Exposer les bandes dessinées


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Exposer la bande dessinée ? Depuis une quinzaine d’années que mes pratiques sociales et artistiques m’ont éloigné de cet enclos du monde dit, hâtivement, de « l’art contemporain » (c’est-à-dire celui de la circulation des œuvres, pas celui de leur création), les questions relatives à l’exposition se sont progressivement estompées. Elles se sont d’une certaine manière déportées dans d’autres activités plastiques, dans d’autres façons de faire apparaître socialement un travail, des œuvres, notamment éditorialement. Cependant, mes éditeurs, comme tant d’autres, conduits à ces choix par la difficulté de présenter les travaux qu’ils éditent par les seules voies de la librairie ou des salons, trouvent nécessaire de temps à autre de monter des expositions. Et comme tant d’autres, leur premier mouvement — et généralement le seul — est de poser sur les murs des planches de bande dessinée. Les plus avisés d’entre eux, qui n’ignorent pourtant pas à quel point exposer est un problème inlassablement reformulé par l’art contemporain, semblent ne voir aucune contradiction à attendre pour la bande dessinée autant de considération que celle acccordée aux autres arts contemporains sans jamais se placer pour autant à la hauteur des enjeux — et très notamment ceux de l’exposition — portés par eux. 1

Exposer la bande dessinée n’est pas, ne devrait pas être, exposer des bandes dessinées. C’est pourtant cette façon de faire les choses qui est choisie par défaut, parfois à peine soulignée par le cache-misère de la scénographie. Un tel malentendu vient peut-être du refus de penser la catégorie art comme une catégorie significative de l’activité humaine plutôt que comme une assignation de valeur : ceci suppose l’impossibilité de la penser comme champ problématique (problématisation cohérente au monde où elle prend forme) et auto problématisant (son épistémologie lui est superposable) et entraîne l’abandon de ses déterminations aux usages sociaux et symboliques qui en entourent la spectacularisation. Exposer des planches de bande dessinée est une non-activité. Cette déclaration sommaire est évidemment intenable si je ne l’accompagne pas un peu. Je mise, pour la rendre audible, sur le fait que c’est bien plus le silence général fait sur toute question précédant son objet que sur son caractère éventuellement inadmissible. De quoi, au fond, l’exposition de planches de bande dessinée fait-elle le spectacle ? J’y verrais en action, au minimum, quatre mouvements : Premièrement, celui du spectacle bourgeois de la valeur, spéculairement établie par le marché, machine auto vérificatrice par laquelle se définissent la qualité marchande et la marchandisation elle-même comme nécessité. Le spectacle bourgeois n’a pas d’autre fonction que de valider en la ceinturant, comme une place forte, son existence. Il le fait en installant de façon lisible une intériorité imaginée et présentée comme totalité — celle du marché —, et une extériorité insignifiante dans laquelle tout ce qui circulerait éventuellement comme reste ne vaut rien. 2

Deuxièmement, le spectacle culturel, dont la fonction est double : il ponctue à la fois une vie sans histoire d’illusoires moments d’exception, et il patrimonialise de façon immédiate le vivant. C’est une neutralisation par laquelle se pétrifie toute tentation d’invalider la communication. Il s’agit, par le spectacle culturel, de superposer comme un même et seul problème, en un même champ, la sphère artistique de la création et la sphère culturelle de la médiatisation sociale alors qu’elles sont historiquement et fonctionnellement antagonistes (la première étant implicitement critique de la seconde en tant que durée et en tant qu’espace). Troisièmement, le spectacle mondain des auteurs que tout invite à la vanité : danse des egos, poses de paysans aux côtés des collectionneurs, sortie de classe imaginaire devant des champs artistiques considérés dans un étrange mouvement de confusion à la fois comme ennemis héréditaires et comme modèles absolus. Demande d’autorisation pour assassiner papa littérature devant maman peinture. Enfin, quatrièmement, le spectacle du labeur lui-même, cette légende selon laquelle le travail patiemment et bien fait porterait en lui-même la garantie d’une quelconque puissance ; c’est celui qui vient flatter la satisfaction artisanale des amateurs de cuisine. Par lui, on veut croire que comprendre Proust passe par la connaissance du nom de son chien et le mécanisme par lequel Fido a pu devenir Charlus ; par lui on s’imaginera au plus près de la vérité d’une planche de bande dessinée parce qu’on a vu ses bâtis, ses repentirs, sa pâte. Aucune de ces raisons n’est autre chose que futile. Aucune d’elles ne produit le moindre sens. Le travail de la bande dessinée est, du point de vue de sa matérialité, d’une certaine humilité : les processus d’élaboration qui s’y déposent pour, lentement, la réaliser, sont objectivés par la publication et par elle seule. La mise en lumière du travail matériel qui conduit jusqu’à elle est aussi essentielle au lecteur que le serait la 3

