'Esse est movere': Regards croisés sur l'ontologie dynamique de Nicolas de Cues: Volume 71 (Philosophes Médiévaux) [1 ed.] 9042944331, 9789042944336

« Esse est movere ». Ce petit bout de phrase, en Docte Ignorance II, 10 n’a guère attiré jusqu’ici les commentateurs de

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French Pages 151 [157] Year 2021

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Titre
Table des Matières
Introduction
Dynamisme et volonté chez Nicolas de Cues
L’espace dynamique de Nicolas de Cues
Le dynamisme du langage chex Nicolas de Cues
Le mouvement comme substance dans le De Ludo Globi
La conception dynamique de l’homme dans le De Ludo Glor de Nicolas de Cues
Métaphysique dynamique et christologie chez Nicolas de Cues
La théorie aristotélicienne du mouvement dans “De Venatione Sapientiae” de Nicolas de Cues
Acte d’être et devenir dans la Docte Ignorance Et Les Conjectures
L’homme en tension
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'Esse est movere': Regards croisés sur l'ontologie dynamique de Nicolas de Cues: Volume 71 (Philosophes Médiévaux) [1 ed.]
 9042944331, 9789042944336

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PHILOSOPHES MÉDIÉVAUX TOME LXXI

ESSE EST MOVERE Regards croisés sur l’ontologie dynamique de Nicolas de Cues Sous la direction de Jean-Michel COUNET

LOUVAIN-LA-NEUVE

PEETERS 2021

ESSE EST MOVERE

PHILOSOPHES MÉDIÉVAUX TOME LXXI

ESSE EST MOVERE Regards croisés sur l’ontologie dynamique de Nicolas de Cues Sous la direction de Jean-Michel COUNET

ÉDITIONS DE L’INSTITUT SUPÉRIEUR DE PHILOSOPHIE LOUVAIN-LA-NEUVE

PEETERS

LEUVEN - PARIS - BRISTOL, CT

2021

A catalogue record for this book is available from the Library of Congress. No part of this book may be used or reproduced in any form, by print, photoprint, microfilm or any other means without written permission from the publisher. ISBN 978-90-429-4433-6 eISBN 978-90-429-4434-3 D/2021/0602/58 © 2021, Peeters, Bondgenotenlaan 153, B-3000 Leuven

TABLE DES MATIÈRES Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 Dynamisme et volonté chez Nicolas de Cues . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11 Isabelle Mandrella L’espace dynamique de Nicolas de Cues . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 23 Jean-Marie Nicolle Le dynamisme du langage chez Nicolas de Cues . . . . . . . . . . . . . . 37 Gianluca Cuozzo Le mouvement comme substance dans le De Ludo Globi . . . . . . . . 55 Hervé Pasqua La conception dynamique de l’homme dans le De Ludo Globi de Nicolas de Cues . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 69 Joao Maria André Métaphysique dynamique et christologie chez Nicolas de Cues . . . 93 Frédéric Vengeon La théorie aristotélicienne du mouvement dans «  De Venatione Sapientiae  » de Nicolas de Cues . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 107 Marc Bayard Acte d’être et devenir dans la Docte Ignorance et les conjectures . 127 Jean-Michel Counet L’homme en tension. Le dynamisme vivifiant de la pensée et l’impossible repos de celle-ci. Quand être, c’est toujours tendre vers . 137 Maude Corrieras

INTRODUCTION Le thème du Colloque dont nous présentons ici les Actes vient d’un passage assez peu étudié jusqu’ici, il faut en convenir, de la Docte Ignorance. Nicolas conclut ses spéculations sur la ternarité de l’univers (possibilité, acte, esprit ou mouvement) qui est l’écho dans le créé de la trinité qu’incarne le premier principe (Unité, Egalité, Connexion), par les considérations suivantes  : Aucun mouvement n’est absolu, car le mouvement absolu est le repos qui est Dieu et il complique tous les mouvements. De même, donc, que toute possibilité est dans la possibilité absolue, qui est Dieu éternel et que toute forme et tout acte se trouvent dans la Forme absolue qui est dans la vie divine Le Verbe du Père, le Fils, de même tout mouvement de connexion, toute proportion et toute harmonie, en unissant, se trouvent dans la connexion absolue de l’Esprit, afin que Dieu soit l’unique principe de toutes choses, en qui et par qui tout est dans une certaine unité de la Trinité. Toutes les choses sont semblablement contractées selon le plus ou le moins, entre le Maximum et le minimum absolu, en passant par différents degrés  : degrés de puissance, d’acte et de mouvement de connexion dans les intelligences où intelliger consiste à mouvoir  ; degrés de matière, de forme et de lien dans les choses corporelles où être consiste à mouvoir.1

L’être est donc à comprendre dynamiquement pour Nicolas de Cues. Toute entité, en tant qu’elle est, implique autour d’elle du mouvement, du passage à l’acte. Il n’y a pas d’être qui soit dépourvu de tout effet, de tout impact sur le réel, mais toute réalité influe sur son environnement et même sur l’univers tout entier qui l’englobe. Il est significatif également que Nicolas voit comme une manifestation éminente du dynamisme ontologique général le dynamisme de la pensée. Toute pensée se traduit en définitive en acte, en action (intelligere est movere), comme toute vie et cette énergétique de la pensée se retrouve, toutes proportions gardées, à tous les niveaux d’être, même les plus humbles. Nicolas de Cues se situerait donc dans la ligne de ces penseurs de l’être comme acte, parmi lesquels on pourrait compter Aristote, les stoïciens, Boèce, Thomas d’Aquin, Leibniz pour n’en citer que quelques uns. Le colloque avait pour ambition d’explorer les diverses modalités de cette conception dynamique de l’être dans l’œuvre du Cusain. Avant   La Docte Ignorance, II, 10, traduction PASQUA H., pp.  158-159.

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même la tenue de la rencontre, on pressentait déjà combien les conceptions cusaines du maximum, de la mens humana, de la destinée humaine, des nombres et des figures géométriques générées respectivement par l’unité et le point, la conception du mouvement dans le cosmos, viendraient contribuer de manière significative à cette thématique générale du dynamisme et, en retour, devraient être éclairées par elle. La véritable question était de savoir si ces diverses dimensions de la doctrine cusaine manifestaient bien une conception unifiée du dynamisme ontologique ou s’il fallait envisager diverses approches sans lien véritable les unes avec les autres. La question se posait également de savoir si ce dynamisme à l’œuvre au cœur de la Docte Ignorance se maintenait tout au long du développement chronologique de l’œuvre ou s’il ne caractérisait qu’une période de l’itinéraire intellectuel de Nicolas. Le colloque, sur ces deux questions, a donné des réponses dépourvues de toute ambiguïté  :il y a bien une continuité d’inspiration dynamique entre les différentes dimensions de la pensée et ce dynamisme est présent tant dans les œuvres de jeunesse que dans les œuvres tardives comme nous aurons l’occasion de le voir. De plus il appert que ce dynamisme est bien présent au niveau le plus fondamental de la pensée du Cusain  : au niveau de l’être et des transcendantaux et que c’est ainsi qu’il conditionne les approches dans les différentes ontologies régionales (cosmos, mathématiques, noétique, éthique, etc.) Isabelle Mandrella a centré son intervention sur la conception cusaine de la volonté. C’est en effet dans la volonté que le dynamisme de l’existence humaine se manifeste de la manière la plus éminente. De ce point de vue, Nicolas dénote par rapport à ses sources néoplatoniciennes où cette dimension volontaire de la vie humaine est peu soulignée. De toute évidence, l’influence biblique joue ici un rôle (l’homme est doté de liberté et de volonté, ce qui apparaît dans le récit du péché de nos premiers parents), de même que la conviction en milieu chrétien que Dieu a créé le monde volontairement et non en vertu d’une procession nécessaire à partir de sa propre essence. Au XIVe siècle, se développe une controverse dans les milieux universitaires sur la question de savoir si c’est l’intelligence ou la volonté qui est la faculté la plus parfaite de l’homme et qui a donc la prééminence sur toutes les autres. Même si Nicolas ne fait pas explicitement référence à cette controverse dans son œuvre, sa propre conception volontariste de l’existence humaine prend place dans un cadre de discussion où il était bien conscient des grandes options en présence.



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En ce qui concerne Dieu, Nicolas insiste sur la dimension volontaire de l’acte créateur. Comparant l’acte créateur à l’activité d’un souffleur de verre, Nicolas met en exergue la nécessité d’un souffle vivificateur et intelligent dans l’activité divine créatrice  : ce rôle de l’Esprit est, en vertu du rapprochement classique entre Esprit et l’amour, empreint de volonté. Dieu aurait pu créer un monde différent de celui dans lequel nous sommes. L’acte créateur est à la fois raisonné et contingent. Platon et Aristote sont critiqués pour avoir manqué cette dimension volontaire à l’œuvre dans la genèse du cosmos. Cela se répercute tout naturellement dans la conception de l’homme, image de Dieu. L’homme est libre et cette liberté présente divers aspects  : une liberté de créer du neuf (pensons au jeu de la boule où la capacité inventive de l’homme est le reflet de l’activité créatrice de Dieu), une liberté de choix (la capacité de choisir le bien et d’éviter le mal, entre autres) et la capacité de se perfectionner soi-même, de devenir toujours plus semblable à son principe, tel un miroir qui aurait l’aptitude à se purifier et à se conformer toujours davantage lui-même à son modèle (l’homme comme image vivante de Dieu). Tout ceci confère à l’homme un potentiel extraordinaire, où la volonté, sans être l’unique facteur dynamique explicatif de ce potentiel, en est cependant l’élément déterminant. João Maria André se centre sur le dynamisme inhérent à la vie humaine  ; l’être humain est processus et mouvement et ceci s’explique par une triple tension à l’œuvre dans l’être humain  : la tension entre le corps et l’esprit  ; la tension entre la finitude de l’existence humaine et sa quête de l’infini, et enfin la tension de la puissance et de la force vers leur actualisation. Selon Stallmach, c’est la doctrine cusaine de la mens et de son mouvement qui unifie ces différentes tensions à l’œuvre et donne à la vie humaine son dynamisme fondamental. André se penche plus particulièrement sur le De Ludo Globi, pour y découvrir comment s’y nouent d’une manière spécifique ces différentes tensions inhérentes à la nature humaine. Rien que le vocabulaire utilisé dans ce dialogue témoigne d’un intérêt pour le dynamisme, le mouvement, le procès de l’esprit  : on compte 30 occurrences du mot vis, 137 occurrences du terme motus, 84 occurrences du verbe movere et 75 occurrences du terme virtus  ! Le dynamisme de l’esprit se remarque tout d’abord dans sa capacité à inventer un jeu. La mens se révèle par là comme image de Dieu et de Dieu dans son activité proprement créatrice. L’esprit est par nature plein d’un foisonnement de possibles, de virtualités susceptibles de passer l’acte. Et cette activité créatrice est empreinte de sagesse  : le jeu imaginé s’assigne un but, il est par là l’œuvre libre d’une intelligence dotée de

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liberté. La boule visible, qui sera l’ingrédient essentiel du jeu est aussi la concrétisation d’une idée, d’une boule invisible saisie seulement par l’esprit. Enfin il y a le jet de la boule et le mouvement décrit par celle-ci  : la boule dotée de l’impetus du lancer et comme un corps doté de la vertu de l’âme  ; son mouvement parfaitement singulier – aucun lancer ne peut être identique – évoque la singularité de toute vie humaine, qui vise le centre de la spirale tout en restant toujours à distance de celui-ci. Vivre une vie humaine c’est s’élancer vers un but qui reste inaccessible  ; pour reprendre un vocabulaire courant au XXe siècle, vivre une vie humaine, c’est être jeté dans le monde et s’y mouvoir en se projetant vers un avenir. Si le but est comme tel inaccessible, il y a cependant une participation à la perfection du centre, source dynamique de la spirale infinie, dans laquelle chaque boule est appelée à évoluer. Chaque existence est à la fois complètement singulière et pourtant obéit à des traits communs. La spirale et les écarts des différents lancers peuvent également être vus comme symbolisant les différents degrés d’être  : les lancers les plus éloignés du centre correspondent aux objets matériels, ceux qui sont plus proches aux hommes et enfin les lancers qui s’approchent le plus du centre inaccessible aux intellects. Le jeu possède également une signification morale et religieuse  : l’homme, tout en visant le bien divin, s’en écarte nécessairement  ; cet écart met en cause la volonté. Le centre de la spirale, inaccessible à l’homme tout en polarisant d’un autre côté toutes les perspectives de lancer, peut être assimilé à l’itinéraire du Christ, que chaque destinée humaine approche et rate tout à la fois. Cet écart est en partie volontaire, mais chaque liberté humaine doit en outre composer avec la fortune, le hasard, qui peuvent l’empêcher de déployer pleinement toutes ses virtualités. Le jeu est en un sens le triomphe du présent, mais il laisse entrevoir des harmoniques eschatologiques qui lui confèrent toute une profondeur existentielle et donnent au dynamisme foncier de la vie humaine une saveur d’éternité. Jean-Marie Nicolle se penche sur la conception dynamique de l’espace chez Nicolas de Cues et sur ses sources. Nicolas a lu le traité où Oresme analyse les mouvements en termes de latitude et de longitude. Ces termes classiques pour décrire les mouvements tant qualitatifs que quantitatifs ont amené certains commentateurs à voir dans Oresme un précurseur de Descartes et de ses repères de coordonnées cartésiennes, mais c’est là aller trop vite en besogne. Disons qu’Oresme a mis au point un procédé graphique pour décrire différents types de mouvements, uniformes, et uniformément accélérés, etc. L’influence d’Oresme sur Nicolas se voit à



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travers la reprise de certains éléments de son vocabulaire  ; elle persiste jusque vers 1453-1454 et elle ne s’applique qu’à la transformation de figures  : on reste dans l’espace de la géométrie et pas dans l’espace physique réel où se situent les mouvements effectifs. Jean-Marie Nicolle examine ensuite si l’espace de Nicolas de Cues aurait quelque chose à voir avec celui des artistes de la perspective (Alberti, Piero della Francesca), mais là aussi force est de constater qu’il n’y pas de réelle convergence conceptuelle selon lui. Certes Nicolas connaît certainement les travaux d’Allberti, mais il n’en fait pas un véritable aliment de sa conception de l’espace. Nicolle explique fort justement que les rapprochements, assez fréquents de nos jours, entre les spéculations du De Visione Dei et les travaux des perspectivistes, sont sujets à caution. Finalement, l’espace dont il est question dans les ouvrages de mathématiques du cardinal allemand, a beaucoup plus à voir avec l’espace imaginaire où, selon Proclus, l’âme humaine projette les logoi des figures géométriques qu’elle porte en elle, mais qu’elle est incapable de connaître sans ce mouvement d’extériorisation. Même s’il n’y aucune certitude formelle que Nicolas ait eu accès au Commentaire du Premier livre des Eléments d’Euclide, la recherche penche massivement pour une influence effective à ce niveau. Des manuscrits de cette œuvre circulaient en Italie et il est peu probable que Nicolas n’en ait eu vent. L’espace dynamique où les figures géométriques se transforment les unes dans les autres, on songe en particulier aux spéculations cusaines sur les figures isopérimétriques, est donc un espace intérieur ressortissant au domaine du mental et dont le dynamisme est une manifestation de celui de la mens elle-même. Gianluca Cuozzo nous gratifie d’une belle méditation sur le dynamisme du langage chez Nicolas de Cues. Selon lui, Nicolas montre de la méfiance vis-à-vis de de la théorie rationnelle des noms. En effet, ils visent en un sens à définir, c’est-à-dire à spécifier les réalités auxquelles ils se rapportent et, en même temps, ils font signe vers l’identique, toutes choses étant en définitive des modes de l’unique absolu auquel conviennent tous les noms sans qu’aucun ne soit adéquat. «  Les noms disposent ainsi, autour de la forma formarum un éventail de diverses possibilités de désignation ni définitives ni exhaustives.  » S’inspirant de la philosophie du langage de Pareyson, Cuozzo décèle une tendance dans la conception cusaine du langage à spécifier, à désigner les choses dans leurs caractéristiques univoques et en même temps à révéler un surcroit, un supplément de signification où les choses communiquent entre elles et en définitive ne font qu’un avec l’absolu  ; chaque chose est ainsi comme entourée d’une aura, d’un nuage de significations latentes  ; en

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d’autres termes, dans les noms imposés à la chose et où se laisse découvrir chaque fois un aspect de son essence, resplendit en même temps l’unité ineffable du nom au-dessus de tous les noms et qui les fonde tous. Les noms accessibles à la raison humaine sont, d’une façon ou d’une autre, des synonymes, s’impliquant mutuellement dans une circularité où se laisse pressentir une donation plus originelle du sens. Cuozzo fait un rapprochement intéressant avec une représentation picturale de la Trinité dans une église de Brixen, un Deus trifrons œuvre d’un peintre qui connaissait de toute évidence la pensée de Nicolas de Cues  : on retrouve cet absolu, à la fois immobile et pleinement en mouvement du De Visione Dei, ce regard un et pourtant tourné de manière circulaire dans toutes les directions dont le correspondant, du côté du fini, est précisément un ensemble de réalités distinctes mais pourtant nimbées d’un même éclat qui les arrachent à leur isolement  ; Cuozzo fait aussi le lien avec le nuancé chez Léonard de Vinci, une technique de peinture où chaque objet est distinctement posé, mais sans que ses contours soient donnés en toute netteté  ; les contours de l’objet disparaissent sans que l’acte même d’objectivation soit par là remis en question. Les traits saillants des choses sont ainsi plongés dans une atmosphère indéterminée où ils semblent se résoudre en leurs qualités métaphysiques les plus propres ou, à l’inverse, de laquelle ils semblent émerger en un avènement frappé du sceau de l’éternelle jeunesse. Hervé Pasqua nous invite à nous tourner lui aussi vers le De Ludo Globi, texte où le Cusain considère que le mouvement a quelque chose de substantiel. Appartenir à un unique univers et s’y déplacer, c’est une seule et même chose pour les choses du monde  ; c’est par la connexion au Tout que se fonde le mouvement des choses  : il les unifie, les fait converger vers l’un. C’est ce qu’exprime clairement la métaphore du jeu  : chaque esprit est ainsi comparé à une boule lancée vers le point-pivot du réel tout entier. Le mouvement au sens le plus plénier, c’est la vie de l’esprit, une sortie de soi extatique orientée vers l’Un et ce mouvement ne saurait avoir de terme. Le mouvement est en quelque sorte le but lui-même. Ce nombre qui se meut lui-même et qui s’identifie à la vie de l’esprit, Nicolas l’associe à une métaphysique de la puissance, du pouvoir. Etre, c’est se posséder soi-même et par là influer sur les réalités environnantes en les entraînant dans son mouvement. L’immobilité n’a plus du tout le privilège qui était le sien chez un Aristote  ; l’impetus, la force vive leibnizienne occupent maintenant le devant de la scène. Nicolas pense la singularité de chaque être sous un



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mode dynamique  : chaque entité est une trajectoire, un mouvement spécifique vers l’un, qui, ne pouvant aboutir, est condamné à se déployer asymptotiquement. Pasqua examine les conséquences religieuses d’une telle conception  : d’une part elle peut conduire au Christ, grâce auquel une vraie participation à la vie de Dieu peut tout de même s’établir, mais elle peut aussi aboutir à une exaltation prométhéenne de la mens et à une naturalisation de la grâce où le rapport à Dieu est en définitive compromis. Nicolas est pour Pasqua résolument un moderne, dans la mesure où se laisserait déjà discerner chez lui à la fois les promesses et les impasses d’une anthropologie de la puissance. Frédéric Vengeon se situe dans une veine interprétative assez proche. Nicolas, dans le deuxième livre de la Docte Ignorance, dans la méditation du symbole de la toupie du De Possest et dans le De Ludo Globi. Selon lui, Nicolas plante le cadre d’une réelle valorisation ontologique du mouvement, aussi bien comme facteur constitutif de la vie de l’esprit que de composante essentielle du dynamisme des corps. Ses analyses cosmologiques en sont cependant restées à des généralités car il lui aura manqué les outils conceptuels dont disposeront Galilée et plus tard Newton pour aller plus loin dans la description et l’explication de la cinématique de l’univers. Le fondement premier de tout cela est une conception de l’absolu comme puissance, comme posse. «  Le principe est une réserve infinie de puissance dont l’univers est la manifestation. … L’Etre est un mouvement illimité d’actualisation.  » Bien entendu cette conception se reflète dans la pensée cusaine de la mens qui redouble, pour ainsi dire, en ellemême ce dynamisme universel. Mais le dynamisme mental se trouve soumis à une tension interne d’une telle ampleur qu’elle en menace la signification même  : cette tension interne prend diverses formes  : celle de la finitude des aptitudes de l’esprit et de l’infinité de son désir  ; celle de l’unité de son fonds et de la multiplicité indéfinie de ses objets d’étude et d’appétit. De ce point de vue Frédéric Vengeon suggère qu’il faut, dans le chef de la mens tout particulièrement, considérer le couple complication/ explication comme fonctionnant dans les deux axes simultanément  : d’une part l’un se manifeste dans le multiple en y déployant tout le registre de ses perfections internes  ; d’autre part, le multiple ne se conçoit que comme un ensemble d’entités convergeant à tout instant dans l’un, principe fondateur, en dehors duquel le multiple n’aurait tout simplement aucune existence. Ce flux et ce reflux au sein du réel sont parti­ culièrement importants pour rendre compte de la vie et du dynamisme de

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la mens. C’est parce qu’elle est toujours déjà reliée à l’un qu’elle le cherche explicitement dans toute la vitalité de son dynamisme. Mais en définitive, selon Vengeon, c’est dans la christologie cusaine que cette dialectique du fini et de l’infini, de l’un et du multiple trouve son aboutissement. Marc Bayard étudie le rapport de Nicolas de Cues à la doctrine aristotélicienne du mouvement. On sait les réticences explicites que nourrit le Cusain à l’égard de la philosophie aristotélicienne. Mais s’il y a un thème important où il reprend les analyses du Stagirite, c’est bien celui du mouvement. Marc Bayard montre très bien la grande fidélité du Cusain ­vis-à-vis de son grand prédécesseur. La problématique de l’ousia et celle du mouvement s’impliquent mutuellement  : seule une ousia peut être en mouvement et les ousiai du monde visible ne peuvent être qu’en ­mouvement (effectif ou simplement possible). Le Cusain, avec son concept de posse fieri, semble pourtant donner au fait du mouvement une assise métaphysique plus générale et plus fondamentale que celle de materia prima  ; le mouvement n’est pas à considérer seulement comme le fait pour une substance de se diriger vers son accomplissement ou d’engendrer une autre substance semblable à elle-même, il faut le considérer du point de vue du tout de l’univers dans lequel il joue un rôle fondamental. Jean-Michel Counet revisite, à la lumière des théories contemporaines de la complexité, la notion cusaine de spiritus, qui joue un grand rôle dans la Docte Ignorance, particulièrement au livre II, lorsqu’il est question du mouvement comme lien entre les différentes parties de l’univers. Dans le paradigme de la complexité, on ne considère plus des chaînes linéaires de causes et d’effets, mais les effets rétroagissent sur les causes, donnant lieu à des boucles récursives  ; c’est la cybernétique qui s’est intéressée la première à ces feedbacks positifs ou négatifs, qui jouent un grand rôle dans le mode de fonctionnement des machines autonomes, mais ce concept s’est étendu maintenant bien au-delà de son domaine d’application originel. Counet s’efforce de montrer que Nicolas de Cues avait déjà en tête des interactions réciproques entre les différentes parties de l’univers, mais aussi au sein de chaque être individuel entre la matière et la forme. Dieu lui-même est impliqué dans ce dynamisme, car l’Esprit-Saint est lui-même compris comme l’amour réciproque du Père et du Fils. Bref, à tous les niveaux de réalités, Nicolas conçoit le réel comme émergeant d’un dynamisme issu d’une interaction mutuelle de deux pôles différents. Il y a là de quoi ouvrir de nouvelles pistes pour approcher la coïncidence des opposés.



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Maude Corrieras nous donne une belle méditation sur le dynamisme de la connaissance chez l’être humain. Un peu comme chez Aristote, l’homme est animé d’une passion de connaître. C’est là le désir essentiel qui le caractérise, car la connaissance est vue par Nicolas, dans le sillage d’Albert le Grand, comme l’être même de l’homme. Maude Corrieras souligne, comme Joao Maria André, l’importance du thème de la vis cognitiva chez Nicolas de Cues pour caractériser l’esprit. Mais cette impulsion vers la connaissance traduit aussi la fondamentale finitude de l’être humain. Son esprit n’est pas créateur comme l’esprit divin, il ne peut que s’assimiler aux choses en les connaissant, mais pas les tirer du néant. L’homme est un second dieu, image vivante du premier, dans la mesure où il se dote d’un monde de représentations, en constante évolution, mais qui n’est que le reflet de ce cosmos dont Dieu est le centre métaphysique. C’est cependant en l’homme que le dynamisme interne du premier principe s’exprime avec le plus de vigueur et de lumière.

DYNAMISME ET VOLONTÉ CHEZ NICOLAS DE CUES Isabelle Mandrella (Ludwig-Maximilians-Universität, Munich) Le dynamisme représente sans doute un trait caractéristique de la pensée de Nicolas de Cues. Nicolas le thématise dans ses écrits sous différents aspects  : Le mouvement, la puissance, la possibilité, le processus, la vivacité – toujours la dimension motrice et dynamique est présente et joue même un rôle fondamental. Il n’est donc pas surprenant qu’on la retrouve dans pratiquement chaque contexte systématique que Nicolas traite, que ce soit la cosmologie, l’ontologie, l’épistémologie, les mathématiques, l’anthropologie ou finalement l’éthique. Mais d’où vient ce motif significatif, quelles en sont les sources, comment s’explique-t-il  ? Correspondant à la multitude des contextes et des perspectives de la pensée cuséenne plusieurs accès pour clarifier ces questions se proposent à nous. L’accès que je choisis ici – et j’admets qu’il s’agit de mon accès préféré  ! – est la volonté. Il ne s’agit bien sûr pas simplement d’un choix personnel et arbitraire, mais la liaison étroite entre le dynamisme et la volonté telle qu’elle nous apparaît dans la pensée de Nicolas s’impose fortement, non seulement par son côté systématique mais aussi d’un point de vue historique.1 1.  L’importance historico-systématique de la volonté Les raisons pour lesquelles il est non seulement permis mais même conseillé de voir dans la volonté une expression importante du dynamisme cusain – bien qu’il ne s’agisse pas nécessairement de la seule possibilité de traiter cette thématique – sont autant systématiques qu’historiques. Du côté systématique, la volonté implique le pouvoir, la puissance ou la possibilité de réaliser les choses telles qu’on les veut. En tant 1   Cf. MANDRELLA,  I., «  Liberté (Nicolas de Cues)  », in Encyclopédie des mystiques rhénans d’Eckhart à Nicolas de Cues et leur réception, VANNIER,  M.-A., EULER,  W.A., REINHARDT, K., et SCHWAETZER, H. (éds), Paris 2011, pp. 695-698; «  Volonté (Nicolas de Cues)  », dans: ibid., pp. 1266-1267. Parmi la littérature récente cf. ANDRE, J.M.,«  Relire Descartes à partir de Nicolas de Cues  », in Noesis 26-27 (2016), pp. 135-153.

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que condition de la liberté, la volonté représente le pouvoir de choisir, de changer et de faire bouger les choses – au contraire de toute détermination qui implique l’immobilité et le statisme. Le dynamisme en ce qui concerne l’être humain est donc fondamentalement lié à la volonté par laquelle il s’exprime de façon éminente. Outre ce point de vue systématique existe une perspective historique qui permet de donner, dans l’analyse du dynamisme cusain, une place particulière à la volonté. Cette perspective concerne le contexte néoplatonicien de Nicolas de Cues. À l’intérêt pour la volonté que Nicolas développe s’ajoute un aspect nouveau provenant de ses sources néoplatoniciennes dans lesquelles la volonté ne joue pas de rôle principal. Nous constatons ici un déplacement d’intérêt qui est un résultat significatif de la rencontre de la philosophie de l’Antiquité avec le Christianisme. Car c’est certainement sous l’influence chrétienne que la volonté, et par là le dynamisme, commencent à gagner en importance. C’est surtout dans deux moments, dus à des convictions chrétiennes, que se manifeste la priorité de la volonté  : premièrement, l’idée de la création qui n’est plus entendue comme l’émanation d’un premier principe ou comme l’œuvre d’un démiurge qui s’oriente vers les idées éternelles, mais en tant qu’un acte volontaire et libre de Dieu  ; deuxièmement, le fait de la chute originelle des premiers parents comme l’expression dramatique de leur liberté. Pour ce qui est de Nicolas de Cues, nous pouvons constater une influence encore plus concrète, à savoir les discussions académiques du XIVe siècle concernant le volontarisme et l’intellectualisme, c’est à-dire la question de la priorité de la volonté ou de l’intellect dans l’acte humain. Ces discussions ont en même temps un arrière-plan théologique qui concerne la compréhension de Dieu comme libre et doté d’une volonté toute-puissante. Nous savons qu’il est difficile de situer Nicolas dans son contexte philosophique contemporain et d’identifier les contacts qu’il avait dans l’espace académique. Y a-t-il donc une influence du volontarisme du Moyen-Âge tardif sur sa pensée  ? Nicolas ne s’y réfère pas. Mais sans doute ses accentuations peuvent-elles être lues dans un sens volontariste, ce qui permet la conclusion qu’il a été au moins informé des débats universitaires de son temps  ; comme d’ailleurs on peut constater certaines traces nominalistes dans sa pensée, par exemple dans son épistémologie ou dans son ontologie du singulier. Tout en sachant alors qu’une réponse précise concernant les rapports historiques entre Nicolas et les auteurs volontaristes sera difficile à donner, il faut admettre que Nicolas donne à la liberté une place extraordinaire et ne cesse pas de souligner le lien étroit entre le dynamisme et la volonté, soit divine, soit humaine.



DYNAMISME ET VOLONTÉ CHEZ NICOLAS DE CUES13

2.  La volonté divine La conception cusaine de la volonté divine porte des traits expressément volontaristes  : l’acte de la création fut une libre décision de Dieu, c’est-à-dire que Dieu a créé le monde tel qu’il le voulait, car il est capable de faire tout ce qu’il veut (omnia quaecumque voluit fecit  : Psaumes 113,11 et 134,6). Les conséquences sont évidentes, comme le dit Nicolas dans le De ludo globi  : «  C’est pourquoi le monde est très parfait, car il a été fait selon la plus libre volonté (voluntas liberrima) de Dieu qui est le meilleur.  »2

Déjà ici, le dynamisme est dominant. Car la perfection du monde que Nicolas mentionne n’est pas une perfection immobile d’un état final, comme le pense par exemple Leibniz. Nicolas retient que le monde est aussi parfait qu’il aurait pu être fait. Mais cela ne comporte ni limite ni obligation. Car Dieu n’a pas créé le monde en tant que parfait en faisant tout ce qu’il aurait pu faire. Il n’était pas obligé à cet acte et il aurait pu donc créer un autre monde plus parfait s’il l’avait voulu. Et ce monde-là, à nouveau, aurait été un monde aussi parfait qu’il aurait pu être fait. Pour Nicolas, la perfection de ce que Dieu veut est alors une perfection dynamique mesurée par le posse fieri, «  ce qui peut être fait  ». Mais tout ce que Dieu fait est aussi parfait qu’il peut l’être parce que le posse fieri lui-même est déjà à la disposition de la volonté divine. Il y a donc une différence entre le fieri posse, ce qui peut être fait, et le facere posse absolutum, ce que Dieu choisit de faire car il en est absolument capable.3 (Entre parenthèses  : ici également Nicolas rejoint des discussions contemporaines, concernant par exemple la distinction entre une potentia absoluta et ordinata en Dieu ou alors la métaphysique des possibilia.) Bref  : la volonté devient un moment indispensable pour expliquer la dynamique de la création, c’est-à-dire les possibilités et en même temps le choix du créateur. 2   De ludo globi I n. 19: «  Ex hoc videtur deum mundum ut voluit creasse; quare perfectus valde, quia secundum dei optimi liberrimam factus est voluntatem.  » 3   Ibid.  : «  Mundus enim non est sic perfecte creatus quod in eius creatione deus omne, quod potuit facere, fecerit, licet mundus factus sit ita perfectus, sicuti fieri potuit. Quare perfectiorem et rotundiorem mundum atque etiam imperfectiorem et minus rotundum potuit facere deus, licet factus sit ita perfectus, sicut esse potuit  ; hoc enim est factus, quod fieri potuit, et fieri posse ipsius factum est. Sed hoc fieri posse eius, quod factum est, non est ipsum facere posse absolutum omnipotentis dei. Licet in deo posse fieri et posse facere sint idem, non tamen fieri posse cuiuscumque est idem cum facere posse dei.  »

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Sous la forme d’une critique directe des philosophes de l’Antiquité, Nicolas n’arrête pas de répéter que Dieu, en tant qu’entité absolue ou bonté la plus haute, n’est pas le premier principe de tout être dans le sens d’un moteur immobile qui agit par nécessité. Chaque créature représente plutôt son intention, c’est-à-dire que chaque créature reçoit sa quiddité de par la volonté divine.4 En refusant les idées de créateur platoniciennes et aristotéliciennes qui négligent totalement la libre disposition de la volonté créatrice, Nicolas retient dans le De beryllo  : «  Pour toutes les œuvres de Dieu il n’y a pas de raisons  ; c’est-à-dire pourquoi le ciel est-il ciel, la terre terre et l’homme homme, pour cela il n’y a aucune raison sauf que celui qui les a créés, l’a voulu ainsi.  »5

Le reproche classique d’un Dieu omnipotent et arbitraire qui saute aux yeux en lisant ce passage, n’est pas valable pour Nicolas  : en tant que dernière raison d’être du créateur qui pour sa part est simple intellect, la volonté divine ne peut pas être irrationnelle, mais est plutôt toujours identique à l’intellect. Ainsi que la volonté représente la «  source de toutes raisons  », chaque créature provient de cette «  source de l’intellect  ». Nicolas compare cette identité de la volonté et de l’intellect à une loi qui «  ne représente rien d’autre que l’intellect du souverain qui nous apparaît comme sa volonté  ».6 Un passage significatif illustrant cette position se trouve dans le chapitre 13 du De mente, ou Nicolas se sert de la métaphore de Dieu en tant qu’artiste pour expliquer le processus de la création. L’exemple concret qu’il choisit ici est le souffleur de verre qui crée le verre en expulsant son souffle. Cet exemple qui fait bien sûr allusion à Gen 2, 7 où Dieu crée l’homme par son souffle, explique comment le souffle suit la volonté du souffleur de verre. C’est ainsi que «  vouloir  » et «  exercer  » coïncident en Dieu. En outre, le souffle contient en même temps le verbe, le concept et le pouvoir. Car il ne s’agit pas d’un souffle aveugle par lequel l’artiste essaye par hasard de créer un verre, mais d’un souffle qui poursuit une certaine intention, c’est-à-dire qui connaît  Cf. De beryllo cap. 32 n. 54.   De beryllo cap. 30 n. 51  : «  Et ita dico cum sapiente quod omnium operum dei nulla est ratio, scilicet cur caelum caelum et terra terra et homo homo, nulla est ratio nisi quia sic voluit qui fecit.  » Pour la critique de Platon et d’Aristote cf. cap. 24 n. 37-38. 6   De beryllo cap. 30 n. 51  : «  Sed dum attente consideratur omnem creaturam nullam habere essendi rationem aliunde, nisi quia sic creata est, quodque voluntas creatoris sit ultima essendi ratio sitque ipse deus creator simplex intellectus, qui per se creat, ita quod voluntas non sit nisi intellectus seu ratio, immo fons rationum, tunc clare videt quomodo id, quod voluntate factum est, ex fonte prodiit rationis, sicut lex imperialis non est nisi ratio imperantis, quae nobis voluntas apparet.  » 4 5



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déjà ce qu’il veut faire.7 D’un côté il n’y a donc pas de raisons de séparer absolument la volonté et le savoir, mais de l’autre côté Nicolas refuse de réduire ces deux éléments en ne parlant par exemple que de la sagesse. Ce qui donne à la volonté son indispensabilité est sa liaison étroite avec le mouvement, sa capacité de mouvoir – ainsi que le souffle (soit du vent, soit du souffleur de verre) meut les choses. Sans ce mouvement rien ne pourrait devenir  : «  Cet art possède avec nécessité, dans son essence, l’omnipotence pour que rien ne puisse lui résister, la sagesse pour qu’il sache ce qu’il doit faire, et le lien (nexus) de l’omnipotence avec la sagesse pour que devienne ce qu’il veut. Ce lien qui contient la sagesse et l’omnipotence en soi, est l’esprit, quasiment la volonté ou le désir. Car aucune volonté et aucun désir ne s’adressent à quelque chose qui est impossible ou totalement inconnu. C’est ainsi que la volonté la plus parfaite contient en soi la sagesse et l’omnipotence et on la nomme souffle par une certaine similitude  ; parce que le mouvement n’existe pas sans souffle, nous appelons donc souffle ce qui produit le mouvement, soit par le vent ou par autre chose. Mais c’est par le mouvement que tous les artistes produisent ce qu’ils veulent.  »8

Dans ce qui suit, Nicolas unit de façon typique son analyse philosophique avec la théologie trinitaire et met la triplicité d’omnipotence, de sagesse et de volonté en relation avec la trinité divine en se servant de l’attribution classique de la volonté, respectivement du souffle à l’Esprit Saint. Il montre ainsi que déjà la compréhension d’un Dieu un et trine implique une dynamique qui s’exprime par les relations que les personnes divines Père, Fils et Saint-Esprit ont les unes avec les autres. Comme dans presque chaque cas où Nicolas parle de ce contexte, il finit également ici par une critique des positions de Platon et d’Aristote qui ne reconnaissaient ni lien, ni esprit et ni volonté en Dieu et n’étaient donc pas capables d’expliquer suffisamment la création et encore bien moins d’avoir une compréhension adéquate de Dieu.9

 Cf. De mente cap. 13 n. 146.   Ibid. n. 147  : «  Haec ars habet in sua essentia necessario omnipotentiam, ut ei nihil resistere possit, sapientiam, ut sciat quid agat, et nexum omnipotentiae cum sapientia, ut quid velit fiat. Nexus ille in se habens sapientiam et omnipotentiam spiritus est quasi voluntas seu desiderium. Impossibilium enim et penitus ignotum non est voluntas seu desiderium. Sic in perfectissima voluntate inest sapientia et omnipotentia et a similitudine quadam spiritus dicitur, eo quia motus sine spiritu non est, adeo quod et id, quod in vento motionem facit et in omnibus aliis, spiritum appellemus. Per motum autem omnes artifices efficiunt quod volunt.  » 9  Cf. ibid. 7 8

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I. MANDRELLA

La volontarisation ou dynamisation de Dieu que nous rencontrons chez Nicolas de Cues est d’une importance éminente.10 D’une part, elle souligne la position extraordinaire de la liberté (et en général du dynamisme) dans la pensée cusaine, d’autre part, elle représente une correction importante de la conception néoplatonicienne qui comprend l’absolu dans le sens d’un principe inconditionné, dénué de toute personnalité et réduit en tant que tel à une pure condition de notre pensée. Une telle conception n’a plus de raisons de penser Dieu comme un être transcendant personnel, doué de liberté, d’amour et même de grâce  ; un Dieu qui se soustrait à toute nécessité et disponibilité. C’est sans doute une caractéristique inhérente à la philosophie de Nicolas de Cues que de tenir à une telle conception dynamique de Dieu. Elle a des conséquences considérables pour l’être humain qui pour sa part est doté d’une volonté libre sur la base de laquelle son orientation vers Dieu ne se passe plus sous forme d’un désir naturel pour une sagesse absolue et éternelle, mais en raison d’une décision volontaire qui résulte de son amour pour Dieu, choisi en toute liberté.11 La liberté de la volonté de Dieu va donc toujours de pair avec la liberté de la volonté humaine. 3.  La volonté humaine Pour Nicolas de Cues, la volonté humaine est caractérisée par trois moments qui, chacun, témoignent du dynamisme  : elle est premièrement un pouvoir de décision, c’est-à-dire un libre arbitre capable de choisir entre des possibilités alternatives  ; deuxièmement elle ressemble, dans sa structure dynamique, à la volonté divine et représente donc son image  ; et troisièmement elle sert à la détermination de soi-même en tant qu’elle procure à l’être humain la possibilité de se transformer et de s’améliorer. La volonté de l’homme s’exprime dans sa capacité de choisir entre plusieurs alternatives et de se décider pour l’une d’entre elles. Déjà en cela, elle ressemble à la volonté divine. C’est par ce mouvement que s’ouvre pour l’être humain un propre «  règne noble  » hors de toute détermination. Ce règne, dans lequel il est souverain et juge, lui est propre en tant qu’homme.12 La liberté qui en résulte marque donc la différence 10  Cf. MANDRELLA,  I., «  Koinzidenz der Gegensätze und Voluntarisierung Gottes: Cusanus und Aristoteles  » in Recherches de théologie et philosophie médiévales 83 (2016), pp. 95-131. 11   MANDRELLA, I., «  Amor liber est.  » Liebe und Freiheit bei Nicolaus Cusanus (Trierer Cusanus Lecture 20), Trier 2016. 12  Cf. De ludo globi I n. 58.



