Les bandes dessinées des Canaques [Reprint 2019 ed.] 9783110811711, 9789027972323


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French Pages 243 [248] Year 1973

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Table of contents :
Introduction
1. Les thèmes du dessin
2. Etude analytique de chaque gravure
3. La matière du dessin
4. La logique du dessin
Conclusion
Illustrations
Bibliographie
Table des matières
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Les bandes dessinées des Canaques [Reprint 2019 ed.]
 9783110811711, 9789027972323

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les bandes dessinées des canaques

ÉLIANE M É T A I S - D A U D R É

les bandes dessinées des canaques

MOUTON

• PARIS • LA HAYE

Cet ouvrage a été publié avec le concours du Centre National de la Recherche Scientifique

Library of Congress Catalog Card Number : 72-79997

© 1973, Mouton & Cie

Imprimé aux Pays-Bas

Introduction Le bambou gravé calédonien porte le nom de kare e ta, kare indiquant la matière, et e ta marquant qu'on l'a dessiné. Leenhardt 1 nous en présente son utilisation et sa gravure : il servait de canne sonore, de soutien dans les voyages en territoire inconnu ou dans des démarches pleines d'incertitudes et d'embûches ; on y glissait une herbe magique protectrice. Son usage a disparu depuis très longtemps. Le Canaque l'a gravé primitivement avec des coquillages, du quartz, puis au couteau. Aux premiers temps de la colonisation, il en a été fabriqué comme curios pour les officiers. Mais ils ont, pour nous ethnographes, autant de valeur que les autres, car le dessinateur canaque ne savait pas encore s'abstraire de lui-même et improviser des représentations à part de sa pensée, de ses préoccupations, de ses désirs, de tout un inconscient qui se reflète et s'exprime dans ses scènes et personnages gravés. Nous pensons que le bambou traditionnel devait, comme le soutient le père Lambert 2 , être une sorte de film historique des événements marquants de la tribu, une sorte de moyen d'en conserver le souvenir vivant et visuel à défaut d'écriture. C'est pourquoi l'on trouve tant de pilous de deuil, de guerre, de la venue des Blancs, c'est-à-dire des moments qui perturbent ou renouvellent la vie tribale. Le bambou comptait aussi pour sa beauté. Le bambou autochtone employé autrefois avait un grain très fin, la patine que lui donnait la main à force de le tenir, et la fumée des cases où il reposait, faisaient de cette canne un objet éveillant dans les cénesthésies profondes, par son écho, une émotion dynamisante de beauté. Les bambous gravés sur bambou importé sont plus grossiers parce que la texture de la matière est plus rude, plus ligneuse, moins facile à graver et à patiner ; avec le couteau, les traits sont plus profonds mais plus angulaires, et, dans l'ensemble, le travail est moins soigné. En ce qui concerne le dessin lui-même, il a déjà fait l'objet d'études soit descriptives \ soit plus interprétatives et plus systématiques *. On ne peut pas dire qu'une longue habitude de la lecture des dessins canaques permette de lire n'importe lequel avec une certitude absolue et dans son intégralité. Il reste toujours une marge d'inconnu. Cet inconnu est de deux natures : — Tout dessin canaque représentait une scène, un événement tout à fait particulier ; chacun était capable de mettre un nom sous le

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Introduction

personnage dessiné, avait vécu la scène ou pouvait l'entendre raconter, la parole, l'explication orale remplaçant les inévitables vides et manques du dessin. Un Canaque à qui l'on donne un bambou gravé, actuellement, est beaucoup plus incapable que nous encore, de donner la moindre explication particulière et approfondie de ce qui nous semble, dans la gravure, trop schématique ou trop symbolique pour être lié aux petites scènes faciles à lire, d'une manière indiscutable. C'est pourquoi tous les auteurs qui se sont penchés sur l'étude des bambous ont découpé les scènes visuellement compréhensibles (pêche, pilou, allée centrale et tas de vivres) et les ont isolées du tout. Le dessin perd ainsi toute sa valeur et l'on ne peut alors étudier les procédés de transcription graphique des événements sociaux. — La seconde inconnue provient de ce qu'il devait exister certains signes, non pas de symbolisation collectivement établie, ou même d'hiéroglyphes, comme le prétend le père Lambert 5 , mais une sorte de schématisation conventionnelle, à base de triangles, de lignes entrecroisées, de lignes brisées, peut-être, et qu'il est à peu près impossible de retrouver avec certitude aujourd'hui. Or, ce schématisme géométrique, oublié déjà lors du dessin de certains bambous, a repris, sous la main de certains Canaques, un sens beaucoup plus réaliste ; il est devenu une géométrisation de parties de paysage. Ceci explique pourquoi, sur certains dessins, les lignes géométriques ont approximativement le sens symbolique que nous leur avons trouvé (clans, vie totémique, représentation des morts) et sur d'autres sont des rivières, des montagnes ou des tas d'ignames. Nous nous sommes basés, pour leur interprétation, sur le sens du tout. Car il est caractéristique qu'un bambou forme une unité, tout au moins l'espace compris entre deux nœuds, unité d'un point de vue soit événementiel, le lien qui lie les scènes étant une proximité dans le temps ou dans l'espace par rapport à l'événement, soit psychique : l'unité se fait par le sentiment d'exaltation, de puissance ou de tristesse qui lie les différentes scènes décrites. C'est à l'intérieur même de cette unité qu'il faut toujours chercher à expliquer chacun des détails, car jamais lè Çanaque n'introduit de fantaisie par pure fantaisie : tout ce qui est dessiné a une fonction, un sens, une présence dans la totalité. Seulement, ce qui déroute un peu, c'est que chaque dessinateur a sa façon de représenter le tout et les détails, de les disposer, d'animer les personnages. Il y a peut-être eu des «écoles» de dessin ; elles ne sont plus guère reconnaissables, à l'heure actuelle, dans les bambous dont nous disposons. Mais ce qui étonne, c'est la prodigieuse diversité de l'improvisation personnelle. Il y a de véritables

artistes du dessin minutieux, précis, détaillé, habiles au trait ; il y a de véritables artistes de la disposition esthétique recherchant un équilibre des parties, les belles formes, les frises ; il y a les maladroits, qui essaient péniblement de représenter pêle-mêle ce qu'ils voient et ce qu'ils ressentent, sans aucune habileté manuelle ni intellectuelle, mais dont les gravures sont riches de précisions en même temps que de difficultés de lecture, etc. Les caractéristiques du dessin canaque, nous les verrons au cours de ce travail et elles seront résumées en conclusion d'une façon détaillée. Néanmoins, avant de partir dans cette aventure intellectuelle qu'est cette sorte de chirurgie du dessin à laquelle nous allons procéder, il est des données générales qui servent de base pour une plus facile compréhension de la description qui va suivre. Quel que soit le dessin, sa candeur, sa maladresse, sa brièveté, sa complexité, sa beauté, etc., il fait toujours partie intégrante du dessinateur ; il le traduit, l'exalte, exprime ses désirs, son sentiment de puissance ou d'émerveillement, son envie, ses pulsions, ses déséquilibres ou ses ambitions. Par le truchement d'événements tribaux pour le Canaque d'autrefois, par des événements plus individuels pour celui du temps de la colonisation, le bambou et ses dessins servent d'appui dynamisant, exaltant, ou d'exutoire à un trouble profond, à une tristesse qu'il est nécessaire d'expulser de soi. — Les scènes sont rarement complexes et intraduisibles pour qui connaît l'organisation sociale et la vie journalière des Canaques. Elles sont totalité vécue ou totalité perçue (unité de durée ou d'étendue, ou psychologique). — Les dieux apparaissent rarement, pas plus que les sorciers ni les objets purement sacrés (monnaie), car il y a toujours danger à représenter les puissances de l'invisible. Ils restent sous-entendus. Ne figurent pas, non plus, des actions tournées contre les Blancs, car elles demeurent sur le plan de la pensée et strictement dissimulées : le Canaque a peur de l'occupant. — Le dessinateur se sert de la forme du bambou pour l'enchaînement, la liaison, le rapport entre scènes, événements ou sentiments. Les nœuds délimitent des temps et des espaces vécus différents ; la forme ronde du bambou devient un moyen d'animer l'ensemble dessiné en le faisant tourner ; la matière, par sa résistance même et la nécessité de creuser, de la dompter, explique le symbolisme si particulier employé par le dessinateur canaque, du mouvement de la main dessinant pour représenter, et non pas seulement de la forme. — Il faut noter également la toute-puissance suggestive du trait. Le dessinateur canaque s'adresse à l'imagination plus qu'à l'oeil. Car

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Introduction

l'arrangement du trait peint tour à tour le volume, l'épaisseur, l'intrication, la masse des montagnes, le mouvement de la mer, le ruissellement de l'eau, la danse, la marche, l'arrivée des guerriers, etc. Il suggère la vie, l'imagination la recrée, anime l'ensemble et lui donne sa réalité. — Enfin, il n'y a pas de doute que beaucoup de ces bambous ont été parlés en étant dessinés, peut-être parlés mentalement seulement, et qu'ils ont été racontés, une fois terminés. Dans bien des bambous, on sent la parole, le récit, et elle manque comme lien, comme précision, pour nous donner le nom des personnages, le lieu, les particularités qui font de ces dessins des histoires locales extrêmement vivantes et précises. Malheureusement, parce que ce récit est mort, nous restons dans la généralité, et nous disons : c'est un deuil, c'est une arrivée d'utérins, c'est une fête donnée en l'honneur d'Européens, c'est une arrivée de bateau français, etc. Les bambous rapportés ici ont été calqués. Ils font partie de la collection du Musée de l'homme.

1. M. LEENHARDT, Vocabulaire, p. 134 ; Gens de la Grande Terre, p. 110111. 2. Le Père LAMBERT, Mœurs et coutumes des Néo-Calédoniens, p. 67-68. 3. Tous les articles de M. Dellenbach-Lobsiger. 4. G. H. LUQUET, L'Art néo-calédonien. 5. Op. cit.

i.

Les thèmes du dessin

Les dessins canaques offrent cette particularité qu'ils ne sont, en aucun cas, une restitution du «perçu». Le dessinateur a été, avant tout, un homme de sa tribu, vivant un événement, et c'est non pas le terme événement, mais celui de vivant qui explique la gravure. Cette dernière ne repose sur aucune préoccupation purement photographique. Elle est encombrée de symboles, de conventions, anarchique par rapport au réel, mais elle a une épaisseur, un sens social, une vie, une portée. A l'aide d'images, c'est l'exaltation, le sentiment de puissance, d'orgueil ou le désarroi que le Canaque a traduits et inscrits pour en conserver le souvenir et le transmettre aux jeunes, et pour qu'en s'appuyant sur lui, il s'appuie non seulement sur une valeur esthétique, mais sur un moment social exaltant, et sente ainsi cette exaltation entrer et rentrer sans cesse par la paume de sa main et lui donner force et assurance. Il est remarquable que la gravure sur bambou, si elle présente une grande variété d'exécution, est très peu diverse du point de vue des scènes présentées. On y retrouve sans cesse le pilou de deuil, de réception de Blancs, de naissance, de mariage, de guerre, les échanges qui entretiennent et scellent les alliances, la guerre et la vie des Blancs dans sa nouveauté vestimentaire et technique. A première vue, il semble que le Canaque a cherché à noter les événements qui l'ont frappé par leur originalité, leur nouveauté ou le profond bouleversement de la vie tribale qu'ils entraînent (visite de Français, arrivée de navires européens), et dont il a déroulé ainsi un véritable film, document ethnographique sans précédent par sa précision, sa recherche des détails et sa fidélité au réel. C'est jusque-là ce qu'ont pensé ceux qui se sont penchés sur ces bambous. En réalité, le dessin canaque est tout autre chose que de l'objectif, que de l'intellectuel : il constitue peut-être, tout comme une écriture, un moyen pour le dessinateur de communiquer avec les autres, de fixer la pensée et le souvenir, de dérouler spatialement un récit ou un événement écartelés dans des durées diverses et de les unifier. Mais il est surtout guidé, soutenu, construit par des valorisations profondes qui sont des explosions du psychisme canaque. Il n'a rien d'une reproduction fidèle du perçu. Il fait partie du domaine de l'imaginaire : il éclôt dans l'imagination du dessinateur, pour parler à celle des spectateurs. Il devient alors tout le contraire du statique, du figé.

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Les thèmes du dessin

Dans les petits personnages immobiles, il y a une vie qui n'est pas la leur restituée, mais celle du dessinateur qui fait ainsi exister en images son exaltation, son angoisse, son émerveillement, ses désirs, reflets de ceux de sa tribu. Plus qu'une parole, ce dessin, à cause de cela, donne une vigueur à la personne, une virilité à son sexe, une tonicité à ses muscles, une confiance à son cœur, une espérance à ses décisions. C'est en cela que Leenhardt a pu dire que les cannes de bambou étaient un «viatique», en cela seulement. Elles sont un passé exaltant éternisé, ou un avenir désiré, une vision utopique réalisée. Mais le dessinateur canaque reste entravé par la réalité, de sorte que son dessin est une dialectique interminable entre subjectif et réalité, entre impression et expression aussi. Il ne peut s'échapper totalement du réel ; c'est en lui prenant des formes, des personnages, des attitudes, des moments qu'il fixe sa passion de vivre, toutes ses «marées intérieures», toute sa vie psychique. Et tout ceci explique ce que nous disions sur la pauvreté dans les sujets présentés. C'est qu'il s'agit d'un réel social, vécu en groupe ; la nature ne figure jamais que pour appuyer, délimiter, situer, tonaliser l'événement global. Or, il y a très peu de moments, dans la vie d'une tribu, qui ébranlent des êtres humains parce qu'ils correspondent à leurs pulsions inconscientes les plus exigeantes, parce qu'ils permettent leur éclosion, leur expression ou leur réalisation ; il y en a très peu qui les délivrent de l'action commune et journalière, de ces durées fastidieuses et monotones. La vie quotidienne et ses efforts sont liés au maniement utilitaire de la matière. Or, c'est par le maniement de valeurs éminentes et sociales, auxquelles les Canaques ont attaché des nécessités tyranniques (réfection de la société, durée des groupes), des pulsions exclusives (mythe de puissance et son exigence de battre, d'écraser, de tuer pour obtenir la victoire, de surclasser, dominer les autres par la richesse ou par la force), c'est par ce maniement que le Canaque se recrée vraiment, qu'il est transporté en dehors de son être de chaque jour pour atteindre l'intemporel, le non-étendu et sa plénitude. Il n'y a que peu de moments d'une telle intensité, qui permettent au Canaque de faire éclater sa prison pour devenir l'homme qu'il a besoin d'être, pour participer à ces forces surhumaines par lesquelles il se régénère. C'est suivant la façon dont la personne même du dessinateur se recrée et s'exalte que le contenu même du bambou est présenté dans ce travail. 1. Nous avons dit que le pilou, qui est le moment le plus important, le plus dynamisant dans la vie tribale et intertribale, est le dessin le

plus fréquent et le plus complaisamment gravé par les Canaques. La vie de groupes d'hommes encore à l'âge de pierre est une recherche d'équilibre par des compromis entre eux, afin d'éviter les heurts et de maintenir la paix par le respect des possessions, droits, et hiérarchies de chacun. Le repliement sur soi est impossible. Le groupe suzerain a besoin des dons de ses vassaux, et ceux-ci de la protection du premier. Les alliances doivent se restaurer dans les moments critiques qui les mettent en péril. Elles sont basées sur des échanges précieux, les femmes, valeurs sexuelles et de production de vie... Dans ce système, tout homme, toute femme, tout enfant, est toujours un neveu par rapport à la tribu alliée, une vie prêtée pour la prospérité et la durée de l'autre. Toute mort entraîne donc un bouleversement profond de la vie tribale, parce qu'elle supprime un pilier sur lequel s'appuie la construction paisible de la société et son maintien dans l'avenir, et provoque toujours une cassure dans l'alliance primitive, car elle marque celle d'un anneau de la chaîne qui réunit les deux blocs utérins-paternels. Chaque individu ressent ce drame intimement, car il n'est que fragment quasi biologique du groupe. Tout pilou a ses assises dans une angoisse, une asthénie et une panique secrète mais puissante qui arrête la coulée de la vie vers un avenir plein de promesses, qui rompt l'équilibre habituel, qui brise l'atmosphère de sécurité que le Canaque éprouve dans ses muscles et ses nerfs, dans toute sa chair et ses organes. Pour échapper à cette angoisse, il faut, en fortifiant l'alliance, se refortifier soi-même, en recréant l'état de paix, se recréer soi-même, en apaisant les maternels, s'apaiser soi-même, en renouvelant le courant d'échanges amicaux entre les deux blocs humains, renouveler ce courant de vie dans le groupe lui-même et lui rouvrir les portes de l'espoir, fermées par le drame, ces portes d'un avenir possible des hommes et de la tribu. Or, cette régénération peut se faire soit par une multiplication des marques de sympathie aux morts (offrandes au mort), par une destruction de certaines valeurs pour apaiser une frustration (celle des maternels), par un enrichissement prodigieux du «moi», grâce à des actions diverses, faites sur des valeurs socialement dynamisantes (potlatch), soit par une libération du «moi» perturbé, angoissé (danse de pilou), sorte d'envol et abandon de la pesante asthénie qui étouffe le Canaque d'une tribu endeuillée. Le pilou de deuil, c'est d'abord les funérailles, l'apaisement de l'angoisse par des manifestations d'amitié au mort, de cadeaux magnifiques et de grande valeur, tout un cérémonial visant, dit-on, «à honorer le défunt», et qui n'est, en réalité, qu'une manière de faire taire cette sorte de mauvaise conscience qu'on a de vivre encore face à

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Les thèmes du dessin

celui qui est définitivement et injustement privé de vie. C'est ensuite la colère des maternels lésés qui s'apaise dans des gestes de destruction (bris des cocotiers, de sculptures) sur les biens des paternels. Puis viennent les échanges de cadeaux, qui sont des échanges de morceaux de soi, disent les Canaques, qui restaurent une alliance compromise ; c'est surtout les tas de vivres préparés par les paternels qui ont exigé des mois et des mois d'efforts et de privations, tas qui, par leur hauteur, écrasent le ressentiment des utérins, qui sont l'image de l'orgie buccale et stomacale et qui, pour un peuple habitué aux restrictions alimentaires, aux périodes de disette et à la faim, représentent la suprême jouvence : ignames immenses cultivées avec un soin de nourrice, habillées pour la circonstance, car elles sont la racine même de la virilité des corps et de leur force, la réserve de leur énergie ; poissons en abondance, tortues énormes, cannes à sucre, taros monstrueux, mets rares et substantiels (car il faut souvent quatre années pour préparer les réserves nécessaires à un pilou). Nous ne pouvons entrer ici dans l'étude, qui serait longue, de tout le symbolisme des valeurs d'échange canaques. La rareté de l'aliment, sa consistance particulière sous les dents, son bouquet, l'écrasement visuel de la hauteur des tas et de la grandeur des poissons et ignames, la multiplication des vivres et les entassements de nourriture, le maniement de leur pesante masse et de leur multitude, l'animation d'un repas plantureux, les allées et venues bruyantes des invités, le plaisir des yeux devant les parures de fête, créent une surexcitation musculaire ; cette accumulation des joies de la langue, de l'estomac, des yeux, de la peau, des muscles, de l'orgueil régénèrent le Canaque. En retrouvant ses forces et son personnage dynamique, ce dernier redevient un nouvel homme. C'est par les qualités des choses qui agissent sur le tonus par le truchement de l'imagination et grâce à des actions qui se réduisent parfois à la dynamique de la contemplation, aux simples mouvements des yeux, que se produit cette transformation, cet enrichissement, cet épaissisement heureux du «moi» canaque, cette fuite de l'angoisse. Ces qualités sont multiples ; qualités des choses pour nous qui objectivons, mais parcelles du moi pour celui qui les éprouve, elles sont pâture pour l'imagination : alignement sans fin des tas, leur hauteur écrasante, lourdeur de l'estomac repu, rareté et multiplication des goûts et des bouquets d'aliments peu communs et abondants, va-et-vient, agitation des invités, conservations sans fin avec des interlocuteurs inhabituels, éclat des parures. Par le voir, le tenir, le manier, le toucher, le palper, le porter, le croquer, le manger, l'offrir, le digérer, le parler, la pesonne se trouve ragaillardie.