radiographie musculaire des nœuds dans la jambe d’un danseur pour mieux regarder un ballet. Avant même de se demander s’il faut exposer des bandes dessinées, demandons-nous au moins un instant s’il faut exposer la bande dessinée. demandons-nous s’il faut arracher un instant les bandes des livres pour les inviter dans l’espace d’exposition. Il n’y a rien de moins évident que ça. Qu’il n’y ait aucun motif limpide à exposer un travail éditorial — sinon les intérêts du spectacle développés ci-dessus ou l’appétit de machinisme des critiques génétiques — voilà qui devrait rendre perplexe et, peut-être, encourager à suspendre un instant son mouvement. Pourtant, c’est une évidence inquestionnée qui semble résumer toute l’activité et toute l’imagination expositionnelle de la bande dessinée : on posera des planches sur des murs en les encadrant — par une opération paradoxale qui masque l’indignité substantielle de son objet derrière la répétition de formes historiquement éprouvées pour le circonscrire —, en les agrandissant parfois pour colmater la fissure entre échelles des corps et échelles de lecture, voire en les scénarisant, ce qui revient à joindre l’échelle à l’encadrement. Qu’il n’y ait dans ces maladresses décoratives et petites-bourgeoises rien pour poser l’exposition un instant en problème, c’est ce que révèle une façon lancinante de prendre à l’envers tous ceux qui devraient en précéder l’élaboration : tout se déroule comme si ce qui motivait l’exposition ne venait que de l’exposition elle-même comme modalité de la mise en valeur et comme forme hiérarchique d’apparition sociale — patrimoniale, symbolico-culturelle. Tout se déroule comme si la nécessité d’y succomber n’était jamais à chercher dans ce qu’on expose. Voilà bien, effectivement, ce qui s’appelle prendre une question à l’envers. Quoi encore ? Ceci, par exemple : se demander sempiternellement comment faire atteindre la bande dessinée à l’art en ayant déjà établi une équation entre champs disciplinaires et réalisation de la valeur — de la valeur artistique — en ayant commencé par les penser séparément ; 4

comme si jamais ils ne pouvaient coulisser dans un même paradigme, et sans même se demander si on tenait effectivement le bon paradigme pour commencer à penser vraiment quelque chose de ces mausolées : art, valeur, disciplines. Dans de telles conditions, comment trouver une réponse qui ait le moindre sens si on a replanté le clou de la sanctification historique sur le mot art et sur ses typologies historiques contradictoires et locales (Tekhnè, arts libéraux, catégories vasariennes, puis hégélienne, etc.)? Ces typologies ne sont pas plus valides pour regarder le monde des œuvres que la théorie élémentaire n’est utile à un physicien contemporain. Ce faisant, on balaye quelques siècles de déplacements épistémiques et sociaux, comme si peindre pour Zeuxis avait eu le même sens que peindre pour Rembrandt ou peindre pour Frize ou peindre pour Polke. Et on s’imaginera une cause sérieuse à cette question aberrante : la bande dessinée est-elle un art ? Quiconque se pose la question en ces termes a des soucis à se faire pour y trouver quelque chose d’utile à la pensée. De telles questions n’ont aucune réponse possible ; elles ne sont que la reconduction d’erreurs de conception et de typologies vaporeuses : LA peinture — comme LA musique ou LA sculpture — n’est pas plus ou moins un art que LA bande dessinée. Ce sont des activités. Il s’avère que par ces activités, dans ces champs disciplinaires, dans les productions qui en dépendent, par les dispositifs techniques qui les accompagnent, hé bien naissent, parmi tant d’autres choses, parfois, des œuvres d’art. Les poser elles-mêmes en séparation pour assigner ici ou là de la valeur est un bavardage mondain. Il n’existe aucun territoire de la pensée ou le couple oppositionnel « art ET bande dessinée » ait autre chose à nous dire que cette opposition elle-même, que cette distance apriorique, où il fasse autre chose que reconduire encore et encore une distance dont on cherchera en vain les moyens possible de la résorber, précisément parce qu’elle n’a aucun caractère d’existence. 5

La question noue plus encore l’esprit déjà bien mal préparé par de telles approximations quand entre en jeu la question du contemporain, systématiquement présentée comme enclave supposée du champ « art » (ce qui, en soi, représente déjà une définition restrictive et une position de classe largement douteuse, puisqu’elle suppose une vérification de l’existant par la transparence des échanges visibles) ; la bande dessinée est, de fait, quand elle est pratiquée en art (c’est-à-dire dans la prise en compte des enjeux propres et des modes d’apparition artistiques) un art contemporain. Si la bande dessinée doit s’exposer c’est, en dehors de tout argument éthique et ergotopique, en art contemporain. C’est-à-dire ? C’est-à-dire comme questionnement critique et poétique de l’espace, de ce qui le régule et de ce qui le désordonne, de ce qu’il ouvre du politique et de l’artistique comme nouvelle opportunité réalisatrice. Sans quoi, tout bonnement, il ne se passera jamais RIEN. Une planche sur un mur, ce n’est RIEN. Ça ne fait RIEN. Ça ne pense RIEN. Ça ne produit RIEN. Sacre et valeur. Si un auteur se demande « comment mettre mes travaux sur un mur ? », alors il prend, une fois encore, le problème à l’envers : exposer, ce n’est pas accrocher des productions extérieures et déliées sur un mur. Exposer, c’est faire du mur, du sol, de l’espace tout entier, le lieu problématique en puissance d’un travail en cours. Plus encore qu’un prolongement de l’atelier, c’est un contrepoint à l’atelier comme lieu d’interrogation du travail artistique par ses moyens de production même. Il faut entendre ici l’atelier comme ensemble de conditions de réalisation imaginaire, comme ensemble de conditions de prospection technique. Il faut faire en cela de l’exposition à son tour une possible condition de réalisation sociale pour la bande dessinée et non plus une machine législative qui 6

