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French Pages 224 [222] Year 2012
FIGURES DE PHÉNOMÉNOLOGIE HUSSERL, HEIDEGGER, LEVINAS, HENRY, DERRIDA
B IB L IO T H È Q U E D ’H IS T O IR E D E L A P H IL O S O P H IE N O U V E L L E SÉ R IE
F on d ateu r : H enri G O U H IER
D ire cteu r : Je an -F ran ço is COURTINE
FIGURES DE PHÉNOMÉNOLOGIE HUSSERL, HEIDEGGER, LEVINAS, HENRY, DERRIDA
par
Jean-Luc MARION de l’Académie française
PARIS
LIBRAIRIE
PHILOSOPHIQUE
6, Place de la Sorbonne, V e 2012
I. VRIN
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© Librairie Philosophique J. VRIN, 2012 Imprimé en France ISSN 0249-7980 ISBN 978-2-7116-2422-5 www.vrin.fr
A Constance et Matthieu
AVANT-PROPOS
Dans des travaux antérieurs, en particulier dans le triptyque ouvert par Réduction et donation. Recherches sur Husserl, Heidegger et la phéno ménologie (1989), assuré dans Etant donné. Essai d ’une phénoménologie de la donation (1997) et complété avec De Surcroît. Etudes sur les phéno mènes saturés (2001), nous avons assez ambitionné une pratique phéno ménologique sinon systématique (c’eût été un contre-sens de méthode), du moins globale, pour qu’on nous permette de colliger après-coup certains des travaux de préparation, de détail ou d’exégèse historique qui ont pré paré et soutiennent encore l’entreprise principielle. Il en résulte un revers compliqué de l ’avers d’apparence mieux organisé, ou plus exactement des stromates informes mais bien serrés de la face offerte d’une tapisserie qui, sans ce revers ouvrier, se déferait fil à fil. Cette nécessité parut encore plus exigeante lorsqu’il se fût agi de prolonger la phénoménalité de la donation par la description, sans note ni référence, du phénomène érotique (Le phénomène érotique, 2003) ou de l ’appliquer herméneutiquement avec force citations à une œuvre théologique (Au lieu de soi. L ’approche de saint Augustin, 2008). Aussi, comme avec les Questions cartésiennes I et II (1991 et 1996), livrons-nous ici, au moins en partie, l ’atelier d’esquisses ou de brouillons qui n’ont précédés leurs résultats que dans le temps de la publication, mais pas dans la préparation (sinon parfois en traductions diverses). Ainsi reconnaîtra-t-on des recherches historiques sur le dépassement de l’horizon de l ’objectité du phénomène par la notion, nécessaire mais d’abord incomprise, de la donation (chapitres i-m), où Husserl et Heidegger ont repris et enfin abordé de front ce qui, pour l ’École de Marbourg et tous les néo-kantiens, restait une pierre d’achoppement. Puis on trouvera deux moments d’une discussion avec Emmanuel Levinas, commencée dès L ’idole et la distance (1977) et Les Prolégomènes à la charité (1986, en particulier « l’intentionnalité de l’amour»), mais restée en suspens, sur la légitimité de recourir à l ’amour comme un concept (chapitres iv et v). Deux
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autres débats furent pour nous essentiels, tant leurs interlocuteurs, Henry et Derrida, nous ont conduits plus avant dans la compréhension d ’un accord de fonds jusque les désaccords de surface : ils ont en effet imposé les questions de l’invisibilité phénoménale et de l’impossibilité comme une ouverture (chapitres VI et vu, et l ’Annexe). Enfin les trois dernières études (chapitres vin, ix et x), en discussion serrée avec tous, tentent de fixer en détail l’accès au soi par autrui, l’émergence du tiers comme second autrui qui accomplit l’évasion hors de soi, et à la fin, l’irréductible par excellence, celui que toute réduction atteste négativement. Ces études avouent les renforts qui soutiennent, du moins l’espérons-nous, d’autres nefs. Tous ces essais, aussi imparfaits et dispersés qu’ils restent, attestent cependant beaucoup plus que leurs résultats. Ils témoignent à leur manière d’un privilège remarquable de la tradition désormais séculaire de la phéno ménologie inaugurée en 1900 par les Recherches Logiques, de Husserl : sa capacité de développement cumulatif. Car, au contraire de bien d’autres traditions qui soit ne tiennent qu’aussi longtemps qu’elles s’en tiennent aux limites de leurs dogmes fondateurs (qu’ils consistent dans ceux de l’empi risme ou dans ceux de Yapriori, frères ennemis si semblables), soit éclatent sans retour dans les différentes manières irréconciliables d’y renoncer, la phénoménologie, si elle n ’a jamais cessé de critiquer les limites où les précédents essais avaient cru pouvoir la contenir, a toujours dépassé ces bornes provisoires tout en maintenant les acquis antérieurs : Heidegger n ’interdit pas les résultats de Husserl, mais les radicalise, voire les renforce (le dernier Husserl ayant déjà fait de même avec Heidegger). Levinas et Merleau-Ponty restent des husserliens stricts, quoiqu’ils percent vers de nouveaux phénomènes. Henry n ’ouvre un nouveau champ qu’en revenant à une possibilité déjà inscrite chez Husserl, quoique non développée par lui. Tout de même que Levinas ne se sépare de Heidegger qu’en renversant une hypothèse déjà énoncée par Être et Temps. Et la déconstruction a surtout fait de Derrida un incomparable lecteur des phénoménologues antérieurs, leur rendant la tension dramatique que bien des lectures superficielles avaient offusquée. D ’ailleurs, les travaux plus récents des auteurs de plus jeunes générations (trop nombreux et assez connus pour n ’en faire pas ici la recension) ne dégagent de nouveaux phénomènes (la donation, l’événe ment, le monde, la liberté, la révélation, etc.) qu’en s’engageant encore plus résolument dans la lecture opérative des textes initiaux. Lecture opérative en effet, car il ne s’agit pas de soutenir des thèses, mais de décrire des phénomènes en accomplissant des opérations (réduction, intentionnalité, idéation, constitution, etc.). La phénoménologie ne
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s’intéresse en effet pas aux phénoménologues, ni les phénoménologues à la phénoménologie (comme une doctrine à fixer dans une improbable orthodoxie), mais à ce à quoi les phénoménologues s’intéressent - aux choses mêmes. Choses qui ne se laissent pas toujours ni d’abord résumer à des objets, voire à des étants, mais qui se montrent à partir de soi, parce qu’elles se donnent (à voir) en personne, autrement dit en soi. Procéder phénoménologiquement revient toujours, en fin de compte, à contester l’interdit kantien, qui voudrait que l’en soi de la chose jamais n ’apparaisse (comme un phénomène donc) pour tenter de faire, au contraire, l’expé rience de laisser l ’en soi se phénoménaliser, quelque prix d’a priori qu’il faille payer pour ce (laisser) faire. Ce qui définit et unit, malgré toutes leurs divergences, tous ceux qui se reconnaissent dans la phénoménologie - cette contre-méthode, cette revanche obstinée de Va posteriori et, peut-être, ce nouveau commencement hors métaphysique de la philosophie - tient à cette pratique et au courage qu’elle requiert. Il se pourrait ainsi que la phénoménologie offre à notre temps ce que, songeant à autre chose (ou non?), Nietzsche nommait «la grande pensée éducatrice», non pas un étemel retour, mais, pour une fois enfin, un nouveau commencement. J.-L.M. Lods, 29 décembre 2011
Mes remerciements vont à Madame Marguerite Derrida et aux directeurs des publications qui ont permis ce recueil. Ils vont aussi à Madame A.-M. Arnaud Paulhac et à l’assistance de Gaël Kervoas de la Librairie J. Vrin.
C h a p it r e p r e m ie r
HUSSERL ET « LE CONCEPT LARGE DE LOGIQUE ET DE LOGOS »
§ 1.Le logique La phénoménologie husserlienne a partie liée avec la logique, du début à la fin - à tout le moins des Recherches Logiques à Expérience etjugement. Pourtant cette étroite imbrication ne simplifie pas la compréhension du projet phénoménologique lui-même - elle semble au contraire en accentuer les ambiguïtés. Qu’entend en effet Husserl sous le terme de «logique»? D ’une part, on peut dire (et l’on n’a pas hésité à le lui reprocher) qu’il a manqué en logique la plupart des percées que Frege rendait, au même moment, possibles (la formalisation et le calcul logique lui-même, la distinction entre le calcul des prédicats et celui des propositions, la diffé rence entre syntaxe et sémantique, etc.). D ’autre part, il a abordé, sous le nom de logique, des thèmes que la logique subséquente a ignorés ou margi nalisés - ainsi la doctrine de l’intentionnalité (non naturalisée, bien sûr) ou l ’ontologie formelle (par opposition à la simple apophantique formelle). Inversement, on a stigmatisé chez Husserl (et nul autant que Heidegger) l’autorité conférée sans réserve à l’objet logique, pris comme le paradigme ininterrogé de tout objet mondain, voire comme une hypothèque de l’objectité sur tout autre type de phénomène. Trop ou trop peu logicien, Husserl se serait en tous les cas défini de fond en comble par rapport à la logique. Mais quelle logique? Le premier, Husserl fut parfaitement conscient que son emploi du terme même de « logique » ne correspondait pas exacte ment - voire s’opposait radicalement - à celui de ses contemporains; et il semble même assigner, au moins rétrospectivement (en 1929), cette innovation à l’écrit de 1900-1901 : « L ’idée d’une ontologie formelle se
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présente pour la première fois, à ma connaissance, dans la littérature philosophique, au tome I de mes Logische Untersuchugen et cela dans l’essai de déploiement systématique de l’idée d’une logique pure, cependant pas encore sous le nom d ’ontologie formelle que j ’ai introduit plus tard » 1. Comment faut-il l ’entendre - car, enfin, en quoi l’ontologie formelle caractériserait-elle l ’acception propre de la logique selon les Recherches logiques? La difficulté ne tient d’ailleurs pas tant à l’absence de ce syntagme dans le texte même en question, qu’à l ’opposition ici présupposée entre l’apophantique et la logique formelle, ou plus exacte ment entre Vapophansis comme «jugement au sens habituel de la logique»2 et l’interprétation de la logique formelle comme ontologie formelle, puisqu’en effet « l ’analytique en tant que doctrine formelle de la science, a, comme les sciences elles-mêmes, une direction ontique, et à vrai dire, grâce à sa généralité apriorique, une direction ontologique. Elle est ontologie formelle » 3. La question devient désormais la suivante : comment comprendre que, pour Husserl lui-même, ce que les Recherches Logiques entendent par logique n ’aboutisse pas, conformément à l’orientation désormais domi nante, au calcul logique, à l ’axiomatisation et à la formalisation, mais, tout à l’inverse et, en un sens à interroger, sur la même voie qu’empruntait dans les mêmes années Heidegger, à une formalité ontique, voire ontologique? Et, du coup, que doit-on entendre non seulement par ce que Husserl nomme ici « logique », mais surtout par « ontologie » ? § 2. La vérité donnée Nous disposons évidemment d’une réponse bien connue à cette question: en 1913, Husserl, rappelant la distinction entre la «logique apophantique », en charge des catégories de signification, et de la « logique formelle », assigne à cette dernière « l ’objectité originelle », ou la « région 1 .Formate und transzendentale Logik, §27, Hua. XVII, éd. P.Janssen, Heidelberg, Springer, 1984, p. 90 (Logique formelle et transcendantale, trad. fr. S. Bachelard, Paris, P.U.F., 1957, p. 118). Voir: «En liaison à son tour avec cette clarification apparaît le sens authentique d’une ontologie formelle, dont le concept avait été introduit dans les Logische Untersuchugen à l’intérieur de la distinction essentiellement fondamentale entre ontologie formelle et ontologie matérielle (ontologie se référant aux choses) ou encore entre le règne d ’un a priori “analytique” et celui d ’un a priori “synthétique” (matériel)» (ibid., « Introduction », p. 17, trad. fr. p. 17). 2. Ibid., § 41, p. 115 ; trad. fr. p. 150. 3./&!'d.,§43,p. 125;trad. fr.p. 163.
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logique de l ’objet en général», bref 1’« objet comme tel, un quelque chose quelconque»1. Mais cette réponse soulève presque autant de difficultés qu’elle n’en résout. Que doit-on entendre par objet? Comment peut-on accéder en général à l’objet? En quoi un simple «quelque chose quelconque» suffit-il à fournir une objectité correcte? Que l’imprécision patente des concepts d’« être » et d’« objet » relève précisément de Husserl, ou bien que ce dernier se borne à hériter de l’indétermination plus originale où la métaphysique les a laissés (ou plutôt grâce à laquelle Y ontologia les a construits), nous avons pas à en décider ici. Pour notre propos, il suffit de remarquer qu’à s’en tenir à ces définitions vides d’« être » et d’« objet », on ne parvient pas à établir une distinction sérieuse et intelligible entre l’apophantique (la logique des significations) et l ’ontologie formelle, ni donc à définir ce qui, d’après Husserl lui-même, faisait des Recherches Logiques un « ouvrage de percée ». Reste pourtant une autre voie. Sa difficulté tient cependant à ce qu’elle ne suit pas le fil conducteur de 1’« être », ni de 1’« objet », mais les assume en les contournant l’un et l ’autre grâce à une instance plus radicale. Avant de la nommer, appliquons-nous d’abord à l’atteindre dans toute son évidence paradoxale. Evidence - justement, elle se signale de manière exemplaire au célèbre § 39 de la VIeRecherche logique, sous le titre « Evidence et vérité ». Il s’y agit de rien de moins que de définir la vérité. Or, tout en assumant le double héritage de la métaphysique depuis les médiévaux jusqu’à Kant (la vérité comme Uebereinstimmung, comme adequatio rei et intellectus) et de Descartes en particulier (la vérité comme évidence, donc comme perception de l’ego), Husserl franchit un pas de plus, décisif. Il distingue quatre acceptions de l ’évidence, de cette perception de la vérité, qui la phénoménalise pour moi. Suivant son propre commentaire, il faut même distinguer entre ces quatre, deux groupes de deux acceptions. Dans un premier groupe, deux privilégient « le côté des actes eux-mêmes » au béné fice du « concept étroit de vérité » : la vérité comme adéquation et la vérité comme rectitude. L ’adéquation consiste ici (sens n .2) dans «le rapport idéal» ou l’«idée de l’adéquation absolue» des essences concernées, audelà de F acte empirique contingent d’évidence. La rectitude (n. 4) définit la propriété, au moins idéale, pour une intentionnalité de se régler sur la chose même, ou encore de se conformer strictement à une essence. Ces deux 1. Ideen zu einer reinen Phänomenologie und phänomenologischen Philosophie, I, § 10, Hua. III, éd. K. Schumann, Heidelberg, Springer, p. 26-28 (Idées directrices pour une phéno ménologie et une phiosophie phénoménologique pures I, trad. fr. P.Ricoeur, Paris, TelGallimard, 1985, p. 39-42).
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acceptions, qui restent uniquement tournées vers les actes, ne disent pas encore l’essentiel1. Au contraire, dans l’autre groupe d’acceptions, il s’agit des «concepts d'être (être-vraiment) se rapportant aux corrélats objectifs auxquels ils appartiennent», autrement dit de « l ’être au sens de la vérité [...] à déterminer suivant alors [les acceptions] 1 et 3, comme l’identité de l’objet à la fois visé et donné (gemeinten und gegebenen) dans l’adéquation»2. Cette simple équivalence entre l ’être (même pris ici «au sens restreint») et la vérité, suffit déjà à marquer la grandeur de la «percée» accomplie par les Recherches Logiques. Husserl y renoue en effet avec une thèse exemplaire d’Aristote: tô 8è KupirinocTa ôv àÂr|0èç m i yeûôoç3. La vérité ne consiste pas seulement ni d’abord dans le jugement sur l’état de choses, ni par conséquent dans l’entendement qui en juge; elle consiste surtout, comme en transperçant l ’énoncé, dans l ’état de choses luimême, autrement dit dans l’étant, sa disposition et sa manifestation ; bref, la vérité se décide en décidant de l ’étant dans son être. « L ’évidence ellemême est, avons-nous dit, l’acte de cette synthèse de coïncidence la plus parfaite. Comme tout identification, elle est un acte objectivant, son corrélat objectif s’appelle être au sens de la vérité, ou aussi vérité (Sein im Sinne der Wahrheit oder auch Wahrheit) »4. On ne peut que souscrire ici à la lecture que Heidegger a imposée de cette équivalence : l’être même se phénoménalise comme tel dans un étant donné. En effet, souligne Husserl, « l ’être qui (en tant que premier sens objectif de la vérité) entre ici en ligne de compte ne doit pas se confondre avec l ’être de la copule dans l ’énoncé “affirmatif’ catégorique » ; or, puisque dans l’énoncé prédicatif « l’être au sens de la vérité du jugement est vécu et non exprimé (erlebt, aber nicht ausgedrückt) »,5 on doit en inférer que l’être au sens de la vérité (et non pas 1. On a d’ailleurs pu suggérer que ces deux acceptions pourraient dépendre encore de Brentano (J.Benoist, «Phénoménologie et logique: Husserl à la croisée des chemins», Cahiers philosophiques 81, Poitiers, CNDP, 1999, p. 7-28). Mais l’essentiel reste alors de comprendre si et comment les deux autres acceptions marquent une percée propre à Husserl, décidément au-delà de Brentano ou de quelqu’autre qu’on voudra lui assigner comme père. 2.Logische Untersuhungen, VI, § 39, Tübingen, Niemeyer, 1901 (Recherches Logiques, trad. fr. H. Élie, L. Kelkel, R. Schérer, Paris, P.U.F., 1963, t. 3, p. 122 sq.). 3. Métaphysique T 10, 1051bl sq. Cette définition reste isolee dans le corpus aristotéli cien (qui la contredit même en E 4, 1027b23sg.), comme aussi dans la tradition méta physique: voir Heidegger, Platons Lehre von der Wahrheit, in GA 9, Wegmarken (19191961), éd. F.-W. von Herrmann, Francfort-sur-le-Main, Klostermann, 1976, p. 232 sq. Nous citerons désormais l'édition de la Gesamtausgabe par « GA », suivi du numéro de tome. 4. RecherchesLogiques,Vl,§3&, op. cit.,p. 122. 5.1bid.,§ 39,p. 124.
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au sens de la copule), se trouve au contraire, lui, vécu et aussi exprimé comme tel - donc phénoménalisé. Pour autant la « percée » la plus radicale ne se trouve pas encore ici. Car il reste à justifier que le vrai transite et émigre pour ainsi dire de la copule jusqu’à s’installer dans la position d’être, autrement dit que le vrai ne porte pas seulement sur le jugement à propos de l ’objet (ou mieux de l’étant, comme ne le dit pourtant pas Husserl), mais sur l’objet (l’étant) du jugement. Bref, comment admettre et comprendre que la chose même non seulement supporte un jugement vrai, mais devienne elle-même vraie en tant qu’elle est ? Ici Husserl franchit un autre pas, plus décisif que le premier (de la vérité comme vérité du jugement et des actes à la vérité comme être de l ’objet) : ce pas mène de l’objet, vrai en tant qu’étant, à l’objet - vrai en tant que donné. En effet, les deux acceptions de la vérité privilégiées par Husserl au titre du « concept d’être [...] rapporté aux corrélats objectifs correspondants » *, offrent le trait commun de substituer à la notion même d’objet (ou d’étant), celle de donné. Ainsi dans la première (n. 1) : « Si nous nous en tenons, tout d ’abord, au concept de la vérité que nous venons d’indiquer, la vérité est, en tant que corrélat d’un acte identifiant, un état de choses et, en tant que corrélat d’une identification par coïncidence, une identité : la pleine concordance entre le visé et le donné (die voile Uebereinstimmung zwischen Gemeintem und Gegebenem)». La vérité atteint l ’état de choses par une identification non pas seulement entre une représentation et son objet, mais désormais entre le visé d ’une intentionnalité et le donné - plus exactement la donation (Gegebenheit) 2 de ce visé, son être comme être-donné. Il ne faut pas seulement dire ici : l ’être-donné, comme si l’être permettait au donné d’apparaître et le rendait possible, puis effectif; il faut dire inversement le donné avant l ’être et même à sa place (d’où l ’omission d’une mention de l’étant), parce que l’être lui-même ne s’accomplit assez radicalement pour s’imposer comme un phénomène que parce qu’il se trouve d’emblée donné, délivré et déposé par la donation, qui donc le précède et le concède. Dans l’autre définition concernée (n. 3), la même substitution a aussi lieu : « Nous éprouvons (erleben) de plus, du côté de l’acte qui donne (eebendes Aktes) la plénitude, en [pleine] évidence, l ’objet donné (den gegebenen Gegenstand) sur le mode de [ l’objet] visé: il l.Ibid., § 39,p. 125. 2. Nous ne revenons pas ici sur le faux débat à propos de la traduction de Gegebenheit; dire «donné», «donnée» ou «donation» (voire, malgré son inélégance, le plus littéral «donnéité») ne change rien à ce qu’il faut nommer le pli (ou l’écart avec elle-même) de la donation (voir Étant donné. Essai d ’une phénoménologie de la donation, § 6, Paris, P.U.F., 2 e éd., 1998, p. 91 sq.).
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est le remplissement lui-même ». En effet, l’objet dans le mode du visé, en tant qu’objet d ’une intentionnalité, peut parvenir à la plénitude de remplis sement d ’un objet vrai au sens d’être : « Lui aussi peut être appelé l’être, la vérité, le vrai et cela en tant qu’il est vécu, non pas comme dans une simple perception [même] adéquate, mais à titre de plénitude idéale d’une intui tion, en tant qu’objet vérifiant»1. Mais précisément, cette plénitude de l ’intuition, il n ’y accède qu’en tant qu’il se trouve finalement donné, en tant qu’un «objet donné». Paradoxalement, la vérité ne parvient à phénoménaliser l’être (de « l ’être au sens de la vérité »)2que parce que d’abord l’être même de l ’objet se trouve repris directement sous l’autorité de la donation, au point de disparaître au profit du « donné ». § 3. « Partout la donation... » Nous ne saurions reprendre ici l’ensemble des déterminations de la donation (Gegebenheit) et de ses fonctions au long des Recherches logiques. D ’abord parce que nous l’avons esquissé ailleurs3, ensuite parce que l’importance centrale de cette instance en fait le centre d’un réseau extrêment complexe et ramifié. Pour s’en tenir à la seule Recherche Logique VI, la donation détermine au moins l’être tel que l’intuition catégoriale le rend visible (« Selbst gegeben oder zum mindesten vermeindlich gegeben»)4; et d’ailleurs, l ’intuition catégoriale s’exerce principalement comme une telle donation5. Mais toute intuition de remplissement ne peut offrir aucun objet dans son ipséité (comme un Selbst ou dans sa Selbstheit) qu’à partir de la donation en elle6. Nous en retiendrons pourtant un trait, en effet pertinent pour la question de la logique et de son concept supposé « élargi » : la donation ne rend pas seulement possible l ’intuition sensible, dont elle constitue, comme déjà pour Kant, le privilège exclusif face à l’entendement; elle délivre aussi, contre Kant, le concept ou du moins la signification: «Tout d’abord est donnée l’intention de signification, et donnée pour elle-même; ce n ’est qu’ensuite qu’entre en jeu l ’intuition
1. Recherches Logiques, VI, §39, op. cit., p. 122-3 (nous soulignons). 2./«rf.,§38,p. 122. 3. En particulier dans Réduction et donation. Recherches sur Husserl, Heidegger et la phénoménologie, Paris, P.U.F., 1989 (en fait dès « La percée et l’élargissement. Contribution à l ’interprétation des Recherches logiques », Philosophie, n°2 et 3, Paris, Minuit, 1984). 4. Recherches Logiques, VI, § 40, op. cit.,-p. 140. 5.Ibid. § 45,p. 145 ; § 46,p. 146; § 47,p. 151. 6. Voir, par exemple, Recherches Logiques, VI, § 37, p. 116-118; § 38, p. 121-122.
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qui lui répond»1. Ou: «Il se donne (es gibt) aussi des significations innombrables, [...] qui ne peuvent jamais venir à l’expression»2. Ou encore : « Ce qui est [une] “signification”, cela peut nous être donné aussi immédiatement (uns so unmittelbar gegeben sein), que ne l’est la couleur ou le son»3. Il ne s’agit pas là d’un lexique provisoire, qui disparaîtrait avec l ’éventuel tournant « idéaliste » de la phénoménologie ou pour toute autre raison ; en effet, le texte décisif (que Husserl n’hésite pas à nommer en 1907 sa « critique de la raison »)4, à savoir L ’idée de la phénoménologie, univer salise au contraire la découverte faite en 1901. Husserl y pose, grâce à la découverte enfin acquise de la réduction, que « Partout la donation (Gege benheit) est une donation dans un phénomène cognitif, que s’annonce une simple représentation en elle ou un étant véritable, du réel ou de l’idéel, du possible ou de l’impossible, et partout ce qu’il faut rechercher dans la contemplation d ’essence, c ’est cette corrélation si étonnante au premier abord. » La corrélation entre le vécu et l’objet intentionnel se joue en vertu de la donation et sous sa seule égide. Sans aucune exception. L ’apparence, du fait de la donation et d ’elle seule, prend statut d’apparition, les vécus de conscience, celui de phénomènes. Sans doute, toutes les corrélations, si elles aboutissent à un donné, ne donnent pas toutes un donné transcendant, un phénomène accompli, ni même réel (le phénoménologue se trouve précisément requis, par ses constitutions, pour en décider et y discerner les différents types de donnés). Mais, dans tous les cas, il s’agit d’un donné. Or, parmi les donnés ainsi libérés, Husserl n’énumère pas seulement la cogitatio, le souvenir primaire, les unités phénoménales dans le flux de la conscience et leurs variations, la perceptions extérieures, les formes de l’imagination et de la mémoire, mais «naturellement aussi les donations logiques, la donation de l’universalité, du prédicat, de l’état de choses, etc., et aussi la donation d’un contre-sens, d ’une contradiction, d’un néant, etc. » 5. Ainsi, la reprise de la signification et de la vérité par la donation se confirme bien explicitement par la reprise en elle des objets de la logique, désormais nommés des « donations logiques ». Husserl entérine ici ce que toute la discussion sur l’objet non-existant ou des représentations sans objet avait déjà confusément (chez Twardowski et Meinong) deviné : ce qui ne 1. Ibid., § 8, p. 32. 2. Recherches Logiques, I, § 35, t. 2/1, p. 105. 3. Recherches Logiques, H, § 31, p. 183. 4. Note de Husserl (25 .IX. 1906), citée dans Hua. III, p. V. 5.Die Idee der Phänomenologie, Hua. II, éd. W.Biemel, Heidelberg, Springer, p .74, deux fois (L ’idée de la phénoménologie, trad. fr. A. Lowit, Paris, P.U.V., 1970, p. 100).
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peut être, doit, pour pouvoir seulement se penser comme tel, se trouver déjà donné1. Même Camap devra en convenir dans YAufbau, au point que «le mythe du donné », consacré par sa dénonciation (Sellars), y survivra à son acception étroitement empiriciste. Le logique n ’a rien d’ultime, aussi abstrait et formalisé qu’il se donne, précisément parce qu’il doit d ’abord se trouver - et donc se trouver donné. En d’autres termes, même le phénomène le plus pauvre - nul en intuition - relève de l ’autorité de la donation, elle seule ultime. Une confirmation en grand style de ce primat sera fournie, en 1913, par la promulgation du «principe de tous les principes ». En effet, poser que « toute intuition originairement donatrice (gebende) est une source origi naire de droit, que tout ce qui s’offre à nous dans 1’“intuition” originaire [...] est à recevoir simplement pour ce qu ’il se donne », ne fait pas reposer la vérité du phénomène seulement sur l ’intuition, mais l ’intuition ellemême sur la donation; car l’intuition n’a force de loi (« source de droit ») que parce qu’elle «donne»; et elle ne donne pas ce qui, en tant que tel, recevrait passivement sa donation; mais elle ne donne que ce qui, d’abord et plus originairement, se fait recevoir de lui-même «pour [en tant que, als] ce qu’il se donne». L’intuition emprunte son autorité (donatrice) à la donation plus radicale de ce qui se donne de lui-même et à partir de lui-même - le phénomène comme tel. La formulation du principe le déclare aussitôt, sans aucune équivoque: «Toute énonciation, qui ne fait rien d’autre que conférer une expression à de telles donations (solchen Gegebenheiten) par une simple explication et des significations précisé ment ajustées, est du même coup effectivement [...] un commencement absolu, appelé au sens propre du mot à servir de fondement, bref un principium » 2. Le fondement, que et surtout qui permet le principe des prin cipes, ne réside pas dans l’intuition, mais, en dernière instance, dans la donation. Il ne s’ensuit pas seulement l ’inanité de toutes les tentatives de définir (pour la disqualifier vite fait, bien fait) la percée phénoménologique comme un intuitionisme (selon la désastreuse dichotomie entre les philosophies de la “conscience” et celles du “concept”, comme si le concept pouvait s’émanciper jamais de la conscience et réciproquement, comme si, surtout, “conscience” et “concept” n’étouffaient pas également sous le poids de leur origine métaphysique!). Il s’ensuit que Husserl ouvre un 1. Ce que confirme, même avec ses réticences (ou plutôt surtout avec elles) la belle étude de J. Benoist, Représentations sans objet. Aux origines de la phénoménologie et de la philosophie analytique, Paris, P.U.F., 2001,enparticulierp. 123 sq. 2.IdeenI,op. cit., § 24,Hua. III,p. 52 [trad.fr. op. cit. p. 79].
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nouvel horizon (mais s’agit-il encore d’un horizon au sens où lui-même emploie le terme?), radicalement innovant - puisqu’il précède même l ’écart entre le sensible et l’intelligible, l’intuition et la signification, le possible et le contradictoire et même l’être et le non-être. Si jamais une mise en cause des limites de la métaphysique eût lieu, ne serait-ce pas d’abord ici? §4 .Le renversement dujugement Certes, répondra-t-on peut-être, mais l ’antériorité principielle de la donation ne concerne pas directement la logique; elle la contourne et dépasse à la rigueur, elle ne la réforme pas. Sans prétendre faire œuvre de logicien, ni même d’historien de la logique husserlienne, nous voudrions suggérer que la donation finit par redéfinir en profondeur le concept même de logique. Passons à Expérience et Jugement, qui s’interroge d’entrée sur la « généalogie de la logique en général », pour demander comment dans la mathesis universalis l’apophantique formelle peut se doubler d’une « onto logie formelle, ou théorie du quelque chose en général et de ses formes dérivées ». A première vue, il ne se trouve là qu’« une différence de points de vue et non des domaines» distincts. Mais on peut mettre cette thèse en quetion, en soupçonnant que le domaine manquant - celui de l’ontologie formelle - ne reste dissimulé que parce qu’on se ferme les «présupposés cachés sur le fond desquels seulement deviennent intelligibles le sens et la légitimité des évidences supérieures du logicien». Il se pourrait que «le domaine du logique soit beaucoup plus grand (viel größer) que ce celui, dont la logique traditionnelle s’est jusqu’ici occupé ». Ce « sens plus vaste et compréhensif », ce « concept compréhensif (umfassender) du logique et du logos », Husserl ne pense pouvoir l’atteindre qu’au prix d’une « expli cation (Auseinandersetzung) avec l’ensemble de la tradition logique» - comme d’ailleurs le tentait, à la même époque Heidegger1. Nous devons donc suivre, ne fût-ce qu’à grands traits, cette «explication» avec le concept traditionnel de logique en vue d’un « concept plus vaste » du logos. Nous risquons, à titre de fil conducteur, l’hypothèse que ce nouveau concept ne devient accessible qu’à la mesure où il fait droit à l’antériorité de la donation suri’apophantique-et en maints sens différents. 1. Erfahrung und. Urteil, § 1 (Prague, 1938) éd. L. Landgrebe, Hambourg, Meiner, 1999, p. 2-3. Nous citons la traduction française de Denise Souche-Dagues (Expérience et juge ment, Paris, P.U.F., 1970,2 e éd. 1991) en la modifiant parfois, et en indiquant la pagination à la suite de celle de l’édition allemande.
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CHAPITRE PREMIER
Premièrement, le jugement et l’apohantique ne gèrent la relation entre le «sujet» et le prédicat, qu’en présupposant précisément le «sujet» comme déjà là: «Cela implique que tout acte de jugement présuppose qu’un objet.est là, qu’un objet nous est donné (ein Gegenstand vorliegt, uns vorgegeben ... ist)» 1. La prédication ne traite que des «conditions formelles » du jugement, en fait que des « conditions purement négatives de la possibilité de la vérité»2, sans prendre en compte «qu’il faut bien que l’étant soit déjà pré-donné (schon vorgegeben). Et comme l’acte de juge ment exige un “[substrat] gisant au fond”, sur lequel juger, un objet-surlequel, il faut qu’un étant soit pré-donné (so muß Seiendes so vorgegeben sein) de telle sorte qu’il devienne l’objet du jugement». Et cette pré-donation doit s’entendre ici littéralement comme une «donation évidente », qui elle-même « ne signifie ici rien d’autre que la donation dans leur ipséité (Selbstgegebenheit) des objets, la manière et le mode selon lesquels un objet peut être caractérisé dans sa donation à la mesure de la conscience comme “là en personne”, “là en chair [et en os]” ». Sans aucune hésitation, l’évidence signifie ici, comme au § 39 de la Recherche Logique VI, la donation: «Art der Selbstgebung = Evidenz»3. D ’emblée Husserl stigmatise donc, dans la logique au sens traditionnel, que, entre les « deux niveaux de la problématique de l ’évidence », elle ne prenne en compte que les conditions purement formelles et chôme ainsi l’accès à l’objet étant, qui supporte le jugement; l’évidence formelle n ’atteint et ne vise qu’une évidence sur deux ou une demi-évidence, parce qu’elle reste hémiplégique - insensible à la donation4. Cette défaillance s’avère d’autant plus domma geable que la question de la donation, ici (approximativement) thématisée comme un « rapport de fondation, ne concerne pas seulement les jugements qui ont pour fondement l ’expérience, mais tout jugement prédicatif en général et donc aussi les jugements du logicien lui-même avec leurs évidences apodictiques » ; autrement dit, contrairement à la prétention des logiciens traditionnels (c’est-à-dire, en fait, des post-üégésns), pour élucider les phénomènes, « la question de la donation évidente (evidenten Gegebenheit) des objets du juger, des contenus de la pensée a la préséance,
1. Erfahrung und Urteil, op. cit.,§ 2, p. 4 (p. 14). 2. Ibid., §3, p. 8 (p. 18). 3. Expérience et jugement, §4, p. 11-12. La traduction française, hésitante sur la traduction de Gegebenheit, insiste cependant sans ambiguïté : « la donnée des objets dans leur ipséité, la donnée et la présence... » (p. 21). 4. « [La logique formelle] ne s’interroge que sur les conditions du jugement évident, mais pas sur les conditions de la donation évidente de l ’objet du jugement » (Ibid., § 4, p. 14 ; p. 23).
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à titre de présupposé de toute évidence judicative » .1 On ne saurait mieux redire que les objets de la logique formelle, pas plus que les significations, ne font exception au droit souverain de la donation, dont l’empire ne se limite pas aux.objets empiriques ou effectifs - comme l ’intuitionisme et l’empirisme le voudraient bien, malgré leur réfutation définitive par les Recherches Logiques. La donation de l ’objet du juger peut-elle se décrire? Husserl l ’a du moins entrepris, en sorte qu’on peut en retracer sommairement les caracté ristiques. - a) Si tout objet-sur-lequel se trouve donné et même pré-donné, sa pré-donation ne saurait se décrire en termes d’actes, puisqu’elle décide au contraire des actes de la conscience; d ’ailleurs, ce pré- donné implique une préséance (non-prédicable) de l ’objet, antérieure à toute saisie; donc, « préalablement à la saisie, il y a toujours l ’affection, qui n ’est pas l’affec tion d ’un objet isolé singulier. Affecter veut dire : se détacher d’un entour (Umgebung) qui est toujours co-présent, attirer à soi l’intérêt, éventuel lement l’intérêt de connaissance. L ’alentour est là comme un domaine de la pré-donation (der Vorgegebenheit), une donation passive»2. La donation se précise en l’antériorité de l ’Umgebung, de l’entourage et du contexte de l’objet - qui se donne en se donnant toujours déjà bien entouré. Par quoi, sinon « un monde prédonné (vorgegebene) » 3? Et le monde ne se donne par avance, comme l’entourage impliqué par l ’objet, que pour que celui-ci se donne lui-même par avance, parce qu’il assure, lui, le monde, la croyance originelle dans l’être de ce monde (et de ses objets) se donnant, la « croyance passive en l ’être (passives Seinsglaubeh) comme conscience de la prédonation (Vorgegebenheit) des substrats de jugement». Autrement dit, à titre de donation préalable, la « doxa originaire donatrice des derniers substrats simplement saisissables» m ’affecte, comme la «pré-donation purement affectante (rein affektive Vorgegebenheit), croyance en l ’être passive » Le monde s’ouvre comme ce en quoi se donne l’objet (l’étant) qui rend possible la prédication et donc la précède, elle comme tous les autres actes. Le monde, «toujours déjà pré-donné passivement»4, pré-donne la donation antérieure de l’objet, comme l’être précède l’étant, à titre de 1.Expérience et jugement, § 4, respectivement p. 13 (p. 22, nous soulignons) et p. 14 (p. 23, Husserl souligne). Voir « aussi bien toutes les évidences, même celles du logicien luimême, ont le fondement de leur sens dans les conditions auxquelles est soumise la possibilité d’une mise en évidence des substrats ultimes du juger » (§ 9, p. 37 ; p. 47, Husserl souligne). 2. Ibid., § 7, p. 24 (p. 33). 3./6id.,§ 10,p.38(p. 47). 4. Expérience etjugement, respectivement § 12,p.52(p.61); § 13,p. 60 (p. 69); § 7 ,p .24 (p. 34) et §7, p. 26 (p. 35).
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CHAPITRE PREMIER
condition passive universelle des actes à venir du jugement. - b) Mais la pré-donation de l ’objet peut aussi se décrire comme telle. En effet, l’objet donné exige toujours plus qu’un monde ; ou plus exactement le monde qu’il implique l’enserre précisément comme tel, comme son horizon précisé ment approprié ; horizon interne bien sûr (obtenu par les inductions de la variation imaginaire), mais encore horizon externe (qui ouvre sur tous les objets co-donnés avec lui)1. L’objet ne se donne correctement qu’en donnant avec lui la possibilité de toutes ses variations et de toutes ses relations. Avec ces deux déterminations, qui en élargissent décidément la pré donation (le monde et l’horizon), le substrat du jugement se donne véritablement, parce qu’il n ’apparaît plus jamais sans son monde, donc sans un monde. Ainsi la logique s’avère toujours d’abord « une logique du monde, de l’étant mondain (weltlich Seienderi)», parce qu’elle traite toujours d ’un objet qui peut et doit « être ramené à un type fondamental, celui de l’étant comme étant intramondain (als weltlich Seienden) » 2. Et Husserl ne semble plus si définitivement étranger à la structure de renvoi de l&Zuhandenheit, que Heidegger n ’avait pu le suggérer en 1921. C’est en tenant compte non seulement du substrat de la prédication (et non de la prédication seule), mais encore de toute les dimensions de la pré donation de l ’objet (croyance en l’être, monde et horizon) qu’au contraire Husserl conquiert concrètement «un concept très vaste (wiestesten) du jugement, par opposition à ce concept très étroit et strict de jugement prédicatif », qui prend la mesure de ce que «dès l ’orientation anté-prédicative [■■■], il faut parler d ’un acte de jugement au sens large»3. Juger ne consiste donc plus d’abord à dire quelque chose de quelque chose, mais à dire quelque chose comme tel, à savoir tel qu’il se donne par avance, le premier, comme à sa seule initative - moins à la manière d’un objet constitué, qu’à celle d’un événement, qui se décide de lui-même à advenir. § 5 .L ’élargissement Ce renversement peut surprendre. Pourtant, Husserl ne recule pas devant lui. Il décrit au contraire, avec une précision intrépide4, comment le 1. Expérience etjugement, § 8, p. 26 sq. (p. 35 sq.). 2. Ibid., § 9, p. 37 (p. 47). 'i.lbid., § 13,p. 62 (p. 71). 4. Nous commenterons désormais, sauf autre indication, Expérience et jugement § 17, p. 80-83 (p. 89-93).
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Je, avant d’exercer son intentionnalité sur les objets (et pour pouvoir l’exercer), doit exposer à 1’« insistance (Aufdringlichkeit) » de la chose une réceptivité plus originaire. Et cette réceptivité relève de part en part du primat de la donation en logique. Soit la question de l’objet dans son monde. Remarquons d’ailleurs, avant d’aller plus loin, que nous ne devrions même pas encore dire ici « objet » ; car, « ainsi qu’on l’a déjà souvent souligné, dans le domaine de la passivité originaire, on ne saurait déjà parler d’objet au sens propre » 1; en effet, l’objectité ne commence qu’à partir du moment où un Je exerce la primauté d’une objectivation, conférant ainsi à ce qui advient le statut d’objet; mais l’objectivation suppose elle-même l’activité principielle du Je ; or, en régime de donation préalable ( Vorgegebenheit), en situation de la donation comme le préalable par excellence, bref dans la position où nous nous découvrons, le Je n ’agit précisément pas encore, ni d’emblée. Au contraire, il n’éclôt qu’au sein d’une passivité beaucoup plus radicale que l’activité à venir. En effet, comment, dans un champ perceptif encore indéterminé, puis-je remarquer tel phénomène plutôt que tel autre? S’agitil d ’une attention et de son éveil (Wachsein)? Non, parce qu’il faudrait d’abord comprendre pourquoi et comment je porterais mon attention à tel événement, plutôt qu’à tel autre; d ’autant que l’intensité de la sensation reçue ne suffit pas à faire la différence (je peux, même au milieu d’un charivari insupportable, «faire attention» à la conversation sourde de quelqu’un, pourvu qu’il m ’importe d’une manière ou d’une autre). L ’atten tion résulte en fait de l’éveil, elle ne naît pas d’elle-même; il faut que la chose même réveille mon attention et le « devenir-éveillé (Geweckwerden) veut dire subir une affection qui s’exerce effectivement (eine wirksame Affektion erleiden): un arrière-plan devient “vivant”, des objets inten tionnels s’approchent plus ou moins près du Je, celui-ci ou cet autre attire effectivement le Je vers lui ». En d’autres termes, l’attention ne provoque pas l’éveil, mais en résulte ; et l’éveil lui-même provient de ce qu’entre les objets encore indistincts (en fait pas encore objectivés), un mouvement s’esquisse - certains s’approchent de moi, se signalent et se mettent en évidence plus que d’autres. Husserl dit qu’ils «se détachent (sich heben ab/heraus) » sur l’arrière-fond précisément de leur horizon externe et de leur monde. Mais comment se détachent-ils ? Ce ne saurait être le fait de l’intentionnalité du Je, ni donc de sa spontanéité active, parce que celles-ci présupposent qu’un objet s’identifie déjà, se distingue de la foule indécidée 1.Ibid., p .81 (p.91), note de Husserl (notons que la différence souvent alléguée entre Objekt et Gegenstand ne fait ici rien à l’affaire).
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CHAPITRE PREMIER
des autres, s’arrache en un mot à l’indétermination du monde. Il faut donc admettre que l ’objet - non pas l ’objet, mais devrait-on dire le pré-objet, la chose même en voie d’apparition - se détache des autres en s’avançant vers le Je, pour le provoquer, « s’arrache (sich Abhebende) et “frappe” ; c’est-àdire déploie une tendance affectant le Je (affektive aufdas Ich hin) ». Ce qui apparaît en se détachant du reste, du semi-apparent encore indistingué, attire l’attention à partir de lui-même, comme suscitant une «excitation (Reiz) », qui pèse et agresse presque (aufdringen) le Je. La notion même d’« objet intentionnel » s’inverse : il ne s’agit plus (ou plutôt pas encore) de l’intentionnalité que le Je exercera plus tard de lui à l’objet, pris comme l’objectif de sa visée, mais de la contre-intentionalité que l’agression de ce qui se détache exerce, comme une excitation, sur le Je encore passif. D’où d’étranges formulations ; ainsi : « La tendance envers le cogito, la tendance comme excitation [exercée] par le vécu intentionnel d’arrière-plan avec ses différents degrés de force»; ou encore: «L ’excitation (Reiz) de l’objet intentionnel en direction du Je attire ce dernier d’une attirance plus ou moins forte, et le Je s’y a[ban]donne (gibt nach) ». Tout se passe comme si le jeu de l’intentionnalité se renversait et que la visée, de centrifuge, devenait plus originellement centripète; comme si la contre-intentionnalité, loin de venir après coup renverser, du point de vue de l’éthique, une intentionnalité d ’elle-même théorétique, non seulement précédait celle-ci, mais s ’avérait infine la première et la seule véritable ; comme si 1’acquis de la Recherche Logique V (et donc, avec elle, de tout le débat de l’école brentanienne qu’elle conclut) se soumettait à une intentionnalité radicale ment primitive - celle de la chose sur le Je, de la chose voulant pour ainsi dire apparaître d’elle-même et à partir d’elle-même - du phénomène comme (déj à) ce qui se montre de lui-même et à partir de lui-même, seul1. Comment ce renversement peut-il se concevoir? Au nom de quelle autorité le dernier Husserl peut-il légitimement inverser sa première décou verte, sans se dédire? Il y faudrait en effet une autorité phénoménologique extrême. Laquelle? En fait, nous avons déjà reçu la réponse à cette interrogation : confronté à l’excitation [contre-] intentionnelle de ce qui se détache, nous a dit Husserl, « le Je s’a[ban]donne (das Ich gibt nach) » ; ou : « cet abandon du Je à l ’objet (diesem Nachgenben des Ichs) » ; et encore : « la tendance du Je à s ’a[ban]donner [au non-encore-objet] (zur Hingabe),
1. On trouve d’ailleurs la formule (qui anticipe sur Sein und Zeit, § 7) du « Sich-selbstzeigen»eaExpérienceetjugement, § 26,p. 141.
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l’être-attiré, l ’être-affecté du Je lui-même ». Mais à quoi peut s’adonner1le J e l En bonne logique, le Je ne peut proprement s’adonner qu’à un donné. Et tel est bien, en effet, le cas : « l’insistance, l’attraction sur le Je, que le donné exerce sur le Je (das eindringen auf das ich, den Zug, den das Geeebene auf das Ich ausübt) » 2. Autrement dit, le Je ne pourrait pas viser intentionnellement ce qui ne lui fait pas encore face comme un objet, si cela même ne prenait l’initiative de se détacher et de le provoquer; mais cela ne pourrait pas le provoquer, si cela ne se donnait pas d’abord à partir de soi ; alors seulement, le Je peut lui répondre et s’y a[ban]donner, bref s’y adonner (sich hingeben), en sorte de finir par le viser, en retour, par sa propre intentionnalité. Il ne s’agit pas seulement, dans cette analyse tardive de Husserl, de déployer les dimensions et la portée de l’anté-prédicatif ; en effet, si la suite à’Expérience et jugement poursuit, avec un grand luxe de détails, la description de la donation dans toutes les objectités, sans excep tions quoique selon des modalités différentes, ce ne sera que parce que, plus essentielle que l ’intiution, s’avère la donation. Car, s’il« appartient à l’essence de tout objet de pouvoir être intuitionné dans un sens très large (erschaubar ist in einem weitesten Sinne)», c’est que, poursuit le même texte, «toute saisie active d’un objet présuppose qu’il soit pré-donné (vorgegeben sein)»3. Ou encore : « l’objectité d’entendement, (Verstandesgegenstândlichkeit), l ’état de choses, ne peut se constituer par essence que dans le faire producteur spontané (im spontan erzeugenden Tun), donc sous la condition, pour le Je, de l ’être-auprès (unter Dabeisein des Ich). [...]. De la sorte, l ’objectité d ’entendement n ’est en général pré-constituée dans l’acte de jugement qu’en tant que d’abord se produisant [elle-même comme] pré-donation (erst als Vorgegebenheit erzeugend)»4. La dona tion, sous la figure de la pré-donation, qui plus radicalement implique l’auto-production du non-encore-objet comme un donné et, à son tour, suscite la donation en retour du je (comme, strictement, un adonné),
1. La traduction de D. Souche-Dagues hésite, pour traduire hingage/hingeben, entre, le plus souvent « s ’abandonner», mais parfois aussi « s ’adonner» (dans la même page 91, traduisant la p. 82 de l ’original). On comprendra que nous privilégions la traduction par « s’adonner». 2. Nous soulignons. 3.Expérience et jugement §63, p. 299 (p. 303, nous soulignons). Sur cette intuition élargie (conformément aux acquis des Recherches Logiques), voir aussi § 41, p. 204 (p. 208) ; § 43c, p. 221 (p. 224) et § 88, p. 421 (p. 423-424). 4. Ibid. § 63, p. 301-302 (p. 304-305).
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CHAPITRE PREMIER
précède toute constitution d’objet, même en logique formelle. Ainsi se vérifie le « concept large de logique et de logos » 1. Cette hypothèse de lecture suggère sinon des conclusions définitives, du moins quelques questions, donc autant d ’orientations. Il reste à mesurer la cohérence du dernier effort de Husserl à penser la logique avec son premier effort, dans les Recherches Logiques. Et pour ce faire, il conviendrait de reprendre le dossier de l ’instruction dressée par Heidegger contre l’obsession supposée de Husserl pour l’idéal de la Mathesis Universalis : ne se pourrait-il pas que Husserl lui-même, peut-être sous l ’influence tardive de Heidegger ou en prolongeant ainsi plutôt sa propre « percée », ait tenté, lui aussi, voire lui le premier, de « détruire » la logique - ou plus exactement 1’emprise de la métaphysique sur le logos, qui aboutit, au tournant du siècle, à la réduire (et non pas à l’éléver) au formalisme mathématisé ? Il se pourrait aussi que l’on pose une question apparemment un peu étrange, mais en fait, à la lecture des textes, inévitable : les meilleurs acquis de la logique formelle et de la philosophie du langage issues du tournant frégéen et de sa reprise (ou déprise) par Wittgenstein relèvent-ils de la formalisation du logos, ou, au contraire, de la considération - volontaire ou non, consciente ou non, peu importe - du « concept large de la logique et du logos » - donc de la donation qui le permet? Et enfin, si la contre-intentionnalité qui m ’advient précède l’intentionnalité que je déploie, si donc le non-encore-objet donné précède l’objet, ne devrait-on pas en conclure que l ’événement se manifeste avant l’objet et que l ’objet n ’apparaît jamais que comme un donné restreint, un événement qui s ’oublie ?
1.Expérience etjugem ent,§ l,p .3 (p . 13).
C h a p it r e n
REMARQUES SUR L’ÉMERGENCE DE LA DONATION {GEGEBENHEIT) DANS LA PENSÉE DE HUSSERL
§ 1. Une question pré-phénoménologique Dans de récents débats, d’ailleurs surtout francophones, on a vu réapparaître une question que l ’on pouvait croire définitivement aban donnée après les réfutations obstinées de ce qu’on a qualifié, ou plutôt disqualifié sous le titre du « mythe du donné » - la question, précisément, de la donation (Gegebenheit). Il ne s’agissait pourtant pas de reprendre, une fois encore, une fois de trop sans doute, le débat sur la possibilité de données inconstituées, qu’on les entende au sens des sense data dans la tradition lockienne, ou des contenus d’Erlebnisse dans le débat sur les énoncés protocolaires entre Camap et Neurath, ou enfin des données immédiates de la conscience en style bergsonien. Il s’agissait plutôt de s ’interroger sur le mode d’être ou mieux de manifestation (précisément pas le mode d’être) de certains phénomènes. Car le principe - à supposer que c’en soit un - que tout ce qui se manifeste, d ’abord doit se donner (même si tout ce qui se donne ne se manifeste pourtant pas sans reste)1, implique que l’on s’interroge sur la donation comme mode de laphénoménalité, comme un comment (Wie) du phénomène. En sorte qu’il ne s’agisse plus du donné immédiat, du contenu perceptif ou du vécu de conscience, bref du quelque chose donné (das Gegebene), mais du style de saphénoménalisation en tant l.N ous avions d’abord introduit ce quasi-principe en conclusion de Réduction et donation, op. cit., p. 303. Après que M. Henry l’eût pour l’essentiel validé («Les quatre principes de la phénoménologie », Revue de Métaphysique et de Morale, 1991/1, repris dans Phénoménologie de la vie, 1.1.D e la phénoménologie, Paris, P.U.F., 2003), nous l’avons exposé dans Etant donné, op. cit., § 1-6.
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CHAPITRE II
que donné, bref de sa donnéité (Gegebenheit)1. L ’ambiguïté parfois suspectée du français donation se borne, en fait, à refléter celle de l ’allemand Gegebenheit, qui indique aussi bien ce qui se trouve donné (das, daß) que son mode de manifestation (wie). Ainsi le lieu du débat, comme aussi son enjeu, se trouvait-il déplacé de la théorie de la connaissance (Erkenntnistheorie) à la phénoménalité, donc à la phénoménologie. Mais ce déplacement lui-même a aussitôt ouvert une autre question : la donation s’en tient-elle à sa détermination phénoménologique supposée - celle de donnéité, de Gegebenheit au sens d’un mode de la phénoménalité - , ne glisse-t-elle pas inévitablement vers la donation comme un processus ontique? On peut ainsi entendre la donation comme un don (dans le cadre plus général d’une sociologie du don), comme une modalité de la pro duction (selon l’économie ou la technique), voire comme un substitut de la création (en son acception théologique, ici généralisée ou tacite). Ce fut parfois cette dernière hypothèse qu’on a privilégiée, soupçonnant dans la donation la simple restauration, dissimulée mais facilement repérable, de la création, elle-même entendue au sens purement onto-théologique d’une causalité et d’lin fondement transcendant2. Notre intention, ne consistera ici qu’à vérifier le statut strictement philosophique, phénoménologique même, voire pré-phénoménologique de la donation, donc de la comprendre comme une modalité de la phénomé nalité et non pas un donné ontique, comme une donnéité (Gegebenheit), et non pas une fondation métaphysique et onto-théologique. Cette vérifi cation peut se concevoir de deux manières. Soit par une analyse strictement conceptuelle, qui remonte de la crise de toute fondation a priori vers la nécessité de recourir à un principe a posteriori, aussi paradoxale que la formulation puisse sembler de prime abord : nous l ’avons tenté ailleurs3. Soit, et nous suivrons ici cette voie plus modeste, en esquissant la généa logie du concept de donation. Où trouver un point de départ de l ’enquête, aussi rapide soit-elle? Voici notre hypothèse : dans une question posée par
1.Rendre Gegebenheit par donnéité, plutôt que par donné ou donation, a d’ailleurs été suggéré par quelques traducteurs de Husserl, en particulier J.-Fr.Lavigne, Husserl et la naissance de la phénoménologie (1900-1913), Paris, P.U.F., 2005, p. 175. Pour les différentes traductions possibles, voir Etant donné, op. cit., p. 98. 2. Ce fut le point crucial de D. Janicaud, Le tournant théologique de la phénoménologie française, Combas, Éditions de l ’éclat, 1991. Voir aussi J.Benoist, «L e “tournant théologique” »,L ’idée de phénoménologie, Paris, Beauchesne, 2001. 3 .« L ’autre philosophie première et la question de la donation» {Philosophie, 49, Paris, Minuit, 1996, repris dans De surcroît. Etudes sur les phénomènes saturés, chap. 1, Paris, P.U.F., 2001), puis Étant donné, op. cit., I.
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le jeune Heidegger, dès le semestre d’hiver 1919/20: «Que veut dire “donné”, “donation” - ce mot magique de la phénoménologie et la “pierre d’achoppement” pour les autres » 1. Car Heidegger ne rencontre la donation que comme un terme déjà bien connu, en fait comme un problème, et un problème décisif: «Le problème de la donation n ’est pas un problème particulier spécial. En lui se séparent les chemins de la théorie moderne de la connaissance et aussi bien de la phénoménologie, si elle doit libérer le problème d’une problématique trop étroitement engoncée dans la théorie de la connaissance » 2. Et, en fait de problème, il s’agit de celui de Natorp et de Rickert, indique une note de ce même cours3. Ainsi, selon Heidegger, la donation interviendrait non seulement dès l’origine de la phénoménologie, mais comme un concept problématique, qui met celle-ci en crise, parce qu’il reprend d’abord une crise antérieure, patente dans la philosophie allemande de Marbourg et d’ailleurs. Reste à vérifier cette hypothèse. § 2. Un ajout au sens de l’être Pour établir le statut philosophique et (pré-)phénoménologique de la donation suivant le diagnostic de Heidegger, on pourrait certes se porter sans transition à la fin, à Zeit und Sein (1962), qui, en effet, développe plus explicitement que tout autre texte la fonction originaire de es gibt. Nous ne le ferons pourtant pas, parce que, d’une certaine manière, ce texte, d’ailleurs plus aporétique que conclusif, ne justifie pas en détail la donation (Gegebenheit n’y apparaît d’ailleurs pas), mais la suppose déjà acquise : la thèse que es gibt Sein, es gibt Zeit sert de point de départ, sans jamais bénéficier d’une véritable exposition phénoménologique. Et ce point de départ reste lui-même fort provisoire, puisque le double es gibt finit par vite s’abolir dans Y Ereignis, dont l’ancrage dans la donation devient d’ailleurs aussitôt fort problématique4. On pourrait certes alors prendre à l ’inverse 1.«W as heißt “gegeben", “Gegebenheit” —dieses Zauberwort der Phänomenologie und der “Stein des Anstoßes ” bei den Anderen ? » (Grundprobleme der Phänomenologie (1919/20), GA 58, Francfort-sur-le-Main, Klostermann, 1993, p. 5). Voir § 6, «Zum Problem der Gegebenheit des Ursprungsgebietes», qui interroge: «La sphère de problème de la phénoménologie n’est donc pas simplement pré-donnée immédiatement; elle doit se médiatiser. Que veut donc dire : quelque chose est simplement pré-donné? En quel sens cela se peut-il en général ? Et que dit-on en disant : quelque chose doit être “apporté’ médiatement d’abord à donation ? » (ibid., p. 27). Ou encore : « Le domaine originel ne doit pas être donné ; il est d ’abord à conquérir » (p. 29 et p. 203). 2. Ibid., p. 131. 3. « Das Problem der Gegebenheit—KritikNatorps undRickerts » (ibid., p. 224). 4. Nous avons tenté de le montrer dans Étant donné, § 3, p. 53 sq.
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appui sur l’un des textes du début, en l’occurence le tout premier cours de Fribourg, enseigné durant le Kriegsnotsemester de 1919. Cette approche reste pourtant contestable : en effet, même si la discussion alors conduite avec Natorp et Rickert ouvre la bonne perspective (que nous confirmerons ici), le jeune Heidegger n’y disposait pas encore de l’analytique du Dasein, ni même de l’herméneutique de la facticité, en sorte que ces manques affectent d’une considérable indécision les usages, d’ailleurs fréquents de es gibt, Gegebenheit et même de Ereignis1. De plus, le risque d’établir des correspondances abusives et des anticipations imprudentes du commen cement sur l ’accomplissement deviendrait, dans cette lecture, presque inévitable. Le chemin le plus sûr semble donc d’examiner la fonction et la portée de la donation dans Sein und Zeit lui-même. Car, même si elles ne jouent pas exactement sur des occurrences de Gegebenheit2, mais sur celles du es gibt, elles apparaissent aussi significatives, que difficiles d’interprétation. Remarquons d’abord que, dès la position formelle de la question de l’être (au §2), surgit la première occurrence de l’expression: «Aber “seiend” nennen wir vieles und in verschiedenem Sinne. Seiend ist alles, vowon wir reden, was wir meinen, wozu wir uns so und so verhalten, seiend ist auch, was und wie wir selbst sind. Sein legt im Daß- und Sosein, in Realität, Vorhandenheit, Bestand, Geltung, Dasein, im “es gibt“. An welchem Seiendem soll das Sinn von Sein abgelesen werden ? / Pourtant nous appelons “étant” beaucoup [de choses] et en un sens diversifié. Est étant tout ce dont nous parlons, ce que nous voulons dire, ce par rapport à quoi nous nous comportons de telle ou telle manière, est aussi étant ce que nous sommes nous-mêmes et la manière dont nous le sommes. L’être se trouve dans le fait et la manière d’être, dans la realitas, la disponibilité sous-la-main, la subsistance, la validité, l ’existence, dans le “cela donne”
1. « Zur Bestimmung der Philosophie », GA 56/57, Francfort-sur-le-Main, Klostermann, 1987. Voir infra, chap. ra. 2. Principalement la Gegebenheit des Ich (Sein und Zeit [1927], §25, Tübingen, Niemeyer, 10e édition, 1996, p. 115, 20 et 116, 3); de la totalité du Dasein (§ 41, p. 191, 4; §62, p .309, 2 7 sq. \ et des Erlebnisse (§53, p .265, 15sq.)-, mais dans ces occurrences, la donation reste ininterrogée. Nous approuvons ici J.-Fr. Courtine, qui note que «le “es gibt” heidegerrien [...] apparaît bien avant les ultimes variations de Zeit und Sein dans Sein und Zeit, pour indiquer, d ’ailleurs entre des guillemets qu’il faudrait interpréter, que l’Être n ’est pas, mais qu’il y a Être» («Présentation», in A.Meinong, Théorie de l ’objet et présentation personnelle, trad. fr. J.-Fr. Courtine, M. de Launay, Paris, Vrin, 1999, p. 34.) Nous ne tenterons en un sens ici que d’interpréter ces guillemets.
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[aussi]. Sur quel étant doit-on lire le sens de l’être ? » 1. On entend ici, en fait, un écho de la question de Brentano sur la pluralité (ici la diversité) des sens de l’être, orchestrée et développée par une recension des sens méta physiques traditionnels, complétée déjà en esquisse par ceux que dégagera l ’analytique existentiale. Mais à cette double liste vient s’ajouter es gibt, auquel nous garderons bien évidemment son sens littéral, cela donne, sans le recouvrir et dissimuler par son équivalent français, inexact bien que consacré par l’usage, il y a 2. Mais l’addition de ce syntagme soulève en elle-même une difficulté : car, si es gibt n ’appartient pas aux sens de l ’être, ni aux catégories de l’étant, ni même au lexique de la métaphysique, pourquoi vient-il ainsi s’ajouter à leur liste? D ’ailleurs s’agit-il seulement d’un terme du même rang que les autres, ou bien d ’un thème nouveau? Dans ce cas, appartient-il encore à la question de l’étant et à la recherche du sens de l’être? Or les occurrences de es gibt qui suivent immédiatement n ’apportent aucune réponse à ces interrogations, parce qu’elles s’en tiennent à l’usage pré-conceptuel de la langue courante3. § 3. Cela donne l ’être Pourtant, une incise fournit une première indication : « Welt ist selbst nicht ein innerweltlich Seiendes, und doch bestimmt sie dieses Seiendes so sehr, daß es nur begegnen und entdecktes Seiendes in seinem Sein sich zeigen kann, sofern es Welt “gibt”. Aber wie “gibt es" Welt? / Le monde n ’est pas lui-même un étant intra-mondain, et pourtant il détermine à ce point cet étant [intra-mondain], que celui-ci ne peut se rencontrer et se montrer en son être comme étant découvert que pour autant que “cela
l.SeinundZ eit, § 2, p. 5,36-6,3. Dans son exemplaire personnel, Heidegger précise que Dasein reste ici « Encore le concept commun et encore aucun autre ». 2 .Nous faisons nôtre une remarque de J.-Fr.Courtine sur le « “es gibt”, que restitue très mal le français “il y a” ou l’anglais “there is” . En effet avec cet “es gibt” nous sommes en présence d’une figure certes élémentaire, exténuée autant que l ’on voudra, et réduite à presque rien (mais justement pas rien) de la donation ou de l’être donné» (op. cit., p. 34) : voir Étant donné, op. cit., p. 51. Mais justement pourquoi d’emblée parler d’une exténuation ? Il se pourrait au contraire que le es gibt ne supporte aucune analogie ou gradation, mais ou bien se produise parfaitement, ou bien ne se produise pas du tout, précisément parce qu’il indique un fait, voire un événement. Et encore : peut-on légitimement mettre en équivalence la donation avec l’être donné, s’il s’agit de penser précisément que « l’Etre n ’est pas »? Il ne s’agit pas d ’un détail, ou plutôt beaucoup se joue dans de tels détails. 3. Par exemple Sein und Zeit, § 7, op. cit., p. 36, 26; § 12, p. 55, 13; § 18, p. 87, 10; § 33, p. 158,30 ; § 49, p. 247,26 ; § 52, p. 258,5 ; § 72, p. 30 ; etc.
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donne” le monde. Mais comment “cela donne-t-il” le monde ? » 1. L ’étant se découvre seulement dans le monde, justement parce qu’il n ’est qu’en tant qu’intra-mondain, donc jamais sans un monde déjà ouvert, qu’il n’ouvre pas lui-même, mais présuppose. De cette antériorité transcendentale du monde sur l’étant intra-mondain, il s’ensuit évidemment que le monde ne fait pas nombre avec les étants intra-mondains. Et, puisque seul l ’étant est, il faut en inférer que le monde, qui n’est pas un étant, ne saurait non plus à proprement parler être. On ne dira donc pas que le monde est, mais, en toute rigueur, que “cela donne” le monde - que es gibt le monde. Pareille exclu sion hors de l ’être de ce qui ne peut se définir comme un étant, se confirme précisément au § 44, qui résume l ’acquis de toute la première section de la partie publiée en intronisant le es gibt comme tel dans l’analytique existentiale : « Sein - nicht Seiendes — “gibt es ” nur, sofern Wahrheit ist. Und sie ist nur, sofern und solange Dasein ist. Sein und Wahrheit “sind” gleichur sprünglich. - Etre - et non étant - “cela ne se donne” qu’autant que la vérité est. Et elle n ’est que pour autant et qu’aussi longtemps que le Dasein est. Être et vérité “sont” co-originairement»2. La première phrase confirme l ’acquis précédent : si seul l’étant est, et si «das Sein nicht am Seiendem “erklärt” werden kann - l’être jamais ne peut “s’expliquer”à partir de l ’étant»3, alors l’être lui-même au sens strict n ’est pas, mais advient par le privilège d’un es gibt. Inversement, le Dasein, aussi privilégié qu’il apparaisse face à tous les autres étants, reste encore un étant4, et l’on peut donc, à son propos, dire qu’il est (sans guillemets). Cette opposition ne fait d’ailleurs qu’entériner une formule du §43: «Allerdings nur solange Dasein ist, das heißt die ontische Möglichkeit von Seinsverständnis, “gibt es” Sein. - De toutes façons, ce n ’est qu’aussi longtemps que le Dasein, c’est-à-dire la condition ontique de possibilité de comprendre l ’être, est, que “cela donne” l’être»5. Au risque de simplifier, il faudrait en conclure que la différence (bientôt dite ontologique) entre l ’étant et l’être passe entre ce qui est et ce que cela donne. La seconde phrase de ce passage du § 44 étend ensuite à la vérité le privilège ainsi reconnu à l ’être : la vérité n’est qu’avec une restriction (en l.SeinundZ eit, § 16,p .72,15-17. Ne pourrait-on pas en rapprocher les distinction entre les deux modes de l ’étant intra-mondain : «Aber Zuhandenes “gibt es" doch nur a uf dem Grunde von Vorhandenen » (§ 15, p. 71,37) ? 2. Ibid., § 44, p. 230,5-6. 3. Ibid., §40,p. 196,17 sq. (voir § 43, p. 207,30etp. 208,3). 4. Ibid., §4 : «Es ist vielmehr dadurch ontisch ausgezeichnet, daß es diesem Seienden in seinem Sein um dieses Sein selbst geht » (p. 17,5). 5./ f e i , § 43, p. 212,4-5.
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italiques), parce qu’elle s’aligne co-originairement sur l’être, qui, lui non plus, n ’est pas; ou alors ils ne “sont” l’un et l’autre qu’avec la réserve de guillemets. Es gibt intervient ainsi aux lieu et place de est, lorsqu’il ne s ’agit plus d’un étant,- même privilégié, mais soit de l’être, soit de ce qu’exige sa phénoménalisation : d’abord le monde, puis ici la vérité. Une certaine ambiguïté n ’en demeure pas moins, dès lors que ce texte s’accorde encore des facilités typographiques pour maintenir que l’être “est”, que la vérité est, et que l’un et l’autre “sont”. Cette ambiguïté se trouve pourtant corrigée par une déclaration antérieure du même § 44 : « Wahrheit “gibt es" nur, sofern und solange Dasein ist. - “Cela donne” la vérité qu’autant et qu 'aussi longtemps que le Dasein est » 1. Ainsi, seul l ’étant (par excellence) qui a rang de Dasein est, tandis que la vérité exige une autre instance, un es gibt. A quoi l ’on pourrait sans doute ajouter quelques rapides indications sur le temps. Car la seconde section de la partie publiée finit par mettre aussi clairement en cause que le temps puisse être, sinon en son acception commune et métaphysique : « Dabei blieb noch völlig unbestimmt, in welchem Sinne die ausgesprochene öffentliche Zeit “ist”, ob sie überhaupt als seind ausgesprochen werden kann. - En quel sens le temps publique exprimé “est” et s’il peut en général se revendiquer comme étant, voilà qui restait en revanche totalement indéterminé » 2. Et de fait, il faut que le temps se trouve d’abord réduit (métaphysiquement) à la présence, puis que la présence se trouve elle-même réduite au présent, et le présent à son tour à l’instant, lui-même encore supposé être un point (Aristote, Hegel), pour que le temps revienne à être au sens strict, en l’occurrence au sens de la métaphysique. Inversement, une analyse phénoménologique correcte du temps selon la temporalité originelle du Dasein parlera uniquement de « die Zeit, die “es gibt”- du temps, que “cela donne” » 3. Concluons provisoirement : bien qu’il ne faille évidemment pas lire Sein und Zeit imprudemment par anticipation sur Zeit und Sein, on peut et même on doit leur reconnaître, entre autres décisions communes, les deux suivantes : d’abord que l ’être n ’est pas plus que le temps, parce que seul un étant peut et doit être\ ensuite que ce qui n’est pas se donne pourtant, autrement dit se phénoménalise selon le es gibt. Il se trouve donc une phénoménalité du es gibt (et en ce sens de la donation, Gegebenheit), qui
1.Sein und Zeit, §44, p .226, 30-31. De même: «W arum müssen wir voraussetzen, daß es Wahrheit gibt? Was heißt “voraussetzen’’ ? Was meint das “müssen" und “w ir” ? Was besagt “Es gibt W ahrheit’’ ? » (p. 227,33-34). 2. Ibid., § 80, p. 411,19-22. 3.Ibid.,§ 1 9 ,p. 411,10.
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aborde temps et être dans leur interférence, tandis que la phénoménalité de est/ist ne décrit que l’intrigue du Dasein avec les autres étants, dont il met enjeu l ’être. § 4. Natorp, Lask, Rickert Cette conclusion peut certes surprendre. D ’abord parce que le pas en retrait hors de la métaphysique et de son obstruction de la Seinsfrage exigerait paradoxalement que l’on renonçât à la phénoménologie de l’être, du verbe est/ist/èoTÏ, pour atteindre une phénoménologie en fait résolu ment non ontologique (mais non pas mé-ontologique), au sens du moins de Vontologia métaphysique. Ensuite parce que s’impose une question préalable : ce pas en retrait (ou en avant) de Vest/ist/èaxi, donc deçà (ou audelà) de l’étant, relève-t-il des possibilités de la méthode phénoméno logique en tant que telle - si du moins cet en tant que telle garde ici un sens ? En esquissant un déplacement vers le es gibt, Sein und Zeit procède-t-il à simple coup de force ou bien déploie-t-il une possibilité déjà implicitement inscrite dans la phénoménologie? Autrement demandé, son usage de es gibt/cela donne reste-t-il sans précédent et indéterminé, ou accomplit-il d’une possibilité déjà pressentie d’accéder àla Gegebenheit? Il semble qu’en fait on puisse reconduire les usages de es gibt dans Sein und Zeit à trois problématiques de la Gegebenheit développées par des auteurs contemporains - a) La thèse du § 16 qu’« aucun étant ne peut se ren contrer ni se manifester que pour autant que “cela donne” le monde (sofern es Welt “gibt”) », en sorte qu’il faut d ’abord se demander « comment “cela donne-t-il” le monde (wie “gibt es ” Welt) ? » 1, peut se lire comme la reprise d’une thèse centrale de Lask: «Das Gegebene ist dabei nicht bloß das Sinnliche, sondern die ganze ursprüngliche Welt überhaupt, woran sich die kontemplative Formenwelt aufbaut. [...] Ursprünglich gibt es gar nicht “Gegenstände”, sondern nur Etwas, das kategorial gefaßt Gegenstand wird. - Le donné n’est donc pas le simple sensible, mais le monde le plus originel en général tout entier, sur quoi le monde contemplatif des formes s ’édifie. [...] Originellement, cela ne donne pas des “objets”, mais seule ment un quelque chose qui, une fois saisi catégorialement, devient un objet»2. Le caractère originel du Gegebenes dépasse de loin l’antériorité l.SeinundZeit, § 16,p. 72,15-17 (citésMpranote 11). 2. E. Lask, Zur System der Philosophie, K. 1, in E. Herrigel (éd.) Gesammelte Schriften, Tübingen, 1924, Bd. III, p. 179-180. Ce texte reprenait et refondait Die Logik der Philosophie und die Kategorienlehre, que Heidegger a lu dès sa publication en 1911. La thèse majeure en était déjà la donation: «Durch die Identität ist das bloße Etwas einens Gegenständes ein
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du matériau et du contenu sensible (das Sinnliche), mais aboutit à rien de moins qu’au monde lui-même. Et ce qu’on entend par monde ne consiste précisément pas en des objets, car ils ne le composent pas, mais deviennent au contraire possibles à partir de lui, toujours déjà donné. - b) Quant au texte du § 2, qui soutient que toutes les significations de l’étant se trouvent dominées par l ’instance du es gibt {«Aber “seiend” nennen wir vieles und in verschiedenem Sinne. [...] Sein legt im Daß- und Sosein, in Realität, Vorhandenheit, Bestand, Geltung, Dasein, im “es gibt”. An welchem Seiendem soll das Sinn von Sein abgelesen werden ? » ) il prend toute sa force si on le rapproche de ce que Rickert thématisait sous le titre de « forme universelle de la donation ou factualité, allgemeine Form der Gegebenheit oder Tatsächlichkeit»2. Il entendait ainsi définir dans la factualité ellemême une catégorie, et une catégorie parfaitement irréductible aux caté gories qui définissent la matière du donné, parce qu’elle désigne le fait même que le donné se trouve donné, et donné dans son individualité. Car, insiste Rickert, la donation, comme mode du donné, demande elle aussi une catégorie de plein droit, «la catégorie de la donation ou factualité, die Kategorie der Gegebenheit oder Tatsächlichkeit».3 Au sens d’une telle catégorie, la donation détermine donc bien déjà toute signification de l ’étant, ce qui signifie aussi qu’elle le précède. - c) Restent les § 43-44, qui, loin de subsumer toutes les significations ontico-ontologiques sous le es gibt, n’y recourent que pour l’être, la vérité, le monde et le temps, par opposition à tous les étants, y compris le Dasein. Or même cette radicale distinction trouve un précédent chez Natorp. En effet, s’il admet des donnés, Natorp exclut le Je lui-même de toute donation : «Datum heißt Problem; Problem aber is das rein Ich nicht. Es ist Prinzip; ein Prinzip aber ist niemals “gegeben”, sondern, je radikaler, um so ferner allem Gegebenem. “Gegeben” würde überdies heißen “Einem gegeben”, das Etwas, das "es gibt". Die Kategorie des “Es-Gebens” ist die reflexive Gegenständlichkeit » (Gesammelte Schriften, op. cit., Bd. II, p. 142 ; La logique de la philosophie et la doctrine des catégories, trad. fr. J.-Fr. Courtine, M. de Launay, D. Pradelle, Ph. Quesne, Paris, Vrin, 2002, p. 154). Sur ce point, voir l’article classique de t. Kisiel, « Why students of Heidegger will have to read Emil Lask », Man and World, 28,1995 (repris dans t. Kisiel, Heidegger’s W ayof Thought, London-New York, Continuum, 2002, chap. 5). 1. Sein und Zeit, § 2, p. 5,36-6,3 (cité supra, p. 31). 2. H. Rickert, Der Gegenstand der Erkenntnis. Einführung in die TranszendentalPhilosophie, Tübingen, 1892, p. 326. (Heidegger cite d ’après l ’édition de 1915 en GA 56/57, p. 34 ou en GA 58, p.71, 226, pour critiquer la confusion entre deux acceptions de la Gegebenheit : celle qui précède l’accomplissement de la connaissance scientifique et celle qui en procède). 3. H. Rickert, Der Gegenstand der Erkenntnis, op. cit., p. 327,328.
