Arthur Schopenhauer, 1788-1860) et ont connu une enfance très triste, presque toujours abandonnés ou privés de l’affection maternelle. Huston est très critique par rapport au sexisme et au pessimisme de Bernhard, qui en vient à mépriser l’écriture féminine et son pays en l’accusant 377

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d­ ’antisémite. Il écrit même dans son testament que son ouvrage ne devra en aucun cas être publié en Autriche. Cela justifie l’intensité des critiques dans Le Naufragé sur l’auberge autrichienne, un lieu « sale », « sordide », où « l’air, comme on dit, [est] à couper au couteau (Bernhard 1986 : 41) », ainsi que sa vision nihiliste des artistes comme des êtres « mutilés » (« Le monde est plein de mutilés (Bernhard 1986  : 40)  »). C’est pour cette raison qu’il brûle ses écrits et vend ses pianos pour résister à la tentation de jouer. Vers la fin de sa vie, quand il pressent l’arrivée imminente de son suicide, Wertheimer envoie son majordome louer un instrument complètement désaccordé et il passe ses journées à jouer de manière hallucinatoire les Variations Goldberg à la bande de marginaux qu’il a invités chez lui pour l’écouter jouer, en échange de repas offerts.

Luiz Antonio Assis Brasil (1945-) : obéir – ou non – aux règles de l’harmonie et du contrepoint Ce livre [Musique perdue] forme avec Le peintre de portraits et La rive immobile du fleuve un ensemble que je peux appeler Viajantes ao Sul. Ce sont les variations du même thème – et les variations peuvent être infinies9. L. A. de Assis Brasil, 2006, note de l’auteur, postface

Devant l’impossibilité d’aborder les trois romans qui composent la trilogie, nous mettrons l’accent sur le dernier volume, Musique perdue. Il convient néanmoins d’observer que les variations sont présentes dans les trois ouvrages, car dans chacun d’eux le thème central (aria) est répété : le voyageur qui arrive dans le sud du Brésil provient soit de l’étranger (dans Le peintre de portraits), soit de Rio de Janeiro (La rive immobile du fleuve), ou encore de l’État des Minas Gerais (Musique perdue). Dans Musique perdue, le thème (aria) est précisément – comme l’évoque le titre – la perte d’une cantate (le livre pourrait d’ailleurs s’intituler Cantate perdue !) composée par le personnage principal, le maestro Joaquim José Mendanha. Cette cantate est considérée par l’auteur comme l’œuvre de sa vie, car elle subvertit certaines règles de composition recommandées par son grand maître le Père José Maurício. Il a en fait composé deux cantates : l’une est fidèle aux normes traditionnelles pour satisfaire le maître, l’autre (la véritable) innove avec une série de variations. Elle sera exécutée devant un public érudit, en présence notamment du Français Charles Levasseur. Surpris de découvrir autant de talent chez un jeune Brésilien, Levasseur propose d’emmener l’œuvre à Paris pour la montrer au célèbre compositeur Rossini. 9

Traduit par nous.

