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TERRA NOVA 7
Égalité femmehomme et genre Approches théologiques et bibliques
Sous la direction de Denise Couture, Anne Létourneau et Étienne Pouliot
PEETERS
ÉGALITÉ FEMMEHOMME ET GENRE
Collection Terra Nova La collection Terra Nova – Perspectives théologiques canadiennes / Canadian Theological Perspectives, de la Société canadienne de théologie, entend diffuser des travaux théologiques issus du Canada ou qui se rapportent aux théologies de ce pays. Elle accorde une attention particulière à la production franco-canadienne, mais ouvre aussi ses portes à des ouvrages en anglais. Elle s’applique à refléter la créativité et le dialogue caractéristiques d’une société encore jeune. Elle publie des travaux soucieux de rigueur intellectuelle et de pertinence sociale, et marqués par le milieu interdisciplinaire de l’Université publique. Dirigée par Alain G, Université de Montréal (Montréal, QC, Canada)
Comité scientifique de la collection Terra Nova Marc K, Université St-Paul (Ottawa, ON, Canada) Bruno D, Institut de pastorale des Dominicains (Montréal, QC, Canada) Marc D, Université de Sherbrooke (Sherbrooke, QC, Canada) Robert M, Université Laval (Québec, QC, Canada) Jean-François R, Université de Montréal (Québec, QC, Canada)
TERRA NOVA 7
ÉGALITÉ FEMMEHOMME ET GENRE Approches théologiques et bibliques
sous la direction de
DENISE COUTURE, ANNE LÉTOURNEAU et ÉTIENNE POULIOT
PEETERS LEUVEN – PARIS – BRISTOL, CT
2020
A catalogue record for this book is available from the Library of Congress. ISBN 978-90-429-3925-7 eISBN 978-90-429-3926-4 D/2020/0602/47 © 2020, Peeters, Bondgenotenlaan 153, B-3000 Leuven, Belgium No part of this book may be reproduced in any form or by any electronic or mechanical means, including information storage or retrieval devices or systems, without prior written permission from the publisher, except the quotation of brief passages for review purposes.
TABLE DES MATIÈRES Présentation du volume ...........................................................................
P : E , Anne L Genre et beauté en 2 S 13-18 : Tamar, Absalom et la violence de l’idéologie royale .......................................................................................
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Philippe L Trois prophètes et leurs relations aux femmes.....................................
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Catherine V Judith, héroïne improbable......................................................................
47
Isabelle L La mère virile de 2 M 7 : idéal de la martyrologie ? ........................
61
Elian C Étant sexué comme ne l’étant pas. L’identité sexuelle chez Paul : une vraie fausse question ?..................................................................
77
Michel G, op « Il n’y a pas de mâle et de femelle ». L’attitude du premier christianisme à l’égard de la femme : évolutions et régressions ...............
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D : D , Mahité B Relire Gender d’Ivan Illich : la racine théologique du « genre vernaculaire » ....................................................................................... 117 Étienne P Identité, inégalité et binarité au jardin d’Éden. Mais ce jardin n’est pas l’Éden ! ........................................................................................... 133
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Mathilde V-P Le discours postféministe des mormones fondamentalistes. Étude de cas de la série Big Love (HBO 2006-2011) .................................... 169 T : A É Marie-Andrée R Les femmes et les ministères ordonnés dans l’Église catholique romaine. Sexisme et cléricalisme ........................................................... 193 Pauline J Des femmes, icônes du Christ ................................................................ 225 Lauriane S Ordination des femmes : une perspective historique sur le cas de l’Église protestante de Genève, héritière de la Réforme de Calvin .. 239 Denise C Quelle égalité entre les femmes et les hommes dans une perspective catholique ? Une analyse féministe et intersectionnelle de cinq conceptions ................................................................................................ 255 Q : C Jean-François R Colonialisme et patriarcat dans le récit commun de la vie de Kateri Tekakwitha ................................................................................................. 279 Pierrette Daviau Genre et écospiritualité : quelques enjeux théologiques .................... 307 Martin Bellerose La figure de Rahab dans l’articulation d’une théologie contemporaine de la migration .......................................................................................... 319 Résumés ..................................................................................................... 335 Summaries ................................................................................................ 345 Auteurs ...................................................................................................... 355 Index des auteurs ..................................................................................... 359
PRÉSENTATION DU VOLUME Dans le contexte occidental contemporain où le mythe de l’égalitédéjà-là1 est loin d’être en perte de vitesse, il importe de reprendre l’analyse de la double thématique de l’égalité entre les femmes et les hommes et du genre, deux problématiques interreliées. Les rapports sociaux de sexe dans nos sociétés méritent notre attention pour diverses raisons : les politiques néolibérales d’austérité adoptées dans plusieurs pays fragilisent les acquis des femmes2 ; les drames familiaux et conjugaux ainsi que les « actes de terreur » sur le plan international suggèrent un mal-être dévastateur ; la campagne transnationale #MoiAussi a révélé l’ampleur des violences sexuelles subies par les femmes3 ; au Canada, une Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées4 a été mise sur pied en 2016. La discrimination systématique ayant trait au sexe/genre se pense de manière reliée aux autres systèmes de domination5 : le classisme6, le racisme, le colonialisme, l’homo/lesbo/transphobie, le capacitisme7, l’âgisme8, etc. Coextensifs, ces systèmes s’articulent les uns aux autres, se renforçant ainsi et menant à la marginalisation de certaines catégories de femmes9 et d’hommes (personnes de couleur, pauvres, âgées, non hétérosexuelles, trans, etc.).
1. Expression forgée par Christine Delphy, sociologue et militante féministe. Voir Christine D, « Retrouver l’élan du féminisme », dans Le Monde diplomatique, mai 2004, p. 24-25. 2 Sur cette dynamique, voir Aurélie L, Les libéraux n’aiment pas les femmes. Essai sur l’austérité, Montréal, Lux, 2015. 3. À ce sujet, on consultera notamment Lisa-Marie G, « #MoiAussi : la honte a changé de camp », dans Le Devoir, 8 mars 2018 [https://www.ledevoir.com/societe/ 522099/ou-comment-le-mouvement-moiaussi-est-le-debut-d-une-revolution-amorcee-ily-a-50-ans] (consulté le 20 juillet 2018). 4. Le site officiel de l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées se trouve au [http://www.mmiwg-ffada.ca/fr/] (consulté le 20 juillet 2018). 5. À ce sujet, voir Elsa D (dir.), Sexe, race, classe, pour une épistémologie de la domination, Paris, Presses universitaires de France, 2009. 6. Discrimination en fonction de l’appartenance à une classe socio-économique « inférieure ». 7. Discrimination envers les personnes en situation d’handicap. 8. Discrimination en fonction de l’âge. 9. Sur la coextensivité des rapports sociaux, voir Danielle K, « Dynamique et consubstantialité des rapports sociaux », dans D, Sexe, race, classe (n. 5), p. 112.
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La question du genre se pose avec acuité ces dernières années à travers les débats sur le « mariage pour tous » (France), la critique récurrente de la théorie du genre (notamment par les autorités du Vatican), une résurgence de discriminations spécifiques contre les gais et les lesbiennes, des débats sur les législations en ce qui concerne les personnes trans, l’élargissement de l’emploi social du terme queer, la circulation dans les médias des termes intersexe et asexuel10, et ainsi de suite. Ces facteurs confirment l’interrelation des problématiques de l’égalité entre les femmes et les hommes et du genre, en même temps que leur complexification commune. Ni simple identité ni simple socialité ne suffisent à dire, à vivre l’humain et à repenser le féminin et le masculin. Le présent ouvrage donne suite au congrès conjoint de l’Association catholique des études bibliques au Canada (ACÉBAC) et de la Société canadienne de théologie (SCT), qui a eu lieu du 5 au 7 juin 2017 à l’Université Laval (Québec) et qui était intitulé : Égalité femme-homme et genre : Approches théologiques et bibliques. Plusieurs questions et enjeux ont particulièrement inspiré les personnes ayant collaboré au présent volume ; on peut les regrouper comme suit. Binarité des genres en question La théorie critique contemporaine, notamment féministe, a fortement ébranlé le schéma binaire qui structure les catégories femme/homme et elle interroge cette binarité au fondement des rapports femmes-hommes. Comment construire autrement – pratiquement et solidairement – un sens partageable des rapports entre les femmes et les hommes et donc de la justice ? La problématisation de l’égalité femme-homme, en lien avec les questionnements actuels sur le genre, interpelle chaque personne à penser de manière autocritique et concrète à sa propre posture dans un débat complexe qui n’a pas l’obligation de se penser en termes binaires. Égalité et différence en théologie Plusieurs tentent par ailleurs de cerner le rôle de la théologie, notamment catholique, face à l’enjeu de l’égalité femme-homme. De quelle égalité parle-t-on dans les églises et les communautés chrétiennes diverses ? 10. Il existe plusieurs lexiques de la diversité sexuelle. On consultera notamment le « Lexique LGBT sur la diversité sexuelle et de genre en milieu de travail » produit par la Chambre de commerce gaie du Québec, Montréal, Québec, février 2014 [https://cclgbtq. org/wp-content/uploads/2015/12/Lexique-LGBT.pdf] (consulté le 10 juillet 2018).
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Égalité en dignité ? Complémentarité ? Égalité de droits ? Égalité de traitement ? Équité ? Comment décrire ce qui persiste et ce qui se transforme quant aux représentations du genre et de la sexualité, et ce, jusque dans les écrits du Saint-Siège aujourd’hui ? Comment ces représentations affectent-elles la position des femmes dans la famille, dans l’Église et dans la société ? Qu’en est-il de l’accès au sacerdoce ? Quels impacts les approches féministes et queer ont-elles sur les réflexions et les pratiques autour de l’égalité femme-homme en théologie ? Genres et sexualités, une diversité de représentations bibliques Les exégètes réfléchissent évidemment à partir des textes bibliques. Adoptant une panoplie de méthodes à la fois diachroniques et synchroniques, plusieurs interrogent les représentations des rapports femmeshommes, du genre et de la sexualité que la Bible met de l’avant. Les textes bibliques proposent certes des genres masculins et féminins normatifs, mais entre la norme et la performance singulière d’un personnage biblique s’ouvre tout un spectre de possibilités ; quelles sont-elles ? Par ailleurs, l’interprétation de certains passages de l’Ancien et du Nouveau Testaments – par exemple Gn 2-3 ; Lv 18-20 ; Rm 1,26-27, 1 Tm 2,8-15 – a induit la subordination et la stigmatisation des femmes et des minorités sexuelles11. On tente de produire d’autres lectures exégétiques et théologiques, puisant aux méthodes historiques mais aussi aux études féministes et de genre ainsi qu’à la philosophie contemporaine ; on veut ainsi revisiter cet héritage interprétatif pour mettre en lumière les limites comme les lignes de force de la réception de ces textes. Certains textes bibliques favorisent-ils, au contraire, l’accueil de la différence, le dialogue avec l’autre et pour l’autre, sans oublier l’ouverture à l’autre ? Peuvent-ils nous inspirer des pratiques égalitaires et féministes pour aujourd’hui ? Approche intersectionnelle en exégèse et en théologie Sexisme, homo/lesbo/transphobie, classisme, racisme, capacitisme, âgisme (etc.) : on ne peut guère plus réfléchir au rapport femme-homme ou à la question du genre sans considérer le rapport entre les différents systèmes de domination qui, de manière coextensive, contribuent aux 11. L’expression « texts of terror », forgée par l’exégète féministe Phyllis Trible, a été régulièrement reprise en études bibliques pour désigner les textes bibliques jugés violemment misogynes et homophobes. Trible en a fait le titre de l’un de ses premiers ouvrages : Texts of Terror : Literary Feminist Readings of Biblical Narratives, Philadelphia, PA, Fortress Press, 1984.
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diverses formes de discrimination. Il importe de prendre en compte cette imbrication des oppressions dans les analyses, de façon à articuler la question du genre à celles de la sexualité, de la classe, du colonialisme, de l’impérialisme, de la migration, de la crise écologique, etc. Plusieurs contributions ont d’ailleurs déployé ces perspectives en termes de justice. Présentation des contributions Dans la première partie de ce volume, les thèmes conjoints de l’égalité et du genre sont abordés à partir des textes de l’Ancien et du Nouveau Testaments. C’est l’occasion d’ébranler certaines idées préconçues sur la construction de la féminité, de la masculinité et des sexualités dans la Bible. Anne Létourneau aborde la question de l’égalité entre les sexes à partir des « rôles esthétiques » assignés aux femmes et aux hommes dans la Bible hébraïque. Elle propose une exploration des liens entre beauté, genre et violence dans la représentation de deux personnages de la même famille : Tamar et Absalom (2 S 13-18), fille et fils de David. La beauté est partie prenante de l’idéologie et des idéaux davidiques. Elle a d’ailleurs des effets dévastateurs sur les membres de cette famille. Le chapitre propose une analyse en trois temps de ces effets : d’abord Tamar, violée par son demi-frère Amnon, dont la tunique princière abîmée symbolise à plus d’un égard la rencontre entre beauté et violence dans le récit ; ensuite, Absalom, au corps parfait et à l’épaisse chevelure, dont la lente mise à mort détruit tous les symboles de royauté et de masculinité ; finalement, une comparaison mène à établir ce qui rapproche et ce qui distingue le frère et la sœur face à leur héritage davidique. Philippe Loiseau propose de réfléchir au thème de l’égalité femmehomme à partir des relations qui unissent, dans la Bible hébraïque, trois prophètes masculins et les femmes présentes dans leurs récits. Les prophètes retenus pour son étude sont : Isaïe (Is 7,10-17 ; 8,3), Osée (Os 1-3) et Élie (1 R 17-19). Loiseau s’attarde à la relation des prophètes Isaïe et Osée avec leurs épouses : la prophétesse (Is 8) – qu’il assimile à la jeune fille (Is 7) – et Gomer (Os 1-3). La progéniture de ces mères, des enfants aux noms symboliquement chargés, y prend une grande importance. L’auteur signale que la situation se transforme en Osée 3. La nouvelle relation qui unit Osée à sa femme infidèle est faite de distance et de silence ; et les enfants ont disparu. Ces « noms-signes » et cette nouvelle relation conjugale d’Osée indiquent une relation qui se recompose entre Israël et son dieu Yhwh. Puis, l’auteur s’intéresse à la relation d’Élie avec deux Phéniciennes : la veuve de Sarepta (1 R 17,8-24) et la reine Jézabel
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(1 R 19,1-8). Élie grandit en tant que prophète – et donc dans sa relation à Yhwh – au contact des deux femmes. Selon Loiseau, l’interprétation de ces textes mène à concevoir les personnages féminins comme symbolisant une autre manière d’être en relation avec Dieu. Catherine Vialle propose une analyse narrative du personnage de Judith dans le livre éponyme. Elle insiste sur la diversité des interprétations inspirées par le personnage de Judith, connue davantage par ses représentations picturales que par son récit biblique. Vialle souligne l’élément de surprise qui teinte la caractérisation entière de Judith : la riche et belle veuve qui fait son apparition, sans préavis, au chapitre 8. Loin du stéréotype de la faible femme, elle résiste à l’impérialisme, comme Judas Maccabée. L’auteure la compare par ailleurs à d’autres personnages bibliques ainsi qu’à Ishtar/Inanna, une déesse qui bouscule la binarité de genres. La conclusion en appelle au potentiel émancipateur de Judith pour le lectorat d’aujourd’hui. Alliant analyses narrative et structurelle, Isabelle Lemelin démontre le rôle central, pourtant oblitéré dans la littérature savante, de la mère des sept martyres dans le deuxième livre des Maccabées, au chapitre 7. L’auteure fait notamment usage de la théorie de la performativité du genre de Judith Butler pour démontrer la subversion du genre accomplie par la mère. Une analyse rhétorique du chapitre 7 montre d’abord qu’il constitue le cœur et le tournant du récit. L’auteure produit ensuite une fine analyse philologique du verset 21, en particulier du raisonnement et de la colère de la femme qu’on y trouve ; l’analyse fait découvrir des qualificatifs genrés qui ont mené nombre de traductions vers un essentialisme flagrant. Finalement, Lemelin insiste sur la spécificité de la colère qui habite la mère face à celle des hommes autour d’elle ; sa colère, à la fois virile et humaine, s’édifie sur le souci de l’autre. Le texte de 2 M 7 convie donc à une recomposition des genres et à une nouvelle humanité, hors d’un cadre strictement binaire. Elian Cuvillier explore la question de l’identité sexuée – et donc de la différence sexuelle – dans la littérature paulinienne. Il tente de réconcilier Ga 3,28 (« ni mâle et femelle ») et Rm 1,26-27 (la condamnation de pratiques homoérotiques) à partir d’une interprétation de 1 Co 7,29-31. Sa thèse repose sur la mise en lumière des tensions entre les représentations associées aux différents univers auxquels Paul appartient : l’Empire romain du 1er siècle, le judaïsme pharisien et son apostolat à la suite du Christ. Puisant notamment à la réflexion de Giorgio Agamben sur la temporalité paulinienne, Cuvillier relit 1 Co 7,29-31 comme l’entrée dans un « temps messianique » où l’importance des identités « profanes » (conjugalité et classe) est remise en question. Puis, l’auteur effectue un
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retour à Rm 1,26-27, enrichi par le détour en 1 Co 7. Il montre que le maintien des différences « créationnelles » (structurantes) dans certains passages pauliniens côtoie leur questionnement dans d’autres. L’expérience de l’Évangile chez Paul engendre certains décalages. Cuvillier appelle à différencier la « grammaire » paulinienne des textes et contextes dans lesquels elle se déploie. L’exégèse historico-critique permet encore aujourd’hui de nous avertir quant à certains préjugés ou à certaines vues sur les rapports femmehomme. Ainsi, le discours néotestamentaire (r)établissant la soumission de la femme à l’homme, et leur inégalité par conséquent, s’explique, selon Michel Gourgues, en raison d’un effet possiblement pervers de l’inculturation progressive de la foi chez les premières générations de chrétiennes et de chrétiens. La nouveauté évangélique aurait affirmé et affirme toujours la dignité et l’égalité homme-femme, mais les épîtres pauliennes et autres qui en ont traité témoignent de divergences à cet égard. Le durcissement de l’attitude chrétienne face aux femmes relève d’une évolution historique contextuelle faisant en sorte que si cette nouveauté a pu s’exprimer comme telle dans certains textes plus anciens, l’influence de la culture s’y atteste ensuite sans exclusion de cette affirmation de la foi jugée comme compatible avec l’éthos d’alors. Or, l’importation du modèle social s’est imposée dès le IIe siècle, un éthos rétrograde quant aux rapports hommes-femmes a finalement été intégré dans les épîtres et, par conséquent, dans le discours chrétien. Une deuxième série de contributions examinent et illustrent tout à la fois le caractère éminemment problématique des fondements mêmes du rapport femme-homme et de la condition du genre. Mahité Breton déplace ultimement la problématique du genre et de l’égalité femme-homme, la faisant passer des ressorts habituels de la critique féministe – non remis en question – à une problématisation de l’incommensurabilité du rapport femme-homme et de l’indétermination du genre par-là impliquée. Cette conditionnalité, cette condition antifondationnaliste de la situation homme-femme et d’une compréhension du genre constitue, soutient-elle, la racine théologique du propos d’Yvan Illich dans son livre Gender. Illich parle d’un « genre vernaculaire », selon lui toujours contextualisé et particulier mais dépassé par l’actuel « sexe économique » (où s’inscrit le féminisme) à son tour dépassé et piégé. D’où les écueils d’une complémentarité symétrique et sans véritable ambiguïté des sexes. Il conviendrait plutôt, suivant cette fois le propos de Jean-Luc Nancy qui poursuivrait celui d’Illich, d’inéquivalence, d’interchangeabilité et donc de « transformabilité » des sexes. Mais alors, un principe tel le genre ne peut plus clairement être dégagé ni substantiellement déterminé.
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Dans le même esprit, Étienne Pouliot propose une problématisation concrète (con-crescere : qui croît avec) et non binaire du rapport femmehomme de pair avec celle du genre – ce que ne sauraient réaliser la multiplication des genres ni l’égalitarisme des sexes qui ont cours actuellement. Après avoir distingué des paramètres épistémologiques ternaires plutôt que binaires pour ce faire, il livre une lecture sémiotique en conséquence de Gn 2-3. Son propos ruine les fondations et les présupposés binaires courants qui font du genre une abstraction spéculative substantialiste et du rapport femme-homme un enjeu identitaire ; il devient alors impensable de tirer des rôles et des différences découlant d’une égalité perdue ou relevant d’une complémentarité des sexes aussi close que circulaire. Par cette lecture du célèbre texte biblique, sa construction du rapport femme-homme constitue plutôt une pratique d’espérance (procédant d’elle et la produisant) pendant que sa construction du genre advient comme pratique de foi. S’éclairent, d’une part, la différenciation et la distanciation jamais neutres qui sont au cœur (du fonctionnement signifiant) de ce fameux texte biblique ; s’exhibe, d’autre part, toute la souffrance que comporte une réalisation humaine du genre dans et par des relations femmes-hommes à reconstruire. Mathilde Vanasse-Pelletier étoffe le caractère problématique des rapports homme-femme en situation de mariage plural par l’illustration qu’en offre la série télévisée américaine Big Love, mettant en scène le quotidien d’une famille mormone polygame libérale. Son propos souligne la complexité, les tensions, voire les contradictions internes des mouvements anti-, pro- post-féministes. Leur spectre est fort large et paradoxal. Une dépolitisation rarement tout à fait achevée du féminisme s’y opère au profit d’une nette affirmation de soi et de la possibilité de se réaliser personnellement. Une impulsion féministe tantôt consolidant tantôt contestant le conservatisme religieux inégalitaire fait place à une agentivité qui n’est point prosélytisme puisqu’elle plaide uniquement pour le respect de choix de vie alternatifs. La créance accordée au caractère juste du projet de mariage plural peut aller jusqu’au sacrifice des désirs personnels pour le bien commun familial. La troisième partie de ce volume est l’occasion d’explorer le dossier Église sur le sujet. On y trouve l’écho des débats sur l’égalité entre les femmes et les hommes dans des Églises ainsi que les impacts de ces discussions sur la vie des femmes, sans oublier la question du genre. Marie-Andrée Roy propose un survol historique des luttes et des débats des cinquante dernières années au Québec autour de l’accès des femmes aux ministères ordonnés dans l’Église catholique. Une telle perspective permet d’éclairer la situation actuelle. L’auteure s’appuie sur des concepts issus de la théorie féministe matérialiste et des théories de l’agentivité
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afin d’offrir un réflexion critique sur les différentes stratégies déployées autour de l’enjeu de l’ordination par des groupes féministes, notamment L’autre Parole et Femmes et Ministères, dans leurs « négociations » avec les représentants de l’épiscopat. Elle fait la démonstration du sexisme et du cléricalisme dans lesquels s’enracinent les prises de position de l’Église catholique contre l’accès des femmes au diaconat et à la prêtrise. Roy termine son texte en posant les limites de l’ordination des femmes sans un véritable changement des structures ecclésiales. La contribution de Pauline Jacob clarifie la notion in persona Christi, utilisée comme principal argument par les autorités catholiques romaines pour interdire, jusqu’à ce jour, l’accès des femmes à l’ordination. Selon cet argument, il faut être né dans un corps d’homme pour pouvoir représenter le Christ masculin, ce qu’exigerait la fonction de la prêtrise. Pauline Jacob entreprend de défaire cette logique. La catégorie de genre conduit à déconstruire les rôles figés des femmes et des hommes. Elle remet en question une asymétrie hiérarchique entre les genres : pourquoi les hommes peuvent-ils représenter le masculin et le féminin alors que les femmes ne peuvent représenter que le féminin ? Une analyse exégétique montre en outre que l’expression in persona Christi, puisée chez Paul, ne signifie pas « représenter le Christ » mais plutôt « agir en sa présence » ou « sous le regard de » ; or, tant des hommes que des femmes peuvent accomplir cette action. Enfin, Pauline Jacob soutient que les récits des femmes appelées à la prêtrise peuvent être considérés comme des sources de révélation. Comment l’Église protestante de Genève en est-elle venue à accepter des femmes pasteures dans ces rangs ? Lauriane Savoy en analyse l’histoire sur une période de cinquante ans, de 1917, année de l’entrée de la première femme à la Faculté de théologie, à 1968, année du vote d’acception des femmes dans le rôle de pasteures. Héritière de l’organisation prônée par Jean Calvin, l’Église de Genève n’admettait que des hommes aux quatre ministères de pasteurs, de docteurs, d’anciens et de diacres. Lauriane Savoy montre comment cette configuration, très peu contestée jusqu’au XXe siècle, repose sur des conditions socioanthropologiques plutôt que théologiques. Cantonnées dans leur rôle d’épouses et de mères, les femmes se voyaient refuser l’accès à l’éducation. Lorsque les femmes y eurent accès, notamment en théologie, on créa un Institut des ministères féminins qui perdura jusque dans les années 1970. Il ancrait l’idée de rôles spécifiques des femmes dans le domaine des ministères ecclésiaux. En 1928, un pastorat auxiliaire fut ouvert aux femmes qui avaient réalisé des études complètes en théologie. Il disparut en 1968, emporté par les mutations sociales profondes des rapports entre les femmes et les hommes ; les femmes eurent alors accès à la fonction de pasteure.
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Denise Couture montre la source d’une confusion en ce qui concerne diverses positions catholiques sur l’égalité entre les femmes et les hommes. Dans le but de complexifier les termes d’un débat qui se résume trop souvent à la logique du « pour ou contre le genre », elle distingue cinq perspectives théoriques et politiques. Celle défendue par les autorités du Vatican se présente comme un phallocentrisme-patriarcat exemplaire, énoncé avec des mots contemporains, opérant moult inversions de sens de concepts féministes. Par ailleurs, des femmes proches du Vatican défendent l’égalité des sexes dans la complémentarité des fonctions sociales et ecclésiales. Sous le vocable « nouveau féminisme », cette approche se présente en fait comme un antiféminisme. Un autre groupe se revendique des positions du Vatican, mais cette fois en soutenant le contraire afin de lutter contre le principe d’égalité entre les femmes et les hommes, inscrit dans les chartes internationales. De leur côté, les mouvements féministes transnationaux proposent une conception de l’égalité comme pouvoir démocratique, pour les femmes et pour les personnes dévalorisées, de participer aux discussions normatives qui les concernent sur la base de leurs expériences d’oppression ou de liberté. Enfin, une approche queer rend fluides les frontières des genres. Elle adopte une vision de l’égalité comme capacité pour des groupes marginalisés d’accéder à une revendication de droits égaux, mais on ne sait pas à l’avance quels nouveaux groupes adresseront cette demande. Une quatrième et dernière série de contributions présente des chantiers relativement nouveaux quant aux rapports femmes-hommes. Une lecture décoloniale et féministe des récits sur sainte Kateri Tekakwitha (1656-1680), canonisée en 2012, montre, selon Jean-François Roussel, comment un corps de femme approprié par des colonisateurs a pu devenir un corps vivant de libération, particulièrement pour des femmes autochtones. Rédigées par des missionnaires français, les hagiographies initiales de Kateri construisent une vie de femme soumise et pieuse, qui a peu à voir avec l’histoire d’une Autochtone du XVIIe siècle. Le personnage est forgé sur mesure pour l’audience patriarcale, coloniale et française de l’époque. Leur perspective demeure en partie actuelle et sera reprise par Benoît XVI lors de la cérémonie de canonisation. Jean-François Roussel complète son propos par une incursion historique dans la vie autochtone de l’époque de Kateri et par le récit de dévotions à la Sainte chez des femmes et chez des groupes autochtones. Il montre qu’à partir « de l’image d’un corps dispersé, démembré et perdu en partie […] l’image du corps de Kateri […], comme le Corps du Ressuscité, se déploie dans les corps des Autochtones, particulièrement les femmes, qui la vénèrent. » Pierrette Daviau offre une synthèse des développements historiques de l’écospiritualité féministe ainsi que de ses principaux enjeux. L’écothéologie
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a profondément modifié la compréhension des rapports entre le monde et le divin, mettant de l’avant une conception holistique des rapports entre les entités cosmiques dont font partie les humains et Dieu. Les théologiennes féministes écospirituelles insistent, dans une même direction, sur la critique du dualisme entre l’esprit et la matière, les femmes ayant été séculairement subordonnées et leur corps associé au terme hiérarchiquement inférieur de cette dualité – à savoir la matière. Les théologiennes relient étroitement la construction de la justice et de l’écojustice. Elles placent au centre de la pensée une analyse du pouvoir. Elles proposent un véritable changement de paradigme. Il est parfois utile, pour tenter de renouveler la problématique qui nous occupe et le faire d’une façon autre méthodologique, épistémologique ou fondamentale, de montrer simplement en quoi et comment certaines femmes s’illustrent en se campant dans des rôles inhabituels, voire inattendus et finalement prometteurs pour elles-mêmes ou pour « une cause ». La figure biblique de Rahab est l’occasion, pour Martin Bellerose, de poser les jalons d’une théologie de la migration. Dans sa situation d’immigrante, Rahab témoigne d’une hospitalité qui dépasse le simple accueil de l’autre et qui laisserait d’ailleurs ce dernier dans la passivité. L’hospitalité produit et procède d’un changement bilatéral de statut des hôtes, c’est-à-dire de celui qui accueille comme de celui qui est accueilli. Elle engage réciproquement à aller vers autrui et à protéger autrui, à le libérer non sans se libérer, pour une existence nouvelle de part et d’autre. Cette hospitalité est œuvre de foi et, aussi bien, don de l’Esprit pour le salut et l’édification de tout un chacun ; elle s’accomplit comme philoxénie et amour de Dieu. La recherche et la réflexion originales que souhaite simplement poursuivre ce volume consistent donc à poser un regard croisé sur l’égalité femme-homme et sur la question du genre. Ce n’est qu’un premier pas. L’une et l’autre problématiques n’ont pas fini de requérir nos efforts combinés et partagés pour faire l’humanité. L’une et l’autre demeurent une véritable « con-quête », une quête qu’on ne peut mener et parachever qu’avec l’autre et en faveur de l’autre. Bien entendu, notre projet d’égalité femme-homme n’est pas sans souffrance. La souffrance n’en est pas le motif cependant ni ne doit en devenir la rançon. Si l’« amour supporte tout, croit tout, espère tout, endure tout » (1 Co 13,7), alors il peut, aussi bien, rendre un tel projet non seulement possible mais pensable et réalisable.
PREMIÈRE PARTIE
EXPLORATIONS EXÉGÉTIQUES, RELECTURES BIBLIQUES
GENRE ET BEAUTÉ EN 2 S 1318 : TAMAR, ABSALOM ET LA VIOLENCE DE L’IDÉOLOGIE ROYALE Anne L
Dans son ouvrage L’emprise du genre, l’historienne féministe Ilana Löwy aborde la question de l’« inégalité des rôles esthétiques1 » en fonction du genre dans les sociétés occidentales contemporaines. Elle discute surtout du caractère oppressif des normes de beauté visant spécifiquement les femmes. Tout en reconnaissant la distance historique et culturelle qui sépare les idéaux de beauté occidentaux – étroitement associés à la blancheur et à l’économie capitaliste – des idéaux du Levant ancien, je souhaite, par mon propos, contribuer à la réflexion sur la beauté, le genre et le pouvoir à partir d’un corpus ancien : le deuxième livre de Samuel. Bien que le même vocabulaire (יָ ֶפה, נָ ִעיםet )טוֹבsoit employé pour qualifier la beauté des hommes et des femmes dans la Bible hébraïque, plusieurs biblistes affirment que la beauté féminine signale un contexte sexuel, conjugal et/ou une forme de vulnérabilité alors que la beauté des hommes symbolise le pouvoir politique, souvent royal2. Dans le prolongement de l’étude queer de Stuart MacWilliam3 sur les beautés masculines dans la Bible hébraïque, je propose de comparer deux membres de la famille royale de David, ses enfants Tamar et Absalom (2 S 13-18). Je m’attarde plus particulièrement à la fonction de la beauté dans son association avec la violence au sein de leurs récits respectifs. Alors que la beauté de la jeune femme est étroitement liée à son expérience de la violence en 2 S 13,1-22, son frère jouit d’abord de cette beauté princière (2 S 14,25-27) avant de faire face à l’échec de sa révolte et de perdre la vie en 2 S 18,9-18. Frère et sœur sont tous deux affectés par cette 1. Ilana L, L’emprise du genre. Masculinité, féminité, inégalité (Le genre du monde), Paris, La Dispute, 2005, p. 87-120. 2. Michael A, « e Motif of Beauty in the Books of Samuel and Kings », dans Vetus Testamentum 59 (2009), 341-359, p. 345 ; Athalya B, The Intercourse of Knowledge : On Gendering Desire and “Sexuality” in the Hebrew Bible, Leiden, Brill, 1997, p. 50 ; Amy Rebecca G, « e Iconography of Ideal Feminine Beauty Represented in the Hebrew Bible and Iron Age Levantine Ivory Sculpture », dans Izaak J. de H et Joël M. LM (dir.), Image, Text, Exegesis : Iconographic Interpretation and the Hebrew Bible, London, Bloomsbury T & T Clark, 2014, 46-70, p. 49. 3. Stuart MW, « Ideologies of Male Beauty in the Hebrew Bible », dans Biblical Interpretation 17/3 (2009), 265-287.
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beauté qui est partie prenante de l’idéologie et des idéaux de la royauté davidique4. Néanmoins, je soutiens que ce « marquage5 » princier les positionne différemment sur l’échiquier politique de la maison de David. Le bel Absalom dispose d’une capacité d’agir à laquelle sa sœur Tamar n’a jamais droit. Je m’attarderai d’abord à la figure de Tamar, en accordant une attention particulière à sa tunique princière dans le contexte de la violence sexuelle qu’elle subit, pour ensuite m’intéresser à la transformation des traits princiers, voire royaux, d’Absalom, décrits en 2 S 14,2527. Sa défaite en 2 S 18 correspond à l’extinction ou au renversement de ce qui faisait sa gloire et annonçait son aptitude à la royauté : son corps parfait, sa volumineuse chevelure et sa fécondité. Loin de se trouver dans un néant esthétique, Tamar et Absalom prennent tous deux place dans une véritable « Maison de beauté ». En effet, nombre de membres de la famille de David sont reconnus pour leur belle apparence : son frère Eliab (1 S 16,6-7) ; ses enfants Tamar (1 S 13,1), Absalom6 (2 S 14,25-26) et Adonijah (1 R 1,6) ; sa petite-fille – fille d’Absalom – Tamar (2 S 14,27) ; ses épouses Abigail (1 S 25,3), Bethsabée (2 S 11,2) et sa concubine Abishag (1 R 1,3-4). La beauté royale circule non seulement à travers les liens fraternels et filiaux mais aussi conjugaux. Dans le contexte du récit de David, il semble que la beauté soit très souvent inséparable des idéaux et de l’idéologie propres à la royauté7. Je propose deux incursions dans ce monde de la beauté, en débutant avec Tamar. 1. Beauté et violence dans le récit de Tamar (2 S 13,1-22) En 2 S 13,1-22, Tamar, fille de David et sœur d’Absalom, est violée par son demi-frère Amnon8. Amnon est « malade » de désir. Avec l’aide de 4. À ce sujet, voir Jeremy S, Disability Studies and the Hebrew Bible : Figuring Mephibosheth in the David Story, New York, T & T Clark, 2006, p. 61-99. 5. MW, « Ideologies of Male Beauty » (n. 3), p. 283. 6. Bar-Efrat attire l’attention sur le fait qu’Amnon présente des traits maladifs (2 S 13,4), ce qui est loin de correspondre à l’idéal de beauté davidique. Voir Shimon B-E, « Chapitre 6. e Narrative of Amnon and Tamar », dans Narrative Art in the Bible, New York, NY, T & T Clark, 2004, 239-282, p. 251. 7. Sur la beauté comme idéal royal et les membres de la famille davidique qui incarnent cet idéal, voir S, Disability Studies and the Hebrew Bible (n. 4), p. 90 ; A, « e Motif of Beauty » (n. 2), p. 347-358 ; MW, « Ideologies of Male Beauty » (n. 3), p. 283. À propos de l’articulation pouvoir-beauté chez David, voir David P, « Beauty, Power, and Attraction : Aesthetics and the Hebrew Bible », dans Richard J. B – Jean-François R (dir.), Beauty and the Bible : Toward a Hermeneutics of Biblical Aesthetics, Atlanta, GA, Society of Biblical Literature, 2013, 47-65, p. 48-51. 8. Sur la nature incestueuse du viol, voir P. Kyle MC, II Samuel, New Garden, NY, Doubleday, 1984, p. 324 et 328 ; Richard G. S, The Fate of Justice and
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son ami Jonadab et profitant de l’insouciance du roi David, qui apparemment ne voit rien du désir de son fils9, il feint un ennui de santé et obtient que Tamar se rende à son chevet et lui prépare un repas (לּ ִבבוֹת,ְ gâteaux ou dumplings). Cette dernière pénètre dans la maison puis dans la chambre ()ח ֶד ר ֶ du « malade » afin de prendre soin de lui. Amnon demande alors à tous ses serviteurs de quitter la pièce pour être seul avec elle (v. 8-10). La scène qui suit en est clairement une d’intimité forcée, alors que Tamar résiste à deux reprises10 à son frère : avant et après le viol (v. 12-13.16). Amnon n’écoute pas les premières supplications de sa sœur et la viole (v. 14)11. Son « amour » pour cette dernière se métamorphose rapidement en haine et il souhaite qu’elle quitte sa maison (v. 15). Tamar refuse de lui obéir, mais il appelle son serviteur pour procéder à son expulsion. Ce dernier verrouille la porte derrière elle12 (v. 17).
Righteousness During David’s Reign : Rereading the Court History and its Ethics According to 2 Samuel 8:15b-20:26 (Library of Hebrew Bible/Old Testament Studies, 508), New York, NY, T & T Clark, 2009, p. 147-153 ; Anne-Laure Z, Frères et sœurs dans la Bible (Lectio Divina, 238), Paris, Cerf, 2010, p. 118. 9. Absalom, au contraire, semble saisir très rapidement la raison de la détresse de sa sœur en 2 S 13,20 : « Est-ce qu’Amînon ton frère était avec toi ? ». 10. Deux moments d’agentivité et de résistance selon la lecture contextuelle proposée par Gerald O. West et le Tamar Contextual Bible Study dans Gerald O. W, « Deploying the Literary Detail of a Biblical Text (2 Samuel 13:1-22) in Search of Redemptive Masculinities », dans James K. A – Jeremy M. S. C – Christl M. M (dir.), Interested Readers : Essays on the Hebrew Bible in Honor of David J. A. Clines, Atlanta, GA, Society of Biblical Literature, 2013, 297-314, p. 305-307. Voir aussi Juliana M. C, « Trauma and Recovery : A New Hermeneutical Framework for the Rape of Tamar (2 Sam 13) », dans Elizabeth B – Christopher G. F (dir.), Bible through the Lens of Trauma (Semeia Studies, 86), Atlanta, GA, SBL Press, 2016, 177-192, p. 185188. 11. L’emploi de trois verbes, חזק, ענהet שׁכב, permet de signifier la violence sexuelle dont Tamar est la victime. À propos de ces verbes, voir Carolyne B, The Narrative of Rape in Genesis 34 : Interpreting Dinah’s Silence, Oxford, Oxford University Press, 2010, p. 78 ; Mary Anna B, Sexual Violation in the Hebrew Bible : A Multi-Methodological Study of Genesis 34 and 2 Samuel 13 (Studies in Biblical Literature, 87), New York, NY, Peter Lang, 2006, p. 9-60 ; C, « Trauma and Recovery » (n. 10), p. 180-181 ; Sandy G, « Reading “Rape” in the Hebrew Bible : A Consideration of Language », dans Journal for the Study of the Old Testament 28/3 (2004), p. 279-299. Plusieurs exégètes considèrent que la scène du viol (14b-15a) correspond à la pointe de la structure chiastique de 2 S 13,1-22. Voir notamment Jan P. F, Narrative Art and Poetry in the Books of Samuel. Vol. 1, King David (II Sam 9-20 & 1 Kings 1-2). A Full Interpretation Based on Stylistic and Structural Analyses, Assen, Van Gorcum, 1981, p. 100 ; B-E, Narrative Art in the Bible (n. 6), p. 278-279 ; George R, « e Rape of Tamar. A Rhetorical Analysis of 2 Sam 13:1-22 », dans Jared J. J – Martin K (dir.), Rhetorical Criticism : Essays in Honor of James Muilenburg (Pittsburgh eological Monograph Series, 1), Pittsburgh, PA, Pickwick, 1974, 75-84, p. 81. 12. Amnon méprise désormais sa sœur qu’il désigne par l’expression את־ז ֹאת, ֶ « cela », « cette chose ». Voir notamment F, Narrative Art and Poetry (n. 11), p. 104.