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aber wiederum “Einem bewußt”. Das Bewußtsein ist im Begriff des Gegebenem also schon vorausgesetzt. / Donné signifie problème; mais le Je pur n’est pas un problème. Il est un principe; or un principe n ’est jamais “donné”-, mais est d’autant plus radical qu’il est éloigné de tout donné. En plus, “donné” voudrait dire “donné à quelqu’un”, et cela voudrait dire à son tour “conscient pour quelqu’un”. L ’être-conscient se trouve donc présup posé dans le concept du donné » 1. Comme dans Sein und Zeit le Dasein ne relève surtout pas du es gibt, pour Natorp le Je s’en excepte. Bien entendu, la différence n ’en est que plus visible : donné signifie pour Natorp donné comme un objet à la conscience, alors que pour Heidegger l’objet vorhan den dissimule plutôt le es gibt mondain en lui. Il n’en reste pas moins que la question de Natorp se trouve assumée par Heidegger, ne fût-ce que pour se trouver radicalement retournée, autant que le Dasein retourne le Je2. De cette revue sommaire, on peut au moins conclure que Sein und Zeit ne pouvait en aucune façon ignorer que ses emplois de es gibt prenaient place dans un débat stratégique entre ses contemporains sur le statut, la situation et l’ampleur de la Gegebenheit. Tous partagent une question obvie : faut-il définir des objets ou des étants, faut-il commencer par une ontologie ou par une théorie de l’objet? Mais cette question obvie se formule, chez eux tous, sur le fond d’une présupposition restée implicite, quoiqu’elle infiltre tous les débats - peut-on distinguer entre des objets et des étants sans les rapporter d’abord à la donation en eux ? Nul ne l’a mieux
1. P. Natorp, Allgemeine Psychologie nach kritischer Methode. Erster Band : Objekt und MethodederPsychologie, chap.m, § l,Tübingen, 1912,p .40 (Psychologie générale selonla méthode critique, trad. fr. E. Dufour et J. Servois, Paris, Vrin, 2008, p. 63). Le donné, pour Natorp, ne peut que se reconstruire, après coup, àpartir de l’objet dont il s’avère en fait le pré donné et la condition de possibilité en soi indéterminée : « Cependant, ce qui est immédia tement donné n ’est pas lui-même immédiatement connu [...], mais il ne se donne à notre connaissance que médiatement, que moyennant le détour par la détermination de l ’objet. C’est pourquoi le terme de “donné” est source d’erreur dès que l’on entend par donné une pré connaissance - mais, du point de vue nouveau et spécifique de la psychologie, l’immédiat devient le pré-donné lorsqu’il est établi et défini après-coup, dans la conaissance rétrospec tive (réflexive), àtitre de condition de possibilité de la connaissance objective. Ainsi le datum sensible, en tant que subjectif, n ’est-il pas préalablement “donné” au sens où il serait connu d’avance (c’est-à-dire déterminé). Mais c’est la reconstruction psychologique qui doit tout d’abord établir et définir ce datum en tant que possibilité (puissance) préalablement donnée de toute détermination que la connaissance objectivante réalise effectivement relativement à lui » (chap. rv, § 11, trad.fr. p. 107). 2. Voir C. Wolzogen, « “Es gibt”. Heidegger und Natorp “Praktische Philosophie” », in A.M. Gethmann-Seifert und O. Pôggeler (hsg.), Heidegger und die praktische Philosophie, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1988.
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vu et exposé que Husserl, à la fois conclusif du débat néo-kantien, et inaugural d’une nouvelle dispute avec Heidegger1. § 5 .Husserl etMeinong Dans Vidée de la phénoménologie, le texte même où, en 1907, il impose pour la première fois et définitivement l ’opération de la réduction, Husserl met celle-ci en œuvre au bénéfice de la donation. « Überall ist die Gegebenheit, mag sich in ihr bloß Vorgestelltes oder wahrhaft Seiendes, Reales oder Ideales, Mögliches oder Unmögliches bekunden, eine Gegebenheit im Erkenntnisphänomen, im Phänomen eines Denkens im weitesten Wortsinn. - Partout la donation, que s’y annonce du simple représenté ou de l’étant véritable, du réel ou de l’idéel, du possible ou de l’impossible, [cette donation donc] est une donation dans un phénomène de connaissance, dans le phénomène d’une pensée au sens le plus large du terme»2. En effet, si la «donation absolue est le terme ultime, absolute Gegebenheit ist ein Letztes» 3, cela résulte directement de la réduction: «Erst durch eine Reduktion, die wir auch schon phänomenologische Reduktion nennen wollen, gewinne ich eine absolute Gegebenheit, die nichts von Tranzscendenz mehr bietet. - Ce n ’est que par une réduction, que nous voulons aussi déjà nommer réduction phénoménologique, que je gagne une donation absolue, qui ne doit plus rien à la transcendance » 4. En effet, Husserl ne se distingue pas de Natorp, Rickert ou Lask par le recours à la donation : celle-ci, on vient de le voir, leur demeure un bien commun, voire une difficulté commune. Il se distingue en revanche d’eux, en fait les dépasse, par la condition qu’il y ajoute pour y présider et la mettre en œuvre : l’opération de la réduction. Elle seule justifie le caractère irréduc tible du donné : le donné ne devient un donné véritablement irréductible que parce qu’il résulte en effet de la réduction. L’acception commune du donné (empiriste et même intuitive au sens de Kant) reste en effet problé matique, parce que ce donné ne se trouve lui-même jamais donné inconditionnellement, mais résulte toujours d’une (re-)constitution.5 Ce 1. Sur ce contexte, voir M. Steinmann, « Der frühe Heidegger und seine Verhältnis zum Neukantianismus », in A. Denker, H.-H. Gander, H. Zaborowski (hsg.), Heidegger-Jahrbuch 1. Heidegger und die Anfänge seines Denkens, Freiburg/München, Karl Alber, 2004. 2. Die Idee der Phänomenologie, Hua. II, op. cit., p. 74,25-28. Voir supra'p. XXx. 3./ t e l , p. 61,9. A.Ibid.,p. 44,19-22. 5. J. Benoist y insiste lourdement, mais ajuste titre : « Le “donné” lui-même n’est jamais donné. Il est toujours déjà dit, formé, constitué, organisé, selon que l ’on parle le langage de
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fut en revanche la percée décisive de Husserl, et qui lui prit u temps, de soumettre le donné à la critique de la réduction, trans ormant ainsi la donation d’une pierre d’achoppement en mot magique. Car, pour ui le premier, donné signifie toujours donné à la connaissance au e pour lequel il prend la figure d’un phénomène, selon 1’« admirable corréla tion, wunderbare Korrelation»* noético-noématique entre es vécus e conscience et l ’objet intentionnel. Cette réduction par le Je n împ îque pas, comme pour Natorp, que le Je reste simplement le principe hors ona ion d’un donné compris comme un simple fait, puisque le Je a ui meme par à la donation dans la conscience du flux temporel et de ses variations. a différence « la plus cardinale » entre le Je et la chose transcen ante res e en effet toujours une «différence principielle entre [deux] maniérés e donation (Gegebenheitsweise)»2 '• la région de la conscience appar îen toujours à la donation, mais à une donation plus accomp ie, parce que réductrice, et non seulement réduite, face à une donation re ui e e constituée. Cela ne résume pas non plus la donation à la catégorie encore imprécise et non-justifiée de la factualité, comme pour Rickert, puisque se donnent aussi des phénomènes non factuels, ni effectifs, par exemp e es idéalités logiques. Cela ne concerne enfin pas seulement le mon e, comme pour Lask, puisque même les impossibilités formelles, qui font partie u monde, peuvent se trouver données. En effet, le texte même qui se concluait par la déclaration fondamentale «Überall ist die Gegebenheit [■■■] eine Gegebenheit im Erkenntmsp anomen. - Partout la donation [...] est une donation dans unphenomene de connaissance», développe une longue liste des «différents mo es e a donation authentique » ; liste qui englobe dans la donation, désormais a a mesure de l ’ampleur de la réduction, presque tous les phénomènes possi bles, dont précisément ceux exclus par Natorp, Rickert ou Las . u*ser énumère en effet a) « la donation de la cogitatio », b) « la donation e l’idéalisme transcendental classique ou de cette forme subtile d idéalisme pourrait bien être une certaine version de la philosophie an ytique » ( i e logie, op. cit., p. 46). Il a donc raison de conclure que «c est le problème du toujours le résultat d ’une réduction » (p- 54). Sauf qu’il ne s agit pas tan un *P ^ que d’une solution: autant de réduction, autant de donne, puisque s prend pour donné ce qui reste encore (ou advient déjà) « dit, forme, c°nstlt“e’ orf ™ blèmè ajoutons, synthétisé, modélisé, formalisé, interprété, etc. e co on o p nn(o (l’assomption non critiquée d’un donné approximatif, et la so u ion, a re Sur cette liaison stricte et nécessaire entre Gegebenheit et réduction, voir a §3, p. 42 1.D i e Idee der P h ä n o m e n o lo g ie , p. 74,30-31. 2. Ideen I, op. cit., § 42 (Hua. III, p. 96).
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cogitatio survivant dans le souvenir récent», donc le Je (dans les deux cas contre Natorp). Ensuite c)« la donation de l ’unité d ’apparition qui dure dans le flux phénoménal », d) « la donation de son changement lui-même », e) « la donation de la chose dans la perception “externe” », et f) la donation des diverses perceptions de l ’imagination et du souvenir. Il s’agit, pourraiton dire globalement, des faits et des étants du monde (comme Lask?). Mais, ajoute Husserl, il faut « naturellement aussi, natürlich auch » inclure dans la Gegebenheit, g) « les donations logiques, à savoir celles de l’universel, du prédicat, etc.»; donc, à la fin, même h )« la donation d ’un non-sens, d’une contradiction, d’un néant, etc., - auch die Gegebenheit eines Widersinns, eines Wiederspruchs, eines Nichtseins, usw .»1. Or, ces dernières figures de la donation n ’appartiennent pas au monde (au sens de Lask), ni ne relèvent de la catégorie de la factualité (suivant Rickert), ni ne consituent un datum d’expérience sensible (comme pour Natorp). Mais, demandera-t-on, de quel droit le non-sens, la contradiction et le néant (voire l’impossible) prennent-ils donc place dans la Gegebenheitl En fait, la donation, pour Husserl, devient universelle exactement autant que la réduction exerce universellement son droit. Mais encore, d’où vient que ce qui ne faitpas exception (l’impossible, le non-sens, la contradiction) puisse ainsi mériter le titre de donné et relever lui aussi de la donation, puisqu’il outrepasse les limites de l’étant? Faut-il en conclure que la Gegebenheit s’étend au-delà de la Seiendheit, de l’étant comme le possible au sens de la métaphysique? La décision de Husserl ne devient intelligible que si l’on remonte à un problème formulé, mais laissé en suspens par Bolzano au § 67 de la Wissen schaftslehre, titré symptomatiquement «Es gibt auch gegenstandlose Vorstellungen ». Bolzano, comme on le sait, postule que toute représenta tion a un objet, un quelque chose, qu’elle représente, «même la représen tation [d’un] néant, auch der Gedanke Nichts » 2. Et d’en proposer au moins trois exemples : d’abord la contradiction (le triangle rond) et le non-sens (la vertu verte), soit deux impossibilités formelles, impensables; ensuite l’impossibilité de fait, empirique seulement, mais non pas impensable formellement (la montagne d’or). On remarque aussitôt deux points 1.Die Idee der Phänomenologie, p .74, 12-25. De fait Husserl découvrira après 1907 d’autres « modes de la donation authentique », en particulier la chair, les synthèses passives, l’intersubjectivité et la téléologie. La phénoménologie postérieure ne cessera d’en ajouter (être/étant, le temps, le monde et la vérité, le visage, l ’auto-affection, l’hermeutique et la différance, etc.). Nous soutenons que tous relèvent bien de la donation, qu’on l’avoue ou non. 2. Wissenschaftslehre, §67, in J. Berg (éd.), Schriften, t. II, 1, Stuttgart/Bad Cannstatt, 1987, p. 112.
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déterminants, a) Ces trois exemples correspondent aux ultimes extensions husserliennes de la donation. b)Pour qualifier ces représentations sans objets et qui dépassent donc les limites de l ’étantité, Bolzano recourt au es gibt comme Husserl recourt à la Gegebenheit. Car, à proprement parler, on ne peut pas dire que « pour Bolzano [...] le “rien” n ’en “existe” pas moins en tant que représentation»1, puisque précisément ni être, ni exister ne s ’étendent jusqu’à lui, mais seulement se donner/es gibt. Mais, plus que par Bolzano et même Twardowski2, la connexion entre la donation et les représentations sans objets a été établie par Meinong. En effet, sa Théorie de l ’objet (Gegenstandstheorie) de 1904 la formulait sous la forme d’un paradoxe célèbre que « cela donne des objets, à propos desquels il est valide d’affirmer que de tels objets ne se donnent pas - es gibt Gegenstände, von denen gilt, daß es dergleichen Gegenstände nicht gibt» 3. En effet, ce qui n ’est pas parce qu’il se contredit ou même n ’a aucune signification n’en reste pas moins un objet concevable et conçu, ne fût-ce que pour se trouver récusé comme irréel, incompréhensible ou absurde ; il reste un objet en cela même qu’il faut bien le concevoir pour le reconnaître comme précisément n ’étant pas. Donc même ce qui n’est pas relève encore de l’objet, puisqu’une théorie le prend en charge, précisé ment la théorie de l’objet. Un tel objet ne se définit donc plus par son être, ni même sa consistance (Bestand, bestehen), mais par sa donation : « Cela ne donne (es gibt) aucun objet qui, au moins à titre de possibilité, ne soit objet de connaissance. [...] Tout connaissable est donné (ist gegeben) - préci sément à la connaissance. Et, pour autant que tous les objets peuvent se connaître, on peut leur reconnaître sans exception, qu’ils soient ou ne soient pas (mögen sie sein oder nicht sein), la donation (die Gegebenheit) comme
1.J.Benoist, Représentations sans objets, op. cit., Paris, P.U.F., 2001, p. 19, formule imprécise d ’un ouvrage par ailleurs indispensable. 2. Qui fut pourtant un relai essentiel de la question pour Husserl. Le dossier de leurs échanges a été remarquablement réuni par J.English : Husserl-Twardowski, Sur les objets intentionnels. 1893-1901, Paris, Vrin, 1993. 3. Über Gegenstandstheorie [originellement Untersuchugen zur Gegenstandstheorie und Psychologie, Leipzig, 1904], § 3, in R. Haller (éd.), Gesamtausgabe, t. II, Abhandlungen zur Erkenntnistheorie und Gegenstandstheorie, Graz, 1971, p.491. En voulant rester élé gante, la traduction française (« Il y a des objets àpropos desquels on peut affirmer qu’il n ’y en a pas ») manque l ’essentiel, la Gegebenheit. Que d’ailleurs elle dissimule ou gauchit aussi en la rendant par «être-donné» (§6), là où justement la donation se dispense de l’être (voir A.Meinong, Théorie de l ’objet et présentation personnelle, op. cit., avec une instructive introduction de J.-Fr. Courtine, icip. 73 et p. 83).
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une manière de propriété la plus universelle»1. Le fait de s’objecter à la connaissance au moins possible en prenant le statut d’objet n ’implique encore aucune décision sur l’être de cet objet, ni sur sa possibilité (son essence non contradictoire), ni sur sa position (son existence dans le monde), mais ne requiert que le minimum de la donation, que ce qu’assure es gibt. Encore une fois, il ne faut surtout pas dire que l’objet est sur le mode du es gibt, puisque la Gegebenheit le dispense d’être, au point «qu’on pourrait peut-être dire que le pur objet se tient “au-delà de l ’être et du nonêtre” - der reine Gegenstand stehe “jenseits von Sein und Nichtsein ” » ; ou qu’en tant que donné, il apparaît « étant hors d’être, außerseiend » 2. Ainsi se dégage une science plus compréhensive que la métaphysique, qui, elle, s’en tient à la région de ce qui est ou peut être (le possible), en excluant l’impossible. Aussi universelle soit-elle, Yontologia de la metaphysica generalis reste encore une « science a posteriori, qui ne retient du donné pour la recherche que ce qui peut entrer en ligne de compte au regard d’une connaissance empirique, c’est-à-dire l ’ensemble de l’effectivité - eine aposteriorische, die vom Gegebenen so viel in Untersuchung zieht, als für empirisches Erkennen eben in Betracht komment kann, die gesamte Wirklichkeit». Une autre science, la théorie de l’objet, la précède et la comprend, en tant qu’elle s’avère véritablement «une science a priori, qui prend en compte tout le donné -d ie alles Gegebene betrifft »3. Il faut ainsi reconnaître à Meinong non seulement le mérite d’avoir poussé jusqu’à ses conséquences paradoxales le problème initié par Bolzano, mais surtout d’avoir érigé nettement la Gegebenheit en une instance plus puissante et plus compréhensive que Y être, tel du moins que l’entend Y ontologia de la métaphysique. Même ce qui n’est pas, c’est-àdire ne. peut être parce qu’il n’accède pas à la possibilité, peut se penser sous le mode de l ’objet, et donc, en tant que cet objet, se trouve donné. De Bolzano à Meinong, à travers ce que l ’on nomme approximativement le néo-kantisme, se creuse donc un écart entre l ’étant et l ’objet. Il permet, en
1. Über Gegenstandstheorie, § 6, op. cit., p. 500 (où il ne faut évidemment pas traduire Gegebenheit par Yê-trQ-donné). trad. fr. p. 83. Voir «die Gegestandstheorie beschäftige sich mit dem Gegebenen ganz ohne Rücksicht auf dessen Sein »(ibid. § 11,p .519). 2. Über Gegenstandstheorie, § 4, op. cit., p. 494. Voir : « Der Gegenstand ist von Natur außerseiend, obwohl von seinen beiden Seinsobjektiven, seinem Sein und seinem Nichtsein, jedenfalls eines besteht» (ibid.). Ce qui devient ainsi le «principe de l ’hors-d’être de l ’objet pur, Satz vom Außersein des reinen Gegenstandes » (ibid.), suppose bien sûr l’assomption kantienne que « être et non-être sont également extérieurs à l’objet» (ibid.), parce qu’ils n ’en constituent pas des prédicats réels. 3. Über Gegenstandstheorie, § II, op. cit., p. 521.
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CHAPITRE H
disant es gibt là où l’on ne peut dire il est, un pas en retrait (Schritt zurück) hors de l’étant donc aussi, peut-être, hors de la métaphysique. §6.D ’une différence l ’autre La question ne consiste donc plus à décider si la donation (Gegebenheit, es gibt) a rang de concept philosophique : l’accord de toute une tradition l ’a établie comme telle, en sorte que Husserl, mais aussi Heidegger ont pu simplement en hériter1. Mais une autre question, sans doute plus délicate, s’y substitue: comment interpréter l’écart que la donation creuse avec l ’étant au sens de la métaphysique? Kant avait fort clairement marqué qu’au-delà de la division métaphysique (Suarez, Wolff) entre le possible (l’étant, ens) et l ’impossible (néant, nihil), devait se trouver «un concept plus élevé encore [...] celui d’un objet en général, Gegenstand überhaupt, conçu comme problématique, mais sans décider s’il est quelque chose ou rien, ob es etwas oder nichts ist»2. Mais il n ’avait pas lui-même décidé à fond du statut ontologique ou non de cet objet en général. Quelles réponses furent apportées à cette question ? Natorp tend à rabattre le donné sur tout phénomène, au plus proche de Kant. Rickert et aussi, en un sens, Lask, étendent le donné vers une détermination transcendentale (la factualité ou le monde). Twardowski et Meinong, puis Husserl tendent, sur des modes assez proches, à identifier l’objet et le donné, eux-mêmes érigés en détermination universelle de laphénoménalité. Mais cet élargissement même ne va pas sans susciter une nouvelle difficulté. Ainsi, chez Husserl. Lorsqu’il prétend décrire «la différence cardinale et principielle entre les deux régions entre conscience et réalité —die prinzipielle Unterschiedenheit der Seinsweisen, die kardinaleste, die es überhaupt gibt, die zwischen Bewußtsein und Realität», il la pense et la définit encore à l’intérieur de l ’unique donation, en parlant d’«une différence principielle du mode de donation - ein prinzipieller Unterschied
1.Nous avouons ne pas comprendre comment J.Benoist peut mettre en cause le rôle central de la donation comme telle pour Meinong (« Il est pourtant douteux que cette réfé rence aux modes de pensée et à ce qui semble être l ’impératif de la donation, soit si centrale que cela dans l’analyse meinongienne» (Représentations sans objets, op. cit., p. 123, nous soulignons). Ni comment J.-Fr. Courtine peut s’étonner d ’un rapprochement entre le es gibt de Meinong et celui de Heidegger en 1927 («idée saugrenue», dans Meinong, Théorie cle l ’objet, op. cit., p. 34). De bonnes et symptomatiques réflexions, mais trop imprécises, dans J. vonMalottki, Das Problem des Gegebenen, Kantstudien. Erganzungshefte, Berlin, 1929. 2. Kritik der reinen Vemunft, A 290.
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der Gegebenheitsart»1. Si même cette différence laisse indifférenciée la donation, quelle spécificité garde-t-elle encore ? Et surtout comment cette emprise universelle se concilie-t-elle avec la césure qu’implique la réduction? Cette ambiguïté menace inévitablement toute la doctrine de la Gegebenheit husserlienne : si tout objet relève du donné, comme d ’autre part au moins tous les objets possibles par ailleurs sont bel et bien, la donation garderait donc un lien intrinsèque avec l’étant et resterait toujours un mode d’être (Seinsweise) parmi d ’autres. L ’universalisation même de la Gegebenheit, du moins à la manière dont Husserl l’accomplit, c’est-à-dire comme une universalisation de l’objectité (Gegenständlichkeit), perd sa radicalité et affaiblit sa percée hors d’être, außerseiend2. Le renversement stratégique de Sein und Zeit devient, par contraste, évident. Heidegger entend «détruire» Yontologia de la métaphysique, ce qui revient à se libérer de toute ontologie, même et surtout de l ’ontologie de l’objet (autrement dit de l ’ontologie formelle de Husserl). Cette destruction se trouve conduite en recourant à l’analytique existentiale, où le mode d’être du Dasein se trouve décrit, en un premier temps du moins, par opposition stricte au mode d’être des objets et autres étants intra-mondains. En ce sens, le Dasein n ’est pas, du moins au sens où les étants intramondains sont - et précisément ne sont plus, sitôt que l’angoisse ouvre le Dasein à lui-même dans le Nichts. Comment formuler clairement ce pas en retrait hors du mode d’être des étants intra-mondains et des objets ? Par un renversement d’une violence extrême, si l ’on se réfère à la donation comme modalité d'objets (selon Bolzano, Twardowski, Natorp, Meinong, Husserl). Pour Sein und Zeit en effet, es gibt non seulement ne qualifie plus l’objet (impossible ou en général), mais au contraire tout ce qui n ’est plus au sens de Y ontologia et de l’ontologie formelle, parce que son mode d ’être diffère ontologiquement de tous les autres étants - le Dasein, ou plutôt tout ce qui met en œuvre son privilège ontico-ontologique : la vérité, le monde, le temps et l ’être. Heidegger retourne donc le es gibt contre l ’objet, alors que ses prédécesseurs l’invoquait pour séparer l’objet de l ’étant (possible). Mais tous, au moins, convenaient déjà que la donation marque une frontière, qui, d’une manière ou d’une autre, met en cause l ’étantité de l ’étant. 1.Ideen I, §96, op. cit., p .96. Voir §46, p. 109 (où la différence entre Erlebnis et transcendance se ramène à la différence entre deux leibhaft Gegebene), et le commentaire de D. Franck, Chair et corps. Sur la phénoménologie de Husserl, Paris, Minuit, 1981, p. 24 sq. 2. Husserl ne méconnaît pas la possibilité, voire l ’obligation d’une telle sortie hors de l’étant (voir une mise au clair dans Réduction et donation, op. cit., § 1-7), mais il la laisse pour l ’essentiel indécidée.
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CHAPITRE II
La donation a donc bien rang de concept, puisque l ’on peut esquisser son histoire conceptuelle. Elle ne passe pas seulement par Husserl et Heidegger, mais par tout le néo-kantisme, à partir de la reprise par Bolzano d’une question déjà esquissée par Kant. De la Wissenschaftslehre, la donation est passée, par VErkenntnistheorie et la Gegenstandstheorie, à la phénoménologie et finalement à la Seinsfrage. La question reste, aujourd’hui, de savoir si, en dernière instance, la question de la donation ne pourrait pas relever d’elle-même et de rien d’autre - pas même l ’être ou VEreignis. Et, même si elle devait finir par aboutir, entre autres aboutisse ments, à une question de théologie, la théologie n ’en constitue ni l’origine, ni la conclusion.
C h a p it r e
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REMARQUES SUR LE RÔLE DE LA DONATION {GEGEBENHEIT) DANS LA PREMIÈRE PENSÉE DE HEIDEGGER
§ 1. Ce que donne « cela donne » Le cours prononcé par Heidegger comme Kriegsnotsemester (ce qu’on pourrait traduire «semestre de rattrapage d’urgence d’après-guerre») en janvier-avril 19191, ne constitue en aucune façon un début pour Heidegger, qui, à cette époque, avait déjà traversé un assez long et complexe itinéraire philosophique. Mais il n’en constitue pas moins un nouveau commen cement. Evidemment parce qu ’il offre à un jeune ancien combattant 1’occa sion d’introduire à la philosophie d’autres anciens combattants. Occasion à l ’évidence périlleuse, tant ce dont il va s’agir - l’écart entre la philosophie universitaire d’abord théorétique et la vie même - tous viennent de l’endurer dans leur âme, donc dans leur chair, et d ’autant plus que ce fut sous la figure de la mort. Nouveau commencement surtout, parce que cet écart existentiel, Heidegger en fait son thème et l’expose sur un mode réso lument dramatique: «Rien qu’avec ce début de phrase “Gibt es - cela donne-t-il... ? ”, cela donne déjà quelque chose. Notre problématique toute entière, qui dans son aridité ne le montre pourtant pas du tout, est arrivée à un point décisif. [...] Nous nous tenons à une croisée des chemins méthodo logiques, qui décide absolument de la vie ou de la mort de la philosophie, sur un abîme : ou bien [nous passons] dans le néant, c’est-à-dire dans celui de la choséité absolue (absoluten Sachlichkeit), ou bien on réussit le saut 1 .Zur Bestimmung der Philosophie, éd. B. Heimbüchel, GA 56/57, Francfort-sur-leMain, Klostermann, 1987.
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CHAPITRE n i
dans un autre monde, ou plus exactement : [un saut] pour la première fois absolument dans le monde » (§ 13, p. 63). Ainsi, la question philosophique, dans ce contexte dramatique d’après-guerre, se pose décidément sous le titre du es gibt, c’est-à-dire de la donation, Gegebenheit. En d’autres mots : en disant « Es gibt - cela donne », on atteint un point certes déterminant, mais déterminant en tant précisément qu’il reste encore de part en part indéterminé ; car il ne s’agit pas d’une conquête, mais d’une épreuve, où il faut choisir entre deux orientations, d’autant plus incompa tibles entre elles que chacune a l ’ambition de tout décider. D ’un côté la philosophie comme connaissance de choses, de l’autre la philosophie comme entrée dans l’expérience du monde, entre elles, aucun compromis. D ’ailleurs, confirmant ce dilemme, le cours de l’hiver 1919-1920 formu lera le même choix en des termes presque aussi pressants : « Le problème de la donation (der Gegebenheit) n’est pas un problème particulier [et] spécifique. Avec lui, les chemins des doctrines modernes de la connais sance divergent l ’un de l’autre et, en même temps, [ils divergent] de la phénoménologie, qui doit d ’abord délivrer le problème d ’une problé matique rétrécie de théorie de la connaissance (aus einer verengenden erkenntnistheoretischen Problematik)»1. Le destin de la philosophie se jouerait donc ici, sur la donation et sur le simple « Cela donne » - soit l’une des doctrines de la connaissance, soit la phénoménologie. Comment donc la si simple demande « Gibt es... 1» peut-elle devenir aussi radicale et de telle conséquence? Pour tenter de l ’entrevoir, remarquons d’abord que les lignes qu’on vient de lire ouvrent le § 13 du cours de 1919; elles doivent donc se rapprocher des dernières lignes du § 12, immédiatement précédant. Or ce § 12 conclut en effet sur une double question : « Cela donne-t-il (gibt es) absolument une seule chose, si cela ne donne que des choses? Alors cela ne donne absolument aucune chose; cela ne donne même rien, parce qu’avec une [telle] toute-puissance de la sphère de chose cela ne donne même plus de “cela donne”. Cela donne-t-il le “cela donne” - Gibt es das “es gibt" ? » (§ 12, p. 62). Ce questionnement antérieur confirme donc bien la thèse subséquente que ni le Es gibt, ni la Gegebenheit ne constituent, comme tels, une solution ou une avancée, mais n ’offrent bel et bien qu’une question. D ’ailleurs, Heidegger le nommera, en 1919-1920, comme tel, comme le «problème de la donation»2. Plus encore qu’une question, il s’agit au fond de l ’indice qu’on ne peut 1. Grundprobleme der Phänomenologie (1919/20), Appendice A, éd. Hans-H. Gander, GA58,FranckfortsurleMain,Klostemiann,KlosteiTnann, 1993,p. 131. 2. Grundprobleme der Phänomenologie, § 26, GA 58, p. 127 (voiraussip. 27).
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désormais plus esquiver une question, qui reste pourtant encore à formuler : « Que veut dire “donné”, “donation” - ce mot magique de la phénoméno logie et la “pierre d’achoppement” chez les autres»1? Comment la Gegebenheit parvient-elle à séparer d’abord les théories de la connaissance (Erkenntnistheorie) entre elles (ici « les autres ») et ensuite celles-ci de la phénoménologie - les premières s’y prenant les pieds et la dernière, l’invocant sans la comprendre vraiment? Comment la question sur le Es gibt trace-t-elle le carrefour, où croisent les chemins conduisant soit vers la choséité, soit vers le monde ? Le sérieux de cette question se confirme dans le prolongement que Heidegger lui assigne en 1919, lorsqu’il demande si, finalement, la demande elle-même «Cela donne-t-il (gibt es) l » ne pourrait-elle pas se contredire au point d’interdire que cela donne, si cela seulement donne 2? Un premier résultat s’impose du moins déjà: il ne suffit pas d’en appeler au syntagme « cela donne - es gibt» pour arracher la philosophie au primat et à la fascination, bref à la «toute-puissance de la choséité». «Le domaine d’originarité ne doit pas être donné; il reste d’abord à conquérir » 3. Car, si par es gibt, on croit atteindre d’emblée la donation, la Gegebenheit, sans prendre soin de la définir, ni même de l ’interroger plus avant, alors, parce qu’elle-même admet déjà une acception philosophique bien connue et commune, même le pur surgissement du « cela donne » pourrait parfaitement ne reconduire finalement qu’à la choséité. Et Heidegger n ’hésite pas à tirer cette conclusion, lorsqu’il stigmatise que le « “donné - gegeben” est d ’emblée une discrète, encore inapparente, mais authentique réflexion théorétique sur [le monde environnant, Umwelt]. La “donation - Gegebenheit” est aussi de part en part déjà une forme théo rétique » ; autrement dit, « la “donation - Gegebenheit’ signifie la première atteinte objectivisante portée au mondain environnant (Umweltlichen) » (§ 17, p. 89). Bref, le «cela donne - es gibt» pourrait justement non pas ouvrir, mais bien interdire l ’accès à lui-même et à la donation. Nous l.Ibid., § 1, GA 58, p. 5. Voir: « La sphère de problème de la phénoménologie n ’est pas simplement pré-donnée immédiatement [...]. Et que veut dire: quelque chose doit être médiatement, d’abord “porté” à la donation ? » (§ 6, p. 27). Voir supra, p. 29. 2. J. Greisch (L ’arbre de vie et l'arbre du savoir. Les racines phénoménologiques de l ’herméneutique heideggerienne (1919-1923), Paris, Cerf, 2000, p. 38) rappelle judicieuse ment que T. Kisiel mentionne une note d’étudiant, qui glose cette formule déjà énigmatique par une autre encore plus surprenante : « Gibt es ein “es gibt”, wenn es nur “es gibt" gibt? — Cela donne-t-il un “cela donne”, si cela ne donne qu’un “cela donne” ? (cité dans The Genesis ofHeidegger’s Being and Time, Berkeley, University of California Press, 1993, p. 42). 3. Grundprobleme der Phänomenologie, §7, GA 58, p. 29. Même formule dans l ’Appendice B, Complément 1 ,p. 203 (voir aussi p. 218 et 219).
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CHAPITRE III
comprendrons mieux pourquoi, si nous voyons qu’ici Heidegger fait allusion, selon toute évidence, à Natorp et à Rickert. §2 .Le donné manqué-Natorp, Rickert Comment le cours de 1919 considère-t-il Natorp, auquel il consacre tout son § 19? Certes, la donation intervient, mais à l’intérieur de l ’attitude théorétique, pour assurer à la constitution des objets (et son activité) une donnée (passive) de départ, qui ne reste une donnée qu’en se confirmant dans la position que lui affecte ensuite la pensée; ce dont témoigne une citation, stigmatisée : «Il faut qu’à une donation réponde un donner actif » l, c’est-à-dire la spontanéité de l’entendement reconstruisant l’objet à partie de l’immédiateté pré-théorique, mais provisoirement telle. Le cours de 1919-1920 précise bientôt ce verdict: pour Natorp «Il ne s’agit nulle part de parler d’un objet terminé et donné. Avant toute donation se dresse la pensée et sa législation » 2. En sorte que la « donation ne surgit que de la détermination. La pensée établissante a un privilège absolu. Poser dans la pensée. Cela ne donne rien de pré-donné». La donation ne vaut qu’en se laissant reprendre par la pensée qui l ’objective et donc la sup prime : « Le donné lui-même est un abandonné (Das Gegebene selbst ist ein Aufgegebenes) » 3. De fait, si l ’on retourne directement à d’autres textes de Natorp, la subordination de la donation à la pensée, donc à la spontanéité de l’entendement législateur, se confirme sans ambiguïté: «Le Je de la conscience pure ne peut pas non plus être proprement appelé un “datum ” de la psychologie. Datum veut dire problème; mais le Je pur n ’est abso lument pas un problème. Il est principe ; un principe n ’est jamais “donné”, mais, plus il est radical, plus il s’éloigne de tout donné. “Donné” voudrait de surcroît dire “donné à quelqu’un (Einem gegeben)”, et ceci à nouveau : à quelqu’un de conscient. L ’être-conscient, c’est ce que, dans son concept, présuppose aussi déjà le donné. Justement en tant que présupposition de toute donation, la conscience pure ne peut elle-même pas être dite 1.«£.s “muß der Gegebenheit ein aktives Geben entsprechen" », citation de Nartorp, «Bruno Brauchs, Immanuel Kant und die Fortbildung des System des kritischen Idealismus », Kantstudien XXII (1918), p. 440 (cité dans Zur Bestimmung der Philosophie, § 19, GA 56/57, p. 106). Même argument dans le compte-rendu «Les Idées directrices pour une phénoménologie pure de Edmund Husserl», Die Geisteswissenschaften 1913, puis Logos (VII), 1917-8, tr.fr. I. Servois (avec une très utile présentation) dans Philosophie 14, Paris, Minuit, 2002. 2. Grundprobleme der Phänomenologie, Appendice B, 2, GA58,p. 132. 3. Ibid., p. 224 et 225.
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“donnée” ; pas plus que l’apparaître ne peut lui-même être dit une apparition (das Erscheinen eine Erscheinung)»1. Le Je, ou plutôt non, mais toujours déjà la «conscience pure», précède le donné et en permet l’apparition - donc elle s’excepte de l’apparaître comme du donné. Il faut aller jusque là en effet : le Je n ’a aucun rapport à la phénoménalité, ni à la donation, parce qu’il les fonde. Le fondement n ’apparaît pas dans ce qu’il fonde, de même qu’il ne se donne pas, puisque que le donné le présuppose. Natorp n ’hésite pas à tirer avec la dernière clarté cette «conséquence paradoxale, que le Je original, le Je pur, le Je de la conscience (Bewußtheit) [...] n ’est ni un fait, ni un existant, ni un phénomène. Mais le paradoxe disparaît, sitôt que l’on s’avise qu’il est fondement de tous les faits, fonde ment de toute existence, de tout être-donné (alles Gegebenseins), de tout apparaître ; ce n ’est que pour cela qu’il ne peut lui-même être ni un fait, ni une existence, ni un donné, ni un apparaissant»2. Ainsi, la donation n’intervient que pour se soumettre à la conscience pure, qui, par activité de «reconstruction», l’élève au rang d ’un objet. Elle n’apparaît que pour disparaître dans son double contraire. Ainsi, selon Heidegger, ou plutôt selon Natorp, la donation n ’émerge que pour se dissoudre en fait aussitôt, parce que la pensée et son primat ne lui laisse, dans l ’objectité de l’attitude théorique, aucune légitimité de droit. A Natorp, le cours de 1919 oppose surtout la figure déjà légendaire de Lask. Nous ne nous y attacherons pourtant pas ; d’abord précisément parce que son importance même la rend ambiguë, tant Heidegger voit en Lask ce que la guerre lui a interdit de devenir, « une des plus fortes personnalités philosophiques du temps présent, [...] qui, j ’en suis convaincu, était sur la voie de la phénoménologie » (§ 10, p. 180); ensuite parce que l’examen de la position de Lask et de son rapport à Heidegger, qui reste encore à parfaire, demanderait un travail d’une toute autre ampleur3. Aussi opposerons-nous plutôt Rickert que Lask à Natorp, d’abord parce que Lask lui-même en provient4 (autant que Heidegger) et y reconduit en partie; 1. Natorp, Allgemeine Psychologie nach kritischer Methode, chap.ni, § 1, op. cit. p. 40 (dans la traduction française p .63, citée supra p. 36). Voir aussi chap. v, § 16, p. 122; en français p. 148-149. 2.Ibid., chap.n, §5, p .32; en français p.55 (voir aussi chap.iv, §3, p .66; en français p. 90-91). 3. On peut se reporter à l’analyse éclairante et détaillée de t. Kisiel, « Why students of Heidegger will have to read Emil Lask », précédemment citée, p . 3 5. 4 .Les Grundprobleme der Phänomenologie les assimilent d ’ailleurs clairement l ’un à l’autre (« Transzendentale Wertphilosophie (Rickert, Lask) », GA 58, p. 133), mettant même parfois Rickert « unter der Einfluß von Lask» et non l’inverse (ibid., p. 226). Mais Rickert n’avait-il pas en effet dédié Der Gegenstand der Erkenntnis à Lask ?
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ensuite parce que le cours de 1919-1920 s’y réfère pour faire contraste à Natorp. Rickert se distingue en effet de Natorp, suivant l ’appréciation de Heidegger, parce qu’il reconnaît, lui, que « le factuel, “perçu” est donné - il est ce qui est expérimenté immédiatement [...] quelque chose de dernier, indérivable, “irrationnel” » 1; par exemple le bleu ou le rouge, qui ne peuvent plus jamais, une fois donnés, « s’évaporer sur un mode ratio naliste»2. Car, après tout et définitivement, il faut en convenir: «Cela donne (es gibt) des donations déterminées, que l ’on ne peut que recon naître » 3. Et de fait, pour Rickert, il faut dire, au-delà de l’objet en général (que privilégient VErkentnistheorie tout comme l’ontologia), tel objet dans sa facticité effective, car « que la couleur soit, cela ne veut dire rien d’autre que : la couleur est un fait, est donnée, est perçue »4. Donc cela implique non seulement de viser à chaque fois le ceci comme tel, mais d’admettre le ceci lui-même comme une forme universellement applicable à tous les faits effectifs; donc d’accepter «la forme du donné individuel réal ou la forme d’affirmation du jugement, qui constate un donné réal factuel, individuel, à chaque fois déterminé » 5. Il s’agit ainsi non pas d’une catégorie du donné en général (autre nom pour l’objet en général), mais d’une catégorie universelle du donné en tant qu’individuel et unique: «Cela ne donne certes pas de (es gibt zwar keine) formes et normes individuelles, mais cela donne des formes et des normes de l’individuel»6, pas une catégorie de l’effectivité en général, mais «une catégorie de cet-être-ci réal (des realen Dies seins) »7. Mais justement, qu’implique la tentative de Rickert pour « comprendre la donation comme une catégorie»8 ou, plus exactement, comme
1.Grundprobleme der Phänomenologie, GA58, p. 133, qui citent, ou plutôt résument, d’ailleurs assez lâchement, Der Gegenstand der Erkenntnis. Einführung in die Transcendental-philosophie, d’après la troisième édition, Tübingen, 1915, p. 316 sq. (soit, d ’après la quatrième édition, dont nous disposons, Tübingen, 1921,p. 325sq.). 2. Grundprobleme der Phänomenologie, GA 58, p. 226, qui renvoient sans doute à: «Dies Blau und dies Rot bleibt in jeder Hinsicht unableitbar oder, wie wir sagen können, irrational, denn an den bestimmten Hinhalten findet alles “Denken ” seine Grenze » (Rickert, Der Gegenstand der Erkenntnis, op. cit., p. 326). 3. Grundprobleme der Phänomenologie, GA 58, p. 226. 4. Rickert, Der Gegenstand der Erkenntnis, op. cit., p. 327. 5 .Ibid., p. 328. 6. Ibid., p. 330. 7. Ibid., p. 331. 8 ./b id ,p . 327, cité par GA 58, p. 134; en fait Rickert écrit: «Auch die Tatsächlichkeit als Kategorie zu verstehen»; Heidegger assimile même ici Gegebenheit à Tatsächlichkeit, à partir de la formule courante de Rickert citée dans la note suivante.
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« catégorie de la donation ou de la choséité » 1? Heidegger marque deux conclusions différentes, a)D ’abord, ce débat permet de distinguer réellement deux premières significations de la donation : d’un côté Natorp, qui n ’admet qu’«une donation (Gegebenheit), qui provient en un sens précis de l ’accomplissement de la science» et y demeure sans y faire exception; de l ’autre Rickert, qui admet «une donation (Gegebenheit), qui est antérieurement-donnée (vorgegeben) par nécessité de sens à cet accomplissement et son possible départ »2. Ainsi comprenons-nous mieux en quoi la donation fixait à la philosophie un carrefour, une croisée des chemins, où se séparent de fait deux acceptions de Y Erkenntnistheorie, selon que le donné s’incrit dans la connaissance d’objet ou la précède et la détermine irréductiblement, b) Reste une autre conclusion : la croisée des chemins sépare, disait Heidegger, non seulement deux postulations de Y Erkenntnistheorie entre elles, mais celles-ci de la phénoménologie3. Pouvons-nous désormais concevoir cette deuxième opposition? Certes, si nous prêtons attention à une « confusion » faite par Rickert : le donné restant pour lui un donné du jugement, donc pour le sujet connaissant, il le ramène seulement à l’immanent, au « contenu de conscience » (le datum de la couleur), le « confond » avec « la couleur sur le mur (transcendant) » - ou plutôt le lui préfère et le lui substitue. Ainsi la donation régresse-t-elle de la transcendance de « l’expérimenter factice» à la paisible, banale et repré sentative immanence du vécu de conscience (à la «donation d’un imma nent, d’un contenu de conscience»). Ici même Rickert se détourne du chemin de la phénoménologie. Ni lui, ni Natorp « ne proviennent de l ’expé rimenter facticiel ». Ils manquent donc « la nouvelle expérience fondamen tale de la vie en et pour soi »4. - Comment expliquer cette disqualification de la donation, pourtant admise, sitôt admise ? Sans doute parce que la Gegebenheit a été précisément thématisée comme une «catégorie». Or une catégorie ne peut permettre qu’un jugement et une prédication; elle ne peut donc porter que sur des choses («catégorie de la donation ou choséité, Tatsachlichkeit»), Dès lors, même si elle se retrouve pensée comme Tatsachlichkeit, comment la donation ne retomberait-elle pas immédiatement sous la « domination de la
1.Rickert, Der Gegenstand der Erkenntnis, chap.v, s.III «D ie Kategorie der Gegebenheit », par ex. p. 327 et 328. 2. Grundprobleme der Phänomenologie, § 15, GA 58,p. 71. 3. Ibid., Appendice B , GA 5 8, p . 131. A.Ibid.,AppendiceB,GA5S,]3.226e t227.
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sphère de chose (der Sachsphäre)» (§ 12, p. 62)? Elle ne l’avait jamais quittée. §3. Le monde Ainsi se dégage la véritable difficulté : si la donation ne décide encore de rien, puisqu’elle peut aussi, voire le plus souvent, conduire au « néant » de la choséité plutôt qu’à un saut en direction du monde, il faut admettre que le « cela donne - es gibt» reste lui-même indécidé. S’il se laisse reprendre d’emblée par l’horizon des seules choses (autrement dit, si cela ne donne que des choses), alors, pour autant qu’une chose ne peut se phénoménaliser pleinement qu’en un monde, cela donnera-t-il même une seule chose, si cela ne donne que des choses sans monde, selon la seule choséitél Plus encore : si aucune chose ne se trouve donnée véritablement, alors cela ne donnera en fait «rien» (§ 12, p .62), donc cela donnera «le rien» (§ 13, p. 63). Et si cela ne donne rien, cela ne donnera pas du to u t-p as même cela, le «cela donne». A la fin, il deviendra inéluctable de demander si, dans l’acception déjà théorétique et chosique du « cela donne », le « cela donne » lui-même ne disparaît pas. On pourra en effet gloser en disant que si « cela ne donne que ce “cela donne”, alors cela ne donne même pas un véritable “cela donne” ». Autrement dit, le choix, la frontière et la croisée des chemins ne passent pas entre la donation et le es gibt d’une part, et la chose de l ’autre, mais à l’intérieur du « cela donne » lui-même, selon qu’il ouvre sur la chose ou sur un monde. D ’emblée, Heidegger se libère ainsi du mythe du donnéx, du fétichisme de la donation comme catégorie et même de l’opération d’apparence pourtant radicale du «cela donne». D ’entrée, il en stigmatise leur statut d’indécidés et demande d’en décider d’un point de vue à eux transcendant. Lequel? Nous dirons, provisoirement et approxi mativement, d’un point de vue aussi strictement phénoménologique que possible. Il s’agit donc de concevoir ce que «cela donne» pourrait signifier «Was heißt: “es gibt” ?» (§ 13, p. 67). Non pas exister, valoir, devoir, effectuer, se contredire (tous termes cardinaux du néo-kantisme), mais « donner » dans un « cela donne ». Non pas l’étant en général, non pas tel ou tel étant (un Rembrandt ou une sonate de Mozart, une chaise ou une table, des maisons ou des arbres, un sous-marin ou une force religieuse), mais ce qui se donne dans « cela donne ». En effet, « cela donne » ne donne rien de l.N atorp ne parle-t-il pas déjà du «préjugé du donné» (.Allgemeine Psychologie, op. cit., p. 278), bien avant Sellars et Reichenbach ?
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particulier et il s’agit de ne pas «revenir [com]prendre des objets particuliers » (p. 68), même si ce mouvement régressif, qui fait manquer le «cela donne», peut sembler presque inévitable. Il faut admettre, au contraire, que « cela donne » comme tel équivaut à demander « cela donnet-il quelque chose/etwas? » (p. 67). Et cette question implique à son tour d’envisager un « quelque chose en général (überhaupt) » (p. 68). De quelle généralité absolument parlant s’agit-il? Comment ne pas inéluctablement penser au « quelque chose en général = X » de l’ontologie formelle ou de ses équivalents, «le quelque chose formel objectif de la connaissabilité, [le] quelque chose de la théorisation formelle» (§20, p. 116)? Comment ne s’inscrire aussitôt encore et toujours à l’intérieur de la relation la plus abstraite entre l ’objet et le sujet, précisément comme l ’objet minimum abstrait pour un sujet? Tant il semble aller de soi que « “cela donne” veut dire : cela donne pour moi, qui pose la question » (§ 13, p. 68). Or tout l ’effort, paradoxal et presque impraticable, de Heidegger consiste à établir que tel n ’est ici précisément plus le cas : dans le «cela donne», contrairement à l’évidence de théorie de la connaissance, il ne s’agit plus (ou pas encore) d’une relation de sujet à objet. - Et d ’abord, parce qu’il ne se trouve plus ici le moindre «sujet» pour maîtriser une connaissance : « il ne se trouve rien comme un “Je” (nicht so etwas wie ein “Ich ”)» (p.66), «je ne trouve pas la moindre chose comme un “Je” » (p. 68). Prenons l’exemple de la chaire, d’où le professeur s’adresse à ses étudiants - et ici Heidegger décrit la situation exacte dans laquelle lui et ses étudiants se trouvent au moment même où il parle, en sorte qu’ils deviennent eux-mêmes pour eux-mêmes l’exemple phénoménologique à considérer; demandons-nous donc si, dans ce cas, le fait que cela donne la chaire implique que cela la donne soit à untel je, soit à tel autre je, à tel ou telle étudiante en licence ou en doctorat, à tel déj à docteur en philosophie ou à tel post-doc en droit. A l ’évidence (du moins à l’évidence que voit et veut faire voir Heidegger), le fait que cela donne la chaire n ’ouvre aucune relation à un je, pas plus le mien que celui de personne d’autre : « le sens du vécu n ’a aucune relation avec les je particuliers » (p. 69). Certes, cela se donne bien à moi - la chaire comme ce qui m ’apparaît apparaît bien aussi à moi -, mais sans qu’aucune relation à un je quelconque ne se trouve requise et impliquée dans ce «vécu de quelque chose (Er-leben von etwas)» (p. 68). En un mot, «je le vis bien (er-lebe), cela fait partie de mon vivre (Leben) et cependant cela reste, selon son sens, si délié de moi, si absolu ment étranger à moi (absolut Ich-fern)» (p. 69), que cela ne convoque aucun je, ni ne s’y soumet. En d’autres termes, le phénomène, qui pourtant implique directement en lui l’orateur et ses auditeurs, à savoir la chaire, ne
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se reporte pourtant pas au moindre je comme à la condition nécessaire de son apparition ni de son sens ; par conséquent il n ’y ouvre non plus en retour aucun accès. Le phénomène tel que « cela [le] donne » ne dépend pas plus d’un je, qu’il n’y reconduit. « Le “cela donne” est bien un “cela donne” pour un je - et pourtant moi, je ne suis pas celui pour qui et avec qui le sens de la question a rapport» (p. 69). La chaire se donne, donc elle ne s’assigne à personne. Ainsi se dégage une première caractéristique du «cela donne» (et qui le distingue définitivement de l’attitude théorétique) : le je, qui reste concerné par elle, y demeure pourtant comme le simple destinataire de la donation, mais non pas comme son auteur; il s’y trouve bien à demeure comme ce à quoi elle advient, mais non comme ce qui en détermine le mouvement ou l’enjeu. Bref, je dépends du « es gibt », mais il ne dépend pas plus de moi que cela même qu’il me donne à éprouver. Ainsi, comme sous le coup d’une réduction, un premier terme de la relation théorétique, le sujet, tombe et se trouve mis entre parenthèses. Mais il ne se trouve plus aucun sujet, parce que, plus essentiellement, il ne se trouve ici déjà plus aucun objet. En effet, quoi donc apparaît quand surgit aux yeux des étudiants comme de leur professeur, la chaire qu’aucun d’eux ne constitue? Que voient-ils vraiment? Voient-ils des planches, un châssis ou même un pupitre et une boîte posée sur le bureau? En fait, ils ne voient pas plus ces éléments (qui pourtant y sont) qu’ils ne voient des couleurs, des ombres et des supposées qualités secondes (§ 16, p. 81), ni inversement qu’ils ne voient des morceaux de tel ou tel bois (de telles «essences»), des molécules ligneuses ou des atomes de carbone, etc. (qui, eux aussi, y sont). Ils voient « d’un [seul] coup » (§ 14, p. 71) la chaire elle-même. Et en fait, ils la voient précisément parce qu’ils aperçoivent d’emblée ce à quoi elle sert (le cours), qui y préside (le professeur), ce avec quoi elle va (le livre et les notes), ce qu’elle délivre (des concepts, des infor mations, etc.) ; bref, ils la voient parce qu’ils y aperçoivent d’emblée l’exer cice du professeur y enseignant des étudiants. Ce qui apparaît ainsi n’a rien d’un objet, ni même d’une chose; d’emblée et d’abord, il s’agit d ’un « objet comme doté d’une signification (als mit einer Bedeutung behaftet)» (p. 71), d’«une signification, d’un moment affecté de signification (ein bedeutunhshaftes Moment)» (p.72); parce que «le significatif (das Beudeutsame) est le premier, [et qu’] il se donne immédiatement à moi, sans le moindre détour de pensée par une saisie de chose» (p.73). La
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signification se donne, parce qu’elle se montre sans objet et avant toute objectivation1. Supposons un contre-exemple : que cela donne la chaire à quelqu’un (en l’occurrence Heidegger suppose un Sénégalais - pourquoi cet étrange choix?), qui n’en ait jamais vue et ne sache donc par aucune expérience à quoi cela sert, ni de quoi il retourne avec elle, qui n ’y reconnaisse donc pas cette signification précise d’une chaire universitaire; on ne peut en effet dire qu’il voit la chaire en voyant d ’emblée sa signification, puisqu’en effet il n’a aucune notion de cette signification. Pour autant, doit-on conclure qu’il ne voit rien du tout, ou bien à nouveau un objet, réductible soit à des qualités secondes, soit à des composants matériels ? Evidemment non. Ou bien il verra une autre signification, propre à sa culture et à son monde environnant habituel (par exemple un élément du culte domestique, un signe de reconnaissance social, une marque de pouvoir religieux, etc.), bref encore une signification acceptable pour lui, qui n ’est «pas sans culture» (§ 15, p. 72), même si elle ne vaut pas pour moi. Ou bien il verra rien de plus que 1’« être-étranger à toute ustensilité » lui-même; mais cela même reste encore, dans son noyau, identique à ce que moi, je vois comme la chaire, à la chaire vue comme signification, puisqu’il s’agit encore d’une « dotation de signification (Bedeutungshafte) »(§14, p. 71) - même négative. Ainsi « ce que cela donne » se donne sans recourir ni à un sujet, ni à un objet. La chaire, par exemple, ne se donne pas par moi, car je ne la constitue pas à partir d ’un quelconque donné (psychologique) immédiat à ma conscience ; elle surgit et s’impose pour ainsi dire àpartir d’elle-même comme sa pure signification. Elle ne se donne pas non plus comme un obj et, que je pourrais re-constituer à partir de ses premiers composants (physi ques), tels que l’attitude théorétiques les analyse (les atomes, particules, molécules, etc.) (§17, p .84-86). Comment le «ce que cela donne» parvient-il donc à se libérer ainsi des deux pôles entre lesquels se joue non seulement l ’état terminal de la métaphysique, tels que ses contemporains l’illustrent sans fin sous le regard de Heidegger, mais toute l’attitude théorétique et son si puissant empire ? D ’abord et surtout en ceci que ce que cela donne ne donne en rien à voir un objet, ni même une chose, mais directement le monde environnant lui-même : « Dans le vécu de voir la chaire, quelque chose se donne h moi à partir d’un environnement immédiat (gibt sich mir etwas aus einer umittelbaren Umwelt) (§ 14, p. 72) ; et c’est 1. Confirmation dans Grundprobleme der Phänomenologie, Appendice B, GA 58, p. 220, 223,231. C arla vie est structurée comme un langage, le sien : «Das Leben spricht zu sich selbst in seiner eigenen Sprache » (p. 213, voir p. 31).
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« en vivant dans un monde environnant (einer Umwelt) que cela me dit (bedeutet) toujours et partout quelque chose » (§ 14, p. 73) ; car « le doté de signification (das Bedeutungshafte) » équivaut à la fin « absolument [au] caractère de monde environnant (Umweltcharakter)» (§17, p. 86). Ce terme, ni subjectif ni objectif, désigne précisément ce que toute la méta physique en phase terminale (sous les titres de réalisme ou d’idéalisme) ne veut et ne peut pas admettre. Du coup, nous pouvons comprendre l’interrogation initiale sur la portée du « es gibt ». Car le « cela donne (es gibt) » et, plus encore, la « donation (Gegebenheit) » gardent, pris en eux-mêmes et en tant que tels, leur dange reuse ambiguïté, parce qu’ils ne suffisent aucunement à garantir un accès à Y Umwelt comme tel. En effet, dans leur acception courante c’est-à-dire métaphysique, l’opération que ces termes mettent en œuvre peut aisément travailler au primat de la théorie et donc de l’objectivité : « Comment vivaisje (erlebe ich) le monde de Venvironnement, m ’est-il “donné” ? Non pas, car l’environnement mondain donné est déjà atteint sur un mode théoré tique, il est déjà repoussé hors de moi, le je historique, le “cela mondifie” (es weitet) n ’est déjà plus primaire. “Donné” est déjà une réflexion silen cieuse, encore inapparente, mais déjà authentiquement théorétique à son propos. La “donation” est donc déjà tout à fait une forme théorétique» (§ 17, p. 88-89). Ainsi parle-t-on de données immédiates et aussi de qualités sensibles, « mais tout cela sur le mode de la chose (dinghaft). L ’espace est une chose spatiale, le temps une chose temporelle » (p. 89). Et l’immédiateté présumée des données détruit déjà 1’ Umwelt au profit des composants élémentaires supposés de l ’objet à venir (p. 85). Dans ce contexte d’une dérive quasi irrépressible et presque insensible, la « “donation” signifie la première atteinte objectivisante de l’environnant (vergegenständlichende Anstatstung des Umweltlichen), qui enfonce pour la première fois le je encore historique » (p. 89). Car, en réponse à la choséification de 1’ Umwelt et du phénomène qui se mondifie en une donnée immédiate, le Je perd lentement, mais décidément son historicité : autrement dit, le « Je histori que est dés-historialisé (historische Ich ist ent-geschichtlicht) jusqu’à [se ravaler au rang d’]un reste de Vego-ité spécifique, à titre de corrélat de la choséité » (p. 89). Avec le « cela donne », si du moins on le pense à partir de la donation réduite au rang d’une catégorie, 1’ Umwelt perd sa phénoménalité propre (non théorétique), qui éclate en deux déchéances parallèles et originellement indissociables : celle du Je en un corrélat (constituant) d’objet, celle de la signification apparaissant d’un coup dans la réalité de la chose et bientôt comme un obj et (constitué).
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Or l’Umwelt ne peut et ne doit au contraire que s’éprouver (erleben) ; et cela ne se peut que « dans l ’essence de la vie en et pour soi » ; sinon l’attitude théorétique peut le reprendre sous son empire - et avec quelle facilité (p. 88) ! Il faut s’efforcer inversement de comprendre le « cela donne » luimême à partir et sous l ’égide du « cela mondifie ». Car il « demeure aussi la proposition d’essence : tout ce qui est réal peut se mondifier, mais tout ce qui se mondifie n ’a pas besoin d’être réal ». En sorte que ce qui se mondifie, ce qui apparaît sur le mode du «cela mondifie», à savoir le mondain d ’environnement (das Umweltliche) « a son mode propre d’auto-déploiement en lui-même» (p.91). Lequel? Il ne vient qu’une réponse encore provisoire jusqu’à Sein und Zeit et, dans ce délai, encore négative : en se laissant éprouver : « Le “quelque chose” comme le pré-mondain en général doit ne pas se penser théorétiquement [...]. C’est un phénomène fondamen tal, qui peut s’éprouver sur le mode du comprendre (ein Grundphânomen, das verstehend erlebt werden kanri)» (§20, p. 115). Ou encore: le « “cela mondifie” ne peut pas s’établir théorétiquement, mais “s’éprouve” “comme mondifiant” » (§ 17, p. 94). Ce qui peut se formuler encore négati vement en disant : « Tout comportement théorétique [... ] est un comporte ment dé-prouvant (ent-lebendes)» (§18, p. 100); et ici ent-lebendes s’entendra à la fois au sens de ce qui se défait de la vie et de ce qui défait l’épreuve du vécu. Mais ce qui se formule aussi positivement en disant «Leben ist historisch» (§20, p. 117), à condition d’entendre aussi dans ce leben, non seulement le vivre, mais dans un contre-point essentiel, l’erleben, l’éprouver qu’il seul rend possible. Pour marquer l’abord radical du « cela donne » et l’arracher à sa dérive théorétique, non seulement souvent possible, mais de prime abord et la plupart du temps inévitable, Heidegger recourt pourtant à un critère radical. En fait, il s’agit comme d’un marqueur, qui anticipe avec une audace assez stupéfiante sur les ultimes pas de son chemin de pensée. Lorsque je fais l’épreuve (Erlebnis) de, par exemple, la chaire d’enseignant, qui se phénoménalise d’un coup comme une signification et non comme une chose ou un objet constitué, alors 1’« éprouver n ’est pas un processus, mais un Ereignis (non-processus, dans l’épreuve de la question un reste d ’événe ment, Ereignis). L ’éprouver par la vie (das Er-leben) ne passe pas de telle sorte qu’il s’éloigne [ensuite] de moi, comme une chose que j ’établis, comme objet, mais je me l ’approprie elle-même à moi (er)eigne es mir), et il s’approprie lui-même selon son essence» (§ 15, p .75). Autrement dit, « lorsque les vécus d’autres sujets ont en général de la réalité, alors [ils ne l’ont que] encore comme ap-propriations (Er-eignisse), et ils ne sont tels, ne peuvent évidemment être tels que comme ap-propriations, comme
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ap-propriés (als Er-eignisse, als ge-eignet) par le je historique» (§16, p. 78). En fait, plus que d’une anticipation encore indéterminée, il s’agit d’une même décision qui paraît traverser et soutenir tout le parcours de Heidegger. Car, dans le texte quasi-conclusif de 1962, Zeit und Sein, la méditation une dernière fois reprise du «cela donne, es gibt», en y déployant, il est vrai, une maîtrise phénoménologique sans commune mesure avec les approximations de 1919, il s’agit toujours de penser le «cela donne» non seulement en-deçà de la choséité et de l’objectité théorétique, mais cette fois surtout au-delà de l’être et du temps. Et, ici encore, le même marqueur intervient, pour garantir l ’intelligence correcte du « cela donne », YEreignis, encore une fois, la dernière. Et il s’agit de la thèse la plus forte, quoique (ou plutôt donc) la plus discutable: « l’être disparaît dans YEreignis » 1. L ’Ereignis se constituerait donc ainsi comme la correction phénoménologique, qui, d’un extrême à l’autre, assurerait, aux yeux de Heidegger, l ’abord phénoménologique (et non théorétique) du « cela donne, es gibt ». Ce serait donc cette correction qu’il faudra toujours discuter lorsqu’il s’agira de mesurer jusqu’où il a conduit la phénoménologie de la donation et à partir de quel point il l’aforclose.
1. Zeit und Sein, in Zur Sache des Denkens, Tübingen, Niemeyer, 1969, p. 23. Voir notre étude sur ce point dans Etant donné, op. cit., § 3, p. 54 sq.
C h a p it r e iv
NOTE SUR L ’INDIFFÉRENCE ONTOLOGIQUE DE LEVINAS
§ 1.Le débat en question Aujourd’hui, c’est une obligation que je dois remplir. Le thème de mon propos m ’est en effet imposé, puisqu’il continue un débat déjà ancien : avec un peu d’insolence et de naïveté, j ’avais, en 1977, élevé une objection contre l’entreprise de Levinas et son débat avec Heidegger. En voici les termes : «A l ’évidence, le privilège, en se déplaçant de l ’Être à l’étant, ne consacre la prééminence de celui-ci, comme Autrui, qu’en inversant la différence ontologique, donc en la consacrant [...]. En un mot, le surplomb de l’étant sur l’être ne suffit sans doute pas à outrepasser l’ontologie vers Autrui, parce que ce surplomb suppose, encore et à sa manière, la différence ontologique»1. Au lieu de négliger cette audacieuse mise en cause, comme il eût été sinon légitime, du moins compréhensible, Emmanuel Levinas a généreusement cru devoir y répondre, et, en fait, il a ainsi poursuivi l ’exposé de son propre travail. En effet, en cette même année 1977, De l ’existence à l ’existant apportait une précision dans la Préface à sa deuxième édition : « Entrevoir dans 1’« existant », dans l ’étant humain, et dans ce que Heidegger appellera «étantité de l ’étant», non pas une occultation et une «dissimulation» de l’être, mais une étape vers le Bien et vers la relation à Dieu et, dans le rapport entre étants, autre chose que la «métaphysique finissante», ne signifie pas que l’on inverse simplement les termes de la fameuse différence heideggérienne en 1.L ’Idole et la Distance, Paris, Grasset, 1977, p. 278 sq. Ce travail ne dissimulait pas sa dette envers Levinas ; en un sens, même le concept central de distance pouvait s’en réclamer, si l ’on songe à « la distance qui s’élargit au fur et à mesure que la proximité se resserre - la gloire de l ’infini» (Autrement qu’être ou au-delà de l ’essence, La Haye, Martinus Nijhoff, 1974,p. 184).
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privilégiant l’étant au détriment de l’être. Ce renversement n’aura été que le premier pas d’un mouvement qui, s ’ouvrant sur une éthique plus vieille que l ’ontologie, laissera signifier des significations d’au-delà de la différence ontologique, ce qui, sans doute, est, en fin de compte, la signification même de l ’infini. C’est la démarche philosophique allant de Totalité et infini à Autrement qu ’être » 1. Cette remarque donne plusieurs informations : premièrement, il faut admettre une périodisation stricte entre 1961 (Totalité et infini) et 1974 (Autrement qu ’être) ; deuxièmement, cette pério disation correspond à un progrès théorique à propos de la différence ontologique : au simple privilège rendu à l’étant en 1961 répondrait ensuite le dépassement de la différence ontologique comme telle en 1974. Reste, évidemment, à apprécier cette réponse. Si même Levinas doit après coup souligner une si essentielle périodisation, c’est sans doute qu’elle n ’apparaissait pas d’emblée évidente; la faute en revenait sans doute d’abord à l ’ignorance ou à la confusion de lecteurs médiocres2, mais peut-être aussi à la difficulté de la chose même - à une difficulté pour Emmanuel Levinas lui-même, dans son auto-interprétation. J’aurais, pour ma part, dû tenir immédiatement compte d’une telle réponse aussi bienveil lante et précise. Malencontreusement, je ne l’ai pas fait explicitement même si, en 1982, Dieu sans l ’être faisait sien le projet d’Autrement qu ’être d’entendre un Dieu non contaminé par l’être (Autrement qu’être, p.x). Outre une certaine retenue envers un maître, une difficulté préjudicielle m ’avait aussi empêché - celle de déterminer correctement la formation et l’évolution de la différence ontologique selon Heidegger; ce n ’est donc que plus tard que le débat pouvait reprendre sérieusement3. Plus tard,
1. E. Levinas, De Vexistence à l'existant, Paris, Vrin, 2002, p. 12. Voir la note renvoyant explicitement à L ’Idole et la Distance. Cette discussion a été relevée très objectivement par S. Petrosino dans « D ’un livre à F autre. Totalité et infini—Autrement qu ’être », in Emmanuel Levinas, Lagrasse, Verdier, 1984, p. 199 ; puis par S. Petrosino et J. Rolland, dans leur belle étude, La Vérité nomade. Introduction à Emmanuel Levinas, Paris, La Découverte, 1984, p. 100-102, qui rapprochent aussi 1’« illéité» de la «distance», p. 164. Concernant la différence ontologique et l’éthique, voir S.Strasser, Jenseits von Sein und Zeit. Eine Einfiihrung in Emmanuel Levinas’Philosophie, La Haye, Martinus Nijhoff, 1978, p. 227 sq., et F.P.Ciuglia, «Creazione e differenza ontologiea nel pensiero di Emmanuel Levinas», Archivio di Filosofia, LUI, 1985/3-4. 2. Au premier rang desquels je dois, rétrospectivement, me compter. Mais je plaiderai l’indulgence, revendiquant pour moi envers Emmanuel Levinas la relation que lui-même se reconnaît à l’égard de Heidegger (hormis évidemment le dernier membre de phrase) : « Ces lignes et celles qui les suivent doivent beaucoup à Heidegger. Déformé et mal compris ? Au moins cette déformation n ’aura-t-elle pas été une façon de renier sa dette, ni cette dette une raison d’oublier » {Autrement qu ’être, p. 49, n. 28). 3. En supposant solides les conclusions de notre étude, Réduction et donation, op. cit.
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c’est-à-dire peut-être aujourd’hui. Je n ’entends pas ici répondre fastidieusement à la mise au point apportée par Emmanuel Levinas : elle éclaircit et convainc, donc tranche le fond du débat; je voudrais seulement l’entendre complètement, en déployer toutes les implications, bref donner un plein droit de réponse à la pensée même que j ’avais d’abord prétendu contrer. Il s’agira désormais de défendre et d’illustrer aussi loin que possible l’ambition avouée par Emmanuel Levinas dans Autrement qu ’être ou Au-delà de l ’essence : surpasser la différence ontologique par l’éthique. § 2. L ’amphibologie Au-delà de l’essence - la formule elle-même recèle déjà une difficulté; car l’essence ne désigne plus ici l ’étant dans sa détermination propre ou générique; au contraire de l ’usage plus fréquent, «le terme essence y exprime l’être différent de l ’étant, le Sein allemand distinct du Seienden, l’esse latin distinct de Yens scolastique » (Autrement qu’être, p. ex). «Dans ce travail le terme essence désigne l ’être différent de l’étant » (p. 29). Ainsi Levinas contredit-il très exactement l’option prise, peu auparavant par Etienne Gilson, dans la commune intention de se tenir face à Heidegger; Gilson oppose l’être comme esse à l’essence comme l’étant, alors que Levinas assimile l’essence à l’être, donc au Sein (Seyn), contre le Seiende. Aussi doit-on entendre essence à partir du sens le plus fort (verbal) de Yousia : « le terme essence - que nous n’osons pas écrire essance... » (p. 3) sera parfois bel et bien écrit «essance» (p.52). Il faut donc toujours y entendre le déploiement de 1’être à l’occasionetàlasurfacedel’étant, donc tout ce que Heidegger nomme le «pli», et Levinas « l’amphibologie de l ’être et de l ’étant » (p. 131, n. 7). La modification, si brutale, de l’accepta tion habituelle du terme d’essence marque, en fait, l’ambition de penser dans l ’essence - dans l’e ssa n ce-l’articulation de l’être et de l’étant; ainsi, chaque occurrence de l’essence désigne déjà la différence ontologique. Mais lui donner un nom ne suffit pas à la nommer, ni à la penser comme telle - Heidegger l’a appris à ses dépens. Ici, avec l ’essence, ne s’atteste encore qu’un pur caractère ontologique, sans aucune spécification; la différence reste donc en elle-même absolument indéterminée et le caractère différentiel de l ’essence, indécidé. Aussi la critique prendra-t-elle la précaution d’établir d’abord l’ontologique comme une différence. Car, dès le début, il y va bien explici tement de la différence ontologique; pourtant il ne s’agit d ’elle que vue de l’extérieur, comme une place forte que l ’on approche pour l’investir; l’analyse phénoménologique se met d’emblée en quête d’une «exception déréglant la conjonction de l’essence, de l’étant et de la “différence” »
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(Autrement qu’être, p.x, voir p .29). Ce systématique et radical dérègle ment de toute l ’essence, qui ne nomme les termes du «pli» qu’en les séparant aussitôt en autant de membra disjecta, projette sur la différence l ’ombre d’un refus; par suite il la nomme moins une différence, qu’«une amphibologie de l ’être et de l’étant»1. «Amphibologie» marque certes l ’ambiguïté « où l ’être et l’étant peuvent s’entendre » (Autrement qu ’être, p. 54); elle anticipe surtout sur la disqualification de la différence onto logique par une instance plus radicale : « Dès le départ, la distinction et l’amphibologie de l ’être et de l’étant se montrera importante et l’être - déterminant pour la vérité; mais cette distinction est aussi une amphibo logie et ne signifie pas l’ultime » (p. 29) ; la notion d’amphibologie se sub stitue à celle de différence, parce que s’insinue « au-delà ou en deçà » (p. 55, 63,100) de l ’être et de l’étant un terme absolument nouveau, encore innom mé. D ’emblée, la différence ontologique n ’offre déjà plus un but, mais seulement un point de départ, un donné à surinterpréter et à détruire; la différence devient une amphibologie, non seulement parce qu’elle consiste de fait en l ’ambiguïté de l’étant dans son être et de l’être toujours en un étant, mais surtout parce qu’elle diffère de cette première amphibologie, de cette première différence; la différence devient amphibologique, parce qu’elle se trouve prise sous un regard qui, depuis toujours, cherche à l ’envisager comme déjà plus ontologique. La différence n ’apparaît que pour disparaître. Ontologique, la différence doit disparaître : sa transgression (epekeina, au-delà) appartient à sa manifestation même. En effet, avant elle, intervient le Dire (Autrement qu’être, p. 63); au contraire du logos qui, selon Heidegger, se dit à partir et en vue de la différence ontologique, le Dire de Levinas l’annule et se la subordonne radicalement. Ainsi surgit, d’un même mouvement, la différence ontologique (détruite comme amphibologie) et ce qui diffère d’elle, une manière de différence d’avec la différence (ontologique) - une différence au second degré. Les textes me manquent pas, qui établissent ce redoublement de la différence par un nouveau différent. Parfois les deux différences s ’articulent explicitement : « énoncer une différence au-delà de celle qui sépare l’être du néant» (p .6). Plus souvent, seule la seconde différence se nomme explicitement, tandis que la première différence (ontologique) reste implicite : « la pensée qui nomme la créature diffère de la pensée ontologique » (p. 144) ; « l ’autrement qu’être
1. Voir Autrement q u ’être, p. 8, 23, 30, 39, 49, 55, 58, 60 etc. et De Dieu qui vient à l ’idée, Paris, Vrin, 1992, p. 235, 236, etc. Comparer à E. Gilson, L'être et l'essence, Paris, V rin,2eéd. 1962, Introduction, p. 12-23.