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entre l’être humain et l’animal. Bien que l’animal semble réfléchir et décider, par exemple «  en bâtissant son nid ou en chassant  », il suit cependant nécessairement, par ses instincts, une «  loi interne de la nature  » qui oblige chaque exemplaire d’une espèce à suivre le même mouvement.13 Par contre, l’être humain libre se distingue par sa capacité de pouvoir prendre des décisions singulières et individuelles  ; un phénomène que Nicolas avance comme preuve de la créativité de l’homme qui s’exprime dans le fait que celui-ci est capable d’inventer quelque chose de nouveau, par exemple un nouveau jeu (dans ce cas-là le ludus globi)  : Car en inventant ce jeu je réfléchissais, je considérais et je décidais ce qu’une autre personne n’inventait, ne réfléchissait et ne décidait pas – car chaque homme est libre de réfléchir sur ce qu’il veut et donc de décider conformément. C’est pourquoi chacun n’invente pas la même chose, car chacun possède son propre esprit libre.14

De façon comparable l’esprit humain limite et mesure par sa pensée toute chose comme il le veut (sicut vult)  : Il la limite tout d’abord en soi et ainsi il est la limite de toutes ses actions. Tout ce qu’il fait ne le limite pas dans sa possibilité de faire encore plus. Il est à sa façon limite sans limite.15

Ce dynamisme de choisir et de décider a bien sûr également des conséquences éthiques car nous sommes capables, grâce à notre volonté, de choisir le bon et d’éviter le mal (ce qui implique évidemment également la liberté de pouvoir pécher16)  : Chaque homme a la décision libre de vouloir ou de ne pas vouloir. Il connaît la vertu et le vice, ce qui est honnête et ce qui est malhonnête, ce qui est juste et ce qui est injuste, ce qui est méritoire et ce qui est blâmable, ce qui est honorable et ce qui est honteux, et il sait qu’il faut choisir ce qui est bien et mépriser ce qui est mal.17  Cf. De ludo globi I n. 34-35.   De ludo globi I n. 34  : «  Nam cum ego hunc ludum invenirem, cogitavi, consideravi et determinavi, quae alius nec cogitavit, nec consideravit, nec determinavit, quia quisque hominum liber est cogitare quaecumque voluerit, similiter considerare atque determinare. Quare non omnes idem cogitant, quando quisque habet liberum proprium spiritum.  » 15   De venatione sapientiae cap. 27 n. 82  : «  Et quidquid facere proponit, intra se prius determinat et est omnium operum suorum terminus. Neque cuncta quae facit ipsam terminant, quin plura facere possit, et est suo modo interminus terminus.  » 16  Cf. Sermo CLXXXVII n. 10. 17   De ludo globi I n. 58  : «  Quisque enim homo liberum habet arbitrium velle scilicet et nolle, cognoscens virtutem et vitium, quid honestum, quid inhonestum, quid iustum et quid inustum, quid laudabile, quid vituperabile, quid gloriosum, quid scandalosum et quod bonum elegi debeat et malum sperni [...].  » Cf. aussi De venatione sapientiae cap. 20 n. 58. 13 14

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I. MANDRELLA

Pour éviter toute idée de normes à suivre nécessairement, Nicolas utilise une de ses métaphores préférées, à savoir celle de la vivacité. Dans le contexte moral l’être humain est confronté, par sa raison naturelle, à une loi vivante par laquelle il connaît le bien et le mal et à laquelle il doit correspondre en obéissance vivante.18 À cette description de la volonté en tant que libre arbitre s’ajoute deuxièmement le fondement métaphysique de toute anthropologie de Nicolas de Cues  : l’homme est l’image de Dieu et cela veut dire qu’il ressemble à Dieu, non seulement par rapport à son intellect mais aussi en ce qui concerne sa liberté de volonté. La similitude entre l’homme et Dieu implique tout d’abord que l’homme est libre car Dieu l’a créé comme être libre – du point de vue théologique la liberté de l’homme est donc une liberté donnée dans l’acte de la création.19 Il faut cependant également tenir compte du fait que cet acte de création est lui-même une libre décision de Dieu, comme nous l’avons déjà dit. Cette manifestation du libre vouloir divin a une parallèle structurelle dans l’image de Dieu, à savoir l’homme  : la nature intellectuelle est créée libre et noble «  selon la liberté de l’intellect divin  ».20 Ainsi que Dieu a la puissance de créer les choses comme il les veut, de même l’être humain, image de cette puissance absolue, «  est également libre dans ses activités  »21  ; il possède un pouvoir dynamique similaire que Nicolas exprime dans la métaphore adéquate de l’image vivante  : Le pouvoir que j’ai reçu de toi et par lequel je possède une image vivante du pouvoir de ta toute-puissance, est la volonté libre.  »22

Dans le Sermon CCLI, Nicolas reprend le dictum classique de Jean Damascène  : la liberté de la volonté à cause de laquelle l’être humain est

18  Cf. Sermo CCLXXIX n. 6  ; MANDRELLA,  I. «  Die Konzeption des lebendigen Gesetzes (lex viva) bei Nicolaus Cusanus  » in Das Gesetz – The Law – La Loi, SPEER, A. und GULTENTOPS, G. (hrg.), (Miscellanea Mediaevalia 38), Berlin/Boston 2014, pp. 650660. 19   Cf. SCHWAETZER, H., «  „Sei du das, was du willst!“ Die christozentrische Anthropologie der Freiheit in Sermo CCXXXIX des Nikolaus von Kues  », in Trierer theologische Zeitschrift 110 (2001), pp. 319-332. 20   Sermo CCLXXIX n. 5  : «  Nam rationalis spiritus liber est et nobilis secundum libertatem divinae rationis creatus.  » 21   Cribratio Alkorani II n. 90  : «  Illud autem principium, cum non necessitaretur ab alio, quia principium, ante quod non est aliud principium, liberum fuit et est creare et non creare, quemadmodum intellectualis natura libera est in suis operationibus.  » 22   De visione Dei cap. 4 n. 11  : «  Et haec vis, quam a te habeo, in qua virtutis omnipotentiae tuae vivam imaginem teneo, est libera voluntas...  »



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le principe de ses actions et le maître de ses œuvres, lui convient car il a été créé à l’image de Dieu. «  Et à celui qui considère cela attentivement se manifeste que la première cause en tant que cause place sa similitude dans l’esprit afin que celui-ci soit image vivante ou bien cause causée  ; et il n’est pas possible d’exprimer alors la dignité de l’esprit.  »23

C’est en tant que causata causa que convient à l’image vivante la puissance de la volonté semblable à Dieu, dans laquelle se fonde sa dignité  ; puissance qui lui permet de devenir, en liberté et en intellectualité, la cause d’autre chose. Nicolas transfère donc l’originalité ­dynamique de la première cause qu’il avait profilée contre ses sources néoplatoniciennes à une originalité humaine qui se manifeste dans les actes de la volonté libre. C’est ici que nous trouvons les raisons profondes du concept de la viva imago qui accentue le dynamisme en opposition avec l’idée d’une image qui, au premier coup d’œil, semble être plus parfaite, mais est en vérité – par manque de puissance (potentia) – une image morte. Dans ce fameux chapitre 13 du De mente, Nicolas transfère le dynamisme divin que nous avons déjà analysé et résume toute son anthropologie dynamique. Les motifs du pouvoir et du mouvement y sont dominants  : L’image vivante a le pouvoir (potentia) de s’assimiler à son origine, elle est incitée au mouvement (ad motum incitata), elle a une puissance concréée (vis concreata), elle possède une volonté.24 Cette caractérisation culmine dans une description de l’homme dans le Sermon CLXVIII de 1454 qui anticipe la célèbre formule de l’être humain comme «  second Dieu  » (secundus Deus) dans le De beryllo25  : En possèdant une volonté libre, la nature intellectuelle ressemble plus à son créateur et est quasiment un autre dieu (alius Deus).26

C’est également dans ce sermon que nous trouvons de façon comprimée le troisième trait caractéristique de la volonté humaine dans lequel le dynamisme se manifeste le plus fortement  : à cause de sa volonté

23   Sermo CCLI n. 15  : «  Et videtur attente consideranti quod prima causa ut causa posuit suam similitudinem in ipsa, ut sit viva imago sive causata causa  ; nec est possibile dignitatem eius exprimi.  » Cf. aussi Sermo CCXLVIII n. 18. 24  Cf. De mente cap. 13 n. 149. 25  Cf. De beryllo cap. 6 n. 7. 26   Sermo CLXVIII n. 8: «  Creavit autem Deus naturam […] intellectualem, quae in hoc, quod habet liberum arbitrium, est creatori similior et est quasi alius deus.  »

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l’homme est capable de se déterminer soi-même, de se transformer et de s’améliorer. «  Car aucune autre nature n’est capable de devenir meilleure par elle-même, mais elle est ce qu’elle est en étant soumise à la nécessité qui la détermine ainsi. La nature intellectuelle seule porte en elle les principes par lesquels elle peut devenir meilleure, et ainsi elle ressemble plus à Dieu et elle est plus capable de lui.  »27

Alors que les autres créatures sont soumises à la loi naturelle de la nécessité – nous en avons déjà parlé – l’être humain seul, en tant qu’être intellectuel et libre, a la possibilité d’organiser sa vie selon sa propre volonté. Grâce à elle en effet, l’homme possède la capacité «  de se mouvoir lui-même  » (movere seipsum) sans être nécessairement déterminé par la nature. Ceci lui ouvre par contre la possibilité de déterminer, de sa part, la nature et même la sienne, c’est-à-dire ses instincts naturels, jusqu’au cas extrême du suicide où il abroge l’instinct le plus élémentaire, l’instinct de conservation.28 Nicolas de Cues exprime le potentiel extraordinaire qui convient à l’être humain en analogie avec la puissance divine par la métaphore du vivant qu’il ne limite pas seulement à la viva imago. Il connaît d’innombrables autres concepts similaires dont le fond commun est toujours le même  : ils signifient tous la capacité de se mouvoir, de changer, de devenir meilleur, de se déterminer soi-même. Nous trouvons à côté de l’image vivante (déjà mentionnée plusieurs fois) le miroir vivant, la pointe de diamant vivante, l’argent vivant, la balance vivante, la harpe vivante, la cithare vivante, la mesure vivante, le nombre vivant, etc. Ce ne sont que quelques exemples  !29 Pour décrire ce qui caractérise une image vivante, Nicolas ne se limite pas exclusivement à la volonté mais parle aussi souvent de l’esprit (mens) ou de l’intellect en général. Nous connaissons d’autres contextes dans lesquels Nicolas n’est pas non plus très précis dans sa terminologie. Mais cela n’empêche pas de présupposer dans la volonté le pouvoir fondamental qui est, vu de plus près, responsable du dynamisme que nous cherchons à approfondir ici. 27   Ibid.  : «  Nulla natura alia potest fieri melior ex se, sed est id quod est sub necessitate, quae ipsam sic tenet. Sola intellectualis natura habet in se principia, per quae potest fieri melior, et ita Deo similior et capacior.  » 28  Cf. De ludo globi I n. 36. 29   Dans l’ordre chronologique  : De filiatione Dei cap. 3 n. 65-68  ; De mente cap. 5 n.  85  ; De ludo globi II n.  119  ; Sermo CCXLVIII n. 6  ; De venatione sapientiae cap. 20 n.  56  ; Sermo CLXXVIII n. 8  ; De mente cap. 9 n. 123  ; De mente cap. 15 n. 157.



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Cependant la possibilité de l’homme de mener sa vie telle qu’il le veut n’est pas quelque chose d’arbitraire, suivi d’une conception de soi-même totalement illimitée. Car le but dont l’être humain, nature intellectuelle et libre, doit s’approcher de manière dynamique, n’est absolument pas arbitraire – mais d’autre part pas non plus tellement fixé et déterminé au point que l’idée d’une conception libre de lui-même devienne tout à fait superflue. Pour Nicolas, «  devenir ce que je veux  » veut toujours dire «  devenir ce que je suis véritablement  ». C’est ici que se révèle à nous le deuxième sens important de la métaphore de l’image vivante  : ce qui est vivant est non seulement capable de se mouvoir et de s’améliorer, mais aussi de se refléter sur soi-même et ainsi de se connaître soi-même. (Une image vivante se peint ellemême, une cithare vivante se joue elle-même, un nombre vivant se compte lui-même, etc.) La vivacité permet alors de se reconnaître ce qui implique que je reconnais que mes capacités et possibilités n’arrivent jamais à un point final, mais sont toujours augmentables. Nicolas décrit cette connaissance comme l’expérience de l’image qui prend conscience du fait qu’elle n’est pas parfaite et donc pas identique à l’origine dont elle est l’image. La connaissance de soi en tant qu’image fait naître le désir de s’assimiler de plus en plus à son origine. Voici le motif qui met la structure dynamique en marche. Le dynamisme apparaît également dans le fait que cette assimilation, que la tradition néoplatonicienne appelait «  déification  » (deificatio, theosis, homoiosis theo), n’arrive jamais à sa fin.30 Nicolas a ainsi l’intention de souligner que se rendre conforme à Dieu est un processus permanent. Il s’agit donc moins d’une unité achevée avec l’origine divine – l’homme peut espérer une telle unité tout au plus après sa mort – mais du processus comme tel, c’est-à-dire de l’activité volontaire qui se comprend elle-même en tant que réalisation humaine de la volonté libre et créatrice de Dieu. En ce sens la conception de soi-même de l’être humain reste toujours un devoir à réaliser pour lequel il n’y a pas d’automatisme, mais pour lequel l’homme doit individuellement se décider chaque fois de nouveau.

30   Cf. MANDRELLA, I., Viva imago. Die praktische Philosophie des Nicolaus Cusanus (Buchreihe der Cusanus-Gesellschaft 19), Münster 2012, pp. 211-230.

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4. Conclusion La volonté, soit divine, soit humaine, est incompréhensible sans le dynamisme qui est significatif pour la pensée de Nicolas de Cues. Cela permet en conséquence la conclusion que le dernier ne peut être compris sans la première  : la volonté est non seulement l’expression la plus forte d’un dynamisme qui concerne un être humain libre auquel il revient de mesurer et de compter, d’inventer le nouveau, de produire les sujets mathématiques, de créer les concepts, la culture et la technique, de suivre la raison et les vertus, de se transformer en son soi originel etc. En rapport à Dieu, l’analyse de la volonté a également des conséquences pour une ontologie qui se consacre à la question de savoir pourquoi la réalité est telle qu’elle est. Ce qui donne aux analyses cusaines leur propre signification et importance, est la persévérance avec laquelle Nicolas tient à l’idée que les puissances des volontés divine et humaine sont similaires et partagent la même structure dynamique. Ce Leitmotiv est si fort qu’il en résulte un optimisme invincible qui domine le discours et qui explique peut-être pourquoi Nicolas n’a pas vu, ou n’a pas voulu voir, le danger de l’abus qui est sans doute toujours présent dans toute dynamique, à savoir le risque de se perdre dans l’illimité. Cette lacune n’est sûrement pas due à sa naïveté  ; souvenons-nous que nous connaissons Nicolas non seulement comme penseur spéculatif, mais aussi comme réformateur sévère et rigide qui, dans les affaires pratiques, savait très bien mettre une fin définitive à trop de liberté dynamique. Sans doute l’argument principal en faveur d’un tel comportement est-il l’existence indispensable d’une raison pour laquelle la volonté prend une décision et non une autre. Cela nous rappelle que le dynamisme cusain n’est pas complètement libre de toute normativité. Mais il ne s’agit pas d’une normativité qui provient de l’extérieur sous la forme d’une nécessité naturelle  ; la volonté possède plutôt sa propre puissance de se déterminer et donc de se limiter ellemême. Cette capacité ne signifie ni l’empêchement ni l’abus du dynamisme, mais elle en est l’héritage et la plus profonde expression.

L’ESPACE DYNAMIQUE DE NICOLAS DE CUES Jean-Marie Nicolle (Université de Rouen) Introduction  : Les conditions du mouvement La formule de la Docte Ignorance «  esse est movere  » est une formule concernant les corps. Dans son De staticis experimentis1, le Cusain montre comment mesurer le mouvement apparent des corps célestes grâce à une clepsydre. Mais il existe d’autres objets en mouvement, mouvement des sentiments, de l’intelligence, de Dieu  ; il faut donc en préciser les conditions. Pour qu’il y ait mouvement, on doit d’abord disposer d’un lieu dans l’espace. Le Cusain hérite de la théorie antique de l’espace, celle de l’espace absolu. Selon Aristote, on apprend l’existence de l’espace grâce à l’expérience du remplacement  : «  Là où maintenant il y a de l’eau, là même, quand elle en part comme d’un vase, voici de l’air qui s’y trouve et, à tel moment, une autre espèce de corps occupe le même lieu.  »2 Cette observation très simple montre que deux corps comme l’eau et l’air ne peuvent se trouver en même temps au même endroit. Il faut que l’un se déplace pour que l’autre le remplace. Or, pour que le remplacement puisse se produire, il faut qu’il y ait un réceptacle que l’on appellera lieu ou étendue. Cependant, le mouvement ne se réduit pas au déplacement. Un exemple célèbre chez les Anciens, que l’on trouve chez Platon est l’exemple de la toupie3 en mouvement de rotation que Nicolas de Cues reprend dans son De possest (§ 18) pour illustrer la coïncidence du mouvement et du repos. Nous appellerons «  espace dynamique  » ce lieu des corps qui permet leurs mouvements. Pour cerner cette notion chez Nicolas de Cues, je me propose de la comparer à deux théories contemporaines  : celle des physiciens médiévaux (en particulier celle de Nicole Oresme) et celle des artistes géomètres qu’il a pu connaître, à savoir Alberti et Piero della Francesca.   Idiota de staticis experimentis, pp. 185-186.  ARISTOTE, Physique, IV, 1, 2o8 b, trad. CARTERON, éd. Les Belles Lettres, 1966, p. 123. 3  PLATON, La République, IV, 436D-E. 1 2

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J.-M. NICOLLE

1.  La latitude Quel est cet espace dynamique de Nicolas de Cues  ? Est-ce l’espace physique, celui des voyages sur terre et sur mer que le Cusain a si souvent expérimenté  ? Pour qu’il y ait mouvement, il faut de la place, ce que l’on appelle la latitude (latitudo). Une toupie ne pourrait pas tourner si elle était enserrée par un autre corps (comme une boite, par exemple). La latitude désigne une extension plus ou moins large, donc la liberté d’action qui en résulte. La latitude est l’espace qui permet le mouvement.

a.  Les travaux de physique de Nicole Oresme Au XIVème siècle, N. Oresme a composé vers 1350, un traité intitulé Tractatus de Configurationibus qualitatum et motuum (Traité des configurations des qualités et des mouvements), dans le but de représenter des variations de qualités par des segments de droite, la difficulté principale étant de passer du qualitatif au quantitatif. Par exemple, comment représenter une augmentation de chaleur  ? Déjà les Mertoniens utilisaient des segments de droites élevés perpendiculairement au sujet mesuré. Oresme entend par latitudo la variabilité des qualités en opposition à la perfection des substances. La latitude devient une notion qui exprime la quantité d’une variation (augmentation ou diminution), dans un temps donné. L’intérêt majeur de ce traité concerne l’application de la latitude à l’étude du mouvement. Nicole Oresme inaugure la cinématique. Il affine la description de la vitesse d’un mouvement non-uniforme (on dit alors «  difforme  »). Il représente une latitude par une droite élevée perpendiculairement sur la base du temps (longitudo) et, en reliant la ligne des sommets (linea summitatis), il obtient des configurations, des figures géométriques



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représentant dans l’espace, par exemple, la variation d’une vitesse entre deux instants. Il obtient cinq configurations.

a. un rectangle pour une vitesse sans variation (un mouvement uniforme). b. un triangle rectangle pour une vitesse à variation uniforme (un mouvement uniformément difforme) à partir d’une intensité nulle. c. un trapèze pour une variation uniforme commençant à un certain degré d’intensité. d. une figure curviligne convexe pour une vitesse uniformément difforme décroissante. e. une figure curviligne concave pour une vitesse uniformément difforme croissante.

Ce système des configurations est une première tentative intéressante pour géométriser la mécanique. Oresme donne même une preuve géométrique pour le mouvement uniformément accéléré, preuve qui sera reprise presque mot pour mot par Galilée4, pour sa loi de la chute des corps. Son idée a une extension très large  : il n’applique pas seulement ses configurations au mouvement, mais aussi à la chaleur, aux sons, aux accidents de l’âme (joie, peine...). On a grandement surestimé cette invention en disant que Nicole Oresme a été le précurseur des coordonnées cartésiennes pour la représentation graphique de phénomènes quantitatifs. En réalité, les concepts impliqués dans les configurations sont enracinés dans les discussions médiévales et n’offrent que très peu de points communs avec la géométrie moderne, alors que Descartes invente une méthode qui, au départ, a une finalité strictement géométrique. Les configurations peuvent évoquer le système des coordonnées cartésiennes, avec ses deux axes orthogonaux, mais n’oublions pas qu’à l’origine, les axes cartésiens n’étaient pas perpendiculaires. Enfin et surtout, Descartes utilise ces coordonnées pour établir des équations à partir de figures géométriques données, alors que chez Oresme, la configuration est engendrée par l’articulation des «  latitudo et longitudo  ». Le sens des opérations est inversé.   Cf. GRANT, E., La physique au Moyen Âge, PUF, 1995, pp. 76-78.

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b.  Les traces de la physique d’Oresme chez Nicolas de Cues. Le vocabulaire des physiciens du XIVè siècle est encore flottant5. Par exemple, motus signifie soit le mouvement, soit la vitesse. Ce lexique n’est pas encore bien fixé lorsque Nicolas de Cues en hérite. On en trouve des traces dans plusieurs de ses écrits mathématiques. Dans sa lettre au Cusain de l’hiver 1453-1454, De quadratura circuli, Magister Paulum ad Nicolaum Cusanum, Paolo Toscanelli reproche à Nicolas de Cues de représenter les variations des demi-diamètres des cercles dans les polygones par une droite. La dernière phrase de cette lettre dit que «  ces coïncidences, c’est-à-dire ces intensions et ces rémissions, ne doivent pas être représentées par des lignes droites comme les modernes le font.  »6 Oresme fait partie de ces «  moderni  ». Chez lui, l’intensio désigne l’augmentation et la remissio désigne la diminution. C’est exactement en ce sens que Toscanelli et Nicolas de Cues utilisent ces mots. Les variations «  uniformément difformes  » d’Oresme se retrouvent également dans le De Una recti curvique mensura (1454) du Cusain. Il y promet de «  merveilleuses transmutations  » grâce à son art de la coïncidence des opposés, et dit qu’il peut y parvenir «  grâce à des sections et des courbes déformées uniformément  »7. c

b

b

c d

e

a

a

d

d

a

b

On trouve au début de la seconde partie du De mathematicis complementis du Cusain trois figures absolument identiques à trois configurations de N. Oresme tirées de son Tractatus de Configurationibus q­ ualitatum et   Cf. CLAVELIN, M., La philosophie naturelle de Galilée, p. 76 et suiv.   «  istae coincidentiae sive intensiones & remissiones formarum non per lineas rectas signari debeant, ut moderni ponunt.  » De quadratura circuli, Magister Paulum ad Nicolaum Cusanum in Scripta mathematica, VI (h. XX, VI, n. 7) (E. M., p. 228). 7   «  in sectionibus & uniformiter difformibus curvitatibus.  » De Una recti curvique mensura in Scripta mathematica, VIII (h. XX, VIII, n. 10) (E. M., p. 384). Cette expression est empruntée au traité d’Oresme en I, XI.  : «  Toute qualité uniforme est représentée par un rectangle et toute qualité uniformément difforme se terminant à un degré nul est représentable par un triangle rectangle.  » 5 6



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motuum8  : d’abord, la figuration du mouvement d’une ligne ab pivotant sur a, puis la figuration du mouvement uniforme d’une ligne ab, enfin, la même figuration de l’engendrement des cercles par le mouvement d’une ligne ab pivotant entièrement sur a. Cette coïncidence suggère que Nicolas de Cues vient de lire le traité d’Oresme9, avant d’écrire son propre ouvrage. Le Cusain partage avec Oresme d’autres mots caractéristiques. Terme extrêmement fréquent chez lui, la perfectio désigne dans le traité d’Oresme l’accomplissement total et achevé, par opposition à la variation. Ainsi, la perfection d’un mouvement est-elle la distance parcourue. Pour le Cusain, la perfectio désigne l’accomplissement total de l’art mathématique (ex  : De mathematica perfectione, 1458). Notons cependant que si le Cusain utilise assez souvent le mot longitudo (plus de 20 occurrences), il n’utilise qu’une seule fois latitudo10. Après ces indices qui surgissent dans les écrits de 1453-1454, on ne trouvera plus de traces précises d’une influence oresmienne. Néanmoins, des différences appréciables doivent être relevées. Les configurations sont utilisées dans un but beaucoup plus restreint que l’usage prévu par Oresme. Le Cusain est un bricoleur de génie. Il sait lire et exploiter très rapidement ses lectures. Mais cette exploitation s’effectue souvent au détriment de la compréhension. Il ne reprend à ses sources mathématiques que ce qui l’intéresse immédiatement. En fait, il ne cherche pas à représenter des variations de qualités, mais à traduire le déplacement d’un point de façon à opérer des «  transmutations  » de figures. Il cherche à saisir une proportion entre une droite et une courbe. Il prend les configurations comme un instrument commode pour penser – plus que calculer – l’engendrement des figures. A la différence d’Oresme, les latitudes, au sens où elles seraient données par la mesure des objets physiques, ne l’intéressent pas. Seule la ligne des sommets l’intéresse dans le sens où elle traduit le déroulement d’un point. L’espace dans lequel Nicolas de Cues pense les mouvements des figures n’est donc pas l’espace physique, mais un espace géométrique.

8   Tractatus de configurationibis qualitatum et motuum, éd. CLAGETT,  M., Nicole Oresme and the Medieval Geometry of Qualities and Motions, Madison-MilwaukeeLondres, 1968, I, VIII, I, XIII et I, XXI. 9   Voir figures 37, 38 et 39 dans les Écrits mathématiques, pp. 287-289. 10   À la fin du De apice theoriae, 25, pour dire que sur un corps, objet en trois dimensions, la latitude est inséparable de la longueur et de la profondeur.

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2.  La représentation dans l’espace Alors cet espace géométrique et dynamique de N. de Cues serait-il l’espace pictural de la perspective artificielle que ses amis peintres ont inventée  ? Deux peintres italiens contemporains du Cusain sont importants  : Leon Battista Alberti, auteur du traité De la peinture (De pictura), en 1435, et de Piero della Francesca, auteur du traité De la perspective en peinture (De Prospectiva Pingendi)11 entre 1460 et 1480. Nicolas de Cues a vraisemblablement connu Alberti à l’université de Padoue, en même temps que Paolo Toscanelli et Prosdocimo de’ Beldomandi, pour étudier les mathématiques, mais, à ce jour, nous n’en avons pas la certitude. Notons que le traité d’Alberti Elementa artis pictoriae se trouve dans la bibliothèque de Bernkastel. On peut s’attendre à ce que le Cusain ait été initié aux nouvelles représentations en perspective centrale, comme celles d’Alberti ou de Piero della Francesca, mais ce n’est qu’une conjecture12. a.  L’invention de la perspective Pour définir une forme en perspective, il faut au préalable fixer un point original de visée. Ce point, c’est l’œil de l’observateur qui regarde la figure. Chaque élément de la figure dessinée correspond à une direction de son regard. Alberti a défini l’espace comme une pyramide dont le sommet serait l’œil de l’observateur et la base rectangulaire la surface du tableau. Puis, Piero della Francesca a donné les lois géométriques de la production des figures en perspective. Il a formulé la loi numérique de raccourcissement des grandeurs suivant leur éloignement de l’œil13. Cette invention n’a été rendue possible que par le passage de voir à représenter (c’est-à-dire se voir voir)  ; il a fallu un décentrement intellectuel, penser la visée sur le monde avant de peindre cette visée. On connaissait cette exigence dans le problème pratique de la mesure de la distance entre deux clochers  : on ne peut faire la mesure directement. Il faut d’abord déterminer le point de visée, puis, tracer le triangle qui permettra, à partir des distances au sol et de l’angle, de calculer la distance entre les deux points inaccessibles. Au lieu de regarder un point puis un autre, on doit regarder l’un par l’autre. 11  PIERO DELLA FRANCESCA, De la Perspective en peinture, trad. LE GOFF,  J.-P., Medias Res, Paris, 1998. 12   Je remercie Gianluca Cuozzo pour sa remarque sur la nécessité de séparer les deux peintres dans leur rapport avec le Cusain. En effet, Alberti admet deux pyramides visuelles de part et d’autre d’un tableau, idée très proche de la figure P du De coniecturis du Cusain. 13   entre les propositions 11 et 12 de son traité, trad. LE GOFF, J-P, p. 55.



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b.  Les figures géométriques de Nicolas de Cues Lorsque l’on observe les figures géométriques du Cusain et qu’on les compare avec celles des italiens de son temps, elles nous paraissent assez grossières. Voici quelques exemples de figures que le Cusain imagine en mouvement. c b

a

b

a

a b a

a a

c

a

d

La génération d’un cône peut nous dérouter parce que son sommet est placé en bas. Mais ce qui importe au Cusain, c’est le parcours que doit accomplir le point b, à savoir la circonférence d’un cercle. L’objet animé est le triangle rectangle, placé au premier plan. Son parcours est représenté verticalement, le point le plus éloigné étant le plus haut, alors que nous avons l’habitude, depuis la perspective de le représenter en profondeur. Il nous faut corriger notre regard et l’accommoder aux conventions antérieures à la perspective, comme, par exemple, la convention qui consiste à représenter l’éloignement par une hauteur verticale. La génération d’un tronçon de colonne est réduite à deux lignes égales placées à angle droit. a est le centre du cercle de base. ab est le rayon. bc est la hauteur du cylindre. Aujourd’hui, nous dessinerions ab horizontalement et bc verticalement. Mais c’est bc qui s’éloigne de notre œil, et donc, c’est bc qui est dessiné en haut. La génération d’un tronçon de colonne surmonté d’un cône est encore plus difficile à lire. Le point a tourne autour de b. Le segment ba est représenté à différentes positions lorsqu’il décrit un plan circulaire autour de b. À sa position la plus éloignée de l’œil, il forme une seule ligne verticale aba. Mais sur la même figure, le Cusain représente une position abaissée de a de telle sorte que ba trace un cône. La même ligne ba est donc à voir en même temps en deux parcours différents, celui d’une surface plane circulaire et celui d’un cône.

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Nous passerons sur la génération d’un rhombe, c’est-à-dire de deux cônes opposés par leur base, puis sur la génération d’une sphère, présentée comme une variante de la génération d’un rhombe. Au lieu de faire pivoter des droites, on fait pivoter des arcs. Il faut fournir un singulier effort d’imagination pour voir aujourd’hui ce dont il s’agit. Sur les manuscrits mathématiques du Cusain, le mouvement des figures n’est décrit que dans le texte  ; il n’est aucunement indiqué par la figure dessinée. Cela signifie que, si le regard du lecteur est guidé du texte vers la figure, et vice-versa, il n’est pas mis en scène comme chez les peintres, avec un point de visée de l’œil, un cadre avec sa hauteur et sa largeur, une proportion permettant de représenter la décroissance relative des objets éloignés, et un point de fuite des lignes convergentes. Les figures géométriques du Cusain ne contiennent aucun des éléments de la représentation en perspective. Son espace dynamique n’est donc pas l’espace de la géométrie projective. Les figures géométriques du Cusain, même imaginées en mouvement, restent fixées dans un espace euclidien, sur un plan sans profondeur. c.  L’exemple du De icona Bien des commentateurs ont assimilé l’expérience visuelle imaginée par le Cusain dans son De icona à l’invention de la perspective de son époque. En effet, il y est question d’une technique picturale assez avancée puisque le tableau envoyé par le Cusain aux moines de Tegernsee représente un omnivoyant, c’est-à-dire un visage dont les yeux semblent nous suivre du regard. Il y est aussi question de déplacement, puisque les moines sont invités à défiler en demi-cercle devant le tableau et à faire l’expérience de ce regard. On peut comparer cette découverte à celle de la relativité des points de vue dans l’espace. Cependant, l’interprétation de ce texte consistant à l’assimiler à la découverte de la peinture en perspective centrale est très contestable. En effet, le sens du regard est complètement différent. Selon le Cusain, l’essentiel est le regard de Dieu omnivoyant porté sur des moines en déplacement semi circulaire autour d’un tableau fixé au mur  ; chaque moine doit faire l’expérience du regard divin qui le suit malgré son mouvement. Mais pour les peintres de la perspective centrale, l’essentiel est le regard du peintre porté sur l’objet qu’il veut représenter  ; c’est ce regard qui est en mouvement tandis que l’objet reste fixe. On a bien une inversion complète de l’expérience visuelle et du mouvement. Pour Nicolas de Cues, l’œil de Dieu est fixe, mais voit tout. Pour Alberti et Piero della Francesca, l’œil de l’artiste peut être en mouvement



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et ne regarde qu’un seul objet. Pour le Cusain, les moines, vus de Dieu, sont en mouvement. Dans la perspective, l’objet vu de l’artiste est fixe. Selon Nicolas de Cues, les moines doivent se voir être vus. Pour les peintres, l’artiste doit voir comment il voit. Aussi devons-nous conclure que, si Nicolas de Cues a pu être informé des recherches géométriques et picturales de ses contemporains, il n’en a pas été suffisamment pénétré pour les reprendre dans ses propres recherches. L’espace dans lequel il pense les objets géométriques et leurs mouvements demeure un espace médiéval14, c’est-à-dire un espace dans lequel la position des objets est fixée d’après leur valeur aux yeux de Dieu, et non pas déterminée par le point de visée de l’artiste. 3.  Le mouvement comme engendrement  : le miroir de la pensée L’espace dans lequel se déroulent les mouvements géométriques n’est donc ni l’espace physique de Oresme, ni l’espace de la géométrie projective. Il s’agit d’un autre espace dynamique. Mais lequel  ? Dans ses écrits mathématiques, Nicolas de Cues agence son texte et ses figures de façon à ce que le regard du lecteur passe de l’un à l’autre. Il ne numérote pas ses figures comme nous le faisons aujourd’hui, mais il les insère très près du texte explicatif ou, parfois, sur un codex, y inscrit les mots qui renvoient au texte. Il crée ainsi une sorte d’espace mental, un espace imaginaire pour la pensée de son lecteur. Que nous invite-t-il à voir  ? Les figures géométriques du Cusain ne sont pas de simples lignes agencées de manière fixe  ; les démonstrations et les commentaires joints aux figures géométriques nous montrent que le Cusain les voyait en mouvement dans sa pensée. Mais quels sont ces mouvements  ? Pouvons-nous les reconstituer  ? a.  Le mouvement de superposition dans la méthode des isopérimètres Dans la méthode des isopérimètres qu’il pratique, en gros, de 1440 à 1449, Nicolas de Cues veut nous montrer que la coïncidence des opposés consiste en une superposition de figures  : le cercle inscrit et le cercle circonscrit d’un polygone d’un nombre infini de côtés coïncident, au sens où ils ne forment plus qu’un seul et même cercle  ; il n’y a plus deux cercles, mais un seul  ; de deux on fait un. 14   C’est aussi le constat de Michel de Certeau dans La Fable mystique, tome II, Gallimard, 2013, p. 86.

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Il expose son idée principale dans son De docta ignorantia15 où il utilise une image géométrique  : l’intelligence de l’homme est à celle de Dieu ce que le polygone est au cercle  : plus grand sera le nombre des angles du polygone inscrit, plus il sera semblable au cercle, mais jamais il n’y sera identique. Il nous faut reconnaître notre docte ignorance et admettre que Dieu seul peut atteindre le maximum et la vérité. Cette méthode de superposition de figures isopérimétriques consiste à partir d’un triangle équilatéral, pris comme polygone régulier le plus simple, pour augmenter progressivement le nombre de côtés des autres polygones réguliers isopérimétriques jusqu’au cercle, pour en chercher le demi-diamètre (c’est-à-dire le rayon).

Fig. 1416

Dans les polygones réguliers et isopérimétriques, variant du triangle au carré, etc., jusqu’au cercle, la différence de surface entre le cercle inscrit et le cercle circonscrit est extrême dans le triangle, puis s’amenuise dans le carré, etc., jusqu’au cercle final. Dans ce dernier cercle, qu’on peut définir comme un polygone régulier qui aurait un nombre infini de côtés, on peut considérer que le cercle inscrit et le cercle circonscrit coïncident. Selon Nicolas de Cues, il suffit de déterminer la proportion entre ces cercles, au moyen de leurs rayons, pour trouver le rapport entre la surface d’un cercle et celle d’un carré. Grâce à cette méthode, le Cusain parvient à réduire une 15   «  Intellectus igitur […] sicut polygonia ad circulum, quae quanto inscripta plurium angulorum fuerit, tanto similior circulo. Numquam tamen efficitur aequalis, etiam si angulos usque in infinitum multiplicaverit, nisi in identitatem cum circulo se resolvat.  » «  l’intellect […] est à la vérité ce que le polygone est au cercle dans lequel il s’inscrit  : plus il y aura d’angles, plus il sera semblable au cercle sans jamais, toutefois, devenir égal à lui, même si on multiplie à l’infini les angles, il ne s’identifiera pas au cercle.  » De docta ignorantia, L. I, c. 3, 10, (h. I, n. 10, l. 9, 14-20). 16   Quadratura circuli, in Scripta mathematica, IV, (h. XX, IV, n. 4) (E.M., p. 195).



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pluralité de cercles à un seul et même cercle, ayant même centre et même rayon. La coïncidence est une superposition parfaite  ; l’unification est obtenue par une fusion complète de la pluralité en une unité  : de deux cercles à un seul, de deux rayons à un seul, de deux figures à une seule. b.  Le mouvement de disparition dans la vision intellectuelle  : Après avoir cherché du côté des proportions, une nouvelle voie de résolution apparaît vers 1455 et domine la fin de ses recherches mathématiques jusqu’en 1459. Il cherche à construire des mathématiques intellectuelles. C’est parce que la raison est aveugle et qu’elle ne trouve pas la solution, que l’intellect doit s’y substituer. Grâce à la visio intellectualis, l’intellect peut voir et découvrir la vérité. Ce n’est pas une vision sensible et le Cusain serait bien en peine de situer et de dessiner exactement un point recherché sur une figure. C’est une vision sans figuration possible  ; on peut la dire mais on ne peut pas la dessiner. C’est une vision au sens de saisie intellectuelle, ce que nous appelons aujourd’hui une intuition, une connaissance directe non démonstrative. Avec la visio intellectualis, Nicolas de Cues change d’échelle  : la coïncidence ne s’effectue plus dans l’infiniment grand (le maximum), mais dans l’infiniment petit (le minimum)  ; néanmoins, ce n’est ni sur un atome, ni sur un point  ; c’est sur une absence, une flèche qui s’anéantit, qu’a lieu la coïncidence de l’arc et de la corde les plus petits, et là, les opposés disparaissent en tant qu’opposés  ; la dualité des deux lignes différentes n’est plus, ni même leur différence. Nicolas de Cues introduit sa notion de visio intellectualis en mathématiques dans le De mathematica perfectione.