servirait essentiellement à produire de la légitimité bourgeoise et marchande dans des cadres athéoriques. Poser une planche sur un mur, ce n’est pas lui ajouter de la valeur, c’est lui en ôter. Les valeurs propres à une discipline sont processuelles, poétiques, artistiques, intellectuelles. C’est par elles que se définissent les cadres de définition eux-mêmes, c’est-à-dire la possibilité même d’établir de la valeur. Je reviendrai régulièrement ici à une opposition entre la valeur artistique (problématique, poétique, éthique, créatrice) en ceci qu’elle est nodale des objets dont je parlerai, et la valeur marchande, qui leur est contingente (qui doit donc être écartée pour penser quelque chose de ces objets spécifiques, quel que soit l’illusionnisme social sur lequel repose la superposition des deux valeurs, superposition contredite aussi bien par l’épistémè artistique que par l’histoire de ces valeurs). J’ajoute en passant que j’écarte évidemment la critériologie esthétique, elle aussi contingente. Je dis, « évidemment », même si je sais à quel point elle encombre encore tellement de prises de position batailleuses, parce que la question esthétique est depuis longtemps écartée par les autres arts contemporains comme centralité et comme fin. Ceci ne signifie pas — contrairement à ce que croit visiblement Franck Lepage — qu’elle est rejetée, mais tout simplement qu’est prise en compte sa nature transitoire, le fait qu’elle advient de surcroit, je dirais : comme fatalité de l’activité artistique. En d’autres termes : la beauté est accidentelle des œuvres d’art, elle ne leur est pas substantielle. Elle est historique et critique. J’ai l’impression de dévider des banalités pour quiconque fréquente un minimum les œuvres d’art — et pas seulement contemporaines —, mais au vu des réactions épidermiques que provoque encore la violence faite aux conventions, à la marotte esthétique du moment qu’on appelle beauté avant de la liquider et ceci à n’importe quel moment de notre histoire, je préfère prendre quelques lignes pour cette précision méthodique. 7

Ascension sociale de la planche La valeur marchande est un opérateur du marché — et sa conséquence —, elle n’est pas un opérateur de l’art — et moins encore sa conséquence — comme catégorie sensible ou prospective. Les œuvres ne perdent pas en attribution à leur champ artistique au gré de leur perte de valeur marchande ; cette attribution n’est pas séparée ni divisée, car c’est comme totalité qu’une telle appartenance se juge, sans transition, sans partage, sans nuance et sans gradation. Ceci ne veut pas dire qu’une œuvre ne peut déchoir de ce statut, mais tout simplement qu’une œuvre n’est jamais considérée comme à demi artistique. Les aléas des catégories anthropologiques comme des façons de faire l’histoire font passer indifféremment les œuvres humaines du statut de fétiche à celui d’œuvre d’art ou d’artisanat, plus ou moins réciproquement (plutôt moins que plus, on ne renonce pas aussi facilement que ça à une sanctification durement acquise) ; et je note, pour colorer encore cet aperçu d’une question déjà bien épineuse, que le nuancier social dispose par ailleurs de critériologies changeantes, indifférentes à ces aléas pour se fonder — sinon en opposition — mais qui ne sont pas pour autant sans effet sur eux (on a par exemple en tête la vassalisation ethnographique des pratiques rituelles, mais on peut également songer au déplacement de la notion de kitsch ou à celui de la catégorisation clinique pour la conception contemporaine de l’art, ou encore à la position de l’artisanat pour une partie de l’avant-garde du XIXe, que celui-ci fut objet ou trajet des œuvres). Toute œuvre, tout artiste dans l’œuvre, vit au moins le mode de disparition et de réapparition historique du Pérugin sinon celui de La Tour. Mais la déchéance sociale et marchande n’affecte pas la valeur catégorielle. Il peut même encore plus certainement, plus ou moins vite, vivre la disparition sociohistorique totale en tant que sujet comme ces milliers d’autres, parfois adulés de leur temps, ayant perdu jusqu’à leur nom et dont les œuvres désormais anonymes pointillent les musées : 8

aucune de ces modalités de l’effacement n’altère pourtant leur appartenance à la catégorie art : c’est en tant que telles, en tant qu’œuvres d’art coupées d’une partie de leur cause mais irréductiblement liées à cette catégorie, qu’elles peuplent notre champ de vision. Ceci quoi que cette catégorie recouvre comme réalité au moment où je vous parle. On comprend que la valeur marchande est sans effet sur l’annexion de certaines bandes dessinées à la catégorie art ; elle n’est que l’embrigadement matériel par le marché d’objets ayant désormais acquis sans elle leur statut. La grande difficulté qu’il y a à placer le travail artistique dans la chaîne d’opérations établissant la valeur n’est un obstacle que dans l’économie commerciale immédiate, qui se déjoue par l’auto réalisation possible de la valeur où le référent et la marchandise ne font plus qu’un. Et cette difficulté, autant liée aux déplacements constants de l’opérativité artistique par les catégories que par les artistes eux-mêmes, est renforcée par la déformation continue du champ art lui-même comme série d’activités. Le cas Michel-Édouard Leclerc L’attribution de caractères économiques aux œuvres est un mouvement de rabattement de la catégorie art — qu’on accepte ou pas l’auto représentation de l’art en une totalité autonome et universelle supposée — sur les usages marchands. C’est le moyen le plus rapide de se débarrasser des problèmes de la signification, qu’ils soient liés aux œuvres ou à la catégorie elle-même. Grand mouvement de soulagement, certes, mais assez contradictoire dès qu’on s’y penche un peu : toute l’attention portée à distinguer les œuvres d’art d’autres œuvres humaines légitime alors un mouvement de computation et de mise en branle des échanges qui réduit à néant cette discrimination par l’application d’un processus de banalisation établie au nom de l’originalité elle-même. Allez comprendre... 9