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Entre l’ordre donné par Amnon au verset 17 et son accomplissement au verset 18 s’insère une note du narrateur attirant l’attention sur le vêtement de Tamar13. Comme le souligne Anne-Laure Zwilling, alors qu’Amnon ressent désormais de la haine pour sa sœur et ne veut plus la voir, le narrateur désobéit à ce désir du personnage. Avant son expulsion par le serviteur, il s’arrête pour regarder Tamar14. Son commentaire (narratif) va comme suit : « Sur elle une (longue) tunique avec de longues manches. Car ainsi se vêtaient les fi lles nubiles du roi, de manteaux15 ». 1.1 La beauté de Tamar : jeunesse et royauté Dès le premier verset du chapitre 13, Tamar est présentée en relation avec Absalom ; elle est sa « belle ( )יָ ָפהsœur ». Bien que son nom, sa relation de parenté (fraternelle) et son apparence soient brièvement mentionnés, sa beauté constitue clairement son attribut principal16 et ce qui déterminera la suite de l’histoire. La beauté est le sceau de la maison de David et donc un symbole d’accès à la sphère royale. C’est un élémentclé de la représentation de Tamar en tant que princesse. Charles Conroy suggère d’ailleurs que sa beauté contribue à tracer un portrait positif de la jeune femme à titre de fille idéale : soumise, sage et belle17. À cette liste de qualités pourrait sans doute s’ajouter l’obstacle principal identifié par Amnon, l’empêchant d’être intime avec sa « sœur », à savoir son statut de תוּלה ָ ב,ְ soit de jeune fille vierge ou en âge de se marier (v. 2). Ce statut 13. B, Sexual Violation in the Hebrew Bible (n. 11), p. 150 ; B-E, Narrative Art in the Bible (n. 6), p. 270 ; Craig E. M, 2 Samuel (Berit Olam), Collegeville, MN, Liturgical Press, 2013, p. 174. 14. Z, Frères et sœurs dans la Bible (n. 8), p. 128-129 ; voir B, Sexual Violation in the Hebrew Bible (n. 11), p. 150-151 ; Phyllis T, Texts of Terror : Literary Feminist Readings of Biblical Narratives, Philadelphia, PA, Fortress Press, 1984, p. 48 ; Charles C, Absalom, Absalom ! : Narrative and Language in 2 Sam 13-20 (Analecta Biblica, 81), Rome, Biblical Institute Press, 1978, p. 23. 15. Plusieurs commentateurs suggèrent de déplacer le v. 18a après 18b. À ce sujet, voir notamment MC, II Samuel (n. 8), p. 325. Selon Yamada, il s’agit d’une glose permettant d’éclairer le sens de la tunique déchirée de Tamar au v. 19 (Frank M. Y, Configurations of Rape in the Hebrew Bible (Studies in Biblical Literature, 109), New York, NY, Peter Lang, p. 121, note 35). À ce sujet, voir aussi Heath D, « How Tamar’s Veil Became Joseph’s Coat », dans Biblica 97 (2016), 161-174, p. 163-164. Le passage se comprend pourtant très bien sans déplacer des éléments du verset 18 ou postuler un ajout scribal. 16. April D. W, “And He Will Take Your Daughters…” Woman Story and the Ethical Evaluation of Monarchy in the David Narrative (JSOTS, 610), London, Bloomsbury, 2015, p. 145 ; Z, Frères et sœurs dans la Bible (n. 8), p. 118. 17. C, Absalom, Absalom ! (n. 14), p. 23 ; A, « e Motif of Beauty » (n. 2), p. 350 ; W, “And He Will Take Your Daughters…” (n. 16), p. 145.
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est partie prenante des idéaux princiers de la beauté féminine, comme cela est très clairement exprimé au verset 1818. D’un point de vue syntaxique et structurel, Tamar occupe le centre des deux premiers versets du chapitre 13. Ses deux frères forment une sorte d’enclave autour de la jeune femme dans le premier verset, alors que la maladie d’amour d’Amnon l’« enveloppe » dans le second verset19. Par ailleurs, au cœur de chacun des versets sont exprimés les idéaux incarnés par Tamar : elle est belle ()יָ ָפה, d’une part (v. 1), et nubile (תוּלה ָ )ב, ְ d’autre part (v. 2). Sa « nubilité (ou virginité) » est à la fois ce qui attire et garde Amnon à distance, possiblement en raison de l’aspect transgressif de son désir : « C’est impossible à [ses yeux] de lui faire quoi que ce soit » (v. 2). La jeunesse et la beauté de Tamar constituent l’élément déclencheur du récit20. Quelques exégètes proposent que la mention de sa beauté annonce l’« événement sexuel » à venir21. J’ajouterais que plusieurs femmes qualifiées à l’aide de la racine יָ ָפהsont victimes de violence. Leur beauté n’est pas sans s’accompagner d’une grande vulnérabilité. Aux côtés de Tamar (2 S 13,1), on trouve plusieurs femmes dans des situations similaires : Sarah dont la vie et l’intégrité sont mises en danger afin que la sécurité d’Abram, son mari, soit assurée lors de leur séjour en Égypte (Gn 12,11.14) ; une femme captive de guerres que son « propriétaire » souhaite épouser (Dt 21,11) ; Abishag, la jeune fille – יָ ָפהet תוּלה ָ ב,ְ comme Tamar – qui sert à réchauffer le vieux David (1 R 1,3-4) ; la reine Vashti dont le refus d’être paradée devant les invités du roi cause la disparition (Est 1,11). Même le Cantique des cantiques, véritable ode à la beauté, dont nombre d’exégètes (y compris féministes) louangent la dynamique d’égalité et de réciprocité entre les amants, n’échappe pas complètement à la violence puisque la bien-aimée y est dépouillée de son châle et battue par les gardiens de la ville en Ct 5,7. Par ailleurs, dans les livres prophétiques, nombre de personnages ou de personnifications féminines, y compris 18. Voir Gordon J. W, « Betûlāh “A Girl of Marriageable Age” », dans Vetus Testamentum 22 (1972), 326-348, p. 343. 19. Voir Bill T. A, 1 & 2 Samuel. The NIV Application Commentary, Grand Rapids, MI, Zondervan, 2003, p. 560 ; B-E, « Chapitre 6. e Narrative of Amnon and Tamar » (n. 6), p. 241 ; Antony F. C , 1-2 Samuel, Grand Rapids, MI, W.B. Eerdmans Publishing Co., 2005, p. 127 ; B, Sexual Violation in the Hebrew Bible (n. 11), p. 134 ; T, Texts of Terror (n. 14), p. 38 ; W, “And He Will Take Your Daughters…” (n. 16), p. 145-146 ; Y, Configurations of Rape in the Hebrew Bible (n. 15), p. 107. M (2 Samuel [n. 13], p. 168) propose une autre structure (ABCB1A1) au centre de laquelle se trouve Tamar. Voir T, Texts of Terror (n. 14), p. 39. 20. Z, Frères et sœurs dans la Bible (n. 8), p. 120. 21. B, Sexual Violation in the Hebrew Bible (n. 11), p. 134, note 59.
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Jérusalem, sont violemment condamnés en raison de leur trop grand investissement dans les soins de beauté, un comportement associé à l’adultère et à l’idolâtrie22. La sécurité des femmes bibliques peut véritablement être compromise par leur beauté, comme le démontrent notamment les récits de Tamar, de Bethsabée23, de Jézabel et de Suzanne. 1.2 Une tunique à manches longues : power dressing ? En 2 S 13,1, aucune description n’accompagne la mention de la beauté de Tamar. Cependant, après l’épisode de violence sexuelle dont elle est victime, au verset 18, le narrateur s’attarde sur l’un des aspects de la mise en beauté (matérielle) de la jeune femme : ses vêtements. Le code vestimentaire fait partie du thème plus large des techniques d’embellissement ou pratiques du corps. Tamar est sur le point d’être jetée dehors par le serviteur24 de son frère, après le viol, lorsque le narrateur interrompt l’action pour regarder la jeune fille (2 S 13,18). Sa « robe », symbolisant à la fois la beauté et le rang princier de la jeune femme, retient l’attention. Tamar porte une כּתֹנֶ ת ַפּ ִסּים,ְ soit une sorte de tunique ()כּתֹּנֶ ת. ֻ Il s’agit sans doute d’un vêtement plutôt moulant, proche du corps et porté directement sur la peau, qui tombe à la mi-jambe ou à la cheville, avec des manches longues ou courtes et une encolure étroite. Le lin en était probablement le matériel le plus commun25. La ( ְכּתֹנֶ תketônet) est le plus 22. Voir Is 3,24 ; Jr 4,30 ; Ez 16,13-15.25. Je remercie un évaluateur anonyme pour sa remarque en ce qui a trait à la distinction entre la beauté « naturelle » des unes, jugée positivement et associée à la vulnérabilité, et la beauté « artificielle » des autres, évaluée négativement. Il y aurait donc opposition entre ces deux types de beauté. D’abord, il me semble qu’un continuum de vulnérabilité rend mieux compte de la dynamique à l’œuvre dans plusieurs textes bibliques où de belles femmes sont mises en scène. Ensuite, s’il est vrai qu’une insistance sur la parure présente souvent des connotations négatives en lien avec l’adultère ou l’idolâtrie, surtout dans les textes prophétiques, je suis en désaccord avec l’idée qu’existerait une beauté « naturelle », un en-soi de la beauté, hors de tout marquage social. La beauté humaine, comme toute expérience corporelle incarnée, est un vécu qui prend forme à la jonction des normes sociales (et idéales) et de la subjectivité. À ce sujet, sur la question particulière du vêtement, voir Joanne E, « e Dressed Body » dans Joanne E – Elizabeth W (dir.), Body Dressing : Dress, Body, Culture, New York, NY, Berg, 2001, 33-58. 23. À ce sujet, voir Anne L, « Beauty, Bath and Beyond : Framing Bathsheba as a Royal Fantasy in 2 Sam 11:1-5 », dans Scandinavian Journal of the Old Testament 32/1 (2018), 72-91. 24. Malgré l’ordre donné au pluriel par Amnon dans le texte massorétique. MC suit plutôt plusieurs codices de la Septante (II Samuel [n. 8], p. 318). 25. Voir Alban C, La symbolique du vêtement dans la Bible : pour une théologie du vêtement (Lire la Bible, 172), Paris, Cerf, 2011, p. 20 ; Aldina S, La symbolique des rêves et des vêtements dans l’histoire de Joseph et de ses frères (Héritage et projet. Études bibliques, 52), Saint-Laurent, Fides, 1994, p. 38 ; Edgar H, Symbolique du vêtement selon la Bible (éologie), Paris, Aubier-Montaigne, 1966, p. 27-28, 48-49.
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souvent mentionnée à titre de vêtement de la garde-robe sacerdotale, en compagnie du plastron, de l’éphod et de la robe26, etc. Seulement deux autres femmes sont décrites comme portant la ketônet dans la Bible hébraïque : Eve, vêtue, comme Adam, d’une tunique de peau (Gn 3,21) et la bien-aimée du Cantique (5,3). Alors que son amant est à sa porte et désire entrer chez elle, cette dernière mentionne qu’elle s’est dévêtue de sa tunique pour dormir, laissant entendre qu’elle est nue. Alban Cras propose d’ailleurs de comprendre la ketônet comme un quasi-sousvêtement suggérant déjà la nudité27. Cette idée est d’autant plus intéressante que l’autre vêtement mentionné au verset 18 comme faisant partie de la garde-robe des princesses, le ( ְמ ִעילau pluriel dans le texte)28, est plutôt à comprendre comme un vêtement d’extérieur, une sorte de poncho ou de cape29. Il n’est pas mentionné lors du rite de deuil entrepris par Tamar au verset suivant (2 S 13,19). Amnon l’a peut-être dépouillée de ce vêtement lors de l’agression sexuelle. Elle se retrouverait ainsi vêtue de sa seule tunique ()כּתֹנֶ ת. ְ Comme le note Claudia Bender, seuls les hommes et les femmes faisant partie de l’élite sacerdotale ou royale portent la ketônet dans la Bible hébraïque30. C’est le personnage de Joseph qui est le plus souvent représenté habillé d’une ketônet31. Comme le confirment trois des cinq occurrences mentionnant son vêtement en Gn 37, le fils favori de Jacob est lui aussi vêtu d’une ketônet passîm. Tamar et Joseph sont les seuls personnages vêtus de cette mystérieuse tunique dans la Bible hébraïque32. Pendant de nombreuses années, à la suite de la Septante 26. Vingt des vingt-neuf occurrences du mot כּתֹּנֶ ת/ת ְ ֶתנ ֹ ֣ ְכּdésignent des vêtements sacerdotaux. Voir Ex 28,4.39.40 ; 29,5.8 ; 39,27 ; 40,14 ; Lv 8,7.13 ; 10,5 ; 16,4 ; Ne 7,70.72 ; Esd 2,69. À propos de la fonction de « camouflage » de ces vêtements, qui prolongent la « beauté du sanctuaire », voir Jeremy S – Jeffrey S, « Blemishes, Camouflage, and Sanctuary Service : e Priestly Deity and His Attendants », dans Hebrew Bible and Ancient Israel 4/2 (2013), 458-478, p. 473. En plus des prêtres, les personnages suivants sont habillés de tuniques : Adam et Eve (Gn 3,21), Job (30,18), l’amante du Cantique (Ct 5,3), Hushai (2 S 15,32), Shebna et Eliakim (Is 22,21). 27. C, La symbolique du vêtement dans la Bible (n. 25), p. 20-21. 28. Sur les modifications du texte massorétique proposées pour le terme ילים ִ מ ִע, ְ voir notamment MC, II Samuel (n. 8), p. 319. 29. Claudia B, Die Sprache des Textilen. Untersuchungen zu Kleidung und Textilien im Alten Testament (BWANT, 177), Stuttgart, Kohlhammer, 2008, p. 113-118. Sur la possibilité que la tunique et le « poncho » désignent le même vêtement, voir Ibid., p. 116 ; Adrien Janis B, « Tamar and the “Coat of Many Colors” », dans Athalya B (dir.), Samuel and Kings. A Feminist Companion to the Bible, 2e édition, Sheffield, Sheffield Academic Press, 2000, 65-83, p. 72-73. 30. B, Die Sprache des Textilen (n. 29), p. 111. Cette remarque s’applique aussi au ( ְמ ִע ילp. 114). 31. Gn 37, 3.23.31-33. Les versets 23, 31 et 32 comptent chacun deux occurrences. 32. Voir B, Die Sprache des Textilen (n. 29), p. 111, note 338 ; C, La symbolique du vêtement dans la Bible (n. 25), p. 21.
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– qui a χιτὼν ποικίλος –, de la Peshitta et de la Vulgate, les exégètes et commentateurs ont traduit la ְכּתֹנֶ ת ַפּ ִסּיםde Gn 37 par « manteau multicolore33 ». Cette interprétation trouve par ailleurs sa justification dans la signification post-biblique du mot פּס, ַ traduit par « rayure » ou patchwork34. D’autres, dont je fais partie, préfèrent suivre la traduction proposée par le codex Vaticanus et la version lucianique pour 2 Sam 13 :18-19 : χιτὼν καρπωτός (« poignets ») ou ἀστραγαλωτός (« chevilles »). Le mot ַפּסest donc interprété comme signifiant « paume de la main ou du pied » en araméen ; il indiquerait la longueur de la tunique et de ses manches35. Alors que les travailleurs ou les ouvriers sont vêtus de tuniques courtes, sans manches, Joseph, Tamar et les autres princesses de la maison de David portent ce vêtement long, symbole de distinction princière et d’honneur36. Leurs vêtements distinguent Joseph et Tamar37. Le fils de Jacob et la fille de David ont d’ailleurs aussi en commun leur beauté38 et le fait qu’ils soient tous deux victimes d’abus, de violence. Joseph évite la mort, mais il est abandonné par ses frères et asservi par des marchands ; il est plus tard accusé faussement de tentative de viol par la femme de Potiphar et envoyé en prison (Gn 39). Après son viol, Tamar retourne dans la maison de son frère et elle y mène une existence dévastée (verbe )שׁ ֵמם, ָ faite de chagrin (v. 20). En fait, elle y disparaît. La suite du récit de 33. B, « Tamar and the “Coat of Many Colors” » (n. 29), p. 65. Bledstein fait en effet partie des quelques chercheur·e·s qui adhèrent à la thèse révisée de la tunique multicolore. Elle soutient que Tamar est une prêtresse vêtue d’une robe à volants (p. 74ss). À propos de cette même interprétation, voir Victor H. M, « e Anthropology of Clothing in the Joseph Narrative », dans JSOT 65 (1995), 25-36, p. 30. Voir aussi D, « How Tamar’s Veil Became Joseph’s Coat » (n. 15), 25-36, p. 161. 34. Marcus J, Dictionary of the Targumim, Talmud Bavli, Talmud Yerushalmi and Midrashic Literature, New York, NY, Judaica Treasury, (1971) 2004, p. 1191. Voir aussi D, « How Tamar’s Veil Became Joseph’s Coat » (n. 15), p. 161. 35. Par ailleurs, en faveur de la tunique (à manches) longue(s), on consultera notamment B-E, Narrative Art in the Bible (n. 6), p. 269 ; C, La symbolique du vêtement dans la Bible (n. 25), p. 21, note 1 ; J, Dictionary of the Targumim (n. 34), p. 1191 ; Hans Wilhelm H, 1 & II Samuel (Old Testament Library), Philadelphia, PA, Westminster Press, 1964, p. 324 ; MC, II Samuel (n. 8), p. 325-326. Selon D (« How Tamar’s Veil Became Joseph’s Coat » [n. 15], p. 161, 164-166, 173), il s’agit de la position majoritaire. Ce dernier soutient plutôt que le vêtement de Tamar est un voile « virginal ». La démonstration, ancrée dans une perspective d’histoire comparée entre les textes bibliques et les lois médio-assyriennes, où certaines catégories de femmes sont voilées, n’est pourtant pas particulièrement convaincante. L’hypothèse est fragile et elle n’éclaire pas davantage le sens et la fonction du vêtement dans le texte biblique tel qu’il est reçu aujourd’hui. 36. D S, La symbolique des rêves et des vêtements (n. 25), p. 39. 37. Voir M, « e Anthropology of Clothing in the Joseph Narrative » (n. 33), p. 30. 38. Voir la racine יפהen Gn 39,6 et 2 S 13,1.
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Joseph est beaucoup plus heureuse. Il devient l’intendant de Pharaon, se réconcilie avec ses frères et retrouve son père (Gn 41-50). Comme sa tunique et ses rêves l’avaient en quelque sorte annoncé, il continue de s’élever au-dessus des autres fils de Jacob, ses frères. Au contraire, la tunique de Tamar ne signifie pas sa différence d’avec les autres « filles du roi » mais plutôt son appartenance et son identification avec ce groupe. Selon Matthews, la tunique symbolise une « relation de pouvoir39 ». Cependant, au contraire du vêtement de Joseph, la tunique de Tamar ne mène à aucune forme d’empowerment pour la jeune femme. Le vêtement symbolise plutôt le pouvoir paternel et royal de David. 1.3 L’uniforme des filles du roi : royauté et nubilité Tamar porte en effet cette tunique parce qu’elle appartient aux נוֹת־ה ֶמּ ֶלְך ַ ב,ְ les « filles du roi », ce qui suppose un certain code vestimentaire. Cette catégorie sociale de femmes, issues de l’élite, est précisée à l’aide de l’expression ַה ְבּתוֹּלתdans le même verset. Cette deuxième peau dont elles sont vêtues permet d’inscrire sur leurs corps l’empreinte du pouvoir du roi leur père et de la Maison de David. Au contraire d’Absalom et d’Amnon, tous deux présentés comme « fils de David » (2 S 3,3 ; 13,1), Tamar n’est jamais officiellement présentée comme sa fille40. C’est seulement au verset 18 qu’elle est indirectement identifiée, par le biais de son vêtement, en tant que fille du roi41. Elle ne prend pas part aux relations de pouvoir qui s’établissent entre ses frères et surtout, entre Absalom et leur père, David42. Néanmoins, elle est très clairement et violemment affectée par les luttes intestines entre les membres masculins de la maison royale43. L’expression plurielle נוֹת־ה ֶמּ ֶלְך ַ ב,ְ « filles du roi », n’est employée qu’à quatre reprises dans la Bible hébraïque, incluant 2 S 13,18. Deux d’entre 39. M, « e Anthropology of Clothing in the Joseph Narrative » (n. 33), p. 30. 40. Voir B, Sexual Violation in the Hebrew Bible (n. 11), p. 147, 151 ; B-E, Narrative Art in the Bible (n. 6), p. 241 ; Johanna S, Fathers and Daughters in the Hebrew Bible, Oxford, Oxford University Press, 2013, p. 62-64 ; T, Texts of Terror (n. 14), p. 49. 41. W, “And He Will Take Your Daughters…” (n. 16), p. 156-157, note 45. 42. Elle est sous le contrôle de chacun de ces trois hommes. West insiste d’ailleurs sur le fait qu’Amnon, David et Absalom sont complices d’une manière ou d’une autre de la violence sexuelle dont Tamar est victime dans le récit. Voir W, « Deploying the Literary Detail of a Biblical Text » (n. 10), p. 308-309. 43. Voir C, « Trauma and Recovery » (n. 10), p. 181. Selon l’autrice, ce réseau masculin ne constitue aucunement un « supportive network of care ».
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elles désignent une portion de la population dans le livre de Jérémie, c’est-à-dire un « collectif » féminin de la cour royale, soit les princesses44. L’autre emploi, « filles des rois » au pluriel, se trouve dans un psaume royal : Ps 45,10. Ces femmes se tiennent face à la fiancée/épousée du roi, portant les bijoux de la reine en devenir. Identifiée à son tour comme une « fille de roi » (v. 14), cette nouvelle reine chemine vers son époux, en compagnie de ( ְבּתוּלוֹתv. 15). Les filles des rois et les ְבּתוּלוֹתdu Ps 45 sont-elles une seule et même collective féminine, comme c’est le cas en 2 S 13,18 ? Pour sa part, Tamar appartient bel et bien à un groupe de princesses distinguées par leur statut de ה ְבּתוֹּלת.ַ S’agit-il d’une princesse vierge45 ? Plusieurs sont de cet avis, analysant le verset 18 à la lumière du verset 2 et concluant que le désir d’Amnon pour sa sœur était problématique précisément en raison de la virginité de cette dernière et non de leur relation fraternelle. Ainsi, le problème ne résiderait pas dans la dimension incestueuse du désir mais plutôt dans son caractère offensant puisque la virginité de la jeune femme est étroitement associée à l’honneur du roi46. La proposition isolée de Wenham me semble pourtant plus convaincante : l’expression ַה ְבּתוֹּלתservirait avant tout à désigner le groupe d’âge auquel appartient Tamar, soit celui des jeunes filles nubiles47. Les jeunes filles pubères du harem royal 44. Toute la population de Mitspah est faite prisonnière par Yishmaël ben Netanya, y compris les princesses (Jr 41,10). Libérées, ces dernières fuient vers l’Égypte pour échapper à la domination babylonienne en compagnie des guerriers, des femmes, des enfants et de toute la population restante (Jr 43,6). Les fi lles du roi sont clairement un collectif féminin d’élite. Ce groupe incluait probablement les femmes faisant partie de la famille du roi d’une manière ou d’une autre : fi lles, nièces, petites-fi lles mais peut-être aussi sœurs, tantes, cousines, etc. 45. Voir B, Sexual Violation in the Hebrew Bible (n. 11), p. 150-151 ; B, « Tamar and the “Coat of Many Colors” » (n. 29), p. 74-80 ; M. G, « Amnon : A Chip Off the Old Block ? Rhetorical Strategy in 2 Samuel 13:7-15. e Rape of Tamar and the Humiliation of the Poor », dans Journal for the Study of the Old Testament 77 (1998), 39-54, p. 50 ; M, « e Anthropology of Clothing in the Joseph Narrative » (n. 33), p. 30 ; MC, II Samuel (n. 8), p. 326 ; M, 2 Samuel (n. 13), p. 69, 173-174 ; S, Fathers and Daughters in the Hebrew Bible (n. 40), p. 61 ; T, Texts of Terror (n. 14), p. 49 ; W, “And He Will Take Your Daughters…” (n. 16), p. 147 ; Y, Configurations of Rape in the Hebrew Bible (n. 15), p. 109. 46. C, 1-2 Samuel (n. 19), p. 128 ; MC, II Samuel (n. 8), p. 321 ; M, 2 Samuel (n. 13), p. 169 ; T, Texts of Terror (n. 14), p. 38 ; Y, Configurations of Rape in the Hebrew Bible (n. 15), p. 109, note 15. Z, Frères et sœurs dans la Bible (n. 8), p. 119 ; W, “He Will Take Your Daughters…” (n. 16), p. 147148. 47. A, 1 & 2 Samuel (n. 19), p. 564 ; F, Narrative Art and Poetry in the Books of Samuel (n. 11), p. 103-104 ; M. T, « bethûlāh, bethûlîm », dans G. Johannes B – Helmer R (dir.), Theological Dictionary of the Old Testament, vol. 2, Grand Rapids, MN, W.B. Eerdmans, 1975, p. 338-343 ; Z, Frères et sœurs dans la Bible (n. 8), p. 117. Sur l’idée d’un « stade de vie » de la jeune fi lle
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d’Esther (Est 2,17), forment un intéressant parallèle avec les princesses de la maison de David48 (2 S 13,18). Tout comme les jeunes femmes de Ps 45,15 qui partagent avec la reine en devenir les attributs de la beauté, de la noblesse et de la nubilité, de même, les filles du roi en 2 S 13,18 incarnent un idéal royal de beauté et de jeunesse. Comme d’autres avant moi, je soutiens en effet que la dimension sexuelle de la beauté de Tamar a plus à voir avec la vitalité de la jeunesse qu’avec l’absence d’expérience sexuelle de la virgo intacta. La seule insistance sur l’enjeu très patriarcal de la virginité pour expliquer la signification de la robe de Tamar mène à perdre de vue la violence subie49. Pourtant, c’est bien la violence d’Amnon qui mène Tamar à enchaîner les gestes de désarroi et de deuil. Elle exprime ainsi sa proximité et même son identité avec la mort50 : cendres et main sur la tête, déchirure du vêtement et lamentations (v. 19). L’interprétation ritualisée de sa souffrance ne saurait être comprise indépendamment de l’événement traumatique du viol et de l’enracinement profond de cette violence sexuelle dans le caractère dysfonctionnel de la maison de David en tant que famille et en tant qu’institution royale51. Tamar traîne sa douleur dans les rues précisément parce qu’elle ne dispose d’aucune autre espace pour se poser dans la maison royale52. Violée par Amnon, tenue au silence par Absalom, oubliée par son père, la jeune femme est brisée et disparaît dans la maison de son frère, telle une veuve53 (2 S 13,20). Sa quête de justice reste inassouvie54. Lavoie rappelle que « le vêtement est à ce point en relation intime avec celui qui le porte qu’il peut être correspondant à ce terme, voir Mieke B , Death and Dissymmetry : The Politics of Coherence in the Book of Judges, Chicago, IL, University of Chicago Press, 1988, p. 4849. 48. Selon W (« Betûlāh » [n. 18], p. 344), en poésie, le mot betûlāh « is used as the feminine equivalent to bāḥûr, usually translated “young man” » ; voir Dt 32,25 ; Am 8,13. 49. Voir notamment D, « How Tamar’s Veil Became Joseph’s Coat » (n. 15), p. 163. 50. Au sujet de la signification de ces rites de deuil, voir Jean-Jacques L , « Quelques réflexions anthropologiques et religieuses sur la permanence, les modifications et la disparition de certains rites juifs autour de la mort », dans Frontières 26 (2014-2015) [https://www.erudit.org/fr/revues/fr/2014-v26-n1-2-fr02300/1036284ar/] (consulté le 30 mai 2018). 51. Voir Z, Frères et sœurs dans la Bible (n. 8), p. 132-133. 52. Voir aussi W, “And He Will Take Your Daughters…” (n. 16), p. 153. 53. À la suite de Bail, C (« Trauma and Recovery » [n. 10], p. 181) souligne que c’est tout comme si la jeune fi lle était « enterrée vivante ». Voir aussi W, “And He Will Take Your Daughters…” (n. 16), p. 160-161. 54. À propos de la dimension judiciaire de la performance de Tamar, voir W, “And He Will Take Your Daughters…” (n. 16), p. 155-156, 160 ; B, Sexual Violation in the Hebrew Bible (n. 11), p. 152 ; C, Absalom Absalom ! (n. 14), p. 34, note 67.
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considéré comme substitut de sa personne55 ». Le fait que Tamar déchire sa tunique, possiblement couverte par un autre vêtement ()מ ִעיל ְ avant le viol, est avant tout un symbole de perte de soi. Tous les repères identitaires de la jeune femme sont mis en péril par l’expérience du viol : sa beauté, sa jeunesse et son statut en tant que « fille du roi ». La tunique est aussi un des lieux de circulation de la violence familiale. Tamar est littéralement « usée » par les idéaux royaux qui la mettent, comme d’autres femmes, en danger. La déchirure du vêtement pourrait donc aussi correspondre à un acte délibéré de répudiation de cette famille royale dont elle subit la violence56. Alors que David offre d’intenses performances de deuil pour ses ennemis (2 S 1,11 ; 3,31) et ses fils57 (2 S 12,15-20 ; 13,31 ; 19,1-5), le père n’a qu’une colère sans répercussions à offrir à sa fille58 (2 S 13,21). Elle déchire elle-même le vêtement que David aurait dû lacérer. Le deuil de soi qu’accomplit Tamar la mène certes à la survie mais à une survie sans justice et sans lendemain. La déchirure du vêtement symbolise son effacement quasi instantané, sa disparition matérielle du récit. Elle est engloutie par la maison de son frère Absalom, une maison qui prolonge en fait celle de son père. 2. La beauté piégée d’Absalom (2 S 14,25-27 ; 18,9) Selon 2 S 3,3, Absalom est le troisième fils de David. Sa mère – et celle de Tamar – est Maacah, fille du roi de Geshour (2 S 3,2-5). Alors que la beauté de Tamar est posée d’entrée de jeu comme l’« élément déclencheur » du violent désir d’Amnon59, l’apparence de son frère Absalom n’est pas d’emblée soulignée. Nombre d’événements se succèdent avant que sa beauté soit révélée en 2 S 14,25-27. En effet, ce renseignement n’est fourni qu’après le meurtre de son demi-frère Amnon60, fils aîné de David, 55. L, « Quelques réflexions anthropologiques et religieuses » (n. 50), paragraphe 60. Voir S, La symbolique des rêves et des vêtements (n. 25), p. 29-37. 56. À propos du traumatisme de Tamar, Z rappelle qu’« elle met symboliquement son attitude et son vêtement en adéquation avec ce qu’elle ressent » (Frères et sœurs dans la Bible [n. 8], p. 129). Sur le deuil de la jeune femme, voir aussi Ora Horn P, « Suited to the rone : e Symbolic Use of Clothing in the David and Saul Narratives », dans JSOT 71 (1996), 27-37, p. 35 ; F, Narrative Art and Poetry (n. 11), p. 110 ; MC, II Samuel (n. 8), p. 326 ; M, 2 Samuel (n. 13), p. 169 ; W, “And He Will Take Your Daughters…” (n. 16), p. 153, 156-157. 57. Sur sa bruyante démonstration de douleur à la mort d’Absalom, voir Mark W. H, The Body Royal : The Social Poetics of Kingship in Ancient Israel, Leiden, Brill, 2005, p. 212. 58. Voir W, “And He Will Take Your Daughters…” (n. 16), p. 161. 59. MW, « Ideologies of Male Beauty » (n. 3), p. 269. 60. Ce geste a-t-il été posé pour venger sa sœur Tamar ? Si le texte – en particulier ses blancs – le laisse au moins supposer, le lectorat pourrait aussi présumer que d’autres intentions animaient Absalom face à son demi-frère aîné Amnon, héritier du trône. À ce
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de même qu’après la fuite d’Absalom auprès de son grand-père61, son retour à Jérusalem et sa réconciliation progressive avec le roi David (2 S 13,23-14,24). C’est seulement lorsqu’Absalom est de nouveau dans les bonnes grâces du roi que l’on découvre sa beauté incomparable dans tout Israël62 (2 S 14,25). Il réintègre ainsi la famille royale dont l’un des symboles matériels, inscrits sur le corps de ses membres, en particulier ses personnages clés, est la beauté du corps63. Dans son ouvrage e Body Royal : e Social Poetics of Kingship in Ancient Israel, Mark W. Hamilton aborde notamment la monstration adéquate du corps royal dans les textes bibliques et l’accession au pouvoir (légitime) qu’il permet. Les corps de David et d’Absalom sont clairement en compétition pour la royauté en 2 S 15-1964. Tout comme son père (1 S 16,12 ; 17,42), Absalom est qualifié à l’aide du terme יָ ֶפה, « beau ». Il prend ainsi place aux côtés de Joseph, beau de forme et beau d’apparence (Gn 39,6), de l’amant du Cantique (1,16) et des rois en Is 33,17 et en Ps 45,365. Tout comme le souverain du Psaume 45, la beauté d’Absalom est présentée comme étant sans pareille, elle aussi clairement royale. Il est d’ailleurs loué pour celle-ci66. Comme l’a notamment mentionné MacWilliam, à l’exception du Cantique des Cantiques, 2 S 14,25-26 constitue la description physique de la beauté masculine la plus élaborée dans la Bible hébraïque67. La grande beauté du prince conspirateur ne résistera cependant pas à l’échec de sa révolte ; sa tête, son cœur et le reste de son corps seront tour à tour brutalisés par un chêne (auquel il reste suspendu), par Joab, le général de son père, et par les porteurs d’armes de ce dernier (2 Sam 18,9-15). Dans ce qui suit, je propose d’explorer brièvement les divers éléments de l’esthétique royale révélés dans le portrait d’Absalom en 2 S 14, 25-27, son corps parfait, sa chevelure volumineuse et sa fécondité, tout en attirant l’attention sur le renversement ou l’élimination de ces traits et de ces attributs lors de sa mise à mort en 2 S 18,9-18. sujet, voir notamment W, “And He Will Take Your Daughters…” (n. 16), p. 160 ; Keith B, The Rebellion of Absalom, New York, NY, Routledge, 2014, p. 47, 53. Bodner considère que Joab était habité de tels soupçons à l’endroit d’Absalom. 61. Voir 2 S 3,3. À ce sujet, voir B, The Rebellion of Absalom (n. 60), p. 2, 15. 62. A, « e Motif of Beauty » (n. 2), p. 352 ; Randy L. MC, « How Many Sons Did Absalom Have ? Intentional Ambiguity as Literary Art », dans Bibliotheca Sacra 172 (2015), 286-298, p. 294. 63. Voir C, Absalom Absalom ! (n. 14), p. 101 ; Baruch H, David’s Secret Demons : Messiah, Murderer, Traitor, King, Grand Rapids, MI, Williams B. Eerdmans Pub. Company, 2001, p. 41-42. 64. H, The Body Royal (n. 57), p. 184, 207-208. 65. Voir MW, « Ideologies of Male Beauty » (n. 3), p. 270. 66. Voir verset 25. À ce sujet, voir David D, « Absalom and the Ideal King », dans Vetus Testamentum 48/3 (1998), 315-325, p. 318. 67. MW, « Ideologies of Male Beauty » (n. 3), p. 279.
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2.1 Le corps parfait d’un futur roi Dans la deuxième partie du verset 25, Absalom est décrit comme sans défauts ou imperfections ( )מוּםvisibles68, de la plante des pieds au sommet de la tête69. L’amoureuse du Cantique est elle aussi louée pour la perfection de sa beauté – sans – מוּםpar son amant en Ct 4,7. De même, cette beauté sans défaut est l’un des critères de sélection des jeunes Israélites, dont Daniel fait partie, que Nebuchadnezzar, le roi de Babylone, invite à sa cour. Pour être ainsi conviés, ils doivent aussi être d’ascendance royale70 (Dn 1,3-4). Ces corps parfaits évoquent donc tour à tour le désir et la royauté. Autrement, le terme מוּםest surtout employé pour établir quels corps humains pourront sacrifier et quels corps animaux pourront être sacrifiés d’un point de vue sacerdotal. Cette notion, en particulier dans le livre du Lévitique, chapitres 21-2271, traîne en fait avec elle un bagage extrêmement capacitiste dont sont exclus tous les corps d’hommes72 et d’animaux qui présentent des difformités, des handicaps, des taches, des blessures, etc. Le corps royal d’Absalom appartient donc à la fois au monde de la perfection sacerdotale et de la pureté sacrificielle73. Il est de ceux qui pourront circuler en présence de la divinité sans lui causer d’agacement visuel74. Le potentiel royal du fils de David – dont la relation avec Yhwh75 est au cœur de la souveraineté en Israël ancien – est anéanti au moment de sa mise à mort. Absalom ne contrôle alors plus rien. Son « beau corps » est mis en scène de manière parodique : il est suspendu, dans les airs, « entre ciel et terre », la tête prise dans un arbre (2 S 18,9), comme un oiseau piégé par un trappeur. Drôle de présentation du corps pourtant « régal » d’Absalom ! Joab, informé de l’état de « suspension » du fils de David, se charge de le mettre à mort. Il lui enfonce 68. Sur le caractère « visible » de ces imperfections, voir S – S, « Blemishes, Camouflage, and Sanctuary Service » (n. 26), p. 461-465. 69. Voir B, The Rebellion of Absalom (n. 60), p. 52 ; H parle d’un « mérisme » dans The Body Royal (n. 57), p. 208. 70. P, « Beauty, Power, and Attraction » (n. 7), p. 59 ; A, « e Motif of Beauty » (n. 2), p. 351 ; MW, « Ideologies of Male Beauty » (n. 3), p. 281. 71. À ce sujet, voir notamment S – S, « Blemishes, Camouflage, and Sanctuary Service » (n. 26), 458-478. 72. L’exclusion des femmes va de soi. 73. MW, « Ideologies of Male Beauty » (n. 3), p. 281. 74. À ce sujet, voir S – S, « Blemishes, Camouflage, and Sanctuary Service » (n. 26), p. 469-470. Selon les auteurs, dans le contexte du service au Temple, les imperfections physiques sont des « irritants » pour Dieu (p. 470). 75. Selon Hamilton, Absalom n’a tout simplement pas le « bon » corps pour devenir roi. Il mentionne notamment l’absence de relation avec la divinité. Voir H, The Body Royal (n. 57), p. 212-213.
