Géopolitique de l'islamisme [HARMATTAN ed.] 9782747507486, 2747507483

L'islamisme est devenu ces trente dernières années un acteur incontournable de la géopolitique internationale - mêm

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French Pages 335 Year 2001

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Table of contents :
Introduction
Chapitre 1
Islamisme et politique au Maghreb
Les spécificités nationales
Chapitre 2
Laïcité autoritaire et islamisme en Turquie
Chapitre 3
Egypte, foyer de l'islamisme politique arabe
Entre Infitâh et répression
Chapitre 4
Jordanie: les islamistes,
acteurs incontournables du jeu politique
Chapitre 5
Les mouvements islamistes
dans les Territoires occupés
Chapitre 6
Syrie. La voie autoritaire
Chapitre 7
Islam, politique et tribalisme au Yémen
Chapitre 8
Soudan
L'expérience décevante des islamistes
au pouvoir
Chapitre 9
Arabie saoudite:
un Etat fondamentaliste en crise
Conclusion
Sources bibliographiques
TABLE
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Géopolitique de l'islamisme [HARMATTAN ed.]
 9782747507486, 2747507483

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GEOPOLITIQUE

DE L'ISLAMISME

DU MEME AUTEUR Ouvrages: Harmattan, 1989. L' L'Algérie en crise;Editions L' Harmattan, 1991. L'Islamisme en Algérie, Editions L' Harmattan, 1992. Islam, islamisme et modernité, Editions L' Harmattan, 1994. Fondamentalismes, intégrismes. Une menace pour les droits de l'homme ?, Editions Bayard et Centurion, 1997 (en collaboration). Islam et contestation au Maghreb, Editions

L'Islamisme en question(s), Editions L' Harmattan, 1998. Le Maghreb face à l'islamisme, Editions L' Harmattan, 1998. Islam et mmulmans de France, Editions L'Harmattan, 1999. Islam-Occident, Islam-Europe: choc des civilisations ou coexistence des cultures?, Editions L'Harmattan, 2000. L'islamisme politique, Editions

Sous la direction

L'Harmattan,

2001.

de l'auteur:

Les &plis identitaires, Conjluences-Méditen'anée, L'Harmattan, 1993. Géopolitique des mouvements islamistes, Conjluences-Méditen-anée, L'Harmattan, 1994 (avec Jean-Paul Chagnollaud et Bassma Kodmani-Darwish). Islam-Occident, la confrontation?, Confluences-Méditen'anéeJ.-'Harmattan, 1996. La France et Je Monde arabe. Au-delà des fantasmes, Confluenœs-Méditen'anée, L'Harmattan, 1997 (avec Jean-Christophe Ploquin). Transition politique au Maroc, Conjluenm-Méditen'anée, Editions L'Harmattan, 1999 (avec Gema Martin-Munoz). Le Maroc en perspectives, Confluences-Méditen-anée, numéro Hors-Série, Editions L'Harmattan, 2000..

Collaboration

à des ouvrages

collectifs:

C-H.Thuan, A. Fenet (dir.), La coexistence: un enjeu européen, PUF, 1997. Guy Hennebelle (dir.), L'Islam est-il soluble dans la Ripublique

?,

Panoramiques, Editions Corlet et Arléa, 1997. Gilles Manceron (dir.), Algérie, comprendre la crise, Ed. Complexe, 1996. Sophie Bessis et Andrée Dore-Audibert (dir.), Femmes de Méditen'anée. Politique, religion, travail, Editions Karthala, 1995. Penser l'Algérie, lntersignes, Editions de l'Aube, 1995. Jacques Chevallier (dir.), Les bonnes mŒurs, PUF, 1994. Jacques Chevallier (dir.), La solidarité, un sentiment républicain ,PUF, 1992. Islam et modernité dans la culture arabe, Passerelles, 1991. T. Ragi et Gerritsen (dir.), Les Territoires de J'identité, L'Harmattan, 1999.

Christophe Chidet et Bernard Ravenel (dir.), Kosovo: Jepiège, Editions L'Harmattan

(Collection

"Les Cahiers

de Confluences"),

2000.

Abderrahim Lamchichi

GEOPOLITIQUE

L'Harmattan 5-7, rue de l'École-Polytechnique

75005 Paris FRANCE

DE L'ISLAMISME

L'Harmattan Inc. 55, rue Saint-Jacques Montréal (Qc) CANADA H2Y 1K9

L'Harmattan Hongrie Hargita u. 3 1026 Budapest

HONGRIE

L'

Harmattan Italia Via Bava, 37 10214 Torino

ITALIE

Histoire et Perspectives Méditerranéennes düigéeparJean-PaulChagnollaud

Dans le cadre de cette collection, créée en 1985, les éditions L'Harmattan se proposent de publier un ensemble de travaux concernant le monde méditerranéen des origines à nos jours.

Dernières parutions

Garip TURUNÇ, La Turquie aux marches de l'Union européenne, 2001. Bouazza BENACHIR, Négritudes du Maroc et du Maghreb, 2001. Peggy DERDER, L'immigration algérienne et les pouvoirs publics dans le département de la Seine (1954-1962), 2001. Abderrahim LAMCHICHI, Géopolitique de l'islamisme, 2001.

@ L'Harmattan,

2001 ISBN: 2-7475-0748-3

Pour Sarah et Leila

Introduction

Grandeur et décadence de l'islamisme Une rapide chronologie de l'histoire contemporaine de l'islamisme permet de distinguer quelques grandes étapes marquantes. Si très tôt (années trente jusqu'aux années cinquante et soixante), les grands théoriciens de l'islamisme! avaient tenté de penser les catégories et les modes d'action de l'islam politique radical, les différentes tendances de cette mouvance n'ont commencé à s'imposer plus ou moins massivement au sein des sociétés musulmanes qu'au milieu des années soixante-dix - en particulier, pour le monde arabe, au lendemain de la défaite face à Israël en octobre 1973. Vint ensuite une deuxième phase, celle de la déflagration qu'a représenté la révolution islamique d'Iran en 1979 qui donna un souffle nouveau au radicalisme islamiste. Dès ce moment donc, la mouvance islamiste va subir diverses influences; une lutte féroce s'engagea pour le leadership et l'orientation à donner à l'islamisme. Ainsi l'Arabie Saoudite wahhabite commença à impulser et à influencer divers mouvements islamistesou néofondamentalistesd'obédience sunnite. Gardien des Lieux Saints de l'Islam, l'Etat saoudien mobilisa une part considérable de ses recettes pétrolières pour financer, à travers le monde, nombre de lieux ~e culte, d'écoles coraniques, de réseaux caritatifs et de groupes d'activistes au service d'une conception puritaine de l'islam et des mœurs. L'idéologie qu'il a cherché ainsi à diffuser exalte le rigorisme moral et le conservatisme social. Dépendant politiquement et militairement des Etats-Unis d'Amérique qui, dans leur lutte contre le communisme,

lui assurent

un soutien

sans faille, le régime saoudien

-

désireux probablement aussi de ne pas s'aliéner une opinion publique musulmane largement an ti-américaine -, s'engage dans une spirale idéologique où un puritanisme moral intransigeant rivalise avec un fondamentalisme ultra rigoriste; l'Etat wahhabite multiplie dans ce 1 Comme l'Indo-Pakistanais

abû al- 'Alâ al-Mawdûdî, les Egyptiens Hassan al-Bannâ

et Sayyed Qotb ou encore l'Iranien Khomeiny.

cadre les initiatives visant à impulser, acheter ou aider nombre de mouvements islamistes et de lieux de culte dans le monde. Cette politique s'opère également dans un esprit de concurrence acerbe et de lutte féroce contre le modèle révolutionnaire et radical iranien honni - même si, suite à la guerre du Golfe, nombre de mouvements islamistes se retournèrent contre leurs généreux mécènes saoudiens. De son côté, l'Iran de Khomeiny incarna, pendant la première phase de sa révolution, le pôle shî'ite radical et révolutionnaire de l'islamisme. Ses dirigeants ne manquèrent aucune occasion pour galvaniser les masses musulmanes, mobilisant, à l'intérieur, les "déshérités"(Moustaz'afot2n)contre" l'injusticesociali' et contre l'Occident "satanis!' et cherchant, à l'extérieur, à s'attirer des influences au-delà même de la sphère exclusivement shî'ite. Un troisième pôle est représenté par les vieux mouvements missionnaires et piétistes en provenance du monde indo-pakistanais: les Jamâ'ât al-Tablîgh waDa'wa2. D'autres

mouvements

encore

-

tels les Frères Musulmans

-,

auront évidemment une influence politique et idéologique décisive sur leurs propres sociétés, grâce à leur trajectoire longue et à leur travail de terrain. Sans échapper entièrement aux influences et aides extérieures, leur présence sur le terrain, leur capacité de mobilisation et leur implantation

sociale ne sauraient

se ramener

-

loin de là

- à

ces interventions extérieures. Malgré de multiples tentatives d'instrumentalisation par des Etats ou des centres étrangers, leur influence et leur ancrage ne sont nullement tributaires des seules interventions extérieures; la plupart de ces mouvements restent donc autonomes.

Mais

-

nous

y reviendrons

-, à l'intérieur

même

de

chaque espace national ou régional, et au-delà de l'influence des divers centres d'impulsion et de financement, des fractures vont bientôt apparaître - dues en grande partie aux changements nationaux et internationaux, politiques et culturels -, séparant les courants dits « modérés)) des courants plus radicaux et violents et conduisant à des ruptures ou à des évolutions dans les choix idéologiques et stratégiques. TI convient aussi de rappeler qu'au niveau de l'antTage social, l'influence des divers mouvements islamistes est diversifiée:jeunesse 2 Littéralement:

Groupes (ôu Associations) pour la Transmission

et la Prédication.

10

(du message révélé)

urbaine pauvre et exclue, issue de l'explosion démographique, de l'exode rural et d'une scolarisation massive mais inadaptée, d'un côté; bourgeoisie et classes moyennes pieuses ou simplement opportunistes, de l'autre. Une partie de ces catégories sociales, traditionnelles ou ascendantes, ont cru, un certain temps - au moment précisément de « l'âge d'or» de l'islamisme militant des années soixante-dix et quatre-vingt -, trouver dans la rhétorique islamiste une traduction de leurs frustrations et revendications et une réponse possible à leurs multiples aspirations. Généralement, ces catégories sont composées en partie de vieilles familles marchandes qui se sentaient marginalisées par les élites dirigeantes, bureaucratiques ou militaires, ayant accédé au pouvoir à la faveur de la décolonisation, et en partie des nouvelles couches urbaines ascendantes, plus ou moins tenues à l'écart du système politique officiel et de ses réseaux clientélistes : journalistes, médecins, avocats, hauts fonctionnaires, techniciens, ingénieurs, commerçants et entrepreneurs, universitaires ou jeunes intellectuels... Issus donc pour la plupart des facultés de médecine, des filières scientifiques et techniques ou des écoles d'ingénieurs, ils constitueront les cadres dirigeants des mouvements islamistes, formuleront parfois le nouveau langage doctrinal et politique de l'islamisme radical. Une troisième phase, qui s'ouvre avec la décennie quatre-vingt, est marquée par l'essor fulgurant et la dissémination de l'islamisme à travers le monde musulman - mais aussi (déjà !) par l'émergence en son sein de nombreuses contradictions, conflits et dissensions qui ne cesseront progressivement de l'affaiblir. Dans ces années, marquées en particulier par les secousses de la révolution islamique d'Iran, mais aussi par la montée en puissance des Mourfjahidin d'Afghanistan, les régimes en place, en butte à la contestation et à l'activisme de divers mouvements

islamistes

locaux

-

notamment

des

composantes

radicales -, vont déployer des efforts visant à les pourchasser, mais aussi à les endiguer notamment en dissociant les diverses tendances. Redoutant les émeutes et l'agitation des groupes islamistes, les gouvernants chercheront à gagner l'appui de la bourgeoisie traditionnelle et des classes moyennes pieuses pour les détacher de la jeunesse urbaine pauvre et des couches sociales exclues qui, souvent,

Il

s'identifiaient aux franges radicales de l'islamisme3. En outre, dans une espèce de surenchère mimétique avec les fondamentalistes et les clercs religieux les plus rétrogrades, autour des (( valeursislamiques)), ils multiplieront les concessions dans les domaines du droit coranique, des bonnes mœurs, du statut de la femme et de la famille, etc. A l'échelle internationale, cette décennie fut dominée par l'exacerbation de la lutte - une lutte féroce - pour le leadershipentre la monarchie saoudienne - qui chercha le contrôle et l'endiguement de l'islamisme et du fondamentalisme sunnites - et l'!t:an de l'imâm Khomeiny, des Mollahs et des Pasdarans (Gardiens de la Rivolution), qui cherchèrent l'exportation de la révolution, non pas seulement en direction du monde shfite, mais dans tout le Dâr al-Islâm. La guerre longue et atroce - déclenchée

contre l'Iran en 1980 par l'Irak

-

dont

le leader, Saddam Hussein, pseudo laïque, n'a cependant pas hésité, dès cette époque, à instrumentaliser la rhétorique religieuse (thématique du Jihâd sacré) -, avec la bénédiction des monarchies du Golfe et la bienveillance des Etats occidentaux, en a été un des épisodes les plus sanglants. De son côté, Téhéran n'hésita pas à recourir à l'arme du terrorisme, aux attentats sanglants et aux prises d'otages occidentaux, notamment à travers le Hezbollah libanais, avant de s'attaquer aux iraniens opposants exilés puis, par le biais de la funeste fatwa contre Salman Rushdie, aux intellectuels et écrivains musulmans laïques. C'est surtout l'Afghanis tan qui deviendra le principal théâtre de cet affrontement. En finançant les Moutfjahidin, les services spéciaux saoudiens, pakistanais et américains étaient convaincus en effet non seulement de tenir sous contrôle des militants exaltés -: bientôt venus du monde entier -, de canaliser leur haine contre l'Union soviétique (au lieu des Etats-Unis), mais aussi de fournir une alternative à la révolution iranienne. Des activistes radicaux - ceux qu'on appellera bientôt les Afghans ou les Moutfjahidin, venus du monde entier (Egypte, Jordanie, Yémen, Péninsule Arabique, Maghreb, Philippines, Malaisie ou autres pays d'Asie du Sud et du Sud-Est) -, vont subir un endoctrinement rigoriste et un entraînement aux techniques de la guérilla dans les camps de Peshawar ou de Kaboul, pour ensuite soit retourner chez eux, soit rejoindre d'autres foyers régionaux ou internationaux de conflits. Ce 3 Lire Gilles Kepel, Jihad, expansion et déclin de /'islamisme, Gallimard,

12

2000.

phénomène des Mou4Jahidin va avoir des répercussions très importantes et très graves dans divers pays et, d'une manière générale, une influence considérable sur l'évolution de la mouvance islamiste à travers le monde. Les Afghans élaborent en effet une variante de l'idéologie islamiste - ou plutôt néoJondamentaliste - axée sur la violence armée, couplée à un rigorisme religieux extrême. Dans le même temps, la fin des années quatre-vingt, est marquée par l'expansion d'autres mouvements islamistes radicaux, un peu partout dans les pays musulmans qui connaissent des conflits sociaux ou armés. Au Liban par exemple, le Hezbollah se radicalise et fait montre de capacités redoutables de mobilisation; dans les Territoires occupés, le Hamas tire les bénéfices de l'Intifada palestinienne; au Soudan, c'est l'idéologie islamiste incarnée par Hassan al-Tourabi, qui est associée à un pouvoir militaire autoritaire; à la faveur du multipartisme, le FIS algérien connaît un triomphe avant d'être interdit précipitant le pays dans l'atroce guerre civile que l'on connaît... Ailleurs, la désintégration de l'empire soviétique ouvre la voie à la montée des nationalismes, mais permet aus'si un "réveil de l'islam" dans les nouveaux Etats musulmans d'Asie centrale et du Caucase qui réclament leur indépendance. La radicalisation, voire la dissémination de la violence - puis la désagrégation de certains groupes extrémistes - vont marquer la nébuleuse islamiste pendant la décennie quatre-vingt-dix; une décennie qui s'ouvre avec la deuxième guerre du Golfe (opération "Tempête du désert'), dont l'un des effets paradoxaux fut de mettre fin au fragile consensus islamiste laborieusement bâti par la monarchie wahhabite ; des pans entiers de la frange radicale de l'islamisme notamment les Afghans - se retournant contre leur ancien sponsor,le royaume saoudien et les réseaux internationaux qu'il contrôlait. L'exacerbation des conflits dans certains pays et régions pemiettent à des groupes radicaux de se manifester sans offrir pour autant d'alternative crédible: enlisement du processus de paix au ProcheOrient; guerre civile en Algérie et folie meurtrière des GIA; guerres intestines entre factions Afghanes qui perdurent longtemps après le départ des troupes soviétiques et aboutissent à la victoire tout autant fulgurante qu'inattendue des Talibans; répression et surenchère terroriste de groupes radicaux en Egypte tentatives d'instrumentalisation par des réseaux islamistes du martyr des

13

musulmans de Bosnie4; infiltrations au Daghestan ou en Tchétchénie... C'est une décennie marquée également par des actes terroristes spectaculaires de groupes extrémistes soutenus et financés par les réseaux internationaux du milliardaire Oussama Ben Laden, visant en particulier l'Arabie Saoudite et les Etats-Unis d'Amérique. Recompositions

au sein de la mouvance

islamiste

Globalement, on constate partout que l'islamisme radical, malgré ses succès et coups d'éclat des années quatre-vingt, est entré, à la fm de la décennie quatre-vingt-dix, dans une phase que l'on ne peut que caractériser de crise,sinon de déclin.D'abord, parce que cette idéologie qui représentait, du début des années soixante-dix jusqu'à la fm des années quatre-vingt, un espoir - illusoire certes, mais un espoir tout de même - pour beaucoup de musulmans Geunes exclus, mais aussi cadres et une partie de l'élite), n'est plus crédible aujourd'hui aux yeux même des anciens sympathisants. Du Maghreb à la Turquie, de l'Indonésie à l'Europe, ce déclin de l'utopie islamiste est manifeste dès la seconde moitié des années quatre-vingt-dix, en dépit des poussées, ici ou là, encore spectaculaires. Ensuite, des recompositions importantes, pour ne pas dire décisives, commencent à s'opérer au sein même de cette mouvance. Ainsi, dans certains pays, au sein de la mouvance islamiste ou néofondamentaliste, des courants plus modérés semblent l'emporter sur les groupes radicaux (Fa~/et Partisi, en Turquie, par exemple), favorisant paradoxalement des dynamiques d'ouverture et de démocratisation dans leurs pays - mais du coup, s'éloignent de plus en plus d'une rhétorique purement islamiste (ou fondamentaliste) et tendent alors à se "banalisel' en multipliant par exemple les professions de foi démocratiques, voire en faveur de la sécularisation, pour se démarquer des courants radicaux. Dans ces contextes, l'islamisme ne peut que se "dissoudre" dans des alliances et des constructions politiques plus larges -la Turquie en fournit encore un exemple particulièrement édifiant. Dans d'autres pays, incapables de tenir les promesses sur lesquelles ils ont bâti à l'origine leur mobilisation, d'autres groupes vont de plus en plus se trouver en 4 Les accords de Dayton de décembre 1995 marquèrent islamistes à s'implanter durablement en Bosnie.

14

l'échec

des groupes

décalage par rapport aux aspirations sociales - y compris de ceux qui les avaient portés au sommet de leur popularité. Dans bien d'autres cas encore, coupés des masses, certains groupes radicaux entament une folle surenchère violente qui accentue leur sectarisme et leur marginalisation. Les actes ignominieux et barbares commis par les groupes islamistes armés en Algérie, à l'encontre des intellectuels, des étrangers et des villageois, les mesures répressives et rétrogrades commises par des Talibans fanatisés et sans aucun projet, contre la population

civile

-

en particulier

contre

les femmes

-

en sont

l'illustration la plus spectaculaire. Souvent, un fossé béant sépare la stratégie

radicale

de groupes

extrêmement

violents

-

parvenus

au

pouvoir, comme les Talibans ou demeurant dans l'opposition comme les GIA algériens - et les aspirations sociales et culturelles des jeunes générations qui les avaient auparavant soutenus. Plus fondamentalement, il est à noter que les fondements sociaux sur lesquels ce radicalisme reposait s'avèrent somme toute particulièrement fragiles5. S'évertuant à propager une idéologie extrémiste, intolérante, ultraconservatrtce et totalitaire, commettant souvent des exactions, voire des atrocités - comme dans les maquis algériens

ou en Afghanistan

-

qui finirent

par les couper

de tout

soutien social, ils échouèrent finalement à précipiter la chute des régimes qu'ils ont combattu - Egypte et Algérie par exemple -, et ne parvinrent guère à s'assurer clairement le commandement de la résistance

-

ni au Liban ni en Palestine

ni en Bosnie ni au Daghestan

ni en Tchétchénie, par exemple. Même si ces situations demeurent très contrastées, la déroute de cet islamisme radical et violent est partout patente. Dans tous les cas, quelle que soit l'issue des recompositions en . cours, la situation globale de l'islamisme politique témoigne de l'échec 5 Ainsi que Je fait remarquer Gilles Kepel, «L'alliance entre la jeunesse urbaine pauvre et les classes moyennes pieuses, scellée par les intellectuels qui élaborent la doctrine islamiste, résiste mal à des affrontements de longue haleine contre les pouvoirs établis. Ceux-ci s'emploient avec une efficacité croissante à dresser les deux composantes du mouvement l'une contre l'autre, en exposant l'antagonisme entre leurs aspirations concrètes ». Ou encore, « Les classes moyennes pieuses qui constituent la base sociale de la mouvance modérée recherchent de nouvelles alliances avec leurs contreparties laïques, voire chrétiennes dans les Etats multiconfessionnels » (Hezbollah shî'ite au Liban, Frères musulmans égyptiens, etc). Gilles Kepel,Jihad, expansion et déclinde l'islamisme,op. cit.

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éthique, social, culturel et politique - d'un modèle, devenu désormais un moment historiquement daté et fortement critiqué, et non plus une utopie mobilisatrice et porteuse d'avenir comme ce fut le cas dans les années soixante-dix et quatre-vingt. En plus des exemples précédents, plusieurs autres signes l'attestent. L'évolution spectaculaire de la situation iranienne en est l'exemple particulièrement emblématique. L'élection du président réformateur Mohammad Khatami, en mai 1997, a déjà été le signe d'un incroyable renversement de tendance qui semble désormais fortement engagé dans ce pays. Après une première phase, qui avait marqué le retournement de l'utopie révolutionnaire contre le système du Shah en légitimation religieuse de l'oppression de la société par l'Etat théocratique, ce qui caractérise le modèle iranien, c'est désormais le rejet par la majorité de la société du "projet" des conservateurs qui veulent maintenir, à n'importe quel prix, l'héritage de Khomeyni. Les élections législatives de février et d'avril 2000, qui ont été largement remportées par les candidats réformateurs - avec le soutien massif de la jeunesse née après la révolution et d'une large partie des classes moyennes urbaines -, est également un signe indubitable que la société se prononce désormais contre l'ordre social et moral islamiste et contre le conservatisme de l'establishmentclérical de la République islamique. On trouve d'autres illustrations de cet échec dans bien d'autres pays où les mouvements islamistes avaient auparavant réussi à s'imposer comme les principaux vecteurs de la contestation. Ainsi que le remarque très justement Gilles Kepel6, presque partout, à leur idéologie déclinante commence à se substituer la recherche d'un "pacte social nouveatl', contracté avec les classes moyennes laïques, autrefois diabolisées. il s'articule autour du respect des droits de l'homme ainsi que de l'aspiration à une forme "islamique" de démocratie - terme voué par eux à l'imprécation il y a peu. Beaucoup d'indicateurs convergent pour souligner l'échec stratégique de cette idéologie. En Turquie, le Faillet Partisi (ex-&fah Partin) semble définitivement intégré à un système pluraliste qu'il n'a nullement cherché à bouleverser, mais dans lequel il est loin d'être hégémonique. Au Maroc, la plupart des mouvements islamistes cherchent à s'intégrer au système monarchique, y compris les

-

6 Gilles

Kepel,

Jihad,

expansion

et déclin de l'islamisme,

16

op. cit.

associations qui continuent à alimenter une forte contestation sociale - telle al-'Adl wal-Ibssân d'Abdessalam Yacine. En Indonésie, un président et une vice-présidente démocrates, musulmans mais se réclamant de la laïcité ('Abdurrahmân Wahîd, nommé affectueusement

"Gus Dul'

-

Grand Frère Dur -, et Mme Megawati

Sukarnoputri, fille de l'ancien président Sukarno), ont été élus après la chute de la dictature d'un Suharto qui n'avait pas hésité à s'allier avec l'intelligentsiaislamiste. Le nouveau gouvernement, mis en place le 26 octobre 1999, tente d'instituer et de renforcer les bases d'une démocratie naissante dans le plus grand pays musulman du monde, malgré l'omnipotence d'une armée depuis longtemps au centre de la vie politique; il a d'ores et déjà reconnu l'indépendance du TimorOriental; mais la stabilité reste précaire d'autant plus que deux conflits à caractère séparatiste, en Aceh et en Papouasie du Sud (Irian Jaya), et une situation explosive, aux Moluques, demeurent irrésolus; de plus, dans le Nord voisin, aux Philippines, une guérilla indépendantiste et des activistes islamistes menacent la stabilité de toute la région. La marge de manœuvre du nouveau président 'Abdurrahmân Wahîd est cependant renforcée par la double source de légitimité dont il bénéficie: son élection démocratique et son autorité de dirigeant musulman. Depuis 1984, Wahîd dirige en effet la première organisation islamique du pays: le Nabdat-ul Vlamâ (35 millions de membres) qui représente à la fois l'islam traditionaliste, l'islam confrérique,l'islam des Docteurs de la foi et celui auquel sont attachées les élites urbaines modernes- celle-ci coexiste avec une autre organisation importante, la Ml!Yammadiyya,qui incarne l'islam réJôrmiste. L'islamisme radical y est donc très peu implanté. L'Indonésie administre ainsi la preuve au reste du monde musulman qu'il est possible de concilier identité religieuse, pluralisme démocratique et même sécularisme. Car, depuis fort longtemps, son leader est à la fois un défenseur acharné des libertés et des droits de l'homme, un musulman modéré attaché à une certaine tradition quiétiste et ouvert à la modernité; il est favorable à la reconnaissance de la diversité culturelle de son pays, opposé à tout sectarisme et favorable à la neutralité religieuse de l'Etat. En Algérie, après la terrible guerre civile présente dans toutes les mémoires, les groupes islamistes armés ont été militairement vaincus et la coalition gouvernementale formée par le président Abdelaziz Bouteflika, après le référendum sur la Concorde

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civile, rassemble laïques militants (RCD notarrunent) et islamistes modérés (Ramas, al-Nahda). Au Pakistan, le Premier ministre Nawaz Sharif, auparavant protecteur de la mouvance islamiste a été renversé par le général Pervez Moucharraf qui cherche notarrunent à maîtriser le désordre interne créé par la nébuleuse néoJondamentalÙte. Au Soudan, un autre général, Omar Hassan al-Bashir, a brutalement écarté l'une des "éminencesgrisel' de l'islamisme sunnite et arabe, Hassan al-Tourabi qui a échoué à résoudre la crise interne et régionale de son pays. Dans les rares pays où il s'est emparé du pouvoir - Afghanistan et Soudan par exemple -, le moins que l'on puisse dire est que l'islamisme a lamentablement échoué à proposer un projet de société viable; il n'a même pas été capable de transcender les clivages internes qui le minent; bien au contraire, c'est le spectacle de règlements de compte, de luttes intestines, parfois d'une rare violence, et d'excommunications qu'il n'a cessé d'offrir. Au total, comme le remarque très justement Gilles Kepel, trois facteurs importants se conjuguent pour expliquer cet échec: l'épuisement de l'utopie à l'épreuve du temps et du pouvoir, les incessants conflits entre ses diverses composantes, et l'impossibilité de résoudre l'épineuse question de la démocratie et du pluralisme7. Des stratégies

et des contextes

variés

Une analyse globale et abstraite de l'islamisme n'est pas suffisante; l'islamisme est un terme générique qui recouvre dans la réalité une pluralité de groupes, d'acteurs et de stratégies. Ceci explique évidemment la difficulté à analyser de manière synthétique l'islamisme 7 Ainsi que l'écrit très pertinemment

Gilles Kepel

(jihad, expansion et déclin de

l'islamisme, op. cit), « là où le sympathisant ne voit qu'affrontements de personnes, il nous paraît que se dessine l'antagonisme social entre classes moyennes pieuses et jeunesse urbaine pauvre: le souci des classes moyennes et d'une partie de l'intelligentsia islamistes de rechercher une alliance avec la société civile laïque, pour sortir du piège où leur logique politique les a enfermées (...) Il reste à voir comment ce mouvement évoluera, et, surtout, si les élites au pouvoir, qui bénéficient d'une opportunité historique pour promouvoir la démocratie dans les pays qu'elles contrôlent, sauront en saisir l'occasion, accomplir les sacrifices nécessaires pour élargir leur base sociale, ou persisteront dans une logique d'appropriation patrimoniale de l'Etat, annonciatrice de nouvelles tempêtes et de nouveaux désastres ».

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et, surtout, à en offrir une typologie simple et universelle, valable dans l'espace et stable dans le temps. Au total, l'analyse des organisations et groupes islamistes, plus ou moins influents, qui ont essaimé dans la plupart des pays musulmans ces dernières décennies, conduit à distinguer deux grandes tendances. Il y a, tout d'abord, ceux qui sont favorables à la prise du pouvoir par la violence: il s'agit de groupes radicaux apparus en particulier au début des années quatre-vingt; ils portent pour noms - qu'on retrouve dans plusieurs pays d'ailleurs: al-Tak.fîr wal-H!Jra ("Anathème et Emigratiotl' ou "Excommunication et Retraif') ; al-]ihâd ("LI GuerreSaintl') ; al-Da'wa ("LI Prédication"); alJamâ'ât al-Islâmfyya (Groupes islamique}!); HiZb-Allâh (ou Hezbollah: Littéralement, Parti de Dieu), etc. La seconde famille de l'islamisme est constituée de divers mouvements dont le dénominateur commun est le désir de s'afftrmer comme parti politique légal et reconnu. Mais selon le contexte politique et social du pays, et les rapports de force, ces mouvements pratiquent une double tactique. D'une part, dans les rares pays qui ont légalisé les mouvements pacifiques et modérés c'est le cas de la Jordanie avec la ConfrériedesFrim Musulmans ou de la Turquie avec le Refah Partisi (actuellement Faillet Partisi: Parti de la Vertu) de l'ancien Premier ministre Necmettin Erbakan -, l'islamisme tente de s'implanter e,Vde s'intégrer progressivement, et de manière réaliste et pragmatique, dans le champ politique et administratif, participant aux différentes compétitions électorales avec pour objectif de gérer l'administration et les affaires du pays à côté d'autres forces politiques. Mais, dans d'autres cas, rien n'indique que ces mouvements respecteront le pluralisme de la société, l'autonomie du champ politique vis-à-vis du champ religieux, la neutralité de l'Etat, l'alternance au pouvoir, le respect des libertés fondamentales... Par exemple, en Iran - avant la montée des réformateurs autour du président Khatami -, en Afghanistan des Talibans, ou encore au Soudan - avant le coup d'Etat de décembre 1999 du général Omar alBachir, qui a écarté l'idéologue islamiste charismatique Hassan alTourabi -, les islamistes n'avaient pas hésité à éliminer tous leurs adversaires - y compris les islamistes jugés trop conciliateurs, "tièdel' 8 Comme l'organisation a/-Gamâ'a (ou a/Jamâ'a) a/-Is/âm!Jya, créée dans les années soixante-dix en Egypte, et dont le chef 'Omar 'Abdel-Rahmân, est incarcéré aux Etats-Unis pour implication dans l'attentat du World Trade Center de New York en 1993.

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ou "révisionnistel'. D'autre part, lorsque le système politique est fermé et excluant

-

autrement

dit, lorsque les islamistes

se trouvent

dans la

clandestinité ou simplement "tolérés" mais pas officiellement reconnus, comme les Fri~s Musulmans en Egypte ou les diverses associations islamistes au Maroc -, les mouvements islamistes "modérés" ne cessent de mobiliser leurs adhérents et sympathisants afin d'exercer une forte pression sur le pouvoir afin de l'obliger à faire de plus amples concessions en matière d'application de la Sharf'a. Globalement donc, l'islamisme comme le néoJondamentalisme constituent une nébuleusecomplexe, aux trajectoires et à la généalogie multiples; leurs discours, leurs pratiques, leurs conceptions du politique et de la société sont contrastés. Ils dépendent largement des situations respectives de leurs pays ainsi que du contexte régional et international. Certains pratiquent l'entrisme dans les organisations de masse lorsqu'elles existent, et privilégient l'action politique légale. C'était le cas du FIS algérien avant sa dissolution; c'est le cas des autres partis islamistes algériens Hamas et al-Nahda qui, au plus fort de la terrible guette civile, n'ont manqué aucune consultation électorale (présidentielle, législatives, municipales) et ont même été associés au pouvoir. C'est aussi le cas des Fri~s Musulmans d'Egypt.e qui n'ont pas hésité à envisager des alliances électorales avec d'autres courants laïques, voire des intellectuels chrétiens, pour former le projet d'un parti centriste et démocratique, al-Wasat (littéralement Le Cent~). C'est également le cas des FrèresMusulmans de Jordanie qui, entretenant de bonnes relations avec la monarchie Hachémite, ont déjà participé à plusieurs élections Qégislatives notamment) et remporté des sièges au Parlement. Ce fut le cas du Parti al-Nahda - ex-Mouvement de la Tendance Islamique), désormais dissous - qui avait participé en Tunisie à diverses élections à la fin du règne de Bourguiba et au début de celui de Ben Ali. C'est aussi le cas du parti islamiste turc Refah, dont le leader, Necmettin Erbakan, ancien Premier ministre est un vieux routier de la vie politique de son pays. Le Refah Partis; (aujourd'hui, Faillet Partist) est même un parti parlementaire assez ancien - ses candidats avaient remporté les mairies des grandes villes, comme Istanbul et Ankara, dès les élections municipales de mars 1994; il a remporté les élections législatives de décembre 1995; son leader a également fait partie, à plusieurs reprises, de diverses coalitions gouvernementales; devenu un respectable parti de gouvernement en

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juillet 1996, il s'est définitivement installé et "banalisé" dans le seul pays musulman se réclamant explicitement de la laïcité de l'Etat. S'agissant de la Confrérie des FrèresMusulmans (jamâ'at al-Ikhwân alMuslimîn), il est utile de signaler que si l'attitude des leaders jordaniens ou égyptiens demeure celle de la participation légale au jeu politique, la section des Frères .Musu/mans de Syrie n'a pas hésité - frappée d'ostracisme puis par une terrible répression - à se lancer, dans les années quatre-vingt, dans l'action politique de type révolutionnaire, armée et insurrectionnelle. C'est l'attitude intransigeante et violente du régime de Hafez al-Assad qui explique un tel comportement. En 1979, un attentat sanglant tue 83 cadets de l'Ecole militaire d'artillerie, tous membres du clan 'alawî au pouvoir et auquel appartient le président lui-même. Ce dernier n'hésita pas à mener une impitoyable chasse à l'homme puis une sanglante punition collective: massacre de Palmyre, où un millier de prisonniers islamistes ont été liquidés en juin 1980; massacre de Hama, perpétré entre le 2 et le 28 février 1982, où plus de trente mille personnes ont trouvé la mort, et des quartiers entiers de cette ville ont été détruits. C'est d'ailleurs la branche Hama des FrèresMusulmans, dirigée par 'Adnân Sa'ad al-Din, qui déclencha l'action insurrectionnelle et amènera l'islamisme syrjen à opter pour le radicalisme politique, sinon le terrorisme. Cette stratégie de l'affrontement, qui n'a ni mesuré la défiance de la population vis-à-vis de la violence, ni pris en compte la réalité des rapports de force, s'est finalement révélée inefficace. Aujourd'hui, avec la mort d'Assad et l'accession au pouvoir de son fils Bachar, une décrispation des relations politiques s'opère; un rapprochement semble même se dessiner entre la Confrérie et certains cercles du nouveau pouvoir. Mais globalement, le choix de la violence s'explique très souvent ou la Syrie Ba'athiste

- comme d'Assad

ce fut le cas dans l'Egypte nassérienne par la nature autoritaire et très

-

répressive des régimes en place. D'autres groupes préfèrent s'engager dans des dynamiques politiques et sociales de mobilisation pacifique - en particulier, dans le domaine de l'action socio-éducative et culturelle: constitution de réseaux de solidarité sociale avec les couches sociales démunies; création d'associations caritatives; organisation d'écoles coraniques, de clubs de sport, de groupes de soutien scolaire; ftnancement de mariages musulmans dans les milieux modestes; organisation de

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moyens de transport et octroi de bourses pour les étudiants; aides diverses aux chômeurs; création de syndicats et de regroupements professionnels, etc. Ces actions leur permettent de mieux préparer le terrain en vue de gagner des soutiens et des adhésions leur facilitant ensuite l'occupation du terrain politique. Ce fut notamment la tactique des Frim Musu/man! égyptiens qui n'avaient pas hésité, après un travail impressionnant sur le terrain social, à accepter une coalition avec le parti Wafd afin de se présenter aux élections législatives en 1984 par exemple. C'est également le cas des associations islamistes marocaines (ju!ticeet Bienfaisanced'Abdessalam Yacine; Riforme et Unité d'Abdelilah Benkirane...) qui agissent dans la légalité, ne remettent pas en cause la "!acra/itl' de la monarchie ni les fondements du système politique, mais ne parviennent guère à obtenir une reconnaissance en tant que partis politiques légaux. Avec le néofondamentalisme9qui connaît un développement important depuis la ftn des années quatre-vingt, c'est une nouvelle stratégie qui se met en place. Celui-ci n'aspire pas forcément moins, pas partout, ni, dans certains cas, dans l'immédiat

-

du

- à

renverser le régime en place, mais à l'assiéger en quelque sorte, à l'étouffer indirectement, en créant des espaces "islamisé/', en provoquant une dynamique de mobilisation (Plus ou moins massive, plus ou moins violente, selon les situations) en vue de la "réÙ/amisation par /e bal' de la société; les néofondamenta/Ùte!semblent vouloir poursuivre inlassablement leur travail jusqu'à ce que des pans entiers de la population basculent dans leur camp; c'est la stratégie appliquée, avec plus ou moins de succès, par les Jamâ'ât a/-I!/âmiJyaen Egypte, ou de manière plus paciftque et apolitique, par différents groupes de prosélytisme d'inspiration indo-pakistanaise: les Jamâ'ât a/-Tab/fghwa-Da'wal0.