Fig. 8217 17   De mathematica perfectione, in Scripta mathematica, XI, (h. XX, XI, n. 4) (E.M., p. 435).

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Il réduit l’écart entre la corde et l’arc (autrement dit la flèche) jusqu’à ce que la flèche disparaisse et il pose la coïncidence des deux lignes. «  La plus petite corde telle qu’on ne peut en donner de plus petite, si elle était assignable, n’aurait pas de flèche (non haberet sagittam), et ainsi ne pourrait être plus petite que son arc.  »18 La plus petite corde et le plus petit arc ne sont plus séparés par une flèche. «  Il est nécessaire que l’intellect voie bien cela  »19, ajoute-t-il aussitôt. Que voit-il exactement  ? D’abord, une disparition (celle de la flèche), puis une coïncidence (celle des deux lignes  : l’arc minimum et la corde minimale), et enfin une réapparition (celle de la flèche), puisque l’intellect peut entamer le mouvement inverse de séparation des deux lignes. A la différence des procédures antérieures, il n’est pas question, dans ce passage, de voir un point, sorte d’atome restant de la diminution de la flèche, mais il s’agit de voir une disparition  ! En somme, voir qu’il n’y a plus rien à voir avec les yeux20. La dimension mystique de la vision intellectuelle est essentielle dans sa recherche mathématique dont la finalité, ne l’oublions pas, était de conduire d’une certaine manière à Dieu. Le dynamisme de cette figure est important  ; son mouvement n’est pas sans rappeler celui de la figure P du De coniecturis, qui s’élève de l’obscurité de l’altérité vers la lumière de l’unité. c.  Le mouvement du miroir de la pensée L’espace dynamique du Cusain est donc essentiellement un espace imaginaire, au sens d’une fiction nécessaire pour que la pensée se représente ses propres notions. Ce qui intéresse Nicolas de Cues, on le sait, c’est de pouvoir passer d’une figure à une autre grâce à des proportions déterminées. Il veut trouver la loi d’engendrement des figures. Que signifie «  engendrer une figure  »  ? On ne peut observer un engendrement de figures dans la nature  ; cette opération ne peut avoir lieu que dans la pensée, dans un regard intérieur d’une nature particulière. 18   «  Minima igitur chorda, qua minor dari non potest, si assignabilis foret non haberet sagittam.  » De mathematica perfectione, in Scripta mathematica, XI (h. XX, XI, n. 4) (E.M., p. 433). 19   «  Hoc probe videt intellectus necessarium  » Id. 20   «  Ad hauriendam autem scientiam habitudinis, respicio ad intellectualem visionem, & dico me videre ubi est chordae & arcus aequalitas  : scilicet in simpliciter minimo utriusque.  » «  Pour parvenir à la connaissance de leur rapport, je me tourne vers la vision intellectuelle, et je dis que je vois où est l’égalité de la corde et de l’arc, à savoir simplement dans le minimum de chacun des deux.  » De mathematica perfectione, in Scripta mathematica, XI, (h. XX, XI, n. 4) (E.M., p. 435).



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Cette théorie de la production des figures21 lui vient de Proclus. La pensée est une vision réflexive, c’est un miroir qui se contemple luimême. Nicolas de Cues va jusqu’à comparer la pensée avec la pointe d’un diamant où se reflèteraient les formes de toutes les choses22. Au moment où la pensée se contemple elle-même, elle se donne les notions des choses. De miroir passif, la pensée devient miroir actif et se donne les formes. Quels sont les produits de cette pensée  ? La pensée regardant en ellemême, produit à la fois les concepts mathématiques et les sciences qui les étudient23. Lorsque la géométrie parle du cercle, elle ne parle ni d’une chose sensible, ni d’une forme unique qui est dans l’entendement. Ce dont la géométrie traite, c’est d’une pluralité de cercles, mais elle vise à travers les cercles imaginaires un autre cercle, celui qui est dans l’entendement. Il en va de même pour toute ligne qui est le produit du déroulement d’un point. La ligne tracée et visible sur une page n’est qu’un tenant-lieu de la ligne véritable qui se tient dans la pensée. Dans son commentaire de la géométrie chez Proclus, Stanislas Breton la définit comme une pratique, mais une pratique immatérielle  : «  L’être géométrique est la trace d’un agir  »24. Il est à la fois existant et conclu  ; il n’est pas un tracé, car la ligne euclidienne étant sans épaisseur, il ne faut pas la confondre avec un trait de crayon, mais il est une trace idéale d’une opération mentale. La règle et le compas sont des instruments de production mentaux. La figure géométrique a le même statut chez Nicolas de Cues  : c’est la trace d’un agir dans la pensée. L’espace dynamique dans lequel s’effectuent les mouvements est donc un espace mental, l’espace de la pensée elle-même. Conclusion L’espace dynamique que Nicolas de Cues suppose dans ses recherches sur la quadrature du cercle n’est ni un espace physique, ni un espace pictural. C’est l’espace imaginaire dans lequel la pensée projette ses conjectures. Et en même temps qu’elle anime des figures, la pensée 21  Voir article sur «  Les concepts mathématiques de Nicolas de Cues  » dans le volume 69 de la collection «  Philosophes Médievaux  », pp. 11-20. 22   Idiota de Mente, c. 5, (h. V, n. 85). 23   Idiota de Mente, c. 7 (h. V, n. 104), et De ludo globi, L. II, (h. IX, n. 93). 24   Breton, S, Philosophie et mathématique chez Proclus, Paris, Beauchesne, 1969, pp. 62 et 67.

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s’anime elle-même. Dans le De ludo globi, Nicolas de Cues se demande  : «  si l’âme est la cause des mouvements du corps, comment cela se peutil sans qu’elle change  ?  »25 La partie intellectuelle de l’âme, à savoir la pensée, est elle-même un mouvement, car penser consiste en opérations qui transforment les notions. «  Dire que l’âme se meut, c’est dire qu’elle discerne, abstrait, divise et compose.  »26 Le mouvement de la pensée, c’est le mouvement de la vie. Le Cusain la compare à un nombre qui se meut lui-même  : «  La pensée, juge de toute harmonie, produit d’ellemême des notions et ainsi se meut comme un nombre vivant et distinct qui procéderait par lui-même à la production des distinctions…  »27. L’on parvient alors à la formule générale suivante  : «  La nature intelligente se meut donc intellectuellement dans son royaume délimité par ellemême.  »28

25   «  Cum anima sit causa motus corporis, quomodo hoc fieri possit sine mutatione  ?  » De ludo globi, L. II (h. IX, n. 97, l. 13-14). 26  «  Movet enim seipsam anima, id est discernit, abstrahit, dividit et colligit.  » De ludo globi, L. I (h. IX, n. 28, l. 5-6). 27   «  De omni enim harmonia indicium in mente reperiebant mentemque ex se notiones fabricare et sic movere, quasi vivus numerus discretivus per se ad faciendum discretiones procederet.  » Idiota de mente, c. 7, (h. IX, n. 97, l. 9-12) traduction de H. Pasqua modifiée, Paris, PUF, p. 149-151. 28   «  Intellectualiter igitur movetur ipsa natura intelligentialis in suo determinato sibi regno.  » De coniecturis, P. II, c. 13 (h. III, n. 135, l. 2-3)  ; notre traduction.

LE DYNAMISME DU LANGAGE CHEZ NICOLAS DE CUES Gianluca Cuozzo (Università degli Studi di Torino) 1. Le paradoxe de identitas absolue  : le mot déterminant et le mot paradoxal Chez le Cusain, le terme paradoxe pourrait être utilisé pour désigner une possibilité particulière de pensée intellective, ou intuition méta-rationnelle, selon laquelle il faut «  rechercher la vérité là où se trouve l’impossibilité  » (quaerere ibi veritatem ubi occurrit impossibilitas)1. Cette impossibilité logique, qui pour l’intellect se transforme en «  nécessité absolue  » (absoluta necessitas)2, est la Koinzidenz der Widersprüche, que Nicolas de Cues – dans le De visione Dei – exprime avec l’image du murus paradisi sive absurditatis. Il s’agit de cette limite contre laquelle notre raison s’oppose fatalement dans la tentative d’atteindre, avec ses seuls instruments d’investigation (images, noms, concepts, conjectures et principes logiques), l’absoluta singularitas, le principe unique et absolument identique «  in quo omnia idem ipsum  »3  : «  Et ainsi tu vois Dieu merveilleux, qui semble être d’autant moins, qu’il est davantage, et que quelque chose lui semble d’autant plus impossible, qu’elle est plus nécessaire  »4. La vérité, selon le De visione Dei, est «  ultra murum coincidentiae complicationis et explicationis  »5, «  ubi posse fieri coincidit cum posse facere, ubi potentia coincidit cum actu  »6. Cet ars coincidentiae est pour la raison une expérience paradoxale qui, comme nous le verrons, donne naissance à une théorie du langage particulièrement intéressante, fondement du dialogue interpersonnel à la lumière d’une vérité inachevée, in-finie. Une expérience dans laquelle le dire – en tant qu’art de la définition – coïncide avec le dépassement des   De vis. IX, 36, 2-3  ; trad. PASQUA H., PUF, Epiméthée, Paris, 2016, p. 79.   De docta ign.  ; I, 6, trad. PASQUA H., Payot/Rivages, Paris, 2011, p. 64. 3   De gen., 142, trad. PASQUA H., Publications du Centre de Recherches de l’ICR, Rennes, 2011, p. 169 (à paraître au Cerf). 4  «  Et ita vide mirabilem deum, qui, quanto menus videtur esse, tanto plus est, et quanto aliquid de deo videtur impossibilius, tanto est magis necessarium  »  : De theol. compl.: h X/2a, n. 12, lin. 22-24. 5   De vis. XI, 45, 6-7, p. 92. 6   Ibid., XV, 61, 8-9, p. 108. 1 2

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limites de la dé-finition elle-même  : pour la raison que si, d’une part, «  oratio enim est rei designatio seu definitio  »7  ; d’autre part, la vérité, étant indéfinissable, ne peut être définie que par elle-même (suiipsius definitio)8, c’est- à- dire métalinguistiquement. La méfiance dans la ratio discernens, évidemment, entraîne des conséquences importantes sur la théorie cusaine des noms, la soustrayant à la prédominance de la logique discursive et à ses définitions, déterminations linguistiques qui devraient toujours être précises et sans équivoque. Alors que le principe ineffable est une identité identifiante (absoluta identitas, dont la fonction est d’identifier, objet d’un véritable «  ars identificandi  »), les noms qui la concernent ne peuvent révéler que le caractère «intraduisible», apophatique de la vérité  : c’est-à-dire, pour faire allusion, disposer autour de l’identique «  forma formarum  » (ou Verbum), non déterminable par un autre, un éventail de diverses possibilités de désignation, qui ne sont en elles-mêmes ni définitives ni exhaustives. Chacune des désignations verbales est une «  expressio similitudinis creatoris  »9, une expression qui tend à l’identique en vertu de ce mouvement d’identification qui est la force même que Dieu (vis Dei), qui «  tient et meut à l’identique les choses qui ainsi y participent  »10. L’identique (qui, comme inaccessible, «  coïncidit enim inattingibilitas cum idem absoluto  »11), dans l’acte d’identifier «  appelle à soi le non-identique, et l’assimilation surgit dans les étants multiples [et les noms  : NdA] qui participent diversement de l’identique lui-même. La multiplicité, l’altérité, la variété, la différence et les choses semblables surgissent donc de ce que l’identique identifie. De là aussi surgit l’ordre qui est participation de l’identique à la diversité, de là l’harmonie qui représente l’identique diversement. Toutes les choses, quoique diverses, s’accordent ensemble et proclament l’identique, et cette clameur concordante (consonans clamor) est assimilation  »12. Il s’agit d’une assimilation dialogique ouverte à la confrontation réciproque, dans un processus dynamique d’échanges   Comp. IX, 25, lin. 8-9, trad. PH, Editions Manucius, Paris, 2014 p. 78.   Non aliud, I, 3, 10, trad. PH, Editions du Cerf, Paris, 2002, p. 30. 9   De gen., V, 178,10, trad. PH, p. 202. 10   Ibid., V, 185, 6-7, trad. PH, p. 207. 11   Ibid., I, 151, 5-6, trad. PH, p. 178. 12   «  Dum igitur ipsum absolutum, quod est et ens et unum et infinitum, ad se vocat non-idem, surgit assimilatio in multis ipsum idem varie partecipantibus. Pluralitas igitur, alteritas, varietas et diversitas et cetera talia surgunt ex eo, quia idem identificat. Hinc et ordo, qui est participatio ispius idem in varietate, hinc armonia, quae idem varie repraesentat. Consonant et conclamant omnia, quamquam varia, idem ipsum, et hic consonans clamor est assimilatio  »: ibid., I, 150, tr. PH, p. 177. 7 8



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de perspectives réciproques et complémentaires, qui vise à l’harmonie des protagonistes en dialogue. Le plus grand mystère est ce Nom ineffable de Dieu qui, comme «  complicatio omnis vocalitatis  », «  exprime l’ineffable, comme la source de toute parole proférée, ineffable qui brille dans chaque mot prononcé  »13. Or, si l’on analyse en profondeur la théorie métaphysique de l’identitas formulée par Nicolas de Cues, elle prend la forme d’un paradoxe – littéralement, d’un discours à la limite de la compréhensibilité rationnelle. C’est plus évident si l’on met en relation le De genesi (1447) et De li non aliud (1461/62), à la recherche d’un point de contact entre les termes identitas et non-aliud, termes avec lesquels l’absolu peut être énigmatiquement désigné  : tandis que, d’une part, chaque entité individuelle, en tant qu’expression de l’identité absolue (dans laquelle toutes choses sont une seule entité ineffable), est identique à soi et autre par rapport à tout autre identique contracté (accentuant ainsi le côté exclusif de l’identité)  ; Dieu, d’autre part, comme absolument incomparable avec les différentes entités créées (pour lesquelles, en fait, il n’existe pas de proportion rationnelle), ne se distingue pas de tout ce qui existe (mettant ainsi en relief le caractère inclusif du principe  : il est, en fait, «  non aliud ab aliquo atque in omnibus omnia  »14). Le paradoxe, si je peux appeler ainsi ce renversement symétrique, consiste en l’inversion – au niveau intellectuel – des attributs avec lesquels nous définissons Dieu et la créature  : le monde, dans certaines conditions ontologiques, est constitué par des identités contractées (même si le terme identité, ayant une relation privilégiée avec la simplicité et l’unité, appartiendrait d’abord à Dieu)  ; au contraire, du point de vue de l’intellect, Dieu perd son caractère d’altérité du monde, devenant précisément le non-aliud – expression dans laquelle tout terme de comparaison avec la réalité expliquée est supprimé (même si les choses individuelles contractées, de leur côté, ne sont pas autres que ce qu’elles sont  : le ciel, par exemple, est «  non aliud quam coelum  », et en ce sens son nom particulier présuppose le non-aliud)15. Le non-aliud, écrit le Cusain, est la même définition «  se et omnia definientem  » (chaque chose n’étant rien de plus que ce qu’elle est)16. Il est donc évident que les termes d’identité et de non-autre revêtent des sens différents selon qu’ils se réfèrent à Dieu ou au monde  ; ces noms suivent une logique d’inversion (ou d’échange mutuel) qui est soit   Ibid., IV, 168, 4-6, tr. PH, p. 195.   De non aliud, XXI, 50, tr. PH, p. 72. 15   Ibid., XXII, 103, tr. PH, p. 109. 16   De ven. 39: h XII, n. 44, lin. 3. 13 14

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«  transumptio in infinitum  » (assimilation, mouvement de bas en haut), soit κατάβασις dans la créature (contractio, mouvement discursif de détermination vers la région obscure des différentes singularitates finies). Ce double mouvement de progression/régression, illustré par la «Figure P»17, est en accord avec le verbe transumo  : c’est-à-dire prendre un terme en inversant son sens. La transumptio correspond, en outre, à la translatio, qui est constitutive du processus de formation des métaphores et des énigmes, dans lequel l’attribution du sens – en exploitant l’analogie entre différents plans ontologiques – peut donner lieu à des renversements conceptuels18, au-delà de tout principe de non-contradiction. La «  transumptive Logik  » qui en résulte, écrit Wilhelm Dupré, doit être comprise par le Cusain «  als logischer Inbegriff  », ou comme la «  Logik der Wahrheit  »19 elle-même ou la «  intellektuale Logik  » (et non propre au ratio discretiva)  : «  dieser Denk-Weg [...] wird mit Ausdrücken wie ‘coincidentia oppositorum’, ‘symbolice investigare’, ‘positio lineae infinitae’, beziehungsweise [...] ‘transumptio sphaerae infinitae ad actualitatem existentiam Dei’. Im Unterschied zur rationalen Logik ist sie dem intellectus, dem Denken des Geistes zugeordnet  »20. De plus, cette faculté métarationnelle ne peut se faire qu’au moyen d’énigmes, de symboles, de figures analogiques, de noms caractérisés par un manque de précision absolue. Je discuterai ensuite de cette indétermination des noms à travers la théorie de la marge de signification (indéfinie), étroitement liée au concept de Dieu comme horizon de communication (point 2) et au nom comme simple synonymum (désignation essentiellement imprécise, interchangeable avec les autres). Je pense que cela a à voir avec ce que Donald Duclow, parlant du caractère «  essentiellement linguistique  » de la philosophie du Cusain, a appelé «  the analogy of the word  »21 dans sa relation à la vérité. 17   Cf. le De coniecturis à propos de la «  admiranda in invicem progressione divina  »  : De coni. IV, 11. 18  OLIVIERO,  F., The Representation of the Image in Dante,  S. Lattes e C., Torino, 1936; MALAGOLI,  L., Linguaggio e poesia nella Divina Commedia, Briano, Genova, 1949; MARZOT,  G., Il linguaggio biblico nella Divina Commedia, Nistri-Lischi, Pisa, 1956; FORTI, F., La «  transumptio  » nei dettatori bolognesi e in Dante, in Dante e Bologna nei tempi di Dante, Facoltà di Lettere e Filosofia dell’Università di Bologna, Bologna 1967, pp. 127-149. 19  DUPRÉ,  W., «  Die Idee einer neuen Logik bei Nikolaus von Cues  », in MFCG 4 (1964), p. 364. 20   Ibid., pp. 362-363. 21  DUCLOW,  D., «  The analogy of the Word: Nicholas of Cusa’s Theory of Language  », in Bijdragen, 38 (1997), p. 284.



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Le Compendium (1463/64), avec le terme identité, propose aussi celui de singularitas. A cet égard aussi, une certaine forme de paradoxe logique peut être trouvée dans le développement du concept, au sens d’une inversion de la signification ordinaire du terme, comme nous l’avons déjà vu. De la singularité maximale (maxima singularitas), écrit le Cusain, il ne peut y avoir de signe sensible, car ces signes – ou désignations – acceptent toujours un certain degré de multiplicité. La singularité, en revanche, est ici synonyme d’absolu, d’absence de détermination (c’est-à-dire de manque de grandeur et de multiplicité), et en tant que telle se soustrait à toute dénomination  : «  Singularitas igitur, quae non recipit magis et minus, nullum est dabile signum»22. La singularité, après tout, «  non enim est aliud quam aequalitas»23 – égalité avec laquelle nous définissons la même vérité. Autrement dit, Dieu est «  singularitas omnium singularium», le singulier pour lui-même «  quo singularius esse nequit  »24. Mais la singularité est aussi ce qui, en se rendant explicite, donne vie au monde varié de la contraction, en spécifiant progressivement les différentes entités exclusives du monde (chacune étant identique à elle-même et différente de toutes les autres)  : en ce sens, écrit Nicolas, «  singularitas est discretio  », dont la fonction est celle de «  discerner et de «  singulariser  »25. Or, la théorie de la singularisation de l’étant singulier, comme contrepartie ontologique de la plus haute identité qu’identifie (assimilant à soi la réalité), est approfondie par le Cusain en termes éminemment linguistiques  : «  Quand nous voyons que tous les lions, qui étaient et sont, “léonisent” (leonizare videmus), nous concevons une sphère ou région ou ciel qui contient cette force spécifique, et nous la concevons comme ayant la capacité de spécifier et distinguer les entités des autres espèces  »26. L’expression -zare, évidemment, appliquée au nom propre d’un être quelconque, exprime la manifestation linguistique du processus de singularisation/individuation qui a lieu au niveau de la réalité explicite  : celle-ci, selon le Cusain, prend la forme d’une «  vis specifica  », qui singularise le genre (ou le ciel, ou le champ ontologique de référence) auquel appartient l’étant particulier que nous reconnaissons maintenant comme singularité exclusive, recueilli dans l’acte individualisant du propre -zare. Cette force spécifique, selon le De li non aliud, fait   Comp., V, 14, tr. PH, p. 54.   Ibid., X, 31, tr. PH, p. 84. 24   De ven. sap., XXII, 65, tr. PH, p. 114. 25   Ibid., XXII, 67, tr. PH, p. 116. 26   De gen. 5: h IV, n. 186, lin. 1-4. 22 23

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q­ u’aucune chose ne soit autre «  quam  » qu’elle-même  : la terre, par exemple, «  non est aliud quam terra  »27. Ce processus du général au particulier (de la spécification dans la singularité), qui coïncide avec la définition nominale, trouve un des meilleurs exemples dans le De coniecturis. Le Cusain, ici, au sujet du nom du Cardinal Cesarini, écrit que toutes les choses qui sont dans «  Iuliano iulianizant  »28 – une expression qui n’est pas épuisée au niveau du Witz, de la devise de l’esprit, étant elle enracinée dans la métaphysique cusaine de la singularité. Chaque personne, autrement dit, est porteuse de caractères uniques et irremplaçables, qui définissent l’essence du désigné sur la base de traits distinctifs spécifiques, qui le spécifient par rapport à un genre donné (ici, à cet égard, le Cusain donne l’exemple de la «  famille Cesarini  », dans laquelle Julien est né, et dont il est la singularisation unique et non répétable  : Julien n’est autre que (quam) Julien, et comme tel la réalité de l’espèce en lui «iulianizat» selon son mode propre). Nicolas écrit  : «  Omnia enim universalia, generalia atque specialia in te Iuliano iulianizant, ut armonia in luto lutinizat, in cithara citharizat, et ita de reliquis. Neque in alio hoc ut in te possibile est. Hoc autem, quod in te Iuliano est iulianizare, in hominibus cunctis est humanizare, in animalibus animalizare, et ita deinceps  »)29. Dans le nom de Julien, en substance, la circonstance est pleinement réalisée selon laquelle «  chaque donnée sensible est ce singulier-ci (hoc aliquid singulariter existens)  », singularitas qui singularise son mode30. Cependant, ce processus de singularisation n’est jamais complet, il possède comme une marge indéfinie, comme un halo d’indistinction (un halo qui, sur le plan linguistique, produit la surdétermination du sens du mot, qui devient ainsi une métaphore, ce qui signifie sans dé-finir). Toute singularité, écrit Nicolas, «  cum omni et nullo concordat, ab omni et nullo differt  »31. En fait, «  chaque chose s’accorde et diffère l’une de l’autre, mais il est impossible qu’il y ait des concordances et des différences entièrement précises. Cette précision est exclue de l’univers  »32. La singularisation linguistique, l’acte/mouvement de l’esprit qui produit la définition à partir de la spécification d’un genre donné dans l’»espèce notionnelle» (par laquelle chaque homme humanise selon son mode, chaque cardinal   De non aliud 24: h. XIII, p. 49, lin. 30.   De coni. II, 17: h III, n. 89, lin. 11-12. 29   Ibid., n. 89, lin. 11-16. 30   Ibid, n. 88, lin. 17-18. 31   Ibid, n. 88, lin. 18. 32   «  Quodlibet igitur con quolibet concordat atque differt, sed aequaliter praecise hoc impossibile. Absoluta est enim haec praecisio ab universo  »: ibid, n. 87, lin. 7-10. 27 28



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cardinalise, mais dans cet ensemble générique il arrive que seul «  Iulianus iulianizat  »), a donc une marge d’indétermination, à cause de laquelle la singularité ne peut s’enfermer dans sa prétendue auto-suffisance  : «Donc, puisque la propriété des noms accueille le plus et le moins, il me semble que nous ignorons le nom précis»33. Il en va de même pour d’autres expressions de même teneur  : comme le «  platonizare  » de Platon (qui diffère de celui de tous les autres hommes)34, ou comme l’ «  almannizare» d’un Allemand en Italie, lequel «  magis (....) in primo quam in secundo anno almannizat  » de son séjour en Italie, où il sera plus familier avec le modus vivendi italien35. Ici aussi, il faut opérer une determinatio singularisante non absolue, qui – dans sa propre approximation – ouvre le nom à une attribution de sens de type analogico-symbolique. Le chapitre XXI du De li non aliud est significatif à cet égard  : chaque fois que je définis quelque chose de déterminé en disant qu’elle n’est pas autre «  quam  » qu’elle-même, ce «  quam  » [qui], plutôt que de déterminer cette entité dans un sens restrictif, ouvre la désignation – dans un sens vertical – au non-aliud (qui, selon la définition trinitaire connue de Nicolas, «  est non aliud quam non aliud  », comme contenu transcendantal de chaque définition singularisante). Ce faisant, les désignations individuelles (telles que de simples «  circumstantiae  » de l’essence) situent le sujet connaissant autour de la quidditas de la vérité («  quidditati circumponitur  », dit le Cusain), autour de l’orbite de laquelle il tourne autour du centre – «  circumstat  » (comme dit Erigène)36 – d’un champ d’intelligibilité non disponible comme tel au sujet37  : «  Quando autem dico  : aliud est non aliud quam aliud, visum dirigit in “non aliud” ut est in alio aliud  »38. Ce quam, donc, même par rapport à l’entité unique saisie avec le mot, ne dé-finit pas simplement la chose dans sa notion spécifique, il s’agit de savoir si quelque chose se réfère – d’une manière symbolico-analogique – au principe ineffable de toute la connaissance et de tout ce qui est effable. Le quam, en définitive, est la marge de la définition, dans laquelle le sens de la chose singulière réside dans son inépuisable ultériorité. Cette ultériorité fait dire à Nicolas que même la connaissance de la quidditas des choses contractées est une tâche presque infinie.   De mente 2: h2V, n. 58, lin. 16-18.   De coni. II, 10: h III, n. 120, lin. 11. 35   Ibid, n. 116, lin. 10. 36  BEIERWALTES, W., Eriugena. Grundzüges seines Denkens, Frankfurt a. M., Klostermann, 1994, p. 316. 37   De non aliud 24: h XIII, p. 52, lin. 12. 38   Ibid, p. 50, lin. 10-12. 33 34

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Selon le philosophe turinois Luigi Pareyson, le nom n’est pas seulement designatio specifica (détermination cognitive de la chose individuelle, dans son altérité irréductible par rapport à toute autre entité), mais aussi revelatio de cette vérité capable d’éclairer toute détermination linguistique singulière. La «  pensée expressive  » et la «  pensée révélatrice  » déclinent donc la singularisation de deux manières antithétiques  : dans le sens de la determinatio univoque (ou définition exclusive) et, en libérant le potentiel d’assimilation à l’identique au «  quam  » d’une certaine chose, dans le sens de son ouverture symbolique au sens sousentendu de chaque prédication39 – faisant ainsi référence à un horizon d’intelligibilité qui s’inscrit en marge de chaque définition. João Maria André entend quelque chose de semblable lorsqu’il propose, à propos de la théorie cusaine du «  Kraft des Wortes  », une dialectique entre «  une perspective verticale (qui justifie l’epistrophè par la transumptio) et une perspective horizontale (qui réalise la concordance [entre les choses finies] par caritas)  »40. Ici, avec la Parole divine, nous pourrions aussi comprendre la parole humaine tout court. Dans ce processus de désignation linguistique, il y a donc quelque chose de paradoxal, qui dépend du moment «  révélateur-symbolique  » du mot. Le paradoxe, en effet, est la condition même de la nomination, qui n’identifie notionnellement (en singularisant) que dans la pluralité et la partialité des désignations disponibles pour le sujet connaissant. Chaque définition, aussi spécifique que soit le genre auquel la chose appartient, a une marge d’imprécision qui dispose le mot à une ultériorité latente de signifié, ultériorité ineffable qui fait de la désignation un synonyme à côté d’autres synonymes, dont le télos – dans le tourbillon des différentes ­désignations, toujours partiel, approximatif et donc interchangeable – représente l’élan vers une identité ineffable du nomen nominum (le τετραγράμματον, ou encore mieux l’ «  Ego sum  » (Ex. 3,14). Ce Nom absolu est celui par lequel Dieu se définit comme «  authypostaton  », «  sui ipsius conceptus  », «  intellectus se intelligens  », etc.)41. Il s’agit (en citant encore André) de cette «  parole cachée qui est, dans le silence de sa plénitude, la source de toute autre parole  »42. Cette ultériorité de sens, plutôt que d’être la marque de la faillibilité de l’homme, est en fait le signe de la perfectibilité indéfinie de son posse cognoscere  : cette marge révèle  PAREYSON, L., Verità e interpretazione, Milano, Mursia, 1971.  ANDRÉ,  J.M., Nicolau de Cusa e a força da palavra, in «  Revista Filosófica de Coimbra  », 29 (2006), p. 6. 41   De princ.: h X/2b, n. 18, lin. 3. 42  ANDRÉ, J.M., Nicolau de Cusa e a força da palavra, op. cit., p. 15. 39 40



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– dans l’espace indéterminé de la désignation, où chaque nom est soit notion singularisante, soit «  synonymum  » – ce champ supposé de l’intelligibilité dans lequel «  omnia vocabula unum sunt  »43. 2. Le Dieu cusain comme horizon de dialogue  : la parole en ­mouvement Pour comprendre, dans ce contexte, la fonction du langage, on pourrait partir de la définition de Dieu/Vérité comme champ dialogique, de manière à embrasser dans son absolu et son incommensurabilité toute dénomination et discours humains possibles. Cet horizon, qui permet l’émergence d’identités individuelles significatives (dont chacune identifie suo modo), est agité par une lutte (pugna) entre affirmation et négation, ainsi que par des dénominations verbales contraires les unes aux autres44 – tension dans laquelle le pouvoir de l’esprit de chaque esprit créé s’explique diversement. En définitive, ce champ se présente comme «  locus rationum ratiocinantium sive intellectualium discursuum  »45, comme le lieu absolu lui-même, l’ubi (ou la voie) dans lequel la recherche humaine du vrai s’enracine  ; donc, comme le domaine dans lequel l’ineffable – «  principium innominabile omnium nominabilium  »46 – peut être nommé de multiples façons (mais toujours de manière conjecturale, imprécise, non absolue). Cet horizon est le champ d’intelligibilité dans lequel tout chercheur de la vérité (ou voyageur) se déplace, selon un mouvement «  in ipsa et ex ipsa, per ipsam, ad ipsam[veritatem]  »47, et d’où il tire son être et sa subsistance (comme «  immortalis cibus vitae eius  »)48. En ce sens, comme dirait Karl Kraus, «  Ursprung ist das Ziel  »49. il n’y a plus de fin pour atteindre le lieu au-delà de la limite de l’horizon. Ce lieu absolu et infini, évidemment, «  non est in aliquo loco locatus  »50. Dieu «  est ubique, scilicet in omni loco, sed non localiter seu contracte. Sed dum est in omni loco, manet ab omni loco absolutus, quia   De theol. compl.: h X/2a, n. 14, lin. 35-36.   De gen. 1: h IV, n. 152, lin. 14-15. 45   Sermo CCXVI: h XIX, n. 8, lin. 4-5. 46   De princ.: h X/2b, n. 19, lin. 10. 47   Sermo CCXVI: h XIX, n. 10, lin. 8-9. 48   Ibid., n. 11, lin. 7. 49  KRAUS,  K., Der sterbende Mensch, in Id., Worte in Versen I.-IX. Gedichte 19221930, Kösel München 1959, p. 28. 50   Sermo CCXVI: h XIX, n. 15, lin. 11. 43 44

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est in omni loco illocaliter  »51. Dieu peut donc être défini comme l’«  esse loci  » qui «n’est pas dans un lieu», dans lequel tout ce qui est protégé, enveloppé et gardé comme dans son élément naturel – où les étants intramondains «  in proprio loco tuentur et tuta sunt et quiescunt  »52. C’est peut-être ce champ d’intelligibilité qui est le lieu «  ubi inneffabile est nomen omnium nominabilium  »53. En effet, l’espace qui rend possible toute appréhension rationnelle et intellectuelle du vrai doit fuir toute intention cognitive (ou prédication), de la raison comme de l’intellect. Il ne peut être embrassé, circonscriptible, déterminable. Un tel horizon, dans le De possest, est appelé par le Cusain praesuppositum54, en tant qu’antécédent à toute négation et affirmation, avant le néant même et même la détermination (positive) de quoi que ce soit. En tant que présupposé absolu, il se place en lui-même (Nicolas écrit  : dans le propre «  in  ») comme «  nihil omnium quae sunt  »55 – même si c’est la source de toute prédicabilité et d’effabilité humaine. Dans cet ubi, on peut donc, d’une part, se mouvoir à travers des déterminations singularisantes, qui sont des désignations notionnelles, lesquelles spécifient le «  nomen nomini s» de diverses manières  ; d’autre part, il faut procéder à la dissolution de ces différentes définitions notionnelles de la singularité propre (toujours partielle), en libérant la marge de signification latente qui, ainsi, dans une logique linguistique du type transumptif, s’étend dans le propre champ (ou horizon) divin de métasignification (lieu indéterminable dans lequel advient toute vérité éventuelle). Le sermon XLVIII (Dies sanctificatus, Mayence 1455) est très significatif de ce point de vue. On y dit que «  la variation des noms d’une même chose provient du mouvement de la raison (secundum varietate motus rationis), tandis que le vrai nom est ineffable. Par conséquent, tout nom, dans la mesure où il est imposé par un certain mouvement de la raison, résulte d’une explication (explicantia) du vrai nom de la chose, nom qui ne peut être atteint dans la sphère de la raison  »56. Pour saisir la vérité du nom, il faut donc aller au-delà des dénominations/définitions   Ibid., n. 19, lin. 23-27.   Ibid., n. 4, lin. 21-22. 53   De poss.: h XI/2, n. 53, lin. 14-15. 54   Ibid., n. 67, lin. 3. 55   Ibid., n. 74, lin. 14. 56   Sermo XLVII A: h XVII, n. 16, lin. 10-15: «  Et scias ex hoc esse, quod secundum varietatem motus rationis est variatio nominis eiusdem rei. Et verum nomen ineffabile est; et omnia nomina rationis motu imposita sunt explicantia in aliquia similitudine verum nomen rei, quod non attingimus in rationali regione  ». 51 52



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individuelles, remonter vers l’unité ineffable dont dérive chaque nom, tout comme «  les différentes fins de la lumière de la grâce sont la cause des multiples variations des créatures qui descendent – à cause du mouvement explicatif des définitions [Note de l’éditeur] – de l’unité de la lumière  »57. Cet horizon se comporte comme l’absolutus visus (regard créatif, qui rend possible tout ce qui est dans la région du visible), qui ne peut être saisi – absolument, sans contraction – par aucun regard angulaire. C’est ce que dans De visione Dei Nicolas définit comme «  visio circularis  », qui est telle qu’elle embrasse chaque «  visio angularis  », suivant comme une ombre les mouvements de tous ceux qui regardent (dans leur ensemble) et de chacun (singulièrement). Dieu, selon la métaphore du «  ludus iconae  » mis en scène avec l’aide des moines contemplatifs de Tegernsee, se déploie comme l’horizon transcendant de la visibilité et du dialogue, champ dans lequel les moines – observe Kurt Flasch – «  tauschen ihre Seherfahrungen aus  ; sie glauben sich gegenseitig ihre Wahrnehmungen. Die eindeutige Raumbestimmtheit des sehenden, seine Festgelegtheit auf einen Raumpunkt, öffnet sich zugunsten einer Sehzone; statt des einen Sehpunktes haben wir mehrere. Es geht um eine kollektive Erfahrung, die ohne Hören, Sprechen, Einander-Glauben nicht zustande käme  »58. Cet espace choral, sorte de theatrum veritatis – Rundbühne dans lequel, comme le note Michel de Certeau, «  l’objet de la vision (la table picturale) regarde, tandis que les sujets (les spectateurs) deviennent représentation  »59 – est tel qu’il permet la multiplicité des perspectives différentes sur la vérité, toutes convergeant vers la même image archétype de l’omnivoyant. Ce champ, qui est l’irradiation de la vérité qui appelle le monde à l’identité d’un seul regard absolu, est paradoxalement inclus (allusivement) dans chaque perspective particulière, caractérisée par une certaine quantité (chaque regard, écrit Nicolas, «  per angulum quantum videt  »). Tout regard humain est comme tel l’expression d’un certain angle de perspective (au sens de singularitas propre à la constitution spirituelle d’un voyant déterminé), et aussi de nature à préfigurer cette marge d’ultériorité (propre au champ de la visibilité omnivoyante) qui a à voir avec la négation de l’autosuffisance de toute appréhension déterminée du vrai (motif philosophique qui favorise évidemment le dialogue   Ibid., n. 14, lin. 7-10.  FLASCH,  K., «  Nicolaus Cusanus, vom Sehen Gottes  », in Micrologus, 5 (1997), p. 115. 59  DE CERTEAU,  M., «  Nicolas de Cues, le secret d’un regard  », in Traverses, 30-31 (Mars 1984), p. 79. 57 58

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et la Auseinandersetzung entre les différents chercheurs de la vérité). La valeur philosophique de la représentation théâtrale mise en scène dans De visione Dei réside dans cette marge de sens ultérieur, catalysée par le regard divin cuncta videns – le scénariste suprême à qui rien n’échappe des parties individuelles récitées dans le champ interminé de la vérité. De ce point de vue, le langage chez le Cusain subit un processus décisif d’approfondissement (au sens d’une théorie de l’ubi linguistique)  : Dieu est le champ linguistique dans lequel chacune de nos affirmations de la vérité trouve sa place et son fondement. Mais de même que chacune de nos définitions n’englobe pas toute la grammaire, de même l’intention de chaque mot n’ajustera jamais l’origine complicative de chaque être déterminé (en soi effable et déterminable linguistiquement toujours et seulement selon une espèce particulière de notion). Selon le De possest, on peut dire que Dieu – étant en acte tout «  de quo posse esse potest verificari  »60 – peut être nommé par n’importe quel nom qu’il est possible d’attribuer à n’importe quelle réalité (avec divers degrés d’approximation, évidemment). «  Peu importe comment on nomme Dieu, il suffit de savoir transférer les termes au pouvoir-être d’une manière intellectuelle61  », écrit Nicolas dans le De possest. Mais, ce faisant, nous découvrons que chaque nom perd en précision, en se révélant comme un synonyme  : un mot interchangeable avec une infinité d’autres, par rapport auquel il constitue, à l’unisson de la consonans clamor, le champ de l’imprécision féconde de l’effabilité du principe innommable. Ce dernier, en effet, est nommé par une définition qui est l’identité «  qui englobe tous les noms et chacun, et en même temps aucun  »62. Dans une telle définition «  toutes choses sont et se meuvent (omnia sunt et movetur)  »63 comme dans leur lieu d’origine. Ici, dans l’incommensurable, tout vit au plus haut degré de perfection. 3. Le jeu des noms divins  : le Deus trifrons et la parole dans le cercle Dans le De possest, Nicolas propose une logique circulaire de l’infini, qui – écrit Beierwaltes – est «  essentiellement différente de cette logique et de cette théorie de la connaissance guidée par le principe selon lequel   De poss.: h XI/2, n. 8, l. 6.   «  Non refert igitur quomodo deum nomines, dummodo terminos sic ad posse sic ad posse esse intellectualiter trasferas  »: ibid., 11, lin. 10-11. 62  «  [Possest] est enim nomen omnium et singolorum nominum atque nullius pariter  »: ibid., n. 14, lin. 9-10. 63   Ibid., n. 16, lin. 15. 60 61



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la contradiction doit être évitée  »64. Cette logique s’exprime au niveau du discours dans la circularité et l’interchangeabilité entre les différents prédicats de l’absolu, procédure qui est illustrée par le Cusain, dans le De possest, en utilisant l’énigme sensible du jeu de la toupie (ludus trochi) – véritable symbole de la theologia sermocinalis cusaine. Plus vigoureusement la toupie est jetée par le bras de l’enfant, plus vite elle tourne sur elle-même, de sorte qu’elle «  in maiori motu videatur stare et quiescere  »65, et tous ses points sont un seul point immobile. Il en va de même pour les différentes parties de la circonférence de la toupie, dont chacune correspond à un nom ou à un attribut du divin (veritas, bonitas, etc.), ou aux mêmes personnes divines  : celles-ci, dans le mouvement instantané assumé par l’artefact, vont se retrouver coïncider dans un mouvement «  velocissimus pariter et tardissimus seu quietissimus  »66. Dessinons donc un cercle BC, qui tourne comme la circonférence la plus grande de la toupie, autour du point A, et un autre cercle DE fixe. N’est-il pas vrai que plus le cercle mobile tourne vite, moins il semble être en mouvement  ? Admettons que le pouvoir être mû (posse moveri) en lui-même soit en acte, c’est-à-dire qu’il soit mû en acte autant qu’il est possible  : ne serait-il pas alors totalement en repos  ? Quand le mouvement arriverait à une vitesse infinie, les points B et C se trouveraient en même temps au point D du cercle fixe, sans quoi un autre point, par exemple B, serait temporellement antérieur au point C, dans le cas contraire le mouvement ne serait pas maximum et infini et il ne serait pas en mouvement mais au repos, parce qu’à aucun moment ces points ne s’éloigneraient du point C. Donc, le cercle entier, même s’il était maximum, serait à tout instant, en même temps, avec le point D, même si le point D était minimum, et non seulement avec D et E, mais avec tout point du cercle DE. (...) Les choses qui sont distantes ici ne sont nullement distantes en Dieu. En effet, D et E sont distants l’un de l’autre par le diamètre du cercle, dont ils sont les points opposés  ; mais non en Dieu. Car, B venant de D est en même temps aussi en E. Ainsi, toutes les choses qui dans ce monde sont distantes l’une de l’autre dans le temps sont présentes devant Dieu, celles qui sont distantes l’une de l’autre de manière opposée sont conjointes là, et celles qui sont différentes ici sont identiques là. (...) Et aussi les raisons éternelles des choses, qui dans les choses sont telles et telles et différentes, et qui en Dieu semblent ne pas être diverses. En effet, même si les points BC du cercle sont conçus comme les raisons ou les idées des choses, ils ne sont cependant pas multiples, puisque tout le cercle et le point sont identiques. Quand en effet B coïncide avec D, 64  BEIERWALTES, W., Mystische Elemente im Denken Cusanus, in Deutsche Mystik im abendländischen Zusammenhang. Neue erschlossene Texte, neue methodische Ansätze, neue theoretische Konzepte. Kolloquium Kloster Fierschingen (1998), hrsg. von HAUG, W. und SCHNEIDER-LASTIN, W., Niemeyer, Tübingen 2000, p. 431. 65   De poss.: h XI/2, n. 18, lin. 12. 66   Ibid., n. 52, lin. 13-14.