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trois pieux dans le cœur ()לב ֵ le clouant au chêne – les pieux pénétrant aussi le cœur ()לב ֵ de l’arbre76 (v. 14). Joab laisse aux jeunes hommes à son service, ses porteurs d’armes, le soin d’achever Absalom (v. 15). Les שׁ ָב ִטים, ְ la triade d’armes employées par Joab, sont une sorte de bâtons ou de pieux, mais désignent aussi, en d’autres passages bibliques des sceptres, symbolisant le leadership et le pouvoir, y compris royal77. Alors même que le roi David refuse que qui que ce soit s’en prenne à Absalom (2 S 18,5), Joab le met à mort d’une manière fort humiliante et qui rappelle la profanation du corps de Saul, sans tête, empalé sur le mur de Beth-Shan (1 S 31,10). Cependant, au contraire de Saul, Absalom n’est pas mort lorsque le général de son père le cloue au térébinthe. C’est une véritable torture qui précède l’intervention des porteurs d’armes. Absalom est traversé par le pouvoir royal de la manière la plus douloureuse qui soit. Il a rêvé du sceptre, il obtient plutôt le pieu. Son corps, que l’on imagine troué, couvert d’ecchymoses et de sang, est désormais très loin de l’idéal de perfection que le prince incarnait. Les imperfections sont désormais nombreuses. Il n’est plus possible de reconnaître les traits royaux dans le visage d’Absalom. 2.2 Chevelure : du pouvoir à la vulnérabilité Pour en revenir au chapitre 14, où le narrateur s’attarde à scruter le corps d’Absalom78, comme il l’avait fait dans le cas de Tamar et de sa tunique princière (1 S 13,18), on s’aperçoit rapidement que la remontée des pieds à la tête pour décrire, au verset 25, le corps parfait du prince n’est pas fortuite. En effet, le verset suivant (v. 26) se concentre exclusivement sur la tête, plus précisément la chevelure ()שׂ ָער ֵ abondante79 du « jeune homme ». Cette dernière, lorsque rasée et pesée, a un poids de 200 shekels, témoignant de l’opulence royale de sa « crinière ». Nombre de commentateurs ont noté les riches parallèles intertextuels que permet cette chevelure, notamment avec le héros Samson (Jg 16,22) dont la tignasse est un symbole de sa force, de son nazirat mais aussi d’un certain érotisme. De telles connotations sensuelles sont aussi associées à la 76. C, Absalom, Absalom ! (n. 14), p. 63. 77. Voir H.-J. Z , « ֵשׁ ֶבטšebeṭ ; rod, staff », dans G. Johannes B – Helmer R – Heinz-Josef F (dir.), Theological Dictionary of the Old Testament, vol. XIV, Grand Rapids, MN, William B. Eerdmans Publishing Company, 2004, 302-310, p. 305. Voir les références suivantes : Gn 49,10 ; Jg 5,14 ; Is 14,29 ; Am 1,5.8 ; Ps 2,9 ; 45,7. 78. À ce sujet, voir B, The Rebellion of Absalom (n. 60), p. 51-52. 79. Sur l’idéal de l’homme velu, voir A, « e Motif of Beauty » (n. 2), p. 345.
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chevelure de plusieurs femmes bibliques80. Absalom est-il lui aussi un héros ? Sans être un nazir, est-il un modèle de piété, comme l’annonçait son corps parfait ? En plus des significations propres à l’héroïsme et à la conformité cultuelle, la chevelure d’Absalom étaie sa représentation princière et contribue à son « charisme » royal81. Il cultive d’ailleurs cette image et ce pouvoir d’attraction. Ce charisme joue sans doute un rôle déterminant dans sa lente usurpation du pouvoir. En effet, pendant plusieurs années, aux portes de la ville, en présence de son attelage princier82, il détourne et dérobe les cœurs des Israélites, proposant de faire la justice parmi eux83 (2 S 15,1-6). Est ainsi révélé l’usage plutôt pernicieux, même démagogique, qu’Absalom a de sa beauté. MacWilliam propose à cet égard un parallèle fort intéressant avec la belle femme étrange de Pr 6,25 : tous deux détournent les passants du droit chemin, qu’il s’agisse de la voie de la sagesse ou de la route menant au roi David84. Le prince présente donc une beauté agissante. La mention du rasage et de la pesée annuelle permet d’insister sur sa manière de modeler et de contrôler sa propre image85. Loin d’être un simple atout, cette beauté est un produit travaillé. Ce soin du corps, plus particulièrement de la chevelure, auquel procède Absalom, lui a valu plusieurs critiques : on l’accuse d’être vaniteux, arrogant, égocentrique, ambitieux, etc.86 Absalom est un personnage profondément ambivalent87. À quelques exceptions près, peu de commentateurs l’évaluent favorablement ; on le juge à la fois manipulateur et meurtrier, 80. Voir notamment Ez 16,7 ; Ct 4,1 ; 6,5. À ce sujet, consulter Susan N, « My Brother Esau is a Hairy Man » : Hair and Identity in Ancient Israel, New York, NY, Oxford University Press, 2008, chapitre 6, 121-132. 81. C, Absalom, Absalom ! (n. 14), p. 100 ; H, David’s Secret Demons (n. 63), p. 363 ; P, « Beauty, Power, and Attraction » (n. 7), p. 58-59. 82. Adonijah « performe » sa prétention au trône de manière fort similaire en 1 R 1,5. Voir A, « e Motif of Beauty » (n. 2), p. 353 ; Daniel F, To Kill and Take Possession : Law, Morality, and Society in Biblical Stories, Peabody, MA, Hendrickson Publishers, 2002, p. 202 ; MC, II Samuel (n. 8), p. 357 ; Steven L. MK, King David : A Biography, New York, NY, Oxford University Press, 2000, p. 164, 167. 83. B, The Rebellion of Absalom (n. 60), p. 58-59 ; N, « My Brother Esau » (n. 80), p. 79 ; P, « Beauty, Power, and Attraction » (n. 7), p. 58-59. 84. Voir MW, « Ideologies of Male Beauty » (n. 3), p. 280-281. 85. N, « My Brother Esau » (n. 80), p. 79-80. 86. Les critiques d’Absalom sont fort nombreuses dans la littérature secondaire. On consultera notamment B, The Rebellion of Absalom (n. 60), p. 52 ; MC, « How Many Sons » (n. 62), p. 298 ; MK, King David (n. 82), p. 164, 168 ; Jacques V, « La révolte d’Absalom comme événement historique », dans Auld G – Erik E (dir.), For and Against David : Story and History in the Books of Samuel, Leuven, Peeters, 2010, 327-345, p. 343. 87. C, Absalom, Absalom ! (n. 14), p. 100 ; N, « My Brother Esau » (n. 80), p. 79.
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instigateur de la mise à mort de son frère Amnon et conspirateur face au trône de son père88. Il est vrai que le prince ne dissimule pas ses ambitions face au trône. Il n’hésite pas, comme la reine Jézabel après lui (2 R 9,30), à les inscrire jusque dans sa coiff ure qui l’aide à performer une forme de séduction – et peut-être même d’arrogance – politique89. Certes, on lui reconnaît parfois la qualité de protecteur de sa sœur90. Rappelons cependant que cette « protection » s’accompagne d’un état de veuvage permanent et de mort sociale pour la jeune femme91. Elle disparaît en fait pour laisser place à l’histoire de son frère. La vengeance qu’il accomplit, soi-disant pour Tamar, n’est en fait que le prologue de sa révolte contre la maison de son père92. Par ailleurs, dans son association avec le pouvoir royal, la chevelure d’Absalom peut aussi prendre une signification tout autre. La vulnérabilité peut en effet succéder à la force, à la distinction cultuelle et royale ainsi qu’à l’exercice de la violence. Il n’est pas le seul « fils de roi » dont on mentionne les cheveux, cette fois-ci à l’aide d’une expression idiomatique. En plus d’Absalom, qui est le « fils » auquel la femme de Teqoa fait allusion à mots couverts dans son adresse au roi David (2 S 14,11), deux autres princes – Jonathan, fils de Saul, (1 S 14,45) et Adonijah, autre fils de David (1 R 1,52) – sont les objets de discussions où une formule très similaire est employée : aucun cheveu [de sa tête93] ne tombera sur le sol. Comme le note Bodner, en ce qui concerne Absalom, la formule s’avère véridique à plus d’un niveau : « we assume that the king is using a standard convention when he swears that no hair will fall to the 88. Plusieurs auteurs soulignent cependant la visée apologétique du récit de la révolte d’Absalom. David se trouve alors disculpé de toute violence, celle-ci étant rejetée sur Absalom et Joab. Voir H, David’s Secret Demons (n. 63), p. 367-368 ; MK, King David (n. 82), p. 165-169. 89. À propos des soins de beauté de Jézabel, voir Anne L, « Jézabel : généalogie d’une femme fatale », dans Science et Esprit 66/2 (2014), 189-211. 90. B, The Rebellion of Absalom (n. 60), p. 37 ; D, « Absalom » (n. 66), p. 322 ; N, « My Brother Esau » (n. 80), p. 78 ; S, The Fate of Justice and Righteousness (n. 8), p. 156. 91. À ce sujet, voir W, “And He Will Take Your Daughters…” (n. 16), p. 160161. 92. Au contraire de D (« Absalom and the Ideal King » [n. 66], p. 317, 322), je ne pense pas que la tragédie de Tamar corresponde à la motivation profonde au fondement de la révolte d’Absalom. Comme l’affi rme W (“And He Will Take Your Daughters…” [n. 16], p. 160) : « While some have suggested that Absalom is acting here for Tamar’s benefit, he seems to be more concerned with his own political agenda ». Par ailleurs, Absalom aurait-il senti que son honneur était lui aussi en jeu à travers celui de sa sœur ? Merci au lecteur anonyme pour cette suggestion. 93. On retrouve ר ֹאשׁוֹen 1 S 14,45 ; 1 R 1,52, ainsi que dans un manuscrit hébraïque pour 2 S 14,11. Voir aussi la version syriaque et la Vulgate. MC, II Samuel (n. 8), p. 340.
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ground (cf. 1 Sam 14:45), but glancing ahead to the end of the story, this will literally be true as no hair of Absalom will touch the ground94 ». Cette expression permet aussi de souligner la préciosité et la vulnérabilité95 des princes. En effet, dans chaque cas, la protection assurée sera de courte durée. Le pouvoir d’Absalom est étroitement limité dans le temps. Sa défaite face aux troupes de David culmine sur cette image, à la fois cocasse et tragique, de l’homme suspendu au-dessus de sa mule, monture princière96, la tête prise dans un térébinthe (2 S 18,9). À l’image de ses troupes massacrées, Absalom ne sortira pas vivant de la forêt d’Éphraïm (v. 6-8). Comme le souligne notamment McCarter, qui rappelle les conclusions du traité Sotah 9b du Talmud de Babylone, Absalom est piégé par cette vaniteuse royauté qui s’exprime dans sa tête parfaite et chevelue97. Le terme «( ר ֹאשׁוֹsa tête [de lui] ») se trouve non seulement dans la description de sa beauté en 2 S 14,26 (2 occurrences) mais aussi en 2 S 18,9. D’un passage à l’autre se succèdent des images de soin puis de piège capillaire98. D’ailleurs la tête ( – )ר ֹאשׁet la perte ou la défiguration de celle-ci – est en elle-même porteuse de significations ayant trait au pouvoir. En effet, lorsqu’on s’intéresse aux autres occurrences de ֹר ֹאשׁוֹ, « sa tête », on perçoit aisément le lien étroit entre tête et royauté ; c’est le lieu du pouvoir qui reçoit l’onction royale99 et la couronne100. La tête du prêtre, coiffée du turban ou ointe d’huile, est aussi un symbole de pouvoir sacerdotal101. De même, le nazir dont la tête restera intacte, sans passage du rasoir, représente une pureté et une force qu’incarne, bien entendu, Samson102. La tête des hommes est traversée par le pouvoir. Nombre de têtes de rois ou de nobles guerriers sont attaquées puis tranchées : la tête casquée de Goliath le Philistin par David (1 S 17,5.38.51) ; celle de Shéva coupée par les citoyens d’Abel-Beth-Maacah et apportée 94. B, The Rebellion of Absalom (n. 60), p. 49, aussi p. 57 et 94. 95. Sur la vulnérabilité du corps royal, voir le trope du « roi en danger » dans H, The Body Royal (n. 57), p. 207, 271. 96. Ou royale. Voir notamment 2 S 13,29 ; 1 R 1,38. 97. Voir MC, II Samuel (n. 8), p. 406. À propos du retournement ironique qu’annonce l’insistance narrative sur la chevelure d’Absalom, voir aussi Tod L, The Hebrew Bible as Literature. A Very Short Introduction, New York, NY, Oxford University Press, 2016, p. 30-31. 98. C (Absalom, Absalom ! [n. 14], p. 44) souligne que la mention explicite des cheveux n’est pas nécessaire dans cette seconde péricope. Le lectorat procède d’emblée à cette association. 99. Voir 1 S 10,1 ; 2 R 9,3.6. 100. Voir 2 S 12,30 ; Ps 21,4 ; 1 Ch 20,2. Notons aussi le turban royal dont est coiffé Mardochée (Est 6,8). 101. Voir Ex 29,6.7 ; Lv 8,9 ; 21,10 ; Za 3,5. 102. Voir Nb 6,5.7.11 ; Jg 13,5 ; 16,19.22 ; 1 S 1,11. Sur le rapprochement avec le nazirat, voir N, « My Brother Esau » (n. 80), p. 79.
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par leur sage représentante (2 S 20,21) ; celle d’Ishbosheth (2 S 4,7) ; la tête de Saül, tranchée par les Philistins (1 S 31,9 ; 1 Ch 10,9). De la même manière, la belle tête chevelue d’Absalom est paradoxalement – et précisément – ce qui le mène à sa mort alors qu’elle se prend dans un térébinthe (2 S 14,26 ; 18,9)103. Elle n’est pas d’emblée violentée par les troupes de David. La forêt semble en effet se charger de faire la première violence à Absalom, retenant sa tête prisonnière, et mettant fin à sa revendication de royauté. L’échec de sa conquête du trône est en effet signifié par l’humiliante position d’Absalom, suspendu dans les airs. Cette même tête dont on nous vantait le poids de la toison au chapitre 14 n’est plus, désormais, que légèreté. Hamilton, à la suite de Kantorowicz, rappelle que « the head, the anointed part of the royal body, is a synecdoche for the king’s body as a whole, and the entire national body104 ». La tête d’Absalom, appartenant à un corps qui semblait pourtant convenir parfaitement à l’exercice du pouvoir, raconte à elle seule l’échec de sa royauté. 2.3 Jeunesse, virilité et paternité En 2 S 14, un dernier élément du portrait d’Absalom mérite un certain approfondissement. En effet, l’idéal de beauté masculine que le prince incarne s’édifie aussi à partir de sa virilité et de sa fécondité105, des significations dont la chevelure est d’ailleurs porteuse106. Le verset 27 nous annonce en effet qu’il a « engendré » trois fils et une fille très belle, elle aussi prénommée Tamar. Sa descendance est donc prête à devenir la courroie de transmission de la royauté107 avec une nouvelle Tamar108 pour succéder à la première à la cour, parmi les « fi lles du roi ». Seul petit problème, cette jeune femme n’est plus jamais mentionnée dans les chapitres qui suivent. De plus, en 2 S 18,18, on apprend qu’Absalom n’avait pas de fils. Pour cette raison, il a fait construire un monument à son nom, 103. On trouve aussi plusieurs occurrences du mot ר ֹאשׁdans des contextes sacrificiels pour désigner l’une des parties de l’animal offert (Ex 12,9 ; 29,17 ; Lv 1,12.15 ; 3,13 ; 4,11 ; 5,8). 104. H, The Body Royal (n. 57), p. 165. 105. Sur la fécondité comme partie prenante d’un idéal de beauté royal, voir Amy Rebecca G, « Images and Conceptions of Ideal Feminine Beauty in Neo-Assyrian Royal Contexts, c. 883-627 BCE », dans Brian A. B – Marian H. F (dir.), Critical Approaches to Ancient Near Eastern Art, Berlin, De Gruyter, 2013, 391-420, p. 392. 106. MC, « How Many Sons » (n. 62), p. 294 ; N, « My Brother Esau » (n. 80), p. 79-80. 107. Voir MC, « How Many Sons » (n. 62), p. 295. 108. Sur le remplacement d’une Tamar par une autre, voir W, “And He Will Take Your Daughters…” (n. 16), p. 160, note 57.
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assurant sa mémoire. Sans chercher à résoudre cette contradiction, je propose, avec McCracken, que l’ambiguïté constitue une sorte de clé d’interprétation pour mieux comprendre le portrait d’Absalom. Comme le montre bien cet auteur, ces deux passages (2 S 14,27 ; 18,18), l’un insistant sur la fécondité du prince et l’autre sur sa stérilité, forment une sorte d’inclusion qui encadre la révolte d’Absalom et en souligne l’échec109. D’ailleurs la mention de cette inexistante fi liation et du monument narcissiquement érigé pour assurer la survie de son nom au verset 18 fait suite à son « enterrement » anonyme en forêt, dans un grand trou recouvert de pierres (v. 17). Entre oubli et mémoire, toutes ces pierres en viennent à se superposer ; leur succession représente bien la fin à la fois ironique et tragique d’Absalom110, à la fois si proche et si loin du pouvoir royal. 3. Prince et princesse : significations esthétiques et rapports au pouvoir Il s’agit maintenant de procéder à une brève comparaison de l’expérience entrelacée de la beauté et de la violence pour Tamar et pour Absalom afin d’établir où frère et sœur se situent sur l’échiquier royal de la maison de David, c’est-à-dire entre vulnérabilité et pouvoir. 3.1 Une famille royale minée par son roi Le contexte plus large du deuxième livre de Samuel, en particulier la condamnation de David et de sa maison dans l’un des oracles de Nathan (2 S 12,10-12), à la suite du viol de Bethsabée et du meurtre d’Urie le Hittite, pourrait constituer l’explication première du destin tragique réservé aux enfants de David, en particulier Tamar et Absalom. Tous deux pourraient être simplement considérés comme des victimes de la punition qui s’abat sur leur père. Ainsi, les violences commises et subies, y compris le viol et le meurtre, s’expliqueraient en fonction de la rétribution divine. Comme l’a bien noté MacWilliam, une telle interprétation permet en quelque sorte de comprendre la beauté royale des deux enfants comme une tare, héritée de leur père et associée à la ruine annoncée de sa maison, les rendant particulièrement vulnérables. Absalom, comme Tamar, connaît une fin tragique111. Cependant, le potentiel heuristique 109. MC, « How Many Sons » (n. 62), p. 286, 293, 296-298. 110. Voir B, The Rebellion of Absalom (n. 60), p. 98. C (Absalom, Absalom ! [n. 14], p. 65) n’est cependant pas entièrement convaincu par le contraste littéraire que plusieurs identifient entre la sépulture et le monument de pierre. 111. MW, « Ideologies of Male Beauty » (n. 3), p. 283.
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d’une telle avenue interprétative est limité112. La thèse de la seule punition divine, englobant David et toute sa descendance, ne permet pas de mettre en lumière les différentes idéologies, y compris celle de la beauté royale, à l’œuvre dans le deuxième livre de Samuel. Elle tend à obscurcir la dynamique familiale de la Maison de David et le positionnement de chacun de ses membres113. Tamar et Absalom ne sont pourtant pas égaux devant le roi et leurs beautés respectives témoignent des différents lieux d’intersections du genre et de la classe. En effet, les vécus de la beauté et de la violence ne s’articulent pas de la même façon chez le frère et la sœur. La beauté de Tamar bascule de manière presque immédiate dans la violence subie, le viol et donc la vulnérabilité. Ces expériences se confondent et en viennent à se superposer en 2 S 13,1-22. Ce n’est pas le cas pour Absalom. Entre la mention de sa beauté et sa mise à mort, le jeune homme dispose de plusieurs années – quarante ou quatre ans114 (2 S 15,7) – pendant lesquelles il peut faire fructifier son apparence, ce qui lui permet de gagner en influence et en alliés de taille pour accomplir son coup d’État. Sa beauté n’opère donc pas de la même façon et ne le met pas d’emblée en danger. D’une certaine manière, sa situation se rapproche temporairement de celle de Joseph dont la puissance et l’influence, dans les derniers chapitres de la Genèse, sont aussi liées à la beauté du corps (et du vêtement). D’ailleurs, le narrateur, dans le cas de Tamar comme dans celui d’Absalom, attire l’attention du lectorat sur une dimension matérielle de la beauté de chaque personnage, qui confirme leur traitement différencié en fonction du genre : la tunique et la chevelure. Le vêtement princier de Tamar est un uniforme. Il identifie les jeunes femmes nubiles faisant partie de la cour du roi. Elles portent à même leur peau les normes esthétiques féminines de la maison de David. L’élément de la chevelure d’Absalom fonctionne et signifie autrement. En tant que coiff ure, elle offre une certaine malléabilité et contribue même à sa capacité d’agir, à son gain de pouvoir. Grâce 112. À ce sujet, voir l’article de Michael A, « Divine Intervention and Human Error in the Absalom Narrative », dans Journal for the Study of the Old Testament 37 (2013), 339-347. 113. À cet effet, plusieurs auteurs adoptent l’idée d’une « double causalité » affectant le déploiement de l’intrigue, notamment la révolte d’Absalom : une cause divine – la punition de David – et une cause humaine – les actions d’Absalom. Voir A, « Divine Intervention » (n. 112), 339-347 ; B, The Rebellion of Absalom (n. 60), p. 83-84 ; H, David’s Secret Demons (n. 63), p. 39-41, 357-362. 114. Le texte massorétique אַר ָבּ ִע ים ְ (« quarante ans ») alors que plusieurs manuscrits grecs, incluant la recension lucianique ont τέσσαρα, « quatre ». La version syriaque et la Vulgate confirment aussi cette lecture selon l’apparat critique de la BHS. Voir notamment MC, II Samuel (n. 8), p. 355.
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à sa chevelure, Absalom performe un idéal de beauté agissant. Cela correspond sans doute à ce que Hamilton appelle le « royal self-display115 » des souverains. Absalom exerce son pouvoir – et en acquiert davantage – par cette mise en vitrine de son beau corps. Loin d’être passive, Tamar résiste jusqu’au bout mais sans succès. Ni Amnon – ni d’ailleurs aucun homme de sa famille – ne la laissera s’extirper de sa position de victime. C’est seulement dans la rupture avec sa beauté, étroitement associée à sa famille royale, lorsqu’elle déchire sa tunique et entreprend des rites de deuil, qu’elle se dégage, l’espace d’un instant, de l’identification à la « Maison de la beauté davidique », pour performer un agir de douleur qui lui appartient en propre116. Au contraire de la tête d’Absalom, associée à une forte symbolique royale, la beauté de Tamar n’est le lieu d’aucun espace de pouvoir. Elle en est uniquement le socle. Un autre élément particulièrement frappant dans l’exploration comparative des beautés de Tamar et d’Absalom concerne le type de marquage que cette beauté représente à l’intérieur de la maison royale. L’opulente chevelure d’Absalom constitue une véritable marque de distinction. Il est le seul prince dont la célébration de la beauté est ainsi associée à sa pilosité. Ce trait caractéristique du « jeune homme » rappelle à l’esprit la situation similaire de Joseph117. La tunique de ce dernier le singularise face à ses autres frères et exprime la préférence du père, Jacob, pour le fils de Rachel. Ce parallèle avec Joseph éclaire de manière particulièrement intéressante la relation d’Absalom avec son père, David. Au plus fort de leur opposition, alors même que son fils conspire contre lui, le roi David ne peut s’empêcher de se faire du souci pour celui qu’il continue d’appeler affectueusement נַ ַער, « jeune homme118 » (2 S 18,5.12.29.32). En plein affrontement, il veut qu’aucun mal ne lui soit fait. David est d’ailleurs absolument dévasté lorsqu’il apprend la mort de son fils, au chapitre 19119. Tamar n’a pas droit à ce traitement de faveur, pétri d’amour paternel120. La différence entre frère et sœur est de plus en plus claire ; la tunique ne correspond pas à un signe d’élection, comme c’est le cas 115. H, The Body Royal (n. 57), p. 208. Sur la compétition entre Israélites que suppose cette « mise en vitrine », voir aussi p. 270-273. 116. Au contraire de C (« Trauma and Recovery » [n. 10], p. 187), je ne pense pas que l’expression de cette souff rance corresponde à un début de « guérison ». 117. Joseph est aussi présenté comme un nazir en Dt 33,16. 118. Voir C, Absalom, Absalom ! (n. 14), p. 49. Sur la visée apologétique de cette représentation de David, voir MK, King David : A Biography (n. 82), p. 165166. 119. À ce sujet, voir l’analyse d’H qui note le caractère « déplacé » de la performance endeuillée de David (2 S 19,1-5) dans The Body Royal (n. 57), p. 212. 120. Voir C, « Trauma and Recovery » (n. 10), p. 181.
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avec la tête princière. Tamar se confond avec ces autres « filles de roi » anonymes qui sont marquées par le pouvoir royal sans en détenir aucun. La notion de « série » est particulièrement pertinente pour réfléchir à cette posture du personnage. Dans l’ouvrage Les filles en série, Martine Delvaux examine de quelles manières les « filles » sont sérialisées par la misogynie et ses normes121. Elle s’intéresse notamment au vêtement et présente d’ailleurs l’idée selon laquelle les filles en série sont réifiées telles des décorations que l’on peut posséder et dont on peut disposer comme on le souhaite122. On pense évidemment aux filles de roi dont Tamar fait partie. La jeune femme et sa tunique sont-elles interchangeables ? La déchirure du vêtement est-elle la seule manière pour Tamar de sortir du rang et d’interrompre la série de femmes royales sur les dos desquelles se fait la royauté davidique ? Ce geste de deuil et possiblement de révolte ne semble certes pas suffisant pour émouvoir et provoquer l’intervention de David, son père. En effet, ayant appris le viol de sa fille par son fils Amnon, David se met en colère (v. 21), mais cela est sans suite. La Septante en donne une explication : David n’osait pas punir Amnon, car il l’aimait et il s’agissait de son premier-né (2 S 13,21). Le pouvoir royal ne favorise jamais Tamar ; elle en subit uniquement les contrecoups. Au contraire, Absalom est certes violemment défait jusque dans son profil d’homme royal – cheveux emmêlés dans les branches, cœur troué, corps désormais bien imparfait ; quoi qu’il en soit, cette beauté qui est sienne est aussi le lieu d’un agir de pouvoir et de violence, impensable pour Tamar. Rappelons que sur le conseil d’Ahithophel, Absalom procède au viol des concubines de son père au vu et au su de tout Israël (2 S 16,2023). Ils répètent les gestes de violence sexuelle de son père et de son frère avant lui123. Une telle performance de la royauté, qui réitère le droit inaltérable des rois aux (beaux) corps féminins, est évidemment impensable pour une femme dans la maison de David et permet de montrer clairement les significations différentes qui circulent dans les corps princiers, en fonction du genre. Conclusion Si la beauté de Tamar et d’Absalom est le signe d’une appartenance de classe, d’un privilège royal, elle est aussi le symptôme d’une grande vulnérabilité et de la violence qui constitue l’héritage familial et royal des 121. Martine D, Les filles en série. Des Barbies aux Pussy Riot, Montréal, Éditions du remue-ménage, 2013, p. 11. 122. Ibid., p. 63ss, 93-99. 123. À ce sujet, voir notamment George R, « e Rape of Tamar » (n. 11), p. 77.
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enfants de David. Cependant, le partage d’une même vulnérabilité familiale ne signifie pas pour autant une expérience identique pour la princesse et pour le prince. Les dimensions matérielles de la beauté de chacun.e illustrent ce traitement différencié en fonction du genre : la tunique princière de Tamar ; le corps parfait, la chevelure et la fécondité d’Absalom. Suite au viol, Tamar déchire le symbole de cette beauté/nubilité partagée avec les autres fi lles du roi, un vêtement qui l’use jusqu’à sa disparition. Au contraire, Absalom dispose d’abord d’une beauté active, un signe de distinction qui lui permet de séduire et de préparer sa révolte. Il détient un pouvoir dont son corps n’est pas simplement le symbole. Ce projet de royauté lui appartient en propre alors que les fi lles du roi dont Tamar fait partie, parées de tuniques identiques, servent de porte-étendards pour la maison davidique. Certes, Absalom connaît lui aussi une fi n tragique et chacun de ses attributs esthétiques disparaît dans la torture et le déshonneur. Néanmoins, l’agression sexuelle des concubines de son père (2 S 16,20-23) confirme son positionnement très différent de celui de sa sœur face à la Maison davidique. Jusqu’à sa mort, Absalom tente d’établir sa propre « maison de beauté », utilisant lui aussi les corps des femmes royales pour arriver à ses fins. Rien de nouveau sous le soleil.
TROIS PROPHÈTES ET LEURS RELATIONS AUX FEMMES Philippe L
À la question de savoir ce que les textes bibliques disent de l’égalité femme-homme, j’ai choisi d’interroger le corpus prophétique. En première analyse, on pourrait mettre en perspective les prophétesses de l’Ancien Testament en relation avec leurs congénères masculins : Miryam (Ex 15,20), Déborah (Jg 4,4), Huldah (2 R 22,14 et 2 Ch 34,22), Noadyah (Ne 6,14), et celle qui apparaît comme la femme d’Isaïe (Is 8,3). Cependant, je préfère porter mon attention sur un type de relation encore peu étudié : celui des prophètes-hommes avec les femmes, qu’elles soient prophétesses ou non. Parmi les prophètes qui répondent à ce critère, j’en ai retenu trois, car ils ont eu affaire à une ou deux femmes dans le cadre de leur mission : il s’agit d’abord d’Isaïe et d’Osée, qui ont en commun d’être présentés en relation avec leur femme et leurs enfants (Is 8,3 et Os 1) ou sans les enfants (Os 3) ; le troisième prophète est Élie pour qui deux femmes ont joué un rôle important dans sa mission, soit directement (la veuve de Sarepta, en 1 R 17), soit indirectement (Jézabel, la femme du roi Akhab, en 1 R 19)1. Pour chacun des trois prophètes, j’analyserai les textes qui évoquent la relation avec la (ou les) femme(s) qu’ils rencontrent, en ayant à l’esprit la double question de la manière dont cette relation est décrite et ce qu’elle révèle de l’histoire du salut ainsi que de la présence de Dieu au monde. 1. Isaïe et « la prophétesse » (Is 8,3) Après avoir entendu la parole divine lui demandant d’écrire une formule énigmatique sur une tablette (Is 8,1-2), Isaïe s’est approché d’une femme, appelée « la prophétesse » [יאה ָ ]הנְּ ִב, ַ qui conçut et enfanta un fils auquel il donna le nom de « Maher-Shalal-Hash-Baz » []מ ֵהר ָשׁ ָלל ָחשׁ ַבּז. ַ 1. Il y a aussi Ézékiel, dont la femme est mentionnée par la formule « le délice de tes yeux » (Ez 24,15-27), mais la situation est différente, car ce n’est pas la relation vivante entre le mari et sa femme qui est mise en valeur, mais le fait que le prophète ne devra pas porter le deuil de sa femme qui va bientôt mourir, comme une annonce de la profanation du temple et de l’exil (24,16-17.21-23).
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À partir de là, plusieurs questions se posent. D’abord, qui est cette femme ? Que signifie ce titre de « prophétesse » ? Exerçait-elle cette fonction à Jérusalem alors même qu’Isaïe n’est jamais mentionné « prophète » [ ? ]נָ ִביאS’il s’agit de la femme du prophète, ce titre peut surprendre, car nulle part ailleurs dans la Bible hébraïque la femme d’un prophète n’est désignée sous ce nom2. Quelle relation a-t-elle avec le nom donné à l’enfant3 ? Pour y répondre, je propose d’analyser Is 8,3 dans son contexte immédiat (8,1-4) en relation avec Is 7,10-17 qui lui est proche par l’annonce d’un enfant de « la jeune femme » (7,14). 1.1 Isaïe, « la prophétesse » (8,1-4) et « la jeune femme » (7,10-17) Le texte d’Is 8,1-4 comprend deux parties : le nom sur la tablette et l’enfant de la « prophétesse ». En effet, 8 1 Yhwh me dit : « Prends une grande tablette [ ]גִּ ָלּיוֹןet écris dessus avec un stylet ordinaire []בּ ֶח ֶרט ֱאנוֹשׁ ְ : À maher-shālāl-ḥāsh-baz ». 2 Fais témoigner pour moi des témoins fiables : Ouriya, le prêtre et Zekaryahou, fils de Yevèrèkyahou. 3 Je m’approchai de la prophétesse [יאה ָ ]הנְּ ִב, ַ elle conçut et enfanta un fils. Yhwh me dit : « Appelle-le maher-shālāl-ḥāsh-baz, 4 car avant que l’enfant sache dire “Mon père” et “Ma mère”, on apportera les richesses de Damas et le butin de Samarie devant le roi d’Assyrie ».
L’accent du texte porte sur le nom donné à l’enfant conçu par la prophétesse (« Maher-Shalal-Hash-Baz » signifiant « Prompt-Butin-ProchePillage ») et qui fait écho à la même formule d’abord gravée sur une tablette4. L’importance de cette annonce est renforcée par l’association 2. Le mot נָ ִביאn’apparaît que dans la première partie du livre et dans un sens négatif, en lien avec d’autres catégories de responsables du peuple (3,2 ; 9,14 ; 28,7 ; 29,10), sauf dans les chapitres 36–39 qui sont la reprise de 2 R 18,13–20,19 (le siège de Jérusalem par Sennakérib au temps du roi Ézékias). Dans ces chapitres, Isaïe est désigné prophète en 2 R 37,2// 1 R 19,2 ; 38,1// 2 R 20,1 ; 39,2// 2 R 20,14). Voir Joseph B, Isaiah 1–39. A New Translation with Introduction and Commentary (e Anchor Bible, 19), New York, NY, Doubleday, 2000, p. 238 : « outside of the titles and the narrative legenda, use of the term in chs. 1–39 is rare, invariably hostile, and never applied to Isaiah ». 3. Voir Irmtraud F, Des femmes messagères de Dieu. Prophètes et prophétesses dans la Bible hébraïque (Lire la Bible, 153), trad. par Charles Ehlinger, Paris, Cerf, 2008 (allemand 2002), p. 276, qui déclare qu’Is 8,3 ne dit pas explicitement que « la prophétesse » est la femme d’Isaïe ; il faut attendre Is 8,18, qui fait des enfants d’Isaïe des signes, pour que l’on puisse considérer Isaïe « comme le père de l’enfant de la prophétesse. Et suivant les normes sociales à propos de la sexualité, il faut admettre que la femme est devenue l’épouse d’Isaïe. Qu’elle le fût dès avant la visite d’Isaïe, qui serait alors le départ de l’action symbolique, le texte ne donne aucun renseignement sur ce point ». 4. Les interprétations de gillāyôn sont multiples. Selon B, Isaiah 1–39 (n. 2), p. 237, « e tablet, not a scroll but a writing surface or placard made of stone or
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de deux témoins fiables, le prêtre Ouriya et Zekaryahou, le beau-père du roi5, sans doute pour en souligner l’authenticité et l’autorité divine. Le nom du fils de la prophétesse et d’Isaïe renvoie à la guerre Syro-Éphraïmite qui, en 735-732, avait menacé gravement le royaume de Juda et fait palpiter le cœur du roi et celui du peuple « comme les arbres de la forêt agités par le vent » (7,2). Isaïe est venu à la rencontre d’Akhaz avec son premier fils Shéar-Yashub []שׁ ָאר יָ שׁוּב ְ (« Un reste reviendra6 », 7,3.12) pour lui dire de la part du Seigneur de ne pas avoir peur, car la coalition des deux rois d’Aram (Damas) et d’Éphraïm (Samarie) « ne tiendra pas » (7,7). Cependant, même si le roi a refusé de « demander un signe au Seigneur », ce « signe » lui sera donné dans la naissance de l’Emmanuel par « la jeune femme » (ou « jeune vierge7 ») []ע ְל ָמה ַ (41,7). Voici le texte de cette annonce mystérieuse en Is 7,10-17 : 7 10 Yhwh parla encore en disant : 11 « Demande pour toi un signe [ ]אוֹתà Yhwh ton Dieu, demande-le au plus profond du shéol ou sur les sommets, là-haut ». 12 Akhaz répondit : « Je n’en demanderai pas et je ne mettrai pas Yhwh à l’épreuve ». 13 Il dit alors : « Écoutez donc, maison de David ! Estce trop peu que vous fatiguiez les hommes, que vous fatiguiez aussi mon wood (cf. lûaḥ, 30:8, lûaḥ rab, Tg. at 8:1, and gillāyôn translated “mirror” at 3:23), was intended for public display since Isaiah is no longer dealing with the ruler alone but with the people at large” ». F, Des femmes messagères de Dieu (n. 3), p. 279-281, accentue le rapprochement avec les gillāyônîm d’Is 3,23 dans le sens de « miroirs », qu’elle rapproche des « miroirs » []מ ְר אֹת ַ employés par des femmes en Ex 38,8 à propos des ustensiles du sanctuaire du désert : « ces femmes sont très probablement des prophétesses, même si l’on ne traduit pas ַמ ְר אֹתpar “miroirs” mais par “visions”. Même dans cette dernière traduction, clairement attestée par tous les autres emplois bibliques du terme, le texte est intéressant du seul fait que précisément ces objets cultuels, qui selon Ex 38,8 ont été confectionnés avec les tablettes-miroirs des femmes, font partie de la réorganisation opérée, au temps d’Isaïe, par le prêtre Uriyya, mentionné en Is 8,2, sur l’ordre d’Achaz (cf. 2 R 16,10-16) » (p. 281). 5. Voir Christophe R, La mère de l’Enfant-Roi. Isaïe 7,14. « ‘Alma » et « Parthenos » dans l’univers biblique : un point de vue linguistique (Études de la Bible en ses traditions – Lectio Divina, 258), Paris, Cerf, 2013, p. 158, note 6. Il précise que « la fi lle de Zekaryahu était l’épouse d’Achaz et la mère d’Ézéchias, cf. 2 R 18,2 ; 2 Ch 29,1 ». 6. Marvin A. S, dans Isaiah 1–39 With an Introduction to the Prophetic Literature (FOTL, 16), Grand Rapids, MI – Cambridge, UK, Wm. B. Eerdmans Publishing Co., 1996, p. 160 explique que la mention de Shéar-Yashub dans ce contexte fonctionne « as a means to assure Ahaz that a remnant of Judah will survive the crisis. » 7. Pour le sens de l’hébreu ‘almâ, je renvoie à Rico, La mère de l’Enfant-Roi (n. 5), dans cet extrait de sa conclusion, p. 175-177 : « Désignant au départ l’adolescente vierge jusqu’au début de sa vie fertile, notre nom s’est d’abord opposé au terme na’ǎrâ, qui s’appliquait à toute jeune fi lle, mariée ou célibataire, depuis l’enfance jusqu’à la fi n de sa jeunesse. ‘almâ se distinguait également du nom betûlâ, applicable à toute femme vierge, abstraction faite de son âge. […] Tout compte fait, si le mot ‘almâ, en hébreu biblique ancien signifie en langue une “adolescente qui n’a jamais connu d’homme”, les effets de parole peuvent mettre l’accent, selon les cas, sur le sème de “jeunesse” ou sur celui de “virginité” ».