9 Un des meilleurs spécialistes français de l'islamisme, Olivier Roy, pense qu'à l'heure actuelle,

les vecteur!

mouvements

sont pINs les groNj>es islomistes rodicollX, de la riislomisation "e &fJn!ervoteur!, san! projet politique, visant essentiellement

"éoJontlamentalÙtes

et le quotidien,

et meltont

C'est le terrain

socioC1lÛllrel qui importe

10 Littéralement:

en OlIOnt le retour à la dévoti011 individuelle

Associations

davantage

de Propagation

qUI l'action

-

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du mt!!age

et l'application

et l'espace politiques. révélé

- et

de Prédication.

mais des les m(ll/rs

de la S hon"a.

Un bilan négatif Globalement, en tant que projet politique, l'islamisme semble avoir échouél1. Qu'ils s'agisse de mouvements associés au pouvoir (comme en Iran où les conservateurs de l'héritage khomeyniste ont été disqualifiés, au Soudan où l'éminence grise de l'islamisme, Hassan alTourabi, a été brutalement écarté du pouvoir, ou en Afghanistan où les luttes de clans ont mené au désastre que l'on connaît), ou qu'il s'agisse de groupes oppositionnels (comme en Algérie où la barbarie des groupes islamistes armés n'a mené qu'à l'impasse et finalement à la déroute militaire), les mouvements islamistes sont frappés par une crise morale sans précédent. Leur projet politique - qui se singularisait d'ailleurs dès le départ par son irréalisme et son caractère pour le moins ambigu - n'a été nulle part réalisé. Le glissement vers le terrorisme de certains groupes et leur violence incontrôlée, qui ont frappé les esprits dans les années quatre-vingt-dix, marquent aussi, d'une certaine manière, un tournant qui signifie un échec spectaculaire du projet islamiste. La surenchère violente est aussi un aveu d'impuissance: impuissance à transcender les divisions (claniques, confessionnelles, régionales, politiques...) ; impuissance à promouvoir un vrai projet de gouvernement réaliste et viable; impuissance à composer avec le pluralisme des sociétés... Dans cette persp~ctive, les tentatives de recomposition et de recherche de nouvelles alliances, opérées par les composantes modérées de la mouvance islamiste, dont on peut observer, ici ou là, qu'elles ne cessent de multiplier les professions de foi démocratiques - voire,

dans certains cas, "lakistes"

~

pour se distancier d'un phénomène

plus radical qui risque de précipiter leur propre déclin politique, ne peuvent mener qu'à la "banalisatior/' de celles-ci - et, fmalement, à la transformation profonde de l'islamisme politique. Le présent ouvrage constitue le prolongement de notre précédent livre L'islamisme politique dans lequel nous avions abordé une analyse synthétique des multiples facteurs explicatifs de l'émergence, de la montée en puissance puis du déclin de l'islamisme politique dans le monde musulman. Dans ce livre, nous avions tenté de définir avec le 11 Lire Olivier le très complet

Roy, L'échec de /'is/om politique, Seuil, 1992; mais aussi, plus récemment, Gilles Kepel, jihad.. Expansion et déclin de l'is/omisme, Gallimard, 2000.

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plus de précision possible le concept même d'islamisme - en le distinguant soigneusement des termes voisins: traditionalisme, arabisme, fondamentalisme ou néofondamentalisme. Nous nous étions également efforcé d'y établir la généalogie de l'islamisme, d'en analyser la diversité des courants et les multiples centres d'influence. Ce précédent ouvrage était aussi consacré à l'analyse critique d'un certain nombre de thèmes de mobilisation de l'idéologie islamiste, ainsi que des enjeux culturels et politiques fondamentaux pour les sociétés musulmanes (mondialisation, statut de la femme, violence politique, démocratie et droits de l'homme). Pour fInir, nous nous étions interrogé sur les raisons des impasses actuelles de l'islamisme politique, mais aussi sur les conditions d'intégration de ses tendances modérées. L'objectif du présent ouvrage n'est évidemment pas identique au précédent mais complémentaire: tenter de proposer une analyse géopolitiquede ce phénomène - à travers l'étude des différents courants dans le monde musulman: du Maghreb à la Turquie, en passant par le Proche-Orient, ou encore le Pakistan, l'Afghanis tan, les pays musulmans de l'ex-URsS, l'Indonésie, la Malaisie, l'Inde, le Cachemire ou le Bangladesh. Car l'islamisme recouvre dans la réalité une diversité de courants, de stratégies et de sensibilités qui dépendent largement de contextespolitiques nationaux et régionaux variés, et conduisent bien souvent à des positions relativement différentes, à l'égard notamment de la question de la participation démocratique et légale au jeu politique comme à l'égard de la violence. En particulier, il y a une différence qui sépare les grands mouvements islamistes classiques (qui avaient connu leur apogée depuis les années cinquante jusqu'aux années quatre-vingt) de certains courants néofondamentaliste.r de la décennie quatre-vingt-dix. Alors que l'islamiste classique a intériorisé une culture politique nationale et veut, avant tout, s'intégrer, grâce à la constitution d'un véritable parti politique moderne, dans un espace régulé d'action politique, le néofondamentaliste, lui, se démarque de cet "irlamo-nationali.rmi". Il refuse d'inscrire son action dans une stratégie strictement statonationale; les Etats-nations n'ont, à ses yeux, aucune véritable légitimité, au contraire de la grande « Communauté des crqyant.r)) (Umma). Cet imaginaire s'appuie, en outre, sur un code rituel et juridique "tran.rculture!' minimum. Les néofondamentaliste.r ambitionnent,

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en effet, de transcender les clivages culturels des musulmans et leurs multiples identités locales, ethniques, géographiques, nationales, etc. Leur stratégie est donc fondamentalement "communautaristl', au sens où ils prétendent reconstituer la Umma supranationale ou, à défaut, des petites communautés d'adeptes fonctionnant exclusivement sur la base du respect d'un code rituel et comportemental strict, les amenant, finalement et concrètement, à vivre comme des sectes. Ces différences conduisent évidemment à des stratégies distinctes. Les uns prônent d'abord le retour à la dévotion individuelle, voire au retrait (Hijra) de la société et donc souvent au repli sectaire; les autres préfèrent mettre l'accent uniquement sur l'application de la Shari'a au domaine du statut personnel et des mœurs; ce qui conduit à l'adoption d'une idéologie conservatrice, puritaine et rigoriste. D'autres, enfin, visent l'instauration d'un ((Etat islamique)).Mais, cette dernière attitude peut mener, à son tour, à deux stratégies fort différentes: les uns sont favorables à la prise du pouvoir par la violence (d'où parfois le recours au terrorisme et au tyrannicide), les autres expriment le désir de s'affirmer comme parti politique légal jouant le rôle de rappel des valeurs islamiques et de gestion des affaires courantes, à côté des autres mouvements et courants non islamistes. Une analyse approfondie de ces mouvements suppose donc la prise en compte de contextestrès variés. L'ambition de ce livre est de rendre précisément compte de ce phénomène dans son ensemble, à travers le monde musulman, depuis son émergence jusqu'à aujourd'hui. Il s'agit également d'observer son évolution, le jeu de ses différents courants et ses relations avec son environnement national ou régional. On peut ainsi observer comment l'idéologie de départ se modifie en fonction des aléas du contexte politique, des ambitions, parfois personnelles, des cadres, des aspirations des militants et des sympathisants, de leur rapport au pouvoir, du jeu et des intérêts des différents acteurs. EnfIn, l'on tentera d'analyser les raisons de l'impasse politique et culturelle qui semble caractériser aujourd'hui l'idéologie

islamiste

-

malgré ses potentialités

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de mobilisation.

Chapitre 1 Islamisme et politique au Maghreb Les spécificités nationales

La nature des relations de l'islamisme avec les pouvoirs en place a évolué dans le temps et apparaît sous un jour différent d'un Etat à l'autre en raison de la diversité des réalités nationales12. Tunisie:

le choix autoritaire

A l'origine, de tendance modérée - s'inspirant de l'idéologie des Frères musulmans, mais plus moderniste -, convaincu de la pertinence de l'option démocratique, souple et pragmatique, rejetant l'usage de la violence, envisageant même de collaborer avec le régime, le mouvement islamiste s'est vu exclure du système politique. En raison de l'émergence des phénomènes intégristes à ses frontières libyenne et algérienne, le pouvoir a en effet choisi la voix de la répression et de l'élimination des opposants. Rappelons d'abord, même brièvement, le parcours du leader islamiste tunisien Rashed Ghannoushi, qui se confond quasiment avec celui de son mouvement: le Mouvement de la TendanceIslamique. Né en 1941 à Hama, dans la région de Gabès en Tunisie, enseignant de philosophie dans un lycée de Tunis, Rashed Ghannoushi s'engage très tôt dans l'activisme islamiste: il représentait, clandestinement, la branche tunisienne de la Confrérie des Frères Musulmans. Dès octobre 1979, il prend la tête, en tant d'Emir, du Groupe islamique (al-jamâ'a al-Islâm!Jya),fédération de deux groupes clandestins présents depuis le début des années 1970. Son 12

Cf. Abderrahirn

Lamchichi, Islam et contutation au Maghreb, L'Hannattan,

Maghreb faCt à l'islamisme, L'Harmattan, contestation islamiste au Maroc »,

1998, ainsi que: « Etat, légitimité Conflumces-Méditerranée, automne

également l'article « Maroc» d'Agnès Levallois, Finan, dans la très intéressante et très complète

1989 et U religieuse et 1994. Voir

réactualisé par Khadija MohsenEnrycmpédit tks conflits, dirigée par

Jean-Marc-Balencie et Arnaud de la Grange (présenté par Jean-Christophe Montks nbelles. Cuems civiles et violmetS politiques, édition revue et augmentée, 1999: pages 1017 à 1023.

Rufin), Michalon,

parcours va ensuite se confondre avec celui, tumultueux, de l'islamisme tunisien. Le 21 décembre 1979, il est arrêté, puis libéré début janvier 1980. En mai 1981, alors que le multipartisme vient d'être (momentanément) autorisé par le gouvernement de Mohammed M'Zali, RAshed Ghannoushi veut transformer son groupe en parti et prend la direction du Mouvement de la Tendance Islamique (MTI). Le pouvoir refuse la demande d'agrément du MTI. Dès 1981, la situation se détériore de nouveau et RAshed Ghannoushi est arrêté, condamné à onze années de prison, incarcéré dans la prison de Borj al-Roumi; il est gracié le 3 août 1984; en novembre 1984, il reprend la tête du Mn en y jouant un rôle de modération et de modernisation. Il est reçu en audience par le Premier ministre M'Zali qui envisage la possibilité de légaliser son mouvement. Mais, en juillet 1986, le limogeage du Premier ministre ouvre la voie à la répression; le 13 mars 1987, RAshed Ghannoushi est arrêté, en compagnie d'une quarantaine de dirigeants du MTI, et condamné à une peine de réclusion criminelle à perpétuité alors que le procureur avait requis la peine de mort. Le coup d'Etat du général Ben Ali marque cependant un répit pour les islamistes. Dès le mois de décembre 1987, le nouveau président décide la libération de centaines de prisonniers islamistes; Rashed Ghannoushi est gracié le 22 mai 1988. Il assure publiquement que son mouvement ne s'attaquera pas au Code du statut personnel et désavoue une tentative de coup d'Etat militaire menée par des officiers islamistes (novembre 1987). Le 8 février 1989, il demande ainsi que son mouvement soit reconnu légalement sous la nouvelle appellation de HiZb a/-Nahda (le Parti de la RBnaissance),ce qui lui sera refusé. Le régime tolère pourtant que des islamistes se présentent aux élections législatives du 2 avril 1989. Mais la répression va reprendre dès le mois d'octobre 1989. En juin 1989, Rashed Ghannoushi quitte la Tunisie, d'abord pour l'Algérie Gusqu'en décembre 1991), puis pour la Grande-Bretagne où il obtient l'asile politique le 14 août 1993. La destitution du président Habib Bourguiba ("Combattant suprême", au pouvoir depuis 1957), le 7 novembre 1987, par le général et ancien ministre de l'Intérieur Zîn al-'Abidîne Ben 'Ali, instigateur du «coup d'Etat pacifique)) qui s'est fait avec l'accord presque unanime de l'élite politique, laissait penser qu'une libéralisation politique allait s'en suivre. Les islamistes accueillirent

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d'ailleurs très favorablement l'arrivée de Ben Ali au pouvoir. Les dernières années du règne de Bourguiba sont matquées pat la lutte contre le Mouvement de la Tendance islamique (MD) dirigé pat Rashed Ghannoushi

-

la répression

est, d'ailleurs,

menée pat le ministre

de

l'Intérieur de l'époque Ben Ali (dès janvier 1984, il est chatgé de la Sûreté nationale, puis de l'Intérieur en 1986 avant de devenir Premier ministre en 1987). Lentement, le système se trouve bloqué, créant de fortes frustrations chez les jeW1es (émeutes de 1978 - suivies d'une confrontation générale entre le pouvoir et l'Union générale des travailleurs tunisiens, UGTI, durant laquelle l'armée tire sur la foule - et "émeutes

du pain" de 1984). Les pattis de gauche, très présents dans les années 1970, vont subir une érosion de leur représentativité en raison de la répression qui s'abat sur eux, mais aussi de leurs propres divisions internes. S'ajoute à cette situation la crise socio-économique qui favorise - au moment où la Révolution islamique d'Iran provoque un immense séisme dans le monde -la montée de l'islamisme tunisien. En 1984, sa reconnaissance ne paraît pas exclue: Mohamed M'zali, Premier ministre de l'époque, bien que responsable de l'incatcération des leaders des mouvements islamistes, reçoit ses dirigeants en 1985 et les qualifie de « raisonnables et modérés)); il s'opposera à la condamnation à mort de Rashed Ghannoushi , pourtant souhaitée pat Bourguiba. Ces positions vont valoir à M'zali d'être éloigné du pouvoir en décembre 1986, W1e ligne dure étant alors imposée au nouveau Premier ministre. Les derniers mois de la présidence de Bourguiba voient l'emprisonnement de milliers d'islamistes, dont Rashed Ghannoushi, accusé de s'être inspiré de la révolution khomeyniste. Mais, patadoxalement, ces affrontements précipitent la chute du "Combattant suprême" et l'accession au pouvoir de Ben Ali, homme fort du régime précédent, chatgé à la fois de la lutte contre les syndicats et contre les islamistes. Dans un premier temps, durant l'année 1987 et les premiers mois de 1988, le pouvoir, conscient du fossé séparant la population des élites et des fortes aspirations à la démocratie, décide une amnistie, s'attirant ainsi la bienveillante neutralité des leaders islamistes à son égard. Le nouveau régime prend même des décisions en faveur de l'islam. Mais, un certain désenchantement apparaît rapidement: le Rassemblementconstitutionnel démocratique(RCD) domine la scène politique; le patti islamiste qui se transfonne en Patti de la Nabda (Renaissance) - HiZb al-Nabda-, en

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janvier 1989, n'est pas reconnu; prenant prétexte d'une violente attaque par un commando islamiste d'une permanence du RCD, en février 1991, la répression redouble d'intensité; une tension apparaît au sein du mouvement islamiste: 'Abdelfattâh Mourou condamne les violences des groupes radicaux et prend ses distances avec le MTI; Habîb Mokni se réfugie en France où il anime la revue ai-Inssân (L 'Homme) ; alors que dès 1982, une scission se produit, au sein du MTI, dont émerge un courant très modéré, essentiellement composé d'intellectuels (Harnîda Enneifer et Salah Eddine al-Jourshi, qui éditent une revue, Quin!{ejVingt-et-un) se présentant comme l'incarnation de la tendance des "Islamistesprogressistel', des éléments plus radicaux (du MD, mais aussi de groupuscules comme le Jihâd islamiquetunisien,rallié aux thèses de Khomeynî, ou encore l'éphémère Avant-garde Islamique) se sentent encouragés par les succès du Front islamique du salut algérien; un complot est découvert au mois de mai 1991, fomenté par l'aile la plus extrémiste du mouvement MTI qui avait réussi à noyauter les échelons les plus bas de la hiérarchie militaire, des douanes et des institutions publiques. Le 12 juillet 1991, s'ouvre le procès contre la direction d'ai-Nahda; le réquisitoire s'avère extrêmement lourd alors que les dossiers d'accusation étaient particulièrement faibles. Dès lors, le mouvement se réorganise et transfère sa direction à l'étranger. Bientôt, la répression s'étend à tous les secteurs de la vie politique et culturelle; la presse est à nouveau sous contrôle, les droits de l'Homme bafoués13. Sous couvert de listes "indépendantel', le parti aiNahda obtient pourtant, aux élections législatives de mars 1994, près de 14 % des voix au niveau national et 25 à 30 % dans certains quartiers des grandes villes, y compris Tunis. Ces résultats ont inquiété les responsables politiques qui, par peur que la Tunisie ne s'engage dans une voie analogue à celle de l'Algérie, choisissent la voie de l'interdiction du mouvement et de sa répression. Des militants et cadres du mouvement ai-Nahda sont arrêtés et torturés, tandis que d'autres, tel Rashed Ghannoushi , s'exilent à l'étranger. Cette impitoyable répression ne tardera pas à s'abattre sur les cadres 13 Lire l'article «Tunisie)) d'Agnès Levallois, réactualisé par Omar Djemali, dans: Jean-Marc-Balencie et Arnaud de la Grange (présenté par Jean-Christophe Rufln), Mondes nbelles. Gllerres civileset viokncespolitiqlles, édition revue et augmentée, Michalon, 1999; p.1064-1073.

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de la Ligue tunisienne des droits de l'homme, pourtant quasiment tous laïques. Aujourd'hui, on observe un durcissement du caractère autoritaire du régime qui s'exerce au détriment de secteurs influents de la société civile (Ligues des droits de l'homme, en particulier), alors que le défi de l'ancrage européen plaide pour une ouverture du système afin d'éviter les phénomènes de rejet brutal et l'émergence d'une contestation violente et radicalisée en cas de crise. L'islamisme

en Algérie

L'analyse de la situation algérienne et du comportement des acteurs - islamistes, en particulier - impliqués dans la tragédie de ces dernières années est, d'emblée, une tâche difficile, tant le conflit fut longtemps opaque, les protagonistes très nombreux, agissant souvent par brouillage de leur identité et de leurs motivations réellesl4. L'utilisation de l'islam à des fins politiques n'est pas une pratique récente et inédite en Algérie. Les dirigeants algériens l'ont pratiquée aussi très tôtl5. Les doctrinaires actuels de l'islamisme se réfèrent, en effet, à l'idéologie arabo-islamiste des premières générations fondamentalistes algériennes, celles de l'entre-deux-guerres: l'Association des 'Ulamâs musulmans d'Algérie - fondée, en mai 1931, par Ben Badis - en est le modèle exemplaire. Les partisans de Ben Badis se présentaient comme les garants d'une (( authenticité musulmane )) (Assâlah) face aux excès des emprunts idéologiques. faits à l'Occident. L'association a/-Qjyâm a/-Islâm!Jya(Les Valeurs islamiques) fut un autre lieu de contestation au nom de l'islam. Autorisée en février 1963 et présidée par al-Hashémi Tedjani, cette association à but éducatif et culturel s'inspirait de la doctrine des Frim Musu/mans 14 Lire le très complet et très intéressant article « Algérie)) d'Agnès Levallois, réactualisé par Omar Djemali, dans: Jean-Marc-Balencie et Arnaud de la Grange (présenté par Jean-Christophe Rufin), Mondu nbe/les. Guerres civileset violencespolitiques, édition revue et augmentée, Michalon, 1999: p.1037-1063. Ainsi que Luis Martinez, La Guerre civileen Algérie, Editions du Ceri et Karthala, 1998. 15C£ Abderrahirn Lamchichi, Islam et contestationau Maghnb, L'Harmattan, 1989. Et Bernard Botiveau et Jocelyne Cesari, Géopolitiquedes islams, Economica, 1997 ; p. 6673. Et Omar Carlier, Entn nation etJihad. Histoin socialedu radicalismesalgériens,PFNSP, 1995.

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égyptiens. Tirant prétexte du fait que l'association avait dénoncé l'exécution de Sayyed Qotb par le régime de Nasser en août 1966, Houari Boumediene interdit l'association. La troisième voie de contestation était empruntée par certains prêcheurs et universitaires islamistes refusant l'islam d'Etat, comme Bachir Brahimi, assigné à résidence jusqu'à sa mort en 1965 pour avoir écrit une lettre très critique à Ben Bella à propos de ses choix politiques, qui n'étaient pas, à ses yeux, en adéquation avec les caractéristiques islamiques de l'Algérie. Les Cheikhs Abdellatif Soltani et Ahmed Sahnoun, anciens membres de l'Arsociation des Vlamâs musulmans d'Algérie non ralliés au régime, très impliqués dans les débats sur le Code de la famille ou l'arabisation, s'inscrivaient également dans cette perspective contestataire. Toutefois, ces formes d'opposition n'ont jamais véritablement menacé le système mis en place après l'indépendance. C'est pourquoi, elles ont été tolérées, voire "instrumentalisées" par certains clans au pouvoir. La crise des années quatre-vingt

et la montée de l'islamisme

Mais dans les années quatre-vingt, l'Etat rentier atteint ses limites en raison notamment de la chute brutale du prix des hydrocarbures et d'une crise qui révèle les failles du système productif et celui de l'EtatProvidence16. En réalité, l'essor du courant islamiste se manifeste dès l'année 1976, à l'occasion du débat autour de la Charte nationaleopposant déjà nationalistes, communistes, berbéristes et fondamentalistes. Les premiers noyaux islamistes contestataires vont se constituer, à partir de 1978, dans certaines facultés et dans des mosquées échappant au contrôle de l'Etat. Par la suite, dans un contexte d'usure de la formule politique issue de l'indépendance, d'accentuation de la crise socioéconomique et du malaise culturel, l'islamisme va progressivement s'affirmer comme un vecteur d'opposition, cristallisant les mécontentements de la jeunesse. Dans les campus universitaires, en particulier, les islamistes vont intervenir dans les débats de société et 16 Lire notamment: Abderrahim changementspoliliqlles, L'Harmattan, Fayard, 1994.

Larnchichi, L'Algérie en crise. Crise iconomiqlle et 1992. Et Smaü Gouméziane, Le Mal algérien,

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prétendent déjà se constituer en force politique organisée. Dès le début des années quatre-vingt, les divers groupes islamistes empruntent deux orientations radicalement différentes. A côté des tentatives d'intervention légale et ouverte dans l'espace public, une autre phase est franchie, dès 1982, avec la constitution, par Mustapha Bouyali, d'un mouvement islamiste radical, à la très faible base idéologique, mais décidé à entamer la lutte armée. Né en 1940, ancien maquisard de la guerre d'indépendance, employé modèle, Mustapha Bouyali va rompre avec le régime après l'assassinat de l'un de ses frères par la police; d'abord, prédicateur à la mosquée d'al- 'Achour, il basculera dans la clandestinité en avril 1982, puis fonde le MIA (Mouvement islamique arme) qui se lance dans le ((Jihâd contreIEtat impie)) dans la région de Larb'a (vol d'explosifs, assassinats de militaires. . .). Bouyali semble s'être replié à l'étranger courant 1983 puis rentre en Algérie en 1985 ; il reconstitue un groupe qui s'illustre par l'attaque, en août 1985 d'une caserne près de Boufarik, et d'un commissariat près d'Oran. Dès l'automne 1985 et tout au long de l'année 1986, il défie les forces de sécurité qui lancent une vaste opération de ratissage, avant d'être abattu, avec trois de ses compagnons, le 3 février 1987. A la suite de sa mort, un vaste coup de filet permet l'arrestation de plus de 200 de ses sympathisants:

parmi eux, 'Abdelkader Chabouti, le futur

chef du MIA et le très

célèbre 'Ali Benhadj. A la mi-juin 1987, 202 prévenus "Bol!}aliste!' sont jugés par la Cour de Sûreté de l'Etat de Médéa pour complot contre l'Etat, assassinats, attaques à main armée, vols qualifiés et association. de malfaiteurs: quatre d'entre eux sont condamnés à mort, cinq à la perpétuité, le reste à des peines oscillant entre un et vingt ans de prison. lis seront graciés par le président Chadli Bendjedid en 1989 et la plupart rejoindront le FIS puis les différents GIA apparus depuis 1992. Parallèlement à ces événements tragiques, en novembre 1982, l'université algérienne est le théâtre d'affrontements constants entre "arabophone!' et "francophone/', permettant aux islamistes d'évaluer l'audience dont ils disposent et d'exiger l'arabisation intégrale, un plus grand respect des "valeursislamique!' et la mise en place d'un Code du statut personnel d'inspiration coranique; des figures comme celles du Cheikh Sahnoun, 'Abdellatif So1tani ou encore 'Abbâssî Madani apparaissent dans le paysage politique.

33

En 1982, Abdellatif Soltani fut avec Abbassi Madani et Ahmed Sahnoun, l'un des leaders de la manifestation de masse à l'université de Ben Aknoun à Alger, qui marque en quelque sorte l'entrée de l'islamisme dans l'opposition au régime (affrontements avec la gauche et les milieux berbéristes). Les trois leaders du mouvement appellent à l'islamisation du droit, de l'éducation et de l'économie. Certains points de ce manifeste furent pris en compte par le régime comme la promulgation en 1984 d'un Code de la famille inspiré par la Sharl'a. Après la mort de Soltani en 1984, Sahnoun devint le plus important leader islamiste en créant en février 1989 la Ligue de la Da'wa (Râbitat al-Dawa) qui rassemblait les différentes tendances de l'islamisme algérien. Celui-ci présente la particularité d'être peu doctrinaire et théorique, à la différence de l'islamisme égyptien, par exemple. De nombreuses influences extérieures contribuent à le façonner (FMS Musulmans d'Egypte et de Syrie, mais aussi Wahhabisme saoudien, groupes afghans...). Ces influences extérieures ont été renforcées par l'absence d'une tradition universitaire et d'institutions islamiques prestigieuses (à l'exception toutefois de la figure de Malek Bennabi né en 1905 et mort en 1973, dont la démarche culturaliste se voulait au-delà du politique; il posait le problème en termes culturels, comme condition du Renouveau de la civilisation; d'où son hostilité aux élites occidentalisées et au maraboutisme - et de l'Institut Ben Badis à Constantine). Le courant islamiste va donc connaître un spectaculaire essor au lendemain des émeutes d'octobre 1988, ensuite dans le contexte des mouvements de protestation apparus à l'occasion de la guerre du Golfe, mais surtout à l'occasion de l'ouverture politique qui se dessine sous la présidence de Chadli Bendjedid et du Premier ministre Mouloude Hamrouche : instauration du multipartisme, libéralisation de la presse, légalisation de plusieurs formations politiques, dont les islamistes, calendrier électoral (élections municipales, législatives et présidentielle). Face à un Etat FLN discrédité, différentes tendances islamistes vont chercher à transformer en dividendes électoraux le travail fourni sur le terrain (prosélytisme religieux, actions caritatives, conférences sur l'islam...) Trois formations se détachent: le FIS (Front islamique de salut: al-Jabhaal-Is/âmfyyalil-Inqâd), fondé en mars 1989 et légalisé en septembre; le Mouvement de la Nahda (Renaissance) islamique (Harakat al-Nahda al-Is/âmfyyà), issu de

34

l'association al-Nahda, apparue à Constantine en 1988, tous deux dirigés par 'Abdallah Djâballah; le Hamar (acronyme arabe de Mouvement de la résistanceislamique: Harakat al-Moujlama' al-IslâmÎ), créé en décembre 1990 par Mahfoud Nahnâh, qui va apparaître progressivement comme "la caution islamique" du régime, récoltant, à l'issue de la guerre civile, les voix des cadres et sympatlùsants islamistes qui rejettent la stratégie suicidaire du Front islamique du salut (PIS) et sa branche armée l'Armée islamique du salut (AIS). Après les émeutes d'octobre 1988, Ahmed Sahnoun se refusa à entrer dans l'arène politique: c'est de la décomposition de la Ligue de la Dawa

que

naquit

le FIS:

Front islamique du salul

-

al-Jabha al-

IslâmiJya lil-Inqâd - (et, plus tard, les partis Hamar et Ennahda). Moins structuré qu'un parti politique classique, le Front islamique du salut constitue le point de jonction de deux courants parcourant l'islamisme algérien: le courant dit "salafisti', présent de longue date en Algérie et qui s'implante dans le champ politique au cours des années 1970 en prônant un discours panislamiste (Umma). Recrutant essentiellement chez les diplômés ou étudiants des filières universitaires arabophones, pour la plupart au chômage ou en passe de le devenir - ayant parfois suivi une formation religieuse traditionnelle

-

et puisant

leurs

inspirations

dans

la pensée

du

doctrinaire fondamentaliste Ibn TaImiyya et dans l'idéologie wahhabile saoudienne, les salafistes propagent une vision théologico-juridique conservatrice et moralisatrice; leur chef de file au début des années 1990, est le virulent prédicateur (comparé à Savonarole Q 'Ali Benhadj. Le second courant, appelé "algérianistl' (ou encore "Djazaïrite"), se structure autour de l'année 1982. D'inspiration "islamo-nationaliste", ses partisans puisent une partie de leurs références dans l'œuvre de Malek Bennabi et de Ben Badis (fondateur, en 1931, de l'AUMA) ; tout en œuvrant en faveur de l'avènement d'un Etat islamique, basé sur la Sharî'o, ils développent une conception politique plus "moderniste", plus pragmatique et très nationaliste; au contraire des "salafislel', les "algérianislel' recrutent davantage parmi les commerçants, fonctionnaires ou cadres moyens, et surtout parmi les élites francophones, souvent de formation scientifique et technique: leurs chefs de fil, au début des années 1990, sont 'Àbbâssî Madam, 'Abdelkader Hasham ou encore Muhammad

35

Saïdl7. Globalement, les objectifs des uns et des autres différaient: faire fonctionner le FIS comme « machineélectorale)) (point de vue du courant dit des "algérianirtel') ou créer un véritable mouvement social pour islamiser la société de fond en comble (point de vue des "salaftstel', tenants d'une stricte application de la shari'a et de l'Etat islamique). D'où la direction bicéphale ('Abbassî Madani, Abdelkader Hashani ou encore Rabah Kébir, les hommes d'appareil légalistes, exprimant les aspirations d'une partie des classes moyennes concurrentes de l'élite d'Etat, d'un côté, et Ali BenHadj le prédicateur fougueux, adepte d'un islam plébéien et théocratique, de l'autre). D'autres militants encore plus radicaux et dissidents, ressentant de la défiance vis-à-vis de l'élite technicienne du FIS et exprimant les doléances d'une partie des franges marginalisées de la société, vont très tôt (entre 1981 et 1987) faire le choix de la lutte armée (jihâd, Afghans, maquis de Bouyali). Les leaders et la direction du FIS vont se lancer dans une double stratégie ambiguë de conciliation et d'agression, soufflant alternativement le chaud et le froid, multipliant les prises de position enflammées et obscurantistes contre la démocratie et l'émancipation des femmes18 tout en adoptant un comportement légaliste et en participant aux consultations électorales celles du 12 juin 1990 (municipales: 55,42 % des voix et conquête de 853 des 1551 mairies et de 32 des 48 Wilâyas) et de décembre 1991 (premier tour des législatives: 48 % des suffrages exprimés, 188 sièges gagnés et 171 ballottages favorables). Au lendemain des élections municipales de juin 1990, le FIS, déchiré par des débats internes entre légalistes et radicaux, s'engage dans une épreuve de force avec le pouvoir; forts de leur légitimité électorale, les islamistes exigent une élection présidentielle anticipée et se lancent dans une démonstration de force et de violences (pratiques intolérantes dans les mairies acquises,

-

17 Lire en particulier Séverine Labat, us islfJ1l1istesalgériens, Editions du Seuil, 1997. Luis Martinez, La Guerre civik en Algérie, Karthala/Ceri, 1998. Chérif Ouazani: « Les frères ennemis des GIA », Jel/ne Afrique, na 1923, 16 juin 1998. Et l'article «Algérie)) d'Agnès Levallois, réactualisé par Omar Djemali, dans: Jean-Marc-Balencie et Arnaud de la Grange (présenté par Jean-Christophe Rufrn), Mondes rebelks. Guerres civiles et violencespolitiques, édition revue et augmentée, Michalon, 1999 : p. 1037-1063. 18 Lire en particulier Mustapha Al-Ahnaf, Bernard Botiveau et Franck Frégosi, L'Algérie par ses islomistes, Editions

Karthala,

1991.