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tout le cercle coïncide avec D et tous ses points sont un seul point, bien qu’ils semblent plusieurs quand nous regardons le cercle du temps DE et ses points67.

Les conséquences sur la théorie du nom sont immédiates. Quant à la Dei cognitio, écrit Nicolas dans le Compendium, «  ne pas être troublé par la force du nom, mais il faut considérer la coïncidence, l’égalité absolue et la simplicité du cercle dans lequel tous les noms sont un. Alors ce qui semble absurde pour un nom devient tolérable pour un autre, qui est différent pour nous, mais pas là où il est vraiment synonyme  »68. Ou, plutôt, un symbole conjectural en présence de la seule et unique véritable indistincta deitas69, laquelle «  in se manet omni modo dicendi ineffabilis  »70. L’image de la toupie, comme expérience de la coïncidence nominale dans la theologia sermocinalis, a un équivalent iconographique dans la peinture murale de l’église paroissiale gothique tardive de Santa Giuliana à Vigo di Fassa, autrefois dépendant du diocèse de Bressanone. Il s’agit d’une surprenante fresque d’abside, dans laquelle se détache une image de Dieu du type vultus trifrons, variante figurative – non moins problématique du point de vue de l’orthodoxie de la représentation artistique – du Deus tricephalus71. La fresque rhomboïdale, qui occupe la partie centrale de la voûte nervurée de l’abside, est l’œuvre du peintre Leonardo da Bressanone, artiste mort en 1476 et actif dans le Tyrol du Sud depuis les années 50. Sous l’influence de son atelier, Michael Pacher72, beaucoup plus célèbre, a suivi sa première formation. La fresque de Léonard fut peinte en 1452, environ un an avant que Nicolas ne mette la main au De visione Dei. Qu’il y ait un rapport certain entre le Cusain, comme évêque de Bressanone, et l’église paroissiale de Santa Giuliana, est un fait acquis.   Ibid., n. 18-22, lin. 12-9 (trad. PASQUA, H.).   «  Non oportet igitur, quod turberis in vi vocabuli, sed necesse est, ut coincidentiam et summam aequalitatem et simplicitatem illius circuli respicias, ubi omnia vocabula unum sunt, et tunc id, quod videtur absurdum, fit per aliud vocabulum tolerabile, quod quidem vocabulum, quoad nos aliud, non est ini aliud, sed realiter synonymum  »: De theol. compl.: h X/2a, n. 14, lin. 33-38.  69   De poss.: h XI/2, n. 49, lin. 14-15. 70   Ibid., n. 47, lin. 2-3. 71   Cfr. CUOZZO, G., «  Visio circularis. Die imago Dei des ‘Deus trivultus’ der Pfarrkirche Santa Giuliana in Vigo di Fassa  » in Ars imitatur naturam. Transformationen eines Paradigmas menschlicher Kreativität im Übergang vom Mittelalter zur Neuzeit, hrsg. v. MORITZ, A., Aschendorff, Münster 2010, pp. 119-128. 72   Cfr. SPADA PINTARELLI, S, Affreschi in Alto Adige, Arsenale, Venezia, 1997, p. 24. 67 68



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Du point de vue doctrinal, la fresque est une représentation paradoxale du divin, dont le centre spéculatif renvoie au cœur christologique du De ludo globi. Ici, la vérité (Jésus-Christ), au centre des neuf cercles concentriques qui articulent le plan de jeu, est telle qu’elle déplace «  la sphère de sa personne afin de se reposer au centre de la vie (personae suae globum sic movit, ut in medio vitae quiescat)  »73. C’est donc un mouvement absolu, identique au mouvement minimum, puisque le Christ est «  quies seu locus rationum ratiocinantium sive intellectualium discursuum  »74. Cette doctrine, comme nous l’avons vu, se retrouve dans le De possest à propos de l’expérience énigmatique de la toupie, selon laquelle «  aucun mouvement n’a de fin, ou n’est ce qu’il peut être, si ce n’est celui qui convient à Dieu, qui est également mouvement maximum et mouvement minimum, c’est-à-dire, le plus en repos  »75. Je crois que cette énigme d’un mouvement absolu du regard est, pour le Cusain, l’analogie figurée qui convient le mieux à la représentation symbolique de la conscience de soi divine, comme absolue «  Selbstreflexion der Einheit  »76  : la conscience de soi qui est telle qu’elle s’exprime de façon circulaire en s’achevant dans une parfaite connaissance de soi. Sui ipsius conceptus77 dans lequel le début et la fin de ce processus, éternellement en action, de l’essence infinie, sont réunis comme une réalisation de soi réflexive et intemporelle. On pourrait supposer que ce processus d’auto-identification se vérifie, au niveau humain, précisément dans le langage  : paradoxalement partagé entre la précision revendiquée des définitions utilisées de temps en temps et l’ouverture symbolique du nom à une marge inépuisable de vérité, dont l’ulteriorité dépasse tout terme rationnel. Ce deuxième aspect pourrait être défini comme la nuance conceptuelle/linguistique de la pensée du Cusain. Il semble avoir une fonction similaire à celle des traits de Léonard de Vinci, le «  nuancé  »78. Selon lequel «  les contours de l’objet représenté disparaissent, la définition du corps n’est pas affectée par la tentative de l’observateur de le   De ludo II: h IX, n. 51, lin. 4-5.   Sermo CCXVI: h XIX, n. 8, lin. 4-5. 75   «  Nullus enim motus est in fine seu id quod esse potest nisi qui deo convenit, qui est motus maximus pariter et minimus seu quietissimus  »: De poss.: h XI/2, n. 10, lin. 18-20 (Trad. PH). 76  BEIERWALTES,  W., Visio absoluta. Reflexion als Grundzug des göttlichen Prinzips bei Nicolaus Cusanus, Winter, Heidelberg, 1978, p. 32. 77   Sermo I: h 16, n. 8, lin. 9. 78  LEONARDO DA VINCI, Trattato della pittura, in Scritti. Tutte le opere: Trattato della pittura, Scritti letterari, Scritti scientifici, a cura di RECUPERO, J., Rusconi, Milano, 2002, par. 413, p. 169. 73 74

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saisir visuellement d’une manière univoque  »  ; ainsi, les traits saillants de l’objet représenté sont rendus dans la «  constitution d’une atmosphère indéterminée  », dans laquelle – reformulé au niveau tonal – il semble se résoudre dans ses qualités métaphysiques les plus propres79. Or, ce caractère non concluant de l’image (l’»inachevé») nourrit le trait allusif, symbolique – voire énigmatique – de la production de Léonard. Comme dirait Nicolas, l’infini, dans son sens le plus immédiat est l’interminatus, ou «interminus teminus, seu infinitus»80  ; un terme qui est en soi inobjectivable, et qui est – précisément dans sa plus grande indétermination – «le terme de toutes choses et toutes sciences (terminus igitur omnium rerum et omnium scientiarum)»81. Et Léonard, à son tour, comme une énigme, se demande  : Quelle est cette chose qui n’est pas donnée et qui, si elle était donnée ne serait pas  ? C’est l’infini qui, s’il pouvait être donné, serait limité et fini, parce que ce qui peut être donné, est limité par la chose qui l’enferme dans ses extrémités, et ce qui ne peut être donné est cette chose qui n’a pas de limites82.

Prise dans ce tourbillon, qui reflète la même circuminsessio (περιχώρησις) des hypostases divines, la connaissance humaine se résout ainsi dans une circulation infinie de nominations, de définitions et de discours, c’est-à-dire, à y regarder de près, le court-circuit logique de la théologie cataphatique et apophatique, où toute affirmation sur Dieu – comme l’illustre le jeu de la toupie (ludus trochi) – doit être neutralisée par la négation correspondante (ou affirmation opposée), et ainsi de suite à l’infini. Que ce mouvement incessant d’autolimitation des revendications de notre posse contractum rationis n’assume aucun trait sceptique ou même relativiste, mais insiste plutôt sur l’appel à l’insaisissabilité constitutive et au caractère inépuisable de la vérité, est peut-être encore aujourd’hui le trait le plus vital de la spéculation théologique cusaine. Déjà dans le De docta ignorantia il y a une mention claire de cette doctrine particulière, quand le Cusain écrit que les noms et les définitions qui expriment les attributs divins «  invicem verificentur circulariter  »83. Or, du point de vue de l’exemple dialogique, tout cela se reflète dans des écrits tels que De Deo abscondito (1445) et De quaerendo Deum (1445), et non par hasard dans des écrits à caractère 79  ZOELLNER,  F., Leonardo da Vinci. Tutti i dipinti e tutti i disegni, Taschen, Köln, 2010, p. 99. 80   De ven. XXVI: h XII, n. 79, lin. 19. 81   Ibid., n. 27, lin. 15. 82  LEONARDO, Cod. Atl., fol. 131 r.b (nouvelle numérotation, 362r). 83   De docta ign. I, 21: h I, p. 44, lin. 4-6.



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e­ xpressément dialogique, tant dans leur structure que dans leur contenu. En ce qui concerne le premier des écrits cités, dans la réponse donnée par le chrétien au païen, qui demandait si le nom du vrai Dieu (dont l’être en luimême «  n’est pas intelligible, même si c’est le nom qui nomme et distingue entre eux toutes choses intelligibles  »)84, peut être oui ou non exprimé, le Cusain écrit  : Je dirai qu’il n’est ni nommé ni non nommé, ni qu’il est nommé et non nommé ensemble, mais que toutes les choses qui peuvent être dites disjointes (disiunctive) et conjonctives (copulative), par consensus ou contradiction, ne lui conviennent pas en raison de l’excellence de son infinité. Il est en fait le seul principe, avant toute pensée qui pourrait être formulée autour de lui85.

A la réponse du païen  : «  Mais vous[chrétiens] appelez Dieu votre Dieu  », et donc «  dites-vous le vrai ou le faux  ?  », le Cusain – c’est-àdire le protagoniste de son dialogue, qui se présente en disant «  je suis chrétien  » – défiant la capacité de comprendre de quiconque veut saisir l’absolu avec un concept ou une définition de la ratio discernens, répond ainsi’  : Ni l’un ni l’autre, ni les deux. Nous ne disons pas la vérité en soutenant que tel est son nom, mais nous n’affirmons pas le faux, car il n’est pas faux que tel est son nom. Nous ne déclarons pas non plus le vrai et le faux en même temps, parce que la simplicité divine précède toutes choses, tant celles qui peuvent être nommées que celles qui ne peuvent l’être86.

  De quaer. 1: h IV, n. 26, lin. 10-11.   De Deo absc.: h IV, n. 10, lin. 13-17. 86   Ibid., n. 13, lin. 4-9. 84 85

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Leonardo da Bressanone, Deus tricephalus (1452), Pieve di Santa Giuliana (Vigo di Fassa)

LE MOUVEMENT COMME SUBSTANCE DANS LE DE LUDO GLOBI Hervé Pasqua (Université Côte d’Azur) Dans le De ludo globi, écrit à la fin de l’année 1463 à Rome1, Nicolas de Cues reprend et développe la conception du mouvement énoncée dans le deuxième livre du De docta ignorantia, qu’il reliait à celle de connexion. Les choses, dit-il, sont de manière connexe, de sorte que le mouvement est un «  mouvement de connexion amoureuse de toutes les choses vers l’unité, afin que toutes constituent un seul univers  »2  : Nous savons désormais grâce à elle (la docte ignorance) que l’univers est trine, que rien en lui n’est un sans être puissance, acte et mouvement de connexion, et que aucun de ces trois éléments ne peut subsister de façon absolue sans les deux autres, ainsi se trouvent-ils tous nécessairement en toutes choses suivant des degrés divers et si différents qu’il ne peut y avoir deux choses égales dans tout l’univers.3

Le jeu de boule, inventé par le Cusain, prend le sens d’une métaphore plaisante qui lui permet d’illustrer et de clarifier ce mouvement de connexion en donnant à ses explications une dimension existentielle. L’exemple du jeu s’inscrit dans le cadre de la recherche de Dieu. Cette recherche, illustrée à son tour par la métaphore de la chasse dans le De venatione sapientiae, exprime la tension entre l’homme et l’absolu, entre la créature qui est image et le Créateur dont elle est l’image. Etant image du Créateur, la créature est image de celui qui voit toutes choses. Theos, dit Nicolas dans le De quaerendo Deum, vient de «  theoro  » qui signifie

1   Cf. SENGER, I. G., Préface à l’édition de Heidelberg, De tempore locoque compositionis, p. XXI  ; VANSTEENBERGHE, E., Le Cardinal de Cues, p. 275. 2   De docta ignorantia, II, X, 154  : «  Et hic est motus amorosae connexionis  » (trad. fr. PASQUA, H., La docte ignorance, Payot, Paris, 2008/2011, p. 197) 3   De docta ignorantia, II, XI, 156  : «  Scimus nunc ex istis universum trinum  ; et nihil universorum esse, quod non sit unum ex potentia, actu et connexionis motu  ; et nullum horum sine alio absolute subsistere posse, ita quod necessario illa in omnibus sunt secundum diversissimos gradus adeo differenter, quod nulla duo in universo per omnia aequalia  » (tr. fr. PH, p. 199).  

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«  je vois  » et «  je cours  »4. Celui qui cherche doit courir en parcourant du regard tout ce qui s’offre à sa vue. La recherche est une course. Cette course est vie et force unitive auto-constitutive de soi en tant que vision. En voyant, je me vois voyant et comme étant vu. Autrement dit, je ne chercherais pas si je n’avais déjà trouvé. L’unité est retour sur soi, elle est vie. Telle est l’unité de l’Un vivant  : unitas, aequalitas, connexio. Le mouvement comme retour sur soi est un mouvement intellectif que Nicolas appelle dans le Jeu de la boule mouvement «  substantiel  »  : Et même si le mouvement qui donne la vie à l’animal cessait quand vient à défaillir la santé du corps, le mouvement intellectif de l’âme humaine, qu’elle possède et exerce sans le corps, ne cesse pas pour autant. C’est pourquoi ce mouvement qui se meut lui-même intellectuellement est subsistant en soi et substantiel.5

Ce mouvement substantiel, poursuit Nicolas, est «  une force, qui a aussi le nom d’esprit  »6. Vie, tension, force, le mouvement vivifie le corps et peut l’abandonner sans cesser de se mouvoir pour autant  : «  quand elle ne les exerce plus, elle demeure néanmoins perpétuellement, alors même qu’elle est séparée localement du corps  »7. La vie intellective est le propre de l’homme. Ce jeu, commence par enseigner le Cusain, montre que l’homme diffère de toutes les autres créatures  : Avant tout, vous considèrerez attentivement la boule et son mouvement, car ils procèdent de l’intelligence. Aucun animal, en effet, ne produit une boule et la met en mouvement vers un but. Vous voyez, par conséquent, que ces œuvres des hommes sont faites à partir d’un pouvoir qui dépasse tous les autres animaux de ce monde.8

Ce texte apporte deux informations importantes  : premièrement, ce qui différencie les hommes des animaux est l’intelligence et, deuxièmement, cette intelligence est un pouvoir, une force (virtus). Ce pouvoir intellectif est inégal chez les individus qui sont tous différents les uns des autres, il 4  Cf. De quaerendo Deum, I, 19  : «  Theos vient de theoro qui signifie je vois et je cours  » (Theos dicitur a theoro, quod est video et curro). 5   De ludo globi, I, 24  : «  Et licet motus vivificandi animal cesset deficiente sanitate corporis, tamen non cessat motus intellectualis animae humanae, quem sine corpore habet et exercet. Ideo motus ille seipsum intellectualiter movens est in se subsistens et substantialis  » (tr. fr. PH, Le jeu de la boule, Cerf, Paris 2019, p. 61). 6   Ibid. 7   Ibid. 8   De ludo globi, I, 3: «  Primum igitur attente considerabis globum et eius motum, quoniam ex intelligentiam procedunt. Nulla enim bestia globum et eius motum ad terminum producit. Haec igitur opera hominis ex virtute superante cetera mundi huius animalia fieri videtis.  » (tr. fr. PH, p. 27).



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s’ensuit qu’il est plus ou moins grand en chacun. Cela est conforme à la condition contingente de l’homme9 soumis aux variations du ciel, de la mer et des saisons. Toutes ces choses, en changeant, changent aussi celles qu’elles contiennent. Le jeu de la boule inventé par Nicolas vise en vérité à nous instruire sur la condition changeante de la vie humaine et sur l’impossibilité où l’homme se trouve, comme la boule du jeu, de rejoindre le centre en se projetant vers lui en dépit de ses tentatives multiples. Le lancer de la boule représente le mouvement bien orienté vers le centre d’une série de cercles concentriques. Le centre symbolise le but de la vie  : l’union à Dieu dans le Christ. Il décrit un joueur lançant une boule concave, roulant sur elle-même, vers une cible qui est le centre. Mais le centre qui est au cœur de tous les cercles concentriques semble être injoignable. Pourquoi  ? Parce que l’homme est dans le monde de l’inégalité ici-bas et que le centre est l’égalité avec lui-même, il se confond avec l’Intellect qui est l’égalité de l’Un avec l’Un.10 Nicolas met en «  jeu  » l’existence. L’essence de l’homme consiste à ex-sister, à sortir de soi pour rejoindre ce fond sans fond qu’est l’abime, l’ab-grund, de l’Un. L’anthropologie cusaine exprimée dans le De ludo globi, situe l’homme face à ce lieu infini11. Nous pouvons penser au fond de l’âme qui, pour Eckhart, est dans l’âme mais n’est pas de l’âme12. Son chemin n’a pas de fin, il est infini parce que le lieu dans lequel il chemine est l’infini qui est un non-lieu  : un non-lieu, car le chemin lui-même, tel un fleuve, avance sans cesse. L’homme n’avance pas sur un chemin qui a un commencement et une fin. Il est depuis toujours en chemin, il est l’explication de ce qui est «  compliqué  », replié et retiré dans ce lieu infini, qu’est l’unité vivante et le pouvoir sans limite de l’Un divin en qui, par qui et vers qui, tout ce qui est se meut. La vie humaine consiste donc en un cheminement13 à l’intérieur de ce lieu infini qu’est l’Un divin, lui-même en retour sur soi par le mouvement de connexion. Or, nous savons depuis le De quaerendo Deum que la créature, étant image du 9   Sur l’anthropologie cusaine, voir ANSEN, J., «  Der Ball ist nicht rund  : das Globusspiel des Nickolaus Cusanus  », in Kult um den Ball, Auf den Spuren des Fussball, LEMBKE, K. (hrg.), Nürnberg 2006, pp. 44-47. 10   Voir le De aequalitate dans son ensemble. 11   Cf. CATÀ, C., La croce e l’inconcepibile. Il pensiero di Nicola Cusano tra filosofia e predicazione, Eum X Filosofia, Macerata 2009, pp. 330ss. Sur le sens de la notion de «  lieu infini  », voir BOEHLHANDT, M., Wege ins Unendliche. Die Quadratur des Kreises bei Nikolaus von Kues, Augsburg 2002. 12   Cf. PASQUA, H., Maître Eckhart, le procès de l’Un, Cerf, Paris, 2006, p. 233ss. 13   Sur le sens cusain de la notion de «  via  », voir GHILARDI, M., «  Dio prima di Dio  », in Nicolo Cusano  : Il Dio-segreto, MIGNINI, F. (a cura di), Atti del Convegno di Macera, 2006.

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Créateur, est image de celui qui voit toutes choses, qui court à travers toutes choses, et que toutes choses sont prises dans cette course14. La vie est un jeu, comme la recherche de Dieu est une course. L’homo viator est homo ludens15. Ainsi, le chemin devient le but. La métaphore du jeu dans le De ludo globi, comme celle de la chasse dans le De venatione sapientiae, montre que l’existence n’est qu’une poursuite sans fin de l’absolu, une poursuite qui consiste en un détachement. L’existence humaine est essentiellement en quête d’un centre qui se trouve au-dehors et au-delà d’elle-même. Le De ludo globi montre l’aspect téléologique de l’existence animée par le désir de voir le Dieu caché16 en courant vers lui. Toute l’activité de l’homme, la science, la technique, l’art, tendent vers ce but, comme la boule lancée par le joueur vise le centre immobile et inaccessible. Ce qui est jeté en avant, ex-siste, n’est pas par soi  : ne possédant pas un être propre, il n’est ni substantiel, ni autonome. Il n’est nullement question d’une participation à un esse subsistens, mais d’une imitation, ou plus précisément d’une contraction, de l’Un dont tout étant est un reflet. L’Un se retrouve dans le multiple sous la forme d’une dérivation modale assimilée à une chute (casus) qui fait de l’homme, doué d’intellect, un dieu occasionatus. Le monde multiple, dès lors, n’est pas séparé de son origine, il n’est pas constitué d’êtres indépendants et autonomes. Il n’y a pas création d’êtres, mais une apparition de modes de l’Un qui sont autant de manières de se manifester. Il y a une manifestation in nihilo, c’est-à-dire passage de l’Un dans le multiple. Un tel passage exclut la notion de création ex nihilo par laquelle la créature reçoit un être différent du créateur dans une philosophie de l’esse. Or, pour cette dernière, la création n’est ni mouvement ni mutation.17 L’image de la lumière illustre la distinction entre mutatio et creatio. La lumière est la même dans le corps qu’elle éclaire, mais le corps éclairé ne se confond pas avec la lumière dans une philosophie de la participation, alors que le corps éclairé est tout entier lumière dans une philosophie de l’Un. Car, l’Un passe tout entier dans le multiple, au sens où il se reflète entièrement dans chaque élément du tout qu’est le monde multiple. Celui-ci est ­semblable à un miroir brisé où l’Un se reflète tout entier  Cf. De quaerendo Deum, I, 19  ; voir plus haut note 4.  Cf. Moffist-Watts,  P., Homo ludens, in Nicolaus Cusanus – a fifteenth Century vision of Man, Leiden 1982, p. 189ss; Huizinga, J., Homo ludens, Turin, 2000. 16  Cf.  THURNER,  M., «   Theologische Unendlichtkeitsspekulation als endlicher Weltnwurf. Der menschlich Selbstvollzung im Aenigma des Globbuspiels bei Nikolaus von Kues  » in Mitteilunegen und Forschungen der Cusanus-Gesellchaft, 27 (2001). 17   Cf. THOMAS D’AQUIN, De potentia, q. 3, a. 2. 14 15



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dans chaque éclat. Il n’est nullement question ici de participation, mais d’une dérivation qui est un mouvement transitif où tout ce qui est dans la cause passe dans l’effet, comme le mouvement de la main passe entièrement dans le stylo. La perfection du moteur est dans le mobile. Lorsque le moteur s’arrête, le mobile s’arrête. Le mobile n’a donc aucune indépendance par rapport au moteur et le moteur agit nécessairement, il ne se parfait que dans le mobile. Dans cette perspective, il n’est pas envisageable de parler de création libre. Il est préférable de parler d’émanation nécessaire. Tout est mouvement et ce mouvement est une force, une puissance en acte, qui s’identifie à l’auto-constitution de soi par soi de l’Un unitrine qui est unitas, aequalitas et connexio. Dans cette perspective, la création est mouvement et le créateur passe tout entier dans le créé, la créature est la perfection du créateur. Il n’y a aucune liberté de part et d’autre, mais seulement une énergie aveugle, une nécessité anonyme. Le pouvoir, comme fondement ultime de toutes les choses, apparaît dès le De principio, où le principe apparaît d’autant plus puissant qu’il est plus un de sorte qu’unité et puissance – ou pouvoir – s’identifient en tant qu’acte infini et infini actuel.18 Dans un premier temps, Nicolas de Cues lui a donné le nom de possest qui concilie pouvoir et acte. Mais dans sa dernière œuvre, le De apice theoriae, il retiendra l’expression de posse ipsum comme étant suffisante pour exprimer le simple pouvoir comme acte. Graziella Vescovini souligne qu’on assiste, ici, à la mise en place d’une authentique métaphysique du pouvoir  : «  Il me semble que c’est une métaphysique du pouvoir qui est ici formulée, comme le démontre le recours aux concepts d’«  hypostase  » ou de «  subsistance  » pour désigner ce pouvoir, comme si une métaphysique de la substance commençait ici à être réécrite à partir de la notion de pouvoir  »19. Tout ce qui ex-siste n’est dès lors qu’une apparition, ou la manifestation, du posse ipsum lequel, rapporté à l’homme, trouve dans la volonté sa pleine expression, ouvrant la perspective d’une articulation implicite entre une métaphysique du pouvoir et une métaphysique de la volonté. L’unité pure et nue de l’Un est toute-puissante, parce qu’infinie. Elle deviendra volonté de puissance quand cette volonté apparaîtra, avec Descartes, comme étant ce qu’il y a d’infini en l’homme. Cet infini existant dans l’homme est justement sa volonté. Dans la quatrième des Méditations métaphysiques ce motif est repris  : «  Il n’y a que la volonté ou le librearbitre que j’expérimente être en moi si grande que je ne conçois point   De principio, 8.  FEDERICI-VESCOVINI, G., Il Gioco della palla, Città Nuova, Roma, 2001, Introduzione, p. 26 18 19

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l’idée d’aucune autre plus ample, en sorte que c’est elle principalement qui me fait connaître que je porte en moi l’image et la ressemblance de Dieu  ».20 Il faudra attendre Nietzsche pour que cette volonté se transforme en puissance. * * * Dans le De ludo globi Nicolas conçoit le temps, à la suite d’Aristote, comme mesure du mouvement, mensura motus,21 mais il précise aussitôt que la mesure diffère du mesuré parce que le mesuré relève du monde inégal et que la mesure revient à l’esprit mesurant, mens mensurans, qui renvoie à l’intellect qui est parfaite égalité de soi avec soi  : Nous avons considéré au début de notre entreprise que, dans les réalités où se trouvent du plus et du moins, nous n’arrivions pas à un maximum dans l’être et le possible22. Par suite, nous avons montré que l’égalité précise appartient seulement à Dieu. Il en résulte que toutes les choses qui peuvent être données, excepté Dieu, sont différentes entre elles. Ainsi, un mouvement ne peut être égal à un autre, ni être la mesure d’un autre mouvement, car la mesure diffère nécessairement du mesuré.23

La mesure est effectuée par l’esprit mesurant, mens mensurans, à partir du nombre et du nunc. Cette doctrine diffère de l’aristotélisme pour lequel l’intellect ne mesure pas les choses, mais est mesuré par elles. Aristote distingue la puissance et l’acte et définit le mouvement comme passage de la puissance à l’acte, d’où il suit que ce qui est en puissance est mû par ce qui est en acte et, par conséquent, que ce qui est mû est mû par un autre. Pour le Cusain, la puissance ne précède pas l’acte, elle se confond avec lui  : l’acte est puissance et la puissance est acte, elle est pouvoir, possest. Dans le De possest, Nicolas illustre sa doctrine avec l’exemple d’une toupie tournant sur elle-même à une vitesse telle que son 20  DESCARTES,  R., Méditations métaphysiques – Quatrième méditation, Gallimard, Bibliothèque de la Pléïade, 1953, p. 305. 21   De ludo globi, I, 18 et surtout II, 93  : «  Albert  : Combien il m’est agréable d’avoir compris que le temps, qui est la mesure du mouvement, sans l’âme rationnelle, ne peut ni être, ni être connu, puisqu’elle est la raison ou le nombre du mouvement, et que les concepts en tant que concepts reçoivent cela de l’âme qui est créatrice des concepts, comme Dieu l’est des essences  ». 22   Telle est la «  règle  » de la docte ignorance énoncée en I, 3. 23   De docta ignorantia I, II, I, 91  : «  Habuimus in radice dictorum in excessis et excedentibus ad maximum in esse et posse non deveniri. Hinc in prioribus ostendimus praecisam aequalitatem solum Deo convenire. Ex quo sequitur omnia dabilia praeter ipsum differre. Non potest igitur unus motus cum alio aequalis esse nec unus alterius mensura, cum mensura a mensurato necessario differat  » (tr. fr. PH, p. 138).



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mouvement ne se distingue pas de l’immobilité24. Cet exemple montre la non-distinction entre la puissance et l’acte, qui caractérise le pouvoir comme acte et comme force. Nicolas peut, dès lors, parler d’un mouvement se mouvant lui-même comme d’un mouvement substantiel. Ce qui se meut n’est plus mû par un autre, mais par soi-même. Le mouvement n’est donc pas un accident, parce qu’il ne s’ajoute pas à ce qui est déjà en mouvement, à savoir l’esprit, de même que la vie s’ajoute au corps pour le mettre en mouvement, lequel peut cesser. Il est substantiel, force vitale qu’est la vie même de l’esprit  : En effet, le mouvement qui ne se meut pas lui-même est accident. Mais le mouvement qui se meut lui-même est substance. Car le mouvement n’advient pas à ce dont la nature est mouvement, comme la nature intellectuelle, qui ne peut être intellect sans le mouvement intellectuel par lequel il est en acte. C’est pourquoi le mouvement intellectif se mouvant soi-même est substantiel. Il ne termine donc jamais.25

Le mouvement substantiel est donc exclusivement celui de l’âme intellective  : «  L’intellect, en effet, se meut soi-même  ». Ce qui est sphérique se meut plus facilement. Si la sphéricité était maximale de telle manière qu’il ne pourrait y en avoir de plus grande, elle serait assurément mue par elle-même et serait à la fois ce qui meut et ce qui est mû. Tel est le cas de l’intellect qui est retour sur soi. Or aucune boule, parce que matérielle, n’est à ce point sphérique qu’elle ne pourrait l’être davantage. Le mouvement en ce sens est accidentel, parce que produit dans un corps. Cela signifie qu’il n’y a pas de boule parfaite dans le monde indéfiniment quantifiable et que, par conséquent, aucune boule ne se meut sans une poussée qui la mette en mouvement. Ce mouvement n’est pas imprimé dans le corps comme dans la boule, il s’ajoute au corps et en est séparable. La boule du jeu est l’image de ce qui est mû par un autre, comme le corps fini et quantifiable. Le mouvement lui est donc ajouté comme un accident, mais il ne l’est pas à l’âme intellective qui est capable de se mouvoir elle-même et de mouvoir le corps, car l’intellect est retour sur soi, égalité de soi avec soi  : Le mouvement donc, qu’on appelle âme, est créé avec le corps et ne lui est pas imprimé comme dans la boule, mais le mouvement s’ajoute par  Cf. De possest, 23.   De ludo globi, I, 24  : «  Motus enim, qui non est seipsum movens, accidens est. Sed seipsum movens substantia est. Non enim illi accidit motus, cuius natura est motus, uti de natura intellectus, qui non potest esse intellectus sine motu intellectuali, per quem est actu. Ideo intellectualis motus est substantialis seipsum movens. Numquam igitur deficit  » (tr. fr. PH, p. 59). 24 25

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l­ui-même au corps et de telle manière qu’il en est séparable, c’est pourquoi il est substance.26

Le dualisme cartésien de l’âme et du corps affleure ici. Le mouvement donne la vie au corps qui n’est pas vivant par nature. Donner la vie, poursuit le Cusain, est un mouvement de la vie qui advient au corps, lequel n’est pas vivant de par sa nature. L’ensemble des choses participe ainsi au mouvement afin de se mouvoir en participant au mouvement, sauf une, qui se meut par soi et à laquelle le mouvement n’advient pas par communication pour qu’elle soit mue parce qu’elle est par nature mouvement, à savoir  : l’âme intellective. Comme le fait observer son jeune interlocuteur, le Duc Jean, Nicolas compare la boule au corps et le mouvement à l’âme, c’est-à-dire à l’intellect. Le mouvement n’est donc pas purement physique, il est activité vitale de l’esprit, élan, tension, production, efficience, substance auto-constitutive. Il est en puissance parce qu’il est en acte et cet acte est un acte de retour sur soi. Le mouvement, communiqué à la boule par une poussée, est invisible et indivisible comme l’âme qui n’occupe aucun lieu. Nous ne voyons en effet que ce qui est divisible et quantifiable, c’est-à-dire inégal et fini. Or, le mouvement invisible et indivisible est celui d’une sphère parfaitement arrondie dont la forme est telle qu’elle ne peut être plus ronde. Cette sphère parfaitement arrondie n’est pas sans rappeler ce que Parménide dit de l’Un dans son Poème.27 A la différence de l’Un parménidien, cependant, l’Un cusain est dynamique non statique. Il a en lui-même sa propre source, il est vie, flux qui afflue et reflue sur soi. Le concept de mouvement prend un sens nouveau. Il n’est plus recherche de ce qui le cause en dehors de tout mouvement. Mouvoir et être mû sont le même. Il n’y a pas de moteur immobile. La question aristotélicienne du pourquoi du mouvement ne se pose plus. Constitutif de soi, le mouvement est vie. La vie vit en elle-même, elle a en elle sa source propre. La vie est sans pourquoi. Agir, c’est être agi. Il n’y a pas de but autre que vivre, le mouvement a pour but le mouvement. L’influence de Maître Eckhart peut être ici évoquée  : «  Demandez, écrit ce dernier, à la vie pendant mille ans  : pourquoi vis-tu  ? Elle ne saura que 26   De ludo globi, I, 25  : «  Motus igitur, qui anima dicitur, est concreatus corpori et non impressus ei ut in globo, sed per se motus corpori adiunctus et taliter quod separabilis ab ipso  ; ideo substantia.  » (tr. fr. PH, p. 63). 27   PARMÉNIDE, Poème, VIII, 40  : «  Puisqu’il est parfait sous une limite extrême  ! il ressemble à la masse d’une sphère arrondie de tous côtés, également distante de son centre en tous points  » (Αὐτὰρ ἐπεὶ πεῖρας πύματον, τετελεσμένον ἐστί πάντοθεν, εὐκύκλου σφαίρης ἐναλίγκιον ὄγκῳ, μεσσόθεν ἰσοπαλὲς πάντῃ· τὸ γὰρ οὔτε τι μεῖζον) (tr. fr. TANNERY, P.).



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dire et que répondre  : je vis parce que je vis… Elle vit parce qu’elle vit pour elle-même. Interrogez un homme sincère, ayant ses raisons d’agir, il ne pourra que dire et que répondre justement  : j’agis parce que j’agis  »28. Vivre, agir, se dépenser selon toute la puissance de son énergie, tel le coursier bondissant et galopant dans la verte prairie, voilà la nature de l’homme vivant. La contemplation, l’immobilité, l’inanimé, n’ont plus la préséance sur la force vitale  : au commencement était l’action. La vie s’écoule comme un processus sans fin ni but, elle «  s’épanouit et fleurit  » toujours, sans «  se faner ni vieillir  » jamais. Tout est mouvement, rien ne connaît de repos, non parce que ce qui se meut n’aurait jamais atteint son but et demeurerait retiré en chemin mais, parce qu’en tout ce qui se meut, vit et agit la vie. Le concept scientifique de mouvement confirmera ces vues en affirmant la théorie de l’impetus qui agit lui-même dans la chose mue sans jamais la conduire au repos. Le concept leibnizien de «  force vive  » sortira de cette idée. L’impetus agit dans la chose mue à l’infini, sans diminuer et sans la faire parvenir au repos, si aucun obstacle ni résistance ne se présentent comme dans le monde des astres dont le mouvement sans finalité n’est jamais ralenti. La loi de l’inertie selon laquelle le mouvement ne cesse pas de lui-même et ne passe pas à un autre état que le mouvement peut désormais s’appliquer. Ainsi, dans le Jeu de la boule, Nicolas montre que, une fois lancée, jamais le mouvement naturel d’une boule sphérique ne cessera de lui-même s’il ne rencontre d’obstacle. Elle continuera toujours à se mouvoir sans recourir à une force extérieure  : elle est cette force. Le mouvement, s’il n’est pas freiné par une résistance extérieure et n’est pas détruit, est perpétuel. Tel est le cas unique du mouvement de la sphère parfaite en retour ininterrompu sur soi qu’est l’intellect. Ce mouvement est substantiel, indépendant du corps qui le freine dans sa course. Le mouvement d’une boule dont la sphère est imparfaite, comme dans le jeu de la boule, ne peut être qu’accidentel parce qu’il s’ajoute à elle en étant créé  : Cette vie de la région des vivants est représentée dans la figure sphérique que tu vois. Et comme tous les cercles ont le même centre, les cercles sont les figures de la sphère. La sphère est la circulation du mouvement de la vie perpétuelle et qui ne peut finir.29 Dans tout ce qui est rond, il est nécessaire qu’il y ait la rondeur dans laquelle se trouve le rond. Il s’ensuit qu’on ne peut connaître ou posséder la notion ou l’essence du rond, c’est-à-dire du 28  ECKHART Sermon 5b «  In hoc apparuit caritas dei in nobis  » (tr. fr. ANCELET-­ HUSTACHE, J., Seuil, Paris, 1974, vol. I, p. 78). 29   Cf. PLATON, Timée, 37 d.