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Dieu ? 14 C’est pourquoi le Seigneur vous donnera lui-même un signe [ ]אוֹת: voici que la jeune femme []ה ַע ְל ָמה ָ est enceinte et enfante un fils et elle lui donnera le nom d’Emmanuel []ע ָמּנּוּ ֵאל ִ (« Dieu avec nous »). 15 De lait caillé et de miel il se nourrira, sachant rejeter le mal et choisir le bien. 16 Avant même que l’enfant sache rejeter le mal et choisir le bien, elle sera abandonnée la terre qui te dégoûte []קץ ָ en raison de ses deux rois. 17 Yhwh fera venir sur toi, sur ton peuple et sur la maison de ton père, des jours tels qu’il n’en est pas venu depuis qu’Éphraïm s’est détaché de Juda – le roi d’Assyrie ».
Ce passage présente de nombreuses affinités avec Is 8,1-4, à la fois dans la structure et le vocabulaire, comme le montre ce tableau des correspondances8 : Is 7,14-17
Is 8,1-4
‘immānû ’ēl
maher-shālāl-ḥāsh-baz
la jeune femme
la prophétesse
la jeune femme est enceinte et enfante un fi ls
elle conçut et enfanta un fi ls
elle lui donnera le nom de ‘immānû ’ēl
Appelle-le maher-shālāl-ḥāsh-baz
Avant que l’enfant sache rejeter le mal et choisir le bien
car avant que l’enfant sache dire « Mon père » et « Ma mère »
le roi d’Assyrie
le roi d’Assyrie
Dans les deux cas, le nom de la mère est toujours précédé de l’article défini, suivi des mots « concevoir/être enceinte » et « enfanter » ainsi que de la dotation du nom de l’enfant comme signe symbolique. De plus, les deux textes mentionnent une période du développement de l’enfant comme marqueur temporel pour la venue imminente de l’invasion étrangère, même si elle est exprimée de manière différente9. Pour de nombreux auteurs, tous ces rapprochements ne sont pas fortuits10. 8. Voir B (n. ), Isaiah 1–39, p. 239. 9. Voir Brevard S. C, Isaiah (OTL), Louisville – London, Westminster John Knox Press, 2001, p. 71. Is 7,17 est interprété par la TOB dans le sens du rétablissement de la prospérité comme au temps du royaume unifié de David-Salomon et, en ce cas, la mention du « roi d’Assyrie » est vue comme une glose erronée (voir Paul A, Isaïe 1–39 (Sources bibliques), Paris, J. Gabalda et Cie éditeurs, 1972, p. 103-104). On peut y voir aussi l’annonce que le royaume de Juda sera envahi par l’Assyrie, et l’on aurait une allusion à l’invasion de 701, comme le suggère la suite du texte en 7,18-25 et 8,5-10 (avec la double allusion à l’Emmanuel, v. 7 et 8) ; voir B (n. ), Isaiah 1–39, p. 231 et 240. 10. Voir B (n. ), Isaiah 1–39, p. 239. Voir aussi John N. O, The Book of Isaiah. Chapters 1–39 (NCOT), Grand Rapids, MI, Wm. B. Eerdmans Publishing Co., 1986, 1991, p. 220 : « e similarity of 8:1-4 to 7:10-17 is too close to be coincidental ». Voir aussi C (n. ), Isaiah, p. 71 ; S, Isaiah 1–39 (n. 6), p. 166. Par contre,
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1.2 L’identité de « la prophétesse » et sa mission De l’examen des ressemblances et des différences entre les deux textes, je retiens les points suivants : – Is 8,1-4 est écrit dans un style autobiographique (à la première personne) alors que le récit d’Is 7,10-17 est biographique (à la troisième personne)11. – Le nom de Maher-Shalal-Hash-Baz constitue un témoignage de jugement du peuple, alors que celui d’Emmanuel apparaît comme un signe d’espoir pour la dynastie davidique12. – En Is 8,3, c’est à Isaïe que le Seigneur demande de nommer l’enfant conçu avec « la prophétesse », tandis qu’en Is 7,14, c’est la ‘almâh qui donne le nom de son enfant13. – La naissance de Maher-Shalal-Hash-Baz est précédée par la gravure sur une tablette du même nom que l’enfant (Is 8,1). « L’enfant devient ainsi un signe prophétique du jugement imminent. […] Les deux parties du passage sont ainsi unifiées à l’intérieur du signe prophétique de l’enfant qui incarne le jugement qui vient14 ». Par contre, la naissance de l’Emmanuel comme « signe » intervient malgré le refus d’Akhaz de demander un « signe » à Yhwh (Is 7,11-12). Le signe de l’Emmanuel est repris en Is 8,8.10, à la suite de l’oracle de Maher-Shalal-Hash-Baz, dans le cadre de l’annonce de l’invasion assyrienne (8,7 : comme « les eaux puissantes et abondantes du Fleuve ») à cause du peuple qui refuse « les eaux de Siloé qui coulent doucement » (8,6 ; voir « l’extrémité du canal supérieur » où se trouvait Akhaz en 7,3). Dans ce contexte, « l’Emmanuel reste pour tous une lueur d’espérance15 ». – Les deux « témoins fiables », qui accompagnent l’exécution de la gravure de Maher-Shalal-Hash-Baz en Is 2, ont leur parallèle dans l’oracle de l’Emmanuel en présence du roi Akhaz et du premier fi ls d’Isaïe A, Isaïe 1–39 (n. 9), p. 111-112, est d’un avis contraire : les deux textes sont trop différents pour être interprétés ensemble. 11. S, Isaiah 1–39 (n. 6), p. 166. 12. R, La mère de l’Enfant-Roi (n. 5), p. 146. 13. La critique textuelle signale plusieurs variantes que A, Isaïe 1–39 (n. 9), p. 328-329 résume en deux options : « et tu appelleras » qui attribue la nomination de l’enfant au père (qui, selon cet auteur, serait le roi Akhaz) ; « et elle appellera » qui attribue ce choix à la ‘almâh. Si la première est souvent attestée (Septante, Jérôme, 1QIsa…), c’est cependant la seconde, celle du TM, qu’il faut retenir, car « c’est elle que nous a conservé la tradition juive la plus orthodoxe. C’est un cas remarquable de lectio difficilior ». De nombreuses traductions l’ont adoptée, dont en français : TOB, BJ, NBS. 14. C (n. ), Isaiah, p. 72. 15. R, La mère de l’Enfant-Roi (n. 5), p. 134-135.
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Shéar-Yashub (7,3). Ce dernier est mentionné aussi en Is 10,21 en relation avec El Gibbor (« Dieu fort ») et il annonce le rameau de la souche de Jessé (Is 11,1)16.
Les multiples connexions internes entre les deux oracles de naissance ainsi que leurs développements réciproques dans la suite du texte d’Isaïe apportent des éléments importants pour rendre compte du caractère mystérieux de chaque filiation et de l’identité des mères des deux enfants. C’est pourquoi, parmi les multiples hypothèses proposées par les auteurs17, je privilégie celle qui identifie la « prophétesse » de 8,3 avec la jeune femme (‘almâh) de 7,14, car, en ayant elle-même donné le nom d’Emmanuel à son enfant, elle a fait œuvre de prophète18. Cette lecture est corroborée par la déclaration solennelle adressée à Isaïe et ses enfants en 8,18 : « Voici []הנֵּ ה ִ que moi et les enfants que m’a donnés Yhwh, nous sommes des signes []לאֹתוֹת ְ et des présages [מוֹפ ִתים ְ ]וּל ְ 19 en Israël, de la part de Yhwh Sabaot qui demeure sur la montagne de Sion ». Or, l’Emmanuel est le seul des trois enfants à être désigné comme « signe » lors de la rencontre 16. Ibid., p. 159. 17. Voir Ronald E. C (NCBT), Isaiah 1–39, Grand Rapids, MI, Wm. B. Eerdmans Publishing Co. – London, Marshall, Morgan & Scott Ltd., 1980, 1982, p. 86 : « Answers have varied between three major opinions : (1) that “any young woman” is meant (cf. O. Kaiser) ; (2) that the woman is the royal consort so that the child would be the king’s, thereby assuring him of an heir (cf. Hammershaimb, S. Mowinckel) ; (3) that the young woman was the wife of the prophet so that the child, like Shear-jashub, was a son of the prophet’s. is third view was advocated by such great medieval Jewish commentators as Ibn Ezra and Rashi, early English critical students of prophecy such as A. Collins, and in more recent years by J. J. Stamm, N. K. Gottwald and H. Donner ». 18. Ibid. Voir aussi R sur Is 7,14, cité par R, La mère de l’Enfant-Roi (n. 5), p. 74 : « [elle l’appellera] du nom d’Emmanuel – C’est-à-dire, notre Rocher sera avec nous, et tel est le signe ! Car elle était jeune fi lle (na’ārâ) et n’avait jamais prophétisé, et voilà pourquoi l’Esprit Saint reposera sur elle. Et c’est ce qui est écrit ensuite, je m’approchai de la prophétesse, etc. (Is 8,3), car nous n’avons pas trouvé [dans l’Écriture] de femme de prophète que l’on appelle “prophétesse”, à moins qu’elle ait réellement prophétisé ». De même Eliézer de B, rapporté par Jean-Pierre R, « L’exégèse juive médiévale et moderne d’Isaïe 8,1-8 », dans Matthieu A – Gilbert D – Annie N-R (dir.), L’exégèse d’Isaïe 8,1-8 (Études d’histoire de l’exégèse, 5 – Lectio Divina, 257), Paris, Cerf, 2013, p. 81 : « Eliézer de Beaugency explique qu’elle fut prophétesse en ce qu’elle appela son fi ls ‘Immānū Ēl, “Dieu avec nous” (Is 7,14sqq.) » 19. Cette formulation revient en Is 20,3, et aussi en Ez 12,6.11 et 24,15-27. Dans ce dernier passage, le contexte est proche d’Is 7,14 et 8,3 car le prophète est pour le peuple « un présage » [מוֹפת ֵ ]ל ְ (24,24.27) à propos du deuil qu’il ne doit pas célébrer à la mort de sa femme. Cette action symbolique a pour but d’avertir le peuple qu’il sera exilé et que le temple sera profané : « Voici que je vais profaner mon sanctuaire, orgueil de votre force et désir de votre être ; vos fils et vos filles que vous avez abandonnés à Jérusalem tomberont par l’épée. Alors vous ferez comme j’ai fait : vous ne vous voilerez pas la moustache et vous ne mangerez pas le pain des hommes » (24,21).
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entre Isaïe et le roi Akhaz en Is 7,10 et 14a20. De plus, placé à la fin du cycle de l’Emmanuel, Is 8,18 ouvre le second cycle, celui de ‘El-Gibbor (8,19–10,19), et, à la suite, le premier fils d’Isaïe Shéar-Yashub est repris en Is 10,20 qui introduit le troisième cycle de la souche de Jessé (10,20– 12,6)21. Ainsi, les trois fils d’Isaïe structurent les ch. 7 à 12 du livre d’Isaïe, tout en soulignant la prééminence accordée à l’Emmanuel comme le « signe » prophétique par excellence. En ce sens, « la prophétesse » joue un rôle central au début du livre d’Isaïe : si la venue de l’Emmanuel signifie l’assurance de la présence du Seigneur au cœur de la détresse (voir Is 8,5-10), elle prépare aussi les oracles messianiques du Prince de la paix (9,1-6) et du rejeton de David (11). 2. Osée et Gomer (Os 1–3) Les trois premiers chapitres du livre d’Osée ont suscité aussi de nombreuses controverses. Cela tient d’abord à la configuration unique des trois premiers chapitres d’Osée où les deux récits du mariage d’Osée avec Gomer, l’un biographique (Os 1) et l’autre autobiographique (Os 3)22, encadrent le ch. 2 constitué d’oracles exprimant les relations entre le Seigneur et Israël à travers la métaphore conjugale. Cette métaphore a le plus souvent été interprétée à partir de la relation maritale entre Osée et Gomer, par exemple par Walter Vogels23. Or, selon Bernard Renaud, il faut renverser l’ordre car « “ce qui a déclenché le récit” pour reprendre les termes du critique, ce n’est pas l’infidélité de Gomer, c’est l’initiative de Dieu (Os 1,2)24 ». Pour Sharon Moughtin-Mumby, l’objet des récits 20. Voir Norman K. G, « Immanuel as the Prophet’s Son », dans VT 8 (1958), 36-47, p. 37 : « If the present grouping of materials in vii-viii is at all accurate, the attention must be given to the controlling contextual evidence that Immanuel, since not otherwise differentiated, is to be regarded as one of Isaiah’s sons ». 21. R, La mère de l’Enfant-Roi (n. 5), p. 139-140. 22. Voir la même alternance entre Is 7,10-17 (récit biographique) et Is 8,1-4 (récit autobiographique). 23. Pour Walter V, « “Osée – Gomer” car et comme “Yahweh – Israël” Os 1–3 », dans NRT 103 (1981), 711-727, p. 722-723 : « Il y a donc une relation réciproque entre la vie du prophète et sa prédication ; c’est ce que nous montre la structure d’ensemble. Dans les autres récits prophétiques, on a d’abord une description de l’action symbolique et ensuite l’application. Tel n’est pas le cas ici. Comme le schéma du récit l’indique, on part du cas du prophète pour passer à la valeur symbolique, mais pour revenir ensuite à la vie d’Osée. La vie du prophète enseigne aux autres, mais son enseignement a changé sa propre vie ». 24. Bernard R, « Osée 1–3 : Analyse diachronique et lecture synchronique. Problème de méthode », dans ReScRel 57 (1983), 249-260, p. 257. L’auteur explique ensuite : « Le terme du récit n’est pas “l’union retrouvée entre Osée et Gomer”, mais bien le retour d’Israël à Yahveh (Os 3,5). […] Il faut donc renverser les termes de la conclusion
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d’Os 1 et 3 n’est pas la vie personnelle du prophète mais les actions symboliques prophétiques25. De même, Jacques Cazeaux ne pense pas qu’Osée soit « le prophète de l’Amour, comme on le dit souvent, parce que le texte ne part pas de là et nous conduit à négliger une autre dimension26 ». 2.1 Le prophète Osée et Gomer (Os 1) Le ch. 1 d’Osée rapporte quatre paroles du Seigneur au prophète : dans la première, Dieu lui demande de prendre « une femme de prostitution » et ce fut Gomer (1,2-3a) ; dans les trois suivantes, l’accent porte sur les noms que devront porter chacun des trois enfants qui naîtront de leur union (1,4.6.9) : 1 1 La parole de Yhwh qui fut adressée à Osée, fils de Bééri, aux jours d’Ozias, de Yotam, d’Akhaz, d’Ézékias, rois de Juda, et aux jours de Jéroboam, fils de Joas, roi d’Israël. 2 Début des paroles de Yhwh par Osée. Yhwh dit à Osée : « Va, prends-toi une femme de prostitution et des enfants de prostitution, car vraiment le pays se prostitue loin derrière Yhwh ». 3 Il alla donc et prit Gomer, fille de Diblaïm ; elle conçut et lui enfanta un fils. 4 Et Yhwh dit à Osée : « Donne-lui le nom d’Izréel []יִ זְ ְר ֶעאל, car encore un peu de temps et je ferai rendre compte à la maison de Jéhu du sang d’Izréel, et je mettrai fin à la royauté de la maison d’Israël : 5 il adviendra, en ce jour-là, que je briserai l’arc d’Israël dans la vallée d’Izréel ». 6 Elle conçut encore et enfanta une fille. Et Yhwh dit à Osée : « Donne-lui le nom de Non-Aimée []ל ֹא ֻר ָח ָמה, car je ne continuerai plus à manifester de la compassion à la maison d’Israël. 7 C’est à la maison de Juda que j’aurai compassion et je les sauverai par Yhwh leur Dieu, et non par l’arc, l’épée ou la guerre, ni par les chevaux ni par les cavaliers ». 8 Elle sevra NonAimée puis elle conçut et enfanta un fils. 9 Et il dit : « Donne-lui le nom de Pas-mon-Peuple []ל ֹא ַע ִמּי, car vous n’êtes pas mon peuple, et moi, je n’existe pas pour vous ».
de W. Vogels : à l’intérieur de l’histoire de Yahveh et d’Israël, en parallèle à elle, se déroule l’histoire d’Osée et de Gomer ». 25. Sharon M-M, Sexual and Marital Metaphors in Hosea, Jeremiah, Isaiah, and Ezekiel (Oxford eological Monographs), Oxford – New York, NY, Oxford University Press, 2008, p. 206-217. J’ajoute la critique féministe qui remet en question le texte d’Osée lui-même, car il rassemble tous les clichés patriarcaux contre les femmes, notamment la figure de la femme comme prostituée et celle de Dieu représenté en homme violent ; voir Yvonne S, The Prostitute and the Prophet. Hosea’s Marriage in Literary Perspective (JSOT Sup, 212 – Gender, Culture, theory 2), Sheffield, Sheffield Academic Press, 1996, 254-322. 26. Jacques C, « “ISH” ou “BAAL” ? (Osée, ch. 1 à 3) », dans Id., Critique du langage chez les prophètes d’Israël (Collection de la maison de l’orient méditerranéen ancien 2 – Série littéraire et philosophique 1), Paris, éditions du CNRS, 1976, p. 59. Ce point sera développé par la suite.
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Le premier récit se contente de nommer la femme dont le seul rôle est de mettre au monde trois enfants27. « Ce sont les enfants qui accaparent l’attention ou plutôt le nom qu’il faut leur donner. On pourrait intituler ce chapitre : trois baptêmes de catastrophe28 ». Les trois noms renvoient au passé d’Israël. Le premier est « Izréel » qui signifie « Dieu sèmera », ou « Dieu disperse29 » comme le suggère la mention du sang versé par Jéhu en tuant les rois d’Israël, de Juda et leurs familles (voir 2 R 9-10). En deuxième, il s’agit d’une fille, dont le nom « Non-Aimée » est mis en relation avec le rejet d’Israël au profit de Juda (Os 1,6-7). Si la « maison d’Israël » désigne le royaume du Nord par opposition au royaume du Sud, alors le nom de la fille d’Osée renvoie au schisme du royaume de DavidSalomon par Jéroboam qui avait délimité son royaume par l’érection de deux statues de veaux d’or à Dan et à Béthel (voir 1 R 12,28-33)30. Même si ces « veaux » représentent Yhwh31, ils rappellent aussi Baal, le Dieu de l’orage et de la fertilité des Cananéens et c’est son culte par Israël qui est dénoncé dans le procès en divorce du ch. 2 d’Osée à travers la métaphore du mariage (v. 4-15). Le troisième enfant est de nouveau un garçon dont le nom « Pas-monpeuple » (1,9 ; suivi de : « et moi, je n’existe pas pour vous ») rappelle en négatif la formule de l’Alliance avec Moïse : « Je vous prendrai comme mon peuple à moi et je serai Dieu pour vous » (Ex 6,7). André Wénin souligne que le second membre de la phrase d’Osée est encore plus « raide » : « Ces derniers mots ne nient pas seulement l’alliance. Ils mettent en question la révélation du Nom à Moïse dans la scène du buisson : “Je suis avec 27. B, Isaiah 1–39 (n. 2), p. 233, rapproche Is 7 et 8 d’Os 1 et 3 dont la mention à chaque fois de trois enfants suggère l’identification de la « prophétesse » avec la ‘almâ : « at the Young woman is the wife of the prophet and Immanuel his son at least has the advantage of giving the prophet three children […] symmetrical with the situation of Hosea, with whose discourses Isaiah seems to have been familiar. Isaiah’s paternity might be argued on the supposition that 7:1-17 and 8:1-4 are parallel versions comparable to the two accounts of Hosea’s marital vicissitudes (1:2-9 ; 3:1-5) ». Voir aussi Bernard G, « Le salut antimonarchique dans les livres d’Osée et d’Isaïe », dans Transeuphratène 48 (2016), 93-103, notamment, p. 98 : « Le signe donné par les enfants d’Osée transpose dans la ligne de l’enseignement du livre d’Osée ce qui est dit dans le contexte de l’enseignement du livre d’Isaïe, des enfants du prophète Isaïe en Is 8,18 » ; et p. 99 : « Le texte d’Os 1,3-4 […], au-delà même d’un vocabulaire commun, présente un scénario très proche de celui d’Is 8,3-4 […]. Le thème de la fi n de la royauté et celui de la symbolique des noms d’enfants d’Osée s’inspirent des mêmes chapitres du livre d’Isaïe, qui portent sur le sujet de la guerre entre le royaume du nord et celui du sud ». 28. C, « “ISH” ou “BAAL” ? » (n. 26), p. 61. 29. Ibid., p. 67. 30. Pour ce rapprochement avec le schisme de Jéroboam, voir Ibid., p. 66. 31. Voir omas R, L’invention de Dieu (Les livres du nouveau monde), Paris, Seuil, 2014, p. 145.
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toi… Je suis qui je serai… Je suis m’a envoyé vers vous” (Ex 3,12 et 14). En ce sens, la prostitution d’Israël semble avoir rendu vaine la promesse du Dieu de l’Exode32 ». Ainsi, la succession des trois noms est une relecture dramatique de l’histoire d’Israël depuis Jéhu jusqu’à Moïse. Or, ces trois étapes trouvent leurs correspondants inversés au début du ch. 2, v. 1-3, mais exprimés de manière positive33 : A. Donne-lui le nom d’Izréel, car… je ferai rendre compte à la maison de Jéhu du sang d’Izréel (1,4). B. “Non-Aimée”, car je ne continuerai pas à manifester de compassion à la maison d’Israël… (1,6). C. “Pas-mon-peuple” (1,9a). X. Comme le sable de la mer…, ainsi sera le nombre des fi ls d’Israël (2,1a). C’. Au lieu de dire : “Vous n’êtes pas mon peuple”, on leur dira : “Fils du Dieu vivant” (2,1b). B’. Les fi ls de Juda et les fi ls d’Israël se réuniront, ils auront un seul chef et sortiront du pays (2,2a). A’. Oui, il est grand le jour d’Izréel (2,2b). Conclusion : Dites à vos frères : “Mon Peuple” et à vos sœurs : “Bien aimée” (2,3)
Le renversement de situation des versets 2,1b-3 prépare le renouveau d’Israël en 2,25. Au centre (2,1a), l’annonce de la descendance aussi nombreuse que le sable de la mer, qui rappelle la promesse faite aux patriarches (voir Gn 22,17)34, trouve son accomplissement en 2,23-24 (mais il ne s’agit que de la fertilité de la terre) et surtout en 3,5 avec le retour des fils d’Israël. Mais avant d’y parvenir, le peuple devra passer par un temps de purification dont la femme d’Os 3 est le signe. 2.2 Osée et la femme adultère (Os 3) Le ch. 3 est structuré en deux temps : d’abord l’ordre divin à Osée d’aimer une femme aimée d’un autre qui devra « rester de nombreux jours » dans la continence (3,1-3) ; et ensuite l’annonce de l’exil d’Israël qui « restera » sans chef ni temple avant que ses fi ls reviennent (3,4-5) : 3 1 Yhwh me dit : « Va encore [ ]עוֹד ֵלְךet aime une femme aimée par un autre et se livrant à l’adultère comme l’amour de Yhwh pour les fils d’Israël, eux 32. André W, Osée et Gomer, parabole de la fidélité de Dieu (Os 1–3) (Connaître la Bible 9), Bruxelles, Lumen Vitae, 1998, p. 23. 33. Ibid., p. 18-19, mais interprétés différemment, selon une perspective thématique. 34. Ibid., p. 24. G, « Le salut antimonarchique » (n. 27), p. 101, y voit une contestation de Jr 33,22.
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qui se tournent vers d’autres dieux et qui aiment les gâteaux de raisins ». 2 J’en fis l’acquisition pour quinze pièces d’argent et une mesure et demie d’orge. 3 Et je lui dis : « Tu resteras à moi []תּ ְשׁ ִבי ֵ de nombreux jours, sans te prostiִ pendant tuer et sans être à un homme, et moi aussi envers toi ! » 4 Car []כּי, de nombreux jours, les fils d’Israël resteront [ ]יֵ ְשׁבוּsans roi ni prince, sans sacrifice ni stèle, sans éphod ni terafim. 5 Après quoi, les fils d’Israël reviendront, ils chercheront Yhwh, leur Dieu, et David, leur roi ; ils trembleront vers Yhwh et vers ses biens, dans l’avenir.
Les différences sont frappantes avec le récit du ch. 1 : Quant au scénario du chapitre 3, rien n’y rappelle plus, au contraire, le souvenir des enfants ; il ne concerne que la femme. Plus précisément, il souligne le paradoxe de la continence : vraiment épouse, puisqu’Osée peut exhiber l’acte de vente, cette femme est tenue à l’écart, claustrée, aussi loin de son mari que des étrangers. De même qu’Israël devra survivre sans chef, ni bon ni mauvais, loin de Yahvé comme des autres dieux… Le titre serait l’absence35.
Avec ce qui apparaît comme un nouveau mariage, les auteurs se sont demandé s’il s’agit d’une deuxième femme ou de la même femme mais selon une version différente36, ou encore d’une nouvelle union avec la même femme que le prophète aurait répudiée auparavant37. Quoi qu’il en soit, l’accent porte là encore, non sur les détails de la biographie du prophète, mais sur le signe demandé par le Seigneur à la femme de prendre ses distances avec l’amour charnel, à cause de ses connotations religieuses dans le culte de Baal, comme le soulignent les trois premiers oracles de jugement d’Os 2,7-1538. « Uniquement préoccupé de la nature et des biens de la terre, Osée joue désormais le jeu des baalisants. […] Le péché des Israélites se précise, en ce sens qu’ils délaissent le Dieu de l’histoire pour une représentation de Dieu qui le lie à la nature39 ». En montrant que Dieu prive la femme de tout ce que semblaient lui procurer les Baals, il prépare la scène du retour au désert (2,16-17) pour lui parler à son cœur et la persuader de revenir vers lui40 (voir 2,9) ; il lui redonnera 35. C, « “ISH” ou “BAAL” ? » (n. 26), p. 61. 36. W, Osée et Gomer (n. 32), p. 47 : « il semble bien que ce soit de la même femme qu’il s’agit ». 37. Voir V, « “Osée – Gomer” » (n. 23), p. 712 : « En général, on respecte l’ordre du livre, le chapitre 3 suivant le chapitre 1, et cela qu’il s’agisse de mariages successifs avec ceux deux femmes différentes ou – et c’est l’opinion la plus répandue – qu’il s’agisse d’un remariage avec la première femme Gomer. Selon cette dernière hypothèse, l’histoire pourrait se résumer ainsi : Osée a épousé Gomer, ils ont eu trois enfants, Gomer est devenue infidèle (ch. 1). Le prophète la reprend, non sans une période de purification (ch. 3) ». 38. C, « “ISH” ou “BAAL” ? » (n. 26), p. 62-63. 39. Ibid., p. 69. 40. Voir W, Osée et Gomer (n. 32), p. 35.
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alors ses vignobles (le Seigneur seul est le Maître de la nature) et fera du val d’Akor la porte de l’espérance (le Seigneur seul peut renverser le cours de l’histoire41). À la conversion du langage de Dieu, répond celle d’Israël (v. 18) : « “Mon époux” [ישׁי ִ ]א ִ et non plus : “Mon BAAL” » []בּ ְע ִלי ַ (« mon maître/mon seigneur »). « Par ce jeu de mots central, Osée exprime quelle sera l’attitude fondamentale du nouvel Israël : et donc il dénonce, enfin sans images, le mal qui sévit actuellement. Or ce mal est une perversion du langage42 ». Le peuple s’était habitué à amalgamer le culte à Yhwh (voir 2,13) avec les cultes naturistes aux Baals, et c’est ce lien avec l’ordre de la nature qu’Os 2 a voulu rompre. Par la suite, le ch. 3 porte exclusivement sur le mariage paradoxal : Osée propose une image inversée de la hiérogamie. En effet, là où le mime de l’union explique aux fidèles des mystères la continuité de la vie et de la survie, Osée propose une survie sans union ; là où la fonction du prince tend à se confondre avec la montée biologique, Osée suit la direction inverse : sa continence (ordre biologique) éclaire une situation politique : « Les enfants d’Israël resteront sans roi, sans prince… » (3,4). Ainsi, le ch. 3 retourne, par la continence, la signification normale du rite de hiérogamie ; il achève la purification entreprise durant le ch. 2. Mais il fait davantage. Plus nettement que le ch. 2, il sort de l’horizon naturiste pour passer à celui de l’histoire43.
C’est pourquoi l’alliance que le Seigneur va conclure avec la création dans la justice et le droit, dans la fidélité et la tendresse, en 2,20-22, est déplacée au ch. 3 dans le champ de l’histoire à travers la continence de la femme d’Osée, pour signifier que la survie d’Israël est possible malgré l’absence de fécondité et de chefs durant « de nombreux jours » (Os 3,3-4). Le Seigneur réduit à néant le crédit de Baal et « la religion de la solidarité cosmique, de l’union immédiate et naturelle, laisse place dans son cœur à une religion de la distance, de l’interpellation perçue à travers le silence, en un mot, personnelle, libérée de l’oppressive proximité des forces du 41. Au val d’Akor, lors de la conquête de la terre promise, Israël a succombé à la convoitise (Jos 7) et en passant par le désert qui symbolise la purification de l’exil, le Seigneur lui annonce la restauration ; voir C, « “ISH” ou “BAAL” ? » (n. 26), p. 70. De même, G, « Le salut antimonarchique » (n. 27), p. 98, signale que « [l]e retournement en signification d’espérance d’Os 2,17 a pour seul parallèle celui d’Is 65,10 : “Le pays de Saron deviendra un pâturage de brebis, la vallée d’Akor un pacage de bœufs, pour mon peuple qui m’aura cherché” ». 42. C, « “ISH” ou “BAAL” ? » (n. 26), p. 71. 43. Ibid., p. 74. Plus loin, p. 77, l’auteur explique que « c’est la confusion des esprits et du langage qui contraignent Osée à mimer la hiérogamie pour la contredire, à donner à Yahvé l’affabulation d’un Amant, pour la nier aussitôt. Celle-ci n’est qu’une sorte de piège, de cheval de Troie, et, du point de vue dialectique, une plaque tournante ; insister sur l’amour, c’est transformer en théologie positive ce que le prophète a conçu en argument critique ».
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monde, exposée au silence et au mystère de Dieu44 ». La femme d’Osée, confinée dans sa fonction de mère en Os 1 et soumise en Os 3, apparaît alors comme celle qui, par son silence et sa foi en filigrane, ouvre la voie à une relation renouvelée avec le Seigneur, non plus dans la confusion du langage qui le prend pour Baal mais dans la distance. 3. Élie, la veuve de Sarepta et Jézabel (1 R 17–19) La problématique de la lutte entre le Seigneur et Baal est également au cœur du cycle d’Élie45 et ce n’est pas le seul rapprochement avec Os 1–3 puisque des femmes ont également un rôle central en relation avec le prophète. Toutes deux sont phéniciennes : la veuve de Sarepta, qui lui donne à boire et à manger (1 R 17,8-24), et Jézabel, la femme du roi Akhab. Celle-ci est mentionnée d’abord comme celle qui a tué les prophètes du Seigneur (18,4.13), puis par Élie lui-même lors de sa demande au roi de convoquer tout Israël sur le mont Carmel « avec les quatre cent cinquante prophètes de Baal et les quatre cents prophètes d’Ashéra qui mangent à la table de Jézabel » (18,19). 3.1 Élie et la veuve de Sarepta (17,8-24) Le récit de la rencontre d’Élie avec la veuve de Sarepta comporte deux miracles qui font écho à l’épisode d’Élie au torrent du Kérith où des corbeaux lui apportent du pain et de la viande (17,2-7, après l’annonce de la sécheresse par Élie en 17,1). Le premier miracle est celui de la multiplication de la nourriture (17,8-16) et le second est celui du retour à la vie du fils de la veuve (17,17-24) : 17 8 La parole de Yhwh [ ְ]ד ַבר־יְ הוָ הlui fut adressée : 9 « Lève-toi, va à Sarepta, dans le pays de Sidon ; tu y habiteras ; j’ai ordonné là-bas à une femme, une veuve, de te ravitailler ». 10 Il se leva, partit pour Sarepta, et parvint à l’entrée de la ville. Il y avait là une femme, une veuve, qui ramassait du bois. Il l’appela et lui dit : « Prends pour moi, je t’en prie, un peu d’eau dans la cruche pour que je boive ». 11 Elle alla en puiser. Il lui dit encore : « Prends pour moi, je t’en prie, un morceau de pain dans ta main ». 12 Elle répondit : « Par Yhwh vivant, ton Dieu, je n’ai pas de pain, mais seulement, une 44. Ibid., p. 75. C’est pourquoi l’auteur voit dans le thème du « silence » et du « rien » un appel à l’acte de foi. Voir aussi W, Osée et Gomer (n. 32), p. 57 : « Par sa Parole, le Seigneur se pose ainsi dans son altérité, dans ce qui le distingue radicalement des baals et de l’homme, et il réclame d’être reconnu comme un sujet qui appelle l’humain à devenir lui aussi sujet de son histoire ». 45. Voir W, Osée et Gomer (n. 32), p. 51 : « Cette problématique se reflète clairement dans les histoires d’Élie le prophète (voir 1 R 17–19 et 21) ».
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poignée de farine dans la jarre, et un peu d’huile dans le vase. Quand j’aurai ramassé deux morceaux de bois, je reviendrai et je les préparerai pour moi et pour mon fils : nous les mangerons et nous mourrons ». 13 Élie lui dit : « N’aie pas peur, va, fais ce que tu as dit ; seulement avec ce que tu as, fais-moi une petite galette et apporte-la-moi ; ensuite tu en feras pour toi et ton fils. 14 Car ainsi parle Yhwh, le Dieu d’Israël : Jarre de farine point ne s’épuisera, vase d’huile point ne se videra, jusqu’au jour où Yhwh donnera la pluie à la surface du sol ». 15 Elle s’en alla et fit comme Élie lui avait dit ; elle mangea, elle, lui et sa famille pendant des jours. 16 Et la jarre de farine ne s’épuisa pas, et le vase d’huile ne se vida pas, ainsi que Yhwh l’avait annoncé par l’intermédiaire d’Élie. Après ces événements []וַ יְ ִהי ַא ַחר ַה ְדּ ָב ִר ים ָה ֵא ֶלּה, le fils de la femme propriétaire de la maison tomba malade ; le mal fut si violent que l’enfant expira. 18 Alors la femme dit à Élie : « Que me veux-tu, homme de Dieu ? Tu es venu chez moi pour rappeler mes fautes et faire mourir mon fils ! » 19 Il lui répondit : « Donne-moi ton fils ! » Il le prit des bras de la femme, le porta dans la chambre haute où il logeait, et le coucha sur son lit. 20 Puis il cria vers Yhwh en disant : « Yhwh, mon Dieu, veux-tu du mal même à cette veuve chez qui je séjourne pour faire mourir son fils ? » 21 Et il s’étendit trois fois sur l’enfant et cria vers Yhwh en disant : « Yhwh, mon Dieu, je t’en supplie, que la vie de l’enfant revienne en lui ! » 22 Yhwh entendit la voix d’Élie, et la vie de l’enfant revint en lui et il fut vivant ! 23 Élie prit l’enfant, le descendit de la chambre haute de la maison, le donna à sa mère et dit : « Regarde, ton fils est vivant ! » 24 La femme lui répondit : « Maintenant je sais que tu es un homme de Dieu, et que, dans ta bouche, la parole de Yhwh est vérité []וּד ַבר־יְ הוָ ה ְבּ ִפיָך ֱא ֶמת ְ ». 17
Dans ce récit, c’est Élie qui prend l’initiative46 : d’emblée, il donne l’ordre à la veuve d’aller lui chercher de l’eau et elle le fait. Mais à sa demande de lui donner à manger, elle n’hésite pas à lui répondre qu’elle n’a pas de pain « par Yhwh qui est vivant, ton Dieu » (v. 12a), rappelant ainsi le serment d’Élie en 17,1 : « par Yhwh qui est vivant… ». Elle continue en lui disant qu’avec le peu de farine et d’huile qui reste, elle va préparer à manger pour elle et son fils « et puis nous mourrons » (v. 12b), sans mentionner le prophète. Elle renvoie ainsi ironiquement à la question de la mort sous-jacente à l’annonce de la sécheresse par Élie en 17,1 et dont il fut lui-même victime lors de l’assèchement du torrent de Kérith (v. 24). Confronté à cette situation de pauvreté et de faiblesse 46. François N, « Révélation et violence : La critique de l’économie religieuse dans le cycle d’Élie (1 Rois 17,1 à 19,21) », dans ETR 78 (2003), 181-202, p. 185, rappelle que dès le début du cycle, en 17,1, « c’est le prophète lui-même qui prend l’initiative de la mission. D’entrée de jeu, Élie désire mener le jeu ; sans égard à la volonté de Dieu, il faut le noter, puisque le texte ne suggère nulle part que le prophète agit en réponse à un mandat de Dieu […] mais s’arroge le droit de parler et d’agir au nom de Dieu. Cette invocation du nom de Dieu s’inscrit en outre dans un cadre politique, Élie s’adressant au roi et inscrivant sa mission prophétique dans l’ordre du pouvoir ».
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extrême47, Élie lui dit de ne pas avoir peur, tout en réitérant sa demande de lui faire une petite galette (v. 13). La discussion se termine par l’annonce du miracle de la multiplication de la farine et de l’huile (v. 14-16), mais le geste de foi de la veuve « qui s’en alla et fit comme Élie lui avait dit » (v. 15) apparaît plus grand encore48. Le second miracle est inauguré par l’initiative de la veuve à la suite de la mort soudaine de son fils, en reprochant à Élie d’être venu chez elle pour rappeler ses fautes et faire mourir son fils (v. 17-18). C’est elle aussi qui conclut, après que son fils soit revenu à la vie, en reconnaissant que, par la bouche d’Élie, la parole du Seigneur est « vérité » (v. 24). Entre les deux, Élie est contraint de réagir dans un dialogue en trois temps ; par deux fois, il s’adresse à la mère en lui disant « ton fi ls » (v. 19 et 23) et, dans la chambre haute, il implore le Seigneur comme la veuve : « Yhwh, mon Dieu, veux-tu du mal même à cette veuve chez qui je séjourne pour faire mourir son fils ? » (v. 20). Cette prière est prononcée trois fois tandis qu’il est couché sur l’enfant (v. 21) : Les deux fins de phrases sont identiques et le ton accusateur est le même : Élie crie vers Dieu avec les mots mêmes de la détresse de la veuve. […] En somme, les situations étranges dans lesquelles Dieu plonge son prophète à mesure que le récit avance font partie d’une vaste et patiente pédagogie divine : petit à petit, Élie apprend à être prophète ; petit à petit, le monde découvre par l’intermédiaire d’Élie le véritable visage du Dieu vivant, qui ne réserve pas ses bienfaits à Israël, mais se révèle maître des éléments et de la vie sur le territoire même de Baal49.