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occupations des places publiques, notamment à Alger, agressions des forces de l'ordre et des militants laïques.. .), justifiant la proclamation, par les pouvoirs publics, de l'état de siège, le 5 juin 1991 et les arrestations d'Abbassi Madani et d'Ali Benhadj. Malgré ces incidents d'une extrême gravité (on évoquait, déjà à cette l'époque, l'imminence d'un coup d'Etat militaire), les autorités maintiennent la tenue d'élections législatives, dont le premier tour a eu lieu le 26 décembre 1991. Lorsqu'au premier tour de ces législatives, le FIS est en passe de devenir le premier parti à l'Assemblée nationale, l'expérience de l'ouverture politique est arrêtée net par la haute hiérarchie militaire, lors du coup d'Etat du 11 janvier 1992, qui contraint le président Chadli Bendjedid à la démission, instaure l'état de siège et met en place, le 14 janvier 1992, un Haut Comité d'Etat

-

incitant,

en réaction,

de nombreux militants et électeurs du FIS, jusqu'alors majoritairement légalistes, à basculer dans la clandestinité et la lutte armée, quand ils ne sont pas arrêtés et jetés dans les geôles du Sahara. Les groupes islamistes radicaux et armés L'islamisme entre dans une nouvelle phase de clandestinité, de radicalité idéologique et de guérilla. De nouveaux acteurs extrêmement violents vont surgir compliquant encore davantage une nébuleuse islamiste déjà très fragmentée. Dans les premières années (1992-1993), s'impose le MIA (Mouvementislamiquearmé: a/-Haraka a/Is/âm!Jyaa/-Mousa/laha),qui existait avant, fondé par Mustapha Bouyali (abattu par l'armée en février 1987) et conduit, à présent, sous cette nouvelle appellation, par 'Abdelkâder Cheboutî. Le MIA regroupe des islamistes très radicaux, opposés au FIS, car ne croyant pas à l'option légaliste et électorale du Front; dès le début de l'année 1992, l'Emi'r Cheboutî et ses compagnons se lancent dans le Jihâd armé; le mouvement est complètement autonome vis-à-vis du FIS, mais reçoit le soutien d'Ali Benhadj. Actif dans la Mitidja et le Grand Alger, le MIA disposait de maquis dans les régions montagneuses de l'Algérois (Chréa, Adas blidéen, monts Zbabar...) Mais, des dissensions apparaissent rapidement entre Chebouti et certains de ses lieutenants 'Abdelhaq L'ayyada ou Saïd Makhloufi, en particulier au sujet de la "sélection" des candidats aux maquis. En 1993, Chebouti est abattu ; le MIA implose; L'ayyada rejoint les GIA tandis que Mekhloufi

37

constitue le 11EI. Tout au long du premier semestre 1994, des combats opposent le MIA aux GIA pour le contrôle des routes d'accès entre Alger et la Kabylie; le MIA se désagrège; les maquis rescapés se rallient alors à l'AIS, à l'image de 'Azzeddine Baa, qui devient responsable de la zone Centre de l'AIS avant d'être assassiné par un groupe des GIA. n faut compter aussi avec les groupes Tak.fîr wal-Hijra (Ridemption et Emigration ou Excommunication et Exil volontaire),qui étaient présents de manière latente depuis la fin des années 1980, constitués d'anciens "Afghani', volontaires algériens partis se battre en Afghanistan contre les Soviétiques. Ayant acquis un certain savoir-faire martial et noué des contacts avec la nébuleuse islamiste radicale transnationale, ils rentrent en Algérie au tournant des années 1980-1990 et s'engagent, sans tarder, dans la contestation, faisant de la mosquée de Belcourt (nommé "Kaboul" !) leur quartier général; à l'occasion des troubles qui éclatent au printemps 1991, certains "Afghani', emmenés par Kamal Assameur, alias Djibrîl, décident de passer à la lutte armée et créent un groupe armé cladestin: Yaoum al-Hissâb (Le Jour du Jugement dernier;; leur première action a lieu dès novembre 1991, c'est-à-dire avant l'interruption du processus électoral Ganvier 1992), avec l'attaque du poste frontalier de Guemmar, à proximité de la Tunisie. La répression est si forte, que le groupe est neutralisé en 1993 ; ses survivants rejoignent les GIA, dont ils vont constituer une partie de l'encadrement initial; Kamal Assameur est assassiné, fin 1992, au Pakistan, alors qu'il tentait de rassembler des fonds pour les maquis. De même, un autre mouvement d'inspiration "sala.ftst~',Les Fidèles du Serment (al-Bâqoûn 'alaal-'AhdJ, apparaît dès juillet 1991, et ira en se rapprochant de l'AIS; ses fondateurs sont deux membres du FIS, Said Makhloûfi (ancien officier, responsable des maquis du MIA, avant de fonder son propre groupe le MEI: Mouvement de l'Etat islamique)et Qamar-Eddîn Kherbahe (ancien pilote de l'armée de l'air, ancien des réseaux "BottJalistel', membre fondateur du FIS, ayant séjourné au Pakistan et en Afghanistan où il tisse des liens avec la nébuleuse islamiste radicale transnationale, chargé, en 1992, de mettre en place les réseaux d'approvisionnement en armes des maquis depuis l'étranger, installé en Grande-Bretagne où il est en contact avec des groupes radicaux du Proche-Orient et d'Europe). L'EmÎr de ce mouvement: 'Abderrahmân abou-Jamîl, un "Afghan" ayant séjourné

38

en Bosnie dans les années 1995-1996, appelle ses hommes, dès août 1997, à combattre le GIA "qui s'est dévoyé" par ses massacres barbares, mais refuse de se joindre à la trêve initiée par l'AIS! Un autre groupe, le FIDA: Front islamique du DJïhad armé (al-Jabha alIslâmryyalil-Jihâdal-Moussallah),est né dans le courant de l'année 1992 ; de tendance "Dja~ïrite", actif dans le Grand Alger, il est responsable de l'assassinat

d'intellectuels

-

dès mars 1993, il tue le directeur

de

l'Ecole supérieure des Beaux-Arts d'Alger -, de personnalités du régime et de syndicalistes (il revendique le meurtre d'Abdelhak Benhamouda, secrétaire général de l'UGTA). Le FIDA a annoncé le 15 octobre 1997 son ralliement à la trêve décidée par l'AIS. Au moment où se déroulent tous ces événements tragiques, se met en place une (( cellulede crise)) du FIS (Mohamed Saïd et Abderrazak Redjem), avec la volonté de contrôler tous les groupes armés et de créer un puissant réseau international autour des élus comme Anouar Haddam, réfugié aux Etats-Unis ou Rabah Kébir en Allemagne. L'Instance exécutive du Fis en exil est c.réé en septembre 1993 sous l'autorité de Rabah Kébir. Installé à Cologne, en Allemagne, ce dernier est en relation avec un grand nombre de responsables du FIS ayant fui l'Algérie (cadres, parlementaires, militants) et résidant pour la plupart en Europe (beaucoup en Grande-Bretagne). A l'origine, cette structure se voulait la représentation légitime du FIS en exil, une sorte de "direction intérimaire" suppléant les cadres historiques emprisonnés. Mais rapidement, en fonction de l'évolution chaotique de la situation sur le terrain en Algérie, l'Instance exécutive est devenue, de plus en plus, un tremplin au service des ambitions personnelles de Rabah Kébir. Constatant la perte d'influence d'Abbas si Madani, d'Abdelkader Hashani ou encore d'Ali Benhadj, Kébir veut devenir l'interlocuteur principal, sinon exclusif, du FIS à l'étranger (il parle au nom du FIS) et des autorités algériennes (négocier le retour d'une partie des cadres du FIS dans le jeu politique légal) ; Rabah Kébir a pris soin, en effet, de ne jamais couper le contact avec les hauts responsables du régime et d'adopter des positions relativement modérés. A titre d'exemple, il a toujours soutenu l'idée d'une initiative, même unilatérale, de trêve de la part de l'AIS; il a adressé aussi une lettre au général Liamine Zéroual dans laquelle il reconnaissait la légitimité de celui-ci en tant que président élu (Zéroual est élu, le 16 novembre 1995, avec plus de 61 % des

39

voix). Mais cette ligne "conciliatrice" n'a pas manqué de susciter de violentes critiques au sein même du FIS. Panni ses opposants, il y a Anouar Haddam, installé à Washington, en concurrence directe avec Kébir depuis les années 1993-1994 pour s'emparer du leadership islamiste en exil ; hostile à tout compromis avec le régime, il critique l'AIS et se rapproche (au même titre qu'un autre dirigeant opposé à la trêve, Ahmed Zaoui, fondateur, à l'automne 1997, d'un Conseil de coordination) des réseaux européens de soutien aux GIA. Il fa~t compter également sur le Collectifdes quarante, apparu en mars 1997, dirigé par les "salafistes" Nadir Remli et Qamar Eddîne Kherbane, anciens membres du FIS et inspirateurs du groupe Les Fidèles du Serment (al-Bâqoi2n 'ala al-'Ahrl). Il faut dire que sur le terrain, les divisions apparaissent très tôt: à la fin de l'année 1992, Abdelkader Chebouti et Said Mekhloufi (né en 1952, Kabyle, ancien officier, alias "Zakaria", un des co fondateurs du FIS en 1989, abattu près de Béchar par le GIA au cours de l'été 1997) créent le MEI (Mouvement pour un Etat islamique: Harakat Ii al-Dawla al-Islâmf1ya)une dissidence du MIA (Mouvement islamique armé, formé d'anciens "bouyalistes", islamistes radicaux opposés au FIS, groupe fondé par 'Abdelkader Chabouti en 1990). Contrairement à ce dernier, le MEI est réticent à accueillir des jeunes moujâhidtnesapprentis et souhaite conserver son statut d'avant-garde exclusivement réservée à des professionnels de l'insurrection. Mais ce sont surtout les GIA19 (Groupesislamiquesarmés: al-Jamâ'ât al-Islâmf1yaal-Mou.rsallaha)qui vont se faire connaître par leur barbarie criminelle (attentats contre des intellectuels, des chrétiens, des villages, etc.). Assez proches des Jamâ'ât égyptiennes et des afghans, leur organisation assez éclatée est fondée sur un système d'allégeance géographique: le quartier, la cité, la ville. Ils vont rassembler les éléments les plus marginaux de la société Geunes délinquants des faubourgs, "laissés-pour-compte" de la société, "trabendistel'...) - à la différence du MEI dont l'audience est plus forte chez les cadres du FIS et chez les déserteurs de l'armée. Les GIA constituent un "modèle" tout à fait atypique si on les compare aux organisations 19 Agnès

Levallois

a bien raison

d'écrire:

« Par betIllCOIljJd't1SjJeds, (le mystérieux

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civiles et violencespolitiqlles, op. cit ; p. 1051.

40

GIA)

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»

,

islamistes ou néofondamentalistes connues à travers le monde. Ils recouvrent, en fait, une nébuleuse de groupes divers (groupuscules appelés Jamâ'ât ou formations plus grandes, fédérations de plusieurs groupes, appelées Katwa, singulier de Katâib: Phalanges). Structures très souples, favorisant l'autonomie, sinon la dispersion, ce qui facilite d'ailleurs et les scissions et les manipulations ou inf1ltrations policières. Constitués, semble-t-il, dès novembre 1991 (et non pas seulement après l'interruption, par le Haut Comité d'Etat du processus électoral, en janvier 1992), après les manifestations organisés par le FIS, en mai-juin 1991, et les accrochages entre la police et la foule, les GIA, d'inspiration "salafiste", regroupaient, au départ, trois acteurs issus de la nébuleuse islamiste algérienne: les anciens du maquis Bouyali des années 1980 (tel Mansour Méliani) ; des "Afghani', proches du Takflr wal-Hjjra, comme Ja'afar al-Afghânî, futur Emîr national des GIA de juin 1993 à février 1994; et des jeunes. délinquants du Grand Alger (dont l'archétype est Moh Léveilley originaire de l'Algérois, qui met ses actions de braquage, embuscades, assassinats et vols d'armes, au service de l'idéologie islamiste radicale, avant d'être abattu par les forces de sécurité fin août 1992). Dans les quartiers ou les villages, autour de l'Emîr s'organisent un Conseil (Maj/iss), des comités, des réseaux de soutien, des filières de planque ou d'armement. Autour d'une Jamâ'at se font et se défont également de multiples réseaux utilisés selon les besoins des opérations et qui étendent leurs ramifications dans de multiples secteurs de la société algérienne. Cela explique que certains de ces groupes aient été facilement inilltrés et manipulés par le pouvoir et la Sécurité militaire (qui est très probablement à l'origine de certaines actions revendiquées ou attribuées aux GIA: assassinat de l'ancien ministre Kesdi Merbah en août 1992 ou encore l'enlèvement des trois agents consulaires de l'ambassade de France en octobre 1993). Les GIA ont connu plusieurs émirs successifs: le premier connu fut Moh Levilley, connu pour ses atrocités commises à Alger, tué par les forces de l'ordre en août 1992; d'autres lui ont succédé, comme Chérif Qasmi ou Djamal Zitouni, rapidement tués ou emprisonnés. La plus grande partie des maquis des GIA était localisée dans le triangle formé par Alger-Ouest, Boumerdès et Blida. A partir du milieu de l'année 1993, les GIA passent du terrorisme quotidien, à un

41

terrorisme plus médiatisé, combinant actions spectaculaires et mise en scène théâtrale, souvent macabre, des revendications (enlèvement de ressortissants étrangers, assassinats collectifs de civils, voire de villages entiers, d'intellectuels et de journalistes..., avec une sauvagerie, une barbarie et une atrocité inqualifiables), dont le canal privilégié est la revue al-Ansâr (Les Partisans),publiée depuis Londres. Aux ravages du fractionnisme, à la grande vulnérabilité aux manipulations20 et à l'hypermédiatisation du crime, s'ajoutent d'autres spécificités

des GIA : la dimension

hybride

-

où les frontières

entre le

fanatisme religieux et politique, la criminalité et le banditisme, la folie même sont ténues

-

et, enfin, le rapport

particulier

à la violence

et à

la mort qui sont particulièrement pathologiques: une des fameuses phalanges des GIA s'appelait justement: Katîbat al-Mawt, Phalangede la Mort! ; les GIA ont commis des tueries de femmes, de vieillards et d'enfants, qui se prolongeaient des heures entières, dans des conditions abominables: femmes enceintes éventrées, nourrissons passés au four... Mais l'action armée est aussi le fait de groupuscules dispersés agissant au coup par coup et n'obéissant pas toujours au MEI ni aux GIA. Beaucoup de militants du FIS ne se sont pas reconnus dans les GIA et décidèrent de se réorganiser de leur côté: à l'est avec Merzak Madani, à l'ouest avec Ahmed Ben Aicha. L'union des deux groupes aboutit à la création de l'AIS (18 juillet 1994). Djamal Zitouni, chef de la fraction la plus dure des GIA (qui avait revendiqué la prise d'otages de l'Airbus sur l'Aéroport d'Alger en décembre 1994, la vague d'attentats en France au cours de l'été 1995 ainsi que le meurtre des 7 moines trappistes de Tibehirine en mai 1996) aurait été à l'origine de l'exécution de deux responsables de l'AIS (Mohamed Saïd et Abderrazaq Redjam). Zitouni lui-même évincé de son propre groupe le 19 juillet 1995 fut traqué par des dissidents ainsi que par les militaires avant d'être exécuté. Un communiqué donnait le nom de son successeur 'Antar Zouabri, alias Aboû Talha, originaire de Boufarik à une trentaine de kilomètres au Sud d'Alger. 20 Lire l'entretien accordé par Qamar-Eddine Kharbane, membre de l'Instance exécutive du FIS à l'étranger, responsable des «Fidèles dN Sermont », au journal arabe a/-Hqyôt, repris par COllmer Intemational, mai 1996. Pour Kharbane: «le GIA ne fait qu'exécuter les ordres des services secrets et commet des exactions au nom de l'Islam avec l'objectif de salir l'image du ]ibM et des Mo,gôhidînes».

42

A partir de 1995, l'AIS (Armée islamique du salut, branche armée du FIS) est affaiblie, en même temps la spirale de la violence s'intensifie (apparition des groupes paramilitaires et des milices civiles - dites (( d'autodéfense))). Le 1er octobre 1997 intervient un cessez-le-feu entre l'AIS et l'armée. Ce qui n'a pas empêché les dissensions au sein du FIS et de l'AIS, et la montée de la violence. Les horribles massacres de masse de l'été et de l'automne 1997 frappent surtout des populations acquises au FIS: villages de Raïs21 (29 août 1997) et de Bentalha22 (22-23 septembre 1997). Une lourde accusation pèse d'ailleurs sur la haute hiérarchie de l'armée, au sujet de ces deux massacres: elle aurait laissé délibérément mourir, dans d'horribles conditions, des centaines d'Algériens, pour les "punir", indirectement, d'avoir voté, en 1991, pour le FIS. Après l'horrible massacre de Bentalha, le quatrième de la série de l'été 1997 aux portes d'Alger, une grave crise s'était déclenchée entre l'ancien président Liamine Zéroual et le chef d'état-major, le Général Major Mohammed Lamari; le premier entendait clairement que la responsabilité de l'armée était engagée et réclamait des têtes, contre l'avis du second. C'était là une escalade dans un bras de fer que se livraient les deux institutions, la présidence et l'armée, depuis que la seconde avait décidé de s'emparer de la gestion du dossier du FIS ; ce qui était alors la prérogative de l'homme fort de la présidence, le général en retraite Mohammed Batchine. 21 Lors du massacre de Raïs, le 29 août 1997, les survivants couraient se réfugier dans une caserne voisine située à quelques centaines de mètres des maisons où s'accomplissait l'horreur; aucun soldat n'est sorti pour leur porter secours; la porte de la caserne a été fermée après que les premiers civils, horrifiés, eurent forcé le passage I 22 A Bentalha, l'assaut, démarré peu après 23 heures, le 22 septembre 1997, s'est terminé par le retrait des 80 à 100 assaillants vers 4 h 30 du matin; ceux-ci sont arrivés à Haï Djilali, surgissant des champs d'orangers situés sur le flanc sud de Bentalha, d'après les témoignages; les assaillants, jeunes, souvent barbus, sales, quelques-uns en tenues afghanes; leur armement, selon la plupart des récits, était composé de kalachnikovs, pistolets automatiques, haches, sabres, barres de fer et bâtons d'explosifs; des versions évoquent la présence de deux transporteurs de troupes blindés de l'armée un peu plus loin dans la rue principale de Bentalha ; les mes d'ambulances sont signalées avant le lever du jour; le haut commandement a donc préféré ne pas intervenir. Le magazine de France 2: "Envoyé spécial" a consacré une excellente enquête en 1999 à ce sujet. Lire l'excellent numéro de ConjlNences-Méditeffanée

;

La Parole aux Algériens.

43

Et La Croix

du 20 octobre

1999.

En raison de la nature même des GIA, nébuleuse décentralisée et sujette à la folie de petits chefs illuminés ou à diverses manipulations policières, son histoire a été ponctuée, dès le départ, par une série de règlements de comptes internes, de scissions et de dissidences déclarées (parfois, multipliées à l'infini Q, de purges particulièrement sanglantes. Une des premières dissidences, d'inspiration "salafts/e", s'est produite en mai 1996, au lendemain de l'assassinat des moines trappistes de Tibhirine; elle est dirigée par Khaled Sehali, l'EmIr de la région Centre des GIA, qui fonde le groupe: al-MouhâjirolJn(les Exilés ou Emigrés, par référence à la Hijra , Exode, du Prophète de la Mecque vers Médine) ; Zitouni aurait ainsi été liquidé, à l'issue d'une expédition punitive, par deux EmIrs de cette mouvance, en désaccord, semble-t-il, avec l'assassinat des moines trappistes; mais Khaled Sehali n'a pas su s'imposer face à l'autre grand dissident, d'orientation "salaftste", Hassan Hattâb. EmIr de la seconde région des GIA (Est), Hassan Hattâb fonde (au cours de l'été 1998, mais le mouvement existait avant sous l'appellation "GIA - Région 2") le Groupe salafts/epour l'Appel et le Combat (al-]amâ'a al-Sa/aftyya li-Da'wa wal-]ihâd); il est entré en dissidence contre l'autorité de 'Antar Zouabri dans le courant de l'été 1996, contestant la "stratégie" des massacres collectifs de civils initiée à l'automne 1996, à la veille du référendum constitutionnel (28 novembre 1996), Hattâb semble vouloir privilégier l'action miliaire classique contre les forces de sécurité. Mais, opposé à la trêve de l'AIS (octobre 1997), il tente d'occuper le terrain de la guérilla. Tout au long de l'année 1997, il obtient le ralliement d'une bonne partie des réseaux "européens" au détriment des GIA, ainsi que le soutien de certains "salafts/es" du FIS, de certains membres des GIA déçus par Zouabri, et des "Djazairites" qui rejettent la "trêve unilatérale" proclamée par l'AIS. Son influence se serait étendue à une bonne partie des EmIrs des GIA du Grand Alger, de la Petite Kabylie et de l'Est du pays. Un autre mouvement dissident des GIA, al-Haraka al-Islâmf1ya/iDa'wa wa/-]ihâd,d'inspiration "Djazaïrite", est apparu le 22 juillet 1996. Le mouvement est dirigé par Mustapha Kartali, ancien EmIr de la région de Larba'a (un des fiefs les plus durs de l'agglomération algéroise). Kartali est responsable de l'embuscade dans laquelle devait périr 'Antar Zouabri en juillet 1996. Le mouvement regroupait

44

différents groupes dissidents, issus des GIA mais aussi du MEI et du FIDA; il serait responsable de l'attentat ayant coûté la vie à Mgr Claverie, évêque d'Oran. L'autorité de Kartali a été contestée et une autre dissidence (à l'intérieur du groupe, lui-même dissident) s'est produite en février 1997, conduisant à l'apparition d'une Ligue islamiquepour la Da'wa et leJihâd, qui s'est ralliée à la trêve de l'AIS et annoncé son arrêt des hostilités dès le 8 novembre 1997. Le bilan de cette guerre fut terrible: plus d'une centaine de milliers de morts; sur le plan strictement sécuritaire, on peut observer que même si les militaires commencent à étaler leurs divisions au grand jour, ils restent les maîtres du jeu. Et l'islamisme sort considérablement affaibli. Preuve en est la liquidation de plusieurs maquis, l'annonce de la « treÎJeunilatérale))par l'AIS, et l'insertion des partis islamistes jugés modérés dans les institutions du pouvoir (Hamas et Ennahda). Aujourd'hui le FIS n'existe plus en tant que tel; ses forces sont, depuis 1995, divisées, émiettées et très affaiblies; sa branche année, l'AIS (Armée islamique de salu~, avait décidé, dès 1997, un « cessez-le-feu unilatéral)). Ce qui n'avait pas empêché les dissensions au sein de l'AIS et du FIS et la montée d'une terrible surenchère de la violence des GIA: les massacres de l'automne 1997 ont d'ailleurs frappé des villageois acquis au FIS. Les Groupes islamiques armés n'ont jamais eu ni projet politique ni aucun lien avec les partis; ils sont politiquement dans l'impasse, en état d'éche,c, ce qui les avait conduit à la désespérance et à la sauvagerie. Alors que quelques ministres de tendance islamiste légaliste n'avaient pas hésité à participer au gouvernement, la question se pose de savoir si al-Nahda d'Abdallah Djaballah et Hamas de Mahfoud Nahnah, insérés dans les institutions du pouvoir, seraient capables de capter une partie de l'héritage du FIS et d'intégrer ainsi l'islamisme aux rouages du pouvoir. En 1999, Abassi Madani, chef historique du FIS, en résidence surveillée, avait apporté son « appui total et sans réseroe))au chef de l'AIS, Madani Mezrag, qui avait annoncé, début juin 1999, l'arrêt définitif de la lutte armée et son soutien à toute initiative présidentielle en faveur de la réconciliation nationale. Globalement, la nature des questions politiques n'est plus la même qu'au début des années quatre-vingt-dix.' La voie d'avenir semble à rechercher, dans le soutien à tous ceux qui souhaitent rompre avec la violence, dans les efforts visant à élargir le

45

jeu démocratique, à ouvrir un dialogue englobant toute la société algérienne - y compris donc ceux qui se réfèrent explicitement à l'islam. C'est le choix qu'a fait le nouveau président Abdelaziz Bouteflika élu le 15 avril 1999, en organisant le référendum sur la Concordecivile,en septembre de la même année. Maroc:

une pluralité de mouvements

islamistes

« tolérés»

L'implantation des mouvements islamistes au Maroc date des années soixante. A cette époque, leur influence est des plus limitée car la vie politique et intellectuelle est dominée, d'un côté par la gauche nationaliste et socialiste et, de l'autre, par la concurrence entre le Palais et l'Istiqlal sur la place de l'islam dans la vie publique. Ces mouvements commencent à jouer un certain rôle politique, principalement dans le milieu estudiantin, dès le début des années 1970. Là encore, comme en Tunisie, le pouvoir les a utilisés contre la gauche socialiste et l'extrême gauche marxiste-léniniste. En raison notamment du caractère religieux de la légitimité monarchique, la Constitution marocaine ne permet pas l'existence de partis islamiques; les islamistes vont donc se regrouper en associations. Les deux caractéristiques fondamentales du régime sont, en effet, la prééminence de la figure royale dans la Constitution et dans la vie politique, et l'imbrication très forte entre légitimité politique et légitimité religieuse23; toute constitution d'un parti sur des bases islamiques est donc considérée comme une dissension au sein de la Communauté. La politique royale vis-à-vis des mouvements islamistes a longtemps oscillé entre plusieurs attitudes: une impulsion de départ, une forte répression quand des radicaux commençaient à remettre en cause la légitimité monarchique, puis une relative tolérance des mouvements modérés. Le souverain n'entend cependant pas leur laisser le champ libre. Un Haut conseil des 'Ulamâs est créé dès janvier 1980, présidé par Hassan II, dont l'objectif est de définir l'orthodoxie et de veiller à la conformité des prêches du vendredi dans les mosquées avec l'idéologie politico-religieuse officielle et avec les orientations fondamentales du régime. A la fin de son règne, 23 Lire Mohamed

Tozy, Islam et monarrme 011Maroc, Presses

46

de Sciences

Po, 1999.

Hassan II fait construire, notamment grâce à une souscription populaire, une impressionnante mosquée à Casablanca - le tIlosquée Hassan II -, avec le minaret le plus haut du monde qui est inaugurée en grande pompe le 30 août 1993. Elle a été conçue pour être le symbole de la dimension spirituelle du Maroc et l'emblème d'un islam moderne et modéré. Ayant finalement pris conscience à la fois de la nécessité d'une évolution démocratique et de la variété des courants islamistes, le Maroc a adopté une stratégie nuancée vis à vis de l'islamisme. Elle vise à en exclure les plus violents et les plus radicaux - y compris en essayant de détourner les jeunes sympathisants de l'influence, apparemment redoutable, du très charismatique Abdessalam Yassine - et à inclure les modérés dans le système politique - même si cela

doit se faire aux dépens de partis (( traditionneLr

)) cotnme l'Istiqlal24.

Globalement, l'attitude royale vis-à-vis de l'islamisme est teintée de pragmatisme - ce qui ne signifie pas forcément une insertion officielle des mouvements islamistes en tant que tels: les autorités, jusqu'à maintenant, n'ont toujours pas délivré de récépissé de dépôt à l'association Al-Islah wat-Tajdid (ce qui équivaut à une semireconnaissance) et ont refusé de reconnaître l'association Al-'AdI wa1-Ihsan. L'influence des islamistes se situe avant tout dans l'espace privé, culturel et social. Leur présence sur la scène politique aurait comme conséquences de banaliser la figure de l'islamiste et même de la faire accepter comme partenaire possible par les partis de l'opposition. Des rapprochements entre l'aile fondamentaliste du parti de l'Istiqlal et quelques groupes islamistes, notamment ceux des villes moyennes sont envisageables. Néanmoins, il ne faut pas oublier que les structures clandestines sont aussi mal connues qu'actives. L'activisme étudiant représente le côté visible de cette nébuleuse. Le mouvement islamiste, notamment AI-'Adl, voudrait profiter de l'espace d'opposition laissé par la gauche pour l'occuper dans la perspective d'une crise future. Le pouvoir semble hésiter sur l'option 24 Voir notamment l'intéressant article de Rémy Leveau: ((Réussir la transition démocratique au Maroc )), Le Montk Diplomalique, novembre 1998, ainsi que son ouvrage sur le Maghreb: Le Sabre et le turban, François Boutin, 1993. Voir également l'article de Zakiya Daoud et Brahim Ouchelh : « Le Maroc prêt pour l'alternance », Le Montk Diplomatique, juin t 997. Ou encore: Hicham Ben Abdallah: ((La monarchie marocaine

tentée

par la réforme

)),

Le Montk Dipmmalique,

47

septembre

1996.

à prendre. Pour l'instant, son principal souci est d'encadrer la prédication religieuse (da'wa) en s'assurant les services d'un islamisme modéré et apolitique, incarné dans le mouvement des tab/tght ou même, en cas de besoin, tolérer l'existence d'un mouvement adoptant le modèle des Frères musulmans comme AI-Islah. Jusqu'à maintenant, l'hypothèse du parti politique de sensibilité islamiste n'a pas été retenue25. Cette stratégie pragmatique est d'application récente, le pouvoir ayant longtemps oscillé entre plusieurs attitudes: une impulsion initiale donnée aux groupes islamistes pour combattre les partis et organisations de gauche considérés dans les années soixante-dix comme dangereux; une lutte frontale contre ces groupes, peu à peu radicalisés (fin des années soixante-dix et années quatre vingt) ; une reconnaissance enfin d'un espace de tolérance et d'expression par l'autorisation de constituer des associations d'inspiration islamiste. Ainsi, un bref regard sur l'histoire de l'islamisme au Marec permet de repérer deux grandes phases distinctes: la première commence à la charnière des années soixante et soixante-dix; c'est une phase de naissance, d'infiltration lente de la société et d'expansion de l'islamisme radical- en particulier, avec l'activisme du Mouvement de la Jeunesse islamique fJam'iat al-Shabîba al-IslâmtJya), constituée dès 1969, structurée officiellement en 1972, dont les responsables, 'Abdelkrim Moun' et Kmâl Ibrâhim en tête, furent notamment impliqués dans l'assassinat du dirigeant socialiste Omar Benjelloun en 1975. Cette phase est également marquée par la complaisance, voire la complicité ouverte du régime. Elle s'est achevée, au début des années quatrevingt,

par la radicalisation

d'une

partie

des courants

islamistes

-

notamment après la « révolutionislamique» d'Iran; ce qui a forcé le pouvoir à modifier sa politique dans une double direction: répression plus forte et contrôle plus étroit du champ religieux. L'Association de la Jeunesseislamique sera dissoute dès 1975 ; condamné à mort et en fuite depuis de longues années, son dirigeant Moun' passe dans la clandestinité et se réfugie un moment en Arabie saoudite. Privé de son chef, ce mouvement éclate en plusieurs tendances concurrentes à partir du début des années 1980. Tentant de continuer à diriger 25 Mohamed

Tozy, dans la conclusion

de son excellent livre: Monorrme et islam

politiqlle OIlMaroc, Presses de Sciences Po, 1999.

48

l'organisation depuis son lieu d'exil, Moutî' s'est fait élire en tant que membre permanent du Secrétariat général de la Conférence mondiale de la jeunesse islamique, fondée et fInancée par l'Arabie saoudite. Une partie des membres du mouvement de Moutî' ont pu sortir de la clandestinité et former, avec l'accord implicite des autorités marocaines, un nouveau groupe appelé Communautéislamique(aJ-Jamâ'a al-lslâmf1ya),dirigé par Abdelilah Benkirane. Rejetant l'extrémisme de Moutî', cette nouvelle association reconnaît la légitimité monarchique et veut militer au grand jour: ainsi, son journal al-R4Jah (L'Etendard) est tiré légalement à plusieurs milliers d'exemplaires. Pour se faire reconnaître, il renonce à l'appellation "islamique" pour donner comme nom à son mouvement: al-lslâh wa-Ta/dîd (Réforme et Renouveau). Il n'obtient pas pour autant l'agrément offtciel ; en juillet 1994, Abdelilah Benkirane cède la place à Mohammad Yathim, lors du Congrès du mouvement26. Abdelilah Benkirane contourne habilement l'interdiction de constituer un parti islamiste en décidant, dès mai 1996, de rallier le Mouvement populaire pour la démocratie constitutionnelle

(MPDC)

du docteur

'Abdelkrim

Khatîb

-

ce qui lui

a permis d'envoyer des députés islamistes au Parlement Pendant ce temps, l'Association al-'Adj wal-lhssâne du Cheikh 'Abdessalâm Yassine27 (le nom actuel de cette association ne date que de 1987, 26 Lire Jean de la Guérivière : « Des islamistes marocains bien tempérés», Le Mondt Diplomatique, 8 août 1994. Lire également l'article « Maroc)) d'Agnès Levallois, réactualisé par Khadija Mohsen-Finao, dans la très intéressante, et très complète, Encyclopédie des conflits: Jean-Marc-Balencie et Arnaud de la Grange (présenté par Jean-Christophe RufIn), Mondts rebelles.Guerns dviles et violencespolitiques, édition revue et augmentée, Michalon, 1999: p.1017-1023. 27 Le Cheikh 'Abdessalâm Yâssine, une des fIgures emblématiques de l'islamisme politique marocain, est né en 1928, d'une famille de paysans berbères. Il reçoit la dure formation de la madrossa traditionnelle Ben Youssef à Marrakech, apprend le français pour pouvoir s'inscrire à l'école normale d'instituteurs, devient professeur d'arabe puis inspecteur de l'enseignement primaire. En 1965, il vit une crise religieuse et s'imprègne de la lecture des ouvrages des idéologues égyptiens des Frères Musulmans: Hassan al-Bannâ et de Sayyed Qotb. Il publie, dès 1973, deux pamphlets qui le feront connaître: Demain /'Islom, et surtout, L'Islam ou le déluge,lettre ouverte à Hassan II. Interné, pendant trois ans, en hôpital psychiatrique, il sera libéré en 1980 et publie, en français, La Révolution ù l'heure dt /'Islam; il édite une revue en 1980, al-Jamâ'a, qui sera interdite en 1983. Régulièrement inquiété par les autorités, il sera placé, le 30 décembre 1989, en résidence surveillée mesure qui a failli être levée en décembre 1995 et qui le sera fInalement par décision du nouveau roi.

-

49

mais elle est, en réalité, fondée en septembre 1981) est interdite au cours de l'année 1990, en raison de son activisme et de la radicalité de ses revendications; les membres du Bureau sont arrêtés et condamnés pour ((participation à une organisationillégale,collectedefonds non autorisés et manifestations susceptiblesde troubler l'ordre public )). De nombreux militants ont toutefois été remis en liberté à la suite de l'amnistie royale de l'été 1994; le mouvement a été autorisé à relancer son journal al-Sahwa (L'Evei~ ; mais, son dirigeant est toujours en liberté surveillée à Salé, près de Rabat. Mais avant cette date, une seconde phase, qui débute au milieu des années quatre-vingts, est celle de l'affaiblissement des courants radicaux - malgré leurs tentatives de profiter de la (( crise algérienne )) et de l'expansion d'une multitude de groupes et d'associations prônant la (( réislamisation)) de la société marocaine mais dans le respect de la (( légalité monarchique)). Pour le moment, les groupes radicaux ne font parler d'eux que lors de mouvements protestataires ou dans 'des circonstances exceptionnelles (guerre du Golfe, par exemple). Et bien que le phénomène islamiste tende à s'infiltrer dans les profondeurs

de la société

-

en particulier

dans

les campus

universitaires et certains quartiers populaires28 -, il semble canalisé et incapable de se constituer en un vecteur de contestation suffisamment puissant pour remettre en cause le pouvoir. Mais bien que limitée, généralement

l'audience de l'islamisme légaliste, mais protestataire

-

est réelle. Cet islamisme recrute largement dans les

-

quartiers des grandes villes où se concentrent les problèmes sociaux les plus graves - et obtient des soutiens notamment grâce à des actions de solidarité avec les plus démunis. Les lycées et les campus universitaires constituent également des lieux importants d'implantation. A côté de l'AssociationJustice et Bienfaisance,dirigée par Abdessalam Yassine, d'autres groupes islamistes existent; ils cherchent à participer légalement au jeu politique; mais aucun parti d'obédience islamiste n'est reconnu, en tant que te~ officiellement au Maroc; leur existence est donc (( tolérée)); ils peuvent s'exprimer dans l'espace public - en particulier, dans le domaine culturel, à travers diverses associations et publications. On peut citer le deuxième 28 Lire Abderrahim Lamchichi: Diplomotique, mai 1996.