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perpétuel, qu’à partir du centre, autour duquel tourne le mouvement perpétuel, de sorte que s’il n’existe pas, la perpétuité et le mouvement de vie perpétuelle – qui se réfèrent de manière égale à l’identité du centre – ne peuvent ni être connus ni être. C’est ainsi que le centre, qui est le Christ, se rapporte à toutes les circulations.30

Le mouvement dans l’univers est «  viva imago  », image vivante de la vie de l’Un, il est l’explicatio de la Vie vivante compliquée dans l’unité pure et nue de la divinité. La vie de l’Un est un processus auto-constitutif, un retour à soi, une connexio par la médiation de l’aequalitas à l’unitas. Cette vie se retrouve dans le monde de la nature et le microcosmos qu’est l’homme, ce dieu tombé (occasionatus). Dans l’univers où tout se meut, aucun être ne se meut également comme un autre et chacun participe selon son degré d’intensité au mouvement de tous. D’où la multiplicité des lignes de vie. Chacun vit de sa vie propre tout en participant de la Vie de l’Un  : Les cercles représentent donc ici ce mouvement de la vie. Et les mouvements les plus vitaux sont désignés par les centres les plus proches du centre, qui est la vie, et la vie, qui est le centre, est ce dont rien ne peut être donné de plus grand ou de plus petit. En lui, en effet, est contenu tout mouvement vital, qui ne peut être en dehors de la vie. Si la vie en effet n’était pas dans le mouvement vital, il ne serait aucunement vital. Dès lors, le mouvement qui est la vie des vivants est circulaire et central. Et plus le cercle est proche du centre, plus rapidement il peut tourner autour de lui.31 Par conséquent, un cercle qui est tel qu’il est aussi le centre, peut tourner en un maintenant instantané. Il sera alors un mouvement infini. Or, le centre est un point fixe. Le mouvement sera donc maximum ou, pour mieux dire, infini et en même temps minimum, là où le centre et la circonférence sont identiques, et nous l’appelons la vie des vivants compliquant dans son éternité fixe tout mouvement possible de vie.32 30   De ludo globi, II, 69  : «  Figuratur haec vita regionis viventium in figura, quam rotundam vides. Et ut circuli omnes habent idem centrum, circuli sunt figurae rotunditatis. Rotunditas circulatio est motus vitae perpetuae et infìnibilis. In omni rotundo necesse est esse rotunditatem, in qua sit ipsum rotundum. Unde sicut nec notitia nec essentia rotundi seu perpetui sciri aut haberi potest nisi a centro, super quo volvitur motus perpetuus, ita quod eo non exsistente non potest nec perpetuitas nec motus vitae perpetuae, qui in aequalitate ad identitatem centri refertur, aut nosci aut esse, sic se habet centrum, quod Christus est, ad omnes circulationes  » (tr. fr., PH, p. 135). 31   Ce passage évoque l’image de la toupie, utilisée dans le De possest 23 (plus la toupie tourne vite sur elle-même plus elle est proche du repos). La contemplation se réduit à une action infinie, qui est la vitesse infinie qui se confond avec le repos infini. 32 n   De ludo globi, II, 69  ; «  Circuli igitur hic motum vitae figurant. Et vivaciores motus designantur per circulos centro, quod vita est, propinquiores, quoniam vita, quod centrum est, quo nec maior nec minor dari potest. In ipso enim continetur omnis motus vitalis, qui extra vitam esse nequit. Nisi enim sit in omni motu vitali vita, nequaquam vitalis erit. Est autem circularis et centralis motus, qui vita est viventium. Quanto autem



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Le centre est un point fixe, dit le Cardinal. A partir de ce point fixe, chaque un suit sa ligne, tel un point unique, unité vivante, qui se déplace en traçant son chemin. Une ligne de vie n’est donc pas une succession de points, mais un point en mouvement, illustrée par la boule du jeu dont la sphère imparfaite se déplace de manière non linéaire, selon une ligne droite, car elle rencontre la résistance du sol, de l’air, etc. D’où la multiplicité des lignes de vie  : Par conséquent, l’ultime forme ronde de la sphère du monde, que je crois absolument parfaite, n’est aucunement visible. Bien plus, la forme ronde du monde n’est pas non plus divisible, puisqu’elle consiste en un point indivisible et non multipliable. La forme ronde, en effet, ne peut être composée de points. Car le point, étant indivisible et n’ayant ni quantité, ni parties, ni avant, ni après, ni d’autres différences, ne peut composer avec aucun autre point. Rien, par conséquent, ne peut être composé de points.33

Le point, comme l’un, ne saurait se diviser. Il est insécable. Donc rien ne peut être composé de points qui se succèdent pour la raison que le point ne peut se diviser en deux points, car alors on devrait aller à l’infini pour chaque point. Un infini s’ouvrirait au cœur de l’infini, l’argument de Zénon d’Elée serait justifié et le mouvement nié. Or, dit Nicolas dans La docte ignorance  : Toute partie de l’infini étant infinie, il y aurait contradiction si l’on trouvait du plus et du moins là où l’on peut parvenir à l’infini, car de même que le plus et le moins ne peuvent convenir à l’infini, de même aucune part n’a de proportion avec l’infini, car dans ce cas cette part serait nécessairement infinie.34

Le point donc ne se succède pas à lui-même en se divisant, il se déplace et en se déplaçant il trace une ligne, laquelle en se déplaçant à circulus centro est propinquior, tanto citius circumvolvi potest. Igitur, qui sic est circulus quod et centrum, in nunc instanti circumvolvi potest. Erit igitur motus infinitus. Centrum autem punctus fixus est. Erit igitur motus maximus seu infinitus et pariter minimus, ubi idem est centrum et circumferentia, et vocamus ipsum vitam viventium in sua fixa aeternitate omnem possibilem vitae motum complicantem  » (tr. fr. PH, p. 135). 33   De ludo globi, I, 9  : «  Immo nec divisibilis mundi rotunditas, cum in puncto consistat indivisibili et immultiplicabili. Non enim rotunditas ex punctis potest esse composita. Punctus enim, cum sit indivisibilis et non habeat aut quantitatem aut partes sive ante et retro et alias differentias, cum nullo alio puncto est componibilis. Ex punctis igitur nihil componitur. Punctum enim puncto addere perinde resultat ac “si nihil nihilo iungas”. Non est igitur extremitas mundi ex punctis composita  » (tr. fr. PH p. 37). 34   De docta ignorantia, II, I, 96  : «  Nam cum quaelibet pars infiniti sit infinita, implicat contradictionem magis et minus ibi reperiri, ubi ad infinitum deveniretur, cum magis et minus, sicut nec infinito convenire possunt, ita necqualem cumque proportionem ad infinitum habenti, cum necessario ipsum etiam infinitum sit  » (tr. fr. PH, p. 142-143).

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son tour produit la surface et le volume. C’est bien ce que signifie l’unité de l’Un, qui unit toutes choses telle une force unifiante. A vrai dire, l’unité elle-même s’appelle un point par rapport à la quantité, laquelle est l’explication de l’unité, car dans la quantité ne se trouve rien d’autre que le point. De même que le point est partout dans une ligne, à quelque endroit qu’on la divise, de même en est-il pour une surface ou un corps. Et il n’y a qu’un seul point qui n’est autre que l’unité infinie elle-même, parce qu’elle est elle-même un point qui est le terme, la perfection et la totalité de la ligne et de la quantité qu’il complique. La première explication du point est la ligne, dans laquelle ne se trouve que le point. Ainsi, au lieu d’être statique comme l’Un parménidien, le point pour le Cusain est dynamique, il est une force, grâce à laquelle loin d’opposer le repos et le mouvement comme Zénon, il les confond de sorte que le mouvement est l’explication du repos  : De la même manière, si on y prête attention, le repos est l’Unité compliquant le mouvement, lequel est une série ordonnée de repos35. Le mouvement est donc l’explication du repos. Ainsi, le maintenant ou le présent, complique le temps. Le passé a été présent, le futur sera présent. On ne trouve donc dans le temps que du présent ordonné. Par conséquent, le passé et le futur sont l’explication du présent. Le présent est la complication de tous les temps présents, et les temps présents sont l’explication successive du présent  ; on ne trouve en eux que le présent. Donc, le présent est la complication de tous les temps. Et ce présent, en vérité, est l’Unité elle-même. Ainsi, l’identité est la complication de la différence, l’égalité celle de l’inégalité, et la simplicité celle des divisions et des distinctions.36

Mouvement et repos se rejoignent parce que le point se meut sans se diviser, il demeure un en se déplaçant, il va «  du repos au repos  » dans la ligne qu’il trace. Tout est un présent, on peut évoquer ici la pensée pascalienne  ; «  Croyez-vous qu’il soit impossible que Dieu soit infini, sans parties  ? Oui. Je vous veux donc faire voir une chose infinie et

  Thèse éléate défendue par Zénon.   De docta ignorantia, I, III, 106  : «  Ita quidem quies unitas motum complicans, qui est quies seriatim ordinata, si subtilter advertis. Motus igitur est explicatio quietis. Ita nunc sive praesentia complicat tempus. Praeteritum fuit praesens, futurum erit praesens  ; nihil ergo reperitur in tempore nisi praesentia ordinata. Praeteritum igitur et futurum est explicatio praesentis  ; praesens est omnium praesentium temporum complicatio, et praesentia tempora illius seriatim sunt explicatio, et non reperitur in ipsis nisi praesens. Una est ergo praesentia omnium temporum complicatio. Et illa quidem praesentia est ipsa unitas. Ita identitas est diversitatis complicatio, aequalitas inaequalitatis, et simplicitas divisionum sive discretionum  » (tr. fr., PH, p. 153). 35 36



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indivisible  : c’est un point se mouvant partout d’une vitesse infinie. Car il est un en tous lieux et est tout entier en chaque endroit.  »37 * * * Graziella Federici-Vescovini a souligné le caractère christologique de l’anthropologie religieuse du De ludo globi  : «  L’homme, écrit-elle, a été racheté par la passion, la mort et la résurrection du Christ, mais la rédemption du Christ dans l’enseignement médiéval signifiait libération et refus du monde  ; pour le Cusain, elle signifie récupération du monde terrestre, avec toutes ses contradictions. On peut dès lors, à juste titre, voir en lui un représentant de l’Humanisme du XVe et, proprement, un humanisme christologique  »38. Dessein imposant et, en vérité, connaturel à l’essence même du christianisme  : le monde est un chemin qui doit conduire à Dieu, le Verbe incarné en est le garant puisqu’il l’a parcouru. Cependant, si par l’Incarnation la nature humaine et la nature divine se rejoignent dans la Personne du Verbe, un abîme demeure ouvert entre Dieu et l’homme dans une conception où l’intellect accorde à l’homme l’autonomie d’un «  dieu occasionné  ». En d’autres termes, la vie intellective, c’est-à-dire le mouvement substantiel grâce à laquelle l’homme peut prendre confiance en lui-même, le conduit à mettre son espérance dans ses possibilités cognitives et créatrices telles l’art, la science et la technique. Si, en effet, la confiance de Nicolas dans l’homme repose sur le Christus triumphans, cette confiance peut cependant dériver dans le sens d’une exaltation de la nature humaine, telle que Pic de la Mirandole la concevra dans son De dignitate hominis39. La grâce du Christ se trouvera alors comme neutralisée. Ceci peut expliquer, à l’inverse, le désespoir luthérien qui n’attendra plus rien de la grâce, parce qu’il désespèrera de la nature humaine. Le jeu de la boule représente, en effet, le jeu de la vie où tous les individus se lancent avec un même élan vers le but de la   PASCAL, B., Preuves par discours I (Laf. 420, Sel. 680).  Cf. FEDERICI-VESCOVINI, G., «  L’humanisme christologique de Nicolas de Cues. L’anthropologie religieuse du De ludo globi  », in Sources et postérité. Le tournant anthropologique de la philosophie, à l’occasion du 550e anniversaire de la mort de Nicolas de Cues (1401-1464), Noesis, n° 26-27, Nice, Automne 2015 – Printemps 2016, p. 128. 39   «  Le concept cusain de la dignité de l’homme-microcosme, écrit Graziella FedericiVescovini, exclut la possibilité que ses possibilités polyédriques permettent à l’individu de franchir la limite de la bestialité, de se faire le Dieu-Démon, parce que la christologie du salut défendue positivement par Nicolas de Cues sur la base du Christus triumphans met des limites en deçà de la bestialisation du mal aux possibilités intrinsèques de la nature humaine  », art. cit., p. 132. 37 38

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vie, qui est le Christ Jésus, mais où chacun retombe sur lui-même sans jamais atteindre le centre intime des cercles du jeu. Le Christ, figuré par le centre fixe restant extérieur aux cercles concentriques, demeure inaccessible. La métaphore du jeu permet, ainsi, au Cusain d’introduire le thème du mal et de l’erreur. Ceux-ci jaillissent du heurt et des rencontres de tous les mouvements des individus différents dans ce monde de l’inégalité. Cependant, pense Nicolas, le lancer de la boule devra toujours être corrigé et mieux dirigé vers la parfaite égalité divine, à condition que la vertu prévale toujours, que la boule ait été bien éduquée, bien élevée et instruite sur la capacité réelle et le but de l’activité humaine40. Ce prolongement optimiste de la doctrine du Cusain a son origine dans sa conception du mouvement substantiel, autonome et indépendant du corps. Appliquée à la grâce du Christ, cependant, celle-ci se ramènerait à sa vie propre, au mouvement substantiel, de sorte qu’elle demeurerait sans effet sur la créature dans laquelle elle ne s’imprime pas, mais lui demeure extérieure. Il s’ensuivrait que le mouvement de la grâce n’est pas imprimé dans l’âme, mais se confond avec elle et finit par s’identifier à une force anonyme et sécularisée. La grâce, dans cette perspective, cesse d’être un accident, une qualité, quelque chose de bon dans la créature41, un don gratuit non mérité inhérent à la créature, conformément à la nature de l’accident qui est d’être dans (inesse), qui n’est pas un étant (ens) ayant son être (esse) propre, mais qui est quelque chose dans l’être (inesse). La grâce en ce sens est créée ex nihilo, idest non ex meritis, elle n’est pas un mouvement substantiel qui s’identifie à l’âme, elle est un don créé, qui est une réalité dans l’âme. L’identifier à l’âme serait transformer la grâce en une force vitale, un mouvement substantiel avec lequel l’homme se confondrait, faisant de lui le maître de son existence et le centre du monde et qui, tel un point se déplaçant, le construirait en en dressant la carte à l’instar du géographe  : l’homme-géographe remplacerait le Créateur, la technique relaierait la grâce.

  Ibid., p. 132.   Cf. THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia-IIae q. 110 a. 1 s.  : “Aliquod bonum in creatura”  ; Ia-IIae q. 110 a. 2  : «  Donum gratiae qualitas quaedam est  ». 40 41

LA CONCEPTION DYNAMIQUE DE L’HOMME DANS LE DE LUDO GLOBI DE NICOLAS DE CUES João Maria André (Université de Coimbra) 1.  Introduction et contextualisation La Renaissance est, sans doute, une période de laquelle émerge un intérêt spécial pour l’homme  : à cette époque on voit se multiplier les textes qui exaltent sa dignité, qui singularisent sa nature spécifique et qui soulignent sa liberté. Après l’éloge de la dignité du sujet humain formulé par Pétrarque dans De tristitia miseraque et le texte de Ramón Sibiuda intitulé Livre des créatures ou de l’homme, le texte de Giannozzo Manetti apparaît, achevé en 1452 (c’est-à-dire, quand Nicolas de Cues était encore vivant), mais imprimé pour la première fois en 1532, ayant le titre De dignitate et excellentia hominis. Ce texte a connu une circulation manuscrite notable, ce qui fait de lui le représentant plus emblématique de l’attention portée à un thème ensuite approfondi par Ficin, Pic de la Mirandole, Charles de Bouelles, Luis Vives, Pomponazzi, Agrippa de Nettesheim et Giordano Bruno, en des directions distinctes1. Parmi les influences qui marquent presque tous ces textes, Leonel Ribeiro dos Santos en souligne surtout trois sources  : «  la matrice biblique et son élaboration dans la théologie patristique et médiévale  ; la matrice philosophique, surtout de base platonicienne et néoplatonicienne  ; la matrice hermétique, lue spécialement en deux traités du Corpus Hermeticum, l’Asclepius et le Pimandre.  »2 Si la première matrice est en rapport avec le motif de l’homo imago Dei, celui de la divinisation de l’homme par l’Incarnation du Verbe, celui de la médiation humaine entre Dieu et le monde, et celui de la liberté humaine, la seconde matrice se rapporte à la 1  Pour une perspective et une approche de ces trois manifestes sur la dignité de l’homme cf.  Granada,  M. A., El umbral de la Modernidad, Barcelona, Herder, 2000, pp. 193-259 et Colomer, E., Movimientos de Rennovación. Humanismo y Renacimiento, Madrid, AKAL, 1997, pp. 51-78. 2  SANTOS, L.R., «  O humano, o inumano e o sobre-humano no pensamento antropológico do renascimento  », in Id., O espírito da letra. Ensaios de hermenêutica da Modernidade, Lisboa, Imprensa Nacional Casa da Moeda, 2007, p. 61.

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définition de l’homme ou de l’âme humaine comme copula mundi et la troisième à la divinisation de l’homme3. Celles-ci sont aussi les trois sources matricielles principales qu’on peut identifier dans l’anthropologie de Nicolas de Cues4. Si, en effet, déjà dans son premier sermon, de 1430, à propos de l’Incarnation, il développe des thèses de nature anthropologique, nous pouvons trouver des citations des écrits hermétiques, qui traversent aussi le De docta ignorantia  ; mais on ne peut toutefois oublier que toute la réflexion sur la nature humaine dans le chapitre 14 du livre II du De coniecturis a une structure et un contenu d’influence clairement platonicienne et, surtout, néoplatonicienne, et tout l’Idiota de mente, dans lequel le thème de l’ imago Dei est récurrent, incorpore la tradition biblique et patristique dans son développement, reprenant aussi le motif de l’homme en tant que microcosme, soit dans ses œuvres plus philosophiques, soit dans les sermons. Ce qui devient un exemple significatif du mode par lequel l’auteur a réussi à repenser de façon féconde la convergence de toutes ces traditions. Mais ce qu’on découvre toujours dans ces réflexions est une tonalité dynamique qui caractérise l’être humain comme procès et comme mouvement. Cette tonalité dynamique de l’anthropologie cusaine émerge surtout du croisement de trois traits distinctifs de sa métaphysique  : une métaphysique de la mens, une métaphysique de l’infinitude et une métaphysique de la force ou du pouvoir. Ces trois traits introduisent dans sa philosophie et dans sa conception de l’homme une tension entre sa dimension matérielle et corporelle, et sa dimension mentale et spirituelle, une tension entre la finitude et l’infinitude et une tension entre son impuissance et son pouvoir. En toutes ces tensions, on est conduit, plus qu’à une exacerbation d’une contradiction ontologique, vers une vision positive de l’homme caractérisée par un profond dynamisme qui imprègne définitivement son essence. Joseph Stallmach a été l’auteur qui a le plus souligné et ­approfondi la métaphysique cusaine de la mens  ; il a entrevu, de ce point de vue, la possibilité de surmonter l’alternative entre une métaphysique de l’être et une métaphysique de l’unité, en reconnaissant au concept de mens (appliqué soit à la mens humaine, soit à la mens divine) la place conceptuelle  Cf. idem, ibidem, pp. 61-66.   Pour une contextualisation et caractérisation de l’anthropologie de Nicolas de Cues cf. André, J.M., «  El hombre en Nicolás de Cusa: una antropología dinámica, holística y estética  » in La cuestión del hombre en Nicolás de Cusa. Fuentes, originalidad y diálogo con la modernidad. Machetta,  J. M., e D’Amico, C., (Eds.), Buenos Aires, Editorial Biblos, 2015, pp. 131-157, surtout pp. 131-141 qui sont reprises ici en quelques-unes de leurs lignes déterminantes. 3 4



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où s’opère la convergence d’un procès réductif-transcendantal d’en bas (caractéristique d’une métaphysique de l’être) avec un procès déductiftranscendantal d’en haut (caractéristique d’une métaphysique de l’unité) qui traverse aussi toute sa pensée5. La tension entre la finitude et l’infinitude est une constante de la pensée cusaine  : dans une œuvre introductive à la pensée de l’auteur, G. Bufo l’a caractérisée, il y a longtemps, comme une métaphysique de la finitude6  ; Mariano Álvarez Gómez a démontré que la présence occulte de l’infini était déterminante pour toute cette philosophie7  ; Frédéric Vengeon a, lui-aussi, plus récemment, proposé une lecture de toute l’anthropologie cusaine à partir de sa métaphysique de l’infini8. De plus, Mariano Álvarez Gómez a présenté une lecture de cette métaphysique comme une métaphysique de la force et du pouvoir, dans un petit article publié en Allemagne en 19809  ; ceci a été approfondi dans une étude que nous avons dédiée à la métaphysique inhérente à son herméneutique des noms divins qui atteint son apogée justement avec la désignation de Dieu comme «  Posse ipsum  »10. À travers ce caractère dynamique, la pensée cusaine souligne le fait que l’homme est un être en devenir marqué par sa finitude mais avec l’inscription, au cœur de cette finitude, de l’aspiration à l’infini  ; il est une mens qui se définit fondamentalement par son caractère actif, par sa force en développement continu  ; il est un être marqué par l’ouverture au possible qui toujours fait son irruption dans les marges de son pouvoir limité et le projette vers le cercle du possest absolu par rapport auquel l’homme n’est plus qu’une contraction finie. C’est de cette tension entre le fini et l’infini, entre la puissance et l’impuissance de l’homme, que découle ce qu’on peut appeler la dimension anthropologique de la docte ignorance11 qui soutient 5  Cf., par exemple, STALLMACH,  J., Ineinsfall der Gegensätze und Weisheit des Nichtwissens. Grundzüge der Philosophie des Nikolaus von Kues, Münster, Aschendorff, 1989, p. VIII et pp. 101-103. 6  Cf. Buffo, G., Nicolas de Cues ou la métaphysique de la finitude, Paris, Seghers, 1964. 7   Álvarez Gómez, M., Die verborgene Gegenwart des unendlichen bei Nikolaus von Kues, München/Salzburg, Anton Pustet, 1968. 8  Cf. Vengeon, F., Nicolas de Cues: Le monde humain. Métaphysique de l’infini et anhropologie, Grenoble, Éditions Jerrôme Million, 2011. 9  Cf. Álvarez Gómez, M., «  Zur Metaphysik der Macht bei Nikolaus von Kues  », in Mitteilungen und Forschungsbeiträge der Cusanus-Gesellschaft, 14 (1980), pp. 104-112. 10  Cf. André, J.M., «  Nicolás de Cusa y los nombres divinos: de una hermenêutica de la finitud a una metafísica de lo posible  », in Nicolás de Cusa. Identidad y alteridad. Pensamiento y diálogo, Machetta,  J. e D’AMICO, C. (Eds), Buenos Aires, Editorial Biblos, 2010, pp. 15-41. 11  Cf. André,  J.M., «  Dimensões antropológicas da ‘douta ignorância’  », in Manuductiones. Festschrift zu Ehren von Jorge M. Machetta und Claudia d’Amico, Rusconi, C. (hrsg), Münster, Aschendorff, 2014, pp. 93-121.

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tous les développements du premier chapitre du livre I du De docta ignorantia. On peut dire, par conséquent, que l’homme est essentiellement «  docte ignorance  », cette définition signifiant que l’infinitude de l’objet de la connaissance se transfère à son procès12 et, dans ce cadre, la perfection de la nature humaine se réalise dans une recherche sans fin de la vérité infinie, c’est-à-dire, dans un pèlerinage permanent vers un objectif dont l’essence échappe toujours à notre désir de possession, ce qui définit l’homme comme tâche toujours initiée et jamais terminée et, alors, comme un être et un savoir ouverts. Ce dynamisme qui imprègne la conception de l’homme comme «  docte ignorance  » devient particulièrement évident dans la reprise que Nicolas de Cues fait du motif biblique de l’homme comme imago Dei, récurrent tout au long de toute son œuvre, mais présent surtout dans l’écrit Idiota de mente. Dans ce contexte, l’expression viva imago devient assez signifiante  : utilisée dans le De mente pour la première fois au chapitre 7 et reprise plusieurs fois dans ce dialogue, par une diversité de métaphores comme substance vivante, diamant vivant, mesure vivante, miroir vivant, compas vivant, autoportrait vivant, nombre vivant ou nombre divin vivant  ; ces métaphores se prolongent dans le De ludo globi, dont il sera question dans notre réflexion, en insistant sur la métaphore de la monnaie vivante, de la vivante unité ou du florin vivant13. Toute cette métaphorologie, comme nous l’avons déjà démontré dans une autre étude14, est soutenue, en dernière analyse, par une conception de la mens comme force, évidente par le nombre d’occurrences des mots vis, virtus ou potentia dans le De mente pour caractériser la mens humaine15 et qui se prolongera aussi dans le De ludo globi. 12  Cf. Volkmann-Schluck, K.H., Nicolaus Cusanus, Die Philosophie im Übergang vom Mittelalter zur Neuzeit, Frankfurt am Main, Vittorio Klostermann, 1968, p. XIV. 13   Pour une analyse de ces métaphores, cf. von Bredow, G., «  Der Geist als lebendiges Bild Gottes (mens viva dei imago)  » in Mitteilungen und Forschungsbeiträge der CusanusGesellschaft, 13 (1978), pp. 58-6; Steiger, R., «  Die Lebendigkeit des Erkennenden Geistes bei Nikolaus von Kues  », Mitteilungen und Forschungsbeiträge der Cusanus-Gesellschaft, 13 (1978), pp. 167-181; Ruzika,  A., «  Das Bildsein des Geistes in Idiota de mente  », in Bocken, I., u. Schwaetzer, H., (Hrsg.), op. cit., pp. 75-93; d’Amico, C., «  Nicolas de Cusa ‘De mente’: la profundización de la doctrina del hombre-imagen  », in Patristica et Medievalia, XII (1991), pp. 53-67; Álvarez Gómez,  M., «  La mente como imagen viva en Nicolás de Cusa  », in Mente, conciencia y conocimiento, Paredes Martín, M., (Ed.), Salamanca, Ediciones Universidad de Salamanca, 2001, pp. 10-28; 14  Cf. André J.M., «  Vis vocabuli et vis mentis: identité et différence dans la conception symbolique et dynamique du langage dans le Idiota de sapientia et le de mente (1450)  », in Identité et différence dans l’oeuvre de Nicolas de Cues (1401-1464), Pasqua, H., (éd.) Louvain-Paris, Éditions Peters, 2011, pp. 51-69. 15  Klaus Kremer relève ce fait dans «  Erkennen bei Nikolaus von Kues. Apriorismus – Assimilation – Abstraktion  », in Id., Praegustatio naturalis sapientiae. Gott suchen mit



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2.  Le dynamisme dans le De ludo Globi Après avoir contextualisé la dimension dynamique de l’anthropologie cusaine dans l’œuvre de cet auteur, nous pouvons maintenant nous tourner vers le De ludo globi pour découvrir et confirmer la présence de cette dimension dans ce texte écrit presque à la fin de la vie de son auteur. On doit commencer par souligner que, si une réflexion sur la nature humaine est présente dans plusieurs écrits de l’auteur, comme le documentent les textes déjà cités De docta ignorantia, De coniecturis, et De mente, auxquels on pourrait encore ajouter le De visione Dei, et si ses sermons abordent fréquemment des topiques anthropologiques, le De ludo globi sera peut-être le texte qui développe d’une façon plus systématisée et plus profonde l’anthropologie cusaine avec des prolongements éthiques très intéressants et pertinents. Ce développement et cet approfondissement sont faits dans le cadre d’une symbolica investigatio et d’une aenigmatica scientia selon la méthodologie dessinée dans la plupart de ses œuvres, dès le De docta ignorantia. Toutefois, ce qui sert ici de symbole, ce ne sont pas les nombres ou les figures mathématiques (même si le symbolisme mathématique n’est pas complètement absent de ce texte et y occupe même un rôle très important), mais c’est le jeu, dans une ligne de continuité avec les réflexions déjà élaborées dans le De possest, à propos du jeu de la toupie. Cette option pour développer des thèmes qui concernent la nature et la vie humaine, la conception de l’âme humaine, son rôle dans le perfectionnement de l’homme et son rapport avec Dieu, aussi bien que la structuration du monde où se déroule notre existence, peut être vue comme une conséquence de la docte ignorance avec ses implications sur la connaissance de Dieu et sur la connaissance de l’homme  : c’est le rapport fini-infini qui est ici en question, et si on n’a pas un accès discursif direct à l’infini, on ne l’a pas non plus à ces rapports, ce qui exige une approche médiatisée par des symboles et par des métaphores, ceci étant le propre d’une recherche symbolique et d’une science énigmatique16. Ces symboles peuvent être le monde et ses créatures vues comme théophanies ou apparitions de Dieu17, c’est-à-dire, le Nikolaus von Kues, Münster, Aschendorff, 2004, pp. 3-49, spécialement pp. 14-23. 16  Pour une articulation de l’aenigmatica scientia avec le discours du De ludo globi, cf. Thurner, M., «  Theologische Unendlichkeitsspekulation als endlicher Weltentwurf. Der menschliche Selbsvollzug im Aenigma des Globusspiels bei Nikolaus von Kues  » in Mitteilungen und Forschungsbeiträge der Cusanus-Gesellschaft, 27 (2001), surtout pp. 82-87. 17  Cette idée est développée surtout dans le De dato patris luminum et dans le De quaerendo Deum, inspirés par une métaphysique de la lumière, mais est aussi présente

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résultat de la productivité créatrice de l’art divin, ou peuvent être des créations humaines, comme les entités mathématiques, les mots et le langage, les produits d’artisanat comme la cuillère, la carte ou l’art de dessiner des cartes, des tableaux ou des jeux humains, c’est-à-dire, le résultat de la productivité humaine, elle aussi caractérisée comme une image de l’art divin et infini18. La pensée qui se développe à partir de ces symboles est désignée pas de termes tels que «haute spéculation  »19, «  philosophie non négligeable  »20, «  spéculation philosophique objet de notre chasse  »21, «  mystères de ce jeu  »22, «  force mystique de ce jeu  »23, «  doctrine mystique  »24 et c’est pourquoi le jeu même est aussi désigné par «  jeu de la sagesse  »25. En valorisant positivement le jeu et en le prenant comme symbole du rapport de l’homme avec le monde ou avec Dieu, Nicolas de Cues s’éloigne d’une tradition philosophique qui ne reconnait pas le caractère sérieux et même moralisant que le jeu peut assumer (et qui traverse soit l’antiquité, soit le moyen-âge, illustré, dans une certaine mesure, par Platon, Cicéron, Jean Chrysostome et d’autres auteurs qui, par conséquent, le disqualifient). Il s’approche de ceux qui, en contrepartie et dans des limites établies, ont valorisé l’activité ludique comme Héraclite, Alfonso X, Frater Johannes O. P, Konrad von Ammenhausen ou Thomas d’Aquin26. Mais l’utilisation symbolique du jeu de la boule par Nicolas de Cues dépasse ces valorisations partielles du jeu pour le considérer effectivement comme symbole du monde, symbole de l’homme et symbole de la vie humaine, donnant suite à Héraclite et anticipant, de façon très innovatrice, la perspective de Schiller dans ses Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme27. dans le De ludo globi, quand l’auteur dit que «est igitur mundus creatus ut in ipso videatur creator trinus et unus» (Nicolas de Cues, De Ludo globi, h IX, L. II, nº 82, l. 29. 18  Cf. Nicolas de Cues, Idiota de mente, chap. 2, h IV, nº 59. 19   Nicolas de Cues, De ludo globi, L. I, h IX, nº 1, l. 9, p. 3. Dans le texte nous présentons, sauf pour quelques altérations de détail, la traduction de Maurice de Gandillac, dans Lettres aux moines de Tegernsee sur la docte ignorance. Du jeu de la boule, Paris, O. E. I. L., 1985. 20  ID., Ibid., L. I, nº 2, ll. 5-6, p. 4. 21  ID., ibidem, L. I, nº 7, l. 7, p. 8. 22   Ibid. L. I, nº 54, l. 1, p. 60 et nº 60, l. 1, p. 66. 23   Ibid., L. I, nº 54, l. 17, p. 60. 24   Ibid., L. II, nº 61, l. 13, p. 73. 25   Ibid., L. I, nº 31, l. 1, p. 35. Sur la caractérisation du Jeu de la boule comme jeu de la sagesse, cf. Senger, H.-G., Ludus sapientiae. Studien zum Werk und zur Wirkungsgeschichte des Nikolaus von Kues, Leiden/Boston/Köln, Brill, 2002, spécialement p. IX et pp. 94-97. 26   Pour une histoire de la dévalorisation ou de la valorisation du jeu, cf. Senger, H.-G., op. cit., pp. 98-100. Cf. aussi, Duflo, C., Le jeu  : de Pascal à Schiller, Paris, PUF, 1997. 27  Cf.  SCHILLER, F., Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, trad. de Lereoux, R., Paris Aubier, 1992, surtout lettres 12-15.



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La réflexion sur l’homme à partir du symbole du jeu fait que le De ludo globi est probablement le texte où le mouvement et le dynamisme sont les plus présents parmi toutes les œuvres de notre auteur, en permettant de découvrir et de confirmer, une fois de plus, que la dernière phase de son travail philosophique et théologique implique une dynamisation de sa pensée, dimension qui n’est pas absente dans d’autres textes, comme le De mente, par exemple. Néanmoins, elle s’intensifie avec une primauté du posse, sous la forme de possest, sous la forme de posse fieri, ou sous la forme de posse ipsum. On peut constater, par exemple, que dans ce livre du Cusain, le mot vis présente 30 occurrences, le mot motus 137 occurrences, le verbe movere 84 et le mot virtus 75. Ces nombres ne sont que ce qu’ils disent et on ne peut pas en tirer des conclusions hâtives  ; mais ils sont quand même significatifs et, comme nous verrons, soutiennent bien notre thèse sur la conception dynamique de l’homme ici présentée par Nicolas de Cues. Le symbole du jeu de la boule et son application à la nature et à la vie humaines, et à leurs rapports avec Dieu et avec le monde sont développées par Nicolas de Cues sous deux aspects que nous allons analyser et qui permettent de comprendre la dimension dynamique sous des versants distincts mais avec le même résultat et aboutissant aux mêmes conclusions. Le premier aspect concerne la création et la fabrication du jeu  ; le deuxième concerne l’exercice du jeu et l’activité qu’il proportionne en prenant comme référence soit les mouvements qu’il demande, soit les objets et les autres dispositifs avec lesquels on joue. 3. Une anthropologie dynamique dans la conception et production du jeu La spécificité humaine pour créer et s’adonner au jeu de la boule est soulignée dès le commencement du texte, quand l’auteur affirme qu’ «  aucune bête, en effet, ne produit une boule et son mouvement vers un but  » et qu’il ajoute que «  vous voyez ainsi que ces ouvrages d’hommes sont l’effet d’une force [virtute] qui dépasse celles des autres êtres animés d’ici-bas  »28. Au-delà de la marque humaine inhérente au jeu, on doit relever ici que le jeu dans sa conception et sa production, et pas seulement dans son exercice, découle d’une force propre de l’homme, c’està-dire, est une expression du dynamisme de l’être humain.   Nicolas de Cues, De ludo globi, L. I, h IX, nº 3, ll. 6-9, p. 5.

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Le jeu n’aurait pas été inventé par Nicolas de Cues, selon Maurice de Gandillac, mais c’est lui qui aurait fait son adaptation comme jeu de la sagesse au royaume de la vie29. Quand-même, à la création du jeu et à ce qu’on peut conclure de cette création à propos de la nature de l’homme sont consacrés, dans le I livre, les paragraphes 30 à 32, 34 et 35 et 44 à 49. Le premier ensemble concerne les forces ou les puissances [virtutes] que la création du jeu met en acte  ; le deuxième ensemble concerne la liberté comprise comme point de distinction entre les humains et les bêtes  ; et le dernier ensemble concerne le procès de production de la boule dans son rapport avec le procès de la création divine. Le plus significatif pour notre thèse c’est que, au cœur de ces ensembles et des développements qu’ils contiennent, la force de l’homme et son dynamisme sont toujours soulignés. a)  Le Mouvement des trois forces de l’âme Dans le premier ensemble de paragraphes, la référence aux forces ou aux puissances impliquées dans la création du jeu est précédée de l’affirmation de l’essence dynamique de l’âme humaine. En parlant de l’invention du nouveau, à propos de laquelle Nicolas avait déjà dit que «  l’âme est une force [vis] inventive d’arts nouveaux et de neuves sciences  »30, l’auteur commence par souligner, par les mots de l’interlocuteur Jean, l’automouvement qui caractérise l’âme humaine  : «  Dans cette opération, en effet, l’on voit clairement que l’âme se meut elle-même  »31. Et c’est pour concrétiser la façon par laquelle se dédouble cet automouvement que sont invoquées les trois forces ou puissances qui l’accomplissent  : «  J’ai conçu l’invention d’un jeu de la sagesse, j’ai réfléchi à la manière de procéder, j’ai enfin déterminé qu’il serait fait de la manière que tu vois. Conception, réflexion et détermination sont des forces [virtutes] de notre âme.  »32 En précisant la source de ces forces, l’auteur les enracine dans la raison, identifiée avec l’âme et qualifiée de vivante et c’est pourquoi ces forces sont aussi adjectivées de vivantes  : «  Ces puissances sont celles de la vivante raison qu’on appelle âme, et elles sont vivantes, car

29   Cf. DE Gandillac, M., «  Symbolismes ludiques chez Nicolas de Cues. (De la toupie et du jeu de boules au jeu de la sagesse)  », in, Les jeux à la renaissance, Ariès, P., et Margolin, J.-C., (Éds.) Paris, Librairie Philosophique J. Vrin, 1982, p. 351. 30   Nicolas de Cues, De ludo globi, L. I, h IX, nº 28, l. 13, p. 33. 31   Ibid. L. I, nº 30, l. 7, p. 35. 32   Iibid., L. I, nº 31, ll. 1-4, pp. 35-36.



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sans le mouvement de la vivante raison elles ne peuvent exister.  »33 Le texte continue, en cherchant le fondement de la vie de l’âme, lequel est trouvé justement dans son mouvement («  si l’âme est vie, c’est parce qu’elle est raison, laquelle est vivant mouvement  »34) ou, mieux encore, dans son automouvement qui est perpétuel, parce qu’il est un mouvement circulaire qui retourne et se réfléchit sur soi-même  : «  Par conséquent le mouvement de l’âme qui est vie est mouvement perpétuel puisqu’il est circulaire et se réfléchit sur lui-même.  » Et ce premier éclaircissement du dynamisme des trois forces dans lesquelles se dédouble l’âme quand elle conçoit et crée un jeu, se termine par la respective reconduite à une seule entité qui assume, de cette façon, un caractère unitrine, image de la trinité divine, par lequel vivre et se mouvoir, pour l’âme, est, en même temps, concevoir, réfléchir et se déterminer  : «La conception engendre la réflexion et la détermination procède de l’une et de l’autre, et elles ne sont qu’un seul mouvement vivant qui se meut lui-même de façon parfaite. Et ainsi je vois que l’âme intellective est nécessairement une force unitrine s’il lui faut vivre ou se mouvoir de façon parfaite.  »35 b)  La liberté de l’invention Le deuxième ensemble de paragraphes ajoute au mouvement de ces trois forces de l’âme humaine la dimension de la liberté. Il ne s’agit pas seulement d’un mouvement, ou d’un mouvement vivant, mais il s’agit, surtout, d’un mouvement libre, et c’est pourquoi le mouvement de l’âme humaine se distingue du mouvement des bêtes, par exemple, quand elles nidifient ou chassent, avec des mouvements analogues à la conception, à la réflexion et à la détermination. C’est justement la caractéristique de la liberté qui introduit la nouveauté, l’originalité et la singularité de quelque découverte humaine  : «  Lorsque j’ai inventé ce jeu, j’ai conçu, réfléchi et déterminé une chose que personne d’autre n’a conçue, considérée ni déterminée. Chaque homme, en effet, est libre de concevoir tout ce qu’il veut, pareillement d’y réfléchir et de la déterminer.  »36 En se mouvant comme ça, l’homme agit librement, quand «  la bête est mue par le commandement de la nature qui la nécessite, non par l’appel d’une raison qu’elle ignore  »37.   Ibid., L.   Ibid., L. 35   Ibid., L. 36   Ibid., L. 37   Ibid., L. 33

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I, I, I, I, I,

nº 31, nº 32, nº 32, nº 34, nº 35,

ll. 6-7, p. 36. l. 1, p. 36. ll. 12-16, pp. 37-38. ll. 6-10, p. 19. ll. 4-5, p. 40.