Michel-Édouard Leclerc, pour ceux qui l’ignorent encore, a ajouté à l’encombrement nuisible du monde une petite pierre supplémentaire : il a créé une version industrielle des ateliers artisanaux de sérigraphie, destinée à multiplier les images décoratives dont nous manquions tellement. Il s’entoure pour atteindre ce but minuscule d’une poignée d’auteurs de bandes dessinées qu’il suppose bankable. Ce défaut d’imagination est compensé par une façon originale de vendre cette quincaillerie : il veut rendre, dit-il, l’art accessible à tous. MichelÉdouard Leclerc s’imagine qu’en créant le marché, on créé l’art. Mais non. En créant le marché, on multiplie le marché, et c’est tout. On peut y injecter toutes sortes de choses, on peut y vassaliser toutes sortes de représentations fantasmatiques de la capture, mais les moyens de produire la catégorie elle-même sont exclusifs du marché. Qu’un mâle adulte ait une valeur précise sur un marché aux esclaves syriens ne nous est d’aucun secours pour comprendre ce qu’est un être humain. Il n’y a effectivement rien qui échappe au marché, mais le marché ne connaît qu’un seul mode de capture et de mise en circulation la valeur. L’excitation puérile de quelques fétichistes heureux de voir les planches de bandes dessinées de leurs idoles se négocier aux enchères n’est un renseignement que sur la forme de leur jugement et sur la nature des opérateurs dont ils se munissent pour juger et jouir. En aucun cas sur la valeur artistique des objets de transaction. Par quel truchement Michel-Édouard Leclerc prétend-il à peu de frais (entre 1500 et 3000 €, c’est l’unité du « peu de frais » pour Michel-Édouard Leclerc), nous permettre d’avoir, chez nous, « l’art » ? Ou plus exactement, « l’art contemporain » ? (C’est ce qu’il nous invite à acquérir). Pour cette somme modique — disons 1300 € sur l’échelle sociale Leclerc — vous pourrez donc avoir chez vous une image isolée d’un auteur de de bande dessinée reproduite (en sérigraphie) — disons de Druillet sur l’échelle de contemporanéité Leclerc — alors qu’en achetant un album du même auteur (entre 15 et 20 euros) nous n’aurions qu’une cinquantaine de pages 10

reproduites (en offset) de bande dessinée (discipline qui a distingué cet artiste parmi d’autres producteurs d’œuvres en images pour Michel-Édouard Leclerc). C’est-à-dire que dans la tête de Michel-Édouard Leclerc, on gagne en art en divisant la bande dessinée (en images isolées) et en en multipliant le prix (par mille). Quel est le sens de tout ça ? En dehors de la production artificielle d’une valeur très hypothétique, tout ça n’a aucun sens. À part flatter la vanité d’un auteur qui s’imagine qu’en utilisant un mode de reproduction vaguement plus luxueux que celui de ses livres (c’est-àdire celui des affiches et des T-shirts, la sérigraphie) et qu’en posant une image dans un cadre (avec le même réflexe de mise en valeur et d’isolement catégoriel que leur grand-mère découpant une boîte de chocolat), il produit les conditions nécessaires et suffisantes de « l’Art ». Notons que s’il prenait aux auteurs choisis l’idée de se pencher sérieusement sur un sens à apporter à cette nouvelle catégorie d’images, s’ils désiraient se soustraire à l’équarrissage de leur travail en bandes pour créer, relativement à ce nouveau cadre de travail quelque chose qui y soit significativement lié, ils ne le pourraient pas. Il leur est impossible de déroger aux seules règles de ce montage farfelu sur lesquelles s’établit la valeur : ce qui détermine leur présence dans cette chaîne de production est qu’ils y restent les représentants de commerce d’une valeur déjà assignée ailleurs, à laquelle ils sont irréductiblement liés, et qui doit être reconduite ici pour la garantir. Leur docilité à transformer leur propre travail en imagerie vaine est cette garantie. Quelle sorte d’idiot, me direz-vous, accepterait une telle dévaluation de la dignité pour une telle élévation de la vanité ? Quelle sorte d’idiot, me direz-vous, achèterait cette verroterie ? Hé bien, étrangement, pas mal de monde semble-t-il. Grande est la mansuétude de MEL qui nous invite, nousaussi, les pauvres qui n’avons que 1500 € à mettre dans un 11

poster pour notre chambre, à devenir collectionneur comme lui. MEL réinvente la planche à billets en ne produisant rien d’autre, avec des auteurs de bandes dessinées abaissés à produire une tapisserie des plus vulgaires, que les conditions d’un laborieux artisanat fiduciaire lui permettant de frapper, en toute frileuse légalité, sa monnaie. Il n’oublie pas même au passage la mausoléification d’usage, la sienne (cette entreprise s’appelle « MEL Publisher »), par laquelle une tête de tyran ou de pitre national quelconque venait traditionnellement impatronniser la valeur. Pour les auteurs qui y participent eux-mêmes, je ne vois aucune autre explication que la honte de soi et la timoration — si caractéristiques de l’auteur de bande dessinée rampant humblement devant la divinité Art et ses temples muséaux — pour se sacrifier soi-même sur un autel aussi kitsch et pathétique. Mais le plus navrant dans cette affaire, c’est encore ceci : un quidam, Michel-Édouard Leclerc, prétend aimer la bande dessinée mais il trouve intéressant de faire produire des images isolées à des auteurs (alors que pour la plupart d’entre eux chacune de leurs images, isolée, arrachée à leur mode d’action habituel, n’est qu’un cliché figuratif hors d’âge) et de les ériger à un improbable statut artistique (que leurs bandes avaient déjà) par un procédé également hors d’âge de mise en valeur et de mise en regard : la limitation du tirage, la pose en encadrement ... C’est le comble d’être à la fois petit-bourgeois, définitivement ringard (le statut de l’image chez Michel-Édouard Leclerc est celui dont les pratiques de l’art contemporain se débarrassent depuis l’après-guerre) et de ne pas même parvenir à se hisser au niveau de la bande dessinée elle-même, comme monde, comme incroyable puissance d’invention singulière... Un neuvième d’un ensemble introuvable Que la catégorie art soit si difficile à penser est un fait lié à l’histoire très mouvementée des enjeux qui entourent les 12