« L'islamisme

50

s'enracine au Maroc

)), in. Le Monde

mouvement islamiste le plus important après celui de Yassine; il s'agit de l'Association pour la RijOrmeet le Rtnouveau (al-lslâh wa-Tajdt"d), dirigée par Abdelilah Benkirane qui éditait un journal, autorisé et même vendu en kiosque, Le Drapeau (al-Râyah). Abdelilah Benkirane avait fait ses premières classes dans la très radicale al-Shabt"baallslâmfyyah d'Abdelkrim Moutî'. Après des années d'hésitation entre la clandestinité et la légalité, et la vague de répression des adeptes de cette association (1-fjI), il opte finalement pour l'action politique légale, fondant la Jamâ'a al-lslâmfyyah(Groupeislamique)puis al-lslâh waTajdt"d(RijOrme et Rtnouveau). Bien qu'il se soit, à plusieurs reprises, prononcé contre l'usage de la violence, son groupe a été régulièrement mêlé aux affrontements sur les campus universitaires notamment. Mais globalement, Abdelilah Benkirane s'efforce de multiplier les gages de « bonneconduite)), avec un goût particulier pour la communication médiatique. Son souci évident est de faire passer l'image du «professionnel)) d'un islamisme tempéré, s'accommodant fort bien de l'institution monarchique qu'il n'a pas l'intention de contester. D'ailleurs, son mouvement a pu envoyer à la Chambre des représentants neuf députés, élus pendant les élections législatives de février 1998, grâce à leur entrisme dans le Mouvement populaire démocratiqueet constitutionnel(MPDC) de Abdelkarim Khatib ( Libraire Arthème Fayard, 1994. 285 Avec une superficie de 3,287 millions dc km2 six fois la France et une population approchant le milliard. 286 81,5 % d'hindous; 12,5 % de musulmans; 2,3 % de chrétiens; 2 % de sikhs; 0,8% de bouddhistes, etc.

-

-

mosaïque de langues287 et une très grande variété d'identités régionales aussi spécifiques que fortes. Véritables piliers de l'Union, les grands principes fondateurs retenus à l'indépendance démocratie, laïcité, Etat de droit, système fédéral - sont les garants indispensables de l'équilibre entre un pouvoir central, souvent lointain, et des périphéries diverses, parfois négligées. En dépit de son sous-développement et de sa pauvreté, ce pays s'affirme en outre comme une grande puissance régionale, aux ambitions politiques fortes et aux réalisations technologiques d'envergure288. Pays de diversité, de contrastes et de minorités289, l'Inde est aussi hélas un pays de violences. Cenes-ci ont profondément marqué la création de l'Union290. L'Union est en effet confrontée à une série de menaces: tentations sécessionnistes(au Cachemire, au Pendjab, en Assam, etc.) ; défi communaliste291 (troubles récurrents entre hindous et musulmans) ; montée des fondamentalismesidentitaires et religieux (islamisme radical, hindouisme extrémiste, exactions xénophobes du Shiv Sena-BTP à Bombay.. .). Avec une minorité musulmane forte d'environ 130 millions de personnes - soit 12,5 % de la population (sunnites à près de 90 %, sht'ites et ismaélienspour environ 10 %) -, l'Inde se classe au quatrième rang des Etats musulmans les plus peuplés - après l'Indonésie, le Pakistan et le Bangladesh292. Toutefois ce groupe constitue seulement une minorité au sein d'un pays qui comptera bientôt près d'un milliard d'habitants, dont certes la majorité est hindoue (81,5 % de la population), mais qui présente une extrême diversité culturelle, 287Plus de 200 langues et des milliers de dialectes. 288Notamment dans les domaines de l'informatique, du spatial et du nucléaire. 289Parfois conséquentes à l'image des 130 millions d'Intouchables, des 120 millions de musulmans, des 70 millions de tribaux. 290Comme en témoignent les traumatismes de la partition de 1947-1948 et le chassé croisé sanglant entre 8 millions d'Hindous fuyant le Pakistan et 8 millions de musulmans quittant l'Inde, avec, au bout du compte, près de 500 000 victimes. 291Lire en particulier Christophe Jaffrelot : "les émeutes entre hindous et musulmans: essai de hiérarchisation des facteurs culturels, économiques et politiques", CII/birrs et Conflits, n° 5, printemps 1992. Christophe Jaffrelot, Les nationalisteshindoNS,PFNSP, 1994. Et Christophe Jaffrelot (dir.), L'Indt contemport1Înede 1950 à nosjOllrs, Fayard, 1996. 292 Si, au recensement de 1921, un cinquième de la population de l'Inde était musulmane, aujourd'hui que le Pakistan et le Bangladesh en sont séparés, cette proportion est encore d'environ un huitième.

228

ethnique et linguistique. La communauté musulmane elle-même est très hétérogène sur les plans culturel, social et linguistique293. Elle est principalement implantée dans une dizaine d'Etats294 dont l'Assam, le Bengale occidental, le Gujarat, l'Uttar Pradesh et le Bihar. Ce pays est aussi régulièrement confronté aux revendications indépendantistes de certains territoires regroupant une ethnie majoritaire comme au Pendjab, en Assam ou au Ladakh. La plus traumatisante fut celle de 1947 qui conduisit à l'indépendance du Pakistan mais se traduisit par un exode de plusieurs millions de personnes, musulmans et hindous à la recherche d'une patrie. il convient de noter qu'en dépit d'un système démocratique, les musulmans indiens affirment être victimes de multiples discriminations; ils apparaissent souvent comme des citoyens de « seconde zone», faisant office de boucs émissaires en période de tensions. Souvent pauvres et illettrés (nonobstant de spectaculaires réussites individuelles), ils pâtissent aussi du fait que la majeure partie de l'élite musulmane a gagné le Pakistan au lendemain de la partition de 1947. En outre, il n'existe pas de grand parti politique musulman, seulement quelques partis locaux: National Conferenceau Cachemire, Muslim League au Kerala, Majlis-i-Ittihâd ulMuslim en Andhra Pradesh, etc. Electoralement, les musulmans ont traditionnellement soutenu le Parti du Congrès; mais, à la suite de la crise d'Ayodhya295, ils s'en sont détachés en grand nombre. Mais, surtout, la montée en puissance des extrémistes hindous a provoqué en réaction la constitution ou la réactivation de groupes activistes parfois très radicaux296: Jam'iât-i-Islâmî-i-HintJ1.97; Sevak Sangh 293Même si près d'un tiers d'entre elle parle l'ourdou. 294L'Union fédérale compte au total25 Etats et 7 territoires. 295En décembre 1992, des extrémistes hindous détruisirent à Ayodhya une mosquée construite au XVIe siècle sur l'emplacement d'un lieu sacré hindou; ce qui donna lieu à des affrontements particulièrement sanglants. 296 Cependant, les musulmans indiens se montrent d'une relative discrétion et ne revendiquent pas de rôle politique à l'exception de Abdellah Bukhari, imâm de la grande mosquée slInnite de New Delhi, habitué des visites en Iran et qui s'est illustré au moment de l'affaire Rushdie. Mais cette affaire n'a pas cu la même portée qu'en Occident: en effet, sait-on que la grande majorité des intellectuels indiens, musulmans ou non, ont condamné les Versets Sataniques et que le gouvernement indien a été le premier à interdire le livre pour des raisons de paix « commllnaliste)). 297 Formation fondamentaliste qui existe cependant depuis les années 1940 et qui a une envergure nationale.

229

(implanté au Kerala et dont les militants se sont à diverses reprises opposés violemment aux nationalistes hindous). La destruction de la mosquée d'Ayodhya et les émeutes anti-musulmanes qui suivirent ont été un terrain fertile à l'émergence de nouveaux groupes extrémistes musulmans - en particulier dans le sud de l'Inde, comme le groupe alUmma, par exemple298. il faut ajouter, enfin, que le Pakistan voisin n'est pas tout à fait étranger - même s'il s'en défend - à l'émergence de certains de ces groupes; c'est pourquoi les différents régimes de New Delhi se méfient de toute montée de l'islamisme à l'intérieur comme à l'extérieur et tentent de contrarier systématiquement les visées du Pakistan. Toutefois, ils ne peuvent pas toujours éviter les affrontements entre groupes religieux. De plus, avec l'essor du parti nationaliste hindou (BJP- Bharatfya Janata Par!J1ou PaTti du peuple indien), ceux-ci sont devenus plus fréquents et plus radicaux encore. C'est la condition du Cachemire qui constitue pourtant la cause de déséquilibre politique la plus grave et un sujet de discorde permanent avec le Pakistan depuis l'indépendance de ce dernier. En effet, en 1949, cette région a été divisée en deux: d'une part, un Cachemire indien (jammu Kashmiry qui regroupe six millions d'habitants dont la majorité est musulmane et, d'autre part, un Cachemire pakistanais (Azad-KashmÙ} au nord avec trois millions d'habitants299. Depuis 1989, le cycle manifestation, répression, terrorisme dans la partie indienne a causé des dizaines de milliers de morts. Le renouveau de l'activisme islamiste sera symbolisé ensuite par la révolution iranienne à partir de 1979, et par la guerre en Afghanistan et la montée des courants Mou4Jahidin qui vont grossir les rangs d'organisations séparatistes

-

favorables

à l'indépendance

du Jammu Kashmir ou son

rattachement pur et simple au Pakistan. A partir du milieu de la décennie 1980, un nombre croissant de jeunes Cachemiris, très souvent diplômés au chômage, frustrés dans leur aspirations sociales ou mécontents à cause de la déliquescence du climat politique, commenceront à rejoindre le Pakistan ou 298Ce groupe est implanté au Tamil Nadu; bénéficiant de contacts dans le Golfe arabo-persique, il a fait exploser une série de bombes artisanales dans la ville de Combatore en février 1998, en riposte aux émeutes de décembre 1997. 299Cette question a été à l'origine de trois conflits entre l'Inde et le Pakistan en 1947, 1965 et 1971.

230

l'Afghanistan où ils s'initieront, aux côtés d'autres groupes Mou4jahidin pro-pakistanais, aux techniques de la guérilla. Depuis, le Cachemire est devenu une "nouvelle terre de Jihâd' où - par l'intermédiaire d'organisations telles que le HiZb-ul Moujâhidtn (Parti des Combattants de la Joz) ou le Harakat-ul Ansâr (Mouvement des Partisans), responsables notamment de plusieurs enlèvements de touristes occidentaux à New Delhi et au Cachemire même -, des volontaires de plusieurs nationalités sont venus s'agréger pour se battre3°O. En dépit d'une forte répression de New Delhi, qui n'a de cesse d'éliminer les aspirations à l'autonomie de cette région, la situation s'enlise avec l'instauration depuis 1990 d'une guerre civile persistante dans la partie indienne. Celle-ci oppose le JKLF laïque (Front de libérationdu Jammu Kashmir;, partisan d'un Cachemire libre au Hezb-ul Mujâhidtn, islamiste, qui lui milite pour un rattachement au Pakistan. Les aspirations indépendantistes du Cachemire qui végétaient depuis 1965 se réveillent à partir de 1987, en particulier en raison de l'influence d'un islamisme soutenu par le Pakistan. Cette résistance à la domination indienne recèle une dimension internationale dans la mesure où elle suscite non seulement le soutien du Pakistan mais aussi de l'Iran et même de l'Afghanistan dont les Mou4jahidin ont influencé et continuent d'influencer leurs homologues du Cachemire tant dans l'idéologie que dans les méthodes d'action. La destruction en mai 1995 d'un lieu de culte musulman par les forces de l'ordre a accru les tensions et conduit au report d'élections prévues au mois de juillet de la même année, et qui devaient faire sortir cette région du régime d'administration directe. Finalement ces élections ont eu lieu le 7 septembre 1996 et ont permis d'élire pour la première fois depuis 1987, les 87 députés du parlement régional. Une coalition de nombreux mouvements séparatistes, la « ConférenceHumjat » (Ali Parry Hurriyat Conference, confédération d'une trentaine de mouvements indépendantistes fondée en décembre 1992), a boycotté ce scrutin qui a vu la victoire du Parti de la Conférence Nationale, favorable au maintien du rattachement à l'Inde. Dans le Pakistan 300 Les estimations les plus crédibles évaluent ces MOlltfiahidin étrangers à un millier, au milieu des années 1990; les autorités de New Delhi indiquaient, en septembre 1998, que deux cents mercenaires étrangers avaient été tués au CacheDÙre depuis le début de cette année. Lire notamment Michel Guérin, Le phénomène MOlltfiahidin, ses orifjnes et ses conséqlltllces dollS lespqys mllslllmans, Mémoire CHEAM, 2000.

231

V01Sln, des volontaires continuent de s'enrôler dans des camps du mouvement Jamâ'ât-e-Islâm-f ou au sein de l'organisation LAshkar-iT'!1Jaba(Armée des Purs) pour partir porter la «guerre sainte )) aux côtés des Talibans en Afghanistan ou dans les rangs des combattants du Cachemire ou encore en Inde. Contrairement aux autres organisations islamistes, la LAshkar ne réclame pas le rattachement du

Jammu Cachemire au Pakistan, mais l'indépendance de la totalité' du Cachemire. Le Bangladesh Le Bangladesh301, qui est l'un des pays les plus pauvres du monde musulman, est probablement l'un des pays les plus tolérants; les islamistes radicaux parviennent difficilement à percer; ils restent même à la marge d'un système politique et social pluraliste et tolérant - voire, à certains égards, laïcisantet dans lequd les femmes jouent un rôle de premier plan. Mais, avant de se stabiliser au début des années quatre-vingt-dix, le pays a vécu - depuis sa fondation en 1971 maintes convulsions. Il a connu en effet une succession de régimes militaires. C'est la Ligue Awami de Mujîbu al-Rahmân, mouvement nationaliste laïque, qui dirigea le pays après sa partition d'avec le Pakistan302. Devenu chef du gouvernement en janvier 1972, Mujîbu al-Rahmân sera renversé par de jeunes officiers et exécuté le 15 août 1975. Les régimes militaires se succédèrent alors: cdui de Zia-u alRahmân de 1975 à 1981 - date de son assassinat -, puis de Muhammad Ershâd en 1982. Ces régimes ont combiné autoritarisme politique, clientélisme, corruption et "libéralisme économique", faisant finalement peu référence à l'islam politique. Ce n'est qu'en 1988 que l'islam est proclamé rdigion d'Etat, sans que cda modifie un équilibre politique caractérisé somme toute par une tradition de tolérance religieuse et une forme tempérée de laïcité. Certes, le 301 Peuplé

de près de 125 millions

d'habitants

-

Bengalis

à 98 %, dont près de 80 %

sont musulmans SNnnit,s, 10 % environ shritlS et 10 % environ hindous -, 'le Bengladesh (capitale: Dakha ; langues: bengali et anglais) s'étend sur 143 998 km2 (0,26 fois la France). 302Ce démembrement fut à l'origine de la deuxième guerre indo-pakistanaise en 1971 et 1972 et de l'impressionnante

vague de réfugiés (10 millions) qui assaillit le territoire

de l'Inde à ce moment.

232

fondamentalisme, voire un islamisme radical et extrémiste303, y existent: l'appel au meurtre de l'écrivain Taslima Nasreen304, en septembre 1993, en est hélas une preuve, mais il est peu représentatif. A partir de 1991, le régime va connaître une certaine démocratisation avec l'organisation le 27 février de cette année, d'élections législatives, marquées par la victoire du BengladeshNational Parry (BNP) dirigé par la Begum Khaleeda Zia, veuve du général Zia ul-Haq assassiné. La Begum Khaleeda Zia devient alors chef du gouvernement - la Jamâ'at n'ayant conquis que 18 sièges sur 300. L'autre mouvement politique attaché aussi à la liberté religieuse et à la laïcité est la Ligue Awami, héritière de la lutte d'indépendance, dirigée par Hassîna Wâjed (fille du ''père de la Nation" Mujîbu al-Rahmân), devenue Premier ministre, le 23 juin 1996305.Certes, le pays connaît depuis un débat assez vif au sujet du statut de l'islam dans la vie politique et la Jamâ'at tente d'imposer un processus d'islamisation, mais il rencontre de fortes résistances dans la population. Mais, en dehors du système politique légal, des groupes islamistes radicaux continuent leur activisme, avec notamment des attaques menées contre des écoles tenues par des 303 A

titre d'exemples: les ]_d'ôt ;-Islâmlcomme au Pakistan; la ügll, dimomz/Ù/II,

islomiqll, encore plus radicale, créée par Mawlânâ 'Abdu-Rahûn, traducteur en Bengali des œuvres de Abû al-'Alâ al-Mawdudi. 304Lafolwolancée contre Taslima Nasreen, le 24 septembre 1993 a choqué une partie de l'intelligentsia et forcé l'écrivain à quitter le pays le 12 août 1994 pour se réfugier en Europe. Les condamnations à mort, émanant de milieux extrémistes peu représentatifs, ont d'ailleurs continué à frapper les femmes travaillant dans les ONG nationales; elles apparaissaient comme des démonstrations de force de la part notamment de la ]_do/ ;-Isldml. Certains pensent que l'affaire Taslima Nasreen, devenue l'équivalent féminin de Salman Rushdie tous les deux incarnent admirablement la lutte pour la liberté d'expression dans le monde musulman-, est bien loin de rendre compte de la complexité du débat culturel et social dans ce pays ; le véritable enjeu de son livre, La Hon/" réside dans le fait qu'il relate les persécutions commises par des musulmans contre les hindous d'Ayodhya en Inde en décembre 1992. Très vite traduit en hindi et diffusé en Inde, ce livre a valu à Taslima Nasreen d'être accusée de collaborer avec le Bhorotfyo Jon% Pt1r{J(BJP), le parti nationaliste hindou, y compris de la part de militantes féministes, dans un pays jaloux de sa souveraineté nationale. Au-delà de la condamnation bien réelle d'un écrivain, l'enjeu véritable de la condamnation de Taslima Nasreen s'inscrirait donc aussi dans un contexte délétère de montée des rivalités nationalistes entre les musulmans et la minorité hindoue de ce pays. 305Lire l'article "Bangladesh" par Tazeen M. Murshid dans L'i/oI tiNmOlldt2000, Ed. La Découverte, 1999 ; p. 272-277.

-

233

ONG (Organisations non gouvernementales) qui, dans les villages, emploient de nombreuses femmes; ce qui n'a pas manqué de susciter de vives protestations. Cependant, à côté de ces ONG, des féministes et des milieux intellectuels et artistiques, le reste de la société civile fait montre de capacités insoupçonnées de résistance à l'islamisation des institutions et de la vie quotidienne, réclamée par les militants radicaux du fondamentalisme. Même dans les rangs religieux, des courants ont émergé - avec à leur tête des lmâms et des Maw/ânâ: chefs spirituels - rappelant la nécessaire séparation de l'Etat et de l'Islam, acquise dès l'indépendance. Un certain isolement du pouvoir par rapport à la société a semblé avoir atteint en 1996 son paroxysme. En particulier, l'échec économique de la Begum Khaleda Zia, au pouvoir depuis 1991, s'est confirmé: inaptitude à juguler la corruption et un processus constant d'enrichissement de certaines élites et d'appauvrissement des couches démunies; incapacité à attirer les investisseurs étrangers, à empêcher les multiplications des grèves, à éviter les licenciements et le chômage... Néanmoins, dès 1996-1997, le Bangladesh va connaître des changements politiques notables. Après un premier échec306, les élections législatives du 12 juin 1996307ont mis un terme à la crise politique qui couvait depuis deux ans. Elles ont permis de relancer le processus démocratique et créé une dynamique favorable à la stabilisation politique. A cela s'ajoutait le durcissement de l'attitude du nouveau gouvernement à l'égard du terrorisme. Le gouvernement de la Lgue Awami, issu de ces élections et dirigée par Hassina Wajed308 a opté pour la modération, souhaitant maintenir le dialogue ouvert avec l'opposition, dans le cadre d'un gouvernement de consensus309. Le 306Boycott des élections organisées le 15 février 1996 par le gouvernement

Begum Khaleda Zia, leader du BNP

-

de la

Parti national du Bangladesh, boycott qui a entraîné sa démission. 307Organisées, cette fois, par Habibur Rahman, ancien président de la Cour suprême, nommé Premier ministre d'un « Cabinet nelltn ». 308Fille du président Mujibur Rahman, assassiné en 1975. 309 Ce gouvernement a notamment signé un traité pour le partage des eaux avec l'Inde et entame des négociations de paix avec les Jhums des ChittagongHill Tracts, qui réclament leur autonomie, voire l'indépendance, depuis les années 1970. Lors du scrutin de juin 1996, le BengladeshNational PartY (BNp) a remporté 116 sièges, la Ligue Awami (évincée du pouvoir depuis 1975) 146 sièges, le JaliJa PartY OP) 31 sièges, les fondamentalistes du Jamô 'at i-Islômf n'ont obtenu que 2 sièges sur le total des 299

234

recul spectaculaire du Jamâ'at i-Is/âmî de 22 sièges à 2 sièges représente un véritable

échec

-

et une spécificité

du Bangladesh

-,

puisque

dans

le reste du monde musulman, et surtout de la région, les mouvements islamistes ou néofondamentalistes connaissent des succès non négligeables. Pourtant, ce mouvement néofondamentaliste a bénéficié de larges subventions en provenance de l'Arabie saoudite; ces reculs l'ont incité à se radicaliser n'hésitant pas à recourir à la violence et à la terreur, y compris contre d'autres associations religieuses moins radicales que lui. Il est vrai que l'évolution de la situation indienne (succès du BJP: Bharatjya Janata Parry et de la Shivsena, tous deux hindouistes fondamentalistes, et les déclarations incendiaires visant la communauté musulmane d'Inde, en particulier contre les immigrés bangladeshi) suscitent des appels à la revanche de l'autre côté, et des surenchères redoutables sous la houlette du Jamâ 'at i-Is/âmî. C'est ainsi qu'une organisation islamiste radicale, comme le Harakat al-]ihâd, compterait plusieurs milliers d'adhérents. L'Emîrde ce mouvement, le Cheikh 'Adessalâm Muhammad, est un des signataires, avec entre autre le terroriste milliardaire, « ennemipublic numéro un)) aux EtatsUnis, Oussama Ben Laden, de la première Fatwa du Front islamique internationalpour le Jihâd contrelesJuifs et les Croisés (sic ~, datée du 12 février 1998 ; celle-ci indique que « le meurtre desAméricains et de leurs alliés civilset militaire! est une obligation(panda) pour chaquemusulman )) 310. Son organisation se préparait à mener des actions contre les ambassades et consulats américains en Inde et au Bangladesh, lorsque plusieurs de ses membres furent arrêtés au début de l'année 1999, des stocks d'armes et d'argent ayant été découverts à Decca; l'enquête aurait mis en évidence un financement de Oussama Ben Laden au profit de ce mouvement, alors que certaines des personnes arrêtées sièges à renouveler; c'est dire à quel point leur influence au Bangladesh est des plus limitées. Bassina Wajed a formé le nouveau gouvernement, le 23 juin 1996, avec l'appui du )P de l'ancien président général Muhammad Ershâd (renversé en 1990). Les mots d'ordre du nouveau gouvernement ont été démocratie et développement. Lire les articles "Bangladesh" de Monique Selim dans L'état du monde, Editions La Découverte, 1996 et 1997. Et de Tazeen M. Murshid dans L'état du monde, Editions La Découverte, 1998 et 1999. 310Publiée dans le quotidien al-H'!Yôt du 24 février 1998. Cité par Michel Guérin, Le phénomène Molfiohidin, ses orilines et ses ronséquencesdans les P'!Ys musulmans, mémoire, CHEAM (Centre des Hautes Etudes sur l'Afrique et l'Asie Modernes), Paris, 2000 ; p.50.

235

auraient eu des liens avec le mouvement anné cachemiri. lAshkar a/Tt!1Yaba, ou se seraient entraînés dans des camps afghans311. Par ailleurs, en février 1999, les autorités bengalis auraient procédé à l'arrestation de Talibans qui entrainaient militairement des étudiants issus de madrassas; ils avaient introduit dans le pays des annes et des explosifs et envoyaient leurs recrues se battre en Afghanistan ou au Cachemire, avant leur retour au Bangladesh pour poursuivre la lutte312. Le Cachemire La crise pakistanais. directement New Delhi

du Cachemire se situe au cœur de l'antagonisme indoNée de la partition de 1947, elle a déjà provoqué deux des trois guerres (en 1947-1948 et en 1965) entre et Islamabad - qui disposent à présent de capacités réelles

dans les domaines

balistique

et nucléaire

-

et s'est transformée

au fil

des décennies en un véritable imbroglio à la fois militaire, diplomatique et politique313. Le Cachemire est un territoire himalayen aux limites fluctuantes de l'Asie centrale et des mondes indien et chinois. Pris dans son sens le plus large, son territoire314 est actuellement partagé entre trois Etats (Inde, Pakistan et Chine). TI constitue en fait un ensemble hétérogène composé d'une demidouzaine d'entités assez distinctes, au sein desquelles les réalités politiques, ethniques, religieuses et linguistiques varient beaucoup. La grande majorité de la population est de confession musulmane, parmi laquelle on compte des sht'ites et des ismaéliens; le reste est composé d'une forte minorité d'hindouistes (de l'ordre du million et demi), de plusieurs dizaines de milliers de bouddhisteset de quelques sikhs.

311AI-Wotan oI-'ArobÎ, n° 1148 du 5 mars 1999. Cité par Michel Guérin, LA phénomène M0'9ahidin, op. cit. ; p. 50. 312 C£ Xavier Raufcr : "le tour du monde des islamistes", in L'Histoire, n° 224, septembre 1998. Lire également le mémoire de Michel Guérin, LA phénomène MOIlt!iohidin,

ses origines et 111 tOnséqllenas

dons/es

p'!Js mll1l1lmons,

CHEAM,

2000.

313 Lire le très complet article "Cachemire", in Jean-Marc-Balencie et Arnaud de la Grange (présenté par Jean-Christophe Rutin), Mondes rebeUes. G,m",s civiles el vio/en(ts politiques, édition rewe et augmentée, Michalon, 1999 ; p. 660-681. 314 Près de 220 000 km2 pour environ 10 millions d'habitants.

236

La partie indienne, par le biais du Jammu Cachemire315, contrôle la majeure partie du Cachemire. Vingt-cinquième Etat de l'Union, le Jammu Cachemire316 est le seul Etat indien à posséder une population à majorité musulmane317. Depuis 1988, il est le théâtre d'une vague d'agitation séparatiste particulièrement meurtrière. La partie pakistanaise recouvre plus de 78 000 km2 du Cachemire "géographique", peuplé par environ 3,3 millions de personnes. Elle se compose de deux zones bien distinctes du point de vue politique et juridique: les Territoires du Nord sous administration fédérale318sont contrôlées directement par Islamabad. D'autre part, l'Azad Cachemire319est un territoire au statut particulier, bénéficiant d'une certaine autonomie, permettant d'entretenir la fiction d'un Cachemire "libre", mais les questions de défense, d'affaires étrangères et de finances relèvent d'Islamabad. Il est permis d'affumer que les Indiens défendent une vision plutôt "maximaliste"

d'un

Cachemire

"historico-géographique"

-

ce qui incite

New Delhi à revendiquer l'intégralité des territoires actuellement contrôlées par le Pakistan et la Chine. Il est intéressant, à cet égard, de rappeler que Nehru, l'un des pères fondateurs de l'Inde indépendant, .était d'origine cachemiri.De leur côté, les Pakistanais ont plutôt une approche tendant à fusionner identité cachemiriet identité musulmane. Pour cette raison, ils ne revendiquent qu'une partie du Jammu Cachemireindien, estimant que ses marges orientales320 ne font pas partie du Cachemire véritable. Si Islamabad agit officiellement au Cachemire en raison d'une solidarité ethnique et religieuseavec les populations locales, officieusement des impératifs de nature stratégique dictent sa politique; le contrôle de la totalité de ce territoire montagneux lui permettrait à la fois d'accroître sa profondeur stratégique face à l'Inde, d'ouvrir un second accès vers la Chine et, surtout, de contrôler les sources de tous les grands fleuves 31S101387 km2et plus de 6 millions d'habitants. 316Composé de trois entités distinctes: la vallée de la Jhelum, le Jammu et le Ladakh. 317Près de 85 %, dont 5 % de shi"i/es. 3\8 Plus de 65 000 km2 , peuplées par environ 600 000 habitants principalement de confession shî'ite ou ismaélienne. 319Près de 13 000 km2 et 2,6 millions d'habitants pour une bonne part de confession shiite. 320Ladakh et Aksai Chin, de culture tibétaine et bouddhiste.

237

traversant son territoire, levant ainsi une de ses grandes vulnérabilités face à l'Inde. Le conflit du Cachemire recèle donc une double

dimension: à la fois interétatique

(entre l'Inde et le Pakistan) mais

également intra-étatique (entre la population musulmane du Jammu Cachemire et le pouvoir central de l'Union indienne) ; il s'ensuit deux types de violence, aux racines communes321, intimement liées l'une à l'autre, mais répondant à des logiques propres. L'identité cachemiri est plurielle; bien que sa population soit majoritairement de confession musulmane, le Cachemire a été, au fil des siècles, un haut lieu de l'hindouismepuis du bouddhisme,avant d'être islamisé à parcir du XIVe siècle et de devenir un bastion du soufisme.TI en découle une dualité dans l'affirmation identitaire entre ceux mettant en valeur leur appartenance à l'islam et ceux privilégiant une "cachemiritt' (Kashmirf»af) enracinée dans un riche passé multiculturel. Cette dualité identitaire va se retrouver au sein des mouvements luttant actuellement contre la présence indienne au Jammu Cachemire; certains

privilégient

un combat

islamique

- voire

islamiste

-

avec en

filigrane la volonté de rejoindre le Pakistan musulman; tandis que d'autres combattent pour la préservation de l'identité cachemiri et caressent le rêve d'un Cachemire multiconfessionnd et indépendant tds IeJammu and Kashmir LiberationFront QKLF). La mouvance islamiste est éclatée en de nombreux mouvements, plus ou moins bien structurés sur le plan opérationnel et plus ou moins crédibles politiquement. Elle compte un nombre croissant de combattants étrangers, aux comportements excessifs et souvent déconnectés des réalités locales, si bien que son enracinement populaire véritable est sujet à caution322. Le HiZb-ul-MuJtihideen(Parti des Combattants) a été créé en 1989; il s'agit de l'aile militaire du Jamti'ât-e-Islâmf, parti islamiste cachemiri apparu en 1941. Ce dernier mouvement, longtemps réduit à la portion congrue en raison de la puissance de la National Conference,a connu un regain d'activité à parcir 321Les événements consécutifs à la partition de l'Inde en 1947. 322L'influence néfaste de ces combattants étrangers a été mise en lumière par exemple en mai 1995 lors du drame de Chara-i-Sharif lorsqu'un commando de rebelles (pour la plupart des étrangers) se retrancha plusieurs semaines dans cette ville sainte, provoquant une vive réaction des forces indiennes qui devait conduire à la destruction partielle de la localité et à la disparition d'un des hauts lieux de la " cachemiritl'.

238

des années soixante-dix; le Jamâ'ât - actuellement dirigé par Sayyed 'Ali Shâh Gedânî - a bénéficié à la fois des efforts de réislamisation financés grâce aux pétrodollars en provenance des Etats du Golfe ainsi que de l'aide fourni par le Premier ministre de l'époque, Indira Ghandi, dans le but d'affaiblir la formation du Cheikh Abdullah. Combattant pour le rattachement du Jammu Cachemireau Pakistan, le HiZb-ul-Mujâhideen a bénéficié du soutien très efficace du Pakistan, de l'Afghanis tan, sous la houlette de l'ISI (services secrets pakistanais), ainsi que du Jamâ'ât-e-Islâml et du Hezb-i-Islâml - que plusieurs années d'opérations communes en Afghanistan ont intimement lié les uns aux autres. Avec leur aide, le HiZb-ul-Mujâhideenva spectaculairement se développer au début de la décennie quatre-vingt-dix et parvenir à supplanter le JKLF en tant que principal acteur de la scène insurrectionnelle cachemiri, en alignant des milliers de combattants323. Ses connexions pakistano-afghanes lui assurent financement, armement et entraînement, ainsi que le soutien de plusieurs centaines de combattants islamistes étrangers, pour la plupart des vétérans de la guerre d'Afghanistan, venus poursuivre le Jihâd sous d'autres cieux. TI

dispose également - par le biais de sa formation mère du Jamâ'ât

-

d'un soutien financier de la part de l'Arabie saoudite. Les opérations du HiZb-ul-Mujâhideen se caractérisent par un comportement radical et maximaliste, visant à dresser les différentes communautés les unes contre les autres et privilégiant les assassinats de personnalités hindoues, sans parler de la volonté de commettre des attentats terroristes en dehors du Cachemire324. Mais ce mouvement n'a pas le monopole de la lutte contre la présence indienne; d'autres groupuscules islamistes se sont montrés actifs ces dernières années perpétrant assassinats, enlèvements et attentats, y compris à New Delhi - même si certains d'entre eux ont été liquidés par les forces 323 Son principal chef est Muhammad Sayyid Salahuddin; le numéro 2 du mouvement, Ali Muhammad Dar, alias Burhanuddin Hayazi, a été tué en août 1995 lors d'un affrontement avec l'armée indienne dans Srinager 324Bien que cohabitant avec le JKLF au sein de la Ali PartY Huryal Conferena (APHC : confédérations de plusieurs dizaines de mouvements appartenant à la mouvance séparatiste cachemirie, créée en décembre 1992), le HiZb-u/-Mujôhideen refuse toute ébauche de négociation et ne se prive pas d'assassiner toute personnalité modérée susceptible de devenir un interlocuteur crédible pour les Indiens. Le HiZb-ufMujôhideen apparaît comme un instrument aux mains des services pakistanais et de la politique d'Islamabad.

239

indiennes: al-Barq (L 'Belail) ; al-Faran; Harakat-ul-Ansâr (Mouvement des Partisans) ; al-Fath (L:z Victoire) ; al-Jihâd (Lz Guerre Sainte) ; Allâh Tigers (Les Tigres d'Allah); jamâ'at-ul-MNjâhidfn (Lz Communautés des Combattants) ; Mujâhidfn Kashmir. etc325.

325

Cf. article "Cachemire",

in. Jean-Mare-Balencie

"beUes, op. cit. ; p. 660-681.

240

et Arnaud de la Grange, Mondes

Chapitre 14 Indonésie Entre transition démocratique, mouvements séparatistes et violences confessionnelles

Armée, politique et islam en Indonésie Dès l'époque de la lutte contre le colonialisme néerlandais - et contre l'occupation japonaise de 1941 à 1945 -, l'islam indonésien326 a joué un rôle de cristallisation des revendications d'émancipation327.