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Variations

Mais le compositeur ne prendra jamais connaissance du contenu de la grosse enveloppe qui lui a été remise. Or, il s’agissait de la seule version existante de l’œuvre. Le fait qu’un artiste brésilien recherche l’opinion d’un artiste parisien comme instance de légitimation constitue une variation sur le thème déjà annoncé dans le premier volume de la trilogie. En effet, dans Le peintre de portraits Sandro Lanari sollicite l’opinion du célèbre Nadar pour savoir si ses photos du sud du Brésil sont conformes aux normes artistiques qui ont consacré la photographie de son temps. Or, Lanari sera finalement déçu car il pense que le photographe français n’a pas su comprendre son art. Il en est de même dans Musique perdue : Rossini ne daigne pas perdre quelques minutes pour évaluer la composition du jeune brésilien, et il laissera de côté la partition pendant quarante ans. Ce n’est qu’au moment de sa mort que l’enveloppe est découverte et rendue à Mendanha, lui-même déjà à l’article de la mort. Durant toute sa vie, le maestro Mendanha a produit des œuvres de moindre importance, à l’exemple d’hymnes ou d’œuvres faites sur commande. Il n’a jamais réussi à se souvenir des premiers accords de la cantate perdue. Quand finalement il récupère son chef-d’œuvre, il lui reste encore un peu de temps pour la réécrire. Il demandera à ce qu’elle soit jouée une seule fois par son orchestre au moment de ses funérailles, avant d’être brûlée. Ainsi, le thème de la quête de légitimation de la part d’instances eurocentriques est – avec ses variations – un des facteurs qui occupe l’esprit d’artistes américains. Cependant, on observe aussi que la période qui suit la phase de déception est caractérisée par un processus d’autonomisation de l’artiste  : aussi bien Lanari (dans Le peintre de portraits) que Mendanha (dans Musique perdue) assument les règles de la propre énonciation, et ce après avoir compris que l’avis européen n’avait pas lieu d’être dans la réalité des Amériques.

Variation comme figure de mobilité On l’a vu, dans les trois romans étudiés les Variations sont utilisées comme une métaphore de la vie. Éléments essentiels de la musique baroque, l’imprévu, le contrepoint et la fugue deviennent également des possibilités artistiques dans la littérature, exprimant sous forme de métaphores la mobilité et l’insoumission comme des solutions littéraires et existentielles. La vie est commandée par la volonté des personnes. Seuls les événements incertains subvertissent ces commandes. Toutefois, les événements incertains sont bien plus puissants, bien plus désirables et même bien plus naturels que les choses pensées10 (Assis Brasil 2006 : 191-192). 10

Traduit par nous.

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Tous trois également musiciens, avec des ouvrages qui se situent entre 1981 et 2006, les auteurs sont partis des Variations comme possibilité artistique, en utilisant le mot et non le son comme matière de l’art. Il est important de signaler que la source d’inspiration est la même dans les trois ouvrages  : traduire en mots une technique musicale, non pas comme un simple exercice de virtuosité mais comme une métaphore de l’existence humaine : seuls les temps (moments) comptent ; c’est l’art de l’improvisation qui permet de subvertir les commandes fixes ; c’est dans le passage, c’est-à-dire dans la mobilité entre une variation et l’autre, que nous avons le temps de souffler, d’inspirer de l’air pour faire face à la suivante ; c’est en remportant le défi offert par la complexité de la partition que l’on passe de la dissonance à l’harmonie. L’angoisse provoquée par la quête de la perfection est aussi présente dans les trois ouvrages : dans le livre de Bernhard, le radicalisme pianistique (s’entraîner pendant plus de 12 heures par jour, jusqu’à l’épuisement) est le seul moyen rencontré par Glenn Gould pour devenir le meilleur pianiste de son temps ; dans le roman de Nancy Huston, les sacrifices physiques de la concertiste sont ce qui lui permet d’atteindre la transcendance ; enfin, dans celui d’Assis Brasil la musique parfaite n’est interprétée qu’après la mort de son compositeur. Un autre dénominateur commun est le spectre de la mort qui apparaît constamment en toile de fond : dans Le Naufragé, le lecteur sait dès l’incipit (répété plusieurs fois au cours de l’œuvre) que la mort de Wertheimer fut « un suicide mûrement réfléchi […], nullement un acte spontané de désespoir (Bernhard 1986 : 9) » ; dans Musique perdue, les trois personnes importantes dans la vie du personnage principal (son père, le prêtre professeur et son mécène, Bento Arruda Bulcão) meurent (l’un d’eux après un suicide), ce qui entraînera un profond sentiment de culpabilité chez Mendanha et limitera même son talent de compositeur ; dans Les Variations Goldberg, c’est la souffrance de l’interprète qui est répétée à travers de multiples variantes. Curieusement, le temps de l’histoire est très bref dans les trois ouvrages : la mémoire des narrateurs y est présentée dans l’entre-lieu entre le thème initial (aria) et le thème final, soit tout au long des variations. Dans le livre de Nancy Huston, tout se passe en 80 minutes ; dans celui de Bernhard, en quelques jours, le temps d’enterrer l’ami ; et dans celui d’Assis Brasil, en 6 heures ; de fait, le roman débute par le personnage principal (Mendanha) sur son lit de mort, à cinq heures de l’après-midi du 28 août 1885, pour s’achever au moment de sa mort à 23 heures. Dans l’intervalle, les personnages racontent leurs mémoires, remémorent des fragments de leur vie ; mais pas toujours de manière précise, de sorte que les variations et les répétitions deviennent le leitmotiv qui ponctue les ouvrages. 380