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c)  La productions des dispositifs du jeu Le dernier ensemble de paragraphes sur la conception du jeu nous permet de retrouver à nouveau le mouvement dans le cœur du procès de fabrication du jeu. Il s’agit d’un procès qui avait été déjà présenté dans le De mente, à propos de la fabrication d’une cuillère, mais qui, dans le De ludo globi, livre écrit dans une phase dans laquelle les concepts d’une métaphysique du pouvoir jouent un rôle incontournable, acquiert un dynamisme tout à fait différent. L’auteur commence par constater que «  la boule visible est l’image de l’invisible boule qui fut dans la mens de l’artisan  »38. Comment s’opère le passage de la boule invisible à la boule visible  ? Nicolas prend l’exemple de divers artisans, comme les potiers, les sculpteurs, les tourneurs, etc. et reconnait que le premier soin est celui d’induire, c’est-à-dire, de promouvoir la possibilité et, par conséquent «  faire la matière apte à recevoir la forme de l’art  »39. Et comment  ? «  Voyant que sans mouvement il ne pourrait rendre actuelle cette possibilité en lui donnant la forme qu’il avait mentalement projetée, il fait une roue dont le mouvement lui permette de faire passer de la puissance à l’acte la forme qu’il a d’avance projetée.  »40 On voit alors comment l’homme, qui avait créé le jeu par un mouvement de la raison, est aussi un être qui a la capacité de créer des dispositifs, comme la tour, dont le mouvement permet aussi de passer une idée de la puissance à l’acte, passage qui est aussi un mouvement. Le Cardinal affirme  : «  La boule, par conséquent, fut dans la mens et là elle est, comme archétype, mens  ; dans le bois brut elle fut sur le mode de la possibilité, et là elle fut matière  ; elle fut dans le mouvement lors du passage de la potentialité à l’actualité et là elle fut mouvement. Et sa potentialité fut actualisée en sorte que la boule fût en acte par la détermination et définition de cette potentialité, actuellement déterminée pour être boule visible.  »41 On voit comment le mouvement de passage de la potentialité à l’actualité, qui permet d’arriver à la boule visible, implique une dynamisation du sujet humain artistique, conçu ici comme mouvement qui crée du mouvement et qui, avec le mouvement créé, crée aussi des objets destinés à être mis en mouvement. Ce que Nicolas de Cues décrit ici est le procès humain par lequel le pouvoir être fait passe à l’être en acte42, d’une façon a­ nalogue au processus par lequel le pouvoir être monde passe au monde en acte par la force et la   Ibid., L. I, nº 44, ll. 4-5, pp. 49-50.   Ibid., L. I, nº 44, ll. 12-13, p. 50. 40   Ibid., L. I, nº 44, ll. 13-16, p. 50. 41   Ibid., L. I, nº 45, ll. 5-10, pp. 50-51. 42  Cf. Ibid., L. I, nº 46, p. 52. 38 39



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p­ uissance divine, ce qui permet de conclure que d’une similitude de l’art humain on peut «  faire quelque conjecture quant à l’art divin de la création  »43, n’oubliant pas que «  entre la création divine et la fabrication humaine il n’y ait pas moins de différence qu’entre le créateur et la créature  »44. Pour résumer tout ce processus, le paragraphe 49 reprendra la paire de concepts complicare/explicare qui sont une autre façon de présenter le dynamisme de l’acte créatif, soit le divin, soit l’humain. d)  L’importance des éléments corporels pour comprendre l’âme humaine Avant de diriger notre attention vers un autre versant du symbolisme du jeu, j’aimerais souligner un aspect apparemment paradoxal de cette utilisation du symbole du jeu de la boule pour approfondir la nature humaine. Selon Nicolas la vraie essence de l’âme humaine est incorporelle et, alors, on ne peut atteindre cette essence que si on ferme les yeux corporels et concentre l’attention dans l’intérieur incorporelle de l’âme même  : «  Ainsi lorsque je veux voir mon âme, laquelle n’est pas objet de vision sensible, si je ferme mes yeux sensibles, mieux je la vois et c’est de l’âme que je fais l’instrument qui sert à voir les incorporels.  »45 Cette conclusion est logique si on prend en ligne de compte tout ce qui a été dit sur l’âme humaine dans ce livre. Mais en même temps on ne peut cesser de nous interroger nous-même  : pourquoi alors privilégier un symbole qui est complètement fondé sur le corporel pour atteindre la vraie nature de l’homme et de l’âme humaine  ? Tout le jeu de la boule repose, en dernière analyse, sur des éléments corporels46  : la boule, la main qui lance la boule, le corps auquel appartient cette main, la force physique avec laquelle la boule est lancée, le sol où sont dessinés les neuf cercles, les contingences du sol, le mouvement qui est profondément déterminé par les contingences du sol et par la force physique du lancement, etc.… Tout se passe comme si notre âme ne pouvait accéder à une vraie connaissance de soi-même que par la médiation d’une méditation où sont indispensables les yeux sensibles et les éléments corporels. Cet apparent paradoxe met au centre de la réflexion 43   Ibid., L. I, nº 45, ll. 11-12, p. 51. Cette similitude ou cet être image de l’art divin se fonde, comme le dira le livre II, dans un rapport de communication ou de participation de l’art humain avec l’art divin (cf. idem, ibidem, L. II, nº 102, ll. 14-16, p. 128. 44   Ibid. L. I, nº 45, ll. 12-13, p. 51. 45   Ibid., L. II, nº 101, ll. 8-10, pp. 125-126. 46   Pour une analyse en détail de comment le corps est profondément et entièrement mobilisé dans le jeu de la boule, cf. VOLLET, M., «  Ludus corporum. Die Körperlichkeit der Spiele des Nikolaus von Kues  », in, Können – Spielen – Löben.  : Cusanus 2014, Borsche, T., und Schwaetzer, H., (Hrsg.), Münster, Aschendorff, 2016, pp. 373-382.

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l’aspect philosophique central de l’anthropologie cusaine  : c’est la tension entre la finitude humaine, représentée par nos éléments corporels, et la projection vers l’infinitude, représentée par l’âme humaine dans son essence qui soutient la définition de l’homme par son pouvoir, mais aussi sa limitation par son impuissance. Le symbole du jeu, la conception dynamique qu’il exprime, c’est-à-dire le mouvement qui nous définit, serait ainsi la seule réponse possible à cette tension entre la finitude et l’infinitude, entre impuissance et puissance, entre connaissance purement intellectuelle et connaissance par la médiation des sens, parce que l’homme, en dernière analyse, étant âme, ne laisse pas, pour autant, d’être aussi corps. 4.  Une anthropologie dynamique dans l’exercice du jeu Si l’on passe maintenant au symbolisme du jeu avec ses propriétés et son exercice, on doit reconnaître que le dynamisme que nous avons retrouvé à propos de la conception du jeu et de sa création se maintient et s’intensifie dans le jeu même. Les mots qui ouvrent le paragraphe 51 sont vraiment significatifs de ce dynamisme et encadrent l’ensemble de l’interprétation symbolique qui est faite dans les deux livres  : «  Je dis que ce jeu signifie le mouvement par lequel notre âme passe de son royaume dans le royaume de la vie, là où elle trouve repos et éternelle félicité  »47. L’auteur ne pourrait être plus explicite  : «  le jeu signifie le mouvement de notre âme  ». La clef de lecture de ce symbole est alors le mouvement, dans ses conditions, dans son sujet, dans sa nature et dans ses rapports. Pour pouvoir saisir comment s’inscrit, au cœur de tous ces développements, une conception dynamique de l’homme, il faut aborder successivement les caractéristiques dynamiques des éléments qui constituent le support matériel du jeu et aborder aussi l’exercice-même du jeu, c’est-à-dire le mouvement par lequel il s’accomplit. Pour les éléments constitutifs du jeu on peut reprendre l’énumération qu’en fait Martin Thurner dans son étude très exhaustive du symbolisme anthropologique du jeu de la boule  : le point central, les cercles du champ du jeu et le lancement de la boule48, en ajoutant, naturellement, la boule elle-même, dont la signification n’est pas négligeable.

  De ludo globi, L. I, h IX, nº 51, l. 1-2, p. 56.  Cf. Thurner, M., art. cit., p. 88 et, pour la présentation et explication de chacun de ces éléments, pp. 88-89. 47 48



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a)  Le symbolisme de la boule Commençons exactement par la boule parce que la boule est la clef de toute cette mystique du jeu. Nicolas dit de la boule, comprise comme ce qui est joué, qu’elle est sa personne49, appliquant le jeu au Christ, et que, en appliquant le jeu à son interlocuteur, la boule est la personne de ce même interlocuteur50. Ce qu’on doit conclure, en ce qui concerne le symbolisme de ce jeu, c’est que chacun de nous est une boule jouée dans le jeu de la vie  ; il est ainsi possible de faire une interprétation anthropologique de ce qui est dit de la boule. Or la boule, pour pouvoir remplir son rôle dans ce jeu, a des caractéristiques très singulières. Premièrement, elle n’est pas une boule entièrement sphérique mais, dans une de ses moitiés, elle a une concavité demi-sphérique, dont le rayon correspond au rayon de la sphère tout entière. Ceci est une condition pour que la boule puisse se mouvoir par un mouvement en spirale et non tout droit et, ainsi, pour que le jeu puisse avoir lieu. La boule n’est pas, alors, une sphère tout à fait parfaite ou de rotondité parfaite51, mais se caractérise par une sphéricité incomplète ou finie, et c’est le déséquilibre du poids dans la sphère qui produit l’effet d’attraction vers elle-même et empêche ainsi l’accomplissement d’un mouvement droit indéfini. Et ici on découvre la première leçon pour comprendre le dynamisme humain  : l’homme aussi n’est pas un être absolument parfait, mais marqué par la finitude, et c’est justement la tension entre la finitude qu’il est et l’infinitude à laquelle il aspire qui fait le mouvement. Deuxièmement, il est impossible de trouver deux boules entièrement égales parce que chaque boule a son caractère propre et sa propre courbure et c’est aussi pour cette raison, comme nous verrons plus tard, que chaque mouvement de chaque boule est différent de celui des autres52. b)  Les éléments du jeu (le centre et les cercles du champ) En ce qui concerne les éléments du jeu (le centre, les cercles du champ et l’impulsion qui est donnée à la boule), ils se structurent entièrement en fonction du mouvement, en fondant, une fois de plus, une conception anthropologique dynamique. Commençons par le centre et par les cercles du champ du jeu. Il y a un dispositif, sur lequel la boule sera jetée, qui a un point central et neuf cercles autour de lui. Le dessin peut paraître  Cf. Nicolas de Cues, De ludo globi, L. I, h IX,, nº 51, l 4, p. 56.   Idem, ibidem, L. I, nº 53, l. 12, p. 59. 51   Ibid., L: I, nº 8, ll. 4-6, pp. 8-9. 52   Ibid., L. I, nº 54, ll. 4-8, p. 60. 49

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statique, mais Nicolas de Cues se hâte d’empêcher cette lecture, en appliquant au rapport entre le point central et les cercles autour de lui le schèma de la complicatio/explicatio, en disant qu’ «  est profondément caché le centre de tous les cercles, lequel contient en sa simplicité une force qui les enveloppe tous  »53. Mais le dynamisme ne découle pas seulement de l’identification du centre avec une force qui enveloppe tous les autres cercles  ; il découle aussi du fait que ce centre est identifié avec la vie, désigné vie des vivants  ; mais en même temps que l’auteur propose cette désignation, il opère aussi sa caractérisation comme coïncidence des opposés, car le point est, soit le cercle maximal, soit le cercle minimal dans lequel centre et circonférence coïncident  : «  Or le centre est un point fixe, il sera donc maximal, c’est-à-dire infini, et pareillement minimal, là où sont une seule et même chose centre et circonférence et nous l’appelons vie des vivants, laquelle dans son immuable éternité enveloppe tout possible mouvement de vie.  »54. Plus tard, l’auteur ajoute encore l’idée selon laquelle ce centre est l’unité absolue qui, toutefois, ne peut être conçu que d’une façon trine en définissant ses caractéristiques en termes dynamiques. On le voit lorsqu’il dit que «  ce centre simplicissime est lui-même principe, milieu et fin de tous les cercles, car indivisible et éternelle est sa simplicité et il enveloppe tout dans son indivisible et strictissime unité  »55. Principe, milieu et fin de tous les cercles, c’est une autre façon de désigner la trinité de l’unité, l’égalité et le lien entre les deux56, en retrouvant ainsi le langage trinitaire du De docta ignorantia, ce qui, dans ce jeu, permet aussi d’identifier le centre avec Dieu, et, en ce qui nous concerne, avec son fils désigné lui-même aussi comme le «  donneur de vie  »57. Les neuf cercles du champ du jeu sont développés à partir du mouvement de leur point central dont la force les complique. Dès que le point/ cercle central se développe, il ne peut y avoir que pluralité et altérité, «  puisqu’il est impossible que du même centre plusieurs circonférences soient à égale distance  »58. Les cercles sont ainsi expressions du point central et si le point central est défini comme la vie ou comme le mouvement de la vie, les cercles autour de lui signifieront les ­mouvements de la vie dans sa diversité, quelques uns plus vifs, quelques autres moins   Ibid., L.   Ibid., L. 55   Ibid., L. 56   Ibid., L. 57   Ibid., L. 58   Ibid., L. 53 54

II, nº 103, ll. 12-14, p. 129. II, nº 69, ll., pp. 82-83. II, nº 83, l. 2-5, pp. 102-103. II, nº 83, l. 11, p. 103. I, nº 51, l. 3, p. 56. II, nº 79, l. 14-16, p. 96.



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vifs59. Mais, dans sa signification anthropologique, cette pluralité de cercles est convertie en une pluralité de visions  : «  les cercles, ainsi donc, sont les degrés de la vision  »60. Et pour concrétiser cette lecture du champ de jeu, le mouvement des cercles dès le centre vers leurs périphéries est traduit par le mouvement de la lumière dès sa source vers les régions plus sombres, la place de chaque être humain étant définie par l’intensité de lumière qui s’y vérifie. Cette transformation de la métaphore du jeu dans la métaphore de la lumière accentue aussi soit le dynamisme de cette anthropologie, soit la singularité de chaque étant dans son être et dans son activité, puisqu’«  il est impossible que les choses éclairées ne soient variées, car sans variété les choses multiples et plurielles ne pourraient être multiples et plurielles et elles ne seraient qu’une seule et même chose. Par conséquent dans des mentes variées, variée est la réception de la lumière.  »61 Et l’auteur passe à une énumération, par groupes, des différents lieux de la lumière, en distinguant trois ordres (l’ordre des esprits intellectibles, l’ordre des intelligences et l’ordre rationnel)62 et, à l’intérieur de chaque ordre, trois cœurs, en correspondant chaque ordre «  à une théophanie, c’est-à-dire, à une manière de manifester le divin  », et en permettant de déduire la nature ignée des trois premiers cercles qui sont plus proches du centre, la nature aérienne de ceux qui se suivent et la nature aqueuse des autres trois, lesquels se terminent dans le noir terrestre63. Quelques paragraphes après, l’auteur propose une autre lecture des neuf cercles qui n’est qu’une explicitation de cette lecture à partir de la lumière, en nommant le cercle extérieur en tant que cercle du chaos et de la confusion, le deuxième (dès l’extérieur) le cercle de la force (virtutem) des éléments, le troisième le cercle de la force minérale, le quatrième le cercle de la force végétative, le cinquième le cercle de la force sensitive, le sixième le cercle de la force imaginative, le septième le cercle de la force logique ou rationnelle, le huitième le cercle de la force intelligentielle et le neuvième le cercle de la force intellective64. Cette succession des cercles représente la complexité de la nature humaine, de telle façon qu’après sa présentation, l’auteur, par la voix d’Albert, reprend le thème du microcosme, qui, tout en étant déjà présent dans le De docta ignorantia et dans le De coniecturis et, plus   Ibid., L: II, nº 69, ll. 10-13, p. 82.   Ibid., L. II, nº 72, l. 1, p. 85. 61   Ibid. L. II, nº 73, ll. 8-10, p. 86. 62   Ibid., L. II, nº 78, ll. 2-5, p. 94. 63   Ibid., L. II, nº 78, ll. 12-14, p. 95. 64   Ibid., L. II, nº 104, ll. 14-24, pp. 131-132. 59 60

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tard, dans le De venatione sapientiae, et bien aussi en quelques sermons65, devient, dans ce contexte, significativement dynamisé. Cette progression signifie aussi «  le passage de la nature corporelle à la nature spirituelle, passage dont l’homme fait en lui-même l’expérience, et on découvre pourquoi on l’appelle microcosme  »66. c)  Le lancement de la boule Le troisième élément constitutif du jeu est le lancement. Et pour interpréter la signification anthropologique du jeu, il faut souligner que, si, dans ce jeu mystique, l’être humain est la boule qui est lancée, il est aussi celui qui lance la boule, en étant un seul et le même, le joueur et la boule jouée. Par conséquent, le lancement est l’action et la force par lesquelles nous nous mettons nous-mêmes en existence et nous réalisons en toutes ses dimensions notre vraie existence. La boule devient incompréhensible sans le mouvement imprimé par le lancement et, comme souligne M. Thurner, «  la nature en même temps corporelle et spirituelle de l’homme se réfléchit dans le lancement de la boule puisque le corps de la boule correspond au corps, mais son mouvement correspond à l’âme  »67. Or à propos du lancement (et nous parlons maintenant seulement du lancement pour revenir, plus tard, au mouvement en lui-même), Nicolas de Cues commence par souligner l’énorme variété de possibilités de lancement, puisqu’il dépend de plusieurs facteurs  : «  Lorsqu’on lance la boule, ce n’est jamais deux fois de la même façon qu’on la tient en main ou qu’on la jette ou qu’on la place sur le sol ou qu’on lui imprime la même force. Il ne se peut, en effet, que rien jamais se fasse deux fois d’égale manière.  »68 Si à ces contingences du lancement, qui sont intrinsèques au lanceur, on ajoute les autres qui lui sont extrinsèques, comme l’inégalité du sol, la présence de cailloux sur le sol qui altèrent le cours de la boule, quelque fissure qui s’y produit, etc., on voit l’énorme variation qui peut caractériser les successifs lancements, tout en vérifiant l’impossibilité d’existence de deux lancements égaux par deux joueurs différents ou deux lancements égaux par le même joueur. On peut ainsi conclure que les actions humaines, par les différents dynamismes qui les poussent et qui peuvent avoir une source interne ou une source externe, sont marquées par leur singularité profonde et, par conséquent, non seulement chaque boule est une boule 65  Cf. à ce propos, notre texte «  El hombre en Nicolás de Cusa: una antropología dinámica, holística y estética  », en particulier pp. 143-149. 66   De ludo globi, L. I, h IX, nº 105, ll. 6-8, p. 132. 67   Thurner, M., art. cit., p. 92. 68   De ludo globi, L. I, h IX, nº 6, ll. 1-3, p. 7.



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s­ ingulière et irréplicable, mais chaque geste, chaque action, chaque mouvement vital et expérientiel est aussi singulier et unique comme, en chaque impulsion, «  le trajet de la boule demeurant toujours courbe, son mouvement néanmoins ne cesse de varier  »69. En outre, il faut considérer que, si la boule, dans son mouvement, n’est pas mue par le joueur, comme la sphère du monde n’est pas mue par Dieu, le lancement de la boule qui transmet le mouvement à la boule est, par contre, une décision volontaire du joueur70, ce qui inscrit l’élément de la volonté accompagné par la liberté qui la caractérise, soit dans le jeu, soit dans l’action humaine que le jeu symbolise. Ainsi, si l’impulsion donnée à la boule est un développement de la force du joueur, l’impulsion qui nous pose nous-mêmes en action et en mouvement est un développement de la force qui est notre âme (notre âme a de la force parce qu’elle est en elle-même une force)  ; de même, si l’impulsion donnée à la boule résulte d’une action volontaire et libre du joueur, la force par laquelle nous agissons résulte aussi d’une action volontaire et libre de notre âme. 5.  La clef de ce dynamisme: le mouvement du jeu Nous arrivons maintenant à l’élément central pour interpréter la conception cusaine de l’homme, à partir du symbole du jeu de la boule, profondément caractérisée par le dynamisme, cet élément étant justement l’exercice et le mouvement même du jeu. On dirait que si les éléments qui constituent le dispositif matériel du jeu sont les conditions pour une conception dynamique de ce jeu (et, par conséquent, pour une conception dynamique de l’homme dans le jeu de la vie), l’exercice du jeu offre la possibilité de développer, avec toute sa radicalité, une conception vraiment dynamique de l’homme comme sujet, qui est en même temps l’objet, du jeu de la vie. a)  L’âme en tant qui mouvement et le mouvement en tant que substance Le premier et peut-être le plus fondamental ensemble de paragraphes concernant le mouvement et son application à l’homme se trouve entre les nos  20 et 30 du premier livre. L’auteur commence par démontrer que, si même une sphère parfaite ne peut se mouvoir en ligne p­ arfaitement droite, la sphère qui est la boule du jeu le peut moins encore, étant une sphère avec une concavité qui attire le mouvement sur soi même en   Ibid., L. I, nº 55, ll., p. 61.   Ibid., L. I, nº 22, ll. 4-7, pp. 25-26.

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i­nscrivant ainsi un mouvement en spirale qui atteint le repos au centre de la spirale décrite. Après avoir comparé le mouvement de la boule avec le mouvement de la sphère des étoiles, s’ensuit la comparaison avec l’homme, dans sa double dimension d’âme et corps, cette comparaison conduisant à la reconnaissance de l’existence d’un mouvement dans l’homme, créé en lui, qui correspond à l’âme rationnelle qui meut l’homme et tout en lui [«  creatus est in te motus seipsum movens […] qui est anima rationalis movens se et cuncta tua  »]71. On voit ici, d’une façon explicite, la première définition de l’âme humaine comme mouvement qui suppose une identification de la vie avec le mouvement  : «  Donner vie est ce qui convient à l’âme. Elle est donc mouvement.  »72 Et ce mouvement se distingue du mouvement de la boule parce que le mouvement de la boule est accidentel et violent, tandis que le mouvement qui donne vie à l’animé est un mouvement naturel et ne cesse tant que le corps est apte à recevoir vie73. Mais il faut ajouter quelque chose de plus  : encore que le mouvement imprimé au corps cesse parce que le corps manque de santé, le mouvement qui est l’âme ne cesse pas parce qu’il «  est un mouvement intellectuel  » «  qui se meut soi-même sur le mode intellectuel  ». Et de cet argument découle l’inévitable conclusion  : ce mouvement «  est, en lui-même, subsistant et substantiel  », ce qui permet à l’auteur de conclure que «  le mouvement qui se meut lui-même est une substance  »74. Le mouvement intellectuel de l’âme ne doit pas être compris comme quelque chose qui arrive, de l’extérieur, à l’âme, mais comme l’essence et la substance-même de l’âme. Tout se passe comme si le mouvement physique n’était qu’une image, une copie imparfaite du vrai mouvement qui est le mouvement intellectuel qui permet de définir l’âme comme une force (virtus) qui, au-delà de donner la vie, de sentir et d’imaginer, subsiste perpétuellement en tant que pensée. Ainsi, parler d’intellect est parler de mouvement et, plus précisément, d’auto-mouvement  ; de même, parler de l’âme est parler d’un mouvement «  créé dans le corps  », «  qui par lui-même est joint au corps  » ce qui nous permet d’identifier âme, mouvement et substance75. Par cette conception profondément d­ ynamique de l’être humain centrée dans son âme, les activités de l´âme sont elles aussi conçues dans leur dynamisme et classifiées comme forces (virtutes),   Ibid. L. I, nº 22, ll. 12-14, p. 26.   Ibid., L. I, nº 22, l. 15, p. 26. 73   Ibid., L. I, nº 23, ll. 4-8, p. 27. 74   Ibid., L. I, nº 24, ll. 3-6, p. 27. 75   Ibid., L. I, nº 25, ll. 17-19, p. 30. 71 72



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de telle façon que l’âme est même désignée virtus virtutum  : force de la force de la sensibilité, force de la force de l’imagination, force de la force de la raison et force de la force de l’intellection76. Au-delà de virtus virtutum, l’âme humaine est aussi appelée «  l’enveloppement des enveloppements  » ou «  la force enveloppante de tous les enveloppements notionnels  »  ; à son propos, Nicolas affirme qu’elle «  enveloppe l’enveloppement des mouvements, enveloppement qu’on nomme repos  » et «  enveloppe aussi l’enveloppement du temps qu’on nomme maintenant ou présent  »77. L’auteur radicalise encore sa position en affirmant que «  l’opération par laquelle l’âme donne vie est l’âme même  »78 et que, en donnant vie au corps et à chaque membre du corps, «  l’âme entière est en n’importe quelle partie du corps  », ce qui signifie, non seulement une interprétation dynamique de l’homme, mais aussi une interprétation holistique. Il faut par conséquent distinguer entre deux opérations qui correspondent à deux types de mouvement de l’âme  : le mouvement par rapport au corps et le mouvement par rapport à soi-même. C’est le deuxième mouvement qu’on peut, en sens strict, qualifier comme automouvement. Il consiste à «  discerner  », «  abstraire  », «  diviser  » et «  composer  », c’est-à-dire, en un mot, «  raisonner  »  : «  Raisonner, voilà en quoi consiste la force de l’âme, voilà aussi ce qu’est l’âme» et, donc, «  c’est par elle-même qu’en raisonnant l’âme rationnelle se meut  ». Ce mouvement, tel que Martin Thurner le rappelle, est un mouvement infini par lequel la mens humaine essaie de répondre à l’infinitude de la vérité qu’elle cherche, c’est-à-dire, à la fin infinie vers laquelle elle s’oriente79  ; comme le démontre Gianluca Cuozzo, elle trouve sa concrétisation, par exemple, dans une théologie circulaire qui multiplie infiniment le jeu des expressions paradoxales, dont le cas plus significatif sera peut-être le De Deo abscondito qui signifie un vrai mouvement en spirale de la pensée humaine80. Le mouvement de l’âme a, alors, deux sens  : le sens d’un mouvement qui est cause des mouvements du corps et qui est temporel  ; un mouvement par lequel l’âme se fait similitude des choses (extérieur au corps humain) et qui est perpétuel. Mais il faut aussi reconnaitre que cette conception de l’homme s’affirme par une spiritualisation de la source du dynamisme, puisque,

  Ibid., L. I, nº 26, ll. 10-12, p. 31.   Ibid., L. II, nº 92, ll. 5-8, p. 114. 78   Ibid., L. I, nº 27, ll. 4-5, p. 32. 79  Cf. Thurner, M., art. cit., pp. 101-105. 80  Cf. Cuozzo, G., Raffigurare l’invisibile. Cusano e l’arte del tempo, Milano, Minesis, 2012, pp. 57-59. 76 77

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comme dit l’auteur, «  il est plus vrai d’attribuer la vie à l’âme, qui se meut par elle-même, qu’à l’homme, qui reçoit de l’âme le mouvement  »81. b)  La liberté du mouvement de l’ane humaine et la dimension éthique du jeu Au rôle attribué au mouvement dans la définition de l’âme et dans la définition de l’homme, il faut ajouter un autre trait incontournable dans cette appropriation et cette interprétation existentielle du jeu de la boule: la liberté. L’introduction de cette caractéristique part aussi de la reprise du motif du microcosme82, traduit, quelques paragraphes après, par la notion de royaume  : «  une fois créée l’âme intellective, qui, par création, est située en lui, il devient un royaume, qui a son propre roi, et on l’appelle homme  »83, ce qui fait de l’homme «  un royaume propre, libre et noble  »84, comme nous l’avons déjà démontré quand nous avons parlé de la liberté avec laquelle l’homme invente le jeu, ce qu’aucune bête ne peut inventer. Il faut souligner, toutefois, que la liberté est aussi traversée par la tension qui définit l’homme entre sa finitude et son aspiration à l’infini. Premièrement parce qu’il n’est pas un royaume absolu mais une partie d’un royaume plus grand, en étant par conséquent limité par les restrictions du grand royaume et, par ce motif, même «  sujet de son propre roi  », il est «  assujetti au royaume du monde  »85. Deuxièmement, parce que, dans le cas du jeu de la boule, le joueur peut avoir l’intention d’atteindre le centre des cercles, et peut faire tout pour que cette intention s’accomplisse, mais la boule peut s’arrêter plus ou moins loin du centre, parce qu’il y a d’autres dispositions qui l’en empêchent, celles que Nicolas de Cues désigne par le mot général de chance ou fortune  : «  On peut appeler chance ce qui advient hors l’intention  », dit-il, en précisant qu’«  il ne dépend pas de nous que notre volonté s’accomplisse  »86. Ainsi, dans le dynamisme volontaire de nos actions s’inscrit un facteur aléatoire qui concerne la conjonction des circonstances propres dans lesquelles ont lieu les actions humaines. Mais il faut aussi reconnaitre que dans la vision cusaine de l’homme et de son action, cette liberté, conçue dans le cadre d’une pleine et véritable autoréalisation de l’humain, n’est pas une liberté sans références ou sans   De ludo globi, L. I, h IX, nº 29, ll. 13-14, p. 35.   Ibid., L. I, nº 40, ll. 2-3, p. 45. 83   Ibid., L. I, nº 43, ll. 7-9, pp. 48-49. 84   Ibid., L. I, nº 43, ll. 20-21, p. 49. 85   Ibid., L. I, nº 43, ll. 13-14, p. 49. 86   Ibid., L. I, nº 55, ll. 11-14, p. 61. Sur le poids de la fortune dans la détermination de nos actions, cf. Cuozzo, G., op. cit, pp. 52-53. 81 82



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o­ rientation, mais une liberté qui présuppose une philosophie des valeurs, développée dans la partie finale du second livre. Nous sommes ainsi devant une conception de l’homme dont le dynamisme est axiologiquement orienté. Le point d’issue pour cette inflexion est donné, dans le symbolisme du jeu, une fois de plus, par le centre des cercles, cette fois-ci appelé valeur absolue ou valeur des valeurs, qui enveloppe en soi toutes les valeurs87. Le développement de ces pensées est fait par l’association de la métaphore de la monnaie au symbole du jeu. Dieu est, dans cette métaphore, conçu comme un batteur de monnaie et l’intellect humain comme le changeur de monnaie. Cette équivalence dialogue, de façon cohérente, avec la définition, présentée au préalable, de Dieu comme une force qui pose l’être, tandis que l’âme humaine est, comme son image, seulement une force qui connait l’être, c’est-à-dire, une force notionnelle88. En reprenant la métaphore de la monnaie, Nicolas de Cues affirme que, si Dieu est le batteur de monnaies qui inscrit dans les monnaies l’image de son signe le plus excellent qui est son fils, Jésus Christ, l’homme est une image qui a le pouvoir de reconnaitre la valeur de soi-même, comme monnaie, mais aussi de toutes les autres monnaies. C’est justement dans ce contexte qui se formule une variante de cette métaphore qu’on peut considérer le prolongement du développement de la chaine métaphorique de l’imago Dei présentée dans le De mente et qui, dans ce texte, transforme l’homme en une monnaie vivante, plus précisément, un florin vivant  : «  Considère donc quelque monnaie, par exemple un florin pontifical, et conçois le vivant d’une vie intellectuelle. Suppose qu’il se considère lui-même par la pensée  ; dès lors, en s’observant, il découvrira tout ce qu’on a dit ou tout ce qui peut être dit.  ». Par la suite, Nicolas démontre comment il découvre, non seulement les autres, mais se découvre lui-même comme «  une force intellective qui enveloppe en elle tous les intelligibles  »89. Ce florin vivant devient, de cette façon, une autre figure de l’autoportrait vivant du De mente, qui a la possibilité de devenir toujours plus semblable à son auteur et modèle, en développant la vie qui est inscrite en lui. c)  L’infinité des mouvements et leur singularité En articulant le mouvement, la liberté et aussi les circonstances de la fortune qui interfèrent dans le mouvement, nous découvrons une autre  Cf. De ludo globi, L. II, h IX, nº 110, ll. 11-13, p. 137.   Ibid., L. II, nº 91, ll. 4-8, p. 113. 89   Ibid., L. II, nº 119, ll. 1-8, p. 146. 87 88

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caractéristique fondamentale qui découle du jeu de la boule et qui s’applique aussi au jeu de la vie  : l’infinité de mouvements que la boule peut décrire à laquelle correspond l’infinité de mouvements qui ­caractérisent existentiellement les êtres humains et desquels dépend aussi l’infinité de points où chaque boule et chaque être atteint le repos  : «  à l’intérieur du cercle en nombre infini sont les lieux et les demeures  » et «  la boule de chacun s’arrête en un point et atome qui lui est propre, qu’aucune autre jamais ne pourrait atteindre, et deux boules non plus ne peuvent être à égale distance du centre, l’une étant toujours plus près, l’autre toujours plus loin  »90. Alors, même si chacun essaie d’imiter le mouvement parfait de la «  boule  » du Christ, aucun ne peut l’imiter parfaitement  ; de même, deux imitations ne sont jamais si égales qu’elles puissent coïncider. Selon les attentes de chacun, le Cardinal distingue entre ceux «  qui n’espèrent aucune autre vie et demeurent donc attachés au poids terrestre, ceux qui «  espèrent la félicité éternelle  », mais se meuvent seulement «  par leurs propres forces  », et ceux qui s’orientent par les enseignements du Christ, «  roi des puissances  » et, de cette façon, «  imposent à leur boule «  une course bien tempéré  »91. C’est, une fois de plus, l’extraordinaire singularité de chaque individu qui est ici souligné, non seulement par sa constitution ontologique, mais aussi par son dynamisme anthropologique. d)  Le perfectionnement progressif des mouvements Si le jeu de la vie est vraiment singulier et marqué par une conjonction entre la chance et la liberté, l’auteur ajoute une autre caractéristique très importante, lorsque ce jeu est pensé dans une perspective eschatologique et est articulé avec le thème du salut  : la possibilité de progrès dans le mouvement existentiel de chacun qui découle essentiellement d’un exercice continu et d’une correction de la trajectoire permise par cet exercice. L’auteur considère même que cette capacité de perfectionnement est la force mystique de ce jeu  : «  par l’exercice vertueux, si courbe que soit la boule, la régler de façon qu’après d’instables inflexions elle trouve repos dans le royaume de la vie  »92. On peut dire que tout dépend de notre capacité de corriger une position ou un mouvement initial  : «  une mauvaise habitude  », dit le Cardinal, «  laquelle est un mouvement, n’empêche personne de bien faire, pourvu seulement que l’ayant déposée il   Ibid., L. I, nº 51, ll. 8-11, p. 57.   Ibid., L. I, nº 51, ll. 12-22, p. 57. 92   Ibid., L. I, nº 54, ll. 1-4, p. 60. 90 91



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pose en bonne habitude le mouvement de la vertu  »93. De cette façon, l’auteur ajoutera quelques lignes après que «  grâce à l’habitude et à la suite d’une constante pratique, on pourra prévoir par vraisemblable conjecture que la boule trouvera son repos à l’intérieur du [grand] cercle  »94. Mais pour atteindre ce but, il faut considérer aussi qu’au mouvement contingent de la boule et au mouvement progressivement perfectionné de l’homme, s’ajoute, pour suppléer à la finitude humaine, le mouvement de la bonté infinie de Dieu, qui, par sa grâce nous aide à progresser et à rester le plus proche possible du centre du cercle de la vie. Nicolas le dit  : «  Il peut, néanmoins, en s’exerçant à la vertu, terminer sa giration dans le cercle et pour ce bon et persévérant projet Dieu lui porte assistance, lui qui dans ce mouvement est l’objet de la quête, et à la bonne volonté il donne perfection. C’est lui, en effet qui dirige le fidèle et lui permet de progresser et, par sa toute puissante clémence, supplée à l’impuissance de qui espère en lui.  »95 Mouvement de la chance, mouvement de la liberté, mouvement de la volonté et mouvement de l’assistance divine s’entrecroisent ainsi pour conduire au succès, qui est t­oujours relatif parce qu’indéfiniment perfectible, du mouvement de l’existence humaine. 6.  Note finale Et nous arrivons au terme de ce parcours, c’est-à-dire, au terme de ce jeu sur le jeu de la boule du Cusain. Ce que nous avons fait n’est pas autre chose que, pour maintenir le langage du texte, des lancements sur les mots et sur les réflexions de Nicolas de Cues. En le faisant, nous croyons avoir démontré que, tout au long des deux livres du De ludo globi, c’est vraiment une conception entièrement dynamique de l’homme qui nous est présentée. Au cœur de cet énigme du jeu s’occulte et se révèle, devant nos yeux, un fécond symbolisme, soit dans la conception, dans la création et dans la production du jeu, soit dans son exercice même qui nous permet de définir l’être humain comme force, mouvement, vie, liberté, exercice, chance et assistance de Dieu, dans un processus infini qui nous approche toujours du repos et d’une éternelle félicité.

  Ibid., L. I, nº 56, ll. 1-3, p. 62.   Ibid., L. I, nº 58, ll. 18-20, p. 65. 95   Ibid., L. I, nº 59, ll. 3-7, p. 66. 93 94

MÉTAPHYSIQUE DYNAMIQUE ET CHRISTOLOGIE CHEZ NICOLAS DE CUES Frédéric Vengeon Esse est movere. Il convient d’entendre cette affirmation dans sa portée ontologique et métaphysique  : non seulement le mouvement est un indice d’existence et d’opération mais l’être lui-même se définit par son mouvement, son animation, sa force d’être. A partir de là le mouvement ne doit pas être appréhendé comme une dégradation de l’être, il en est l’acte intime. Cette affirmation conduit à une ontologie dynamique. Qu’est-ce que le dynamisme  ? C’est une pensée du mouvement et de la force. Plus profondément, c’est une pensée de la puissance active, de la puissance de produire et de porter des effets. Il nous semble important de distinguer le dynamisme et la dynamique. Si la dynamique est un système physique de la force naturelle exprimée dans l’univers, le dynamisme serait une métaphysique centrée sur l’expression de la puissance. Loin d’être incompatibles, les deux se coordonnent mais à des niveaux différents de systématicité. Selon nous, la métaphysique de l’Infinité divine de Nicolas de Cues ne propose pas une métaphysique de la dynamique (un fondement métaphysique de la dynamique naturelle) puisque celle-ci n’est pas encore méthodiquement établie, mais un dynamisme qui constitue peut-être une des premières métaphysiques modernes de la puissance. Le dynamisme fait du réel l’expression d’une puissance infinie  ; par là, il inscrit toutes les déterminations dans un élan fondamental et illimité qui se propage à travers elles en les animant. Les êtres sont appelés à dépasser les limites figées qui les circonscrivent pour s’accomplir. Le Principe lui-même ne reste pas dans son absoluité solitaire mais se donne à voir et à aimer, se modalise phénoménalement. Pour peu qu’il sache s’y rapporter adéquatement l’esprit humain dispose de son côté de cette ressource inépuisable de puissance. C’est une bonne nouvelle métaphysique qui ouvre un cycle libéré des anciens clivages. Toutefois nous ne pouvons plus être innocents vis-à-vis de cette promesse moderne de la puissance. Nous avons expérimenté, et nous continuons de le faire, l’ambivalence fondamentale du dynamisme  : cette pensée de la force et du mouvement infinis permet-elle l’­accomplissement

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d’une humanité émancipée ou l’aliène-t-elle vis-à-vis d’une p­ uissance hors de maitrise  ? En ce qui concerne Nicolas de Cues, la métaphysique de l’infini opère-t-elle la réconciliation des oppositions et des cloisonnements mortifères qui faisaient le malheur de l’homme séparé ou bien constitue-t-il le premier modèle ontologique de la mobilisation illimitée qui ravage par son productivisme nihiliste la nature, les sociétés humaines et le psychisme individuel  ? Il faut donc se demander à quelles conditions l’absolutisation du mouvement peut s’articuler au respect des déterminations finies et comment comprendre l’infini pour donner des garanties d’humanisme à la puissance libérée. Nous commencerons par rappeler que Nicolas de Cues intègre la conception du mouvement à une métaphysique de la puissance, avant de montrer que cette métaphysique conçoit l’homme comme une force spirituelle en mouvement vers elle-même. Il sera alors temps de découvrir dans cette quête la force secrète de l’Un et sa dimension christologique. 1.  Le mouvement du mouvement La pensée de Nicolas de Cues opère le passage de l’affirmation du mobilisme universel à la puissance métaphysique qui le sous-tend. Loin de se détourner du mouvement et du devenir sensible pour penser l’éternité, Nicolas de Cues prend appui sur le mouvement local des êtres sensibles pour remonter au Principe. C’est le cas de façon exemplaire dans le De Ludo globi avec la conjecture du jeu de la boule. Ce jeu consiste à lancer une boule partiellement évidée en visant le centre d’un ensemble de cercles concentriques. Selon sa théorie des conjectures théologiques, Nicolas de Cues va ériger ce jeu en modèle spéculatif pour méditer sur les rapports de l’homme à Dieu et de l’univers au Principe. La boule décrira un nombre indéfini de courbes inégales et imprévisibles sous les conditions variables du sol, de sa structure et de l’impetus (l’impulsion) donné par le lanceur. C’est encore le cas avec la toupie du De possest lancée par une main d’enfant et qui ne cesse de vaciller autour de son axe mobile. Mais bien plus encore, il conceptualise au chapitre 11 de la deuxième partie de la Docte ignorance un mobilisme universel qui signe, avant la révolution copernicienne, la fin du cosmos ptoléméen. Les mouvements astronomiques des planètes sont universels et concernent la Terre elle-même. Tout bouge, tout est en mouvement, rien n’est immobile. Il n’y a plus de centre sensible au repos.