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qui, certes, s’entend dans l’être, diffère absolument par l’essence » (p. 19) ; « [le] Dire, qui signifie la différence de l ’un et de l’autre, comme l’un pour l’autre, comme non-indifférence pour l’autre» (p.206-207). Un résultat s’impose décidément : l’éthique s’institue par une différence nouvelle, au second degré, entre d’une part la différence ontologique entière, et de l’autre, le Dire. Donc l’au-delà de la différence ontologique ne saurait absolument plus, ici, se confondre avec un quelconque renversement des termes à l ’intérieur de la différence ontologique, au bénéfice de l’étant. « L ’en deçà ou l ’au-delà de l’être - ce n ’est pas un étant en deçà ou au-delà de l ’être ; mais cela ne signifie pas non plus un exercice d’être - une essence - plus vraie ou plus authentique que l’être des étants » (p. 57) k C’est, en effet, l’irrüption du Dire, tel qu’il met autrui en scène ; bref, « l ’essence [est] excédée par l’infini » (p. 16), « il faut comprendre l ’être à partir de l ’autre de l ’être» (p.20). La différence ontologique perd toute ampleur, toute rigueur, tout sens sitôt que commence à différer d’avec elle un « ordre plus grave que l’être et antérieur à l ’être » (p. 16). La différence que nous dirons éthique voit la différence ontologique et même la débusque ; mais en la désignant, elle l’annule immédiatement. § 3 .Le passage Reste à suivre phénoménologiquement le passage de la différence ontologique à la différence éthique, « plus ancienne ». Si l ’on admet que la différence ontologique souffre d’une amphibologie, il faut en préciser l ’origine ; Levinas le fait sans ambiguïté : « la distinction entre être et étant est portée par l’amphibologie du dit » (Autrement qu ’être, p. 7 )2. Comment le dit provoque-t-il, de lui-même et sans plus, la différence (amphibologie) ontologique? Parce que «le dit du langage dit toujours l’être» (p. 119), donc aussi l’étant; le dit décèle l’être, et, dans cet ouvert, il expose des thèmes, des noèmes, des significations, bref des objets intentionnels; le langage, comme la conscience, thématise : « L ’essence, c’est le fait même qu’il y a thème, ostentation, doxa ou logos, et par là vérité » (p. 51). Or ce 1.Et réciproquement, il ne s’agit pas plus de revendiquer la fonction de l’être: «On n ’entend pas dans toute cette analyse ramener un étant que serait le Moi à l ’acte de se sub stituer qui serait l ’être de cet étant » (Autrement q u ’être, p. 149 et la note 20). Au sens étroit, le début évoqué en commençant trouve ici sa conclusion: c ’est bien Autrement q u ’être qui pense et disqualifie comme telle la différence ontologique. La réponse faite par la deuxième édition de De l'existence à l ’existant se confirme à la lettre. 2. Voir aussi p. 23,29,55 : « Dans le dit se trouve le lieu de naissance de l ’ontologie. Elle s ’énonce dans F amphibologie de 1’être et de 1’étant ».
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dit, comment et à quel titre (me) dit-il quelque chose ? En tant qu’il est, donc qu’il est par soi, égal à soi, présent à et en soi, demeurant dans son fonds propre (son ousia), objectif pour sa prise de possession par une conscience intentionnelle, elle aussi référée d’abord à soi seule. L ’être comme ouvert ne décèle que l’étant objectivé et ne suscite qu’une conscience intention nelle d’objets. Du coup, cette multiforme permanence offusque une tout autre interrogation : « La suprématie logique du quoi ? dans le Dit abolit cette différence [entre qui ? et quoi ?]. Le logos comme Dit - révélation de l’être dans son amphibologie de l’être et de l’étant - laisse le qui ? se perdre dans le quoi ? » (p. 34). Ainsi l’amphibologie concerne-t-elle moins les élé ments de la différence ontologique que les conditions d ’émergence de la Seinsfrage : le rapport entre l ’être (essence, ouvert) et l’étant (objet intentionnel, noème) ne souffre pas ici de véritable ambiguïté, au sens où, au contraire, pour Heidegger, le pli (Zwiefalt) de to on reste, comme tel, l’ambiguïté par excellence. Ici l’amphibologie se déplace : elle ne concerne plus l’éclosion de la différence (ontologique) du sein de l’on, mais les conditions antérieures (éthiques) du surgissement et du privilège et de la Seinsfrage. D ’interne à l’être, elle lui devient externe: la différence ontologique n ’intervient comme première question qu’une fois prise une autre décision, manquée une autre interrogation1. Reconstituer l ’interrogation oubliée par Heidegger implique de remonter du dit au Dire, au «Dire sans dit» (Autrement qu’être, p. 33, 58, 188). Aucun dit ne serait admis, s’il n’était entendu; il ne serait pas entendu, s’il n’était d’abord écouté; une telle écoute exige à son tour que je veuille bien (mögen) lui prêter attention, donc que je m ’y expose. Le dit présuppose ainsi, bien en deçà l’objectivité d’un thème, le Dire en tant que rapport à autrui d’unje, disposé à s’exposer, à écouter un dit, qui, comme tel ne veut pourtant rien entendre. Le dit exige le Dire, que pourtant il ne peut
l.U ne objection reste cependant possible: peut-on réduire les deux termes de la différence ontologique, et même seulement l ’étant dans toute son extension, au « thème », à « l’ostentation» (Autrement qu'être, p. 51)? En effet «thèm e» et «ostentation» ne caractérisent-ils pas uniquement l’étant (et non l’être), voire l’étant entendu comme Vorhandenheitl Peut-on y inclure l’étant zuhanden et surtout l ’étant à la manière du Dasein? Pareille universalisation de la Vorhandenheit à l ’étant dans son entier, voire à l’être de cet étant, si elle se confirmait, ne renforcerait pas, mais au contraire, affaiblirait gravement la critique de la Seinsfrage à partir de la relativisation du Dit. Car la différence ontologique premièrement ne joue pas entre deux objets, mais entre un étant, éventuellement objet, et un non-étant, non thématisable, non objectivable, l ’être ; deuxièmement elle ne peut se thématiser comme telle, puisque nous ne l’observons ni ne la considérons de l’extérieur, mais que « wir bewegen uns in dieser Unterscheidung des Seinden und des Seins » (Heidegger, Grundbegriffe, GA 51, Francfort-sur-le-Main, Klostermann, 1981, p. 43).
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jamais dire : « L ’être et l’étant pèsent lourd par le dire qui leur donne le jour. Rien n ’est plus grave, rien n’est plus auguste que la responsabilité pour l’autre et le Dire, absolument sans jeu, est d’une gravité plus grave que son propre être ou ne pas être» (p. 58); «Dire, pure expression de soi dans la donation de signe à Autrui (langage d’avant le dit)» (p.78)1. Le Dire précède bien le dit, mais cet avant-dit ne dit rien de plus que ce que le dit dira; il institue seulement les conditions dans lesquelles le dit peut se trouver entendu, donc écouté, donc attendu - à savoir la « non-indifférence à l ’Autre» (p. 62, voir p. 123). Plus essentielle - moins essantielle plutôt - que la dite différence ontologique se révèle la différence éthique : pour que l’être puisse me parler (me revendiquer), encore faut-il que j ’admette que l ’être « me dit quelque chose » et que je dois l’écouter - encore faut-il donc le Dire. Faute du Dire, tout dit (même celui de l’être de l ’étant) sonnerait dans le vide de l’indifférence. Seule la non-indifférence à Autrui peut éviter l’indifférence à la différence ontologique ; mais, du même coup, la non-indifférence marque son antériorité sur la différence ontologique et, par suite, l’abolit de nouveau dans l’indifférence. L ’intervention, comme dernière instance régulatrice, de la nonindifférence, implique au moins trois innovations dans la méthode phéno ménologique. - Premièrement, les parallélismes entre noème et noèse, entre vouloir-dire et signification ou entre intention et remplissement subissent une exception: «Le dire signifie sans s’arrêter au Dit» (Autrement qu’être, p. 62), «La signification du Dire va au-delà du Dit» (p.48), «La signification précède l ’essence» (p. 16). En effet, avant la signification, avant le noème, avant le remplissement, il faut que le Dire, donc mon exposition à l’écoute, mon ouverture à l’autre, les rende possibles: « C ’est ma responsabilité pour l ’autre qui est le pour de la relation, de la signifiance même de la signification laquelle signifie dans le Dire avant de se montrer dans le Dit» (p. 126). Contre le parallélisme husserlien, la signification (comme signifiance) s’impose avant et donc sans remplissement intuitif, sans noème, sans vouloir-dire. Le Dire ne déploie, en effet, pas d’autre signification, que la condition de toute signifi cation, de tout noème, de tout remplissement : le fait que ce dire, quel qu’il soit, s’adresse à moi, sans substitution possible, et que j ’ai à y répondre, au moins par l ’attention silencieuse. - Deuxièmement, la structure intentionnelle perd sa primauté. Le Dire suppose rien de moins qu’une
1. «Un dire, en deçà de l ’amphibologie de l’être et de l’étant, lié comme responsabilité pour Autrui à un passé irrécupérable » (Autrement qu ’être, p. 60) ; « Dire sans dit, signe donné à Autrui, le témoignage où le sujet sort de sa clandestinité de sujet » (p. 188).
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«inversion de l’intentionnalité» (p. 61), «tout le contraire de l’intentionnalité» (p.69), une «inversion de la conscience» (p. 128)'. En effet, l’intentionnalité présuppose que je vise, veuille, parle, dise, donc elle s’exerce toujours sur un objet, bien plus le précède et le constitue, comme un pôle et un centré; c’est d’ailleurs ainsi que le dit se trouve dépendre passivement d’un je actif, qui, dans le meilleur des cas, s’écoute littéra lement parler. Si le Dire devient la condition de possibilité du dit, il faut, par une stricte conséquence, que le je s’éprouve passivement convoqué - non plus d’abord à parler et à dire, mais à écouter. Dès lors que je écoute avant de (se) prononcer et qu’il correspond ainsi au Dire au lieu de produire le dit, il devient un répondant, donc se définit comme responsable. -Troisième ment, le Dire, entendu comme un avant-dit, ne porte donc pas, comme le dit, sur tel ou tel étant, qu’il dévoilerait en le disant. Il faut, pour le Dire, plus et mieux que la mise en évidence, que d’ailleurs le je peut toujours récuser, puisqu’il l’a produit ; le je peut toujours, devant la manifestation de l’étant, nier l’évidence : mentir, tricher, biaiser. Donc le Dire exige, au-delà de l ’évidence de l ’objet, la sincérité du je. « Aucun Dit n ’égale la sincérité du Dire, n ’est adéquat à la véracité d’avant le Vrai, à la véracité de l ’approche, de la proximité, par-delà la présence. La sincérité serait donc le Dire sans le Dit» (Autrement qu’être, p. 183). Par le «Dire sans Dit de la sincérité» (p. 190), il ne faut pas entendre le dévoilement par énoncé de telle ou telle essence, mais l’accomplissement de la relation de vis-à-vis entre mon visage ouvert et un autre visage - mieux à un autre visage, à un autre me faisant bon visage et auquel je m ’efforce de faire en retour bon visage. La sincérité ne dit rien, mais rend possible tout dire réciproque : le face-à-face qu’elle ménage n ’a rien d’autre à dire que cette face mise en face d’une autre face. Un regard échangé (selon le Dire) et tout (dit) est dit. Par une telle « de-stitution du Moi » (p. 65) - tel qu’il reste malgré tout le fond de la phénoménologie de Husserl et de Heidegger - , la sincérité détruit phénoménologiquement les termes de la différence ontologique : « Fission de l’ultime substantialité du Moi, la sincérité ne se réduit à rien d ’ontique, à rien d’ontologique et mène comme au-delà ou en deçà de tout positif, de
l.V oir De Dieu qui vient à l ’idée, p.234, 235, et surtout 241 sq.: «3. Au-delà de l’intentionnalité». De même «La conscience non-intentionnelle» in Entre-nous. Autres références et discussions dans notre étude sur « L ’intentionnalité de l ’amour», dans Emmanuel Levinas, Cahiers de la Nuit surveillée, p. 233 sq. Quant à l ’évolution de Levinas à propos de la légitimité d’un concept de l’amour («L ’amour du prochain, amour sans concupiscence », De Dieu qui vient à l ’idée, p. 263, voir p. 247), voir la discussion consignée dans Autrement que savoir. Emmanuel Levinas, Paris, Éditions Osiris, 1988, p. 74 sq. Voir V, §6, infra, p. 92 etn. 2.
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toute position» (p. 183). Exactement comme l’angoisse introduit, pour Heidegger, à la différence ontologique, la sincérité, pour Levinas, s’en excepte et en libère. § 4. La réduction Cette conclusion, certes acquise, n ’évite pourtant pas une objection : la sincérité détruit moins la différence ontologique comme telle - selon l’articulation en elle de l’étant avec l ’être - qu’elle n ’en stigmatise une condition de possibilité restée jusqu’alors masquée, le Dire (que d’autres approcheront sous les noms de dia-logique, de pragmatique, etc.). L’être et l’étant perdent bien la primauté principielle que Heidegger leur avait rendue, mais ils restent comme tels intacts - contournés, non pas détruits. D ’ailleurs, ils réapparaissent indirectement pour qualifier la sincérité: si celle-ci n ’a «rien d’ontique», «rien d’ontologique», le «rien» la qualifie donc encore ; or le rien relève par excellence (selon Heidegger du moins) de la différence ontologique. Ce dangereux retour de flamme de la Seinsfrage admet deux contrefeux, au moins. En effet, pour penser la différence du Dire au dit sans emprunter à la Seinsfrage ni le « rien » ni la « différence », Levinas revient à un concept originaire de la phénoménologie, celui de réduction : « Voici la réduction du Dit au dire, [...] la réduction à la signification, à l’un-pourl’autre de la responsabilité [ . .. ] - la réduction à l’inquiétude » (Autrement qu’être, p .58). Réduction doit s’entendre ici au sens husserlien strict: la reconduction du phénomène à l’effectivement donné. Si « la remontée vers le Dire est la Réduction phénoménologique où l’indescriptible se décrit» (p. 69), il faut comprendre qu’en vertu du Dire, dans tout étant dit, ce qui se donne d’abord et inconditionnellement consiste dans l ’adresse de parole, demandant l’écoute de mon oreille, donc l’ouvert de mon visage; l’indescriptible du phénomène (le Dire du dit) se donne imprescriptiblement, avant toute donation intuitive, dans l’exigence même de la réception. Devant cette réduction, l ’être autant que l’étant apparaissent comme des phénomènes réduits - donnés certes, mais sous condition d’une première donation -, comme des phénomènes fondés, et non fondateurs. En ce sens, ils trouvent dans la réduction un statut phénoménologique, précis quoique dérivé et régional, qui leur interdit de prétendre réinterpréter subrepticement le Dire1. l.L e terme de réduction garde-t-il un emploi, lorsque l’on « s ’aventure au-delà de la phénoménologie» (Autrement q u ’être, p. 231), lorsque l ’on déploie «une intrigue qui ne se réduit pas à la phénoménologie » (p. 59) ? Ou bien faudrait-il admettre plusieurs réductions
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D ’où une seconde réponse. Toute réduction dégage un pôle, auquel elle puisse assigner ce qu’elle reconnaît comme donné. Mais ce pôle ne doit se définir comme un je constituant que s ’il s ’agit de constituer un donné ; ici où il ne s’agit que de recevoir le Dire avant le dit, comment définir le pôle de référence? Levinas maintient qu’il y va d’un «sujet», sans bien sûr l ’entendre comme un je transcendantal, mais comme le sujet soumis à une sujétion - subordonné à l ’appel qui le convoque à s’exposer. Au prix d ’une inversion complète de son acception moderne la plus courante, le « mot Je signifie me voici, répondant de tout et de tous » {Autrement qu ’être, p. 145). La constitution par le je le cède, en vertu de la sincérité, à 1’exposition du je : « l’identité anarchique du sujet débusqué sans dérobade possible, moi amené à la sincérité, faisant signe à autrui [...] de cette responsabilité : “me voici” » (p. 184). Bref, le sujet ne reste sujet que par sujétion, aucunement par domination ; le nominatifje le cède à l ’accusatif me : « le moi dépouillé par le traumatisme de la persécution de sa subjectivité hargneuse et impérialiste, revenu au “me voici” dans la transparence sans opacité » (p. 186); « “me voici”, où le pronom “je” est à l ’accusatif» (p. 180). Comment comprendre ce «me voici»? Au premier sens, comme l ’expo sition du je renonçant à sa maîtrise, pour offrir un visage soumis au Dire pur, bref comme ce qui seul demeure après la nouvelle réduction. Au second sens, il paraît légitime d’y lire un écho des Ecritures, en particulier (selon la p. 186), d’Isaïe 6, 8 : «Me voici, envoie-moi»; il pourrait s’agir aussi du Psaume 40, 7-9 : « Tu ne voulais ni sacrifice, ni oblation; /tu m ’as ouvert l ’oreille;/tu n’exigeais ni holocauste ni victime; /alors j ’ai dit: “Me voici, je viens”./A u rouleau du livre, il m ’est prescrit de faire tes volontés. » Ce texte se trouve d’ailleurs appliqué au Christ par VEpître aux Hébreux 10,5-10. Ainsi, l’obéissance à l’infini éthique identifierait, dans la nouvelle réduction phénoménologique, celui qui outrepasse la différence ontologique. Ce résultat, quelque satisfaisant qu’il paraisse, recèle pourtant une difficulté impressionnante. L ’inversion du je en un me voici s’accomplit, dans le travail de Levinas, à partir et au profit du Dire, donc de l’éthique; mais ne peut-il pas aussi s’accomplir à partir et au profit de la différence ontologique ? Et d’ailleurs, le Dasein tel que sa facticité, sa déréliction et sa résolution anticipatrice l’opposent radicalement au je husserlien, pourrait absolument distinctes, dans une acception elle-même élargie de la phénoménologie ? Voir un texte privilégié dans De Dieu qui vient à l ’idée, p .5 2 sq., et un essai d’appréciation chez J. Colette, « Levinas et la phénoménologie husserlienne », dans Emmanuel Levinas, Cahiers de la Nuit surveillée, p. 19-36, et dans notre Prologo, à G. Gonzalez et R. Amaiz, E. Levinas: Humanismo y etica, Madrid, 1988.
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lui aussi se traduire par me voici : da-sein, être exposé ici, être en tant qu’exposé ici. Car le privilège ontico-ontologique du Dasein consiste, sans autre excellence, uniquement dans son exposition, à titre d’étant privé de toute neutralité, à la mise enjeu de l’être des étants ; le Dasein ne reçoit pas d’autre privilège que de s’exposer à, de se mettre en jeu dans et de se décider pour l ’être de l’étant; il ne le peut que par son caractère d’exposé, d’étant qui se met en cause en un ici ouvert à tout vent1. L ’exposition caractérise donc autant le Dasein que le me voici ; elle leur confère chacun un rôle critique (comme l ’on dit une masse critique, un moment critique, etc.). Sans doute pourra-t-on discuter la portée et les limites de ce rappro chement; mais du moins devra-t-on le faire, parce que précisément la similitude s’impose en un premier temps avec trop d ’évidence pour qu’on la néglige ensuite, sans plus. Il faut donc la recevoir comme l’indice d ’une aporie toujours résistante : si la destruction de la différence ontologique s ’effectue bien dans et par un étant - me voici - unique interlocuteur du Dire et de sa réduction, il faut absolument préciser par quels caractères cet étant se distingue par exemple du Dasein et s’arrache irrémédiablement à toute fonction ontologique. Tant que cette confrontation ne sera pas menée aussi loin que possible, les confusions et les tentations demeureront vivaces. § 5.L ’étantde la question Les similitudes entre le Dasein et me voici ne sont ni fortuites (l’un et l’autre se définissent d’après la différence ontologique, soit pour y accéder, soit pour s’en libérer), ni formelles (une semblable exposition les met à part de tous autres étants). Il faut donc les discerner au sein même de leur similitude foncière.
1. Ainsi Sein und Zeit, § 55 : « Durch die Erschlossenheit ist das Seiende, das wir Dasein nennen, in der Möglichkeit sein Da zu sein » (op. cit., p. 270) ; § 28 : « Der Ausdruck “Da ” meint diese wesenhafte Erschlossenheit. Durch sie ist dieses Seiende (das Dasein) in eins mit dem Da-sein von Welt fü r es selbst “d a ”» (p. 132). De même, Über Humanismus : «Der Mensch west so, dass er das “D a ”, das heisst die Lichtung des Seins ist» (in Wegmarken, GA 9, op. cit., p. 325). Cependant, la Lettre à J. Beaufret marque bien l’écart entre les deux expositions : «Da-sein est un mot clé de ma pensée, aussi donne-t-il lieu à de graves erreurs d ’interprétation. “Da-sein” ne signifie pas tellement pour moi “me voilà”, mais si je puis ainsi m ’exprimer en un français sans doute impossible être-le-là, et le-là est précisément Aletheia, décèlement, ouverture » (Questions III, Paris, Gallimard, 1966, p. 157). Le là devient dans un cas lieu d ’exposition à la face d’autrui, alors qu’il reste dans l ’autre le but même de l’exposition, sans autre référence.
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CHAPITRE IV
L’identité à l ’accusatif définit le me voici selon trois caractères. - Premièrement, il ne s’agit pas d’un étant seulement persistant, mais d’un nom (Autrement qu’être, p. 68), qui le réfère à un autre; ou plutôt, il se reçoit lui-même du point de vue de cet autre, non plus du sien : « Le sujet se décrit comme soi, d’emblée à l ’accusatif (ou sous accusation!)» (p. 69); « non à proprement parler un moi installé au nominatif dans son identité, mais d’emblée astreint à ... : comme à l’accusatif, d’emblée responsable et sans dérobade possible» (p. 107). Le terme même de décentrement ne convient pas, car aucun centre n’ajamais pu se décentrer, puisque originel lement aucun je n ’a assuré le moindre centre : «Tout est au préalable à l ’accusatif - [...] signification du pronom Se de qui nos grammaires latines elles-mêmes “ignorent” le nominatif » (p. 143). Le moi se découvre déjà à l’accusatif avant d ’avoir exercé le moindre ego (p. 177)1. - Deuxièmement, ce qui impose l ’accusatif sans nominatif, c’est mon endettement originel envers l’autre, qui exige silencieusement que je lui reconnaisse un droit sur moi avant ou sans réciproque - et qui en a justement le droit. Car, avant toute dette encourue consciemment par moi à son égard, l’autre me revendique par son visage qui envisage le mien; « l’accusatif absolu du Soi» (Autrement qu’être, p. 150) peut se décliner comme « l’accusatif illimité de la persécution » (p. 151) que je subis, mais aussi aller jusqu’au paradoxe mal tolérable de « la responsabilité pour le persécuteur » (p. 141). -Troisièmement, dans le me voici à l’accusatif, il n’y va donc pas de son être, sinon « sous [un] masque d’emprunt» (p. 134), comme une personne « revêtue d’un être de pur emprunt » (p. 135) ; car la responsabilité lui ôte le souci de son propre être à l’instant même où elle lui impose le soin de l’être d’autrui. «Le sujet [...] à l’accüsatif sans trouver recours dans l’être, expul sé de l’être, hors de l’être» (p. 140) apparaît comme le seul étant dans et pour lequel il n’y va pas de son être propre (entendu comme un conatus in suum esseperseverandi), ni même de l’être überhaupt, mais de l’autre que soi. Dans quelle mesure ces caractères recouvrent-ils ceux du Dasein ? Il faut se garder ici de toute réponse univoque et péremptoire. Indiscutable ment, le Dasein se définit lui aussi par un décentrement, qui le déporte d’emblée hors du je, avant même d’avoir pu s’éprouver comme un centre; en lui, en effet, il y va d’un autre que lui ; ou bien il y va de son être « Seien
1. Le retournement du je au me/moi, du nominatif à l’accusatif se trouve déjà accompli, implicitement et par concept, chez Pascal à l’encontre de Descartes (voir notre analyse dans Sur le prisme métaphysique de Descartes, Paris, P.U.F., 1986, chap. v, § 24. p. 343 sq.).
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(des, dem es in seinem Sein um dieses selbst geht)»1', ou bien de Z’être comme tel (« Das Sein ist es, darum es diesem Seiendemje selbst geht » 2). Il en résulte un trait commun : Dasein et Me voici ne s’intéressent pas à euxmêmes, ne s’obstinent pas à persévérer dans leur essence propre, mais se rendent, contraints ou non, à une instance autre, antérieure, inconditionnée, qui les prive également du privilège de la dénomination au nominatif, les réduisant soit à l’accusatif, soit au datif. L’on pourrait souligner d’autres similitudes ; ainsi le Dasein éprouve-t-il bien la responsabilité, mais pour l’attribuer à l’être3; ainsi l’insubstituabilité du Me voici trouve-t-elle un écho dans la « mienneté » du Dasein, puisque celle-ci indique moins l’affir mation de soi et de sa propriété, que l’impossibilité de pouvoir se dérober à sa personnalité et à sapossibilité de mourir4. Bref, il s’agit là de deux étants originairement excentrés, expulsés d’eux-mêmes. Mais l ’écart entre eux n’en devient alors que plus visible : car si le Dasein s’expose à l’être, Me voici s’expose à autrui. Inversement, le Dasein néglige l ’accès originaire à autrui, tandis que Me voici accomplit cet accès en passant hors d’être. Les similitudes dressent seulement l ’arrière-fond où ressort d’autant mieux la dissemblance; la vraie question consiste à comprendre comment une semblable expulsion hors de soi peut conduire, à la fin, à deux analyses aussi divergentes. Nous aboutissons donc à une situation d’indécision : le dépassement de la différence ontologique ne dépend pas tant de la simple substitution du me (accusatif) au je (nominatif) - puisque le Dasein l’accomplit aussi bien -, que de l ’interprétation décidément éthique (et non ontologique) du décentrement originaire. La question devient la suivante : comment l’exploita tion de l ’étant privilégié (Me voici, Dasein) peut-elle envisager le visage de l’autre, plutôt que l’événement de l’être? La réponse tient, au moins en un premier moment, dans la détermination radicale du Me voici comme un otage. «Le sujet est otage » (Autrement qu’être, p. 142); « L ’ipséité [...] est otage » (p. 145) ; « ipséité réduite à l ’irremplaçable otage » (p. 196) ; « Ce
1.Sein undZeit, § 30, op. cit., p. 141 ; voir § 41, p. 191 ; § 61, p. 143, etc. 2./W d.,§ 9 ,p .4 2 ;v o ir§ 5 ,p . 17 ; § 1 2 ,p.56;§4,p. 12,note. 3. Ibid., § 29, p. 134, qui définit l ’être comme le « fardeau » que doit porter le Dasein. 4. L ’interprétation que Levinas donne le plus souvent de la Jemeinigkeit, comme persévérance dans mon être et assurance de ma possession, donc comme injustice, peut se discuter (ainsi dans De Dieu qui vient à l ’idée, p. 145 sq.). Ce qui appartient, sans négociation ni discussion, au Dasein n ’est, en fait, rien de plus que la possibilité comme ma possibilité de mourir, ma mort comme absolument insubstituable ; rien n ’appartient aussi singulièrement au Dasein que la mort, que lui seul peut assurer; leD aseinne s’assure de lui-même que comme devant mourir - il n ’est de bon Dasein que mourant (Sein und Zeit, § 29, p . 134 s q. ).
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livre interprète le sujet comme otage et la subjectivité du sujet comme substitution rompant avec l ’essence de l ’être » (p. 232). Otage : celui qui, par avance et sans l ’avoir choisi, dépend d’un autre; le Dasein peut se mettre enjeu, il doit pourtant toujours le décider lui-même; bien mieux, sa mise enjeu ne fait qu’un avec la «résolution anticipatrice » (vorlaufende Entschlossenheit)', quoi qu’il advienne au Dasein, par principe il l ’a toujours bien voulu. Au contraire, celui qui (se) dit Me voici se trouve, à titre d’otage, exposé à l ’autre, sans l’avoir ni mérité, ni voulu; bien plus, que cette exposition à l’autre m ’attribue une souffrance, une peine, un plaisir ou une joie, cela ne dépendra ni de mon choix, ni de ma respon sabilité: la décision revient à l ’autre et j ’en reste irresponsable; toujours innocent ou toujours coupable : les deux hypothèses s’équivalent, dès lors que, comme otage, il ne m ’appartient pas d’en décider. Je n ’ai à décider ni de m ’exposer à l ’autre, ni de choisir tel ou tel autre, ni de commencer ou de suspendre cette exposition, ni de m ’y comporter en innocent (ou en coupable). Otage, je ne décide de quoi que ce soit et surtout pas d’être otage. L ’éthique commence lorsque cesse la liberté de le décider et que l’irrévocable me précède. D ’où vient la voix qui dit l’irrévocable ? Comment me parvient la parole qui me convoque comme son otage, témoin et enjeu de l’autre et de son sort? Quel appel entend celui qui y répond «M e voici!»? Qu’écoute Israël? Une réponse paraît au moins correcte : avant d ’entendre telle ou telle voix, l ’otage doit pouvoir entendre - s’y entendre à entendre. Phénoménologiquement, cette exigence signifie qu’il doit d’abord et fondamen talement se définir comme un (quasi-)étant susceptible d ’entente ou, si l ’on préfère, exposé à l’entente. Comme celui qui constitue l’aptitude à se faire convoquer - à savoir l’interloqué1. L ’interloqué seul peut enten dre un appel, et sait qu’il le doit. Cet appel, précisément parce qu’il l’accepte comme tel, il sait le reconnaître comme le Dire : car, avant tout Anspruch des Seins, il faut savoir reconnaître, admettre et supporter une revendication en général. Le dépassement de la différence ontologique
1. Autrement demandé, l ’appelant advient-il à l ’appelé comme un autre, ou bien doit-on les identifier - «Das Dasein ist der Rufer und der Angenifene zum al» (Sein und Zeit, § 57, p .237)? Pour une thématisation de l ’appel, voir notre esquisse « L ’interloqué», Cahiers Confrontation, 20, 1989 ; puis Réduction et donation, chap. VI, § 4-7 ; et « Le sujet en dernier appel », Revue de Métaphysique et de Morale, 1991/1. D. Franck a montré que la rupture de Levinas avec Heidegger tient moins à telle ou telle divergence conceptuelle, qu’à la décision originaire que « L ’être est le mal » {Le Temps et l ’autre, rééd. Paris, P.U.F., 1983, p. 29) et qu’il faut « se faire pardonner son être» (De l ’existence à l ’existant, p. 161) : voir «Le corps de la différence », Philosophie n°34, Paris, Minuit, 1992.
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dépend donc moins de la relativisation de ses deux termes, que de la réduction phénoménologique portée jusqu’à son dernier terme - la réduction à la dernière donation, celle du Dire, voire plus nettement encore celle de l’appel de revendication. Admettre qu’une revendication peut faire de moi son otage, voilà qui, en général, transgresserait la différence ontologique. Mais tracerait la dernière différence : se rendre ou non à la revendication.
C h a p it r e v
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§ 1. Sortir de l ’anonymat « L ’être est le mal, non pas parce que fini, mais parce que sans limite » 1 - cette extraordinaire déclaration fixe sans doute le centre assez dissimulé d’un texte séminal (il date de 1946-1947), en tous cas essentiel, parce qu’il accomplit, au même titre que l’article génial «L ’ontologie est-elle fonda mentale?» de 1951, une des décisions irrévocables à partir desquelles Levinas devint ce qu’il fut - le plus grand des philosophes français depuis Bergson et aussi le premier phénoménologue qui ait sérieusement tenté de se libérer de sa provenance, à savoir de Heidegger. Mais comment justifier la violence de cette formule et la soustraire au contre-sens d’une interprétation gnostique (on songe évidemment à S. W eil)2? La première réponse va de soi, qui déclare que la «relation avec autrui n ’est [...] pas ontologie»3. Car, il faut y insister, le point de départ de Levinas ressortit à l ’ontologie, quoique sur un mode de transgression: «Les analyses que nous allons entreprendre ne seront 1. Le temps et l ’autre, p. 29. Publié en 1947, ce texte ne fut étrangement repris qu’en 1979 à Montpellier, puis à Paris, en 1983. - Il faut le comprendre à la lumière de cette autre remarque : «Ce n ’est pas la fmitude de l ’être, qui fait l’essence du temps, comme le pense Heidegger, mais son infini » (Totalité et infini, p. 260). Voir le mot « Être sans être meurtrier », proposé comme un paradoxe par Difficile liberté. Essais sur le judaïsme, Paris, Albin Michel, 1963; 2006, p. 135. 2. Par exemple : «Je dois aimer être rien. Comme ce serait horrible, si j ’étais quelque chose. Aimer mon néant, aimer être néant » (La pesanteur et la grâce, Paris, 1948, éd. UGE, p. 114). 3. « L ’ontologie est-elle fondamentale ? », Revue de Métaphysique et de Morale, 1951/1, repris dans Entre Nous. Essai sur le penser-à-l’autre, Paris, Grasset, 1991, p. 20.
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pas anthropologiques, mais ontologiques » Mais cette assertion reste ellemême àjustifier. Elle l’est d’ailleurs dès 1946 par la formule de « l’anony mat de l ’exister » 2. On peut la comprendre en référence à la définition la plus traditionnelle de l’être dans la métaphysique, de Duns Scot, Suarez et Malebranche jusqu’à Hegel et Nietzsche, comme le concept universel, abstrait et vide qui, le premier, tombe sous l’entendement, voire sous l ’imagination, ainsi le suggère une autre formule : « l’exister anonyme de l’être en général»3. Sans doute peut-on s’étonner ici de voir «exister» se substituer à l’«être» de l’«être anonyme»4, puisque cette modification avait précisément pour but, chez Heidegger qui l’avait inaugurée, de détruire le concept métaphysique d’être indéterminé, universel et donc anonyme. Mais ce déplacement trouve à son tour une raison dans le reproche fait à Heidegger de n ’avoir pas su ou pu penser le véritable et dernier «existant» que l’existence devrait fournir - autrui, « l’étant par excellence»5. Car l’exemplarité ontique ne tient plus à un privilège ontologique du Dasein comme pour Heidegger, mais, avec Levinas, au privilège éthique d’autrui. En effet, même dans l’existence prise au sens radicalement neuf que lui confère Sein und Zeit, et peut-être surtout en ce sens, l’exister n ’est « j amais accordé à un objet qui est, et c ’est pour cela que nous l ’appelons anonyme», ou, ce qui y revient, il ne s’agit que d’«un exister qui, par lui-même, resterait foncièrement anonyme»6. Existence il y a bien, mais elle renvoie « ...à Y il y a, h l’existence impersonnelle», à
1 .Le temps et Vautre, p. 17. Ce que confirme l’ouverture de « L ’ontologie est-elle fondamentale ?» - et sa conclusion : « voilà les thèmes qui découlent de cette première contestation du primat de l’ontologie» (loc.cit., p. 13 et 24). Sur cette question, voir G.Petitdemange, « L ’un et l ’autre. La querelle de l’ontologie: Heidegger-Levinas», dans J. Rolland (éd.), Emmanuel Levinas, «Cahiers de la nuit surveillée», Lagasse, Verdier, 1984; J.Taminiaux, «L a première réplique à l’ontologie fondamentale», dans M.Abensour et C.Chaher (éd.), Emmanuel Levinas, Paris, L’Heme, 1991; enfin, C.Chalier, «Ontologie et m al» et J.Greisch, «Ethique et ontologie. Quelques considérations hypocrites», dans J. Greisch et J. Rolland (éd.), L ’éthique comme philosophiepremière, Paris, Le Cerf, 1993. 2. Le temps et l'autre, p. 26,44 et 47. 3./ to i ,p . 78. 4 ./ t e l , p. 31. 5 .Entre Nous, p .23. - Ce qu’il faut prendre aussi radicalement que possible: Autrui « L ’étant ne serait pas justiciable de la “compréhension de l ’être” ou de l ’ontologie. [...] L ’étant, par excellence, c’est l ’homme» : l’homme ne remplace pas Dieu dans la fonction d’étant par excellence, mais l ’étant, en tant que tel, en tant qu’étant, s’exemplifie sinon uniquement, du moins premièrement, en l’homme, « l ’étant tout court» (E. Levinas, Totalité et infini, p. 92). Voir : « Dans le visage, se présente l ’étant par excellence » (ibid., p. 239). 6. Le Temps et l ’autre, p. 27 (où le terme A’objet semble particulièrement inapproprié) et p. 31.
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«Vil y a anonyme» et c’est «dans ¡’exister anonyme [que] surgit une existence»1. En d’autres termes, le motif pour lequel l’ontologie ne peut plus se prétendre inconditionnellement radicale tient à ce qu’elle implique l’anonymat radical - de l’être, de l ’existence ou de l’il y a, peu importe - , tel qu’il interdit d ’accéder à l ’existant, ou, plus exactement à autrui dans son nom propre : « il y a pour moi est le phénomène de l ’être impersonnel »2. L ’anonymat de l’être, l ’anonymat d’être offusque d’emblée le nom d’autrui. Si « l’être est le mal », il ne le doit en effet pas à sa finitude (ce que certes Heidegger ne conclut jamais), mais à son anonymat « sans limites », à son interdiction sans fin de nommer autrui comme tel. La tâche de Levinas peut donc se formuler très clairement: l ’éthique ne deviendra philosophie première aux lieu et place de l’ontologie que si elle en transgresse définitivement l ’anonymat et nomme l’existant comme tel, à savoir d’abord comme autrui. § 2. Rompre le solipsisme : la souffrance et la mort La difficulté de ce programme apparaît d’autant plus qu’elle se dédouble: il faut, avant même de prétendre nommer l’existant, ne plus laisser anonyme celui qui doit pouvoir le nommer, le je qui en parle et qui pense ; l’anonymat pèse en effet sur le je, qui le rend possible et nécessaire, avant que de caractériser l ’être lui-même. Or, selon le régime de l ’être anonyme et de la terreur de Y il y a, le je ne peut que d ’abord s’hypostasier : «rivé à soi», il « s’embourbe en lui-même»3. Sous ces métaphores qui sonnent un peu trop sartriennes, il faut reconnaître la nécessité, pour tout ego déployé dans l ’horizon de l’être (métaphysique ou phénoméno logique), de virer à la substantialité ou, ce qui y revient mal gré qu’on en ait, à la transcendantalité. Car le solipsisme cartésien de la substantia cogitans finita ne disparaît pas avec l’intentionnalité, au contraire: « L ’intentionnalité de la conscience permet de distinguer le moi des choses, mais ne fait pas disparaître le solipsisme puisque son élément, la lumière, nous rend Ï.L e Temps et Vautre, p. 27, p. 65 et p. 39. - Voir: «Le néant pur de l’angoisse heideggerienne ne constitue pas Y il y a. Horreur de l ’être opposée à l ’angoisse du néant; peur d ’être et non point pour l ’être ; être en proie, être livré à quelque chose qui n ’est pas un “quelque ch o se” », et « l ’horreur d ’être » (De l ’existence à l ’existant, p. 102 et p. 103). De même : « V il y a anonyme, horreur, trem blem ent et vertige, ébranlem ent du moi qui ne coïncide pas avec soi»; ou encore : « L ’indétermination absolue de Vil y a d’un exister sans existants »( 7bia/i(e «iInfini, p. 117,puisp. 257; voirp. 165). 2. Ethique et Infini. Dialogues avec Philippe Nemo, Paris, Fayard, 1982, p. 37. 3 .Le Temps et l'autre, p. 38 et p. 46.
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maître du monde extérieur, mais est incapable de nous y découvrir un pair. L ’objectivité du savoir rationnel n ’enlève rien au caractère solitaire de la raison»1. Pour transgresser l’anonymat de l’existant autre, il faut donc d’abord que je me libère de mon universalité rationnelle; car, puisque le solipsisme atteste inévitablement cet anonymat, il faut s’affranchir ensemble de l’un et de l’autre. Cette libération, Levinas l ’envisage au prix de plusieurs déplacements de l ’hypostase et du solipsisme, tous radicaux. - D ’abord par la souffrance, qui «se confond avec l’impossibilité de se détacher de l ’instant de l’existence, [1’] impossibilité de recul», de telle sorte que je me découvre «dans l’impossibilité de fuir l ’exister» - bref, l’exister jusqu’alors ano nyme parce qu’universel s’avère, quand il souffre, un «événement où l ’existant [le mien, je] est arrivé à accomplir toute sa solitude»2. Dans la souffrance, l’exister perd son objectivité et son indifférence aux personnes - il devient le mien, insubstituable, inesquivable, individuant donc. Pourtant cette individuation du je reste imparfaite; ou plutôt, sa perfection ne s ’accomplit qu’en se supprimant, puisque la souffrance m’abolit dans la mort, où, loin de s’individualiser, « l’exister de l ’existant s’aliène»3. La mort, précisément parce qu’elle ne reste jamais jusqu’à la fin unpouvoirêtre-pour la mort, n ’assure pas l’individuation du je, mais l ’interdit. - I l faut donc passer à une autre instance, où le mystère incontrôlable qui arrive au je ne l’écrase pas, ni ne le supprime, mais lui demeure accessible comme un tel mystère. Cette instance, il faut la nommer l ’autre : «la relation avec l ’autre est une relation avec un Mystère»; mais - c’est le pas décisif l’autre n ’apparaît authentiquement et ne se phénoménalise qu’au titre d’autrui : « L ’autre “assumé” - c’est autrui »4. Résumons désormais l’argument : l’être équivaut au « mal » parce que son anonymat universel interdit l’individuation, donc l ’accès à autrui. Cet accès implique d’ailleurs aussi bien ma propre individuation que la sienne. Or l’individuation du je s’esquisse dans sa souffrance, mais ne peut
1. Le Temps et l ’autre, p. 48. 2. Ibid., p. 55, p. 66 et p. 71. 3.Ibid., p. 63. Ou: «Comment l’existant peut-il exister comme mortel et cependant persévérer dans sa “personnalité”, conserver sa conquête sur Y il y a anonyme, sa maîtrise de sujet, sa conquête de la subjectivité ?» (p. 65). 4. Ibid., p. 63 et p. 67. Ou : « Comment du sujet peut-on donner une définition qui réside en quelque manière dans sa passivité? [...] c’est la relation avec autrui» (p .73). Voir: « L ’Autre en tant qu’autre est Autrui», et « l’altérité de l’Autre, ici, ne résulte pas de son identité, mais la constitue l ’Autre est Autrui » (Totalité et Infini, p. 42-43 et p. 229).
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s’«assumer» dans la mort qui pourtant l ’achève. Il faut donc passer directement au « face-à-face sans intermédiaire » 1avec autrui. § 3. Autrui comme la «féminité » Pourtant on entre ainsi dans un cercle herméneutique exemplaire : seul autrui récuse l ’anonymat de l’exister, mais autrui ne devient accessible qu’à un je lui-même déjà arraché à cet anonymat par l ’épreuve de ce même autrui. Bref, autrui produirait le non-anonymat, qui le rend pourtant seul accessible. Pareil cercle se marque d’ailleurs explicitement en deux formules. - D ’abord le paradoxe selon lequel «La relation à autrui, c’est l’absence de l’autre», ou «cette absence de l’autre est précisément sa présence comme autre». S’agit-il là d’une simple reprise, éventuellement inversée, du résultat de la VeMéditation cartésienne ? Ou déjà de l’amorce du concept de distance, comme le suggère l’énigmatique sentence - «Distance qui est aussi proximité»2? Ne s’agirait-il pas plutôt d ’une difficulté non encore résolue, voire encore à peine affrontée - celle du mode d’individuation exigé par l’épreuve d’autrui? - Une deuxième formule, celle précisément qui aboutissait pour la première fois à poser que 1’« autre “assumé” - c’est autrui », procède en effet avec une étonnante prudence, voire une volontaire ambiguïté : « Cette situation où l’événement arrive à un sujet qui ne l ’assume pas, qui ne peut rien pouvoir à son égard [.sr. comme dans le cas de la souffrance et de la mort], mais où cependant il est en face de lui au contraire de la mort] d’une certaine façon, c ’est la relation avec autrui, le face-à-face avec autrui, la rencontre d’un visage qui, à la fois, donne et dérobe autrui. L ’autre “assumé” - c’est autrui»3. Pourquoi ce conditionnel4 et cette certaine façon ? Pourquoi et comment le face-à-face qui donne dérobe-t-il à lafois ? Qu’il ne s’agisse pas ici de mots, mais de l’accomplissement même de Pindividuation (tant du je que d ’autrui), donc du dépassement de l ’ano nymat et du « mal » de l’être, c’est ce que suggèrent les deux analyses qui ont, précisément pour fonction d’établir cette individuation à partir du faceà-face - celles de Yeros et de la paternité, gouvernées l ’une et l’autre par 1. Le Temps et l ’autre, p. 89. 2.lbid., p. 83, p. 89 et p. 10. Voir, si l ’on nous permet ce rapprochement, «la distance préserve aussi bien la proximité la plus inesquivable à ce que nous ne pouvons plus idolâtrer » {L’idole et la distance, op. cit., p. 103). 3. Ibid., p. 67 (nous soulignons). 4 .Que l’on retrouve ailleurs: «La situation de face-à-face serait l ’accomplissement même du temps » (ibid., p. 69).
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l ’admirable, mais parfaite ambiguïté que «Autrui en tant qu’autrui n ’est pas seulement un alter ego ; il est ce que moi, je ne suis pas » 1. - Soit l ’eros. Son privilège provient de ce qu’en lui d’abord « la contrariété qui permet au terme [sc. de la relation asymétrique, autrui] de demeurer absolument autre, c’est 1&féminin » ; ou bien : « l ’altérité s’accomplit dans le féminin » 2. L ’étonnement vient ici d’abord du choix d’un des deux sexes - pourquoi le féminin, et non pas le masculin, comme si le point de vue du je devait, de soi, s’inscrire implicitement dans le masculin? Il vient ensuite de la neutra lité même du féminin, privilégié plutôt que la femme, ou plus exactement de telle ou telle femme, par définition supposée, lorsqu’elle incarne autrui, unique et insubstituable. Bien plus, Y eros renforce cette neutralité jusqu’à rétablir un anonymat essentiel, plus menaçant même que celui de l ’exister, soit parce ce que « nous appelons la féminité » ne désigne point la transcen dance, mais « l’équivoque de [la] fragilité et ce poids de non-signifiance, plus lourd que le poids du réel informe»3, soit parce qu’il met en relation Non pas avec un être qui n ’est pas là, mais avec la dimension même de l’altérité »4. Nous comprenons ainsi ce retour à l’anonymat : Y eros me met en relation non pas avec une femme (ou un homme) unique, mais avec la possibilité de l’enfant, l ’enfant comme non encore effectif, donc avec 1’altérité pure - mais précisément l’altérité d ’aucun autrui réel, nommé, bref phénoménalisé. L 'eros ne surmonte pas l’anonymat de l ’exister, il l’accomplit en le déplaçant de l’exister à l’altérité et le redouble en laissant anonyme non seulement l’enfant qui n ’apparaît pas encore, mais la femme qui le permet déjà. - Soit ensuite la paternité ou la fécondité (on n ’insistera pas sur leur assimilation implicite), qui se définit par une remarquable formule : « Je n’ai pas mon enfant ;je suis en quelque manière mon enfant ». Mais considérons l’ambiguïté de cette quelque manière : parce qu’elle lie le père et l’enfant - et même ontologiquement, puisqu’on y renonce à la
1. Le Temps e tl’autre,p,15. l.Ib id ., p. 77 et p .81 (avec, il est vrai, une interrogation sans réponse sur ce point: «et il faudrait voir dans quel sens cela peut se dire de la masculinité ou de la virilité, c’est-à-dire de la différence des sexes en général», p. 14). Même assomption dans Totalité et Infini'. « L ’accueil du visage [...] se produit, d ’une façon originelle, dans la douceur du visage féminin » (p. 124, nous soulignons). Ou : « le féminin est décrit [sc. dans Le Temps et l ’autre] comme le de soi autre, comme l ’origine du concept même d’altérité» (Ethique et Infini,p. 58). 3. Totalité et Infini, p. 234. Voir : « L ’équivoque constitue l’épiphanie du féminin » (ibid., p. 241). 4. Le Temps et l'autre,p. 81 (nous soulignons).
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« dissolution impossible de l’hypostase » 1que je reste en tant que père - la fécondité ne peut par définition pas individualiser le père, ni l’enfant, pas plus qu’elle ne nomme la mère. La paternité dissout donc le nom propre du fils (ou de la fille) dans l’anonymat qui régnait déjà sur l’eros. Mais si l’anonymat demeure encore ici, simplement transposé de l’être à l’altérité d’autrui, alors le «mal » de l ’être, ou du moins son horizon ne demeurentils pas inattaqués et vainqueurs ? L’effort pour individualiser, donc pour un tel autrui, pour privilégier 1’éthique sur l ’ontologie, n ’échoue-t-il pas ? §4 .Le visage apparaît comme personne d ’autre Nous suivions jusqu’ici l ’itinéraire des conférences sur Le temps et l ’autre et ce sont leurs apories qui nous retenaient. Désormais, il nous reste à déterminer si le maître-œuvre, Totalité et infini, qui en formalise quinze ans plus tard les concepts inauguraux, pourrait dissoudre ou du moins atté nuer ces difficultés. Or, une évidence aussitôt s ’impose : le centre de gravité de l’analyse d’autrui s’est déplacé de l’existant encore indéterminé à un phénomène paradigmatique - celui du visage. Or, contredisant en appa rence (et peut-être en réalité) cette avancée, on constate qu’une deuxième avancée redouble aussitôt la première, une avancée « au-delà du visage » (section IV) qui succède encore à la description du «visage et de l’extériorité» (section III). «Au-delà» : l’autorité de cet adverbe de lieu dans les textes de Levinas ne permet pas de sous-estimer l ’étrangeté et l ’importance d’un tel dépassement du visage lui-même. Considérons d’abord l’évidence du déplacement: le visage, ou plutôt « l’épiphanie du visage » 2, fait entrer en gloire un nouveau phénomène ; son privilège tient à ce qu’aucune Sinngebung ne le constitue et qu’aucune signification ne le précède, mais qu’au contraire il « se signifie lui-même », « signifie par lui-même » en une « exceptionnelle présentation de soi par so i» 3. Le visage ne se réfère qu’à lui-même; il naît sans antécédent, ni cause, ni intentionnalité - sinon celle qu’il exerce sur moi. Ce que Levinas entend par sa nudité: «Une telle nudité est visage. [...] Le visage s’est tourné vers moi - et c’est cela sa nudité même »4, Se tournant vers moi, il prend l’initiative de sa phénoménalisation, en dépouille donc pour la 1.Le Temps et l ’autre, p. 86. Voir: «Mon enfant est un étranger (Isaïe 49, 14 sq.), mais qui n ’est pas seulement moi, car il est moi " (Totalité et Infini,p. 245, et p. 254-255 sq.). 2. Totalité et Infini, p. 170etp. 188. 3.1bid.,p. 113,p.239etp. 177. 4. Ibid., p. 47.
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première fois mon intentionnalité. Bref, «Autrui - absolument autre paralyse la possession, qu’il conteste par son épiphanie dans le visage » 1; on aurait pu aussi bien dire qu’il conteste la constitution et l’intentionnalité que j ’exerce, donc la signification qu’elle vise. Comment d ’ailleurs le visage pourrait-il se laisser constituer, c’est-à-dire admettre une significa tion et un couple noético-noématique, alors qu’il a en propre de révéler l’infini - « .. .l’infini ou visage... » 2 - et que l ’infini se caractérise précisé ment par l’excès du noème sur la noèse, autrement dit déploie le paradoxe d’un phénomène saturé? Il faut donc en conclure que «le face-à-face demeure situation ultime », avec la même radicalité que celle de Husserl posant que la «...donation absolue est un [terme] ultime - absolute Gegebenbeit ist ein Letztes»3. Levinas ne modifiera jamais cet acquis de fond: le visage apparaît comme aucun autre phénomène n ’y parvient. Disons qu’il apparaît comme personne d’autre n ’apparaît. Pourtant le rapprochement du face-à-face « ultime » avec la donation elle aussi « ultime » indique une première difficulté. Elle ne tient pas à la constatation que 1’« expression ne consiste pas à nous donner l ’intériorité d’Autrui. Autrui qui s ’exprime ne se donne précisément pas...» 4 - car il ne s’agit là que de reconnaître avec Husserl cette loi d’essence qu’autrui ne relève jamais d’une présence, mais seulement d’une apprésentation : si autrui se donnait au sens de se présenter, il disparaîtrait comme tel; il doit habiter toujours la distance. La difficulté ne tient pas ici à ce que la présence ne donne pas, mais plutôt à ce qu’elle donne bel et bien : « La transcendance n’est pas une vision d’Autrui - mais une donation originelle»5. Nous comprenons ainsi : la donation se donne donc conformément à la transcen dance, donc ne donne pas à voir Autrui. De fait, «Autrui n’apparaît pas seulement dans son visage... »; on pourrait même dire qu’il n’apparaît pas du tout en se révélant comme visage, puisque celui-ci « ne se résorbe pas dans la représentation ». Comment le visage se révèle-t-il et que révèle-t-il exactement, s’il ne donne pas à voir Autrui? La question, corrige Levinas, Ï.Ibid.,p. 145. 2. Totalité et Infini, p. 182. « l’idée d’infini - se révélant dans le visage» (p. 125); par conséquent, on peut dire que la « démesure [sc. de l ’infini], mesurée par le Désir, est visage » (p. 33) : le visage ne montre pas un noème mesuré par une noèse, mais un noème infini dans une noèse finie; cette tension ou compression même implique de passer désormais d ’une phénoménologie de manifestation à une phénoménologie de révélation. D ’autres, dont Michel Henry, ont suivi le même chemin. 3. Respectivement Totalité et Infini, p. 53 et Husserl, L ’idée de la phénoménologie, Hua. II, p . 61, trad. fr., p . 8 (modifiée). 4. Totalité et Infini, p. 176, voirp. 276. 5.1bid.,p. 149.
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ne se pose pas ainsi. Car Autrui ne se révèle pas comme à voir, mais comme à entendre : « Entendre la misère qui crie justice ne consiste pas à se repré senter une image, mais à se poser comme responsable » 1. Le visage révèle justement parce qu’il phénoménalise ce qui ne se voit jamais. Pourtant, cette règle, posée par Heidegger (on ne recourt à la phénoménologie préci sément que pour ce qui ne se montre pas d’emblée et la plupart du temps), ne porte plus ici sur le phénomène d’être, mais elle phénoménalise, plus exactement fait entendre «Tu ne tueras point»2. Dans l ’interdit de tuer j ’éprouve, et même si je le transgresse, la résistance et la nudité de la contreintentionnalité exercée par Autrui, dans sa pure signification de soi. Le visage apparaît comme une personne, puisque, même si je le tue, je l’entends encore. Ce n ’est plus le privilège de l’ego de s’affirmer dans sa disparition même, mais désormais le privilège d ’Autrui - nous sommes donc bien passés d’une philosophie première à une autre, de l ’ontologie (ou de la doctrine de la science) à l’éthique. Renversement copemicien. §5 .Le visage apparaît comme personne Or cet acquis indiscutable consigne pourtant une aporie du visage - la seule peut-être -, parce qu’il marque ce que masque le visage : son identité individuée. Si l’on pose en effet selon l’éthique « la question qui interroge sur la quiddité », en d’autres termes si l’on demande qui est cet Autrui dans ce visage, il faudrait répondre que le «visage n ’est pas une modalité de la quiddité, [...] mais le corrélatif de ce qui est antérieur à toute question ». Sans doute - car il faut bien admettre que le visage échappe à la quiddité entendue la plupart du temps et de prime abord en ontologie comme un quoi, pris dans «un système de relations», par exemple de fonctions sociales ; bien sûr, Autrui ne s’identifie pas par un rôle, un personnage ou
1. Ibid., p. 190. - Voir : « Je ne sais pas si l’on peut parler de “phénoménologie” du visage, puisque la phénoménologie décrit ce qui apparaît», car «le visage n ’est pas “vu” », au contraire le « visage parle. Il parle en ceci que c’est lui qui rend possible et commence tout discours, j ’ai refusé la notion de vision pour décrire la relation authentique avec autrui; c’est le discours et, plus exactement, la réponse ou la responsabilité, qui est cette relation authen tique » (.Ethique et Infini, p. 89, p. 91 et p. 92). Et, même là où il maintient que « le phénomène qu’est l’apparition d’Autrui, est aussi visage», c ’est pour souligner qu’il ne se voit pas tant qu’il ne vient vers moi en « visitation», puisque «le visage parle» (Humanisme de Vautre homme, Montpellier, FataMorgana, 1972, p. 47 sq.). 2. Totalité et Infini, p. 172 et 281. Voix Entre Nous, p. 20; Ethique et Infini, p. 83, etc.
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des coordonnées administratives, pas même par ses noms, tous impropres1. Il n ’en reste pas moins exigible même et surtout en éthique, si l’on prétend avoir accès à un visage, d’accéder à son visage, donc de l ’identifier comme tel, d’en particulariser la face, de l’individuer. Le même texte reconnaît d ’ailleurs la légitimité de cette deuxième exigence, qu’il articule sur la première: «A la question qui? répond la présence non qualifiable d’un étant qui se présente sans se référer à rien et, cependant, se distingue de tout autre étant». Mais, précisément, comment cet autrui se distingue-t-il de tout autre autrui, s’il ne se réfère à rien d’autre qu’à un soi que pourtant il ne donne jamais à voir? Nul indice ne le précise, sinon qu’ici le «répondant [sc. cet autre] etlerépondu [sc. son visage comme tel] coïncident». L’autre ne dit donc pas quel autrui il est, mais seulement le fait qu’il se révèle comme et dans un visage. Par suite, si s’accomplit une individuation, il semble que ce soit non pas celle de cet autre, mais la mienne, puisque « en abordant Autrui, [...] j ’assiste à moi-même»2. En posant la question de l’individuation, le privilège repasse donc d’Autrui Y ego: je suis, moi, individualisé par l ’appel du visage3, mais ce visage reste, lui, celui de personne. Le solipsisme se rétablit, simplement déplacé de la connaissance à l’éthique. Certes, le visage apparaît comme personne (d’autre n ’apparaît) : mais il faut l’entendre désormais non plus seulement comme l’excellence de saphénoménalité, mais comme son anonymat : il apparaît comme « person ne», comme nul individu, comme aucun Untel, bref n ’apparaît pas en personne, ni comme une personne. Avec Autrui, personne n ’apparaît encore. Les arguments qui le confirmentne manquentpas. Mentionnons les principaux. - L’évidence du «Tu ne tueras pas» vaut par principe uni versellement, donc pour tout autre Autrui, sans acception des personnes. S’il privilégie d’abord le pauvre et l ’étranger, la veuve et l ’orphelin, il n’en exclut pas pour autant les autres, les puissants et les familiaux, mais n’admet aucune exception, même aux extrêmes. En tous les cas, même le pauvre, l ’étranger, la veuve et l’orphelin restent eux-mêmes encore indistincts, sans nom, ni individualité; il faut les respecter et les servir en tant que tels, donc précisément pas en tant qu’Untel ou Untel. Il s’agit de donataires anonymes, voire inconnus - et qui doivent le rester pour que
1. Voir nos remarques dans « La voix sans nom. Hommage à - partir de - Levinas », dans Rue Descartes/19. Emmanuel Levinas, Collège international de Philosophie, Paris, P.U.F., 1998. 2. Totalité et Infini, p. 152 sq. (nous soulignons). 3. Au sens où nous l’exposons dans Étant donné, op. cit., § 26 et 28.
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l’interdit puisse se déployer. - Le visage aussi souffre d’un autre anonymat, non plus par universalité, mais par duplicité : car il peut se retirer dans son ouverture même, mentir. En effet, le « visage, tout droiture et franchise, dissimule dans son épiphanie féminine des allusions, des sous-entendus », il peut même « quitte[r] son statut de personne », sombrer dans la « neutra lité impersonnelle », voire dans 1’« animalité » d’« un jeune animal » Sans doute, ici encore, on pourrait tout autant songer à l’épiphanie masculine celle de Dom Juan, par exemple - qui joue aussi bien la dissimulation. Mais l’essentiel est ailleurs. Le visage ne dit pas de qui il est l’épiphanie et ne peut pas le dire : le regard d’un innocent peut rebuter plus que celui d’un criminel; la face d’un bourreau peut charmer plus que celle, défigurée, de sa victime; la franchise ne s’affiche jamais autant que chez le menteur, qui ne peut d’ailleurs mentir efficacement qu’à cette condition. Le visage tait et masque l’individualité, même si, voire parce qu’il révèle l ’infini de sa transcendance anonyme. En règle universelle, aucun visage ne montre sa situation et sa portée éthique. Phénoménologiquement, la banalité du mal trouve son site dans l’anonymat du visage lui-même. - Sans doute, Totalité et infini n ’esquive pas la question de l’individuation mais lui consacre au contraire une thèse puissante: «La séparation est l’acte même de l ’individuation»2. Cette thèse ne satisfait pourtant pas à la difficulté. - D ’abord parce qu’elle ne concerne ici que l ’ego, qui s’individualise de fait par sa séparation d ’avec l’intériorité suivant l ’épreuve de l’infini, qui, paradoxalement, l’implante en soi seul3. - Ensuite parce qu’il s’agit d’une citation implicite d’Aristote : « l ’entéléchie sépare » 4; or Aristote peut, lui, parvenir à l ’individuation de tout étant, donc éventuellement de Socrate ou du «musicien» (selon le faux-sens consacré), parce que l’«acte» sépare ici au titre de l ’essence, qu’il accomplit et délimite en elle-même. Mais comment un «acte» pourrait-il séparer, donc individuer, sans recourir à l’essence? Comment individuer sans l’acte d’une essence comme on le doit en régime d’éthique, précisément au-delà de l ’essence et de toute ontologie? La séparation du fini par l’infini ne permet donc pas d’individuation, sinon, dans le meilleur des cas, celle de l ’ego. Mais il s’agit de l’individuation d’Autrui. Elle manque donc. 1. Totalité et Infini, p. 242 etp. 241. 2. Ibid.,p. 276. 3. Curieusement la question de l’individuation (et de l ’ipséité) se trouve le plus souvent traitée, d ’ailleurs fort bien, là où elle ne pose pas de difficulté (pour l’ego que je suis) et moins que pour l’ipse d’Autrui. Voir R. Câlin, « La voix du soi. Ipséité et langage chez Levinas », After,n°5,Paris, 1997. 4. Métaphysique, Z, 13, 1039 ci 7. Voir itifra, p. 146, n. 3.
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Autrui apparaît donc comme « personne » - ce que nous entendrons décidément au sens qu’Ulysse voulait assigner au terme: il n ’apparaît comme aucune personne individuée, jouant seulement le personnage (persona) de tout Autrui possible. Aussi faut-il lire à la lettre cette formule : « L ’épiphanie du visage comme visage ouvre Y humanité»1. Le visage ouvre à l’humanité de l ’homme autre, mais non pas à telle altérité de tel Autrui. Ou bien, « dans le concret du monde, le visage est abstrait » 2. Ainsi le visage ne pas acception des personnes, il n’est la face de personne. Sans doute, pourrait-on légitimement prétendre « avoir rompu avec la philosophie du N eutre»3, si du moins la neutralité se borne au Même, ontologique ou logique, qui occulte Autrui en général. Mais on n ’en a pas encore fini avec le Neutre, si on le repère encore et toujours triomphant dans l’anonymat du visage, puisque, comme tel, il révèle sans doute l’humanité, l ’interdit de tuer, voire la donation originelle de la transcen dance, mais jamais celui que je pourrais aimer plus que m oi4. Car intervient ici une nouvelle et multiple difficulté. D ’abord le visage peut se faire neutre autant que l’être, puisqu’il exerce la loi morale; or la loi ne fait pas acception des personnes ; donc elle requiert de neutraliser les particularités du visage individualisé d’autrui. Ensuite la loi partage avec la Loi (en son sens paulinien) de faire apparaître le péché, sous la figure de la violence et de l’injustice; donc la loi ne peut pas ne pas me marquer, moi, universel lement pris comme tout moi quelconque, coupable, voire otage. Le visage, non seulement se neutralise, mais il me neutralise dans l’universalité commune. Enfin le visage peut, non seulement ne pas suffire à manifester tel ou tel individu, mais précisément servir à le masquer comme tel (masque, mensonge, maquillage, etc.). L ’ouverture d’un visage peut elle1. Totalité et Infini, p. 189 (nous soulignons). 2. Humanisme de l ’autre homme, op. cit., p. 48. 3. Totalité et Infini, p. 274. 4. J. Derrida atteste cette difficulté : « ce mot « Autrui », visé en silence par la majuscule grandissant la neutralité de Vautre, et dont nous nous servons si familièrement alors qu’il est le désordre même de la conceptualité. Est-ce seulement un nom commun sans concept ? Mais d’abord est-ce un nom? Ce n ’est pas un adjectif, ni un pronom, c ’est donc un substantif [...] mais un substantif qui n ’est pas, comme d ’habitude, une espèce de nom, ni un nom commun, car il ne supporte pas [...] l’article défini. Ni le pluriel. [...] Autrui n’est pas davantage un nom propre, bien que son anonymat signifie la ressource innombrable de tout nom propre. [...] Après avoir opposé la hauteur magistrale du Vous à la réciprocité intime du Moi-Toi [...], c ’est vers une philosophie du Ille, du il (du prochain comme étranger lointain, selon l ’ambiguïté originelle du mot qu’on traduit comme «prochain à aimer») que semble s’orienter Levinas dans sa méditation de la Trace » (« Violence et métaphysique », Revue de Métaphysique et de Morale, 1964, repris dans L ’Ecriture et la différence, Paris, Le Seuil, 1967, p. 154-156).
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même pourrir l’apparence. Aussi peut-on logiquement vouloir détruire l ’empire du visage pour restituer la singularité sans immanence1. Devant le visage d’Autrui - de tout et de n’importe quel Autrui - moi ou n ’importe quel alter ego - peux affronter aussi et encore le neutre. Il faudrait, pour parvenir à l’autre comme tel, comme Untel, l’individualiser plus que je ne m ’individualise moi-même. § 6. L ’individuation e tl’« ambiguïté » de l ’amour Outre sa difficulté propre, ce résultat atteste une plus grave aporie : si Autrui ne peut s’individualiser, si le visage ne montre personne, mais « ouvre l’humanité », s’il reste donc anonyme, voire neutre, ne comprometil pas lui-même l’évasion de l ’existant au-delà de l’existence, la sortie hors de 1’« horreur de Y il y a», donc la transcendance de l’être par l’éthique? L ’établissement de l’éthique comme philosophie première ne demanderait-elle donc pas plus que cet Autrui réduit à « ce que moi, je ne suis p as» 2? L’arrachement au primat de l’horizon de l ’être - ce «m al» n’exigerait-elle pas plus que la détermination éthique d’Autrui, à savoir d’accéder de fait et de droit à l’individuation de son ipséité ? L ’aporie de l’individuation n’aurait pas pu bloquer un penseur tel que Levinas si elle n ’en avait déjà empêché d’autres. Il ne paraît en effet guère douteux que Totalité et infini ne retrouve ici la situation de Kant, voire n’en adopte le lexique. «Le fait que, existant pour autrui, j ’existe autrement qu’en existant pour moi - est la moralité même. [...] La transcendance comme telle est “conscience morale”. La conscience morale accomplit la métaphysique, si la métaphysique consiste à transcender. [...] L ’étant comme étant ne se produit que dans la m oralité»3. Or, la moralité, telle qu’elle s’exerce par son seul motif approprié, le respect, porte sur la loi universelle, mais jamais sur l’individu - la moralité ne fait pas acception des personnes et ne vise personne: «Tout respect pour une personne n ’est proprement que respect pour la loi (loi d’honnêteté, etc.), dont cette personne donne l’exemple». Je ne respecte - au sens strict, je ne vois jamais personne, mais la loi morale à l ’occasion d’un de ses agents indifférenciés. Et, pour que ce soit bien la loi que je respecte, je ne dois 1. Ainsi, G. Deleuze, F. Guattari, Mille Plateaux, Paris, Minuit, 1980, p. 206 sq. 2. Totalité et infini, p. 75. 3. Totalité et Infini, p. 229-240. Voir : «la rencontre du visage—c ’est-à-dire la conscience m orale» (« L ’ontologie est-elle fondamentale?», Entre Nous, p. 23 sq.), texte qui d ’ailleurs « accept[e] cette résonance éthique du mot [ î c . religion] et tous ces échos kantiens » (p. 20).
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inspecter aucun individu, ni personne. «Le seul respect auquel je sois par nature obligé est celui de la loi en général (revere legem), et suivre cette loi, même relativement aux autres hommes, non pas pour révérer les autres hommes en général (reverentia versos hominem), ni pour leur procurer quelque chose, est un devoir humain universel et inconditionné à l’égard de l ’autre, qui peut être exigé de tout un chacun comme le respect [qui lui est] originellement dû». Le paradoxe de la moralité tient non seulement à ce que l’action morale transperce pour ainsi dire celui ou ceux qu’elle noue dans son intrigue, pour, à travers et au-delà de tout individu, se rapporter à la loi dans son universalité absolument abstraite, neutre et anonyme ; mais il va jusqu’à considérer qu’autrui, aussi individualisé qu’il se veuille, n’a rien de plus ni de meilleur à attendre de ma part que cet universalité neutre ellemême. Il ne convient donc pas plus de reprocher à la visitation du visage (Levinas), qu’au respect de la loi (Kant) de ne pas atteindre autrui dans sa personne individuée, puisqu’ils n’ont point à y parvenir - mieux, puisqu’ils doivent absolument ne pas faire acception de la personne. Autant que le respect de la loi et pour les mêmes motifs, le visage ne reste l’épiphanie de la moralité qu’en se gardant indifférent à tel au tel autrui. Passer d’autrui à tel autrui, voire à Untel, équivaudrait à se détourner de l’impératif universel - «Tu ne tueras point» - que dit tout visage, comme aussi d’invalider l ’universalité caractéristique de la loi morale - «Agis de telle sorte que la maxime de ta volonté puisse toujours valoir en même temps comme principe d’une législation universelle » 1. Passer à tel autrui impliquerait-il donc - selon l ’aveu implicite de Levinas lui-même - de passer au-delà du visage; car de fait l ’«Éros va au-delà du visage » 2? Sans doute, surtout si l’on considère que la dernière section de Totalité et infini s’attaque à « l’ambiguïté de l ’Amour» et que, selon un entretien de 1987, l’amour concerne en propre l ’unicité d’autrui : « s ’ouvrir à l’unicité de l’unique dans [le] réel, c’est-à-dire à l ’unicité d’autrui. C’est-à-dire, en fin de compte, à l ’am our»3. Mais pourquoi l’amour se trouve-t-il, en 1961, d’emblée et si souvent stigmatisé d’« ambiguïté » - comme «équivoque par excellence», «à la limite de 1. Kant, respectivement Fondements de la métaphysique des mœurs, I, Ak. A. IV, p. 402 (Œuvres, trad. fr. F.Alquié (dir.), «Bibliothèque de La Pléiade», Paris, Gallimard, t .2, p. 261), puis Métaphysique des mœurs, § 4, note, Ak. A. VI, p. 468 (trad. fr., t. 3, p. 765) et Critique de la raison pratique, § 7, Ak. A. V, p. 30 (trad. fr., t. 2, p. 643). 2. Totalité et Infini, p. 242. Ce qui explicite le titre, lui-même assez étrange, de la dernière section, « Au-delà du visage », p. 227. 3 .«D e l’utilité des insomnies» (Entretien avec B.Révillon, 10 juin 1987), dans Les Imprévus de l ’Histoire, Montpellier, FataMorgana, 1994, p. 199.
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l’immanence et de la transcendance»1? Parce qu’il faut distinguer entre, d’une part, l’amour érotique, «expression qui cesse de s’exprimer», où le visage « s’émousse [...] dans sa neutralité impersonnelle et inexpressive» et qui finit par « s ’aimer dans l’amour et retourner ainsi à so i» 2; et, de l’autre, «la gravité de l’amour du prochain - de l ’amour sans concupiscence», «la responsabilité pour autrui, ou amour sans concupiscence » 3. Et c’est cette confusion qui en fait « .. .un terme un peu frelaté », « usé et ambigu », « galvaudé », dont on doit « se méfie[r] » 4. Il y a donc deux amours : l’un qui s’achève dans l’injonction du visage, éthique, mais anonyme, l’autre, qui transgresse le visage, mais revient à soi et régresse donc de l’éthique à l’érotique. Il ne fait guère de doute que cette distinction entre deux acceptions de l ’amour, également ruineuses pour l’accès à tel autrui, ne renvoie, une fois encore, à Kant. L ’«amour pathologique» (la concupiscence égoïste) ne peut évidemment pas s’appliquer, comme le prétend 1’« inclination » du fanatisme, à Dieu - lequel en effet n’offre « aucun objet des sens ». Mais il ne peut pas plus décrire correctement le rapport à autrui, puisqu’on ne pourrait alors plus comprendre de quel droit il nous est «commandé» d’aimer notre prochain. Dans ces deux occurrences, il faut donc admettre un « amour pratique », qui s’exerce en fait purement et simplement comme «le respect pour une loi qui commande l ’amour [das Liebe befiehlt]»5. Ainsi retoume-t-on à la loi et à son universalité, renonçant à l ’accès immédiat et identifiant à autrui (ou à Dieu). Ainsi peut-être Levinas ne passe-t-il au-delà du visage que pour y éprouver un «au-delà du personnel». L ’eros, même fécond, ne consigne encore que « l’ipséité même du moi, de la subjectivité même du sujet», loin d ’accéder à tel autrui6. L ’aporie de Levinas répéterait donc celle de Kant. Telle ne nous paraît pourtant pas la position finale de Levinas. Pour deux motifs de fond. D ’abord parce que Autrement qu’être ou au-delà de l ’essence rétablit une acception unifiée de l’amour, en re-qualifiant la 1. Totalité et Infini, p. 233 et p. 232. 2. Ibid., p. 241 (voir« ... impersonnalité de la volupté... »,p. 243) et p. 244. 3 .Respectivement De Dieu qui vient à l ’idée, p .247 (et p .263), « L ’autre, utopie et justice » (entretien de 1988), Entre Nous, p. 259. Voir : « instinct de “bienveillance naturelle” ou amour » (Autrement qu ’être, p. 142). 4. Respectivement La mort et le temps, Paris, Editions de l’Heme, p. 121 ; Entre Nous, p. 126 ; Ethique et Infini, p. 42. 5. Kant, Critique de la raison pratique, Ak. A. V, p. 83 (trad. fr., t. 2, p. 709 sq.). Sur ce rapprochement, de bonnes indications chez P. David, « Le nom de la finitude. De Levinas à K ant»,dansEmmanuelLevinas,op. cit.,Paris, 1984. 6. Totalité et Infini, p. 242 et p. 254.