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Si les Variations en général et les Variations Goldberg en particulier sont très complexes à interpréter, les trois écrivains ont cependant composé leurs ouvrages à l’image de leur source d’inspiration, en produisant des romans tout aussi difficiles et qui exigent une attention soutenue du lecteur. Ce nonobstant, à la fin de la lecture (il serait plus juste de dire à la fin des multiples lectures que demandent les ouvrages…), le lecteur sort pleinement récompensé pour avoir été amené à réévaluer son propre rapport au temps, aux mouvements de la mémoire, à l’imprévisibilité et aux variations (chacune avec son registre : andante, basse continue, allegro, vivace…) que comporte la vie. Transposer une stratégie musicale efficace dans la littérature a exigé des auteurs le même effort que les variations exigent de leurs interprètes : « L’instrument requiert un dévouement qui va au-delà de la foi religieuse (Assis Brasil 2006  : 53)  », écrit le narrateur de Musique perdue. Dès lors, la lecture est également exigeante ; elle met le lecteur à l’épreuve, le confronte aux répétitions parfois fastidieuses. Mais la récompense est l’opportunité rare de pouvoir réfléchir à l’art, à l’ambition humaine de dépasser ses propres limites, à la quête de la perfection artistique et, dans le contexte des Amériques, à l’autonomisation du modèle européen et à l’affirmation de l’identité artistique. Finalement, les stratégies formelles – inséparables du fond – incitent le lecteur à réfléchir sur ce qu’il y a de plus profondément humain : la vie et la mort, les deux côtés d’une même monnaie.

→ Voir aussi : (De)re-territorialisation ; Non-lieux (une atypologie) ; Transportation. Bibliographie Fiction Assis Brasil, Luiz Antonio, Música perdida, Porto Alegre, L & PM, 2006. Bernhard, Thomas, Le Naufragé, Paris, Gallimard, 1986. Huston, Nancy, Les Variations Goldberg, Paris, Seuil, 1981.

Théorie Angenot, Marc, Glossaire pratique de la critique contemporaine, Montréal, Hurtubise HMH, 1979. Bakhtine, Mikhail, La poétique de Dostoïevski, Paris, Seuil, 1970. Brait, Beth, « As vozes bakhtinianas e o diálogo inconcluso », in Barros, Diana Pessoa et Fiorin, José Luiz (dir.), Dialogismo, polifonia, intertextualidade, Sâo Paulo, EDUSP, 1994, p. 11-28. 381