Le pilou, c'est également la danse et les chants monotones, rythmés, lancinants, ininterrompus jusqu'aux limites des forces humaines, la licence sexuelle dans l'obscurité. Cette partie de la fête correspond à une libération, à un abandon de sa vieille carapace, comme un papillon qui s'expulserait de sa rigide et contraignante chrysalide. Il faut avoir assisté à cette débauche de mouvements, à cet énervement progressif des danses indigènes, à ce climat de licence, à ces distorsions des corps, pour comprendre comment le danseur perd la maîtrise de lui-même ; c'est d'ailleurs ce qu'il recherche : dans les sauts, les bondissements cadencés, il y a un élan pour échapper au contact du sol, à la pesanteur de la personne et à tout ce qui la constitue, la rigueur des lois et de la discipline sociale, le conformisme quotidien, les peurs séculaires, etc. Au fil des heures, l'entrave qui retient prisonnier l'homme de son corps et de sa société disparaît. Tous les nerfs à vif et vibrants créent une exubérance, une légèreté, et même une ivresse de légèreté intime : le Canaque échappe ainsi à sa «masse», comme le dirait Bachelard \ à sa prison sociale et quotidienne, il s'échappe du terrestre, il change de monde, et il entre souvent dans l'univers impondérable de l'au-delà. «Il danse alors la danse des dieux.» C'est pendant ces pilous que les dieux révèlent à certains hommes, des pierres, des lieux, des procédés magiques, que les mortels luttent ou pactisent avec les immortels. Pour s'exprimer, le Canaque humanise, «surhumanise» cette impression cénesthésique d'allégement, l'étrangeté et le renouveau du dynamisme qui le possède, il est pénétré par les dieux. Les Canaques dansent, le corps en sueur, ils tournoient, tournoient sans cesse, les yeux exorbités, à la porte même de la folie, disloqués nerveusement, sous le rythme monotone, délirant des «Aé», «Aé», scandés avec les mains et les battoirs d'écorces sur les bâtons sonores. Ils sont pris dans une étrange dialectique cénesthésiquement vécue, une lutte sans merci entre le poids de leur propre corps qui les fait retomber sans cesse sur la terre, et l'envol du bond qui cherche à lui échapper, entre l'emprise de ce corps et son détachement par le tournoiement grisant, le vertige sans malaise, cette sensation charnelle et pénible du maintien difficile mais exaltant de l'équilibre. Cette lutte, poursuivie des nuits durant, dynamise les êtres, et ils en ressortent vivifiés, ayant abandonné leur hargne, leur sinistre solitude, leur peur, leur désespoir. Le dessin canaque chante toute cette réalité plus qu'il ne la représente, il la dépasse et la transforme inconsciemment, car il traduit les émotions, les souvenirs, les sensations, l'exaltation du dessinateur, toutes choses qui ont déformé le perçu pour en faire du vécu ; c'est ce

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vécu qu'il faut lire sur les gravures, car c'est avec sa chair, plus qu'avec son intelligence que dessine l'autochtone. La traduction la plus naïve, la plus spontanée, est ce malhabile alignement d'ignames, de tas de vivres, de nattes, rangés avec soin le long d'une grande allée où des poteaux ont été plantés. Il n'y a pas d'humains, pas de paroles échangées, pas de mouvements représentés, la vie semble absente : mais l'imagination a traduit l'angoisse abandonnée, l'euphorie retrouvée, par l'immensité, la longueur, le nombre, la valeur des cadeaux représentés. C'est par des qualités particulières de son dessin, par ces procédés d'imagination qui tous sont à base d'amplification, de grossissement, d'exagération, qu'il exprime la force, la puissance de sa tribu, qu'il retrouve son assurance d'homme et qu'il peut, en regardant sa gravure, éprouver ce soulèvement dynamisant de lui-même (cf. 3 2 , 8 8 . 1 4 4 ) . Parfois le dessinateur a besoin d'incorporer le mouvement et la parole humaine ; des acteurs apparaissent, voisins des tas de vivres ( X . 3 5 . 1 0 3 . 3 3 ) . Ils font entrer l'intemporalité de la fête dans un présent déterminé. L'imagination du dessinateur qui joue sur les qualités des objets est peut-être alors trahie par son besoin de s'appuyer sur des souvenirs précisées noms, des attitudes d'êtres humains fixés dans sa mémoire, pour traduire son redressement victorieux après son accablement initial. Mais il semble plutôt que les quelques hommes malhabilement dessinés ici près du feu soient la nécessaire figuration du sens de cette fête, de son déroulement et de son jeu humains. Pour vivre et revivre le pilou, le dessinateur doit s'appuyer sur une donnée des yeux, une schématisation d'un ensemble de parents, d'alliés ou d'hôtes qui suggèrent et évoquent toute une complexité de gestes et de paroles précis pour représenter l'exaltation et présenter la scène ; il inclut des acteurs qui palabrent auprès du feu (deuxième partie) ou qui apportent, partagent, alignent, rendent, admirent, consomment, applaudissent ces étalements de cadeaux et de vivres (première partie) et font vibrer le dessin. Parfois le dessinateur joue géométriquement avec les alignements de vivres et avec les êtres humains. Mais cette joie de la «bonne forme», le poids de l'abondance et la parole, le mouvement, ainsi représentés, lui apparaissent insuffisants pour se traduire ( X . 3 5 . 1 0 3 . 3 3 , première partie) ; le paysage de fête entre alors dans son dessin avec les deux grandes cases de parade, leur hauteur, leur parure, leur magnificence, pour en imposer aux autres, pour traduire son orgueil de Canaque d'une tribu habile, importante et riche. La représentation humaine est parfois plus fournie, les rôles mieux figurés et mieux lisibles ; alors les Canaques apparaissent, nombreux,

parés, ayant chacun rôle et fonction ; à la juxtaposition désordonnée des dessins (vivres et hommes) succède le lien visuel et affectif : les hommes présentent les cadeaux le long de l'allée centrale et les «deux» arrivent, symboles des relations parentales, des alliances politiques et matrimoniales mises en cause dans le pilou et dont le renouvellement assurera la continuité de la vie tribale (93.16.26, haut). D'autres ont élargi leur vision du pilou ; ces alignements gigantesques de vivres, ces cases de fête, ils les ont imbriqués dans les villages canaques proches des routes européennes et des habitations de colons (03.2.3., bas). Le pilou ne commence plus avec l'étalement des tas de vivres, ni même leur préparation, mais encore avant, au moment où les invitations lancées, les préoccupations et les occupations des Canaques de la tribu changent de ton : le dessinateur adjoint une pêche immense et miraculeuse au luxe et à l'alignement prestigieux des tas de nourriture. Toute l'exaltation du dessinateur s'appuie sur la prodigalité de la tribu qui reçoit et qui s'honore en honorant ses invités. C'est l'élément d'exagération des vivres offerts, c'est la masse des invités représentés, c'est la vie intense qui entoure ce pilou, c'est la précision et la richesse des détails gravés qui expriment et communiquent l'euphorie du graveur. Pour d'autres dessinateurs, le pilou et la joie débordante de donner, de recevoir et de manger au-delà de la mesure commune, s'effacent. Il devient visite préliminaire avec ses échanges de paroles et de cadeaux, préparation des hautes cases au milieu d'un paysage géométrisé où la complexité des cultures se transforme en un enfilage de triangles striés (38.35.12, première et deuxième parties). Peut-être le dessinateur préfère-t-il suggérer un futur plein de promesses de ripailles, de cadeaux, de danses, plutôt que de représenter un présent ou même un passé plus ternes pour lui. Mais il a choisi, pour traduire l'exaltation de sa personne et de son orgueil, le moment initial du pilou, l'événement qui le détermine (l'annonce d'une naissance), et une activité débordante qui rompt brusquement la monotonie de sa vie de cultivateur et de chasseur (l'édification des cases). Aussi pensons-nous plutôt qu'il a participé à ces deux moments-là par la main et la parole, et qu'ils l'exaltent plus que le pilou lui-même parce qu'ils sont réellement, pour lui, l'expression de la puissance de sa tribu, par l'importance de l'une et la splendeur ou le nombre des autres. Quand il s'agit d'un événement heureux, la plus grande place est réservée à l'exposition des cadeaux et à la représentation de ces cases cérémonielles, expression, par leur hauteur, leur nombre, et leur magnificence exagérés, de l'orgueil chauvin du dessinateur, comme de tout membre d'une tribu canaque ancienne ; la représentation de ces

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pêches ou chasses miraculeuses signifie la même chose, mais alors c'est par l'abondance et la rareté des vivres offerts qu'il traduit ce même sentiment euphorique. Quand, au contraire, il s'agit d'un événement malheureux, de la mort surtout, alors le dessinateur grave sa stupeur, son désarroi et la violence même de son émotion dans celle de ses scènes. Ou bien le mort est là, avec sa présence, son nom, sa personnalité, entouré de cadeaux qui marquent à la fois la tristesse de sa disparition et la peur qu'on en a maintenant ; les personnes en deuil s'affairent autour de sa tombe ; les maternels arrivent en masse, cérémoniellement costumés, et brisent les sculptures, pillent les cultures, dans une colère d'hommes lésés par la disparition de cette vie qui leur appartenait. Avec une inhabileté cependant éloquente (09.14.1) ou un luxe de détails, une vie débordante et un réalisme extraordinaire, le graveur a juxtaposé l'essentiel de ces moments : on pêche, on multiplie les cadeaux au défunt pendant que les utérins détruisent, incendient et dansent leur désarroi et leur fureur (87.47.5-87.47.2, haut et bas). Tout l'ensemble reflète l'obsession de la mort, la tragédie qu'elle entraîne pour la tribu et la suite des événements rituels qui effaceront cette terreur et cet abattement premiers. Parfois la mort peut avoir, au lieu de cet aspect de violence, de panique, une résonance plus mélancolique et plus paisible, un désespoir sans colère, une angoisse sans manifestations destructrices (30.20.3) : des cadeaux magnifiques, la perspective d'un pilou extraordinaire, le cri des pleureuses, tout cela environné d'un paysage marin et de Blancs au travail, donne à cette gravure un ton de deuil véritable, profondément ressenti et accepté. Mais il est, dans tous ces dessins ayant pour thème le pilou, deux d'entre eux tellement particuliers que nous les avons isolés. Dans le 50.30.220 (première et deuxième parties) paysage, tas de vivres, visites, cadeaux, ont disparu. Il ne reste que la masse grouillante des danseurs tournant en rond inlassablement pendant des heures, cortège d'hommes surexcités, brisés nerveusement par le rythme et la monotonie du chant scandé, échappant par là même au poids et à la présence de leur corps et du paysage, pénétrant dans une irréalité si présente que le dessinateur a figuré les dieux dansant au milieu des hommes. L'exaltation ici représentée est tout à fait particulière ; elle est une évasion, une vie intense, par le truchement de la danse et du rythme poussés jusqu'à la frénésie, l'hallucination, l'ivresse. L'autre bambou gravé qui parle aussi du pilou et que nous avons tenu à isoler (87.47.3) est d'un maître dans la composition, la reproduction et le dessin. C'est un dessinateur qui a besoin, pour traduire

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la plénitude de vie du moment et pour la retrouver plus tard en contemplant son œuvre, d'une absence de vides. Toute la surface est couverte de milliers de petites lignes qui marquent des volumes, des surfaces importantes, etc. Une quantité de personnages marchent, dansent, mangent, causent. La multitude des tas de vivres, celle des grandes cases, des perches, est l'expression de la puissance de sa tribu. Il est le type même du bambou aisément compréhensible pour nous Occidentaux et facile à redresser dans une perspective euclidienne. L'imagination est maîtrisée par le besoin d'objectif et par une exigence du visuel. Toute sa primitivité et son originalité résident dans la nécessité éprouvée par le dessinateur de juxtaposer les différentes durées sur un même espace perçu pour donner au pilou représenté avec sa complexité, sa véritable dimension, sa signification et sa faculté d'exalter l'orgueil de chacun en tant que participant à un tout (la tribu) puissant, riche et honoré. Mais 'le deuxième registre de ce bambou révèle une telle faculté imaginative, une symbolisation si nouvelle qu'il demeure absolument hermétique dans son sens général. Près d'une belle tarodière à peine géométrisée, s'inscrit cette frise qui suggère la culture de l'igname (le lézard totémique, le tubercule à planter, le plantoir pour faire le trou, l'arc pour attirer le vent) puis la guerre avec le fusil et le sac à poudre, enfin les allées centrales et la hache canaque sans laquelle aucun homme ne se déplace jamais. Cet ensemble présenté sous forme de composition ordonnée, sans lien avec un réel perçu, est la plus pure expression que nous ayons rencontrée de tout ce qui exalte la virilité masculine, de tout ce qui fait que le dessinateur canaque vit comme un homme avec sa force et dans sa plénitude ; par ces outils, ces différentes armes et l'espace sacré où se nouent les alliances, il a ressenti et traduit les divers aspects de sa véritable existence, ceux qui font de lui un être qui s'accroche à un passé solide, à des appuis surnaturels et sociaux inébranlables, et marche vers un «demain» tribal assuré. Il est remarquable comment cet artiste, en si peu de dessins mais habilement choisis et représentés, a montré par quelles valeurs sociales, quelles activités, quels outils nouveaux et traditionnels, «l'homme» canaque se révèle à lui-même, atteint sa plénitude d'existant. 2. Mais il n'y a pas que ces manifestations de potlatch, de danses, de festivités, de réceptions d'utérins et d'alliés, ces convulsions profondes de la tribu, qui constituent le sujet de la gravure sur bambou. Il y a des richesses qui permettent la nourriture et les échanges et qui sont, pour le Canaque, précieuses et estimées entre toutes. Le bambou

03-6.1 est une curieuse illustration de ces richesses de la pêche et de la chasse sur lesquelles s'appuie la vie de la tribu. Mais elles ne sont pas objectivement appréciées ; elles ont une origine divine. L'immensité du dieu des poissons et de celui des oiseaux, la multitude des animaux accrochés à eux, prouvent l'importance primordiale de ces êtres surnautrels, comme sources et certitudes de ces richesses. Toutes les scènes de pilou, d'échanges, d'arrivée des Blancs, sont groupées autour de cet être immense, conçu à la manière d'un guerrier et d'un chef, et ne se préparent que sous sa protection et avec son aide. Ainsi le dessinateur canaque peut être mystique et n'éprouver de dynamisme que protégé par cette permanente présence d'un dieu à son service, comme à celui de sa tribu. 3. Dans la collection consultée, le bambou précédent est unique. La représentation de la vie des Européens, au contraire, leurs armes, leurs navires, leurs maisons ou leurs forts, leurs chevaux, leurs costumes, se retrouvent dans de nombreux dessins, faisant corps avec la scène canaque ou non. Le plus souvent, à propos d'un pilou, d'une réception dans un village indigène, le dessinateur a ajouté le nouvel environnement, soit qu'il le gêne, soit qu'il l'enorgueillisse, on ne peut savoir, des cases de colons (93.16.26) et de leurs stockmen, de la route avec sa circulation, la rivière qu'elle enjambe (87.47.5), du fort et de son sémaphore (60.6.12). La côte a pris un aspect nouveau, et la pêche canaque ou le voyage depuis les îles, en pirogue indigène, se déroulent maintenant au milieu de voiliers européens (87.47.5), des navires de guerre (30.20.3). Le Canaque circule parmi des personnages nouveaux (30.30.3-09.14.1), les reçoit, les côtoie, s'habille à leur manière. Il les jalouse, les envie, les invite, les hait ; il les observe ; ce sont dès êtres qui bouleversent la société, les habitudes et la personne canaques, mais à cause même de cette multitude de passions et d'émotions diverses opposées qu'ils suscitent, ils dynamisent paysage et humains. Ils ne constituent pas, dans les exemplaires que nous possédons, matière à une composition unifiée : ils sont dessinés comme intégrés à la vie canaque, l'encadrant visuellement (globalité d'espace) ou de manière vécue (globalité de durées différentes). Le Canaque ne peut plus penser son village, ses fêtes, sa mer sans eux, car certains de leurs éléments ont retenu son attention, causé son émerveillement, sa surprise, sont entrés dans son système de penser (expression, émotions diverses, repérage, etc.). En bref, donc, le dessin sur bambou, plus qu'un film de la vie sociale canaque, est un jeu de l'imagination sur une réalité intensément vécue,

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la seule vie d'ailleurs, au sein d'un écoulement monotone des occupations journalières. Le dessinateur canaque puise dans ces moments où sa société se défait, se refait, se transforme, où elle vibre, où le temps compte et prend une valorisation intense, la substance même, le fouet de son dynamisme, de sa fierté d'être homme, de son ambition de le devenir ou de le redevenir. Il manie, amplifie, accumule, simplifie, géométrise, surcharge, idéalise, unifie des valeurs diverses, pour s'exprimer en tant qu'homme d'une tribu, ou qu'homme tout court. Ce sont toutes ses expériences, multiples et diverses qu'il a transcrites sur la matière résistante et ronde de son bambou avec l'intelligence de son groupe. Et ce sont tous les procédés pour représenter moins la réalité vue que la réalité vécue, que nous examinerons dans ce travail.

1. L'Air et les songes, p. 289 sq.

2. Etude analytique de chaque gravure Le dessin sur bambou a cette caractéristique qu'il élimine toute la suggestion et l'expressionnisme de la couleur. Il n'est que traits noirs ; ce sont uniquement des formes, des hachures et une certaine structuration de l'espace gravé qui vont aider l'indigène à se traduire, à s'écrire, et qui vont nous permettre de le lire, d'apprécier sa psychologie, sa forme de connaissance et d'expression, ses moteurs, ses mythes, ses désirs, ses enthousiasmes et ses angoisses. Ce qui va nous intéresser dans cette étude, ce sont les procédés subtils, spontanés ou recherchés, employés par l'indigène — son intelligence et sa main — pour s'exprimer. Nous nous plaçons toujours, pour le faire, dans la situation de l'artiste qui dessine car il constitue une totalité avec cette situation, dans sa société, dans l'événement et sa gravure qui est une sorte de parole fixée dans le bois. Il n'y a pas de clé spéciale pour déchiffrer ces petits dessins, malhabiles ou minutieux, clé fixée une fois pour toutes. Les mêmes dessins, à cause de leur simplicité, de leur forme éternelle et universelle, parce que correspondant à des exigences premières de l'esprit humain, ont des sens très différents d'un bambou à l'autre. C'est dans l'ensemble bambou-événement-dessinateur qu'il faut les déchiffrer. Voilà pourquoi nous nous sommes sentis obligés, pour que le lecteur pénètre avec nous dans la psychologie néo-calédonienne, de procéder à une étude analytique de chacune des gravures avant d'en pouvoir tirer des conclusions que chacun puisse comprendre et constater. La classification de ces gravures nous a un instant déroutés. Nous aurions pu les présenter selon leur étiquette de musée, d'après leur date d'entrée, de la plus ancienne à la plus récente. Mais une date d'entrée n'est pas une date de fabrication. Elle ne peut pas être retenue dans ce genre d'étude. Nous avons préféré suivre une sorte d'évolution dans le dessin (stades de Luquet, reconnus pour le dessin enfantin) qui n'est pas, forcément, liée à un échelonnement dans le temps. Les première gravures présentées sont celles qui correspondent à la spontanéité émotionnelle : le dessinateur suit et grave cette marée qui l'envahit à propos de l'événement. Les dernières, au contraire, sont l'œuvre d'un «intellectuel» essayant soit de photographier le réel et sa complexité, soit de composer un symbolisme assez

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poussé pour exprimer une vaste idée générale touchant à la société. Le mobile même qui pousse le graveur canaque est celui qui a animé les dessinateurs depuis la préhistoire. L'homme veut dominer l'univers dans lequel il vit, il cherche à suspendre la fuite du temps, la disparition, l'anéantissement en tant que tels. La fugacité du temps, le continuel évanouissement de ses enthousiasmes, des moments où il vit avec plus d'intensité, l'incertitude de son avenir, le déroutent et le contrarient. Sa faim de joies, d'exubérances passées, rares et éphémères, d'autres joies et d'autres exubérances incertaines et désirées fougueusement le poussent à se faire créateur. De sa main, de son trait, dans une matière agréable à travailler qu'il trouve près de son village, il grave, il immobilise une temporalité vécue ou à vivre, il s'impose, se fixe, se prolonge, face à la coulée des événements ou de lui-même, il isole un ensemble significatif, face à la complexité du réel qui le désoriente. Il est vainqueur dans cette difficile bataille. Tout en s'exprimant, il garde pour lui, désormais immobiles, les choses, les moments, les êtres qu'il aime, qui l'exaltent. Mais il les garde soumis, vaincus, œuvres de lui-même, création de son imagination, de son adresse, de son intelligence, de sa main, de son quartz, reflets et expressions de lui-même, fruits de sa maîtrise des situations complexes qu'il a vécues ou des désirs qui l'assaillent et le poussent vers l'avant. Le plaisir artistique de contempler sa création, d'improviser des formes et des arrangements, s'ajoute ou s'ajoutera à cela. Celui de communiquer ses enthousiasmes et ses angoisses, d'écrire son histoire, de la transmettre à d'autres, d'effacer l'impitoyable mur qui isole les êtres humains, de se transcrire pour d'autres, doublera les précédents mobiles. Car le Néo-Calédonien dessine autant pour lui que pour les membres de sa tribu. Il reste homme de son groupe, il n'est jamais un dessinateur pur créant des formes pour le plaisir des formes à La manière des peintres modernes : s'il maîtrise l'événement, il reste lié à sa réalité sociale tout entière ; il est un Canaque de sa génération, de son lignage, de son clan, de sa tribu, de ses inter-relations, gravant pour lui-même et d'autres Canaques des événements et une situation canaques. Le premier registre que nous examinerons porte le numéro 32.88.144. Pour le lire plus aisément, nous en donnerons une transcription succincte. L'aspect déroulant de cette énorme ligne en zigzag qui domine et dirige le dessin vient de ce que nous oublions d'y ajouter le dynamisme de sa naissance. Ce bambou est, en effet, l'œuvre d'un indigène peu habitué au dessin et à la transcription graphique : il schématise

et réduit donc au maximum la complexité d'une fête. Cette dernière se ramène pour lui à l'étalement des tas de vivres et des cadeaux, à leur magnificence et à leur abondance, tout comme une noce de campagne d'autrefois tiendrait toute entière dans la table du banquet surchargée de mets. Pour le Canaque, fils de la solitude et des difficiles périodes alimentaires, pour ce paysan qui suit avec angoisse la pousse souvent compromise de ses tubercules, pour cet «un» qui a besoin de tout son groupe et des alliés pour se sentir vivre, pouvoir espérer et bâtir l'avenir, les pilous sont les moments uniques et rares où il atteint sa plénitude d'homme. Et dans le pilou lui-même, l'étalement des dons de vivres et de cadeaux qui nouent et renouent les