Ainsi par exemple, le mouvement réJôrmiste musulman

al-I.fIâf.j328

était

influent dès sa naissance en 1912, notamment à Java ; ce mouvement 326 Peuplée musulmans,

de quelque l'Indonésie

-

206 millions qUàtrième

d'habitants

pays le plus peuplé

(chiffres

de 1998), à 87 %

du monde

- est le plus grand

pays musulman; la composition ethnique de l'Indonésie est la suivante: Javanais (45%), Sondanais (13,6 %), Chinois (2,3 %) ; la superficie est de 1 920000 km2 (dont Timor-Oriental15 000 km2; plus de 13 500 îles sur 500 km d'ouest en est (autant que de Paris à Dakar), et 2 000 km du nord au sud; il Y a plus de 400 langues et dialectes dont le Bahasa indonésia est la langue officielle fondée sur le malais. L'islam (sunn;te, de rite Shdfé'ite) s'est implanté dans l'archipel assez tardivement (XIUe-XIVe siècle). L'enracinement a été plus profond sur les côtes et dans les villes marchandes que dans les royaumes "hindouisés" de l'intérieur, en particulier à Java où des traditions mystiques liées à l'héritage bouddhiste et hindouiste sont demeurées très vivaces jusqu'à aujourd'hui Le pays compte en fait cinq religions officielles: l'islam (87 % de la population), le protestantisme (6 %), le catholicisme (3 %), l'hindouisme (2 %) et le bouddhisme (1 %). 327 Lire Françoise Cayrac-Blanchard: « Indonésie. Les nouvelles classes moyennes s'islamisent », in L 7slamÙme, ouvrage collectif coordonné par Serge Cordellier, Les Dossiers de l'état du monde, La Découverte, 1994; p. 110-114. Françoise CayracBlanchard: « L'Indonésie entre armée et séparatismes », Le Monde Diplomat;qlle, mars 2000; p. 15. Clifford Geertz, Obserwr l'ÙIam. Changements religieux ail Maroc et en Indonésie, La découverte, 1992. L'article « Indonésie », inJean-Marc Balencie et Arnaud de La Grange (dit.), Mondes rebelles, Editions Michalon, édition revue et augmentée 1999 ; p. 976-996. COllmer Internat;onal a également consacré plusieurs dossiers à l'Indonésie, dont le numéro 342 du 22 au 28 mai 1997 ; p. 32-33,ou encore le numéro 408 du 27 août au 2 septembre 1998 ; p. 32.33. 328Qui incarnait l'islam réformÙtevenu d'Egypte (notamment au travers des écrits de

-

Muhammad 'Abdoh).

se renforça avec la création de la Muhammadiyah329,

organisation

d'action sociale et de prosélytisme religieux. Ce courant inspira la même année le premier mouvement nationaliste de masse, le Sarekat Islam, concurrencé avant d'être réprimé par le "nationalismelaïque" du futur président Sukarno (1901-1970)330. Dès la ftn des années vingt, l'islam traditionaliste s'affirma à son tour à travers le Nahdatu alVlamtP31, mouvement à dominante javanaise et rurale. Ainsi que le rappelle Françoise Cayrac-Blanchard, au moment de l'indépendance, en 1945, Sukarno, incarnait le syncrétisme javanais et fit triompher les principes des Pan(jasi/a332au nom de l'unité nationale. Un mouvement plus radical, le Dâr ul-Islam333,tenta alors d'imposer par la force un Etat musulman et mena à Java Ouest, de 1948 à 1962, une guérilla prolongée qui trouva un écho au sud des Célèbes et au. nord de Sumatra, à A*h334. En 1955, les premières élections confirmèrent la représentativité toute rdative des partis explicitement musulmans qui obtinrent près de 43,5 % des voix (18 % au Nahdatu al-Vlamâ, 21 % au Masjumi, Conseil consultatifmusulman indonésien,réformiste). Quatre ans plus tard, le régime parlementaire céda la place à un régime plus autoritaire. Sukarno ftt alors interdire le Masjumi, compromis dans une agitation radicale et dans des rébellions armées. En revanche, il obtint la participation du Nahdatu al-Vlamâ à l'alliance des forces 329 Lire notamment Andrée FeiJlard, Islam et armée MM /'Indonésie contemporaine, L'Harmattan (collection Recherches asiatiques), 1995; chapitre IV: « Le champ religieux indonésien de nos jours ». 330 Ce demier a été le principal dirigeant du mouvement nationaliste laïque à partir de

1927. Proclamateur de l'indépendance, premier président de la République (19451967), c'est surtout pendant la « démocratie dirigée» (1959-1967) qu'il a tenté de mettre en œuvre son idéal de lutte anti-impérialiste et la recherche d'une société « juste et prospère» qui passait par une mobilisation nationale, n'excluant pas un Parti communiste puissant. 33\Littéralement: "&nairsanœ des Vlamâs, Dodellrs de loft?'. 332Translittération phonétique, Pancasilodans la graphie indonésienne. Cf. Françoise Cayrac-Blanchard: « Indonésie. Les nouvelles classes moyennes s'islamisent», in L'Islamisme, op. cit. La doctrine des Pancasilo implique: humanitarisme, croyance en un seul Dieu, justice, progrès social et démocratie. 333Maison de l'Islam, Dôr al-Islâm, en arabe. 334 Ces informations doivent beaucoup à l'article de Françoise Cayrac-Blanchard: « Indonésie. Les nouvelles classes moyennes s'islamisent», in L'Islamisme, ouvrage collectif coordonné par Serge Cordellier, Les Dossiers de l'état du monde, La Découverte, t 994 ; p. 110-114.

242

nationalistes, religieuses et communistes qu'il concevait comme le moteur d'une mobilisation nationale face à l'impérialisme. Fondamentalement anticommuniste, le Nahdatu al-Vlamâ soutint cependant l'action de l'armée lorsqu'en 1965 elle prit le pouvoir, massacrant les communistes par centaines de milliers et écartant Sukarno. L' (( Ordre nouveau» du général Suharto allait décevoir une nouvelle fois les espoirs des mouvements musulmans. Donnant la priorité au développement et à la stabilité politique, il s'employa, comme son prédécesseur, à neutraliser les 'revendications islamiques. L'afflux des capitaux étrangers ruina les petites entreprises textiles musulmanes, l'occidentalisation des mœurs choqua. Le Nahdatu alVlamâ se constitua alors en opposition et, aux élections de 1971, prouva son assise électorale, obtenant 19 % des suffrages face au parti gouvernemental, le Golkar (63 %). En 1973, les partis musulmans (le Nahdatu al-Vlamâ et un avatar affaibli duMas/umi, le Parmust) furent obligés, sous la pression des autorités, de fusionner en une seule formation, le Parti Unité Développement (Partai Persatuan Pembangunan). Inquiet du renouveau de l'islam en Indonésie, irrité par les manifestations d'opposition du Nahdatu al-Vlamâ sur le terrain électoral et parlementaire (bien que vouées à l'échec), le président Suharto, après quelques coups de semonce, obligea tous les partis et les organisations à faire du Panfjasila leur (( principe unique». Cette volonté d'uniformisation aux dépens de l'identité religieuse fut très mal ressentie par les musulmans. Le Nahdatu al-Vlamâ se soumit en 1984, mais préféra abandonner le champ politique et quitter le Parti Unité et Développement,de plus en plus inféodé au pouvoir. La réaction des musulmans au ((Principeunique» culmina en septembre 1984, dans un affrontement sanglant avec l'armée. Il s'ensuivit une vague d'attentats à la bombe sur des objectifs symboliques: entreprises et banques indonésiennes, grands magasins, temples bouddhistes, notamment celui de Borobudur, haut lieu du tourisme. La répression s'abattit, avec arrestations et lourdes peines de prison, le pouvoir se montrant décidé à briser l'islam extrémiste. Cependant, les autorités ont toujours aff1rmé n'être pas hostiles à la religion musulmane. Dès 1971, le Golkara comporté une composante musulmane. Le ministère des Cultes fInance la construction de mosquées et d'écoles coraniques (madrasah), ainsi que de nombreux

243

établissements d'enseignement islamiques, s'efforçant d'en moderniser les programmes. Ce ministère administre en outre les tribunaux islamiques et le pèlerinage à La Mecque. Les tribunaux. islamiques n'administrent que le droit de la famille: héritages, mariages, divorces, donations... à l'exclusion du droit pénal; ils concernent les seuls musulmans; une justice civile, d'Etat existe par ailleurs33S. . S'étant aliéné la direction de l'armée, Suharto a de plus entrepris, à partir de la fin des années quatre-vingt, de cultiver l'islam modéré qui a renoncé à réclamer un Etat islamique et qui, td le Nhdatu al-V/amâ, entendait désormais faire en sorte que les musulmans ne restent plus à l'écart des "fruits du dlve/oppemenf'.Cette convergence a été favorisée par l'apparition d'une nouvelle génération d'intellectuds musulmans indépendants encouragés à aller étudier dans les universités occidentales, et qui ont adopté des positions plus nuancées sur le rôle de l'islam. lis ont cherché son renouvellement dans une approche culturelle,c'est-à-dire en renonçant aux revendications politiques qui relèveraient du domaine séculier, tout en diffusant et en renforçant l'enracinement des valeurs islamiques au sein de la société. Le déclin de l'islam politique s'est donc accompagné d'une popularisation de l'islam comme simple composante de l'identité culturelle, particulièrement sensible dans des milieux jusque-là plutôt réfractaires, telles les universités laïques où des groupes de discussion se sont

créés

autour

de la mosquée

-

parfois,

il est vrai, comme

expression détournée d'une opposition privée de liberté d'organisation. Mais, comme dans d'autres pays musulmans, l'islam a également servi de repère et de refuge face à l'accroissement des 335Rappelons que l'Indonésie, qui ne compte qu'une infime population autochtone non musulmane (6 % de protestants, 3 % de catholiques, 3 % de bouddhistes, etc.),

impose une loi unique qui offre la possibilité à chaque Indonésien

-

- quelle que soit sa

confession de choisir soit le droit religieux, soit les droits coutumiers, soit le droit moderne séculier. Ainsi que le remarque Olivier Carré, trois mariages sont finalement

légaux et valides alors que n'importe quel mariage mixte est légalement possible. Cette sécularisation pluraliste du droit matrimonial dans l'Etat musulman le plus peuplé du monde parait remarquable même si une loi de décembre 1989 sur les « tribunaux religieux» veut obliger les musulmans à relever des seuls tribunaux musulmans; il faut y voir un résultat de l'influence exercée par l'idéologie islamiste ou néofondamentliliste depuis le début des années quatre-vingt. Olivier Carré, L'Islam

-

IaïqN' ON k relONrà

la Grande Tradi/iQn, Armand

244

Colin, 1993 ; p. 113-114.

inégalités et au malaise social né des ratés du développement. Des islamistes, certes modérés, sont entrés au gouvernement, ont renforcé leur poids dans l'administration, dans les milieux d'affaires; les nouvelles classes moyennes javanaises jouèrent un rôle important dans cette dynamique336. La nouvelle politique gouvernementale a renforcé ce processus. A partir de 1989-1990, plusieurs lois favorables à l'islam ont été adoptées (éducation religieuse, tribunaux islamiques officialisés, port du foulard- autorisé à l'école laïque). Le président Suharto a fait le pèlerinage à La Mecque en 1991 et a bénéficié d'un soutien musulman pour sa sixième réélection en 1993. Symbole important, une Association des intellectuelsmusulmans337a été créée en décembre 1990, dirigée, il est vrai, par le ministre de la Recherche de l'époque, Basharuddîn Yûsuf Habibie, très proche de Suharto. D'aucuns, dont les militaires, y ont vu une simple manœuvre politique qui pourrait être fatale à l'Ordro nouveau; d'autres, tel 'Abdurrahmân Wahîd du Nahdatu al-Vlamâ, ont déploré ce qu'ils ont considéré être un encouragement à un sectarisme dangereux, contraire à leur idéal de société démocratique où l'islam ne devrait être qu'une source d'inspiration. En tout état de cause, le processus d'islamisation enclenché est apparu dépasser les luttes immédiates pour la succession présidentielle et avoir une signification plus profonde pour l'évolution de la société indonésienne. Nouvelle

présidence

modérée

Enfin, la fin de l'année 1999 et le début de l'an 2000 marquent, à coup sût, une rupture politique importante338. Mercredi 20 octobre 1999 en effet, à Djakarta, le Parlement indonésien a élu 'Abdurrahmân Whîd - nommé affectueusement "Gus Dur' - à la présidence de la République. Dirigeant musulman modéré, 'Abdurrahmân Whîd a été élu par l'Arsemblée consultativedu Peupleavec 373 voix contre 313 à son adversaire (mais, amie et alliée politique), 336Des femmes musulmanes

n'ont pas été du reste: symbolique est ainsi apparu le

fait que la fille aînée de Suharto, entamant une carrière politique, porte le foulard. Les femmes indonésiennes ont toujours joué un rôle social important m lkolan CendekiOlVanMuslimin Inrlonuia. 338 Françoise Cayrac-Blanchard: « L'Indonésie entre armée et séparatismes », Le Monde Diplomatique, mars 2000; p. 15.

245

Mme Megawati Sukarnoputri. Cette dernière, la fille de Sukarn0339, avait souffert d'ostracisme sous Suharto qui l'avait chassée sans ménagement de la présidence du Parti démocrateindonésienen 1996. Ferme partisane d'une. Indonésie "sécularisél' et unitaire, et d'une politique sociale de lutte contre les inégalités et la corruption, sa formation: le Parti Démocratique indonésien-Combat était arrivée largement en tête, avec 34 % des suffrages, lors des législatives du 7 juin 1999. Mais battue pour la présidence par son allié 'Abdurrahmân Whid, elle a été triomphalement élue, dans la nuit du jeudi 21 au vendredi 22 octobre 1999, à la vice-présidence par 396 voix contre 284 à Harnzah Haz - leader d'une formation d'obédience musulmane, le PPP: Parti du développementuni, placée en troisième position derrière le PDI-P de Megawati et le Golkar de l'ancien président Habibie, lors des législatives du 7 juin 1999. La victoire de Mme Megawati Sukarnoputri est une revanche sur le régime des héritiers de Suharto; elle a permis, en outre, de désamorcer une situation eXplosive. Le tandem ainsi formé à la tête de l'Indonésie marque une nette rupture avec le passé et semble capable d'y restaurer la paix civile. Rappelons rapidement les faits qui ont précédé cette élection. Censuré par l'Assemblée, le président sortant Basharuddîn Yûsuf Habîbî (ou Jusuf Habibie: élu le 22 mai 1998 en remplacement de Suharto) dont le bilan avait été rejeté à la majorité, avait retiré sa candidature, le parti gouvernemental Go/kar renonçant à présenter un candidat, tandis que le Parlement approuvait les résultats du référendum d'autodétermination au Timor Oriental - un bain de sang avait été ensuite provoqué par des milices indonésiennes, notamment à.Dili la capitale, justifiant l'intervention de l'Australie et des NationsUnies. Sous cette pression internationale, et l'émotion suscitée, à l'échelle mondiale, par le massacre des Timorais, l'Indonésie finit par reconnaître l'indépendance de sa « 27' Province)J. Avant l'élection présidentielle, les Parlementaires indonésiens avaient reconnu le résultat du référendum du 30 août 1999 sur l'indépendance du Timor-Oriental et annulé le décret d'annexion de 1978. Au sein de l'Assemblée consultativedu Peuple(MPR), qui regroupe 500 députés (dont 38 militaires de droit) et 200 autres délégués, Megawati et Gus Dur se 339 Premier

président

et fondateur

de la République

246

indonésienne.

sont donc pacifiquement opposés: Gus Dur a fait le plein des 200 voix dont disposent quatre parris d'obédience islamique qui le soutiennent. MmeMegawati, de son côté, s'est appuyée sur les quelque 200 députés et membres du PDI-P; la différence a été faite par les voix contrôlées par le Gollear, d'une part, et par les militaires, d'autre part. En outre, les fortes réserves de certains islamistes à l'égard du PDI-P a, sans conteste, joué contre Megawati. Mais, au lendemain de l'élection de Wahid comme président de la République, la perspective que le PDI-P, premier parti du pays, se retrouve comme en quarantaine était d'autant plus inquiétante que des manifestations violentes de frustration ont eu lieu dans plusieurs villes340 ; d'où le soulagement général à l'annonce de l'élection de Mme Megawati Sukarnoputri à la vice-présidence. Le Parti du réveilnational (PKB) du président Wahîd avait proposé et soutenu la candidature de Mme Megawati Sukamoputri. Le général Wiranto, commandant en chef des forces armées, a renoncé à se présenter; évoquant l'intérêt du pays, Akbar Tandjung, président du Gollear, en a fait autant, en se désistant en faveur de MmeMegawati Sukarnoputri. Le nouveau président 'Abdurrahmâ-n Wlûd341, qui jouit d'une image plutôt positive342, dirige le Nahdatu al-Vlamâ, le plus important mouvement musulman organisé de l'Indonésie. La tâche du nouveau président sera notamment de restaurer l'unité nationale et de sortir le pays de la plus grave crise économique qu'il ait connue depuis des décennies343. Son arrivée pourrait être un sérieux facteur d'apaisement dans un pays qui a été le théâtre de nombreuses violences, en particulier pendant les années 1998 et 1999, et qui fait face à de nombreux défis: tendances séparatistes à A9'e1J344et en Irian ]qya; affrontements entre chrétiens et musulmans aux Moluques; menaces sur l'ordre public posée par la présence de milices armées au Timor 340 A Djakarta,

mais aussi à Denpasar

(Bali), à Médan

(Sumatra)

et à Surakarta

Oava)

.

341Quatrième président depuis la fondation de la République. 342Celle d'un musulman cultivé et intègre, ouvert et très tolérant, sage et à l'esprit indépendant, à l'autorité morale forte et favorable aux solutions de compromis. 343'Abdurrahmân Wlûd, plein d'humour, est très représentatif de l'islam très tolérant qui prévaut à Java; il a hérité de son père et de son grand-père la présidence du NdhdolH dl- 'Uhmâ, une association de Docteurs de la Loi musulmane qui compte plus de trente millions de membres et dont l'implantation est très forte dans le centre et dans l'est de Java. 344Ou Aceh dans le Nord de Sumatra.

247

Occidental, partie indonésienne de l'île; enquête sur la fortune de Suharto; scandales f1nanciers ayant éclaboussé l'ancien régime; nécessaire retour des militaires dans leurs casernes; rétablissement d'un système bancaire et financier au bord de la faillite, etc. Violences Atjeh

interethniques

et religieuses

aux Moluques

et à

Il convient, enfin, d'évoquer les violences interreligieuses aux Moluques et le séparatisme dans la province d'A*h. Mais les explosions de violence entre chrétiens et musulmans, en novembre et décembre 1999 et en janvier 2000, dans l'archipel des Moluques et les tensions à A!Jeh - une province indonésienne située à l'extrême nord de l'île de Sumatra (province animée en outre par un fort courant séparatiste) -, constituent un sérieux défi pour le pouvoir sorti des urnes le 20 octobre 1999. Cette flambée des violences a déjà fait de nombreuses victimes qui se comptent par milliers. Révoltés par les persécutions et les injustices, indignés par les détournements de leurs richesses 'pétrolières, les habitants d'Atjeh, la province de quatre millions d'habitants, située à l'extrême nord de Sumatra, revendiquent la maîtrise de leur destin - d'où des protestations quasi pennanentes, voire une rébellion séparatiste. A Jakarta, le nouveau président 'Abdurrahmân Whid semMe hésiter sur la marche à suivre - car il veut à la fois démocratiser le système, permettre à toutes les communautés de jouir de droits égaux et, en même temps, éviter l'éclatement de l'Indonésie (ce que ne pennettrait pas l'armée). A Atjeh, plusieurs groupes extrémistes chercheraient à radicaliser la population; une partie de la guérilla armée a été, semble-t-il, entraînée en ~bye ; Washington et Tokyo ne cachent pas leur inquiétude - car la province longe le détroit de Malacca, bras de mer emprunté par d'innombrables cargos et point de passage incontournable pour le commerce maritime en Asie. Cependant, même si la plupart des (nombreux) mouvements irrédentistes s'appuient sur des considérations confessionnelles (islamisme radical, notamment), il ne semble pas pour le moment que le mouvement fondamentaliste de type moucfjahidinait été impliqué dans les événements qui ont secoué la région. Malgré tout, il convient de noter que des appels au Jihâd, y

248

compris dans le reste de l'Indonésie, avaient été lancés345.La nouvelle équipe au pouvoir à Jakarta, sous l'impulsion du président 'Abdurrahmân Wahîd, cherche des solutions démocratiques et pacifiques; le Parlement examina, en effet, un projet de loi qui promet d'accorder davantage d'autonomie à la province ainsi que le contrôle de près de 80 % de ses ressources: gaz, pétrole, mais aussi or et bois346. Mais il y a encore d'autres foyers de tension. Ainsi, en l'espace d'un mois, en décembre 1999, une nouvelle vague de violences interreligieuses (entre chrétiens et musulmans) a fait des centaines de victimes aux Moluques, l'ancien ((Archipel aux Epices », situé entre les Célèbes et l'Irian Jaya, plus à l'est. Autrefois vanté pour la coexistence tranquille qui y prévalait entre confessions, cet archipel de quelque deux millions d'habitants s'est enflammé de janvier à mars 1999, quand des violences y ont déjà fait des centaines de morts. Fin juillet, une deuxième vague d'affrontements entre chrétiens et musulmans a eu lieu. La troisième vague de violences s'est ouverte fm novembre 1999 quand, en l'espace d'une seule journée, plus de quarante personnes ont été tuées à Amboine, la capitale de l'archipel indonésien des Moluques, située à deux mille trois cent kilomètres à l'est de Djakarta, et qui compte quelque deux cent mille habitants. Vingt-deux personnes ont encore été tuées dans une attaque menée, le 6 juillet 2000, contre la localité chrétienne de Waai, proche d'Amboine; les agresseurs étaient armés de mortiers, de grenades et de fusils; on compte également des dizaines de blessés et de maison incendiées, de même que l'église. Au total, c'est quelque quatre mille personnes qui auraient trouvé la mort dans les violences interethniques et religieuses qui ont éclaté depuis le début de l'année 1999 aux Moluques; plus d'un demi-million de personnes auraient été chassées de chez elles347. L'accueil populaire réservé, le 12 décembre 1999, au président Abdurrahman Wahid et à la viceprésidente, Megawati Sukarnoputri, au cours d'une brève visite à 345Y compris pour appeler les musulmans Indonésiens à récolter des fonds ou même à aller se rendre en Bosnie - ce fut le cas ici de l'IndonesianCommiteefOr IslomicSolidoriry - ou en Tchétchénie soutenir le combat de frères en religion.. 346Lire l'article de Brice Pedroletti (à Aceh), avec Marc Epstein: "Indonésie: Aceh, province brimée", L'Express, 13 janvier 2000 ; p. 46. 347Le Monde, 9-10 juillet 2000 ;p. 4.

249

Amboine, a souligné la lassitude de la population mais n'a pas pour autant mis fin aux violences. Depuis le début de l'année 1999, des dizaines de milliers de gens, notamment la minorité chinoise, ont fui l'archipel. Des dizaines de villages, d'églises et de mosquées ont été incendiés; la vie est paralysée et le cap du millier de morts aurait été franchi, selon les organisations non gouvernementales. Lié aux nombreux déplacements de populations organisés par le régime autoritaire de Suharto (politique dite de « transmigation)) à partit des autres îles de l'Indonésie), ce conflit n'était pas, à l'origine, un conflit religieux. Au début des années quatre-vingt, la population moluquoise était majoritaitement chrétienne (60 % contre 40 % de musulmans). Depuis, la proportion s'est inversée et la région connaît un mélange plus important des populations, mais aussi des situations marquées de nombreuses inégalités et injustices. De sociale,. au départ, la violence

a rapidement

pris un tour religieux

-

notamment

à

la suite des décisions administratives qui ont abouti à l'éviction de chrétiens de la fonction publique. Les premiers habitants ressentent mal, en particulier, le dyn~sme commercial des migrants. Car, en dépit d'un tourisme naissant, le développement de l'archipel a été lent, notamment en raison du déclin du commerce du clou de girofle et de la muscade. L'atmosphère y était donc volatile depuis longtemps quand le régime autocratique de Suharto s'est effondré en 1998. Depuis, la haine, l'incompréhension et les rumeurs y font exploser la cohabitation. Ce qui a tourné à la «guem de rBligion))dans l'ancien « archipelallX épices)) couvait depuis des années. Les arrivées massives de migrants venus d'autres îles de l'Indonésie ont été perçues comme une menace par les populations largement christianisées des Moluques. Les problèmes de terres, d'emploi, de concurrence commerciale et, en règle générale, de cohabitation avec des migrants musulmans s'étaient par ailleurs accumulés, mais sans pouvoir percer, sous la férule de l'ancien président Souharto. Sur l'île septentrionale de Halmahera - où plus de 250 personnes ont été tuées à la fin de l'année

1999

-, un

abcès de fixation s'est fonné avec la création,

deux

ans auparavant, dans une région à majorité chrétienne, d'un sousdistrict attribué à des migrants musulmans déplacés de l'île voisine de Makian, menacée par des éruptions. volcaniques. La situation a explosé contraignant les Makianais au repli sur Amboine, capitale de l'Archipel; d'autres conflits locaux ont également contribué à

250

exacerber les contradictions - voire les haines - entre communautés religieuses. Le maintien de l'ordre a fIni pat être confié à l'armée, après des échauffourées entre chrétiens et musulmans qui ont levé des milices ou se sont organisés en bandes armées. Quand l'armée a été chargée, début janvier 2000, du maintien de l'ordre, le bilan officiel était déjà lourd: entre mille et deux mille morts, des dizaines de villages rasés, des dizaines de milliers de constructions détruites, dont plus d'une centaine d'églises et de mosquées, des dizaines de milliers de sans-abri. Profitant de la tension créée et des règlements de comptes extrêmement violents, des éléments islamistes, connus sous le nom de groupe Laskar JihâcP48,ont débarqué avec des armes automatiques de Java; ils ne se rattachent pas à un courant islamiste connu et, selon certains observateurs, seraient plutôt manipulés par une partie de l'armée qui tente de déstabiliser le président Wahid. Des centaines de ces militants ont reçu un entraînement militaire dans les environs de Djakarta; ils n'avaient pas hésité à parader en armes dans les rues de la capitale indonésienne; nombre d'entre eux se sont inflitrés aux Moluques. Alors que la capitale Amboine vit retranchée derrière ses quartiers chrétiens ou musulmans, de graves incidents ont eu lieu dans le nord de 1'((île aJ/Xépices)) à Halmahera, à Galela et dans la cité protestante de Tobelo; le 29 mai 2000, quarante-quatre chrétiens ont trouvé la mort après l'attaque d'un village par un groupe armé de Laskar Jihad; la plupart ont été surpris dans leur sommeil, tués par des éclats de grenade et des tits ou brûlés vifs dans leurs maisons incendiées. La police et l'armée se montrent incapables d'arrêter cette violence et les craintes pèsent sur Tobelo, où les habitants, pris de panique, ont déjà abandonné leurs maisons349. Premier président indonésien démocratiquement élu et musulman très tolérant, Abdurrahman Wahid a réagi sévèrement à ces manifestations des extrémistes musulmans (notamment celles de Laskar Jihad, mais aussi celles d'un Front des défenseursde l'Islam) et souligné l'exigence de solidarité entre toutes les communautés confessionnelles - dans un pays de 200 millions d'habitants, dont près de 90 % se réclament de l'islam - pour instaurer la paix civile et

348Littéralement: Armée duJihad 349 Lire l'article de Henri Tinq:. « Les "points christianisme », Le Monde 6 juillet 2000 ; p. 2.

251

chauds" du conflit entre islam et

le pluralisme. Des affrontements au sein même de l'armée entre des unités partisanes, selon des clivages religieux, ont été signalés; en outre, des généraux sont l'objet d'enquêtes officielles et publiques sur des exactions commises au Timor-Oriental - territoire désormais géré par les Nations-Unies - ou à .A!Jeh, la province secouée par un fort courant séparatiste, dans le nord de Sumatra350.

350 Lire l'article de Françoise Cayrac-Blanchard: « L'Indonésie séparatismes », Le Monde Diplomatique, mars 2000 ; p. 15.

252

entre armée

et

Chapitre 15 Autres pays d'Asie Malaisie, Philippines, Xinjiang

Il n'est évidemment pas question ici d'essayer d'analyser la situation de tous les pays de la région351; l'on se contentera simplement de donner quelques exemples de mouvements islamistes en Malaisie, Philippines et Xinjiang chinois. La Malaisie entre modernisation autoritaire Islamisme

rhétorique

fondamentaliste

et

et tensions ethniques

En Malaisie, pays islamisé dès le XIVe siècle, indépendant depuis 1957, l'irruption dans l'espace public du thème de l'islamisation date des années soixante-dix Geunes femmes vêtues de voile, agitation dans les campus, prêches dans des mosquées équipées de hautparleurs où des khotâbs, parfois venus d'Inde, du Pakistan ou de l'Orient arabe, exhortaient les fidèles à un (( retour à la foi )).. .). Un mouvement islamiste puissant al-Da'wa (Dakwah en malais) s'était développé à la faveur des émeutes anti-chinoises de mai 1969. Ces émeutes marquèrent un moment fort dans la contestation du projet 351Ainsi on n'évoquera pas la situation d'un pays aussi important que la Birmanie, non musulman pourtant. Rappelons seulemet que ce pays en majorité bouddhiste, compte néanmoins une région l'Arakan - où plus de la moitié de la population est musulmane. Celle-ci est composée de Rohigyas, descendants de travailleurs bengalis, amenés au XIXe siècle par les Britanniques et difficilement intégrés parmi les Birmans d'origine; des milliers d'entre eux avaient fui au Bengladesh les exactions militaires birmanes au début des années quatre-vingt-dix. C'est à partir des camps bengalis que se sont constitués deux mouvements armés: le Rohigya SolidaritY

-

Organization

et l'Arkan

Rohingya Islamic Front

-

ce dernier

groupe

avait

mené

des

actions contre des postes frontières birmans au début des années quatre-vingt-dix. Par ailleurs,

des liens

particulier le Harakat œuvreraient.

paraissent

exister

ul-M1fiahideen -,

avec

dans

des organisations

lesquelles

pakistanaises

des nationaux

-

en

birmans

nationaliste local au nom de la religion; s'y mêlèrent revendications sociales, expressions linguistiques et identitaires et conflits ethniques - notamment entre descendants d'immigrés indiens (en partie musulmans, 15 % de la population) ou chinois (qui représentent un bon tiers de la population) et Malais "de souche" (ou Bumiputra) longtemps restés à l'écart de la modernisation. L'islam politique a donc joué un rôle important de cristallisation des revendications de la jeunesse malaise défavorisée dont les familles étaient bien souvent transplantées du monde rural vers les grands centres urbains. Un autre mouvement islamiste important, dirigé par des intellectuels séduits notamment par les thèses du fondamentaliste indopakistanais, Abû al-'Alâ al-Mawdûdî, l'ABIM (Angkotan Belia Islamic Malqysia : Ugue de lajeunesse musulmanemalaise)est actif depuis le début des années soixante-dix; il incitait les jeunes à revenir à l'islam "pul' et donc à rejeter les croyances syncrétiques et les pratiques rurales qui mêlent souvent islam hétérodoxe, coutumes locales et un hindouisme implanté dans la péninsule malaisienne depuis des siècles. En 1974, de violentes manifestations eurent lieu, notamment à Baling, 'une ville du nord, où des étudiants se mêlent à la jeunesse marginalisée pour protester contre leurs conditions de vie dans les périphéries urbaines. La Ugue de la jeunesse musulmane malaise, et son dirigeant Anwar Ibrahim, qui sera jeté en prison pendant deux ans, les soutient. Le pouvoir autorise les intellectuels islamistes à animer des prêches, ouvrir des écoles, constituer des associations caritatives autour des mosquées et des quartiers défavorisés. Mais il ne leur permet pas de chercher à bouleverser l'ordre établi au nom de l'islamisme politique radical. Ainsi que le rappelle Gilles Kepel, outre la Ugue dé lajeunesse musulmane malaise, le pays compte le spectre complet de la mouvance islamiste352 - depuis l'équivalent local des Frères musulmans jusqu'aux groupes islamistes extrémistes armés et aux sectes. A côté des mouvements estudiantins de la mouvance Dakwah (en arabe, Da 'wa), le Parti islamique de Malaisie, auparavant représenté au Parlement et membre de coalitions gouvernementales pendant un certain temps, formation fondée dès les années cinquante, se livrait en permanence à 352 Lire le chapitre 4 de la première partie du livre de Gilles Kepel : « Islamisme, business et tensions ethniques en Malaisie», in Jihad.. Expan.rion et déclin de l'islamisme,

Gallimard, 2000; p. 84 à 93. Cf. également Raphaël Pouyé: « La Malaisie du "Docteur

Mahathir",

Le Monde des débats, juillet-août

254

1999;

p. 10-11.

une surenchère autour du thème de l'islamisation des mœurs, du droit et des institutions étatiques. L'Etat répondait à ses revendications en octroyant des fonds publics aux institutions religieuses islamiques, en organisant les temps de travail des fonctionnaires musulmans (horaires de prière, ramadan, fêtes religieuses), en codifiant le port du voile, en fournissant aux entreprises et aux écoles les cantines de viande halâ/, etc. Un autre mouvement, plus radical et ultrarigoriste, le Dâr ul-Arqâm, est fondé en 1968 par Ash'ârî Muhammad, un prédicateur fondamentaliste. Ce mouvement sectaire, qui prônait la rupture avec l'environnement social jugé ((impie )), a fondé, aussi bien en Malaisie que dans d'autres pays de la région, plusieurs dizaines de petites communautés islamiques, des centaines d'écoles (madrassas), plusieurs associations caritatives et des entreprises commerciales, avant d'être interdit et démantelé par le pouvoir en 1994353.Enfin, au moment de la révolution iranienne et du conflit afghan, sous l'impulsion de militants revenus de l'étranger (notamment les fameux Afghans), des groupes encore plus radicaux prêchaient le fihâd contre les symboles de la JâhilirYa (société d'impiété), en particulier contre les temples hindous354. Aujourd'hui, la Malaisie est néanmoins un pays où un islam pluraliste et modéré semble assez bien institutionnalisé et présent au plan légal355 ; il paraît relativement moins directement touché qu'auparavant (et au regard de la situation d'autres pays de la région) par le phénomène de l'islamisme radical stricto sensu. Comme l'Etat 353Ainsi que l'observe Gilles Kepel : Au milieu de la décennie quatre-vingt-dix, cette secte aurait compté quelque dix mille adeptes et entre cent et deux cents mille sympathisants; ses avoirs furent estimés à 120 millions de dollars, provenant de ses activités commerciales; son dirigeant qui vivait en exil depuis 1988, multipliait les attaques au nom de l'islam contre la corruption du régime. Progressivement, la secte a été détruite par le pouvoir: à l'été 1994, un avis du Conseil national des Fatwos de Malaisie déclare fll1alement la secte déviante et ses activités illégales. Extradé de Thai1ande où il s'était réfugié, le fondateur, Ash'ârî Muhammad, fit une contrition publique à la télévision, tandis que la police démantèle institutions éducatives, caritatives et commerciales du groupe et ferme ses communes. 354 Ainsi que le note Gilles Kepel, la figure la plus marquante en serait un jeune militant incontrôlé du Parti islamique de Malaisie, marqué par un séjour d'études en Libye - d'où il revient avec le surnom de "Ibrahim UltYd' - qui finirait abattu par la police en 1985. 355Bien que ne concernant que la communauté malaise représentant moins de 60 % de la population.

255

turc

ou indonésien, celui de Malaisie, a ouvert à la fraction islamiste

modérée et bourgeoise de nouveaux espaces sociaux et culturds qui semblent ne pas trop menacer son pouvoir. L'Etat réaffirme même régulièrement son caractère séculierpour gérer le délicat équilibre entre communautés confessionnelles; la Sharl'a ne peut de la sorte contraindre les citoyens non musulmans. il existe cependant au sein d'organisations islamistes puissantes telle que l'Organisation desjeunes

-

musulmans ou Lgue de lajeunesse musulmane ma/aise356- des courants

plus

radicaux. Ainsi qu'on vient de le rappder, cette organisation est plutôt proche sur le plan idéologique des Frères Musulmans et du Jamâ'ât-i Is/âmî pakistanaise; elle est considérée comme une Organisation non gouvernementaleislamique; elle a eu des activités aussi bien en Bosnie qu'en Tchétchénie ou encore en Ouzbékistan. Membre de l'Assemblée mondiale

des jeunesses

musulmanes

-

dont le bureau

en Asie du Sud-Est

est à Kuala Lumpur, elle véhicule parfois un message radical, se montrant particulièrement virulente à l'égard de l'Occident, voire des monarchies arabes (( venduesà l'Occident)) qu'elle appelle à renverser. Par ailleurs, il convient. de noter que se trouvait à Kuala Lumpur, jusqu'en 1998, date à laquelle il aurait fermé, un Bureau des Moudjahidin afghans. Ainsi que le rappelle Gilles Kepel, pendant la décennie soixantedix, le pouvoir malaisien, incarné par une coalition de trois partis "ethnique!' que domine cdui des Malais "de souch/', l'UMNO (United Malay National Organization), s'efforçait de promouvoir l'islamisation sans pour autant s'aliéner les autres communautés qui comptent tout de même 40 % de la population, parmi lesquels les entrepreneurs chinois. L'Etat va donc s'efforcer d'encadrer cette islamisation en contrôlant étroitement les groupes islamistes, telle la Da'wa (ou Dakwah). Le Parti islamique de Malaisie est même associé pour un temps à la coalition gouvernementale; en échange de promesses d'islamisation, il contribue à assurer l'ordre au sein de la communauté musulmane, avant d'être définitivement écarté. Au début des années quatre-vingt, c'est Anwar Ibrahim qui va jouer ce rôle; libéré de prison en 1975, il adhère au parti gouvernemental UMNO, en 1982, à la demande du Premier ministre Mahathir Mohammed. Depuis trois décennies, ce dernier a joué un rôle décisif dans la politique étatique 356 Angkatan

B,lia

IsI011Iic Malqysia.