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Carpentier, Alejo, « Do real maravilhoso americano », in Literatura e consciência política na América Latina, São Paulo, Global, p. 67-80. Chiampi, Irlemar, « O barroco no ocaso da Modernidade », in Barroco e Modernidade, São Paulo, Perspectiva, 1998, p. 3-22. Copland, « Variation, musique », 2002. Disponible sur le site Internet Wikipédia, entrée consultée en novembre 2009. Huston, Nancy, « L’asphyxie » ; « Thomas Bernhard », suivi de « Interlude : Les Variations Goldberg », in Professeurs de désespoir, Arles, Actes Sud/Leméac, 2004, p. 177-214. Lima, Lezama, A expressão americana, São Paulo, Brasiliense, 1988. Lopez, Irene, « Relaciones entre música y literatura : notas para un encuentro », in Cariello, G. ; Ortiz, G. et Ristorto, M. (dir.), Tamos Y tramas II : Culturas, lenguas, literaturas e interdisciplina, Rosario, Univ. Nacional de Rosario et Labor editorial, 2009, p. 273-281. Martinelli, Leonardo, « Música de um mestre mulato em prosa », in Gazeta mercantil, São Paulo, 2007. Ortiz, Fernando, Contrapunteo cubano del tabaco y el azúcar, Ariel, 1973. Ritzel, Ricardo, « Um olhar sobre o pampa », in A. Razão, Santa Maria, 2007. Site Internet consulté : www.laab.com.br. Stam, Robert, Bakhtin : da teoria literária à cultura de massa, São Paulo, Atica, 1992. Site Internet consulté : www.laab.com.br. Sur la Variation (musique) : http://pt.wikipedia.org/wiki/variação. Todorov, Tzvetan, Mikhail Bakhtin : le principe dialogique, Paris, Seuil, 1981.

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Notes sur les auteurs BERND, Zilá – Professeure de l’Université fédérale du Rio Grande do Sul (UFRGS) et du Master en Mémoire Sociale et Biens Culturels du Centre universitaire La Salle-Unilasalle (Brasil) et chercheure du Conseil national pour le développement de la Science et de la Technologie (CNPq). Elle est éditrice de la revue Interfaces Brasil-Canadá (20112013) et officière de l’Ordre national du Québec et des Palmes académiques (Gouvernement français). BRANDO, Oscar – Professeur de littérature latino-américaine et Culture uruguayenne à la Licenciatura de Gestión cultural de la faculté de Culture de CLAEH. Il est docteur ès-Lettres de l’Université de Lille 3, avec une thèse sur la troisième rive dans l’œuvre de Juan Jose Saer. BOÏS, Manuel – Traducteur et rédacteur, auteur d’un essai sur l’élément perturbateur dans l’écriture de Gombrowicz (Université Lille III, 1978). Il est membre du comité de lecture de la collection Trans-Atlántico, PIE Peter Lang Éditions, Bruxelles. BOLAÑOS, Aimée G. – Poète, essayiste et professeure de l’Université fédérale du Rio Grande (FURG, Brasil). Cubaine d’origine, elle développe également des activités de recherche et d’enseignement au programme de post-graduation en Études latino-américaines de l’Université d’Ottawa, Canadá. CAVAS, Claudio – Professeur au Programme de Post-Graduation EICOS – Études interdisciplinaires de Communautés et Écologie SocialeUniversite Fédérale de Rio de Janeiro (UFRJ). [email protected]. D’ÁVILA, Maria Inácia – Professeure, Programme de post-graduation EICOS-Études Interdisciplinaires de Communautés et Écologie Sociale-Universite fédérale de Rio de Janeiro (UFRJ). Elle est coordinatrice de la Chaire UNESCO du Développement Durable-UFRJ et du Laboratoire d’Images, Genre, Corps, Espace, Participation, Developpement-EICOS-UFRJ. http://lattes.cnpq.br/8807153833148782. DEI CAS – GIRALDI, Norah – Professeure émérite de l’Université Lille, spécialiste de littératures de l’Amérique latine. Elle est membre du réseau NEOS-NEWS Amériques et du Programme Non-lieux de l’exil de La Maison des Sciences de l’Homme à Paris. DUARTE, Kelley B. – Professeure à l’Université fédérale de Rio Grande (Brasil) et docteur ès-lettres de l’Université fédérale de Rio Grande du Sud. 383