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liens vitaux entre utérins et paternels, leur contemplation enthousiaste lui procure une telle joie qu'il a besoin de la fixer à tout jamais sur sa canne de danse et de voyage ; elle sera le ressort de son énergie, de sa confiance ou de son exaltation postérieure. Le dynamique l'emporte ici sur le formel. Le dessin bouge par la main qui le trace. La longue ligne brisée qui monte, c'est l'allée centrale ou plutôt le mouvement des pas qui la parcourent et s'arrêtent à chaque roseau. Les dimensions géométriques ne comptent pas. Sa largeur importe peu ; sa longueur se trouve exagérée par l'euphorie de l'indigène. Mais elle est striée et ces stries délimitent ainsi une surface privilégiée par son importance sociale. Elle est en zigzag et rythmée pour la main qui dessine, parce qu'elle est mouvement et surtout activité rythmée. En effet, le soir des fêtes, sur une allée bien nettoyée, on dispose les roseaux et les cadeaux en récitant les généalogies, cette imbrication des clans et des familles constituant la base même de la durée possible de la vie sociale, hiérarchie de clans suzerains, vassaux, alliés et parents sans laquelle la société indigène ne peut plus exister. Elle indique la voie des échanges, des mariages, des parentés, assises indispensables à la vie tribale et à son maintien... Le dessinateur a été sûrement ordonnateur et son trait représente ses actions et ses paroles : on met un roseau, un cadeau et l'on dit «pour le clan un tel», puis on continue avec les mêmes gestes, en ajoutant «pour le clan un tel» suivant un rythme immuable qui retrace l'histoire même de tous les clans, et ceci jusqu'à épuisement de la liste des généalogies. Et c'est pourquoi cette allée a tant d'importance sur le dessin gravé : elle est la scène où se retrouveront, demain, tous les clans venus régénérer leur alliance et leur espérance. C'est pourquoi, aussi, il n'y a pas d'humains sur ce dessin, car ils sont tous là sous forme de personnages collectifs dans chacun des roseaux, des cadeaux, et du nom récité. Le Canaque qui a dessiné, a ainsi étalé devant ses yeux toute sa société, car l'ordonnancement des hiérarchies conditionne toute la vie familiale, politique, économique, religieuse, l'histoire et l'avenir, etc. C'est pourquoi l'allée n'est pas une droite — la ligne droite étant essentiellement formelle et statique — la ligne brisée, au contraire, de par le rythme de son tracé, est la représentation simplifiée de toute activité dirigée dans l'espace (marche, coulée, course, etc.). Les roseaux sont projetés horizontalement. Pour l'indigène, la perspective euclidienne est inconnue, l'essentiel est le contact entre le roseau et l'allée, la direction parallèle des roseaux entre eux et leur frontière par rapport à l'allée : ils ne la coupent pas, mais se posent sur elle, et ne la touchent qu'en un point. Le Canaque a planté ces roseaux ; leur parallélisme rigoureux est reproduit comme une néces-

sité-d'être inhérente à eux, nécessité apprise et acquise parce que sa main, son œil, ses pieds ont construit ce parallélisme dans la réalité. La création artistique intervient dans leur disposition alternée le long de l'allée, résultant d'une exigence d'ordre, d'un besoin de symétrie (l'artiste aurait pu les mettre tous du même côté) et aussi d'une fidélité à son expérience (qui lui interdit de les poser face à face). Il a essayé aussi de reproduire le dessin du traçage de la natte (5), il n'a alterné correctement les carrés que dans un sens. Lors du tracé de la seconde natte, il a totalement échoué dans le parallélisme des côtés et du tressage — ce ne sont pas les hommes qui nattent. Et quand la main de l'artiste ne l'aide pas, son analyse du perçu complexe reste déficiente. La représentation du balassor offert est curieuse, le dessinateur a donné, par le truchement de traits parallèles et en zigzag la largeur, mais aussi la légèreté, et le mouvement dans le vent. C'est le rythme régulier de la main qui trace, qui exprime celui, plus complexe, de l'étoffe, c'est la répétition de ce même zigzag qui traduit la perpétuelle palpitation, car le balassor est valorisé socialement pour sa dimension et sa légèreté. Il atteint presque la transparence de la mousseline. Et il a un rôle très important tant dans la mort, dans les messages, que dans les échanges. Il symbolise le souffle. C'est le mouvement des yeux suivant le tracé de la ligne qui redonne cette vie dans la contemplation active du dessin immobilisé sur le bambou. La jupe de femme (6) laisse voir ses enroulements car, pour le Canaque, ce cône, ce tapa n'est pas une masse uniforme ; la perception visuelle ne compte pas dans ce cas, mais le geste d'enrouler l'étoffe, qui donne sa vraie figure, et constitue la vraie valeur du cadeau offert ; l'enroulement est une présentation commode et artistique, mais il entraîne le déroulement qu'il accompagne, l'admiration, la joie de ceux qui reçoivent une jupe de cette finesse, de cette longueur et de cette beauté. Ainsi ce cône s'anime d'actions antérieures et postérieures à son exposition. Les enroulements simplifiés deviennent un emboîtement de triangles épais superposés qui marque la succession des tours, et non la continuité de l'étoffe. Là encore, c'est l'action musculaire qui oriente la décomposition du perçu visuel et sa reproduction. Les taros (8) ont une bien curieuse figure qu'on ne saurait assimiler à toutes les croix gravées ou sculptées par les Calédoniens et autres peuples et que l'on trouve dans cette région. La croix n'est pas ici une forme figée ; en réalité, elle est un mouvement, celui de deux directions opposées qui se coupent. Le taro est en effet une énorme racine à plusieurs branches, complexe à dessiner. Le dessinateur a représenté par un entrecroisement tous ces bras qui partent

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du même point ; la main suit ce difficile mouvement des yeux, le ramène à une action très simple, seulement le dessinateur entoure sa croix d'un trait qui la délimite et la sépare de l'espace non significatif. La croix n'est plus alors seulement tous ces bras qui se coupent, elle devient volume et taro. La représentation des tas de vivres est une figure, prise parmi les peu nombreux modèles graphiques calédoniens. Car l'artiste canaque possède des modèles simples, traditionnels, géométriques, tirés de la sparterie et du tissage, et qui sont employés à représenter des objets tout à fait différents, voire même à orner. Les deux triangles superposés schématisent assez bien la masse même du tas, son volume, le triangle supérieur remplaçant la perspective manquante et représentant l'autre côté du tas. Aussi le volume se trouve découpé en deux surfaces, seul est gardé le contact entre derrière et devant par le sommet. L'imagination du dessinateur doublant la vision d'un côté du tas de celle du derrière de ce tas exige ce double dessin pour le respect de la réalité. Les ignames alignées sur une seconde allée ont été géométrisées ; elles deviennent losanges qui constituent une forme équilibrée, aimée et recherchée par les indigènes. Leur ordre donne une sorte de satisfaction et de repos aux gens qui les regardent. Ainsi, l'examen de ce premier registre nous permet de tirer quelques conclusions succinctes. L'auteur de ces dessins n'a aucun souci de la réalité objective ; il est possédé par l'enthousiasme de sa tribu ; il est gonflé d'espoir, parce que l'avenir de tout son groupe est à nouveau fortifié. On pourrait croire que, débordé intellectuellement par la complexité d'une situation comme peut l'être un pilou canaque, il ait éliminé tout ce qui lui paraissait impossible à graver, par exemple, des êtres humains, animés, changeants, aux attitudes multiples, diverses. Il semble qu'il ait préféré dessiner cet alignement immobile de roseaux et de vivres, plus simple à analyser et à reproduire. C'est possible. Mais son dessin n'a rien de statique. Dominé par son état émotionnel, son imagination grossit d'une façon démesurée l'allée, les roseaux, les cadeaux qu'il dessine. La gravure, c'est lui-même, comme homme de sa tribu régénérée ; c'est tout le jeu social des dons et contre-dons ; tous les clans sont là superposés, dans un alignement dessiné rigoureusement. La technique du dessin lui-même est dominée non par une reproduction de la réalité perçue mais de la réalité agie, muscidairement et socialement. Le zigzag de l'allée traduit qu'elle est succession d'activités, de temporalités intensément vécues et valorisées. Les chevrons de la jupe sont enroulement de l'étoffe ; les deux triangles des tas

de vivres marquent leurs deux faces pour un homme qui tourne autour d'eux, qui les palpe ou les prépare. Le mouvement des yeux qui est celui des mains et des jambes est le premier instrument d'analyse de la complexité des objets regardés ; c'est lui que la main reproduit (étoffe déroulée, tas, tressages de la natte). Enfin, le dessin est caractérisé par une simplification outrancière de la réalité, une recherche de symétrie, d'ordre, de régularité, de formes parfaites, de lignes extrêmement éloquentes mais ne marquant que les contours, une absence totale de perspective euclidienne parce que la réalité reste décomposée par des actions au niveau même de l'engagement de l'objet dans un situation donnée et non au niveau de la perception visuelle, et par une prédominance de rapports spatiaux très simples : succession, contact, entourage (taro), proximité (carreaux du tressage), empilage (chevrons de la jupe), alignement (tas de vivres), alternance (roseaux), qui sont des procédés intellectuels élémentaires pour chanter une réalité vécue beaucoup plus complexe. Le second bambou, X 35.103.33, est plus finement gravé. L'indigène qui l'a tracé est un Canaque moins traditionaliste. Il ressent comme le précédent, une fierté d'homme et renouvelle son dynamisme au travers des alignements fastueux des vivres, mais son espace représenté s'élargit. Si l'indigène précédent traduit sous forme de dessin schématique une vue intemporelle du pilou, les bases mêmes de la structure de sa société, la véritable source de recréation de sa propre force, le dernier, lui, a besoin d'animer son dessin d'allées et venues d'êtres humains, des vagues, de la présence exceptionnelle d'un bateau blanc. Il entre dans le temps ; la dynamique du dessin vient du mouvement des choses ou des êtres par lequel il arrive à traduire tout un complexe affectif et non pas de son propre mouvement. Par sa gravure il immobilise une temporalité sociale qui le dynamise, un moment bien particulier du pilou (sa préparation) et tout le débordement d'espoir, d'orgueil, d'activités et de constructions imaginatives qu'elle entraîne. Il accroche toute cette exaltation à une étendue valorisée socialement, et à la physionomie particulière de cette étendue à ce moment-là (alignement de tas, activités des membres de la tribu, proximité d'un bateau, etc.). Il recrée, sous son tracé, une réalité vivante, avec ses bruits, son animation. La technique même des formes présente quelques traits tout à fait particuliers. La diminution progressive de la grandeur des tas ne vient pas d'un essai de perspective, mais de ce que le dessinateur connaît le nombre à graver et qu'il manque de place pour tracer les derniers. Il ne compose pas avec cet alignement qui est, nous l'avons déjà dit, le

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moyen de reforger l'unité parentale, politique des différents clans liés à cette tribu et qui a une figure traditionnelle. Leur écrasement sur le plan horizontal vient de ce que le Canaque recherche dans son dessin le contour le plus significatif et le plus simple, et les formes claires, géométriques, ordonnées. La facture des conques est caractéristique : le contour d'un coquillage ne saurait donner, pour ce dessinateur, ce mouvement intérieur qui est caractéristique, visuellement parlant. Il figure donc cet intérieur comme une composante nécessaire ; l'enroulement est représenté avec plus ou moins de bonheur par un emboîtage des carrés. Là encore, le mouvement de la main tournant intérieurement autour du contour du coquillage retrace sur le bambou le mouvement qu'elle fait quand elle enroule. Les hachures indiquées font passer ce mouvement du temps et de sa fugacité, dans le domaine de la matière et de sa durée, mais elles ne l'immobilisent pas pour cela, c'est de la matière qui continue de s'enrouler sur elle-même par le jeu des yeux qui suivent le trait. La non-habileté de l'artiste en dessin explique l'étrange enflement de ces coquillages par rapport à la case : il n'y a pas, pour lui, de proportion nécessaire entre les différents objets ; il suit sa fantaisie, son inspiration du moment. La superposition des conques est correcte, c'est un des rapports topologiques les plus simples pour l'intelligence analytique du Canaque. Elle s'apparente à l'alignement, mais c'est un ordre dans un sens vertical. Les vagues sont, avec le bateau, ce qui lui a demandé l'analyse la plus minutieuse des données visuelles. Il s'est trouvé insatisfait par sa succession de losanges tracée, car les losanges sont faits de deux lignes rythmées qui se coupent. Or, ce que le dessinateur voulait rendre, c'était le mouvement alterné et complexe des vagues qui se suivent pour venir rouler sur la plage. Même hachuré, pour rendre l'épaisseur, son dessin ne correspondait pas à ce qu'il voulait traduire. Il adopte donc la ligne brisée simple qui garde par le rythme manuel de son tracé et par celui des yeux qui la regardent la vie de la vague. I l régularise ainsi, simplifie, ordonne la complexité de la surface marine. Mais il éprouve le besoin visuel de rendre la masse des crêtes et il hachure des triangles, aussi bien les creux que les sommets. Les rouleaux qui viennent mourir sur la plage sont alors des lignes brisées hachurées qui schématisent à la fois le mouvement et la masse. L'étendue même de la mer est rendue par la multiplication de ces lignes qui reproduisent assez la multiplicité des gros rouleaux qui se bousculent quand l'eau est un peu agitée ou qu'elle se heurte à des récifs coralliens. Le bateau, lié à cette représentation, est, sur le dessin, totalement indépendant, sans rapport visible apparent. Mais il fait partie d'elle.

Le dessinateur l'a placé exactement sous elle, non pas côté plage, mais côté haute mer, ce qui indique que le bateau est ancré à quelque cinquante mètres de la plage. Il apparaît aussi très peu vraisemblable que le graveur n'ait pas vu ce qui nous paraît être une grossière erreur de représentation : l'ancre qui doit plonger dans l'eau n'y touche même pas mais, bien au contraire, coupe l'oriflamme du haut de la case. C'est que Y ancre a une position bien définie par rapport au bateau auquel elle tient, dont elle est une partie merveilleuse et étonnante : on la jette, elle tombe sous le bateau ; comme il tient son bambou face à lui et debout, sa main fait tomber le tracé de la corde sous le bateau dessiné. Cette corde devient une ligne brisée, mouvement rythmé de la main qui reproduit celui plus lent, plus anarchique de la corde ballottant dans l'eau. Les corps humains sont de classiques bonshommes enfantins, mais plusieurs détails trahissent l'âge du dessinateur : deux ont de la barbe, le troisième a le sexe relevé à la mode canaque ; ils gesticulent tous les trois : les angles donnés aux jambes et bras traduisent leur absence de statisme ; ce sont des êtres qui agissent imbriqués dans un «moment» social. Mais la statue d'ancêtre est curieusement recomposée. Elle n'est en rien la représentation de la véritable flèche faîtière de bois. Elle est un humain, en a la tête, les yeux, le cou, le ventre ; mais comme elle est immobile, le dessinateur lui a ôté les bras et les jambes, et comme elle est en bois, il a dessiné ventre et figure géométriquement, réservant l'arrondi pour des êtres vivants. Les mâts sont, dans la réalité, des perches plantées près de la grande case du haut. Elles lui sont parallèles, et disposées dans le même sens. Mais le dessinateur, pour qui la ligne droite reste de signification trop imprécise, a géométrisé et alterné les attaches des branches coupées. Les mâts se transforment alors en éléments de décoration dont la direction générale et la proximité spatiale par rapport au Canaque, aux tas de vivres et à la grande case sont traduites par une superposition qui est une transposition verticale des données horizontales. La case inférieure est petite de dimensions car il ne s'agit pas d'une case de parade, mais d'invités. Le double trait qui l'entoure est un tracé faux, car le bambou, à cet endroit, est ligneux et la lame de coquillage ou de fer a dû dévier. L'exigence de parallélisme du dessinateur lui a fait garder la même direction que la première. Nous avons déjà dit que la plus grande liberté était prise par l'indigène pour la représentation de l'espace visuel car il ne le perçoit pas à notre manière. Il le décompose en totalités de signification sociale (tas de vivres, perches, cases, indigènes et statues) ; le lieu n'a rien de figuratif, il est dans la pensée même du dessinateur ; la simple

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juxtaposition, proximité, environnement des éléments dessinés lui suffit pour se traduire. Ou bien, il en isole les éléments qui le bouleversent d'une manière tragique ou joyeuse. Alors ceux-ci sont séparés d'une réalité inerte et inexistante même et peuvent constituer une totalité d'un genre un peu spécial (la mer et le bateau) telle que l'un s'appuie fonctionnellement et existentiellement sur l'autre. La forme longue du bambou détermine la disposition verticale de tous les alignements, formes hautes ou surfaces étendues. Du point de vue de l'espace graphique proprement dit, ce bambou montre comment le dessinateur emploie des contours géométrisés et significatifs pour la forme des objets, comment la topologie d'ensemble est rendue par des rapports simples, comment les directions respectives des objets proches (perches, cases) sont sauvegardées (parallélisme), comment des mouvements complexes sont simplifiés pour devenir des rythmes binaires de la main incisant le bambou (mer), comment, dans la notion de masse, l'indigène a besoin de diversifier celle dont le contenant est l'essentiel (corps humain), celle dont le contenu détermine la nature et la forme du contenant si bien qu'ils sont indissociables l'un de l'autre (tas d'ignames) et enfin celle dont le contenu est plus caractéristique que le contenant (enroulement de coquillages, ancre de bateau dans la mer) et qui a donc besoin d'apparaître dans le contour. La seconde partie de ce même bambou est plus finement gravée ; deux qualités nouvelles apparaissent ; la minutie du trait, la petitesse des dessins, d'une part, et d'autre part le respect des proportions entre grandeurs ; et elles distinguent apparemment la facture générale des deux registres à tel point qu'on peut vraiment se demander s'ils ont le même auteur. Ce qui domine l'ensemble, ce sont ces deux grandes cases fort bien gravées entre lesquelles s'étend une allée bordée de cocotiers où conversent et gesticulent quatre Canaques près d'un feu. L'axe de symétrie donne au toit de l'élan, et les hachures s'en trouvent ainsi ordonnées et allégées. Le bas de la case, les deux autels demi-circulaires où sont plantées les perches, la flèche faîtière très caractéristique, tout cela procède d'une vue analytique du réel visuel et statique de telle façon que, en rapprochant cette reconstruction de celle du registre précédent, il est permis de dire que ce dessin a été copié, car il ne subsiste de primitivité dans cette gravure que l'aplatissement horizontal des plans verticaux, la simplification du complexe, le goût de l'ordre et de la symétrie, l'emploi des hachures pour rendre la masse visuelle. Mais, dès que l'on sort de cette copie, on se retrouve avec l'auteur du registre

précédent. Hanté par le décor de son village, il essaie, sur un bambou devenu brousse, de situer les champs de chacun, car le décor artistique n'existe pas, il est avant tout la richesse de la tribu ; il y a la pente recouverte de sillons, le double sillon en demi-lune, la portion de rivière qui arrose les cultures, et des bouts de sillon ici et là, qui donnent une image réelle de la culture canaque. Tout cela a l'air bien épars et désordonné ; mais l'imagination met du «friche» sur le bambou resté blanc, et l'indigène donne le nom de chaque propriétaire à chaque morceau représenté ; le dessinateur, lui, conserve avec fidélité, la direction relative, marchée ou travaillée de chacun des sillons les uns par rapport aux autres, et ne les limite que lorsqu'ils le sont par un obstacle naturel, lorsqu'ils constituent une surface, de forme tout à fait particulière (terre travaillée sur une pente), sillons plantés en forme de croissant ; les buttées inachevées le sont parce qu'elles constituent des possibilités d'être continuées dans le friche voisin ; l'effort, le travail peut se poursuivre. Le chevron qui, ici, représente la buttée de la terre fraîchement retournée au pieu, est un dessin vraiment canaque, entré dans la gravure par l'observation des cordelettes enroulées avec entrecroisement autour des manches de massues, ou du tressage des fibres (frondes). Il a une forme géométrique, simple, facile à isoler d'un ensemble et à reproduire. Ici, la succession des chevrons est une décomposition des deux faces de la buttée, décomposition faite par un paysan dont la main, doigts écartés, les a formés, pétris, alignés, modelés, avant de les reproduire. La rivière est une ligne brisée, donc la figuration d'un mouvement à direction unique, une coulée. L'ensemble plus épais, plus massif de la tortue et du dessin qui la surmonte évoque, malgré sa ressemblance avec le précédent, quelque chose de différent. Ce sont toujours des chevrons empilés latéralement, mais cette fois, l'entourage est une ligne fermée. Leur proximité d'un mât garni d'un balassor et d'une tortue, la représentation d'un autre mât planté en haut d'un chevron, mât garni de plusieurs banderoles, nous permettent de penser que cela appartient au paysage tribal et davantage à celui de la fête. C'est une place où l'on a disposé des tas de vivres, et même, plus vraisemblablement, deux. Les chevrons servent, dans ce cas-là, à figurer l'entassement et la hauteur, une série de mouvements parallèles de la main qui dessine, arrive ainsi à recomposer, à traduire une surface ; ainsi, une surface n'est pas encore une forme statique ou une abstraction intellectuelle ; elle est constituée par un ensemble d'allées et venues qui la créent ou qui l'explorent... (mouvement des yeux, de la tête, des mains, des pieds, etc.). Le bateau est le seul élément qui permette de dire avec assurance