256

d'islamisation. Pour empêcher les groupes Dakwah incontrôlés d'imposer à leur manière cette islamisation, Mahathir Mohammed avait en effet présidé à l'édification de prestigieuses mosquées, à l'organisation de concours de récitation du Coran et du pèlerinage à la Mecque, à la création de facultés de théologie. Avec l'arrivée d'Anwar Ibrahim au gouvernement, cette politique d'islamisation s'accélère. Ainsi, en 1983, une Université islamique internationaleest inaugurée à Kuala Lumpur. Présidée par Anwar Ibrahim, dirigée par un universitaire saoudien d'origine égyptienne, elle appartient à la mouvance wahhabite.Destinés à occuper des emplois dans le système bancaire islamique, dans les administrations de l'Organisation de la Conférenceislamique ou des Organisationnongouvernementalesislamiques,les diplômés de cette université, dotée de nombreuses bourses en provenance du Golfe, sont formés pour reproduire l'establishment fondamentaliste international. Avant d'être déchu en 1998, Anwar Ibrahim a donc joué un rôle de premier plan dans l'introduction de l'élite islamiste dans les allées du pouvoir en échange d'un abandon par eux d'une « kcture révolutionnairedu Coran)). L'ensemble de ce dispositif d'islamisation autoritairedevait structurer une nouvelle classe moyenne pieuse d'origine rurale certes mais désormais éduquée en ville et aspirant à s'insérer dans les réseaux d'un "capitalismeasiatique" (lui-même en crise, d'ailleurs). Au total, la politique de Mahathir Mohammed aura consisté à opérer une captation de l'islam politique par l'Etat, et finalement à affaiblir sinon briser toute dissidence politique au nom de l'islamisme; les mouvements fondamentalistes qui militaient en faveur de l'instauration d'Etat islamique et de la Shanâ en Malaisie auront donc échoué. Ainsi que l'écrit Gilles Kepel: « Pour n'avoir pas su maintenir ses distancesface au pouvoir, l'intelligentsia islamiste de Malaisie a perdu, à l'heure de l'épreuve,sa capacitéà mobiliser derrièreelk lajeunesse déshéritée)). Les cadres islamistes infùtrés dans les administrations, la presse, le système éducatif, les banques ou les entreprises sont venus renforcer la bourgeoisie pieuse, sans menacer l'édifice social d'ensemble. Néanmoins, des groupes marginaux radicaux existent toujours. A titre d'exemple, le commando d'une trentaine de membres qui s'était rendu coupable d'une prise d'otages et d'un raid sur des dépôts militaires à Sauk, dans le nord de la Malaisie, a beaucoup fait parler de lui, avant de se rendre, le 6 juillet 2000, après avoir tué deux de ses prisonniers (un officier de police et

257

un soldat), à la faveur d'une brèche mystérieuse dans les dispositifs de sécurité du pays. Les membres du commando appartiendraient à un groupe islamiste adepte d'arts martiaux., se réclamant d'une confrérie dite du Cercle restreint, ou al-Ma'unah, et compte plusieurs centaines de membres en Malaisie; il disposait d'un cite Internet où éloge était fait à la (( Guem sainte» (jihâdJ en vue d'un Etat islamique. Une culture autoritaire En Malaisie, comme dans maints pays de la région, après des années d'autoritarisme et de culte des chefs, la culture de l'alternance démocratique et du respect des libertés est loin d'être établie et partagée par les dirigeants - qu'ils appartiennent au pouvoir ou à l'opposition, d'ailleurs. Ains~ les événements qui se sont déroulés à la fin de l'année 1999 et au début de l'année 2000 illustrent de manière tragique cette réalité. Le leader de l'islamisme local, Anwar Ibrahim, a été en effet arrêté, puis "traîné dans la boue" (accusé d'homosexualité et de "pratique de la sodomie") par le dictateur qui l'avait élevé au sommet, Mahathir Mohammed. Mais, à l'époque de leur gloire, les partisans de la victime eux-mêmes furent les plus fervents défenseurs d'un régime autoritaire qui les avait cooptés et leur avait permis de s'enrichir; ils ne se souciaient guère de démocratie, puisqu'ils communiaient tous dans le culte des (( valeursasiatiques» célébrées par le même Mahathir Mohammed - rhétorique qui argue du primat de la "communauté" sur l'individu, du "holisme" sur l'individualisme, pour rejeter la liberté, considérée comme faisant partie des (( valeurs occidentales» étrangères aux cultures de l'Asie357. Or, c'est parmi les démocrates, opposés au régime de Mahathir, qu'ils trouvèrent leurs alliés les plus sÛts à l'image de l'intellectuel islamiste, Munawar Anees, un ami d'Anwar Ibrahim, connu autrefois pour avoir été un grand pourfendeur des" complotsde l'Occident', libéré de prison grâce aux pressions de défenseurs "occidentaux" des droits de l'homme. Là encore, c'est vers la société civile que se tournèrent les "déçus de l'islamisme", issus des classes moyennes et de l'intelligentsia.

-

357Raphaël Pouyé: «La Malaisie du "Docteur Mahathir", Lt Monde des débats, juilletaoût t999 ;p. tO-11.

258

Le leader malaisien Mahathir Mohammed ne s'est pas avoué pour autant vaincu; il n'a rien perdu de son habileté manœuvrière ni de sa conception autoritaire du pouvoir. Il tient encore solidement les rênes du pouvoir mobilisant encore à son profit les peurs d'une radicalisation de certains groupes islamistes. La perspective d'une reprise économique semble même se dessiner dans un pays où la crise financière de l'été 1997 est passée par là. Mais, sur le plan idéologique, son discours ne fonctionne plus vraiment. L'idéologie sur laquelle s'appuyait le pouvoir - construire une modernité islamique non occidentale et devenir un pays leader du tiers-monde358 - a mal résisté au choc. Son premier ministre, Mahathir Mohammed, avait voulu faire de son pays, fort de plusieurs années de croissance économique exceptionnelle - Kuala Lumpur, capitale de la Fédération de Malaisie, est un pur produit du "miracleasiatique" des années quatre-vingt-dix-, le leader des pays en développement; il n'a eu de cesse de dénoncer l'jdéologie des droits de l'homme, derrière laquelle il ne voyait qu'une volonté occidentale d'hégémonie et de domination néo-coloniale ; il n'a jamais perdu une occasion de dénoncer les "ennemis de la Malaisie", ces Occidentaux "comploteurl' qui auraient porté le coup de grâce à la croissance asiatique, menace pour leur suprématie; il a aujourd'hui beaucoup de mal à garder une cohérence à son discours, celui d'un islam moderne concurrent de l'Occident359. Ainsi que l'a très justement observé Raphaël Pouyé: «par ses outrances verbales, dès le krach boursier qui a mis fm à la croissance en 1997, Mahathir Mohammed a révélé au monde les deux défauts constitutifs de son idéologie. En s'en prenant aux Occidentaux sur un mode fantasmatique -le "complotjuif' -, il a trahi la violence fondamentale de son discours, en porte-à- faux avec l'esprit de dialogue digne de l'âge d'or de la civilisation arabe sans cesse évoqué par ses propres 358Ainsi, pendant des années, l'Ikrim (Institut mo/oirienpour 10 compréhensionde l'islom) était le lieu de rencontre de tout ce que le monde musulman compte de réformistes modérés (arabes, africains noirs, bosniaques, etc.); ils venaient, à l'invitation du Premier ministre, élaborer un "islam rénové" destiné à faire vivre une autre manière d'être moderne, à l'écart des modèles occidentaux. 359 Ainsi pour Mahathir Mohamad : « Les voleurs occidentales .ront de.r vo/eur.r occidentole.r,/e.r vo/eur.r i.rlomique.r .ront des voleurs i.rlomique.r! ». Mais ce discours n'a pas été sans dérapages: ainsi, à l'automne 1997, le Premier ministre malaisien avait invectivé Georges Soros, le jugeant responsable « complot juif) de spéculateurs I

de la crise

259

financière

et d'un

hypothétique

instituts islamiques. D'autre part, en faisant arrêter Anwar Ibrahim, cet ancien islamiste qui s'était fait l'avocat d'une réconciliation durable entre les Malais musulmans, les Chinois et les Indiens, Mahathir a montré une seconde faiblesse: il est resté au fond un nationaliste malais. Parvenu au sommet en exploitant les frustrations de la population malaise, il n'a jamais su sortir d'une logique paternaliste tributaire du maintien d'animosités intercommunautaires. Les diverses mutations de son discours tiers-mondiste n'ont été que des moyens empiriques pour canaliser l'impatience des Malais. Devant l'évidence de l'échec économique de son pays, Mahathir a soudain oublié ses belles déclarations de justice universelle (...) Depuis l'arrestation d'Anwar Ibrahim, les esprits se sont échauffés. Mahathir se retrouve désormais confronté à une opposition tantôt islamique, tantôt démocratique réunie autour de l'ancien vice-premier ministre (...) Ceux qui veulent désormais faire tomber Mahathir auraient voulu que celui-ci se contentât de faire naître un islam modernisé, et renonça à sa paranoïa anti-occidentale ainsi qu'à son attitude paternaliste360 )). Les Philippines Le sud des Philippines est le théâtre d'une guérilla organisée par des groupes islamistes. Depuis 1996, date de la signature d'un accord de paix entre le gouvernement de Manille et le principal mouvement séparatiste musulman, le Moro National Uberation Front, deux mouvements islamistes entendent poursuivre la lutte. Le plus important, le Moro IslamicUberation Front, compterait plusieurs milliers d'hommes sur le terrain dont certains avaient été formés au Pakistan et dans les camps d'Afghanis tan ; le Moro National Islamic Uberation Front entretient des relations étroites avec des groupes fondamentalistes radicaux comme le IAshkar-e Tqxyabaou le Harakatul Ansar; il entretient également des relations privilégiées avec le Jamâ'ât-i Is/âmî de Qâzî Hussein Ahmad et avec l'Ittihâd-e Is/âmî Afghanistan de Sayyâf. Durant la guerre d'Afghanistan, nombre de ses militants étaient partis se battre sur le terrain; à leur retour, ces Mozgahidin tentèrent de donner une nouvelle impulsion à la lutte 360 Raphaël Pouyé; « La Malaisie du "Docteur juillet-août 1999 ; p. 10-11.

260

Mahathir" », Le Mond, d,s Débats,

d'indépendance dans l'île de Mindana0361. En outre, selon les propres déclarations de son président, Hashim Salamat, faites le 9 février 1999 à la presse, au camp d'Abubakar, ce mouvement aurait reçu des fonds du milliardaire saoudien Oussama Ben Laden. L'autre organisation aux dimensions certes plus modestes mais qui a beaucoup fait parler d'elle depuis avril 2000 - s'appelle Aba Sayyâf Group, ou encore, alHaraka al-Islâmf1ya(littéralement: Le Mouvement islamique) ; elle compte quelque deux cents militants armés et autant de sympathisants362. Ce groupe s'est rendu célèbre par des massacres et des atrocités commises contre les civils. Ce groupe aurait également reçu, dès le début des années quatre-vingt-diX, un soutien d'Oussama Ben Laden363. Ajoutons que le 23 avril 2000, le groupe séparatiste musulman Aba S'!'1Yiif- nom qui signifie: « celuiqui porte le sabre)) - a enlevé 21 étrangers dans l'île de Jolo ; cet enlèvement a montré que l'extrémisme des preneurs d'otages les singularise face à un mouvement indépendantiste relativement plus modéré. L'histoire de 361 Ainsi que le rappelle Henri Tincq dans Le Monde du jeudi 6 juillet 2000 (p. 2) : « Amorcée au début des années soixante-dix sous le régime de Ferdinand Marcos, la lutte des séparatistes musulmans du Front Moro de libérationnationale (FMLN) a fait au moins cent vingt mille morts, principalement dans cette île travaillée depuis le XVIe siècle par des humeurs indépendantistes; les cinq millions de musulmans de Mindanao représentent le quart de la population. Les accords d'autonomie interne, signés sous les présidences Aquino et Ramos, ont semé le trouble dans les communautés chrétiennes de l'îJe, qui ont toujours craint de faire les frais d'une domination politique musulmane. Fruit, en 1986, d'une dissidence au sein du FMLN, le Front Moro islamiquede libération(FMIL) s'est équipé militairement, a grossi ses effectifs (quarante mille hommes) et réclame la création d'un Etat islamique indépendant à partir des quatre provinces à majorité musulmane de l'île. A Mindanao, cette hostilité ancienne entre les communautés chrétiennes (qui arment leurs milices) et musulmanes a donné lieu à une série d'affrontements, d'enlèvements et de meurtres, dont celui de Mgr Benjamin D. Zamboanga, assassiné le 4 février 1997. Des combats ont encore lieu dans la région de Catabato et de Général-Santos. La majorité des musulmans de l'île y pratique pourtant un islam modéré et des efforts de dialogue sont maintenus ». 362Le groupe terroriste islamiste Abû Sayyâf est né au début des années quatre-vingtdix dans le contexte de guerre civile qui oppose, dans l'île de Mindanao, musulmans indépendantistes et armée philippine; ils détient depuis le 23 avril 2000 à Jolo une vingtaine d'otages. Venu de l'île de Basilan, ce groupe ressemble à une nébuleuse, sans hiérarchie de commandement bien identifié, ni revendications précises; il commet des actions de brigandage autant que des enlèvements et des meurtres. 363 Nous nous référons ici au mémoire de Michel Guérin, Le phénomène Mou4Jahidin. Ses onlines et ses conséquences tlallS /es pqys musulmans, CHEAM,

261

2000.

ce mouvement est brève et sanglante. Le groupe Abd St!1Yâfaurait surgi dans le sud des Philippines au début des années quatre-vingtdix, à l'initiative d'un universitaire islamiste décédé depuis, Abdurazak Abubakar Janjalani. Issu de l'enscignement public, Janjalani avait étudié la jurisprudence islamique en Arabie saoudite, puis suivi une formation militaire en Libye et participé à la guérilla en Afghanistan. Il était partisan d'un rigorisme religieux, incompatible avec l'islam sunnite modéré pratiqué par les philippins depuis des siècles. Mais Janjalani attira de jeunes étudiants islamistes fraîchement revenus du Moyen-Orient, ainsi que ceux qui étaient déçus par les leaders séparatistes traditionnels, lesquels revendiquent un Etat musulman indépendant à Mindanao - notamment le Front de libérationislamique Moro, qui a repris la lutte après cinq années de trêve. AM St!1Yâj,nom de guerre de Janjalani qui finit par désigner l'ensemble de son groupe, manifesta ses intentions dès 1992, quand ses membres perpétrèrent un attentat à la bombe sur les quais de Zamboanga, une ville du Sud. Il y eut ensuite des attaques contre l'aéroport de cette ville et plusieurs églises catholiques. En 1995, les rebelles du groupe Abd St!1Yâf ont abattu au moins 54 habitants chrétiens d'Ipil, à Zamboanga del Norte, et rasé la ville. Il faut également signaler l'embuscade de l'île de Basilan au sud de Mindanao, où une vingtaine de Marines trouvèrent la mort. En 1998, J anjalani était tué dans un échange de tirs avec la

police. Quatre mois plus tard, son jeune frère Khaddafi

-

expert en

explosifs - prenait le contrôle du mouvement. A).l nombre d'une vingtaine au début, les hommes d'Abd St!1Yâf se compteraient par centaines364. Le Xinjiang

en Chine

Le Xinjiang - ou "Nouvellefrontièrl' en mandarin -, situé au Nord Ouest de la Chine a une population indigène composée en majorité de Ouïghours musulmans. Ceux-ci forment avec les Kazakhs, les Kirghiz et les Ouzbeks, un des groupes Türks les plus importants. Le retrait des troupes soviétiques d'Afghanis tan, puis l'implosion de l'ex364Ces informations se trouvent dans l'article de Penny Crisp et Raissa Roblès, Arit1/lleekde Hongkong, repris dans COllmerInferntJIÏonol, n° 497, du 11 au 17 mai 2000 ; p. 32.

262

URSS et l'accession à l'indépendance des Républiques musulmanes voisines, ont donné des idées aux partisans d'un Turkestan de l'Est autre appellation du Xinjiang - indépendant. Par ailleurs, bien que traditionnellement éloignés des thèses fondamentalistes, de nombreux Oïghours étaient partis combattre en Afghanistan; de plus, une forte augmentation des pèlerinages à la Mecque fut constatée durant les années quatre-vingt - ce qui entralna la mise en contact de pèlerins avec le prosélytisme islamiste, sur fond de montée des revendications séparatistes. Tous ces faits eurent pour conséquence la signature, en avril 1996, par le président chinois Jiang Zemin et ses homologues kazakh, kirghiz et tadjik, de déclarations d'opposition au fondamentalisme musulman. Bien que l'on considère actuellement que le mouvement indépendantiste ne soit pas d'essence islamique fondamentaliste, il semble que des anciens d'Afghanistan participent à la lutte et que des contacts internationaux existent, par leur intermédiaire, avec des radicaux islamistes étrangers. A cet égard, il convient de remarquer que le Secrétaire général de la Ligue islamique mondiale - homme d'influence s'il en est et relais naturel de l'influence wahhabite dans le monde musulman - est d'origine ouighourte et se rend tous les ans au Xinjiang. Al-Toutkistani Khaq Mutallah fait partie, en effet, de la diaspora ouïghourte ayant trouvé refuge au Pakistan, en Turquie et en Arabie Saoudite. Il est désormais acquis que le sentiment religieux est devenu un pilier important du sentiment an ti-chinois dans cette région.

263

Chapitre 16 L'islam politique dans les Républiques musulmanes d'Asie centrale et du Caucase

Sévèrement contrôlé, voire interdit, dans l'ancienne URSS, l'islam semble renaître à la faveur de la Glansnost,puis de la Petrestroïka.Avec l'accession à l'indépendance du Kazakhstan, du Turkménistan, de l'Ouzbékistan, du Tadjikistan et du Kirghizstan, avec les conflits au Daghestan ou en Tchétchénie, les pays de l'Asie centrale et du Caucase365 semblent vouloir sortir définitivement du giron soviétique. Mais, plus que l'islam politique ou radical, cette "renaissanceislamique" a surtout entraîné le réveil des traditions populaires de religiosité et le renforcement des confréries soujies déjà très anciennes. Mais cette renaissance s'est traduite aussi par l'émergence d'un islam d~'mportation qui transforme la région en champ de bataille, où s'affrontent les options politico-religieuses et les intérêts stratégiques de la Russie, de la Turquie, de l'Iran, du Pakistan, de l'Afghanis tan ou encore de l'Arabie saoudite366. Ainsi que le montre Thierry Zarkone, l'islam a 365Le Caucase est loin de constituer une entité géopolitique homogène. On y parle, en effet, une centaine de langues, dont soixante-dix spécifiques à la région et qui ne ressemblent à aucune autre dans le monde, les trente autres appartenant aux groupes indo-européen, sémitique et turco-mongol. Le Caucase n'est donc pas une entité géographique ou historique simple; c'est plutôt une zone de transition entre l'Europe et l'Asie, une marche entre empires mongol, perse, turc et russe qui, en plusieurs occasions se sont durement affrontés. Lire Patrick Karam : «Le Caucase », in RJgards sur le Maghreb, le Moyen-Orient et l'Aie centrale, sous la direction de Jean-Pierre Doumengue, Christian Lochon et Véronique Bodin, CHEAM, La Documentation française, 1999 ; p. 94-102. Lire également Patrick Karam, Les guems dN Cautase. Des Tsors à 10Tthétthénie, Editions Perrin, 1995. 366 Lire notamment l'intéressant article de Thierry Zarkone: « L'Islam en Asie centrale: traditions, récupération et modernité », in RJgards sur le Maghreb. le Moyen. Orient et l'Aie tentrale, sous la direction de Jean-Pierre Dournengue, Christian Lochon et Véronique Bodin, CHEAM, La Documentation française, 1999; p. 39-41. Ainsi que Bernard Botiveau et Jocelyne Cesari, Géopolitique des isloms, Economica (poche/Géopolitique), 1997; p. 73-76. De plus, cette région occupe une place importante sur l'échiquier du pétrole. Lire le dossier: « Caucase, le grand jeu pétrolier », Counier International n° 468, du 21 au 27 octobre 1999; p. 42 à 47. Ainsi

toujours été ici pluriel; il convient, en effet, de distinguer un islam traditionnel,un islam ojftcielou nationalet un islam importéet extrémiste. L'islam quotidien culturelet cultuelavait été conservé discrètement367, mêlé d'ailleurs de traditions locales antérieures368. Les deux éléments forts de cet islam traditionnel sont, comme par le passé, le confrérisme369, et le cultedessaints. L'islam ojftcielou nationalest différent. A l'image du kémalisme turc, les gouvernements locaux n'ont retenu de l'islam traditionnel que ce qui leur convenait: le soufisme philosophique est ainsi préféré au système confrérique370. Ni l'islam politique radical ni la retraite mystique - qui se défie des responsabilités sociales - ne sont encouragés. La Turquie notamment a tenté de voler au secours de cet islam contrôlé371. A l'opposé des conceptions des imâms radicaux, cette politique prône un islam réformiste et modéré. Il y a, enfin, un islam politique importé, néofondamentalisteou radical Ainsi l'Arabie saoudite a beaucoup contribué, par une aide financière à la réouverture de lieux de culte et à la formation d'imtÎl1u nationaux372. Connue comme 11Iahhabiteet soutenue par les relais pakistanais ou afghans, cette tendance que Vicken Cheterian: «"Grand jeu pétrolier" en Transcaucasie I), Le Monde Diplomatique, octobre 1997. Et Jean Radvanyi: «Pourquoi Moscou relance la guerre de Tchétchénie », Le Monde Diplomatique, novembre 1999. 367Il s'agit, par exemple, de fêtes religieuses, ramadan, pèlerinages aux saints locaux, confrérisme. 368Notamment ,h_aniqu" dont le côté "folklorique" gommait le substrat initiatique. 369Bien représenté aujourd'hui par une branche de la Naqshabant;/!Jya,centralisée à Kokand et doté d'un réseau transnational de disciples: Tadjikistan, Kazakhstan, Turkménistan, Russie... 370 Dans les colloques internationaux, observe Thiery Zarkone, on réhabilite les théologiens comme Ismail Boukhri (XIe siècle), ou Behaeddin Naqshabandi (XVe siècle) et les poètes traditionnels comme Ahmad Yasawi (XUe siècle). 37\ Des centaines d'étudiants turcophones ont ainsi bénéficié de bourses religieuses en Turquie depuis 1991. Des conseillers aux affaires religieuses ont été nommés dans toutes les ambassades turques d'Asie centrale, chargés de contrôler l'envoi des imÔ111s prêcheurs en période de ramadan et de surveiller la construction ou la rénovation des mosquées. Concevant cette action comme « une mission na/ureOede 10 Turquie », et l'appuyant sur un corps de plusieurs centaines de coopérants théologiques officiels, Ankara a créé avec dix-neuf autres pays turcophones (à l'exception notoire de l'Ouzbékistan), un CONS,ilde fislam euro-asiatique C'Avros'!Ja IslamChourm'), placé sous la direction du ministre turc chargé des cultes et des Départements des religions de la primature ("Diane/'). 372La communauté ouzbek notamment est importante en Arabie Saoudite.

266

fondamentaliste tente d'agir dans toute l'Asie centrale et même au Xinjiang, prônant un islam rigoriste, contraire à l'islam centrasiatique. Mais les courants wahhabites se heurtent à la résistance de l'islam traditionne/373.Il en est de même de l'Iran officiel qui a toujours essayé d'infiltrer des propagandistes shf'ites dans les communautés shf~tes locales374. Le Daghestan Le Daghestan375 figure parmi les peuples musulmans les plus anciens de la région; l'islam y était majoritairement d'inspiration soufie376.Comme le reste des pays de la région, il souffre de la crise économique et du chômage des jeunes provoqués pat les difficultés de la sortie du système soviétique. A ces problèmes s'ajoute, le poids d'une corruption endémique. Ces facteurs jouent, évidemment, un rôle déterminant dans les tensions politiques et sociales. Et c'est dans un tel contexte délétère que ce sont développés des mouvements islamistes

-

soit,

tout

simplement

installés

dans

la Tchétchénie

voisine, soit venus d'autres régions du Caucase ou même d'autres pays musulmans (Arabie Saoudite, Afghanistan.. .)377.Le Daghestan 373En particulier à la confrérie Naqshabandi qui défend des valeurs justement rejetées par le wahhabisme: soufisme, confrérisme, culte des Saints... 374Par exemple en Azerbaïdjan. 375 Le Daghestan (ou «Pqys MS montagnes») longe les côtes occidentales de la mer Caspienne en s'appuyant, au sud et à l'ouest, sur la chaîne du Caucase, avec pour voisins l'Azerbaïdjan, la Géorgie et la Tchétchénie. République autonome de deux millions d'habitants pour une superficie de 50 000 kilomètres carrés, il est musulman sunnite à 88% et forme une mosaïque de plus de trente peuples dont les plus nombreux sont les Avars Qe quart de la population), les Darghines (13 %), les Koumyks (12 %), les Lezguiens (11 %), les Russes (8 %), les Azéris (4,5 %), les Tchétchènes (3,5 %). 376L'influence d'un 'Abdul-Hanûd al-Ghazâlî par exemple y était très forte. C'est une figure majeure de l'islam; théologien et mystique, originaire du Khorasan: 10581111, mais très connu aussi bien à Nichapour qu'à Bagdad où il vécut proche du Calife 'Abbaside, ou encore au Maghreb et jusque dans l'Europe chrétienne. 377 Le 13 septembre 1999, une explosion meurtrière (puissance équivalente à 200 kilos de TN"!) d'un immeuble de sept étages au sud de Moscou, ayant fait cent dixhuit morts, a fait soudain prendre conscience à la population russe que son armée menait depuis des semaines des opérations militaires d'une rare violence au Daghestan. Ces attentats seront ensuite pris comme prétexte par les responsables

267

est pourtant très fortement sécularisé, ses habitants pratiquant un islam modéré, à mille lieues des fondamentalismes378 qui prolifèrent ailleurs, notamment au Proche-Orient et en Asie centrale mais ne touchaient jusqu'ici que marginalement le Caucase379. En ce qui concerne ses rapports avec la Russie, dans une région où les ethnies sont intimement mêlées et aucune majoritaire, l'appartenance à la Fédération n'était pas, jusqu'à une date récente, contestée. Mais les Daghestanais se sont souvent trouvés dans le passé aux côtés des Tchétchènes contre les Russes. Ainsi lors de l'entrée des troupes russes en Tchétchénie en 1994, cette solidarité s'est manifestée même si elle n'a cependant joué que par quelques initiatives à la base (accueil des réfugiés, notamment). Après la défaite russe de 1996 en Tchétchénie, une prise de conscience eut lieu cependant au russes qui vont déclencher un terrible génocide en Tchétchénie (Grozny, sera à la veille de Noël 1999, complètement détruite et vidée de sa popuJation civile). 378Cependant, la réislamisation sera progressivement encouragée par le pouvoir pour contrebalancer les nationalistes. Et les islamistes sont devenus ainsi de plus en plus exigeants: la Constitution de 1994, qui avait posé pour principe la séparation de l'Etat et des écoles religieuses, avait suscité des passions; l'Etat est revenu en arrière: il financera désormais ces établissements. Selon Marie Bennigsen, l'évolution de la pratique religieuse de la popuJation est tout à fait significative: le nombre de pèlerins est, en effet, passé de 350 en 1990 à 13 500 en 1998 ; au total, ce sont quelque 85 000 Daghestanais qui ont effectué le Hajj, soit des régions entières. Dans le même ordre d'idée, alors que l'on recensait moins d'une centaine de mosquées en 1990, leur nombre atteignait 1 600 en 1996 (dont 364 mosquées-cathédrales - Jômi', en arabe) : le nombre actuel de mosquées est ainsi globalement le même qu'avant 1918, c'est-àdire la période anté-soviétique. On dénombre également 670 lycées religieux, 25 mat/rassas (écoles coraniques) et 11 Universités islamiques. Enfin, le Daghestan compte une vingtaine de journaux religieux (donc, plus que l'Ouzbékistan) ; la chaîne de télévision est vouée à l'islam. Des mouvements néofondamentalistes pancaucasiens, ayant pour la plupart leur siège à Grozny, militent activement pour l'unification du Daghestan et de la T chétchénie et la « réinstallration de I7mtÎmat JJ. Parmi ceux-ci - souligne Marie Bennigsen -, « l'Armée d'insllrredion de l'ImtÎm se J)

montre particulièrement virulente à l'égard des Russes, appelant même au terrorisme. Marie Bennigsen: «Les fondements socioculturels du Caucase septentrional)J, in. Regards sllr le Maghreb, le Moyen-Orient

et l'hie

centrale, sous la direction

de Jean-Pierre

Doumengue, Christian Lachon et Véronique Bodin, CREAM, La Documentation française, 1999 ; p. 103-105. 379Même si certains, comme les wahhabites,qui préconisent une stricte application de la Shon"'o, ont trouvé un terreau favorable en Tchétchénie (à la faveur de la guerre qui opposa cette république à la Russie, de décembre 1994 à août 1996, se traduisant par une défaite humiliante des troupes de Moscou).

268

Daghestan en faveur des courants autonomistes ou indépendantistes, qui n'hésitèrent pas à instrumentaliser la référence à l'islam comme ferment identitaire. Sous la conduite de leaders islamistes, des attaques furent même organisées contre des garnisons et des convois militaires russes; des opérations furent menées en montagne, notamment à Girnri, lieu de naissance symbolique de l'Imâm Chamil ; des localités de la région de Bouïnansk (Karamkhi, Tchabanmakhi, Dourangui et Kadarde), à quelques dizaines de kilomètres au sudouest de la capitale Makhatchkala, se sont même déclarées (( wahhabites)) et érigées, le 16 août 1998, en (( Territoires islamiques autonomes)), sans que les forces russes ou les milices daghestanaises interviennent. Le pouvoir accusa les réseaux du Wahhabisme, le commandant al-Khattab et l'Arabie saoudite notamment, de soutenir ces groupes. D'autres incidents graves eurent lieu; par exemple, le 16 novembre 1996, à Kapsik, une bombe attribuée aux islamistes, est placée dans un immeuble occupé par des familles d'officiers russes; elle fit soixante-quatre morts. Fin 1997, le commandant al-Khattab attaqua, à la tête d'un commando de wahhabites,une caserne russe à Boïnaksk et rejoint la Tchétchénie voisine. Ces incidents culminent en mai 1998 avec l'occupation du siège du gouvernement dans la capitale, Makhatchkala. Un député de la Douma, Nadir Khatchilaev, homme très influent au Daghestan, président de l'Union desmusulmans de &Issie, fut mis en cause à cette occasion; il aurait agi avec le chef de guerre al-Khattab. Nadir Khatchilaev, qui représenta la Russie à la session de l'0'l.anisation de la Conférenceislamique d'Islamabad, a des relations très étroites avec des organisations islamistes et certains camps de Moutfjahidin afghano-pakistanais. Le mufti du Daghestan, Saïd Moukhammada Khadji Aboubakarov, qui avait appelé les autorités à entreprendre des actions résolues contre les wahhabites, dont il avait condamné la montée en puissance au détriment des formes de soufisme traditionnelles, trouva la mort le 21 août 1999 dans l'explosion de sa voiture. Un vétéran d'Afghanistan, mollah Jadallah Saïdov, qui avait combattu avec Hekmatyar avant de rejoindre les Talibans, créa à son tour au Daghestan en 1998, le mouvement du ]ihM islamique dans le Caucase.Le 7 août 1999, des centaines d'islamistes armés venus de Tchétchénie occupaient plusieurs localités dans le sud-ouest du Daghestan. Le 10 août de la même année, un Majliss al-Shoûrâ (Assemblée de consultation) du

269

Daghestan proclamait un Etat islanùque indépendant et appelait au Jihâd contre les Russes. Le 11 août, la même assemblée nommait Chamil Bassaiev à la tête des combattants tandis que le commandant al-Khattab, lui, était nommé chef de l'A17fJéeislamique du Daghestan. Ainsi, à partir des mois d'août et de septembre 1999, des combats sanglants opposèrent Mou4Jahidin et troupes russes; la guerre se déplaça ensuite vers la Tchétchénie. Le Tadjikistan La situation particulière de ce pays, partageant avec l'Afghanistan à

-

la fois une frontière commune et un peuple de même ethnie le tiers des Afghans est Ta4Jik -, l'a rendu très sensible au phénomène de

renouveau islanùque, voire islanùste. Durant la guerre contre les soviétiques, de nombreux Tadjiks se battirent en Afghanistan, non seulement dans l'Armée Rouge, qui enrôlait beaucoup p~ les jeunes originaires des Républiques d'Asie Centrale, alors non encore émancipées, mais aussi du côté de la résistance afghane. A l'indépendance, en 1991, de violents combats opposèrent des forces pro-communistes aux islanùstes380. La prise du pouvoir par les premiers rejeta les chefs des seconds, et une bonne partie de leurs troupes, en exil en Afghanistan. C'est dans ce pays que se formèrent, dans les camps et sur le terrain, les combattants du HiZb-i Nehzat-i I.rlami (Parti de la Renaissanceislamique). La guerre civile se poursuivit durant cinq ans. Après l'accord de paix de Moscou, signé le 27 juin 1997 par le président Emomali Rakhmonov et le leader de l'opposition, Said Abdollah Noun, les combattants islamistes furent démobilisés et autorisés à entrer au Tadjikistan. Cependant, nombre de combattants islanùstes et de partisans du gouvernement refusèrent de rendre les armes et se constituèrent en bataillons à la tête desquels des (( Seigneursde laguerre)) tentèrent de se partager les dépouilles d'un pays en ruine. Il y avait ainsi des milliers d'hommes, reconvertis en bandits de grand chemin, qui contrôlaient - tout ou partie des régions entières. Parmi eux, de nombreux Ouzbeks qui, après avoir

-

380Conflit doublé d'une opposition entre les deux principales ethnies du pays: les Kolll4bis (plutôt pro-communistes) islamiste).

et les Gharmis (gagnés apparemment

270

à l'idéologie

combattu aux côtés des islamistes pendant la guerre civile, restèrent sur place, échappant à tout contrôle. Les affrontements furent sanglants381. La province de Khodjent382, capitale du Nord, tenue à l'écart du processus de réconciliation nationale fit l'objet d'une attaque militaire, le 4 novembre 1998, par un groupe de rebelles se faisant appeler Mouvement cUla paix générale au Tat!JïkÙtan. Leur

chef, le

colonel Makhmoud khoudoberdiev, était un ancien officier de l'Armée Rouge, resté très longtemps fidèle au gouvernement au temps de la guerre civile contre les islamistes qu'il exécrait. Cependant, selon les sources gouvernementales, certains de ses hommes, entraînés en Afghanistan, étaient des hommes du Général afghan Abdul Rashid Dostum - un de ceux que khoudoberdiev avait vigoureusement combattu et vilipendé. Cette rébellion, combattue à la fois par le gouvernement et par l'Opposition tacfjik unifiée de Said Abdallah Nouri, prit fin le 9 novembre 1998 après avoir fait près de 300 morts et des centaines de blessés. La signature d'un accord, le 17 juillet 1999, entre le gouvernement et l'opposition islamique semblait pouvoir éloigner de ce pays l'agitation des activistes Moutfjahidin, appelés encore Afghans. En fait, après une intrusion en force au Kirghizistan, ils sont revenus, avant de repartir vers l'Afghanistan383. L'Ouzbékistan Dans ce pays aussi, l'islam est pluriel et plutôt quiétiste, mêlé à plusieurs traditions et pratiques locales et grandement relativisé par les bouleversements induits par la modernité et la sécularisation. Mais l'islam radical et extrémiste importé est à l'origine de plusieurs tentatives de' déstabilisation de l'Etat ouzbek: en 1992, avec la création avortée d'un petit Etat islamique centré sur la ville de Namangan en Ferghana; en 1996-1997, par l'assassinat de policiers et d'officiels dans la même région. Depuis 1997, le Ferghana est le théâtre d'une agitation islamiste qui a entraîné une répression sévère 381 Ainsi dans la région de Kofarnikhon, contrôlée en partie par l'opposition, un accrochage entre soldats gouvernementaux et troupes rebelles fit une trentaine de morts en mai 1998. 382Ex-Leninabad. 383 Ces rappels doivent beaucoup au mémoire de Michel Guérin, Le Phénomène tits MOlltfjahidin,CHEAM, op. cit.