pratiques du sensible à travers les siècles, et il n’est pas du domaine de ce court essai de s’y replonger dans l’hypothèse bien improbable d’en trouver une définition satisfaisante. Toutefois, il me parait difficile de contourner certaines précisions puisque c’est sur le malentendu entretenu autour de la catégorie art que repose la quasi-totalité des préjugés entourant la construction d’expositions de bandes dessinées. Une certaine paresse s’obstine à l’usage d’une modalité bêtifiante comme celle du « neuvième art » pour parler de la bande dessinée, ce qui nous en dit assez long de l’errance où se perd le questionnement de notre discipline... De quel ensemble la discipline bande dessinée serait-elle le neuvième élément ? Cette question, du fait même d’être posée, entérine l’auto réalisation historique qui avait lié les huit autres, sans autre examen ; dois-je rappeler ici que les muses platoniciennes — après avoir connu divers agencements hasardeux et contradictoires — assemblaient aux technè l’épopée, les champs nuptiaux et l’astrologie, sans aucune mention d’arts plastiques ni d’architecture ? Elles ne nous seront donc pas d’un très grand secours... Dois-je rappeler que, plus tard, les Arts Libéraux, après une genèse longue et mouvementée, finirent par rassembler quatre disciplines scientifiques et trois disciplines littéraires sans aucune mention d’arts plastiques ni d’architecture, en faisant même passer à la trappe le théâtre et la danse chers aux Grecs ? Que les Arts Mécaniques qui les accompagnaient humblement composaient la quasitotalité des activités artisanales en associant indifféremment l’architecture, la médecine, la sidérurgie ou la l’art de faire des selles de cheval ? Que leur statut même leur interdisait tout saut qualitatif hors de leur propre catégorie générale ? Voilà qui ne nous sera pas très utile pour y voir plus clair... Puis la réunion en arti de Vasari envoya paître les catégories médiévales pour ne plus considérer que les arts du volume — dans lesquels il réunissait sommairement architecture et sculpture — et les arts du plan, fatalement limités à ceux 13

pratiqués au XVIe siècle, distinctions bien incapables de se prolonger jusqu’à nous... Nous ne sommes pas plus avancés. Neuvième quoi ? Puisqu’on ne peut pas se rabattre sur la catégorie kantienne — ternaire et burlesque —, sur la catégorie hégélienne — quaternaire et fantasque —, devra-t-on sérieusement s’encombrer de la bureaucratie sensorielle (pour paraphraser Carle Einstein) de Sourieau pour se raccrocher à un montage de sept activités disparates obstinément tenues ensemble par la plus pauvre attente du mot art ? Pourquoi devrions-nous rappeler ici tout ce qu’il y a de vain et d’inutile à traîner encore derrière nous cette typologie qui ne produit rien que des malentendus ? Pourquoi la catégorie « neuvième art » tient-elle une place non négligeable dans le bavardage mondain ? Cette obstination est une manière comme une autre d’assembler la bande dessinée à l’improductivité générale de cette typologie des arts et d’en liquider l’examen avec celui des autres. La synthèse lente d’activités toujours unies au nom d’affinités idéalisées est le produit d’un coup de force — local, historique — qui ne tient sur aucune évidence catégorielle. Disons simplement que le maintien, contre toute analyse autre que de surface, d’une catégorie méta historique ayant valeur universelle comme l’art, ne s’obtient qu’au prix de contorsions métaphysiques ahurissantes pour privilégier la circulation des échanges à la discrimination réelle des valeurs échangées comme caractères définitionnels. Pourtant, pour paraphraser Perniola, il y a plus de lien entre un dessin magique et une soupe magique qu’entre un dessin magique et un croquis de Rembrandt. Pourtant, ce sont des agencements sociaux qui peuvent assembler en un même corpus hétéroclite la pratique de la danse, celle de la représentation en images, et celle de la construction de l’habitat. Ce sont également des agencements sociaux qui détermineront dans chacune de ces activités les polarités critiques susceptibles de les abaisser ou de les ériger à hauteur du jugement. Pour ma part, je rappelle simplement en une phrase ici ce que j’ai pu écrire plus haut dans ce texte et si souvent ailleurs : ce qui détermine les conditions d’apparition de l’art comme catégorie, ce n’est 14