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définition de la philosophie non seulement comme « amour de la sagesse », mais même en lui reconnaissant «sa définition plus large: sagesse de l’amour»; en effet, si la philosophie se concentre bien sur la «non-indifférencepour l ’autre - ... », son amour de la sagesse porte bien sur l’amour lui-même et l ’on peut poursuivre: «. . . - la philosophie: sagesse de l’amour au service de l ’am our»1. Un tel redoublement de l’amour, ici défini comme origine et terme de la sagesse, ne peut se sous-estimer; il implique à tout le moins une rupture franche avec la topique kantienne. Mieux, on peut y voir une manière de retour à une détermination quasi platonicienne, puisque le concept d’amour se réfère - au moins une fois sans aucune ambiguïté - à l ’au-delà de l’essence, le Bien : « Le Bien investit la liberté - il m ’aime avant que je ne l ’aie aimé. Par cette antériorité l ’amour est amour ». Le Bien ne se réduit plus ici au « .. .terme d’un besoin érotique, d’un rapport avec le Séduisant qui ressemble à s’y méprendre au Bien» (et même Levinas s’y est laissé «prendre»); il s’agit en effet du « .. .Bien comme l’infini », à la bonté duquel rien n ’échappe2. Plus remarquable encore: la détermination d’un tel amour par son antériorité non seulement réapparaît en 1974 - « dans l ’amour - à moins de ne pas aimer d’amour - , il faut se résigner à ne pas être aimé », mais fait écho à une indication, fugitive quoique précise, de 1961 « l’amour [...] désigne un mouvement par lequel l’être recherche ce à quoi il se lia avant même d’avoir pris l’initiative de la recherche [...] est aussi une prédesti nation, choix qui n ’avait pas été choisi » 3. Une telle facticité a bien pu, en 1961, apparaître comme un renoncement à la transcendance; elle semble pourtant, si on la relit du point de vue de 1974, marquer un nouveau mode de l’asymétrie fondatrice de la relation à autrui : il me précède et l ’emporte sur moi, au point que même ma transcendance se reçoit de la facticité qu’il m ’impose. Une telle relecture semble non seulement possible, mais même probable dès lors qu’en incise, Autrement qu ’être lève l’interdit majeur dont Totalité et infini stigmatisait l ’amour - celui de se taire, de rester inex pressif alors que le visage parle et phénoménalise ainsi l ’éthique ; en effet, suivant une autre indication de 1974, je peux « aimer en disant l ’amour à l’aimé - chant d’amour, possibilité de la poésie, de l’art » 4. Non seulement l’amour parle - comme le visage - , mais il rend possible la forme la plus 1. Autrement qu’être, p. 37 etp. 207. 2.1bid.,p. 13,note7. 3. Autrement qu’être, p. 153 et Totalité et Infini, p. 232. 4.1bid., p. 185 (nous soulignons). Comme pour la page 13, il s’agit ici d ’une note: l’amour gagne sa réhabilitation à pas de colombe - l ’événement n ’en est que plus grand sans doute.
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achevée de la parole - la poésie, qui s’arrache ainsi à sa détermination ontologique (Heidegger), pour prendre un statut éthique. Cette esquisse d’un autre concept d’amour, si dispersée et celée qu’elle reste, permet du moins seule de faire droit à des remarques en forme de tentatives, qui scandent les derniers entretiens deLevinas. Ainsi, en 19821, la « sévérité » kantienne de l’amour « commandé » abandonne l’universel (et donc la moralité kantienne) pour méditer le fait que la responsabilité envers autrui m ’advient comme une élection: en effet, «il y a là une élection, parce que cette responsabilité est inaccessible » et doit m ’advenir d’autrui (car «autrui ressemble à D ieu»)2, donc s’impose à moi avec la facticité et l’asymétrie déjà reconnues à l’amour. Il s’ensuit deux consé quences décisives. - Désormais 1’« amour est originaire», non plus une transcendance dérivée ou dévoyée; il ne brouille plus le visage mais l’attend, comme un veilleur l ’aurore, puisque « l’amour surveille la justice». L ’éthique aurait donc elle-même une condition de possibilité - l ’amour, voire la charité - «la justice naît elle-même de la charité». L’éthique reste-t-elle encore philosophie première, ou cède-t-elle cette fonction à la «sagesse de l ’amour au service de l ’amour»? - Désormais aussi l’amour, tel que l’atteste mon élection même à la responsabilité éthique (qui ne le disqualifie donc plus, mais le suppose), en partage aussi nécessairement la fonction : m ’individuer; en effet, la «responsabilité est une individuation, un principe d’individuation ». Comment dès lors ne pas demander si l’amour assure aussi l ’individuation d’autrui, puisqu’il assure la mienne ? C’est précisément ce qu’assure un texte de 1985 : « Assujettis sement à l’ordre qui ordonne à l’homme - au moi - de répondre de l’autre ce qui est peut-être le nom sévère [sc: kantien] de l’amour. Amour n ’est pas encore ce qu’exprime ce mot galvaudé de nos littératures et de nos hypocrisies, mais le fait même de l’approche de l ’unique et, par conséquent de l ’absolument autre, perçant ce qui seulement se montre, c’est-à-dire reste «individu» d’un genre. Amour qui implique tout l ’ordre - ou le désordre - du psychique ou du subjectif, lequel ne serait plus l ’abîme de l’arbitraire où se perd le sens de l’ontologique, mais le lieu même indispensable à la promotion de la catégorie logique de V unicité, au-delà de la hiérarchie des genres, des espèces et des individus, ou, si l’on veut,
1. « Philosophie, Justice et Amour » (entretien avec R. Fomet et A. Gomez), dans Entre Nous, p. 125 sq. 2. Totalité et Infini, p. 269.
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au-delà de la distinction entre l ’universel et le particulier»1. Prodigieux retournement. Non seulement l ’amour ne relève plus du pathologique, mais même sa «sévérité» englobe désormais tout le «psychique» et le « subjectif », réunifiant ce que Kant avait séparé. En sorte qu’il me permet seul de faire l ’épreuve de l ’unicité - la seule authentique « au-delà du visa ge», puisqu’il permet que j ’affronte tel ou tel visage, non pas l’universel. Car pourrais-je être responsable de l’universel? Ma responsabilité, même sans limites, pourrait-elle s’exercer sur moi, si elle ne s’exerçait à l ’encontre de tel autrui, où se phénoménalise seulement l ’universel? Dans un débat de 1986, resté célèbre, je me risquai à prédire à Emmanuel Levinas qu’il devrait à l’avenir «mettre au second rang 1’« éthique»,.pour lui substituer le terme d ’“amour” ». À cette audace un peu brusque, il répondit en ces termes : « Pleinement d’accord. Je voudrais ajouter que “relation irréversible” suggère un rapport avec la diachronie. Que signifie cette relation? Ou plutôt, par où s’accrédite-t-elle? À quel moment? Je sais que ce n ’est pas une intentionnalité, mais elle a un sens ; et la raison pour laquelle je prononce plus aisément ce mot trop beau ou trop pieux ou trop vulgaire [...] c’est parce qu’il signifie que le rapport avec l ’autre, c’est en lui le rapport avec l ’unique. Je ne parle pas tout de suite de l’unique qui le commande [Dieu], je parle de celui qui est 1’“objet” de l’amour : autrui, l ’unique et donc l’individu encore partie d’un genre. C’est même la seule possibilité pour l’unicité d’être concrète. Elle est concrète dans l’am our»2. L’avancée de Levinas va donc plus loin que la lecture commune l’admet. Pour rétabhr la primauté de l ’existant sur l’existence (première étape), il faut certes d’abord inverser l ’intentionnalité en l ’assignant à Autrui, qui l’exerce sur ma responsabilité (seconde étape - éthique) ; il faut encore que individualiser cet Autrui, c’est-à-dire l ’aimer (troisième étape au-delà de l ’éthique). En effet, la façade ne devient une face, un visage, qu’autant qu’en sa visibilité mondaine perce l’invisibilité de l’infini. Car,
1. « Diachronie et représentation » (conférence en l ’honneur de P. Ricœur), dans Entre Nous, p. 193 sq. 2. Autrement que savoir (débat au Centre Sèvres, 3 juin 1986), op. cit., p. 75. Il précisait, dans l’incise que nous avons omise dans le texte, « c ’est peut-être sous votre influence, ou grâce à votre courage » ; il y avait là de la générosité, mais aussi une réponse anticipée à J.-Fr. Lyotard et à sa « mise en garde [...] contre la transcription de votre idée de l’altérité en termes d’amour» (p. 79). Voir: « l’amour, c’est-à-dire une pensée accédant à l ’unique dans chacun; à l’unique autrui par-delà l ’universalité où il est particulier» (Emmanuel Levinas, Positivité et transcendance, «Simulacres», Paris, P.U.F., 2000, p .42). Voir IV, § 3 supra p. 66.
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sur un masque, mortuaire ou théâtral, Autrui se montre autant (sinon plus) que sur un visage ; et pourtant il ne se manifeste comme un Autrui vraiment assignant, contraignant et interloquant, que si sa visibilité de surface s’alourdit d’une invisibilité essentielle - Levinas la nomme l ’infini -, qui seule m ’affecte comme telle. Le visage ne s’adresse à moi, et à moi seul, que s’il m ’individualise et donc s’individualise lui-même. Cette double concentration, qui nous rend insubstituables l ’un pour l’autre, ne s ’accomplit pas dans la relation éthique mais dans la rencontre de l’amour. Autrement dit, «répondre d’autrui, c’est aborder autrui comme unique isolé de toute multiplicité et hors des nécessités collectives. Or, aborder quelqu’un comme unique au monde, c’est l’aim er»1. Et c ’est bien à ce stade que semble être parvenue la dernière pensée de Levinas. C ’est pourquoi, peut-être au-delà de la phénoménologie, il nous devance encore.
l.« L a vocation de l’autre», entretien avec E.Hirsch, dans Racismes. L ’autre et son visage, Paris, Le Cerf, 1988, p. 95.
C h a p it r e v i
MICHEL HENRY ET L’INVISIBILITÉ DU PHÉNOMÈNE
...e a quae de natura incom m utabili in visibili [ ...] non ex consuetudine visibilium [ ...] esse m etienda 1.
§ 1. L ’inapparent et l ’invisible Dans son mouvement d ’extension - en fait l ’accroissement non seulement de son domaine, mais aussi et par conséquent de sa validité - la phénoménologie ne cesse de provoquer à la phénoménalité de nouveaux champs d’investigation, pour y installer à demeure des phénomènes qu’aucun œil n’avait jusqu’alors constitués, ni donc vus. Sa légitimité consiste toute entière dans ce travail de faire venir à la visibilité ce qui, sans elle et son effort, serait resté invu et réputé invisible. S’il se trouve un seul argument en faveur de la fécondité et de la cohérence de cette méthode (ou non-méthode) de philosophie, il faut le chercher dans les extensions successives que les grands phénoménologues ont accomplies, par à coups imprévisibles, mais sans interruption pourtant depuis aujourd’hui un bon siècle. Mais cette expansion du domaine de la visibilité peut-elle et même doit-elle se continuer indéfiniment ? Quel invisible en fixera donc la limite ? Et d’ailleurs, quelle relation le visible entretient-il avec l ’invisible? Le visible croît-il toujours en proportion inverse de l ’invisible, en sorte de finir tangentiellement par l’éliminer ? L ’invisible ne pourrait-il pas redoubler au contraire le visible, comme une couche plus profonde, qui s’étendrait aussi loin que lui, parce qu’elle seule le rendrait possible? Cette interrogation 1. Saint Augustin, De Trinitate, V, 1,2.
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traverse, sous différentes figures, toute l’histoire de la phénoménologie, parce que la phénoménalité - la définition et l ’essence du phénomène implique aussi bien l ’invisible que le visible. Il se pourrait même que toute phénoménologie puisse se juger à l’aune de la dignité qu’elle reconnaît à l’invisible, exactement comme une pensée de l’être se juge sur le statut qu’elle reconnaît au néant et ce qu’elle en peut faire voir. Autrement dit, que devons-nous entendre sous le titre énigmatique, mais inesquivable d’une «phénoménologie de l ’inapparent» (Phänome nologie des Unsichtbaren)1. Cette question, que Heidegger nous a léguée, Michel Henry l’entendait parfaitement lorsque, posant que « la vie se dérobe par principe à tout pouvoir de visibilisation concevable », il se demandait : « une phénoménologie de l ’invisible n ’est-elle pas une contra diction dans les termes ?» 2 A cette question, il a non seulement fait face en 1990, mais, comme nous tenterons de le montrer, il l’avait en fait et en droit affrontée dès l ’ouverture, massive et magistrale, de sa recherche, dès L ’essence de la manifestation, qui, dans ce contexte, prend l ’allure non seulement d’une inauguration, mais d’une étonnante anticipation. Antici pation sur les derniers écrits bien sûr, mais aussi, en un sens, sur Heidegger lui-même, puisque ce dernier n’emploie cette formule qu’en 1973, tandis que sa reprise par Henry en 1990 formalise une méditation qui remonte, au moins, à 1963. Pourtant, bien qu’ils récusent le privilège laissé au visible, l’inapparent et l’invisible ne disent pas la même chose. Il faut donc mesurer cet écart.
1. Heidegger, original français Séminaire de Zahringen, dans Questions IV, Paris, Gallimard, 1976, p. 339 (traduction allemande par C. Ochwadt dans Seminare (1951-1973), GA 15, -Francfort-sur-le-Main, Klostermann, 1986, p. 399). Voir les lettres à R. Munier, 16 avril 1973 et 22 février 1974, citées dans M. Haar (éd.), Martin Heidegger, Paris, Éditions de l’Herne, 1983, p. 111 sq., 114 sq.). Rien que de consistant à en inférer que «Das Ereignis ist das Unscheinbarste des Unscheinbaren » (Unterwegs zur Sprache, G A 12,1985, p. 247). 2. Phénoménologie matérielle, Paris, P.U.F., 1990, p. 8. D.Janicaud cite ce texte, mais n ’y voit que la preuve évidente et immédiate d’une « pensée hors du strict domaine de la phénoménologie » (Le tournant théologique de la phénoménologie, Combas, Editions de l’éclat, 1991, p. 64), sans s’aviser que la phénoménologie n ’a précisément pas de domaine strict, au sens où une philosophie transcendentale peut et doit fixer des limites, parce qu’elle s’exerce a priori, précisément par ce qu’elle ne procède jamais a priori. La réponse au paradoxe d’une telle phénoménologie de l’invisible se trouvera dans la conscience que l’«idée d’une manifestation de l’essence dans le monde est par définition absurde» (L’Essence de la manifestation, § 45, Paris, P.U.F., 1963, cité désormais selon la 2 e édition de 1990: p. 480).
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§ l . L ’univocité de l ’invisible au visible Comment gérer le rapport du visible à l’invisible dans la définition du phénomène, quelle qu’elle soit? La métaphysique les organise en maints dispositifs divergents, mais qui se résument tous soit en un passage de l’invisible au visible comme à son effet, soit dans une remontée du visible à l’invisible comme son fondement. Dans les deux cas, elle postule, expli citement ou non, la continuité d’une transformation, ou plutôt d ’une métamorphose, c’est-à-dire leur univocité. Il peut d’abord s’agir de transformer l ’invisible en visible. Ainsi Descartes : le visible, en fait le sensible (les futures « qualités secondes », c’est-à-dire les seules qualités, puisque les «qualités premières» sont des quantités) n ’apparaît que dans des idées claires, mais encore confuses; cette confusion se marque dans l ’impossibilité d’exposer par concepts en quoi une qualité diffère d’une autre, en sorte qu’ainsi s’atteste un défaut de visibilité, que seules des idées claires et distinctes pourraient compenser1. Mais ces idées ne se conçoivent que comme des figures, ou plutôt des mises en figures, c’est-à-dire des traductions en termes d’étendue, de figure et de mouvement, supposées produire au nom de la « Nature » qui les institue, les idées claires mais confuses du sensible. Or ces complexes de figures (que Descartes nomme des « machines ») restent par définition doublement invi sibles au regard de l’expérience sensible; d’abord parce qu’elles restent d’un point de vue physique de simples hypothèses, ensuite, parce que les figures originelles « ressemblent en peu de chose » 2 à leurs effets sensi bles supposés. En fait, les choses sensibles ne gardent en commun avec leurs figures que la seule étendue (et encore, puisqu’elle devient dès Malebranche une étendue intelligible, donc imaginée et non plus physi que). Plus simplement, on pourrait aussi simplement dire que le visible surgit toujours d’un invu, lui-même invisible - sans préjuger de la nature exacte de ce dernier, invu intelligible (nouménal) ou invu « aveugle » 3 de la rhapsodie du divers de l’intuition. Mais, inversement, il peut s’agir de remonter du sensible, tenu pour un sensible (confus) à l’invisible intelligible (visible). En sorte que seule l’intervention sur elle du concept, intelligible et comme tel invisible, la rendra à la fin visible. Soit, à la manière radicale de Malebranche, on
1. Principia Philosophiae, I, § 44-45. 2. Dioptrique, IV, AT VI, p. 113 (à propos de cette dé-figuration par codification, voir notre étude Sur la théologie blanche de Descartes, § 12, Paris, P.U.F., 2 e éd. 1991, p. 240 sq.). 3. Kant, Critique de la raison pure, A 51.
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considère que mon propre corps reste, ainsi d’ailleurs que tous les autres corps sensibles, en fait «invisible», tandis que leurs idées, seules connaissables, ne s’ouvrent que dans la «véritable lumière», celle de la « Raison universelle et [la] lumière intelligible » 1. Soit, à la manière encore plus radicale de Platon, le corps sensible (ici le lit produit par un artisan) s’avère « quelque chose qui est obscur, á|ru§póv, par rapport à la vérité », puisque « plus les choses ont part à la vérité, plus elles ont aussi de clarté » 2. Il importe d’ailleurs peu, que l ’on passe de l ’invisible au visible ou bien du visible à l’invisible, puisque cette différence des sens repose elle-même sur une unique direction, selon laquelle «la téléologie qui l ’anime [sc. la phénoménologie extatique] et par laquelle elle se définit est de rendre l ’invisible visible, de telle manière cependant que celui-ci n ’advient que dans le retour de la puissance contraire d’où il surgit»3. En effet, ce n’est pas seulement la métaphysique, mais aussi la phénoménologie dans son acception la plus courante, qui assume l ’univocité et l’homogénéité du visible et de l ’invisible. Et toute l’entreprise de Michel Henry revient préci sément à contester cette assomption, qui, sans le savoir ni le comprendre vraiment, présuppose que l ’invisible et le visible, pour passer ainsi l ’un dans l ’autre, appartiennent au même monde, donc au monde lui-même. Et cela ne se peut, puisque (comme on le verra) seul le visible s ’offre au monde et s’ouvre à lui, alors que l ’invisible ni ne s’ouvre au monde, ni ne fait monde avec lui. Rendre visible l’invisible (voire rendre invisible le visible) suppose qu’une transition se fasse de l’un à l’autre, donc qu’ils restent inscrits dans une phénoménalité univoque, qui leur reste homogène. Thèse commune et presque inévitable sans doute, au point que Merleau-Ponty la fasse sienne, lorsqu’il définit l ’invisible d ’abord comme «ce n ’est pas actuellement visible, mais pourrait le devenir », puis comme « ce qui, relatif au visible, ne saurait néanmoins être vu comme chose ». Cette homogénéité repose dans le premier cas sur la traduction des figures intelligibles dans les idées sensibles (claires et confuses) et, dans le deuxième, s’appuie sur le rôle assigné aux catégories d’un a priori pour la visibilité du sensible. Mais dans tous les cas, l’invisible se comporte envers les visibles comme une «négation-référence (zéro de...)», en sorte qu’il reste de part en part à l’intérieur d’une seule « dimentionnalité de l ’Être »4. 1. Méditations chrétiennes et métaphysiques, H, 1 et III, 2, Œuvres Complètes, X, Paris, Vrin, 1959, p. 19 et 27. 2. République, respectivement X, 597a et VI, 511 e. 3. L ’essence de la manifestation, § 50, p. 559. 4.Le visible et l ’invisible, Paris, Gallimard, 1964, p.310sç. Voir Y.Yamagata, « L ’invisible chez Michel Henry et Merleau-Ponty », Cartesiana 4, Osaka, 1982.
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Non seulement le visible et l’invisible s’inscrivent, avec une transition dégradée ou soudaine (peu importe), dans un processus phénoménal continu et unique, mais surtout ce même et unique processus s’applique à toute phénoménalité sans exception. Cette thèse provient de la méta physique, mais la phénoménologie, du moins dans ses figures historiques les plus décisives (c’est-à-dire jusqu’à Merleau-Ponty et en conformité à Husserl), en assume l’héritage. §3 .La manifestation de l ’essence Ce n ’est que sur le fond d’un tel conflit des interprétations du rapport entre le visible et l’invisible, qu’il devient possible d’entendre, dans toute sa force, mais aussi (il faut y insister, car les lectures habituelles l ’ignorent) dans toute sa précision la décision d’emblée définitive et fondatrice prise en 1963 par L ’essence de la manifestation, en particulier dans la section III, telle qu’elle fixe « la structure interne de l ’immanence et le problème de sa détermination phénoménologique : l ’invisible»1. Il s’agit en effet de la section essentielle, puisque la section I se borne à exposer la phénoménalité pensée à partir de la transcendance, donc du « monisme », dont la section II s’occupera de détruire le présupposé (la transcendance) à partir de l ’im manence, sur un mode encore surtout polémique. Quant à la section IV, il ne lui restera (si l ’on peut ainsi dire) qu’à interpréter l’immanence comme affectivité et à en conquérir la détermination phénoménologique comme invisible. Le cœur de la recherche consiste donc bien dans la section III, qui installe le paradoxe, puissant mais énigmatique, d’une détermination par l’invisible non seulement de l’immanence, mais aussi de sa phénoménalité - en une manière de manifestation de l ’invisible lui-même et comme tel. Suivant le fri conducteur des deux paragraphes fondamentaux de L ’essence de la manifestation (§50, «Le non-visage de l ’essence» et §51 «Visible et invisible»), nous tenterons donc de reconstituer les étapes successives de la thèse. - Premier moment : « L ’invisible n ’estpas le concept antithétique de la phénoménalité, il en est la détermination première et fondamentale»', autrement dit, «parce qu’il n ’est pas le concept antithétique de la phénoménalité, l ’invisible n ’est pas non plus celui du visible»2. Cette déclaration ne reste pourtant pas sans quelque 1. L ’essence de la manifestation,p. 349. 2 .Ibid., §50, p.550 et §51, p.557. Cette thèse se maintiendra jusqu’au terme: « Cependant, l ’invisible n ’est un concept adéquat pour penser la vie que si nous le distinguons absolument d’un invisible qui n ’est que le mode limite du visible et appartient donc encore en
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ambiguïté, car on pourrait y entendre encore que l’invisible reste partie prenante d’une phénoménalité univoque, au même titre que le visible, auquel il ne s’oppose pas et qu’il pourrait donc prolonger ou précéder, se maintenant ainsi dans l’homogénéité commune. On doit aussitôt remarquer que la raison pour laquelle l’invisible ne s’oppose pas ici simplement au visible, ne tient pas à ce qu’il compose avec lui, mais à ce qu’il en détermine d’abord «la phénoménalité»; car la phénoménalité ne se résume pas au seul visible, mais renvoie plus originellement à l ’invisible. Certes, mais comment concevoir une phénoménalité de l’invisible et à partir de lui? Comment concevoir une phénoménalité qui déterminerait premièrement et fondamentalement l’invisible ? Car il s’agit bien de cela : non seulement la «phénoménalité» admet en son sein l’invisible au même titre que l ’habi tuel visible, mais elle l ’admet au premier chef, comme ce qui la définit le plus essentiellement. Ou alors, pour éviter ce paradoxe, faudrait-il simple ment revenir à l ’une des positions classiques, analysée plus haut: la phénoménalité commence par l ’invisible, précisément parce qu’elle a pour fonction de le reconduire finalement au visible? Mais justement, ici l ’invisible ne se réduit pas à un invu, cet invisible provisoire, pré-vu et pré visible, parce qu’il reste dans son fond un visible qui s’ignore. Il faut porter d’une attention plus fine au second moment : si l’invisible définit originairement la phénoménalité, il ne le doit pas à une provisoire et préalable non-visibilité, une manière de visibilité retardée, mais bien à son caractère le plus essentiel. Essentiellement invisible, donc définitivement, il l’est en vertu du même privilège qui le fait déterminer non seulement la phénoménalité, mais son essence’. « L ’invisible se phénoménalise en luimême en tant que tel, il est de part en part phénomène, révélation et, bien plus, l ’essence de celle-ci » 1. L ’invisible n’appartient pas à la phénoména lité à titre de simple visible en puissance, mais de plein droit et de part en part en tant que déjà et d’emblée un phénomène et qu’essence de la phénoménalité. Ce qui veut dire un invisible par essence phénomène, donc fait au système de la conscience comme un de ses degrés » (allusion à Merleau-Ponty). Ou «Encore moins l’invisible serait-il la simple négation du visible ou son résultat, l’hypostase d’un terme négatif prétendant valoir pour l’être et définir sa positivité ». Car « l ’invisible n ’est pas le concept antithétique, formel et vide de la phénoménalité, mais son effectuation dans l’affectivité du sentiment» (De la phénoménologie [Phénoménologie de la vie, t.I], Paris, P.U.F., 2003, p. 48,49 et 50). 1. L ’essence de la manifestation, § 50, p. 550 (nous soulignons). Voir : « la détermination par l’invisible de la phénoménalité de l’essence ne définit pas seulement l’œuvre de celle-ci dans son accomplissement effectif, elle le rend possible [...] L ’invisible ne rend pas seulement possible l ’immanence de l ’essence, il détermine l ’essence de l ’immanence et la constitue » (p. 553).
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un phénomène par essence invisible. Peut-on éviter ici une contradiction dans les termes, un de ces excès hyperboliques que l ’on reproche si souvent aux phénoménologues et qui en disqualifierait toute prétention à la rationalité ? Avant de se ruer dans cette polémique rabâchée, il vaut de relire les formules ici employées : si l ’invisible se voit reconnu le titre de phéno mène, il ne se trouve pourtant pas en charge de tel ou tel phénomène du monde. C’est-à-dire de tel ou tel phénomène intra-mondain, tel qu’il doive s’accomplir dans la lumière mondaine. Car « cette absence du monde et de sa lumière n’est pas rien, n ’est pas l ’absence de la phénoménalité»1. L ’invisible se voit reconnu le titre de phénomène plénier dans la mesure où il prend en charge un tout autre « objet » : « L ’invisible se phénoménalise en lui-même en tant que tel, il est de part en part phénomène, révélation et, bien plus, l ’essence de celle-ci » 2. Non tel invisible à rendre visible, non tel étant à mondaniser dans la lumière des choses (lumière qui d’ailleurs demeure avec toutes ses prérogatives, ses dimensions et ses opérations), mais ce non-«objet» que Henry nomme ici l’essence, l’essentiel de la manifestation. Ici et ailleurs, « l ’invisible n ’estpas seulement révélation en lui-même de part en part, il définit justement la nature de cette révélation. [...] L ’invisible constitue, dans la positivité de son effectivité phénoméno logique spécifique, le “comment” de la révélation de l ’essence de la révélation » 3. L ’invisible appartient à la phénoménalité et s ’acquiert même le titre de phénomène, non pas parce qu’il deviendrait in fine visible, mais parce qu’il détermine la possibilité et l’effectivité de la manifestation ellemême, comme son essence : « la révélation originelle de l ’essence [...] est l ’invisible» 4. Autrement dit, «la détermination par le concept de l ’invi sible de la phénoménalité de l ’essence ne définit pas seulement l’œuvre de celle-ci dans son accomplissement effectif, elle la rend possible»5. L ’essence de l ’invisible considéré comme un phénomène tient à ce que lui, cet invisible, ne manifeste pas (comme) tel ou tel phénomène, mais la phénoménalité elle-même, telle qu’elle rend possibles tous les autres phénomènes. L ’essence de l’invisible consiste à manifester l’essence, ellemême invisible, de la phénoménalité.
1.L ’essence de la manifestation,p. 554 sq. 2. Ibid.,p. 550 (nous soulignons). 3. Ibid., p. 551 (nous soulignons). 4. Ibid., p. 550 (nous soulignons). 5. Ibid., p. 553 (nous soulignons).
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Vient enfin un troisième moment, qui a pour tâche de nous rendre accessible en quel sens la phénoménalité peut elle-même se phénoménaliser et, qui plus est, se phénoménaliser comme invisible. Il s’agit de fait de comprendre que « l’essence est invisible»1, parce que, réciproquement et plus essentiellement, «ce qui se dissimule, c’est l’essence elle-même»2. L ’essence ne reste pas invisible par arbitraire ou par impuissance, mais par essence, précisément parce que son essence l’exige. Car l’essence de la phénoménalité ne peut se rendre visible, à moins de disparaître comme telle. En effet, seul un phénomène ontiquement défini, donc ontiquement fini peut apparaître : pour apparaître - à savoir entrer dans une lumière et s’y exposer -, il faut d’abord prendre part au monde, le lieu unique où peut s’allumer une lumière. Bref, seul un étant et un étant intra-mondain peut se faire visible, en se plongeant dans la lumière, qui remplit toujours et seule ment un monde. Par conséquence, s’il s’agit de manifester et de phéno ménaliser non pas tel étant intra-mondain, ni sa manifestation finie, mais bien l’essence de la manifestation, le « comment » de la phénoménalisation, bref la phénoménalité des phénomènes, aucune visibilité d’étant, ni aucune lumière mondaine ne saurait nous servir en quoi que ce soit. Au contraire, la seule voie assurée qui puisse ici s’ouvrir consistera à renoncer à cette lumière et son monde, à sa visibilité et à ses étants. « L ’idée d ’une manifestation de l’essence dans le monde est par principe absurde»3. Il s’ensuit une obscurité « privée de la lumière qui surgit dans l ’ouverture de l’horizon par la transcendance, foncièrement étrangère à cette lumière qui est celle du monde », et qui « se retient au contraire dans la nuit » 4. Ce qu’ici Michel Henry nomme « l’œuvre de la nuit»5, bien qu’il ou plutôt parce qu’il l’entend à partir de Novalis, prend un sens conceptuel strict : « La nuit est la réalité de l’essence»6. En effet, en suspendant la visibilité et son extase mondaine (car, dit Novalis, « zeitlos und raumlos ist der Nacht Herrschaft - la seigneurie de la nuit se déploie sans espace et sans temps ») la nuit et son « soleil aimable » nous ont « ouvert des yeux infinis - unendlichen Augen ». Ainsi la nuit ne suspend ni la manifestation, ni l’expérience d’un certain royaume et d’une splendeur certaine, mais «sa présence seule révèle la gloire merveilleuse des royaumes du monde - die
1. L ’essence de la manifestation, p. 549. 2.ftid.,§45,p.480. 3 .1 b id .,p .m . 4. L ’essence de la manifestation, § 50, p. 549. S.Ibid., p. 554. « L’œuvre delaN uit », p. 549. 6.1bid.,p. 549
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Wunderherrlichkeit der Reiche der W e l t » La nuit ne se phénoménalise pas dans la lumière du monde, mais elle n’en apparaît pas moins comme telle, dans l’obscurité même qu’elle seule ouvre et dispense. Entendus en leur sens phénoménologique, les mots de Novalis ne veulent certes pas dire que la nuit révèle les royaumes du monde (cela, l’ouverture du monde le fait parfaitement dans la lumière du jour), mais qu’elle révèle ce que la lumière mondaine offusque et élimine en eux —à savoir la splendeur merveilleuse qui seule les rend possibles, non pas leur manifestation, mais l ’essence de cette manifestation. Car, de même que la transcendance se fonde dans l ’immanence (loin de s’y abolir purement et simplement)2, de même « l’état caché de l’essence est sa parure, sa manière de se donner, sa phénoménalité enfin » 3. En fait, ce paradoxe, « le paradoxe auquel se mesure en fin de compte toute recherche phénoménologique fondamentale portant sur l’essence » 4, s ’avère à la fin éclairant. Ou plutôt, parce qu’un paradoxe éclaire par définition toujours en tant même qu’il reste une figure d’apparition et non seulement d’apparence, le paradoxe d’une phénoménalité invisible confirme une thèse husserlienne très classique : la phénoménologie ne porte pas simplement sur le phénomène 1. Novalis, Hymnes à la nuit, I, in H.-J. Mâhl/R. Samuel (éd.), Werlce in einem Band, Munich-Vienne, Hanser Verlag, 1981, p. 153 et 150, cités au §50 de L ’essence de la manifestation, p. 554 sq. 2. Il faut le souligner : Michel Henry n ’oppose ici jamais, comme dans une lutte à mort, l ’immanence à la transcendance, mais toujours fonde la transcendance dans l’immanence, comme dans sa vérité phénoménale: «Quand ils sont débarrassés des significations aberrantes que leur confère dans une pseudo-génèse philosophique une origine ontique qu’ils n ’ont pas, les concepts de transcendance et d ’immanence cessent de s’opposer. [...] C ’est parce que l’immanence n ’est pas une catégorie de l’étant qu’à celui-ci la transcendance non plus n ’appartient pas. L ’immanence est une catégorie ontologique pure, elle est la catégorie ontologique fondamentale, qui rend possible le dépassement lui-même comme tel. [...] Les concepts de la transcendance et de l ’immanence se laissent saisir dans leur rapport vrai qui n ’est pas un rapport d ’opposition, mais de fondation. La compréhension de l’essence de la transcendance comme immanence montre la vanité des critiques qui reposent au contraire sur la simple opposition de leurs concepts. Vaine en effet est la prétention de mettre en cause la valeur philosophique du concept d ’immanence, de lui refuser plus précisément toute signification ontologique possible, quand le fondement qu’elle donne n ’est autre que Vexten sion de la transcendance à la totalité du champ phénoménologique de l ’être » (L ’essence de la manifestation, §33, p. 322-323). Combien de polémiques contre la phénoménologie matérielle viennent de ce contresens obstiné, ici dénoncé par avance ? Il faut prendre très au sérieux les § 32-33, qui établissement définitivement que 1’« immanence est l’essence de la transcendance», loin de la contester (ibid., §32, p. 309). Voir Y. Yamagata, « L ’immanence en tant que fondement de la transcendance. Ontologie de Michel Henry », Rüiki, 2, Kyoto, 1980. 3. L ’essence de la manifestation,p. 552. 4 .Ibid.
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comme un visible (objet ou étant), mais sur le Phänomen in wie, sur le « comment » inévitablement invisible du phénomène. Simplement, Michel Henry en radicalise la portée : « la négation incluse dans le concept de l’invisible n ’est pas celle de la phénoménalité mais détermine le mode selon lequel celle-ci se phénoménalise originairement et nous aide à le concevoir. [...] L ’invisible constitue [...] le « comment » de la révélation de l’essence de la révélation et le détermine phénoménologiquement » 1. Si difficulté il devait y avoir, elle ne consisterait pas dans l ’insistance, même exclusive, sur le privilège en phénoménologie du «comment» du phénomène sur le phénomène lui-même, mais dans l ’assignation de la phénoménologie à ce seul « comment » et, surtout, dans sa dénomination comme invisible, au risque d ’hypostasier l’un par l’autre. Car un mode, un «comment», bref un style peuvent-ils s’ériger en concept et, par ce concept réalisé, devenir un quid, voire un aliquid, qui ferait pièce à un autre aliquid? La difficulté, s’il s’en trouvait vraiment une, ce qui reste à prouver, tiendrait moins à une quelconque hétérodoxie laxiste, qu’à une orthodoxie husserlienne trop radicalisée. Sans doute est-ce par une vive conscience de ce danger, que le quatrième moment de l’analyse tente d’allumer un contre-feu. Pour que l ’invisible reste un mode et une manière du pur « comment » phénoménal et non pas un autre type d’entre les phénomènes, Michel Henry décide de le nommer ni objet, ni même étant, mais d’un terme que sa provisoire indétermination préserverait au contraire de toute hypostase subreptice - la vie. En effet, « toute vie est par essence invisible, l ’invisible est l ’essence de la vie »2, parce que « l’essence de la réalité et de la vie réside et s’accomplit dans l’invisible [et qu’] on ne peut en effet la trouver dans le monde, rien de ce qui s ’exhibe en celui-ci ne peut la contenir ni la rendre manifeste»3. Autrement dit « l ’invisible n ’est rien qui soit au-delà du visible, rien de « transcendant », il est l ’essence originelle de la vie telle que, s ’accomplis sant dans une sphère d ’immanence radicale, elle ne se lève jamais dans la transcendance et ne peut plus se montrer en elle »4. Mais cette invisibilité de principe ne constitue pourtant ni une échappatoire, ni une concession à l ’indéterminé. Elle s’impose bien plutôt, dès que nous entreprenons sérieusement de considérer comment nous avons accès à notre vie - à cette
1.L ’essence de la manifestation, p. 551-552. De même : « L ’invisible est le mode d ’une révélation positive et, à vrai dire, fondamentale » (ibid.,§ 1, p. 57). 2. Ibid., p. 556. 3./èirf.,§51,p.565. 4. Ibid., p. 568.
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vie que nous n ’avons pas seulement, mais que nous sommes. Car la question ne consiste pas à décider si la vie est ou n ’estpas : les deux peuvent se dire et Michel Henry les dit en effet1. Elle naît du fait paradoxalement évident, que nul ne voit sa vie comme il voit un étant, que personne n ’en peut produire le concept, ni en atteindre la moindre définition, la vie ne se laisse dire que sur un mode négatif, bien qu’elle ait justement le privilège de nier toute négativité. Car ma vie ne se dissimule, se retire et s’enfuie loin de moi, inaccessible et étrangère, que parce qu’elle m ’advient si intimement que je ne puis la voir venir sur moi, ni instaurer le moindre écart entre elle et moi - cet écart sans lequel la transcendance, l’intentionnalité et l’horizon ne peuvent opérer, ni laisser se montrer quoi que ce soit. Je ne vois pas ma vie, parce que je la suis - ou plus exactement que je ne suis qu’en elle. La vie comme ce en quoi nous vivons 2. Ma vie ne se laisse donc pas voir, parce qu’elle ne se laisse pas viser, au même titre exactement qu’un visage3; bref, le «non-visage» de l’essence signifie ultimement que «la vie n ’a pas de visage», sinon un «non-visage»4. «La vie est invisible»5, non parce qu’elle se retire et se dissimule, mais parce qu’elle avance si loin en moi qu’elle coïncide avec moi et que je n’ai aucun moyen de la viser à distance de moi. Invisible parce qu’invisable - puisque seul se peut viser ce qui appartient au monde et à son ouvert. Et pourtant j ’y ai accès, puisqu’elle se phénoménalise en tant même qu’elle ne se montre pas. Faut-il en conclure que ce qui ne se montre pas pourrait néanmoins se phénoménaliser ? Sans doute, car la « vie se sent » et 1. Une étude sur les sens de l’être selon la phénoménologie matérielle manque encore. Elle devrait affronter une thèse indécise : « L ’affirmation selon laquelle l’être doit pouvoir se montrer est ambiguë» (L'essence de la manifestation, § 17, p. 165). Et la mettre en rapport avec d’autres : soit « L ’être n ’est un phénomène que s’il est à distance de soi» (ibid., § 10, p. 81), soit « L ’immédiat est l ’être lui-même comme originairement donné à lui-même dans l ’immanence» (ibid., § 36, p. 344). Même indécision plus tard: ou «Vivre signifie être», ou « être veut dire apparaître, se montrer » (De la phénoménologie, op. cit., p. 40 et 41 ). 2.11 ne s’agit pas d’une tautologie (bien qu’ici la tautologie puisse sembler seule appropriée), mais de Actes, 17,28. 3 .Une fois encore, l’opposition supposée frontale entre Levinas et Henry semble très fragile (voir R. Câlin, Levinas et l ’exception du soi, Paris, P.U.F., 2005). Car le visage, lui aussi ne peut être vu («Le visage est présent dans son refus d’être contenu [...]. Ni vu, ni touché », Totalité et infini, p. 168), parce qu’il ne saurait être visé (« La trace d ’un passé dans le visage n ’est pas l’absence d ’un encore non-révélé, mais l ’an-archie de ce qui n ’a jamais été présent, d ’un infini qui commande dans le visage de l ’Autre et qui —et qui [...] ne saurait être visé», Autrement q u ’être, p. 124). 4. Respectivement De la phénoménologie, op. cit., p. 49 et L ’essence de la manifestation, p. 549 (titre du § 50, que le texte lui-même ne reprend pas). 5. De la phénoménologie,p. 79.
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1’« essence de la vie réside dans l’auto-affection », parce qu’elle « constitue elle-même le contenu qu’elle reçoit et qui l’affecte»1. Je ne peux jamais douter de ce que je sens en tant que je le sens : aussi longtemps que je ne le rapporte pas à un objet extérieur, mais l ’assigne à ce qu’il donne et se donne, au sentir lui-même de ce sentiment. «Personne n ’a jamais vu un sentiment, un sentiment n ’a jamais fait rien voir», simplement parce «qu’un sentiment ne peut être perçu»2. Un sentiment, personne ne l’a jamais vu, surtout pas moi - mais c’est pour cela que je reste vivant et ne suis pas mort. De même, pour la souffrance, le senti (et le sentiment) par excellence : « Personne n’ajamais vu sa souffrance, son angoisse ou sa joie. La souffrance, comme toute modalité de la vie, est invisible »3. Et sous ce rapport aussi, on ne saurait éviter de comparer la vie à Dieu, comme n’hésite pas à faire, et ce dès 1963, Henry : «Voilà pourquoi l’absolu se laisse comprendre à partir de cet état caché et comme ce qui se maintient en lui, pourquoi “personne n ’ajamais vu Dieu”, pourquoi celui-ci, enfin, est le “Dieu caché” »4. Mais ce rapprochement (ce que ne voient pas ceux qui le dénoncent) nous instruit pourtant autant, sinon plus par un écart qu’il passe, nous paraît-il, sous silence : Dieu, je meurs si je le vois (et ainsi se justifie qu’on lui compare la mort et le soleil), alors qu’inversement la vie, je [la] vis aussi longtemps que je ne la vois pas, précisément parce qu’elle se phénoménalise en tant qu’elle reste invisible et que, si je prétendais la voir (c’est-à-dire l ’objectiver comme un étant qui se montrerait dans le monde), non seulement je ne verrai rien d’elle, mais j ’y substituerai éventuellement un cadavre. Et, si ce cadavre était le mien, je serais déjà mort. Le motif qui conduisait à introduire le « paradoxe auquel se mesure en fin de compte toute recherche phénoménologique fondamentale»5, à savoir paradoxe d’une phénoménalité invisible, s’avère donc bien stricte ment phénoménologique. Il est de fait certains phénomènes - et les plus indiscutables, car les seuls qui coïncident immédiatement avec moi (la vie, la souffrance, le plaisir, la joie, etc., ou plus exactement ma vie, ma
1. De la phénoménologie,p. 79. 2. L ’essence de la manifestation, § 61, respectivement p. 680 et 681. 3 .De la phénoménologie, p. 65 (et p. 200). Voir aussi : «nul n’a jamais vu la vie et ne la verrajamais » (ibid. p. 48). 4. L'essence de la manifestation, § 45, p. 481. - toute cette analyse peut se répéter chaque fois qu’il s’agit de phénomènes relevant de la vie. Ainsi le paradoxe d ’une «peinture qui devrait se donner pour tâche de peindre l ’invisible», exactement les «hiéroglyphes de l ’invisible », par exemple la peinture dite abstraite (ainsi dans Voir l ’invisible. SurKandinsky, Paris, P.U.F., 1988, p. 22 et 244). 5. L ’essence de la manifestation, § 50, p. 552.
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souffrance, mon plaisir et ma joie) - qui ne peuvent se phénoménaliser qu’en restant invisibles et doivent se manifester par le sentir que j ’en éprouve. Phénomènes manifestés sans la visée, ni donc la visibilité, mais par l ’affection du sentir originaire, prétendre les rendre visibles reviendrait à les tuer. La vie reste un phénomène de la nuit. § 4.L ’équivocitéde laphénoménalité La distinction entre l’invisible et le visible selon leurs phénoménalités respectives provient donc d’une décision purement phénoménologique, non pas métaphysique, ni religieuse. Il reste à en mesurer l’ampleur et surtout la portée critique. L ’essence de la manifestation marque cette distinction avec la plus explicite netteté. Elle pose d’abord 1’« hétérogénéité structurelle essentielle du visible et de l’invisible », à laquelle elle confère une validité aussi bien ontologique - « l’hétérogénéité éidétique des structures ontologiques ultimes [...] insurmontable et définitive» -, que d’abord phénomé nologique - « l ’hétérogénéité ontologique structurelle des dimensions ultimes de la phénoménalité»1. Une telle «opposition de l ’invisible au monde » 2 ne trace pas, ou du moins pas d’abord, une frontière entre deux régions ontiques, ni même entre l’être et l’étant, encore moins entre «les déterminations fondamentales d’une éthique»3; elle atteste seulement, mais radicalement « l’impossibilité pour l ’invisible de “devenir visible” »4, autrement dit que « l ’invisible et le visible ne sauraient se transformer l ’un dans l’autre, aucun passage, aucun temps ne les relie, mais ils subsistent l’un à l’écart de l ’autre»5. Et il faut comprendre cet écart comme «une différence absolue», absolue au point d’instituer l’invisible dans une « indifférence » aussi absolue (déliée de tout lien) au visible, que celle du visible envers l ’invisible. Chacun, « tout entier occupé de soi, [...] ignore [sc. l ’autre] et ne peut le connaître». La différence ne permet donc plus ici aucun rapport, même pas un oubli ou un conflit, entre les deux modes de la phénoménalité, mais 1’« indifférence de cette différence»6, qui la 1. L ’essence de la manifestation, §51, respectivement p .562 et 563. Voir « / ’hétérogénéité ontologique radicale de leurs [visible et invisible] essences » (p. 564). 2.1bid.,p. 564. 3.1bid.,ip. 564. 4. Ibid., p. 562. 5.1bid., p. 561. 6. Ibid., p. 561. voir « dans l ’essence, il n ’y arien d ’extérieur, rien d’étranger [...] il n ’y a en elle rien d’opposé » (§ 37, p. 352). - On oublie trop souvent qu’une semblable différence
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neutralise, institue une équivocité radicale, et, sans doute, unique dans la tradition même phénoménologique. Mais une telle différence indifférente s’oppose aussi et surtout à une décision presque unanime chez les phénoménologues contemporains de Michel Henry. - Ainsi, lorsque Sartre, vingt ans avant L ’essence de la manifestation, impose définitivement avec L ’être et le néant la question du phénomène en français, il établit d’emblée la distinction, pourtant supposée par lui radicale, entre l’en-soi et le pour-soi à l’intérieur du champ de « l’être transphénoménal des phénomènes»1. Or cette univocité formelle de « l’être» (d’ailleurs largement indéterminée d’un point de vue stricte ment ontologique) se transpose finalement en l’univocité des modes de la phénoménalité de cet « être que nous nommerons le phénomène, et qui serait pourvu de deux dimensions d’être, la dimension en-soi et la dimension pour-soi (de ce point de vue, il n ’y aurait qu’un phénomène : le monde) » 2. Ainsi, non seulement le monde (et il ne s’agit de celui-là même que veut relativiser L ’essence de la manifestation) devient-il l’unique phénomène (et l ’unique mode de phénoménalisation), mais, très logique ment, Sartre établit entre ces deux modes de phénoménalité dérivés et régionaux une métamorphose et un passage continu : parce qu’en effet « le pour-soi correspond [...] à une déstructuration décomprimante de l ’ensoi » 3, on peut conclure que ces « deux modes d ’être radicalement distincts, celui du Pour-soi qui a à être ce qu’il est, c’est-à-dire qui est ce qu’il n ’est pas et qui n ’est pas ce qu’il est, et celui de l’En-soi qui est ce qu’il est » ne restent justement pas distincts, mais qu’au contraire et plus essentiellement «le Pour-soi et l ’En-soi sont réunis par une liaison synthétique qui n ’est autre que le Pour-soi lui-même»4. Ainsi s’accomplissait le passage et la transformation, dont toute L ’essence de la manifestation a voulu démontrer l ’impossibilité et même l ’absurdité : «aucun passage»5. L ’opposition à Merleau-Ponty, quoique frontale, ne peut sans doute pas devenir aussi explicite, puisque vraisemblablement la rédaction de L ’essence de la manifestation n ’a pas pu connaître les textes parus en 1964 (sinon la même) traverse l ’auto-affection elle-même « L ’auto-affection a une double signification» (§24, p .229), une «ambiguïté fondamentale» (§31, p .289), qui joue entre « l ’affection de l ’acte d ’objectivation par le contenu pur q u ’il s ’objecte et l ’affection originaire de cete acte par lui-même » (ibid.,p. 304). 1.L'Être et le néant, Paris, Gallimard, 1943, p. 29. 2./ to i ,p . 719. 3. Ibid., p . 127 (étrange réminiscence de Bergson bien entendu censurée). 4./feid.,p.711. 5. L ’essence de la manifestation, § 51, p. 561.
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dans Le visible et l ’invisible, encore qu’ils datassent de 1959-1960. Le rapprochement frappe d’ailleurs d’autant plus, tant Merleau-Ponty semble y reprendre et contredire les formules de Michel Henry: «Le sens est invisible, mais l’invisible lui-même n ’est pas la contradiction du visible : le visible lui-même a une membrure d’invisible, et l ’in-visible est la contrepartie secrète du visible, il n ’apparaît qu’en lui, il est le Nichturprüsentierbar [sic] qui m ’est présenté comme tel dans le m onde»1. Reprenons ce texte étrange et complexe. Evidemment, l’invisible n ’y est pas « contradictoire » (Henry disait « antithétique ») avec le visible, mais s’y articule directement. Mais, cette articulation ne signifie pas simplement que l ’invisible relève, lui aussi et comme le visible, de la phénoménalité (ce que Henry aurait, en un sens admis). Elle suggère que l’invisible emprunte toute sa phénoménalité au visible lui-même et à lui seul : « Quand je dis que tout visible est invisible [... ] il faut comprendre que c’est la visibilité même qui comporte la non-visibilité»2. L ’invisible ne dispose donc d’aucun mode de manifestation propre, irréductible à celui du visible, mais il s’accroche pour ainsi dire à la sienne, seule directement, accessible, restant lui-même simplement «ce qui est relatif au visible», c’est-à-dire dans la posture de Va priori ou du concept kantien apparaissant indirectement par l’intuition qu’il met en forme. L ’invisible complète le visible et, par raccroc, y trouve une visibilité d’emprunt, qui ne lui appartient pas. On parle ainsi de 1’invisible comme d’une simple « membrure » 3 du visible, où il phénoménalise résiduellement par «empiètement»4. If s’agit exacte ment de renverser l’analyse de Michel Henry : l’invisible, ainsi raccroché au visible, sans aucune phénoménalité propre, relève bel et bien du monde : l’invisible «m ’est présenté comme tel dans le monde», donc «dans le même monde » que le visible, dans « un seul monde » 5. Et de conclure à « un certain rapport du visible et de l’invisible, où l’invisible n’est pas seulement non-visible», mais «sa contrepartie», «dans la ligne du visible»6. L ’invisible ici non seulement ne se phénoménalise pas en propre (ni bien 1. Le visible et l ’invisible, Paris, Gallimard, 1964, p. 269. 2. Ibid.,p. 300. 3. Ibid., p. 282. 4. Ibid., p. 269 ; car « le visible est prégnant de l’invisible » (ibid.). 5. Ibid.,p. 269 (nous soulignons). 6 .Ibid. La critique de Merleau-Ponty traverse toute l’œuvre de Henry. En particulier Incarnation. Une philosophie de la chair, Paris, Le Seuil, 2000. Le §21 (et §31) montre comment Merleau-Ponty a aboli « la dualité insurmontable des deux corps » (corps physique, corps vivant ou chair) «en l’étendant au monde entier» (p. 163 et 165). Voir aussi De la phénoménologie, op. cit., chap. 1, et Y. Yamagata, « L ’invisible chez Merleau-Ponty et Michel Henry », art. cit.
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sûr originairement) face à la phénoménalité du monde, mais il déchoit au point de n ’indiquer, par son absence de visibilité, que le passage du monde. Une troisième opposition, déjà moins implicite, pointe enfin dans une note du § 51 de L'essence de la manifestation - une opposition à Husserl. Soulignant encore que le visible et l’invisible ne peuvent «entrer dans le genre commun d’une essence plus générale ni être subsumés par lui», Michel Henry précise en note que la seule exception admissible serait celle d’un « concept purement formel de la phénoménalité [... ] dont la généralité concerne assurément et au même titre le visible et l ’invisible ». Mais ces déterminations ne garderaient une éventuelle validité qu’au niveau de 1’« ontologie formelle », donc d’une « abstraction », qui « quitte le plan de la réalité ». Si, au contraire, on veut s’enraciner dans « le domaine de l’ontologie matérielle ou concrète», alors «le visible et l ’invisible constituent précisément les essences fondamentales », que rien ne permet de confondre et dont les modes de phénoménalisation s’avèrent décidé ment équivoques1. Cette équivocité, l’ontologie formelle ne peut par défi nition pas l ’éviter, ni même l ’atténuer, parce qu’elle ignore toute chose ou différence ontique au profit de l ’objectité, voire d’une « objectité originelle - Urgegenstandlichkeit», elle-même si abstraite qu’elle ne prétend que rassembler sous un seul « titre des figures diverses (mancherlei) et liées entre elles, par exemple “chose”, “propriété”, “relation”, “état des choses”, “groupe”, etc. », sans préciser comment elle y parvient, sinon justement par abstraction; mais surtout cette univocité abstraite ne permet pas encore d’instituer une région, aussi formelle soit elle, qui coordonnerait formel lement les régions matérielles (réelles), puisque la région formelle n’est même pas une région de plus, mais « la forme de la région en général », « à proprement parler pas une région, mais la forme vide de la région en général »2. L’unification formelle de la phénoménalité par recours à l’objectité peut bien, à la rigueur, satisfaire une ontologie strictement et littéra lement formelle; mais il faut au moins reconnaître, objecte Michel Henry, qu’une telle ontologie formelle perd toute légitimité phénoménologique en ce qui concerne ce qui apparaît et les modes d ’apparaître des phénomènes effectifs. Non seulement l’ontologie formelle n ’unifie qu’abstraitement les phénomènes, mais elle ne parvient, dans le meilleur des cas, qu’à masquer le sérieux et l ’originalité de leurs modes réels de la phénoménalité. En ce sens, L ’essence de la manifestation retrouve la célèbre objection de 1.L ’essence de la manifestation, p. 561. 2. Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie pure et une philosophie phénoménologique,1, § 10, trad.fr. P. Ricœur, Paris, Gallimard, 1950, p. 36 sq.
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Heidegger à Husserl : à force de céder indiscrètement à l ’obsession de l’objectité, la phénoménologie comme science rigoureuse ne reste plus fidèle aux phénomènes et à leurs phénoménalités particulières, au point de s ’avérer « non phénoménologique —unphànomenologisch » 1. §5 .Ce qui se montre et ce qui ne se montre pas La rencontre entre ces deux critiques de Husserl reste pourtant de circonstance, tant Michel Henry s’oppose aussi et surtout à Heidegger au nom et en vertu de 1’« hétérogénéité si radicale » de la phénoménalité 2. En effet, une page avant la note qui récusait l ’univocité de la phénoménalité selon Husserl, le même § 51 de L ’essence de la manifestation consacrait une première note, plus longue encore, pour adresser un reproche, différent mais comparable, à Heidegger. Il s’agit de stigmatiser le présupposé, qui soutient toute postulation de l’univocité (prétendue) de la phénoménalité - la thèse, jamais critiquée parce que jamais vraiment vue, que toute phénoménalité s’accomplit par dévoilement, donc suivant l’extase, l’horizon et la transcendance et inversement que l ’obscurité de l’in-visible se réduit à une défaillance du dévoilement, à un déni de la vérité. Pour confirmation, la note cite une formule significative tirée de De l ’essence de la vérité : « L ’obnubilation [die Verborgenheit] est donc, lorsqu’on la pense à partir de la vérité comme dévoilement [Wahrheit als Entborgenheit], le caractère de n’être pas dévoilé [die Un-entborgenheit] et ainsi la non-vérité originelle, propre à l ’essence de la vérité » 3. L’objection se déploie clairement et fortement. Heidegger paraît ne pas douter un instant que le dévoilement détermine originairement le non-dévoilement (l’obnubilation ou l’invisible), autre ment dit que l’invisible n ’offre que la contrepartie négative du visible4. Il 1. Prolegomena zur Geschichte des Zeitbegriffs, § 13, éd. P. Jaeger, G A 2 0 ,1979, p. 178. Michel Henry a souvent pris très nettement position et de distance par rapport à Husserl, mais nulle part aussi clairement que dans «Phénoménologie hylétique et phénoménologie matérielle » (repris dans Phénoménologie matérielle, op. cit., chap. I). 2. Phénoménologie matérielle, op. cit.,p. 122. 3.L ’essence de la manifestation, §51, note 1, p .559, citant Vom Wesen der Wahrheit (désormais dans Wegmarken, GA 9, Francfort-sur-le-Main, Klostermann, p. 193) d ’après la traduction de A. de Waelhens et W. Biemel, parue dans Questions 1, Paris, Gallimard, 1968, p. 182. 4. En fait, cette objection ne va pas de soi, puisque Heidegger ajoute peu après que « L ’obnubilation de l’étant en totalité, la non-vérité originelle, est plus ancienne (alter) que toute révélation (Offenbarkeit) de tel ou tel étant » (ibicl). Il faudrait donc dire que, même vue du point de vue du dévoilement, l ’obnubilation lui reste encore plus essentielle.
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n ’avoue cette décision qu’en incise (sinon ne l ’aurait-il pas lui-même discutée?) indiquant qu’il convient de penser l’obnubilation à partir de l ’ouverture, le recouvrement à partir du découvrement, donc l ’invisible à partir du visible ; ainsi, il n ’envisage pas un instant que l ’invisible puisse et doive aussi, voire d’abord, se penser à partir de lui-même, comme une figure autonome et même primordiale de la phénoménalité, exerçant même la fonction d’une condition de possibilité du visible lui-même. Par suite, non seulement Heidegger manque « l’essence pensée dans ces recherches [sc. celles de L ’essence de la manifestation] comme celle de la révélation originaire et saisie [...] comme l’invisible » ', c’est-à-dire qu’il manque la phénoménalité propre et irréductible de l’invisible, mais il masque ainsi l ’équivocité de la phénoménalité, à savoir 1’« hétérogénéité structurelle essentielle » entre le visible et l’invisible2. Eliminant la phénoménalité de l ’invisible, il devait donc aussi abandonner celle de la vie, parce qu’il ne pouvait plus la voir que dans l’ouverture extatique où paraissent les étants visibles du monde. Dans la lumière de l’être, la vie n’a en effet qu’un statut «négatif » 3. Sans prétendre (ni en avoir besoin) de confirmer avec d’autres textes, que Heidegger a bien, dans ses positions de fond, obnubilé l’invisi ble en le réduisant au rang d’une simple défaillance du visible, sans exclure qu’au contraire Heidegger ait sans cesse tenté de rétablir la primauté de l ’invisible sur le visible (depuis le Sinn des Seins jusqu’à l ’Ereignis), nous nous en tiendrons à l’essentiel de la critique : en tous les cas, cet in-visible selon Heidegger ne coïncide pour l’essentiel pas avec cet autre invisible, celui de la vie selon Michel Henry. Cette question centrale, qui décide sans doute de tout le rapport de Michel Henry à Heidegger, n ’a pas encore reçu le traitement qu’elle demande. En fait, on pourrait retracer pas à pas, depuis Y Essence de la manifestation jusqu’à Phénoménologie matérielle et aux derniers recueils (en particulier De la phénoménologie), une polémique obstinément menée moins d’ailleurs contre l’analytique existentiale que particulièrement contre la définition du phénomène élaborée par le § 7 de Sein und Zeit. Nous nous bornerons ici à quelques indications essentielles. - Heidegger, on le sait, définit le phénomène comme « ce qui se montre, le se-montrant - das, was sich zeigt, das Sichzeigende -, le manifeste - das Offenbare », ce dont 1. L ’essence de la manifestation, p. 560. 2. Ibid., p. 561. 3. Ainsi Sein und Zeit, § 10, p. 50,3 (et par« défaut, Mangel», § 10, p. 46,30). Sur le statut fait à la vie dans et avant Sein und Zeit en relation à Michel Henry, voir J.-C. Gens « Heidegger à Fribourg : le “Frémissement” d’un savoir de la vie », in A. David et J. Greisch (éd.), Michel Henry. L ’épreuve de la vie, Paris, Le Cerf, 2001.
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la manifestation et la phénoménalité consistent à se montrer dans l’ouvert ; ou bien, plus explicitement, « ce qui se montre en lui-même - das Sich-anihm-selbts-zeigende, le manifeste». De cette définition du phénomène, il suit que le travail phénoménologique consiste à « faire voir à partir de luimême ce qui se montre tel qu’il se montre à partir de lui-même - Das was sich zeigt, so wie es sich von ihm seïbstherzeigt». Ainsi le phénomène ne se laisse pas constituer, ni synthétiser, mais prend lui-même l’initiative de se montrer comme tel. Cette auto-monstration à partir de soi, décision radicale par où la phénoménologie rompt avec ce qui en elle restait kantien, on la doit à Heidegger et à lui seul. M. Henry la reçoit et - insistons sur ce point décisif - ne la remet jamais en question. Seulement, il tente de la compren dre avec précision et donc l’interroge solennellement au début de la section II de L ’essence de la manifestation : « L ’affirmation selon laquelle l ’être doit pouvoir se montrer est ambiguë » l. Quelle ambiguïté? Celle, bien sûr, qui se fait jour entre la phénoménalité du visible (les choses dans le monde) et la phénoménalité de l ’invisible (la vie ailleurs qu’au monde, puisqu’en elle-même et elle seule). Ici Heidegger et Michel Henry partagent assez pour commencer à se départager. De l’auto-monstration du phénomène, Heidegger tire une conséquence immédiate: «Q u’est-ce donc que la phénoménologie doit “faire voir” ? Qu’est-ce qui doit, en un sens insigne, être appelé phénomène? Qu’est-ce qui, de par son essence, est nécessairement le thème d’une mise en lumière expresse (einer ausdrücklichen AufweisungJ? Manifestement ce qui, de prime abord et le plus souvent, ne se montre justement pas (sich [...] gerade nicht zeigt), ce qui, par rapport à ce qui se montre de prime abord et le plus souvent, est en retrait (obnubilé - verboeen ist), mais qui en même temps appartient essentiellement, en lui procurant sens et fondement, à ce qui se montre de prime abord et le plus souvent»2. L ’essentiel dans ce débat, ne tient pourtant pas à l’accomplissement ou l’inachèvement du projet, mais à la possibilité que ce qui ne se montre pas finisse toujours par se montrer, que le non encore phénomène finisse toujours par se faire phénomène, que 1.L'essence de la manifestation, p. 165. Cette question revient sans cesse. Par exemple : « L ’Être n ’est pas une notion univoque. Deux dimensions le traversent et viennent le déchirer (pour autant qu’il en possède une) : celle du visible où, dans la lumière du monde, les choses se donnent à nous et sont vécues par nous comme des phénomènes extérieurs ; celle de l ’invi sible, où l’absence de ce monde et de sa lumière, avant même que ne surgisse cet horizon d’extériorité qui met toute chose à distance de nous-mêmes et nous la propose à titre d ’ob-jet [...], la vie s’est déjà emparée de son être propre» (Voir l ’invisible. Sur Kandinsky, op. cit., p. 18 sg.). 2. Sein und Zeit, p. 35,18-25 (dans la traduction françaisep. 47) (Heidegger souligne).
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le non-visible finisse toujours par se faire visible: « “Derrière” les phénomènes de la phénoménologie il n ’y a essentiellement rien d’autre, mais ce qui doit devenir phénomène peut très bien être obnubilé (wohl aber kann das, was Phänomen werden soll, verbogen sein). Et c’est précisément parce que les phénomènes, de prime abord et le plus souvent, ne sont pas donnés, qu’il est besoin de phénoménologie. L ’être recouvert est le contreconcept du “phénomène” » 1. Michel Henry prend la direction opposée. Il conteste que l’invisible soit « le concept antithétique »2 du visible et que « ce qui ne se montre pas est le premier moment de ce qui se montre, sa détermination originelle et en même temps son mode-limite »3. Il demande non seulement si la phénomé nologie peut dans tous les cas procéder à une mise en lumière expresse des phénomènes invisibles, considérés simplement comme des phénomènes encore non-vus destinés à la scène de la vérité extatique, mais surtout si la phénoménologie doit et a le droit de tenter de mettre en lumière tous les phénomènes. Ne se pourrait-il pas au contraire que certains phénomènes ne le puissent pas, non par une défaillance, mais parce qu’ils ne le doivent par principe pas? La méthode de la phénoménologie (dévoiler, mettre en lumière) coïncide-t-elle toujours et nécessairement à son “objet”(le phéno mène à manifester)? Ou, ne se pourrait-il pas dans certains cas, que 1’« identité de l’objet de la phénoménologie et de sa méthode perde son évidence » ? Par exemple, lorsqu’il s’agit de phénoménaliser la vie. « Si au contraire la vie [...] échappe par principe au domaine du visible [...] alors l ’identité de celui-ci [sc. l’objet de la phénoménologie] et de la méthode se rompt brusquement, cédant la place à une hétérogénéité si radicale qu’elle se présente d’abord à la pensée comme un Abîme » 4. Car il ne s ’agit pas ici d’un refus (comme par mauvaise volonté) de se phénoménaliser, mais du travail d’une phénoménalité qui ne relève pas de l ’ouvert, de l’évidence et de la visibilité, parce qu’elle ne se donne pas à voir, mais à sentir par auto affection. Ne pas respecter cette phénoménalité de l ’invisible comme invisible, dans autre présence que celle du jour, revient à ne pas respecter les choses mêmes, en leur imposant une indifférence phénoménologique. « L ’apparaître qui dévoile dans la Différence du monde [...] est dans le 1. Sein und Zeit, p. 36,3-7. Ici, c’est Heidegger qui, sans le dire (sinon le savoir) assume la parole évangélique : « Rien de caché qui ne sera pas révélé - Nihil opertum quod non revelatur» (Luc 12,2). 2. L'essence de lamanifestation, § 51, p. 557. 3 .Ibid.,ç. 558. A. Phénoménologie matérielle, op. cit., p. 122.
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principe totalement indifférent [... ] indifférent à tout ce qu ’il dévoile » 1. Le droit de l ’invisible à la différence de sa phénoménalisation ne se conquiert que contre l’univocité de la différence ontologique, obsédée qu’elle resterait par l’extase de l’ouverture. Cette question ne manque pas de radicalité puisqu’elle met en cause l’univocité de l’horizon de la phénoménalité des étants, au point qu’elle met peut-être aussi en cause les concepts même d’horizon et d’étantité, donc d’être. La longue polémique de Michel Henry, qui le mit en opposi tion non seulement à Sartre et Merleau-Ponty, mais surtout à Husserl et Heidegger, ne fut pourtant sans doute pas solitaire : Levinas, à sa façon, partageait la même querelle, de mesurer quels phénomènes se phénoménalisent selon l ’invisible, et uniquement sous cette lumière nocturne. Après tout, le visage ne se voit pas plus que le dire ne s’entend, l’appel ne quitte pas plus l’invisible que son écoute. Et, si seul ce qui se donne peut se montrer, la donation elle-même, qui rend ainsi possible la monstration, ne saurait jamais se montrer, ni convertir son invisibilité en visibilité. Ce n ’est pas le moindre legs de Michel Henry, que d’avoir si puissamment et nettement posé cette question - une question de méthode.
1. De la phénoménologie, op. cit., p. 63 (voir les mêmes termes p. 198 sq.).
C h a p it r e v n
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§ 1.Le délai des questions Ce que nous devons à Jacques Derrida s’avère déjà considérable et déterminant, mais l’avenir seul nous le fera mesurer à sa juste mesure. Cette dette concerne à la fois des inaugurations conceptuelles qui caractérisent la puissante originalité de son travail, mais aussi le confrontation incessante avec les textes de la tradition, qui regagnent ainsi souvent une originarité que dissimulaient soit la négligence, soit l ’érudition. Cette double dette pèse assez lourd, dans le moment où nous nous retrouvons, pour nous réduire au silence, par respect et aussi par crainte. Mais briser ce silence et relever cette tâche s’impose pourtant comme un devoir, à la fois inévitable et impossible à différer. Car, souvent, du moins ce fut vrai dans mon cas, le travail du concept par Jacques Derrida imposait sa force de pénétration, de provocation et d’inquiétude dans le contexte d’une relation tout aussi personnelle avec son lecteur ou son interlocuteur, au point qu’il devenait délicat de séparer leurs deux jeux. Et donc le devoir de l’amitié redouble ici souvent l’exigence de la discussion. Veillons seulement à ce que l ’amitié reste aussi philosophique que la discussion. Cette intrication s’est vérifiée aussi dans mon cas, où la proximité et l’éloignement ont coïncidé avec le surgissement d’au moins deux questions précises pour lui, précieuses pour moi (et, j ’ose l’espérer, réciproquement). Dans cette situation, il ne s’agit plus vraiment d’anecdote, puisque la dispute de fond surgit de la rencontre de fait. Il ne s ’agit donc pas d’exposer ici une reconnaissance plus particulière, de personne à personne, sinon de professeur à élève (durant mon séjour à l ’École, de 1967 à 1970, où il fut mon caïman, amical, professoral et, comme il convient, neutre), en tout cas jamais de maître à disciple. Après le séjour à l ’École, longtemps prédomina
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la distance. En effet, la spécialisation en histoire de la philosophie moderne, la plus universitaire, m ’éloignait des avatars de la déconstruction, de ses vicissitudes et des entreprises qu’elle suscitait directement ou indirecte ment. Durant ce temps, je m ’en tenais à lui témoigner mon admiration, qui perdure toujours, pour Marges de la philosophie (1972), tandis que luimême me convoquait plutôt à lire Glas (1974) comme à un pas décisif, hiérarchie à laquelle je résistais alors et peut-être encore aujourd’hui. Et sans doute n ’étais-je pas le seul, à ce moment, à éprouver cet étrangement inquiet pour une pensée presque strictement impensable à la philosophie de l’époque. Durant plus de dix ans, j ’ai cru (et Derrida m ’a confirmé qu’il en était de même de sa part), que plus rien ne me liait, ni ne me lierait à mon ancien professeur, que l ’amitié ordinaire des dédicaces, ou la solidarité entière dans les épreuves (comme l ’affaire de l ’arrestation à Prague). Les choses changèrent brutalement et - pour ma confusion - à la seule initiative très généreuse de Jacques Derrida, lorsque, à l’occasion de sa très remarquable conférence « How to avoidspeaking », prononcée à Jérusalem en juin 19861et publiée la même année dans le recueil Psyché, sous le titre «Comment ne pas parler. Dénégations»2, il m ’installa au rang d’inter locuteur de plein droit. Avec libéralité, il passait outre ce qu’il nommait alors les «quelques signes d’incompréhension réductrice ou d ’injustice qu’[il avait] cru relever à [son] égard» dans Dieu sans l ’être (1982) et, je suppose, dans la conclusion déjà de L ’idole et la distance (1977), réticences quej’admets rétrospectivement, mais qui devaientplus aux simplifications d’un jeune lecteur qu’à une critique résolue, et il décida d’honorer mon travail de sa lecture attentive et d’une discussion serrée. Cela commença par un retour sur Dieu sans l ’être, puis, à travers Réduction et donation (1988) et Etant donné (1996), dura jusqu’à la fin, pour aboutir, en autres discussions à mes yeux mémorables, au débat public «On the Gift», que nous eûmes à Villanova le 27 septembre 19973. L ’évocation de cette histoire personnelle n ’aurait que peu d’intérêt, sinon celui de marquer ma gratitude, si, en ces rencontres, Jacques Derrida n’avait trouvé l ’occasion
1. Publiée finalement en anglais dans H. Coward et t. Fosbay (éd.), Derrida and negative theology, New York, SUNY Press, 1992. 2. Psyché. Inventions de l ’autre, Paris, Galilée, 1987. 3. Paru dans le recueil dirigé par J. D. Caputo et M. J. Scanton (éd.), God, the Gift and Postmodernism, Bloomington, Indiana University Press, 1999. Prévue pour paraître dans Philosophie n°78, juin 2003, cette traduction (par S.-J.Arrien) fut retirée à la demande de J.Derrida et se trouve finalement reprise infra, p. 189«?. avec l ’accord de Madame Marguerite Derrida, à qui va notre gratitude.
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de s’emparer résolument de deux questions jusqu’alors laissées en marge de son travail. L ’une relève par excellence de la tradition, bien qu’au-delà de la métaphysique,.voire de l ’histoire de la philosophie, puisqu’il s’agit de la «théologie négative», donc du corpus incluant Denys l ’Aréopagite et Maître Eckhardt. L’autre renvoie à une question d’origine complexe, ou plutôt composée (ce qui en fait la difficulté comme l ’intérêt) de sociologie (Mauss), d’économie (Bataille?) et de phénoménologie (Husserl) - la question du don, de la donation et de leurs implications mutuelles (on non). Ces deux questions appartiennent à la dernière période de la pensée de Derrida, dont elles illustrent très fortement l’originalité, sans que d’ailleurs l’on puisse légitimement y voir une rupture avec les moments antérieurs (nous y insisterons). Mais il se pourrait aussi qu’elles s’entre-appartiennent intimement, parce qu’elles affrontent l’une et l’autre, en deux manières différentes, la frontière de l ’impossible. Mais, et il s’agit là d ’une des inno vations les plus radicales et fécondes de Jacques Derrida, l’impossible n ’intervient plus ici comme une simple frontière, bien qu’il en reste une. Il intervient plutôt comme finis, à la fois une frontière et un site pour la pensée. Quelle pensée ? A tout le moins celle qui s ’affranchit des conditions de possibilité de la pensée, des conditions de possibilité de ce que la méta physique et ses principes (contradiction, identité et raison suffisante) dé/ïmSsent comme impossible. Du moins tenterai-je, très rapidement, de le suggérer. § 2. « Théologie négative » et déconstruction Rien d’arbitraire dans l ’attention portée à la question de la «théologie négative » *, ni dans la reconnaissance de son importance extrême. En effet, dès sa conférence décisive de 1968 sur « La différance », Derrida a reconnu qu’elle croisait l’instauration de la déconstruction, ou du moins qu’elle s’en approchait à un écart près : « Et pourtant ce qui se marque ainsi de la diffé rance n’est pas théologique, pas même de l’ordre le plus négatif de la théologie négative, celle-ci s’étant toujours affairée à dégager, comme on sait, une supra-essentialité par-delà les catégories finies de l’essence et de l ’existence, c’est-à-dire de la présence, et s’empressant toujours de rappeler que si le prédicat de l’existence est refusé à Dieu, c’est pour lui
l.N ous maintenons les guillemets, pour rappeler que l’expression reste inconnue de Denys et des médiévaux, à de rares exceptions près (voir De surcroît, op. cit., p. 157).