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que cette tribu est la même que sur le registre précédent, située au bord de la mer. Il est dessiné ancré sur le rivage, avec une petite barque attachée à lui.' Il y a disproportion énorme entre cette dernière et le bateau et l'étalement des rames sur le plan vertical souligne leur importance qui oblige à les figurer toutes quatre conformes à leur réalité. Que dire du sens de la double frise qui tourne autour du bambou ? Est-ce sillon, vagues ou paysage ? Elle marque surtout un autre lieu distinct du premier par sa nature même : il n'appartient plus à la tribu en fête mais au cantonnement des fusiliers marins français que regardent avec admiration un Canaque aux curieuses articulations proéminentes et un enfant. Ainsi, dans une anarchie apparente, avec un large emprunt à une géométrie abstraite, tirée du maniement de la fibre, de la terre, ou des vivres, ce dessinateur a surtout montré combien tout son dynamisme et l'expression même de sa force s'appuyaient sur la participation à des espaces et des temps sociaux extrêmement valorisés, ou à des événements qui le font entrer dans une magie nouvelle. Par une certaine concession à la réalité, il essaie de conserver des rapports de position, de direction qui sont les seuls visages de la vérité topographique pour lui ; il élimine tout ce qui n'est pas rattaché à la satisfaction, à l'édification d'un avenir collectif assuré, tout ce qui ne fortifie pas l'espérance tribale et la joie de pouvoir vivre et bâtir ; son univers se réduit à des tas de vivres, des palabres, des champs d'ignames cultivés qui figurent la prospérité future de la tribu et dont la vision et le dessin retrempent son énergie d'homme de groupe. En immobilisant, en recréant toutes ces images, il corporalise et éternise la marée émotionnelle qui le possédait alors et qui le réalise pleinement. Est-ce par souci de sincérité par rapport aux données visuelles que ce graveur a ajouté le bateau européen, et les fusiliers marins avec leurs armes ? Des éléments ont bouleversé l'image traditionnelle de la mer et des moyens de la parcourir, des guerriers et de leur puissance de destruction : le bateau et le fusil soulèvent l'admiration, l'émerveillement, et une crainte secrète car ils sont magies nouvelles, puissantes et étrangères. C'est cet autre bouleversement que le dessinateur a noté ; mais en reproduisant ces magies des Blancs, elles deviennent les siennes ; nées de son désir de les posséder, elles sont à présent sa conquête ; et les fusils et les bateaux européens gravés par sa main lui procurent une sorte d'exaltation de sa puissance, car il participe à ces forces magiques qu'il ne peut encore manœuvrer à son profit autrement que dans son imagination et dans son dessin.

D 39.10.1 Le bambou 39.10.1 (bas) est constitué de quatre registres superposés. Le graveur a alterné, plus dans un souci d'esthétique et de symétrie que d'enchaînement logique, l'abstrait et les scènes concrètes. Cet enfilage de «papillons» (14) n'a, pour nous, aucune signification précise, seule cette ligne brisée qui serpente entre deux alignements peut soulever l'idée de buttées de terre, géométrisées à l'excès, arrosées par une rivière. L'arête devient alors l'axe de symétrie. Mais nous pensons plutôt, pour tous ces registres exclusivement géométriques, à une décoration qui s'inspire des entrelacs de fibres qui habillent tous les manches de haches de parade, entrelacs qui dessinent des triangles, des losanges régulière. Dans ce cas, ces larges bandes géométriques ont une tout autre valeur. Elles s'éloignent de la représentation allégée et clarifiée de la réalité agricole, pour devenir la parure de la canne de bambou équivalente de celle des indigènes. Or, toute parure est une magie de conquête, de force, d'assurance ou de beauté. Mais elle est très diverse dans son efficacité comme dans son symbolisme. Le lien, l'enveloppement serré est une intégration au corps nu d'une vigueur nouvelle, d'un dynamisme musculaire renforcé, par la sensation de maintien qu'elle procure. L'artiste a régularisé, rythmé ; l'enroulement a cessé d'être anarchique pour devenir un mouvement ordonné, dessinant une décoration géométrique en fibres, sur lequel les dessinateurs ont copié les babillages de leur bambou en leur prêtant parfois un sens et un nom tout à fait différents, en réinterprétant leurs formes symboliques. Des cases immenses, couchées exceptionnellement l'une vers l'autre, par leur hauteur exagérée, leur nombre outre mesure, leur flèche extravagante, leur chaume comme élément de décoration et qui prend la place de toute la case, soulignent la singularité de la réalité recréée par l'imagination et l'intelligence du graveur. La démesure du dessin traduit le mythe sur lequel s'appuie tout indigène : être membre d'une tribu exagérément et ostensiblement puissante par rapport aux autres. La géométrisation de l'ensemble est la marque d'une pensée qui ordonne et simplifie à l'extrême la complexité visuelle d'un village par incapacité de reproduire une infinité de rapports topographiques et sociaux divers, et qui a conquis la réalité quand elle lui a donné symétrie, parallélisme, bonne forme et clarté. Entre ces cases un messager apporte une tige symbolique et un petit paquet de monnaie ; on lui offre en échange une grande igname enrubannée et de la monnaie empaquetée, scène typiquement canaque. Des indigènes accompagnent l'un et l'autre dans cette démarche cérémonielle. La tribu a préparé un alignement de vivres : cocos et taros, poissons fraîchement péchés, à proximité de l'allée centrale.

On ne peut pas sur ce bambou séparer les deux registres précédents des deux suivants. Les uns demandent et expliquent les autres. C'est la préparation du pilou immense qui répond à l'annonce d'une naissance. La case prestigieuse que l'on achève, celle que l'on édifie encore, les tuteurs d'ignames sur les sillons qui marquent les tubercules en végétation, tout traduit l'orgueil du dessinateur comme membre d'une tribu riche, la recherche de l'écrasement, la certitude d'y aboutir, l'explosion de joie, la sensation de force renouvelée par la continuation de la lignée, etc. L'auteur de cette gravure a une originalité certaine qu'on peut caractériser par deux tendances, une complaisance très visible, disons même, un amour immodéré de l'emploi du triangle double, et le besoin de clarté qui lui fait réduire les scènes à l'essentiel. Il a, de plus, deux qualités très rares chez un artiste canaque : il a su admirablement bien respecter les proportions des hommes et des objets représentés, leurs grandeurs relatives, et, il possède une fantaisie curieuse que traduisent quelques détails gravés. Dans les deux scènes concrètes, les personnages se ressemblent en apparence par leur extrême simplification ; mais pour l'annonce d'une naissance, le dessinateur a développé les oreilles de quatre des figurants ; ce sont des Canaques de l'ancienne tradition. Plusieurs détails supplémentaires sont là pour souligner l'importance des deux parents qui échangent : le visiteur porte le bagayou et le sexe relevé par sa ceinture. Le développement énorme qui est donné à ce dernier n'est pas une erreur ou une maladresse graphique, mais elle traduit la valorisation sociale accordée à cette image concrète de la virilité. C'est un hôte de marque. Le dessinateur l'a représenté en étui phallique, mais il l'a vêtu d'une veste d'Européen. La direction oblique des chevrons qui coupe la veste marque le gilet ; la présence de deux petits boutons indique la chemise. Les visages n'ont souvent pas d'yeux ; le relief du nez a été donné par un chevron vertical, mouvement de la main qui suit celui des yeux le long de l'arête du nez. Seul, l'hôte est assis, mais pour représenter cette difficile attitude, le dessinateur a rejeté les jambes de part et d'autre du corps. La main qui trace l'angle du genou respecte fidèlement celui de la jambe qui se plie ; toute reproduction reste dynamique ; elle n'est jamais celle d'une attitude, mais celle d'un mouvement en train de se faire. Les détails trop minutieux ou trop petits sont éliminés : le contact du paquet avec la main sousentend tenir ; les personnages entourent l'igname ; cela marque qu'elle est le centre même de la scène, car elle constitue un symbole vivant de la continuité de l'homme et de la virilité tribale, un cadeau de prix par sa rareté et le cérémonial qui l'entoure toujours, elle est

«l'igname de naissance». Le dessin curieux de la natte qui l'entoure n'est autre qu'un mouvement de la main qui reproduit dans son intrication volontaire celui de la main qui ficelle un emballage. Là encore, la multitude se simplifie, se clarifie, devient alignement (cocos, poissons), les formes complexes s'allègent (pieds de taros), se géométrisent (chaume des cases), le symbolisme se réanime, s'humanise (flèche de case ancestrale qui redevient un homme). La disposition même des cases comme un encastrement, suggéré par la forme même des toits, ne permettait pas au dessinateur de tracer une zone socialement très valorisée : l'allée centrale, bordée des allées secondaires (8). Alors il enferme cette allée, l'enveloppe et en fait une étrange ellipse triple à peine déchiffrable : l'allée centrale et les contre-allées sont vues comme une totalité, une ligne close. L'entourage confère visuellement à cet endroit sacré son importance par rapport à un espace profane indifférent, inexistant. Le dessinateur bannit toute nature, comme décor, ne représente que l'essentiel, garde la relativité des grandeurs et des positions des choses et des êtres les uns par rapport aux autres, schématise à l'excès mais avec beaucoup de logique, pour que chaque élément n'existe que par rapport au tout. Dans la seconde scène, les cases restent disposées et conçues de la même manière avec des proportions de hauteur nettement conservées. Toute l'activité est maintenant centrée sur celle que l'on finit et celle que l'on va élever. Les bonshommes sont, pour nous, suspendus en l'air. Or, pour le dessinateur canaque, il n'y a pas conventionnellement le ciel autour de la case ; la matière dure du bambou reste du bambou. La case rattache à elle l'espace environnant son dessin. Et les bonshommes du fait même qu'ils ont la main posée sur le toit sont reconnus comme travaillant dessus, leur bras plié étant le signe même de leur activité. Ils sont sur les côtés et peut-être derrière la case par rapport à celui qui regarde, et, pour le dessinateur, sont nécessairement présents. La réalité, c'est ce que l'on sait et non ce que l'on voit ; d'ailleurs les yeux ne voient pas. Le Canaque ne sépare pas les données de tous ses sens à la fois : il voit, il entend, il va vers eux, les aide, tourne autour de la case. Il ne fait aucune concession à cette réalité-là qui est, pour lui, la seule qui compte. Il est si peu tributaire de ses yeux qu'il a déjà vu la flèche faîtière alors que les hommes travaillent encore au toit et qu'elle doit être posée la dernière. C'est que le temps de la construction contient déjà celui de la finition. Le dessin n'est pas photographie, immobilisation d'un temps court, mais l'immobilisation d'une série d'actions matérielles visant à un but proche et déterminé, si déterminé et si proche qu'il est représenté comme réalisé en même temps que se réalisant. La superposition des autres personnages dans

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les carrés laissés libres par le dessin du toit est un rangement facile, clair, des autres ouvriers qui couvrent le toit et qui sont sur le devant. La forme générale du toit élancé appelle cette disposition verticale des éléments qui s'y rattachent (d'où cette superposition des couvreurs, simplification de la masse des hommes travaillant à ligaturer le chaume. Les flèches faîtières restent de la plus haute fantaisie, à la fois humanisées, caricaturales de la réalité sculptée et symbolique, avec assez d'étrangeté pour rejeter ces représentations dans le domaine du fantastique, de l'extra-humain. Le poteau central a été placé dans le sens de l'emboîtement des cases ; c'est lui qui décide de sa place et non la réalité. Il a gardé de grosses racines, et porte à son sommet une corbeille de lianes. Mauss avait pris cette représentation pour un «volador», Leenhardt pour la traction d'un poteau central ; nous disons qu'inclus dans l'ensemble des actions décrites, il s'agit de l'érection de ce poteau pour la construction d'une case, d'ailleurs moins grande que celle que l'on termine tout près. Là encore, l'angle du bras et son contact avec la liane parlent et indiquent le travail, l'effort et le sens même de la traction. Ces bonshommes, comme les précédents, n'ont pas d'yeux, pas de visage dessiné dans son détail, seule compte leur allure générale, schéma grossier mais cependant parlant, agissant et humain. Nous avons déjà mentionné plus haut comment la main qui dessinait et l'image dynamique que le dessinateur a dans l'esprit, déterminent la nature de l'espace du bambou environnant le dessin. Le bambou devient du sol autour de ces hommes élevant le poteau de case et se couvre de bottillons d'herbes alignés, d'une flèche faîtière, de pierres pour le soutènement et d'une sculpture de devant de porte ; tout cela entoure le tronc qu'on érige, en alignements clairs, en formes Jes plus simples, les plus parfaites possibles, géométriques par excellence. Le dessinateur bannit le désordre, l'irrégularité, la confusion naturelle, et le non-utile dans l'action reste le non-existant. Toute nature est exclue ; aucun arbre, aucun sentier, aucune forêt, sauf ce petit alignement de buttées d'ignames avec leur tuteur, calendrier sûr car il marque une saison et encore plus, indique que l'activité a régné aussi dans les champs où l'on a ensemencé, et cultivé la terre pour préparer le lointain pilou. La couronne de tuteurs d'ignames qui devient progressivement un alignement de fusils à pierre est peut-être un élément de décoration ; mais, incluse dans ce registre d'actions, elle paraît avoir une tout autre valeur. Le sillon et son tuteur, c'est à la fois l'espoir d'une abondante récolte, ce temps des ventres pleins, des forces retrouvées, des

appétits comblés, de l'alliance renouvelée, mais c'est aussi par l'étendue, la propreté des champs, la vigueur des plantes, une image de joie, d'orgueil, de puissance par la contemplation de la vraie richesse d'une tribu paysanne. Subitement, par l'évocation d'une similitude de forme, par le jeu du changement de direction d'un trait (voir sur la figure) le sillon et son tuteur deviennent fusils, magie nouvelle, armes que peu de Canaques possèdent, mais qui sont l'image même de la technique puissante en elle-même ; arme qui donne à l'homme par sa possession, par son contact, son toucher, son usage imaginaires, une maîtrise accrue sur une certaine réalité. Epanoui, comblé parce que membre d'une tribu riche, puissante et qm va le montrer lors du pilou en préparation, le graveur exprime cette euphorie sous une forme traditionnelle et agricole, puis sous celle d'un désir collectif et intense, la possession de fusils des Blancs. C'est l'identité d'émotion qui explique ce changement de symboles, car igname et fusil ont un terme commun qui les unit : le sexe masculin. Ils sont tous trois l'expression de la vitalité masculine ; le fusil se tenait primitivement la crosse en l'air sur l'épaule à la manière du casse-tête ; et la participation à une puissance accrue est ressentie par le Canaque comme un accroissement de sa propre virilité. Il n'y a donc aucune rupture, si ce n'est visuelle, entre tuteur d'igname et fusil. Le bambou 09-14.1 est composé de deux registres. Celui du haut, en majorité géométrique, est un emprunt inconscient à des dessins traditionnels et certainement très anciens, ayant un lien indiscutable avec les laçages de cordelettes sur les haches cérémonielles, magie de force et de soutien personnels et avec les sparteries de ces haches qui ont un rapport symbolique avec la force clanique (totémique ancestrale) 1 et figurant peut-être les sillons d'ignames (4) et les tiges grimpantes (3). C'est l'endroit où l'on pose la main dans la marche et dans la danse. C'est par là que l'on tient une image cénesthésique de soi, dynamisée et réconfortée. Toutes les petites scénettes qui encadrent ces motifs sont inspirées par le bétail et les stockmen. Voici (tout en haut) chevaux et vaches que l'homme blanc, avec sa pipe et sa veste, cravache avec vigueur afin de les faire rentrer. Voici (5) les vaches dans leur pâturage encerclé de treillage. Enfin, les stockmen, pipe ou cigare à la bouche, revêtus d'une veste et d'un pantalon, grimpent sur leurs chevaux et les sellent pour rentrer les bêtes en liberté dans un grand envol d'oiseaux et près d'un nautou peut-être effrayé ou curieux. Nous éliminons momentanément la frise de fusils. C'est qu'en effet, bien que paraissant être une gravure de scènes nouvelles, intéressantes,

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voire même pour un Canaque, qui habite près d'une ferme de colons, ce registre tout entier a une tout autre portée et une unité d'une autre nature. Les chevaux ont été une révélation pour le Canaque. Lui qui n'avait comme «gros bétail» que la roussette et la vache marine, découvre un animal sensible à la parole humaine, qui, en prêtant son dos, sa force et sa vitesse à l'homme, décuple la puissance de ce dernier. Les premiers chevaux ont appartenu aux chefs : lors des déplacements, les «sujets» marchaient en avant et le chef à cheval derrière eux les suivait avec beaucoup de majesté. Le dessinateur qui, par son dessin, dompte le cheval de son fouet, le monte, le dirige, triomphe de la fatigue et de la lenteur du parcours à pied, sent dans sa chair l'aiguillon de l'orgueil ; il change de personne, il fortifie son assurance, sa confiance en lui, en dominant des obstacles longtemps éprouvants ; il se transforme en maître grâce aux muscles, à la stature, au caractère du cheval qui deviennent siens. Les vaches, le bétail, masse énorme et lente de nourriture à laquelle il ne touche et ne touchera pas avant longtemps, mais nourriture des Blancs, sont images d'opulence, de richesse, et animation du paysage. C'est en cela que ce registre s'éloigne d'une reproduction de la réalité, fût-elle «extraordinaire». Elle est un asservissement, une prise de possession d'une puissance, d'une force, d'une richesse nouvelles. Elle est imagination et multiplication des troupeaux et des chevaux. Elle est joie du bruit, du galop, de l'abandon de la lenteur et de sa tâche de portefaix, orgueil du fouet qui commande, d'une adversité naturelle comprise et conquise. C'est donc, avant tout, un moyen de se donner une autre valeur, de se dynamiser intensément en participant, en s'adjoignant des moyens de puissance et des richesses incomparables et enviées par sa société. Et cela explique cette double frise de fusils. Rien que leur dessin, puis sa contemplation sont suffisants pour décupler en lui, parce qu'ils sont magie de guerre extrêmement effective, le sentiment intiilae de sa virilité et de sa force. Le premier registre constitue donc une sorte de recherche d'une exaltation consciemment vécue au niveau de la chair, et de la confiance en soi, par le truchement de valeurs tellement vivantes et tellement efficientes sur le psychisme humain qu'elles sont à la frontière de magies. Avec le deuxième registre, on retourne à la vie tribale canaque traditionnelle. Le mort, mis dans une natte, est placé dans un enclos protégé par des nœuds, des mâts, des balassors qui sont autant de tabous pour les vivants, et que disposent les deuilleurs. Les rapports sexuels sont interdits. On cueille des noix de cocos ; les ignames sont alignées, la monnaie de deuil est préparée car les utérins arrivent :

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jeunes, avec leurs bouquets de paille ou de flèches, adultes avec le fusil en guise de casse-tête vraisemblablement sur l'épaule, les anciens avec la hache de fer. On retrouve dans cette partie de la gravure l'exigence qui a guidé la main dans la première. Un grand deuil tribal est l'occasion pour la tribu, de montrer par l'étalement (ou la cueillette) exagéré de ses dons en nourriture, par l'énormité de la monnaie offerte, qu'elle sait recevoir avec magnificence les hôtes de marque qui lui arrivent. Les haches de fer, les fusils que, volontairement, le dessinateur a imaginés dans la main et sur l'épaule des maternels, leur confèrent une plus grande puissance encore. Cette joute pacifique et ostentatoire de démonstration de puissance dans laquelle sa tribu, à ses yeux, est victorieuse, donne au dessinateur un sentiment de fierté, d'orgueil. En tenant sa canne de bambou, il s'appuiera ainsi sur deux sources différentes mais puissantes d'exaltation intime, il se fera possesseur, par son dessin, de magies nouvelles encore convoitées et non possédées en réalité ; il restera le participant d'une tribu riche qui sait donner jusqu'au gaspillage pour honorer et maintenir l'alliance, garantie d'un avenir viable et seule possibilité d'espoir.