271

de la part du gouvernement ouzbek (fermeture de mosquées, arrestations de .religieux.. .). Les « bombes de Tachkent» (février 1999) qui ont menacé le Président Karimov sont attribuées à un mouvement islamiste terroriste qui serait associé à une branche de l'opposition (parti Erk de Muhammad Solih) œuvrant depuis l'étranger, selon la thèse officielle; les arrestations se sont multipliées et les frontières de la Ferghana avec les Républiques voisines du Tadjikistan et du Kirghizstan ont été fermées. D'autre part, bénéficiant,

à l'instar

du Tadjikistan,

d'une

frontière

commune

-

certes de moindre importance - avec l'Afghanistan, l'Ouzbékistan a, comme son voisin, subi directement les redoutables conséquences de la guerre d'Afghanistan. Comme lui, il a une ethnie commune avec l'Afghanistan; en conséquence, de nombreux Ouzbeks se sont retrouvés impliqués dans cette guerre, soit dans les rangs de l'Armée Rouge soit dans ceux des Moucfjahidin (du Général Dostom, notamment). La guerre fmie, ce pays va être en butte à des conflits, singulièrement dans la vallée de Ferghana, la région la plus peuplée d'Asie Centrale et historiquement la plus frondeuse. A tel point qu'il va devenir le fer de lance de la répression « anti-wahhabite)) au sein de la région. L'affrontement frontal entre le président Karimov et les islamistes, dès les premiers mois de l'indépendance, entraîna le départ de ces derniers et de leurs chefs, Djouma Namangani et Tahir Youldachev. Beaucoup trouvèrent refuge au Tadjikistan, où ils participèrent à la guerre civile, voire au Kirghizistan, où la communauté ouzbèke, forte de 800 000 personnes, représente 20 % de la population.

Certes,

en 1998, une loi

-

initiée par le président

Islam Karimov - sur « la liberté de conscienceet les associations religieuses ») fut adoptée pour lutter contre le wahhabisme384.Parallèlement à cela, s'ouvrait, le 5 mai 1998 à Namagan, une série de procès visant « des

384

Le président Islam Karimov déclara publiquement

« le prrmier à dégainer (son) pistolet» contre

«as fanatitJllu

durant cette période qu'il sera reliliellX qlli visent à recri" dans

notre pays fancien Khanat m Kokand». (Il semblerait qu'effectivement le but des islamistes ouzbeks soit la restauration de l'ancien Khanat de Kokand; il convient de rappeler que celui-ci J:ecouvrait la vallée de Ferghana au moment de la conquête russe et englobait Tachkent jusqu'en 1865; la vallée de Ferghana, pluriethnique, est limitrophe de trois pays: Tadjikistan, Ouzbékistan et Kirghizistan; ses frontières actuelles sont très artificielles, illogiques et tortueuses). Ces rappels doivent beaucoup au mémoire de Michel Guérin, Le Phénomènems MOlltfjahidin,CHEAM, op. cit.

272

wahhabites» accusés, entre autre, de « créationdegroupesextrémistes» et de « tentative de complot contrel'Etat ». Le 7 juillet 1998, fut condamné à mort Talib Mamadjanov, chef d'un groupe coupable du meurtre de plusieurs personnes en décembre 1997 à Namagan, dont le chef de la police de la route qui avait été décapité. Dans l'acte d'accusation figurait l'envoi

- en

à l'étranger

-

Afghanistan

de jeunes Ouzbeks

en

vue de leur préparation à des activités terroristes. En mars 1999, six attentats à la bombe firent une quinzaine de morts à Tachkent - six

islamistes seront condamnés à mort pour ces actes. Les islamistes ouzbeks de Namangani islamique,

en commençant

-

qui rêvent de faire de leur pays un Etat par la Ferghana

-

se manifestèrent

encore

en 1999, en créant des incidents et les prises d'otages de Batken au Kirghizistan; le 15 novembre 1999 enfin, une vingtaine d'islamistes attaquèrent un poste de police à Yanguiabad - cette action fit une dizaine de morts. Islam Karimov a été réélu, le 9 janvier 2000 président de l'Ouzbékistan avec 91,90 % des voix, contre 4,10 % au seul autre candidat, Abdoulaziz Djalalov. Le taux de participation avait atteint 93 % dans cette ancienne République d'Asie centrale de 24 millions d'habitants. Mais les modalités de scrutin avaient été dénoncées par l'Organisationpour la sécuritéet la coopérationen Europe (OSCE), qui avait refusé d'envoyer des observateurs à ces élections n'offrant pas, selon elle, de « réelchoix ». L'unique adversaire du chef de l'Etat, Abdoulaziz Djalalov, avait indiqué qu'il voterait lui-même pour M. Karimov38S ! Ancien apparatchik de l'ère soviétique, le président Karimov dirige l'Ouzbékistan d'une main de fer depuis l'indépendance en 1991. L'opposition a été réduite au silence; la plupart de ses chefs de me sont en exil; les médias sont aux ordres du régime, dont le leitmotiv est « la lutte contre l'islamisme». Islam Karimov, qui dirige la plus peuplée des cinq Républiques ex-soviétiques d'Asie centrale, n'est pas à l'abri des tensions qui agitent la région. Contrairement à la République voisine du Tadjikistan, qui a connu une sanglante guerre civile après la chute de l'URSS, une certaine paix civile prévaut en Ouzbékistan. Mais en février 1999, six attentats à la bombe ont 38SUniversitaire peu connu, professeur de philosophie, Abdoulaziz Djalalov avait été présenté par les observateurs comme un simple faire-valoir censé donner une vague touche de pluralité au scrutin.

273

secoué la capitale. L'un d'eux, qui avait failli coûter la vie au chef de l'Etat, avait été imputé à une organisation islamiste386. Le Kirghizistan Pays de montagnes, le Kirghizistan a été islamisé assez tardivement; de plus, les Kirghiz constituaient un peuple de nomades, guère attaché aux dogmes religieux; cela a sans doute contribué au fait que « la lerredesquarantetribus)) ait été moins touchée par l'islamisme que ses voisins du Tadjikistan ou de l'Ouzbékistan. Néanmoins, ce pays, du fait de sa situation géographique, subit les conséquences de l'instabilité de la région. Se trouvant sur la route menant du Xinjiang à l'Afghanistan et en Turquie, il est devenu un lieu de passage privilégié pour les Ouïghours appartenant aux organisations séparatistes du Turkestan oriental, et singulièrement à celles d'obédience islamiste. Ceux-ci auraient créé à l'intérieur du pays des structures clandestines et, à plusieurs reprises, certains ont été arrêtés en possession de « littératurewahhabite)) et de cassettes vidéo prônant le Jihâd. Le Kirghizistan souffre également du voisinage de sa partie

Sud-Ouest

avec la vallée de la Ferghana

et de Namangan

-

hauts lieux du wahhabismeen Ouzbékistan. Ainsi, l'extrémiste islamiste ouzbek, Djoumabol Khodjiev - alias Djouma Namangani, ancien combattant d'Afghanistan et impliqué dans la guerre civile au Tadjikistan - et ses nombreux partisans opèrent indifféremment d'un côté et de l'autre de la frontière. L'accord intervenu, le 17 juillet 1999, entre le gouvernement et l'opposition islamique tadjike, aboutissant à la démobilisation effective des combattants islamistes, a rendu deJacto indésirables ceux n'ayant pas la nationalité tadjike. Cette mesure eut pour conséquence le déplacement de ces derniers vers le Kirghizistan dans l'espoir selon le président kirghize, Askar Akaaïev - de faire de ce pays une nouvelle terre d'élection et une base pour ces combattants. Plus probablement, ces Mouqjahidin - à majorité ouzbèke, mais comprenant également des Tadjiks, des Kirghiz, des Pakistanais et des Afghans -, faisaient mouvement vers l'Ouzbékistan dans le but 386 « Nous

allons

combattre

l'extrémisme

et le développement

religieux », avait déclaré Islam Karimov à la veille de sa réélection.

274

du terrorisme

de proclamer un Etat islamique dans la Ferghana. Déboulant de leur sanctuaire tadjik de la vallée du Karategine, ils franchirent les montagnes et occupèrent les villages kirghiz de Korgon et Zaradly; au passage, ils enlevèrent quatre géologues japonais et prirent en otages douze autres personnes - dont un général kirghize, au mois d'août 1999. Les bombardements effectués à cette occasion par l'aviation ouzbèke en terre kirghize (sur une zone près du glacier d'Abramovo et une autre près de la localité de Kara-Tyeit), avec des (( dommages collatéraux)), faillirent créer un différend entre les gouvernements des deux pays. Finalement, les forces kirghizes, aidées par la Russie et l'Ouzbékistan, réussirent à reprendre le terrain aux hommes de Namangani. Ceux-ci quittèrent la région pour rejoindre le Tadjikistan, après avoir retenu les géologues japonais du 21 août au 25 octobre 1999. De nombreux Mo«qjahidifl- soit Tadjiks, membres du HiZb-i Nehzat-i Islami du Tadjikistan, soit Ouzbeks, partisans de Djouma Namangani - ont, par ailleurs, trouvé refuge au Turkménistan; différents groupes ont, en effet, été signalés dans les régions du Haut Badachkhan ou de Tadjikabad ou encore dans la plaine de Tavildara387. L'Azerbaidjan En Azerbaïdjan, il existait un parti islamiste influent, soutenu par l'Iran et revendiquant quelque 200 000 militants, qui contrôlait des écoles, des mosquées et diverses institutions. Les autorités prétendent l'avoir réduit au silence; certains de ses militants avaient même été contraints à l'exil en Iran. Depuis l'accession d'Aliev à la tête de l'Etat, ils ont pignon sur rue et peuvent exercer librement leurs activités. Deux courants se dégagent au sein de ce parti: un courant minoritaire qui prend l'Iran pour modèle; un courant majoritaire qui accepte l'aide iranienne, tout en se réclamant d'un islam original. La Turquie a, elle aussi, jouer la carte islamique; toutefois, sa tentative, pour le moins maladroite, de convertir les Azéris au sunnisme a braqué les sm'ites. L'Iran a été conduit à soutenir les Arméniens dans leur opposition aux Azéris. L'Azerbaïdjan reproche donc à l'Iran de 387Ces rappels doivent également beaucoup au mémoire de Michel Guérin, Le Phénomène des Moudjahidin,

CHEAM,

op. cit..

275

ne pas avoir joué la carte de la solidarité Shf'ite. Ce choix de l'Iran peut sembler paradoxal au premier abord, mais il s'explique très bien. En effet, l'unité de l'Iran n'a jamais eu de fondement ethnique. La moitié de la population iranienne n'est pas d'origine persane et un tiers est turcophone. La population de l'Iran compte également 12 à 15 millions d'Azéris, ainsi que 800 000 Turkmènes (Plus de deux millions, selon les Turkmènes). L'Iran craint que les Azéris d'Iran ne soient tentés par l'indépendance ou le rattachement aux "Azéris du Nord". L'Iran soutient donc le parti islamiste à Bakou, tout en sachant que ce parti n'aura jamais les moyens d'accéder au pouvoir. L'Iran veut créer des conditions de blocage pour dissuader les nationalistes azéris installés sur son territoire de réclamer le rattachement à l'AzerbaIdjan. D'une manière générale, on a le sentiment que les iraniens ne savent pas quelle attitude adopter vis-àvis des Républiques musulmanes d'Asie centrale. Les Iraniens ne jouent pas la carte ethnique et n'appuient pas les Tadjiks (pourtant persanophones). Les chefs tadjiks qui, depuis les montagnes du Pamir, combattaient le gouvernement en place, avaient été formée en Afgha,nistan avec de l'argent saoudien, ne comprenaient pas l'absence de soutien iranien. Pour les Iraniens, la situation est claire: si l'AzerbaIdjan parvient à exploiter et à exporter son pétrole, et devient un pays développé, il constituera une force d'attraction très importante pour les Azéris d'Iran, plus pauvres, dont les regards se tourneraient alors vers Bakou plutôt que vers Téhéran. Les Américains, qui ont voulu jouer cette carte en soutenant le président Eltchibey, ont fait plusieurs déclarations publiques visant explicitement l'Iran en expliquant qu'en soulevant la question des "Azéris de l'intérieur", on pouvait facilement porter atteinte à l'unité de l'Iran. Le président Eltchibey s'était, lui aussi, exprimé en ce sens. Aussi les Iraniens ont-ils facilité son renversement388. La Géorgie face à ses minorités La Géorgie a des problèmes avec quelques-unes de ses minorités: aspirations à l'autonomie pour certaines (Adjars ou Géorgiens 388Ces rappels doivent également beaucoup au mémoire de Michel Guérin, Le Ph/nomine des MOIIt!iahidin, CREAM,

op. cit..

276

musulmans), mouvements sécessionnistes pour d'autres (Ossètes du Sud, Abkhazes). Gamsakhourdia prétend que Gorbatchev l'aurait mis en garde contre les répercussions que ne maquerait pas d'avoir en Abkhazie et en Ossétie l'accession à l'indépendance de la Géorgie. Pour résister à l'hégémonie de Tblissi, ces minorités s'appuyaient sur le pouvoir russe qui, à son tour, les utilisait pour influer sur le jeu intérieur géorgien. Sous la pression des événements en Abkhazie et en Ossétie, la Géorgie dut accepter la présence de troupes russes sur son territoire. C'est un coup d'Etat - fomenté par deux hommes: Kitovani et Iosseliani - qui a porté Edouard Chevarnadzé au pouvoir. Soutenue par une partie de la population, l'alliance KitovaniIosseliani, aidée en sous main par la Russie, réussit à renverser Gamsakhourdia. Nationaliste convaincu, Gamsakhourdia prétendait non seulement mener la Géorgie à l'indépendance, mais aussi donner aux Géorgiens les moyens d'affIrmer leur supériorité sur toutes les autres communautés, y compris sur celles installées depuis très longtemps en Géorgie, comme les Ossètes ou les Abkhazes. Ces minorités cherchèrent donc des appuis auprès de la Russie. En 1989, les Abkhazes demandèrent leur rattachement à l'URSS, avant, en juillet 1992, de proclamer leur souveraineté et de réclamer un traité de Confédération avec la Géorgie. Au mois de septembre 1990, l'Ossétie du Sud, région autonome de Géorgie, plaida pour un statut de République fédérée au sein de l'URSS. En décembre 1990, elle proclama son indépendance avant de demander son rattachement à l'Ossétie du Nord, située sur le territoire de la Fédération de Russie, provoquant une guerre avec la Géorgie. C'est l'intervention d'une force tripartite - à laquelle participèrent Russes, Ossètes du Nord et Géorgiens - qui permit de mettre fIn au conflit le 14 juillet 1992. Tandis que les Ossètes souhaitent le rattachement de leur province à l'Ossétie du Nord qui, de son côté, se garde bien de formuler une telle exigence, les Abkhazes revendiquent la souveraineté pleine et entière et la signature d'un traité de Confédération avec la Géorgie. Selon les Géorgiens, les Ossètes constitueraient une population récemment immigrée. Leur conception de l'histoire fait remonter la présence ossète à quelques siècles seulement. En conséquence, ils nient aux Ossètes tout droit à revendiquer un statut particulier. Aux Abkhazes, présents en Géorgie depuis des temps immémoriaux, les Géorgiens veulent bien reconnaître un statut particulier, mais il ne

277

serait être question d'un traité de Confédération. En Ossétie du Sud, les Ossètes sont majoritaires (66% de la population), tandis qu'en Abkhazie, les Abkhazes restent nùnoritaires (avec 100 000 personnes, ils ne représentent que 17 % de la population de la République autonome d'Abkhazie, alors que les Géorgiens sont 240 000). Mais ce sont ces 17 % de la population qui ont gagné la guerre, grâce, il est vrai aux combattants tchétchènes et aux Russes, qui avaient un intérêt évident à affaiblir la Géorgie. Pour ce faire, rien de tel que de soutenir les revendications d'indépendance des nùnorités pour ensuite intervenir dans le rôle du "pacificateur". Si 30 % seulement des Ossètes sont musulmans, les Abkhazes le sont majoritairement. Bien qu'ils soient relativement peu pratiquants dans l'ensemble, l'identité culturelle est, en cas de conflit, un facteur de cohésion vis-à-vis de l'extérieur. Les Ossètes sont fiers d'être historiquement "proches" des Russes (à l'armée desquels ils ont fourni des dizaines de généraux) et, à ce titre, différents de leurs voisins. Les Abkhazes, quant à eux, cherchent uniquement dans l'appui russe une compensation à leur faiblesse démographique. Le Kazakhstan Avec plus de 2,7 millions de kilomètres carrés389,pour moins de 17 millions d'habitants390, un sous sol d'une richesse qui contraste avec l'uniformité et le vide grandiose des paysages, le Kazakhstan est situé au cœur de l'Eurasie; son territoire actuel est bordé par 15 000 km de frontières, dont 6 846 avec la Russie; il occupe une position stratégique clé entre la Russie, la Chine, le sous-continent indien (avec notamment la proximité de la Turquie, de l'Iran et de l'Afghanistan) et, à son flanc sud, les pays musulmans de l'ex-URSS (Kirghizstan, Tadjikistan, Ouzbékistan, Turkménistan). Plaque tournante de plusieurs entités culturelles, le Kazakhstan est véritablement le pays de la synthèse entre l'Orient asiatique et l'Occident, puisqu'il porte en son sein les deux souches ethniques distinctes: la russe et la kazakhe, deux systèmes culturels différents: l'orthodoxie rescapée de l'athéisme, l'islam digérée par la chamanisme. Etat souverain depuis le 389

Le pays est vaste comme cinq fois la France.

390 Dont

40 % de Kazakhs

et 37 % de Russes:

278

chiffres

de 1989.

25 octobre 1990, le Kazakhstan a été la dernière république d'Asie centrale à proclamer son indépendance le 16 décembre 1991, pour s'intégrer cinq jours plus tard à la CEl. Ce pays est entré dans l'arène internationale grâce à son président Noursultan Nazarbaev et aussi à son exceptionnel potentiel énergétique et stratégique. Et, après de longues négociations avec les principales puissances nucléaires signataires du traité de non-prolifération, le Kazakhstan acceptait de se dénucléariser; c'était là un premier pas dans une nouvelle ère historique qui devait nécessairement allier une politique pragmatique d'équilibre social et de mutations économiques contrôlées pour consolider une légitimité étatique fragile. De par sa longue frontière avec le puissant voisin russe du Nord, sa forte minorité russe (37 % en 1989), sa langue russe dite de communication, la sédentarisation progressive, la scolarisation, les ruptures entre générations, la sécularisation du droit et la modernisation accélérée, le voisinage de nombreux pays musulmans, la société kazakhe ne pouvait faire l'économie d'une introspection afin d'évaluer le fait russe à l'aune de sa reconstruction identitaire. Cette identité est constituée en effet d'héritages multiples; ainsi, ce pays associe diverses représentations cosmogoniques et religieuses (chamanisme, islam et christianisme, notamment orthodoxe)391. République à fort pourcentage de Slaves, le Kazakhstan a donc été moins touché que ses voisins par le phénomène de l'islamisme politique radical. Nénmoins, l'existence d'une large frontière avec le Xingjiang chinois (près de 1 600 km) et la présence d'une forte minorité d'Oïgours (Plus de 300 000, même chiffre pour les Ouzbeks), font de ce pays, à l'instar du Kirghizstan, une zone de passage pour les membres de groupes islamistes du Turkestan oriental allant en Afghanistan. De plus, une montée de l'islamisme radical est perceptible depuis quelques années - même si elle reste très faible. Comme ailleurs en Asie centrale, le pouvoir kazakh a cherché dès la Perestroïkaà combler le vide laissé par la disparition de l'idéologie soviétique par la promotion des valeurs éthiques dans un contexte d'insécurité croissante. Par le biais d'une politique religieuse soigneusement contrôlée et dosée, les gouvernements successifs de la 391 Toutes ces informations sont extraites du livre très intéressant Catherine Poujol, Le Kazakhstan, PUF (Que sais-je ?), 2000.

279

et complet de

transition utilisent l'attraction du renouveau religieux (musuhnan, mais également chrétien) sur la population afin d'offrir une alternative aux partis politiques basant leur action et leur projet sur l'islam politique: celle d'un islam retrouvé mais serein, en complète harmonie avec les choix et les préoccupations du pouvoir. En ce qui concerne les autres courants religieux, l'enjeux est différent: il s'agit de rassurer les minorités ethniques et religieuses sur leur sort, assurer la cohésion sociale et éviter leur départ massif. Le nombre de mosquées est arithmétiquement en expansion (150 au début des années quatre-vingt-dix pour une douzaine sous Brejnev), mais elles sont ouvertes surtout dans le Sud le long de la route AIrnatyTchimkent et l'encadrement religieux n'est quasiment jamais kazakh. Certes, le Kazakhstan, après un temps d'hésitation, est devenu en 1996 le 52e membre de l'Organisation de la conférence islamique (OC!), mais les autorités musuhnanes officielles sont plus préoccupées par l'attrait croissant envers les sectes et par l'ampleur de la conversion au christianisme au Kazakhstan et au Kirghizstan voisin. En effet, comme ailleurs en ex-URSS et dans le monde, les jeunes générations du Kazakhstan n'échappent guère à une certaine attirance pour les sectes, trouvant la prise en compte de leurs problèmes trop insuffisante de la part des grandes religions historiques présentes dans leur république: l'islam et le christianisme orthodoxe; celles-ci viennent même à collaborer dans leur lutte pour en contrer l'influence. Enfin, on note, en plus de la prolifération des sectes, la recrudescence de divers phénomènes comme le recours aux disciplines paramédicales, aux guérisseurs et autres charlatans (sorciers, chamans, hypnotiseurs, etc.)392.

La T chétchénie L'implosion de l'URSS a favorisé l'émergence en Tchétchénie393 de mouvements d'émancipation se référant notamment à l'islam comme vecteur identitaire394. En particulier, depuis sa déclaration unilatérale

392Catherine Poujol, Le Kazakhstan, op. cit. 193 Petite république montagneuse de 13 000 km2.

3\14Même si les motivations de la plupart des dirigeants politiques sont d'ordre géopolitique sinon purement économique et pétrolier

280

d'indépendance395, la Tchétchénie refuse de se considérer comme membre de la Fédération de Russie et, d'une manière générale, rejette la tutelle de l'ancienne puissance dominatrice. Moscou commence par déclarer illégale l'élection au suffrage universel du président Tchétchène Djokar Doudaïev et décréter l'état d'urgence et un blocus économique, tandis que les troupes russes intervenaient. Djokar Doudaïev concentre peu à peu tout le pouvoir, dissout le Parlement et soumet la presse à la censure dès avril 1993. Une opposition politique, puis armée, se lève contre le président regroupant des chefs de clans traditionnels, des anciens fonctionnaires communistes, des intellectuels. Elle lance une attaque contre Grozny, le 26 novembre 1994 avec l'aide de chars et de soldats russes. L'échec sanglant qui en a résulté a ouvert la voie à une intervention directe des Russes en mai 1994. Après plus d'une année de durs combats, un accord de cessezle-feu était conclu le 20 juin 1995 après que les troupes russes eurent pris le contrôle de l'ensemble des villes de Tchétchénie. A l'issue d'une parodie de scrutin, le 17 décembre 1995, Dokou Zavgaev, "homme depaille" de Moscou, devenait président de la République à la place de Doudaïev. La Tchétchénie semblait mise au pas; mais, le 9 août 1996, les combattants ont lancé sur Grozny des opérations leur permettant de rouvrir des négociations avec Moscou sur de nouvelles bases. La nouvelle armée russe est donc tenue en échec devant Grozny par une poignée de guérilleros; après l'Afghanistan, la voilà à nouveau humiliée, contrainte de quitter la Tchétchénie après une médiation attentats,

du général Alexandre Lebecl396. Plus tard, des conflits prises d'otages, enlèvements - éclateront entre clans

tchétchènes rivaux, entre le président élu AsIan Maskhadov et les anciens chefs de guerre, dont Shamil Bassaïev. L'enlèvement, le 5 mars 1999, du représentant du ministre de l'Intérieur russe a créé de 395Proclamée le 1er novembre 1991, précédée de l'élection au suffrage universel Qe 27 octobre 1991) de son président Djokar Doudaïev, un ancien général de l'aviation soviétique. 3% Les discussions avaient en effet repris à partir du 14 août 1996 sous l'égide du général Lebed; elles ont abouti le 22 août à un désengagement des Russes; le 31 août, un accord de paix est conclu en présence d'un représentant de l'OrganisationpOlir 10 lémnté et 10 aJopérationen Ellrope (OSCE), prévoyant un retrait total des troupes russes et un référendum en 2001 à propos du maintien de cette République au sein de la Fédération de Russie.

281

nouvelles tensions entre Moscou et la République indépendantiste. De nouveaux incidents graves, dont des attentats en Russie, seront le prétexte à une nouvelle intervention des troupes russes. Plusieurs raisons expliquent cet engagement massif et sanglant des Russes en Tchétchénie. Une Tchétchénie indépendante pourrait attirer à elle tous les peuples musulmans de la région du Nord Caucase. En outre, les réseaux d'acheminement du pétrole et du gaz vers Moscou passent par le territoire tchétchène ; Moscou négocie la construction des pipelines nécessaires au développement de l'énorme réserve de pétrole et de gaz de la mer Caspienne qui ne peuvent passer qu'en territoire tchétchène. Les Russes craignaient de ne plus contrôler les oléoducs qui traversent le pays; en outre, un projet turco-américain prévoit même d'importer du pétrole et du gaz sans passer par la Russie. Il est donc important de souligner que l'un des objectifs principaux des dirigeants de cette nouvelle petite République était de récupérer pour le compte de leur pays les richesses pétrolières que s'accaparait précédemment l'Union soviétique397.La Tchétchénie bénéficia d'ailleurs au début, et pendant trois ans, d'une indifférence des autorités russes, le statut ambigu de la République permettant à certains groupes pétroliers russes de se livrer à de fructueux trafics398. En 1994, après trois ans de juteux bénéfices, la situation se détériora. Moscou ne pouvait prétendre jouer un rôle majeur dans le partage de la manne pétrolière de la Caspienne que si la Russie avait le contrôle réel de l'oléoduc. Des tentatives de l'opposition pour renverser le président Doudaiev, téléguidées par Moscou, se soldèrent par des 397L'oléoduc du Caucase-Nord, qui relie les gisements de Bakou au port pétrolier de Novorossijsk, sur la mer Noire, via Makhatchkala, au Daghestan, passe par la Tchétchénie. Or, d'immenses gisements de pétrole supérieurs à ceux du KoweIt venaient d'être mis à jour sous la Caspienne. Et seuls deux oléoducs existants pouvaient permettre l'écoulement de cette manne: celui qui passe par la Tchétchénie et un autre, aux capacités plus limitées, qui traverse la Géorgie jusqu'à Batoumi. 398Le gouvernement russe avait en effet établi des quotas d'exportation très stricts,

-

-

de manière à protéger le marché intérieur en empêchant les producteurs de vendre la totalité de leur production sur le marché mondial à des prix beaucoup plus avantageux. Pour les pétroliers de Sibérie occidentale, l'une des manières les plus simples de dépasser les quotas était de vendre leur pétrole à l'étranger sous l'étiquette « tchétchène », en partageant les bénéfices avec le président DoudaIev tandis que les autorités russes détournaient pudiquement les yeux. Lire notamment l'article de Pierre

Lorrain

: « La fureur

du Caucase

)l, Le SPtdOçJ, tIN 11Iomk, octobre

68.

282

1999 ; p. 64 à

échecs. On le voit, le "conflit tchétchène" ne devait donc rien à une prétendue rivalité entre chrétienté et islam399, mais beaucoup aux intérêts pétroliers et de clans au pouvoir (aussi bien en Russie qu'ailleurs). D'une manière générale, la guerre dans le Caucase du Nord n'a pas un fondement strictement religieux, même si certains protagonistes tentent d'instrumentaliser le facteur identitaire pour justifier leurs actions (certains partis russes invoquent la guerre de la Russie chrétienne orthodoxe et slave contre les « banditswahhabites)); du côté des Tchétchènes ou des Daghestanais, certains groupes font aussi référence à l'islam politique). L'un des partisans de cette évolution fut un personnage mystérieux: le "commandantKhattab". Selon les services de renseignement russe, son vrai nom est Habib Abdel-Rahman. De confession wahhabite, il serait d'origine saoudienne, bien que certains le prétendent jordanien. En 1996, à trente et un ans, il combattait les Russes depuis plus de dix ans du côté des guérillas islamistes, d'abord en Afghanistan jusqu'au retrait soviétique en 1989, puis au Tadjikistan en 1992-1994, après l'effondrement de l'URSS et, enfin, en Tchétchénie où il installa des centres d'entraînement financés par différents mouvements islamistes radicaux. Il aurait le soutien technique et financier du banquier Ousama Ben Laden. Le 26 avril 1998, Movladi Oudougov, alors ministre des Affaires étrangères dans le gouvernement de Bassaïev, lança l'idée de la réunification de la Tchétchénie et du Daghestan dans les frontières d'avant la colonisation russe du siècle dernier. Le 12 mai 1998, Bassaïev en personne soutient la même idée en exprimant l'espoir que les deux Républiques ne seraient bientôt qu'un seul Etat. Le 17 août 1998, dans les montagnes du sud du Daghestan, trois villages se réclamant du wahhabismedécrétèrent leur fusion dans une République islamiste indépendante. A l'époque Bassaïev estimait qu'il suffisait d'introduire des troupes au Daghestan pour que la République entière se soulève! Ce ne fut pas le cas, mais le manque de réaction des troupes russes (dont les chefs savaient qu'ils seraient rendus responsables du moindre échec) permit à ses commandos, tout au 399Les discours de légitimation « religieuse » des actes politiques viennent toujours, des deux côtés, après coup, pour essayer de donner une justification à une partie de la population toujours sensible à ces thèmes de mobilisation.

283

long de l'hiver et du printemps 1999, de préparer l'invasion de villages daghestanais, d'où Bassaïev pourrait lancer une nouvelle guerre contre les russes. L'offensive fut lancée, de fait, dans les premiers jours d'août 1999; Bassaïev et Khattab s'emparèrent de plusieurs localités. Le 9 août, le Premier ministre russe Sergueï Stepachine était limogé et remplacé par Vladimir Poutine, le chef du Service fédéral de sécurité (ex-KGB). Sur le terrain, les opérations de maintien de l'ordre prirent très vite les allures d'une vraie guerre. Malgré de nets succès, l'armée russe se révéla incapable d'éliminer les commandos wahhabites qui investissaient les villages et les tenaient quelques jours en infligeant de lourdes pertes aux troupes de Moscou avant de se replier en Tchétchénie. Le 25 août 1999, le ministère russe de la Défense prit la décision d'y bombarder les bases rebelles. Le 31 août une bombe explose dans un centre commercial près du Kremlin, fit un mort et une quarantaine de blessés. Cinq jours plus tard, le 5 septembre, l'explosion d'une voiture piégée devant un immeuble habité par des familles de soldats russes faisait soixante-quatre morts à Bouinaksk, au Daghestan. Dans la nuit du 9 septembre une explosion d'une rare intensité (l'équivalent de 300 kilos de 1NT, selon les experts) rasa littéralement un immeuble de sept étages dans le sud-est de Moscou: quatre-vingt-douze personnes trouvèrent la mort. Le 13 septembre, à cinq heures du matin, un autre immeuble fut soufflé (200 kilos de 1N1), à quelques kilomètre à peine de la précédente explosion. Le 16 septembre, un carnion piégé bourré d'explosifs explosa devant un immeuble d'habitation, à Volgodonsk, dans le sud de la Russie cette fois, faisant dix-neuf morts. Pour le maire de Moscou, Iouri Loujkov, il ne faisait guère de doute que « des bandits tchétchènes» voulaient (( vengerla défaitedes extrémistesau Daghestan» ; Loujkov, qui se présente en tandem aux élections législatives de décembre 1999 avec l'ancien Premier ministre Evgueni Primakov, s'illustra dans les jours qui suivirent les attentats par une politique brutale de contrôle des personnes au faciès caucasien (que les Russes qualifient vulgairement de tchernojopy, (( culs noirs» Q. Depuis le début de septembre 1999, en violation de l'accord Tchemomyrdine-Maskhadov du 23 novembre 1996, les forces russes ont pénétré sur le territoire tchétchène. Le monde assiste incrédule, après la fin de la guerre au Kosovo, à une terrible intervention des troupes russes en Tchétchénie ; c'est la plus

284

grande opération militaire depuis l'Afghanistan qui est ainsi déclenchée par l'armée russe, au risque d'embraser tout le Caucase. Les Tchétchènes revendiquent leur droit légitime à l'autodétermination que les Russes refusent. En réalité, la Russie cherche à renforcer son contrôle des ressources du Caucase en orientant ses visées expansionnistes vers le sud, la Transcaucasie et l'Iran. Et pour faire oublier une situation interne catastrophique, les hauts responsables russes Oe nouveau président Poutine, en l'occurrence) estiment pouvoir réaliser leurs objectifs géostratégiques et pétroliers par la seule force des armes. Officiellement, il s'agit de pourchasser les "terroristes islamistes" accusé d'avoir fomenté en août 1999, des troubles au Daghestan et d'être responsables des attentats meurtriers en Russie. Mais l'offensive s'est transformée en guerre totale, dont les populations civiles, .notamment à Grozny soumise, comme durant l'hiver 1994-1995400, aux bombardements et aux tirs de missiles - sont les premières victimes40t. Contrairement à leur attitude à l'égard de la Bosnie de Slobodan Milosevic, l'absence de toute sanction de la part des occidentaux (Union européenne, Etats-Unis) à l'égard des crimes en Tchétchénie ont convaincu le pouvoir russe de son impunité. Le ministre des affaires étrangères, Hubert V édrine, par exemple, a pu parler d'une «guerre coloniale)) en Tchétchénie, tout en assurant, dans le même temps, respecter les « aJJàiresintérieures russes)); beaucoup de ses homologues occiden~aux, ignorant cyniquement les bombardements sauvages à coups de missiles, les ratissages dans la population civile, la torture généralisée, ont fait pire en répercutant les mensonges du Kremlin sur la «fin des opérationsantiterroristes)). Sous prétexte de lutte contre l'islamisme radical dans le Caucase, les Tchétchènes ont été lâchement

abandonnés

par la communauté

internationale

-

créant du

coup les conditions de la désespérance et de nouveaux drames pouvant conduire précisément à l'exacerbation du radicalisme islamiste. 400Karel Bartak: «Tchétchénie, une guerre sans nom », Le Monde Diplomatique, mai 1995. Et Marie-Claude Slick: «A Moscou, le statut de la Tchétchénie divise les experts », Le Monde Diplomatique, octobre 1996. 401 Lire Jean Radvanyi: « Pourquoi Moscou relance la guerre de Tchétchénie I), Le Monde Diplomatique, novembre 1999; p. 4-5. Et de Jean Radvanyi (avec Alexis Berelowich), Les 100 portes de 10Russie, Editions de l'Atelier, 1999.

285

Echec des néofondamentalistes

Chapitre 17 Bosnie à exporter le Jihâd

L'islam balkanique témoigne des relations séculaires, tumultueuses certes, mais, à beaucoup d'égards aussi, riches et denses, entre l'Occident et le monde musulman - turc pour l'essentiel. n s'agit d'un islam européen particulièrement syncrétique et créatif, très éloigné de la vision du monde étriquée des fondamentalistes musuJmans arabes, afghans ou iraniens. Ancré dans cette région emblématique située au carrefour de nombreuses civilisations, il reste très profondément marqué par la culture européenne; c'est pourquoi les mouvements islamistes, incapables d'en comprendre les ressorts profonds et vivants, ont échoué à s'y implanter. L'échec cinglant de la ((greffe du )ïhâd en Bosnie ))402est, en effet, un exemple particulièrement édifiant du fossé béant qui sépare désormais la représentation du monde propre à l'idéologie de l'islamisteradicalet à celle du néofondamentalistede l'aspiration profonde à la démocratie et à une conception ouverte et tolérante de l'identité de populations musulmanes vivant bien souvent dans des réalités sociales, culturelles et politiques très distinctes les

-

unes des autres, se distinguant parfois comme c'est le cas des Bosniaques musuJmans - par une pratique religieuse extrêmement

faible et ne se déftnissant guère exclusivement par leur appartenance confessionnelle. L'exemple bosniaque est à la fois édifiant et tragique, puisque les populations

civiles de ce pays

-

en particulier,

les MusuJmans

- ont

vécu pendant de longues années une terrible guerre faite d'atrocités innommables exécutées froidement par les milices serbes de Slobodan Milosevic, au nom justement d'une conception fermée, exclusive, agressive et finalement meurtrière de l'identité. Dès avril 402 Selon l'expression

de Gilles Kepel. Lire le Chapitre 4 de la Troisième

partie,

intitulé: « La guerre en Bosnie et le rejet de la greffe du Jihad », du livre de Gilles Kepel, Jihad. Expamion et déclinde l'islamirme,op. cit. ; p. 239-254.