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reconnaître un mode d’être supérieur, inconcevable, ineffable»1. On peut en effet admettre ce rapprochement, mais jusqu’à un certain point seulement, pas au-delà. Fixer le point de ce point, voilà toute la difficulté, puisqu’il ne s’agit pas que d’un déni de la théologie négative par la déconstruction, comme le suggère, à l’autre extrémité du parcours, la conférence de 1996: «Et pour ceux qui voudraient considérer la “déconstruction” comme un symptôme du nihilisme moderne ou post moderne, ils pourraient justement y reconnaître, s’ils le souhaitent, le dernier témoignage, pour ne pas dire le martyre de la foi en cette fin de siècle. Cette lecture sera toujours possible. Qui pourrait l’interdire? Au nom de quoi ? ».2II s’agit donc de beaucoup plus que d’un rapprochement, de tout autre chose que d’une simple substitution. Ce rapport duel appelle deux remarques. D ’abord sur la compréhension derridienne de la supposée «théologie négative ». Comme on sait, il ne l’assume en un premier temps que pour la récuser et la nier à son tour en un second temps. Car il n ’y entend (ne veut y entendre) qu’une autre voie (ou voix) qui conduise encore et toujours, audelà de l’apophase, sa brutalité et son impuissance, vers la « transcendance réferentielle», dont elle ne reste pourtant «qu’une voie»3. Avec elle «il s ’agit encore de dire 1’étant tel qu’il est, dans sa vérité », et « elle appartient, sans l ’accomplir, à l’espace de la promesse philosophique ou onto-théologique qu’elle paraît renier».4 Autrement dit (et ailleurs) «non, ce que j ’écris ne relève pas de la “théologie négative”. Tout d’abord dans la mesure où celle-ci appartient à l ’espace prédicatif ou judicatif du discours, à sa forme strictement propositionnelle [...]. Ensuite dans la mesure où elle semble réserver, au-delà de toute prédication positive, au-delà de toute
1. Prononcée devant la Société Française de Philosophie en 1968 et reprise dans Marges de la philosophie, Paris, Minuit, 1972. Nous avions discuté cette dénégation dans L ’idole et la distance, op. cit., p. 318. Aujourd’hui, on peut même faire remonter plus haut cette préoccupation : « Aux prises avec des problèmes qui furent aussi bien ceux de la théo logie négative que ceux du bergsonisme, il [sc. Levinas] ne se donne pas le droit de parler comme eux dans un langage résigné à sa propre déchéance. La théologie négative, qui se prononçait dans une parole qui se savait déchue, inférieure au logos comme entendement de D ieu...» («L ’écriture et la différence», originairement paru en 1964 dans la Revue de Métaphysique et de Morale, repris dans L ’écriture et la différence, op. cit., p. 170). - Voir, à l ’autre extrémité, «dans ce petit essai [il s’agit de Sauf le nom, Paris, Galilée, 1993], vous verrez que je tente d’indiquer l’étrange affinité entre théologie négative et phénoménologie » (Débat« Onthe Gift», original anglais op. ci?., p. 76 et trad. fr. infra, p. 213. 2. «Comment ne pas parler » ,Psyché, op. ci?., p. 539. 3. Sauf le nom, op. cit., p. 80 et 82. 4.1bid.,p. 80et81.
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négation, au-delà même de l’être, quelque suressentialité, un être au-delà de l’être» 1. On voit la violence à l’évidence ainsi faite au dispositif autrement complexe où, en théologie mystique (au sens précis que Denys confère à ces termes), prend place la voie négative (puisque tel est son titre précis). Mais, pour cela même, elle doit pourtant bien avoir une raison, forte sinon parfaitement légitime. En effet, l ’imbrication de la «théologie négative» avec la déconstruction n ’a rien de marginal, mais touche plutôt à un enjeu de fond. Car la «théologie négative» n ’offre pas à la déeonstraction un nouveau matériau ou une anticipation inconsciente d’elle-même, mais sa première concurrence sérieuse, peut-être la seule possible. Bref, pour la déconstruction, il y va, dans la «théologie négative», non pas d ’abord de la «théologie négative», mais d’elle-même, de son originalité et de sa prééminence finale. Il importe donc stratégiquement à la déconstruction de déconstruire aussi radicalement que possible la double revendication de la prétendue « théologie négative » : déconstruire Dieu et néanmoins l ’attein dre; faute de quoi, la déconstruction selon la différence subirait d ’abord une rivalité (on pourrait déconstraire la présence sans elle), ensuite une marginalisation (la déconstruction n’interdirait pas l’accès à Dieu, hors présence et sans l’être). Lorsque la déconstruction s’attaque à ce qu’elle désigne encore, selon une tradition moderne, sous le titre imprécis de « théologie négative », elle n ’attaque donc pas tant qu’elle ne se défend ellemême. Mais les voies, affirmation et négation, ne se dépassent qu’en apparence. La négation resterait, du point de vue demdien, de part en part déterminée par l’affirmation, sur le mode d’une simple sur-essence : «Non, ce que j ’écris ne relève pas de la “théologie négative” [...] dans la mesure où elle semble réserver, au-delà de toute prédication positive, au-delà de toute négation, au-delà même de l’être, quelque suressentialité, un être audelà d e l’être»2. En sorte que «le sans dont nous parlions tout à l ’heure ne marque ni privation, ni manque, ni absence [...]. Dieu (est) au-delà de l’être, mais en tant que plus (être) que l’être » 3. Reste que l ’on peut objecter. - D ’abord en demandant comment la «théologie négative» peut à la fois nier et restituer, sortir de la prédication et y rester, passer au-delà de l ’être et
1 .« Comment ne pas parler», Psyché, op. cit., p. 540. Nous soulignons - dans quelle mesure en effet ? 2. Psyché, op. cit., p. 540.Voir : « transmue une affirmation dans le même mot et dans la même syntaxe, sa négativité purement phénoménale... » (ibid., p. 542). 3.1bid.,p. 552.
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y revenir. - Ensuite la difficulté se redouble lorsque l’on admet - ce qui, selon les textes, ne peut guère se contester - que la supposée « théologie négative», invention d’ailleurs moderne de la théologie positive, fonctionnait en fait toujours comme une simple via negativa, instituée pour renverser la via affirmativa, mais surtout pour s’abolir à son tour dans la via eminentiae, qui les surpasse l’une et l’autre et ne le peut qu’au prix (certes élevé et problématique) de la disqualification de la prédication elle-même. J’avais longuement argumenté en ce sens avec Jacques Derrida1, qui, je le reconnais volontiers, disait parfois seulement « hésiter à inscrire ce qu’[il avançait] sous le titre courant de la théologie négative » 2. Comment se termine l ’affrontement? Sans sa conclusion, bien sûr. Mais le point du débat lui-même se dessine clairement : que devrait pouvoir accomplir la supposée « théologie négative », pour se libérer décidément des insuffisances en elle de la négation, donc des retours de flamme de l’af firmation prédicative? A l’évidence, Derrida avait reconnu cette question et envisagé une autre hypothèse : si jamais la prédication et sa présence devaient pouvoir en rabattre cle leur domination sur la parole, alors la parole théologique deviendrait la prière. « Mais s’il n’y avait pas de supplément, si la citation ne pliait pas la prière, si la prière ne pliait pas, ne se pliait pas à l ’écriture, une théiologie serait-elle possible? Une théologie serait-elle possible ? » 3. La prière en effet « plie »-t-elle ? Et devant quelle puissance ? Ici surgit, comme dernière instance, une nouvelle autorité, la '¿râpa : « La %é>ptx est l ’anachronie même de l’espacement, elle anachronise, elle appelle l ’anachronie, la provoque immanquablement depuis le déjà pré temporel qui donne lieu à toute inscription»4. Autrement dit, la %copa permet de faire surgit finalement (en 1993) un dernier soupçon : « Il reste à savoir si ce lieu non sensible (invisible et inaudible) est ouvert par Dieu, par le nom de Dieu (ce qui serait encore autre chose peut-être) ou s’il est plus “ancien” que le temps de la création, que le temps tout court, que l ’histoire, le récit, la parole, etc. » 5. Le propre de la %ôpa, à supposer précisément qu’elle garde un propre (ce que sans doute elle exclut, puisqu’elle n’a même pas de nom, encore moins de nom propre), consiste en ceci qu’elle ne donne rien, pas même le il y «lui-même: «il serait risqué d’y voir 1.«In the Name. How to avoid speaking of “negative theology” », God, the Gift and postmodemism, op. cit., repris en français dans De surcroît, op. cit., chap. vi. 2. « Comment ne pas psA ti»,Psyché. op. cit., p. 541. Voir «dans la mesure où elle [sc. la théologie négative] semble réserver » (ibid.,p. 540). 3. Ibid., p. 594 (ce sont les derniers mots du texte). 4.1bid.,p. 567. 5. Sauf le nom, op. cit.,p. 95.
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l’équivalent d’un es gibt, de ce es gibt qui reste sans doute impliqué dans toute théologie négative, à moins qu’elle ne l’appelle toujours, en son histoire chrétienne»1. La %copa se définit (ou plutôt se soustrait à la définition) en ceci qu’elle ne donne pas, pas même le lieu, dont elle formule pourtant l’ultime acception. Elle ne donne donc pas plus la possibilité d ’une négation que d’une affirmation, pas plus la possibilité d’une éminence que d’une négation. Il faudra s’interroger, un jour, sur le dernier privilège accordé par Derrida à la %û)pa, comme un aveu de la forme qu’elle contredit de part en part et ainsi consacre encore secrètement, comme un retour aux décisions originaires de Platon, comme à la fin le soupçon paradoxal d ’une thèse métaphysique. Mais nous n ’en sommes pas à ce point. Nous en sommes seulement, et c’est déjà beaucoup, au point où ce qui retient la supposée «théologie négative » d’assumer l ’ambition de la déconstruction réside dans ce qu’elle assume encore ce que la y/apa interdit censément déjà - la présence, du moins la présence minimale qu’impliquerait et accomplirait le es gibt. Et, de fait, la question de la «théologie négative» passe, comme sans doute beaucoup d’autres, dans «ces questions [“es gibt die Z e if’, “es gibt das Sein”, selon Zeit und Sein] auxquelles j ’ai consacré, dans les années 1970, un séminaire à l ’Ecole Normale supérieure et à l’Université de Yale (“Donner le temps”) et qui orientent expressément tous les textes que j ’ai publié depuis 1972 environ»2. Il faut donc reconduire l ’interrogation sur la « théologie négative » à une interrogation sur le es gibt, donc, d ’une manière ou d’une autre, sur le don. La première question conduit directement à la seconde, voire s’identifie à elle. §3 .La possiblité de l ’impossible Donc le don. Ou plutôt, presque immédiatement, il y alla de la possibilité du don. On connaît sans doute la très brillante analyse du don par Derrida en 1991. Soit le donateur: s’il a pleine conscience qu’il donne, il en conçoit l ’estime de soi, qui déjà le re-paie de son don, lequel disparaît immédiate ment. Soit le donataire : s ’il reçoit en le sachant, il ne peut éviter la gratitude ou l’ingratitude, qui reviennent en l’occurrence au même, la conscience de dette ; et dès lors le donataire rembourse le don, donc l ’annule ou le ravale
1. Khôra, Paris, Galilée, 1993, p. 30. 2. «Comment ne pas parler», op. a ï., p. 587, note 1.
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CHAPITRE VII
en un échange. Soit le don donné ; en tant que chose (res) substance, objet ou étant, il demeure égal à soi indépendamment du procès d ’un don, il captive le regard en offusquant l ’intention du donateur ou la reconnais sance du donataire, annulant ainsi le don. Il s’ensuit que le don s’avère impossible dans la mesure même où il devient effectif. « Allons à la limite : la vérité du don (son être ou son apparaître comme tel en tant qu’il guide la signification intentionnelle ou vouloir-dire) suffit à annuler le don. La vérité du don équivaut au non-don ou à la vérité du non-don » .1On pouvait en conclure que Derrida tenait bel et bien le don pour impossible - et de fait il le tient pour tel: «voici l’impossible qui semble ici se donner à penser. C’est que les conditions de possibilité du don (que quelqu’“un” donne quelque “chose” à quelqu’un d’“autre”) désignent immédiatement les conditions de l ’impossibilité du don»2. Lorsqu’en 1996, j ’examinai ces arguments, il me sembla bien qu’ils aboutissaient bel et bien à dénier la possibilité du don en général, ou du moins de sa phénoménalité : « S’il apparaît au présent, le don offusque la donation par l’économie; s’il n’apparaît pas, il ferme à la donation toute phénoménalité »3. S’il n’avait abouti qu’à ce résultat, Derrida eût du moins déjà atteint un résultat remar quable - définir le don dans sa situation proprement phénoménologique, non plus comme une simple contradiction (ontique, d’inconcevabilité pour le concept), mais à titre d’un paradoxe (un phénomène qui contredit les conditions de la phénoménalité). Pourtant, dans un mouvement dernier (sinon de de dernière minute), telle ne fut pas sa position finale. Car dans le débat de l’année suivante, en 1999, il répondit à ma critique - selon laquelle il serait resté dans l ’économie du don, aurait encore décrit le don selon l ’économie4. Derrida précisa très nettement : «Ici, bien sûr, je m ’oppose. J’ai fait exactement le contraire. J’ai précisément essayé de déplacer la problématique du don, de l’extraire du cercle de l’économie, de l ’échange, mais je n ’ai pas tenté de conclure, à partir de l’impossibilité pour le don d’apparaître et d’être déterminé comme tel, à son impossibilité absolue. J’ai dit, pour le rappeler brièvement et de façon très schématique, qu’il est impossible au don d’apparaître en tant que tel. Le don n’existe donc pas en tant que tel si, par existence, on entend le fait d’être présent et d’être intuitivement identifié
1. Donner le temps I, La fausse monnaie, Paris, Galilée, 1991, p. 42. 2. Ibid., p. 24. 3. Dans Étant donné, op. cit., p. 114 (voir en général § 7, p. 108 sq. ; § 8, p. 115-118). 4. Étant donné, § 8, p. 115. Voir une reprise dans «La raison du don», Philosophie n ° l %, Paris, Minuit, 2003.
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comme tel. Le don n ’apparaît pas et n ’existe pas comme tel; il est impossible pour le don d ’apparaître et d’exister en tant que tel. Mais je n’ai jamais conclu qu’il n ’y avait pas de don. J ’ai continué en disant que si, à travers cette impossibilité, il y a un don, celui-ci doit être l’expérience de cette impossibilité et devrait apparaître en tant qu’impossible»1. Ce renversement de front m ’avait semblé, à l ’époque, admirable et le me semble encore aujourd’hui. Parce qu’il ne s’agissait plus seulement, comme dans Donner le temps, de repérer un phénomène aux limites de la phénoménalité (un phénomène impossible par sa possibilité même, possi ble par son impossibilité même), mais désormais de prendre en charge la possibilité de l’impossible, le don. Il s’agissait donc, sans ambages, de reprendre et de poursuivre la méditation de Heidegger et de Levinas sur l’imbrication de l ’impossible. En fait, d’une possibilité au second degré, la possibilité que la phénoménologie puisse prendre en charge l ’impossible de l’expérience. Prendre en charge veut dire ici tenter « l’expérience de cette impossibilité»2. Et ici le don retrouve toute la déconstruction, qu’il n ’exemplifie pas seulement, mais, en un sens encore à éclaircir, résume et accomplit : « Ce qui m ’intéresse - et je répète souvent que la déconstruction que j ’essaie de pratiquer est impossible, est / ’impossible - , c’est précisé ment cette expérience de / ’impossible. Que se passe-t-il dans l ’expérience de / ’impossible, qui ne serait pas seulement une non-expérience? [...] ce qui m ’intéresse, c’est l’expérience du désir pour l’impossible. C’est-à-dire l’impossible comme condition du désir».3 Mais que pouvons-nous con naître d’une telle « expérience » de l’impossible comme don, que pouvonsnous espérer de ce « désir pour l’impossible » - sinon précisément un désir frustré, en vain? Quelle phénoménologie pourrait ici laisser vraiment apparaître le phénomène indissolublement possible et impossible du don? A cette question, la question cruciale, j ’avais tenté une réponse en esquissant une phénoménologie de la donation. Où justement l’élargisse ment des conditions de la phénoménalité pourraient ouvrir le lieu (plutôt : donner lieu) à la manifestation des paradoxes, au premier rang desquels surgit le don. Mais, sur ce chemin, J. Derrida refusa résolument de faire ne fût-ce qu’un pas. «Voilà le point de désaccord. Le don est totalement 1.Débat «On the gift», op. cit., trad. fr. infra, p. 194 sq. (le texte anglais dit «there is», op. cit., p. 99). Ce qui permet de corriger ce qu’a de trop schématique l’opposition que dresse entre nous J.D.Caputo, «Apôtres de l ’impossible: sur Dieu et le don chez Derrida et Marion», trad. fr. dans Philosophie n°78, (l’original se trouve dans God, the Gift and Postmodenism). 2. « On the gift », trad. fr. infra, p. 195; en anglais p. 60. "i.Ibid., p. 208; en anglais p. 72.
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étranger à l’horizon de l’économie, de l ’ontologie, de la connaissance, des énoncés constatifs et du jugement théorique ». Mais justement, pourrait-on risquer, l ’approche phénoménologique du don (le don comme phénomène, sinon comme phénomène donné) n ’outrepasse-t-elle pas l ’économie, l’ontologie et la théorie? Va-t-il de soi qu’« une pensée du don » en situa tion phénoménologique « s’épuiserait» comme dans l ’horizon métaphy sique, sans « nulle détermination phénoménologique » ? De ce que le don s’avère « hétérogène à une identification théorique », s’ensuit-il aussi qu’il échappe du même coup « à une identification phénoménologique » ? 1 La réponse à cette question dépend, bien entendu, non seulement de l’impossibilité du don, mais aussi et sans doute d’abord de ce que l’on veut accorder à la phénoménologie, ou plutôt de ce qu’on peut en attendre. Ainsi, lorsque J. Derrida reconnaît : « Je doute qu’une phénoménologie du don soit possible. C’est là exactement ma thèse. Je me trompe peut-être, mais si ce que je dis n ’est pas totalement dénué de sens, ce qui est précisé ment remis en question, c’est la possibilité d’une phénoménologie du don »2, il ne s’agit pas seulement de cette phénoménologie du don, mais de la phénoménologie tout court. La pré-compréhension de la phénoméno logie tout court détermine la compréhension de la phénoménologie du don. Comment donc, au moins dans ce débat, Derrida entend-il la phénoméno logie, pour qu’il s’ensuive qu’elle ne puisse pas faire apparaître le don? La réponse ne souffre d’aucune ambiguïté: «Ce que j ’entends par phéno ménologie, le principe des principes, [...] implique finalement l ’intuition, c’est-à-dire le remplissement de l ’intuition, la présence de quelque chose. [...] Mais le principe des principes est intuition. Si vous reconnaissez, et je crois que c’est le cas, l’impossibilité d ’assimiler le don à un présent, alors vous ne pouvez définir tout phénomène comme un don. C’est ce qui me rend perplexe » 3. A condition d’oublier que je n ’ai jamais prétendu que tout phénomène soit un don, mais seulement que tout don se phénoménalise, on peut admettre la parfaite limpidité de l’argument: la phénoménologie repose sur « le principe des principes » formulé en Ideen I, § 24, donc sur le droit absolu de l ’intuition à justifier le phénomène; mais l’intuition porte sur le présent, ou plutôt exige la présence (l’étant, l’objet) pour se déployer ; or le don ne peut jamais se fixer dans une présence; donc il excède la portée de la phénoménologie.
1.«O n the g ift», trad. fr. infra, p. 195; en anglais p. 59. 2. Ibid., p. 196;en anglais p. 60. 3. Ibid., p. 207; en anglais p. 71.
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Devant cette détermination restrictive de la phénoménologie, donc d’abord de la phénoménalité elle-même, ne pourrait-on pas argumenter en un sens exactement opposé ? Et dire : le don ne peut apparaître comme un objet, mais la phénoménalité ne se borne pas plus à celle de l ’objet qu’à celle de l’étant. Et en débordant leurs limites, elle ne s’abolit pourtant pas plus qu’elle ne se disqualifie, puisque la phénoménalité pourrait ne pas se régler sur l ’intuition (sensible ou intellectuelle), mais sur ce qui la rend accessible tout de même que la signification, à savoir la donation. C’est précisément parce que le phénomène du don outrepasse la présence (l’intuition, l ’objectité) qu’il faut le penser non pas toujours comme don donné, mais à partir de la donation comme mode de la manifesteté. Le don reste un phénomène, bien qu’il ne soit ni un objet, ni un étant, parce que - cette fois-ci correctement - tout phénomène relève de la donation. Ce pas en direction de la donation, Derrida n ’aurait-il pourtant pas pu l’accomplir mieux que tout autre? Ne l’a-t-il d ’ailleurs pas tenté en reprenant, et avec quelle puissance, la question du il y a, entendu bien sûr comme es gibtl On ne saurait aborder ici le dossier derridien du es gibt, qui appelle un travail de fond. Mais on peut pressentir que, au moins dans le contexte de la «théologie négative» et de la phénoménalité du don, il paraissait impossible, ou indû à Derrida d’entendre le es gibt au bénéfice de la Gegebenheit, de la donation. Sitôt esquissé, le passage au es gibt se retourne plutôt contre le don, parce qu’il s’oppose silencieusement à la donation, la contient et y résiste. Un texte de 1993 le suggérait déjà clairement : « Il y a la khôra, on peut même s’interroger sur saphusis et sa dunamis, au moins s’interroger provisoirement à leur égard, mais ce qu’il y a là n’est pas ; et nous reviendrons plus loin sur ce que peut donner à penser cet il y a qui d’ailleurs ne donne rien en donnant lieu ou en donnant à penser, en quoi il sera risqué d’y voir l’équivalent d’un es gibt, de ce es gibt qui reste sans doute impliqué dans toute théologie négative, à moins qu’il ne l’appelle toujours, en son histoire chrétienne»1. Bref, si le es gibt donne bien, mais toujours en donnant quelque chose, il s’accomplit dans l’horizon de l’étant, assimilé sans ménagement à l’horizon chrétien. Le es gibt donne quelque chose, donc il ne peut donner le don qui n’est précisément pas plus un étant qu’un objet. Le es gibt donne trop pour excéder la présence. Seule la %râpoc excède la présence, à titre de « ce lieu de résistance, cette hétérogénéité absolue à la philosophie et à l ’histoire judéo-chrétienne de la révélation». Elle l’excède parce qu’elle « n ’arrive pas, ne donne pas, ne
1. Khôra, op. cit., p. 30 (nous soulignons).
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CHAPITRE V n
désire pas. C’est un espacement absolument indifférent»1. Ainsi elle interdit le don comme elle excluait la via negativa. Mais c’est ici que l ’interrogation peut se renverser. Quel rôle joue donc ici la /râpa? De quel droit la résistance de la xrôpa résiste-t-elle à toute réduction? De quel droit résiste-t-elle aussi à la déconstruction? Et en résistant trop, ne .ràfe-t-elle pas encore? Mais, si l’on admet que la phéno ménologie atteint (ou vise d’atteindre), àlafin, la posture d’une pensée sans aucun a priori - sinon peut-être celui de Y a posteriori absolu (la donation), alors ne pourrait-elle pas dépasser la déconstruction et son irréductible X&pa? Lors d’une remarquable discussion du rapport entre Offenbarkeit et Ojfenbarung, Jacques Derrida mettait en cause, si fermement imposée par Heidegger (après Kant et Hegel), la priorité de la première sur la seconde : «Je ne suis pas convaincu»2. Qu’il me permette de reprendre ses propres mots pour dire ma réticence devant le privilège qu’il accorde à la %copa - et ma persistance à reconnaître l’empire, plus vaste parce que plus faible, de la donation.
1. « Onthegift », trad. fr. infra, p. 212-213 ; en anglais p. 76. 2. Ibid., p. 209; en anglais p. 76. Voir aussi « . . . j ’étais sincère, mais, en même temps, je suis perplexe », p. 212 ; en anglais p. 76.
C h a p it r e v h i
LA SUBSTITUTION ET LA SOLLICITUDE. COMMENT LEVINAS REPRIT HEIDEGGER
On ne m eurt p a s chacun p o u r soi, m ais les uns p o u r les autres ou m êm e les uns à la p la c e des autres, qui sa it ? 1
§ 1. Question d ’hyperbole La puissante originalité de la pensée d’Emmanuel Levinas se fait sentir, à chaque page de son œuvre et d’autant plus qu’on avance dans le temps. Mais elle ne s’impose peut-être jamais autant qu’avec la doctrine, en fait tardivement introduite (entre 1968 et 1974), de la substitution. Au point que Paul Ricœur, stigmatisant ce qu’il nommait une « stratégie » d’« accumulation d’expressions excessives, hyperboliques, destinées à dérouter la pensée commune», la voyait comme «couronnant cette suite d’expressions excessives »2. Surprenante en effet, puisque qu’il s’agit d’un redoublement de la responsabilité - autrement dit d’«un degré de responsabilité de p lu s» 3 -, qui fait que je me substitue à autrui dans ce qu’il a pourtant de plus propre, sa propre responsabilité : « L’emphase de l’ouverture [est] la responsabilité 1. Georges Bernanos, Les dialogues des Carmélites, III, 1, éd. A. Béguin et alii, «Bibliothèque de laPléiade»,Paris,Gallimard, 1961,p. 1613. 2. «Emmanuel Levinas, penseur du témoignage», texte de 1989 repris dans Lectures 3. Auxfrontières de Paris, Le Seuil, 1994,p.99etp. 100. 3. « Un Dieu Homme ? », Entre nous. Essais sur le penser-à-l ’autre, Paris, Grasset, 1991, p. 76 (nous soulignons). Voir infra, p. 143.
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pour l’autre jusqu’à la substitution».1 Plus encore, il ne s’agit pas d’une simple hyperbole de la responsabilité, où je prendrais sur moi la charge qui revient en propre à l’autre, par sympathie, scrupule ou solidarité. Il s’agit d’abord « d ’une responsabilité à l’égard des hommes que nous ne connaissons même pas»,2voire de «la responsabilité pour le persécuteur » 3lui-même. Etrange et choquante assertion. Etrange, car, s’il se trouve bien un homme que nous connaissons bien et dont nous n ’oublirons jamais le visage (à supposer qu’il en ait un)4, ne sera-ce pas précisément notre persécuteur? Choquante aussi, car comment pourrionsnous prendre sur nous la responsabilité de la faute commise sur nous, à notre encontre? Nous éprouvons déjà une immense difficulté à pas réclamer vengeance, comment supporter la difficulté à prendre sur soi, sur moi la victime, la faute du persécuteur? Et aussi, comment le devrionsnous ? Car enfin, une telle demande - « dans le traumatisme de la persé cution passer de l ’outrage subi à la responsabilité pour le persécuteur»5 ne trahirait-il pas comme une perversion de l ’éthique, devenue machine à condamner les victimes aux lieu et place des bourreaux? Comment cette demande pourrait-elle ne pas contredire finalement la dédicace célèbre d’Autrement qu’être «à la mémoire des [...] victimes de la même haine de 1’autre homme, du même antisémitisme » 6? Nous tenterons de montrer qu’il ne se trouve ici, en dernière instance, aucune contradiction, ni excès d’hyperbole, mais une nécessité purement conceptuelle, quoique paradoxale. En effet, pour ne pas ravaler la sub stitution à un effet de rhétorique (qu’on l’approuve ou qu’on le regrette), il faut voir que sa brutalité résulte de la rencontre de deux lexiques et de deux modes de questionnement, qui jouent comme deux plaques telluriques, s’opposant et s’appuyant en même temps l ’une sur l ’autre - je veux dire ce qui appartient à la phénoménologie et ce qui relève de ce qu’on peut nommer, faute de mieux, la révélation de l’infini. Et comment en effet peut-on dire, comme Levinas en conclusion de l ’ouvrage de 1974, qu ’Autrement qu’être « s’aventure au-delà de la phénoménologie», sinon parce que la substitution fixe précisément le second foyer de l’ellipse, dont le je phénoménologique (transcendental ou peut-être aussi daseinmâssig)
1. Autrement qu ’être ou au-delà de l'essence, La Haye, Martinus Nijhoff, 1974, p. 152. 2.1bid.,p. 127. 3.1bid.,p. 141. 4. Et tel semble bien le cas, selon du moins Entre nous, p. 262. 5. Autrement qu’être, p. 141. 6Abid., [p. v].
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reste le premier foyer? Deux déclarations le confirment sans ambiguïté. « Que l’emphase de l’ouverture soit la responsabilité pour l ’autre jusqu’à la substitution - le pour l ’autre du dévoilement, de la monstration à l ’autre, virant en pour l ’autre de la responsabilité - c’est en somme la thèse du présent ouvrage ». Et encore : « Ce livre interprète le sujet comme otage et la subjectivité du sujet comme substitution rompant avec Vessence de l’être» 1. Bref, avec la substitution il y va d ’abord et radicalement de la subjectivité. On ne saurait donc le dire plus clairement: la substitution (qui me constitue en «otage», terme encore à définir) ne relève pas d’abord d’un horizon éthique, parce qu’elle a pour tâche, plus radicale, de contredire le primat du je, c’est-à-dire la détermination de la subjectivité par une essence, donc par l’être. Il ne s’agit pas déjà encore ici d’éthique (qui détermine comment devrait agir la subjectivité pour rendre justice à autrui), mais d’une tâche préalable, autrement difficile - celle de libérer la sub jectivité de toute détermination ontologique (d’identifier quelle subjecti vité agit, quand il s’agit de rendre justice). Ici se vérifie exactement un paradoxe avancé quelques années plus tard : « Ma tâche ne consiste pas à construire l’éthique; j ’essaie seulement d’en chercher le sens. [...] on peut sans doute construire une éthique en fonction de ce que je viens de dire, mais ce n’est pas là mon thème propre»2. Car, même et surtout si l ’on instaure l’éthique comme philosophie première, il faut donc reconnaître que cette instauration elle-même ne saurait relever de l ’éthique, puisqu’elle en bénéficie. Ou bien il faut entendre «un concept d’éthique (Begriff des Ethischen), qui se sépare de la tradition, laquelle tirait l ’éthique (das Ethische) de la connaissance et de la Raison » 3. Et alors, tout comme que la 1. Ibid., respectivement p. 152 et 232. 2 .Ethique et infini. Dialogues avec Philippe Nemo, Paris, Fayard, 1982, p. 95-6. Voir: « C ’est dans une responsabilité qui ne se justifie par aucun engagement préalable dans la responsabilité pour autrui, dans une situation éthique » que se dessine la structure méta-ontologique et méta-logique de cette Anarchie» (Autrement qu’être, p. 129sq.). Ou bien, il faut entendre l’éthique elle-même en un sens extra-moral : « L’éthique n’est pas une région ou un moment du réel, elle est, de soi, le désintéressement même, lequel n ’est possible que sous le traumatisme, où la présence, dans son égalité impénitente de présence, est dérangée par l ’Autre » (Nouvelles lectures talmudiques, Paris, Minuit, 1996, p. 34). Ce que confirme une déclaration que rapporte J. Derrida: «Vous savez, on parle souvent d’éthique pour décrire ce que je fais, mais ce qui m ’intéresse au bout du compte, ce n ’est pas l ’éthique, pas seulement l ’éthique, c’est le saint, la sainteté du saint » (Adieu à Emmanuel Levinas, Paris, Galilée, 1997, p. 15). 3. E. Levinas, De Dieu qui vient à l ’idée, p. 228, en suivant l ’excellent commentaire de J. Rolland: « L ’“éthique” (qu’il ne faut donc pas prendre comme un substantif féminin mais
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substitution outrepasse l’éthique elle-même, le terme de subjectivité ne doit précisément plus s ’entendre ici selon l ’ontologie, même en l ’inversant, encore moins selon ce que la métaphysique entend sous le titre d ’éthique1. La subjectivité doit elle-même devenir une question, afin de se laisser précisément repenser à partir de la substitution et ainsi peut-être penser non-métaphysiquement l ’élément éthique: «Subjectivité comme otage. Cette notion renverse la position d’où la présence du moi à soi apparaît comme le commencement ou comme l’achèvement de la philosophie »2. Dès qu’on cesse de l’entendre au sens éthique, la substitution perd son étrange hyperbole, parce qu’elle assume désormais une fonction éminente et non éthique - mettre en cause 1’« essence de l’être », telle que la «philo sophie » (la métaphysique et même la phénoménologie) la présuppose pour définir la « subjectivité » de l ’homme. La substitution doit donc s’entendre ici au sens extra-moral d’un radical renversement de l’ontologie par le biais d’une destruction de toute détermination selon l’être de ce qui se joue dans la subjectivité. Ainsi entendue, 1’« éthique » (l’élément éthique) ouvre une voie vers une ipséité sans l ’être. §2. Un débat avec Sein und Zeit, §26 Mais d’où provient, pour Levinas lui-même, la substitution ? Il ne s’agit pas de reconstituer sa provenance lexicale, qui en elle-même importe peu (à supposer qu’on puisse la retracer), mais de cerner quelle opération, quel impact et quel enjeu peuvent qualifier la substitution, au point qu’elle assume un tel rôle polémique dans une si vaste « destruction ».
où, si le mot n ’était pas lui-même problématique, il faudrait entendre l’(ordre) éthique, avec un masculin susceptible peut-être de rappeler le neutre de l’adjectif substantitvé allemand [das Ethische]) n ’estpas une discipline - et que, pour cette raison déjà, son opposition terme à terme avec “l’ontologie” ne va certes pas sans faire problème» (Parcours de VAutrement. Lecture d ’Emmanuel Levinas, Paris, P.U.F., 2000, p. 17 sq.). 1. En tant que l’éthique fait nombre avec la logique et la physique dans la classification stoïcienne, ou fait système, dans la scolastique moderne, avec la métaphysique, la logique et la physique sous le nom de L ’éthique ou philosophie morale (titre choisi par S. Dupleix, Paris, 1610, voir aussi la Summa quadripartita, de rebus dialecticis, Moralibus, Physicis et Metaphysicis d’E. de Saint-Paul, Paris, 1609). J.Rolland, encore une fois, y insiste: «Ainsi s’articule le sens éthique. Qu’il ne faut pas, une fois encore, entendre à partir de quelque préjugé moral ou moins encore moralisateur. Car ce qui vient ici en question, ce n ’est rien d’autre que ce que l’on pourrait appeler la “constitution du moi”, la genèse de son ipséité et de sonun-ité » (Préface à Ethique comme philosophie première, Paris, Payot, 1998, p. 46). 2. Autrement qu’être, p. 163.
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Nous suggérons ici une hypothèse : la question de la substitution se trouve posée à Levinas par Heidegger lui-même, au § 26 de Sein und Zeit. En effet, Heidegger n ’aurait pas eu et gardé jusqu’à la fin et malgré toutes ses fautes un tel prestige aux yeux de Levinas *, si l ’analytique existentiale avait manqué sans plus la question d’autrui. Or, contrairement à une opinion largement partagée, Sein und Zeit ne passe pas sous silence la question d’autrui, même si autrui n’y occupe pas le centre de la question de l’être. La frontière entre Heidegger et Levinas ne passe pas entre d’une part un Dasein sans l ’altérité, et de l’autre un moi déterminé par autrui. Plus subtilement, elle sépare deux manières opposées de décrire la relation de moi ou du Dasein à autrui ; et toute la difficulté consiste à repérer exacte ment où passe la ligne de partage. Nous allons tenter de montrer que toute l’opposition se joue sur la possibilité ou non d’une substitution. Et nous sommes d’autant plus autorisés à suivre cette hypothèse, que Levinas a luimême commenté, certes assez tard, mais très précisément, ce paragraphe de Sein und Zeit2. L’analytique transcendantale, après avoir déterminé VIn-der-Welt-sein (c. 2), puis la mondanéité du monde (c. 3), pour atteindre Vin-Sein comme tel (c. 5) et le soin (Sorge, c. 6) à quoi tout aboutit, doit en chemin spécifier VIn-der-Welt-sein comme être-soi (Selbst-sein) et aussi comme être-avec (.Mitsein) (c. 4). Dans ce contexte, se pose la question d’autrui, mais aussi celle du On (das Man), comme si l’altérité avait nécessairement partie liée à l’indifférenciation de soi. Bornons-nous, pour l’instant, à souligner que, pour l’analytique du Dasein, Vexistential de l’être-avec (Mitsein) implique strictement 1’« autre » c’est-à-dire autrui comme un (autre) Dasein : « Sur la base de cet être-au-monde doué d ’avec (mithaften), le monde est à chaque fois toujours déjà celui queje partage avec les autres. Le monde du Dasein 1.« C ’est pourquoi Heidegger nous semble dominer de haut la philosophie de l’existence, quels que soient les approfondissements ou les modifications qu’on apporte au contenu de ses analyses. On peut être par rapport à lui ce que Malebranche ou Spinoza avaient été par rapport à Descartes. Ce n ’est pas déjà si mal, mais ce n ’est pas le destin de Descartes » (En découvrant l'existence avec Husserl et Heidegger, Paris, Vrin, 4 e éd. 2006, p. 143). Ou : «Malgré toute l ’horreur qui vint un jour s’associer au nom de Heidegger - et que rien n’arrivera à dissiper - rien n’a pu défaire dans mon esprit la conviction que Sein und Zeit de 1927 est imprescriptible, au même titre que quelques autres livres étemels de l’histoire de la philosophie » (Entre-nous, p. 220, voir p. 134 et 255). 2 .Dans «Mourir pour... », conférence au Collège International de Philosophie, Paris, mars 1987, reprise dans Entre nous, p. 219 sq. Nous voudrions approfondir ici une hypothèse suggérée par R. Bemasconi, « What is the question to which substitution”is the answer ? » (in S. Critchley, R. Bemasconi, The Cambridge Companion to Levinas, Cambridge, Cambridge University Press, 2002).
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est un co-monde (Mitwelt). L ’être-en (In-Sein) est co-être (être-avec, Mitsein) avec les autres. L’être en soi intramondain de ces derniers est coDasein (Mitdasein)»1. Sans aucune ambiguïté, le Dasein, précisément parce que. de lui-même il ouvre un monde (à titre d ’ln-der-Welt-sein), l ’ouvre comme un monde d’emblée offert à l’altérité, comme un co-monde. Donc être dans ce co-monde implique immédiatement d’être-avec des autres, et des autres qui sont eux-mêmes sur le mode du Dasein. Bref, le Dasein implique, dans son être même, les co-Dasein : « Quant au Dasein propre, ce n ’est que pour autant qu’il a la structure essentielle de co-être (Mitsein), qu’il est à titre de co-Dasein à la rencontre d ’autres » 2. Que le Dasein implique un autre (comme étant lui aussi) Dasein, ne pose donc encore aucune difficulté. La difficulté commence seulement ensuite, lorsqu’il s’agit de déterminer comment un Dasein rencontre l’autre : va-til, simplement comme co-Dasein, du même coup à l’encontre d’autrui ? Si autrui ne peut se rencontrer que comme un (autre) Dasein, il faut justement qu’il se rencontre comme un Dasein, non pas comme un étant du monde qui ne serait pas à la mesure d’un Dasein (un étant nichtdaseinmässig). Il faudra donc que le Dasein propre s’y rapporte autrement qu ’à un étant intra-mondain, c ’est-à-dire autrement que par le Besorgen (la besogne, le besoin), qui ne s’applique en effet qu’à un étant intra-mondain. Néanmoins, ce mode de rencontre ne peut pas non plus se nommer la Sorge (soin, cura), qui n ’interviendra qu’en vue de l’être-vers-la-mort du Dasein propre. Il reste donc au Dasein à se rapporter à l’autre (comme) Dasein sur un mode particulier, la Fürsorge (la sollicitude, le soin pris pour...). Décrivons le mode d’accès au phénomène de l’autre (comme) Dasein. Une remarque d’abord : l ’allemand Fürsorge indique, pris en première instance pour une «faktische soziale Einrichtung», ce que le français nomme «assistance publique», l’américain « medicare» (ou plutôt « social care»)3. Il s’ensuit inévitablement une première acception de ce terme :
1. « A u f dem Grunde dieses mithaften In-der-Welt-seins ist die Welt je schon immer die, die ich mit den Anderen teile. Die Welt des Daseins ist Mitwelt. Das In-Sein ist Mitsein mit Anderen. Das innerweltliche Ansichsein dieser ist Mitdasein » (Sein und Zeit § 26, op. cit. p. 118; Etre et temps, trad. fr. E.Martineau, Paris, Authentica, 1985, p. 103, traduction corrigée). 2. «Das eigene Dasein ist nur, sofern es die Wesensstruktur des Mitseins hat, als fü r AnderebegegnendMitdasein»(ibid.,p. 121 ; trad. fr. p. 104). 3. Nous avouons ne pas comprendre pourquoi la traduction américaine récente de J. Stambaugh (Being and Time. A Translation o f Sein und Zeit, New York, SUNY Press, 1996) choisit de rendre ici Fürsorge par welfare work (par ex. p. 115), perdant ainsi tout lien avec Sorge/cura/care. La traduction «souci mutuel» (F.Vezin) serait meilleure que
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l’assistance sociale, la Fürsorge va de prime abord et le plus souvent se préoccuper (sur le mode du Besorgen) des étants intra-mondains, dont un autre (comme) Dasein viendrait à se trouver dépouillé et va donc les lui procurer - nourriture, vêtements, abri, etc. Or Heidegger stigmatise cette Fürsorge comme «déficiente». Ce dont on pourrait s’étonner, voire se scandaliser, puisque le souci biblique envers « la veuve et l ’orphelin » (par exemple Exode 22, 21, Deutéronome 10,18; ou Isaïe, 1,18) se trouve ainsi ravalé au rang d’un mode simplement déficient de la Fürsorge. On le peut même avec de bonnes raisons, car, bien qu’elle ne se soucie d’autrui qu’indirectement et se préocuppe d’abord directement des étants intramondains, dont il a d’urgence besoin (besorgen), cette assistance de premier secours et de première urgence n’en reste pas moins la condition existentiale (pas seulement existentielle) de possibilité des autres modes de Fürsorge1. Cette justice étant rendue au « sublime matérialisme » 2, on doit aussi reconnaître les raisons de Heidegger pour en stigmatiser la « déficence » : cette assistance, précisément parce qu’elle se concentre sur les biens de première urgence, donc de premier usage, ne traite en fait que des étants intra-mondains usuels (Zuhandene) et justement directement pas de l’autre (comme) Dasein. En sorte que celui-ci reste indifférencié, nonindividué, voire anonyme, tel que la même assistance puisse s’appliquer à tel ou tel autre sans distinction. Paradoxalement - d’où la pertinence de l’analyse de Heidegger -1 ’assistance (la Fürsorge comme un Besorgen qui s’ignore) ne se soucie pas de l’altérité de l’autre (comme) Dasein, parce qu’elle n’en considère pas encore l’altérité individualisée, identifiée comme telle et à elle-même de Dasein. L ’assistance socialise l’altérité, qu’elle rend indéterminée et indifférente. Autrui devient quiconque et n’importe qui ; il prend donc la figure sans visage du On (das Man) et reste finalement en déficit d’altérité3. L ’argument de Heidegger s’inscrit ainsi bel et bien sur le terrain qui deviendra celui de Levinas : reconnaître l’autre comme autrui, sans pareil et sans égal.
« sollicitude » (E. Martineau) si, justement, la Fürsorge impliquait la réciprocité, qu’en fait elle exclut. 1.Bien évidemment, Levinas relève et conteste ce traitement de la sollicitude dans « Mourir pour... », Entre-nous, p. 224 sq. 2. Du sacré au saint. Cinq nouvelles lectures talmudiques, Paris, Minuit, 1977, p. 16, autrement dit, selon « le mot du rabbin lithuanien Israël Salanter : les besoins matériels de mon prochain sont des besoins spirituels pour moi » (ibicl., p. 20). 3. Sur l’estompement de l ’identité et de la propriété d ’autrui, voire son anonymat, dans le don, voir notre analyse dans Etant donné, op. cit., p. 124 sq.
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Quoi qu’il en soit de ce premier mode «déficient» de la Fürsorge, il permet par contraste d’en dégager le mode positif ou, plus exactement, « les deux possibilités extrêmes » de ce mode positif1. Le premier revient à « ôter pour ainsi dire à autrui son “soin (Sorge)” et à se mettre à sa place dans son besoin (Besorgen), à le remplacer {für ihn einspringen) » 2, en sorte de le décharger de son soin (Sorge, care), en prenant sa place dans la gérance de ses besoins en étants (im Besorgen). Ce premier mode ne peut convenir pour une raison (pour ainsi dire hégélienne) que Heidegger formule sans équivoque : un tel Dasein, déchargé de son soin (Sorge) par un autre Dasein, tomberait immédiatement sous sa domination (Herrschaft), fûtelle silencieuse ou inconsciente3; une fois encore, autrui ne serait plus luimême, mais un serviteur du Dasein mien, donc pas encore proprement un autre (comme) Dasein. Aussi, précisément pour respecter l ’altérité du Dasein autre, donc sans doute autrui lui-même, faut-il passer à la deuxième «possibilité extrême» de la Fürsorge, «qui ne remplace pas (nicht einspringt) tant autrui, qu’elle ne se projette en avant de lui (vorausspringt) dans son pouvoir-être existentiel, non pas pour le décharger de son “soin”(5'orge), mais pour le lui rendre (zurückzugeben) pour la première fois proprement »4. En effet, pour la première fois, l ’assistance (Fürsorge) du Dasein mien ne concerne plus des étants intra-mondains, dont autrui pourrait se préoccuper (Besorgen), mais son existence (ou pouvoir-être) même d ’autre (comme) Dasein. La sollicitude (Fürsorge) devient enfin littéralement le soin pour (Sorge für) autrui comme tel, à savoir comme un autre Dasein. Et ce soin de l’autre (comme) Dasein consiste précisément à ne pas prétendre prendre sa place, mais à le laisser prendre lui-même en
l.Sein und Zeit, § 26, p. 122,3. Même analyse dans Logik. Die Frage nach der Wahrheit, § 9 ,G A 2 1 ,1976,p. 224. 2. Ibid., §26, p. 122, 5 sq. (mêmes termes exactement dans Logik, § 8, op.cit., p. 225). La traduction française (E. Martineau) n ’hésite pas à traduire einspringen par « se substituer à lui» (p. 105). Ce choix force un peu le trait (il s’agit de «sauter à la place de... ») et conviendrait en tout état de cause mieux à « sich an seine Stelle setzen », mais il témoigne bien qu ’il s ’agit bel et bien d ’une substitution. 3.Ibid., §26, p. 122, 10; voir Logik, §9, op.cit., p .22 (Herrschaft, Beherrschte, beherrschende Fürsorge). Allusion transparente à Hegel, Phénoménologie de l ’Esprit, IV, A, éd. J. Hoffmeister, Hambourg, 6 e éd. 1952, p. 141 sq. \ trad. fr. J. Hyppolite, Paris, Aubier, 1946,1.1, p. 161 sq. 4 .« ... die fü r den Anderen nicht so sehr einspringt, als dass sie ihm in seinem existenziellen Seinskönnen vorauspsringt, nicht um ihm die “Sorge "abzunehmen, sondern erst eigentlich als soche zurückzugeben » (Sein und Zeit § 26, p. 122, 16-20). Le parallèle de Logik parle de «zwei extreme Modi der Fürsorge, die eigentliche und die uneigentliche... » (op.cit., p. 224).
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charge le poids de sa propre possibilité, «le fardeau de l’être » 1. Le soin d’autrui revient à ne pas s ’y substituer, mais à le laisser porter sa charge, celle de l ’être dont il ne peut pas ne pas décider, puisqu’il s’agit de son propre le plus propre2. Le soin d’autrui demande de l ’abandonner à soi-même. §3 .Le soi comme insubstituabilité Heidegger soutient donc, dans le cadre de l’analyse du Mitsein (§ 26), cet étrange paradoxe que la sollicitude qui prend soin (Fürsorge) véritable envers autrui consiste à ne pas se substituer à lui. Mais sur quel argument, donc par quelle description s’établit ce paradoxe? Il ne s’agit à l’évi dence pas ici d’égoïsme ou d’indifférence (d’ailleurs simples détermina tions morales, donc ontiques, dépourvues de toute pertinence existentiale), mais au contraire de la stricte exigence ontologique d’un plus haut souci d’autrui, qui rend manifeste qu’il se définit lui aussi par son souci de soi (,Sorge, soin). Il s’agit à la fin de reconnaître à autrui la détermination originaire du Dasein : «Comme [...] son essence consiste bien plutôt en ceci, qu’il a à chaque fois à être son être en tant que le sien, on a choisi le titre de Dasein comme expression ontologique essentielle pour le caracté riser»3. Ainsi, accéder à soi signifie-t-il toujours, pour le Dasein, endurer la mienneté ou bien dévier d’elle: «Au Dasein existant appartient la Jemeinigkeit, comme condition de possibilité de l’appropriation et l’inappropriation »4. Or cette propriété - s’atteindre en propre et atteindre son propre en s’appropriant l ’être, ou plutôt en se laissant approprier à soi-même par l’être -, le Dasein ne l’accomplit qu’en exerçant sa dernière possibilité, en étant sur le mode d’être vers la mort5. En effet, ma possibilité implique non l.Sein und Zeit § 29, p. 134, 23. Par opposition au On, qui s’en décharge (Entlastung, § 27,p. 127,39 et §54, p. 268,6). 2. Sein und Zeit § 26, p. 122,5. 3. « ... dass esje sein Sein als seinigeszu sein h a t...» (Sein und Zeit § 4, p. 12,23). 4. « Zum existierenden Dasein gehôrt die Jemeinigkeit als Bedingung von Eigentlichkeit und Uneigentlichkeit » (Sein und Zeit § 12, p. 53, 3-5). Quant à donner une interprétation morale de la Jemeinigkeit et l’entendre comme une possession exclusive de son être - à supposer que Levinas le fasse - , on peut douter que cela tire à grande conséquence, préci sément parce que, pour Heidegger, il ne s’agit jamais que d’une détermination ontologique, strictement: «Am sterben zeigt sich, dass der Tod ontologisch durch Jemeinigkeit und Existenzkonstituiertwird » (Sein und Zeit, § 47, p. 240,13-14). 5 .Non pas pour, mais vers la mort, selon une remarque explicite de Heidegger «de graves erreurs peuvent doublement s’implanter, comme celle qui s’est répandue du fait des
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CHAPITRE VHI
seulement la possibilité de ma mort, mais ma mort comme possibilité (de l’impossibilité). Une telle mort, comme possibilité, implique que personne ne peut s’en dispenser, donc que personne ne peut s’en charger pour moi, ni s’y substituer à moi. Sans doute, quelqu’un d ’autre peut-il «mourir à ma place », par sacrifice ou dévotion envers moi (ou un autre). Pourtant, même dans ce cas, celui qui se sacrifie d’abord va pourtant mourir sa propre mort et non pas la mienne; et, ensuite, il va ne m ’en écarter que pour un temps, puisqu’àla fin il viendra toujours un moment où je devrai, moi en personne, à mon tour vivre ma mort. Cela, personne ne le fera jamais à ma place. « La mort est une possibilité d’être, que le Dasein a, à chaque fois, à prendre sur lui », car « nul ne peut prendre à autrui son mourir » l. Si moi, le Dasein, je veux atteindre mon propre et mon ipséité, je dois ne jamais laisser autrui se substituer à moi, en particulier pas à l’instant de ma mort, «essentiel lement insubstituable (unvertretbar) » 2. La définition complète de la mort «comme la possibilité la plus propre (eigenste), non relative, inélucta ble»3, s,' articule selon cette propriété et pour ainsi dire s ’en déduit, premier et seul superlatif. Dans la mort, comme possibilité sur laquelle j ’anticipe, il y va de mon appropriation (Eigentlichkeit) à moi-même (Selbstheit) comme Dasein. Je suis comme je mourrai (sum moribundus)4, seul parce qu’enfin insubstituable. Cette conclusion se trouve a contrario confirmée par le fait que la substitution - car Heidegger en admet une - renvoie toujours au On (das Man), dans sa tentative sans cesse répétée de désapproprier le Dasein de lui-même, c’est-à-dire aussi de restaurer « un rassurement constant au sujet
premières traductions françaises —et qu’il n ’est presque plus possible d ’éradiquer à présent à savoir la traduction de la locution “Sein zum Tode ” par être-pour-la-mort, au lieu de être vers la mort » (Lettre à H. Arendt, 21/IV/1954, éd. ail. Francfort-sur-le-Main, Klostermann, Francfort-sur-le-Main, 1998 et 1999; trad. fr. P. David, Lettres et autres documents. 19251975, Paris, Gallimard, 2001, p. 139). J. Derrida commente : « Décéder (Anleben) n ’est pas mourir mais, nous l’avons vu, seul un être-pour-la-mort (Dasein), un être-voué-à-la-mort, un être-à-mort ou tendu-vers-(ou jusqu’à)-la-mort (zum Tode) peut aussi décéder» (Apories, Paris, Galilée, 1996, p. 76; voirp. 102). 1. « Der Tod ist eine Seinsmöglichkeit, die je das Dasein selbst zu übernehmen hat » ; et : « Keiner kann dem Anderen sein Sterben abnehemen » (Sein und Zeit, respectivement § 50, p. 250,29-30, et § 47, p. 240,4-5). 2. Sein undZeit, § 51, p. 253,19-20. 3. «So enthüllt sich der Tod als die eigenste, unbezügliche, unüberholbare Möglichkeit » (Sein und Zeit §50, p. 250; voir §52, p. 258, 38 sg., qui complète par « gewisse und als soche unbestimmte... »). 4. Prolegomena zur Geschichte des Zeitbegriffs (1925), GA 20, Francfort-sur-le-Main, Klostermann, 1979, p. 437 sq.
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de la mort » 1. Certes la possibilité de la substitution appartient par principe au Dasein en tant qu’ouvert sur d’autres2; mais la substitution qui s’ensuit pervertit toujours ce Dasein en un événement public, accessible à tous et personne, bref au On : « Le mourir, qui est le mien sur un mode essentiel lement insubstituable, est perverti en un événement qui arrive publique ment, qui rencontre le On » 3. La substitution, soit de moi par un autrui, soit d ’un autrui par moi, interdit en tous les cas l’appropriation (en moi ou en lui) du Dasein à lui-même. Ainsi devient-il clair que, pour Heidegger, la substitution contredit dans tous les cas (de moi par autrui ou d’autrui par moi) l ’ipséité. Je ne suis Dasein qu’en première personne, et jamais par un autrui, ni pour un autrui. Par conséquent, il faut aussi que la Fürsorge se laisse toujours et de fond en comble reconduire à la Sorge : « Le soin est toujours, fût-ce privativement, besoin et sollicitude »4. Même ici, 1efiir- reste un simple préfixe apposé5, qui ne change rien au centre de gravité de la Sorge : celle-ci reste, à titre de sens d ’être du Dasein, centrée sur le Dasein en tant que mien6. §4 .Le moi à l ’accusatif Le conflit devient parfaitement clair. Pour Heidegger, l ’ipséité exclut qu’autrui se substitue à moi, ou moi à lui, mais se décide exclusivement par 1. Sein und Zeit, § 51, p. 253,37 sq. Aucun hasard à ce que la « Fürsorge » réapparaisse ici (ligne 34). Lorsque nous « sommes “là” » (§ 47, p. 239,6) au moment de la mort d’autrui, loin d’accomplir la moindre substitution, nous éprouvons dans cette proximité même et à sa mesure qu’elle reste impensable. H ne reste, dans cette impuissance, qu’à «consoler» (§51, p. 254,1 ), au mieux au sens de la sollicitude « dominatrice ». 2. «Zu den Seinsmöglichkeiten des Miteinanderseins in der Welt gehört ununstreitig die Vertretbarkeit des einen Daseins durch ein anderes » (Sein und Zeit, § 47, p. 239,24 , nous soulignons). 3. «Das Sterben, das wesenthaft unvertretbar das meine ist, wird in ein öffentlich vorkommende Ereignis verkhert, das dem Man begegnet » (Sein und Zeit, § 51, p. 253,19-21). La traduction française dit malencontreusement « ir-représentable » (op.cit., p. 186), qui perd le rapport à la Vertretbarkeit, semblant renvoyer à la Vorstellung. 4. « Sorge ist immer, wenn auch nur privativ, Besorgen und Fürsorge » (Sein und Zeit, § 41, p. 194,23). 5. « ...die besorgende Fürsorge »(Sein und Zeit, § 53, p. 266,15). 6. Husserl hésitait à décider si autrui n ’offrait qu’« einfach ein Duplikat meiner selbst» (Cartesianische Meditationen, §53, Hua. I, éd. S.Strasser, Heidelberg, Springer, 1991, p. 146 ; Méditations cartésiennes, trad. fr. G. Peiffer, E. Levinas, Paris, Vrin, 1992, p. 190) ou bien plutôt un autre centre, décentré irrévocablement du mien. Heidegger, lui, n ’hésite plus : il ne concède à 1’altérité d ’autrui que de répéter pour sa part F insubstituabilité originaire de l’ipséité: «D er Andere ist eine Dublette des Selbsts» (Sein und Zeit, §26, p. 124, 36). V oirm /ra,p. 156 sq.
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ma seule résolution antieipatrice sur ma mort. Pour Levinas, «la subjecti vité est d’emblée substitution»1 et je n’atteins mon ipséité qu’en me substituant à autrui ou en laissant autrui se substituer à moi - car ici l’un revient précisément à l’autre, si du moins l ’un, moi, revient à autrui et non à soi. «Le fait de ne pas se dérober à la charge qu’impose la souffrance des autres, définit l’ipséité même » 2. Il reste à justifier ce renversement. Cela se fait en plusieurs étapes. La première conduit à récuser que l ’ipséité puisse s’atteindre à partir du seul je, entendu comme Dasein - du seul, c’est-à-dire aussi du je comme solitaire. Or la subjectivité ne se résume pas au rapport supposé transparent de la conscience à elle-même, car « la conscience - savoir de soi par soi n’épuise pas la notion de subj ectivité » 3. Ce qui ne signifie certes pas que la subjectivité s’enfonce dans l ’inconscient, mais que le cercle où se ferme la cogitatio ne permet jamais d’accéder à ce qui, dans l’ego, le spécifie le plus radicalement comme en lui-même. La même impossibilité vaut d’ailleurs pour l ’autre modalité privilégiée de la cogitatio, la volonté : « Le Moi [...] est cette expiation originelle - involontaire - car antérieure à l’initiative de la volonté (antérieure à l’origine) »4. On soulignera, une fois encore, que ce que Levinas n’hésite pas à nommer une « “inversion” de l ’intentionnalité », qui irait « à rebours de l’intentionnalité »5, implique rien de moins qu’une « inversion de la conscience » toute entière, qui devient une « conscience à contre-courant».6 Loin que l’ego s’atteigne et s’éprouve en revenant sur lui-même, il n’y parviendra qu’en remontant le courant qui lui advient d’ailleurs. Ainsi, autant Levinas retient de Descartes l’idée d’infini, autant il en rejette le cogito (au moins dans sa formulation standard)7; et pour une raison majeure : alors que V ego Àu cogito décide lui-même de lui-même par une pensée centrifuge, mais qui retourne toujours sur soi, l’ego de l’idée d’infini se découvre précédé par ce qui lui restera toujours extérieur, l’infini même, et qui pourtant le définit toujours plus originellement que lui-même. Si l’on peut encore parler ici de subjectivité, elle ne devra pas plus se \.A utrem entqu’être,p. 185. 2. Difficile liberté, p. 120. La « charge que m ’impose la souffrance d ’autrui » remplace ici le «fardeau de l’être» (voir supra p. 137etn. 1). 3. Autrement qu’être, p. 130. 4.1bid.,p. 151. 5. Autrement qu'être, respectivement p. 61 et p. 142, ou De Dieu qui vient à l ’idée,p. 167. 6.1bid., p. 128 (deux fois). 7 .Pour une interprétation non standard du cogito, voir notre étude sur « L ’altérité originaire de Y ego —Meditatio II, AT VII, 24-25 », Questions Cartésiennes II, Paris, P.U.F., 1996.
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nommer elle-même qu’elle ne se pense elle-même. A titre de subjectivité sans je, sans nom établi au nominatif, elle ne porte plus d’autre nom que celui qu’on lui attribue d’ailleurs comme un sobriquet, moi. Moi, ou le nom venu d’ailleurs, qui me nomme depuis le lieu d’où autrui me voit, comme je ne me verrai jamais. Moi, ou le nom qui me nomme comme je ne me dirai jamais. Désormais, je me nomme à « l’accusatif - qui n ’est la modification d’aucun nominatif » 1. Je n ’ai aucun nom propre, parce que même mon moi est « non pas un Moi, mais moi sous assignation » 2 - quelle assignation et par quoi ? Evidemment, mon assignation par ce qui m ’accuse, moi qui ai un «soi, d’emblée à l’accusatif (ou sous accusation!)»3. Il faut garder ici à l ’accusation, outre son sens juridique patent, quelque chose d’un sens d’abord phénoménologique : je me sais un moi accusé, comme lorsqu’une une lumière trop vive me vise et accuse mes propres traits, qu’elle rend mieux visibles à mon spectateur, sans que je ne puisse, moi, ni les voir, ni les contrôler. Sous l’accusation lumineuse, je ne me phénoménalise donc plus de mon point de vue, mais de celui d’autrui. Je deviens moi dans une lumière d’ailleurs. Et ici, je suis vu sans (me) voir ; je ne parais pas d’abord par moi et pour moi (comme si ma phénoménalité pouvait se produire à partir de moi), mais je comparais d’abord et en fait seulement devant autrui ; contrairement au sens commun et à la situation juridique, je ne parais pas avant de (etpour) comparaître, mais je ne parais, que si je comparais4. Alors intervient un second pas : identifier ou du moins désigner ce qui accuse, ne serait-ce qu’au sens phénoménologique, Tailleurs à partir duquel autrui, lui aussi venu d’ailleurs, me fait comparaître, bref ce par rapport à quoi (ou à qui) je me découvre en cette situation qu’on me nomme accusative. On pourrait s’en tenir à la réponse simple, juridique : je suis nommé à l’accusatif, moi, parce qu’un autre, tenant éventuellement le rôle d’autrui en général, m ’accuserait d’un quelconque chef d ’accusation (crimeri). Cette explication ne tient pourtant pas. - D ’abord parce qu ’elle ne fonctionne qu’en présupposant arbitrairement ma culpabilité, comme s’il allait toujours déjà de soi que je sois coupable ; elle assume que l ’accusation 1. Autrement qu’être, p. 159. 2.1bid.,p. 180. 3.1bid.,p. 69. 4. Selon la juste analyse de R. Câlin, Levinas et l ’exception du soi, op. cit., p. 138. En effet, je ne parais jamais pour moi, donc par moi : tout le monde peut voir mon visage, sauf moi, qui ne le vois qu’inversé dans un miroir. A strictement parler chacun reste invisible (invisable) à soi-même et doit, pour se voir, se faire voir, pour paraître, comparaitre, remettant le souci de son apparaître au regard d’autrui.
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équivaut immédiatement à l ’inculpation et donc que l’accusatif relève d’emblée de la moralité, de la décision entre bien et mal. Or il se pourrait que l’accusatif lévinassien (autant que le Gewissen heideggerien) doive, au moins ici, s’entendre, une fois encore, au sens extra-moral, au sens strictement phénoménal. - Ensuite et surtout, l ’explication juridique du moi semble admettre que je serais d ’abord et d’emblée par moi-même le moi, tel qu’il pourrait ne recevoir qu’ensuite la charge de l ’accusation; ainsi mon existence de je précéderait encore ma qualification comme moi, ne fût-ce que pour la rendre possible ; donc l’accusatif laisserait Y ego intact en son nominatif inattaqué, le confirmant en l ’inculpant. Or, il s’agit justement ici de penser un moi antérieur au je, qui s’en dispense absolument et n’est jamais passé par lui. Bref de penser un moi hors d’être : « Non pas à proprement parler un moi installé au nominatif dans son identité, mais d ’emblée astreint à... : comme à l’accusatif»1. Le moi, ainsi repris, ne se décline pas à titre de cas régime d’un quelconque nominatif je. Au contraire, ce je se déclinerait plutôt à partir d ’un moi/me seul originaire, dans son caractère essentiellement adversatif, envisagé d’ailleurs; le je n ’apparaîtrait qu’en neutralisant après-coup l ’anarchie antérieure du moi. Antérieure en effet, parce que l’accusation ne fait pas fond sur un quelque chose (un étant) qui pourrait la précéder et, s’appuyant sur soi, éventuel lement lui résister ou s’en disculper. Or il ne suffit pas que l’on m’accuse pour que je me découvre originellement comme un moi h. l’accusatif; au contraire, la posture de l’accusé, en se limitant à l’horizon seulement moral, présuppose encore et toujours ma suffisance, ma préséance et mon indépendance ontiques. Elle m ’accorde encore un étant, pour m ’assurer toujours d’être et m ’approprie ainsi à moi-même comme sujet, ne serait-ce que pour pouvoir ensuite m ’accuser en tant que sujet moral ou juridique. - Enfin, l ’accusation, même entendue au sens extra-moral, ne permet pas encore l ’antériorité d’autrui sur moi, ni donc le moi lui-même, parce qu’elle peut se laisser réduire à un appel de ma conscience, par elle-même, au sens où, selon l ’analytique existentiale, «le Dasein est celui qui appelle et en même temps aussi l’appelé», en sorte qu’il « s’appelle lui-même»2. Fautive, la conscience n’en reste pas moins autiste (de l ’autisme éthique du scrupuleux), parce qu’on peut très bien se trouver en faute devant soimême, sans aucun accès à autrui. Et le plus souvent, il en est ainsi. - Il faut donc renoncer à penser l’accusatif à partir de l ’accusation morale ou même
1. Autrement qu’être, p. 107 (nous soulignons). 2. SeinundZeit, § 57, respectivement p. 277,31 et 275,13.
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de l’appel (de la conscience), sous peine de renforcer paradoxalement le primat ontique d’un nominatif implicite et en lui l ’ego de la métaphysique. D ’où le troisième et dernier moment. Comment parvenir à radicaliser l’accusatif doit me constituer sans présupposer aucun sujet antérieur à l’accusation? On vient de le dire: en ne faisant pas dépendre l’accusatif d’une faute commise par un je antérieur. Sans doute, mais ne suis-je pas, d’une manière ou d’une autre, toujours déjà coupable d’une faute que j ’ai commise, donc ne suis-je pas toujours déjà étant avant elle, en étant un je au nominatif? Faudra-t-il donc renoncer à me laisser nommer « d ’emblée » à l’accusatif, c’est-à-dire avant toute accusation? Non pas, car il reste une voie : que l ’accusatif s’exerce sur un mode incontestablement extra-moral, c’est-à-dire qui n’implique pas que je sois responsable sur le mode d ’un précédant ontique. Or, pour que cette voie s’ouvre, il suffit de construire une expérience cruciale conforme au principe que «être soi - condition d’otage - c’est toujours avoir un degré de responsabilité de plus, la respon sabilité pour la responsabilité de l’autre»1. Soyons précis : il ne s’agit pas d’une responsabilité en plus de la première, mais d’un degré de plus en fait de responsabilité, autrement dit une responsabilité élevée à la puissance, une responsabilité au carré (R2). Quelle responsabilité au carré puis-je endosser, sinon précisément une responsabilité sans faute antérieure, sans raison, à l’encontre du principe de raison suffisante, dont j ’ai plus a répondre conformément à une loi ou une norme ? A savoir la responsabilité de me laisser nommer responsable non pas de ce que j ’aurais commis comme un je (pré-étant) à titre de cause efficiente, mais de ce que je n ’ai pas commis et ne peux par définition assumer la cause, à savoir de ce qu ’autrui a commis : « être responsable de son frère jusqu’à être responsable de sa liberté»2. Mais, ce résultat pose une nouvelle question: ce qu’autrui a commis, comment puis-je le savoir certainement, sans fantasmer ou délirer d’une culpabilité maladive? Il faudrait, pour ce faire, que je sache certaine ment ce que seul un autre que moi peut avoir commis, ce que moi, en aucun cas, je n ’aurais commis, même si je l ’avais voulu, ce que je n ’aurais en aucun cas pu vouloir. Or, cet acte, que je peux par définition ni vouloir, ni pouvoir (et qui s’excepte du principe de raison suffisante), s’identifie sans peine : il s’agit de ma persécution par autrui, de la persécution qu’il exerce rait contre moi, « l ’accusatif illimité de la persécution » 3. Paradoxalement 1. Autrement q u ’être, p. 150, nous soulignons (voir Entre-nous, p. 76, cité supra, p. 129, note 3). 2. Nouvelles lectures talmudiques, op. cit., p. 20. 3. Autrement qu ’être, p. 151.
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CHAPITRE V n i
mais inévitablement, la responsabilité au carré, prise en son sens extra moral, sera un troisième stade, vraiment «un degré [...] de plus ». Non la responsabilité au premier sens (responsabilité pour ce que j ’ai fait), ni au second (responsabilité pour ce qu’autrui a fait), mais bien au troisième : responsabilité pour ce qu’autrui a commis contre moi, et qui s’impose certainement comme d’ailleurs que de moi, parce qu’autrui l ’a commis justement contre moi. Une telle « responsabilité du moi pour ce que le moi n ’a pas voulu », qui s’approfondit dans « la responsabilité pour la responsa bilité de l ’autre»1, voilà ce qui me constitue indiscutablement comme un moi, précisément parce qu’elle se déploie sans sa volonté2, sans aucun être antérieur3, bref sans moi, ou plutôt sans je et avant moi. Seule cette responsabilité au « degré de plus » et en un sens décidément extra-moral m ’investit définitivement de l’accusatif, comme un moi originaire, à savoir sans ego : « sous l’accusation de tous, la responsabilité pour tous va jusqu’à la substitution. Le sujet est otage »4. L ’otage, ou le moi sans soi, à la merci de celui qui l’accuse. La violence du terme, otage, demande de garder une grande attention. «Subjectivité comme otage»5 - la formule signifie certes que mon exposition à autrui ne dépend pas de moi, puisqu’elle me précède et m ’institue moi-même par dérivation de lui. Mais elle signifie surtout que ma subjectivité ne dépend pas non plus d’autrui, du moins pas d’autrui entendu suivant une relation qui m ’unirait à lui comme à un autre étant : « Par la substitution aux autres, le Soi-même échappe à la relation » 6. Entre lui et moi, il ne se trouve rien de commun, ni tiers, ni médiateur, ni même une relation, mais la pure « possibilité de se mettre à la place de l ’autre », qui précède la sympathie ou. le respect, parce qu’elle seule les rend possibles. Otage ne définit pas une condition (qui me stabiliserait sur mes fondations), mais une non-condition, une instabilité qui m’installe alors, par dérivation, en situation de devenir éthique: « L ’incondition d’otage
1. Autrement qu’être, respectivement p. 146 et 150. 2 .Ibid., p. 148 («sans choix»), p. 151 («involontaire - antérieure à l ’initiative de la volonté »), p. 186 (« avant toute liberté »). 3 .«Le sujet est à l ’accusatif sans trouver aucun secours dans l ’être», (p. 140, nous soulignons). Voir « Il n ’estpas interdit à “l ’extra-ordinaire” de la responsabilité pour autrui de flotter au-dessus des eaux de l’ontologie »(p. 180). 4. Ibid., p. 142 (nous soulignons). 5. Ibid., p. 163 (voir « Ce livre interprète le raj'dcomm e otage », p. 232, cité note 8). 6.Ibid., p. 146. Voir: « un absout de toute relation, de tout jeu, littéralement sans situation, sans demeure, expulsé de partout et de soi-même » (ibid., p. 186).