C'est un bambou rempli de mouvements, de bruits, de galops, de coups de fouet, de fusils, d'envol d'oiseaux, d'ordres, de conversations, de gestes de cueillette, de marche ou de prière et de vénération. Et cependant, le dessin reste raide, figé, rectiligne et lourd. La forme longue du bambou détermine la succession et l'étagement des scènes ;

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sa rondeur fait que celles-ci deviennent des anneaux qui enferment les «spectacles» eux-mêmes. Elles constituent ainsi une totalité visuelle et une unité du point de vue du dessinateur. Le troupeau de chevaux est ordonné, mais leur dessin est des plus malhabiles : un corps massif, allongé, quatre pattes raides alignées sans perspective sous le ventre, une queue poilue. Le seul indice de mouvement réside dans les pattes légèrement penchées, astuce qui marque l'élan vers l'avant, et la sinuosité du fouet. L'homme est couché parmi les bêtes : mais nous avons dit combien l'indigène est tributaire d'une certaine vue de ces personnages. C'est la position correcte du fouet par rapport aux animaux, puis du bras par rapport au fouet, qui explique ce dessin, les positions et directions étant toutes correctes, de proche en prodie, mais non plus dans l'ensemble, d'après nous. Les vaches sont extrêmement schématisées, pas de cornes, pas de mamelles ; ce qui frappe, c'est la masse volumineuse de leur corps. Elles gardent leur désordre, est-ce parce qu'elles n'ont pas de maître et qu'elles vont sans peur du fouet ? Elles font vis-à-vis au troupeau de chevaux, en une sorte de composition symétrique, très curieuse et rare sur ce genre de gravure. La minutie, la netteté, la parallélisme, l'alternance presque parfaite des fusils sont des qualités qui traduisent mieux encore que la multiplication de ces armes, la joie, le plaisir de les dessiner comme si le dessinateur les tenait, les caressait en les créant pour lui et pour le regard. Les chevaux montés ont des jambes d'une longueur et d'une raideur qui prouvent combien les grandeurs relatives importent peu pour la compréhension de l'ensemble. Le mouvement oblique est indice de course. Les cavaliers, en une généralisation spontanée du dessinateur, fument tous. Leur veste est dessinée sous forme de deux pans rectangulaires ou triangulaires de part et d'autre du tronc, sans aucun rapport avec les bras ; mais l'important, justement, c'est la place correcte près du corps. Ce tronc est placé sur le cheval, celui-ci est le terme le plus important des deux, il ne saurait être question de lui couper le ventre pour dessiner la position juste de la jambe : ce n'est pas inhabileté, c'est une conception particulière du cheval dessiné, forme globale qui, pour être vraisemblable, doit être entière du point de vue visuel ; les jambes restent donc perpendiculaires sous le ventre de la monture, c'est là le rapport topologique essentiel. Le cavalier, qui pose sa selle sur le dos de son cheval, est retourné. Nous dirions, nous, qu'il a les pieds en l'air. En réalité, le dessinateur procède toujours de la même façon : le bras est correct par rapport à la selle, puis le

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corps par rapport au bras, et ainsi de suite, de proche en proche. Les têtes ont une forme curieuse : un trapèze renversé, deux immenses oreilles à l'ancienne mode canaque, une aigrette. Ce sont des silhouettes auxquelles le dessinateur a ajouté le détail qui les situe socialement dans leur démarche ou leur âge, ou leur qualité (guerriers avec leur pompon de fronde démesurément grossi, leurs fusils imaginaires et multipliés, nœuds de paille dans la main des jeunes danseurs). Leur humanité n'est pas autrement indiquée, pas plus que leurs mouvements ; leurs jambes restent raides et cependant ils marchent. Le mouvement est donné par leur superposition, leur ordre ; car si l'on trace une ligne qui passe par chacun, on retrouve cette file que forment les utérins dès qu'ils arrivent à proximité de la tribu alliée, vieil oncle en tête : ce dernier porte la veste (deux rectangles de part et d'autre du corps) et le bagayou. Chacun a sa place et, pour tous un nom, un ordre clanique bien déterminé. Nul doute que ces êtres hermétiques, d'où la vie semble absente, avaient leur visage, leur nom bien connu pour le dessinateur et ceux qui regardaient le dessin. Les fusils, dans la réalité, reposent sur l'épaule. Mais ayant échoué dans la reproduction de cette difficile position — dans le dessin de l'oncle (tout en haut du bambou) dont la hache repose toute seule sur l'épaule — le dessinateur met les armes au bout des bras pendants, à la manière de « l'arme au pied » du soldat français au repos. Une droite coupe le bambou, non pas pour marquer l'entrée de la tribu, mais pour indiquer le lieu de déroulement d'un événement capital, pour séparer deux étendues concrètes et qui sont différenciées de par l'activité sociale qui y règne. L'autre espace est donc réservé aux indigènes de la tribu qui reçoit. Le mort est tourné vers le haut ; c'est un procédé pour l'opposer à la direction générale de tous les autres êtres vivants qui animent la gravure ; par ce changement, par cette rupture visuelle, on lui donne sa condition «d'à part», expression par laquelle on le désigne dans la langue ; il prend ainsi sa qualité de «corps autre», sans vie, sans mouvement, sans chaleur. Mais dans le cercueil, le dessinateur éprouve le besoin de disposer des pointillés. C'est que la mort perturbe la vie, l'affectivité et l'avenir tribaux. Tous les soins du dessinateur autour de son dessin expriment l'importance sociale de cet événement. Et l'espace ainsi rendu substantiel est l'intérieur du cercueil. Ainsi, le mort est définitivement et visuellement séparé du reste de la surface du bambou qui marque l'espace où se déplacent les vivants. Suivant l'action à accomplir autour de la tombe, le deuilleur prend une position verticale ou horizontale. Ce dernier plante une perche ; celle-ci est déjà à moitié dressée : comme

nous l'avons déjà vu, le graveur trace de proche en proche correctement les angles de la main et du bâton, des deux parties du bras, de celui-ci avec le tronc ; le premier va accrocher une petite perche avec un balassor à hauteur ; le bras est à moitié dressé : toutes les directions sont correctes entre les éléments voisins ; si le second bras manque, c'est par absence de place, afin de ne pas amputer visuellement la tombe qui est une totalité exigeante et dont l'importance prime le reste. La scène sexuelle est, elle aussi, en sens inverse de tous les autres dessins, parallèle à la tombe. Dans ce cas, l'opposition de direction a un tout autre symbolisme ; ce n'est pas un «à part» dans l'ordre de l'humain et du social, mais un comportement interdit. Toutes les actions inversées sont de l'ordre du dangereux ; elles marquent le domaine du douteux et de l'incertain, quand l'homme s'échappe du domaine des lois ancestrales, pour accomplir l'acte révolutionnaire d'où l'ordre divin est exclu, l'acte libre pleinement humain qui contredit les actes habituels et traditionnels et qui déclenche les désastres sociaux et individuels. C'est pourquoi l'interdit est représenté sous la forme d'une scène renversée par rapport à celles qui marquent le déroulement des événements chargés d'adapter la tribu à son nouveau visage et de recréer les liens éclatés, de reconsolider la faille apparue avec la mort. Les positions des cueilleurs de noix de coco sont correctes si l'on considère les bras, le corps et les jambes ; mais les grandeurs relatives sont fantaisistes, le cueilleur dépassant parfois en hauteur l'arbre sur lequel il s'apprête à monter. Les têtes, les bases des cocotiers sont géométrisées, régularisées à l'extrême ; les palmes se réduisent à deux mouvements : des lignes qui montent (pour celles qui sont dressées), les lignes qui descendent (pour celles qui s'inclinent) ; cette uniformité que l'on retrouve d'un bout à l'autre des dessins est un procédé courant de simplification intellectuelle d'une réalité trop complexe ; la diversité n'est pas un signe de vérité pour le graveur. La monnaie est énorme et enfermée dans son sac ; sa représentation rejoint cet alignement infini d'ignames qui va d'un bout à l'autre du bambou en deux files ininterrompues. Ils sont les termes principaux du rétablissement de l'équilibre tribal et inter-clanique ; leur «géantisation» traduit l'inconscient du dessinateur qui se veut fort, riche et pesant de la force, de la richesse et du poids de sa tribu. Le champ du bambou 93.16.26 est plus vaste en ce sens qu'il fait intervenir des scènes plus larges, plus composées, aux personnages plus nombreux, aux actions plus multiples. Il a ceci de caractéristi-

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que que, vraisemblablement, il a eu deux auteurs, le premier, maladroit dans son trait, spontané dans son expression, a fait la presquetotalité de l'ensemble ; il se distingue par une schématisation très poussée et un besoin extraordinaire de décomposition des surfaces apparemment homogènes en plusieurs. Le second a un trait plus sûr, une notion d'esthétique, voire même de grâce, de légèreté beaucoup plus poussée. Seulement, et c'est là où l'histoire précise et locale nous manque, rien ne permet et n'explique le lien du premier registre complet (bas) au second registre inachevé (haut). Obligatoirement, et malheureusemnt, nous sommes condamnés au vague et à l'imprécis. Penchons-nous sur le premier registre. Toute la scène est centrée sur cette case importante à trois mâts avec une flèche faîtière fantaisiste mais éloquente, la flèche à l'oiseau, symbolisme parlant pour le Canaque et qui signifie case d'un très grand chef. Ce dernier est à l'intérieur, avec un de ses notables. Il reçoit des cadeaux (igname parée avec un étui phallique, paquet-monnaie). Des discours sont prononcés (5), c'est une entrevue officielle faite à l'intérieur de la case des hommes. Les hôtes reçus sont hôtes de marque, car on a préparé, à leur intention, un tas de vivres derrière la case. Des indigènes de la tribu s'affairent autour de cadeaux somptueux : pieds de taros gigantesques, poissons très grands, ignames parées d'un balassor ; on a même échafaudé une petite estrade de perches pour y poser

les ignames à consommer pendant la fête qui va suivre ; les pêcheurs sont en mer pour chercher langoustes, homards et raies pour le festin. Le dessinateur a même fait figurer deux fusils (dont un n'est pas de sa main) ; est-ce échange fictif ou don véritable ? Est-ce le fruit d'un désir individuel, d'un souhait collectif ? La possession imaginaire ne se distingue pas sur le bambou de celle qui est réelle. Le désir, grâce à la main et au dessin, crève la barrière du non-existant et devient tangible. Or, cette scène typiquement canaque est totalement brisée par une chevauchée fantastique de stockmen, le fouet à la main, à la poursuite des chevaux en liberté, au milieu d'un envol de roussettes. On a beau soutenir que la surprise et l'intérêt provoqués par une telle nouveauté ont inconsciemment déterminé toute la structuration de l'espace dessiné et conduit le dessinateur à tracer d'abord ces galops effrénés, pour combler les vides, ensuite, avec la scène canaque. On peut penser qu'il s'agit là d'une revitalisation de lui-même, d'une plénitude, d'un enthousiasme issus de deux sources : d'une part, d'un renouvellement d'alliance qui assure le prestige, la puissance et la pérennité de la tribu et par là dynamise chacun de ses participants, d'autre part de la contemplation active et énergétique de cette course furieuse de cavaliers avec sa galopade bruyante, ses coups de fouet, ses éclats de voix, la couleur des pelages en sueur, la vitesse des jambes et le jeu des sabots des montures, l'adresse des stockmen (voir bambou précédent). Mais la disposition même du dessin, tout à fait différente du précédent, suggère une tout autre interprétation. La demeure des colons et son étrange pigeonnier, ses barrières en croisillons de bois, est reléguée derrière la grande case canaque, d'une part. D'autre part, si l'on examine bien celle-ci, on voit que toute la minutie, la recherche des décorations, l'application du dessinateur traduisent l'extrême importance qu'a pour lui la case du chef. Il n'y a pas de doute : toute la scène et toutes les préoccupations de l'auteur sont centrées sur elle. A elle est attachée toute cette offrande de nourriture abondante, parée, rare et précieuse, accumulée en bas du bambou. Or, le large espace laissé entre la case et la démarche canaque marque une rupture dans le déroulement de la fête. Le bambou n'est jamais une photographie, c'est-à-dire un temps unique. La chevauchée n'est pas forcément contemporaine de la réception tribale. Elle est un événement mis là pour une répétition d'événements identiques. Elle est là pour montrer avec brutalité et force le bouleversement de la vie indigène par la vie des colons installés près de la tribu. Deux éléments du dessin traduisent qu'il s'agit d'une perturbation affective, d'une tragédie vécue sans colère, mais avec désespoir : c'est cet

envol de roussettes, oiseaux sacrés et compagnons de la vie et de la pensée canaque 1 qui fuient dans la brousse, qui quittent la tribu ; ce sont les deux bras pendants du chef en costume militaire qui marquent l'impuissance, l'impossible geste qui arrêterait cette invasion 3. Car les colons, à leur arrivée dans la colonie, ne se sont pas privés de traverser avec leur bétail et leurs chevaux les villages, les cultures canaques, sans tenir compte de la vie et des habitudes des indigènes,

d'où les dommages causés. Alors ce bambou a une grave résonance ; il est reproche et désapprobation, amertume et «racine» de la colère et de la haine : «Vous ne respectez ni nos temps ni nos espaces sacrés et profanes. Vous perturbez notre vie de Canaques alors que nous vous laissons, sur nos terres réquisitionnées, vivre votre vie de colons.» Le second registre n'est pas terminé. Le premier dessinateur a présenté l'arrivée de deux messagers, avec leurs bâtons, sur la grande allée centrale, pendant qu'on cueille des cocos pour les recevoir. Le second dessinateur a ajouté une distribution de vivres entre paternels et maternels sur une allée centrale presque identique à la précédente. Rien ne permet de dire qu'il y ait un lien de quelque nature que ce soit avec le registre précédent. Deux vieux maternels arrivent les premiers pour se faire honorer. On leur offre des ignames parées et, sur une natte, des objets divers (tapas roulés, ignames et cocos, etc.). Puis le pilou se déroule : les paternels partagent les tas de vivres disposés sur l'allée centrale entre les maternels alignés face à eux. Le fusil (18) fait-il partie de l'échange ? Le dessin inachevé ne permet pas de l'affirmer. Les procédés graphiques du premier dessinateur sont curieux. Tous ses soins vont à la case canaque, celle des colons est réduite à de simples traits. La demeure du chef, par un besoin de montrer la scène importante qui s'y passe, s'ouvre d'une manière gracieuse : le toit de chaume s'écarte comme une draperie, les murs s'envolent ; il ne demeure que le sol et les poteaux qui soutiennent la charpente. Mais la maison des colons subit, avec moins d'application et de détails, le même processus ; les barrières s'abaissent devant pour montrer les occupants des différentes pièces. La flèche faîtière canaque perd son symbolisme abstrait pour se garnir d'un magnifique oiseau à long bec. Le pigeonnier de la maison des colons perd sa forme incompréhensible pour un Canaque, et devient une flèche faîtière abstraite. Le chaume abandonne sa massivité, son opacité et se transforme en lignes géométriques. La sculpture de la porte conserve sa forme de tête et sa surhumanité se traduit par l'étrangeté de la ligne qui transcrit, de face, le relief du visage. Le graveur est hanté par une certaine vérité à reproduire pour les objets ou les êtres valorisés socialement. Alors on assiste à une recherche originale pour la représentation graphique des chefs, par exemple. S'appuyant sur son vocabulaire, il bâtit un corps comme un soutien (karo) 4 , une armature, un poteau double (avant et arrière) d'où partent bras, jambes et tête, et sur lequel prennent appui les vêtements : le gilet, la veste et le pagne court pour l'un, la veste longue ou veste militaire, le pantalon pour le second. Les figures sont

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vues de profil pour la facilité du dessin, tournées vers l'objet ou le personnage qui les préoccupent ; mais il a rajouté l'arête du nez et les deux yeux de part et d'autre pour garder une vraisemblance et un relief au visage. La coiffure elle-même est constituée de deux volumes : le crâne qui part du soutien du corps, les cheveux ou le turban au-dessus de lui. Le tissu des vestes, du pantalon, a une épaisseur qui est figurée par un double trait hachuré. Le pagne se réduit à une multitude de traits parallèles qui en marquent le froissement et les plis. Les jambes sont écartées pour que la jambe de culotte puisse se disposer de part et d'autre. La hauteur des personnages est fonction de leur importance sociale. Mais celle des taros offerts (7) est une démesure destinée à traduire la valeur et la rareté des cadeaux offerts. Les bras pliés, les mains tournées vers le haut marquent une position active d'une part, et d'autre part des gestes qui traduisent l'orgueil, la joie, l'amitié, la bienveillance, des gestes qui construisent socialement. Les boutons de vêtements (4, 19) ont une importance extrême car ils donnent son caractère décoratif et toute sa valeur esthétique voire même magique à l'habillement ; alors, le dessinateur s'applique à leur dessin. Les attitudes, elles, ont été simplifiées à l'extrême ; les réunions d'humains sont alignement, le jeu de l'articulation du coude, la direction du regard indiquent leur état d'esprit et leurs préoccupations. Le cheval formant une totalité, une masse qui doit rester intègre du point de vue visuel, l'homme qui le monte, sans selle d'ailleurs, a le tronc posé sur le dos de la bête, et l'extrémité des pieds dépassant sous son ventre ; cela ne prouve pas du tout que le dessinateur n'ait pas vu la jambe du cavalier au-devant du ventre du cheval, mais bien plutôt que le Canaque a une autre conception de la représentation graphique. Mais en dépit de ces maladresses, l'impression rendue est bien celle recherchée par le dessinateur, le mouvement endiablé et bruyant : les pattes avant des chevaux sont pliées ; les fouets sont en zigzag, ils claquent. Les chevaux «montent» sur le bambou, ce qui traduit l'envol de leurs pattes de devant dans la fougue du galop. Le dessinateur avait commencé la gravure du corps de l'oiseau à la manière de celui de l'homme : un axe central épais comme soutien du corps, deux arcs de cercle pour délimiter le corps et qui se prolongent en V pour la queue, enfin deux arcs plus larges pour les ailes soutenues par deux lignes droites, les membranes des ailes. Puis il a simplifié ; le corps reste massif et les ailes déployées, les membranes qui les lient au corps sont dessinées d'un trait pour en faire un ensemble. Ainsi, oiseaux et humains sont compris d'une manière identique : un corps, soutien de l'être, siège de la vie organique, et des vêtements et des cheveux pour les uns, qui sont parures

et marques du rôle social ; des ailes pour les autres qui traduisent leur fonction d'êtres volants. La grande majorité des dessins subit la même recomposition : le fusil voit son tuyau aller d'un bout à l'autre, et s'entourer de la crosse jusqu'au chien car il est objet creux qui tue, protégé par un morceau de bois. Cela confirme ce que nous avions déjà trouvé précédemment : la forme en elle-même, pas plus que les rapports spatiaux de notre géométrie euclidienne ne déterminent cette gravure et son agencement ; les êtres représentés, et les choses, le sont en jonction d'une forme de pensée qui s'appuie sur un langage particulier. La valorisation sociale du cheval est telle qu'elle détermine l'intégrité de son image au détriment de celle du cavalier qui devient accessoire. Le fusil est «bâton qui tonne» (kuga) dans la langue ; il est ainsi représenté. L'oiseau est un corps qui vole ; aussi d'une part il y a ce corps, de l'autre le mécanisme qui assure sa fonction ; les corps humains assimilés à des colonnes, se voient recouvrir de ces «peaux» d'étoffe extrêmement valorisées. Dans les figures du second registre, on retrouve la même structure. Le corps des hommes est une ligne droite double. Leur visage barbu est à la fois face et profil ; ils marchent sur un côté de l'allée centrale, afin d'être contenus tout entiers dans cette dernière : ainsi se trouve exprimé et prouvé qu'ils sont parents valorisés. Le dessinateur les a représentés «deux», car, même solitaire, un personnage est désigné dans la langue sous forme duelle. Celui qui monte au cocotier, marche sur le tronc, à la manière canaque, mais ses bras ne l'entourent pas : leur contact dessiné suggère le geste réel. Une certaine fidélité aux détails qui frappent explique cette ligne entourant le toit de la grande case et qui paraît être une liane double servant à maintenir en place une flèche faîtière très sûrement bran-