3.2 Élie et Jézabel (19,1-8) Le récit de la confrontation d’Élie avec Jézabel, en 19,1-8 peut être considéré comme « la véritable conclusion du sacrifice du Carmel50 » (18,17-46), car après sa victoire sur les prophètes de Baal et son triomphe auprès du peuple et du roi, Élie devient à son tour victime de la surenchère 47. Voir N, « Révélation et violence » (n. 46), p. 187. 48. Michel M, Élie ou l’appel du silence (Parole présente), Paris, Cerf, 1992, p. 73 : « Si dans cet épisode il y a un miracle, il est là non dans les prodiges d’Élie car, après un tel geste, il n’y a plus qu’une alternative : ou disparaître, ou faire quelque chose ; c’est-àdire que le miracle de la multiplication de la nourriture se subordonne au miracle réalisé par la veuve et perd en fi n de compte de son intérêt : l’essentiel est ailleurs. C’est elle l’héroïne, Élie devient comparse ». 49. É M, « 20 juillet. St Élie », dans Le grand livre des saints et bienheureux du Carmel (Grands carmes), Paris, Parole et Silence, 2015, 244285, p. 260. Voir aussi Walter V, Élie et ses fioretti. 1 Rois 16,29 – 2 Rois 2,18 (Lectio divina, 261), Paris, Cerf, 2013, p. 82 : « Le prophète joue un rôle de médiateur, il délivre la parole de Dieu : la femme accuse Élie et Élie transmet l’accusation à Dieu ». 50. N, « Révélation et violence » (n. 46), p. 196.
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à la puissance dans laquelle il s’est engagé depuis le début. Ce récit rapporte la menace de Jézabel (19,1-3), puis la fuite d’Élie au désert jusqu’à l’Horeb en passant par Béer-Shéva (19,4-8) : 19 1 Akhab raconta à Jézabel tout ce qu’avait fait Élie et comment il avait tué tous les prophètes (de Baal) par l’épée. 2 Alors Jézabel envoya un messager []מ ְל ָאְך ַ dire à Élie : « Que les dieux me fassent ceci et encore cela si demain, à la même heure, je n’ai pas fait de ta vie ce que tu as fait de la leur ! » 3 Voyant cela, Élie se leva pour sauver sa vie ; il arriva à Béer-Shéva, en Juda, et y laissa son serviteur. 4 Quant à lui, il marcha toute une journée dans le désert. Il vint s’asseoir sous un genêt isolé et demanda la mort en disant : « C’en est trop ! Maintenant, Yhwh, prends ma vie car je ne vaux pas mieux que mes pères ». 5 Puis il se coucha et s’endormit sous le genêt isolé. Mais voici qu’un ange []מ ְל ָאְך ַ le toucha et lui dit : « Lève-toi, et mange ! » 6 Il regarda : à son chevet, il y avait une galette cuite sur des pierres brûlantes et une cruche d’eau. Il mangea, il but, et se recoucha. 7 Une seconde fois, l’ange de Yhwh []מ ְל ָאְך יְ הוָ ה ַ le toucha et lui dit : « Lève-toi, et mange, car il est long, le chemin qui te reste ». 8 Il se leva, il mangea et but puis, fortifié par cette nourriture, il marcha quarante jours et quarante nuits jusqu’à la montagne de Dieu, l’Horeb.
Le début du ch. 19 (v. 1-3) marque un véritable tournant dans la vie d’Élie51. Le contraste est saisissant entre la fuite d’Élie et sa victoire au Carmel, qui avait auparavant montré la supériorité du Seigneur sur Baal et retourné l’opinion du peuple en sa faveur (18,39). À travers sa confrontation avec Jézabel, c’est à sa propre misère intérieure qu’il est renvoyé : « le récit se termine par le constat d’échec d’Élie : “Je ne suis pas meilleur que mes pères” (v. 4). Qui sont ces pères ? Ce sont notamment ceux qui, dans le désert, ont mis Dieu à l’épreuve “sans obéir à sa voix”. Trop de vision et pas assez d’écoute, pas assez d’abandon et trop de possession52 ». En laissant à Élie un délai de vingt-quatre heures pour lui permettre de s’enfuir, Jézabel a montré une grande intelligence politique ; plutôt que de se venger en tuant le prophète au risque de s’aliéner les israélites revenus à la foi en Yhwh, elle cherche à le dévaloriser à leurs yeux53. Élie se sent abandonné par le Seigneur qui, contrairement au temps de la sécheresse, 51. R. A. C, « Élie à l’Horeb », dans VT 19 (1969), 416-439, p. 429, parle de « verset pivotant » à propos de 1 R 19,1. 52. N, « Révélation et violence » (n. 46), p. 197 ; voir Nb 14,20-22. 53. Voir É M, « 20 juillet. St Élie » (n. 49), p. 271 : « Elle ne peut le tuer car à la suite du miracle du Carmel, le peuple est derrière lui. Sa seule chance est de décrédibiliser le héros d’YHWH en lui faisant assez peur pour qu’il s’enfuit. La stratégie déployée fonctionne à merveille : immédiatement Elie se jette dans le piège la tête la première, “et il vit et il se leva et il alla pour sauver sa vie (nephesh) ” (v. 3) ». Voir aussi V, Élie et ses fioretti (n. 49), p. 118 : « Maintenant que le peuple a clairement pris position pour Yahvé, Jézabel et Achab avec elle craignent peut-être la réaction du peuple si elle tue le héros populaire du mont Carmel ».
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n’est pas intervenu pour le secourir. Son désespoir est tel qu’il demande à Dieu la mort qu’il a lui-même infligée aux prophètes de Baal et ainsi retourner contre lui la menace de Jézabel ! À ce point du récit, le renversement de situation est total ; Jézabel semble avoir vaincu le champion de Yhwh. Ce n’est pas seulement la victoire de Jézabel, c’est aussi et surtout la défection de Yahvé. En effet, Élie « brûlait d’un zèle ardent pour le Dieu des Armées » et son Dieu ne l’a pas écouté. Mais ce silence est pire qu’un abandon car il est en fait le même que celui auquel se heurtèrent naguère sur le Carmel les prêtres de Baal (1 R 18,26). Et pour Élie ce silence était la preuve de l’inexistence de Baal. […] Si Yahvé est Dieu alors il trahit et c’est la déréliction. Mais s’il se tait, c’est peut-être qu’il n’existe pas plus que Baal, et c’est l’abîme54.
Cependant, le Seigneur finit par intervenir mais d’une manière paradoxale, en lui envoyant un « messager » []מ ְל ָאְך ַ sans préciser son expéditeur (19,5). Il y a équivoque car ce messager rappelle Jézabel et sa menace de mort (voir 19,2).Mais puisqu’il apporte la « cruche d’eau » (17,10 et 19,6) et la « galette » (19,6), il y a aussi une allusion directe à la veuve de Sarepta qui avait fait de même en 17,10 et 1355. Le récit souligne ainsi que le comportement de Dieu lui-même envers Élie est calqué sur celui de la veuve ! Lors de la seconde intervention, il s’agit du « messager de Yhwh » (19,7) et le doute disparaît ; non seulement Jézabel n’a pas totalement vaincu Élie, mais elle est surpassée par une compatriote qui, en son temps, avait reconnu en Élie un « homme de Dieu » dont la parole était vraie (17,24). Si les deux femmes sont comparables, « on s’aperçoit que l’une est l’exact contraire de l’autre : Jézabel est reine, la veuve est pauvre ; Jézabel est cynique, la veuve est charitable. Et peut-être surtout, la veuve est montrée comme une mère qui veut que son enfant soit sauvé ; la reine est sectatrice de Baal, ce qui en filigrane la définit comme favorable aux sacrifices d’enfants56 ». Ainsi, par sa bonté et sa foi dans le Seigneur, la 54. M, Élie ou l’appel du silence (n. 48), p. 55. 55. Voir V, Élie et ses fioretti (n. 49), p. 122 ; N, « Révélation et violence » (n. 46), p. 198. 56. M, Élie ou l’appel du silence (n. 48), p. 77. La question des sacrifices d’enfants dans l’Ancien Testament est complexe. Dans certains textes, ils sont associés à « Molek » (Lv 18,21 ; 20,2.3.4.5 ; 2 R 23,10 ; Jr 32,35 ; Is 57,9 : « Mèlek »), tandis que d’autres passages les relient à Baal (Jr 19,5 et 32,35, en association avec Molek). Le plus souvent, aucune divinité particulière n’est mentionnée, mais le contexte renvoie aux cultes cananéens (Dt 12,31 ; 18,10 ; 2 R 16,3 ; 17,17 ; 21,6 ; Jr 7,31 ; Ez 16,20-21 ; Ps 106,37-38). Il faut citer aussi le cas spécifique d’Ez 20,25-26 qui affirme que les sacrifices d’enfants étaient demandés par Dieu lui-même : « Je leur donnai moi-même des lois qui n’étaient pas bonnes et des coutumes qui ne font pas vivre. Je les souillais par leurs off randes : les sacrifices de tous les premiers-nés » (v. 31). Selon R, L’invention de Dieu (n. 31), p. 181, il faut « supposer que le terme molek se prononçait à l’origine mèlek (“roi”) et
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veuve l’emporte sur Jézabel au point de rayonner sur l’ensemble des trois chapitres 17–19. Son comportement remarquable permet de mieux comprendre pourquoi, dans la théophanie de l’Horeb, le Seigneur ne se manifeste ni dans la tempête, ni dans le tremblement de terre, ni dans le feu (comme au temps de Moïse, en Ex 19, et dans l’ordalie du Carmel, en 1 R 18,38), mais littéralement par « la voix d’un silence fin » [קוֹל ְדּ ָמ ָמה ]ד ָקּה ַ (19,12)57. En effet, Élie découvre que la violence dont il a fait preuve envers les prophètes de Baal ne peut que se retourner contre lui et enfermer le Seigneur dans une image de « super Baal » qui ne serait qu’une idole de plus. Par son humilité, son sens de l’hospitalité, sa capacité à interpeller le prophète à propos de la mort de son fils et sa foi sincère dans le Seigneur, la veuve de Sarepta a ouvert Élie à une nouvelle modalité de la présence de Dieu, radicalement différente58 : non plus celle de la force violente mais du silence le plus subtil. Conclusion Chaque livre prophétique analysé dans ces pages nous donne un portait particulier de la relation du prophète avec les femmes. Au premier niveau de lecture, celui de la manière dont est décrite la relation femmehomme prophète, il faut distinguer entre Is 7-8 et Os 1–3 et 1 R 17–19. Les livres d’Isaïe et d’Osée mettent en scène la femme du prophète dans sa fonction d’épouse et de mère. À chaque fois, elles apparaissent silencieuses et soumises à leur mari, selon le vieux cliché patriarcal maintes fois dénoncé par les féministes. Cependant, l’attention ne se porte pas sur leur vie conjugale mais sur le nom de leurs trois enfants respectifs, en tant que signes symboliques prophétiques. Avec Élie, la différence est notoire puisqu’il s’agit de deux femmes étrangères, des Phéniciennes adeptes du culte de Baal, le dieu qu’Élie s’évertue justement à combattre par tous les moyens – dans la ligne de Moïse. De plus, elles savent très bien s’affirmer face au prophète et on peut ainsi parler d’une véritable égalité, bien constituait un titre pour Yhwh. Nous l’avons vu, le mot mèlek est souvent employé dans la Bible hébraïque, plus de cinquante fois, pour caractériser Yhwh. Il est donc possible que les sacrifices d’enfants lui aient été offerts en tant que Yhwh-Mèlek ». 57. Même traduction par M, Ibid., p. 36-37 et V, Élie et ses fioretti (n. 49), p. 128-129. Le premier comprend cette formule comme l’expression d’une extase dans laquelle sujet et objet ne font qu’un. Pour lui, Élie est « l’anti-Moïse » (p. 50). Le second la considère en contraste avec le feu du mont Carmel (p. 128). Voir aussi N, « Révélation et violence » (n. 46), p. 198, qui reprend la traduction de Lévinas : « une voix de fin silence ». 58. N, « Révélation et violence » (n. 46), p. 199, à la suite de Jacques B, Dieu dans l’Écriture (Lectio Divina, 150), Paris, Cerf, 1992, p. 23.
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qu’elles soient des figures antithétiques. En effet, Jézabel s’oppose à Élie avec une intelligence tactique redoutable au point de le faire tomber de son piédestal de champion de Yhwh tandis que la veuve de Sarepta brille davantage – en contraste avec Élie et Jézabel – par sa simplicité, sa bienveillance, son amour pour son fils et sa foi personnelle sans feinte. À un second niveau de lecture, relativement à la place des femmes dans l’histoire du salut et la manifestation de Dieu, l’analyse a révélé plusieurs déplacements. Ces femmes sont chacune à leur manière (et pour Jézabel, à son insu pourrait-on dire) des « révélatrices » d’un nouveau regard. Elles apparaissent comme de véritables « prophétesses », pour les trois premières du moins. Cela est évident pour la femme d’Isaïe, non seulement parce qu’elle est nommée comme telle en Is 8,3, mais aussi parce qu’elle a montré, par la nomination de l’Emmanuel, que le Seigneur est présent à son peuple dans les épreuves du temps présent et ouvre ainsi à l’espérance d’un monde nouveau. Pour la femme d’Osée, sa double polarité de mère et de femme claustrée rend le déplacement du regard plus difficile à percevoir. Et pourtant, au terme de la lecture des trois premiers chapitres d’Osée, son apparent silence souligne la perversion du langage et la confusion des sens : le Seigneur n’est pas Baal et il ne veut pas être réduit aux forces arbitraires de la nature, aussi attirantes soientelles ; il est un Dieu qui libère de tous les enfermements et le désert où il conduit son peuple et sa femme – symbole de dépouillement, de solitude et de mort – devient le lieu de la rencontre en vue d’une nouvelle histoire d’alliance ouvrant à la vie. Elle est le premier témoin discret de ce Dieu qui est à la fois celui de la distance et de l’intime (« Je parlerai à ton cœur »). L’aboutissement de cette transformation est initié par la veuve de Sarepta auprès d’Élie, lui qui croyait encore en un Dieu éclatant par ses prodiges, plus puissant que Baal, et pour lequel il fallait écraser ses ennemis par la force, quitte à provoquer la sécheresse au risque de faire mourir indistinctement les méchants et les bons, dont la veuve de Sarepta, son fi ls… et lui-même ! Avec la veuve, Élie commence à sortir de sa grandiloquence et de ses combats, pour aller à la rencontre des « petites gens » et contribuer à leurs besoins concrets : manger, boire, accueillir, écouter, guérir, etc. Il a fallu cependant la menace de mort de Jézabel pour qu’Élie découvre sa pauvreté intérieure, en prélude à la nouvelle modalité d’un Dieu reconnu comme « la voix d’un fin silence ».
JUDITH, HÉROÏNE IMPROBABLE Catherine V
Le personnage biblique de Judith suscite bon nombre d’interprétations contradictoires. Cette héroïne fait exploser les clichés : veuve, elle est riche et belle ; femme séduisante, elle tue par l’épée ; sans descendance et demandée maintes fois en mariage, elle choisit de rester veuve. Ces traits peu ordinaires vont de pair avec une variété de façons de comprendre le personnage de Judith : incarnation du peuple d’Israël, traîtresse, cryptoJudas Maccabée, héroïne, personnification de la séduction féminine perverse, préfiguration de la vierge Marie, etc. Qu’est-ce que ces interprétations nous disent de l’image des femmes dans le monde du récit et dans le monde du lecteur ? Quel impact ontelles sur la compréhension de la place des femmes dans la Bible ? Judith a-t-elle quelque chose à dire aux femmes d’aujourd’hui ? 1. Le livre de Judith1 Le livre de Judith fait partie des livres dits « deutérocanoniques » qui nous sont parvenus avec le canon de la Bible grecque : la Septante. Par conséquent, il n’est pas reconnu comme canonique dans la tradition juive ni dans les Églises issues de la Réforme. Cet écrit tardif a été rédigé à la période hellénistique, plus précisément à l’époque hasmonéenne2 (142-63 av. J.-C.).
1. Une partie de mon propos se retrouve dans l’introduction au livre de Judith sur le site Interbible [http://www.interbible.org/interBible/decouverte/comprendre/2017/comprendre_20170616.html] (consulté le 20 juillet 2018). 2. Pour une présentation détaillée, voir par exemple André-Marie D, Judith. Formes et sens des diverses traditions (AnB, 24/1 et 2), Rome, Institut Biblique Pontifical, 1966 ; Carey A. M, Judith. A New Translation with Introduction and Commentary (AB, 40), New York, Yale University Press, 1985 ; Joseph A, « Le Livre de Judith », dans Joseph A (dir.), Les psaumes et les autres écrits (PBSB AT, 5), Paris, Desclée, 1990, 367-379, p. 371-372 ; Christophe N, « Judith », dans omas R – Jean-Daniel M – Christophe N (dir.), Introduction à l’Ancien Testament, Genève, Labor et Fides, 2004, 623-624 ; Catherine V, « Le Livre de Judith ou la victoire improbable », dans Jean-Marc V (dir.), Le livre de Judith (Graphè, 23), Arras, Artois Presses Université, 2014, 13-30.
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L’image de l’héroïne coupant ou brandissant la tête ensanglantée du général ennemi Holopherne habite de nombreux esprits, tant elle a été représentée dans les arts à travers les siècles3. Le récit biblique est généralement moins connu cependant. Manifestement, le meurtre du général assyrien par la séduisante veuve de Béthulie est porteur d’une symbolique si puissante qu’elle a conduit à occulter peu à peu le récit4. Le livre de Judith se compose de deux parties5. Dans la première (1–7), Nabuchodonosor, roi d’Assyrie, décide de partir en campagne contre les peuples de l’Ouest, qui n’ont pas répondu à son appel lors d’une expédition contre un de ses ennemis, Arphaxad (1,1-12). Le narrateur décrit alors la progression inexorable de la redoutable armée assyrienne menée par le général Holopherne, tuant, brûlant et forçant les populations à adorer Nabuchodonosor comme un dieu. L’armée arrive en Judée et met le siège devant Béthulie, présentée comme la ville défendant l’accès à Jérusalem et à son Temple. Privés d’eau, les habitants de Béthulie et ses dirigeants parlent de se rendre si, dans un délai de cinq jours, aucun secours ne leur est parvenu. Quand Judith, protagoniste de la seconde partie du livre (8–16) entre en scène, elle annonce aux anciens que « le Seigneur visitera Israël par son entreprise 6 » (8,33). Après avoir prié, Judith revêt ses plus beaux atours et, se faisant passer pour une transfuge, elle s’introduit dans le camp assyrien, accompagnée de sa servante. Elle séduit le général Holopherne et, profitant de son ivresse, lui coupe la tête. Les deux femmes regagnent ensuite Béthulie avec la tête d’Holopherne dans leur panier à provisions. Elles sont accueillies par les gens de la ville avec une explosion de joie et de louanges ; tous y voient l’œuvre de Dieu. Privée de son chef dont la tête se balance au rempart de Béthulie, l’armée assyrienne se débande. Le camp assyrien est ensuite pillé. Le récit se termine par une action de grâce généralisée et par un sommaire relatant la fin de la vie de Judith.
3. Pour Judith dans l’art, voir Margarita S, Judith : Sexual Warrior : Women and Power in Western Culture, New Haven, CT, Yale University Press, 1998 ; Jacques P, Judith. Echos d’un mythe biblique dans la littérature française, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2004. 4. Sur ce glissement progressif et ses évolutions dans la littérature française, voir P, Judith (n. 3). 5. Sur cette structure, que l’on retrouve chez la plupart des commentateurs, voir notamment Toni C, Artistry and Faith in the Book of Judith (SBL.DS, 70), Chico, CA, Scholars Press, 1983, p. 53 et 60-63. 6. J’utilise la TOB, édition 2010, à moins de mention autre.
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2. La caractérisation du personnage de Judith dans le récit biblique 2.1 Les femmes dans le monde du récit Rien ne prépare le lecteur à l’arrivée de Judith dans la première partie du récit. En effet, dans les sept premiers chapitres du livre, il n’est quasiment question que d’hommes, qui plus est dans un contexte de guerre. Le roi Nabuchodonosor déclare la guerre et le général en chef Holopherne mène les troupes assyriennes composées d’hommes nombreux – « cent soixante-dix mille fantassins et douze mille cavaliers, sans compter l’intendance et les hommes à pied qui s’y trouvaient » (7,2). Leurs opposants sont des hommes également : Arphaxad, roi des Mèdes, les fils de Khéléoud, les vassaux de Nabuchodonosor qui refusent de se battre à ses côtés et lui résistent « comme un seul homme » (1,11), les anciens de Béthulie et Achior l’Ammonite. Sans doute compte-t-on des femmes parmi les peuples qui tentent de résister et ceux qui choisissent de se rendre, mais le récit n’en parle pas. L’existence de femmes est mentionnée pour la première fois au chapitre 4, dans un passage relatant la supplication collective que les Israélites font monter vers Dieu face à l’arrivée d’Holopherne : 9
Tous les hommes d’Israël crièrent vers Dieu avec une grande ardeur et ils jeûnèrent avec une grande ardeur, 10 eux, leurs femmes, leurs petits-enfants et leurs troupeaux; et tous les étrangers en séjour, leurs salariés et leurs esclaves mirent des sacs sur leurs reins. 11 Tous les hommes d’Israël, les femmes et les enfants, habitant à Jérusalem, se prosternèrent devant le temple, couvrirent leurs têtes de cendres et déployèrent leurs sacs devant le Seigneur. 12 Ils entourèrent l’autel d’un sac et crièrent vers le Seigneur avec une ardeur unanime, pour qu’il ne livrât pas leurs petits enfants au pillage, leurs femmes au rapt, les villes de leur patrimoine à la destruction et le lieu saint à la profanation et à l’outrage triomphant des nations (4,9-12).
Il est encore question des femmes lors de l’assemblée qui se tient au moment de l’arrivée d’Achior à Béthulie : « Ils convoquèrent tous les anciens de la ville ; tous les jeunes gens et les femmes accoururent à l’assemblée » (6,16). Ensuite, les femmes sont mentionnées parmi les victimes espérées du siège organisé par les Assyriens : « Ils se consumeront de faim, eux, leurs femmes et leurs enfants » (7,14). C’est effectivement ce qui se produit puisque tous souffrent rapidement non pas tant de la faim mais de la soif : « Leurs tout-petits étaient abattus, les femmes et les jeunes gens étaient épuisés de soif et tombaient sur les places de la ville et dans les passages des portes » (7,22). Alors « tout le peuple, jeunes gens, femmes et enfants, se rassemble près d’Ozias et des chefs de la
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ville » (7,23), pour leur demander de se rendre aux Assyriens : « Car mieux vaut pour nous devenir leur proie que de mourir de soif. Nous deviendrons esclaves, mais nous vivrons et nous ne verrons pas mourir nos tout-petits ni nos femmes et nos enfants rendre l’âme » (7,27). Après les avoir écoutés, Ozias, chef des anciens, leur demande d’attendre encore cinq jours. Puis il renvoie les hommes à leurs postes de défense et « les femmes et les enfants dans leurs maisons » (7,32). On le voit, les femmes sont toujours mentionnées en tant que collectif, à côté des enfants et des jeunes gens. Elles prient, font preuve de curiosité, se joignent aux supplications collectives et, surtout, constituent des victimes potentielles de rapt si la ville est prise. Comme les enfants, elles sont peu résistantes et comptent parmi les premières victimes du manque d’eau. Elles ne prennent pas part à la défense de la ville. Malgré la situation désespérée, leur place est à la maison. Elles sont manifestement trop faibles et fragiles pour être d’une quelconque utilité en ces circonstances. Ce point de vue semble assez typiquement masculin et, dans un tel cadre, l’arrivée de Judith est d’autant plus inattendue qu’elle ne correspond pas du tout à ce qui est dit des femmes jusque-là, puisqu’elle n’est ni faible ni fragile et ne se présente pas comme une victime. 2.2 Judith, une héroïne hors cadre Dès son entrée en scène dans le récit, Judith est un personnage qui sort de l’ordinaire7. Son nom8 signifie « la juive » – ce n’est probablement pas un hasard – et il est assorti d’une généalogie : « C’était la fille de Merari, fils d’Ox, fils de Joseph, fils d’Oziel, fils d’Helkia, fils d’Ananie, fils de Gédéon, fils de Raphaïn, fils d’Akhitob, fils d’Élie, fils de Khelkias, fils d’Eliab, fils de Nathanaël, fils de Salamiel, fils de Sarasadaï, fils d’Israël. » (8,1) Cette généalogie de femme, la plus longue de la Bible, est composée uniquement de noms d’hommes. Elle étonne car Judith semble y occuper la place du fils de son père, Merari. 7. Voir Alexander A. D L, « Women in the Wisdom of Ben Sira and the Book of Judith : A Study in Contrasts and Reversals », dans John Adney E (dir.), Congress Volume Paris 1992 (Vetus Testamentum Supplements, 61), London – New York – Köln, Brill, 1995, 39-52 ; Amy-Jill L, « Sacrifice and Salvation : Otherness and Domestication in the Book of Judith », dans James C. VK (dir.), « No One Spoke Ill of Her » : Essays on Judith (SBL Early Judaism and its Literature, 2), Atlanta, GA, Scholars Press, 1992, 17-30. 8. Seules deux femmes portent le nom de Judith dans la Bible : Judith de Béthulie et Judith, la femme hittite d’Esaü (Gn 26,34-35) : « Esaü avait quarante ans quand il épousa deux femmes hittites, Judith, fille de Béri, et Basmath, fille d’Elon. Elles rendirent la vie amère à Isaac et Rébecca ». Dans la suite du récit, on perd la trace de l’épouse d’Esaü et elle n’est pas même mentionnée dans les généalogies du fils aîné d’Isaac (Gn 36,1-5.9-19).
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La présentation de Judith prend ensuite une tournure plus conventionnelle puisqu’on nomme son mari, Manassé, afin de préciser que celui-ci est mort d’une insolation depuis trois ans et quatre mois, faisant de Judith une veuve. Tout ce que le lecteur apprend de Manassé se limite d’ailleurs aux circonstances de cette mort, relativement peu glorieuses, surtout dans le contexte de guerre dans lequel se situe le récit. Le mari de Judith demeure un personnage un peu falot, fonctionnant manifestement comme un faire-valoir de l’héroïne. En comparaison avec les hommes qui, dans la première partie du récit, organisent la résistance tandis que les trop faibles femmes sont cantonnées chez elles, on peut y voir une inversion des pôles du genre : c’est l’homme qui est pris de faiblesse et meurt tandis que sa femme lui survit et va entreprendre une action de résistance. Le narrateur dresse de Judith le portrait d’une femme remarquable, dans tous les sens du terme. Quarante mois après la mort de son mari, elle porte toujours le deuil9 et vit retirée dans un pavillon sur le toit de sa maison ; cela rappelle le pavillon que la Shunamite construisit pour accueillir le prophète Élisée (2 R 4,10). Elle est pourtant très belle et, bien que veuve, elle n’est pas dans le besoin : « Elle était de fort belle apparence et de très gracieux aspect. Manassé, son mari, lui avait laissé or et argent, serviteurs et servantes, bestiaux et champs et elle demeurait dans ses propriétés » (8,7). Judith occupe donc une position privilégiée qui la met à l’abri du besoin, y compris pendant le siège de sa ville durant lequel elle peut se permettre d’utiliser de l’eau pour se laver alors que le peuple en manque cruellement10 (10,3). Judith ne s’est pas remariée et tout porte à croire qu’elle n’a pas d’enfant. Elle fait gérer ses biens par une servante et elle n’est manifestement pas sous la tutelle d’un homme. Elle-même se consacre exclusivement au jeûne et à la prière. Dans cette vie quasi érémitique, Judith ne perd pas contact avec les réalités du monde ; au contraire, son entourage semble la tenir au courant des événements. Malgré son jeune âge, elle demeure une personne respectée, et pas seulement pour son argent : « Il n’y avait personne à colporter sur elle de mauvais propos, car elle avait une grande crainte de Dieu » (8,8). Les anciens de la ville répondent positivement à 9. La durée normale d’un deuil était de sept jours (Gn 50,10). 10. Faut-il y voir un acte égoïste qui ne tient pas compte de la souffrance du peuple ? Est-ce plutôt un geste simple mais qui assure davantage Judith de pouvoir effectivement séduire Holopherne par sa beauté ? Il lui faut, en effet, être belle pour mener à bien son projet. Nous penchons plutôt pour cette deuxième hypothèse, car à aucun autre moment du récit, Judith n’est présentée comme un personnage égoïste. Au contraire, les risques qu’elle prend pour libérer son peuple indiquent qu’elle est capable d’un réel altruisme.
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son invitation à venir la voir chez elle et louent sa sagesse, ce qui confirme qu’elle est respectée et reconnue (8,28-29). Le narrateur introduit ainsi, dans le récit, le personnage d’une femme pieuse et respectable, qui « sort du rang », et ce, de plusieurs manières. Elle ne compte manifestement pas parmi les femmes dont il a été question jusque-là dans le récit. Après avoir invité les chefs des habitants de Béthulie à venir chez elle, Judith leur assène un long discours et leur reproche de mettre Dieu à l’épreuve en lui imposant d’intervenir dans les délais qu’ils ont fixés. Elle les exhorte à accepter l’épreuve que Dieu leur envoie et à s’en remettre à sa miséricorde. Enfin, elle annonce qu’elle va intervenir : « Écoutez-moi : je ferai une action qui parviendra aux fils de notre race jusqu’à des générations de générations. Vous vous tiendrez à la porte cette nuit ; je sortirai avec ma suivante [servante] et avant les jours où vous avez parlé de livrer la ville à nos ennemis, le Seigneur visitera Israël par mon entremise » (8,32-33). Mais elle refuse d’en dire davantage. Après le départ de ses hôtes, Judith prend le sac et la cendre11 et, dans un cri, élève une longue prière vers Dieu (9,1-14). Elle le supplie de l’assister comme il a assisté autrefois son père Siméon12 pour tirer vengeance de leurs ennemis : 9
Regarde leur orgueil, envoie ta colère sur leurs têtes, donne à ma main de veuve la force que j’ai méditée. 10 Frappe par mes lèvres trompeuses l’esclave à côté du chef et le chef à côté de son serviteur; broie leur haute taille par une main de femme. 11 Car ta force n’est pas dans le nombre, ni ta puissance dans les forts, mais tu es le Dieu des humbles, le secours des petits, le défenseur des faibles, le protecteur des abandonnés, le sauveur des désespérés.
11. Dans la Bible, le sac et la cendre sont des attributs codifiés signifiant le deuil ou la pénitence. Par exemple : Est 4,1 ; Is 58,5. Judith s’habille d’un sac et verse de la cendre sur sa tête pour adresser une supplication au Seigneur. 12. La lecture que fait Judith de cet épisode, raconté en Gn 34, ne correspond pas à la lecture que font les exégètes actuels. S’appuyant sur les propos de Jacob en 34,30-31 et en 49,5-7 de même que sur la manière dont le récit est raconté, ceux-ci envisagent plutôt négativement l’attitude violente de Siméon et Lévi. Mais la lecture positive que fait Judith se retrouve dans plusieurs écrits intertestamentaires. Voir Barbara S, Gedeutete Geschichte. Die Funktion der Reden und Gebete im Buch Judit (Herders Biblische Studien, 40), Freiburg, Herders, 2004, p. 263-271. Toutefois, ce décalage entre l’interprétation que fait Judith de l’histoire de Dina et ce qu’induisent les passages de la Genèse y faisant allusion montrent peut-être que Judith, emportée par son désir de sauver son peuple, en fait une lecture erronée. Cet élément mettrait alors en garde le lecteur contre la tentation d’idéaliser une figure humaine. Comme David et Salomon, Judith peut se tromper. Dans la même ligne, à propos de la fragilité du témoignage, voir Catherine V, « La mise en récit du témoignage dans l’Ancien Testament », dans Charles C (dir.), Témoigner, entre acte et parole. Une herméneutique du témoignage est-elle possible ?, Paris, Parole et Silence, 2017, 209-222.
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Judith passe ensuite aux préparatifs matériels. Elle quitte ses habits de veuve pour des habits de fête et se fait la plus séduisante possible. S’étant munie de provisions, elle quitte Béthulie, accompagnée de sa servante. Arrêtée par un avant-poste assyrien, Judith se fait passer pour une transfuge et se fait conduire auprès du général Holopherne : « Pour moi, je viens voir Holopherne, le général en chef de votre armée, pour lui apporter des paroles de vérité et je lui montrerai devant lui le chemin qu’il doit suivre pour devenir le maître de toute la région montagneuse, sans que manque à l’appel ni homme ni âme qui vive » (10,13). Tous sont éblouis par sa beauté, y compris Holopherne. Prenant la parole, Judith, répétant les propos d’Achior, affirme au général que son peuple ne peut être vaincu que si son Dieu le permet : « [N]otre race n’est pas punie, l’épée ne prévaut pas contre eux, à moins qu’ils n’aient péché contre leur Dieu » (11,10). Judith prétend alors que c’est précisément ce que les Israélites s’apprêtent à faire ; terrassés par la faim, dit-elle, ils sont sur le point de manger des aliments consacrés. Dieu ne manquera donc pas de les livrer à l’ennemi, au moment qu’il indiquera à Judith. Or, celle-ci ment, car c’est de la soif que souffrent ses concitoyens et ils ne s’apprêtent nullement à prendre des nourritures consacrées mais plutôt à se rendre à Nabuchodonosor. Mais cela, Holopherne ne doit en aucun cas l’apprendre. Le général en chef et son entourage sont en admiration devant Judith : « Ses paroles plurent à Holopherne et à tous ses officiers; ils admirèrent sa sagesse et dirent : “Il n’y a pas de femme pareille d’une extrémité de la terre à l’autre pour la beauté du visage et l’intelligence des paroles” » (11,20-21). Le quatrième jour, espérant séduire Judith, Holopherne organise un festin. Il boit tant que, une fois les invités partis, il tombe endormi du sommeil de l’ivrogne. C’est l’occasion que Judith attendait. Elle décroche le cimeterre du guerrier et, après avoir prié, elle lui tranche la tête, s’y prenant à deux fois. Elle rejoint sa servante et les deux femmes sortent du camp sans être inquiétées et retournent à Béthulie, la tête d’Holopherne dans leur panier à provisions. À Béthulie, Judith présente sa victoire comme une manifestation de Dieu dont elle n’a été que l’instrument : « Louez Dieu. Louez-le. Louez Dieu qui n’a pas retiré sa miséricorde de la maison d’Israël, mais qui a broyé nos ennemis par ma main cette nuit […] Voici la tête d’Holopherne, le général en chef des armées d’Assour, et voici la moustiquaire sous laquelle il était étendu pendant son ivresse. Le Seigneur l’a frappé par la main d’une femme » (13,14-15). Le peuple et ses chefs louent de même le Seigneur et l’action de Judith.
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Le lendemain, la panique tombe sur le camp assyrien et les Israélites n’ont plus qu’à poursuivre les fuyards et à piller le campement abandonné. Tous se retrouvent à la suite de Judith pour rendre grâce à Dieu (15,12– 16,18). Après trois mois de réjouissances, chacun rentre chez soi, y compris Judith qui reprend son train de vie. La fin de sa vie, telle que la relate le narrateur, est celle d’une personne hors normes. Elle rentre chez elle, mais ce n’est pas pour vivre la vie du commun des femmes, c’est-à-dire se marier et avoir des enfants13. Judith choisit de rester célibataire bien que des possibilités de mariage lui sont offertes. Dieu lui octroie de longs jours, ce qui, dans l’Ancien Testament, est un signe de bénédiction divine. La vie de Judith est ainsi reconnue comme celle d’une personne juste : Elle avança en âge avec une grande gloire et elle vieillit dans la maison de son mari jusqu’à cent cinq ans. Elle renvoya libre sa suivante et mourut à Béthulie. On l’enterra dans le sépulcre de son mari Manassé. La maison d’Israël mena son deuil pendant sept jours. Avant de mourir, elle avait partagé ses biens entre tous les proches de son mari Manassé et les proches de sa famille. Il n’y eut plus personne pour effrayer les fils d’Israël pendant les jours de Judith et pendant de nombreux jours après sa mort (16,23-25).
3. David, Judas Maccabée ou Ishtar ? Le personnage de Judith est construit pour surprendre le lecteur, c’est le moins que l’on puisse dire. Les autres personnages féminins du récit, nous l’avons vu, ne préparent pas à pareille présentation14. Contrairement à ses consœurs, Judith n’est ni faible ni fragile ; elle ne se tient pas aux 13. A.-J. Levine interprète son célibat comme une nécessité découlant de son exploit : Judith a transgressé les barrières entre les genres ; elle n’est plus vraiment femme et n’est pas non plus devenue un homme. Elle ne peut donc avoir le destin réservé normalement aux femmes : se marier et avoir des enfants; voir L, « Sacrifice and Salvation » (n. 7). Toutefois, contre cette interprétation, le texte mentionne qu’elle ne manque pas de prétendants potentiels. Son célibat est donc plutôt présenté comme un choix personnel. 14. Pour une analyse de l’entrée en scène de Judith, voir Barbara S, « Casting Judith : e Construction of Role Patterns in the Book of Judith », dans Hermann L – Ulrike M-R (dir.), Biblical Figures in Deuterocanonical and Cognate Literature, Berlin, De Gruyter, 2009, 77-94, et en particulier p. 80-84 : « He [the narrator] builds up a certain usually traditional role expectation, in which women are defined through the men superior to them. However, the role expectation is then broken in order to fill it with new and absolute opposite content – Judith as a wealthy, autonomous woman with a personally chosen life style » (p. 83). Voir aussi Debora F. S, Gender Strategies in Antiquity : Judith’s Performance, dans FT 28 (2001), 9-26, qui insiste sur le côté surprenant du personnage de Judith car elle casse les stéréotypes du monde antique, notamment ceux liés au genre. Ce n’est d’ailleurs pas le seul aspect surprenant du livre de Judith ; voir Catherine V, « La surprise du chef. Judith, un récit étonnant », dans Geert V O – André W (dir.), La surprise dans la Bible. Hommage à Camille Focant (BETL, 247), Leuven-Paris-Walpole, MA, Peeters, 2012, 129-136.
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côtés d’enfants et si elle demande protection, c’est auprès de Dieu seul. Bien qu’encore jeune et belle, elle n’est pas sous la tutelle d’un homme ; elle gère seule ses biens et prend seule ses décisions. Elle échappe au destin classique de la femme de l’époque puisqu’elle n’est ni épouse ni mère. Sa vie n’est pas présentée comme un échec, bien au contraire. Notons qu’aucune autre femme de la Bible n’affiche cet ensemble de caractéristiques. Cependant, certains traits de Judith la rapprochent d’autres personnages bibliques. Ainsi, pour venir à bout d’Holopherne, elle se montre capable de tirer l’épée et de s’en servir, tel un nouveau David décapitant Goliath (1 S 17,51). Judith offre également des points communs avec Déborah et Jaël, qui apparaissent en Jg 4-5 pour donner la victoire à Israël dans un contexte de guerre15. Comme Jaël, en particulier, elle tue un général ennemi par ruse, dans son sommeil, après l’avoir mis en confiance. Judith possède aussi des traits communs avec Judas Maccabée, à commencer par son nom. Comme le signale C. Nihan, [l]e récit de Judith combine les deux faits d’armes qui inaugurent et concluent la carrière militaire de Judas Maccabées : la résistance à Antiochus Épiphane (1 M 7) et la victoire sur le général Nikanor (2 M 15), dont la figure d’Holopherne est clairement inspirée ; c’est d’ailleurs sur ce dernier épisode que s’achève le récit de 2 Maccabées (voir 2 M 15,37)16.