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n ’est pas la limite de la solidarité, mais la condition de toute solidarité » Autrement dit, l’otage (et la substitution qui le provoque) ne relève pas de l’éthique, mais en établit les conditions de possibilité. La substitution n ’appartient pas à l ’éthique, mais exerce à son égard une fonction transcendentale : elle la rend possible. L ’otage, qui se découvre responsable pour tous de tout ce qu’ils (m’) ont fait, n ’a pourtant commis aucune faute (il n ’est pas coupable, mais responsable) et il se phénoménalise à l ’accusatif sans que personne ne l ’accuse de rien (ni ne le condamne). Mais, sans aucune faute ni condamnation, il atteint ainsi sa seule ipséité possible : « L ’ipséité, dans sa passivité sans arkhé de l’identité, est otage. Le mot Je signifie me voici, répondant de tout et de tous » 2. Répondre de ce que je n ’ai pas fait - cela définit la condition de ceux qui ont survécu à l’extermination, car tous se sentent le devoir (la responsabilité) de répondre de ce qui s’est passé contre eux, et surtout contre ceux qui furent annihilés. Devoir en répondre signifie devoir parler en leur nom et parler contre ceux qui ont annihilé. Responsabilité de la réponse à l ’impensable, de la parole en charge de l’indicible. Les déportés et les zeks ne disent rien d’autre, quand ils en reviennent, que cette charge de stigmatiser le mal, qui pèse sur leur innocence. La substitution ne relève donc pas de la morale ni de l’éthique, parce qu’elle accomplit, sur un mode non métaphysique et non-ontologique, l’ipséité. § 5. L ’élection de l ’otage Ainsi, la substitution s’impose comme le comble de l ’individuation et de l’ipséité, précisément par l’hétéronomie qu’elle demande, qu’elle dispense. Dans la lignée de Heidegger mais aussi de Sartre, jamais Levinas n’a renoncé à la question du soi et de son mode d’être (ou de non-être), qui l’a occupé dès ses débuts; mais à la fin, sa réponse contredit en toute évidence l’un et l’autre : l’individuation du soi ne passe pas par le Je, son pour-soi, ni sa mienneté (Jemeinigkeit), en particulier pas par ma possibi lité, comme Dasein, d ’être vers ma mort; mon individuation provient à l’inverse de ma responsabilité envers autrui, avant toute accusation et toute réponse, c’est-à-dire de ma responsabilité absolument inconditionnée, sans raison, ni cause. Et, contradictoire, sans raison, cette ipséité n ’appartient,
1. Autrement qu ’être, p. 150 (deux fois). 2. Ibid., p. 145.
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CHAPITRE Vin
pour cela précisément, plus à la métaphysique, dont elle contredit les deux principes. Autrui m ’accuse donc, mais d’abord au sens où, en accusant les traits d’un visage, on le fait mieux apparaître et mieux reconnaître. Autrui m ’accuse à l ’accusatif, en sorte qu’il me met pour la première fois en lumière, me donne la profondeur d ’un visage que je n ’aurais pas sans la lumière de son regard et me manifeste (y compris à moi-même) comme moi-même. Je deviens moi-même et unique en tant précisément qu’autrui m ’assigne « accusé comme unique » Ce qui me fait moi ne coïncide pas avec ce que je pense, ni ce que j ’en pense, ni avec ce que je veux, ni même avec ce que je suis - ici penser reste aussi « indéterminé » qu’être -, mais avec ce dont je réponds et surtout ce à qui]& réponds. « Je suis “en soi” par les autres » 2. Il faut même dire que cette extériorité ou déportation du moi hors de soi opère son paradoxe comme une manière de réduction phéno ménologique. Puisqu’il s’agit d’atteindre une « ipséité réduite à l ’irrempla çable » 3, il faut demander : quoi donc ne peut en moi se substituer par rien qui l’efface ? Ni ma pensée, qui peut toujours se remplacer par une autre, ni ma résolution d’être ou non selon ma possibilité ultime, qui peut toujours se renier, mais seulement ma responsabilité. Ma responsabilité élevée à la substitution s’avère le seul irréductible de cette nouvelle réduction. Non pas au sens de ce dont je serais devenu responsable par ma décision (morale), toujours postérieure au je (ontique), mais au sens de ce dont je me découvre responsable sans l’avoir ni voulu, ni pensé, parce que ce sont les autres qui m ’ont fait d’avance l’otage de leurs propres responsabilités. Je me retrouve ainsi, étrangement du fait de la substitution et en sa faveur, le «non-interchangeable par excellence»4, parce que «rien n’est unique, c’est-à-dire réfractaire au concept, sinon le je de la responsabilité»5. En effet, je deviens irréductiblement moi-même, autrement dit je m ’identifie à ce qui résiste à toute réduction du moi lorsque j ’accomplis ce residuum 1. Autrement qu ’être, p. 173. Il ne faudrait pas faire le contre-sens de voir ici la définition du racisme (accuser autrui d’être ce qu’il est, en sorte de ne lui laisser aucune échappatoire), parce qu’ici a) il ne s’agit pas d’accuser autrui, mais ma responsabilité ; et surtout parce qu’ici b)je me découvre accusé non pas de mon être, mais avant même d ’être, d’avant l ’être et d’ailleurs. 2.1bid.,p. 143. h.Ibid., p. 196 (nous soulignons). R.Câlin le dit fort bien-, «C e qui m ’isole, c’est ma responsabilité pour la mort d’autrui et non pas pour ma propre m ort» {op. cit., p. 290). Isoler traduit naturellement ici à la fois le xcopiÇei de l’acte en Métaphysique Z, 13,1039a7, et levereinzelndeSeinundZeit,§40,p. 188,18 (voir supra,p. 85). 4. Autrement qu’être, p. 149 (nous soulignons). 5.1bid.,p. 177 (nous soulignons).
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parfait - assumer non pas les variations et les intermittences du je (même entendu comme Dasein), mais le fait accompli de ma responsabilité pour ce qui ne dépend pas de moi, n ’en a jamais dépendu et n ’en dépendra jamais les responsabilités que d ’autres ont prises sans moi mais pour moi. Pour moi : non en ma faveur, mais à ma place et sur mon compte. Ce fait accompli avant moi et pour moi me qualifie d’une facticité sans égale. Nous entrevoyons mieux désormais la puissance de la reprise (au double sens d’une récupération et d’une correction) que Levinas fait subir à la doctrine de la Selbstheit élaborée dans Sein und Zeit. Là où le Dasein règne en première personne, surgit le moi à l’accusatif; là où la résolution décide et veut, l’otage subit une décision qu’il n ’a pas prise; là où le Dasein anticipe sur sa possibilité, le substitué se sait par avance fiché dans ce qu’il ne lui est plus possible d’éviter. Mais surtout, là où le Dasein parvient à s’individualiser par lui-même, donc à (se) tenir-par-soi-même (Selbst ständigkeit), précisément parce que « le se-tenir-par-soi-même ne signifie existentialement rien d’autre que la résolution anticipatrice»1, l ’otage n ’atteint la « surindividuation du Moi » 2 (une individuation à la puissance), qu’en s’en remettant à autrui, car l ’«unicité de soi, c’est le fait même de porter la faute d ’autrui»3. Ou, ce qui revient au même, «Dieu aime l’homme en tant qu’ipséité » 4. En fait, lorsque Levinas commentait lui-même Sein und Zeit, § 26, il concluait sa récusation par ces mots : « Le moi est celui qui est élu à répondre du prochain et ainsi identique à soi, et ainsi de soi-même. Unicité de l’élection!»5. Il faut aller jusque là: si je suis en tant qu’otage, c’est parce que je me découvre toujours déjà choisi. Il y a un « Me voici » même dans le « Toi ! » de celui qui me condamne. La condition d ’otage, pourvu qu’on ne l ’entende pas trop vite au sens moral, indique, exactement comme l’élection, que je ne suis moi-même qu’à partir du moi que me signifie autrui. Je ne suis pas la signification qu’autrui m ’imposerait, mais autrui me signifie pourtant bien qui je suis.
1.«D ie Selbst-stândigkeit bedeuîet existenzial nichts anderes als die vorlaufende Enstschlossenheit», (Sein undZeit, § 64, p. 322,37 sq.). 2. Autrement qu’être, p. 151. 3. Ibid.,p. 143. 4. Difficile liberté, p. 247. Voir : « Israël enseignerait que l’ultime intimité de moi à moimême consiste à être à tout moment responsable pour les autres, l ’otage des autres. Je peux être responsable pour ce que je n ’ai pas commis et assumer une misère qui n ’est pas la mienne »(Quatre lectures talmudiques, op. cit., p. 181). 5. « Mourir p o u r... », dans Entre nous, p. 229.
CHAPITRE VIII
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Restent pourtant ou à cause de cela, d’autres interrogations : a)le « le unique et é lu » 1, qui ne se connaît que parce qu’autrui le lui signifie, ne rejoint-il pas l ’adonné, qui se reçoit lui-même de ce qu’il reçoit ? Un adonné en version éthique? Non pas, puisqu’il s’agit, nous l’avons vu, de part et d’autre d ’une intrigue au sens extra-moral, de stricte phénoménologie, b) La Jemeinigkeit de Heidegger signifie-t-elle vraiment la possession de son être par le je ? Comme si ce qui se révélait mien, un je s ’en emparait ? Ne s ’agit-il pas plutôt du fardeau d’une décision à propos de l ’être, qui retombe comme une responsabilité sur un m oil Et, dans ce cas, le Dasein ne deviendrait-il pas lui aussi (lui d’abord) un otage -1 ’otage de l’être ? Ces questions donc demeurent. Mais cela même prouve qu’entre Heidegger et Levinas, il s’agit d’un combat de pensée.
1. Autrement qu' être, p. 163.
C h a p it r e ix
LE TIERS OU LA RELÈVE DU DUEL
R ecevez-m oi p o u r tiers d ’une am itié si b e lle 1.
§ 1.Le tiers exclu Comment poser la question du tiers, sinon à partir du second et donc du rapport entre le premier et le second ? De la sorte, pour déterminer le tiers, il suffirait de redoubler le rapport entre le premier et le second, en vertu d’une récurrence qui permettrait d’ailleurs de répéter sans fin la démultiplication. Pareille procédure garde sans doute toute sa légitimité lorsqu’il s’agit de nombres et de quantités objectives. Mais en va-t-il pour autant de même lorsqu’il s’agit d’une relation qui confronte moi à autrui, puis nous deux au tiers éventuel? Aucunement, car face à ces deux premiers, nous, le tiers ne s’instaure pas par la répétition à l’identique d’une simple dualité. Au contraire, le tiers diffère d’avec leur première différence suivant une autre différence que cette première; la seconde différence ne reproduit pas la première, mais en diffère encore. Car le tiers limite, contient et conteste cette première différence de l’extérieur. La grammaire fournit ici un premier indice, quand elle souligne que les trois personnes ne se mettent pas en scène dans le même jeu.2 Car ceux qui disent «je » et « tu » 1. Corneille, La suite du Menteur,N, 5 (v. 1901). 2. Sur cette interprétation spatiale des pronoms personnels dans leurs relations aux adverbes de lieu, des démonstratifs, initiée par W. von Humboldt, Ueber die Verwandschaft der Ortsadverbien mit dem Pronomen in einigen Sprachen (1829) in Gesammelte Schriften, 1/6, Berlin, 1903-1920, p.304sg., cité par Heidegger, Sein und Zeit, §26, op. cit., p. 119. Ce thème avait déjà été exploité par Husserl, Cartesianische Meditationen, §53, op. cit., p. 144-145 (traduction françaisep. 189 sq.).
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précisément se disent, parce qu’ils disent et, parlant ainsi, mettent en œuvre deux fonctions de l’échange linguistique; l’un, «je», dit, l’autre (du point de vue de «je»), «tu», écoute. Mais, comme l’un et l’autre s’entendent (en tous les sens d’une entente), les rôles peuvent aussitôt s’échanger, l ’autre parle, donc dit «je » et me reconnaît (de son point de vue) comme un « tu ». Puis nous échangerons à nouveau les rôles du «je » et du « tu », dans l ’unique conversation, aussi longtemps qu’elle durera. Ou plus exactement, elle se pousuivra aussi longtemps que nous échangerons nos pronoms personnels. Nous conversons en restant entre nous, entre «je » et «tu». Demandons-nous maintenant où se trouve le troisième interlocuteur, celui qui se déclare sous le « il» ? Dira-t-on qu’il intervient à son tour en reprenant le rôle du « je»? Certes non, puisqu’en disant à son (troisième) tour «je », le troisième n ’ajoute rien à la relation duelle du «je » au « tu », mais l ’endosse et la fait simplement jouer à son profit, en acceptant de partager la fonction « tu » avec un autre acteur, voire plusieurs autres autres. Quant au cas où le «je » devient un « nous » ou/et le « tu », un « vous », il ne remet aucunement en cause sa première relation du «je » au « tu », qui se renforce d’autant plus qu’elle se met une nouvelle fois en œuvre en inscrivant en soi le pluriel et, finalement, l ’absorbant. Si donc le troisième, « il », intervient jamais, ce sera toujours comme le tiers des deux premiers, celui qu’ils ne sont pas et qui n ’en est pas. Et d’une manière évidente : « il », cet ille n’est pas ici, pas de cet ici que hic et iste, moi et toi, suffisent à définir et à parcourir. Le tiers, « il », n’est pas ici, parce qu’il n ’est pas d ’ici, pas des nôtres. Le tiers ne partage pas notre lieu ni notre conversation parce qu’à l ’inverse, notre conversation se le partage, comme un sujet (ou plutôt un objet) de conversation. Cette conversation, ce commerce, cette conférence, le «il» ne les exerce pas, mais les subit. « Il » y intervient certes, mais comme ce dont «je » et « tu » parlent, sans lui-même prendre part à la parole vive. « Il » ne parle pas, non qu’il se taise ou laisse dire (pour se taire, il faudrait pouvoir parler, pour laisser dire il faudrait pouvoir dire), mais parce qu’il sert d’objet à la conversation, au point qu’on peut lui dénier même de l’écouter. Désigner quelqu’un, dans une conversation à laquelle il assiste, par « il» (et non comme « tu » ou même « vous ») équivaut non seulement à l’ignorer ou à l’humilier, mais surtout et d’abord à ne lui accorder qu’un statut d’objet1. l.L e «II» de majesté (ou bien «Votre grandeur, Votre excellence, etc.», ne fait pas exception. Car il exclut aussi le tiers de la conversation, mais, cette fois, par excès : «je » sait ne pas accéder à la dignité qui lui permettrait d’assigner cet « Il » au rang d’un « tu », pour le
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En un mot, le « tiers » n ’ajoute pas une nouvelle personne à la conversation, mais lui fournit un objet. Le tiers n’a pas son mot à dire, ni droit à la parole. « Il » ne dit rien, ni ne parle, mais fait les frais de la conversation, paie pour le dire et la parole des deux seuls autres, «je » et « tu ». Le tiers n’a même pas rang d ’un autre, ni de locuteur, parce qu’il n ’entre pas dans l’espace d’i'raier-locution. Ou, à la rigueur, il y apparaît en tant précisément qu’il s’en trouve exclu. Il n ’y a de tiers qu’exclu. Cette différence entre «je » et « tu » d’une part, et « il » de l’autre, ne va pourtant pas de soi; elle passe même le plus souvent inaperçue. Mais son absence permet pourtant de la mieux saisir. « Je » et « tu » semblent en effet ne pas différer de « il » aussi longtemps et seulement aussi longtemps que nous pensons pouvoir en parler au même titre que « il ». Mais, lorsque nous en parlons ainsi, par exemple dans la posture du grammairien distinguant les différents pronoms personnels et les « personnes » de la conjugaison, précisément nous ne parlons pas au titre de «je» s’adressant à un «tu», comme les acteurs du discours, mais nous en parlons comme des objets de notre discours, c’est-à-dire précisément avec le statut même du « il ». Pour atteindre correctement ce «je», il ne faut au contraire ni l’indiquer, ni le prononcer, mais le mettre en œuvre et le performer, donc, sauf exception, ne pas le dire La différence entre les personnes devient si radicale, qu’elle ne peut en un sens pas se dire : seul le « il » le peut, mais précisément pas ceux qui le devraient, «je » et « tu ». Ainsi exclu de la conversation par la conversation elle-même, le tiers ne redouble pas la première relation (duelle) du «je » au « tu », il s’en excepte et, malgré lui, la conteste ; car il désigne en lui-même ce qui reste irréduc tible à la relation duelle et lui signifie qu’elle ne le comprend pas - au double sens de ne pas le contenir et de ne pas le rendre intelligible. Le tiers exclu, faisant exception à la relation duelle, devient immédiatement un tiers excluant. Excluant, mais quoi donc ? Le tiers exclu exclut en retour que la première relation, l’altérité duelle de «je » avec « tu », puisse inclure en elle
placer dans la même conversation, donc au même niveau d’honneur. Mais une exclusion par révérence reste une exclusion - les maîtres se trouvent bel et bien exclus du jeu de conversation des serviteurs, en principe en vertu de leur trop grande dignité lorsqu’ils y sont présents, mais, de fait, parce qu’ils en deviennent l’objet, lorsqu’ils en sont absents - voire l ’obj et de leur dérision. 1. Si je veux insister sur le fait que c ’est bien moi qui dis «je », je ne dirai le plus souvent pas «je », mais précisément « moi », le cas régime, qui fait un objet du «je » lui-même. Si au contraire je redoublais «je » par un autre «je », je bégaierais et donc affaiblirais mon acte de langue. De même, « tu » ne se renforce pas en s’itérant, mais en se transformant au cas régime en «toi».
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seule toute altérité. Autrement dit, l’altérité duelle, en excluant le tiers, reconnaît qu’elle n ’accomplit pas, qu’elle n’atteint pas, voire qu’elle n’ouvre même pas l’altérité entière. Ou plutôt le duel, en prétendant atteindre l’altérité entière, donc poser l’entièreté de l ’altérité, la manque, précisément parce que l’altérité par définition altère la totalité, la traverse et disqualifie la clôture. Le soupçon s’installe, que l’altérité ne commence pas par le duel - la première relation entre «je » et « tu » 1 - pour ensuite pro gresser par simple redoublement vers d’autres altérités, qui engloberaient d’abord le tiers, puis d’autres autres, dans la même altérité récurrente. L ’altérité ne peut rester la même et rester encore une altérité. L ’altérité doit devenir autre qu’elle-même pour rester une altérité véritable. Et le tiers n ’indique rien de plus : l’ille toujours déjà là-bas prétend donc transgresser les limites non seulement de l ’Un, mais aussi et surtout du duel, bref transgresser la relation limitée (à la totalité) par une altérité illimitée. Reste une question: le tiers, cet ille illimité, peut-il soutenir sa prétention ? §2 .Le duel ou autrui comme autre moi-même On a si souvent reproché à la métaphysique, à chaque étape du moins de son histoire moderne, son impuissance à répondre à la question d’un accès à autrui, qu’on pourrait croire la difficulté de la question incontestable. Or tout se passe comme si l’attention inquiète pour la question de l ’intersubjectivité offrait le symptôme d’une impossibilité persistante non seulement à y répondre, mais simplement à y accéder. Car, en fait d ’intersubjectivité, la véritable aporie, au moins (ou surtout) depuis Descartes, ne tient pas tant à l’inaccessibilité d’autrui, qu’à son accessibilité trop facile. Nous ne faisons pas simplement ainsi allusion à la facilité de mon accès à autrui comme un objet parmi d’autres, constitué par mon jugement au même titre qu’un morceau de cire: ici autrui n ’a qu’un rang d ’objet et se trouve d’emblée dépouillé de son altérité, puisque l’objet appartient à celui qui le constitue, l ’ego2. Nous stigmatisons ici l’accès à autrui non pas comme 1. En un premier temps, nous n ’entendrons « duel » qu’en son sens grammatical. 2. Sur le parallèle entre le morceau de cire, constitué sous ses apparences sensibles variables, et les «hommes marchant dans la rue», constitué à partir de leur apparence vestimentaire (je vois des manteaux et des chapeaux, mais je juge que ce sont des hommes, je m ’instaure donc en juge de leur humanité, désormais objectivée), voir notre analyse dans Questions Cartésiennes, chap. V , § 2, op. cit. On peut aussi songer ici à l’argument de Spinoza : si Paul a l’idée de Pierre, cette idée « ... magis constitutionem corporis Pauli quam Pétri naturam indicat » (Ethica, II, § 17, scolie). L ’idée que je peux avoir d’autrui ne porte pas
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objet, mais comme un autre ego (si l ’on veut un sujet), littéralement comme un autre soi-même. Car je peux toujours accéder aux autres en les « considérant comme d’autres soi-même », par exemple si je leur veux du bien. Descartes ici se borne à suivre ici Aristote: «L ’homme sérieux (« cTtotiSaîoç ») se comporte en relation (rcpôç) avec son ami de la même façon qu’en relation avec lui-même (ttpôç éoc'u t ô v ) , car l’ami est un autre soi-même (ëxspoç yàp a m à ç ô cpiXoç è S t î v ) » 1. Mais précisément, comment autrui peut-il se dire alter ego, dès lors qu’en tant qu’alter il devrait, par définition, se distinguer de tout ego, puisque l’ego se définit et surtout se dit comme «je » ? Husserl a vu la difficulté et l ’a affrontée avec une parfaite netteté, en redoublant la réduction transcendentale par une deuxième réduction, la réduction au propre. En effet, la réduction transcendentale, parce qu’elle garde tous les vécus de conscience, maintient aussi les vécus intentionnels ; or ceux-ci renvoient en vertu même de l’intentionnalité à ce dont la conscience est conscience, la chose, donc une autre chose qu’elle-même. Certes, le champ intentionnel déborde celui de la conscience réelle, mais toujours en sorte que l’autre de l’intentionnalité reste encore et toujours un objet de la conscience. Au contraire, l’accès à l’autre comme tel, a fortiori l’accès à autrui, supposerait que la conscience ne se déploie plus à la rencontre d’un autre que soi, tel qu’il reste toujours en fait l’autre de soi, donc soi, donc sien; c’est-à-dire qu’elle se déploie bien plutôt à l ’encontre de cet autre, ou même que cet autrui se manifeste contre l ’intentionnalité de l’ego et lui fixe en retour les limites de son soi. La deuxième réduction (au propre) n ’a de fait pas d’autre but : elle met entre parenthèses ce qui, dans la conscience, ne renvoie à pas elle-même, tout en restant pourtant dans sa sphère intentionnelle, à savoir ses intentionnalités d’objets. Reconduit ainsi à mon propre, je me mesure immédiatement et en retour à mon impropre, à ce qui n ’est pas moi. Ce qui suffit, en conclut Husserl, pour que je me confronte du même coup à autrui. «Le fait de l ’expérience de [ce qui m ’est] étranger (non-je) se présente comme l ’expérience d’un monde objectif et entre autres choses (darunter) celle d’autres non-je sous la forme: autre je (Nicht-Ich in der Form: tant sur autrui, que sur moi-même et l’état de moi-même (le «corps» supposé mien), qui décide de sa représentation. Bref, devenu un objet pour moi, autrui me re-présente beaucoup plus [à] moi-même qu’il ne se manifeste lui-même. Ce qui correspond assez bien à la définition de l’idole. 1. Respectivement Descartes, Passions de l'Ame, §82, (AT XII, p. 389), Paris, Vrin, 2010, p. 156-157 et Aristote, Ethique à Nicomaque, IX, 9, 1170b 6-7, trad.fr., Paris, Vrin, 1994, p. 467.
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anderes Ich)». Autrement dit, l ’autre du je vaut immédiatement et déjà pour un autre je, un alter ego. L ’équivalence s’en trouve répétée plusieurs fois : «Le sens d’être du monde objectif se constitue sur le fond de mon monde primordial en plusieurs couches. La première à mettre en relief est celle de la constitution de l’autre ou des autres en général, c’est-à-dire des je (des Anderen oder Anderer überhaupt, das ist. .. ego’s) exclus de mon être propre concret (de moi en tant qu’ego primordial) ». De l’autre de ma conscience d’ego à un autrui, donc à un alter ego, pour Husserl, la consé quence est bonne, directe (« c’est-à-dire»). D ’où cette conclusion empha tique : « Et donc l ’étranger en soi absolument premier (le premier non-je) est l ’autre je». Le premier à n ’être pas moi ou le premier autre que moi serait d’emblée un autre moi, donc un autrui dans «une communauté de je, [...] à laquelle appartiennent tous les autres et moi-mêmes » !. L ’altérité en général engloberait donc déjà l’altérité d’autrui, donc tout autre que l’ego serait déjà Y alter ego. Entre l’autre en général et autrui, la différence tomberait ou, plus exactement, s’inscrirait dans l ’unique référence à mon propre comme ego. Qui, lui, n ’aurait nul besoin de faire la différence. Mais il y a plus: si cette altérité en général, développée en une communauté monadique (entre monades), s’ouvre par référence exclusive et suffisante à mon ego et en simple réaction à mon propre, alors il s’ensuit inévitablement qu’un tel autrui (un tel alter ego) appartient encore à l’ego, du moins entendu comme un spectateur transcendental. C’est ce que conclut explicitement une remarque ajoutée par Husserl à ce même § 44 : « Il n ’est pourtant pas [ici] question des autres hommes ! [Il est question de savoir] comment on en vient à ce que l ’ego, qu’expérimente transcendentalement le spectateur transcendental, constitue en lui-même la différence [entre le] je et l ’autre je, césure qui intervient d’abord dans le phénomène du monde, comme celle de mon je humain, du je au sens habituel, et de l’autre je humain, l’autre je » 2. Autrement dit, Y alter ego appartient d’em blée et au même titre que mon ego « ordinaire », au champ transcendental de l ’ego, tel qu’il constitue en et par lui la différence entre mon ego et son autre; cette altérité réduite englobe indifféremment l’autre mondain et
1. Cartesianische Meditationen, §48 p. 136 et §49, p. 137, nous soulignons [pour la traduction française, voir respectivement p. 173 etp. 174]. 2. Cartesianische Meditationen, commentaire ajouté par Husserl à propos de « la sphère universelle transcendentale - Epoché spécifique » (§ 44, Hua I, p. 465 et 244, nous soulignons). Voir le commentaire par D. Franck, Chair et corps. Sur la phénoménologie de Husserl, op. cit.,p. 103.
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autrui, parce que leur équivalence (le « c ’est-à-dire») relève de fait de l’altérité en général - celle que régit mon intentionnalité1. Evidemment conscient de cette difficulté, Husserl a essayé une deuxième mise.en scène d’autrui, qui, tout en s’exerçant dans la sphère du propre, ne s’appuie plus sur l’altérité en général et, semble-t-il, ne l’inscrit pas d ’emblée dans le monde en général. Cette mise en scène procède à une mise en miroir, celle de l ’autre ego au miroir de mon ego. « Dans cette intentionnalité particulière, se constitue le sens d’être nouveau, qui outrepasse mon ego monadique en son soi propre (Selbsteigenheit), et il se constitue [ainsi] un ego non en tant que moi-même (Ich-Selbst), mais en tant que se reflétant comme dans un miroir (spiegelndes) sur mon je propre (eigenen Ich), sur ma monade. Pourtant, ce deuxième ego n ’est pas donné ici absolument et proprement en personne, mais est constitué en tant qu’alter ego, où cet ego, qu’indique comme un moment cette expression alter ego, je le sois moi-même dans ma propriété. [...] L ’autre est reflet de miroir (Spiegelung) de moi-même, et encore pas proprement un reflet de miroir, [mais] un analogon de moi-même et encore pas un analogon au sens habituel » 2. Ici, toute la question consiste à comprendre la relation de miroir entre mon ego et l ’alter ego. Concédons encore une fois ce qui doit l ’être : ici, la relation de miroir met en rapport directement les deux ego, en sorte que l’altérité d’autrui ne passe plus par l ’altérité en général, donc n ’appartient plus au phénomène du monde; la relation des deux ego s’inscrit désormais comme un duel, par une franche rupture, sans la média tion d ’un autre autre indéterminé; il devient alors possible d’envisager un autrui au sens strict, tel qu’il m ’oppose cela même que je lui oppose, un ego non seulement transcendental, mais réduit à son propre à lui. Cette concession pourtant ne se justifie que si la relation de miroir pratique effectivement une telle altérité. E tl’on peut en douter.
1. Thèse explicitement soutenue, à la même époque, dans Logique formelle et logique transcendentale, § 96 : « Si “autrui”, comme il est manifeste, est constitué avec un sens qui renvoit à moi-même [...] comment comprendre cette constitution du nouveau sens d’être, de ce sens autrui? Si l ’auto-constitution de l’ego en tant que spatiahsé, en tant qu’être psychophysique est une affaire très obscure, alors c’est une affaire encore bien plus obscure et une question énigmatique franchement douloureuse, [que de savoir] comment dans l ’ego doit se constituer un Je psychophysique autre, avec une autre âme, puisque son sens en tant qu’autre implique l'impossibilité principielle que les contenus constitutifs essentiellement propres à cette âme autre, je les éprouve dans une originarité véritable de façon semblable à celle o ù j’éprouve ceux qui me sont propres » (dans l ’édition originale, op. cit. p. 211 sq. ; dans la traduction française, ici modifiée, p. 320 sq. ; nous soulignons). 2. Cartesianische Meditationen, § 44, p. 125 ; en français p. 155.
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Ici, de deux choses, l’une. - Ou bien Valter ego d ’autrui se réfléchit depuis son altérité radicale dans et sur mon ego, qui en serait le miroir, et s ’y voit à partir de lui-même et de son regard tout comme moi, devenant ainsi un secondmoi, un alter ego. Mais dans ce cas, on présuppose précisément ce qu’il s’agit d’établir, à savoir l’extériorité même d’un regard visant mon ego en le précédant (fût-ce pour s’y refléter). Le modèle du miroir ne met pas en évidence cette altérité du regard d ’autrui, mais il s’appuie Sur elle et la présuppose. En admettant même que cette assomption soit légitime (ce qui n ’est pas le cas), que résulterait du modèle du miroir? Justement pas l’altérité d ’autrui, mais sa ressemblance envers mon ego, dans lequel seul autrui accéderait à sa propre égoïté selon un statut à’ego dérivé, emprunté et diminué. Autrui reste un pur et simple produit dérivé de V ego originel, seul approprié à soi, le mien. Miroir de moi, l ’alter ego reste inacessible en soi et visible en moi. - Ou bien, je vois moi-même Valter ego d’autrui comme dans un miroir, à partir de ma visée sur lui. Mais dans ce cas, il faut encore choisir entre deux interprétations. Soit je vois autrui clairement et distinctement, parce que je le constitue comme un de mes objets inten tionnels : dans ce cas,jele perds comme un alter ego, donc comme un autrui au sens strict (et Husserl se gardera de suivre cette voie). Soit je le vois bien en un miroir, c’est-à-dire que je ne le vois pas directement : il m ’apparaît, si l’on veut, comme un phénomène non plus présent en pleine lumière, mais apprésenté seulement, donc analogiquement et indirectement manifeste ; dès lors, il faut payer le prix de cette solution : ce que je vois ainsi en miroir, je ne le vois qu’en énigme, je ne le vois en fait pas : Husserl suivra mani festement cette voie, admettant à la fin n ’accéder à autrui qu’indirectement, comme l ’autre pôle de la constitution interobjective des mêmes objets, renonçant de fait à toute intersubjectivité au sens strict. Le modèle du miroir laisse donc entière l’aporie de l ’autre du je comme alter ego, tout autant que le modèle de l’analogie. Autrui ou bien n ’apparaît pas, ou bien reste un reflet de l ’unique ego, celui que je mets en œuvre. La raison de cette désastreuse alternative se donne, elle, aisément à voir. Dans le miroir, je ne vois rien ou alors moi seul. L ’altérité reste d ’apparence et autrui y disparaît à la mesure même où il n ’apparaît que dans ce dédoublement. L ’altérité, lorsqu’elle reste cantonnée au duel entre moi et le visible n’atteint jamais autrui, ou le tue1. 1.Finalement, Husserl admet que «Je n ’aperçois pas l ’autre simplement comme un duplicat (ein Duplikat) de moi-même» (Cartesiansiche Meditationen, §53, p. 146; Méditations cartésiennes, op. cit., p. 190). Heidegger critiquera même fermement qu’on puisse concéder à l’autre Dasein de comprendre en lui-même une relation à un Dasein autre,
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§3 .Le duel ou moi-même par un autrui Le duel tue autrui et à la lettre, comme nous allons le voir. En effet, si l’interprétation d ’autrui comme alter ego le rend finalement inaccessible, elle conduit aussi à une aporie de l’ego lui-même. Le duel des deux (premières) personnes se retourne contre l ’une et l’autre, contre autrui, mais aussi contre moi. En effet, de même que leur strict face-à-face, qui abolit Y alter ego dans l ’ego, peut se retourner et abolir l’ego dans V alter ego, le duel tue l ’altérité et autrui, mais il peut aussi tuerl’ego. L ’analyse exemplaire de la reconnaissance des consciences, menée par Hegel, peut, une fois encore, servir de guide. « Chacun [des extrêmes] est pour l ’autre un moyen terme, par lequel chacun se médiatise et se rassemble; et chacun est pour soi aussi bien que pour l’autre une essence étant immédiatement pour soi, [essence qui] en même temps n ’est pourtant ainsi pour soi que par cette médiation. Ils se reconnaissent en se reconnaissant réciproquement » 1. Chacun voit l ’autre comme celui qui le voit ; chacun dépend donc d’autrui, précisément parce que les deux veulent s’atteindre eux-mêmes en se faisant reconnaître par cet autrui. Mais comment puis-je être immédiatement pour soi et pour moi et en même temps immédiatement pour l ’autre ? Précisément parce que moi et autrui se reconnaissent et que leur reconnaissance se joue, par définition, dans la réciprocité. Mais, pourquoi exiger une telle réciprocité, alors qu’il s’agit au contraire pour chacun des termes de se rassembler en et pour soi? Cette exigence ne devrait-elle pas plutôt conduire à l ’autonomie de chacune des consciences, close en et sur soi comme conscience de soi et comme monade ? En fait, l’objection ne vaut qu’aussi longtemps que l ’on ne se rend pas compte qu’une conscience ne peut se connaître (elle-même) que sur le mode de sa re-connaissance (par autrui). Ou plutôt, de même que l’ego ne devient conscience de soi qu’en se faisant conscience de quelque chose d’autre que soi, de même l ’ego n ’atteint une conscience de soi qu’à travers la reconnaissance de soi par l ’autre ego, par autrui. Bref, la conscience ne devient une conscience de soi que comme conscience non seulement d’un autre (un ego comme le premier autre que je pense), mais par une autre conscience (un ego comme autrui qui me pense). Certes, la conscience peut bref de se présenter comme « un doublet du Soi-même (ein Dublette des Selbst) » (Sein und Zeit, § 26, p. 124, voir supra, p. 139 et n. 6). - Nous userons désormais aussi du deuxième sens, agonistique, du duel, étymologiquement et conceptuellement indissociable du premier (duo, duellum). 1. Phänomenologie des Geistes, éd. J. Hoffmeister, Hambourg, Alcademie-Verlag, 1952, p. 143 [nous modifions la traduction française de J. Hyppolite, op. cit.,t. l,p . 157],
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prétendre se reconnaître elle-même, jouer à soi-même par soi-même ; mais, dans cette posture, ou bien elle doit devenir effectivement autre que soi pour se rapporter à soi selon la douleur et le sérieux du négatif, ou bien elle en restera à la simple représentation de la conscience, sans accéder au travail patient de son effectivité. La conscience de soi ne s’accomplit vraiment pour soi qu’en se faisant reconnaître (en se médiatisant) par un autre soi, et un autre qui s’accomplisse entièrement dans cette médiation, c’est-à-dire un autre ego, un autrui. « Le maître est la conscience étant pour soi, non plus seulement le concept de celle-ci, mais la conscience étant pour soi, telle qu’elle est médiatisée avec soi par une autre conscience » .1 Ainsi devient manifeste la contradiction de chacune des deux voies pour faire reconnaître l ’ego par autrui. - Ou bien autrui me reconnaît, dans ma liberté absolue et avoue ainsi subir une nécessité, qui l’objective : car il me reconnaît à partir d’une loi, d’une contrainte, d ’un travail, etc. qui hypothèque son autonomie; donc il déchoit lui-même de la dignité de conscience pour soi et ne peut pas la reconnaître à moi que la revendiquer pour lui-même. Dès lors, je me retrouve sans reconnaissance par une autre conscience, condamné à l’illusion d’une conscience de soi par soi seul, une ipséité fantasmée, un simple solipsiste, un pur miroir de soi. - Ou bien autrui me reconnaît effectivement comme un soi, en vertu de la liberté absolue que lui confère la négativité pure; autrement dit, par son indif férence à sa propre existence immédiate, l’autre conscience réunit bien les conditions d’une reconnaissance de moi par lui, telle que je puisse en effet m ’y reconnaître comme reconnu. Mais, du même coup, ma conscience non seulement ne devient soi-même (par soi) que par la médiation d ’un autre que soi, mais cet autrui lui devient plus essentiel à elle-même qu’ellemême, plus pour soi que son soi, qui reste en soi sans soi, sinon par procura tion, par substitution, par dérivation. La reconnaissance de moi par autrui s’inverse désormais en reconnaissance d’autrui par moi. Il s’ensuit une contradiction indépassable2: soit autrui me reconnaît pour moi, c’est-à1. Phânomenologie des Geistes,op. cit., p. 146 (trad.fr. modifiée, t. l,p . 161). Peut-on en rapprocher ce que Heidegger nomme à l ’occasion 1’« emprise d’autrui (die Botmassigkeit der Anderen) » (Sein undZeit, § 27, p. 126). 2. « Et ceux qui méprisent le plus les hommes, et les égalent aux bêtes, encore veulent-ils en être admirés et crus, et ils se contredisent à eux-mêmes par leur propre sentiment ; leur nature, qui est plus forte que tout, les convainquant de la grandeur de l’homme plus fortement que la raison ne les convainc de leur bassesse » (Pascal, Pensées, § 470, Œuvres complètes, éd. Lafuma, Paris, Le Seuil, 1963, p. 562). Ainsi chaque conscience vit de l’estime de ceux qu’elle méprise, donc, plus elle reçoit cette estime qu’elle méprise, plus elle manque de recon naissance. Mais, si elle recevait l ’estime de ceux qu’elle ne méprise pas, cette conscience se mépriserait elle-même encore? En recevant l ’estime de ceux qu’elle estime, ne devient-elle
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dire comme maître et il perd du coup sa dignité de conscience pour soi, donc disqualifie sa reconnaissance de moi ; soit autrui démontre sa dignité de conscience de soi et m ’impose de le reconnaître, lui, comme maître, donc annule sa reconnaissance de moi, sinon comme serviteur. Autrement dit, ou bien je me fais reconnaître comme maître (pour soi), mais alors ce sera par un serviteur, sans liberté (pour soi), donc sans dignité pour me reconnaître ; ou bien je reçois ma reconnaissance d’un maître (pour soi), mais alors il m ’impose alors de le reconnaître lui, et comme un ego qui n’a pas besoin de moi pour se reconnaître. Cette contradiction de la reconnaissance par elle-même se vérifie dans les domaines les plus divers. - Ainsi dans le champ du phénomène érotique, la séduction : je veux me faire aimer par autrui, précisément parce qu’il ne m ’aime pas ou pas encore; mais, sitôt (ou peu de temps après) qu’il commence à m ’aimer vraiment et que je sais sa reconnaissance acquise, elle devient inopérante, puisque je la maîtrise et qu’elle n ’atteste plus aucune altérité - si autrui m ’aime pour ainsi dire malgré lui et non pour soi, alors son amour ne suffit pas à me reconnaître pour moi. Bref, je n ’aime autrui qu’aussi longtemps qu’il ne m ’aime pas et, dès qu’il m ’aime, je le méprise. Du moins, Don Giovanni ne va-t-il pas plus loin. - Ensuite, la jalousie, où la contradiction devient d’autant plus manifeste qu’elle s’exacerbe. En effet, je ne peux devenir jaloux, que si je considère autrui au même instant sous deux visages incompatibles. Il faut d’abord qu’autrui reste aimable et admirable pour que son amour, donc son estime pour moi m ’apparaissent la seule reconnaissance possible de moi comme pour soi. Mais, à ce stade, je n’éprouve encore que de l’amour ou du désir, car je demeure dans la séduction. Il ne s’agira de jalousie que si, au désir de l’estime, se superpose la haine du mépris : il me faut mépriser ce même autrui (que je persiste à prétendre aimer), parce qu’il ne m ’aime pas, parce qu’il méprise en moi les vertus d’un véritable amant, parce qu’il me trompe et me ment, bref parce qu’il se révèle haïssable. La jalousie exige donc que j ’aime précisément celui que je hais. Elle suppose donc qu’autrui contre dise le principe de contradiction, en se présentant au même moment comme à la fois aimable (digne par sa fidélité que je l ’aime) et méprisable (indigne
pas plutôt leur égal, pair entre ses pairs ? Si, comme le suggère Pascal, on ne l ’admet pas, il faut présupposer que, devant cette estime par les estimables, ma conscience les considérerait aussitôt comme désormais méprisables. Mais pourquoi? Je ne vois guère qu’une réponse : parce que ma conscience sait que les estimés, en me jugeant estimables, se trompent et donc perdent leur rang d’estimables. Et elle le sait parce qu’au fond, ma conscience ne s’estime jamais elle-même, se hait plutôt (voir Le phénomène érotique, § 12, op. cit.).
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par son infidélité que je considère encore comme a im a b le )- On pourrait en fait rapprocher ces deux cas de celui de Job, tel que Girard le décrit comme le «modèle-obstacle de la théorie mimétique»2. Job se trouve haï par ses «amis », précisément parce qu’ils l’aimaient; ou, plus exactement, ils ne l’aimaient que parce qu’ils désiraient non seulement les biens et la gloire que possédait Job (envie limitée), mais surtout le même type de biens et de gloire qu’il possédait (envie illimitée). Ainsi ne se reconnaissaient-ils eux-mêmes qu’en se reconnaissant en Job, qu’ils doivent finir pas ne plus reconnaître (et dont le malheur les libèrent). Job apparaît un autrui contradictoire, puisqu’il suscite l’amour (pour ce qu’il possède) et la haine (parce qu’il le possède, lui, donc pas nous). Mais cette contradiction définit la rivalité mimétique, qui renvoie elle-même (et non pas le contraire) à l’envie, le péché par excellence, parce qu’il suppose une idole à posséder plutôt que Dieu, et une idole qui rend impossible toute jouissance3. Autrui contredit l ’ego, non point parce qu’il le nie, mais justement parce qu’il le reconnaît : en devenant la condition de son statut d’ego, il le disqualifie. Pour échapper à cette contradiction (de la reconnaissance, de la séduction ou de la jalousie, de la mimesis, peu importe), il ne reste sans doute qu’un chemin : que le soi ne soit plus ni toi, ni moi, mais un neutre, neuter, ni l’un, ni l ’autre. Heidegger l ’a décrit sous le nom du On (das Man) : « Le “qui” est le neutre, le On ». En effet, en situation de On, nul ne dit plus je ou tu, parce que ces deux voix peuvent s’échanger sans fin, en sorte que quiconque puisse se substituer à quiconque, sans que cela ne provoque aucune différence : «Chacun est l’autre [autrui] et nul n ’est [un] soi»4. L’indétermination personnelle et spatiale du On estompe la différence des rôles, au point que chacun des acteurs peut se contredire lui-même - jusqu’à la reconnaissance de soi par un non-soi ou l’amour du non-aimable. L ’indétermination des personnes et des voix dans le On 1. Sur ces deux situations, voir Le phénomène érotique, op. cit., respectivement § 17-18 et §33. 2. R. Girard, La route antique des hommes pervers, Paris, Grasset, 1985, p. 77 (sur le rapport de Girard à Hegel, voir J.-P. Dupuy, « Mimesis et morphogenèse », dans René Girard et le problème du mal, éd. M. Deguy et J.-P. Dupuy, Paris, Grasset, 1982). 3. Au contraire des autres péchés, qui offrent, eux, au moins une idole, dont la possession accorde une jouissance, bien que cette jouissance reste très limitée et finisse par décevoir. 4. Sein undZeit, § 27, op. cit., respectivement p. 126 et 128. Que penser ici de la thèse de Ricœur, selon laquelle « Deviennent ainsi fondamentalement équivalentes l’estime de. l ’autre comme un soi-même, et / ’estime de soi-même comme un autre ? » (Soi-même comme un autre, Paris, Le Seuil, 1990, p. 226) ? Ne retrouve-t-elle pas, par d ’autres détours, ce que l’analytique existentiale définit sous le titre du On? A moins qu’elle ne propose, en guise de solution, la formulation même de l ’aporie.
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esquive le duel. Ou plutôt, elle en efface les conditions de possibilité, mais au prix insensé de défaire tout soi possible, sous la figure du je comme sous celle du toi. Le On offrirait-il donc la première figure du tiers, ni «je », ni « tu » ? Evidemment non, puisqu’il ne délivre encore aucun « il », mais nous en dispenserait plutôt. Le On ne donne accès à aucun autrui identifiable, mais dissout tout autrui en son indistinction. Loin du tiers ou du « il », qui se distingue par excellence de moi («je»), parce qu’il se distingue aussi du «tu», de mon autrui, de cet intime altérité à moi qui m’appartient encore (jusqu’à la contradiction). Le On estompe non seulement le «tu» (qui devient comme moi), mais surtout le «il» (cet ille sans aucun illic pour l’accueillir). Pourrait-on refuser de payer ce prix? Sans doute, mais à condition d’admettre l’aporie du duel : si je ne reste moi-même que par le biais d’un autrui, cet alterego m ’absorbe en lui, m ’aliène à lui et donc se confond avec moi dans un unique système de reconnaissances contradictoires. La simple rencontre de mon premier ego avec autrui comme un pur et simple alter ego, rend inaccessible non seulement autrui à partir de moi (S.II), mais aussi bien moi-même à partir d’autrui (S. III). Il faut donc admettre cette conclusion paradoxale: l’altérité des {alter) ego, le duel, n ’ouvre pas à autrui, mais le masque. § 4. Le second venu, le premier autrui Ainsi sommes nous revenus à notre thèse de départ : ce qu’on nomme parfois, sans en mesurer le sens, l ’aporie de l’intersubjectivité, ne vient pas de ce que je n’aurais pas accès à autrui, mais de que j ’y ai accès trop aisé ment. Mais avec ce détour au moins l’avons-nous vérifiée. Cette aporie se définit désormais comme l ’aporie du duel : si, lorsque je tente d’accéder à un autrui, je m ’en tiens au premier autrui venu, alors ou bien il m ’englobe et annule mon altérité, ou bien je l’englobe et annule son altérité, mais jamais ce premier ve nu n ’apparaît comme un autrui sérieux. Le premier autre venu ne suffit pas, ne manifeste pas encore autrui, parce qu’il ne résiste pas à l’épreuve du duel. Le duel tue autrui en annulant son altérité : dès qu’il paraît, autrui disparaît aussitôt comme tel dans la sphère du propre soi. D ’où ce paradoxe: pour atteindre autrui tel que son altérité ne s’effondre pas dans le duel, mais le confirme, il faudrait parvenir à une l’altérité au second degré, à autrui comme le second venu. Mais où situer ce dernier venu, sans qu’il reproduise inutilement la seconde personne? Levinas fournit ici une indication. Il commence par transposer l’exclusion du tiers dans la parole du dialogue duel entre «je» et «tu» (S.I), au
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phénomène érotique, pour souligner que le «rapport de volupté, qui s’établit entre les amants [...] exclut le tiers, demeure intimité, solitude à deux, société close, le non-public par excellence». Ou encore, il relie l’exclusion.du tiers à la communauté du pardon, qui toujours « est à deux, de moi à toi. Nous sommes entre nous. Elle exclut les tiers » 1. Le duel, où je et autrui passent l’un dans l’autre en neutralisant l’altérité dans leur soi, se trahit encore et toujours en ce qu’il exclut le tiers. Mais du même coup, ainsi banni par le duel et en tant même qu’exclu, le tiers apparaît précisément comme premier véritable exclu. Exclu du duel sous diverses figures (dialogue, reconnaissance, amour, haine, pardon, etc.), il finit par signaler ne serait-ce que la figure d’une première altérité véritable, du premier irréductible à la reprise de l ’altérité dans la sphère du soi. Il reste à montrer comment ce premier irréductible et second venu, le tiers, pourrait sauvegarder autrui dans son altérité. Et d’abord, une difficulté s’impose: comment le tiers pourrait-il se manifester, puisqu’il ne saurait évidemment apparaître sur le même mode qu’autrui, simplement comme une sorte de second autrui, qui viendrait s’ajouter au premier «tu» de tout « je» ? Car un tel second second ferait nombre avec le premier second et répéterait tout simplement le duel entre le premier et le second en général; en apparaissant directement sur le même mode que les deux premiers préalables, le tiers succomberait lui aussi à la sphère du propre soi, comme un autrui redoublé absorbant à son tour le « je» ou absorbé par lui. Et même, en démultipliant le duel dans l ’espace commun, le tiers, loin d’échapper à son aporie, l ’aggraverait en provoquant un duel à plusieurs, déclarant une guerre de tous avec tous. Il faut donc admettre que le tiers ne peut et ne doit pas apparaître directement, comme se phénoménalisent le «je» et le premier autrui venu. Du point de vue de ceux-ci, de leur horizon et de leur phénoménalité, il reste invisible et doit le rester. De fait, aussi paradoxale qu’elle semble, l’invisibilité du tiers résulte directement de sa définition : le tiers qui joue comme le « il », ille, n ’est pas
1. Respectivement Totalité et Infini, op. cit., p. 242, et « Le moi et la totalité », Revue de Métaphysique et de Morale, 1954/4, repris dans Entre nous, p.31. Ou: « L ’amour rend aveugle le respect qui, impossible sans cécité à l’égard du tiers, n ’est qu’une pieuse intention oublieuse du mal réel » (ibid., p. 33) ; et « Le “tu” véritable n ’est pas l ’aimé, détaché des autres. [...] - la société déborde l ’amour, [...] un tiers assiste, blessé, au dialogue amoureux» (ibid., p. 34). Sur l ’hypothèse d ’une évolution de la définition et de la fonction du tiers (sous le nom du témoin) entre Totalité et infini et Autrement qu’être, question connexe qui n ’est exactement la nôtre, on pourra se référer au récent travail de R. Câlin, « Levinas et le témoignage pur », Philosophie, n°88 « Le témoignage », Paris, Minuit, 2005.
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ici, hic, entre nous qui parlons de lui en son absence1, mais là-bas, illic, où nous ne sommes pas et où nous ne le voyons précisément pas, ce qui nous permet d’en parler librement. Le tiers, sauf à s’agglutiner soit au «je », soit au premier autre venu (« tu ») et à y disparaître en tant qu’ille, n ’entre pas dans l ’espace interlocutoire, qui coïncide avec l’horizon de la visibilité réciproque. Et, si la phénoménologie a pour tâche de traiter plus que tout des phénomènes qui, de prime abord et la plupart du temps, n ’apparaissent pas2, alors le tiers, qui de prime abord et la plupart du temps ne se manifeste pas, lui offre un problème privilégié - comprendre comment le tiers se phénoménalise indirectement ou, à tout le moins, pas dans la même lumière que celle des termes du duel. A cette difficulté, Levinas propose une solution remarquable. Le tiers apparaît tout en sauvegardant son invisibilité de premier degré (pour le duel), parce que le regard d’autrui me regarde non seulement en son nom propre (premier autre venu), mais encore au nom du tiers, d’un regard à double titre (sinon à double foyer) : « Le tiers me regarde dans les yeux d’autrui », autrement dit « la présence du visage - l ’infini de l ’Autre - est dénuement, présence du tiers», parce qu’au fond « l’épiphanie du visage [...] atteste la présence du tiers, de l ’humanité toute entière, dans les yeux qui me regardent»3. Ce regard regarde d’une seule visée, mais à double titre, au titre du premier autre venu et au titre du tiers. Non que ce regard se dédouble en deux regards distincts ou concurrents, mais parce que le même regard manifeste le tiers « à travers » le visage d’autrui4. Le tiers n ’apparaît pas après le premier autre, dans un autre visage ou d’un second regard m ’envisageant en second lieu; il apparaît «aussi»5, «à la fois»6 et « d ’emblée» dans l ’unique visage. Le tiers n ’a pas d’autre visage que le seul visage visible, celui d ’autrui, mais il s’y laisse voir « déjà », « d’ores et
1. Ou pire en sa présence, lorsque les acteurs du dialogue nomment le tiers « il », alors qu’il se tient physiquement entre eux et reçoit le titre qui de fait l ’exclut, sous ses propres yeux, du duel en en devenant ainsi l’objet, (voir supra p. 149 sq.). 2. Heidegger, Sein und Zeit, § 7, p. 35. 3. Totalité et Infini, p. 188. 4. « La révélation du tiers, inéluctable dans le visage, ne se produit qu’à travers le visage » (Totalité et Infini, p. 282). Voir : « le visage d’Autrui nous met en relation avec le tiers » (ibid., p. 276). 5. « L ’autre, mon prochain, est aussi tiers par rapport à un autre, prochain lui aussi », «Le tiers est autre que le prochain, mais aussi un autre prochain, mais aussi un prochain de l ’Autre » (Autrement qu 'être, p. 165 et 200). 6. « Le tiers ne vient pas empiriquement troubler la proximité, mais le visage est à la fois le prochain et le visage des visages - visage et visible » (ibid., p. 204).
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déjà » 1à qui sait comment un visage doit se voir. Car le tiers ne se pose pas à côté d’autrui, visage contre visage. Il se pose sur et dans l ’unique visage visible, parce qu’il en accuse la profondeur, en renforce la visibilité d’une ration d ’invisibilité qui la garantit contre l’objectivité. En effet, une façade peut toujours venir offusquer la face, ou plutôt la face peut souvent s’aplatir en façade, fascinante de mêmeté, et se réduire à l’ombre lisse d’un visage altéré. Au contraire, la profondeur invisible du tiers protège la face en lui épargnant de se réduire à une façade et en lui sauvegardant une [in-]visibilité à la mesure de l’infini. Le tiers devient visible en retenant autrui d’une chute dans la visibilité immédiate. Sans cette invisibilité, autrui disparaîtrait comme face pour paraître une simple façade - mais cette part d’invisibilité, il la reçoit du tiers2. La fonction du tiers - approfondir d’invisibilité la face d’autrui et ainsi l’assurer d’elle-même - ne consiste donc ni à dépasser, ni à contredire, ni à compenser autrui, mais à le faire apparaître pour la première fois comme tel, en l’arrachant à la logique du duel. Le duel, nous l ’avons vu, tue autrui, soit en y absorbant le «je», soit en l ’absorbant dans le «je». Comment donc le tiers empêche-t-il ce duel à mort, donc la mise à mort d’autrui? Considérons d’abord le meurtre d’autrui. Il offre toujours deux degrés: d’abord la mise à mort de fait, l’homicide, ensuite la reconnaissance de cette mise à mort, la responsabilité. Et seule la responsabilité (déniée ou revendiquée, peu importe ici) atteste de droit qu’il y eût bien meurtre, c’està-dire entérine et stigmatise le fait de la suppression physique d’un autrui. Tant que la responsabilité ne se trouve pas admise ou déniée, bref tant que n’a pas été posée à Caïn la question « Où est ton frère Abel ? », autrui, mort ou vif, ne se trouve pas non plus reconnu comme tel. Mais pour poser cette question et surtout pour y répondre «Suis-je le gardien de mon frère?» (Genèse 4 ,9), il faut beaucoup plus que Caïn et Abel eux-mêmes, que «je » et « tu » et même qu’autrui, bref plus que le duel. Leur duel ne suffit qu’à perpétrer l’homicide, mais pas encore à le manifester comme tel, c’est-àdire à en répondre par une prise de responsabilité; au contraire, son étroite 1.«Le pauvre, l ’étranger se présente comme égal. Son égalité dans cette pauvreté essentielle consiste à se référer au tiers, ainsi présent à la rencontre et que, au sein de sa misère, Autrui sert déjà», (Totalité et Infini, p. 188, nous soulignons le deuxième item). Et: « la rela tion avec autrui n ’est jamais uniquement la relation avec autrui : d ’ores et déjà dans autrui le tiers est représenté : dans l’apparition même d’autrui me regarde déjà le tiers » {De Dieu qui v ie n tà l’idée,p. 133). 2. On pourrait dire que le tiers constitue la ratio cognoscendi d ’autrui, et autrui la ratio essendi du tiers. Il ne faut pourtant pas le dire, parce qu’il ne saurait ici être question ni d ’être, ni de connaître, mais des deux dimensions d’une unique phénoménalité.
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dualité autorise (et donc provoque) le plus souvent le déni de ma responsabilité - moi, je peux en effet te tuer, toi comme premier autre venu, sans que personne ne le voie, ne le dénonce, n ’en témoigne, ni ne m ’accuse et ceci précisément parce qu’une fois le second (le premier venu) tué, il ne reste plus que moi seul. Moi, qui n ’ai à répondre encore de rien devant personne.et ne peux pas encore ni avouer, ni m ’excuser, puisque manque l ’instance devant qui je pourrais simplement répondre. Je peux ne répondre de rien, parce que manque celui qui pourrait me le demander et m ’entendre. Le duel ne sait pas encore le meutre qu’il a pourtant fait. Tant il n’y a que nous deux (les duellistes) le meurtre ne s’accomplit donc pas encore comme tel, il n ’apparaît tout simplement pas. Pour constituer le meutre comme un phénomène (au sens où l’on parle de constituer un déli), il faut établir la responsabilité du meutrier et qu’il ait à en répondre. Mais à qui ? Qui demande que le «je » réponde de ce qu’il a fait à « tu » ? Evidemment pas le premier venu, éventuellement déjà supprimé par le meutre lui-même, toujours de parti pris, mais devant un tiers. Et l’on comprend aussitôt que ce tiers n ’apparaît pas en et pour luimême, directement et comme côte-à-côte du « tu » tué, faisant nombre avec lui, ou faisant de l’ombre à sa visibilité; le tiers n ’apparaît qu’indirecte ment, non pour paraître lui-même, mais d’abord pour faire apparaître le « tu » tué, dont le phénomène ne se constituerait pas sans lui. Le tiers inter vient pour que le « tu » (éventuellement déjà tué) apparaisse enfin comme un autrui irréductible, dont «je» aura à répondre devant lui, le tiers. L ’irréductibilité d’autrui au duel surgit d’un tiers, du tiers par excellence, de « l’illéité infinie, glorieuse », de « l’illéité extra-ordinaire » 1, en un mot de Dieu. Pour ne pas tuer autrui, donc d’abord pour ne pas le voir comme ce qui m ’englobe dans sa sphère de soi ou que j ’englobe dans ma sphère de soi, il faut le voir « en présence du tiers », « comme devant une cour de justice»2. Et c’est pourquoi «il n ’y a d’injustice vraie - c’est-à-dire impardonnable - qu’à l’égard du tiers»3. Seul le tiers met en scène le phénomène d’autrui. L ’apparition du tiers pour faire apparaître le premier venu comme un autrui véritable peut donc se lire dans le phénomène du meurtre. Mais, sans aller si loin, en bien d’autres. Mentir par exemple reste en droit impossible tant que je me borne, en situation de duel, à dire à l’autre, comme le premier venu, soit ce que je ne pense pas, soit ce que je ne sais pas ou que je sais faux, 1. Autrement q u ’être, respectivement p. 206 et 196. 2.1bid.,p. 84 et 200. 3.1bid.,p. 84et 200.
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soit même ce que je crois ne pas pouvoir arriver. Car, lorsque je mens à cet autrui, par la définition même du mensonge, il ne l’entend pas comme un mensonge, puisque la dissimulation par définition se dissimule. En sorte que le mensonge n ’apparaît jamais à son destinataire et lui reste un phéno mène invisible. En ce sens, on peut bien dire que le mensonge, comme la promesse électorale, n ’engage que celui qui le croit (le premier autre venu), pas celui qui le dit. En ce sens aussi, on peut soutenir que le menteur luimême ne sait pas vraiment, au moment où il ment, s’il ment; son propre mensonge lui échappe, soit qu’il n’en ait pas la claire conscience, soit qu’il ne sache pas si l’événement ne transformera finalement pas son mensonge en promesse tenue, soit qu’il veuille oublier son passé, ou ne songe qu’à embellir le présent. Et de toutes manières, le menteur sait ou espère bien qu’autrui ne découvrirajamais son mensonge. A deux, dans le simple duel, il reste la plupart du temps raisonnable de mentir et on n’y ment jamais mieux que les yeux dans les yeux. Je me permets de mentir et j ’y parviens si bien, parce que je me mens finalement à soi-même et jamais à autrui, au premier venu, une fois encore absorbé en «je ». Quand donc commence le mensonge et comment apparaît-il ? Evidemment, lorsqu’il se trouve enten du ou décelé par un tiers, qui alors le révélera, le rendra manifeste, bref le constituera pour la première fois comme phénomène. Car le tiers sait ce que le premier venu ne sait pas : ou bien l ’état de chose effectif que cache le menteur et qui va le dénoncer en apparaissant, ou bien l ’intention réelle du menteur qui contredit sa prétention, etc. Et le tiers, de témoin, devient juge sitôt qu’il dit au menteur et au premier venu ce que celui-ci ne savait et ne comprenait pas, mais que le tiers et lui seul, sait, voit et rend manifeste1. En retour, la promesse et le serment ne deviennent véridiques qu’en recourant à un tiers. Ou, plus exactement, en l ’absence du tiers, le serment reste une simple promesse, ou la promesse un vœu sans engagement (un vœu pieux, ainsi qu’on nomme ceux qui trahissent la piété). Je ne peux 1. Il se pourrait aussi que toute conscience de faute, ou même que la conscience de toute faute ne surgisse pas encore avec la transgression, ni même face à la possible victime. Non point à cause de quelques facteurs empiriques (le cynisme, la faiblesse de l ’état de droit, l ’absence de « sens moral », etc.), mais par manque du tiers. Je renoncerais immédiatement à la plupart des méfaits, que je commets pourtant sans ciller en privé et face à ma victime (qui est parfois aussi mon complice), si j ’étais certain qu’un tiers me voyait toujours les accomplir. Ce que prouve l ’apparition du remords : mon crime ne s’est pas transformé, et pourtant, après coup je le vois enfin comme tel, parce qu’il m ’apparaît pour la première et tardive fois du point de vue d’un tiers, non plus seulement de mon point de vue ou de celui de ma victime. La honte suppose toujours un tiers, donc une communauté. La loi morale n’aurait aucune majesté et ne m ’inspirerait aucun respect, si elle n ’apparaissait qu’à moi seul. Elle ne le peut qu’en venant du tiers, commun à autrui et à moi.
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m ’engager envers autrui, premier venu, que si je le fais non pas devant ce dernier (le bénéficiaire), mais devant un autre que cet autrui, devant le premier véritable autrui, le tiers. C’en est au point que, d’une certaine manière, «Je t ’aime» ne devient un serment (ce qu’il est pourtant par définition), qu’à partir du moment où sa performance publique en fait un engagement : même la plus intime des approches d’autrui, si elle en reste à l’espace duel, demeure en deçà de la phénoménalité (et il s’agit de l’apparition claire à chacun des membres du duel, non de la publicité aux autres), invisible à autrui comme même à moi. Le tiers a seul la puissance de transformer la promesse subjective, pathologique et privée en un engagement public, juridique et parfaitement manifeste entre les autres phénomènes. Que se tiers se nomme le notaire, le maire, le prêtre, les « témoins », Dieu ou l ’enfant1, cela importe peu, pourvu qu’il intervienne toujours comme l’autre autre, dont le recul et le surplomb fasse, par son surcroît d’invisibilité (car l’autorité ne se phénoménalise pas directement), apparaître à tous, dans l’ouvert de l’espace social, le phénomène resté jusque là privé, caché et encore invu, sinon toujours non-visible2. Ici la parole que «je » donne à « tu » n’exclut pas « il » de la performance langa gière en le ravalant au rang obscur d’objet. Au contraire, «je » n ’accomplit sa promesse envers «tu» et ne lui confère la visibilité d’un phénomène constitué, qu’en la faisant entendre comme une parole, ou plus exactement comme une réponse à la demande silencieuse du tiers : « Qu’as-tu fait de ton autrui? ». Il n ’y a pas plus d’autrui privé qu’il n ’y a de langage privé précisément parce que le visage d’autrui parle et que je ne peux que lui répondre, ou, à défaut, en répondre. Le premier autrui apparaît donc bien dans le second venu, par l’intervention du tiers, qui le premier relève le duel3. Le tiers traverse autrui 1. Sur cette fonction de l’enfant (ou de sa simple possibilité) et comment elle s’articule à Dieu, voir Le phénomène érotique, op. cit., § 3 8-40. 2. En ce sens, il faut bien admettre que ce sont les « murs » (la confession publique) qui font le chrétien, comme avait fini par l ’admettre MariusVictorinus, selon le récit de saint Augustin (Confessions, VIII, 2,4-5). 3.J.D errida notait déjà justement: «Il y a dans la pensée de Levinas, malgré les protestations contre la neutralité, une requête du tiers, du témoin universel, de la face du monde, qui nous garde contre le “spiritualisme” du Je-tu » (L'Écriture et la différence, op. cit., p. 156, repris de «Violence et métaphysique, essai sur la pensée d’Emmanuel Levinas», Revue de Métaphysique et de Morale, 1964/3-4). Et ceci jusqu’au point où le tiers paraisse jouer contre autrui : «La faim d’autrui - faim chamelle, faim de pain - est sacrée; seule la faim du tiers en limite les droits» (Difficile liberté, p. 12). Reste ce que Derrida ne voit absolument pas : l ’exigence du tiers chez Levinas ne doit rien à un retour de flamme hégélien ou kantien (une déduction de la justice comme condition de possibilité a priori de l’éthique) ;
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comme l’invisible index de sa visibilité, ou plutôt autrui surgit du tiers comme le visible indice de son invisibilité. §5. Le témoin Le tiers n ’apparaît pas avec autrui en s’y ajoutant, mais comme la condition de possibilité pour apparaître face à je, à celui qui dit «je». Le tiers ne transcende donc pas autrui, mais lui devient transcendental. Le tiers, cet « il », témoigne à chaque fois devant «je » que cet autre a bien le rang, la dignité et la profondeur d’un autrui irréductible à moi. Bref, le tiers opère comme le témoin d’autrui face à moi et de mon altérité face à lui : il nous protège l’un et l’autre de l’horreur du duel en s’interposant entre nous, ou plutôt en se portant garant de notre double altérité. Le tiers devient donc le témoin de chacun pour autrui. D ’ailleurs le mot même de témoin (testis) provient du mot tiers: «Etymologiquement testis est celui qui assiste en “tiers” ( *terstis) à une affaire où deux personnes sont intéressées » '. Et la situation juridique2 du témoin permet en effet de préciser certaines fonctions du tiers, encore que celui-ci demeure plus vaste et originaire que celui-là. Dans sa fonction de témoin, le tiers permet d’éviter l’affrontement direct et sans issue (sinon violente) entre deux parties en conflit ou bien entre un accusé et son juge. La justice ne commence que quand cesse ce duel, par l ’intervention d’un tiers. On peut certes entendre d’abord le tiers comme le juge, qui ouvre l’espace d ’une décision entre les deux concurrents, précisément parce qu’il n ’est du parti d’aucune des parties et peut ainsi prendre le parti de les départir. Aussi le juge doit-il, pour rester impartial et juste, n’avoir aucun lien de sang, d’alliance ou d’intérêt avec l’une des parties. Pourtant, le juge elle relève d’une exigence proprement phénoménologique - autrui ne se constitue comme phénomène qu’à partir de l ’invisibilité du tiers. 1. E. Benvéniste, Vocabulaire des institutions indo-européennes, Paris, Minuit, 1969, t. 2, p. 277. Voir A. Emout/A. Meillet : « La forme ancienne est *terstis et signifie “celui qui se tient en tiers” » (Dictionnaire étymologique de la langue latine. Histoire des mots, Paris, 1932, p. 995). Le Robert précise : « Testis vient, par l’intermédiaire d ’une forme *terstis, de *tristis, qui a dû signifier “qui se tient en tiers” » (Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Le Robert, 1993, adverb., t. 2, p. 2249, voir p. 2251). 2. Nous nous en tiendrons en effet résolument au statut juridique du témoin, sans dévier aussitôt vers son statut théologique (comme le fait J.-L. Chrétien, « Neuf propositions sur le concept chrétien de témoignage», Philosophie n°88, p .7 5 sq.). En effet, le «témoigner de soi », absolument requis dans le cas du Christ, n ’a aucun équivalent dans la finitude du témoin humain, qui précisément tient toute son autorité d’ailleurs que de soi, en fait de ce dont il se fait le témoin.
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ne figure pas encore parfaitement le tiers, parce qu’il ne s’excepte du duel (entre les deux parties) que par une autorité qui ne vient pas de sa pure position de tiers, mais de ses fonctions déjugé institué par le souverain, la société, bref par une institution que le garantit. Le juge reste donc un tiers extérieur, parce qu’il jouit d’une autorité extérieure et garantie; il ignore ainsi l ’autorité si paradoxale du tiers, autorité intrinsèque et pourtant sans garantie ; et, ignorant cette autorité, le juge ne peut nous y introduire. C ’est pourquoi il convient de passer du tiers comme juge au tiers comme témoin. Le témoin partage certes avec le juge l’impartialité; ainsi ne doit-il pas avoir de lien de parenté avec le prévenu, ni avec l’accusateur, faute de quoi il serait partie prenante, voire de parti pris, donc plus un tiers. Mais, au contraire du juge qui tient son caractère de tiers d’une institution qui l ’impose, le témoin s’impose malgré ou par son absence même d’autorité institutionnelle garantie. Le témoin réclame pour lui-même une autorité intrinsèque, qu’il ne peut pourtant pas garantir par lui seul. Ce qu’indique la règle, en fait surprenante, que pour devenir recevable un témoignage doit trouver confirmation dans un autre témoignage et se démultiplier en au moins deux témoins ; car, si le témoin restait unique, il pourrait imposer un faux témoignage ou faire simple contre-poids à la protestation d’innocence de l ’accusé. Qu’il faille deux témoins pour rendre crédible un seul témoi gnage ne signifie certes pas que le tiers doive se démultiplier, mais que le tiers au sens transcendental (en effet, il manifeste la vérité, sans lui-même se manifester) exige parfois que plusieurs acteurs empiriques s’allient et se confirment pour performer l’unique processus juridique du tiers témoi gnage ; il peut alors falloir plus d’un troisième pour faire un premier tiers tel qu’il témoigne. Tant il est vrai que le témoin accomplit sa fonction de tiers en devenant tiers à lui-même. La phénoménalité du témoin retrouve ainsi celle du tiers, bien qu’elle ne l ’épuise pas. Le propre du témoin tient à ce qu’il a expérimenté un événement sans l ’avoir prévu, ni adéquatement compris, sans participer non plus à son enjeu (à savoir de déterminer la responsabilité d ’un autre que le témoin vis-à-vis d’un autre autre que le témoin) - et qu’il réclame qu’on lui prête attention, à lui et à son témoignage, malgré ces insuffisances, voire à cause d ’elles. Il s ’ensuit deux caractéristiques. - D ’abord le témoin, en un sens, n ’a rien vu ; certes, il a vu ce dont il se porte garant, mais précisément il ne prétend pas avoir vu intégralement et correctement l’événement dont il témoigne. Au contraire, pour s’en porter garant à juste titre, il doit ne rien ajouter de son cru aux fragments qu’il a vu, ne pas confondre les faits supposés avec les impressions subjectives qu’ils lui ont inspirées; ne pas interpréter lui-même les éléments, même énigmatiques, qu’il en rapporte.
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Au point que le témoin peut parfaitement témoigner de faits dont il n’a rien compris et qui lui paraissent même (comme aux autres) impossibles ou incroyables, voire que cette incompréhension même, loin d ’affaiblir la sincérité de son témoignage, puisse plutôt la renforcer. En droit, le témoin reste incomplet, substituable, voire accidentel. Il n’a rien vu d’autre ni de plus que ce qu’aurait vu quiconque et n ’importe qui, pourvu que cet untel se soit trouvé à sa place au même endroit à la même heure. Sa vision, sa visée et son intentionnalité ne prétendent rien d’exceptionnel; elles doivent par principe perdre leur rôle directeur et s’estomper devant le vu, ce noème que nulle noèse n ’a jamais constitué, surtout pas celle du témoin, qu’on n’admet à témoigner qu’à condition de cette passivité sans reste1. Le témoignage suffit à faire le témoin, mais le témoin ne fait jamais le témoignage2, sauf à se faire lui-même un faux-témoin. Donc le témoin ne parvient jamais à dire rien de ce qu’il a vu ; il ne constitue pas le phénomène qu’il reçoit ; et il ne voit de ce dont il témoigne comme un objet de spectacle. Bref, il en offre plus la trace que qu’il n ’en montre le signe. Ensuite le témoin reste, en un autre sens, lui-même invisible. Invisible, parce que ce qu’il a - partiellement - vu ne le met pas en jeu comme un protagoniste, ni ne le concerne comme antagoniste, au point que l’on ne peut appeler à témoigner (donc reconnaître comme un témoin fiable) quelqu’un qui se trouve par ailleurs directement impliqué comme dans la même affaire, tant les deux fonctions se distinguent. Le témoin n ’a pas part à l’événement dont il témoigne, faute de quoi il deviendrait une des parties du procès (accusateur ou accusé). Donc il n ’apparaît par définition pas dans l’affaire où il intervient. Invisible, il doit surtout tenter de le devenir positivement; pour témoigner, il doit ne pas se mettre lui-même en avant, mais céder devant l’évidence à constituer des phénomènes du litige. Il doit rester en retrait sur la scène ouverte qu’il contribue pourtant à éclairer et où 1. Il y a donc bien une passivité essentielle du témoin. Nous l ’avions soulignée jusqu’à comparer le témoin juridique au témoin lumineux d’un tableau de bord. Nous maintenons cette comparaison, malgré l’indignation de J.-L. Chrétien (« Neuf propositions sur le concept chrétien de témoignage», op. cit., p. 84, n. 23). devant la trivialité non daseinmassig de l’exemple. D ’abord parce que Heidegger lui-même n ’hésite pas à décrire la flèche lumineuse (le clignotant) d’une automobile pour expliquer la Zuhandenheit (voir Sein und Zeit, § 17, op. cit., p. 78 sq.) ; ensuite parce que le témoin reste bien, à la fin, interdit, immobile et figé devant et par l’excès de ce qui lui advient (phénomène saturé) et qu’il se borne à enregistrer, enfin parce qu’il ne dépend même pas du témoin de recevoir ou de ne pas recevoir ce qui l’allume et le désigne ainsi. 2. Voir E. Housset, « L’objet du témoignage », Philosophie, n°88, p. 146, 154, 156, etc. De même J.-L. Chrétien : : «Le témoignage est plus fort que le témoin, et l’objet du témoignage plus fort que le témoignage » (op. cit., p. 84).
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se dévoilera peut-être une vérité, mais jamais l’occuper pour s’y dévoiler lui-même. Il contribue à la manifestation de la vérité, à condition de ne pas prétendre lui-même y accéder, la produire, ni en bénéficier. Sans doute, le témoin demande qu’on lui prête attention et peut se faire ainsi un sollici teur, voire un importun, que l’on refuse d’entendre parce qu’il « gêne » (du moins le témoin peut-il le comprendre ainsi). Pourtant, même au pic de cette insistance à se faire auditionner, le témoin authentique (par opposition au mythomane) n ’ambitionne jamais de parler de soi ou pour soi, mais seulement de parler de ce qui, au moins directement, ne le regarde pas, ne le concerne pas, n’est pas son affaire. Il n ’insiste et ne dérange pas les autorités pour se gagner quelque mérite que ce soit, mais au contraire pour perdre quelque chose - « décharger sa conscience » du poids de témoigner, qui lui pèse comme un devoir inéluctable, inesquivable. Le témoin, même importun et solliciteur, demande à déposer pour en finir avec sa charge, pour retrouver l’anonymat, pour redevenir invisible au regard. Le témoin ne veut paraître (à la barre) qu’en tant qu’il doit y comparaître afin de s ’effacer derrière ce qui pourra alors apparaître - la vérité du cas. En bref, le témoin veut disparaître. Dès lors, n ’ayant rien vu et restant invisible', comment le témoin contribue-t-il cependant à la manifestation de la vérité, c ’est-à-dire à la phénoménalisation d’autrui et de son intrigue avec un autre autrui? La réponse se trouve comprise dans la question, ce qui la rend d ’autant plus décisive. Que fait le témoin? Bien entendu, il témoigne - mais que signifie à son tour témoigner? Non pas dire seulement, mais rapporter des faits ; ou plus exactement demander que ce rapport et ce qu’il rapporte (le reportage) se trouvent tenus pour vrai, crus et accrédités par le jury. Le témoin se définit précisément par sa demande d ’accréditation. Mais cette demande ne demande pas qu’on l’accrédite pour ainsi dire de l’extérieur, venant d’ailleurs. Elle exige et obtient son accréditation (quand elle l’obtient) du seul fait qu’elle la demande, qu ’elle se décide à la revendiquer, à ses risques et périls d’ailleurs (car on peut récuser un témoin, voire le confondre pour faux témoignage). Le témoin peut et doit se constituer lui-même (comme
1. La formule extrême de R. Câlin, « Le témoin n ’est pas celui qui a vu, mais celui qui est vu. Vu sans voir» («Levinas et le témoignage», op.cit., p. 138) pourrait ici valoir. A condition de préciser que le témoin a évidemment bel et bien vu, mais ne peut constituer ce qu’il a vu en phénomène, et, à la fin, se trouverait plutôt constitué par un phénomène saturé (comme le suggèreE. Housset, op. cit., p. 149,154et 156).