lante. Le dessin inachevé des ignames montre comment procède le graveur, comme sa main le fait dans leur préparation : le dessin de l'igname d'abord, puis le bâton, puis le balassor qui Tome. L'homme inachevé dans son sens et sa portée (9) nous souligne la grande difficulté éprouvée par ce dessinateur et qui résume tout ce bambou : d'une part, la nécessité d'être fidèle à l'apparence perçue, d'autre part, la juxtaposition par le truchement de l'imagination, de la totalité d'un modèle que tout esprit possède et qui est acquis par une expérience sociale, et la pénible synthèse entre les deux qu'essaie de réaliser la main du graveur. Il suit avec les mouvements de sa main, et très difficilement, ceux de ses yeux parcourant les bords des choses et les profils des êtres importants, contours qui apparaissent le plus signifiant et le plus facile ; il aboutit à cet étrange bonhomme au front immense, au nez très long et qui n'a pas de bouche parce que les proportions ne sont pas respectées, si les directions et les angles le sont, et qu'il ne sait plus terminer et enfermer dans une ligne close. Cette même difficulté, cette même méthode explique pourquoi son personnage a quatre genoux ; il n'arrive pas à analyser correctement les mouvements de ses yeux suivant la ligne d'une jambe en marche et il la fait maladroitement se plier deux fois. L'œil apparaît gigantesque, posé sur le cou parce qu'il est tracé d'après sa place par rapport au creux du nez et au front. Brutalement, en passant au dessin voisin (1, 8), nous abordons une étrange maîtrise de la réalité. Il n'y a plus de dilemme, plus de luttes entre perception visuelle et imaginaire : le dessinateur schématise, et, d'un trait habile, fin, minutieux, suggère plus qu'il ne représente. Les détails importants grossis à dessein, sont là pour exprimer l'orgueil du dessinateur (taros énormes) ou pour ajouter de la grâce à l'ensemble (aigrette fragile et immense). La ligne brisée est employée à bon escient pour le mouvement des balassors flottant au vent (2), pour celui des yeux parcourant l'amoncellement des tas à partager sur l'allée centrale. Peu de fautes de position des choses par rapport aux autres : les haches reposent correctement sur les épaules de ceux qui reçoivent, et sont à bout de bras pour ceux qui offrent et partagent. Deux jambes, un tronc, des bras animés, des cheveux dressés ou une aigrette, cela suffit pour solliciter l'imagination qui anime aisément la scène. Ce dessinateur avait non seulement du métier, mais du génie. Avec le bambou 50.30.220 nous retrouvons la Calédonie d'avant la colonisation. C'est un des plus anciens qui existent dans la collection consultée. Nous avons indiqué dans la préface comment, par le des-

sin et par le truchement d'un des aspects du pilou, le dessinateur arrive à reconquérir son dynamisme, son espérance et son orgueil d'homme, après une mort. Nous avons noté également comment les uns le faisaient en augmentant leur poids, leur consistance, en s'enrichissant par la vue, le maniement, l'étalement ou les dons de nourritures rares, diverses et surabondantes, alors que d'autres s'évadaient de leur angoisse par la danse, le chant, poussés à leur paroxysme d'excitation et de fatigue. Ce bambou en est un exemple. La figure traditionnelle du pilou s'estompe ; les dons de nourriture sont réduits à l'extrême, suggérés plus que dessinés ; pas de village, mais la grande case (1) et l'allée centrale (3) le long de laquelle on a déjà disposé les perches marquant la place de chaque tas de vivres clanique. La contre-allée réservée aux maternels est là aussi (5). Des mâts sculptés, hauts et nombreux, ornent le devant de cette maison des hommes, mémoriaux recouvrant des esprits d'ancêtres célèbres et vantant ainsi la gloire historique de la tribu qui reçoit. Le balassor de deuil au poignet, certains avec des turbans carrés ou ronds, d'autres avec les cheveux relevés par un serre-tête, armés de massues phalliques ou en forme de bec d'oiseau, de frondes tendues, les utérins dansent, tournent en rond ; c'est le pilou de levée de deuil. Les deuilleurs viennent d'enlever leur turban et de montrer à tous leurs cheveux demeurés intouchés depuis les premières funérailles. C'est un moment exaltant ; les danseurs ont une allure martiale et des attitudes de guerre ; le chef des utérins a des flèches, une immense massue, des coquillages au mollet et la ligne totémique qui indique qu'il est la source de la vie du clan. Le chef des paternels, lui, n'a que son sac à amulettes. Le maître de la danse (17) possède l'allure d'un guerrier farouche. Des spectateurs : hommes, vieilles femmes, enfants (12, 13, 14) s'enroulent autour de cette trépidante exaltation. Les interdits, châtiments que les vivants s'infligent face au mort pour se punir d'être vivants, sont levés, et dans la brousse environnante, jeunes femmes, hôtes et visiteurs se livrent à des jeux sexuels, sources de plaisir et aussi de bagarres, voire même de violences entre tribus. Il faut faire vivre cet ensemble comme le dessinateur le faisait, dans son imagination, dans ses yeux, ses jambes, ses oreilles, ses muscles lors de sa gravure. Dans la réalité, tous ces personnages crient, s'agitent, sautent, piétinent ; tout cela crée un ensemble rythmé, coloré, qui saoule et rappelle l'ardeur et la férocité qui mènent les guerriers à la bataille. Le second registre, suite du premier, est un moment du pilou où les dieux dansent avec les vivants, d'après la croyance ; celle-ci est si forte, la danse si endiablée, si déchaînée, la déraison, l'excitation

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si poussées, que les humains quittent leur société, leur village, leur hutte, leur vie journalière ; ils sont pénétrés d'une joie, d'une légèreté et même d'un affolement de la chair qui anéantissent le temps et l'espace habituels, qui brisent la barrière de la réalité ; l'irréalité, l'impondérable, l'invisible,, l'infini, l'imaginé pénètrent dans le visible, le temps, le réel, le ressenti du Canaque avec une telle intensité, que le dessinateur, convaincu, représente vivants et ancêtres côte à côte sur la même place sacrée du village. Le grand chef, en deuil, regarde, entouré de spectateurs et des jeunes initiés, futurs guerriers, nouvelle force virile de la tribu. Le dessin de ces deux scènes présente des caractères tout à fait particuliers. C'est le paysage de fête qui a déterminé la disposition générale. Ce paysage est celui que nous connaissons déjà, mais il est ici interprété d'une façon curieuse. La case est dressée par rapport à la position du dessinateur et de son bambou. Pour dessiner la case numéro 1, il a tourné le bambou, l'extrémité ouverte vers lui ; alors, il a coupé l'allée centrale par la moitié et a couché le moaro devant lui ; puis il a retourné son bambou dans le sens inverse, le nœud médian près de lui ; il lui a fait subir ainsi le même mouvement que lui-même, se tournant de 180° au milieu de l'allée centrale, et il a dessiné enfin l'autre grande case et le reste de l'allée centrale couchés, face à lui ; l'extraordinaire, c'est qu'il n'y ait pas d'unité de transcription et de grandeur entre les deux moitiés d'allée ; l'improvisation géométrique couvrant la grande case se prolonge sur le sol devant elle (triangles symétriques en 2 et 3, hachurages et cloisonnements anarchiques et même prolongement du poteau central en 1 et 3). Cela s'explique parce que cette allée fait partie d'un tout : la case et sa démonstration de force tribale ; elle n'est que le lieu où cette tribu étale ce qu'elle est socialement, sa hiérarchie clanique, ses alliances et sa puissance ; elle est parvis de Notre-Dame et cour d'honneur de l'Elysée ou de Versailles. De petits poteaux indiquent l'emplacement de chaque clan. L'allée, où les maternels se rangeront, la longe sur le dessin. Elle est curieusement recouverte d'une ligne brisée, dont le symbolisme est aisé à comprendre. Les maternels sont liés au totem car ils sont la source de la vie du clan paternel, la tribu d'où viennent les femmes. Or, le chemin du totem est va-etvient entre les clans alliés, aller à une génération, retour à la suivante. Le Canaque a simplifié, géométrisé ce mouvement des femmes et du totem, par un mouvement de la main qui le suit et le représente et dont la trace sur le bambou donne une ligne brisée régulière. Avant de dessiner la case, le graveur a dû représenter les mâts.

Ils occupent, en effet, la place réservée à des dessins géométriques, sur la plupart des bambous authentiques, géométrie copiée sur la sparterie et l'enroulement des cordelettes, et qui avait valeur magique. Quoique ayant la forme traditionnelle des dessins abstraits, ils changent de sens ; intégrés dans cet ensemble, ils deviennent mâts sculptés dressés devant la case ; pour bien le montrer, le dessinateur enroule un triple trait autour du bambou qui indique la base commune de la case et des mâts. Sur cet espace sacré, ainsi délimité, il place les personnages essentiels et pour souligner leur grade élevé dans la hiérarchie, leur importance dans la cérémonie qui se déroule, il leur donne une grande hauteur, multiplie les détails en une quantité de petites lignes fines, appliquées, régulières. Les corps des hommes vivants sont des rectangles qui transcrivent leur état de vivant avec des muscles et de la chair ; le mort (16) perd cette largeur ; il devient un rectangle long (sa chair va disparaître ou a disparu). La femme, elle, a de la grâce et plus de fragilité : le dessinateur lui fait une taille exiguë qui est un des canons de la beauté féminine canaque. L'épaisseur des corps, leur masse, leur couleur, leur volume sont rendus par les stries qui leur donnent leur matérialité, qui les créent sur la surface anonyme du bambou. Dès qu'il s'agit de deuilleurs, de grand-père et d'oncle maternels, de parent du mort, les stries se compliquent, à la fois dans un but de glorification, de vénération, d'hommage, et aussi de désignation et de diversification : ainsi chacun par le changement des dessins qui le recouvrent, se trouve posséder sa propre personnalité. Une petite ligne brisée, régulière et plus complexe que la ligne en zigzag de l'allée, montre que ce personnage à jarretières et porcelaines, à grandes sagaies, à sacs à fronde, à massues «bec d'oiseau», est source de la vie du clan, l'aîné des maternels. Aussi est-il représenté dans la totalité de sa personne, avec son appui mythique, divin, ancestral ou totémique. Les visages sont carrés, en règle générale. Le Canaque a de fortes mâchoires et ce sont ses apophyses qui ont frappé le dessinateur. Seulement, l'ovale du menton et de l'expression de la bouche est dessiné à l'intérieur lorsqu'il s'agit d'hommes importants, pour peindre la vie du visage. Il y a là une exigence de la représentation, de la profondeur. C'est entre ce carré et cet ovale que l'artiste a placé la barbe de ceux qui en portent. Un triangle représente le nez épaté ; et pour l'oncle et le grand-père, les arcades osseuses et saillantes figurent au-dessus des yeux et du nez. Cet artiste possède l'art du dessin des cheveux ; qu'ils soient en broussaille, relevés par un serre-tête, ou sous un turban, ou longs et ondulés, avec un jeu de lignes parallèles, il

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suggère d'une manière étonnante la coiffure évoquée. Les armes portées sur l'épaule ont été placées parallèles à celle-ci et derrière le cou, car les positions d'avant-arrière se révèlent difficiles et même impossibles à dessiner pour l'indigène. Et les frondes tendues entre les deux bras ouverts (9) sont passées derrière le corps, ce dernier reste une totalité. L'ensemble est animé. Les gestes des bras, les jambes écartées, les petits rectangles sous les pas des danseurs et surtout l'enroulement habile de personnages transforment l'immobilité du dessin en une ronde échevelée. Le problème, pour le dessinateur, était justement la représentation de ce mouvement en rond. Pour les personnages placés face à lui, il n'y a pas eu de problème : ils lui sont parallèles, ils le restent sur le dessin ; mais pour ceux qui, dans la réalité, lui tournent le dos, la fidélité à leur position, relative à lui-même, lui a causé quelque embarras. Il a d'abord essayé une représentation des jambes, différente : au lieu d'être écartées, il les a faites parallèles, ce qui suppose le personnage tourné de côté et non plus de face ; puis, il a mis les danseurs, tête en bas, pieds en l'air ; en réalité, cela traduit qu'ayant retourné son bambou, il s'est, par cela même, et en imagination, déplacé par rapport à la ronde et qu'il a alors ces hommes face à lui.

Le léger éloignement des personnages par rapport à la scène centraie marque leur détachement dans l'espace lui-même ; ils participent à la fête puisqu'ils sont sur le même registre, mais hors de la ronde et de la place du village. Sur le second registre les procédés graphiques employés sont encore plus curieux. La hauteur du chef implique son importance sociale. Mais sa personnalité ne s'arrête pas à la représentation de son personnage paré : il faut la présence de son totem sans lequel il n'est rien, religieusement et socialement, un totem avec le cocotier sacré dans lequel il demeure ; il faut les têtes des victimes dont son chef de guerre lui a fait présent. Et comme les têtes sont liées à leurs corps, ces derniers sont présents, leur nombre ne correspond d'ailleurs pas à celui des têtes, car ce n'est pas une mathématique rigoureuse que possède le dessinateur mais un besoin de suggérer des actions : les têtes ont été tranchées à des vaincus. Son fils est là aussi, entre ses jambes, position qui est à la fois celle du «lien biologique», de la superposition dans l'ordre hiérarchique et historique, de la protection, de la soumission, de la succession. L'importance du chef est telle que sa position sur le bambou entraîne celle de ceux qui l'entourent et lui sont attachés par des liens «biologiques» ou sociaux : ils demeurent parallèles malgré le sens donné par le dessinateur à la scène principale et que tous regardent. Le pilou, ici, est horizontal ; il tourne autour du bambou : les danseurs se faisant face, le dessinateur a procédé de la même manière que sur le premier registre, car le mouvement de la danse n'est pas horizontal, mais forme une ronde ; le graveur l'a rompu en deux parties et avec cette rupture, il introduit l'espace mythique qui vit tout proche et intensément dans sa croyance et son imagination. Les dieux se joignent aux hommes. Mais la difficulté consistait à leur donner à la fois matérialité et immatérialité ; le Canaque a résolu le problème en leur donnant un corps, une épaisseur grâce à des stries et à des doubles traits, du mouvement, grâce aux bras et aux jambes démesurément écartés d'une part, et d'autre part un visage escamoté, souvent aveugle, hérissé de pointes, se dressant au bout d'un cou très long, avec deux lobes d'oreilles distendus comme les vieux les avaient (afin d'y mettre leurs pipes ou des anneaux). Leur tronc est pincé à la taille pour en traduire la gracilité, parente terrestre de cette impondérabilité surnaturelle. L'étrangeté de leur chevelure, de leur visage, de leur cou n'est pas pure invention du dessinateur, mais sa manière de voir est ici influencée par les sculptures traditionnelles des faîtages de cases. Près d'eux, le graveur a ajouté une ligne bizarre qui ne doit pas être vue statiquement, pour être

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comprise, mais rester animée : elle est rythmée, mais non d'un rythme binaire simple ; peut-être vient-elle de la simplification, de la géométrisation, du déplacement sinueux du lézard qui a été le totem le plus important et le plus répandu dans cette région, peut-être de l'enlacement des fibres dans le tressage, symbole manuel d'une réalité intemporelle. En tout cas, elle complète les personnages qu'elle accompagne en leur donnant une dimension mythique ; elle traduit l'efficience surnaturelle du personnage, sa puissance appuyée sur l'invisible. On ne peut évidemment pas examiner les multiples détails de ces personnages. Ce que l'on peut dire, c'est que ce dessinateur invente ses conventions parce qu'il est préoccupé par certaines exigences de sa pensée : il doit différencier les personnages et leur donner leur personnalité, alors il crée des motifs de lignes qui en recouvrent les corps et expriment la totalité et la familiarité de la représentation qu'il en a (nom, personnage, caractère, rang social) ; il respecte l'originalité de leur coiffure, la correction de leurs attitudes. C'est là qu'il rencontre l'obstacle difficile à résoudre : celui de la figuration de la profondeur, de l'enfoncement ; cette hache mise sur l'épaule d'avant en arrière lui a posé un problème ; ou bien il a tranché le cou pour garder la totalité de la hache-outil, ou bien il a fait chevaucher les stries de l'une et de l'autre (personnage 2 retourné) ou bien il a coupé la hache, respectant ainsi sa vision verticale des guerriers. Et pour conclure l'étude de ce bambou, ce qui en fait la caractéristique, c'est la nécessité pour l'homme canaque de représenter sa vision mythique des personnages comme celle des événements parce qu'une représentation purement objective des faits et des êtres demeure pour lui schématique, incomplète, insatisfaisante et même inexacte. Le dessinateur du bambou 87.47.5 est représentatif, par sa pensée, du Canaque étudié par les ethnologues. Nos conventions temporelles et spatiales graphiques sont bouleversées. C'est un film qui juxtapose une pluralité d'étendues et de durées sans ordre et sans autre lien que l'appui sur un événement social initial. Il s'agit des premières funérailles d'un mort (1) autour duquel des présents ont été disposés et auxquels le deuilleur (3) ajoute des mâts enrubannés de balassor. Toutes les actions disséminées de haut en bas de ce registre se rapportent à cette scène essentielle et en sont les moments traditionnels et connus ethnographiquement parlant : danses des vieilles femmes (13), bris des sculptures (5), destruction des cultures (22), vivres de fête préparés pour le festin (23) ; ou bien, elles sont déterminées par elle, car une mort oriente dans un sens nouveau l'activité des

hommes de la tribu et des tribus parentes : la venue des invités sur la route où circulent des Européens, la pêche qui apportera des vivres abondants pour les recevoir avec magnificence. Sur le second registre, les hommes des tribus alliées arrivent avec leur fusil et un balassor de deuil au poignet, près de la côte qui borde une mer active. Là, des Canaques pèchent, tendent des filets, posent des nasses. Dans la tribu, des guerriers dansent, brandissant le fusil de la même manière que leur massue de guerre. Deux alignements de fusils encadrent la scène. Les deux allées (masculine et féminine) représentées comme des places sacrées sont couvertes d'ignames étalées ; près d'elles, les ignames de «chef», parées, créent avec tout l'ensemble et pour le Canaque, une atmosphère exaltante de surpuissance et de force. Le couple anonyme et solitaire est le symbole de la licence sexuelle qui accompagne cette exubérance. Ce dessinateur préfère les ensembles aux détails ; il simplifie les scènes, mais en juxtapose plusieurs pour donner la richesse et l'ampleur de la fête. Aussi trouvons-nous des personnages sans physionomie ; seuls figurent les détails qui classent l'acteur dans son rôle social (jupe, battoir, seins et sexe pour la vieille femme, aigrette, flèches et sagaie ou hache pour le guerrier, mât et balassor pour le deuilleur, veste et bicorne militaire ou képi pour le soldat, robe à crinoline et jeune enfant par la main pour la femme blanche, etc.). Chaque être est engagé dans une action, car il n'existe sur le dessin que pour être un langage qui la traduit (les quatre Canaques qui arrachent les sculptures et décorations de la grande case, les autres qui brisent les cocotiers, ceux qui pèchent, qui dansent, qui viennent, etc.). Mais les actions sont unifiées autour d'un site ; sur un registre, il y a la tribu en deuil d'une part, et la route qui la traverse avec sa vie, qui continue de se dérouler d'autre part ; sur l'autre, c'est le pilou et les cadeaux, les arrivées massives d'utérins, et près de là les voiliers qui animent la mer toute proche. Et ceci tout simplement parce que la route et la mer participent pour le dessinateur à l'événement humain et tribal qu'il a transcrit. Intérêt, attachement, admiration, besoin, on ne peut dire exactement ce qui le lie à elles ; mais on peut affirmer qu'elles sont étendues et valeurs sociales tout à la fois, accrochées aux événements tribaux, les soutenant et les aidant. Il ne faut pas conclure que l'on est devant l'œuvre d'un réaliste, à moins de donner un sens canaque et non occidental au mot «réalité». On observe une certaine fidélité au paysage, dans le difficile essai de reproduction des sinuosités de la route ; elle aboutit à un respect des changements de direction de la marche ou des yeux, et se trouve