Glossaire des mobilités culturelles

FORGET, Danielle – Professeure de l’Université d’Ottawa, Canada. GLON, Eric – Géographe, Professeur des Universités Lille 1, Sciences et Technologies – Laboratoire TVES Territoires villes environnement et Sociétés.  GONZÁLEZ, Elena Palmero – Professeure et chercheure en Littératures hispaniques de l’Université fédérale de Rio de Janeiro (UFRJ). Elle coordonne le groupe de travail sur les Relations littéraires interaméricaines de l’Anpoll (Association nationale des professeurs de langue et littérature). HANCIAU, Nubia – Professeure titulaire au Programme de Master et Doctorat en Histoire de la Littérature de l’Université fédérale du Rio Grande (FURG). Elle a été coordinatrice du Centre d’études canadiennes de la FURG et fut rédactrice en chef de la Revue Interfaces Brésil Canadá. IMBERT, Patrick – Distinguished professor Académie des Arts et des Sciences Humaines. Il est spécialiste des thématiques du transculturalisme, de l’inclusion, exclusion et de la sémiotique. Il est directeur de la University Research Chair : « Canada : Social and Cultural Challenges in a Knowledge-Based Society ». Il a été président de l’Académie des Arts, Sciences et Humanités de la Société royale du Canada (2009-2011) et a publié 32 livres et environ 300 articles sur les thématiques du transculturalisme, exclusion/inclusion et sémiotique. LEMAN, Johan – Professeur émérite, anthropologue, Chairholder for intercultural studies, KU Leuven, Belgique, où il est encore responsable de la GCIS, « Gülen chair for intercultural studies ». Il est président du Foyer asbl, centre régional pour minorités à Bruxelles et a été chef de cabinet de la commissaire royale à la politique des immigrés en Belgique (1999-1993) où il a aussi été le premier directeur du Centre fédéral pour l’égalité des chances et de la lutte contre le racisme (1993-2003). LOUMPET-Galitzine, Alexandra – Anthropologue ; Fondation Maison des sciences de l’homme, Paris – Programme Non-lieux de l’exil de La Maison des Sciences de l’Homme à Paris. MOZEJKO COSTA, Teresa – Professeure titulaire de Littérature latino-américaine et de Sémiotique à l’École de Lettres de l’Université nationale de Córdoba, Argentine. Elle a dirigé le Master en Littératures latino-américaines, le Doctorat ès-lettres et le programme de recherche « Le discours comme pratique ». NUSELOVICI, Alexis – Département de lettres modernes, Section Littérature comparée, Université d’Aix-Marseille. Il coordonne l’équipe de recherche sur les Non-lieux de l’exil de La Maison des Sciences de l’Homme à Paris.