1992 en effet, un mois après la déclaration d'indépendance de la Bosnie-Herzégovine - pays où les Musulmans403étaient mêlés depuis des siècles aux Serbes orthodoxes, aux Croates catholiques et à d'autres

(( nationalités)jI04

fut perpétrée

d'abord

-,

une agression militaire des forces serbes

contre

Sarajevo

-

capitale

du nouvel

Etat

et

symbole de la coexistence des peuples, des cultures et des civilisations de la région -, puis contre le reste de la Bosnie. Mise à feu et à sang de l'ex-Yougm~lavie; assassinats de femmes, d'enfants et de vieillards; camps d'internement et charniers; massacres collectifs systématiques de villageois et déportations massives des populations civiles; exécuti0ns sommaires; liquidation de dirigeants politiques et d'intellectuels; mutilations, viols collectifs, violences sexuelles contre des mineures; tortures, extermination des malades ou des adultes en 403

TIs'agit de Slaves islamisés. Le terme «MllSlllmans » correspond ici non pas à une défmition strictement ronftssionntlk, mais à l'affirmation d'une identiti na!iona!t noll/ltlk

(fondée certes sur l'appartenance confessionnelle). Lorsque les populations musulmanes de Bosnie étaient devenues le premier groupe démographique de cette République et que leurs élites commencèrent à pénétrer les rouages de et de l'économie, TIto a voulu promouvoir leur « nationalité» - qui n'était pas reconnue en tant que telle au sein de la Fédération de Yougoslavie et cherchait également par là à assurer le succès de sa stratégie au sein du MOIIVt11ltntdes P'!Ys non-alignés,lequel compte de nombreux et importants Etats musulmans (comme l'Egypte de Nasser ou l'Indonésie de Suharto). C'est donc la Yougoslavie de Tito qui jettera les bases de l'affirmation d'une identité natioNa!tTllllSlllmant.Après une première phase pendant laquelle l'idéologie officielle favorisa un centralisme politique et culturel visant à fondre toutes les composantes du pays dans une identité yougoslave et socialiste unique, la décennie soixante marque la volonté d'accentuer la dimension ronfldiralt de l'Etat. Par opposition aux autres Républiques constitutives de la Fédération yougoslave, qui correspondent à une «nation» (Serbes, Croates, Slovènes, Macédoniens...), la Bosnie-Herzégovine ne comprend pas une « nation bosniaque », mais regroupe des Serbes, des Croates, etc. jusqu'à ce que le recensement de 196 1 fasse apparaître la dénomination distincte de « Mmlllmans», entendue au sens ethnique. Celle-ci deviendra à partir de 1968 une «Nationalité» nouvelle. Les «MllSlllmaNS» (avec un M majuscule) sont donc les populations de langue serbo-croate et d'appartenance confessionnelle islamique, alors que le terme l'administration

-

))

« TIINSlllmaNS (avec un TIIminuscule)

désigne

tous les fidèles de la religion

musulmane,

quelle que soit leur nationalité (Musulmans, mais aussi Albanais du Kosovo, par exemple). Lire Xavier Bougarel, Bosnit,anatomitd'linroNjlit,La Découverte, 1996.

-

404Lors du recensement de 1991, la République de Bosnie encore membre de la Yougoslavie comptait 4364 574 habitants, dont 43,7 % se déclaraient Musulmans, 31,4% Serbes, 17,3 % Croates, 5,5 % Yougoslaves, et 2,1 % «autres »... C£ Xavier Bougarel, op. cit. ; p. 141.

-

288

âge de se battre; appropriation ou destruction de biens sur une grande échelle; destruction de villes et de monuments; siège horrible de Sarajevo; anéantissement de Vukovar, etc. : au nom du (( nettf!Jage ethnique)), le régime de Slobodan Milosevic a multiplié, depuis cette date et jusqu'à sa capitulation au Kosovo, les crimes contre les

Croates et Bosniaques, puis plus tard, contre les Albanais du Kosovo. Dans un td contexte, le conflit en Bosnie a été l'occasion pour plusieurs Etats et organisations islamistes de manifester leur présence. Suscitant un élan de solidarité et une mobilisation importante des opinions publiques des pays musulmans, horrifiées par ces massacres à grande échelle, l'agression serbe contre les musulmans bosniaques, entraîna, dès le printemps 1992, l'arrivée de (( combattants du Jihâd )). Après le jihâd d'Afghanistan, beaucoup d'islamistes firent de l'agression serbe et du (( nettoyageethnique)) une lecture éminemment confessionnelle y voyant une forme de croisade, une volonté de destruction de l'islam balkanique. Les oppositions islamistes y trouvaient matière à surenchère, accusant les Etats occidentaux et les régimes musulmans d'inertie, sinon de connivence avec l'Occident après la tragédie qu'avait représenté la guerre du Golfe. Mais, cette mobilisation resta modeste; jusqu'à la signature des accords de Dayton, le 21 novembre 1995, il semble en effet que le nombre des ((jihadistes)) ait oscillé entre cinq cent et quatre mille au maximum, selon la période considérée. L'expérience afghane a joué un rôle important pour nombre d'entre eux; leur recrutement, leur acheminement et leur prise en charge logistique ont suivi pratiquement les mêmes filières. Ains~ la plupart des Organisationsnon gouuemementales islamiques présentes en Afghanistan et au Pakistan s'engagèrent également en Bosnie-Herzégovine. Parmi elles, on retrouve l'International Islamic RBlie}:Organization, al-Haramqyn, al-Kifâh RBJugee,etc. Les cadres de ces organisations étaient, pour la plupart, des anciens Afghans. Et parmi les (( combattants du Jihâd)) - originaires d'Arabie Saoudite, du Koweït, du Maghreb, de l'Orient arabe, de Turquie, du Pakistan, d'Iran beaucoup étaient également des vétérans de la guerre d'Afghanistan. A cela s'ajoute une concurrence assez rude entre la Turquie, l'Iran, le Pakistan et l'Arabie Saoudite

-

pour

la (( défense de la cause bosniaque )).

La guerre de Bosnie fut donc, entre 1992 (déclenchement de l'agression serbe) et 1995 (signature des accords de Dayton), un enjeu

289

majeur dans la concurrence entre Etats et mouvements oppositionnels islamistes pour le monopole du champ de l'islam politique; elle permit l'expression de diverses stratégies qui, incapables de saisir les spécificités culturelles et politiques de cette région, échouèrent toutes. On retrouva les mêmes pôles concurrents qu'auparavant: l'Iran shî'ite, l'Arabie Saoudite wahhabite,les multiples tendances des mouvements islamistes, des Frim musulmans aux « salafistesJïhadistes )). Une forme plus radicale de propagation des conceptions intransigeantes de l'islam - que la simple Da'wa de certaines organisations caritatives sous égide saoudienne - fut promue par les « salafistesjihadistes )) qui parvinrent en Bosnie pour y mener le jihâd .armé malgré l'opposition de leurs gouvernements. Comptant, selon diverses estimations, près de deux mille combattants, dont bon nombre de Saoudiens et de ressortissants de la péninsule Arabique, ils arrivèrent en Bosnie après l'entrée des Mouc!jahidinà Kaboul en avril 1992. Tandis qu'Egyptiens et Algériens commençaient à rentrer dans leurs pays - où beaucoup prendraient part aux activités militantes de la Jamâ'a Islâmf1ya et des GIA - ceux

qui venaient en Bosnie n'avaient à peu près aucune idée de ce que pouvait bien être un pays musulman européen, qu'ils perçurent comme une nouvelle portion de la Umma islamique où se comporter comme en Afghanistan40s. Les volontaires « sala/lStes))qui arrivèrent en Bosnie, et qui firent de Zenica, facilement accessible depuis la Croatie, leur lieu de rassemblement, combattirent soit de leur propre initiative, soit dans le cadre de la 7e Brigade « islamique)) de l'armée bosniaque, créée en septembre 1992. Les conflits idéologiques qui les opposèrent aux combattants de souche bosniaque conduisirent à leur regroupement au sein du régiment al-Mudzahidun, créé spécialement pour eux en août 1993. Ils furent responsables d'atrocités à tel point que l'armée bosniaque dut reprendre le contrôle des éléments dont le zèle excessif lui portait préjudice.

40SL'un des principaux dirigeants des Moudjahidin de Bosnie fut une figure haute en couleurs, le (( «Jmmandant» Aboû 'Abdel-Azîz, dit « Barbaro!» (Barberousse), ainsi nommé à cause de la barbe qu'il portait longue et qu'il teignait au henné. Ainsi, d'Afghanistan, qu'il rejoignit en 1984 à l'appel d'Abdellah Azzam, il cherchait un nouveau terrain pour poursuivre le ]ibâd après la chute de Kaboul en t 992, hésitant entre les Philippines et le Cachemire.

290

L'activisme iranien chercha - sans grand succès - à s'y déployer profitant des liens que Téhéran avait auparavant tissé avec les fondateurs du SDA406; des activités idéologiques et caritatives furent r~layées par le Croissantrougeiranien ; des armes en provenance d'Iran furent même acheminées via la Turquie et Zagreb; des instructeurs militaires issus du corps des pasdaranfl07pénétrèrent en Bosnie, avant d'être contraints, sous la pression américaine, de partir. De son côté, Riyad chercha notamment à faire de l'Organisation de la Conférence islamique

-

où son influence

s'y exerçait de manière

prépondérante

-

le forum adéquat pour prendre des initiatives, qui demeurèrent d'ailleurs plus diplomatiques et humanitaires que militaires; l'aide saoudienne est aussi passée par une branche spécialisée de la Lgue islamique mondiale et par un fonds spécial géré par le prince Salman, le gouverneur de Ryiad, qui en avait supervisé un, semblable, pour l'Afghanistan. Mais toutes ces initiatives - et les millions de dollars saoudiens,

d'origine

publique

et privée

-

n'ont pas permis

à l'Arabie

Saoudite d'avoir une influence significative sur la Bosnie. En effet, le rigorisme et le conservatisme wahhabitesn'exerçaient guère d'attrait sur une population profondément européenne dont les élites urbaines et laïcisées aspirent non à l'Etat islamique mais à la démocratie dans un Etat multiculturel sécularisé. Dans d'autres pays, différents mouvements islamistes et réseaux néofondamentalistes oppositionnels incriminèrent l'inertie et la passivité de leurs gouvernements respectifs et cherchèrent à instrumentaliser le drame bosniaque pour en faire le cheval de bataille de leur mobilisation - certains, à l'image des Frires musulmans égyptiens, n'hésitant pas, dès 1992, à faire appel au Jihâd. Mais ces appels furent très peu entendus, car le contexte bosniaque et balkanique en général n'était absolument pas comparable à celui de l'A fghanis tan. Cependant, pour éviter une nouvelle agitation déstabilisatrice, la plupart de ces Etats s'employèrent à contrôler sévèrement les initiatives de solidarité avec la Bosnie, les cantonnant dans une dimension strictement humanitaire, et réprimant toute velléité d'engagement armé. En outre, au regard de la décennie

406

SDA : Stranko Demokratske Akcije: Patti de l'Action Démocratiquedu président Alija

Izetbegovic. 407 Gardiens

de la Rivolution.

291

précédente, la situation des Etats islamistes avait beaucoup changé. Ainsi, Téhéran avait perdu le zèle révolutionnaire qui était le sien avant la mort de Khomeiny ; la monarchie wahhabitede son côté était

-

lourdement endettée et contestée par une dissidence intérieure qu'incarna Oussama Ben Laden - après la coûteuse guerre du Golfe;

enfin, il était clair que le jihâd représentait un slogan à manier avec précaution en milieu européen. Comme l'observe, à très juste titre, Gilles Kepel, la cause bosniaque donna donc lieu pour l'essentiel à une compétition de basse intensité entre ces deux capitales et leurs cercles d'alliés, principalement à travers le parrainage d'organisations humanitaires islamiques, qui firent irruption dans un domaine où les ONG caritatives occidentales avaient jusqu'alors le monopole, auxquelles elles opposèrent leur propre conception de la charité. Des ((jihadistes)) de Peshawar, et de nouvelles recrues, évaluées à quelque quatre mille personnes au maximum, partirent combattre en Bosnie. Les Moudjahidin étaient répartis au sein de plusieurs brigades de l'Armée de la République de Bosnie-Herzégovine. Néanmoins, la plus grande partie d'entre eux avait été incorporée au sein de la Septième Brigade du Troisième Corps d'armée, et regroupée dans une unité combattante appelée Bataillon desMoudjahidin; celle-ci, dont la création remonte au mois de septembre 1993, s'illustra tout au long de la guerre sous le commandement d'un Algérien: Aboû al-Maali. Après la signature des accords de Dayton et du traité de Paris (21 novembre et 14 décembre 1995) qui fixaient, entre autres, le départ des Moudjahidin étrangers pour janvier 1996, la majorité de ces derniers furent raccompagnés aux frontières et évacués par petits groupes; seuls étaient restées quelques dizaines de combattants, principalement regroupés dans la région de Zenica. Tous, par la suite, auraient été intégrés soit dans l'Armée bosniaque soit au sein des ONG islamiques, en particulier ceux qui auraient obtenu la nationalité bosniaque. Cette présence, même très faible, de Moudjahidin sur son sol, constitue pour la Bosnie un facteur de tension, car certains d'entre eux ont continué à entretenir des liens avec des réseaux de la mouvance islamiste: le 15 février 1996 par exemple, une opération de l'IFOR avait mis à jour la présence d'un camp d'entraînement aux actions terroristes dans les environs de Fojnica. De plus, une dérive criminelle de certains anciens combattants a été possible, comme l'ont démontré les exactions

292

commises, en février et mars 1997, par des ressortissants d'origine française, Lionel Dumont et Mouloud Beghelane, anciens de Bosnie, interpellés à la suite d'un assassinat d'un policier bosniaque et d'attaques à main armée. Néanmoins, à l'exception de ces exemples isolés, il semble que la greffe islamiste ou néofondamentaliste n'a pas pris en Bosnie. Une des causes principales en fut la prudence et la modération des responsables bosniaques dont le combat était loin de se réduire à sa dimension confessionnelle. Les espoirs des « brigadistesdu Jihâd )), venus projeter sur Sarajevo le fantasme d'un nouveau Kaboul, furent déçus; ils ne sont pas parvenus à transformer significativement la guerre en jihâd car, à l'inverse de l'Afghanistan, ce terme ne rencontrait guère d'écho panni les populations musulmanes locales. Dans l'ensemble, celles-ci percevaient en d'autres termes la nature du conflit qui les opposait aux agresseurs serbes408.

408Les courants panis/amistes (pour qui l'appartenance confessionnelle doit s'exprimer aussi sur le plan politique en cherchant à fonder la Communauté-Umma universelle des croyants), réprimés dans les années trente et quarante, sont toujours demeurés très minoritaires dans ce pays; la population et ses élites ont toujours été, de leur côté, très peu sensibles à l'idéologie islarnise et plutôt séduites par la laïcité. Certes, Alija Izetbegovic avait fait partie, dans sa jeunesse, de l'association panislarniste, influencée par les Frim musulmans égyptiens, Mlodi Musulmani Œeunes musulmans), fondée en 1941, et démantelée par le pouvoir titiste en 1949. Il avait été emprisonné une première fois pour ses idées en 1946, et devait l'être de nouveau au printemps 1983, au terme d'un procès intenté à treize inculpés accusés de «fondamentalisme islomique » à un moment où la révolution iranienne faisait peur et où la mort de Tito (mai 1980) jetait le désarroi dans l'ex-fédération de Yougoslavie. Sept ans plus tard, en mars 1990, tandis que la Yougoslavie commence à se décomposer, il crée le Parti de /'Action Démocratique (Stranka

Demokratske

Akcije:

SDA)

- dont

le nom originel

de

Parti musulman yougoslave n'avait pas été agrée par les autorités - qui fait le plein des voix musulmanes aux élections pour la présidence collégiale de la République yougoslave de Bosnie-Herzégovine. Alija Izetbegovic deviendra le premier président démocratiquement élu de ce pays. Issu certes à l'origine d'un courant religieux, le SDA a rapidement évolué vers une conception démocratique et laïque du politique. Contrairement à ce qu'affirmait la propagande serbe, ni le président Izetbegovic ni les autres dirigeants du SDA n'ont voulu - y compris aux pires moments de la «purification ethnique» et alors qu'ils pouvaient se sentir abandonnés par les grandes puissances créer un Etat islamique ou appliquer la shan~a.Leur souci consistait, au contraire, à séparer identité nationale et appartenance ethnique et à fonder une société démocratique et pluraliste. Lors des élections organisées en septembre 1996, alors que la guerre était terminée, le SDA a consolidé son succès de 1990, tirant ainsi

-

293

Au total, la guerre de Bosnie a montré qu'il y avait un hiatus énonne entre les conceptions islamistes étrangères et importées de l'identité musulmane et la version sécularisée, tolérante et ouverte qu'en a la majorité de la population locale. L'exacerbation de l'identité religieuse sur le modèle de l'islamisme politique militant, que les diverse organisations caritatives islamiques et les activistes fonnés dans les réseaux de Moudjahidin à Peshawar ou Kaboul ont essayé de propager au plus fort de la tragédie du peuple bosniaque, a finalement rencontré un écho à peu près nul. Les Etats et organisations islamistes qui souhaitaient exprimer leur (( solidarité)) avec le peuple bosniaque et exercer quelque influence sur la société ou qui voyaient directement dans la Bosnie un nouveau front pour la «gUetTesainte )) disposaient finalement de peu de relais et de contacts dans la société bosniaque. L'idéologie islamiste exerçait peu d'attrait sur une élite bosniaque ancrée dans la culture européenne.

l'essentiel des bénéfices de la victoire morale remportée contre l'agression serbe et de la stature internationale d'Alija Izetbegovic.

294

Chapitre 18 L'islam en Europe de l'Ouest

TIpeut paraître d'emblée étonnant de consacrer un chapitre à l'islam en Europe de l'Ouest, dans un ouvrage qui porte sur la Géopolitique de l'islamisme. L'ambition de ce chapitre n'est pas de décrire dans le détail les réalités de l'islam et des musulmans en Europe; la place manque ici pour un tel projet; il existe de nombreux ouvrages consacrés à cette question. Ce chapitre, qui se veut plus synthétique et plus modeste, s'articule autour de quelques idées fortes et développe quelques remarques générales sur les évolutions les plus récentes et les plus significatives ayant affecté les populations d'origine musulmane vivant en Europe. Loin de vouloir confondre islam et islamisme, il s'agit ici, bien aU contraire, de montrer que les phénomènes de l'islamisme et du néofondamentalisme restent très minoritaires - pour ne pas dire marginaux - au sein des nombreuses communautés musulmanes établies dans les divers pays de l'Union européenne. Toutes les études portant sur l'islam en Europe409 ont en effet mis en évidence l'extraordinaire diversité des populations musulmanes, la pluralité de leurs conceptions culturelles, mais aussi la faiblesse de leurs pratiques cultuelles et surtout leur ferme volonté d'insertion 409 Lire en particulier:

Bernard Lewis et Dominique

Schnapper

(00.), MusulmtmJ

d'ENTTIpe,Actes Sud, 1992. Robert Bistolfi et François Zabbal (dir.), Islams d'Europe, Ed. de L'Aube, 1995. Felice Dassetto, La conslrllr:tionde /1slO171 européen,L'Harmattan, 1996. Chantal Saint Blancat, L7slam de la diaspora, Editions Bayard, 1997. Farhad Khosrokhavar, L'islam desjeunes, Editions Flammarion, 1997. Alain Boyer, L7slam en France, PUF, 1998. Ou encore Lena Babès, L7slam positif La religion des jeunes musulmans de France, les Editions de l'Atelier, 1997. Jocelyne Cesari, Etre musulman en France aujourd'hui, Hachette, 1997. Jocelyne Cesari, Faut-il avoirpeur de fislam ?, Presses de Sciences Po., 1997. Jocelyne Cesari, MNSulmans et républicains.Lesjelines, /1slam et la France, éd. Complexe, 1998. Jocelyne Cesari : «L'islam français, une minorité religieuse en construction», dans Mondher Kilani (dir.), Islam et changement social, Payot Lausanne, 1998. Abderrahim Lamchichi, Islam et Musulmans de France, L'Harmattan, 1999. Et Michèle Tribalat, Faire France. Une enquêtesur les immigréset leurs enfants, Editions La Découverte, 1995.

dans le cadre des sociétés européennes démocratiques et sécularisées. En une génération à peine, ces populations, aux multiples origines et traditions, ont fait montre d'une formidable capacité d'adaptation. Globalement, malgré les difficultés sociales de certains d'entre eux, les musulmans semblent bien assumer leurs multiples attaches et identités et parviennent à concilier leurs croyances religieuses et leur vécu en Europe. L'islamisme et le néofondamentalisme, pourtant très actifs un moment, y ont finalement trouvé très peu d'ancrage. Le scénario, maintes fois avancé il y a quelques années, selon lequel de jeunes musulmans, exclus de l'intégration410, pourraient verser en grand nombre dans l'islamisme radical et la violence, s'est révélé tout à fait caduc. Car en effet, la mouvance islamiste en France et en Europe a toujours été à la marge d'une population désireuse avant tout de s'intégrer. Elle a toujours été aveugle aux aspirations profondes d'une population dont les membres construisent désormais leurs projets de vie en fonction de leur désir ardent de s'insérer socialement et d'être des citoyens à part entière dans les sociétés d'accueil, non en fonction des turbulences politiques des pays d'origine. Même les associations islamiques qualifiées un moment de fondamentalistes et certaines entretenaient effectivement des liens de dépendance très étroits avec des Etats islamistes, ou étaient des relais d'organisations fondamentalistes internationales - ont vite évolué. Leurs cadres désirent les faire apparaître comme des organisations désormais définitivement inscrites dans le paysage européen. Leurs objectifs prioritaires s'articulent autour de quelques thèmes forts: accentuer leurs actions sur le terrain associatif (aux plans social, éducatif, culturel et cultuel) ; être des interlocuteurs crédibles auprès des autorités locales et/ou nationales, voire européennes; renforcer leur représentativité et tenter en même temps de dépasser les multiples dissensions et clivages qui divisent les musulmans. Les nouvelles générations de militants au sein des mouvements associatifs islamiques en Europe veulent assumer des responsabilités dans l'espace public; ils privilégient la double thématique de la citoyenneté et de l'organisation de l'islam; ils revendiquent haut et fort leur identité islamique et aff1rment en même temps partager pleinement,

-

410

A l'image de Khaled Kelkal, ce «hell'» impliqué en 1995 dans un réseau terroriste

et finalement

abattu

par les forces de l'ordre.

296

avec

le reste de la population européenne, un destin commun et des

valeurs communes; ils condamnent donc fermement l'activisme et les dérives d'un islamisme radical qui ne peut que nuire au processus de maturation et de reconnaissance d'un islam européen. En outre, la plupart des musulmans vivent leur relation à l'islam de manière paisible, comme l'une des dimensions parmi d'autres de leur identité. Ainsi que nous avons tenté de le montrer dans un ouvrage précédent"11, trois traits fondamentaux caractérisent, au total, la dynamique d'évolution récente des musulmans: intégration,acculturation et diversijication; ces éléments se conjuguent donc pour offrir de la population de culture musulmane une image somme toute fort peu différente du reste des sociétés européennes. Ce n'est donc pas répétons-le - le Jôndamentalismequi singulariserait l'islam français et européen, mais bien plutôt une religiosité quiétiste et très modérée, d'une part; et, d'autre part, une tendance profonde à la sécularisation des conduites et des croyances. Ce qui signifie que, chez beaucoup de musulmans, la dimension religieuse normative stricto sensu est progressivement abandonnée au profit d'une identification plus culturelle, ou bien encore, qu'une prise de distance est opérée par rapport à la socialisation religieuse traditionnelle, empruntant la voie de ce que l'on pourrait nommer une religiosité du Jôr intérieur. Autrement dit, l'islam majoritaire en France et en Europe est soit individuel et privé, soit tend à valoriser la dimension identitaire, sociale et culturelle de l'appartenance religieuse. Dans leur immense majorité, les musulmans cherchent à adapter leurs coutumes et leurs conceptions spirituelles aux réalités et. valeurs des sociétés modernes et parviennent à faire coexister et vivre sans trop de conflits leurs multiples attaches culturelles, en (( bricolant» une identité nouvelle. Aussi, les pratiques religieuses par exemple constituent-elles moins le signe d'une (( réislamisation)), que des moments forts pendant lesquels les liens familiaux se resserrent, les relations sociales s'intensifient. C'est le cas notamment des fêtes religieuses (notamment, la fête marquant la rupture du jeûne du mois de Ramadan ou Aïd al-Fitr, ou encore la fête du sacrifice: Aïd alAdM ou Aiâ al-Kabî-ry,des rites de 411 Abderrahim

Lamchichi, IS/11fI1et Musulmans de Fmnce, Editions L'Harmattan, 1999. Ou encore Abderrahim Larnchichi, Islam-Occident, Islam-Europe. Choc des civilisations ou coexistence des cultures ?, Editions L'Harmattan, 2000 ; chapitre 5 : « Quelle place pour les musulmans en Europe?»; p. 95 à 146..

297

passage (comme la circoncision, les mariages ou les décès) qui sont des moments fondamentaux de manifestation d'appartenance collective; ces moments indiquent en effet un processus de transfert de la religioIitéformelle au besoin de création de lien Iociafll2. Au total, il n'y a donc pas un islam d'Europe, mais des islams d'Europe; l'appréhension du religieux qui semble l'emporter, chez l'immense majorité des musulmans, est celle qui le considère d'abord comme une expérienceindividuelle,permettant l'affirmation de so~ non un ensemble de pures contraintes communautaires; les demandes ardentes de reconnaissance du culte musulman sont moins le signe d'un repli que d'une intégration; les courants islamistes ou néofondamentalisteIdemeurent, quant à eux, très minoritaires, voire tout à fait marginaux. .. Le message néofondamentaliste a pu cependant trouver - en particulier, pendant les moments de crise (guerre du Golfe, de Bosnie ou de Tchétchénie, événements dramatiques en Algérie, situation des Palestiniens dans les Territoires occupés, etc.) - un certain écho, notamment au sein d'une frange de la jeunesse exclue résidant dans les quartiers dits "en difficulté". Il faut cependant noter que cette rhétorique militante se nourrit moins de l'instrumentalisation des conflits politiques internationaux, que de la misère et de l'exclusion sociales. Une partie de cette jeunesse se trouve en effet livrée à des espaces de marginalité ou subit de fortes discriminations, et elle peut se réfugier dans un discours identitaire de rage et de revanche. Elle s'identifie d'ailleurs difficilement à la culture des parents413, encore moins aux clivages et luttes politiques des pays d'origine; elle peut donc être séduite par le discours "minimaliste" et moralisateur de certains groupes néofondamentalÙteI qui prônent contre la "corruption(alFa.rIâd) du monck occickntal', le repli frileux autour de la "définIe de l'i.rlam"

-

un

islam

désincarné,

abstrait,

réduit

à sa plus

simple

412 Lire Chantal Saint Blancat, L7slam dl la diospom, op. cit. Farhad Khosrokhavar, L'islam dis jeunlS, op. cit. Ou encore Lei1a Babès, L7s/afll positif. La reGion dis jeunes fIIusulmans de France, op. cit. 413 Cultures arabe, maghrébine, kabyle, persane, ourdoue, turque, etc. Lire Olivier Roy: (( Ethnicité, bandes et communautarismes », Esprit (La Fmnce des banlieues), février 1991. Et Olivier Roy: «Naissance d'un Islam européen)), in. Esprit (1), janvier 1998.

298

expression ritualiste et rigoriste414. Or, 1'«identité musulmane)), la « culture musulmane )), avec laquelle certains jeunes séduits par la rhétorique néofondamentaliste voudraient renouer - quitte à la réinterpréter pour se la réapproprier -, ne saurait être réduite à une stricte dimension religieuse: d'où le faible impact des groupes néofondamentalistes sur une jeunesse dont ils ignorent très souvent toutes les aspirations et toutes les motivations. Néanmoins, ces mouvements ont relativement plus d'impact que le discours de l'islamisme politique classique qui séduit probablement beaucoup moins les générations les plus jeunes et les moins politisées. Ces mouvements islamistes sont en effet engagés dans des stratégies politiques de contestation des Etats du Maghreb ou du ProcheOrient, expriment la volonté de conquête du pouvoir dans les pays d'origine

-

alors que les courants

néofondamentalistes mettent

davantage

l'accent sur la réislamisationet la communautarisationde l'immigration. Produits de la déculturation et d'une crise de l'intégration (chômage, problèmes sociaux dans les banlieues, discriminations à l'embauche et au logement), certaines associations néofondamentalistessavent qu'il est vain de tenir un discours strictement politique et cohérent à la population musuhnane ; ce qui induit de leur part des pratiques allant dans le sens de l'exacerbation du communautamme; mais, l'élaboration de revendications en faveur d'un statut - social, culturel, juridique dérogatoirepour les musuhnans d'Europe se heurte à un échec dans la mesure où le désir le plus ardent de l'immense majorité est de s'intégrer grâce à la citoyenneté et à un projet de vie durable. Il ne faut cependant pas nier le fait que dans certains milieux islamistes militants, la révolution iranienne, la victoire des Mour!Jahidin afghans sur les troupes soviétiques (début 1989), la guerre du Golfe, la guerre livrée, à partir de 1992, par les Groupes islamiques armés en Algérie, les injonctions au port du voile à l'école (dès l'automne 1989 en France), ou encore la fatwa lancée, le 14 février 1989, par Khomeyni, peu avant sa mort Oe 3 juin 1989), appelant au meurtre

-

414Par exemple, la langue devient un pur instrument - neutre, en quelque sorte de transmission de ce message coranique minimaliste; d'où l'abandon des langues d'origine en faveur de l'utilisation des langues européennes (français, anglais, néerlandais, allemand.. .), y compris lors des prêches du vendredi dans les mosquées.

299

l'écrivain Salman Rushdie, eurent un certain écho415.A Londres, Paris

ou Berlin, les réseaux néofondamentaliste.r ou islamistes - ceux du Refah Partisi turc, les Frim musulmans, les prédicateurs indo-pakistanais du Tablîgh, les adeptes des Jamâ'ât-e islâmî ou des associations diobandieset barelwies,mais surtout les wahhabitessaoudiens, à travers notamment la Ugue islamique mondiale, les shî'ites liés à Téhéran y luttaient de manière acharnée pour conserver leur hégémonie sur l'expression d'un certain islam rigoriste. A chaque étape, une tendance différente cherchait à s'emparer de la direction de l'islam européen pour évincer les autres. Déçue par les mouvements antiracistes ou par les marches pour les droits civiques et l'égalité qui avaient marqué la décennie quatre-vingt, une partie de la jeunesse marginalisée, victime des exclusions et de discriminations de toutes sortes, sera en effet - mais pendant un laps de temps somme toute assez court -, réceptive aux militants islamistes radicaux (qu'il s'agisse d'étudiants maghrébins, moyen-orientaux, turcs ou indo-pakistanais) qui tentèrent de cristalliser leur révolte et leurs revendications. Mais, fondamentalement, l'islam européen n'a cessé d'évoluer avec le temps depuis les premières vagues d'immigration. Auparavant dominé par les enjeux politiques des pays d'origine, il a du rapidement chercher à s'affranchir des tutelles étrangères et, surtout, s'adapter

aux réalités nouvelles

familles, la socialisation anglais ou allemand) de profond bouleversement des différences notables

- marqùées

par la sédentarisation

des

et la scolarisation (en français, néerlandais, leurs enfants dans les sociétés d'accueil, le des repères traditionnels. Même s'il existe entre les pays de l'Union européenne en ce

415 Ce fut particulièrement le cas en Grande-Bretagne dans les milieux indopakistanais, en ce qui concerne la polémique autour de la publication des Versets sataniques, notamment l'autodafé du roman organisé en place publique à Bradford dans le Yorkshire, le 14 janvier 1989, à l'initiative du Conseil des mosquées de cette ville. Dès octobre1988, soit quelques jours à peine après la parution du roman de Salmane Rushdie, la Fondation islamique de Leicester, animée par des disciples de Mawdudî, adressa une circulaire à l'ensemble des mosquées et associations musulmanes du Royaume-Uni, leur demandant de prendre part à une campagne en vue de l'interdiction des Versets sataniques. Les Saoudiens - en Grande-Bretagne comme au sein de l'Organisation de la Conférence islamique - ne furent pas en reste et menèrent aussi campagne pour l'interdiction du livre. Lire notamment le 7e chapitre: « Europe, terre d'islam: le voile et la iatwa », de la deuxième partie du livre de Gilles Kepel,Jihod. Expansion et déclinde l'islamisme,op. cit.; p. 191-208.

300

qui concerne l'organisation de l'islam et des musulmans416, la tendance générale de ces dernières années chez l'immense majorité des musulmans indique clairement une nette volonté d'intégrer les sociétés d'accueil, d'y vivre comme des citoyens à part entière et de s'approprier leurs projets et leurs lieux de vie. Parmi les évolutions notables qui ont affecté l'islam d'Europe, il y a

la séClllarisation des conduites417qui entraîne une individualisationvoire, une privatisation - du croire. Mais, elle entraîne aussi il ne faut pas le nier le passage au néofondamentalisme qui se traduit chez

-

-

certains groupes musulmans par l'insistance sur le message social et moral de l'islam; il s'agit ici d'un processus de désidéologisation: refonder un islam purifié des accrescences ou des at/jonctionsde l'histoire, des coutumes et des particularités culturelles spécifiques aux sociétés concrètes418. D'où le refus, chez les néofondamentalistes, de l'islam appréhendé

dans sa dimension

CIIlturelle

-

et la valorisation

d'un islam

axé quasi-exdusive¥1ent sur des normes minimales de conduite. C'est pourquoi, comme le dit Olivier Roy, la lecture néofondamentaliste est, dans un certain sens, littérale.Pour les néofondamentalistes, il faut opérer un retour aux pratiques du temps prophétique419 ; ils insistent sur la nécessité de ramener l'islam à un système - prétendûment simple - de la sharf'a, constitué de règles elles-mêmes simples, daires et précises. Mais ce discours révèle immédiatement son incapacité à 416 Les solutions apportées par les différents gouvernements européens varient sensiblement en fonction des traditions culturelles nationales et des systèmes juridiques. Par exemple, en Allemagne, au Royaume-Uni ou encore aux Pays-Bas, les Etats laissent aux musulmans le champ relativement libre pour s'organiser en tant que « minorités» et cherchent des formes respectueuses des traditions culturelles des diverses communautés. L'insertion communautaire y est donc encouragée par opposition à l'intégration individuelle caractéristique du modèle républicain et laïc français, plutôt favorable à l'assimilation. Mais, malgré cette diversité des relations entre Etat et relig1on, de l'organisation des cultes, de l'exercice de la religion à l'école ou dans la vie professionnelle, de la place du religieux dans la cité, etc. - tous les pays européens adhèrent, sous une forme ou une autre, aux principes de laïcité et de liberté religieuse. Lire notamment Catherine Haguenau-Moizard, EtaIJ et ,,/ilionl en Europe, Presses universitaires de Grenoble (Coll. Transeurope), 2000. 417 Evidente dans les sociétés européennes, cette sécularisation concerne aussi largement maintes sociétés musulmanes qui ont connu, en peu d'années, une urbanisation et une salarisation accélérées et massive. 418Lire à ce sujet les remarques tout à fait pertinentes d'Olivier Roy, op. cit. 419En arabe: ol-M