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témoin) et nul ne peut l’y contraindre, même par devoir civique1, non seulement parce qu’il faut croire avoir vu quelque chose dont témoigner, mais parce qu’il faut décider de ne pas se taire, oser se présenter, vouloir répondre, accepter la responsabilité du témoignage et en assumer les conséquences, bref parce qu’il faut se faire accréditer en prêtant serment. Ce qui fait le témoin n ’est pas seulement d’avoir vu (entendu, touché, etc,), mais de se faire reconnaître comme témoin. Ce qui fait le témoin, c’est ce que fait le témoin : se décider à parler d’autre chose que de soi (manifester la vérité et éclairer la justice), bref à.phénoménaliser un autre que soi. Le témoin contribue, par l’intermédiaire d’un autre que soi (le juge ou le jury populaire) à mettre en lumière un autre que soi (autrui comme tel) - comme innocent ou coupable, persécuté ou persécuteur. Il joue ainsi en tiers complet, qui rend visible un phénomène tiers, non pas seulement parce qu’il dit et montre le visible que tous peuvent déj à voir, mais parce que son témoignage et son crédit font apparaître ce visible dans une autre lumière. Sous la lumière de son témoignage, le premier visible, accessible à tous dans le duel, devient la trace d’un tiers et prend un tout autre visage - au sens strict, il prend pour la première fois un visage. Le témoin rend manifeste et incontestable par son engagement invisible la véritable visibilité d’autrui. Autrui qui apparaît soudain, insensiblement et presque invisiblement, comme ce qu’il était déjà, mais non encore visiblement : par son invisibilité, le témoin charge autrui d’invisibilité pour le garantir comme autrui. Et comme cette charge d’invisibilité ne peut se voir, il faut la dire - le verdict. De même que le visage parle, la face d’autrui doit être dite. Et seul le tiers la dit. §6 .Le modèle trinitaire du tiers Aucun cas ne mobilise autant et plus nettement le tiers, que les intrigues où intervient, d’une manière ou d’une autre, quelque chose de l ’amour. En effet, l’entreprise d’aimer non seulement admet le tiers, mais l’exige absolument, puisque sans passage au tiers, aimer ne peut tout simplement pas s’exercer. Le tiers n ’offre pas une dimension possible de l’amour, mais le définitpar nécessité.
1. Au contraire du juré, qui peut, lui, se trouver requis, voire se présenter spontanément. Car n ’importe qui peut faire un juré : le juré peut et doit décider du cas en jugement précisément parce qu’il n ’a rien vu et n’y a rien à voir.
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Pour établir ce point, il suffit de reprendre la démonstration formelle qu’a fournie Richard de Saint-Victor. A l ’origine, on constate l’impossibi lité d ’aimer pour quiconque reste unique et seul, y compris pour Dieu. Un dieu seul reste solitaire ; il pourrait certes aimer ad extra, mais d’un amour encore externe à lui-même et portant sur ce qui lui reste extérieur, aucunement par une puissance interne (au sens de 1 Jean, 4,16 : « Dieu est amour»). Ce dieu aimerait à la rigueur, mais ne se définirait jamais luimême comme amour, ni comme l ’amour lui-même. Bref, « la plénitude de la bonté n ’a pu être sans la plénitude de la charité; et la plénitude de la charité, sans la pluralité des personnes divines » 1. Revenant à la finitude, on dira que nul homme ne peut aimer seul, mais doit passer à l ’altérité. Sauf qu’en Dieu l ’altérité se déploie ad intra, alors que pour l ’homme elle s ’extemalise ad extra - ainsi s ’avère-t-il, contre toute philosophie de l ’Un, que l’altérité caractérise plus essentiellement Dieu que l’homme. Dans tous les cas, aimer suppose donc aimer un autre que soi2. Faut-il en conclure que la dualité suffit pour permettre d’aimer, autrement dit qu’une fois la solitude surmontée («Il n’est pas bon que l’homme reste seul», Genèse 2, 18), l ’amour pourrait déjà s’accomplir3? Malgré les apparences, la dualité ne suffit absolument pas à définir l ’amour, même pas à lui ouvrir l ’espace d’une possibilité. - D ’abord parce que (comme on l ’a vu), la dualité aboutit le plus souvent et de prime abord au duel, lui-même conduisant à une double contradiction, soit en réduisant autrui à soi-même, soit réduisant soi-même à autrui (S. ÏÏ-III), en sorte que la dualité s’annule justement quand elle se déploie. Laissée à elle-même, la dualité aboutit à soumettre et identifier, non sans violence mais sans reste, l ’un des deux autrui à l’autre. - Ensuite, parce qu’il ne suffit pas de sub stituer au duel (négatif) de la lutte pour la reconnaissance le duel (positif) de la rencontre pour assurer la possibilité de l’amour. En effet, si l ’on se borne à la définition grecque (d’Aristote repris par Thomas d’Aquin) de l ’amour
1.«Bonitatis vero plenitudo non potuit esse sine caritatis plenitudine; nec caritatis plenitudo sine divinarumpersonarumpluralitate » (Richard de Saint-Victor, De Trinitate ni, § 2).
2. Au point qu’il se pourrait que l’amour de soi ne devienne possible éventuellement qu’en conséquence et par dérivation d’un amour venu d ’ailleurs (voir Le phénomène érotique, op. cit. respectivement § 9 et § 41). 3. « Completio autem verae felicitatis et summae nullo modo posse subsistere sine geminatione personae » - il s ’agit d ’une condition certes nécessaire, mais pas suffisante dans le cas de l’amour, alors qu’elle n ’est même pas requise dans le cas de la «plenitudo tam potentiae quam sapientiae » (De Trinitate, III, § 17).
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comme la volonté du bien pour quelqu’un d ’autre1, ce bien ne peut que rester celui qui me semble tel, donc toujours un bien qui pourrait (en fait, qui doit) m’attirer et me satisfaire moi aussi. D ’ailleurs je n’aime cet autreci (plutôt que cet autre là), que parce qu’il désire un bien du même ordre que moi, ou parce qu’il constitue lui-même ce bien pour moi. Dans l’un et l’autre cas, nous ne nous aimons que pour ce que nous avons en commun (un même bien), ou par ce que nous sommes devenus l’un pour l’autre (notre bien réciproque). Dès lors, quand je me complais en autrui et lui veux du bien, je me complais en fait d’abord et nécessairement en moi-même et, plus ou moins indirectement, je me soucie surtout de mon propre bien. L ’amour, même accompli et heureux, aussi longtemps qu’il se réduit au duel, tourne nécessairement à l ’idolâtrie réciproque et son altérité prétendue n ’offre à chacun des deux du duel qu’un miroir mutuel. Autrui ne me sert que d’intermédiaire pour m’aimer malgré tout moi-même. Ainsi on comprend mieux que je puisse si facilement soudain le haïr, d ’une haine aussi essentielle que celle que je me porte à moi-même. Donc, dans tous les cas, si «un seul en aime un seul»2, deux ne suffisent pas pour assurer la dualité, ni un duel pour préserver l ’altérité. Comment l’amour d’un autrui irréductible pourra-t-il alors effectivement s’exercer? A tout le moins, nous savons que, si autrui reste sans plus apposé à moi, alors ou il m ’absorbe, ou moi, je l ’absorbe. Il faudrait donc qu’une autre altérité garantisse la première, qui nous distingue et, en fait, nous confond. Quelle autre altérité ? Celle justement du tiers, suivant ce paradoxe qu’à moins de trois, il ne se trouve pas encore deux3. D ’où cette conséquence paradoxale, mais inévitable que, pour aimer autrui (donc la j ouissance qui m ’identifie à lui) sans annuler notre dualité, nous devons la confirmer en acceptant qu’un tiers la partage : «Dans la vraie charité, le principal semble de vouloir qu’autrui soit aimé comme [on l’est] soi-même; dans l’amour mutuel qui brûle à l’extrême; rien de plus rare, rien de plus remarquable [en effet] que ta volonté qu’un autre soit
l.Sum m a Theologia, la Ilae, q. 26, a. 4, resp. : « Dicendum est quod, sicut Philosophus Æci'f/nRhetoricaII,4 [1361b36], amare estvellealicuibono ». 2.« ... solus solum diligit » (De l'rinitate. III, § 19). 3. On ne fera attention à ne pas dire le troisième, comme si la série pouvait continuer, mais bien le tiers. Le tiers s’oppose aussi au quatrième, au cinquième, au n+1, parce qu’il ferme la série. Tout comme le second implique qu’il n ’y ait pas de troisième, le tiers implique qu’il n ’y ait pas de quatrième, sauf si ce dernier (et les autres) s’identifie purement et simplement à l ’un des trois premiers. Ce qui fait tout l’intérêt de la condamnation de la quaternitas qu’avait introduite Joachim de Flore par le Concile de Latran IV (en 1215, in H. Denziger, Enchiridion Symbolorum, 1960, n. 431/2). Voir son relus anticipé en De Trinitate,Ul, § 15.
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aimé autant [que toi] par celui que tu aimes suprêmement et dont tu es suprêmement aim é»!. Notons-le bien: cet autre autrui n’intervient pas comme un rival du premier autrui (il serait alors encore un deuxième deuxième, en concurrence pour une seule place avec le premier deuxième, dans une banale jalousie), mais comme dilectionis consors, celui qui se trouve en communauté de bien, en communion du même bien d’amour (dilectio). Sans lui, cette communion resterait d’ailleurs dissimulée et indistincte même aux deux premiers. «On conclut par une raison mani feste, que le degré supérieur de la charité et, du même coup, la plénitude de la bonté ne peuvent pas être, quand le défaut du vouloir ou de pouvoir exclut un associé dans l’amour (consors dilectionis) et [par suite] la communion dans la joie (gaudii communionem)»2. Résumons : si l ’amour au premier degré implique que les deux soient aimés (au risque de se confondre), l’amour au second degré impliquera que l’amour distingue l ’un de l’autre ceux qu’il unit, donc qu’il se distingue lui-même de chacun d’eux ; ce qui ne se peut que si un tiers connaît aussi cet amour. « Seul possède les délices de cette sorte, celui qui a quelque associé d’amour (socius condilectus) à l ’amour manifesté pour lui-même. La communication d’amour (communicatio amoris) ne peut donc absolument pas être à moins qu’en trois personnes » 3. Seul le tiers confirme que ce qui unit les deux premiers mérite le titre d’amour. Seule la condilectio garantit et manifeste la dilectio. Ce passage au tiers comme la condition de l’amour réciproque se nomme, on vient de le voir, communicatio amoris. L ’amour ne se déploie que s’il ne s’échange pas seulement, mais se communique et devient communion. Ainsi s’instaure le paradigme de la communion, au-delà de l’échange et même de la communication, dépassement et accomplissement de la relation duelle - relève (Aufhebung) du duel. Richard de Saint-Victor
1.« Praecipum vero videtur in vera caritate alterum ve lie diligi ut s e : in mutuo siquidem amore multumquefervente nihil rarius, nihilpraeclarius quam utab eo, quem summe diligis et a quo summe diligeris, alium aeque diligi velis » (De Trinitate, III, § 11). 2. «Hinc ergo manifesta ratione colligitur quodpraecipuus gradus caritatis et eo ipso plenitudo bonitatis esse nonpossit, ubi voluntatis velfacultatis defectus dilectionis consortem praecipuique gaudii communionem excludit» (ibid.). 3. «Hujusmodi dulcedinis delicias solus possidet, qui in exhibita sibi dilectione socium condilectum habet. Communicatio itaque amoris non poteste esse omnino minus quam in tribus personis» (De Trinitate, E l § 14). Voir « ...in geminis perfectio utriusque requirit cohaerentiam tertiae» (ibid., III, § 15). Ou « ...quomodo tertiae personae copula concordialem affectum ubique comparat et consocialem amorem p er omnes et in omnibus confoederat» (ibid.,Ill, § 20). Et encore: « ...summus Ule benignitatis gradus in divinitate locum non haberet, si inpersonarumpluralitate tertiapersona deesset» (ibid., III, § 18).
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la nomme plus précisément votiva communio1. Pourquoi votive? Parce qu’elle consiste à vouer (au sens de promettre) l ’amour l ’un pour l ’autre des deux premiers en le faisant partager par un tiers (vouer comme dédier). Ainsi se trace la distinction essentielle entre le communautarisme et la communion. Le communautarisme veut affirmer ma relation à autrui par exclusion du tiers, dans une auto-affirmation de naissance, identitaire, donc hostile et fermée ; tandis que la communion se déploie par un vœu - en fait, par plusieurs. D ’abord le vœu de m ’unir par amour à autrui (condilectio), c’est-à-dire par volonté et décision libres et non pas naturelles, ni réduites au simple intérêt commun, comme dans Y amicitia thomiste, reprise de la (piAÂoc d’Aristote. Ensuite, le vœu de confirmer notre amour réciproque (icondilectio) en le redoublant par ouverture à un tiers lui aussi aimé (condilectus) : ainsi non seulement l’amour duel s’arrache à l ’égoïsme à deux pour se confirmer comme amour, précisément en se laissant partager, mais encore le tiers s’instaure, pour les deux du duel, comme le garant et le témoin, hors d’eux, de leur propre union. Le tiers décharge pour ainsi dire les deux du poids exclusif et de la responsabilité intenable de leur propre amour. La communion rend la relation des deux presque irréductible à ceux-ci et, en un sens, distincte d’eux : la dilectio devient aussi forte, voire plus solide et puissante qu ’eux, en sorte que ce soit elle qui les soutient, non pas eux qui la maintiennent; à titre de condilectio, la dilectio devient non seulement le lien des deux, mais leur tiers, qu’ils aiment parce qu’ils s’aiment et afin de s ’aimer. La communion, comme relève du duel par le tiers, se trouve ainsi d’abord manifeste dans le champ de la théologie trinitaire. Mais un tel paradigme peut et, sans nul doute, doit s’étendre à d’autres champs (anthro pologiques, psychologiques, sociologiques, politiques, philosophiques, etc.). Bien entendu, on devra se garder des anthropomorphismes désastreux d’une application directe de la Trinitié par exemple au phénomène éro tique (en confondant le tiers, qui relève le duel, avec la rivalité de deux deuxièmes, à l ’intérieur du même duel). Mais les cas d’application média tisée ne manquent pas. - Ainsi l ’enfant, qui s’érige (même à titre de simple possibilité) en témoin des amants face à eux-mêmes et face au monde ; car il incarne stricto sensu l’image commune, fidèle et pourtant irréductible à chacun d ’eux, de ce que fut, du moins à un moment donné, leur dilecto. Cette image vive et irréductible peut même jouer comme témoin à charge
1.De Trinitate HI, §11. «Summe ergo dilectorum summeque diligendorum uterque oportet utpari voto condilectum requirat, pari concordiapro votopossideat».
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contre les amants, car si leur dilectio disparaît, la condilectio qui perdure en l’enfant les accuse d’infidélité l’un à l ’autre et donc surtout chacun à soimême. Elle peut aussi jouer à décharge, si la même condilectio qui perdure dans l’enfant atteste, au-delà du temps de la vie effective, la dilectio des amants l. - Ainsi le pardon, qui ne devient irrévocable entre l ’un et autrui qu’en [se] passant devant un tiers qui l ’atteste publiquement, le rappelle et le sanctionne : « Le drame du pardon ne comporte pas seulement deux personnages, mais trois»2. Avec le pardon, il s’agit en fait de tout acte public, ou plutôt de la publicité (voire la publication) sans laquelle il resterait impossible de sceller, d’enregistrer ou de sanctionner aucun acte entre deux contactants. Qui resterait alors justement un acte privé. Mais il n ’y a pas plus d ’acte privé que de langage privé. Le tiers (sous la figure du juge, du notaire, du témoin, voire du simple spectateur) s’érige quotidien nement comme la condition de possibilité de l’union (ou même de la scission) des deux premiers. La communion ne résulte pas, par addition, de la relation duelle, mais au contraire, la relation duelle ne s’affirme que dans et par la communion. Le contrat (même le contrat social) ne fait pas la communion, il en résulte et la présuppose. Et ceci, pour une raison de principe, strictement phénoménologique : autrui apparaît comme visage ou bien disparaît comme autrui. Or, le visage ne peut apparaître à son tour qu’en s’ouvrant à un autre visage qui, lui, sache 1’envisager, c ’est-à-dire s’y exposer (comme lui-même un visage) sans le destituer au rang de simple objet, de simple visible. Mais un tel envisagement ne peut pas surgir dans le monde des choses, où ne se font voir que des façades - surfaces plates, fermées sur elles-mêmes, parce que closes par leur superficie. Donc, pour qu’apparaisse le visage d’autrui à mon visage, il faut que deviennent d’abord possibles l’un et l’autre visages, c’est-à-dire qu’un tiers visage les envisagent, seul habilité à les voir autrement que comme des façades. Le tiers, qui en phénoménologie relève le duel, l’élève aussi à la dignité de la communion, comme à la fois le lien et le don. Ce qui définit, en théologie, l ’Esprit Saint.
1. Voir nos analyses dans Le phénomène érotique, op. cit.,§ 38-40. 2. E. Levinas, Quatre lectures talmudiques, Paris, Minuit, 1968, p. 41. Sur le pardon, voir notre analyse dans Certitudes négatives, Paris, Grasset, 2010, § 22-24.
C h a p it r e x
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§ 1.Cequ ’interdit la question Ce sur quoi nous ne pouvons rien dire, devons-nous le taire ? Sans doute - du moins si nous comprenons pourquoi nous n’en pouvons rien dire et donc pour quelle bonne raison nous n ’en devons rien dire. Faute de ce préalable, il se pourrait toujours que nous nous réduisions au silence simplement par négligence, par inattention ou, plus souvent, par mauvaise foi. Car l’impuissance à rien dire peut aussi seulement découler de nos décisions, explicites ou implicites. Il suffit, parfois, pour se réduire au silence, de persister à parler selon des conditions qui contredisent ce qu’il s’agit, en l’occurrence, de penser. Si les questions mal posées ne peuvent recevoir aucune réponse, il reste possible, au lieu de les raturer sans autre procès, à les interroger, en sorte qu’elles retrouvent peut-être sous une autre formulation un premier sens, que leur énoncé spontané avait interdit. Par excellence, la question de Dieu exige qu’au moins les conditions de sa formulation ne contredisent pas d’emblée ce qu’elle ambitionne d’atteindre. « Atteindre », car on ne peut assumer sans plus que conviennent ici des concepts comme « signifier », « vouloir dire » ou seulement « viser », qui, peut-être, en assument déjà trop ou trop peu ou, plus vraisemblable ment, s’égarent de la cible. Autrement dit, lorsqu’il s’agit de ce que, faute de mieux, nous nommerons sous réserve « Dieu », il faut, avant de disputer des réponses possibles, d’abord et surtout discuter de la formulation même de la question. Ici comme partout, mais plus définitivement qu’ailleurs, la question décide déjà de tout l ’horizon que d’éventuelles réponses pourraient occuper et de ce qu’elles atteindront jamais. Et comment, dans le cas de «Dieu», exiger «dire quelque chose de quelque chose» (ou de « savoir de quoi l ’on parle »), puisqu’il ne va d ’abord pas de soi que « Dieu »
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puisse et doive avoir rang d’un « quelque chose » ? Pas plus que demander s’il « existe », dès lors qu’il ne va pas plus de soi que « être » (à supposer que nous en ayons la moindre intelligence dans les autres cas), puisse et doive convenir à «Dieu». La plus élémentaire critique requiert ici, qu’avant de débattre des réponses, nous nous interrogions sur la pertinence de nos questions, puisqu’elles préjugent de notre visée et jugent de sa portée. Et surtout dans ce cas où, par hypothèse (pour en dire le moins possible, car il ne s’agit sans doute pas plus d’une hypothèse que d’une thèse), s’il devait s’agir que quelque chose comme un « Dieu », celui-ci outrepassera, de quelque manière qu’on voudra, la portée de celui qui en prétend parler. En effet, si le locuteur questionnant ne restait par principe pas en retrait, en retard et en défaut envers ce qu’il prétend dire, il ne s’agirait justement et d ’emblée pas de ce qu’il vise. D ’où il suit que, pour avoir la moindre chance de le viser, lui et non un substitut vain, il faut le viser sans le voir, ni le comprendre, n il’atteindre. Plutôt que de disqualifier d’emblée ce paradoxe, prenons soin de le considérer. En langage métaphysique, le locuteur en question (de la question de «Dieu») ne produira qu’une idée inadéquate du «Dieu» alors évoqué. Inadéquate: non seulement une idée formellement inégale à la réalité objective qu’elle voudrait rendre pensable, mais, par suite, une idée qui manifeste plus celui qui se la représente (le questionnant) que cela qu’elle prétend représenter !. Qui ne manifeste en fait que celui qui se la représente et qui ne représente que lui-même. Par conséquent, les discours sur « Dieu » en général - tant ceux des savants, que ceux des croyants2- valent de prime abord et le plus souvent exclusivement comme des symptômes d’euxmêmes, et aucunement comme des esquisses de «Dieu» (s’il s’en trouve aucun). Ce qu’on dit de « Dieu » nous renseigne de prime abord et le plus souvent sur ceux qui le disent, sur le on qui le dit en eux, mais ne concerne en rien ce que « Dieu » pourrait vouloir éventuellement dire - au double sens de sa possible signification et de sa possible prise de parole. Celui qui se risque à parler de « Dieu », de quelque manière qu’il l’ose, dit infiniment plus de lui-même que de ce « Dieu » prétendu. Et qu’il s’imagine en dire, reste un prétexte au véritable texte, qui porte sur lui même qui dit. - En
1. Spinoza, Ethica II, § 17,scolie. 2. De ce point de vue, il ne faut faire aucune différence entre les discours que tiennent les philosophes, les historiens, les sociologues, les psychologues, les linguistes, mais aussi les politiques, les artistes, les journalistes, etc., et celui des dirigeants religieux ou des divers croyants.
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langage théologique, on dira que toute représentation visible ou conceptuelle, tout énoncé, toute définition de ou sur ce que l ’on vise sous le titre de « Dieu » n ’a aucun accès à ce « Dieu » et, à la fois, offre une parfaite vue de celui qui les produit ou les reçoit1. Autrement dit, tout revient à une idole. L ’idole, insistons-y encore, n’a rien d’une illusion ou d’une trom perie, parce qu’elle montre parfaitement ce qu’elle montre, sans ombre, sans dissimulation, ni retrait. Mais elle ne montre jamais que ce qu’on y vise - à savoir celui qui vise, non pas ce qu’il dit viser. L ’idole fixe dans sa figure la mesure de l ’excès de visible que tel regard peut endurer, jusqu’au dernier degré du supportable : ce qu’elle rend visible reflète, comme un miroir invisible, la portée et la capacité de celui qui voit et dit. L ’idole dévoile donc toujours une vérité : non celle de « Dieu », mais celle de celui qui se manifeste comme tel, lui-même et lui seul, en reconnaissant cette visée comme le maximum de sa conception de l ’infini, comme l’extrême de sa capacité d’affectation, comme son ultime capacité de flux phénoménal. Si donc la question supposée de « Dieu » ne permet que des réponses concernant celui qui la pose et jamais ce dont il prétend parler, bref si la question supposée de « Dieu » ne concerne en fait que moi, qui la pose sans savoir ce que je dis, ne faut-il pas y renoncer? Mais y renoncer reviendrait précisément à céder à l’erreur de principe que nous avons stigmatisée celle d’admettre sans critique les conditions spontanées de la question et de ne pas faire droit aux exigences propres de ce sur quoi elle prétend porter. Comment donc libérer la question de l’hypothèque des réponses déjà trop connues? Comment la dégager de ce qui ne concerne que moi, qui pose la question de «Dieu» que pour répondre de moi et à moi, ou, plus exactement, que pour m ’assigner à moi-même mon lieu ? Il ne reste qu’une voie : réduire les réponses pour sauvegarder la question. §2 .Ce que dit la réponse La validité de l’idole ne se discute pas, précisément parce qu’elle ne concerne que celui qui la produit et s’y reproduit. Mais cette validité, même limitée, a un prix: jamais l’idole ne porte sur «Dieu», toujours elle retourne sur moi, qui dis «Dieu», ne fût-ce que pour en médire et y redire, c’est-à-dire précisément pour d’abord m ’en dédire, moi et non lui.
1. Saint Augustin : « Profecto non Deum quem cogitare non possunt, sed. semet ipsos pro illo cogitantes, non ilium, sed se ipsos, nec illi, sedsibi comparant» (De Civitate Dei, XII, 18, Paris, éd. « Bibliothèque Augustinienne », 1957, t. 35, p. 210 sq. ).
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Confirmons ce tropisme réflexif des réponses, pour vérifier, par quelques exemples, qu’elles offusquent la question même de « Dieu ». Dire «je crois en Dieu » ou «je n ’y crois pas » ne dit encore rien de Dieu, mais beaucoup de moi. Encore rien de «Dieu», puisqu’il s’agit d’une simple croyance, qu’on nomme en métaphysique une opinion, qui, de plus, ne définit aucune essence, n’affirme donc a fortiori aucune existence, encore moins la démontre. Mais déjà beaucoup de moi : par exemple que je peux admettre pour vrai ce que je ne vois pas, ou qu’au contraire je n ’admets que ce que je vérifie comme un objet (autrement dit, une posi tion épistémologique parmi d’autres). Et aussi que je prétends m ’inscrire dans une manière de communauté élargie au non-humain (au divin), ou qu’inversement n ’admets que la communauté des hommes et ce dont tous peuvent également s’assurer (position pour ainsi dire politique). Ou encore que je trouve dans cette acceptation sans doute un réconfort, une confiance, une assurance, etc. (disposition psychologique d’hétéronomie), ou qu’à l’opposé je rejette toute autorité extérieure ou transcendante (disposition psychologique d’autonomie). Mais, de tout ceci, rien ne renvoie à « Dieu ». Ne pourrait-on pas objecter que l ’énoncé « Je crois en Dieu » (ou non) énonce pourtant quelque chose de quelque chose, à savoir l ’existence de « Dieu », puisqu’il veut dire « [Je crois que] Dieu existe » (ou non) ? Il s’agit alors objectivement d’un énoncé propositionnel, que l’on pourrait démon trer ou infirmer, bref argumenter rationnellement. Il ne s’agit pourtant là que d ’une apparence. Enoncé en stricte métaphysique, « Dieu existe (ou non) » ne dit encore presque rien de « Dieu », pour au moins deux raisons. - D ’abord parce que cet énoncé ne montre pas encore ce qu’il avance et que, comme l ’histoire de la philosophie le confirme, la démonstrationpro et contra ne va pas de soi ; ainsi l’énoncé, même purement théorique, laisse la partie nulle. Il ne dit donc en droit catégoriquement rien de « Dieu », sinon ceci : qu’à propos de « Dieu », la décision n ’appartient pas à « Dieu », mais à celui qui le pense. Ce qui confirme parfaitement la métaphysique elle-même comme idolâtrie. - Ensuite, parce que l ’énoncé présuppose que l ’existence puisse se prédiquer de « Dieu », ce qui ne va pas de soi. D ’abord parce que « existence » n ’admet sans doute pas plus de définition que le concept d ’«être» lui-même, en sorte que l ’attribuer à « Dieu » ne permette pas d’en dire quoi que ce soit. Ensuite parce que, même si 1’« existence » prenait dans ce cas un sens privilégié (existence nécessaire, infinie, par soi, etc.), ne convenant qu’à «Dieu», il faudrait, pour que nous pensions ainsi quelque chose de réel, le concevoir, donc, à nouveau, l ’inclure dans notre concept univoque de l ’étant. Or, rien ne renvoie plus directement à Vego que cet étant réduit
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au rang d’un simple conceptus conçu par lui, et conçu comme un simple et pur cogitabile. D ’où la confirmation encore de l’être lui-même comme idolâtrie. Admettons une bonne fois le statut idolâtrique de tout énoncé sur « Dieu ». En fait - et qui l ’ignore? - ma décision sur moi-même précède et conditionne le jugement d’existence sur «Dieu», elle ne s’ensuit pas. Nul ne pense «Dieu n ’existe pas, donc je ne crois pas en lui», mais, au contraire, « Je ne crois en lui (je ne le peux pas ou ne le veux pas), donc il n ’existe pas ». Ce qui explique d’ailleurs qu’« exister » n ’ait ici aucun sens, aucune pertinence. - Et, si même l’énoncé le plus métaphysique s’avère porter sur son énonciateur plus que sur ce qu ’il prétend viser, il en ira encore plus ainsi pour les énoncés qui impliquent directement celui qui parle. Par exemple, selon l’idolâtrie politique, en particulier selon la plus puissante, celle du privilège d’élection, l’énoncé «Dieu existe» signifie en fait, qu’il est « avec nous », donc que « nous, nous existons », surtout contre les autres. Il s’agit à ce point d’une idolâtrie proprement politique, qu’elle s’accom mode sans peine d’une absurdité simplement logique : « Dieu n ’existe pas, mais nous sommes son peuple », autrement dit : « nous ne croyons pas que Dieu existe, mais cela reste notre privilège de le croire, et ce privilège nous qualifie contre les autres, qui ne sont même pas élus pour nier ou dénier Dieu». Mais toute l’absurdité disparaît, si l’on considère que «Dieu» concerne ici exclusivement ceux qui en parlent, non point ce dont ils prétendent parler. Il en va de même pour les idoles morales. Et, plus que tout autre, pour le supposé problème du mal, aussi insoluble qu’incorrectement posé. Selon l ’usage, ce problème devrait avoir partie liée avec «D ieu» en vertu du principe de raison suffisante, qui exige pour tout effet une cause, donc, ici un coupable : le mal existe, dit-on, donc il lui faut trouver une raison, qui ne saurait être que «Dieu». A l’évidence, l’argument, si c’en est un, ne vaut rien. D ’abord, parce qu’il se pourrait que le mal n’«existe» précisément pas, ne demande donc pas la moindre cause efficiente, mais qu’il atteste seulement une déficience d’être et échappe ainsi au principe de raison. Ensuite, parce que la conclusion qui fait de « Dieu » l’universel responsable du mal, autorise deux résultats opposés. Ou bien, on dira que «Dieu» n ’existe pas, ne mérite pas d’exister, puisqu’il se trouve de fait du mal, qui en disqualifie la bonté supposée. Ou bien, on dira que « Dieu » doit encore exister, précisément pour qu’on puisse l’accuser de provoquer le mal et le
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condamner à ne plus exister1. La contradiction de ces conclusions (« Dieu » existe, mais il n ’existe pas) ne manque pourtant pas de logique, puisque chaque thèse s’ensuit également de l’unique enjeu réel de l’argument: trouver au. mal un autre responsable, une autre cause que moi-même. Autrement dit, l ’argument sur «Dieu» n ’offre que le symptôme de ma situation: «Je suis malheureux et méchant, donc Dieu n’existe pas», ou au contraire «... donc il doit exister assez pour en être responsable ». La contradiction disparaît, sitôt pris au point de vue éthique, qui, en l’occurrence, revient au point de vue idolâtrique de moi obsédé de culpabilité, qui plaide son innocence. D ’où ce paradoxe: pour viser «Dieu» ou du moins en ouvrir la question, il faut d’abord mettre entre parenthèses ce que l’un ou l’autre en croit (ou même croit croire), puisque ces énoncés ne concernent que ceux qui les émettent et les soutiennent. La question ne concerne éventuellement « Dieu » qu’une fois suspendue la différence entre celui qui croit et celui qui n ’y croit pas, puis toutes autres différences : entre juif et grec, esclave et homme libre, mâle et femelle évidemment, et même entre athées et théistes, philosophes, hommes du monde et journalistes. Surtout la différence entre croyants et incroyants - puisqu’ils croient eux, que ce qu’ils disent re présentent bien « Dieu » en tant que tel, alors qu’en fait leur conviction, le plus souvent, ne sert qu’à leur assurer une identité, autrement douteuse2. §3 .La réduction de l ’idée de « Dieu » La question de « Dieu » ne pourrait éventuellement le viser qu’une fois libérée des réponses, que lui imposent les idolâtries. Il reste donc à réduire la question de « Dieu » à Dieu, en mettant entre parenthèses le « Dieu » de toutes les réponses dogmatiques (c’est-à-dire métaphysiques). S’il s’avère possible de réduire toutes les idolâtries et si, dans ce cas, il reste un reste à
l.S ade a clairement exposé l’argument: il faut que Dieu sorte de son inexistence, au moins le temps qu’on l’accuse, il faut qu’il existe juste assez pour que son inexistence même puisse résulter de ma seule et souveraine décision. « Je prétends expirer au sein de l ’athéisme/ Et que l’infâme Dieu dont on veut m ’alarmer/ Ne soit conçu par moi que pour le blasphémer/ [...] Je voudrais qu’un moment tu puisses exister/ Pour jouir du plaisir de te mieux insulter » (La vérité, (1787?), in Anthologie de la poésie française, « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 2000, t. 2, p. 256). Et, bien entendu, cette existence inexistante se résume à l’idole que je conçois. 2 .Plus que tout autre, le «fondamentaliste» ne croit croire en «Dieu» que dans l ’intention de garder confiance en lui-même ; aussi ne parle-t-il en fait jamais de « Dieu », dont il ne dit rien et ne pense rien, mais toujours et seulement de lui-même sous l’égide de son idole.
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voir ou à dire, alors il deviendra correct de l’attribuer à Dieu comme à l’irréductible. Qu’une telle réduction de l’idée de «Dieu» à Dieu doive s’envisager et même puisse, jusqu’à un certain point, s’accomplir, Husserl l’a lui-même établi1. Jusqu’à quel point? La philosophie doit ici admettre qu’elle ne saurait, sur cette voie, avancer fort loin et s’arrête bien en deçà de la théologie. Du moins, peut-elle faire quelques premiers pas dans la réduction de 1’idée de « Dieu », dans la reconduction de « Dieu » à Dieu. L ’idée de Dieu s’impose à demeure, même une fois l ’existence mise entre parenthèses. La défaillance de l’existence ne disqualifie pas Dieu comme question, mais permet d’en qualifier la singularité et le privilège. - D ’abord, parce que (on l’a vu) attribuer l ’existence à « Dieu » ne va pas de soi, puisqu’elle s’avère soit inutile par univocité, soit inintelligible par équivocité. - Ensuite, parce que le défaut d’existence (l’existence négative) se trouve requis en plusieurs occasions pour penser « Dieu » comme Dieu. Ainsi, pour que la « mort de Dieu » ne se résume pas en la mort d’une simple idole, mais en la mort du « vrai » Dieu, il faut présupposer qu’un « Dieu » sans être reste Dieu (pour que ce qui meurt, sans existence, soit encore l’essence divine). De même, pour qu’un «nouveau Dieu» puisse nous advenir comme un « vrai » Dieu, il faut admettre que ce qui reste à venir, bien qu’encore sans existence, mérite pourtant déjà le nom d ’un Dieu. Que ces demandes semblent contradictoires ou irréalisables (et le soient), n ’empêche pas que certains, parmi les plus grands, les aient soutenues. - Surtout, plus encore que par son identification métaphysique avec l ’existence elle-même, Dieu se distingue comme tel par son excès sur l’existence et sur l’être en général. Il suffit, pour l’admettre, de considérer que la divinité et la hauteur de Dieu ne peuvent (ni ne doivent) se penser dans l ’abstraction univoque de l ’existence de fait. Cette existence n ’a de sens et de qualification, que pour ce que le monde dévoile comme des étants, qui ont à y être. Elle n’en a aucun, pour ce qui ne se manifeste dans le monde, que sur le mode de ce qui n ’y est pas à demeure. Si Dieu se révèle jamais dans notre monde, il y révèle qu’il n ’en est pas, ne relève pas son mode d’être, existence. Ce que Dieu (et lui seul) accomplit sous les noms de création et de résurrection consiste précisément à annuler la différence entre être et n ’être pas, à renverser ce qui est en ce qui n ’est, à reverser ce qui n ’est pas au compte de ce qui est. Non seulement l ’idée de « Dieu » peut se défaire de l’existence, mais la disqualification de l’existence qualifie Dieu comme tel. - Ainsi, celui qui dénie «Dieu» comme celui qui l’affirme, y 1. Voir Idées directrices pour une phénoménologie pure et une philosophie phénoméno logique, I, § 58 (voir notre commentaire dans Etant donné, p. 106 et 336 sq.).
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parviennent d’autant plus fermement, qu’ils le dispensent de l ’existence. Car Dieu surpasse l’existence en lui. Son idée la met donc aussi entre parenthèses. Peut-on réduire l ’idée de « Dieu » au-delà de l ’existence? Au-delà, ou plutôt en deçà de l ’existence, se tient l’essence elle-même, l’essence qui définit la possibilité de chaque étant par sa non-contradiction. L ’idée de « Dieu » survit-elle donc à sa possibilité ? Autrement dit, Dieu se pense-t-il en situation d’impossibilité? Il semble aller de soi qu’aucune essence, aucune définition et aucun énoncé ne peut contredire la possibilité, ne peut se contredire en s’imposant l’impossibilité et en imposant son impossi bilité. Mais si l’idée de « Dieu » vaut pour Dieu, c’est-à-dire si l’on assume Dieu pour ce qu’il se donne, pour l ’exception par excellence (à l’essence, à la définition, à l ’énoncé), alors l ’idée de « Dieu » non seulement reste pen sable en état d’impossibilité, mais elle se caractérise précisément par cette possibilité unique, à savoir, la possibilité de l’impossibilité. Dieu impose à son idée, de laisser y mettre sa possibilité entre parenthèses. Son impossi bilité n ’interdit pas l’idée de « Dieu », car s’il s’agit de Dieu, l’impossibilité elle-même devient impossible1. D ’abord, la différence entre les mortels et les dieux, ou plus exactement entre les hommes et «D ieu»2 ne se dit et ne se repère qu’au contraste de leurs attitudes respectives face à l’impossibilité. Les hommes se définissent comme des mortels selon l’opposition entre le possible et l ’impossible ; car ils vivent dans le possible et autant qu’il dure, et meurent quand le possible succombe à l ’impossibilité. Leur mort les expose à l’impossibilité, parce que plus essentiellement l’impossibilité elle-même leur ouvre la mort à partir de l ’impossibilité de la possibilité. Les mortels demeurent dans le possible et meurent dans l ’impossible. Au contraire, lorsqu’il s’agit de Dieu, il y va de l’impossible et dès qu’il y va de l’impossible, il doit s’agir de Dieu lorsque s’opère l ’impossible, lorsqu’il opère l ’impossible. «Pour les hommes cela [est] impossible, mais pas pour Dieu. Car pour Dieu, tout [est] possible» (Marc 10, 27) - cette formule définit en fait les fins de 1.Ce point et les suivants ont été développés avec plus d’arguments historiques et textuels dans « L ’impossible pour l ’homme - Dieu», Conférence, n° 18, printemps 2004. Voir aussi, Le croire pour le voir, c. III, Paris, 2010, p. 129 sq. 2. La distinction entre les deux impossibilités (celle de la contradiction logique et celle de l’ineffectuation de l’existence) n ’a pas ici d ’importance décisive. Elle marquerait plutôt la différence entre les dieux qui peuvent effectuer tout ce qui est possible sans contradiction (dieux païens, mais aussi de la plupart des philosophes, de Thomas d’Aquin à Leibniz) et un « Dieu » qui peut même l ’impossibilité logique, ou du moins pourrait la pouvoir (Descartes, Hegel, Nietzsche).
L’IRRÉDUCTIBLE
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l’homme et l’apanage de Dieu. Autrement dit, « Rien d’impossible à Dieu » doit s’entendre comme un énoncé analytique, tautologique, a priori. Donc il apparaît impossible que l ’idée de « Dieu » n ’embrasse pas l’impossible, contradictoire qu’elle cède devant la contradiction. Car, tant que la pensée n ’entre pas dans la région de l’impossible, ou du moins n’en atteint pas la frontière à nous infranchissable, il ne peut pas encore s’agir proprement de Dieu. Tant qu’il en va du possible (logique et effectif aussi bien), l’homme suffit à le gérer sereinement et le mortel n ’a ni besoin, ni raison d’en appeler à «Dieu». Mais dès que l’on accède (ou plutôt que l’on n’y accède juste ment pas) à l’impossible, dès que l ’on butte sur lui, alors l ’on s’ouvre le domaine où il peut s’agir de Dieu. Non qu’il suffise d’éprouver l ’impossi ble pour expérimenter Dieu, comme si tout impossible pour nous suffisait pour faire venir «Dieu» à l’idée. Mais, l’impossible une fois ouvert, il suffit que quelque chose puisse le contredire, pour que nous ayons le droit de lui reconnaître le titre de Dieu. Si et aussi loin « c’est impossible », cela peut agir comme Dieu, il peut s’agir de Dieu. Mais, par définition et évidemment, l ’impossible reste toujours un impossible pour nous, un impossible tel que pour Dieu sa différence avec le possible disparaît. Un tel impossible n’a de sens que dans notre concept. L ’impossible et notre concept s’entendent eux aussi selon un énoncé analytique, tautologique, a priori. Il s’ensuit, que l’impossible pour nous, tel qu’il définit notre finitude et celle de notre concept, ne peut dé-finir Dieu, ou plutôt ne définirait que le symptôme de son effet sur notre finitude. Il s’avère ainsi impossible de dire « Dieu est impossible », car l’impossibi lité de le comprendre (c’est-à-dire de le comprendre dans notre concept) caractérise formellement, précisément et d’abord Dieu. Non que tout impossible équivaut à « Dieu », mais sans rien d’impossible, il ne reste plus possible qu’il s’agisse de Dieu. Car, s’il ne suffit pas de l’incompréhensible et de l ’impossible pour qu’il s’agisse de Dieu, s’il ne s’agit pas encore d’impossible, ni d’incompréhensible, il pourrait bien ne s’agir que de son idole, « Dieu ». L ’impossibilité pour nous d’un concept de Dieu définit son essence, s’il en admet une. Que Dieu ne devienne compréhensible qu’à Dieu, donc nous reste incompréhensible, cela n’a rien d’incompréhensible, ni d’absurde. Que Dieu nous devienne compréhensible et possible sans contredire notre finitude, cela surtout paraîtrait incompréhensible et absurde. Seul Dieu surpasse sa propre impossibilité pour nous. Dieu surpasse donc l ’essence et l ’existence de «Dieu». Son idée nous demeure pensable, même après la mise entre parenthèses de son existence et de son essence. Surtout après cette réduction.
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§ A. L ’irréductible De Dieu, nous nous pouvons pas ne pas avoir une idée, surtout pas après réduction. Irréductible, l ’idée de « Dieu » se donne comme celle que l’on ne peut pas ne pas avoir. Parce que son impossibilité éventuelle la qualifie pour nous. Par quoi, on pourrait la rapprocher d’une signification vide ou d’une représentation sans objet. Car le propre des contradictions ou des impossibilités consiste en ceci que nous ne pouvons nous les représenter ni comme des étants, ni comme des objets, mais que nous les pensons pourtant, ne fût-ce que pour les identifier comme des contradictions ou des impossibilités. Nous les pensons donc sans condition, comme de purs donnés Or, il en va ainsi pour l’idée de Dieu : après réduction, une fois la possibilité elle-même réduite en elle, elle ne peut nous advenir comme la représentation de quoi que ce soit. Pourtant, elle nous advient encore, comme irréductible; car, pour critiquer une définition de «Dieu», en dénoncer l’inadéquation, en constater l’impossibilité ou l’incompréhensibilité, il faut précisément déjà y avoir accès. Et nous y avons de fait toujours accès. Nul ne peut dénier avoir une idée de « Dieu », celui que nous connaissons tous, au moins de nom. Comment nous apparaît-elle? Ici encore, à titre de donné, selon l’acception la plus minimaliste, comme une pure donnée : « Si detur Dei idea (ut manifestum est illam dari. ..) - si est donnée l’idée de Dieu (comme il est manifeste qu’elle est donnée...)»2. Moins parce que l ’objet et l ’étant manquent, que parce qu’il s’y agit de ce qui ne doit en aucune manière et sous aucune forme servir d’objet à aucune représentation que ce soit, ni celle d ’un étant, ni celle d’un néant. Ce par quoi Dieu vient à l’idée ne présuppose rien, pas même le néant et reste irréductible à tout, même à la réduction. L ’irréductible s’impose comme l’irrémédiable, 1’« impossibilité d’échapper à D ieu»3. Toujours déjà là, et à jamais.
1. Voir, d’abord, A. Meinong, Théorie de Vobjet, op. cit., § 3 ,4et6(trad. fr. p .7 3 ,7 6 ,86). Sur la priorité du donné ici et chez Husserl, voir De surcroît, op. cit., chap. i. 2. Descartes, Meditationes de prima Philosophia, IIIaeResponsiones, A.T. VII, p. 183. 3. Levinas, Autrement qu 'être, p. 165.
A nnexe
SUR LE DON U n e d is c u s s io n e n t r e J a c q u e s D e r r id a e t Je a n -L u c M a r io n 1
M lC H A EL SCAN LON — L ’Université de Villanova est une université augustinienne et je sais l’affection que Jacques Derrida porte à Augustin. En guise d’introduction à cette table ronde, je dirai donc simplement un mot sur Augustin et le don. Un des termes favoris d’Augustin pour désigner l ’esprit, l’esprit saint, l ’esprit de Dieu, l’esprit du Christ est « don de Dieu », le donum D ei. Augustin le formule fort bien : « Dieu nous fait plusieurs dons mais D eus est qui D eum d a t » (« Dieu est celui qui donne Dieu »). Le don de Dieu le plus haut, le don de Dieu que nous appelons notre salut n ’est rien de moins que Dieu. Je laisse cela à la profondeur de Jacques Derrida. Je vous remercie tous, participants et auditeurs, de votre présence. RICHARD K e a r n e y — C’est un grand honneur d’être ici parmi vous et en particulier entre Jacques Derrida et Jean-Luc Marion. La tâche de présider à ce dialogue est quelque peu intimidante mais je ferai de mon mieux. Je considère comme très secondaire mon propre rôle, celui d’être le « greffier » - pour reprendre une des expressions de Kierkegaard que préfère Jack Caputo - , celui qui reste dans l’ombre pour n ’intervenir, compléter, traduire ou servir d’intermédiaire entre nos deux interlocuteurs qu’en cas de nécessité. Je pourrais aussi avoir recours à cette autre métaphore, histoire de reprendre une image qui a hanté les discussions ces derniers jours, à savoir celle d’un fantôme, d’un esprit (et il ne s’agit pas ici d’un esprit saint !) entre père et fils. Jacques Derrida, comme la plupart d’entre vous le
1. Cette discussion, modérée par Richard Kearney, qui a eu lieu à la Villanova University le 27 septembre 1997, a été publiée à l ’origine en américain in J. D. Caputo, M. J. Scanlon (éd.): God, the Gift, and Post modernisai, Bloomington, Indiana University Press, 1999, p. 54-78. La traduction française est dûe à Sophie-Jan Arrien, professeur à l’Université Laval, Québec. Nous remercions Madame Marguerite Derrida d ’avoir bien voulu autoriser cette publication.
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savez probablement, est l’ancien professeur de Jean-Luc Marion à l’Ecole normale supérieure, à Paris. Ils ont confronté leurs positions à diverses occasions et dans certains textes très importants, en particulier sur le thème de la théologie négative. Après avoir inauguré un débat renouvelé sur la question, à la suite de la communication de Jean-Luc Marion il y a deux jours, je crois qu’il est temps de le poursuivre aujourd’hui. Au cours de la dernière année en Ulster, nous avons été témoins de tentatives de médiation entre unionistes et nationalistes où les parties concernées allaient jusqu’à refuser de s’asseoir dans la même pièce. Nous avons ainsi assisté à ce qu’on a appelé des négociations de rapprochement : les médiateurs s’asseyaient avec un groupe et lui faisaient part de leur sentiment puis ils changeaient de pièce afin de parler à l ’autre groupe et ainsi de suite, aller retour. Tout le but de ces dialogues, extrêmement ardus, était de réduire les écarts. Si je peux jouer un rôle constructif aujourd’hui, ce sera en empruntant la direction inverse, c’est-à-dire en prenant acte des divergences entre les deux interlocuteurs qui - ils seront, je crois, les premiers à le reconnaître - se rejoignent par ailleurs sur plusieurs questions philosophiques. Le temps est trop compté cet après midi pour le perdre à être d’accord - au moins en un premier temps - bien que nous terminerons, je l’espère, avec une forme de fusion des horizons. De peur que nos interlocuteurs aillent trop rapidement et soient trop polis et trop consensuels, je propose d’interdire l’expression «je suis d ’accord» durant la première heure pour ensuite seulement travailler vers des positions convergentes. Je propose donc de passer à l’action sans retard et de cerner notre propos, à savoir le «don». Il s’agira, sans lui faire de violence indue, de l’exposer, le décortiquer pour ensuite essayer de le recomposer à nouveau. On aura besoin ici de perspicacité herméneutique. Jean-Luc Marion a conclu sa communication l’autre soir avec le terme de « dénomination » et Jacques Derrida a relevé le terme. Un des sens de dénomination ne s’est pas fait jour dans la discussion : celui de déclinaison, division, différenciation, distinction - au sens où nous parlons d’écoles confes sionnelles, catholiques, protestantes, juives, e tc 1. Dans la mesure où le « don » et la « religion » constituent deux thèmes majeurs de cette conférence, il me semble sage de commencer en demandant aux deux interlocuteurs d’identifier la nature de leur discours sur le don. A ce qu’il me semble, Jacques Derrida fait figure dans le débat de déconstructeur quasi-athée, quasi-juif. Jean-Luc Marion de son côté fait figure de phénoménologue hyper-chrétien, hyper-catholique. J ’emploie le terme «hyper» au sens de Jean-Luc Marion, tel qu’il l’a défini l’autre soir2. Vous êtes pour la plupart au fait du travail de Jacques Derrida sur le don depuis une décennie car la majorité des textes sont disponibles en anglais - D on ner le tem ps, D on n er la 1.Il s’agit ici du sens le plus courant du terme dénomination en anglais: celui de confession ou encore de « sensibilité » religieuse. 2. C i.«In the Name. How to avoid speaking o f negative theology » in God, the Gift, and Post modernism, Bloomington, Indiana University Press, 1999, p. 27 sq. En français : De Surcroît,op. cit., chap. VI, «Du Nom ou comment se taire», §2, p. 162.
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m ort et, bien sûr, ses écrits récents sur l’hospitalité. Jean-Luc Marion a fait deux contributions très importantes à ce débat avec R éduction et donation et E tant donn é; R éduction et donation est depuis peu disponible en anglais sous le titre R éduction an d G iv en n e ss 1.
Je commencerai en demandant à Jean-Luc Marion de mettre cartes sur table eu égard à la nature spécifiquement religieuse et théologique du don, du fait de donner et de la donation, particulièrement en ce qui a trait à « l’intuition donatrice » et au « phénomène saturé ». Je demanderais à Jean-Luc Marion de nous rappeler certains moments de la discussion sur ces notions de donner, don et donation avant de demander à Jacques Derrida de répondre. JEAN-LUC M A R IO N — M e rc i. A v ra i d ire , j e v a is v o u s d é c e v o ir p u is q u ’à l ’h e u r e q u ’il est, à c e sta d e d e m o n tra v a il, j e n e m ’in té r e s s e n i a u d o n , n i a u sens r e lig ie u x d u d o n . RICHARD KEARNEY —
Tout un début! Très bien. Et maintenant, professeur
Jacques Derrida. (rires) JACQUES D e r r i d a — J e v o u s a v a is d it q u e c e se ra it im p ré v is ib le . M A R IO N — En fait, je me suis intéressé au don quand j ’écrivais de la théologie il y a dix ans, voire plus. Mais avec R éduction e t donation, la question du don se trouva profondément modifiée pour moi par la découverte du problème de la donation ( G egebenh eit ) en phénoménologie - et par phénoménologie j ’entends Husserl, et par Husserl j ’entends le premier Husserl, celui des R echerches logiques. Chez Husserl, nous découvrons que la définition la plus efficace et la plus profonde du phénomène s’exprime en termes d ’«être donné», G egeben sein en allemand. En bref - et l ’occasion de cette découverte fut la discussion d’un livre de Jacques Derrida, La voix e t le phénom ène - pour Husserl, qui reprend la définition traditionnelle du phénomène par Kant, le phénomène surgit de la synthèse ou de la conjonction de deux éléments différents: d’une part, l’intuition et de l ’autre l ’intention - intentionnalité, concept, signification. J’ai réalisé à ce moment que Husserl ne fait pas que seulement supposer la décision de Kant en ce qui à trait à l’intuition - à savoir qu’elle a le rôle philosophique de donner et mérite d ’être appelée « l’intuition donatrice» - mais qu’il prétend, de façon assez hardie, que même la signification en tant que telle doit être donnée, plus : que les essences, les essences logiques, la vérité, etc., elles aussi doivent être données. Tout, et pas seulement l ’intuition, est gegeben ou peut être gegeben ou du moins on peut demander de toute signification si elle est ou non gegeben. J ’ai donc alors essayé de ré-ouvrir certains des problèmes les plus importants dans l’histoire de la phénoménologie, principalement entre Husserl et Heidegger,
1. Réduction and Givenness : Investigations o f Husserl, Heidegger, and Phenomenology, trad. Thomas Carlson, Evanston, 111., Northwestern University Press, 1998. Etant donné a été traduit en anglais sous le titre Being Given: Toward a Phenomenology o f Givenness, trad. Jeff Kosky, Palo Alto, Stanford University Press, 2002.
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en me demandant s’il serait possible de relire la phénoménologie comme telle en tant que la science du donné. Je ne peux ici expliquer en détail ce qu’il en retourne mais beaucoup d’entre vous sont au fait, par exemple, de la fascinante doctrine du es g ib t chez Heidegger, que je traduirais par «cela donne» et que je m’efforce d ’utiliser comme un concept. D ’autres phénoménologues, Jacques Derrida et Michel Henry par exemple, s’intéressent au fait que le phénomène ne peut être seulement et toujours considéré soit comme un objet (ce qui correspond en gros à la position de Kant et jusqu’à un certain point celle de Husserl), soit comme un étant (ce qui est pour l’essentiel la position de Heidegger). Quelque chose de plus authentique, ou de plus pauvre ou de plus bas, de plus essentiel peut-être (si le terme d’essence est ici approprié, ce dont je doute) peut bien plutôt apparaître en tant que gegeben, en tant que donné. J’insiste sur ce point. Si l’on prend comme point de départ l’achèvement du chemin de pensée, du D enkw eg de Heidegger, qu’a donc accompli la phénoménologie quand on considère les plus grands phéno ménologues, y compris Gadamer, Ricœur, Levinas, Michel Henry et d’autres encore? Ils s’intéressent à des phénomènes très étranges dans la mesure où on ne peut pas dire qu’ils « sont» - dans le cas de Levinas, par exemple, il est clair et évident qu’on ne peut pas dire que l’autre «est». Décrire autrui ne signifie pas renvoyer à l’être ; cela interdirait au contraire l’accès à son phénomène. En fait, ils décrivent des phénomènes nouveaux comme l’auto-affection de la chair, l’éthique de l’autre, l’événement historique, le narratif, la différance, etc., dont on ne peut dire qu’ils sont de quelque façon des objets et dont on ne devrait même pas dire qu’ils « sont ». Bien sûr on peut dire que l’autre est, mais le simple fait de dire « est » ne le décrit pas. Pour décrire ces phénomènes correctement et précisément, nous avons besoin d’une autre façon de les envisager. Ma supposition se résume à dire que la détermination ultime du phénomène n’implique pas qu’ils soient mais qu’ils apparaissent comme - donnés. Et si tout ce qui apparaît nous arrive comme donné, un des caractères cruciaux de tout phénomène est qu’il se trouve établi comme un événement, lequel arrive définitivement. Le fait d’arriver nous permet de voir de façon plus frappante que le phénomène qui arrive, arrive comme donné - donné seulement à la conscience si vous voulez, donné à moi, mais, en dernière instance, toujours donné. La donation accomplit donc avant tout - j ’ai pris un certain temps à le réaliser - une détermi nation phénoménologique. Si l ’on part de cette détermination phénoménologique, il devient bien sûr possible de retourner à certains des phénomènes exprimés, expliqués, utilisés, produits - sinon produits, du moins mis enjeu - par ce qu’on a l’habitude d’appeler expérience religieuse. Ces phénomènes semblent donnés entre tous. L ’eucharistie, par exemple, le Verbe qui est donné, le pardon, la vie dans l’esprit par les sacrements, et ainsi de suite, tout cela doit être décrit comme donné. Les thèmes théologiques pourraient aussi apparaître comme phénomènes parce qu’ils ont au moins quelque chose en commun avec tous les autres phénomènes, à savoir d’apparaître, à divers degrés, comme donnés. Mon véritable travail, à ce stade, a pour but d’expliquer ce qu’implique que les phénomènes ne puissent apparaître sans apparaître comme m ’étant donnés. En d’autres termes, est-ce que
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tout ce qui est donné apparaît comme un phénomène ? Ce point ne doit pas être confondu avec cet autre : tout ce qui apparaît doit apparaître comme donné. Je veux donc avant tout et en général concentrer mon intérêt sur la phénoménologie de la donation. Dans ce cas, comme nous le verrons peut-être plus tard, nous pourrions demander pourquoi et dans quelle mesure certains phénomènes, que nous pouvons appeler paradoxes ou phénomènes saturés, apparaissent comme plus donnés ou, encore, donnés à un degré plus important et plus élevé que d ’autres. KEARNEY — Merci, Jean-Luc Marion. Etant donné cette prise de position initiale, pensez-vous, Jacques Derrida, qu’il existe quelque chose telle qu’une donation théologique? Pensez-vous qu’il y a un «phénomène saturé» qui soit en fait divin et transcende le langage ? DERRIDA — Contrairement à Jean-Luc Marion, je m ’intéresse au christianisme et au don au sens chrétien du terme et il m ’intéresse de tirer des conclusions en ce sens. Je commence, bien sûr, par dire combien je suis heureux et fier d’avoir cette discussion avec Jean-Luc Marion. Vous avez rappelez, comme un donné, qu’il a été jadis mon élève. Je ne sais comment interpréter cela. Si je dis, heureusement il ne fut pas mon élève ou malheureusement il ne fut pas mon élève, le donné, la donation, le fait qu’il est entré à l’Ecole normale supérieure alors que j ’y enseignais devient un problème. Malheureusement, il n ’a pas été mon élève bien qu ’il ait été à l’Ecole normale supérieure ; c ’est la raison pour laquelle il a écrit une œuvre si importante, une œuvre originale. Heureusement il n ’a pas été mon élève car nos avis diffèrent sur des problèmes essentiels. Cette donation de JeanLuc Marion comme étudiant était-elle un don? C’est là le problème' C’est avec cette distinction que je commencerai. Avant d’aller plus loin, je précise que dans le but de rendre les choses aussi claires que possible, je tâcherai de parler comme s’il n ’y avait pas, derrière la discussion, de connaissance présupposée des textes. Je renvoie à ce que vous venez tout juste de rappeler. Je ne suis pas convaincu qu’il y ait une continuité sémantique entre l’usage de la G egebenh eit en phénoménologie et le problème du don que nous nous apprêtons à discuter. Husserl, il est vrai, renvoie largement et constamment à ce qui est donné à l’intuition mais je ne suis pas sûr que cette G egebenh eit entre tienne une relation évidente et intelligible avec le don, avec le fait d’être donné comme un don. Ce dont nous allons discuter, le don, n’entretient peut-être pas de rapport homogène avec la G egebenheit. Il s’agit là d’un des problèmes en ce qui concerne le lien à la phénoménologie. Par ailleurs, la façon dont vous réalisez la médiation ou la transition entre la G egebenh eit et le es gib t chez Heidegger m ’apparaît également problématique. La façon dont Heidegger renvoie à la G abe dans le es g ib t est différent de la G egebenh eit intuitive. Quand Husserl dit G egebenh eit et quand les phénoménologues disent au sens large G egebenheit, quelque chose est donné; ils renvoient simplement à la passivité de l’intuition. Quelque chose est là. Nous avons, nous rencontrons quelque chose. C’est là mais ce n’est pas un don. Une de mes premières questions serait donc celle-ci : avonsnous le droit d’aller directement du concept phénoménologique de G egebenheit, don-ation, au problème du don que nous allons discuter? Ce qui rendra la
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discussion intéressante et difficile tout à la fois et je l’espère, sans fin, relève non tant d’un désaccord entre nous que d’une sorte de chiasme. E tant donn é est un livre puissant, doté d’un titre merveilleux. Jean-Luc Marion a le génie des titres. D ieu sans l ’être comme titre était un tour de force. Je ne suis pas sûr que la traduction anglaise, G od w ithout B eing, rende justice à ce que je trouve le plus intéressant dans ce titre, à savoir, non seulement Dieu « sans l’être » mais aussi Dieu « sans être Dieu». Nous touchons ici la question du nom, du nom D ieu. Nous retrouverons cette question sur notre chemin. D onum dei. J ’y reviendrai. Il est certain que je m ’intéresse à la théologie chrétienne bien que je sois totalement incompétent. Mais il s’agit là du problème dont nous allons discuter : qu’y a-t-il dans un nom? Nous allons discuter du nom don et du nom D ieu. Et nous avons commencé à le faire hier soir. Quel est le chiasme, si, après avoir lu ce livre puissant, je tente de le résumer à même le titre - qu’on a traduit en anglais par Being g iv e n l Est-ce correct? E tant donn é : je suis venu ici pour louer le génie de Jean-Luc Marion ; je veux faire l’éloge de ce qui est magnifique dans ce titre : l’étant en tant qu’étant donné. Mais, en un certain sens, Jean-Luc Marion veut ensuite libérer le don et la donation de l ’étant. Nous y reviendrons. Pour le résumer schématiquement, voici le chiasme que j ’ai trouvé dans ce livre : Jean-Luc Marion résume de façon très juste ce que j ’ai dit au sujet du don dans D on n er le tem ps au sujet des multiples apories, des impossibilités. Aussitôt qu’on identifie un don - pas une G egeben h eit mais un don - en tant que don, avec le sens d’un don, alors il est annulé comme don. Il se trouve réintroduit dans le cercle d’un échange et détruit en tant que don. Aussitôt que le donataire sait qu’il s’agit d’un don, il remercie déjà le donateur et annule le don. Aussitôt que le donateur est conscient de donner, il se remercie lui-même et, encore une fois, il annule le don en le réinscrivant dans un cercle, un cercle économique. Je veux donc reconstituer mon texte ici et insister sur ce qui s’apparente à une impossibilité pour le don d’apparaître en tant que tel tout en demeurant un don, d’apparaître en tant que tel du point de vue du donateur comme du donataire (celui qui reçoit) et d’être présent, d’être un étant en tant qu’étant présent. Je dissocie donc le don du présent. Jean-Luc Marion reconstitue avec beaucoup de justesse cette démonstration mais il ajoute que tous les obstacles et les objections présumés que je suis censé avoir opposés au don, loin de bloquer l’accès, ou pour ainsi dire, loin de nous empêcher d’avoir accès au don ou à une phénoménologie du don, constituent, en fait, une sorte de tremplin pour ce qu’il essaie de faire en tant que phénoménologue. Jusqu’ici nous sommes donc d’accord. Là où nos positions diffèrent, s’il y a divergence, c’est qu’à partir de là Jean-Luc Marion affirme que j ’ai problématisé le don dans l’horizon de l’économie, de l’ontologie et de l’économie, dans le cercle de l’échange, à la façon de Marcel Mauss, et que nous devons libérer le don de cet horizon de l’échange et de l’économie. Ici, bien sûr, je m ’oppose. J’ai fait exactement le contraire. J ’ai précisément essayé de déplacer la problématique du don, de l ’extraire du cercle de l’économie, de l’échange mais je n’ai pas tenté de conclure, à partir de l’impossibilité pour le don d’apparaître et d’être déterminé comme tel à son impossibilité absolue. J’ai dit, pour le rappeler brièvement et de
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façon très schématique, qu’il est impossible au don d’apparaître en tant que tel. Le don n ’existe donc pas en tant que tel si, par existence, on entend le fait d’être présent et d’être intuitivement identifié comme tel. Le don n’existe pas et n’apparaît pas comme tel ; il est impossible pour le don d’exister et d’apparaître en tant que tel. Mais je n’ai jamais conclu qu’il n’y avait pas de don. J’ai continué en disant que si, à travers cette impossibilité, il y a un don, celui-ci doit être l’expé rience de cette impossibilité et devrait apparaître en tant qu’impossible. L’événe ment qu’on nomme don est totalement hétérogène à une identification théorique, à une identification phénoménologique. Voilà le point de désaccord. Le don est totalement étranger à l’horizon de l’économie, de l’ontologie, de la connaissance, des énoncés constatifs et de la détermination et du jugement théoriques. Mais par là, je n ’avais pas l’intention d’abandonner, tout bonnement, la tâche de rendre compte du don, de ce qu’on appelle don, en économie et même dans le discours chrétien. Dans Le don de la m ort, je tenté de montrer l’économie, l’axiomatique économique à l’œuvre dans certains textes chrétiens. J’essaie donc d’en rendre compte et de dire que le soi-disant cercle, ce cercle économique, doit correspondre, afin de « circuler », afin d’être mis en branle, à un mouvement, un geste, un désir -p e u importe le nom -, une pensée du don que n ’épuiserait nulle détermination phénoménologique, théorique ou scientifique, nulle économie. Je voudrais que cette discussion ne soit ni un désaccord ni, bien sûr, qu’elle suive une voie consensuelle trop aisée mais surtout qu’elle ne soit pas polémique. Je souhaite que nous essayions de trouver de nouvelles ouvertures. Je crois que cette question du don nous force, par exemple, à ré-activer tout en la déplaçant la fameuse distinction qu’établit Kant entre connaître et penser. J’affirme, je défends que le don en tant que tel ne peut être connu ; aussitôt qu’on en prend connaissance, on le détruit. Le don en tant que tel est donc impossible. J’insiste sur le « en tant que tel ». J’expli querai pourquoi dans un instant. Peut-être que penser n’est pas le mot juste. Mais il y a quelque chose qui excède la connaissance. Nous avons un rapport au don qui se situe au-delà du cercle, du cercle économique, et au-delà de la détermination théorique et phénoménologique. C’est ce penser, cet excès qui m’intéresse. C ’est cet excès qui met le cercle en mouvement. Pourquoi y a-t-il économie ? pourquoi y a-t-il échange au sens de Marcel Mauss ? pourquoi y a-t-il un retour différé des dons? d’où vient ce cercle? Je n ’ai jamais dit - c’est là un malentendu qui se produit constamment en F ra n ce -je n’ai jamais dit qu’il n’y a pas de don. Non, j ’ai dit exactement l’inverse. A quelles conditions pouvons-nous dire qu’il y a un don si nous ne pouvons le déterminer théoriquement ni phénoménologiquement? C ’est par l’expérience de l’impossibilité; c’est que sa possibilité est possible en tant qu’impossible. J’y reviendrai. Une seconde distinction est envisageable, et j ’arrêterai là, si l’on suit la question du don comme un fil vivant. Il n’y a pas seulement la distinction entre connaître et penser mais aussi la distinction entre connaître et faire, ou encore, entre connaître et un événement. Un événement en tant que tel, tout comme le don et précisément pour la même raison, ne peut être connu en tant qu ’événement, en tant qu’événement présent. Il s’agit donc d’un autre lieu pour la distinction entre
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connaître et faire. Un don est quelque chose qu’on fait sans savoir ce qu’on fait, sans savoir qui donne le don, qui le reçoit et ainsi de suite. Une dernière remarque, au sujet de la phénoménologie - évidemment. Le désaccord virtuel entre nous repose sur le fait que Jean-Luc Marion, après m ’avoir mis sur la touche, après m’avoir résumé, ajoute : «il pense le don dans l’horizon de l’économie». A mon avis, c’est inexact. Marion va donc essayer de rendre compte phénoménologiquement du don (que je distingue, une fois de plus, de la G egebenheit). Mais je doute qu’une phénoménologie du don soit possible. C’est là ma thèse justement. Je me trompe peut-être mais si ce que je dis n ’est pas complète ment dénué de sens, ce qui est précisément remis en question, c’est la possibilité d’une phénoménologie du don. Je comprends évidemment que Jean-Luc Marion ait son propre concept de phénoménologie. Mais il ne peut pratiquer n ’importe quelle phénoménologie sans au moins conserver certains axiomes de ce qu’on appelle phénoménologie - le phénomène, la phénoménalité, l’apparence, le signi fication, l’intuition ou, sinon l’intuition, du moins la promesse de l ’intuition, et ainsi de suite. Je ne dis pas cela contre la phénoménologie. Je ne dis même pas cela contre la religion ou contre le donum D ei. J’essaie de penser la possibilité de l’impossibilité et donc de penser la possibilité du donum D ei ou encore, la possibilité de la phénoménologie, mais d’un lieu qui ne soit pas inhérent à ce dont j ’essaie de rendre compte. J’arrête ici. KEARNEY — Merci. Puis-je reprendre en deux points rapides, Jean-Luc Marion, ce que Jacques Derrida vient de vous dire? Il a d ’abord a indiqué un désaccord virtuel entre vos interprétations respectives d’une phénoménologie du don. Peut-être aimeriez-vous dire quelque chose - mais pas trop j ’espère - sur ce point. Ensuite, je propose que nous poussions ce désaccord virtuel entre vous sur la phénoménologie du don vers un désaccord potentiel plus grand encore sur la théologie du don. Y a-t-il une philosophie chrétienne du don ? MARION — Un mot d’abord sur les questions techniques. Je ne suis pas d’accord avec vous sur le fait que la donation, G egebenheit, serait restreinte à l’intuition chez Husserl. J’ai cité des textes à ce propos et je m ’y tiens. Pour lui, même les significations sont données, sans intuitions. Il admet ouvertement une « donation logique » 1. DERRIDA — A vrai dire, je suis plutôt d’accord avec vous. La question était celle-ci : qu’est-ce que le don ? MARION — C’est une bonne question et j ’y insiste parce que Paul Ricœur me l’a aussi posée et a soulevé les mêmes objections que je résumerais moi-même ainsi : entre la donation, s’il en est une, au sens phénoménologique du terme, et le don, il n ’y a rien sinon pure équivoque. J’ai tenté de démontrer l’inverse parce que le fait de prendre comme point de départ cette soi-disant équivoque revient à appauvrir et la question du don et celle de la donation. Je m ’explique. Je pense au
1. Husserl, L ’idée de la phénoménologie, op. cit., p. 59.
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don comme à un type de problème qui touche aux limites les plus extrêmes, lesquelles devraient être décrites et pensées - non pas expliquées ni comprises, mais simplement pensées - de façon très radicale. Je propose que pour accomplir la description du don, s’il y en a une possible, on peut être conduit à ouvrir pour la première fois un horizon nouveau, bien plus vaste que ceux de l’objectivité et de l’être, l’horizon de la donation. A travers le problème du don, et nous reviendrons précisément à ce problème, nous pouvons peut-être établir que de nombreux phénomènes ne peuvent être expliqués immédiatement que selon le modèle du don - c ’est-à-dire le problème tel que soulevé par Mauss et d’autres. En fait, il ne s ’agit nullement d’un problème particulier en marge du courant principal car, à travers ce problème, un grand nombre d’autres phénomènes apparaissent soudainement comme dons ou comme eux-mêmes donnés alors qu’on n’avait auparavant aucune idée qu’ils pouvaient se révéler comme donnés. La donation ouvre peut-être ainsi le secret, le résultat final et F analyse potentiellement perdue du don. Sur ce point je suis donc en désaccord avec Paul Ricœur ainsi qu’avec Jacques Derrida. Mais revenons maintenant à la question du don lui-même. J ’ai dit que l’échec à expliquer le don était dû au fait que l’analyse demeure dans l’horizon de l’économie et j ’ai conclu que l ’horizon de l’économie rend le don impossible, mais, dans ce cas, ce n’est pas vous que je visais. Je pense n ’avoir jamais dit que vous pensiez que le don était impossible. Comme vous venez de le suggérez, je pense moi aussi que si nous voulons aller de l’avant avec le problème du don, nous devons abandonner tout espoir d’explication, c ’est-à-dire, de compréhension du don en tant qu’objet. Mais vous ajoutez qu’il s’agit aussi d’abandonner toute description. Pour m a part, je crois qu’on peut décrire le don, en dépit de toutes les apories évidentes et de prime abord incontournables selon le point de vue de l ’économie. Je ne suis pas d ’accord avec vous sur certains autres points mais nous partageons une conviction commune : on ne peut expliquer et nous n ’avons pas d’accès au don aussi longtemps qu’on le retient à l’intérieur de l’horizon de l’économie. Selon moi, cela a été démontré et je le prends pour acquis. Néanmoins, on doit poser une autre question : est-il possible de décrire le don si l’on prend au sérieux les apories que nous avons constatées? Si cela s’avère possible, il s’agit simplement de phénoménologie car la phénoménologie signifie avant tout de voir et de décrire le phénomène. Aussi longtemps qu’une telle description est possible, je pense qu’on doit dire qu’on demeure dans le champ de la phénoménologie. Comment, donc, est-il possible de décrire le don en tant que phénomène? Ma démonstration - et je la résume parce qu’elle est somme toute très simple - revient à dire que, bien que le modèle le plus abstrait et le plus commun du don implique un donateur, un objet donné et un donataire, on peut quand même décrire le don, je dirais la m ise en scène du phénomène, la performance du don, en plaçant entre parenthèses et en mettant de côté au moins un et parfois même deux de ces caractéristiques du don. Et c ’est ce qui est nouveau : il devient clair que le don est gouverné par des lois entièrement différentes de celles qu’on applique à l’objet ou à l’étant.