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Notes sur les auteurs

OLIVIERI-GODET, Rita – Professeure des Universités de littérature et culture brésiliennes à l’Université Rennes 2 et membre de l’Institut universitaire de France. Elle a dirigé le Département de portugais et a assuré la co-responsabilité du Master les Amériques (2008-2013) et a été directrice-adjointe de l’École Doctorale « Humanités et Sciences de l’Homme » (2006-2008). Responsable du laboratoire PRIPLAP – Pôle de Recherches Interuniversitaires sur les Pays de Langue Portugaise de l’Équipe d’Accueil ERIMIT – Équipe de Recherches Interlangues « Mémoires, Identités, Territoires » (EA 4327). OUELLET, Pierre – Poète, essayiste et professeur au Département d’études littéraires de l’Université du Québec à Montréal. Il est détenteur d’une chaire du Canada en esthétique et poétique. PARANHOS, Ana Lúcia Silva – Docteur ès-lettres de l’Université fédérale du Rio Grande do Sul, est traductrice professionnelle. PICOUET, Patrick – Géographe, professeur des universités, Lille 1, Sciences et Technologies – Laboratoire TVES Territoires villes environnement et sociétés.  PORTO, Maria Bernadette – Professeure à l’Institut des Lettres de l’Université fédérale Fluminense (UFF) à Rio de Janeiro ; elle est aussi chercheur et directrice des thèses. Elle bénéficie d’une bourse de recherche du Conseil national de développement scientifique et technologique (CNPq). Elle coordonne le Centre d’études canadiennes de l’UFF. SY, Oumar – Géographe environnementaliste. Il est enseignant chercheur au Laboratoire de géomatique et de l’environnement de l’Université Assane Seck de Ziguinchor (Sénégal). VILELA, Eugénia – Professeur au département de Philosophie de la Faculté des Lettres de l’Université de Porto (Portugal), directrice du groupe de recherche Esthétique, Politique et Art de l’Institut de Philosophie. Elle est membre du Programme scientifique Non-Lieux de l’Exil de la Maison des Sciences de l’Homme (Paris). VOLLAIRE, Christiane – Philosophe, elle est membre du Comité de rédaction des revues Chimères, Pratiques et Outis, du réseau Terra et du programme scientifique Non-Lieux de l’Exil de la Maison des Sciences de l’Homme (Paris). Elle est aussi intervenante au Collège international de philosophie. ZAVALA, Ana – Professeure d’Histoire et membre actif du SNI (Sistema Nacional de Investigadores – Uruguay). Elle a été directrice, de 2008 à 2013, du Master en didactique de l’Histoire du CLAEH (Centro Latinoamericano de Economía Humana – Montevideo).

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Collection Trans-Atlantique Littératures Dans le panorama de la recherche et, plus particulièrement, de l’hispanisme, un nouveau paradigme privilégiant la prise en considération des échanges et de la circulation de modèles s’affirme. Cette nouvelle perspective permet l’émergence d’un nouveau champ d’études centré sur les relations transatlantiques, transnationales et intercontinentales ; elle met l’accent sur les échanges, les migrations et les passages qui se déclinent de différentes façons entre les cultures des deux côtés de l’Atlantique, depuis plus de cinq siècles. Plus que le paquebot de ligne destiné à la traversée régulière entre l’Europe et l’Amérique, le titre de cette nouvelle Collection Trans-Atlántico / Trans-Atlantique évoque le roman homonyme de Witold Gombrowicz – où apparait justement le trait d’union –, les déambulations du protagoniste entre deux mondes, ainsi que les rapprochements entre des lieux bien différents d’une même réalité (la Pologne, où Gombrowicz est né, et l’Argentine, lieu de son séjour prolongé). La collection “Trans-Atlántico / Trans-Atlantique” se veut un espace d’édition ouvert aux travaux qui privilégient cette approche de la littérature comme lieu transculturel par excellence, lieu de dialogue et de controverse entre différents types de discours, lieu, enfin, de tous les possibles, où s’élaborent de nouvelles pratiques de pensée et de création pour donner du sens à l’en-dehors qui l’entoure. Directrice de la collection Norah DEI CAS-GIRALDI Université Charles-de-Gaulle – Lille 3

Comité scientifique  Fernando AÍNSA, Escritor y crítico literario Carina BLIXEN, Biblioteca Nacional – Montevideo Manuel BOÏS, Traductor 387

Patrick COLLART, Universiteit Gent Ana DEL SARTO, Ohio State University Carmen DE MORA, Universidad de Sevilla Geneviève FABRY, Université catholique de Louvain-la-Neuve Cathy FOUREZ, Université Charles-de-Gaulle – Lille 3 Rosa Maria GRILLO, Università di Salerno Fatiha IDMHAND, Université du Littoral Lucía MELGAR, Universidad Nacional Autónoma de México Teresa MOCEJKO-COSTA, Universidad Nacional de Córdoba Francisca NOGUEROL, Universidad de Salamanca Lucila PAGLIAI, Universidad de Buenos Aires Kristine VANDEN BERGHE, Université de Liège Christilla VASSEROT, Université Sorbonne Nouvelle – Paris III Bénédicte VAUTHIER, Université de Berne

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