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notée par des angles plus ou moins aigus qui ne peuvent, en aucune manière, donner la figure exacte de la route, mais seulement indiquer les changements successifs de direction d'un marcheur qui la parcourt. Mais on observe également une fantaisie qui n'est pas un jeu gratuit de l'imagination : ce débordement de fusils du second registre que tous les autochtones portent à la main comme arme à feu ou comme massue, qui tournent autour du bambou, immenses, imposants et très soignés dans leur dessin, traduit ce désir nouveau et sans mesure des Canaques pour une magie efficace entre toutes dans l'art de la guerre. Le bambou 87.47.2 est, lui aussi, un dessin très riche et très personnel d'un deuil dans une tribu, de tout le bouleversement de la vie qu'il entraîne, des rites qui l'accompagnent, rites qui nous replongent dans une Nouvelle-Calédonie encore respectueuse de la tradition. Le mort, les jambes repliées à la manière du foetus, enroulé dans une natte, va naître à la vie de l'au-delà. Il est transporté suspendu à une perche (comme on le fera plus tard pour les bagnards évadés et repris) pour une «dernière promenade» dans le village. Il n'est pas seulement une enveloppe charnelle, mais a sa double appartenance au monde surnaturel : une origine mythique, un dieu extraordinaire d'apparence anthropomorphique, et celui qui animait son corps, son totem de clan symbolisé par une ligne brisée fermée aux deux extrémités. Les invités arrivent, parents menés par l'oncle avec son aigrette et son bâton de route. La marche fait saillir les muscles de leurs mollets. Ils portent, contrairement à l'habitude canaque de porter les fardeaux sur l'épaule, un poids énorme de cadeaux tenus sur la tête, garnis de balassor flottant au vent. Ils passent près de champs, et auprès d'une rivière qui descend de la montagne. D'autres apportent des ignames «de chef», tenues sur les deux bras comme un enfant. Les guerriers les accompagnent, hache sur le cou, courtes sagaies à la main. Des pleureuses se lamentent, en se tenant la tête, exprimant le désarroi et le chagrin de la tribu tout entière. On va exposer le mort sur cette sorte de civière imitée du châlit militaire (il est d'ailleurs presque sûr que ce doit en être un, car les Canaques n'avaient pas l'habitude d'exposer les morts sur une construction spéciale). La possession d'un tel objet de luxe certainement très valorisé, marque la puissance de celui qui est défunt. Les hommes dansent une ronde endiablée, brandissant leur fusil. Une vieille grand-mère (absence de seins et de jupe) avec le totem symbolique sur son bras, danse, elle aussi, accompagnée d'une jeune femme qui porte la jupe de fibre, le réticule et un collier de franges (feuilles ou fibres) ; et dans cette

peinture d'êtres en mouvement accomplissant rituellement les actes traditionnels qui accompagnent la mort d'un chef important, les hôtes se consacrent à la préparation des tas de vivres et à l'alignement des cadeaux somptueux, mirifiques, inespérés, pour recevoir dignement les invités qui arrivent surchargés de présents. Déjà les maternels ont saccagé cultures et cocotiers. Sur le second registre, le mort est enterré et l'ensemble du bambou n'est qu'une démonstration ostentatoire de la richesse de la tribu à laquelle appartient le dessinateur. Les vivres y sont multipliés, grossis jusqu'à l'invraisemblance ; les aliments rares, savoureux et nourrissants deviennent surabondants (tortues^ ; les dons de grande valeur enveloppent tout le contexte du paysage social (grandes cases et allées centrales) rendus réels et tangibles par une imagination, ivre de puissance et d'orgueil (grossissement et multiplication des fusils). Toute réalité physique s'efface devant une anarchique mais suggestive représentation des envies, des besoins, des désirs les plus violents de l'homme de la tribu. Le dessin en lui-même révèle la préoccupation générale du bambou, pas de détails pour le détail, mais pour préciser un grade, une parure (muscles saillants des marcheurs qui apportent des cadeaux, étui phallique relevé dans la ceinture pour les guerriers, etc.). On y retrouve comme dans les dessins précédents un désordre qui n'est qu'une structuration de l'espace dessiné, différente de la nôtre. On y lit, à travers des rapports topographiques simples d'entourage, de succession, de voisinage, de proximité, de juxtaposition, toute une symbolique à la fois sociale et affective que nous dégagerons à la fin de ce travail. Tout cet ensemble désordonné, où l'ordre devient l'expression d'une certaine émotion, où l'événement en lui-même disparaît derrière l'être qui le dessine, où l'irréel voisine avec le réel sans barrière, où le désiré et l'imaginé déforment le dessin en lui donnant une note de surmesure, de gigantisme, tout cet ensemble est plus qu'un pilou canaque ; il est surtout le pilou canaque revécu par l'homme de la tribu pour l'exaltation qu'il lui procure, le dynamisme qu'il lui infuse ; il décuple son orgueil en faisant exister le monde de ses désirs et le faisant communier avec des valeurs sociales exagérées par son imagination. Le dessinateur reprend ici les images, désormais familières pour nous, du deuil qui bouleverse la tribu. C'est une juxtaposition et un déploiement, un amas de richesses amplifiées, en grosseur et en quantité et qui entourent le défunt précieusement enveloppé de nattes. Mais nous ne nous attarderons plus dans une description minu-

tieuse de chacun des personnages et des scènes car nous les avons trouvés déjà fréquemment. Les quatre pleureuses geignent et se lamentent ; les hommes de la tribu reçoivent les utérins, offrent des cadeaux ; des invités ou des parents arrivent en barque, les masques rarement représentés, figurent un mythe dégénéré dont l'histoire et le sens exacts ne sont pas venus jusqu'à nous. L'ensemble apparemment confus s'inscrit dans le complexe européen voisin : le travail des champs, le passage d'un attelage, la course des chevaux et des vaches en liberté tout près. Une ronde de fusils termine le registre, sans autre lien avec la scène de deuil que celui de représenter une frise hautement valorisée et qui est à la fois décorative et magiquement dynamisante. Tout ce registre est surtout caractéristique par la surabondance, la prodigalité de nourriture, l'énormité même des choses

à manger, rêve et souhait ardent d'un peuple qui connaît la faim, l'économie, la parcimonie même des ressources alimentaires, pauvres et habituellement uniformes, et l'incertitude de leur possession (par cultures, chasse, pêche, cueillette ou échanges). Le second registre apparaît, même à la lecture, indépendant du premier ; le lien est, semble-t-il, dans la pensée de l'auteur. En effet, c'est l'étalement du lieu sacré de la tribu : la grande allée centrale et les deux grandes cases {moaro ou «case du chef») qui la terminent. Mais tout cela est paré de balassors flottants, de bouquets, de mâts ; on a disposé des flèches faîtières sculptées, un énorme poteau central tout préparé. On y sent la fièvre de la fête, les palabres sans fin, une activité débordante, une manifestation sans précédent. Rien que pour le fût de l'arbre, il a fallu des draines d'années pour attendre qu'il atteigne sa hauteur, sa grosseur, et des recherches patientes dans la forêt, parfois des échanges pour l'obtenir d'une autre tribu, des jours de long et éreintant travail au feu et à la hache de pierre ou de fer, les efforts pénibles et rudes de nombreux hommes pour le traîner laborieusement sur plusieurs kilomètres jusqu'à la tribu, et enfin des prières, des dons à son «esprit» (car il est un être vivant), des chants et l'aide de prêtres car la magie soutient et durcit l'espérance des hommes dans des actions difficiles, délicates et longues comme celles-ci. On comprend que cela ne se fasse guère plus de deux ou trois fois dans l'existence d'une génération et qu'elle en garde un souvenir indélébile et vivace qui explique la grandeur du présent dessin. La mer est là, toute proche, invisible mais sous-entendue et présente. Elle est corporalisée par les barques de marins, le grand navire français. La côte figure dans cette dentelle de vagues du haut, bord de mer où se trouvent la coque d'un navire quille en l'air pour la réparation ou tout autre travail, le chemin où passe un militaire à cheval, et la butte où se dresse la tour du sémaphore. Le sujet de la fête ? Rien ne nous permet d'affirmer qu'elle est une préparation de secondes funérailles ou d'une réception de • Blancs. Cela n'a d'ailleurs pas d'intérêt. Du point de vue du dessin lui-même, nous pouvons dire que l'indigène, auteur de ces tracés, possédait une fermeté de trait et une grande sûreté de main. Il a cherché à rendre le mouvement, l'attitude caractéristique et qui parle : jambes pliées, bras levés en l'air ou qui tiennent une pipe, gestes qui offrent, mains qui conduisent et aiguillonnent un attelage, jambes et pattes qui marchent, courent ou galopent, volaille qui picore, marins qui rament, militaires qui télégraphient, indigènes palabrant, aviso entrant au port, etc. Mais il trace et recrée en fonction de sa pensée : l'unité est rarement représentée,

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il y a deux masques, deux bateaux, deux crabes, deux lézards, deux ignames de chef, deux chevaux, deux chiens, deux cases ; la dualité remplace la multitude, l'incertitude du nombre, ou la complexité de la masse, mais aussi souligne l'importance ou la valeur de ce qui est unique en réalité (le totem lézard, le masque et peut-être le crabe). La forme duelle est caractéristique de la pensée et du langage canaques, et le dessin la reflète. Elle vient de l'importance du terme «autre» : partenaire, complémentaire, interlocuteur, écho de soi et possibilité de penser, de dialoguer, de s'exprimer, d'exister, de ressentir, etc. L'amour de la simplification, de la géométrisation, de la standardisation, de la forme schématique la plus éloquente, le besoin de figurer la massivité des êtres et des objets, l'indifférence au cadre naturel, l'intrication du surnaturel et du réel perçu, l'invraisemblance des juxtapositions terre-mer, la négation de tout espace euclidien, la vie et la reproduction d'étendues et de temporalités totalement étrangères à notre pensée, le non-respect de la relativité des grandeurs, positions, nombres, etc. sont maintenant, pour nous, chose familière, puisqu'ils se retrouvent à peu près dans tous les bambous. Ce qu'il nous faut surtout retenir de ce dessin et de son auteur, c'est qu'il s'agit là d'une exaltation de soi par le truchement d'événements qui ont promu ostensiblement la force et la puissance, événements dont les éléments dynamisants sont amplifiés par l'imagination qui recrée et le désir qui exige. Le bambou 46.36.1 est d'une finesse et d'une beauté vraiment extraordinaires. Petit, très foncé et poli, il a été minutieusement gravé par un dessinateur habile et de qualité. Les milliers de petites lignes donnent un ensemble animé, peuplé, varié, tout à fait unique dans la collection étudiée. C'est, il semble, l'œuvre d'un dessinateur traditionaliste. Aucune place, ici, n'est faite au paysage même socialement intégré dans l'événement, aucune, non plus, à l'apport de la civilisation, à part la hache de fer de très peu de guerriers. De sorte qu'on peut le dater approximativement comme étant de l'époque 1850-1860. Sur le premier registre, une quantité de lignes brisées, des rangées de motifs sculptés, d'autres lignes brisées forment une composition hermétique et curieuse. En eux-mêmes, tous ces alignements n'ont guère de sens. La ligne brisée, par exemple, constitue par sa simplicité du tracé, de lecture, et la vie du mouvement de la main qui la grave et de l'œil qui la parcourt, un symbole très largement exploité pour désigner des choses plus ou moins concrètes et totalement différentes. Tout cela prend une signification au contact des gravures du

bas du bambou. Puisqu'il s'agit d'une représentation de la virilité d'une tribu, à travers les réunions d'hommes occasionnées par la mort d'un Canaque, ces lignes en sont une expression graphique et abstraite puisée dans le symbolisme tribal traditionnel employé dans les monnaies, les sculptures d'ancêtres (coquillages, sparterie, etc.). Nous pensons qu'il s'agit là d'une figuration des lignées des clans, parents et alliés qui font partie de la tribu. Sur le second registre, le mort figure déshumanisé par l'absence d'yeux, de nez, de bouche et de bras. Mais il a gardé une épaisseur étrange. Près de lui sont les deux lézards totémiques, plus divinité qu'animal et sans lesquels l'homme n'est ^rien dans la vie ou la mort. Près de lui se trouvent un deuilleur avec ses énormes cheveux sans turban, une vieille femme, poitrine et ventre nus, et un tronc humain, que l'on peut difficilement faire passer pour un dessin inachevé dans un tel ensemble de détails soignés et surabondants. C'est l'âge encore de l'anthropophagie où toute grande fête était marquée par un repas de chair humaine. Et puis viennent des guerriers, arcades sourcilières bien dessinées, large nez épaté, ornements de coquillages aux jambes, barbes, massues bec d'oiseau, turban, aigrettes, haches de fer, acquisition nouvelle et rare, massues phalliques, bref, l'homme canaque sur le pied de guerre et dans toute sa splendeur. Seulement, l'auteur a ajouté quelque chose de tout à fait particulier : il a écrit leur nom sur leur corps ; les traits qui traduisent l'épaisseur, l'opacité et le volume, par leur arrangement, leur diversité, leurs figures particulières deviennent une manière de désigner pour lui-même et les autres, le clan, la parenté ou le nom et sûrement tous les trois à la fois. Il est remarquable combien le dessinateur a fait preuve d'une imagination tout à fait insolite dans le dessin canaque pour trouver des combinaisons de lignes, de chevrons, de zigzags, de rayures, de quadrillages, et permettre, par cette variété, une désignation et une identification des hommes ainsi doués de leur personnalité véritable. A part cela, nous l'avons souligné, il n'y a qu'alignement horizontal, superposition verticale, le troisième registre prolongeant le second : même attitude des jambes, des bras, de la massue ; on ne lit, en apparence, aucune action en cours ; aucune parole, aucun cadeau ; les cases, le village, les allées, les mille et un détails que l'on retrouve sur les autres bambous sont morts pour ce dessinateur. En réalité, le dessin a une autre facture parce que son auteur a une autre façon de concevoir la recréation de sa force, de son espérance et de sa vitalité. L'abondance des cadeaux, l'écrasement par la nourriture, l'enrichissement, l'éclosion de lui-même par l'accumulation visuelle d'ignames, de poissons, de tortues, de cases de fête, ne le dynamisent

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pas à l'exemple des autres dessinateurs précédents. Il lui faut la masse de guerriers, une masse agitée par la danse, avec des armes, des aigrettes, des bracelets de coquillages, des balassors, tout ce qui fait de l'homme noir, un homme magiquement fort, invulnérable. Toute cette foule parée, suante, hurlante, ces poitrines musclées, ces bras prêts au coup mortel, ces jambes piétinantes qui puisent leur énergie dans l'action même de marcher ou de sauter, inondent celui qui les regarde, qui y participe peut-être et qui les reproduit, d'un sentiment puissant de sécurité, d'une fierté et d'une foi décuplée dans l'avenir de sa tribu et de lui-même. Toute l'unité de ce dessin est dans ce contexte vécu d'orgueil démesuré ; de peur, de tremblement devant cette arrivée martiale, cette démonstration de force militaire. Autrefois, bien des hommes de la tribu montaient se cacher dans le feuillage des arbres, terrorisés à l'arrivée des utérins qui exagéraient leurs attitudes agressives, mais bouleversés d'émotion et de fierté d'être les alliés d'une puissance aussi spectaculairement écrasante ! Le dessin se trouve entièrement centré sur cette représentation d'hommes armés, nominalement connus et désignés. La multitude de personnages serrés dans un petit espace de bambou rend bien la seule impression que le dessinateur veut donner de ce qu'il ressent : la masse, l'écrasement produit par cette force d'attaque et de défense, et le sentiment d'invulnérabilité d'une tribu qui s'abrite derrière ce rempart de muscles, de massues et de magie de guerre. Toute la minutie et l'effort du dessinateur ont été centrés sur la reproduction détaillée d'un empilement de guerriers reproduits fidèlement, et des symboles des clans qu'ils représentent, car ils plongent leurs racine? dans l'histoire des généalogies sans laquelle le présent n'a plus de sens. Le bambou 87.47.3 est l'un des plus photographiés, l'un des plus partiellement reproduits parce qu'il est relativement aisé à lire surtout dans certaines de ses parties (8, 9, 11, 12, 15, 17) ; mais, étudié fragmentairement, il est amputé de son sens véritable. La juxtaposition de tous les dessins, leur intrication volontaire ont leur raison d'être. Le premier registre représente un pilou, l'accent est surtout mis sur les cadeaux de vivres faits à cette occasion ; pas d'arrivée d'utérins, pas de danses, pas de mort, mais deux éléments essentiels : l'amplification du décorum et l'étalement complaisant des vivres. C'est un des rares bambous où l'on voit un paysage social et tribal prendre une telle importance. Il n'y a pas moins de neuf cases représentées là, et les plus hautes sont soignées, minutieusement, artistiquement représentées. La fantaisie apparente de l'auteur a donné vie et visage aux ancêtres de bois des flèches faîtières ; on

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a planté dans les toits de multiples sagaies décorées de coquillages ; il ne faut pas s'y tromper : ce n'est pas le village journalier ; il n'y a là, représentées, que les cases construites à l'occasion de la fête et destinées à recevoir invités et sacrificateurs, les endroits désherbés (27) qui sont places sacrées (de danse ou de réception des utérins), la multiplicité des perches par lesquelles le Canaque actualise ses ancêtres, chefs puissants de guerre et de clans, dieux plus ou moins personnalisés, etc. 5 et un invraisemblable alignement de poteaux au long des différentes allées qui marquent l'emplacement des tas de chacun des chefs invités. Dans cet ensemble, les hommes suivent la marche des tas de vivres, ils ne sont là que pour traduire la succession des temps et des activités autour d'eux. Sur l'allée centrale, les utérins, excités, écoutent les discours des paternels qui les reçoivent, devant les tas de vivres qui leur sont destinés. Peut-être dansent-ils, peut-être jouent-ils à des jeux guerriers rituels, le maître du pilou restant près du mât orné d'un balassor. En haut de la grande case, le sacrificateur pose la flèche faîtière ; devant son tas et ses ignames «de chef», chaque famille (19) est alignée afin d'en prendre possession. Les tas ayant été distribués, le chef de chaque groupe les ouvre (29) : cocos, ignames, poissons, cannes à sucre, grande igname, taros, ou les fait cuire. La schématisation du dessin ne permet pas de dire ce qui a été représenté ici. D'autres tas (30) non ouverts attendent leur tour. Enfin des hommes dansent au rythme des battoirs sur un petit tertre. La familiarité de la vie tribale journalière se retrouve néanmoins dans les filets de pêche qui sèchent, la chienne qui allaite ses chiots, les coqs et poules qui picorent, et le foyer sur un tertre à l'abri de bananeraies (18, 20, 21). L'ensemble apparaît extrêmement dense et sans aucun vide, car le vide, c'est du néant, et la durée que le dessinateur vit ici est très riche et pleine d'une énergie rajeunie et décuplée. Visuellement parlant, cela est exprimé par l'entassement, l'accumulation, l'amplification, l'étalement de richesses sociales exceptionnelles, de magies de beauté du village, des cases et des allées sacrées ; car le pilou ne se place pas sur le plan matériel des repas, de la danse, de la satisfaction de besoins souvent insatisfaits (alimentaires) ou freinés par une loi rigide (sexuels). Le pilou est la seule aventure qui coupe la vie du Canaque de sa monotonie et de son ennui, qui le fait vivre à l'avance pendant deux années en une multitude de travaux et d'espérance, qui relance son énergie et donne un sens à son coup d'épieu, à son ciseau de sculpteur. Il veut revivre après le deuil, et se sentir devenir fort, et pendant des années, il prépare le moment où il jettera à tous

le défi de sa puissance écrasante, et où il restera émerveillé lui-même devant sa propre richesse. C'est ainsi que l'indigène de ces temps du début de la colonisation s'échappe encore des efforts fastidieux de vivre journellement, de son inconfort, de ses fatigues, de ses peurs, de ses souffrances, etc. Par le truchement de ce mythe de puissance joué, il devient un homme canaque, et il se le prouve. Par la communauté d'efforts étalés sur de nombreux mois, et même d'années, par une communauté de but et de stimulation, la tribu se trouve soudée encore plus intimement que par la fête elle-même, et se retrouve «une» et fortifiée. On conçoit comment un dessinateur qui sait manier le quartz, la coquille aiguë, puise dans le pilou pour retrouver cette exaltation de la puissance tribale, le débordement de vie et de richesse, et tout leur cortège de resserrement des alliances, d'intimité retrouvée avec les parents, de sécurité reconstruite. Aussi avec quelle minutie il «géométrise» les toits des cases, les orne d'énormes sagaies, reproduit les deux autels sacrés, s'applique à travers des milliers de petits croisillons de lignes pour rendre les masses, les volumes, les épaisseurs, dessine des centaines de perches, recrée des ancêtres fantastiques, mêlant l'imaginaire et le réalisme pour rendre ce moment d'explosion, de joie et de délivrance. Le second registre est un ensemble de frises, une composition décorative qui est exceptionnelle chez le Canaque car il témoigne d'un maniement du symbole, du dessin, du schématisme artistique peu courant. Sur aucun bambou, nous n'avons retrouvé cette habileté dans la composition. Des grandes cases se font vis-à-vis, séparées par une allée centrale d'un côté, une hache de fer de l'autre. Il ne faut chercher ici aucun désir de reproduction du réel. C'est un langage dont chaque partie constitue une phrase et dont seul l'ensemble est traduisible. Et puis, c'est une ronde d'indigènes, avec le sac à poudre pendu à l'épaule et qui tiennent par la crosse (sauf un) un immense fusil à pierre. Au-dessous, toujours en tournant autour du bambou, nous voyons des ignames, un lézard, des houes, des arcs dont la pointe de flèche est de pierre et qui est ornée d'un petit morceau de tapa ou de fibres. A la suite, c'est une couronne de petits personnages tenant des sacs de pierres de fronde. Enfin, un alignement de superbes taros plonge des racines gourmandes dans une terre où des rigoles d'eau apportent l'humidité souhaitée. Tout cela, à première vue, n'a pas de sens parce que cette série de dessins ne cherche pas à reproduire un événement dans son ensemble, immédiatement lisible, mais qu'elle est une présentation originale des divers aspects de l'homme canaque dans sa virilité, sa puissance