Comment ce parallèle entre Judith et Judas Maccabée doit-il être interprété ? Est-il un élément de caractérisation positif ou bien caricatural ? Cela est loin d’être évident pour les commentateurs. S’appuyant sur les éléments eschatologiques du récit, C. Nihan voit en Judith un « Judas Maccabée eschatologique » illustrant le grand renversement qui verra les humbles et les faibles régner sur Israël tandis que les forts seront renversés17. D’autres voient plutôt en Judith une sorte de caricature critique dirigée contre Judas Maccabée et la suprématie des Hasmonéens18. Dans 15. Voir Sidnie Ann W, « In the Steps of Jael and Deborah : Judith as Heroine », dans V « No One Spoke Ill of Her » (n. 7), 5-16. Les parallèles ne se limitent pas à Jg 4-5, mais se rencontrent dans de nombreux autres passages du livre des Juges, au point où l’on a pu écrire que Judith est caractérisée à la manière d’un juge. Voir Jan Willem V H, « Judith as Alternative Leader : a Rereading of Judith 7–13 », dans Atalya B (dir.), A Feminist Companion to Esther, Judith and Susanna (e Feminist Companion to the Bible, 7), Sheffield, Sheffield Academic Press, 1995, 224-252, p. 241243. 16. N, « Judith » (n. 2), p. 634. Voir aussi Gera D. L, Judith (Commentaries on Early Jewish Literature), Berlin-Boston, De Gruyter, 2014, p. 39-40. 17. N, « Judith » (n. 2), p. 634. 18. Par exemple, Benedikt E, «Reclaiming Tradition : e Book of Judith and Hasmonean Politics », dans JPS 18 (2009), 243-263.
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les deux cas, les commentateurs mettent en avant la faiblesse de Judith en tant que femme. À ce sujet, il est intéressant de distinguer ce qui relève du narrateur omniscient et les propos placés dans la bouche des personnages. Si la faiblesse de Judith, en tant que femme, est bien évoquée, c’est toujours dans la bouche des personnages et, en particulier, dans la bouche même de Judith. En effet, celle-ci se présente elle-même comme « veuve » (9,4.9) et insiste sur le fait que le Seigneur est passé « par la main d’une femme » (13,15 ; 16,5). Sans doute veut-elle marquer l’aspect miraculeux de sa victoire. Cependant, nous l’avons vu, Judith n’est absolument pas caractérisée par le narrateur comme une faible femme. Au contraire, il s’agit d’une femme exceptionnelle à côté de laquelle les hommes font pâle figure, à commencer par son propre époux et sans oublier les anciens de Béthulie à qui elle se permet de faire la leçon. Même Achior l’Ammonite, général en chef des armées ammonite, s’évanouit en sa présence alors qu’elle-même ne connaît aucune défaillance, y compris au cœur de l’action… Il convient donc, de toute évidence, de relativiser la faiblesse de Judith et les interprétations théologiques qui s’y adossent. Les parallèles possibles entre ce personnage et Judas Maccabée doivent être compris comme autant d’éléments de caractérisation positifs de Judith, de la même manière qu’on peut la rapprocher de David et de Jaël. Comme Judas Maccabée, Judith incarne la résistance judéenne face à l’oppression étrangère. Qu’elle soit femme ajoute une dimension supplémentaire. Judith possède des traits à la fois féminins et masculins. Sur ce point et sur bien d’autres, elle partage un certain nombre de caractéristiques avec la déesse mésopotamienne Ishtar/Inanna – qui n’ont guère été relevés par les commentateurs jusqu’à présent. Déesse de l’amour, de l’orage, de la fécondité et de la guerre, Ishtar est associée à Vénus et à plusieurs déesses de l’Antiquité19. On la considère comme la déesse de l’étoile du soir et du matin ainsi que la protectrice des prostituées et des brasseries20. Inanna/Ishtar a le pouvoir d’associer les opposés, voire de provoquer leur inversion, de briser les interdits et de transcender les paradoxes21. Elle 19. Inanna et Ishtar sont, au départ, deux déesses différentes, mais il semble qu’elles ont été très tôt associées. De même, on leur associe souvent : Antum, Astarté, Anat, Asherah, Qudshu, Athena et Aphrodite. La raison de ces associations est encore aujourd’hui un sujet discuté parmi les spécialistes s’intéressant aux divinités féminines à propos desquelles beaucoup de questions demeurent. Voir Joan G W, « Great Goddesses in Mesopotamia : e Female Aspect of Divinity », dans The Journal of the Society for the Study of Egyptian Antiquities 29 (2002), 9-27. 20. Leana W, « An Analysis of the Extent to Which the Trickster Archetype can be Applied to the Goddess Inanna/Ishtar », dans Journal for Semitics 22/1 (2013), 35-55, p. 43. 21. Ainsi en est-il dans un hymne de la prêtresse Enhuduanna, fille de Sargon d’Akkad. Voir W, « An Analysis of the Extent » (n. 20), p. 45-46. Voir aussi Francis
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transcende ainsi les genres : masculine et féminine à la fois, comme l’astre Vénus qui était féminin en tant qu’étoile du soir mais mâle en tant qu’étoile du matin. Elle peut aussi changer les femmes en hommes et les hommes en femmes. Les textes et les mythes qui l’évoquent la représentent fréquemment comme une entité perturbant l’ordre social, faisant fi des frontières de toutes sortes : frontières entre les sexes, entre dieux et mortels, entre les classes sociales. Déesse majeure du panthéon mésopotamien, Ishtar n’est pourtant jamais représentée sous les traits de l’épouse dévouée ou de la mère. Elle offre plutôt l’image d’une femme libre, indépendante de toute domination masculine, éloignée de la sphère domestique, maniant volontiers la séduction et la tromperie. On peut même y voir une incarnation de l’archétype du rusé trompeur (correspondant à l’anglais trickster, étudié par plusieurs chercheurs22) que l’on peut définir avec Wessels: S/He is lusty and loud, a shaper of cultures, transforms and transcends boundaries, acts as a link between the sacred and the profane, tricks others and is tricked by others (mostly this behaviour has a comical aspect), s/he is usually of low social standing and thus uses wit and trickery instead of traditional forms of power to accomplish certain goals23.
Par conséquent, Judith, comme Ishtar, possède en partie les caractéristiques indiquées par Wessels24 : personnage haut en couleur, transcendant les limites de toutes sortes, prétendant agir au nom du Dieu d’Israël, membre d’un peuple assiégé, utilisant avec succès la ruse et la tromperie face à l’oppresseur. Toutefois, son personnage n’a pas l’aspect comique du trickster et si Judith est une figure qui sort de la norme, en particulier en tant que femme, elle n’est pas pour autant marginalisée. Au contraire, la fin de sa vie montre qu’elle est reconnue et même honorée par son peuple. Les dernières attestations que nous connaissons du culte d’Ishtar remontent au IIe siècle av. J.-C. Elle a influencé les représentations de plusieurs déesses (Nanaya, Astarté, Anat, Atargatis, Aphrodite, Vénus) et J, « Ištar », dans Francis J (dir.), Dictionnaire de la civilisation mésopotamienne (collection Bouquins), Paris, Robert Laffont, 2001, 421-424, p. 423; Jean-Jacques G, « Ishtar, maîtresse des inversions, patronne des rites de passage », dans Anne C – Nathalie E (dir.), Femmes médiatrices et ambivalentes. Mythes et imaginaires, Paris, Éditions Armand Colin, 2012, 259-266. 22. Michael P. C, « e Trickster as Selfish Buffoon and Culture Hero », dans Ethos 12 (1984), 105-131; Naomi S, « Israelite Tricksters, eir Analogues and Cross-Cultural Study », dans Semeia 42 (1988), 1-13 ; Claudia V. C, « Wise and Strange : an Interpretation of the Female Imagery in Proverbs in Light of the Trickster Mythology », dans Semeia 42 (1988), 14-36. 23. W, « An Analysis of the Extent » (n. 20), p. 46. 24. Bref rapprochement entre Judith et la figure du trickster dans C, « Wise and Strange » (n. 22), p. 19 et 25.
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même le culte rendu à la Vierge Marie, considérée comme « reine du ciel », titre également attribué à Ishtar. S’il n’est pas possible d’affirmer de manière certaine que le personnage de Judith a été construit en référence à Ishtar, il reste que la jolie veuve de Béthulie et la déesse guerrière relèvent du même type de représentation du féminin fantasmé, plein d’ambiguïté, objet de répulsion, d’admiration et surtout de fascination. C’est d’ailleurs ces aspects que l’on retrouve dans les nombreux portraits de Judith à travers l’histoire. 4. Judith, modèle ou repoussoir ? Judith est-elle présentée comme un modèle pour les femmes ? Les intentions de l’auteur historique du récit ne nous sont évidemment plus accessibles et le lecteur d’aujourd’hui est loin de pouvoir fournir une réponse évidente25. D’une part, un pareil type de femme fait difficilement l’unanimité dans une société patriarcale. D’autre part, si on suit la trame du récit, on constate que la manière de vivre de Judith ainsi que les moyens qu’elle met en œuvre pour venir à bout d’Holopherne ne sont à aucun moment remis en cause. Au contraire, Judith demeure un sujet de louange pour tous, tant les hommes que les femmes. Dieu lui-même, s’il n’intervient pas de manière explicite dans l’action de l’héroïne, ne la remet pas non plus en cause et lui octroie même de longs jours paisibles. Judith elle-même fait ressortir l’aspect miraculeux de la victoire des Israélites en la présentant comme le fruit de l’action d’une « faible » femme, simple instrument de l’agir de Dieu. Cependant, le personnage de Judith, tel qu’il se présente dans le récit, a-t-il pour seule fonction de mettre en valeur le miracle ? Nous pensons que non ; cela ne permet pas de rendre compte de la complexité de la caractérisation du personnage de Judith. Manifestement, et contrairement à ce qu’elle dit elle-même, Judith est bien plus qu’un simple instrument et donc bien plus qu’un faire-valoir26. Aussi le récit insiste-t-il sur sa piété, son esprit d’initiative, 25. Voir par exemple Linda D, « Faith, Character and Perspective in Judith », dans JSOT 95 (2001), 71-93. Elle dresse un portrait sans doute trop négatif du personnage de Judith, faible instrument entre les mains de Dieu et qui se sert de sa faiblesse pour accomplir un miracle. Voir aussi Philip F. E, « Ludic History in the Book of Judith : the Reinvention of Israelite Identity ? » dans Biblical Interpretation 10 (2002), 107-143, p. 132.136. Sur la caractérisation de Judith comme « récit ouvert, pouvant donner lieu à une pluralité d’interprétations, voir Mieke B, « Head Hunting : ‘“Judith” on the Cutting Edge of Knowledge », dans JSOT 63 (1994), 3-34, p. 13-14. 26. En ce sens : « Judith is depicted both as an instrument and an independent agent, albeit a surprising one. Such double causation with the Israelites saved both by God and a human leader is familiar to us from the Bible, where we find recorded in a single verse,
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son intelligence et son courage mais aussi sur sa séduction et sa ruse, ce qui en fait un véritable personnage de légende. Pour arriver à ses fins, Judith utilise certes la séduction et la tromperie, ce qui l’a souvent rendue impopulaire puisque bon nombre de commentateurs – généralement des hommes – y ont vu une illustration de la perversité féminine. C’est oublier que Judith sauve son peuple assiégé par l’armée assyrienne. C’est oublier aussi que ses armes ne se limitent pas à cela : Judith fait aussi preuve d’intelligence, de piété, de courage et elle use même d’une arme de guerre, l’épée. Elle est un modèle pour tout homme et toute femme placés dans une situation extrême et décidés à prendre leur responsabilité en s’appuyant sur leur foi en Dieu, avec intelligence et courage, dans un monde où l’action de Dieu n’est plus perceptible que dans le rappel des hauts faits du passé et à travers les actions et les témoignages humains. Le fait que Judith soit une femme n’est pas sans conséquence sur l’image que peut se faire le lecteur de la place des femmes dans la Bible. Judith est certes une exception et certains diront qu’elle est « l’exception confirmant la règle ». Cependant, cette exception a le mérite d’exister et, dès lors, elle ouvre des voies aux femmes qui vivraient une situation semblable. Désormais, à la suite de Judith, les femmes ne sont plus condamnées à attendre passivement l’issue de la bataille ou du siège, terrées au fond de leurs maisons. Elles sont invitées à l’action.
for example, that a hero killed many Philistines “and God brought about a great victory”. Both God and Judith are, it seems, responsible for the rescue of the Israelites and we need not choose between the two » (L, Judith [n. 16], p. 99).
LA MÈRE VIRILE DE 2 M 7 : IDÉAL DE LA MARTYROLOGIE ? Isabelle L
Le 2e livre des Maccabées (2 M) relate une crise ayant eu lieu au II siècle avant notre ère (ANE). Rédigé en grec, probablement quelque temps après décembre 124 ANE, ce texte appartient à la littérature de la période du Second Temple. Il est considéré comme apocryphe par les protestants et est reconnu comme deutérocanonique par les catholiques. Avec le 1er livre des Maccabées (1 M), 2 M demeure un rare témoin des bouleversements culturels de l’époque et un récit d’une grande violence. Rapportant maints hauts faits de la résistance judéenne contre l’hellénisation, il ouvre, en primeur, une fenêtre sur la première guerre de religion1. Relatant différents événements ayant eu lieu lors du règne de la dynastie séleucide, dont les persécutions d’Antiochos IV Épiphane (175164 ANE) contre la population judéenne, il introduit aussi « le premier acte de martyrs sans qui la martyrologie n’aurait pas été possible2 ». Ce qui deviendra à la fois un phénomène urbain3 (le martyre) et un genre littéraire (la martyrologie) est rapporté plus particulièrement en 2 M 6,18-32, versets qui décrivent la torture et le décès d’un vieux scribe prénommé Éléazar, et en 2 M 7,1-42, versets qui racontent la torture et la mort d’une mère et de ses sept fils. La mère martyre de 2 M 7 n’a pas énormément suscité la curiosité et, lorsque ce fut le cas, le préjugé défavorable à l’égard des femmes en a biaisé l’appréhension. Cette femme est passée sous silence dans la majorité des travaux portant sur la littérature maccabéenne. Il est évidemment possible que sa corporéité plus que partielle ait fait en sorte que plusieurs e
1. Voir Elias J. B, The God of the Maccabees. Studies on the Meaning and Origin of the Maccabean Revolt, Leiden, Brill, 1979 ; Kai T, « e War of the Hasmoneans », dans Gabriela S (dir.), Dying for the Faith, Killing for the Faith. Old-Testament Faith-Warriors (1 and 2 Maccabees), Leiden, Brill, 2011, 61-78 ; Jan A, « Martyrdom, Violence, and Immortality : e Origins of a Religious Complex » dans ibid., 39-60. 2. W H. C. F, Martyrdom and Persecution in the Early Church : A Study of a Conflict from the Maccabees to Donatus, New York, Anchor Books, 1967, p. 47 et 65. 3. Jan Willem V H – Friedrich A, Martyrdom and Noble Death : Selected Texts from Graeco-Roman, Jewish, and Christian Antiquity. The Context of Early Christianity, London, Routledge, 2002, p. 1.
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ne l’aient pas vue et ne puissent toujours pas la voir, comme si le voilement partiel de sa physionomie préparait le silence des études à son sujet. Le traitement différentiel à l’égard des martyrs masculins, voire à l’égard de tous les hommes du livre, dont les guerriers, qui ont davantage la cote aujourd’hui, a fait en sorte qu’elle est laissée de côté. Pourtant, le rôle de cette première femme martyre est beaucoup plus important que l’histoire de la réception peut le laisser croire. Parce qu’elle s’avère unique en sa performance subversive du genre, cette femme occupe une place centrale, voire incontournable, pour comprendre comment l’épitomiste de cet écrit deutérocanonique critique les systèmes de domination que représentent les pouvoirs impérial/impérialiste et patriarcal/paternaliste. Pour mettre au jour ce qui est demeuré si longtemps tapi dans le nondit, il sera d’abord question de la place occupée par cette femme dans 2 M et nommément dans le 7e chapitre de ce livre. Puis, je traiterai de 2 M 7,21, un verset clé pour penser le récit puisque le second segment du microparallélisme antithétique qu’on y trouve présente une performance genrée ambivalente suggérant le cumul des possibles4. Si à l’instar de maintes traductions la TOB5 traduit « τὸν θῆλυν λογισμὸν ἄρσενι θυμῷ διεγείρασα » par « remplie de nobles sentiments et animée d’un mâle courage6 », je suggère plutôt : « elle animait ses pensées/propos féminin.e.s d’une colère virile/humaine ». Après avoir brièvement justifié cette traduction, je montrerai en quoi la colère de la femme diff ère de celles des hommes présentées aux versets 4,25 et 10,35 et qui se lisent comme suit : « les fureurs d’un tyran cruel et la rage d’une bête barbare » et « enflammés de colère par les blasphèmes, [ils] s’élancèrent sur la muraille […] et d’une colère farouche, ils massacrèrent quiconque tombait entre leurs mains ». Cette brève analyse comparative permettra enfin de montrer que la perturbation de la binarité genrée promeut un type d’humanité dont nous sommes héritières et héritiers. 4. Marc A, Le sens des autres, actualité de l’anthropologie, Paris, Fayard, 1992, p. 61. 5. Traduction œcuménique de la Bible, Paris, Cerf, 2004, p. 1264. 6. Je mentionne, à titre indicatif, d’autres traductions de ce passage : « [E]lle animait ses pensées de femme d’une ardeur » (Frédédric B et al. [dir.], La Bible Nouvelle Traduction, Paris – Montréal, Bayard – Médiaspaul, 2001, p. 2035) ; « elle animait d’un mâle courage son tempérament féminin » (Félix-Marie A, Les livres des Maccabées, Paris, Gabalda, 1949, p. 377) ; « elle animait d’un mâle courage son raisonnement de femme » (La Bible de Jérusalem, Paris, Cerf, 1961, p. 580) ; « le raisonnement de la femme, plein d’une mâle résolution » (André C, La Bible, Paris, Desclée de Brouwer, 1989, p. 1690) ; « animant son âme de femme d’une mâle ardeur » (Josy E, La femme au temps de la Bible, Paris, Stock, 1993, p. 345) ; « elle alliait à sa tendresse de femme un courage viril » (Daniel B, Le Second livre des Maccabées, Paris, Tequi, 1984, p. 102).
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1. Au centre du récit de 2 M Plusieurs éléments suggèrent que le 7e chapitre de 2 M se trouve au cœur de ce livre deutérocanonique, lequel s’élabore selon un schéma deutéronomiste : 1) bénédiction (2 M 3,1-40), 2) péché (2 M 4–5,10), 3) punition (2 M 5,11–6,31), 4) réconciliation (2 M 7), 5) salut (2 M 8). Ces deux derniers éléments sont ensuite repris et donc doublés : 4) repentance (2 M 9) et 5) salut (2 M 10–15,36). Ce schéma est pertinent en raison des citations provenant de ce livre biblique7 et des clins d’œil qui y sont faits. Le 7e chapitre représente donc bien le tournant, le retournement8 ou encore le Zeit der Wende du récit, comme le dit Mittmann-Richert9 et comme l’avancent Bickermann10, Doran11 et Van Henten12. Dans une division quinaire ou en cinq sections du texte, le 7e chapitre signe bel et bien le passage entre la punition et la réconciliation ou entre le repentir et le salut. La torture et la mort des neuf martyrs, en plus du retour à la prière en 2 M 7,3813, font en sorte que les choses ne seront plus jamais les mêmes étant donné qu’ils provoquent le retour de la bienveillance divine (2 M 8,5). Ainsi, la réconciliation par le martyre peut être comprise comme un événement, mais cette compréhension ne doit pas éclipser le fait que le martyre n’est pas une donnée finie. « Processus nourrissant des causes révolutionnaires par le biais des forts sentiments qu’il mobilise et qui offre ainsi une légitimité et du sens à la cause14 », le martyre est appelé à 7. Je souligne notamment la citation de Dt 32,36, la seule citation dans le 2e livre des Maccabées : « Le Seigneur va rendre justice à son peuple, il se ravisera en faveur de ses serviteurs, quand il verra que leurs mains faiblissent, qu’il n’y a plus ni esclave ni homme libre » (TOB). Or, on lit dans 2 M 7,6 : « Et il aura pitié de ses serviteurs » (TOB), à quoi s’ajoute la correspondance entre Dt 32,25 et 2 M 5,12-13. Enfi n, on trouve en 2 M, comme en Dt 28-39, l’idée que Dieu veille sur son peuple si ce dernier est loyal et bon (Robert D, Temple Propaganda : The Purpose of Character of 2 Maccabees, CBQMS 12, Washington, DC, Catholic Biblical Association of America, 1981, p. 110). 8. Jean-Louis S – Jean-Pierre S et al., L’Analyse narrative des récits de l’ancien Testament (Cahiers évangiles, 107), Paris, 1999, p. 26. 9. Ulrike M-R cité par Sara P, The Role of Women in 1 and 2 Maccabees, s.l., McGill University, 2005, p. 53 [http://digitool.Library.McGill.CA:80/ R/-?func=dbin-jump-full&object_id=83197&silo_library=GEN01] (consulté le 9 juillet 2018). 10. B, The God of the Maccabees (n. 1), p. 1. 11. D, Temple Propaganda (n. 7), p. 54. 12. Jan Willem V H, The Maccabean Martyrs as Saviours of the Jewish People, A Study of 2 and 4 Maccabees, Leiden – New York, Brill, 1997, p. 57. 13. « [Je prie] qu’en moi et qu’en mes frères s’arrête la colère du Tout-Puissant justement déchaînée sur toute notre race ». 14. Eugene W – Anita W, The Martyr’s Conviction : A Sociological Analysis (Studies in Judaism), Atlanta, Brown Judaic Studies, 1984, p. 24.
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devenir autre, à transformer ce qui l’entoure ; c’est justement le sens de 2 M 8, 9 et 10 où s’attestent les contrecoups du basculement en 2 M 7 (outre les parallèles entre les chapitres 7 et 9 et 8 et 10). En d’autres termes, 2 M 7 permet le passage de la persécution à la libération, de la résistance passive à la résistance armée, et rend possible un type de salut qui prend forme ultimement dans la restauration du Temple. C’est d’ailleurs le seul chapitre où l’action se déroule dans un lieu unique, avec les mêmes protagonistes, et où énoncés et énonciations alternent. Cette unité forme une enclave ayant ses caractéristiques propres, tant sur le plan des genres littéraires que sur celui de la narration. D’une part, son genre est mixte, incluant d’importants passages martyrologiques (6 et 9), didactiques et parénétiques avec plusieurs ironies et plaintes (2 M 7,9. 16.18.32.34) ainsi que des prières (2 M 7,14.17.19.31.34.36.37) et des aveux de confiance (2 M 7,6.9.11.14.33.36). D’autre part, ce chapitre représente le plus important ralentissement de tout le récit – 42 versets pour une seule journée. Il crée donc une rupture, laquelle est d’autant plus évidente en raison de l’instance, de la distance et de la perspective narratives uniques15, ce qui confirme le rôle pivot de 2 M 7. De plus, ce chapitre a une forme chiastique : A – Ouverture (7, 1) B – Répliques et tortures (7, 2-19) C – Mère (7, 20-23) X – Roi (7, 24) C’ – Mère (7, 25-29) B’ – Répliques et tortures (7, 30-40) A’ – Fermeture (7, 41-42) Le chapitre est composé de trois sections : une ouverture (A) et une fermeture (A’) qui se répondent et ont pour fonction de signaler que « le texte qu’elles enclosent forme une unité16 » ; les discours et les tortures des six premiers garçons (B) auxquels répondent le discours et la torture du dernier fils (B’) ; les versets centraux qui incluent les discours de la mère (C et C’), entrecoupés par une incise (X) qui constitue la pointe émergente du chiasme et participe à des rebondissements rythmiques – 15. L’instance narrative est intercalée, la distance narrative est créée par l’alternance entre énoncés et énonciations et la perspective narrative en est une rapprochée dans la mesure où la présence physique donne accès à leur réalité psychologique. Par ailleurs, le temps réel dans ce chapitre ainsi que la présence d’une prolepse (2 M 7,20) et d’une analepse (2 M 7,21) créent une pause, laquelle ajoute à la tension narrative. 16. Roland M, « L’analyse rhétorique, une nouvelle méthode pour comprendre la Bible », dans NRT 116/5 (1994), 641-657, p. 650.
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où intervient d’ailleurs Antiochos IV Épiphane17. Ce verset-ci ne suffit toutefois pas à exclure la mère de sa place centrale dans le récit, car si une incise est une proposition généralement courte qui coupe et se joint à une autre proposition pour indiquer une sorte de mise entre parenthèses, les deux autres conditions pour indiquer la centralité, soit un renvoi au prologue et à la finale, ne sont que partiellement remplies en cet endroit du récit par l’intervention du roi. La mère, elle, se trouve bel et bien mentionnée au début et à la fin du chapitre (2 M 7,1 et 41), en plus de l’être en 2 M 7,20-23 puis 27-29, ce qui m’apparaît comme un indice de son rôle central. Voyons à présent de plus près le verset 21, lequel est numériquement central et la concerne exclusivement. 2. Colère virile/humaine 2 M 7,21 suscite depuis longtemps le débat. Si la plupart de ses traductions s’accordent sur les genres qui y sont mentionnés, il n’en va pas de même avec les mots qu’ils qualifient. En effet, un certain déterminisme biologique semble avoir été favorisé par la plupart des traducteurs, lequel a eu pour effet d’essentialiser la mère et de réduire l’importance de son rôle. Or, d’autres textes deutérocanoniques signalent que « l’égalité des sexes n’était pas qu’une utopie décrite dans quelques écrits de la Bible, mais faisait partie intégrante du mouvement de libération religieux, social, économique et politique connu sous le nom d’Israël18 ». Quoi qu’il en soit, dans cet important verset, le mot θῆλυν, l’accusatif du mot θῆλυς désignant ce qui est féminin et/ou ce qui concerne ou qualifie les femmes, a le mérite d’être suffisamment distinct du mot γυνή pour distinguer ce qui est relatif au sexe de ce qui relève du genre. En effet, « le sexe n’est pas nécessairement la cause du genre19 », comme la maternité de celle qui est présentée comme la mère, et pas seulement comme une mère, ne se limite pas à être une causalité naturelle relevant strictement du domaine biologique. Au même titre que la paternité, la maternité est « une pratique culturelle porteuse de significations et de toutes sortes de possibilités20 » 17. Les versets centraux peuvent être subdivisés comme ceci : A - 2 M 7,20-21 B - 2 M 7,22-23 X - 2 M 7,24 A’ - 7,25-26 B’ - 7,27-29 18. André L, Subversives ou un pentateuque de femmes, Paris, Cerf, 1992, p. 30. 19. Judith B, Trouble dans le genre : pour un féminisme de la subversion, Paris, La Découverte, 2005, p. 223. 20. B, Trouble dans le genre (n. 19), p. 191.
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et dont la reconnaissance croissante au IIe siècle avant notre ère permet d’accorder à celle qui siège au cœur de M 7 un rôle autrement important. Le mot λογισμός, lui, vient du mot λογὸς qui désigne le processus du raisonnement de l’esprit humain et renvoie à la rationalité21, voire à l’intelligence qui donne accès à la maîtrise d’un langage. D’ailleurs, dans la Septante, ce terme a un sens dynamique et sert très souvent à traduire le mot דברpar « la parole participant de la création et du maintien de l’ordre cosmique22 ». Si le terme λογισμός est rare dans les écrits bibliques, il est néanmoins généralement traduit par les mots « pensée », « propos », « plan » ou « projet », comme c’est parfois le cas au verset 6,23 où il est question d’Éléazar23, mais franchement moins au verset 7,21 où il est question de la mère du martyre. Une interprétation différente du terme est donc fournie selon que le protagoniste concerné est un homme ou une femme, même s’il est bien évident que la mère de 2 M 7 raisonne au même titre que le vieux scribe. Faussement associée à la faiblesse ou à une émotivité débordante par le biais d’étranges traductions, on lit pourtant qu’elle a « un esprit solide ou robuste » (εὐψύχως) en 2 M 7,20 et qu’elle s’avère « pleine d’un noble esprit » (γενναίῳ πεπληρωμένη φρονήματι) en 2 M 7,21. On peut difficilement nier que ses propos présentent trois signes évidents de raisonnement, c’est-à-dire des connaissances, une moquerie provoquant une ironie quant à la situation et une prière, que Basset décrit comme « une mise en œuvre de la raison », voire « une démarche de connaissance24 ». Évidemment, les énonciations de la mère résultent d’une réflexion, en plus de comporter les leçons anthropologiques et théologiques les plus importantes de tout le récit. Si plusieurs auteurs soutiennent que l’ultime enseignement de cette femme concerne la résurrection des corps, à mon avis, il va bien au-delà de cette idée révolutionnaire, qui ne peut être émise que par une mère, la résurrection procédant du même mystère que la création et que la procréation auquel a été soumis son corps. Autre étonnement dans le verset 7,21, le mot ἄρσενι, l’accusatif du mot ἄρσην/ἄρρην qui signifie « masculin », « mâle », « dur » ou « fort », ne se trouve qu’au verset 21. Il n’est donc jamais employé pour préciser la 21. omas H. T, « Logos », dans David Noel F et al. (dir.), The Anchor Bible Dictionary, New York, Doubleday, 1992, p. 347. 22. Ibid., p. 349-350. 23. À titre d’exemples, je souligne qu’on trouve aussi les traductions suivantes : « volonté d’agir dans l’honneur » (TOB) ; « noble résolution » (BJ) ; « noble raisonnement » (B, Le second livre des Maccabées [n. 6], p. 95) ; « solution élégante » (A, Les livres des Maccabées [n. 6], p. 367). 24. Lytta B, Sainte Colère, Jacob, Job, Jésus, Paris – Genève, Bayard – Labor et Fides, 2002, p. 45 et 47.
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colère des hommes. Ce mot révèle l’androcentrisme de la langue grecque25 ; à l’instar du mot ἄνθρωπος, il peut désigner l’homme en tant que mâle de l’espèce humaine ou l’homme en tant qu’être humain non spécifié du point de vue du genre. Dans 2 M, les deux sens s’avèrent complémentaires, voire équivalents. Mais avant d’aller plus sur ce point, voyons brièvement le mot ἄνδρέία, qui en est une déclinaison et désigne généralement « ladite vertu distinctive de l’homme26 », c’est-à-dire le courage ou la bravoure. Cela permet de mieux comprendre le glissement sémantique observée dans toutes les traductions présentées. Dans 2 M, le courage est seulement désigné par les vocables εὐψύχως et ἀνδρείως. Le premier vocable, spécifiquement employé pour parler de la mère au verset 20 (εὐψύχως ἔφερεν), est habituellement utilisé en contexte militaire, comme en 2 M 14,18 et en 1 M 9,14. Quant au second vocable, c’est celui qui apparaît dans la Septante27 pour décrire la femme de Proverbes 31,10 (Γυναῖκα ἀνδρείαν) et celle dont parle le Siracide (26,2 : γυνὴ ἀνδρεία et 28,15 : γυναῖκας ἀνδρείας). Pour moi, il est clair que si l’épitomiste avait voulu parler de courage pour la mère de 2 M 7, il aurait choisi le mot ἀνδρεία, ce qui aurait en plus permis de créer un parallèle entre elle et les femmes courageuses de la Bible de même qu’entre elle et Éléazar. Or, l’épitomiste utilise le même mot pour les rois séleucides et les guerriers judéens, à savoir θυμός, qui désigne toujours la colère dans 2 M. Ainsi, dans les dix mentions du terme et les sept autres occurrences avec différents préfi xes28, c’est la colère de la femme que les traducteurs nient à l’unanimité. Il faut donc reconnaître que la « force intense et impétueuse, l’emportement ou l’irascibilité, ainsi que la grande outrance [qui] définissent la violence29 » s’avèrent parfaitement légitimes pour les hommes, alors que l’agressivité féminine est « sujet de perplexité sociale, source de déni et de mesures ambiguës30 ». Dans la littérature, la violence des femmes, au même titre que leur colère, est marginalisée, naturalisée ou niée. Dans le cas qui m’occupe, 25. Denis F, Quand Jésus parle au masculin-féminin. Étude exégétique et contextuelle d’une forme littéraire originale (Études Bibliques. Nouvelle Série, 53), Paris, Gabalda, 2004, p. 51. 26. David P, « e Anatomy of Courage », Social Research 71/1 (2004), 1-12, p. 3. 27. Raphaëlle Z, Les martyrs Maccabées : De l’histoire juive aux cultes chrétiens. Les homélies de Grégoire de Naziance et de Jean Chrysostome, Leiden, Brill, 2007, p. 248249. 28. On a θυμός en 2 M 4,25.38 ; 7,21 ; 9,4.7 ; 10,28.35 ; 13,4 ; 14,45 et 15,10 ; πρόθυμος en 2 M 4,14 ; 6,28 ; 11, 7 ; 15, 9 ; ἔκθύμως en 2 M 7,3.39 ; 14,27 ; ῥᾳθυμούντος en 2 M 6,4 et μακροθυμος en 2 M 6,14. 29. B, Trouble dans le genre (n. 19), p. 16. 30. Anne B, La violence féminine, du vécu au transmis, Paris, L’Harmattan, 2004, p. 12.
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la colère est potentiellement niée parce qu’il semble improbable qu’une femme « extraordinairement admirable » puisse vivre pareille émotion. C’est oublier que le θυμός désigne une puissance ambiguë, tributaire de la double attraction de la raison et du désir. Placé sous bonne supervision ou dans de bonnes dispositions, le θυμός peut être un assistant ou un auxiliaire de la raison, alors que dans des circonstances contraires, il peut s’en avérer un obstacle. C’est aussi refuser de voir que ce mot renvoie, 300 fois dans différents écrits bibliques, à l’ire divine. Or, être une femme et être « extraordinairement admirable » n’empêche pas d’être en colère, surtout si on admet que la colère n’est pas qu’une impulsion destructrice ou une dégradation de l’ardeur. En effet, la colère est aussi le « moteur capable de transformer l’énergie potentiellement dévastatrice en cette violence de vie qui accompagne le processus de toute naissance », comme l’affirme entre autres Basset31. C’est pourquoi elle ne peut être parfaitement étrangère aux femmes. De plus, attendu que l’injustice et/ ou le sentiment d’injustice en est le principal mobile, il paraît d’autant plus légitime que les femmes ragent ou pestent et que la mère de 2 M 7 soit particulièrement remuée, irritée, indignée ou frustrée compte tenu des circonstances. Cependant, aucun traducteur jusqu’à présent n’a été en mesure de concevoir qu’il pouvait être question de colère pour une femme désarmée autant que pour des hommes armés, et ce, même si son θυμός est le seul à être explicitement genré et le seul à animer ou à exciter des pensées/propos tout aussi genré.e.s. D’ailleurs, le verbe διεγείρω32, qui relie les deux segments du verset, est généralement traduit par « animer » ou « exciter », c’est-à-dire « inspirer, stimuler pour provoquer une activité ou une pensée, voire pour doter d’un surcroît de vie et ainsi donner forme à un plan ou à un projet, sinon rendre un propos plus vif33 » ; il indique bien qu’émotivité et rationalité vont de pair, que le λογισμὸς fait ce qu’il doit et que le θυμός, par cette alliance, est loin d’être « aveuglement, obstruction ou obstacle à la raison causant un égarement [mais bien plus] indignation et endurance34 ». Comme je l’ai précédemment laissé entendre, les épithètes θῆλυν et ἄρσενι ont probablement contribué à essentialiser les mots λογισμὸς et θυμός selon la dichotomie hiérarchique ou la valence différentielle des 31. B, Sainte Colère (n. 24), p. 15. 32. Le verbe διεγείρω n’apparaît qu’à trois autres endroits dans la Septante. On le trouve en Jd 1,4 et Est 1,11 ainsi qu’en 2 M 15,10, en lien avec le θυμός des guerriers. 33. Josette R-D – Alain R, Le Nouveau Petit Robert, Paris, Le Robert, 1993, p. 85 et 852. 34. Jean F, Ardeur et colère : le thumos platonicien, Paris, Kimé, 2004, p. 186.
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sexes35 consistant à placer le féminin en position inférieure par rapport à ce qui est masculin. Une « dualisation oppressive36 » associe la pensée et les hommes tandis que les femmes sont associées au corps et à l’émotivité. Il en va pareillement dans l’anthropologie judéenne, notamment dans la loi deutéronomiste où les femmes sont reléguées à un statut inférieur37. Par ailleurs, les femmes y sont souvent considérées comme « désordonnées et hors de contrôle38 » et sont associées à l’animalité ou à la nature. Dans cet ordre d’idées, le mot λογισμὸς, qui est plutôt associé à l’humanité ou à la culture, comme peut l’être le terme ἄρσενι, paraît bien mal agencé à l’épithète θῆλυν. Les termes θῆλυν λογισμὸν, en plus d’être potentiellement contradictoires entre eux, s’opposent à ἄρσενι θυμῷ. Ici encore, l’épithète désigne le masculin, qui est traditionnellement associé au contrôle ainsi qu’à l’humanité et à la culture, alors que l’émotion dont il est question peut représenter, comme on l’a vu, le contraire, c’est-à-dire la perte de contrôle, l’animalité et la nature. Les deux parties du segment étudié présentent donc une même structure parallèle croisé, mais elles s’opposent l’une à l’autre si le raisonnement est vu comme une maîtrise et si la colère est perçue comme une perte de contrôle. Or, un λογισμὸς allié à un θυμός n’est qu’une opposition apparente39, au même titre qu’une féminité et une masculinité ne s’excluent pas irrémédiablement. En effet, la colère peut être l’auxiliaire de la raison et les genres supposent une malléabilité/porosité, laquelle sous-entend cumul et/ou coexistence. Il importe toutefois de rappeler que les associations susmentionnées ne sont que des représentations, puisqu’un raisonnement n’est pas en soi masculin et qu’une émotion n’est pas typiquement féminine, pas plus que celle dont on parle dans 2 M 7,21 correspond nécessairement à une perte de contrôle. Le piège de la pensée binaire a déjà bien trop fait oublier que la colère et les pensées/propos n’ont pas a priori de genre. Il est clair que la mère de 2 M 7 raisonne, et ce, en prenant en compte sa rage ou en prenant la parole de pair avec ce sentiment probablement 35. Françoise H, Masculin/Féminin 1. La pensée de la différence et 2. Dissoudre la Hiérarchie, Paris, Odile Jacob, 1996 et 2002. 36. Laure B – Sébastien C et al., Introduction aux études sur le genre, Paris, Deboeck Supérieur, 2012, p. 9. 37. Harold C. W, « Violence and the Construction of Gender in the Hebrew Bible : A Historicist Approach », dans Biblical Interpretation 5 (1997), 324-363, p. 345. 38. Howard E-S, The Savage in Judaism : An Anthropology of Israelite Religion, Bloomington, Indiana University Press, 1990, p. 188. 39. Ruth S, « Un certain style de masculinité “féminine” ou déconstruire le masculin? », dans Revue française de psychanalyse 62/2 (1998), 393-606, p. 603.