pas la discipline dans laquelle s’effectue une œuvre mais les enjeux de l’œuvre elle-même comme problématisation nouvelle, à la fois de sa catégorie et de ses devenirs. En d’autres termes que ceux déjà exprimés ici mais sur lesquels il faudra inlassablement revenir : la bande dessinée n’est pas en soi un art plus que la peinture ou la musique, mais il existe des usages, des stratégies, des paris, des enjeux, des positions, des transformations, des créations, qui invitent ou se soustraient à la création artistique. En deçà de ces critères, nous pouvons rencontrer toutes sortes d’objets, pris dans toutes sortes de matérialisation, mais pas d’œuvres d’art. Ce n’est pas un problème hiérarchique (dont on sait à quel point le fantasme ouvre une danse des nerfs), mais simplement une question sociale et historique. Il n’y a pas plus ni moins d’œuvres d’art qui se réalisent en bandes dessinées proportionnellement à la production industrielle de marchandises culturelles ou de docilité artisanale des bandes dessinées, qu’il n’y a d’œuvres d’art filmées, écrites ou peintes proportionnellement à la production industrielle de marchandises culturelles ou de docilité artisanale du roman, de la peinture ou du cinéma. La scénographie Dès lors que les cadres de l’exposition se déportent de la marchandisation pour conquérir les espaces muséaux ou les expériences pédagogiques, les lieux alternatifs ou les galeries publiques, les dispositifs institutionnels n’abandonnent pas pour autant l’assomption de la planche par sa mise en cadre, mais ils y ajoutent le cache-misère de la scénographie. Pensée depuis les œuvres réalisées et non depuis les processus de réalisation, la scénographie condamne à inventorier les points de contact des bandes dessinées avec les conditions matérielles d’une exposition, toutes disciplines confondues ; elle les concrétise par des effets spectacularisés de redondance, d’assonance, d’expansion de la planche. 15

Au lieu de se pencher sur les cadres de réalisation matérielle qui sont, artistiquement, des conditions de questionnement poétique du monde — en bandes dessinées plus que partout ailleurs la pratique est imaginante et dépendante d’une éthique de la création qu’elle fonde autant qu’elle y est soumise — la scénographie découpe et dispose en caractères, selon les lignes pointillées des conventions sociales. La supposée puissance de la scénographie à ouvrir aux bandes dessinées est le produit direct de l’impuissance à regarder les bandes dessinées pour ce qu’elles produisent vraiment, pour ce qu’elles sont vraiment, et trahit surtout la honte publique sous-jacente de son objet lui-même. La scénographie opte invariablement pour des horizons démonstratifs parce que son principe même est celui de l’autopsie et qu’il est impossible de rendre à la vie ce qu’on accule, par son regard même, à la mort. Ajoutons à cela l’invariable infantilisme auquel conduit la scénographie en bandes quand elle s’adonne à la sortie théâtrale des pages usinées; l’insistance fatidique sur les caractères les plus insignifiants de la série de signes divisés (personnages, décors, etc) en force la séparation, et produit une discrétisations d’éléments rendus grammaticaux d’avoir simplement voulu croire à l’existence d’une grammaire (ces caractères sont insignifiants pour la catégorie bande dessinée elle-même, conçue comme discipline spécifique pour laquelle ils sont partagés avec toutes les disciplines narratives). Métastasant les planches perdues dans ce cauchemar climatisé, la scénographie des bandes poursuit l’invisibilisation critique et théorique à laquelle, déjà, l’écriture les condamne, et elle bégaie les malentendus qui ont présidé à ces choix désastreux : la guirlande élémentaire de gabarits catégoriels qui a servi à débiter des bandes dessinées en autant de breloques censées la signifier et la matérialiser va gagner en force, en évidence illusoire, et viendra se superposer au regard pour y poursuivre ses découpes, découpant le champ de vision lui-même. 16

Qu’est-ce qui, de la bande dessinée, s’expose ? Si nous devions interroger à la fois le sens et la place de la représentation dans l’histoire de l’art moderne, nous pourrions y voir le déploiement de tous les moyens possibles pour mettre à l’épreuve la figure comme point de référence et de capiton avec le monde sensible, et très notamment la résistance de la corporéité humaine, et de sa métonymie, la visagéité. D’une certaine manière, un des aspects spéculatifs les plus constants de la modernité est une production de seuil. Cette mise à l’épreuve trouve ses sources, on peut l’imaginer, dans le désir de soustraire l’intimité poétique entre les mondes du spectateur et de l’artiste aux règles en usage de la fidélité, d’en réduire la distance par l’abolition des protocoles de représentation, mais également dans un autre désir, celui de trouver le point de résistance maximum du connu à l’inconnu. Il n’y a pas de politique du seuil sans éthique de la porosité. La figure, malmenée par un siècle d’histoire de la représentation, est conduite par tous les moyens possibles à son point de rupture. Un des enjeux possibles de la bande dessinée contemporaine est également la mise à l’épreuve de la résistance, non pas de la figuration mais plutôt des cadres mêmes, du processus même, de création en bandes dessinées — et surtout du seuil au-delà duquel cadres et processus explosent. Vassaliser l’histoire de cette mise à l’épreuve à la façon dont elle fut conduite dans le seul domaine des images, c’est acculer la bande dessinée qui s’expose à des processus infinis de citation. Le dispositif pictural marque l’échec de toute exposition de bande dessinée à se penser en dehors des conditions mêmes de l’exposition historique ; cet échec trouve ses sources dans les différentes formes d’impuissance qui ont marqué l’histoire de la bande dessinée contemporaine à sortir de ses usages. Cette impuissance explose notablement aux yeux lorsque ses 17