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et son orgueil, ou plutôt de ses divers aspects imaginés et vus par lui-même. Et toujours le dessinateur se laisse prendre aux pièges de ses plus secrets désirs, de ses ambitions, de ses souhaits les plus ardents. Les cases projetées sur le sol qu'unit et sépare la grande allée sont la grande case du village et une case de réception. Cette allée est fortement valorisée dans une tribu, on y dépose les vivres pendant les fêtes ; elle sert pour les figures de danse ; là, se nouent, se renouent, se maintiennent les liens sacrés et primordiaux avec les parents maternels. Les haches de fer joignent les deux cases. Elles figurent les hommes parés en guerriers pour les grandes fêtes qui se tiennent là ; elles remplacent le casse-tête d'autrefois sans lequel aucun Canaque ne sortait, car il était son protecteur le plus efficace, assurait l'équilibre physique de sa marche, et l'assurance de sa personne. Ce dessin ne peut se comprendre que si nous voyons la hache non pas comme un objet à part de l'être humain, mais au contraire comme

une de ses appartenances les plus intimes ; si bien qu'elle le désigne en son absence. La juxtaposition et la multiplication de ces éléments simplifiés d'une grande fête tribale ne sont pas faites pour être regardées. Constituée de symboles faciles à lire et très vivants, cette frise est une manière de dynamiser celui qui regarde, en fouettant son orgueil, en le plongeant dans une tribu en liesse et en le plaçant sur la place socialement la plus importante du village, dans la peau d'un Canaque revigoré, comblé et fier. La ronde de Canaques armés de prestigieux fusils qu'ils ont touchés peut-être, vus sûrement et désirés avec peu d'espoir d'en obtenir, communique à celui qui dessine, ou qui tient le bambou, un sentiment d'invulnérabilité, car cette arme n'appartient pas au monde technique, mais à celui de la magie meurtrière ; elle a vaincu les dieux protecteurs et efficients traditionnels, et donne, quand on la tient, une étrange griserie, celle de la facilité, de la rapidité, de la sûreté à donner la mort ; aussi le fusil est-il «géantisé». La frise suivante est aisée à comprendre. La juxtaposition du totem lézard, mythe de la fertilité, de l'igname, base alimentaire socio-économique et socio-mythique, de la houe", de l'arc avec une flèche à pointe de pierre et décoration (cette flèche attire magiquement le vent), constitue un schéma très explicite du cycle de la culture de l'igname. Voici une ronde de guerriers canaques traditionnels. Enfin la tarodière est minutieusement représentée, les zigzags ne sont pas le courant, mais le chemin suivi par l'eau, les escaliers géométrisés et régularisés qu'elle descend successivement du haut de la colline au bas de la vallée. Les pointes (13) indiquent d'ailleurs bien les gradins naturels ou les terrasses construites sur la pente abrupte et rocheuse de la montagne. Ainsi détaillé et compris, le registre s'éclaire brusquement et l'on en comprend le sens général. C'est un chant d'orgueil où l'homme exalte sa virilité et son énergie, crie sa joie, sa fierté, sa puissance, sa force et sa richesse par le truchement des différents visages qu'il prend dans sa tribu car il n'est rien sans elle, sans ses activités, ses relations parentales, ses mythes, son organisation. Et s'il pouvait exprimer par la parole ce dont le dessin l'a aidé à prendre conscience, il dirait : «Je suis l'homme de l'allée centrale, celui qui reçoit, donne pour recréer sa société et son avenir ; je suis l'homme à la magie de guerre nouvelle meurtrière, efficace, le guerrier tout-puissant, l'égal du Blanc ; je suis l'homme qui par son totem, son travail et ses actions magiques 7 est riche d'ignames, nourriture des hommes et des enfants, monnaie d'échange et hostie des autels. Je suis le guerrier

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de la tradition avec des pierres de fronde rapides et mortelles, à qui nul ennemi ne résiste, celui qui sait attaquer, se défendre et se faire respecter. Je suis l'homme de la tribu aux tarodières immenses, bien ordonnées et bien irriguées, où l'eau coule toujours en abondance, où les taros deviennent énormes.» Mais il ne pourra jamais le dire, car il se contente de vivre ces multiples participations, de communier avec ces diverses valeurs. Ayant ainsi chassé par son dessin ses peurs les plus secrètes, la faim, l'isolement, la faiblesse et l'insécurité face à l'ambition d'autres tribus, par l'igname et le taro pour la première, par les allées centrales, les fusils et les frondes pour les seconds, il se trouve brusquement devant un homme sorti de son imagination, de ses plus secrets et plus tenaces vouloirs, et il devient, par sa gravure, cet homme dans toute la plénitude de sa force, de son optimisme et de son énergie. Enfin nous devons souligner comment le Canaque a su, ici, manier l'émotion artistique par des procédés très simples d'ordre, de répétition, de netteté, de géométrisation et improviser une manière originale de représenter des idées générales, ou plutôt les aspects essentiels de l'organisation de la vie tribale, les visages divers de sa virilité. Le bambou 03.2.3 a lui aussi une base commune avec les précédents : il présente un pilou canaque. On y voit sur le premier registre la grande allée centrale couverte de tas de nourriture surmontés de poissons posés sur des feuilles. Les indigènes sont autour, quelquesuns achèvent la préparation de ces entassements de vivres. Les cases sont immenses, avec plusieurs entrées, ce qui fait songer aux îles Loyalty, mais rien n'est moins certain. Les flèches faîtières ont figure humaine. C'est la représentation de la tribu en liesse. La pêche miraculeuse si minutieusement gravée en fait partie intégrante, filet démesuré, grand nombre d'hommes, poissons très grossis, tout cela quoique très certainement antérieur de notre point de vue, à la fête elle-même, lui est si lié que le dessinateur les figure contigus à l'allée centrale. La tribu se tient tout près de la côte (56) et les barques canaques dispersées çà et là sur le bambou précisent l'étendue de la mer. Mais elle se trouve voisine aussi d'une route très fréquentée, où passent des colons à cheval, des familles à pied, route qui franchit un pont, qui aboutit à la mer et qu'empruntent tous ces indigènes à aigrette ou non qui viennent à la tribu. Proches de celle-ci s'élèvent quelques habitations de colons. Le dessinateur y a fait figurer des couples endimanchés, des familles en promenade. Enfin près de la côte se tient un aviso dans les voiles duquel les marins manœuvrent tandis que d'autres s'activent sur le pont. L'ancre est figurée à part, ainsi

que le gouvernail, sans lien avec le navire autre que la proximité, tout simplement pour indiquer que l'œil ne les voit pas mais que l'imagination, elle, les devine sous l'eau, avec leur masse et leur originalité. Tout cet ensemble apparaît si complexe qu'on n'a jamais fait grand cas de ce bambou cependant très riche sauf pour en isoler les excellentes et éloquentes scènes de pêche et de pilou, excellentes du point de vue occidental, s'entend. En réalité, la complexité de ces dessins s'éclaire dès que l'on ne s'occupe plus exclusivement des scènes gravées mais du caractère de celui qui les trace. A première vue, c'est un humoriste qui aime et recherche le détail amusant (les lunettes par exemple qu'il fait, par jeu, porter à tous les Blancs). Mais ce qui

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nous apparaît comme de l'amusement, provient de ce que cet artiste est uniquement dans la sensation. Il plonge dans la vie, dans l'action, observe, s'émerveille, admire, se passionne. Et son imagination avec une pâture aussi dense, aussi riche, aussi vivante, recrée cet univers que nous voyons sur le bambou et sur lequel s'appuie son dynamisme. Le pilou est là, il constitue le restaurateur de la force, de la confiance de la personne par l'abondance, la surabondance de nourriture. La masse et la hauteur des cases, l'alignement géométrique et rigoureux des arbres et des tas, la vie donnée aux flèches faîtières par le dessin d'un visage avec des ajouts extraordinaires, la profusion et l'énormité des poissons récoltés dans le filet, la venue de nombreux invités par mer et par terre : tout cela constitue autant de procédés inconscients pour exprimer l'exaltation, la joie des yeux, de l'estomac (actuelle ou imaginée par avance). Tout est animé, bruyant, vivant, grouillant, débordant de gaieté parce que tous ces qualificatifs le traduisent mieux que le dessin par lui-même. Ce dessinateur a une autre qualité : ce n'est pas un agressif, mais un enthousiaste. Pas un fusil ne figure ici quoique l'élément blanc apparaisse très largement ; mais il est montré sous sa forme pacifique de promenades familiales, ou active de marins au travail dans leur navire, de coloniaux à cheval sur la route tout nouvellement tracée. Cela ne provient pas uniquement de ce que ce graveur soit un observateur minutieux des détails des usages étrangers aux siens ; il y a de cela, bien sûr ; et il faut cela d'abord, c'est-à-dire tout le contraire de l'indifférence ; mais l'installation récente d'une civilisation de vainqueurs apporte, outre des gestes curieux (se donner le bras), des objets étranges (les lunettes, les boutons) et des coutumes étonnantes (les costumes), une technique tout à fait nouvelle et constructive (les routes, les navires), un regain d'activité auprès de la tribu. Qu'on songe à l'installation d'un camp américain ou d'une base aérienne auprès d'un village français. N'y aurait-il pas de la part des enfants et même des adultes de ce village le même enthousiasme, la même curiosité amusée et attentive que l'on observe ici ? Et ceci n'est pas dû seulement à la nouveauté, à l'étrangeté des coutumes et techniques importées. Cela provient de ce que, d'abord, ils apportent une distraction dans la monotonie journalière. Mais surtout, ils sont valorisés. Ils apparaissent aux yeux de ceux qui les regardent et les côtoient, comme possédant des éléments de bonheur, de richesse, de confort, de sécurité ou des moyens d'action supérieurs aux leurs en valeur et en efficience. Aussi les indigènes intègrent-ils les nouveaux venus, ce qu'ils en admirent et en désirent inconsciemment, à leur vie tribale ; cela donne à leur personnage une dimension supplémentaire ;

leur représentation voisine des scènes canaques, collée même à elles, intégrée dans leur mouvement n'a d'autre sens que de marquer ce fait. Le Canaque n'est plus le membre d'une tribu solitaire, monotone, mais celui d'une tribu dont les limites ont reculé jusqu'au village des colons et au navire des marins. Il s'octroie, par le truchement de leurs maisons, leurs costumes, leurs lunettes, leurs attitudes, leurs chevaux, leur route, leur schooner, leurs actions — ronde (51), course (24), etc. — un supplément de dynamisme. Ce bambou traduit, par tous ses caractères et les scènes reproduites, l'exubérance de vie, l'exaltation sensuelle délirante du graveur (des yeux, de l'estomac, du sexe : 2, 3), son enthousiasme et sa finesse d'observation (le navire, la pêche, l'ombre du cheval dans l'eau), son imagination qui transpose (la ronde : 51). Le second registre est fait du même besoin de représenter l'exaltation de vie et la débauche de mouvements d'un village de colons et du port occupé par les militaires français. On ne voit que peu de

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Canaques : l'un pagaie sur une pirogue, deux autres, ayant adopté un geste nouveau (se tenir par la main), regardent curieusement l'aviso et ses manœuvres. Mais, en revanche, les Français sont là, nombreux, animés, avec un luxe de détails qui rend l'ensemble presque humoristique. La maison du coion, paillote des premiers temps de l'occupation, a sa barrière (ou sa véranda) avec laquelle le graveur a eu quelques difficultés. Canards, canetons, oies picorent autour. Des marins se donnent le bras. Une famille se promène se tenant par la main, la mère en grande robe à taille étroite, le garçonnet avec son béret à pompon. Le dessinateur recrée et son imagination, son jugement hâtif et l'attention qu'il a portée au «curieux», à «l'étrange», le conduisent à graver des scènes ayant peu de rapport objectif avec le réel observé. C'est ce qui explique le foisonnement des lunettes, extravagant appareil pour lui, qu'il a découvert avec étonnement et replacé généreusement sur tous les visages dessinés, par engouement pour lui. Se donner le bras, se donner la main sont des gestes inconnus qu'il s'empresse de reproduire mais sans en comprendre la portée et le sens dans nos usages. Si la mère donne correctement la main à son enfant, il devient risible qu'un chef militaire la donne à un simple marin (4 et 9) et un Canaque à un autre (17) de même que deux colons se tiennent par le bras (2). C'est un observateur minutieux des costumes ; qu'on détaille ce chef «rondouillet» et l'on verra qu'il porte une veste croisée à double rangée de boutons. Il est d'ailleurs reproduit trois fois : l'énormité de sa rondeur a dû surprendre l'indigène ; elle devient le signe de l'importance hiérarchique du personnage ; l'artiste se plaît à le graver, se caressant la barbe, ou se tenant la tête, ou écartant les bras. Mais c'est un observateur des attitudes inhabituelles : ainsi ces deux marins à cheval sur la même monture, et ce marin courant à toute allure, jambe relevée ; et des détails qui l'ont surpris : l'oiseau qui fuit devant le cheval au galop. Le dernier registre, recouvert de dessins plus espacés, est d'une mauvaise matière, ligneuse, difficile à travailler et ceci explique cela. Mais il est étrange parce que inhabituel et même à peu près unique en son genre. Si on en considère l'image, on est abasourdi par cette pornographie absolument insolite sous le trait d'un Canaque qui n'a pas eu de contact étroit et prolongé avec le bagne ; et rien ici ne permet d'affirmer qu'il s'agit d'un graveur ayant vécu dans cette situation. En réalité, quand on les lit dans leur ensemble avec le haut, tous ces dessins prennent un sens différent. N'oublions pas qu'il s'agit d'un observateur passionné des usages et des coutumes des Blancs ; il les a valorisés à tel point qu'il en a couvert son bambou pour exprimer

sa joie, son exaltation et sa passion de vivre. Or, les mœurs sexuelles des occupants (marins, bagnards, etc.) ont dû faire l'objet de conversations nombreuses à voix basse, et où l'imagination a mêlé l'extraordinaire, l'insensé, l'exorbitant. La scène que nous voyons est donc la transposition de cette exagération monstrueuse. Avec quelques cadeaux de grande valeur : oies, pigeons, raies, fusils, des Blancs ont obtenu de Canaques deux de leurs femmes. Et le dessinateur développe avec une complaisance sensuelle et vulgaire, l'extravagance des sexes, des attitudes, des gestes, auprès d'une étrange bande de chevrons, figuration schématique de la brousse, ou mieux de la côte, de la plage. Il y met toute l'invraisemblance, la monstruosité, l'inhabituel que les quelques victimes féminines de ces jeux ont contribué, par leurs récits exagérés, à répandre parmi les populations des tribus indigènes. Le colon n'est pas encore installé, les villages français pas encore créés, la colonie ne connaît les Français que par leur installation militaire et leurs prestigieux voiliers de guerre. Aussi la réalité canaque s'estompe et disparaît presque, reléguée aux deux extrémités du bambou. Ce dernier est curieux, d'abord par son origine : il a été rapporté par le docteur Rochas ; ensuite parce qu'il ne comporte qu'un seul registre, ce qui ferait penser à une mutilation possible (un registre ou deux ont pu être coupés) ou à une fabrication sur commande. Il est totalement différent du bambou précédent quoique présentant le même sujet, parce que le graveur est totalement différent lui-même. C'est un habitant du bord de mer, et d'une tribu voisine de Balade ou de Canala (région où a exercé Rochas), seuls postes militaires établis sur la côte à cette époque à part Nouméa, mais où il ne restait pas de tribu indigène. De plus, ce n'est plus un sensualiste, mais un «homme» canaque à la manière ancienne, dont l'attention se porte avant tout sur les techniques marines et celles de guerre, qui constituent ses points d'intérêt. Il reste donc homme de sa tribu, l'homme des durées valorisées socialement : celles de l'achèvement solennel de la grande case de fête, ce qui sous-entend pilou, régénération de sa tribu, de lui-même et des alliances ; l'homme des durées valorisées personnellement parce qu'elles marquent ses désirs et sa passion en train de se satisfaire : c'est la chasse à la roussette, sport traditionnel, exaltant et nécessaire pour l'amélioration de la nourriture en goût et en richesse nutritive. Mais le côté marin du graveur prend vite le dessus. Le voici dans sa barque (10) sur une mer qui a totalement changé d'aspect, qui s'est animée de ces énormes voiliers qu'en connaisseur des choses de la mer, il a observés minutieusement dans leurs

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.6.12

moindres détails : voilures (4, 6, 8), pavillons de sémaphore (8), cordages, gouvernail (25), barre (8, 6), barques de sauvetage (8, 7, 25) oriflammes (25), vigie (25), soldats rendant les honneurs sur le pont, avec le fusil (25), drapeaux (6), nombre de mâts, grandeur du navire, etc. Dans tout Canaque, il y a un guerrier, admirateur des artà de la guerre et de tout l'appareil militaire. Le petit poste français avec ses sentinelles, ses faisceaux de fusils, la cage pleine de pigeons voyageurs, la construction d'où l'on répond par pavillons aux messages des bateaux sont, à cause de cela, fidèlement rapportés. Les vêtements (col à pointes, bicorne), les armes (sac de poudre et fusils, sabre) provoquent une admiration et une envie qui se retrouvent dans toutes les populations indigènes soumises militairement. Aussi figurent-ils avec minutie et fidélité sur ce bambou. Des phénomènes curieux comme ces oiseaux en cage (car le Canaque ne connaît pas encore l'élevage des volailles), ou étranges, comme la route (l'indigène n'a que des chemins de brousse et il y marche pieds nus) ont retenu son attention et viennent se joindre à l'ensemble représenté. Bref, il s'agit donc là des objets, êtres, techniques et attitudes qui, rejoignant les préoccupations traditionnelles du Canaque, ont retenu son attention et excité sa curiosité par leur nouveauté, leur efficience, leur étrangeté ou leur valorisation immédiate. L'intrication des scènes canaques et européennes, qui étonne et apparaît hermétique au premier abord, s'explique ainsi aisément. Le bambou est toujours un moyen pour le graveur, par le truchement du trait, de participer à des valeurs dynamisantes par excellence ; pour ce dernier, homme essentiellement conforme à la tradition canaque, ce sont donc les actions qui marquent la recréation de la puissance de la tribu par le pilou, puissance dont il se sent, lui aussi, inondé ; ou bien celles qui marquent la virilité, l'adresse, l'habileté, le coup d'œil du chasseur, activité et qualité hautement prônées. Ou bien l'artiste grave ces navires et voiliers majestueux, rapides et sûrs, nouveaux moyens de vaincre l'immensité et l'adversité d'une mer difficile à dompter, marques du génie humain qui forcent l'admiration et dont le dessin lui donne la possession et toute l'éclatante joie que ceux-ci peuvent procurer ; ou bien il représente avec minutie le poste militaire et la route qui y mène, les fusiliers marins, leurs fusils, leurs pigeons, leurs costumes dont il a une envie si sourde qu'elle est totalement inconsciente, donc informulable ; mais en les juxtaposant à sa vie tribale, par le fait de les avoir recréés de sa main, présentés à sa manière, il se fait l'allié de forces supérieures à lui. Le dessin canaque apparaît ainsi, par ses procédés, comme une magie d'appropriation de valeurs éminentes qui contribuent à donner

au graveur et à ceux qui regardent son dessin, un dynamisme, une assurance et une force renouvelés. Le bambou 03.6.1 est grand, surchargé de gravures et tout à fait unique par l'originalité du sujet présenté et la manière dont il est traité. Son auteur est un amoureux de la nature plus que de la société. Aussi sont