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La terre qui ne peut être le centre du monde, ne peut être, par conséquent, dépourvue de tout mouvement. (…) En outre il n’y a pas au ciel de pôles immobiles et fixes.1

De plus, aucun mouvement naturel n’épouse une trajectoire pure (droite ou circulaire)  ; toutes les trajectoires ne sont qu’approximatives, brouillonnes, perturbées. Il n’y a plus de centre absolu de l’univers  ; le mouvement local est relatif, il ne se comprend plus que par rapport à un repère particulier. Dans cette crise du centre, la mobilité universelle ne se laisse pas décrire de manière absolue. L’univers ne délivre pas de point de vue naturel vrai sur lui-même. Le simple constat ou la mesure empirique ne permettent pas d’en dégager la structure. L’univers doit se comprendre comme l’expression contractée de l’Unité divine infinie. A ce glissement des corps à la surface de l’univers, Nicolas de Cues ajoute une perspective proprement génétique et métaphysique avec le couple «  complicatio/explicatio  », «  développement /enveloppement  ». L’univers et les êtres naturels qui le composent sont l’effet du développement de l’Infinité divine elle-même. En tant qu’infinie, elle contient toutes les déterminations possibles. Les créatures tiennent leur force de ce déploiement  : Or, le maximum est ce à quoi rien ne s’oppose, et où [donc] le minimum est aussi le maximum. L’unité infinie est par conséquent l’enveloppement de toutes les choses  ; est assurément nommé «  unité  » ce qui unit toutes choses. Cette unité est maximale en tant qu’elle est l’enveloppement non seulement du nombre, mais aussi de toutes choses  ; et de même que, dans le nombre qui développe l’unité, il ne se trouve rien d’autre que l’unité, de même dans toutes les réalités qui existent, il ne se trouve rien d’autre que le maximum.2

Le monde sensible et son mouvement local sont le développement de ce qui demeure enveloppé dans l’Unité divine. Ce développement est lui-même un mouvement, d’un autre type. On passe d’un mouvement physique à une puissance génétique et métaphysique de constitution. 1   «  Terra igitur, quae centrum esse nequit, motus omni carere non potest. (…) Praeterea  : non sunt in caelo poli immobiles atque fixi (…)  », De Docta ignorantia, II, 11, in NIKOLAUS vON KUES, Philosophisch-theologische Werke, Bd I, Felix Meiner Verlag, Hamburg, 2002, p. 86-88  ; traduction française  : NICOLAS de CUES, De la docte ignorance, II, 11, GF, Paris, 2013, p. 148-149. Par la suite noté  : DDi, II, 11, p. 86-88  ; trad. fr. p. 148-149. 2   «  Maximum autem est, cui nihil potest opponi, ubi et minimum et maximum. Unitas igitur infinita est omnium complicatio. Hoc quidem dicit unitas, quae unit omnia. Non tantum ut unitas numeri complicatio est, est maxima, sed quia omnium. Et sicut in numero explicante unitatem non reperitur nisi unitas, ita in omnibus quae sunt non nisi maximum reperitur.  », DDi, II, 3, p. 22  ; trad. fr. p. 113.

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C’est le mouvement de l’Unité divine qui engendre la multiplicité et la diversité des êtres. C’est la mobilité du point qui engendre la ligne, la mobilité de la ligne qui engendre le corps, la mobilité du corps qui donne à voir le monde. Il y a donc deux niveaux  : phénoménal-horizontal au niveau de l’univers et constitutif-génétique au niveau de l’expression du Principe. Nicolas nous reconduit à l’opération métaphysique de l’infinie simplicité qui par son mouvement engendre la multiplicité. Cette même unité est nommée «  point  » dans le cas de la quantité développant l’unité, puisqu’il n’est rien d’autre qui se trouve dans la quantité que le point  ; de même que le point se trouve partout dans la ligne, où que tu la divises, de même il se trouve partout dans la surface et dans le corps. Et il n’y a qu’un seul point, qui n’est rien d’autre que l’unité infinie elle-même, puisqu’elle est elle-même le point qui est le terme, la perfection et la totalité de la ligne et de la quantité qu’il enveloppe  ; le premier développement du point est donc la ligne, en laquelle ne se trouve rien d’autre que le point.3

De la dynamique des corps nous passons au dynamisme métaphysique de l’infinité qui se modalise par une mise en mouvement créatrice de son unité constitutive. Et cette force de développement concerne tous les aspects de l’univers. Il permet notamment une dialectique concernant les rapports du repos et du mouvement  : le mouvement n’est que le développement mobile et successif du repos, c’est une succession de repos mis en série  : De même, le «  repos  » est l’unité enveloppant le mouvement, celui-ci n’étant rien d’autre, si tu y prêtes une attention pénétrante, que le repos se succédant en série ordonnée. Le mouvement est donc le développement du repos.4

Il faut atteindre un mouvement plus profond qui permet de comprendre les relations et les oppositions apparentes du mouvement et de ses stases. Il faut parvenir au mouvement (métaphysique) du mouvement local  ; à la mise en mouvement de tous les mouvements. Au terme de son traité de théologie symbolique du livre I de la Docte ignorance, Nicolas de Cues peut affirmer que l’infinité divine est semblable à une sphère infinie 3   «  Ipsa quidem unitas punctus dicitur in respectu quantitatis ipsam unitatem explicantis, quando nihil in quantitate reperitur nisi punctus. Sicut undique in linea est punctus, ubicumque ipsam diviseris, ita in superficie et corpore. Nec est plus quam unus punctus, qui non aliud quam ipsa unitas infinita, quoniam ipsa est punctus, qui est terminus, perfectio et totalitas lineae et quantitatis, ipsam complicans. Cuius prima explicatio linea est, in qua non reperitur nisi punctus.  », DDi, II, 3, p. 22  ; trad. fr. p. 114. 4   «  Ita quidem quies est unitas motum complicans, qui est quies seriatim ordinata, si subtiliter advertis. Motus igitur est explicatio quietis.  », DDi, II, 3, p. 24  ; trad. fr. p. 114.



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qui contiendrait en soi, avec la puissance de les déployer, tous les mouvements possibles de l’univers  : Dieu est donc le principe unique et parfaitement simple de l’univers tout entier  ; et de même que la sphère est engendrée à la suite d’un nombre infini de mouvements circulaires, de même Dieu, en tant que sphère maximale, est la mesure parfaitement simple de tous les mouvements circulaires. En effet, toute vie, tout mouvement, toute intelligence sont de lui, en lui et par lui (…).5

2.  Posse ipsum Le mouvement que modélise Nicolas de Cues n’est pas un système de forces étudiées depuis les trajectoires des mobiles mais le passage métaphysique de la puissance à l’acte. C’est l’évolution du réel à travers ses dimensions modales qui est le mouvement fondamental. Le mouvement qui porte l’univers se joue à travers ces modes d’être que sont la puissance, l’acte et le lien des deux. Nicolas de Cues l’exprime dans l’image de la rose unitrine du De Possest, une rose d’acte et de puissance. Cardinal  : (…) En effet, sans puissance, ni acte, ni lien entre les deux, rien n’est ni ne peut être. Si l’une de ces conditions faisait défaut, rien ne serait. Comment en effet une chose serait-elle si elle ne pouvait être  ? Et comment serait-elle si elle n’était en acte, puisque l’être est acte  ? Et si elle pouvait être et n’était pas, comment serait-elle  ? Il faut donc qu’il y ait le lien de l’un à l’autre. Pouvoir être, être en acte, et leur lien ne sont pas choses diverses. Elles se rapportent en effet à une même essence, puisqu’elles ne créent rien qui ne soit un et même. La rose en puissance, la rose en acte et la rose en puissance et en acte sont la même rose et non une rose chaque fois autre et différente (…). Bernard  : (…) Ainsi je vois la rose unitrine à partir du principe unitrine. Or je vois ce principe se refléter lumineusement en toutes choses puisqu’il n’est aucun principié qui ne soit unitrine.6 5   «  Deus igitur est unica simplicissima ratio totius mundi universi. Et sicut post infinitas circulationes exoritur sphaera, ita deus omnium circulationum, uti sphaera maxima, est simplicissima mensura. Omnis enim vivificatio, motus et intelligentia ex ipso, in ipso et per ipsum.  », DDi, I, 23, p. 94  ; trad. fr. p. 92. 6   «  Cardinalis  : (…). Nam sine potentia et actu atque utriusque nexu non est nec esse potest quicquam. Si enim aliquid horum fediceret, non esset. Quomodo enim esset si esse non posset  ? Et quomod esset si actu non esset, cum esse sit actus  ? Et si posset esse et non esset, quomodo esset  ? Oportet igitur utriusque nexum esse. Et posse esse et actu esse et nexus non sunt alia et alia. Sunt enim eiusdem essentiae, cum non faciant nisi unum et idem. Rosa in potentia et rosa in actu et rosa in potentia et actu est eadem et non alia et diversa (…).

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L’expression universelle de l’Uni-Trinité se fait dans une expression de la puissance dynamique qui porte chaque être à l’actualité de son existence et de son déploiement. C’est l’unité de la même rose à travers ses modes d’être qui exprime le dynamisme de Dieu dans l’univers. L’éclosion de la fleur est un modèle pour l’univers entier ainsi que pour chaque être qui le peuple. Toute chose n’existe que sur le fond de cette puissance qui passe à l’acte. Au terme d’une réflexion de toute une vie sur la nomination divine, Nicolas de Cues finira par reconnaître que le nom le plus pertinent pour désigner Dieu est la Puissance même  : Posse ipsum. Ainsi dans le De Apice theoriae, La cime de la vision, il déclare  : «  La cime de la vision est la Puissance-même  »7. L’Ipsum esse de Saint Thomas est devenu le Posse ipsum de Nicolas de Cues. L’être se dit dans sa puissance. Le Principe est une réserve infinie de puissance dont l’univers tire sa manifestation. L’être est un mouvement illimité d’actualisation. Esse est movere. 3.  Métamorphoses mentales Dans ce cadre métaphysique, l’esprit est appréhendé comme une force dynamique de déploiement à l’image du Principe et au contact de la nature. Il y a donc un dynamisme de l’esprit en rapport avec cette puissance infinie. L’esprit humain se révèle être une force qui s’autoproduit dans son activité. Si l’âme est vie, c’est parce qu’elle est raison, laquelle est vivant mouvement (…).8

La raison dont est dotée l’âme humaine n’est pas une structure figée mais un mouvement libre qui déploie un contenu intelligible dans la discursivité et l’enchainement des propositions logiquement compatibles. L’esprit tend vers le développement de l’intelligible qu’il recèle  ; il manifeste une puissance d’initiative et d’invention  : L’âme est une force inventive d’arts nouveaux et de neuves sciences.9 Bernard  : (…) Sic video initrinam rosam ab unitrino principio. Hoc autem principium in omnibus relucere video, cum nullum sit principiatum non unitrinum.  », texte latin et traduction française in NICOLAS dE CUES, Trialogus de Possest, Vrin, Paris, 2006, pp. 76-79. 7   «  Apex theoriae est posse ipsum (…)  », NIKOLAUS VON KUES, Philosophisch-theologische Werke, Bd IV, De Apice theoriae, Felix Meiner Verlag, Hamburg, 2002, p. 30. 8   «  Anima est vita quia ratio, quae vivus motus est.  », NIKOLAUS VON KUES, Philosophisch-theologische Werke, Bd. III, De Ludo globi, Liber primus, Felix Meiner Verlag, Hamburg, 2002, p. 34  ; trad. fr. Du Jeu de la boule, O.E.I.L, Sagesse chrétienne, Paris, 1985, p. 85. Par la suite noté  : DLg, p. 34  ; trad. fr. p. 85. 9  «  Adhuc anima est vis inventiva artium et scientiarum novarum.  », DLg, p.  30  ; trad. fr. p. 83.



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L’esprit humain est une force qui déploie ses notions au contact du réel, il les tire de sa puissance propre, il ne les reçoit pas d’une source extérieure ou transcendante. C’est une force spirituelle assimilative qui, telle un caméléon, se rend semblable à ce qu’elle veut mesurer  : Car entre la pensée divine et la nôtre, la différence est la même qu’entre faire et voir. La pensée divine crée en concevant, la nôtre assimile des notions en concevant, ou en produisant des visions intellectuelles  ; la pensée divine est force entificative [vis entificativa], la nôtre, force assimilative [vis assimilativa]10.

Cette production reprend sur le mode de la représentation la genèse réelle de la création divine. A l’aide de sa propre unité dynamique, l’esprit engendre les notions par lesquelles il pourra rendre intelligible le réel dans lequel il évolue. Le Profane  : – La pensée produit le point, limite de la ligne et la ligne, limite de la surface, et la surface, limite du corps. Elle produit le nombre et ainsi la multiplicité et la grandeur procèdent de la pensée et, à partir de là, la pensée mesure toutes choses11.

Ce n’est pas l’adéquation terme à terme entre les notions et le réel mais cette analogie dynamique de la production qui permet à l’esprit d’atteindre la vérité en modélisant les processus naturels. Cette pensée est de prime abord une force tournée vers l’extérieur, dans un rapport dynamique à son environnement sensible. Le lien au corps propre la projette dans le monde pour qu’elle développe la puissance intelligible qui la constitue  : Le Profane  : – Indubitablement Dieu a mis notre pensée en ce corps pour qu’elle fasse des progrès. (…); c’est pourquoi il ne faut pas croire que l’âme ait possédé des notions innées qu’elle aurait perdu dans le corps, mais plutôt qu’elle a besoin du corps pour que la puissance qui lui est innée passe à l’acte. De même que la puissance visuelle de l’âme ne peut exercer son opération, afin de voir en acte, que si elle est stimulée par un objet, et ne peut être stimulée que par la rencontre multipliée grâce à l’entremise de 10   «  Inter enim divinam mentem et nostram interest quod inter facere et videre. Divina mens concipiendo creat, nostra concipiendo assimilat notiones seu intellectuales faciendo visiones. Divina mens est vis entificativa, nostra mens est vis assimilativa.  », NIKOLAUS VON KUES, Philosophisch-theologische Werke, Bd II, Idiota De mente, chap.VII, Felix Meiner Verlag, Hamburg, 2002, p. 54, traduction française DE GANDILLAC M., De la pensée, in CASSIRER, E., Individu et cosmos dans la philosophie de la Renaissance, Editions de Minuit, Paris, 1982, p. 267. Par la suite noté De Mente, p. 54, trad. fr. p. 267. 11   «  IDIOTA: Mens facit punctum terminum esse lineae et lineam terminum superficiei et superficiem corporis, facit numerum, unde multitudo et magnitudo a mente sunt, et hinc omnia mensurat.», De Mente, p. 74; trad. fr. p. 276.

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l’organe, et qu’ainsi elle a besoin de l’œil, de même la puissance de la pensée qui est une puissance compréhensive des choses, ne saurait exercer ses opérations que stimulées par les réalités sensibles et ne saurait être stimulée sans l’entremise des fantasmes sensibles. Elle a donc besoin d’un corps organisé, et tel que sans lui la stimulation serait impossible12.

La pensée est actualisation de sa puissance et elle ne peut l’actualiser qu’en se portant au dehors contre des obstacles qui la stimulent en éveillant sa force métamorphique. Elle se rend semblable à ce qu’elle pense  ; son unité est faite d’une puissance de transformation indéfinie comme un morceau de cire animé d’une activité autonome. L’esprit contient en lui, à l’état enveloppé, toutes les formes mentales possibles  : La pensée est suffisamment assimilative pour s’assimiler dans la vision aux choses visibles, dans l’audition aux choses audibles, dans le goût aux choses qui se goûtent, dans le toucher aux choses qui se touchent et dans la sensation aux choses sensibles, dans l’imagination aux choses imaginables, dans la raison aux choses rationnelles. (…) c’est la pensée qui donne terme à toute chose. C’est pourquoi, conçût-on une cire qui serait informée par la pensée, la pensée immanente à cette cire la conformerait à toute figure qui lui serait présentée (…). Et dans cette assimilation, la pensée se comporte comme si la malléabilité, dégagée de la cire, de l’argile, du métal, ou de toute matière malléable, vivait d’une vie mentale, en sorte qu’elle pût s’assimiler par elle-même à toutes les figures telles qu’elles subsistent en ellesmêmes, non dans la matière. En effet, dans la puissance de sa malléabilité vivante, elle-même en elle-même, elle verrait que se trouvent les notions de toute chose, puisqu’elle pourrait se conformer à toute chose.13

12   «  IDIOTA: Indubie mens nostra in hoc corpus a deo posita est ad sui profectum. (...) Non est igitur credendum animae fuisse notiones concreatas, quas in corpore perdidit, sed quia opus habet corpore, ut vis concreata ad actum pergat. Sicuti vis visiva animae non potest in operationem suam, ut actu videat, nisi excitetur ab obiecto, et non potest excitari nisi per obstaculum specierum multiplicatarum per medium organi et sic opus habet oculo, sic vis mentis, quae est vis comprehensiva rerum et notionalis, non potest in suas operationes, nisi excitetur a sensibilibus, et non potest excitari nisi mediantibus phantasmatibus sensibilibus. Opus ergo habet corpore organico, tali scilicet, sine quo excitatio fieri non posset.  », De mente, p. 30  ; trad. fr. p. 257. 13  «  IDIOTA: Mens est adeo assimilativa, quod in visu se assimilat visibilibus, in auditu audibilibus, in gustu gustabilibus, in odoratu odorabilibus, in tactu tangibilibus et in sensu sensibilibus, in imaginatione imaginabilibus, in traion rationabilibus. (...) sed mens est, quae omnia terminat. Unde si conciperetur cera mente informat, tunc mens intus exsistens configuraret ceram omni figurae sibi praesentatae (...). Et in hac assimilatione se habet mens, ac si flexibilitas absoluta a cera, luto, metallo et omnibus flexibilibus foret viva vita mentali, ut ipsa per se ipsam se omnibus figuris, ut in se et non in materia subsistunt, assimilare possit. Talis enim in vi suae flexibilitatis vivae, hoc est in se, notiones omnium, quoniam omnibus se conformare posset, esse conspiceret.   », De mente, pp. 56-60  ; trad. fr. pp. 268-270.



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L’esprit ne se définit pas par un ensemble de structures stables, de mécanismes réglés ou de facultés cloisonnées mais par une force substantielle métamorphique projetée dans le monde en quête de son propre accomplissement. Toutefois ce dynamisme porte une tension inquiète, un désir insatisfait  : la pensée est à la recherche d’elle-même, en manque de sa juste expression. Si l’esprit est force, c’est que le désir est au cœur de la substance. Le Philosophe  : – Encore que la pensée, comme tu le dis, Profane, tire son nom de la mesure, je me demande pourquoi elle se porte si avidement vers la nature des choses  ? Le Profane  : – Pour atteindre à sa propre mesure. Car la pensée est une mesure vivante qui, en mesurant d’autres choses atteint à sa propre aptitude. Elle fait tout, en effet, pour se connaître (…). (…) et lorsque tu remarques en outre que cette mesure est vivante, en sorte qu’elle mesure par ellemême, comme si un compas mesurait par lui-même, tu peux comprendre comment elle se fait notion, mesure ou modèle pour s’atteindre elle-même en toutes choses.14

La vie de l’esprit est ce dynamisme en quête de lui-même qui redouble de l’intérieur le dynamisme universel. Il ne pourra s’atteindre et se connaître parfaitement que dans l’Unité divine en qui réside la vérité infiniment précise. Le De Ludo lobi, avec le modèle du jeu de la boule exposé plus haut, figurera la vie humaine comme une série de lancers de soi – de projets  ? – dans l’espace du monde et de la pensée. L’existence humaine est l’expérience de ce lancer de soi-même en direction de la vérité et de la vie infinies. Chaque existence possède une relative autonomie et un faisceau de virtualités qui dessinent le cadre de sa liberté. Il s’agit de s’exposer à la puissance infinie exprimée dans le monde pour s’assimiler à cette puissance maximum. L’éthique individuelle se formule dans les termes d’une auto-cinétique. La trajectoire de notre existence dépend en partie de l’adresse de notre lancer et de la conformation de notre sphère personnelle. CARDINAL  : Voici qui résume les mystères de ce jeu  : apprenons à rectifier par un vertueux exercice ces inclinations et incurvations naturelles, en sorte que finalement, après maintes variations, nous soyons en repos dans le royaume de la vie. (…) il est nécessaire que chacun domine, en s’exerçant 14   «  PHILOSOPHUS: Admiror, cum mens, ut ais, idiota, a mensura dicatur, cur ad rerum mensuram tam avide feratur. IDIOTA: Ut sui ipsius mensuram attingat. Nam mens est viva mensura, quae mensurando alia sui capacitatem attingit. (...) et cum hoc attendis illam mensuram esse vivam, ut per se ipsam mensuret, quasi si circinus vivus per se mensuraret, tunc attingis, quomodo se facit notionem, mensuram seu exemplar, ut se in omnibus attingat.  », De mente, p. 82; trad. fr. p. 279.

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lui-même, les inclinations et passions de sa boule, en sorte que s’étant ainsi tenu dans la juste mesure, il s’efforce de trouver le moyen que la curvitude de sa boule ne l’empêche d’atteindre au cercle de la vie. Telle est la force secrète [vis mystica] du jeu.15

Toutefois la disproportion entre l’infini et le fini interdit que l’esprit puisse jamais s’assimiler complètement à cette unité qu’il vise. Il ne pourra que répéter indéfiniment ses tentatives sans d’ailleurs pouvoir mesurer avec exactitude ce qui l’écarte du but. Comment, dans ces conditions, cet automouvement centrifuge peut-il être autre chose qu’une dispersion hasardeuse et décevante  ? Ne condamne-t-il pas l’esprit à une éternelle errance et à une fuite hors de soi  ? 4.  Vis complicativa Porté par une puissance infinie pour une visée sans terme, la métaphysique cusaine semble livrer l’homme à un devenir pur qui, certes, serait productif mais qui ne mènerait nulle part et ne permettrait pas à l’homme de retrouver son image au terme de son activité. La métaphysique livrerait l’homme à un productivisme ruineux et nihiliste. Cette inquiétude légitime n’est pourtant pas la vérité du dynamisme cusain car elle méconnaît la signification réelle de la puissance métaphysique qu’il engage en tant que puissance de l’Unité infinie elle-même. En réalité le dynamisme de Nicolas de Cues est un dynamisme de l’enveloppement (complicatio) et non du développement (explicatio) et il nous mène à percevoir, reconnaître et aimer la force d’enveloppement de l’Unité infinie. Dans le couple enveloppement/ développement (complicatio/explicatio) qui modélise l’expression de la puissance du Principe, c’est l’enveloppement qui prime  ; le développement n’est que la condition d’un enveloppement élargi, supérieur. Le déploiement doit se concevoir comme le déploiement de l’enveloppement lui-même. Revenons un instant sur le couple complicatio/explicatio. Ce couple permet de conceptualiser le dynamisme de l’expression universelle de la puissance du Principe. Le même contenu existe une fois sur le mode 15   «  CARDINALIS  : Haec est summa mysteriorum huius ludi, ut discamus has inclinationes et naturales incurvationes taliter rectificare virtuoso exercitio ut tandem post multas variationes et instabiles circulationes et incurvationes quiescamus in regno vitae. (…) Sed necesse est, ut quisque dominetur inclinationibus globi sui et passionibus seipsum exercitando  ; demum taliter moderatus studeat viam invenire, in qua curvitas globinon impediat, quo minus ad circulum vitae perveniat. Haec est vis mystica ludi  (…).  », DLg, pp. 58-60; trad. fr. pp. 101-102.



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enveloppé dans l’Unité infinie du Principe et une fois sur le mode développé, «  contracté  » dans les limites de déterminations finies qui se distinguent en s’excluant potentiellement. Ce dédoublement permet de concevoir un dynamisme au sein de l’Unité qui ne se fige pas en dualisme  : c’est le même réel qui subsiste sous des modalités différentes. Ce processus s’applique à différents niveaux d’extension, de l’univers dans son ensemble à la moindre singularité. Mais il faut encore aller plus loin  : il ne s’agit pas de deux modalités séparées, successives, comme si à la complicatio succédait l’explicatio. Les deux opérations sont simultanées et hiérarchiquement ordonnées. En réalité, le développement (explicatio) ne nous fait pas sortir de l’enveloppement (complicatio), il en est la manifestation et le déploiement comme tel. Par exemple le déploiement de la série des nombres naturels à partir de l’unité ne doit pas être conçu comme un abandon de cette dernière mais au contraire comme le déploiement de sa puissance d’unification. CARDINAL  : (…) Car en tout nombre tu vois l’unité et qu’en l’unité tout nombre est contenu. Il n’est nombre en effet qui ne soit un. Deux, trois, dix et ainsi de suite, chaque nombre est un et aucun ne pourrait être un si ne résidait en lui l’unité et s’il n’était lui-même contenu dans l’unité.16

Compter c’est simultanément multiplier l’unité dans le nombre et recomposer à un niveau supérieur le nombre dans l’unité  ; c’est un rapport dynamique de l’unité à elle-même. L’explicatio relance la force d’enveloppement ou vis complicativa. A fortiori, l’Unité divine est-elle une force infinie d’unification et c’est cette puissance qui porte la phénoménalité du monde en conférant leur détermination à tous les êtres. La véritable force n’est pas celle du déploiement mais celle du retour de l’enveloppement. CARDINAL  : Par conséquent ouvre maintenant le regard de ta pensée et tu verras que Dieu est en toute simplicité parce qu’il est dans le point, ce qui montre bien que la divine simplicité est plus subtile que l’un et que le point auxquels elle donne la puissance d’envelopper multiplicité et grandeur  ; Dieu est donc une puissance plus enveloppante que l’un et que le point. ALBERT  : Bien plus grande est la simplicité de Dieu. CARDINAL  : Par conséquent elle est aussi plus enveloppante car c’est de la simplicité que vient la force d’enveloppement [vis complicativa], plus elle est unifiée, plus elle est simple et enveloppante. C’est pourquoi Dieu, qui est une force telle qu’aucune ne puisse être plus grande, est une 16   «  CARDINALIS  : (…) In omni enim numero vides unitatem et omnem numerum in unitate contineri. Omnis enim numerus est unus  : binrius, ternarius, denarius et ita de omnibus. Quisque est unus numerus. Nec esse posset quisque unus, si in ei non foret unitas, et nisi ipse in unitate continuretur.  », DLg, p. 72  ; trad. fr. p. 126.

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force au maximum unifiée et simple, donc au maximum puissante et enveloppante  ; il est par conséquent l’enveloppement des enveloppements.17

La force à l’œuvre est une force de retenue  ; la puissance d’une réalité est proportionnelle à l’intensité de son unification. Le critère de la puissance est donné par l’unité. Dieu ne se perd pas dans le monde, il est «  l’enveloppement de tous les enveloppements  »  : il les contient par avance et sait leur assigner leur terme. Tout développement est l’occasion d’un enveloppement supérieur qui repose en dernier lieu sur la mise en œuvre de l’enveloppement divin infini. Et c’est cette force d’enveloppement qui fait la dignité spécifique de l’être humain au sein de la création. En effet, l’esprit humain n’est pas seulement l’effet passif du développement d’une réalité supérieure. Il n’est pas non plus assigné à être l’enveloppement d’un développement déterminé, comme les autres êtres finis. Il est l’image de l’enveloppement divin  ; il est une force unitive en tant que telle. Le Profane  : (…) Remarque qu’image est une chose, développement une autre chose. (…) Ainsi, je veux dire que la pensée est la plus simple image de la pensée divine parmi toutes les images de l’enveloppement divin  ; et ainsi la pensée est la première image de l’enveloppement divin qui enveloppe en sa simplicité et sa puissance toutes les images de l’enveloppement. De même que Dieu est l’enveloppement des enveloppements, ainsi la pensée, qui est image de Dieu, est image de l’enveloppement des enveloppements. Après les images viennent les pluralités des choses qui développent l’enveloppement divin (...) Et grâce à l’image de l’enveloppement absolu, qui est la pensée infinie, elle a le pouvoir de s’assimiler à tout développement. Et tu vois par toi-même qu’on peut nommer bien d’autres pouvoirs analogues que possède notre pensée parce qu’elle est l’image de la simplicité infinie qui enveloppe toute chose18. 17   «  CARDINALIS  : Consequenter aperi mentis obtutum et videbis deum in omni multitudine esse, quia est in uno, et in omni magnitudine, quia est in pucto  ; ex quo constat quod divina simplicitas subtilior est uno et puncto, quibus dat virtutem complicativam multitudinis et magnitudinis  ; quare deus est virtus magis complicativa quam unius et puncti. ALBERTUS  : Utique maior est dei simplicitas quam unius et puncti. CARDINALIS  : Igitur est magis complicativa. Nam vis complicativa est in simplicitate, quae quanto magis unita tanto magis simplex et complicativa. Ideo deus, qui est vis, qua nulla maior esse potest, est vis maxime unita et simplex  ; quare maxime potens et complicans. Igitur est complicatio complicationum.  », DLg, p.  ; trad.fr. p. 142. 18  «  IDIOTA: (...) Attende aliam esse imaginem, aliam explicationem. (...) Sic volo mentem esse imaginem divinae mentis simplicissimam inter omnes imagines divinae complicationis. Et ita mens est imago complicationis divinae prima omnes imagines complicationis sua simplicitate et virtute comlicantis. Sicut enim deus est complicationum complicatio, sic mens, quae est dei imago, est imago complicationis complicationum. Post imagines sunt pluralitates rerum divinam complicationem explicantes (...). Et per imaginem absolutae complicationis, quae est mens infinita, vim habet, qua se potest assimilare omni explicationi.



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Le développement de l’esprit ne se réduit pas à un déploiement centrifuge. Il est destiné à comprendre toute chose, à ressaisir tous les processus de l’univers dans l’unité d’une connaissance. S’il peut certes redoubler indéfiniment tout développement particulier, il a simultanément une vocation à l’unité. Sa production de notions pour rendre le réel intelligible et pour inscrire les réalisations humaines dans la réalité opère ce retour vers l’unité  : unité de l’esprit, qui fait signe en direction de l’Unité divine. Si l’esprit humain est en puissance toute chose, c’est sous la force de l’Un. Son ouverture au devenir universel n’a de sens que dans la mise en œuvre de cette force unitive, de ce retour à soi en direction du Principe. 5. Christiformitas Toutefois, que faire de cette dénivellation infinie entre l’unité notionnelle de l’esprit et l’Unité réelle du Principe  ? Le retour à l’unité de l’esprit peut-il être autre chose qu’une quête sans fin, un mouvement épuisant et désespéré  ? Cette activité indéfinie est-elle sans repos  ? Si l’esprit peut atteindre le terme de sa quête et ainsi parvenir à une forme de repos et de quiétude, ce ne sera pas par ses propres moyens. Du fini à l’infini, il n’y a nulle proportion. La médiation du Christ intervient alors de manière nécessaire. La métaphysique cusaine est un dynamisme de l’Un qui culmine dans une christologie. C’est par et dans la figure du Christ que l’esprit fini est enfin uni à l’Infinité divine. Le Christ est l’enveloppement de toute l’humanité et il la rapporte à Dieu dans le mystère de sa double nature. (…) Car l’humanité du Christ, qui a été exaltée jusqu’à la Maximité absolue, lorsqu’elle s’est unie à la nature divine, constitue l’humanité absolument vraie et absolument parfaite de tous les hommes. L’homme qui adhère au Christ adhère donc à sa propre humanité, si bien qu’il ne fait plus qu’un avec le Christ, comme le Christ ne fait plus qu’un avec Dieu19. Et talia multa per te vides dici posse, quae mens nostra habet, quia est imago infinitae implicitatis omnia complicantis.  », De mente, pp. 26-28; trad. fr. pp. 255-256. 19   «  (...) quoniam Christi humanitas in illam maximitatem elevata, ut divinae naturae unitur, est omnium hominum verissima atque perfectissima humanitas. Homo, igitur, qui Christo adhaeret, ille suae propriae humanitati adhaeret, ut sit unus cum Christo, sicut Christus cum Deo.  », Dies sanctificatus (sermo XXII), in Sermones I, Opera Omnia, Iussu et auctoritate Academiae litterarum Heidelbergensis ad codum fidem edita, Leipzig-­ Hamburg, Felix Meiner, Bd XVI, 4, p. 354, trad. fr. Le Jour de la Sanctification, in Sermons eckhartiens et dionysiens, Paris, Cerf, 1998, p. 99.

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Dès lors c’est dans le Christ que se retrouve à un niveau supérieur l’enveloppement de tous les hommes dans l’union à l’infinité divine. Pour rejoindre Dieu, l’homme n’a pas à sortir de lui-même et changer de nature par une divinisation extrinsèque, mais il doit accomplir sa nature propre en l’intégrant au Christ. C’est le Christ, comme médiateur, qui est présent au cœur du désir de tout homme d’être lui-même dans l’Unité divine. Ainsi pour obtenir le repos dans cette quête de soi-même, il convient d’imiter le Christ, de se rendre conforme à lui, de s’assimiler à lui en devenant «  christiforme20  ». Dans cette mesure même, le mouvement fini de l’esprit sera assimilé au mouvement trinitaire infini. Pour reprendre le modèle du jeu de la boule, le Christ est au centre du jeu, c’est-à-dire du royaume de vie. «  Là [dans le Christ], en effet, ne font qu’un le centre de la vie, qui est le créateur et la circonférence qui est la créature. Car Dieu et homme, le Christ est créateur et créature et de toutes les créatures bienheureuses, il est luimême le centre, (…). Tu le vois ainsi, pour tous ceux qui doivent être bienheureux le Christ est à ce point nécessaire que sans lui personne ne peut posséder la félicité, car il est le seul et unique médiateur grâce auquel on puisse accéder à la vivante vie.  »21

Même si nos lancers ne seront jamais parfaitement précis, même si nous ne pourrons jamais nous égaler à l’infinité divine, la force de l’esprit participe déjà du repos de la vie éternelle pour peu qu’elle se modèle sur le Christ. Le repos de l’âme ne signifie pas un arrêt, une sortie du mouvement  ; il est vie infinie. Mais cette vie n’est pas l’épuisement désespéré d’une course sans terme. Il faut penser simultanément que nous n’arriverons jamais précisément au but et que nous sommes déjà au centre. Il faut comprendre que le mouvement est déploiement de l’Unité et que nous participons à sa perfection dans le Christ. Notre mouvement s’achève dans l’assomption vers l’éternité de la vie trinitaire. Nous retrouvons la dialectique du repos et du mouvement du début de nos analyses  : le mouvement est le développement d’un repos supérieur qui est la Vie même. Et nous sommes maintenant en mesure de distinguer nettement le repos de la mort, le mouvement de la perte, la véritable puissance de l’Un de la consumation nihiliste.   DLg p. 82  ; trad. fr. p. 132.  «  Ibi enim idem est centrum vitae creatoris et circumferentia creaturae. Christus enim deus et homo est, creator et creatura. Quare omnium beatarum creaturarum ipse est centrum. (…) Ex quo vides Christum omnibus beatificandis adeo necessarium quod sine ipso nemo felix esse potest, quoniam ipse est unicus mediator, per quem accessus haberi potest ad viventem vitam.  », DLg, pp. 84-86  ; trad. fr. pp. 133-134. 20 21

LA THÉORIE ARISTOTÉLICIENNE DU MOUVEMENT DANS «  DE VENATIONE SAPIENTIAE  » DE NICOLAS DE CUES Marc Bayard Introduction Il n’est pas facile de classer la pensée de Nicolas de Cues en termes de philosophie historique. La plupart des recherches sur Nicolas le placent dans la tradition platonicienne ou néoplatonicienne. La relation de Nicolas avec Aristote, d’une part, et avec la tradition scolastique-­aristotélicienne, d’autre part, est considérée comme problématique et négative. Une des raisons de ce point de vue réside déjà dans les sources qui sous-tendent la réception cusaine d’Aristote. On peut distinguer deux étapes. Dans les premiers écrits jusqu’au De beryllo en 1458, Nicolas fait peu référence directement à la pensée aristotélicienne. Il ne l’étudie pas chez Aristote lui-même, mais surtout dans deux traditions philosophiques par lesquelles elle était transmise  : d’une part, chez les «  néoplatoniciens chrétiens  » autour de Thierry de Chartres, qui ont utilisé la terminologie aristotélicienne – tout comme Plotin l’avait déjà utilisée – et qui font également référence à la philosophie d’Aristote  ; et puis, d’autre part, chez Albert le Grand et la tradition de l’albertisme, qui a émergé au XVe siècle. On peut supposer que l’albertisme autour de Heymericus da Campo est la voie principale par laquelle la pensée aristotélicienne a trouvé son chemin jusqu’à Nicolas1. À partir de 1453, on peut supposer que Nicolas a lu certaines œuvres d’Aristote  ; en particulier, la traduction de Bessarion de la Métaphysique était disponible pour son travail tardif2. En revanche, la mesure dans 1   Cf. HAUBST, R., «  Albert, wie Cusanus ihn sah  », in Albertus Magnus Doctor Universalis 1280/1980, éd. MEYER G. und Zimmermann, A. (Hrsg.) (Walberberger Studien, phil. Reihe 6), Mainz 1980, pp. 170–172  ; HOENEN, M. J.F.M., Thomismus, Skotismus und Albertismus. Das Entstehen und die Bedeutung von philosophischen Schulen im Spätmittelalter, dans  : Aristotelisches Erbe im arabisch-lateinischen Mittelalter, hrsg. von Zimmermann, A., (Miscellanea Mediaevalia 18), Berlin/New York 1986, p. 102  ; FIAMMA, A, Nicola Cusano da Colonia a Roma (1425–1450). Università, politica e umanesimo nel giovane Cusano (Texte und Studien zur europäischen Geistesgeschichte B,19), Münster 2019, pp. 79–102. 2  FLASCH, K., Nikolaus von Kues. Geschichte einer Entwicklung, Frankfurt am Main 1998, p. 447.