auteurs ont cherché, par la familiarité d’effets de torsion de l’image — aussi minime fut-elle et aussi timides fussent-ils — telle que la renseignait l’histoire de l’art, à maintenir un cadre de référence possible pour le lecteur de bande dessinée ; ce qui invita non pas à regarder la bande dessinée elle-même comme lieu de transformation du monde sensible et de création poétique propre, mais comme un assemblage historique d’expériences déjà tentées ailleurs et reconduites en un puzzle de rendez-vous territoriaux : le panorama qui se déroule constitue une invraisemblable suite d’actes manqués par lesquels la bande dessinée, en se soustrayant à elle-même comme discipline singulière, s’est trouvée engluée dans la longue histoire des arts plastiques modernes : impressionnisme, fauvisme ou cubisme digérés par les différentes écoles italiennes et françaises des années 1980, expressionnisme en faillite dont une certaine partie du catalogue FRMK a pu constituer le crible de lisibilité, désastreuse école de Paris recyclée et sanctifiée par des dessinateurs pressés d’enchaîner les croquis paresseux qu’ils préfèrent dire vifs, ceci jusqu’au nouveau géo, à peine décliné des différents formalismes qui ont ponctué le XXe siècle, du constructivisme jusqu’au processus sériel de Sol Lewitt en passant par l’op. Nous en sommes, pour l’instant, encore là. Nous devrions voir émerger les premières bandes dessinées Fluxus en 2025, en espérant patiemment qu’un jour sera atteinte la contemporanéité depuis laquelle chacun pourra enfin juger à quel point ce parallélisme congénital est une impasse. Il me semble évident qu’il est une des sources des malentendus qui se poursuivent dans l’exposition et le traitement symbolique et factuel de ses objets. Cette impasse dans laquelle se perd régulièrement la bande dessinée est produite par sa mise en relation constante avec l’histoire de l’art pictural. Cette relation ne fonctionne que sur des analogies approximatives et imprudentes reposant sur un refus obstiné de questionner chacun de ces champs dans leur singularité respective. On n’en finirait pas de reprendre jusqu’aux constructions tabulaires elles-mêmes de chacune de 18

ces deux disciplines, prises dans leurs histoires propres pour approcher ce qui, radicalement, distingue leurs modalités de production ; disons simplement que ce qui s’effectue de la peinture trouve sa solution sur un mur, sur un autel, dans les cadres de visualité qui en déterminent les complexes conditions d’interrogation. Qu’il s’agisse de sa matérialité ou des relations mêmes que la peinture entretient avec le lieu pour lequel elle fut conçue, il n’y a rien de ses propriétés physiques qui s’extraie de ce cadre de réalisation. Et dès lors qu’elle est déplacée, elle reconditionne le lieu même de sa nouvelle signifiance. C’est le paradigme même par lequel la peinture construit un nouveau lieu et un nouvel espace de signifiance. C’est par cette propriété qu’elle a conduit certains historiens d’art à la considérer elle-même comme un lieu. Il n’est jusqu’au pli interne de sa distribution, pour peu que le tableau se fut divisé en autant de cellules, que nous devions penser à chaque fois qu’elle se représente à nous en dehors de toute tentation analogique avec la bande dessinée. La cohabitation d’espaces forclos, cloisonnés, les constitue en autant d’opérateurs de temporalité (et même de polyrythmie) et de discursivité (et même de polynarrativité) dans une bande dessinée, là où une peinture — un retable du XIVe siècle par exemple — les organisait en autant d’opérateurs de signifiance. Rien n’exclut que ces principes de cohérence spécifiques se contaminent mutuellement dans le temps — cette contamination est au cœur même des opérations critiques saisies dans les pratiques artistiques et les innombrables échanges qui les fécondent —, mais qu’on se souvienne au moins que ce qui a fait une œuvre n’est pas déterminé par ce que l’on en fera, et que tout ce que l’on en fait ne permet pas de les annexer significativement et historiquement à nos propres fins. Qu’exposer de la bande dessinée ? J’ai rapidement et incomplètement évoqué ce qui, en bandes dessinées comme ailleurs, peut inviter ou soustraire aux 19

enjeux artistiques comme tempérament de la vie et de ce qui s’y effectue, s’en parcoure, s’y matérialise, s’y abandonne, s’y abolit. Quels effets auront ces prémices épistémiques sur l’exposition ? Hé bien peut-être que la nature même de cette interrogation comporte en soi un début de solution : c’est entre le champ opératoire dont procède une œuvre telle qu’elle l’a matériellement rendu nécessaire tout autant qu’il en a changé l’horizon par le cours de sa temporalité propre (ce que j’appelle ses conditions de réalisation matérielle, qui s’achèvent dans les conditions d’apparition sociale — livre, exposition, etc. — en les ouvrant par la matérialité elle-même sociale — autrement dit : sa fabrication) et l’œuvre elle-même, que la plus grande tension se joue : l’un des pôles vise systématiquement à abolir l’autre pour définir le champ artistique lui-même. Tout entier assujetti à une économie exprimable, le processus de matérialisation de l’œuvre est censé avoir disparu dans la confrontation avec elle en tant que valeur, pour lui céder la sienne ; réciproquement, la persistance des catégories disciplinaires comme mode d’approche de la question « art » enferme les œuvres dans ces champs de sommaires matérialités et interdit de les y soustraire radicalement. En d’autres termes, qu’on se poste du côté de l’œuvre ou du côté de la réalisation matérielle, il y a toujours un reste. Celui-ci laisse la notion « art » dans une suspension infinie (qu’on ne s’y trompe pas, cette suspension n’est pas soluble dans les formes immatérialisées de l’art : elles déplacent les conditions matérielles en les inscrivant d’emblée dans les conditions sociales, raccourcissant simplement le processus opératoire). Cette tension est le produit même des idéalités contradictoires qui accompagnent la lente genèse de la catégorie « art » telle qu’elle est portée par un rêve d’auto réalisation, catégorie que ses contradictions matérielles et signifiantes interdisent à jamais de réaliser. Et cette tension, il me semble que c’est l’objet même qui peut rendre l’exposition désirable en bandes dessinées. Cette opposition puissante, auprès de laquelle chaque pôle, de l’œuvre 20