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D ’abord, par exemple, on peut parfaitement bien décrire un don pleinement réussi ou don donné sans qu’un donateur entre enjeu. Par exemple, si vous donnez quelque chose à votre ennemi ; le don est abandonné et vous n ’aurez personne pour le recevoir. Vous avez donc réalisé un don anonyme. Quand on donne de l’argent à une organisation humanitaire, on fait bel et bien un don, un vrai don, à savoir d’argent, mais ce don ne va à personne, du moins personne que l’on connaisse personnellement. Pourtant on a réalisé un don. On peut même imaginer - et une description religieuse du don trouverait sa place ic i-, par exemple, qu’on ne sache pas maintenant à qui on donne le don. Le Christ donne un exemple d’une telle situation dans les paraboles eschatologiques ; quand quelqu’un donne quelque chose aux pauvres, il l’a en fait donné au Christ; mais il ne pourra jamais imaginer l’avoir donné directement au Christ avant la fin des temps. Il offre donc son don à un donataire anonyme ou même au donataire véritablement absent. Dans le cas précédent, le statut eschatologique du donataire fait qu’on ne le rencontrera jamais en ce monde. Cette absence du donataire n ’interdit pas la description du don mais, dans une certaine mesure, permet au don d ’apparaître comme tel. Un don gracieux apparaît précisément parce qu’il n ’y a pas de réponse, pas de gratitude en retour; tout cela est évident parce qu’on peut donner sans nul donataire. Vous pouvez aussi imaginer un don sans donateur qui serait, néanmoins, absolument réussi. Prenez l’exemple d’un héritage où, à titre d’hypothèse, le donateur n ’est plus et n’a peutêtre jamais rencontré, jamais connu le donataire. Plus encore : pourquoi ne pas imaginer le cas où l’on ne sait pas s’il y a même un quelconque donateur? Cela est très bien décrit dans Robinson Crusoé quand Robinson trouve quelque chose sur le sable, sur la plage, un outil ou quelque chose du genre. Il se demande : cela est-il ou non donné ? Y a-t-il un donateur ou est-ce simplement un hasard de rencontre ? Et à cette question, il n’y a pas de réponse claire. Mais on doit d’abord soulever la question et c’est là le point important. C ’est dans l’horizon de telles absences que le phénomène possible du don peut apparaître, s’il apparaît. Evidemment, l’absence de donateur n’implique pas simplement qu’il y ait un donateur. Mais cela implique qu’on puisse poser cette question «y a-t-il un donateur?» qui nous ouvre déjà l’horizon de la donation. On pourrait aisément trouver d’autres exemples. Passons rapidement au dernier point, le plus remarquable à mon avis : nous pouvons décrire un don dans une situation où rien, rien d ’étant, no-thing, n ’est donné. Car nous expérimentons vraiment des cas où rien, no thing, n ’est donné : quand on donne sa vie, quand on donne la mort, on ne donne rien à proprement et à strictement parler. Considérons seulement ceci: quand quelqu’un reçoit le pouvoir, par exemple quand le président Clinton a été investi de ses fonctions comme président des Etats-Unis d’Amérique, a-t-il reçu quelque chose? Non, à l’exception peut-être d’une feuille de papier, d’une poignée de main ou d’un numéro secret à des fins militaires. KEARNEY — Puis-je intervenir ici car il ne nous reste qu’une heure. Vous nous avez donné plusieurs exemples et des plus utiles : le président Clinton, Robinson Crusoé, les Ecritures. Mais il me semble qu’il y a dans votre phénoménologie du
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don un exemple privilégié, un exemple «plus élevé», du phénomène saturé, à savoir la révélation. MARION— Je vais essayer de vous répondre. Bien sûr, je pense qu’il est possible de décrire, dans l ’horizon de la phénoménologie du don, ce que j ’appellerai la figure vide et tout juste possible de la révélation, laquelle a un sens en tant que possibilité à l’intérieur de la phénoménologie. Je suggère que cette révé lation - il s’agit évidemment pour moi de la révélation du Christ mais ce pourrait être n ’importe quel type de révélation si s’élèvent d’autres prétentions à la révéla tion - peut acquérir un statut phénoménologique et correspond à d ’autres types de phénomènes. En ce sens précis, la distinction entre le champ de la philosophie et celui de la théologie, les « limites » entre eux au sens de Kant et de Fichte, deviennent plus floues. Allons plus loin à l’aide de mon exemple précédent. Le don n ’implique pas toujours que quelque chose soit donné. Cela reste vrai non seule ment dans la vie quotidienne mais aussi dans les expériences les plus importantes et les plus significatives de la vie humaine. On sait que, dans une certaine mesure, si le don est vraiment unique, s’il fait vraiment une différence et ne peut être répété, alors il n’apparaît pas comme quelque chose qui pourrait passer d’un propriétaire à un autre. Tout don véritable se produit sans aucune contrepartie objective. Quand nous nous donnons nous-mêmes, quand nous donnons notre vie, notre temps, notre parole, nous ne donnons pas seulement rien, mais nous donnons beaucoup plus. Voilà où je veux en venir : nous pouvons décrire le don en dehors de l’horizon de l’économie de telle façon que de nouvelles lois phénoménologiques apparaissent. Par exemple, le don ou le donné phénoménologique n’a pas de cause et n ’en a pas besoin. Il serait absurde de demander quelle est la cause du don car la donation implique l’inattendu, l’imprévisible et le pur surgissement de la nouveauté. De la même façon, le don ne peut être répété comme le même don. Si on veut laisser le don déployer sa visibilité selon sa propre logique, on découvre qu’on expérimente un type de phénomène qui ne peut plus être décrit comme un objet ou un étant. Et, si je suis d ’accord avec Derrida pour aller au-delà de l’économie, je maintiens mon désaccord avec lui sur un autre point : on peut bel et bien effectuer cette description du don, quoique seulement d’une façon très particulière. Car on ne peut faire cette description, qui met entre parenthèses un, voire deux des éléments du soi-disant don économique, si on n ’a pas au préalable, dans l’expérience pratique, mis en scène par soi-même un don sans donataire ou un don sans donateur ou un don sans rien qui ne soit donné. Et il ne s’agit assurément pas d’une description neutre : nous devons nous engager en réalisant le don par nous-mêmes de telle façon que nous devenons aptes à le décrire. Cependant, je crois que cette description va bien audelà du don selon Marcel Mauss. Le don, c’est-à-dire, le phénomène comme donné, est donc, dirais-je, une dimension de l’expérience du monde qui inclus aussi la possibilité de la révélation. KEARNEY — Nous pourrions reprendre avec la dernière phrase, où Jean-Luc Marion en arrive finalement au rapport entre la phénoménologie du don et le verbe révélé. Je suis bien conscient qu’on doit parvenir à ces choses de façon tangentielle, obliquement, petit à petit, mais, étant donné le temps qui passe et vu qu’il ne s’agit
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pas à strictement parler d’un séminaire de phénoménologie sur la donation mais d’une conférence sur la religion et la post-modernité, pensez-vous, Jacques Derrida, qu’il est possible de mener à terme une phénoménologie de la donation religieuse? Est-il possible, pour citer Jean-Luc Marion dans M étaphysique e t théologie, « d ’avoir une pensée rationnelle de Dieu que la philosophie ne peut oublier sans perdre sa dignité, voire sa possibilité » 1. DERRIDA — En me posant cette question, vous remettez les choses en contexte et m ’autorisez donc à revenir en arrière, et à ne pas commencer avec la dernière phrase, la sienne ou la vôtre. Je tenterai de ne pas éviter votre question mais j ’aimerais d’abord revenir à quelque chose.
K earney — J’abandonne ! DERRIDA — Non, non. Mais nous ne voulons pas trop de contraintes. La référence au don qui ne donne rien représente exactement quelque chose que j ’ai thématisé. Je vais essayer de répondre à la question ainsi qu’en ce qui concerne la phénoménologie. Puisque vous admettez que le don, selon la logique qui se trouve virtuellement à l’œuvre dans le nom de don (je reviendrai au nom), n’implique pas nécessairement la présence d’un donataire, d’un donateur ou d’une chose donnée, ma question est la suivante : quel serait le thème d’une telle phénoménologie ? Que décrirait l’analyse phénoménologique sinon l’expérience du donateur, l’expé rience du donataire, la chose actuellement donnée ou encore l’intention? Comme vous le savez, l’analyse phénoménologique a pour thème principal l’expérience intentionnelle. Si, maintenant, vous faites l’économie de l’expérience intention nelle du donner, que reste-t-il pour la phénoménologie? Si vous n’avez ni dona taire, ni donateur, ni chose donnée, que reste-t-il « en tant que tel » ? Permettez-moi de citer quelque chose que vous avez dit un peu plus tôt, après avoir résumé ma problématique. Vous dites qu’il reste à abandonner l’horizon économique de l’échange afin d’interpréter le don à partir de l’horizon de donation lui-même. Vous dites que ce qui reste à être décrit est la donation, non en fonction de ce qu’elle rejette, mais en tant que telle. V ous ajoutez ensuite, avec un scrupule que j ’aimerais discuter - si un tel en tant que tel lui convient encore. C ’est là ma question. Je pense que la phénoménologie, aussi bien que l’ontologie et que la philosophie, implique le als Struktur, le en tant que tel. Mais si l’événement du don exclut la présence du en tant que tel du donateur, du donataire, de la chose donnée, de la chose présente et de 1’intention, alors, que reste-t-il pour le « en tant que tel »? V oilà mon problème. KEA RNEY — Puis-je faire une brève interruption avant de continuer? Puis-je demander à Jean-Luc Marion de préciser ce « en tant que tel » ?
MARION— La réponse est qu’il est bien sûr impossible de décrire le don en l’absence simultanée des trois éléments du don. Dans un tel cas il ne reste rien du tout et il n’y a ni en tant que tel, ni même quelque possibilité que ce soit de l.L e visible et le révélé, op. cit., p. 97, repris de «Métaphysique et phénoménologie : une relève pour la théologie », Bulletin de littérature ecclésiastique, Toulouse, 1993, p. 21.
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questionner la donation. Ce sur quoi j ’insiste est tout autre chose, à savoir que nous pouvons décrire un phénomène à l’aide de deux éléments sur trois. Le don peut ainsi s’accomplir avec un don, un donataire mais sans donateur ou, autre solution, avec un donateur, un don mais sans donataire; ou dans un troisième cas de figure, avec un donateur, un donataire mais rien qui soit donné. Si nous connaissons les trois termes, il n ’y a pas de question. Ce qui m ’intéresse, c ’est qu’on peut toujours abandonner un des termes et peut-être deux et pourtant conserver un phénomène véritable et complet. Même dans le plus abstrait des cas, l’intérêt d’une telle description réside dans le fait que ayons quelque chose qui peut encore être décrit bien qu’il ne se réduise pas à un objet ni à un étant. Vous m ’avez demandez tout à l’heure pourquoi j ’avais ajouté le « en tant que tel » : je peux vous assurer que je l’ai fait parce que je pensais très précisément à vous et à vos terribles critiques. C ’est pour cela que j ’ai ajouté, « si un tel en tant que tel convient encore à la donation ». D ERRID A — Je vous
enremercie. C’estundon.
MARION — La réponse finale pourrait être que le « don » demeurant équivoque c’est-à-dire doté de deux structures différentes, il est possible qu’il ne puisse y avoir d’« en tant que tel » dans ce cas et peut-être est-ce nécessaire. Car dans une situation qui constitue précisément un renversement à l’intérieur de la définition du phénomène, une situation où quelque chose est donné ou reçu sans aucune cause, les exigences eu égard au sens phénoménologique du « en tant que tel », dans Sein und Zeit, ne peuvent plus être remplies. Je pense donc qu’il n’y a pas de « en tant que tel» dans notre cas. Mais ce n’est pas si aisé d’atteindre un lieu qu’on puisse décrire comme libre de tout « en tant que tel ». D ERRID A — Evidemment. C’est exactement mon problème. Je pense que ce que vous décrivez...
MARION — Il n’y a pas de «en tant que tel» dans une structure qui est par définition ouverte, non refermée, qui n’admet aucune cause, aucune répétition et ainsi de suite; qui ne puisse apparaître si ce n ’est comme événement. Comme le disait feu François Furet, en passant, quand il décrivait le moment initial de la première Guerre mondiale par cette remarque absolument magnifique : « Plus un événement est lourd de conséquences, moins il est possible de le penser à partir des causes»1. J’ajouterais même que jamais aucun événement historique, quel qu’il soit, ne possède une raison suffisante exclusive. Je pense que lorsqu’on atteint le territoire, pour ainsi dire, du phénomène donné, décrit non pas selon la méthode de l’économie, mais selon le manque essentiel d’un ou de deux des trois termes, à ce moment-là, on se meut déjà dans l’horizon où l’événement sans cause, où quelque chose, apparaît dans la mesure où il est donné et se donne lui-même. D ERRID A — La question est de savoir si vous pouvez décrire phénoménologiquement l’événement lui-même en tant que tel. Vous dites que c ’est difficile à accomplir. C’est ce que je dis. Ce n’est pas facile de penser le don et de décrire le
1. F. Furet, Le passé d ’une illusion, Paris, Calmann-Lévy, 1995, p. 49.
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don. Mais ce que vous décrivez phénoménologiquement, même quand il s’agit d’un donateur sans donataire et ainsi de suite, ce que vous décrivez ainsi en vous réclamant de l’autorité du phénoménologique en tant que tel, c’est précisément le processus de destruction du don. MARION — Je ne reconnais pas comme mien le « en tant que tel ». Ce que j ’ai dit, précisément dans cet horizon, c’est qu’on n ’a pas le droit d’en appeler au « en tant que tel». DERRIDA — Dissocieriez vous alors ce que vous appelez phénom énologie de l’autorité du «en tant que tel»? S’il en est ainsi, ce serait la première hérésie en phénoménologie. Une phénoménologie sans « en tant que tel » ! MARION — Pas la première, non! Il y en a d’autres. J ’ai dit à Levinas il y a quelques années qu’en fait, la dernière étape en vue d’une véritable phénomé nologie serait d’abandonner le concept d’horizon. Levinas m ’a répondu immédiatement: «sans horizon, il n ’y a pas de phénoménologie». Et je soutiens témérairement qu’il avait tort. DERRIDA — Je suis aussi en faveur d’une suspension de l’horizon mais, pour cette raison justement, en affirmant cela, je ne suis plus un phénoménologue. Je suis très fidèle à la phénoménologie mais quand j ’accepte la nécessité de suspendre l’horizon, je ne suis plus un phénoménologue. Le problème demeure donc : si vous abandonnez le « en tant que tel», quel est l’usage que vous pouvez faire du mot ph én o m én o lo g ie ? C’est le problème à mes yeux. Je ne voudrais pas oublier la question de Richard à propos de la révélation. Je ne veux pas parler de ce que je fais mais de ce que vous faites. Mon hypothèse est liée au fait que vous utilisez ou attribuez le don, la signification du don, au terme G egebenheit; cela relève de l’ambition - je ne l ’appellerai pas théologique ni religieuse - la plus profonde de votre pensée. Pour vous, tout ce qui est donné au sens phénoménologique, gegeben, G egebenheit, tout ce qui nous est donné dans la perception, dans la mémoire, dans la perception phénoménologique est finalement un don à une créature finie et il s’agit en dernière instance d’un don de Dieu. C’est la condition qui vous permet de redéfinir la donation comme un don. C ’est du moins une hypothèse et une question que je vous adresse. A mes yeux, la logique d’E tant donn é est finalement de réinterpréter comme un don tout ce dont un phénomé nologue - ou qui que ce soit, un scientifique - dit qu’il est donné, qu’il est un donné, quelque chose que nous rencontrons dans la perception, donné dans mon intuition. Je perçois ceci : c’est un donné. Je n’ai pas produit ceci. Je n ’ai pas créé ceci - ce que Kant appellerait intuitus derivativus. Le sujet fini ne crée pas son objet, il le reçoit, de façon réceptive. La réceptivité est précisément interprétée comme la situation de l’être créé, la créature qui reçoit tout dans le monde comme quelque chose créé. Il s’agit donc d’un don. Tout est don. N ’est-ce pas là la condition de l’extraordinaire extension que vous proposez de la G egebenh eit et de la catégorie du don ? Encore une chose. Je voudrais revenir sur la question de l’événement et sur la raison pour laquelle je m’intéresse au don.
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Finalement, nous avons le mot don dans notre culture. Nous l’avons reçu; il fonctionne dans le vocabulaire occidental, la culture occidentale, dans la religion, l’économie, et ainsi de suite. Je tente de lutter avec les apories propres à cet héri tage. Je tente de rendre compte de la différence entre connaître et penser à laquelle j ’ai fait référence tout à l’heure. Mais, jusqu’à un certain point, je suis prêt à abandonner le mot. Puisque le mot s’avère finalement auto-contradictoire, je suis prêt à le laisser tomber. Je voudrais simplement comprendre ce qu’est l’événement du don et l’événement en général. J’essaie dans Donner le temps et dans d ’autres textes de rendre compte, d’interpréter la réappropriation anthropo-théologique de la signification du don comme la signification de l’événement sur le fond sans fond de ce que j ’appelle khôra, le fond sans fond d’un « il y a », d’un « ça a lieu », du lieu de cet « avoir lieu » qui précède et se trouve totalement indifférent à cette anthropothéologisation, à cette histoire des religions et des révélations. Je ne dis pas cela contre la révélation ni contre la religion. Je dis que sans la structure indifférente et non donatrice du lieu de la khôra, de ce qui crée un lieu pour l’avoir lieu, sans cet espace totalement indifférent qui ne donne pas lieu à ce qui a lieu, il n ’y aurait pas cet extraordinaire mouvement ou désir de donner, de recevoir, d’approprier, de Y E reignis comme événement et appropriation. C’est pour cette raison que la religion m’intéresse. Je ne dis rien contre elle mais j ’essaie de retourner à un lieu ou à un avoir lieu où l’événement comme processus de réappropriation d’un impossi ble don devient possible. Un dernier mot sur ce point car il s’agit sans aucun doute d’une question relevant de l’événement. C’est la question du nom, du substantif : Dieu, don et la question de ce qui arrive. Je dirais en français, ce qui arrive, ce qui advient, se passe, se produit. Je suis d’accord avec ce que vous avez dit au sujet de ce qui arrive, de l’événement, mais dans une certaine mesure, bien que j ’accepte le fait qu’un événement doive être unique, singulier, tout comme celui qui arrive, le nouvel arrivant doit être unique, singulier, et ainsi de suite, je ne suis pas certain de souscrire à ce que vous avez dit au sujet de ce qui ne devrait pas se répéter. J ’asso cierais la singularité du don comme événement avec la nécessité ou la promesse pour lui d’être répété. Quand je donne quelque chose à quelqu’un, selon la séman tique classique du don - qu’il s’agisse d’argent, d’un livre ou d’une simple pro messe, d’une parole donnée - je promets déjà de le confirmer, de le répéter, même si je ne le répète pas. La répétition fait partie de la singularité. C ’est ce qui fait l’événement, la structure de l’événement, si difficile à décrire parce qu’elle est à la fois absolument singulière et unique tout en portant en elle la promesse de la répétition. C’est dans cette promesse que se compliquent toutes les questions que nous discutons. KEARNEY — Ne diriez-vous pas, Jean-Luc Marion, que vous prenez vos distances d’avec Jacques Derrida en chemin vers la khôra ? M a r i o n — Pour ce qui est de la dernière partie, non. KEARNEY — Pas sur la question de l’événement p e r se, mais sur la relation entre événement et révélation. Jacques Derrida semble se diriger vers la khôra et vous paraissez aller vers la révélation.
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M a r i o n — Pas nécessairement. Je ne suis pas d’accord avec son interprétation de ce que je suis censé dire au sujet de la relation entre don et donation. C’est un point sur lequel nous sommes vraiment en désaccord. Comme Derrida l’a dit, il n’est pas intéressé par le don en tant que tel mais par la structure profonde de quelque chose qui, de temps en temps, peut être nommé « don » et apparaître comme possible. Au contraire, j ’affirme que nous devons retourner du don vers la donation et qu’il existe une voie pour l’atteindre. En bref, je dis que l’événement est unique et ne peut être répété et Jacques Derrida dit qu’il est unique, mais doit être répété. Je suis d’accord, il doit être répété, bien sûr. Par exemple, je donne ma parole, je dois le répéter et persévérer; mais je ne peux le répéter comme un acte identique ; la répétition n’est jamais identique (pensez à Kierkegaard, Heidegger ou même Deleuze). Quant à la question de savoir si ce que je fais ou ce que Derrida fait se situe à l’intérieur de la phénoménologie ou au-delà, cela ne me semble pas très important. Permettez-moi de citer ici une parole célèbre de Heidegger : « Ce n’est pas la phénoménologie qui nous intéresse mais les choses auxquelles la phéno ménologie s’intéresse ». Que Etant donné soit encore phénoménologique, c’est ce que nous verrons dans dix ans ou plus tard. Je prétends être encore fidèle à la phénoménologie et j ’imagine que vous vous trouvez vous-même, plus que vous ne l’admettez, à l’intérieur du champ de la phénoménologie. Mais cela constitue un problème, si problème il y a, réservé à nos successeurs. KEARNEY — Il est plus facile d’amener les unionistes et les nationalistes en Ulster à parler de paix qu’il ne l’est de vous faire l’un et l’autre parler de Dieu ! Il nous reste moins d’une demi-heure. Je vous pose à tous les deux une question directe. Je pense que ces problèmes d’une phénoménologie de la donation et de l’événement sont absolument cruciaux et indispensables et c ’est un grand privilège pour nous de vous entendre les discuter. Je sais qu’ils constituent un travail de base pour accéder à des choses plus élevées. Mais je vais vous presser un peu vers ces « choses plus élevées » et m’attacher à la relation entre don et grâce que vous avez abordée, Jean-Luc Marion, en conclusion de votre conférence sur la théologie négative l’autre soir. Dans les derniers paragraphes de cette conférence, vous avez parlé (1) de la différence entre la déconstruction et votre conception de la théologie négative et (2) d’une « troisième voie » qu’elle ouvre. Vous avez utilisé l’expres sion « s’il n ’y a pas d’intuition de la grâce ou de quelque type de révélation, s’il n’y apas de d’intuition de ce phénomène saturé hyper-essentiel exemplaire, alors il n ’y a pas de différence entre théologie négative et déconstruction ». Vous avez semblé maintenir une certaine forme de distance entre les deux positions. Qu’en est-il et comment justifiez-vous la chose ? M a r i o n — Je pense que la différence entre théologie négative telle que je la pense et la déconstruction comme on l’entend couramment, ce qui ne correspond pas nécessairement à la position de Derrida, est celle-ci : dans la théologie négative, la difficulté n ’est pas que nous manquons d’intuitions au sujet de Dieu (nous sommes débordés par elles), mais que nous manquons de concepts qui conviennent à Dieu. Ce que nous avons en commun, Derrida et moi, c’est que les concepts doivent être critiqués même en théologie, de la même façon qu’ils sont déconstruits
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dans la déconstruction. Mais c’est pour des raisons opposées. En théologie —et je ne parle pas ici de mon ouvrage sur la donation - nous recevons une certaine quantité d’expériences à travers la prière, la liturgie, la vie en communauté, la fraternité, etc. La difficulté réside dans le fait d’avoir une expérience extrême sans les mots, les significations et les concepts pour l’énoncer, pour l’expliquer et pour l’articuler. Une des meilleures illustrations s’en trouve par exemple, et je parle ici de théologie, dans la transfiguration du Christ. Les disciples sont témoins de la transfiguration et ne disent rien, si ce n’est « [...] faisons donc trois tentes. C ’est qu’il [Pierre] ne savait que dire. » (M arc 9,5-6). L’Evangile insiste sur le fait qu’ils disent cela parce qu’ils n ’ont rien de plus à dire ; c’est-à-dire aucun concept adéquat à leurs intuitions. Ou prenons l’exemple des disciples sur le chemin d’Emmaüs qui écoutent le Christ expliquer, dans ce qui a dû être une leçon d’exégèse exception nelle, toutes les écritures qui se rapportent à lui mais sans faire mention de son nom et restant jusqu’au bout dans l’anonymat. Après avoir reconnu le Christ ils se souviennent : « Notre cœur n ’était-il pas tout brûlant au-dedans de nous, quand il nous parlait» (Luc 24, 32). C ’est dire que l’expérience fut si intense qu’ils s’en trouvèrent submergés et qu’aucun concept ne put en saisir quoi que ce soit. Dans un langage philosophique : il y a eu un excès d’intuition par rapport au concept ou la signification. Nous avons donc affaire à de la déconstruction en ce sens que les concepts les plus fondamentaux de la théologie d’avant le Christ - Fils de Dieu, Messie, Isaïe, Elie, le prophète, etc. - tous ces concepts, qui n’en demeurent pas moins significatifs en théologie pour nous, furent rejetés comme dépourvus de sens. Non parce qu’ils furent critiqués en tant que tels mais parce qu’ils furent dévalués par un excès d’intuition. C’est là la situation très particulière dont il s’agit dans la théologie soi-disant négative. D ’ailleurs pourquoi la décrire comme une «théologie négative »puisqu’elle semble bien plus être une théologie excessive ment positive? Les concepts sont négatifs et, soit dit en passant, mis hors jeu seulement parce qu’ils ne sont pas à la hauteur de l’excès d’intuition. C ’est la raison pour laquelle en théologie, en fait, un pluralisme est impliqué dans la notion même de révélation. S’il est une véritable révélation, aucun concept ne pourrait réussir à dire et à rendre intelligible l ’excès d’intuition en propre. Le pluralisme est présent au cœur intime de la révélation. Il y a quatre évangiles et un nombre infini de spiritualités au sein de l’expérience une de l’Eglise. J’en conclus que la déconstruc tion et la soi-disant théologie négative ont quelque chose en commun, à savoir, le fait que nul concept n’est apte à nous donner la présence de ce qui est en jeu, présence qui non seulement est impossible mais qu’on ne peut revendiquer. Si une quelconque révélation doit être possible, je dirais que nul cœur, nul esprit, nul mot n ’est assez vaste pour la recevoir. La présence d’un quelconque événement autorévélé demeure impossible dans notre monde. C’est la raison pour laquelle le Christ doit revenir - parce qu’aujourd’hui encore nous ne pourrions le recevoir, ni avoir assez de place pour lui (Jean 1,10-11). Résumons : la déconstruction et la théologie mystique - je préfère résolument parler de théologie mystique plutôt que de théologie « négative » - partagent la même conviction que nous n’avons pas de concepts et donc, que nous n ’atteignons
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jamais une chose telle que la présence du sens, de la signification, de la science. Mais en théologie mystique cette incapacité résulte toujours d’un excès. Je ne prétends pas que la déconstruction s’oppose à tout cela, mais je considère qu’elle ne peut pas dire qu’elle déconstruit à cause d’un excès du don. La théologie mystique de son côté doit clairement affirmer que c’est en raison d’un excès d’intuition qu’il ne saurait jamais y avoir quelque chose telle qu’une théologie ultime et unifiée. Permettez que je précise un dernier point en réponse àune question de Jacques Derrida : je n’essaie pas de réduire chaque phénomène à un don, puis de dire que, puisqu’il s’agit d’un don, donné à un esprit fini, alors il se pourrait qu’il y ait un donateur derrière tout cela. Plusieurs critiques, incapables de comprendre mon projet ou de mauvaise foi, répètent cela. Mon projet tente, au contraire, de réduire le don à la donation et d ’établir le phénomène comme donné. DERRIDA — Maintenant, si vous...
MARION— Non, s’il vous plaît, laissez-moi continuer. Je pense vraiment qu’on doit insister sur ce point, et le malentendu qu’il provoque m’inquiète plus que je n ’ose le dire. Dans Réduction et donation , mais plus longuement dans E tant donné, j ’ai cherché à établir que la donation demeure une structure immanente de tout type de phénoménalité, qu’elle soit immanente ou transcendante. On peut imaginer et dire que quelque chose est donné et qu’il apparaît comme un donné, sans le renvoyer à une autre chose, un autre étant ou un autre objet qui serait la cause de sa donation. Il est essentiel de comprendre qu’on peut décrire un phéno mène comme donné, sans qu’il soit le moindrement question du donateur. Et dans la plupart des cas, il n’y a absolument aucun donateur. Je ne suis pas intéressé à assigner un donateur à un phénomène donné. Je suis intéressé à montrer que notre expérience la plus profonde et la plus authentique du phénomène n’a pas affaire à un objet, que nous pourrions maîtriser, produire ou constituer pas plus qu’à un étant qui appartient à l’horizon de l’être - là où l’onto-théologie devient possible et où Dieu peut pour la première fois et en premier lieu jouer le rôle de cause première. Il y a bien plutôt plusieurs situations, où les phénomènes apparaissent comme donnés et ce, sans cause ni donateur. Quand ils nous apparaissent comme donnés, nous devons évidemment les recevoir, mais cela n’implique pas que nous devions revendiquer Dieu comme la cause de ce que nous recevons. Remarquez qu’en philosophie et en phénoménologie, nous avons déjà l’expérience de la subjectivité, non comme acteur mais comme donataire, de telle sorte que cette passivité originelle de la subjectivité devient une voie, une voie radicale je crois, pour déconstruire l’ambition transcendantale de l ’ego. Il me semble donc que ma posi tion demeure essentiellement philosophique sans aucune présupposition ou tendance théologique. Au contraire, toute orientation ou arrière pensée théo logique anéantirait mon projet et c’est peut-être pourquoi certains font de leur mieux pour introduire de force une telle orientation dans mon travail. Je pense que la difficulté pour la phénoménologie aujourd’hui est de rendre justice à certains phénomènes qui ne peuvent être décrits ni comme un objet ni comme un étant.
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Mon hypothèse, en tant que phénoménologue, est que nous ne devrions donc pas essayer de les constituer mais de les accepter - dans tous les sens du terme accepter -com m e donnés, c’est tout. KEARNEY — Jacques Derrida, pensez-vous que cela rapproche Jean-Luc Marion de votre position ou l’en éloigne ? DERRIDA — Il m ’est difficile de comprendre comment on peut ne pas décrire quelque chose comme un objet; comme quelque chose autre qu’un objet et pré tendre qu’on fait encore de la phénoménologie. Ce qui m ’intéressait, entre autres choses, avec ce problème du don, était précisément de sonder les limites et les possibilités de la phénoménologie. Il m ’est difficile de comprendre comment un excès d’intuition peut être décrit phénoménologiquement. Si la déconstruction - je ne veux pas utiliser ce mot comme si je parlais au nom de la déconstruction s’intéresse à l’excès dont je parlais un peu plus tôt, à un certain excès, il ne s’agit pas d ’un excès d’intuition, de phénoménalité, de remplissement, de plus que du remplissement. L ’excès, la structure à laquelle je m’intéresse, n ’est pas un excès d’intuition. Quand, par exemple, vous protestez contre mon hypothèse précédente à propos de la raison pour laquelle vous interprétez tout, toute G egebenh eit comme un don... MARION — Tout don comme G egebenheit. DERRIDA — Vous avez dit que la structure immanente de la phénoménalité est la G egebenheit. Il y a deux hypothèses. Soit vous assimilez la G egebenh eit au don
et alors mon hypothèse est la suivante : tout est un don, un don de Dieu, de qui vous voulez. Ou vous dissociez, tirez un trait entre une G egebenh eit et un don; alors vous ne pouvez transférez au problème du don ce que vous établissez au sujet de la G egebenh eit. Mais si vous dites que la structure immanente de la phénoménalité est la G egeben h eit et si par G egebenh eit vous entendez quelque chose donnée, quelque origine commune, alors tout phénomène est un don. Même si vous ne déterminez pas le donateur comme étant Dieu, c’est un don. Je ne suis pas sûr que cela soit conciliable ou en harmonie avec ce que je connais sous le substantif « phénoménologie ». MARION— M ais p ourquoi ? DERRIDA — Parce que ce que j ’entends par phénoménologie, le principe des principes, que vous avez rappelé, implique finalement l’intuition, c ’est-à-dire, le remplissement de l’intuition, la présence de quelque chose. Quand il y a décalage entre intuition et intention, il y a une crise, il y a une structure symbolique. Mais le principe des principes est intuition. Si vous reconnaissez, et je crois que c’est le cas, l ’impossibilité d’assimiler le don à un présent, alors vous ne pouvez définir tout phénomène comme un don. C’est ce qui me rend perplexe. Je voulais faire valoir autre chose par rapport à votre livre. À un certain moment vous renvoyez à quelque chose que je dis : « allons à la limite ». Je souris
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devant certaines coquilles dans votre ouvrage où mon livre D on n er le tem ps est plusieurs fois transformé en P en ser le te m p s1. C’est intéressant. Permettez que je me cite : « Allons à la limite : la vérité du don [... ] suffit à annuler le don. La vérité du don équivaut au non-don ou à la non-vérité du don » 2. Voilà ce que je dis, puis, vous commentez dans une longue note de bas de page : Formellement, on pourrait distinguer deux sens à cette formule : a) si ou a valeur conjonctive, on obtient « non-don » = « non-vérité », donc, par annulation des négations, « don = vérité » ; b) si ou a valeur disjonctive, on aura « non-vérité » ou bien «non-don», donc «ou bien don, ou bien vérité». Ainsi la formule peut s’entendre soit comme l’équivalence entre le don et la vérité, soit comme leur exclusion réciproque. S’il fallait choisir, Jacques Derrida tiendrait probablement pour la seconde interprétation ; et nous en ferons autant, bien que la première reste pensable. Mais l’étrange est ailleurs - que le don garde, dans les deux cas, une relation privilégiée à la vérité3. Je dirais que si, en fait, j ’avais à choisir, ce ne serait pas si simple. Quand je dis, « la vérité du don équivaut au non-don ou à la non-vérité du don », je pense à un concept traditionnel de vérité, c’est-à-dire à un concept ontologique-phénoménologique de la vérité comme révélation ou dévoilement ou adéquation. De ce point de vue, je dirais qu’il n’y a pas de vérité du don mais je ne laisse pas tomber la vérité en général. Je cherche une autre expérience possible de la vérité, à travers l’événement du don, avec toutes ces conditions d’impossibilité. Ce qui m ’intéresse - et je répète souvent que la déconstruction que j ’essaie de pratiquer est impossible, est l’impossible-, c’est précisément cette expérience de l’impossible. Il ne s’agit pas simplement d’une expérience impossible. L ’expérience de l ’impossible. Que se passe-t-il dans l’expérience de l’impossible qui ne serait pas seulement une nonexpérience. C’est cela que j ’essaie de faire. Que signifie le «possible»? A un certain moment, quand j ’ai dit que les conditions de possibilité sont des conditions d ’impossibilité, vous avez répondu que ce n ’était pas assez et vous avez critiqué mon usage du mot « condition». Mais je m ’intéresse précisément à pouvoir penser autrement le concept de condition et celui de possibilité ou d’impossibilité. Je renvoie ici à ce qu’a dit Richard Keamey à propos de la «possibilité» en théologie, où M öglich keit ne signifie pas simplement possible ou réel en opposi tion à impossible. Mais en allemand, dans la Lettre sur l’humanisme, Heidegger utilise m ögen au sens de désir. Ce qui m ’intéresse, c’est l’expérience du désir pour l’impossible. C’est-à-dire, l’impossible comme condition du désir. Désir n ’est peut-être pas le meilleur terme. Je veux dire cette quête qui nous fait vouloir donner, même quand nous réalisons, quand nous sommes d’accord, si nous sommes d’accord, que le don, que le fait de donner, est impossible, qu’il s’agit d’un processus de réappropriation et d’auto-destruction. Néanmoins, nous
t. J.-L. Marion, Étant donné, op. cit.,p. 114,n. 1-2,116, n. 1,117, n. 2. 2. J. Derrida, Donner le temps, op. cit., p. 42. 3.Ibid.,p. 117.
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n ’abandonnons pas le rêve du pur don de la même façon que nous n ’abandonnons pas l ’idée d’une hospitalité pure. Même si nous savons que c’est impossible et que cela peut être pervers - c’est ce que nous disions l’autre soir. Si nous essayons d ’élaborer une politique de l’hospitalité à partir du rêve d’une hospitalité incondi tionnelle, non seulement ce sera impossible mais nous aurons des conséquences perverses. Ainsi, malgré cette perversion, malgré cette impossibilité, nous conti nuons à rêver ou à penser à une hospitalité pure, à un don pur, ayant abandonné l’idée du sujet, d’un sujet-donateur et d’un sujet-donataire et de chose donnée, d’objet donné. Nous continuons à désirer, à rêver, grâce à l ’impossible. L ’impos sible n’est pas pour moi un concept négatif. C ’est pour cela que j ’aimerais, afin de ne pas simplement abandonner l’idée de vérité, la mesurer ou lui donner les proportions de cette problématique de l’impossible. Revenons maintenant au problème de la révélation puisque Richard Keamey veut que nous parlions de religion. K e a r n e y — Enfin ! DERRIDA — Ce que je ne sais pas, et je confesse que je ne sais pas, c’est si ce que j ’analyse ou essaie de penser est préalable à ma propre culture, notre propre culture, c’est-à-dire à l ’héritage judéo-chrétien et grec du don. Bien que je m ’intéresse à la khôra, je tente d’atteindre une structure qui n’est pas la khôra telle que Platon l ’interprète mais telle que je l’interprète contre Platon. Je ne sais si cette structure est véritablement préalable à ce qui se présente sous le nom de religion révélée ou même celui de philosophie, ou si c’est à travers la philosophie ou les religions révélées, les religions du livre, ou toute autre expérience de révélation que nous pensons, rétrospectivement, ce que j ’essaie de penser. Je dois confesser que je ne peux faire un choix entre ces deux hypothèses. Transposé dans le discours de Heidegger, qui fait face à la même difficulté, il s’agit de la distinction entre Offenbarung et O jfenbarkeit, révélation et révélabilité. Heidegger dit, c’est sa position, qu’il n’y aurait pas de révélation ou Offenbarung sans la structure préalable de l’O jfenbarkeit, sans la possibilité de la révélation et la possibilité de la manifestation. C ’estlaposition de Heidegger. Jene suis pas convaincu. C ’estpeutêtre à travers V O ffenbarung que V O jfenbarkeit devient pensable, historiquement. C’est pourquoi j ’hésite vraiment, constamment. C’est une part de - comment l’appellerai-je ici? - disons, de ma croix. Comme il m ’est impossible de choisir entre ces deux hypothèses, ma dernière hypothèse est que la question est mal posée, qu’on devrait déplacer la question, non pour avoir une réponse, mais pour penser autrement la possibilité de ces deux impossibilités. KEARNEY — Ce sera notre dernière question car le temps file. J’aimerais relever ce que Jacques Derrida a dit tout à l’heure et vous poser une question, JeanLuc Marion. A propos de la question de penser la religion, Jacques Derrida a évoqué la distinction kantienne entre penser et connaître en relation au don et, implicitement, au désir de Dieu dont nous avons parlé il y a deux jours et qui ouvre sur 1’« impossible ». Il suggérait que même si nous ne pouvons connaître ces choses, parce que nous atteignons une limite, nous devrions quand même les
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penser. Il s’agit sans doute là de sa pensée sur le messianique ainsi que de ce qu’il vient de dire sur la révélation. Même si c’est une apocalypse sans apocalypse, une messianité sans messianisme, une religion sans religion, sans vision, sans vérité, sans révélation, il s’agit toujours d’un mode de pensée. Voici ce que finalement je voudrais vous demander, Jean-Luc Marion : vous avez sûrement suivi en partie le même chemin, vous partagez le même préoccupation essentielle. En conclusion de votre texte sur la théologie négative l’autre soir, vous parliez d’une rencontre avec la révélation qui nous remplit d’incompréhensible, qui nous insuffle terreur et stupeur. Il semble aussi y avoir là une rencontre avec ce qu’on pourrait appeler le « monstrueux », l’extrême autre, qui nous remplit de crainte et de tremblement, le m ysterium fascinans. Quel est, selon vous, la pensée religieuse appropriée à cette limite particulière? Vous parlez, comme je l’ai dit plus tôt, d’«une pensée rationnelle de Dieu que la philosophie ne peut oublier sans perdre sa dignité voire sa possibilité». Que diriez-vous, en conclusion, qui puisse nous aider à mieux cerner la nature religieuse d’une telle pensée ? MARION— Comme Jacques Derrida vient de le dire, il s’agit maintenant de penser l’impossibilité, l ’impossibilité en tant que telle. C’était exactement là ma visée dans E tant donné et je vais tâcher d’en rendre compte à l’instant. On peut résumer la philosophie moderne en disant qu’elle fut, et est peut-être encore, une entreprise transcendantale qui pose en le prenant pour acquis quelque chose a priori, à savoir le Je, l’ego, la subjectivité, afin, de là, d’établir les limites du possi ble, de tout type de possibilité. Penser revient à prévoir le possible et à construire des objets dans l’horizon du possible. Le résultat, comme on sait, est que certaines expériences effectives ne peuvent être reconstruites à l’intérieur des limites du possible. Dans une philosophie transcendantale, la question de la révélation est toujours considérée comme la question de son impossibilité ou, du moins, de son impossibilité partielle dans les limites de la simple raison - selon le titre des livres de Kant et de Fichte qui conduisent leur questionnement dans les « limites de toute révélation possible». Comme on l’a fait remarquer, Heidegger, ainsi que Hegel, fait une distinction entre Offenbarung (révélation) et ce qui est censé être compris et révélé dans la révélation, V Offenbarkeit. En dernière instance, ce n’est que dans les limites du concept qu’il devient possible pour l’impossible de venir à la pensée. Je pense que ce que nous entrevoyons ici et vers lequel nous tendons, peut encore être appelé phénoménologie tout en impliquant une revirement complet de la situation précédente. C’est-à-dire que nous admettons que nous avons une expé rience de l’impossible. La définition d’un tel impossible ne peut plus surgir à l’inté rieur de la métaphysique. En métaphysique, l ’impossible ne fait que contredire le possible qui, lui, est déjà connu et qui, après coup, trouvera ou non un remplissement. Mais aujourd’hui, l ’impossible n’est plus ce qui ne peut être pensé, mais ce dont le fait doit encore être pensé. La question est donc : comment est-il possible de rester rationnel et d’avoir un discours qui traite de l’impossible. Il y a différentes stratégies. On peut d’abord distinguer entre une intelligibilité forte et une intelli gibilité faible. On peut aussi dire que nous devrions envisager ce que j ’appelle un excès d’intuition ou, plus exactement, un excès de donné, lequel incarne un type
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d ’impossibilité. De façon plus générale, nous avons à nous demander comment il se fait que nous disions que quelque chose peut sembler impossible (c’est-à-dire, contredit les conditions a priori de l’expérience) et qu’il arrive pourtant comme un événement ayant lieu dans notre expérience. Pour penser cela, nous devons d ’abord déconstruire tous les concepts selon lesquels l’expérience est censée apparaître, de temps à autre, impossible et irrationnelle. C’est le premier pas. Nous devons déconstruire ou critiquer nos concepts même en philosophie, peutêtre surtout en philosophie. Jusque là, la théologie mystique et la philosophie s’accordent avec la déconstruction. Nous avons tous été au moins une fois menés à décrire une situation réelle dans laquelle nous étions confrontés à un excès, à quelque chose qui était à la fois impossible et pourtant effectif. Pour réaliser cela, nous avons à prendre au sérieux le fait que nous ne pouvons pas avoir une expé rience de l’impossible de la même manière que nous avons une expérience du possible. Avoir une expérience de l’impossible signifie avoir une expérience de l’impossibilité telle qu’elle se présente de prime abord, ce que j ’appelle la « contreexpérience » de l’éblouissement, de l’étonnement ou Bewunderung. Cette contreexpérience a trait au fait que nous pouvons voir, mais ne pouvons désigner comme un objet ou un étant, un événement que nous ne pouvons comprendre et que pourtant nous voyons. Cette contre-expérience est, en fait, la forme correcte et cohérente de l’expérience propre à toute évidence décisive de notre vie —mort, naissance, amour, pauvreté, maladie, joie, plaisir, etc. Nous les voyons, mais nous connaissons notre incapacité à les voir de façon claire ; et cependant, ces évidences impossibles et inintelligibles jouent pour nous le rôle le plus important. Ainsi donc, si nous ne pouvons, pour l’instant, accéder à une définition conceptuelle de ces évidences, de ces phénomènes, alors, il nous reste à prendre au sérieux la contreexpérience qui exemplifie notre incapacité à les réduire à l’objectivité, et ce résultat, je pense, est parfois le seul que nous puissions espérer atteindre. Une telle expérience de l’impossibilité n’est pas rien, c’est un nouveau type de modalité. Comme Jacques Derrida l’explique très bien, si le possible, à ce stade de la philosophie, c’est-à-dire à la fin de la métaphysique, est précisément l’expérience de l’impossible, alors la seule rationalité à la hauteur de l’impossible en tant que tel sera l ’expérience de la contre-expérience. Nous prenons au sérieux le fait que notre expérience, toute décisive et non-questionnable qu’elle soit dans les faits, ne peut néanmoins être une expérience d’objectivation. Connaître sans connaître sous le mode de l’objectivation, c’est, comme l’a dit Augustin, incom preh en sibiliter com prehendere incom prehensibile. Mais cette compréhension de et par l ’incom préhensible n’est pas rien. En fait, nous avons déjà cette sorte de contre-expérience quand nous envisageons un événement historique, une peinture, l’auto-affection de la chair et l’expérience d’autrui. Toutes ces expériences de l’impossible que j ’appelle paradoxes, nous ne pouvons leur donner sens de façon objective. Et pourtant nous faisons ces expériences. L’incompréhensible, l’excès, l’impossible font partie intégrante de notre expérience. Nous devons apprendre comment accéder à un concept d’expérience qui ne devrait et ne sera pas de nouveau univoque.
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ANNEXE K EARN EY — Merci,
Jean-Luc Manon. Un dernier mot de Jacques Derrida.
D er rid a — Encore un mot à propos de la phénoménologie car c’est là la question. QuandLevinas parle de l’excès de l’infinité de l’autre, il dit que l’autre, le visage, n ’apparaît précisément pas en tant que tel. Il dit à de nombreuses reprises qu’il veut trouver dans la phénoménologie l’injonction d’aller au-delà de la phéno ménologie. Il y a plusieurs passages où il dit que nous devons aller phénoménologiquement au-delà de la phénoménologie. C’est ce que j ’essaie de faire moi aussi. Je demeure et veux demeurer un rationaliste, un phénoménologue. M a r i o n — Et vous l’êtes ! DERRIDA — Un homme des lumières et ainsi de suite. Je voudrais rester
phénoménologique dans ce que je dis contre la phénoménologie. Finalement, ce qui me conduit à ce problème au sujet de la non-phénoménalité du don, c ’est aussi la non-phénoménalité de « l’autre» en tant que tel - ce que j ’ai appris des M éditations cartésiennes de Husserl. Husserl dit que dans le cas de V alter ego, nous ne pouvons avoir de pure intuition, de perception originaire de l’autre; nous devons procéder par aprésentation. C’est là une limite de la phénoménologie qui apparaît à l’intérieur de la phénoménologie. C’est aussi le lieu où je travaille. Un dernier mot. Quand j ’ai parlé tout à l’heure de O ffenbarkeit et Offenbcirung, j ’étais sincère mais, en même temps, je suis perplexe. Je suis aussi perplexe sans guide à cet égard. Le discours sur l’Offenbarung et l’Offenbarkeit, chez Heidegger ou n’importe où ailleurs dans ce contexte, implique l’historicité du D asein, de l’homme et de Dieu, l’historicité de la révélation, l ’historicité au sens chrétien ou européen. Mon problème est que lorsque je parle de khôra, je parle d’un certain événement, la possibilité d’avoir lieu, qui n ’est pas historique, je parle de quelque chose de non-historique qui résiste à l’historicité. En d’autres termes, il pourrait y avoir quelque chose qui se trouve exclu par cette problématique, quelque complexe qu’elle soit, de la révélation, de l’Offenbarung et de l’Offenbarkeit, que ce soit chez Heidegger ou en dehors de Heidegger. Voilà pourquoi je parle de ce que j ’appelle le « désert dans le désert ». Il y a un désert biblique, il y a un désert historique. Mais ce que j ’appelle un «désert dans le désert», c’est ce lieu qui résiste à l’historicisation, qui vient, je ne dirai pas «avant» parce que c ’est chronologique, mais qui demeure irréductible à l’historicisation, à l’humanisation, à l’anthropo-théologisation de la révélation. Il résiste même à l’O ffenbarkeit - qui n ’est pas révélée et ne peut être révélée - non parce qu’il s ’agit de quelque chose d’obscur mais parce qu’il n’a rien à voir avec le don, la révélation ou quoique ce soit dont nous discutons ici. C ’est ce vers quoi je tend quand je parle de khôra. Mais ce lieu de résistance, cette hétérogénéité absolue à la philosophie et à l’histoire judéo-chrétienne de la révélation, et même au concept d’histoire qui est un concept chrétien, n ’est pas simplement en guerre contre ce à quoi il résiste. C’est aussi, si je peux utiliser ce mot terrible, une condition de possibilité qui rend l’histoire possible en lui résistant. C’est aussi un lieu du non-don qui rend le don possible en lui résistant. C’est le lieu du non-désir. La khôra ne désire rien, ne donne rien. C’est ce qui rend possible l’avoir lieu ou un événement. Mais la khôra n ’arrive pas, ne donne pas,
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ne désire pas. C ’est un espacement absolument indifférent. Pourquoi est-ce que j ’insiste sur cela, sur cette perplexité ? Pourquoi dans S au f le nom, par exemple, estce que j ’essaie d’articuler cela avec le problème de la théologie négative et de la phénoménologie? Si vous lisez ce petit essai, vous verrez que je tente d’indiquer l’étrange affinité entre théologie négative et phénoménologie. Je pense que ce renvoi à ce que j ’appelle khôra, le lieu absolument universel pour ainsi dire, constitue ce qui est irréductible à ce que nous appelons, révélation, révélabilité, histoire, religion, philosophie, Bible, Europe, etc. Jepense que le renvoi à ce lieu de résistance est aussi la condition pour une politique universelle, pour la possibilité de traverser les frontières de notre contexte commun - européen, juif, chrétien, musulman et philosophique. Je pense que ce renvoi à cette non-histoire et nonrévélation, cette négativité a de sérieuses implications politiques. J’utilise la problématique de la déconstruction et de la théologie négative comme un seuil en vue d ’une définition d’une nouvelle politique. Je ne dis pas que je suis contre l’Europe, contre le judaïsme, le christianisme ou l’islam. Je tente de trouver un lieu où un nouveau discours et une nouvelle politique deviendraient possible. Ce lieu est le lieu de résistance - résistance n’est peut-être pas le meilleur terme - ce nonquelque chose au sein de quelque chose, cette non-révélation au sein de la révé lation, cette non-histoire au sein de l’histoire, ce non-désir au sein du désir, cette impossibilité. Je voudrais traduire l’expérience de cette impossibilité en ce que nous poumons appeler l’éthique ou la politique. Peut-être, et c’est mon hypothèse, sinon un espoir, ce que je dis ici peut être retraduit après coup en discours juif, chrétien ou musulman, s’ils peuvent intégrer ces choses terribles que je suggère. Je souligne que je ne suis pas entrain d’identifier ici une machine de guerre mais un autre type, un autre lieu pour le questionnement, le questionnement du lieu. KEARNEY — Je voudrais dire quelques mots de remerciement. Une des belles choses à propos du don est qu’il vous donne la chance d’exprimer de la gratitude pour le don, même si, ce faisant, vous trahissez le don. DERRIDA — Personne ne sait qui remercie qui pour quoi. KEARNEY — Je vais malgré tout donner quelques noms. Je voudrais remercier
Jacques Derrida et Jean-Luc Marion pour nous avoir partagé leur pensée sur la phénoménologie du don ainsi que vous tous pour être venus. J ’aimerais aussi remercier Michael Scanlon et Jack Caputo de nous faire quelques remarques conclusives sur cette conférence. JOHN D. C a p u t o — Cela a été un merveilleux moment pour nous tous et nous sommes tous très reconnaissants à Richard Kearney pour avoir présidé si cordialement et si adroitement cette passionnante conversation. J’aimerais faire trois brèves remarques. J ’ai le sentiment que Marion et Derrida répondent à la question du don différemment parce qu’ils ont des problèmes différents. Je pense que la problé matique du don chez Marion est très heideggerienne et qu’il veut déplacer la question du don hors de l’économie de la causalité, hors de l’horizon onto-théologique et ressaisir la « donation du don », l’émergence du don comme ce qui s’est
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ANNEXE
libéré des contraintes onto-théologiques et causales de telle sorte que cela devienne l’excès. Je ne crois pas que ce soit exactement la préoccupation de Jacques Derrida. Mon sentiment est que la question du don chez Derrida a premièrement affaire avec l ’économie du crédit et de la dette et que Derrida cherche à ce que le donataire ne contracte pas de dette et que le donateur ne reçoive pas de louanges pour sa générosité. Je pense que dans E tant donné, Marion déplace le don hors de la sphère de la causalité mais ma question est de savoir s’il le déplace hors de la dette. N ’en venons pas à un universel endettement à Dieu le donateur même si le don s’est libéré de l’économie de la causalité? Economie signifie, pour Marion, causalité. Economie, pour Derrida, signifie crédit et dette. Je me demande si on ne se retrouve pas en dette chez Marion. Mais par-donner n’est-il pas le plus haut moment du don? Devrait-on jamais être en dette d’un don? Devrions-nous être en dette devant Dieu pour le don de la création ? Si la création est un don, alors ce n ’est pas une dette mais quelque chose que nous affirmons et célébrons. En second heu, je dirais que je cerne mieux maintenant la position de Marion. Je croyais que Marion critiquait Denida davantage que ce qu’il dit le faire maintenant. Quand Derrida dit que le don est impossible, je pensais que Marion comprenait la chose comme si Derrida avait dit que c’était simplement impossible et que le don demeurait éternellement coincé au sein de l’économie ; je croyais que Marion allait montrer comment cette impossibilité même est ce qui la rend possible - ce qui constitue bien sûr en premier lieu la position de Derrida. Mais Marion a dit aujourd’hui qu’il ne visait pas Derrida lorsqu’il a fait cette critique - même si je ne vois pas à quel autre elle pourrait s’adresser. Il me semble donc maintenant qu’ils disent tous deux à peu près la même chose sur cette question de l’impossible et la table ronde d’aujourd’hui a beaucoup clarifié ce point. Ma dernière remarque vise le phénomène saturé. Je trouve l’analyse magnifique mais si, comme Marion le dit, le phénomène saturé tombe dans la confusion o u l’éblouissement, je ne sais pas distinguer la confusion de l’éblouisse ment ou de l’excès de la confusion de ce qui fait défaut. Comment savons-nous que nous avons été visités par un excès suréminent et pas seulement envahis par la khôra. Comment savons-nous que la source de la confusion est Dieu et pas la k h ô ra ? MARION — Je vous répondrai lors de la prochaine conférence. CAPUTO — Jacques Derrida, Richard Keamey, Jean-Luc Marion, à tous trois merci infiniment.
NOTE BIBLIOGRAPHIQUE SUR L ’ORIGINE DES TEXTES
I.«H usserl et le “concept large de logique et le lo g o s” », dans J.Benoist et J.-Fr.Courtine (éd.), «Les R echerches logiques, une œuvre de percée», dans Husserl, La représentation vide, Paris, P.U.F., 2003. II. « Quel che si donà e quel che non si donà. Heidegger e le origini délia G egebenh eit secondo Husserl, Meinong e Natorp», traduction italienne par Martina Olwen Fogarty, dans A. Ghisalberti (a cura di), M ondo, Uomo, Dio. Le ragioni d élia m etajïsica nel debattito filo so fico contem poreano, Milan, Vita e
Pensiero, 2010. Version anglaise «The Phenomenological Origins of the concept of Givenness», dans J. R. White (éd.), S elected P a p ers on the Thought o f Jean-Luc M arion, Q uaestiones D ispu tatae 1,1, Steuben ville, 2010. Version allemande « Die Wiederaufnahme der Gegebenheit durch Husserl und Heidegger», dans G.Figal, H.H.Gander (hrs.), H usserl und H eidegger. Neue P erspektiven, Francfort-sur-le-Main, Klostermann, 2010. III. « Ce que donne “cela donne” », dans P. Capelle, G. Hébert, M.-D. Popelard (éd.), Le souci du passage. M élanges offerts à Jean G reisch, Paris, Le Cerf, 2004. Repris et corrigé sous le titre « Remarques sur les origines de la G egeben h eit dans la pensée de Heidegger», H eidegger Studies. H eidegger Studien. Etudes H eidegerrien nes, 2 4 , 2008. IV. « Note sur l’indifférence ontologique », dans J. Greisch et J. Rolland (dir.), Em m anuel Levinas. L ’éthique comm e ph ilosoph ie p re m iè re , Paris, Le Cerf, 1993.
V .« D ’autrui à l’individu», dans Em m anuel Levinas, P o sitiv ité et transcendance suivi de E tudes su r L evin as e t la phénom énologie, Paris, P.U.F., 2000 . VI. « L ’invisible et le phénomène», dans J.-M.Brohm & J.Leclercq, M ichel H enry. L es dossiers H , Lausanne, L ’Age d’Homme, 2009.
VII. « L ’impossible et le don », dans D errida, la tradition ph ilosoph iqu e, sous la direction de M. Crépon et F. Worms, Paris, Galilée, 2008.
216
NOTE BIBLIOGRAPHIQUE SUR L’ORIGINE DES TEXTES
VIII. «La substitution et la sollicitude : comment Levinas reprit Heidegger», dans D. Cohen-Levinas et S.Trigano (éd.), Em m anuel L evinas e t les th éologies, Paris, 2007 et dans D. Cohen-Levinas et B. Clément (éd.), Em m anuel Levinas e t les territoires de la p e n sé e , Paris, P.U.F., 2007. Traduction américaine par J. Kosky : « The care of the other and substitution », dans K. Hart, M. A. Singer (ed.), The Exorbitant, Em m anuel L evin as betw een Jews and Christians, New York, Fordham U.P., 2010. Traduction catalane par Xavier Bassas Vila, «E l tercer o la superacio del dual », Com prendre, Barcelone, R evista catalana d e filosofia, 2010/2. IX. « Le tiers ou la relève du duel », dans Marco M. Olivetti (éd.), Le tiers, Pise/Rome, A rchivio d iF ilosofia, 84/1-3,2007. X. « L ’irréductible », C ritique, n°704-705 : « Dieu », Paris, Minuit, 2006. Annexe. « On the Gift : a discussion between Jacques Derrida and Jean-Luc Marion, moderated by Richard Kearney », in John D. Caputo et Michael J. Scanlon (éd.), God, the G ift an d P ostm odernism , Indiana University Press, 1999. Traduction française par S.-J. Arrien (Université Laval, Québec).
INDEX NOMINUM
A b e n s o u r M .,7 6 A r e n d t H .,1 3 8 A ris to te ,
14, 33, 85, 146, 153, 173,
176
D e rrid a
J„ 7 ,8 6 ,1 1 7 - 1 2 8 ,1 3 8 ,1 6 5 ,
189 sg. D e s c a r t e s R „ 13, 7 0 , 9 7, 1 3 3 , 140, 1 5 3 ,1 8 6 ,1 8 8
J., 76
A r r i e n S . - J . , 1 1 8 ,1 8 9
D uns S co t
A u g u s t i n A ., saint, 9 4 , 167, 181,
D u p l e i x S ., 132
1 9 0 ,2 1 1
D u p u y J .-P ., 160
B a t a i l l e G ., 119
E c h k a r d t J . , 119
J., 4 0
B e n o i s t J ., 1 4 ,1 8 ,2 8 ,4 0
E n g lis h
B e n v e n i s t e E ., 168
E r n o u t A . , 168
B e r n a n o s G ., 128
E u s t a c h e d e S a i n t - P a u l , 13 2
B e r g s o n H ., 7 5 ,1 0 8 ,1 2 0 B e r n a s c o n i R ., 133
F ic h t e J.G ., 1 9 9 ,2 1 0
B o l z a n o B ., 3 9 - 4 1 ,4 3 ,4 4
F o r n e t R .,9 1
B r e n t a n o F . , 1 4 ,3 1
F r a n c k D .,4 3 ,7 2 , 154 F u r e t F ., 201
CALIN R„
85,105,141,146,162, G a d a m e r H .G ., 192
171 C a p u to
J., 213
G e n s J.-C ., 112
C a r l s o n T . , 191
G il s o n É t., 6 1 ,6 2
C a r n a p R ., 1 8 ,2 7
G ir a r d R ., 160
C h a lœ r C .,7 6
G o m e z A .,9 1
C h r é t ie n J .- L ., 1 6 8 ,1 7 0
G r e is c h J .,4 7 ,7 6
C i u g l i a F .P .,6 0
G u a t t a r i F .,8 7
C o r n e i l l e P . , 149 C o u r tin e
J.-Fr., 3 0 , 3 1 , 4 0 ,4 2
H a a r M .,9 6 H e g e l G .W .F ., 3 3 , 7 6, 1 2 8 , 136,
D a v id P ., 8 9 ,1 3 8 D e le u z e G .,8 7 ,2 0 4 D e n y s l ’A r e o p a g i t e , dit le p s e u d o , 1 1 9 ,1 2 1
1 5 7 ,1 8 6 H e i d e g g e r M ., 7, 8, 14, 19, 2 2 , 2 6, 2 7 , 4 2 , 4 5 -5 8 , 5 9 , 6 0 , 6 1 , 6 4, 66, 6 7 -7 3 , 7 5 , 7 7 , 8 3, 9 1, 9 6 , 111-
218
INDEX NOMINUM
1 15,
12 3 , 12 8 ,
12 9 ,
1 3 2 -1 3 9 ,
N e u r a t h O ., 27
1 42,
1 4 5 -1 4 8 ,
149,
1 5 6 -1 6 0 ,
N iet z sc h e F ., 9 ,7 6 ,1 8 6
1 6 3 ,1 7 0 ,1 9 2 ,2 0 4 ,2 0 9 ,2 1 2 ,2 1 3
N o v a l is ,F ., 1 0 2 ,1 0 3
H e n r y M . , 7 ,8 ,2 7 ,8 2 , 9 4 - 1 1 5 ,1 9 2 H i r s c h E .,9 3
O c h w a l d C .,9 6
H o u s s e t E ., 1 7 0 ,1 7 1 H u m b o l d t W . vo n , 149
P a s c a l B ., 7 0 ,1 5 8 sq.
H u s s e r l E „ 7 , 8, 1 1 -2 6 , 3 7 , 3 9 , 4 2 -
P e t i t d e m a n g e G ., 7 6
4 4 , 6 5 , 6 6 , 6 9 , 8 2 , 9 9 , 110, 111,
P e t r o s i n o S ., 60
11 5 , 119, 1 3 3 , 139, 149, 153-
P f e i f f e r G ., 139
1 5 7 ,1 8 5 ,1 8 8 ,1 9 1 - 1 9 3 ,1 9 6 ,2 1 2
P l a t o n 9 8 ,2 0 9
H y p p o l it e J., 1 3 6 ,1 5 7 R e ic h e n b a c h Ja n i c a u d D .,2 8 , 9 6 Jo a c h im
de
H., 5 2
R ic h a r d d e S a i n t - V i c t o r , 1 7 3 -1 7 6
F l o r e , 1 74
R ic œ u r P ., 9 2 ,1 2 9 ,1 6 0 ,1 9 2 ,1 9 6 R ic k e r t
K a n t E „ 9 , 1 3 , 1 6 , 3 7 , 4 4 , 8 7 - 8 9 ,9 2 , 9 7 ,1 2 8 ,1 9 1 ,1 9 5 ,1 9 9 ,2 1 0
H., 2 9, 3 0 , 3 4 , 3 5 , 3 7 -3 9 ,
4 2 ,4 8 - 5 1 R o l l a n d J., 6 0 ,1 3 1 sq .
K ie r k e g a a r d S ., 2 0 4 K is i e l T .,3 5 ,4 7 ,4 9
S a d e D .A .F ., 184
K o s k y J., 191
S a r t r e J.-P ., 1 0 8 ,1 1 5 ,1 4 5 S c a n t o n M .J., 1 8 9 ,2 1 3
L ask
E„ 34,35,37-39,42,49,50
S e l l a r s W ., 1 8 ,5 2 S o u c h e -D a g u e s D ., 1 9 ,2 2
L a v ig n e J .-F .,2 8 L e ib n iz F .W ., 186
S p in o z a B ., 1 3 3 ,1 5 2 ,1 8 0
E., 7, 8, 59-94, 105, 120, 129-165,177,188,202 L y o t a r d J.-F., 92
S t a m b a u g h J., 134
L e v in a s
S t r a s s e r S .,6 0 , 139 S u a r e z F .,4 2 ,7 6
M a l e b r a n c h e N ., 7 6 ,9 7 ,9 8 ,1 3 3
T a m in i a u x J .,7 6
M a l o t t k i J. v o n , 4 2
T h o m a s d ’A q u in , sain t, 1 7 3 , 176, 168
M a r t i n e a u E ., 1 3 4 -1 3 6 M a u s s M ., 1 1 9 ,1 9 5 ,1 9 7 ,1 9 9 M e il l e t A ., 168 M e in o n g A ., 1 7 ,3 0 ,3 7 ,4 0 - 4 3 M e r l e a u -P o n t y
M .,
8,
9 8 -1 0 0 ,
108 .sg .,1 1 5 M u n ie r R .,9 6
T w a r d o w s k i K . , 1 7 ,4 0 ,4 2 ,4 3 V é z in F ., 134 V i c t o r i n u s M . , 167 W e il S., 75 W o l f f C .,4 2 W o l l zo g e n C ., 36
N a t o r p P ., 2 9 ,3 0 ,3 4 - 3 9 ,4 3 ,4 8 - 5 2 N e m o P ., 7 7 ,1 3 1
Y a m a g a t a Y . , 9 8 , 1 0 3 ,1 0 9
TABLE DES MATIÈRES A v a n t - p r o p o s ............................................................................................................. ........ C h a p it r e
p r e m ie r :
Hu sser l
et le
« concept
7
l a r g e d e l o g iq u e
ET DE LO G O S»...........................................................................................................
11
§ 1. L e « lo g iq u e » ........................... .......................................................................
11
§ 2 .L a v é r it é d o n n é e .............................................................................................
12
§ 3 . « P a rto u t la d o n a tio n » ..................................................................................
16
§ 4. L e ren versem en t du j u g e m e n t ..................................................................
19
§ 5 . L ’é la r g is se m e n t.............................................................................................
22
C h a p it r e n : R e m a r q u e
su r
l ’é m e r g e n c e
de
d o n a t io n
(GEGEBENHEIT) DANS LA PENSÉE DE HUSSERL................................................
27
§ 1. U n e q u estio n p r é -p h é n o m é n o lo g iq u e ..................................................
27
§ 2 . U n ajout au se n s d e l ’ê t r e ............................................................................
29
§ 3 . C ela d on n e l ’ê t r e ............................................................................................
31
§ 4. N atorp, Lask, R ic k e r t...................................................................................
34
§ 5 . H u sserl e t M e in o n g .......................................................................................
37
§ 6. D ’u n e d ifféren ce l ’a u tr e..............................................................................
42
C h a p i t r e m : R e m a r q u e s u r l e r ô l e d e l a d o n a t i o n (G e g e b e n h e i t ) DANS LA PREMIÈRE PENSÉE DE HEIDEGGER.......................................................
45
§ 1. C e qu e d on n e « ce la donne » ......................................................................
45
§ 2. L e don n é m a n q u é -N a to r p , R ic k e r t......... .............................................
48
§ 3 . L e m o n d e ..........................................................................................................
52
CHAPITRE IV: NOTE SUR L’INDIFFÉRENCE ONTOLOGIQUE DE LEVINA S.......
59
§ 1. L e déb at en q u e stio n .....................................................................................
59
§ 2 . L ’a m p h ib o lo g ie .............................................................................................
61
§ 3 . L e p a s s a g e ........................................................................................................
63
§ 4. L a r é d u ctio n .....................................................................................................
67
§ 5 . L ’é ta n td e la q u e s t io n ...................................................................................
69
CHAPITREV : D ’AUTRUIÀL’INDIVIDU SUIVANT LEVINAS..................................
75
§ 1. Sortir d e l ’a n o n y m a t....................................................................................
75
§ 2. R om p re le so lip sism e : la sou ffran ce et la m o r t ..................................
77
§ 3. A utrui co m m e « la fém in ité » ...................................................................
79
§ 4. L e v isa g e apparaît co m m e personn e d ’a u tr e.......................................
81
220
TABLE DES MATIÈRES
§ 5. L e v isa g e apparaît co m m e p e r s o n n e ......................................................
83
§ 6. L ’in d iv id u a tion et 1 « am b igu ité » de l ’a m o u r ....................................
87
C h a p it r e
e t l 'i n v i s i b il it é d u p h é n o m è n e .................
95
§ 1. L ’inapparent e t l ’in v is ib le ..........................................................................
95
vi
: M ic h e l H e n r y
§ 2. L ’u n iv o c it é d e l’in v isib le au v i s i b l e .......................................................
97
§ 3 .L a m a n ife s t a tio n d e l’e s s e n c e ...................................................................
99
§ 4 . L ’é q u iv o c ité d e la p h é n o m é n a lité ..........................................................
107
§ 5. C e qui se m ontre et c e qui n e se m ontre p a s .........................................
111
C h a p it r e
vu
: Ja c q u e s D e r r i d a
e t l ’im p o s s i b il i t é d u d o n ......................
117
§ 1. L e d éla i d es q u e s t io n s ..................................................................................
117
§ 2. « T h é o lo g ie n ég a tiv e » et d éco n stru ctio n .............................................
119
§ 3. L a p o ssib ilité d e l ’im p o s s ib le ...................................................................
123
C h a p it r e
v iii:
L e v in a s
La
r e p r it
s u b s t it u t io n
et
la
s o l l ic it u d e .
Com m ent
H e id e g g e r ...................................................................................
129
§ 1. Q u estion d ’h y p e r b o le ..................................................................................
129
§ 2. U n débat a v ec S e in u n d Z e it, § 2 6 .............................................................
132
§ 3. L e s o i co m m e in su b stitu a b le .....................................................................
137
§ 4 . L e m o i à l ’a c c u s a tif.......................................................................................
139
§ 5 . L ’é le c tio n d e l ’o t a g e ....................................................................................
145
C h a p it r e i x : L e
t ie r s o u l a r e l è v e d u d u e l .....................................................
149
§ 1. L e tiers e x c lu ....................................................................................................
149
§ 2. L e duel ou autrui co m m e so i-m ê m e ........................................................
152
§ 3 . L e d u el ou m o i-m ê m e par un a u tr u i........................................................
157
§ 4. S e co n d ven u , prem ier autrui......................................................................
161
§ 5 . L e té m o in ..........................................................................................................
168
§ 6. L e m o d è le trinitaire du tie r s.......................................................................
172
C h a p i t r e x : L ’i r r é d u c t i b l e .......................................................................................
179
§ 1. C e q u ’in te rd itla q u e s t io n ...........................................................................
179
§ 2. C e q u e dit la r é p o n se ......................................................................................
181
§ 3. L a réd u ction d e l ’id ée de D i e u ..................................................................
184
§ 4 . L ’ir r é d u c tib le .................................................................................................
188
A n n e x e : Sur
le
don.
U ne
d is c u s s io n
entre
Ja c q u e s D e r r i d a
Je a n -L u c M a r i o n ................................................................................................
189
NOTEBIBLIOGRAPHIQUESURL’ORIGINEDESTEXTES ..........................................
216
In d e x
n o m i n u m ...................................................................................................................
217
Table
d e s m a t iè r e s
219
et
DU MÊME AUTEUR
Sur l ’ontologie grise de D escartes. Science cartésienn e et sa v o ir aristotélicien dans les Regulae, Paris, Vrin, 1975 ; 4 e édition, 2000 ; (traductions portugaise,
1997, américaine et espagnole 2008). Index des Regulae ad Directionem Ingenii de R ené D escartes, en collaboration
avec J.-R. Armogathe, Rome, Ed. dell’Ateneo, 1976. R en é D escartes. R ègles utiles e t claires p o u r la direction de l ’esp rit en la recherche de la vérité, traduction selon le lexique cartésien et annotation
conceptuelle avec des notes mathématiques de P. Costabel, La Haye, Martinus Nijhoff, 1977 (traduction chinoise 2005). L ’idole et la distance. C inq études, Paris, Grasset, 1977; 3 e édition, Paris, « Poche/Biblio », 1991; (traductions italienne 1979, espagnole, 1999, américaine 2001, roumaine 2008, russe 2009, slovène 2010). Sur la théologie blanche de D escartes. Analogie, création des vérités étem elles, fondem en t, Paris, P.U.F., 1981 ; 2 e édition corrigée et complétée « Quadrige »,
1991 ;3 eédition,2009. D ieu san s l ’être, Paris, Fayard, 1982 ;P.U.F., «Quadrige», 1991 ; 3 e édition revue
et augmentée 2002; (traductions .italienne 1987 et 2008, américaine 1991, 1995 et 2012, polonaise 1996, lithuanienne 1997, espagnole 2009, japonaise 2010 ). Su r le p rism e m étaphysique de D escartes. C onstitution e t lim ites de Vonto-théolo g ie cartésienne, Paris, P.U.F., 1986; 2004; (traductions italienne 1998,
américaine 1999). R édu ction e t donation. R echerches su r H usserl, H eidegger et la phénom énologie,
Paris, P.U.F., 1989 ; 2 e édition 2004 ; (traduction japonaise 1995, américaine 1998 et 2009, chinoise 2010, italienne 2010). Q u estion s cartésiennes. M éthode et m étaphysique, Paris, P.U.F., 1991 ; (traduction américaine 1999). P rolégom èn es à la charité, Paris, La Différence, 1986; 3 e édition revue et augmentée 2007 ; (traductions 1993, américaine 2002, seconde édition augmentée, 2008). La c ro isé e du visible, Paris, La Différence, 1991 ; P.U.F., 1996 ; 2007 ; (traductions roumaine 2000, lithuanienne 2002, américaine 2004, allemande 2005, espagnole 2006, chinoise 2010, russe 2011).
Index des Meditationes de prima Philosophia de R. D e sc a rtes (en collaboration
avec J.-Ph. Massonié, P. Monat, L. Ucciani), Annales littéraires de l ’université de Franche-Comté, Besançon, 1996. Q uestions cartésiennes II. L ’ego e t Dieu, Paris, P.U.F., 1996 ; 2002 ; (traductions
américaine, 2007, italienne 2010). H ergé. Tintin le terrible ou l ’alph abet d e s richesses (en collaboration avec
A. Bonfand), Paris, Hachette, 1996 ; 2 eédition2006. E tant donné. E ssai d ’une ph énom énologie de la donation, Paris, P.U.F., 1997 ;
1998 éditions corrigée, «Quadrige» ; 3 e édition 2005 ; (traductions italienne 2002, américaine 2002 et 2012, roumaine 2003, espagnole 2007, polonaise 2007). D e surcroît. E tudes su r les phénom ènes saturés, Paris, P.U.F, 2001 ; 2 e éd.
«Quadrige», 2010; (traductions américaine 2002, roumaine 2003, hébreu 2007). Le phénom ène érotique, Paris, Grasset, 2003 ; «Livre de Poche. Biblo-Essais »,
2004 ; (traductions roumaine 2004, espagnole 2005, américaine 2006, italienne 2006, grecque 2008, partielle en russe 2006, allemande 2011). Le visible e t le révélé, Paris, Cerf, 2005 ; (traductions italienne et roumaine 2007,
américaine 2008, portugaise 2010). A cerca de la donacion. U n aperspectivafen om en ologica, UNS AM, Buenos Aires,
2005. D ialogo con l ’am ore, a cura di U. Perone, Turin, Rosenberg & Sellier, 2007. A u lieu de soi. L ’approche de saint Augustin, Paris, P.U.F., 2008 ; 2 e éd. 2009. C ertitudes N égatives, Paris, Grasset, 2010. Le C roire p o u r le voir. Réflexions diverses su r la ration alité de la révélation e t l ’irration alité de quelques croyants, Paris, Paroles et Silence, 2010, trad.
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Imprimerie de la Manutention à Mayenne (France) - mars 2012 - N° 867136Y Dépôt légal : 1" trimestre 2012