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provoqué par l’affront fait à ses enfants, à son Dieu et à sa noblesse. Le θυμός est alors plus « indignation et endurance40 », car la colère bénéficie de son lien avec la raison, voire de la noblesse qui caractérise l’esprit dont la mère est remplie. Jointe aux pensées/propos féminin.e.s, la colère virile/humaine se trouve sous la supervision conjointe de la raison et de la noblesse ; elle peut ainsi tempérer le pouvoir de mort contenue à la fois dans la colère et dans la capacité pour la violence que peut être la virilité, car dans une société martiale comme la Judée, devenir un homme supposait la capacité de prendre les armes et de se battre41. Certes, en temps de paix, les hommes étaient quand même considérés comme virils, notamment lorsqu’ils dominaient et contrôlaient autrui. C’est pourquoi la propriété et la paternité étaient deux autres signes importants du statut masculin, auxquelles s’ajoutait la possibilité de savoir user du pouvoir des mots pour être maître de la persuasion. La colère virile raisonnée et/ou « féminisée » par le raisonnement de la mère n’est donc pas violence destructrice mais plutôt pouvoir de vie, entre autres parce qu’elle engendre des propos, ce qui n’est jamais le cas pour les hommes colériques du récit. 3. Colère humaine et colères inhumaines Dans le 2e livre des Maccabées, la colère de la mère n’est pas seulement celle d’une femme ; elle est aussi genrée différemment de son sexe féminin, selon un paradigme fondationnaliste biologique42. C’est la seule rage, dans l’ensemble de ce livre, à être dite virile, ce qui est plutôt étonnant considérant que la plupart des emportements colériques se manifestent généralement chez des personnages de sexe masculin. Si l’épithète employée paraît parfaitement légitime dans la structure de 7,21, il n’en va pas nécessairement de même lorsqu’on s’arrête au fait que la masculinité est seulement soulignée chez une femme et passée sous silence chez les hommes. Ainsi, l’adjectif ἄρσην/ἄρρην employé pour décrire la colère de la mère peut sembler problématique, mais l’ambiguïté du mot ἀνὴρ, duquel il provient, permet de résoudre cette difficulté puisque la colère de la mère doit être considérée à la fois virile et humaine. En effet, dans
40. F, Ardeur et colère… (n. 34), p. 186. 41. David J. A. C, « David the Man : e Construction of Masculinity in the Hebrew Bible », dans Interested Parties : The Ideology of Writers and Readers of the Hebrew Bible, Sheffield, Scheffied Academic Press, 1995, 212-243 ; W, « Violence and the Construction of Gender » (n. 37). 42. Audrey B, « De la construction du genre à la construction du “sexe” : les thèses féministes postmodernes dans l’oeuvre de Judith Butler », dans Recherches féministes 20/2 (2007), 61-90, p. 62.
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le verset 21, le mot ἀνὴρ, en raison de son opposition avec le mot θῆλυν renvoyant à la féminité, désigne la virilité ou la masculinité. Par contre, dans le livre, ce même mot, en raison de son opposition avec les mots θηρὸς, ὠμός, τυράννος et βαρβάρος renvoyant tous à l’inhumanité et caractérisant les colères qualifiées du roi Antiochos IV Épiphane ainsi que des guerriers judéens43, désigne l’humanité. Malgré les nuances qui existent entre les mots « tyran », « cruel » et « barbare », tous permettent de dépeindre le roi comme un être inhumain, pour ne pas dire une bête, du moins sous un aspect particulier de ce qu’est l’inhumanité. Dans 2 M, le mot θήρ/θηρὸς, signifiant « bête sauvage, féroce ou farouche », désigne à quatre reprises des animaux et à quatre reprises des hommes à « la nature des bêtes sauvages44 » ou qui se révèlent « bestiaux ». Antiochos IV l’est explicitement en 4,25 tandis que les guerriers le sont trois fois, soit en 5,27 puis 10,6 et 10,35. La répétition du mot θυμός et la suite des événements en 2 M 10,35-37 laissent penser à un effet d’entraînement, les soldats détruisant par la suite tout ce qui se trouve sur leur chemin. Dans 2 M, les hommes comparés à des bêtes ou relégués à un statut animal ne sont toutefois pas mutilés physiquement, comme c’est habituellement le cas dans différents récits bibliques. Leur identité n’en est pas moins construite négativement, comme le mot « inhumanité » caractérisé par un préfi xe privatif le suggère. En effet, les éléments constitutifs de l’humanité, selon l’épitomiste, sont absents chez le roi et les guerriers. Comme chez les bêtes, nulle noblesse (γενναῖος) et nulles pensées (λογισμὸς) ne sont associées à ces derniers et c’est d’ailleurs une des raisons pour laquelle on ne pas peut dire qu’ils sont des hommes, ce que leur commune inaptitude à user du langage et leur inclinaison à désobéir à la Loi (λογὸς) confirment. Toutefois, sur ce dernier point, le Séleucide et les Judéens se distinguent, ce qui permet d’expliquer partiellement qu’ils soient inégalement « déshumanisés ». En effet, bien que « [l]a personne qui brise l’alliance [soit] réduite à un statut pas meilleur que celui d’un animal45 », les Judéens sont moins bestiaux que peut l’être le Syrien hors de l’Alliance, car ledit « adversaire de Dieu » (θεόμαχος, en 2 M 7,19) est un impie, un blasphémateur n’ayant aucun respect des lois données à Moïse. Dans le récit, ce dernier est le profanateur suprême qui veut 43. « […] θυμοὺς δὲ ὠμοῦ τυράννου καὶ θηρὸς βαρβάρου ὀργὰς » (2 M 4,25) et « […] πυρωθέντες τοῖς θυμοῖς διὰ τὰς βλασφημίας […] καὶ θηριώδει θυμῷ τὸν ἐμπίπτοντα ἔκοπτον » (2 M 10,35). 44. Anatole B, Le grand Bailly, Dictionnaire Grec-Français, Paris, Hachette, 2000, p. 935-936. 45. Tracy M. L, « Shame and Mutilation of Enemies in the Hebrew Bible », dans JBL 125/2 (2006), 225-241, p. 238.
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imposer sa loi, laquelle menace la vie des Judéens et, par conséquent, la perpétuation de l’alliance. Les guerriers judéens, eux, ne sont pas horsla-loi, bien que les règles de la guerre semblent souvent au-dessus des règles liées au culte. À la lecture de 1 M, on réalise encore mieux que certains n’ont pas hésité à prendre les armes le jour du sabbat, à repurifier le Temple sans prêtre et même à oser porter sous leurs tuniques des objets consacrés aux idoles de Iamnia (2 M 12,40-41). Je tiens quand même à rappeler qu’en aucun cas les Judéens sont explicitement associés aux épithètes ὠμός, τύραννος et βαρβάρος. Dans 2 M, le sens du mot « cruel » renvoie à ce qui est « non-civilisé, grossier, dur ou inhumain46 ». Comme le suppose le sens moral de ce mot, Antiochos IV Épiphane est un des rares personnages du livre à potentiellement aimer la chair crue, le sang qui coule et à en retirer un certain plaisir. Celui qui peut se repaître de chair et de sang, à l’instar d’un rapace, d’un carnassier ou d’une bête fauve, manque « cruellement » d’éducation civile, de douceur, de compassion, toutes des qualités associées à l’humanité. Dans 2 M, les plus redoutables Séleucides sont explicitement désignés par la cruauté, mais il ne faudrait surtout pas croire que les guerriers judéens y sont parfaitement étrangers. À la façon dont ils massacrent leurs ennemis, réitèrent les carnages et produisent de nombreux bains de sang, ils rejoignent à cet égard les Syriens. Que le chef d’un si grand empire, un être soi-disant très puissant, s’acharne sur une femme et des enfants justifie toutefois et davantage l’emploi du mot ὠμός à son sujet, surtout quand on considère que la violence dans le 7e chapitre s’y exerce pour elle-même et devient sa propre fin – ce que représente justement la pure cruauté47. Cependant, il ne faudrait pas oublier que « la cruauté est [aussi ou surtout] l’instrumentalisation politique de la souffrance48 et c’est pourquoi les hommes d’armes et de pouvoir l’ont en partage. Il n’en demeure pas moins que le souverain séleucide fut également un véritable tyran puisqu’il a usurpé le trône qui revenait au fi ls de Séleucos IV et a eu besoin d’aides pour s’imposer49, à savoir Jason et Ménélas ainsi que tous les hellénisants du récit. En ce sens, le culte et l’épiclèse Θεός επιφανής signifiant « manifestation de Dieu50 » ou « Dieu 46. B, Le grand Bailly (n. 44), p. 2182. 47. Wolfgang S cité par Serge M, Critique de la cruauté ou les fondements politiques de la jouissance, Paris, Éditions Belin, 2010, p. 43. 48. Véronique N-G citée par Serge M, Critique de la cruauté (n. 47), p. 14. 49. Hannah A, « Sur la violence », dans Du mensonge et de la violence, Essais de politique contemporaine (Liberté de l’Esprit), Paris, Éditions Calmann-Lévy, 1989, p. 141. 50. F, Martyrdom and Persecution… (n. 2), p. 40.
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manifesté », sans oublier les épousailles du roi avec la déesse Nanaia relatées en 2 M 1,14, mettent bien en lumière la volonté de correspondre au sens premier du mot τύραννος, c’est-à-dire « maître absolu ou toutpuissant ». Cette signification, qui s’applique d’abord aux dieux51, suggère par conséquent une sortie de la société humaine et, dans le cas qui nous occupe, une prétention à être plus qu’humain et à se croire audessus des lois puisque cette prétention constitue un refus réitéré des lois propres au manque de civilisation. Enfin, le mot « tyran » permet de souligner que le contrôle des autres se réalise par l’usage de la violence, ce que font aussi les guerriers maccabées. On constate donc que les mâles colériques partagent un même désir de régner, voire une similaire prétention à la toute-puissance. Mobilisés par une envie folle de contrôler les autres, le Séleucide usurpant le pouvoir et les Judéens le prenant par la force des armes sont quand même ceux qui, par une ironie du sort, perdent le plus souvent le contrôle d’eux-mêmes. Pareillement démunis lorsqu’ils sont en colère, ils ne peuvent pas exercer une véritable emprise sur qui que ce soit et, par conséquent, ils ne peuvent pas être considérés comme virils. Les moyens qu’ils utilisent pour déposséder les autres de leur pouvoir exposent d’ailleurs un autre aspect de leur inhumanité, c’est-à-dire le manque de respect ou de considération à l’égard d’autrui, que ce dernier soit humain ou divin. La mère de 2 M, on le sait, ne se comporte pas de cette façon, car c’est son souci d’autrui qui caractérise son emportement. Enfin, le mot βαρβάρος peut autant signifier « étranger, barbare » que « incorrect, grossier ou non civilisé52 ». Ce mot renvoie à la non-maîtrise d’une langue et on en trouve cinq occurrences dans 2 M, toujours pour mettre en lumière une difficulté de compréhension de la part des Séleucides, ce qui est plutôt inusité puisqu’il décrit habituellement ceux qui ne parlent pas grec. Dans 2 M, il y a donc une inversion/subversion de sens, car celui qui parle grec et occupe un poste de pouvoir devient celui qui ne comprend pas, pas plus qu’il ne se fait comprendre. C’est donc lui, le barbare, alors que les membres de l’anonyme famille judéenne, qui comprennent peut-être plus ou moins le grec et ne veulent pas se faire comprendre, sont les nobles. Un barbare n’en demeure pas moins « celui avec qui on n’entre pas en communication53 » parce qu’il est inapte à faire un usage approprié d’une langue ou du langage et se trouve, au même titre
51. B, Le grand Bailly (n. 44), p. 1977. 52. Ibid., p. 347. 53. Jacques R, Leçon sur l’humain et l’inhumain, Paris, Presses universitaires de France, 1997, p. 62.
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qu’une bête, dans l’impossibilité de communiquer. Dans 2 M, être barbare, c’est se trouver hors d’un λογὸς, que ce mot soit compris comme un langage ou un code permettant de raisonner et d’être considéré civilisé, soit comme un ensemble de lois. Et c’est pour cette raison que les guerriers judéens sont, eux aussi, des hommes de peu de mots et respectant les lois quand bon leur semble. Qu’on le veuille ou non et quoi qu’en dise Judas en M 8,1, ses compagnons favorisent l’épée au détriment de la parole, car elle est plus couramment brandie que leur langue n’est pendue. Comme des animaux, ils se rabattent sur la force physique pour exprimer leur colère et/ou faire plier autrui à leur volonté, la violence étant justement « l’acte accompli sans raisonner, sans parler54 ». Dans les passages suivants 4,25 et 10,35, l’usage du langage semble complètement courtcircuité par le feu de la colère qui brûle les protagonistes. Ainsi, en faisant taire les hommes et en les privant d’un trait fondamental de l’humanité, comme le suggère l’expression homo loquens, l’épitomiste peut mieux les déshumaniser. Encore une fois, contre toutes attentes et contre tous les préjugés, même ceux des traducteurs qui reconnaissent difficilement la présence de pensées/propos chez la femme de 2 M 7, c’est elle la plus réfléchie parmi les personnages aux colères qualifiées et c’est elle qui offre les discours les plus importants du livre. Loin de la nature et de l’animalité dont les hommes font preuve, elle représente d’une certaine façon « l’homme » de la situation et appartient plus que n’importe quel homme à l’humanité. Si les femmes apparaissent traditionnellement comme des mâles manqués ou de moindres mâles, entre autres parce que le sexe femelle est défini en termes d’absence ou de passivité55, il appert que les femmes tenant des rôles importants dans la littérature de la période du Second Temple s’avèrent des contre-exemples de cette politique sexuelle. Elles sont des exemples des changements, comme c’est évidemment le cas pour la mère de 2 M 7. C’est dire à quel point les hapax legomena que sont « θῆλυν λογισμὸν » et « ἄρσενι θυμῷ » participent tous deux grandement de l’unicité de la mère et démontrent que la performance du genre a peu à voir avec le sexe. En somme, les épithètes plus que les colères doivent être prises métonymiquement. C’est la raison pour laquelle j’affirme, eu égard à 2 M, que la femme est virile/humaine et que les hommes sont inhumains.
54. A, « Sur la violence… » (n. 49), p. 163. 55. B, Trouble dans le genre (n. 19), p. 212 et 219.
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En conséquence, 2 M présente une subversion de la virilité, sinon une importante inversion des rôles genrés, car les hommes portant des armes y sont « les protagonistes sans maîtrise des mouvements de leur corps [de sorte qu’ils] ne sont pas considérés [comme] virils56 ». L’épitomiste dépeint négativement les mâles pour montrer la mère sous un meilleur jour. En qualifiant différemment les colères de la femme et des hommes, l’épitomiste signale que le jeu d’esprit est préférable à celui des armes et que l’ironie vaut mieux que la tuerie (toutes des choses que les bêtes ne peuvent se permettre) quand il s’agit de demeurer dans les limites de l’humanité. De la sorte, la nouvelle virilité proposée par l’épitomiste critique vertement la virilité traditionnelle décrite dans différents récits gréco-romains et bibliques57, car elle ne correspond plus au contrôle des autres par la violence, à un usage adéquat des armes et à une capacité à tuer. En effet, si la violence contre autrui et la capacité à tuer encensées dans ces récits renvoient à l’inhumanité dans 2 M, c’est bien parce qu’il s’y trouve d’autres critères permettant d’appartenir à « la race des hommes » : la noblesse (γενναῖος), l’usage de la raison ou la production de pensées (λογισμός) et l’usage du langage et/ou l’obéissance à la loi (λόγος). C’est donc la mère de 2 M 7 qui choisit une réponse non violente à l’agression qu’elle subit ; cette réponse est pleine d’esprit et de compassion à l’égard d’autrui et elle montre ce que c’est que d’être un « homme », un être humain ou faire preuve d’humanité. Cette virilité de femme, tout occupée à la vie, représente une humanité qui distingue un humain d’un animal, qui comporte un souci pour l’autre, qui oeuvre comme inclinaison bienveillante à l’égard d’autrui, qui manifeste compassion et empathie. En choisissant d’aller à l’encontre du préjugé associant les hommes à la culture et les femmes à la nature, l’épitomiste critique non seulement la virilité traditionnelle, mais suggère surtout que la virilité n’excluant pas le féminin est humanité ; et nul besoin de la craindre ou de la nier, encore moins de la « mettre à sa main » ou même de la violenter. À l’instar des associations entre barbare/étranger et civilisé/ grec qui sont inversées dans 2 M, celles entre femme/nature et homme/ culture le sont aussi, puisque c’est la mère de 2 M 7 qui se distingue le plus des animaux. On se trouve donc une fois de plus devant un renversement de l’ordre voulant que la virilité associée aux hommes soit valorisée et que celle associée aux femmes soit décriée. 56. Christophe B, La guerre et les rites de guerre dans le judaïsme du deuxième Temple, Leiden – Boston, Brill, 2005, p. 80. 57. C, « David the Man » (n. 41) ; W, « Violence and the Construction of Gender… » (n. 37).
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En guise de conclusion Le principal personnage féminin du récit du IIe siècle avant notre ère et qui a fait l’objet de notre propos a souvent été ignoré dans la littérature, malgré son rôle incontournable, et ce, tant pour le livre (2 M) que pour la martyrologie. J’ai tenté de lui faire davantage justice en mettant d’abord en lumière la place centrale de cette mère martyre dans le 7 e chapitre du 2e livre des Maccabées, qui occupe lui-même la place centrale de 2 M. Puis, j’ai traité de la traduction du second segment de 7,21, lequel est tout aussi incontournable puisqu’il est numériquement central, mais surtout parce qu’il présente une inversion genrée et une subversion des sentiments. C’est bien parce que la mère de 2 M 7 révèle une colère pouvant être considérée comme virile et humaine et se distinguant des colères bestiales des hommes armés du récit (le roi syrien et les guerriers judéens) qu’elle s’avère un étonnant contre-exemple de la politique sexuelle présente dans plusieurs livres bibliques. En faisant preuve de noblesse, en mettant de l’avant ses pensées en accord avec les lois et en usant sans ambages de son langage, et ce, contrairement aux hommes pleins de rage, cette femme unique « en son genre » peut représenter la vision nouvelle de l’humanité que propose l’épitomiste. Et cette humanité, qui prend en considération la virilité, n’exclut pas la féminité. En ce sens, la mère de 2 M 7 peut donc être considérée comme un idéal de la martyrologie, le martyre étant un véritable phénomène d’inversion et de subversion des conditions, toutes construites et a priori opposées.
ÉTANT SEXUÉ COMME NE L’ÉTANT PAS. L’IDENTITÉ SEXUELLE CHEZ PAUL : UNE VRAIE FAUSSE QUESTION ? Elian C
Comment tenir ensemble, chez Paul, deux propos apparemment contradictoires ? D’un côté, l’affirmation radicale du « ni juif ni grec, ni esclave ni homme libre, ni le masculin ni le féminin » de Ga 3,28. De l’autre, l’énoncé non moins radical de Rm 1,26-27 condamnant les relations homosexuelles en soulignant des différences semble-t-il indépassables. En d’autres termes, comment s’articule, chez Paul, l’affirmation de la différence homme-femme à l’arrière-plan du texte de Rm 1,26-27 et sa remise en question en Ga 3,28 ? L’affirmation de Romains est-elle première, fondatrice et donc structurante autant qu’indépassable ? Celle de Galates est-elle eschatologique et, pour cette raison, dans le temps que nous vivons, seulement seconde ? La thèse que je défends tient en trois éléments qu’il faut essayer de penser ensemble. Premièrement, Paul partage avec ses contemporains un certain nombre de représentations sociales, religieuses, culturelles, anthropologiques et éthiques, qui sont celles du monde dans lequel il vit : l’Empire romain du premier siècle de notre ère. Deuxièmement, par ses origines juives et tout particulièrement par son appartenance au mouvement pharisien, Paul fait siennes un certain nombre d’autres représentations, elles aussi sociales, religieuses, culturelles, anthropologiques et éthiques, qui entrent parfois en tension avec les précédentes. Troisièmement, les circonstances qui font de lui d’abord un disciple de Jésus de Nazareth et ensuite son apôtre suscitent un nouveau discours, lui-même pas toujours homogène. Ce discours se trouve, selon les cas, en continuité ou en rupture avec son double héritage romain et juif. Dans cette tension, on peut trouver matière à penser la façon dont, chez un individu, le discours idéologique peut conduire à interroger, bon gré mal gré, les usages et les héritages traditionnels. Ce questionnement des traditions dont Paul a hérité a évidemment plusieurs facettes, que nous n’avons pas le temps d’analyser. Mentionnons son expérience re-fondatrice de type kénotique (Ph 3) et sa théologie de la Croix (1 Co 1,18-25), synonymes l’une et l’autre de reconnaissance
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inconditionnelle de la personne indépendamment de ses origines, de ses qualités ou de ses héritages. Son affirmation d’un universalisme radical met en question et relativise également toutes les différences (Ga 3,28). L’analyse de 1 Co 7,29-31 permet de repérer ce qui, dans le discours paulinien, vient interroger les représentations de tous ordres, dont il a hérité de son univers culturel et religieux ou qu’il a parfois élaborées lui-même – y compris les représentations à l’œuvre en Rm 1,26-27. Voilà qui vient en quelque sorte déconstruire les fondations sur lesquelles est adossée sa propre représentation du monde. 1. Le monde de Paul, un univers de différences discriminantes et structurantes Le monde au sein duquel évolue Paul est un univers structuré autour d’un certain nombre de différences clairement discriminantes. J’en relève quelques-unes : citoyen romain versus pérégrin ; homme libre versus esclave ; homme versus femme ; enfant versus adulte ; juifs versus païens. En même temps, à l’intérieur de cette société clairement différenciée et hiérarchisée, certains occupent des places intermédiaires : l’affranchi, le prosélyte ou le craignant Dieu, l’homosexuel. En effet, ces catégories semblent se situer aux frontières des différences susmentionnées : soit qu’elles constituent une opportunité de passer d’un bord à l’autre de la différence (ainsi l’esclave devenu affranchi), soit qu’elles la contestent (c’est le cas, à l’époque, de l’homosexualité dès lors qu’elle est vécue comme un partenariat réciproque et non comme la pratique « normale » du maître disposant de son esclave, c’est-à-dire le dominant disposant du dominé). Ces différences ont à la fois une dimension identitaire et structurante du point de vue de la société romaine. Elles ne sont pas pour autant toutes immuables et certaines peuvent évoluer au gré d’un changement personnel ou à cause d’un événement extérieur qui modifie la condition sociale initiale (un enfant qui devient adulte, un citoyen libre qui se vend comme esclave ou le devient du fait d’une conquête militaire, un esclave qui est affranchi, un païen qui se fait circoncire, un pérégrin qui acquiert la citoyenneté romaine). En tant que citoyen romain et juif d’obédience pharisienne mais aussi comme disciple du messie Jésus, Paul revendique clairement ou assume implicitement certaines de ces différences. Dans son univers et dans son discours, certaines d’entre elles semblent essentielles ; à ne pas s’y soumettre, le monde et la communauté des croyants courent le risque du chaos. Elles structurent la vie en société, qu’il s’agisse du monde ou de la communauté ecclésiale : que l’on songe aux propos de Paul sur la place des femmes, sur l’esclavage ou, évidemment, ceux sur l’homosexualité.
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On doit cependant faire un pas de plus. Chez Paul, certaines de ces différences semblent émarger au registre d’une volonté de Dieu que d’aucuns diront « créationnelle ». Ainsi, les textes qui traitent de l’homosexualité (Rm 1,26-27) et de la place des femmes dans l’église (1 Co 11,1415) utilisent une notion qui semble attester la dimension structurante que ces questions revêtent pour Paul. Dans les deux cas, en effet, il utilise le terme de φύσις (« nature »). Dans le premier, il dénonce des pratiques sexuelles « contre nature » (παρα φύσιν, voir Rm 1,26). Dans le second, il invoque la « nature » (η φύσις) censée enseigner qu’il est honteux pour les hommes de porter les cheveux longs alors que la chevelure a été donnée à la femme comme une gloire (1 Co 11,14) ! Paul semble régler ces deux questions à l’aune d’une loi « naturelle », c’est-à-dire d’une volonté créationnelle de Dieu. J’ouvre une parenthèse sous la double forme d’un constat et d’une question. Un constat d’abord : s’agissant de l’homosexualité, on est facilement porté, dans les Églises, à considérer qu’une loi « naturelle » a institué la différence des sexes et donc l’hétérosexualité comme norme. À l’inverse, on hésite aujourd’hui à considérer que la longueur des cheveux de l’homme et de la femme relève de la « nature », au sens d’un donné anthropologique. Une question maintenant : dans les deux cas, Paul ne donne-t-il pas au mot « nature » la même signification, à savoir un donné créationnel et donc structurant1? Si tel est le cas, on mesure la difficulté d’argumenter sur la base de ces textes, à partir de la notion de « nature », dans la mesure où les questions qu’ils traitent l’un et l’autre ne paraissent pas, aujourd’hui, équivalentes. Sans doute faut-il entendre derrière le terme « nature » celui de « culture » ; par exemple, « la culture (c’est-àdire notre culture) ne nous enseigne-t-elle pas… » 2. La déconstruction paulinienne : une lecture de 1 Co 7,29-31 29 Voici ce que je dis, frères : le moment favorable est contracté. Désormais, que ceux qui ont femme soient comme non mariés, 30 ceux qui pleurent comme non pleurant, ceux qui sont joyeux comme non joyeux, ceux qui achètent comme non possédant, 31 ceux qui prennent en main le monde comme non exploitant. Car la manière d’être [littéralement : le schéma] de ce monde égare [littéralement : conduit à côté [traduction personnelle].
1. Voir E, Entretiens I,16,9, parlant de la barbe qui pousse au menton des hommes : « ces signes donnés par les dieux » qu’il convient ne « pas laisser perdre pour ne pas confondre […] les sexes que Dieu a distingués. » D’ailleurs, derrière les hommes aux cheveux longs de 1 Co 11,14-15, Paul a sans doute en vue ce que les moralistes païen (Juvénal) et juif (Philon) appelaient les « efféminés » et que l’apôtre vise en Rm 1,26-27.
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Dans le chapitre 7 de la première aux Corinthiens, Paul tente de régler deux problèmes très concrets pour la communauté corinthienne : le premier, relatif au mariage et au célibat (v. 1-16.25-28) et le second, relatif à la question des esclaves (v. 17-24). Il s’agit de questions de conjugalité et de statut social. Au cœur de cette longue réflexion, Paul suspend son argumentation et invite son auditoire à prendre de la hauteur, à se distancier de la simple analyse du problème concret. Paul fait une pause dans sa réflexion éthique, concrète et immédiate, et c’est cette pause qui m’intéresse pour mon propos. On peut repérer trois éléments dans ce court passage : 1 – l’introduction (v. 29a) ; 2 – la série des « comme non » (v. 29b-31a) ; 3 – la conclusion (v. 31b). Reprenons un à un ces trois éléments. 1. L’introduction est constituée par une phrase (ὁ καιρὸς συνεσταλμένος ἐστιν) que la plupart des traductions rendent comme suit : « Le temps est court » (Colombe), « écourté » (TOB) ou « se fait court » (NBS). On laisse ainsi entendre que le propos de Paul est articulé à une réflexion sur la proximité de la fin (« il reste peu de temps » proposent même la BFC et PDV)2. Serait en jeu la question de l’imminence de la Parousie. Ce n’est pourtant pas la seule manière de comprendre les propos de Paul. En effet, Paul ne dit pas que le χρονός, le temps chronologique, est écourté, c’est-à-dire qu’il est sur le point de se terminer. Il parle du καιρός, du moment favorable. De ce moment favorable, il affirme qu’il est littéralement « contracté » ou encore « restreint » (συστέλλω), c’està-dire que ses auditeurs vivent, hic et nunc, l’urgence d’un καιρός à saisir ou, pour être plus précis, d’un καιρός par lequel il convient de se laisser saisir. Il s’agit donc de se rendre disponible à ce moment favorable, de l’accueillir dans notre propre existence. L’accueil de ce « moment favorable » change le rapport au monde. Pour comprendre quel changement s’opère dans l’esprit de l’apôtre, un petit détour par la façon dont on envisage l’histoire du monde dans le judaïsme dont Paul hérite est indispensable3. Dans le cadre apocalyptique traditionnel, on distingue entre deux temps ou deux mondes (deux olamim) : le olam hazzeh, le monde depuis sa création jusqu’à sa 2. BFC : Bible en français courant ; NBS : Nouvelle Bible second ; PDV : Parole de vie ; Colombe : Bible version Colombe. 3. Sur ce point, voir Martinus C. de B, « Paul and Jewish Apocalyptic Eschatology », dans Joel M – Marion L. S (dir.), Apocalyptic and the New Testament. Essays in Honor of J. Louis Martyn, Sheffield, Academic Press, 1989, 169-190 ; Elian C, « La temporalité chez Paul », dans Andreas D – Jean-Daniel K – Daniel M (dir.), Paul. Une théologie en construction (Le Monde de la Bible, 51) Genève, Labor et Fides, 2004, 215-224.
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fin, et le olam habba, le monde à venir4. En grec, on distingue deux éons (αἰῶνες). On trouve des traces de cette distinction chez Paul, qui la problématise et la complexifie. Il semble en effet que Paul distingue non pas deux mais trois temps. Reprenant les catégories du philosophe italien Giorgio Agamben5, je propose de nommer ces trois temps : le « temps profane », le « temps eschatologique » et le « temps messianique ». Le « temps profane » correspond, dans la pensée apocalyptique, à « l’éon présent ». Chez Paul, il correspond à la réalité du monde présent, qui va depuis la création jusqu’à l’événement christologique. Le mot αἰών désigne souvent, dans les épîtres pauliniennes, le monde ou « siècle » présent comme n’ayant pas reconnu le Christ (1 Co 1,20 ; 2,6.8 ; 2 Co 4,4 ; voir également 1 Co 3,18 ; 10,11), un « siècle » auquel les croyants ne doivent pas se conformer (Rm 12,2 ; Paul parle aussi de τοῦ κόσμου τούτου, « ce monde » : voir 1 Co 3,19 ; 5,10 ; 7,31). Le « temps profane », c’est donc le temps du monde dans lequel les croyants vivent et duquel, pourtant, ils ont été arrachés (Ga 1,4). On pourrait dire qu’il s’agit du temps de l’histoire des hommes, du temps chronologique (le χρονός, voir Ga 4,4). Désormais, la venue du Christ manifeste que ce temps est parvenu à son « accomplissement » (voir Ga 4,4 : το πλήρωμα του κόσμου) et que, d’une certaine manière, la « fin des siècles – τα τέλη των αιώνιον – est arrivée » (1 Co 10,11). Le « temps eschatologique » correspond, dans les catégories apocalyptiques, à « l’éon à venir ». L’expression n’est cependant jamais utilisée par Paul. De manière significative, il ne parle jamais du monde à venir mais se contente d’en annoncer ce qui marquera son commencement, à savoir la « Parousie » du Christ (1 2,19 ; 3,13 ; 4,15 ; 5,23 ; 1 Co 15,23), le « Jour du Seigneur » (1 Co 1,8 ; 5,5 ; 2 Co 1,14 ; Ph 1,6.10 ; 2,16 ; 1 5,2). Ce « Jour » (ημέρα) marquera, pour Paul, le commencement du « pour toujours avec le Seigneur » (1 4,18), c’est-à-dire le moment où, au « temps profane » succédera la « vie éternelle » (ζωή αιώνιον, Rm 2,7 ; 5,21 ; 6,22-23 ; Ga 6,8), le temps de la glorification avec le Christ (Rm 8,17), une « gloire » (δόξα) pour l’instant « encore à venir » (Rm 8,18). Par rapport à cette distinction classique, Paul introduit l’idée d’un « temps » particulier qui n’est pas encore le « temps eschatologique » (l’éon nouveau) mais qui n’est plus le « temps profane » (le temps chronologique, l’éon présent). Je l’appelle, à la suite d’Agamben, le « temps 4. Voir 1 Hen 71,15 ; IV Es 7,50.112.119; 2 Bar 44,8-15; 83,4-9. 5. Giorgio A, Le temps qui reste. Un commentaire de l’épître aux Romains, Paris, Rivages, 2000 ; voir en particulier p. 104-119.
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messianique ». Il naît avec « l’accomplissement du temps » (Ga 4,4), c’està-dire à la venue du Christ et, plus précisément, pour Paul, à l’événement pascal. Répétons-le, ce temps n’est ni le temps chronologique du monde présent ni le temps du monde à venir. C’est ce que Paul appelle le ὁ νῦν καιρός, « le moment présent » (Rm 3,26 ; voir aussi 8,18 et 11,5) ou plus simplement le καιρός, « le moment favorable » (1 Co 7,29), dans lequel Dieu, par la mort du Christ, manifeste sa justice. Par conséquent, le « temps messianique » ne coïncide pas avec la fin du temps et l’éon futur, ni se s’apparente purement et simplement au temps chronologique profane sans qu’il soit extérieur à celui-ci. Il est également inapproprié de dire qu’il commence à la résurrection et dure jusqu’à la Parousie car ce serait l’inscrire sur une ligne chronologique alors que, pour Paul, il n’est saisissable qu’à même la foi. Ce « moment favorable » n’est donc pas un temps chronologique mesurable. Il n’est pas un temps qui s’ajoute au temps chronologique. Il est cet instant à nul autre pareil, instant singulier, qui va opérer un décalage par rapport au temps chronologique et permettre de le comprendre différemment, de le vivre de façon renouvelée. C’est en quelque sorte le moment de l’expérience de la foi au cœur de l’expérience du temps chronologique. 2. Parce que le καιρός est là, affirme Paul, le rapport des Corinthiens avec le temps chronologique est modifié, c’est-à-dire le rapport avec les diverses situations dans lesquelles ils vivent : profession, état conjugal, condition sociale, vocations diverses dans l’Église ou dans le monde. Tout ceci se trouve affecté par l’accueil du « moment favorable », c’est-àdire du Christ mort et ressuscité, dans leur existence. Paul traduit cette nouvelle donne par la fameuse série de « comme non » qu’il faut maintenant tenter de comprendre (1 Co 7,29-31) : Désormais, que ceux qui ont femme soient 30 ceux qui pleurent ceux qui sont joyeux ceux qui achètent 31 ceux qui prennent en main le monde
comme non mariés comme non pleurant comme non joyeux, comme non possédant, comme non exploitant.
On peut considérer le « comme non » (ὡς μὴ) paulinien comme la « formule de la vie messianique6 ». C’est vivre le « temps messianique » que de vivre « comme non » et c’est le sens ultime de la vocation du croyant dans le monde. La particularité du « comme non » paulinien consiste en effet à mettre en tension non pas une réalité de ce monde avec 6. A, Le Temps qui reste (n. 5), p. 44.
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une autre (les pleurs avec la joie, le mariage avec le célibat, etc.) mais à mettre en tension la réalité avec elle-même (pleurer comme ne pleurant pas, marié comme n’étant pas marié, etc.). Vivre le « temps messianique » ne signifie pas fuir vers un ailleurs (nier les pleurs par la joie, préférer le célibat au mariage, ou le contraire) ni indifférence à la réalité (il s’agit bien de pleurer ou de se marier, ou le contraire) mais remise en question de la réalité sans pour autant l’altérer. En ce sens, le « comme non » est la révocation de toutes les vocations que le « temps profane » impose ou propose7. Le « comme non » est alors la seule vocation acceptable pour qui a été introduit, par la foi, dans le « temps messianique ». En effet, une telle vocation rend le croyant libre par rapport à son action, à son faire et à sa condition sociale (voir 1 Co 7,17-24) ; aucune « vocation » liée au « temps profane » ne lui donne de manière ultime son identité. Il est en quelque sorte libéré des « éléments de ce monde » (τὰ στοιχεῖα τοῦ κόσμου, Ga 4,3). Et si le « temps présent » est encore un temps de souffrance, s’il est attente de « la gloire qui doit être révélée en nous » (Rm 8,19), cette attente n’est pas fuite hors de la réalité de ce monde mais une mise en marche, une course ici-bas en vue d’obtenir « le prix attaché à l’appel » (Ph 3,14 ; voir Ph 3,10-16). Aussi le « comme non » possèdet-il, en lui-même, une dimension contestatrice qui excède le propos même de Paul. Le croyant ne peut jamais se satisfaire de ce qui se voit et de ce qui se présente ici-bas comme clôturé. Cela signifie : autre chose est possible, pas seulement pour l’individu mais pour la création tout entière (voir Rm 8,19-22). 3. παράγει γὰρ τὸ σχῆμα τοῦ κόσμου τούτου (1 Co 7,31) : « la figure de ce monde passe », lit-on le plus souvent dans nos bibles françaises (traductions Colombe et TOB ; NBS : « le monde tel qu’il est formé passe »; BFC : « le monde tel qu’il est ne durera plus très longtemps » ; PDV : « le monde d’aujourd’hui ne va pas durer toujours »). Toutes ces traductions nous mettent une fois encore dans un rapport chronologique au monde. Or le texte grec dit autre chose : « la manière d’être du monde égare » (littéralement : « le schéma de ce monde conduit à côté »). Je propose de le comprendre comme suit : la logique de ce monde éloigne les Corinthiens de ce qu’ils sont désormais devenus en Christ. En d’autres termes, elle les conduit à côté de la vérité de leur condition nouvelle d’enfants de Dieu. L’idée d’égarement évoque le motif biblique de l’idolâtrie. 7. « En tendant toute chose vers elle-même sous la forme du comme non, le messianique ne fait pas que l’effacer simplement ; au contraire, il la fait passer, il en prépare la fin. Le messianique n’est pas une autre figure, un autre monde : c’est le passage de la figure de ce monde » (Ibid., p. 46).
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Il ne s’agit donc pas de morale ou d’apocalyptique ; Paul ne dit pas à ses auditeurs que le monde est mauvais ou qu’il est sur le point de finir. Plus fondamentalement, il leur rappelle que le monde se trompe et les trompe sur ce qui fait l’essence de leur existence. Le « monde », c’est-àdire la logique du χρονός, risque de leur faire confondre leurs états conjugaux, leurs situations personnelles, les conditions sociales dans lesquelles ils vivent et les responsabilités citoyennes que certains peuvent avoir avec la vérité de ce que, en Christ, ils sont devenus et qui n’est plus réductible aux images qu’ils donnent à voir. 3. Relire Romains 1,26-27 26
C’est pourquoi Dieu les a livrés à des passions avilissantes : leurs femmes ont échangé les rapports naturels pour des rapports contre nature (παρα φύσιν) ; 27 les hommes de même, abandonnant les rapports naturels avec la femme, se sont enflammés de désir les uns pour les autres, commettant l’infamie d’homme à homme et recevant en leur personne le juste salaire de leur égarement.