elle-même et de son processus de création, tente de se séparer de l’autre dans la définition alors qu’ils sont irréductiblement liés dans la vie, mérite amplement de faire l’objet d’une nouvelle brèche dans le monde sensible et d’être le résonateur des propositions plastiques d’une bande dessinée qui s’invite dans l’espace d’exposition. Très notamment parce que l’assemblage complexe des catégories de l’esprit, des catégories poétiques, des catégories narratives, des modalités de figuration, des processus matériels de réalisation, propre à la bande dessinée rend plus improbable encore la fondation d’un statut quelconque auto réalisateur. Tout, dans la pratique en bandes, semble être rappelé à l’ordre par des catégories séparées, et cette séparation qu’on croit implicite alors qu’elle est produite depuis des catégories sociales et historique auxquelles elle n’appartient pas, est sans doute pour beaucoup dans cette difficulté apparente de la traiter avec autant d’attention et de considération que d’autres disciplines. Elle apparaît comme impure devant des abstractions dont la pureté n’est pas plus démontrable que l’histoire sur laquelle on la fonde. Cette impureté a conduit pendant des années la critique à s’encombrer d’une quincaillerie théorique empruntée à d’autres disciplines pour la saucissonner comme objet et comme champ. Cette impureté, c’est cela même dont l’exposition peut faire son laboratoire, dont elle peut se jouer, qu’elle peut diriger en autant de processus plastiques, matériels, logiques, structurels, cinétiques, susceptibles de rendre intelligible la singularité poétique de sa position. Je ne pourrai pas ici, évidemment, par une série de propositions écrites, rendre manifeste ce que seule une exposition elle-même pourra faire approcher ; s’il est urgent et nécessaire de souligner programmatiquement ce que nous devrions abandonner, nous ne pouvons pas aborder autrement que par la réalisation matérielle ce que nous avons à conquérir. Au mieux, je peux vous inviter à considérer ce qui peut être une approche possible de ce travail tout entier à faire : j’ai pour ma part eu à construire il y a peu de temps, pour la galerie bruxelloise du 21

Maga (Bruxelles, parvis Saint Gilles), une exposition monographique intitulée « rétrospective technique ». Il s’agissait d’un ensemble de pièces réalisées pour cette exposition ellemême, qui mettait en problème spatialement, poétiquement et théoriquement l’exposition de bande dessinée et la série de liens qui pouvaient naître — dès lors qu’étaient entendus le déplacement et la transformation de points jusque-là subordonnés au processus éditorial dans l’espace d’une galerie —, entre les échelles, la cinétique des corps, leurs coordonnées, la multiplication des expériences sensibles, et les processus récitatifs et formels propres à la construction d’une bande dessinée. À travers les quelques pièces visibles ici : https://www.youtube.com/watch?reload=9&v=QAZdLwaVSyI, j’aurai tenté de rendre perceptibles quelques questions simples : qu’est-ce qu’exposer la bande dessinée? Est-ce que ça a seulement du sens ? De quelle manière en donner ? Par quels moyens plastiques soustraire cet objet d’exposition à la sanctuarisation, au fétichisme, à la décoration ? Comment conserver la bande et les champ récitatifs dans un espace public ? Si réellement il s’agissait de pénétrer par effraction des domaines sensibles et sociaux qui sont déterminés — historiquement, expérimentalement — par d’autres arts de l’exposition (peinture, scultpure, installation), si on s’autorisait un instant à en convoiter les espaces voire à en emprunter certains mouvements éprouvés, à en saisir les modes et les processus d’exposition, alors il fallait, au minimum, déterminer les plans sur lesquels ça pouvait prendre du sens. Entendre, pour commencer, que ce sens n’est pas donné. Commencer par chasser tous les malentendus moraux sur lesquels repose, depuis qu’on s’y adonne, l’exposition des bandes dessinées. S’arrêter un instant, avant de s’y lancer à son tour, pour se demander en quoi la peinture, d’évidence, s’est exposée (et discuter cette évidence inévidente), en quoi la sculpture et l’installation s’exposent, en quoi, par l’exposition, elles apparaissent. Et en quoi, par l’exposition, les livres disparaissent. 22

Cette intuition, je ne suis évidemment pas le seul à l’avoir éprouvée dans mes propres expositions ; Ruppert & Mulot, le collectif Hécatombe, Erin Curry ou Martin Vitaliti ont chacun à leur manière déjà largement exploré les champs d’une exposition possible de la bande dessinée. Il ne revient pas à cet essai d’opposer à toutes les conditions déterminant ce qu’une exposition de bande dessinée n’est pas un quelconque panorama de ce qu’elle est ou de ce qu’elle pourrait être : il serait contradictoire d’affirmer avec autant de vigueur que je tente de le faire ici que l’exposition est, en soi, le cadre d’un travail de création et de prétendre inventorier ce qui, par conséquence, n’existe pas encore et reste à inventer. Ce qu’on peut noter, c’est au moins que ces quelques expériences figurent aujourd’hui, pour le domaine de l’exposition de bandes dessinées, comme une zone lointaine de l’exception, de l’expérimentation. Or, dans l’acception la plus juste de ce terme, l’expérimentation d’un cadre, c’est ce qui vient en franger incertainement les contours. Il me semble pourtant que chacune de ces expériences, à leur manière, est ce qui vient en dessiner le véritable territoire et la nécessité. L.L. de Mars - Novembre 2018 / Janvier 2019

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