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laquelle cette lecture d’Aristote a été décisive pour Nicolas semble encore incertaine. Il y a eu des appels répétés dans la recherche sur Nicolas pour mettre davantage l’accent sur son aristotélisme, des travaux récents montrent à cette question un intérêt accru3. Mais la question des lignes aristotéliciennes dans la pensée cusaine est importante non seulement dans la théorie de la connaissance et de l’esprit4, ou dans la cosmologie5, mais aussi en métaphysique6. Lorsque nous nous concentrons sur la doctrine aristotélicienne du mouvement avec son importante paire de concepts de potentia et d’actus, nous obtenons de beaux résultats. Une analyse historique du concept de la dynamique ou de la puissance depuis Aristote en passant par le néoplatonisme, jusqu’à la pensée cusaine dans le De docta ignorantia et le De coniecturis montre que Nicolas incorpore la théorie aristotélicienne du mouvement comme élément central dans sa pensée, et qu’il retrouve par là une vision dynamique de l’être et de la connaissance7. Le but est maintenant de montrer, sur la base du De venatione sapientiae, que cela s’applique également aux écrits tardifs de Nicolas. Une analyse des passages où la théorie aristotélicienne du mouvement est exposée révèle la vision dynamique que Nicolas a de l’être, hors du cadre de tout doctrine neoplatonicienne de l’ordre des essences. 1.  La théorie aristotélicienne du mouvement Mais avant d’entrer dans les textes de Nicolas, il faut se rappeler brièvement comment la théorie du mouvement se déploie chez Aristote8. 3   P. ex. MAASSEN, J., Metaphysik und Möglichkeitsbegriff bei Aristoteles und Nikolaus von Kues. Eine historisch-systematische Untersuchung (Quellen und Studien zur Philosophie 126), Berlin/Boston 2015. 4   Cf. KNY, C., Kreative asymptotische Assimilation. Menschliche Erkenntnis bei Nicolaus Cusanus (Beiträge zur Geschichte der Philosophie und Theologie des Mittelalters NF 84), Münster 2018, pp. 172–174. 5   Cf. BACHER, C.A., Philosophische Wagschalen. Experimentelle Mystik bei Nikolaus von Kues mit Blick auf die Moderne (Texte und Studien zur europäischen Geistesgeschichte B,11), Münster 2015. 6   Cf. COUNET,  J.-M., Nicolas de Cuse à la charnière du moyen âge et de la renaissance. Un dépassement de l’hylémorphisme, dans  : FOLLON J. et McEVOY J. (éds), Actualité de la pensée médiévale, Louvain/Paris 1994, pp. 329–356. 7   Cf. BAYARD, M., Das dynamische Sein bei Nicolaus Cusanus. Ein Beitrag zur Begriffsgeschichte der dynamischen Ontologie (Scrinium Friburgense 42), Wiesbaden 2019. 8   Cat. = Aristotelis Categoriae et Liber de interpretatione, recognovit MINIO-PALUELLO L., Oxford 1949  ; Met. = Aristotelis Metaphysica, recognovit JAEGER W., Oxford 1957  ; Phys. = Aristotelis Physica, recognovit ROSS W. D., Oxford 1950  ; la traduction en français est tirée de  : Aristote, Œuvres complètes, sous la direction de PELLEGRIN, P., Paris 2014.



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Ce n’est pas simple, car la recherche sur Aristote est très controversée à cet égard. Mais on peut mentionner quelques points de la lecture des écrits aristotéliciens qui sont plus ou moins incontestés9. a)  La dualité d’Aristote: la philosophie d’Aristote peut à juste titre être appelée «  philosophie de la substance  ». Le véritable être est pour lui la substance (ousia)10. Aristote exprime clairement ce que cela signifie dans ses Catégories  : «  Mais ce que l’on considère surtout comme propre à la substance, c’est d’être capable de recevoir les contraires tout en restant la même et numériquement une.  »11

Or, le mouvement n’est pas quelque chose qui contredirait l’idée de substance. Au contraire, le mouvement semble être constitutif de la substance. Car si la substance possède des propriétés qui peuvent évoluer, alors qu’elle persiste elle-même dans le temps comme le sous-jacent, il ne semble pas y avoir de substance sans mouvement. Voir le fameux passage au début de la Physique  : «  […] des choses qui sont par nature, soit toutes, soit certaines d’entre elles sont mues  »12

Dans les livres de la Métaphysique sur les apories, Aristote comprend cette dualité de la substance et du mouvement comme la relation entre matière muable et forme identique et déclare que la détermination de cette relation est l’aporie la plus difficile à laquelle la philosophie doit faire face13. b)  Pour examiner le mouvement, Aristote poursuit deux approches complémentaires. La première approche part de la différence entre substance et accident  : dans le premier livre de la Physique, Aristote explique le mouvement en tant que changement des propriétés d’une substance. Une ousia comme entité sous-jacente passe de l’état de privation à l’état de nouvelle forme accidentelle14.

9  Avec regard sur le travail récemment publié et très remarquable  : LEFEBVRE, D., Dynamis. Sens et genèse de la notion aristotélicienne de puissance, Paris 2016. 10   Cat. 5, 2 a11  : «  La substance est ce qui se dit proprement, premièrement et avant tout […]  ». 11   Cat. 5, 4 a10. 12   Phys. I, 2, 185 a12. 13   Met. B, 4, 999 a24–b24. 14   Phys. I, 7, 190 b17–35.

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c)  Du deuxième livre de la Physique, Aristote étend ses concepts et explique le mouvement en se basant sur la puissance et l’acte (dynamis et energeia)15, respectivement sur la puissance et l’entéléchie (entelecheia). C’est la deuxième approche. «  […] l’entéléchie de l’étant en puissance en tant que tel est un mouvement […]  »16

Le mouvement apparaît ici comme l’actualisation dirigée d’un être en puissance. Si Socrate marche d’Athènes à Thèbes, il n’est pas encore en acte à Thèbes, mais en puissance. Néanmoins, il voit l’arrivée devant les yeux, ce qui donne à son mouvement la bonne direction. Le mouvement d’actualisation comme un «  se posséder dans la fin  »17 est donc à la fois puissance et acte. d)  Le problème du devenir  : si le mouvement ne concerne pas un changement des propriétés, mais de la substance elle-même  ; en d’autres termes, s’il s’agit du devenir au sens propre18, un problème assez difficile se pose. Lorsque la substance elle-même devient une nouvelle forme, quel est le substrat sous-jacent de ce mouvement19  ? Ou bien, si un étant n’existe pas encore, quelle est la chose en puissance à partir de laquelle la nouvelle substance s’actualise  ? e)  Ce problème est une source de crispation pour les experts. Comme les penseurs médiévaux avant eux, les chercheurs d’Aristote d’aujourd’hui débattent de ce problème. Certains disent  : pour Aristote, le devenir n’est pas un mouvement, mais la combinaison instantanée de la forme et de la matière20  ; et pour les autres, le processus du devenir est sûrement un mouvement, car, selon eux, Aristote définit un mouvement indéterminé comme étant ontologiquement premier, tandis que la question du mouvement particulier et déterminé est plutôt épistémique et seulement secondaire21. La dualité d’Aristote de la substance et du mouvement   Phys. II, 8, 191 b28.   Phys. I, 2, 185 a12. 17  La traduction de entelecheia selon Martin Heidegger, trouvée dans  : AUBRY,  G., Dieu sans la puissance. Dunamis et energeia chez Aristote et chez Plotin, Paris 2006, p. 14. 18   Phys. I, 7, 190 a33  : «  […] seules les substances adviennent absolument […]  ». 19   Phys. I, 7, 190 b1  : «  […] mais que les substances aussi et tous les autres étants qui sont absolument adviennent à partir d’un substrat, cela deviendra manifeste à l’examen.  » 20   P. ex. GASSER, A., Form und Materie bei Aristoteles. Vorarbeiten zu einer Interpretation der Substanzbücher (Collegium Metaphysicum II), Tübingen 2015, pp. 9–10  ; 289–290. 21  P. ex. AICHELE, A., Ontologie des Nicht-Seienden. Aristoteles› Metaphysik der Bewegung (Neue Studien zur Philosophie 21), Göttingen 2009, pp. 186–187  ; 207–208. 15 16



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apparaît à nouveau. Mais je pense qu’il ne faut pas opposer les deux aspects. Il y a de la place pour les deux. Pour trouver un juste milieu, il faut distinguer chez Aristote deux modalités du devenir. Cette distinction peut être observée non seulement dans la Physique, mais aussi dans la Métaphysique, quand Aristote définit les concepts d’energeia et de dynamis.22 D’abord Aristote différencie la puissance comme principe de mouvement de la puissance de devenir quelque chose, puissance qui sert de matière  : «  […] ‹ en acte › se dit soit comme le mouvement relativement à la puissance, soit comme la substance relativement à une matière quelconque.  »23 «  […] on dira aussi ‹ doué de puissance ›, en un sens, ce qui possède un principe de mouvement ou de changement […]  ; en un autre sens, de tout ce qui possède la puissance de changer de n’importe quelle façon, soit en pire, soit en mieux.  »24

Et puis, en termes de la puissance de devenir quelque chose, Aristote fait une autre distinction  : «  […] toutes ces choses [en puissance] peuvent être ainsi du fait qu’il peut leur arriver seulement de venir à être ou de ne pas venir à être [ou de le faire bien] ou de ne pas le faire comme il convient.  »25

Ainsi, les deux formes du devenir diffèrent selon que le devenir porte sur la genèse d’une nouvelle ousia ou sur l’achèvement d’une ousia. Dans le premier cas, celui d’une genèse, le devenir n’est pas vraiment un mouvement, ou il l’est tout au plus de manière analogique. Par exemple, quand une graine se transforme en une nouvelle plante, la transformation se produit instantanément. Si elle était un mouvement, la graine devrait déjà être la nouvelle plante, la plante en puissance. Mais, au contraire, elle n’est pas encore la nouvelle plante26. La graine appartient plutôt à une plante antérieure, une ousia séparée qui ne sert que de base sous-jacente à ses propres mouvements, alors que la nouvelle plante constitue une nouvelle ousia et un nouveau substrat sous-jacent. Ce qui persiste, ce n’est pas quelque chose de substantiel, c’est tout au plus

22   Ainsi, la dualité du mouvement et de la substance réside dans la dualité plus profonde de la puissance, cf. LEFEBVRE, D., Dynamis, pp. 347–349. 23   Met. Θ, 6, 1048 b7. 24   Met. Δ, 12, 1019 a34–b2. 25   Met. Δ, 12, 1019 b12. 26   Met. Θ, 7, 1049 a14  : «  […] la semence n’est pas encore un être humain [en puissance] […] de même que la terre n’est pas encore une statue en puissance […]  »  ; cf. LEFEBVRE, Dynamis, pp. 486–487.

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certaines qualités, dans la mesure où les caractéristiques de la graine en tant que propriétés matérielles sont absorbées par la nouvelle plante27. Mais dans le second cas, lorsqu’il s’agit de l’achèvement d’une ousia, le devenir est certainement un mouvement, c’est même le mouvement par excellence du point de vue métaphysique. Pour nous, là est le point le plus intéressant de la théorie aristotélicienne du mouvement. L’ousia n’est pas considérée comme un eidos séparable toujours constant, selon lequel elle reste toujours identique, mais comme une forme immanente (morphè) qui doit encore se développer. Chez les êtres naturels, Aristote parle aussi de la physis28. Ici, le problème du substrat sous-jacent ne se pose pas, car l’ousia a déjà évolué et elle porte déjà dans sa matière première la physis en puissance. Celle-ci doit maintenant être actualisée par le mouvement jusqu’à parvenir à la forme parfaite29. C’est la formation d’un être naturel, qui regroupe tous les mouvements accidentels en un devenir substantiel. Nous arrivons ainsi à la vision typiquement aristotélicienne de l’être dynamique  : la substance se forme par des mouvements et, inversement, les mouvements ne se produisent toujours que dans une substance. f)  Deux aspects sont importants pour cette vue dynamique  : premièrement, la puissance, qui est dirigée par la physis, est une puissance passive. La simple privation devient alors une tendance qui réside dans l’être, une force passive qui reste toutefois dépendante d’une cause motrice active. Sans la lumière du soleil, la plante ne poussera tout simplement pas. Mais une fois qu’elle pousse, elle le fait dans la bonne direction car c’est dans sa nature30. g)  Et deuxièmement, le mouvement du devenir n’est jamais achevé, car la puissance est sans limite31. Bien qu’il y ait une morphè actualisée 27   La théorie de la persistance des propriétés matérielles comme substrat sous-jacent et l’idée d’une telle «  matière générique  » sont discutées dans  : GILL, M. L., Aristotle on Substance. The Paradox of Unity, Princeton 1989, pp. 163–168. 28   Phys. II, 2, 193 b3  : «  […] la nature [physis] serait la figure [morphè] et la forme [eidos] (non comme étant séparables, si ce n’est par la raison) des choses qui ont en ellesmêmes un principe de mouvement.  »  ; b18  : «  Donc la figure [morphè] est nature [physis].  » 29   Phys. II, 1, 193 a28  : «  La nature se dit donc ainsi d’une première manière  : la matière sous-jacente première de chacun des êtres qui ont en eux-mêmes un principe de mouvement et de changement  ; d’une autre manière, c’est la figure […]  »  ; 199 b15  : «  Sont en effet par nature toutes les réalités qui, étant mues à partir de quelque principe qui leur est intérieur, parviennent à un certain terme [telos].  » 30   Cf. LEFEBVRE, Dynamis, p. 500. 31   Phys. III, 7, 207 b21  : «  […] l’infini [est dans la domaine du mouvement] parce que la grandeur qui est le support du mouvement a été soit altérée soit augmentée […]  »  ; 206 a18  : «  […] l’infini existe en puissance.  »



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à un moment donné, elle reste toujours en-dessous de l’eidos de l’ousia. Le mouvement de devenir est un continuum, tandis que l’ousia, en tant que limite du continuum, ne peut pas en faire partie. Elle transcende le continuum, car ce n’est qu’ainsi qu’elle pourra unir l’ensemble du mouvement. (C’est exactement ce concept du continuum qui a été redécouvert par Charles Sanders Peirce et Alfred North Whitehead, et qui a amené la philosophie moderne du processus à l’idée de la transcendance de la substance32.) Le caractère inachevé du mouvement n’est donc pas un manque d’être, mais plutôt son bonheur. Car le mouvement du devenir n’est pas quelque chose de provisoire ou d’accidentel. Comme entéléchie, c’est-à-dire comme un «  se posséder dans la fin  », le mouvement du devenir lui-même constitue la substance dans sa vie concrète, c’est-à-dire la substance en mouvement. 2.  Les écrits antérieurs de Nicolas de Cues Nous voyons déjà comment cette vision dynamique est présente chez Nicolas. Pensons seulement au De docta ignorantia33, où il reformule la définition aristotélicienne du mouvement34, même si Aristote n’est pas présent par ses propres écrits, mais transmis par d’autres comme Calcidius, Boèce, Thierry de Chartres ou l’albertisme. De plus, pensons au deuxième livre du De docta ignorantia, où Nicolas voit chaque acte ou nécessité dans la contraction d’un mouvement concret et chaque force dans la contraction d’une puissance passive. Et le concept de la docte ignorance fournit clairement une vision aristotélicienne du continuum, ainsi que du lien entre l’inachèvement du mouvement et la transcendance du but.35 Ou pensons à l’écrit De beryllo, dans lequel on peut constater que Nicolas a lu la Métaphysique d’Aristote. Ici, il semble que Nicolas, opposé à une vision substantialiste de l’hylémorphisme aristotélicien, considère à nouveau la privation comme un véritable principe des êtres naturels, en tant que puissance passive du mouvement. Dans le De beryllo, le mouvement entre puissance et acte apparaît comme un lien, 32  Cf. RESCHER, N., Process Metaphysics. An Introduction to Process Philosophy (SUNY Series in Philosophy), New York 1996, pp. 53–56. 33   De doc. ign. = NICOLAI DE CUSA, Opera Omnia Heidelbergensis, vol. I  : De docta ignorantia, éd. HOFFMANN E. et KLIBANSKY R., Hamburg 1932. 34   De doc. ign. II, 10, 98,17–18 (= n. 154,4–5)  : «  […] ut potentia per eius medium [connexionem] sit in actu et actus eius medio in potentia.  » 35   Cf. BAYARD, Das dynamische Sein, pp. 3–35  ; 290–299.

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ce qui révèle que la substance est une coïncidence dynamique de la matière et de la forme36. N’est-ce pas exactement ce qu’Aristote veut montrer dans sa Physique  ? La matière première et la forme essentielle sont une seule et même substance, dans la mesure où la substance se meut continûment à partir de ses puissances passives matérielles vers l’actualisation de sa perfection eidétique. 3. Le posse fieri et la dynamique de l’univers Pour les écrits plus tardifs de Nicolas de Cues, la situation est la même. Si on considère le De venatione sapientiae, c’est particulièrement évident  : Nicolas prolonge sa façon de traiter le mouvement, qu’on trouve dans le De docta ignorantia et le De beryllo, à savoir reformuler la théorie aristotélicienne avec ses propres mots, et ce, en surmontant certaines modifications ajoutées par le péripatétisme de son époque. Regardons de plus près le De venatione sapientiae37. Outre les concepts de sapientia et de venatio, le concept le plus important de l’ouvrage est le posse fieri. Nous nous souvenons de la structure du texte  : au milieu, des chapitres 11 à 33, Nicolas traite des dix champs dans lesquels se déroule la chasse de la sagesse  : Docta ignorantia, possest, non aliud, lux, laudatio, unitas, aequalitas, nexus, terminus, ordo. Ces chapitres sont encadrés par dix chapitres d’introduction au début et six à la fin, lesquels sauvegardent le résultat du traité. Le terme posse fieri joue ici un rôle important. L’idée de Nicolas est la suivante  : le posse fieri est vraiment le signe de la créature, le signe de l’être créé, et, en tant que tel, un excellent point de départ pour chasser la sagesse, pour s’approcher de l’origine absolue. Pour cette démarche, le posse fieri est constitué entièrement dans l’esprit de la dynamis aristotélicienne. Au chapitre 2 et 3 du De venatione sapientiae, Nicolas lui-même fait le lien avec Aristote  : «  […] Aristote reprend au commencement de la Physique, à savoir que ce qu’il est impossible qu’il soit fait n’est pas fait. […] Puisque ce qu’il est

36   Cf. NICOLAI DE CUSA Opera Omnia vol. XI/1  : De beryllo, éd. SENGER H. G. et BORMANN, K., Hamburg 1988, n. 26–31  ; n. 40–53. 37   De ven. sap. = NICOLAI DE CUSA Opera Omnia, vol. XII  : De venatione sapientiae, éd. KLIBANSKY R et SENGER H.G., Hamburg 1982  ; Nicolas de Cues, La chasse de la sagesse et autres œuvres de philosophie tardive, introduction, traduction et annotations de SFEZ, J., Paris 2017, pp. 127–230.



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impossible d’être fait n’est pas fait, rien n’est fait ou ne sera fait qui ne pouvait ou ne peut être fait.  »38

En résumé  : tout ce qui arrive, ce qui est réel et actuel, était possible auparavant. Si nous comparons la suite du texte avec le passage de la Métaphysique, où Aristote décrit la dynamis, il semble que Nicolas parle ici de dynamis, ou respectivement de posse dans la perspective de la deuxième forme de devenir, en ce sens qu’une chose peut évoluer  : «  Ce mouvement, par lequel le pouvoir est mû afin qu’il soit fait en acte, est dit naturel. Il est en effet créé dans le pouvoir-être-fait par la nature, qui est l’instrument du commandement divin, afin que naturellement et agréablement, sans aucun travail ni fatigue, soit fait en acte ce qui peut être fait.  »39

Le posse fieri a une certaine nature et, en raison de cette nature, le mouvement du devenir conduit du pouvoir à l’être actualisé. Mais nous trouvons également chez Nicolas la détermination de posse comme puissance passive, d’être mû. Car la nature de la puissance n’est pas ellemême la cause efficace du mouvement du devenir  ; au contraire, son orientation naturelle vers le but de son actualisation n’est qu’une force passive  : «  Et parce que le pouvoir-être-fait ne peut pas se produire soi-même en acte – car produire résulte d’un acte –, cela implique donc une contradiction que de dire qu’une puissance passive se produit elle-même en acte […]  »40

Ce qui devient actualisé l’est à partir du posse fieri, car la nature de ce qui devient est déjà but et cause dans le posse fieri, et ce exclusivement en tant que puissance passive correspondant au mouvement de devenir. Mais si nous considérons en outre les deux différentes formes du devenir d’Aristote, il faut clairement préciser que, chez Nicolas, la perspective du second devenir, du devenir naturel, prévaut. Il s’agit d’un étant en puissance qui est guidé passivement par sa nature, mais qui est mis activement en mouvement par une cause externe, de façon à actualiser tout son potentiel. 38   De ven. sap. 2, n. 6,11–7,3–4  : «  […] Aristoteles in Physicorum principio assumit, quae est quod impossibile fieri non fit. […] Cum impossibile fieri non fiat, nihil factum est aut fiet, quin potuit aut possit fieri.  » 39   De ven. sap. 9, n. 23,17–20  : «  Hic motus, quo posse, ut actu fiat, movetur, naturalis dicitur. Est enim a natura, quae est divini praecepti instrumentum, in ipso posse fieri creatum, ut naturaliter et delectabiliter omni labore fatigaque exclusis actu fiat, qod fieri potest.  » 40   De ven. sap. 7 n. 17,3–6  : «  Et quia posse fieri non potest se ipsum in actum producere – nam producere ex actu est –, implicat igitur dicere potentiam passivam se ipsam in actum producere […]  »

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Nicolas parle ici du monde dans son ensemble. Par le concept de posse fieri, il désigne la puissance universelle, à partir de laquelle tout étant devient. De plus, cet étant n’a pas été fait, mais a été créé de manière absolue et divine à partir du néant41. Alors qu’en Dieu la puissance absolue, le pouvoir tout-puissant du Créateur est identique à l’acte absolu (comme possest) et se tient avant toute distinction entre puissance et acte42, il y a aussi une certaine coïncidence dans le posse fieri universel, dans la mesure où il est dans toutes les choses ce qui est devenu (comme posse factum), mais de telle manière qu’il se trouve dans différents modes d’être, d’une manière imparfaitement en puissance et d’une autre manière parfaitement en acte. En conséquence, la coïncidence de l’univers ne consiste pas en une identité comme chez Dieu, mais elle a une constitution dynamique. Reliés par le mouvement universel de la puissance à l’acte, le posse fieri et le posse factum ne diffèrent pas  : «  Mais le pouvoir-être-fait est, dans toutes les choses qui ont été faites, ce qui a été fait  ; car rien n’a été fait en acte, sinon ce qui pouvait être fait  ; mais selon un autre mode d’être  : selon un mode plus imparfait dans la puissance, et plus parfait dans l’acte. Le pouvoir-être-fait et le pouvoiravoir-être-fait ne sont donc pas différents en essence.  »43

Par-là, Nicolas a pour ainsi dire appliqué l’explication aristotélicienne de la genèse naturelle au cosmos  : le cosmos a ou est toujours la même essence, mais elle existe à chaque fois dans une actualisation très précise de sa puissance, ce qui signifie qu’elle est toujours dans le flux dynamique du mouvement du devenir. En particulier, trois points de la cosmologie de Nicolas rappellent fortement la théorie aristotélicienne du mouvement  : 1° L’autonomie de l’étant  : chez Aristote, l’autonomie de l’étant désigne le fait qu’un être individuel se développe et s’actualise vers son but propre à partir de sa potentialité matérielle. Par ailleurs, dans son essence en tant que telle, il se développe à partir de rien, il surgit instantanément et son 41   De ven. sap. 3, n. 8,1–2  : «  Et cum [posse fieri] non sit factum et tamen initiatum, ipsum dicimus creatum, cum nihil praesupponat ex quo sit, dempto eius creatore.»  ; 39, n. 116,10–12  : «  De nihilo igitur posse fieri, cum sit per posse facere productum et non factum, creatum dicimus.  » 42   De ven. sap. 13, n. 34,12–35,7  : «  Solus deus est possest, quia est actu quod esse potest. […] Est enim ante differentiam omnem  : ante differentiam actus et potentiae, ante differentiam posse fieri et posse facere […]  » 43   De ven. sap. 39, n. 116,1–5  : «  Sed posse fieri est in omnibus quae facta sunt id quod factum est, nam nihil factum est actu nisi id quod fieri potuit  ; sed alio essendi modo  : imperfectiori modo in potentia et perfectiori in actu. Non igitur posse fieri et posse factum in essentia sunt differentia.  »



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origine reste un mystère. Cette genèse au sens propre est préparée d’une certaine façon, mais l’essence n’est jamais présente auparavant d’une manière ou d’une autre. De manière très similaire, cela signifie chez Nicolas que, maintenant transféré vers le cosmos dans son ensemble, le posse facere divin comme cause de l’essence du posse fieri n’est justement pas cette essence. Bien que le posse facere soit aussi la cause efficace, exemplaire et finale, il l’est d’une manière absolue, ce qui signifie que le posse facere précède le cosmos mais ne le produit pas. Le posse fieri n’est pas fait, mais créé à partir du néant44. Nicolas continue de désigner le Dieu créateur comme le but ultime de tout, de la même manière qu’il le considère également comme la cause première. Mais, dans son absolu, Dieu échappe à toute participation. Nicolas préfère parler de ressemblance et de similitude45. Parce que l’univers ne partage pas l’être divin, il reste en luimême d’une façon autonome. Et son orientation vers la fin absolue n’implique donc pas une nécessité directe, mais plutôt une certaine liberté du but pour pouvoir se réorienter de manière indépendante vers son propre but essentiel. C’est justement dans la réalisation de cette auto-efficacité que l’univers ressemble plus à Dieu qu’à travers une servitude d’avoir à réaliser la puissance divine, qui était condamnée dès le début. L’idée d’un Dieu tout-puissant est donc au cœur de la dynamique cusanienne de l’être, non pas parce qu’elle la justifierait positivement, mais parce qu’elle empêche négativement (selon la règle de la docte ignorance46) que la potentialité universelle se referme sur elle-même avec sa dynamique résultante47. 2° Le continuum  : le déroulement continu du devenir est essentiel pour le mouvement aristotélicien du devenir. Le devenir d’une ousia est en 44   De ven. sap. 39, n. 115,11–13  : «  Omnium igitur [posse facere] est causa efficiens formalis seu exemplaris et finalis, cum sit terminus et finis posse fieri et ideo posse facti.  »  ; n. 116,5–12  : «  Sed posse facere, licet non sit aliud, tamen, cum sit causa essentiae, non est essentia. Essentia enim est suum causatum. […] De nihilo igitur posse fieri, cum sit per posse facere productum et non factum, creatum dicimus.  » 45   De ven. sap. 7, n. 16,4–7  : «  […] non est nisi una omnium causa creatrix posse fieri omnium et quod illa omne posse fieri praecedat sitque ipsius terminus  ; quae nec est nominabilis nec participabilis, sed eius similitudo in omnibus participatur.  »  ; 6, n. 15,16  : «  […] participabilis dei similitudo, quam posse fieri nominamus […]  »  ; cf. STROEBELE,  C., «  Möglichkeit und Wirklichkeit bei Eckhart von Hochheim und Nikolaus von Kues, in Verschieden – im Einssein. Eine interdisziplinäre Untersuchung zu Meister Eckharts Verständnis von Wirklichkeit (Eckhart  : Texts and Studies 7), Leuven/Paris/ Bristol 2018, pp. 167–171. 46   De ven. sap. 26, n. 79,1–3  : «  Haec est ratio regulae doctae ignorantiae, quod in recipientibus magis et minus numquam devenitur ad maximum simpliciter vel minimum simpliciter […]  » 47   De ven. sap. 13, n. 34,11–12  : «  Nihil igitur omnium, quae sequuntur posse fieri, umquam a posse fieri aliud, quam est, absolvitur.  »

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p­ rogression continue à partir de la possibilité de sa première matière à l’actualisation de sa nature. Pour Aristote, cependant, le continuum d’un mouvement n’est qu’un véritable continuum si les limites du mouvement font aussi partie du continuum, ce qui rend le mouvement ainsi illimité. Si un continuum doit exister dans son ensemble, il faut alors une limite fixe qui transcende le continuum. Cela veut dire que la genèse de l’ousia en tant que telle dans sa matière première se trouve en dehors du continuum et ne fait pas partie de ce mouvement illimité du devenir. À l’inverse, la nature soumise à une certaine actualisation atteindra tout aussi peu l’ousia accomplie. Chaque état atteint reste en puissance à un stade d’actualisation ultérieure, de sorte qu’il se fonde immédiatement à nouveau dans le mouvement continu. Le seul état permanent et fixe, la seule limite d’un mouvement du devenir, est l’ousia, qui transcende ce mouvement. De manière très similaire, Nicolas détermine le continuum du mouvement universel du devenir quand il dit que le posse fieri n’a pas d’autre limite que son origine48. En tant que telle, l’origine divine ne fait pas partie du continuum, mais reste transcendante en tant que limite illimitée49. Si la limite du mouvement universel est en dehors du continuum, cela signifie pour l’univers que chaque actualisation du posse fieri n’est qu’une limite provisoire  : «  […] même si le pouvoir-être-fait est limité selon ce qu’il est en acte, il ne l’est pas absolument. […] le pouvoir-être-fait n’est absolument pas délimité si ce n’est dans le pouvoir-est, qui est à la fois son principe et sa fin […] cependant, le pouvoir-être-fait est délimité en acte dans le monde où il n’en est pas de plus parfait et de plus grand en acte.  »50

Si le posse fieri n’est pas une limite fixe, il ne peut naturellement jamais être un état actuel de l’univers. C’est justement son illimitation, limitée seulement par la toute-puissance divine, qui l’en empêche. Autrement dit, la puissance universelle transcende également le devenir concret. Mais il n’est pas transcendant de manière absolue comme le posse facere divin, mais sous la forme d’une contraction. Car malgré son infinité, qui se fond dans le continuum, le posse fieri est à son tour la limite du mouvement universel. Nicolas explique comment cela est possible avec le terme de la contraction.   De ven. sap. 6, n. 14,4–5  : «  […] posse fieri non terminatur nisi in suo principio.  »   De ven. sap. 27, n. 80,13–14  : «  Est enim terminus ipsius posse fieri utique interminus […]  » 50   De ven. sap. 37 n. 108,6–18  : «  […] Nam etsi posse fieri, secundum quod est actu, sit terminatum, tamen non simpliciter. […] Unde posse fieri non determinatur simpliciter nisi in possest, suo principio pariter et fine […] Actu tamen terminatur posse fieri in mundo, quo actu perfectius maiusque non est.  » 48 49



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3° La contraction en puissance passive concrète  : c’est le résultat du deuxième livre du De docta ignorantia, selon lequel l’univers n’existe que dans la contraction, c’est-à-dire dans la connexion dynamique de la puissance et l’acte des choses individuelles, en d’autres termes, dans le mouvement concret51. La même idée revient dans le De venatione sapientiae: tout ce qui devient est toujours un individu52, et n’est donc toujours qu’une certaine actualisation dans le mouvement continu  : «  […] puisque ce qui a été fait résulte du pouvoir-être-fait, il n’a jamais été fait de telle sorte que le pouvoir-être-fait soit en lui totalement limité. Car, même si le pouvoir-être-fait est limité selon ce qu’il est en acte, il ne l’est pas absolument.  »53

Ce n’est qu’ainsi que nous obtenons le vrai parallèle à l’ousia aristotélicienne. Pour Aristote, l’ousia est, au sens propre, un étant individuel. Mais parce qu’elle n’est jamais fixée comme une limite dans le continuum de devenir, ni comme un but-eidos à la fin ou comme la première matière au début, son acte consiste uniquement en l’actualisation courante de ses potentialités  : dans le mouvement concret. Il en va de même pour l’univers cusain. Tout comme l’univers (quasi en tant qu’ousia dans son eidos) n’existe pas comme un acte parfait, mais seulement dans l’actualisation courante du monde concret54, il y a aussi le posse fieri (quasi en tant qu’ousia dans sa première matière) pas comme une puissance parfaite au sens d’une prima materia absolue, qui précéderait tout comme un point de départ sous-jacent. Car le posse fieri universel n’existe que dans les potentialités des étants individuels55. La coïncidence universelle de la puissance et de l’acte est donc dynamique  : elle dépend de la descente dans les potentialités passives des choses, de la transition dans le mouvement concret et de l’ascension par les actualisations individuelles, sans lesquelles toute cette dynamique d’être ne pourrait jamais atteindre 51   De doc. ign. II, 4, 73,14–16 (= n. 113,9–11)  : «  […] universum est contractum maximum atque unum […]  ; existens contracte id, quod sunt omnia […]  »  ; 10, 99,6–11 (= n. 155,10–15)  : «  omnia […] contracta secundum magis et minus intra maximum et minimum simpliciter secundum gradus suos, ut alius sit gradus potentiae, actus et connexionis motus in intelligentiis, ubi intelligere est movere, et alius materiae, formae et nexus in corporalibus, ubi esse est movere […]  » 52   De ven. sap. 37, n. 109,1–2  : «  Factum autem semper est singulare et implurificabile, sicut omne individuum […]  » 53   De ven. sap. 37, n. 108,4–5  : «  […] quod factum cum sequatur posse fieri, numquam est ita factum, quod posse fieri sit in eo penitus terminatum.  » 54   De ven. sap. 37, n. 108,13–1  : «  Unde posse fieri non determinatur simpliciter […] – Actu tamen terminatur posse fieri in mundo, quo actu perfectius maiusque non est.  » 55   De ven. sap. 10, n. 28,9–11  : «  Non igitur uni elemento, sed omnibus invicem compositis posse fieri sensibilia corporaliaque attribui debet.  »

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la coïncidence universelle en plein acte. La puissance universelle et l’acte universel sont profondément immanents à l’étant en mouvement concret, car ils en sont contractés, et en même temps ils sont complètement transcendants, car en tant que limites du continuum de mouvement ils ne font pas partie de ce continuum. Qu’il en soit conscient ou non, Nicolas avance ici dans la voie aporétique56 d’Aristote, pour lequel l’ousia n’est rien d’autre que ce qui est en mouvement, mais qui n’est jamais soumise au mouvement entre puissance et acte. Platon est le seul et même Platon tout au long de sa vie, et pourtant il est dans le mouvement constant de devenir, pour évoluer de ses potentiels platoniciens vers l’acte platonicien achevé. Jusqu’ici, on peut dire que Nicolas, avec sa vision dynamique de l’être universel, reformule la doctrine aristotélicienne du mouvement, en utilisant son concept du posse fieri de manière analogue à celui de la dynamis. Comme la dynamis apparaît dans la description d’Aristote du mouvement naturel de devenir, Nicolas décrit ainsi la dynamique universelle de l’être tout à fait au sens aristotélicien du devenir d’un être déjà créé. 4.  L’être dynamique de la substance Cependant, à ce stade, deux questions se posent  : a. Aristote aborde le mouvement naturel du devenir dans l’être individuel, c’est-à-dire dans les substances. D’autre part, Nicolas se concentre sur l’étant dans son ensemble. Qu’en est-il de l’être individuel chez Nicolas  ? La dynamique de l’être s’applique-t-elle aussi bien dans le petit que dans le grand  ? Et, chez Nicolas, les substances ne se dissolvent-elles pas en mouvement dans une seule et même continuité globale  ? b. Ceci ouvre une autre question, celle de la genèse au sens propre. Pour Aristote, c’est elle qui empêche la substance de se dissoudre dans le mouvement. Le devenir d’une ousia n’est pas un mouvement. Le continuum cosmique est ainsi interrompu par des limites substantielles, de sorte que chaque étant individuel a son propre continuum 56   L’aporie ou le paradoxe du concept réside dans le fait qu’il a été créé, mais pas fait. Cf. HOPKINS,  J., «  Cusanus und die sieben Paradoxa von posse  », in Mitteilungen und Forschungsbeiträge der Cusanus-Gesellschaft 32 (2010)  : NIKOLAUS VON KUES  : De venatione sapientiae, pp. 75–77. Mais en outre, il faut appliquer le paradoxe aussi à l’être  : le posse fieri est à la fois immanent et transcendant, à la fois principe de mouvement et de substance.



LA THÉORIE ARITOSTÉLICIENNE DU MOUVEMENT121

tendu par son mouvement. Et pour Nicolas  ? Permet-il l’idée d’une genèse instantanée et mystérieuse d’un étant seulement pour la création du monde dans son ensemble, tandis qu’il explique l’origine des substances individuelles par la puissance universelle, de sorte qu’il ne demeure qu’un seul mouvement continu à la fin  ? Les réponses à ces deux questions auraient déjà dû apparaître clairement  : parce que l’Absolu en tant que limite immanente est hors de question, l’univers est rejeté sur lui-même et n’existe que dans la contraction. En d’autres termes, le continuum universel ne peut pas être fixé sur la base de ses limites qui sont transcendantes. Mais il ne peut pas non plus se tenir absolument en soi, car il aurait alors des limites immanentes ou deviendrait lui-même la limite. Étant donné que les limites de l’univers – pleine puissance et acte achevé – sont contractées, il s’ensuit que le continuum universel n’existe pas autrement que dans la contraction. Le mouvement universel est en acte dans les mouvements individuels. Bien sûr, chez Nicolas, la vision universelle prévaut, mais les étants individuels ont aussi leur importance. En effet, les conditions dynamiques dans le tout universel s’appliquent également à leur contraction concrète. Nicolas illustre cela par l’exemple déjà mentionné du devenir de Platon  : «  Par exemple, dans Platon le pouvoir-être-fait homme est limité  ; le pouvoir-être-fait homme n’est pourtant pas totalement limité dans Platon, mais seulement ce mode de limitation qu’on appelle platonicien.  »57

Ici, la contraction se déroule par médiation. Tout d’abord, le posse fieri universel se contracte dans la puissance de l’homme, d’où naît un mouvement illimité de devenir vers l’acte de l’homme. Jusqu’ici, la dynamique appliquée est la même que celle que l’on retrouve dans l’univers. Or, l’essence générale de l’homme est encore plus contractée et, effectivement, le mouvement de devenir arrive à une fin. La substance individuelle de Platon interrompt la continuité du mouvement et y fixe une limite. L’aporie de l’univers, à savoir que son continuum illimité est tendu par l’unité coïncidente de la puissance et de l’acte, revient dans l’être individuel, mais dans la direction opposée  : l’unité substantielle d’un étant individuel réside précisément dans son mouvement illimité. Car, dans la contraction la plus profonde, il n’y a plus de coïncidence entre la 57   De ven. sap. 37, n. 108,7–9  : «  Ut in Platone posse fieri hominem est terminatum, non tamen posse fieri hominem est penitus in Platone terminatum, sed tantum ille terminandi modus, qui dicitur Platonicus […].  »

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p­ uissance et l’acte. Dans l’individu concret, leur connexion n’est pas une coïncidence, mais un mouvement, une actualisation continue. Et c’est là que Nicolas parle d’une limitation du continuum. Pour moi, Nicolas entre ici dans un domaine sensible de l’ontologie, dans lequel une certaine chose se manifeste, ce qui est également important pour la pensée dynamique d’aujourd’hui  : aucune vision processuelle de l’être ne peut être étayée si le processus n’est pas vu dans son rapport constitutif à la substance. Dit simplement, un mouvement indéterminé n’est plus un mouvement. Pour être un mouvement véritable, le mouvement doit s’actualiser concrètement, et il ne peut le faire que dans la détermination d’une substance individuelle et unitaire. Étant donné que les substances dépendent du mouvement, cela ne signifie pas du tout que le mouvement est indépendant des substances58. Dans l’exemple cusain de Platon, l’argument fonctionne ainsi  : l’homme Platon est en mouvement constant, car l’actualisation de sa puissance humaine n’arrive jamais à sa fin ultime. L’acte de l’homme est toujours plus grand que tout ce qui est actualisé en Platon. Or, pour qu’un tel mouvement platonicien concret se produise, la puissance humaine doit d’abord être platonique. Si la puissance humaine (au sens d’une hypostase néoplatonicienne) seule pouvait atteindre la pleine actualisation de l’homme, il n’y aurait aucune raison pour que Platon existe, de même qu’il n’y aurait pas besoin de mouvement. Mais si elle ne peut être actualisée qu’en tant que puissance passive dans le mouvement des individus, elle dépend des substances concrètes comme Platon. Platon porte en lui la puissance passive de devenir un homme de manière platonicienne, et il utilisera toutes ses forces actives pour cette actualisation. Cela signifie, cependant, que Platon représente au moins une première actualisation de l’être humain, une certaine limite sur le continuum du devenir, qui regroupe tous les mouvements ultérieurs appartenant à Platon  : puisque la vie platonicienne découle de la puissance de sa substance et puisqu’elle se dirige vers la même substance, qui est son but à atteindre, cette vie est un mouvement continu  ; et c’est son propre mouvement, l’être dynamique propre à Platon. Nous voyons aussi dans l’étant individuel que le mouvement et la substance sont interdépendants. Nicolas a donc aussi le même point de vue qu’Aristote à cet égard. Mais qu’en est-il des deux modes du devenir  ? Tandis qu’Aristote défend la référence mutuelle de la substance et 58  Sur l’opinion dominante dans la philosophie contemporaine du processus, cf. SEIBT, J., Process Philosophy, dans  : The Stanford Encyclopedia of Philosophy (Fall 2013 Edition), éd. ZALTA E.N., URL =