Quatre remarques sur le passage. 1. La compréhension de l’homosexualité, au premier siècle en général et chez Paul en particulier, n’est pas la même que dans notre société occidentale contemporaine. Aujourd’hui, nous comprenons la sexualité comme un élément central à la formation d’une identité personnelle et à l’établissement d’un état psychologique équilibré. Une telle compréhension n’existe pas dans l’Antiquité. Si Paul (comme l’ensemble des écrivains de l’Antiquité) ne s’oppose pas à l’homosexualité en tant qu’inclination permanente chez certaines personnes, il s’oppose clairement aux actes homosexuels. Il s’inscrit clairement dans la tradition juive et rejette les pratiques et les concepts gréco-romains8. 2. Paul ne traite pas de l’homosexualité en elle-même, comme s’il s’agissait d’une pratique particulièrement condamnable et dangereuse (même si pour son regard juif, le mode de vie de certains Romains lui paraissait inacceptable). Il range l’homosexualité, avec d’autres « maux », au rang des désordres, non pour des raisons morales mais pour des raisons liées à l’ordre de la création : elle perturbe l’ordre tel que Dieu l’a institué. Il fait droit aux différences structurantes qu’il reçoit de son univers juif et qui le conduisent à condamner l’acte homosexuel.
8. Sur ce point, voir Stanley S, A Rereading of Romans : Justice, Jews and Gentiles, Yale University Press, 1994 ; voir spécialement le chapitre 2.
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3. Ce « désordre », Paul l’interprète théologiquement ; il est le signe du péché (puissance de séparation d’avec Dieu). Le « désordre » n’est pas le péché, il en est la conséquence. Ce « désordre », Paul ne songe pas à le « réparer » ni même à le réprimer ; il ne construit pas un discours positif sur la façon de rétablir l’ordre créationnel voulu par Dieu. Simplement, il se sert du constat de ce désordre pour illustrer la situation de l’humain et du monde sans Dieu et pour appeler tout humain à la foi. 4. Pour Paul, l’essentiel n’est pas la description de l’état de désordre de la société (qui, soulignons-le, ne se limite pas à la constatation de l’homosexualité – voir la liste des v. 29-31) mais la fonction rhétorique de l’ensemble constitué par Rm 1-3. Il s’agit de montrer que tous (juifs et païens, esclaves et hommes libres, hommes et femmes, homosexuels et hétérosexuels), sont également esclaves du péché et que tous (juifs et païens, esclaves et hommes libres, hommes et femmes, homosexuels et hétérosexuels) sont appelés à la justification (Rm 3,21-31). Je fais miennes les remarques de André Wénin sur le livre de la Genèse, dont celle où il nous invite à « honorer la forme narrative9 » des textes. Cela implique de ne pas faire dire au texte plus que ce qu’il dit. Le texte de Paul, qui nous occupe, a une fonction rhétorique et non théorique. Le propos sur l’homosexualité ne constitue pas le message de Paul. Sa « thèse » a été formulée en 1,16-17 : « Je n’ai pas honte de l’Évangile qui est puissance de Dieu pour le salut de quiconque croit » (v. 16) ; elle sera réitérée en 3,21-31. C’est cette thèse qui, en première (1,16-17) et dernière analyse (3,21-31), est fondatrice. C’est elle qui permet d’interroger le propos de Paul sur l’homosexualité, dans la mesure où l’espace ouvert par la proclamation de l’Évangile est plus inclusif que celui ouvert par 1,26-27. Conclusion : Paul, une « grammaire » théologique et anthropologique Même si elles perdurent dans le propos paulinien, les différences culturelles et religieuses habituelles sont potentiellement interrogées par la réflexion théologique suscitée par « l’événement de Damas ». S’opère chez Paul une re-fondation structurante qui remet en question chez lui les fondations premières. On pourrait d’ailleurs montrer comment, dans bien d’autres passages (sur le pur et l’impur, sur la non-confusion des croyants et des incroyants, sur la place des femmes, sur l’esclavage, etc.), 9. André W, « Humain et nature, femme et homme : différences fondatrices ou initiales ? Réflexions à partir des récits de création en Genèse 1-3 », dans RSR 101 (2013), 401-420, p. 418.
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l’expérience paulinienne interroge en profondeur des différences que par ailleurs il continue de prôner au quotidien. Il convient de ne pas confondre la grammaire et le texte, suivant une distinction de Donegani : « parler de “grammaire” implique […] de ne pas superposer à la légère la structure grammaticale d’un texte et le contenu textuel généré par cette grammaire10 ». La grammaire paulinienne, c’est la révélation de la reconnaissance de chaque personne, indépendamment de ses qualités, de ses héritages, de ses propriétés ou même de ses fondations structurantes. Cette conviction implique une anthropologie et une théologie qui interrogent en profondeur toute l’existence, y compris les propos de Paul. Si Paul peut continuer à défendre certaines distinctions, sa grammaire l’amène à interroger les distinctions culturelles et religieuses habituelles. L’expérience vécue par Paul opère, sur ses propres représentations, une modification des distinctions qu’il véhicule par ailleurs. Des déplacements se produisent, indépendamment des opinions qu’il peut avoir, en raison du message dont il est désormais le héraut. En d’autres termes, l’Évangile opère indépendamment des opinions morales de Paul et peut donc les interroger. Cette grammaire se conjugue et s’incarne dans un contexte donné. Il convient de ne pas la confondre avec son expression historiquement datée. Nous sommes aujourd’hui conviés à la tâche de discerner quelles distinctions, auxquelles s’attache l’Église ou qui sont mises en place par la société, sont à interroger.
10. Jean-Marie D, « Crise de l’Occident, crise du christianisme, crise de la différence », dans RSR 101 (2013), 351-376, p. 375.
IL N’Y A PAS DE MÂLE ET DE FEMELLE . L’ATTITUDE DU PREMIER CHRISTIANISME À L’ÉGARD DE LA FEMME : ÉVOLUTIONS ET RÉGRESSIONS Michel G, op
« Il n’y a pas de mâle et de femelle ». Ainsi traduite, cette proclamation finale de Ga 3,28 manque d’élégance. Mais c’est bien ainsi que, littéralement, les choses sont dites, témoignant d’une double étrangeté. Pour une part, les deux proclamations qui précèdent, où il est question, en premier de « juif » et de « grec », puis d’« esclave » et de « libre », font comprendre que la référence est au monde humain. Pourquoi alors arsen (« mâle ») et thèlu (« femelle ») plutôt que anèr (« homme ») et gynè (« femme ») ? L’autre irrégularité est d’ordre grammatical. Dans les deux proclamations précédentes, la double négation s’exprime de la façon habituelle : ouk eni1… oude, « il n’y a pas de juif ni de grec ». Pourquoi alors cette tournure insolite dans la troisième : ouk eni … kai, « il n’y a pas de mâle et de femelle »? Sans doute cette double anomalie s’explique-telle par une évocation du récit de la création en Gn 1,27, dont Ga 3,28 reproduit exactement la formulation des Septante : « Et Dieu fit l’être humain (anthrôpon), selon l’image de Dieu il le fit, mâle et femelle (arsen kai thèlu) il les fit. » On comprend alors que l’absence de distinction qui est proclamée entre les humains ne peut consister dans la suppression de la différenciation sexuelle affectant ceux-ci depuis les origines mais qu’elle est à situer à un autre niveau. Voilà qui nous amène à notre thème. Comment Ga 3,28 et plus largement le christianisme des origines ont-ils rendu compte des rapports entre personnes humaines des deux sexes ? De quelle attitude témoignentils à l’égard de la femme en particulier ? Peut-on, à partir du Nouveau Testament, retracer une évolution de ce point de vue dans les conceptions et les pratiques des premières générations chrétiennes ? Rendre compte d’un donné par mode de synthèse expose à une double frustration, tant du côté de l’exécution que de la réception. Le dégagement de grands axes et de conclusions sur des sujets complexes ne saurait 1. On a ici la forme abrégée de enesti, « il y a, il existe, il se trouve ».
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remplacer analyses et démonstrations. On peut néanmoins estimer qu’il serait utile d’en retracer les lignes maîtresses2. Ce qui frappe en premier, c’est que les textes pertinents sur les questions que nous avons posées sont relativement peu nombreux. Les doigts des deux mains suffisent pratiquement à les compter, concentrés avant tout chez Paul et dans la tradition paulinienne, comme le manifeste la section d’extrême-droite du tableau suivant indiquant les points de repère familiers3. Dates
Production épistolaire
Étapes littéraires Textes témoins
Après 65 Lettres « pastorales » 1 et 2 Timothée, Tite
niveau trito-paulinien
60-65
Lettres de la crise colossienne Colossiens, Éphésiens + Philémon
niveau Col 3,18-19 deutéro-paulinien Ep 5,21-24 + 1 P 3,1-2
55-60
Lettres de la crise judaïsante Galates, Romains + 2 Corinthiens, Philippiens
niveau protopaulinien
50-55
Lettres traditionnelles 1-2 essaloniciens, 1 Corinthiens
30-50
1 Tm 2,8-15 Tt 2,4-5
1 Co 7,1-7 1 Co 11,2-16 1 Co 14,33-36 niveau pré-paulinien
Ga 3,28 (cf. 1 Co 12,13 ; Col 3,11)
En rapport avec notre thème, les étapes de l’évolution ne coïncident pas exactement avec les étapes littéraires distinguées dans ce tableau. Nous allons vérifier en effet que les textes des deux premiers niveaux (pré-paulinien et proto-paulinien) témoignent ensemble d’une première étape où l’affirmation du spécifique chrétien en rapport avec le statut et le rôle de la femme ne s’accompagne d’aucune référence au modèle socioculturel. Les textes du niveau deutéro-paulinien (auxquels il faut joindre de ce point de vue Tt 2,4-5) témoignent d’une seconde étape où l’affirmation du spécifique chrétien est maintenue, tout en prenant en compte le modèle socioculturel. Enfin, le texte de 1 Tm 2,8-15, qui se rattache au 2. Cette communication a été présentée lors du congrès conjoint de l’ACÉBAC (Association catholique des études bibliques au Canada) et de la SCT (Société canadienne de théologie) tenu à l’Université Laval (Québec) du 5 au 7 juin 2017. 3. Avec des points d’interrogation en rapport avec la localisation au niveau protopaulinien du 2 et de Ph et au niveau trito-paulinien de 2 Tm, considérée par certains comme authentique en totalité ou en partie.
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niveau trito-paulinien, témoigne d’une troisième étape de l’évolution, où le modèle socioculturel n’est pas seulement pris en compte mais importé, pour ainsi dire, à l’intérieur des communautés chrétiennes, entraînant ainsi une mise en veilleuse du spécifique chrétien4. 1. La première étape (30-60) : l’affirmation du spécifique chrétien sans référence au modèle socioculturel 1.1 Avant Paul (30-50) : Ga 3,28 ou l’écho d’un saisissement face à la nouveauté chrétienne La proclamation de l’épître aux Galates évoquée au point de départ se situe à l’avant-dernier verset du chapitre 3. Elle se présente ainsi au terme de la dernière section (3,23-29) d’un long développement commencé au chapitre précédent en Ga 2,15. Cette dernière section se lit ainsi : 23
Avant la venue de la , nous étions enfermés sous la garde de la L, réservés à la foi qui devait se révéler. 24 Ainsi la L nous servit-elle de pédagogue jusqu’au Christ, pour que nous soyons justifiés . 25 Mais la venue, nous ne sommes plus sous un pédagogue. 26 Car vous êtes tous fils de Dieu, , dans le Christ Jésus. 27 Vous tous en effet, baptisés dans le Christ, vous avez revêtu le Christ : 28 il n’y a ni Juif ni Grec, il n’y a ni esclave ni homme libre, il n’y a ni homme et femme ; car tous vous ne faites qu’un dans le Christ Jésus. 29 Mais si vous appartenez au Christ, vous êtes donc la descendance d’Abraham, héritiers selon la promesse.
1.1.1 Une proclamation qui détonne On peut se rendre compte, même à première lecture, que la triple proclamation du v. 28a – en italiques et en caractères gras dans la citation ci-dessus – détonne de différentes manières par rapport à son contexte. 1) D’abord par sa forme et son style caractéristiques comportant trois séries d’oppositions parallèles formulées de la même manière, avec, avonsnous vu, une variation de détail dans la troisième en écho à l’Écriture. 4. La recherche sous-jacente aux synthèses qui suivent a été exposée aux chapitres 2-4 de Michel G, « Ni homme ni femme ». L’attitude du premier christianisme à l’égard de la femme. Évolutions et régressions (Lire la Bible, 175), Montréal – Paris, Médiaspaul – Cerf, 2013, p. 45-142.
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Sa formulation à la troisième personne du singulier la distingue également, encerclée qu’elle est par des énoncés à la première (3,23-27) et à la deuxième personne du pluriel (v. 28b-29). 2) Cette triple proclamation fait encore intervenir un vocabulaire qu’on ne rencontre pas habituellement chez Paul. Ainsi, le verbe enesti (« il y a ») sous la forme contracte eni se retrouve trois fois dans ce seul passage, contre deux fois à peine dans le reste du corpus paulinien5. De même, le terme hellèn (« grec ») utilisé dans la première opposition est peu fréquent chez Paul et en particulier en Ga, par comparaison avec le terme ethnos, employé le plus souvent pour désigner les païens par opposition aux Juifs 6. Les termes doulos (« esclave ») et eleutheros (« libre ») qui forment antithèse dans le second membre y font référence à la condition sociale alors que Paul les utilise ordinairement au sens métaphorique, en référence à la condition spirituelle7. Quant aux termes arsèn (« mâle ») et thèlu (« femelle »), Paul, qui ne fait jamais référence à Gn 1,27, ne les emploie que deux fois ailleurs en Rm 1,26.27. 3) Si l’on passe de l’expression au contenu de la pensée, on constate de nouveau que la triple proclamation de Ga 3,28 n’est pas vraiment ajustée par rapport à l’argumentation d’ensemble de Ga 2,15–3,29. Dans le texte de 3,23-29 tel qu’il est reproduit ci-dessus, cinq termes sont mis en relief au moyen de signes et de caractères différents. Ces termes renvoient à des thèmes caractéristiques reliant notre section à celles qui la précédent. a) Il y a d’abord, au début de la section (v. 24-26), le verbe « justifier » (souligné) et les termes « foi » et « loi » (en petites capitales). Ces termes reflètent la thématique fondamentale qui traverse l’ensemble de Ga 2,15– 3,29. Le verbe « justifier », qui fait son apparition pour la première fois dès Ga 2,16, revient ensuite sept fois jusqu’à la fin du chapitre 38, accompagné le plus souvent des termes « foi » et « Loi ». Tout au long de Ga 2,15–3,29, ces deux termes reviennent pas moins de 21 fois chacun. Ainsi donc, la 5. Une fois en 1 Co 6,5 (« il n’y a [ouk eni] parmi vous personne de sage ») et une autre en Col 3,11, comme nous le verrons, dans une proclamation semblable à celle de Ga 3,28 (« il n’y a pas de Grec et de Juif »). 6. En Ga, hellèn ne revient qu’une fois ailleurs (en 2,3 à propos de Tite, pour lequel la désignation ethnos ne convenait pas) alors que ethnos s’y retrouve 10 fois ; il en va de même en Rm où ethnos se révèle cinq fois plus fréquent que hellèn (29 fois contre 6). 7. Cela se vérifie en particulier dans le cas de doulos, dont les trois autres emplois en Ga (1,10 ; 4,1.7) comme les quatre en Rm (1,1 ; 6,16.17.20) sont à comprendre au sens métaphorique. 8. Le verbe dikaioô (« justifier ») en 2,16 (ter).17 ; 3,8.11.24 ; en plus, le substantif dikaiosynè (« justice ») en 2,21 ; 3,6.21 ; l’adjectif dikaios (« juste ») en 3,11 ; après le chapitre 3, les deux premiers termes ne reviendront plus qu’une fois chacun (Ga 5,4.5).
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triple proclamation de Ga 3,28 se situe au terme d’un long développement ayant comme thème fondamental celui de la justification par la foi, mise en opposition avec la justification par la Loi. b) Deux autres termes sont encore mis en relief, cette fois à la fin de la section, au v. 29. C’est, pour une part, le nom d’Abraham – reproduit en caractères gras et souligné – et la mention de la promesse (en caractères gras). Cela renvoie à la seconde partie du développement. Celle-ci, en effet, après l’affirmation générale du principe de la justification par la foi en 2,15-3,5, entreprend de l’illustrer en référence à la figure et à l’expérience d’Abraham. Mentionné pour la première fois en 3,6, celui-ci le sera à huit reprises jusqu’en 3,299. La « thèse » se trouve bien affirmée dès le point de départ : Ainsi Abraham crut-il en Dieu, et ce lui fut compté comme justice. Comprenez-le donc : ceux qui se réclament de la foi, ce sont eux les fils d’Abraham. (3,6-7)
À l’intérieur de cette seconde partie sur Abraham (3,6-29), intervient le thème de la promesse à partir de 3,1510. En raison de sa foi, Abraham n’a pas obtenu seulement la justification pour lui-même mais encore une bénédiction (3,8-14) et une promesse (3,15-29) en faveur de sa descendance. Et c’est à l’intérieur de ce développement sur la promesse que prennent sens les affirmations finales de notre passage ; par le baptême, les croyants sont rattachés au Christ (3,27-28) et c’est ainsi qu’ils sont intégrés à la descendance d’Abraham, devenant ainsi héritiers de la promesse (3,29). Le repérage, dans ses lignes essentielles11, de l’argumentation déployée dans le contexte élargi (2,15–3,29) et dans le contexte immédiat (3,27-29) débouche sur deux constatations en ce qui concerne la triple proclamation de Ga 3,28.
9. En Ga 3,6.7.8.9.14.16.18.29 ; en dehors du chapitre 3, la mention d’Abraham ne se trouve qu’une fois, en Ga 4,22 dans un autre contexte où il est question des fils de la servante et de la femme libre. 10. À partir de 3,15, en effet, jusqu’à la fin du chapitre, le vocabulaire de la bénédiction disparaît pour faire place à celui de la promesse : le substantif epangelia (« promesse ») 8 fois et le verbe epangellomai (« promettre ») 1 fois. À vrai dire, « promesse » fait son apparition en 3,14b par mode de transition ou comme mot-crochet à la fin de la section sur la bénédiction. Dans le reste de la lettre, ce vocabulaire ne reviendra que deux fois seulement dans un autre contexte en Ga 4,23.28. 11. Pour plus de développements sur le contexte d’ensemble (2,15–3,29), sur l’argumentation qui s’y déploie et sur l’emboîtement de ses composantes : Michel G, « “Ni Juif ni Grec, ni esclave ni libre, ni mâle et femelle” (Ga 3,28). Sur une contribution de la première génération chrétienne à une affirmation des droits humains », dans SE 69 (2017), 241-262, p. 243-248.
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En rapport avec le contexte immédiat, le v. 28 en son entier n’y a pas strictement de rôle à jouer. À l’intérieur de l’argumentation relative à la promesse, le rôle essentiel revient à la mention du baptême au v. 27. Ce verset renoue en effet avec ce qui a été affirmé en 3,16. Là, en jouant sur une nuance de détail, Paul avait fait observer que, selon Gn 13,15, les promesses faites à Abraham ne l’ont pas été à des descendants au pluriel mais à une descendance au singulier (3,16a). Or, celle-ci ne pouvait viser que le Christ, authentique destinataire des promesses à Abraham. Le v. 712 vient prendre le relais et prolonger cette argumentation. Par le baptême, affirme-t-il, les croyants sont rattachés au Christ : « Vous tous baptisés en Christ (littéralement « en vue du Christ », eis Christon), vous avez revêtu Christ. » Ainsi rattachés au Christ, destinataire de la promesse à Abraham, les croyants se trouvent intégrés à la descendance de ce dernier. Il ne reste plus alors qu’à conclure : « Puisque vous appartenez au Christ, vous êtes donc la descendance d’Abraham, héritiers selon la promesse. » (3,29) Comme on le voit, le v. 29 pourrait enchaîner directement avec le v. 27, sans qu’on se rende compte qu’il manque quelque chose. La proclamation du v. 28 vient simplement expliciter le contenu du hosoi ebaptisthète (« vous tous qui avez été baptisés ») du v. 27. Si l’on considère le contexte élargi (2,15–3,29), l’insistance de l’argumentation depuis le début porte sur le fait que la justification découle de la foi et non de la Loi et que cette justification est accordée à tous, païens aussi bien que Juifs. Dès le premier verset en 2,15, s’exprime la distinction entre Juifs et païens, lesquels sont encore mentionnés trois fois dans la suite13. Dès lors, dans cette perspective, seul le premier membre de la proclamation de 3,28, « il n’y ni Juif ni Grec » s’avère pertinent, les considérations sur la condition sociale (« ni esclave ni libre ») ou les différences sexuelles (« ni homme ni femme ») ne jouant aucun rôle dans l’ensemble de l’argumentation. 1.1.2 Un écho de la toute première génération Disparité de style et de vocabulaire, discontinuité d’ordre thématique par rapport au contexte d’intégration : ces traits que nous venons de relever suggèrent tout naturellement de voir dans la triple proclamation antithétique de Ga 3,28 l’écho d’un formulaire déjà existant et connu des 12. Une fois terminée la section intermédiaire (3,17-25) visant à montrer que le régime de la Loi n’a pas permis l’accès à la promesse. 13. Le terme ethnè, « païens, nations », revient deux fois en Ga 3,8 et une fois en 3,14.
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communautés auquel Paul peut faire référence sans plus d’explication14. Considérant que la première antithèse, « ni Juif ni Grec » est la seule qui se rapporte à la problématique et aux thèmes abordés dans le développement de Ga 2,15–3,29, la présence des deux autres à la suite s’explique si Paul, au lieu de s’en tenir au premier membre de la proclamation, en prolonge la citation jusqu’au bout. À ces indices, vient encore s’ajouter celui de l’attestation multiple. Les deux premières antithèses, Juif-Grec et esclave-libre, sans y être formulées selon un parallélisme aussi rigoureux qu’en Ga 3,28, sont en effet présentes dans deux autres passages du corpus paulinien : Et en effet dans un seul Esprit, nous tous avons été baptisés en vue d’un seul corps, soit Juifs soit Grecs, soit esclaves soit libres, et tous nous avons été abreuvés d’un seul Esprit. (1 Co 12,13) (Ne vous mentez pas les uns aux autres) ayant dévêtu l’homme ancien avec ses pratiques et ayant revêtu l’homme nouveau, celui qui se renouvelle en vue de la connaissance à l’image de celui qui l’a créé, là où il n’y a pas de Grec et de Juif, de circoncision et d’incirconcision, de Barbare, de Scythe, d’esclave, de libre, mais tout et en tous Christ. (Col 3,9-11)
Ce qui est frappant, c’est que les mêmes catégories antithétiques se retrouvent, comme en Ga 3,27-28, dans des passages où il est question du baptême, envisagé sous deux angles différents : comme lieu du don de l’Esprit en 1 Co et comme lieu de renouvellement en Col15. Cette commune référence au baptême dans les trois passages invite à voir dans 14. Cette hypothèse paraît partagée par une majorité d’auteurs. Certains restent cependant hésitants. Référence aux études les plus récentes sur ce point dans D. François T, « Tendencies in the Interpretation of Galatians 3:28 since 1990 », dans Acta Theologica Supplements 9 (2014), 105-129 (part. § 3. e Origin of Galatians 3:28). Paru depuis, avec application systématique à Ga 3,28 des critères de détection des formulaires anciens : Michel G, « Les formes pré-littéraires, ou l’Évangile avant l’écriture », dans Bernard P – Enrico N (dir.), Histoire de la littérature grecque chrétienne des origines à 451, II. De Paul de Tarse à Irénée de Lyon (L’Âne d’or), Paris, Les Belles Lettres, 2016, 221-237, p. 232-233. 15. Ces trois textes sont étudiés dans Bruce H, « All of You Are One » : The Social Vision of Galatians 3.28, 1 Corinthians 12.13 and Colossians 3.11 (Library of New Testament Studies, 409), London – New York, NY, T&T Clark, 2010 ; de même dans l’article classique de Michel B, « “Complexio oppositorum”. Sur les formules de I Cor. XII,13 ; Gal. III.26-8 ; Col. III.10,11 », dans NTS 23 (1977), 1-19. Sur le type de référence au formulaire en 1 Co et Col, Michel G, « “Ni Juif ni Grec, ni esclave ni libre, ni mâle et femelle” » (n. 11), 252-255.
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ce dernier le lieu originel de la triple proclamation de Ga 3,28a. Dans le Christ, les distinctions et les inégalités découlant de l’origine religieuse ou ethnique, de la condition sociale ou de la différence sexuelle, sont dépassées. Telle est la conviction que, déjà avant Paul, du moins avant la première lettre aux Corinthiens, la toute première génération chrétienne paraît bien avoir exprimée lors de la célébration baptismale16. Il suffit, pour en mesurer le caractère novateur, sinon « révolutionnaire » – nombre de commentaires usent aisément de ce qualificatif –, en particulier pour des chrétiens d’origine juive, de penser aux différences qui 16. Ici s’arrête l’exploration du texte et de sa signification originelle sous l’angle où il nous intéresse. Au cours des dernières années, une multitude d’études, surtout en Amérique du Nord, se sont efforcées d’en dégager les implications pour la conception et la pratique, sociale et ecclésiale, liées au statut et au rôle de la femme. Sans prétendre à l’exhaustivité, signalons par ordre chronologique : Jérôme M-O’C, « St Paul : Promotor of the Ministry of Women », dans Priests & People 6 (1992), 307-311 ; Daniel B, « Galatians and Gender Trouble : Primal Androgyny and the First-century Origins of a Feminist Dilemma », dans Protocol of the Colloquy of the Center for Hermeneutical Studies 1 (1995), 1-38 ; David M. S, « Galatians 3:28 and the Ministry of Women in the Church », dans Covenant Quarterly 56 (1998), 2-18 ; Richard W. H, Equality in Christ ? Galatians 3:28 and the Gender Dispute, Wheaton, IL, Crossway, 1999 ; Mary Rose d’A, « Gender Refusers in the Early Christian Mission. Gal. 3:28 as an Interpretation of Gen 1:27b », dans Charles A. B – David B (dir.), Reading in Christian Communities : Essays on Interpretation in the Early Church (Christianity and Judaism in Antiquity), Notre Dame, IN, University of Notre Dame Press, 2001, 149-173 ; Ed L. M, « Is Galatians 3:28 the Great Egalitarian Text ? », dans The Expository Times 114 (2002), 9-11 ; Doug H, « Distinction and Function in the Church : Reading Galatians 3:28 in Context », dans Direction 34 (2005), 181-193 ; Elelwani B. F, « e Use of Galatians 3:28 in Promoting Gender Equality », dans Journal of Constructive Theology 12 (2006), 506-524 ; Dale B. M, « e Queer History of Galatians 3:28. “No Male and Female” », dans Dale B. M (dir.), Sex and the Single Savior : Gender and Sexuality in Biblical Interpretation, Louisville, KY – London, Westminster John Knox, 2006, 77-90 ; N. omas W, « e Biblical Basis for Women’s Service in the Church », dans Priscilla Papers 20 (2006), 5-10 ; Monica C, « Men and Women as Equal Partners in Christian Community. A Biblical Meditation with Special Reference to Galatians 3:28 », dans Ecumenical Review 60 (2008), 100-103 ; Denis F, « “Il n’y a pas l’homme et la femme” (Ga 3,28), utopie ou défi ? », dans RSR 83 (2009), 5-22 ; David E. A, « Galatians 3:28 and the Problem of Equality in the Church and Society », dans Patricia W (dir.), From Judaism to Christianity : Tradition and Tranisition. Festschrift for Thomas H. Tobin, S. J. (Supplements to Novum Testamentum, 136), Leiden – Boston, MA, Brill, 2010, 153-183 ; Silke P, « Nicht mehr “männlich und weiblich” (Gen 1,27). Die Rede von der Auebung der Geschlechterdifferenz im frühen Christentum », dans Irmtraud F – Christoph H (dir.), Geschlechterverhältnisse und Macht. Lebensformen in der Zeit des frühen Christentums (Exegese in unserer Zeil, 21), Münster, LIT Verlag, 2010, 78-109 ; Jennifer S, « “Inclusiveness” – An Authentic Biblical Truth at Negates Distinctions : A Hermeneutic of Gender Incorporation and Ontological Equality in Ancient Christian ought », dans Journal of Early Christian History 5 (2015), 116-131 ; Caroline S C, « New Creation and Inheritance : Inclusion and Full Participation in Paul’s Letters to the Galatians and Romans », dans Priscilla Papers 30 (2016), 21-29.
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étaient inscrites dans les divisions architecturales du Temple de Jérusalem. Celles-ci étaient bien connues de Paul et, au témoignage des Actes (21,2829), lui valurent son arrestation. Avec les parvis des juifs et des païens, des hommes et des femmes, ces divisions reflétaient au moins deux des oppositions dont la proclamation baptismale de Ga 3,28 célébrait le dépassement décisif en Jésus Christ. 1.2 Le Paul des années 50 : le témoignage unique de la première lettre aux Corinthiens De toutes les lettres de Paul, c’est la première aux Corinthiens, généralement datée de l’an 55, qui livre le plus de données relatives à la femme, à son statut et à son rôle17 : à l’intérieur du mariage en 1 Co 7,1-7, à l’intérieur de la communauté de prière chrétienne en 1 Co 11,2-16 et 14,33-36. Nous sommes donc maintenant au début de la seconde génération chrétienne, où font leur apparition, sous le mode épistolaire, les premiers écrits chrétiens – du moins ceux qui nous sont restés. 1.2.1 La femme à l’intérieur du couple chrétien (1 Co 7,1-7) C’est donc en rapport avec l’expérience conjugale qu’il est question de la femme au début du chapitre 7 de 1 Co. Ce chapitre, où Paul aborde à la suite une série de questions que lui ont posées les Corinthiens, inaugure pour ainsi dire le second versant de la lettre et il porte presque tout entier sur le mariage (7,1-16) et sur le célibat (7,25-40)18. Aux versets 1-7, le mariage n’est pas abordé de façon abstraite mais bien concrètement, en tant que lieu de la rencontre sexuelle. C’est à celle-ci en effet que semble bien faire référence l’euphémisme employé par Paul au point de départ : « Il est bon pour un homme de ne pas toucher une femme (gynaikos mè aptesthai). » (7,1b) Une étude récente19 a conclu, au terme d’une enquête systématique, que, dans les quelque vingt-cinq attestations repérées dans la littérature grecque ancienne, cette expression fait toujours 17. À elle seule, la première lettre aux Corinthiens emploie le mot « femme » presque deux fois autant (41 fois) que tout le reste du corpus paulinien (23 fois). 18. Entre les deux (7,17-24) s’insère l’exhortation à demeurer « dans la condition où le Seigneur a appelé chacun » (v. 17). 19. Roy E. C, « Revisiting the Euphemism in 1 Corinthians 7.1 », dans JSNT 31 (2009), 325-338 ; du même auteur en collaboration avec Brian S. R, The First Letter to the Corinthians, Grand Rapids, MI – Cambridge UK, W.B. Eerdmans, 2010, p. 272285.
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référence aux relations sexuelles et non pas au mariage lui-même20. Il faut alors comprendre que l’affirmation du v. 1 doit représenter l’opinion de certains Corinthiens prônant l’abstention de relations conjugales à l’intérieur du mariage – ce qui se conçoit bien à la suite de « Au sujet de ce que vous m’avez écrit » (7,1a). À quoi Paul réagit en désapprouvant un comportement exposant à aller chercher satisfaction ailleurs et à succomber ainsi à la porneia (7,2-4). Il se montre même réticent à concéder une abstention temporaire et obéissant à des motivations d’ordre spirituel (7,5-6). Si vivre dans la continence représente un idéal pour qui en a reçu le charisme, le mariage représente lui aussi un don de Dieu (7,7). Ce qui est frappant dans l’exposé de la position de Paul, c’est l’affirmation répétée d’une stricte réciprocité dans ce que nous appellerions aujourd’hui les droits et les devoirs de l’homme et de la femme à l’intérieur du mariage. La formulation des versets 2-4 comporte en effet la formulation de six énoncés parallèles se répondant deux à deux, où tout ce qui est affirmé à propos de l’homme dans le premier l’est ensuite à propos de la femme dans le second : 2
[…] que chacun ait sa propre femme / et que chacune ait son propre mari. À la femme que le mari donne ce qui est dû, / de même aussi la femme au mari. 4 La femme ne dispose pas de son propre corps, mais le mari, / de même aussi le mari ne dispose pas de son propre corps, mais la femme. 3
À cela s’ajoute au v. 5, dans l’énoncé de la « concession » d’une abstention temporaire des relations conjugales, la précision que cela doit se faire ek symphônou, « en harmonie, d’un commun accord21 ». Ainsi 20. L’expression se trouve au IVe s. avant notre ère chez Aristote et Platon, par exemple au livre VIII des Lois 840a : « N’avons-nous pas entendu dire ce qu’a fait Iccos de Tarente en vue du concours olympique et des autres concours ? Pour y être vainqueur, lui qui possédait en son âme et la technique et la force avec la tempérance, ne toucha jamais, ainsi qu’on l’atteste, ni une femme ni un jeune garçon (oute tinos pôpote gynaikos èpsato oud’ au paidos) tant qu’il fut dans le feu de l’entraînement. » Cela conduit à écarter une interprétation plus traditionnelle comprenant « ne pas toucher une femme » au sens d’une abstention du mariage lui-même. Il s’agit alors de la position de Paul lui-même à laquelle fait écho à la fin l’énoncé : « Je veux que tous les hommes soient comme moi. » Entre les deux, Paul, de façon réaliste, affirmerait qu’un tel idéal n’est cependant pas à la portée de tous et qu’en conséquence mieux vaut se marier et faire l’expérience de relations conjugales normales que de tomber dans une forme ou l’autre de dérèglement sexuel (porneia). Le mariage lui-même constituerait une concession pour tenir compte de la faiblesse humaine (7,6). 21. On note encore dans la suite des parallélismes semblables à ceux des v. 2-4, reprenant à propos de la femme ce qui a été dit à propos du mari. Ainsi aux v. 12-14.16 : 12b ei tis adelphos gynaika echei apiston kai hautè syneudokei oikein met’autou mè aphietô autèn
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donc, dans ce passage, l’expérience du mariage, considéré dans sa dimension de rencontre sexuelle, n’en est pas une où l’un des partenaires dominerait l’autre ou qui pourrait n’être vécue qu’en fonction du vouloir, des dispositions ou des désirs d’un seul. Loin de l’inférioriser, cette vision des relations entre époux insiste sur l’idée que la femme est soumise exactement aux mêmes conditions que son partenaire masculin. Pour notre propos, c’est là l’élément pertinent concernant le statut de la femme. La représentation qui en est faite, sous l’angle bien spécifique de l’expérience conjugale du couple chrétien, entre en congruence avec la proclamation baptismale de Ga 3,28 selon laquelle, dans le Christ, « il n’y a ni l’homme ni la femme22 ». Et à aucun moment elle ne fait appel à un modèle attesté dans le monde socioculturel de l’époque. 1.2.2 La femme dans l’assemblée de prière chrétienne (1 Co 11,2-16) Dans l’ensemble de la correspondance de Paul, le verbe synerchomai, « venir ensemble, se réunir, se rassembler » ne revient que 7 fois. Et il se trouve que tous ces emplois sont concentrés dans deux chapitres de la première aux Corinthiens, cinq fois en 1 Co 11 et 2 fois en 1 Co 14. Ce sont précisément ces chapitres, où il est question des assemblées de prière chrétiennes, que nous devons maintenant aborder en rapport avec le rôle et le statut de la femme dans les communautés des origines. Dans la première partie du chapitre 11, aux versets 2-16, la mention de la femme (gynè) revient pas moins de 16 fois, soit une fois en moyenne par verset, et celle de l’homme (anèr) 14 fois. Cela laisse deviner que cette section traite du rôle respectif de l’homme et de la femme dans la prière communautaire23. Or, ce qui frappe avant tout dans la perspective qui est 13
kai gynè ei tis echei andra apiston kai houtos syneodokei oikein met’autès mè aphietô auton. 14 hègiastai gar ho anèr ho apistos en tè gynaiki kai hègiastai hè gynè hè apistos en tô adelphô. 16 ti gar oidas, gynai, ei tôn andra sôseis è ti oidas, anèr, ei tèn gynaika sôseis. Ce dernier cas est unique, en tant qu’il fait mention de la femme avant l’homme. 22. Voir Judith M. G-V, « Male and Female in Creation and New Creation : Interpretations of Galatians 3:28c in 1 Corinthians 7 », dans omas E. S – Moises S (dir.), To Tell the Mystery : Essays on New Testament Eschatology in Honor of Robert H. Gundry, Sheffield, JSOT Press, 1994, p. 95-121. 23. À vrai dire, dans cette première section du chapitre, le verbe synerchomai n’est pas présent. Mais le contexte indique que le cadre est bien celui des rassemblements de prière. Pour une part, en effet, l’environnement de notre passage traite de démarches et
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la nôtre, c’est que Paul affirme d’emblée, sans la moindre discussion, comme si cela allait de soi en quelque sorte, un rôle identique pour l’un et l’autre. En effet, c’est exactement dans les mêmes termes que ce rôle se trouve décrit aux versets 4-5 : 4
Tout homme priant ou prophétisant ayant (quelque chose) sur la tête…
5
Toute femme priant ou prophétisant la tête découverte…
Or, autant Paul concède sans difficulté un rôle identique, autant il insiste ensuite, de façon étonnante à première vue, sur une différence de tenue entre l’homme et la femme dans la prière liturgique. Et cette différence, comme l’indiquent les deux lignes inférieures dans les citations ci-dessus, est à marquer en relation avec la tête. Alors que l’homme n’a pas à se couvrir la tête (11,4.7), la femme, elle, doit le faire, comme cela est répété de différentes manières à cinq reprises (11,5.6a.6b.10.13). Et pour le justifier, Paul déploie toute une argumentation, à grands renforts – démesurés à première vue – de références scripturaires et autres. Dans l’optique qui est la nôtre, cette argumentation ne nous intéresse que dans la mesure où elle nous apprend quelque chose de particulier sur la femme et son statut. Les articulations et la signification exacte de cette argumentation ne sont pas faciles à cerner, pas plus que la situation en fonction de laquelle elle est élaborée. Aussi bien les auteurs ne s’entendent-ils pas sur la structure de ce passage intrigant24. Ce qui est clair – et on s’étonne que cela ne soit guère retenu comme clé de lecture –, c’est que celui-ci fait intervenir une alternance entre, d’une part, des principes ou énoncés d’ordre théorique et, d’autre part, des énoncés ou prescriptions d’ordre pratique concernant la tenue à observer. Le tableau suivant veut rendre compte de leur répartition et de leur contenu.
de préoccupations communautaires : dans ce qui précède, la fréquentation des temples païens (10,14-22) et la manducation de viandes immolées aux idoles (10,23-30) ; dans ce qui suit, le repas du Seigneur (11,17-34), là où le verbe synerchomai reviendra à cinq reprises. En outre, le verbe « prier » (proseuchomai) est accompagné de celui de « prophétiser » (prophèteuô). Or, ce dernier, qui reviendra abondamment au chapitre 14, situe clairement, nous le verrons, dans le cadre de la liturgie communautaire. 24. Comme le montre l’ouvrage récent d’Aurélie C, Paul, misogyne ou promoteur de l’émancipation féminine ? Étude de 1 Co 11,2-16 (Études Bibliques, nouvelle série, 72), Leuven-Paris-Bristol, CT, 2016, p. 57-84. On trouvera dans cette étude une bibliographie à jour et très abondante sur 1 Co 11,2-16. Encore paru depuis : Gillian T, The Straight Mind in Corinth : Queer Readings across 1 Corinthians 11:2-16 (Semeia Studies, 88), Atlanta, GA, SBL Press, 2017.
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Argumentation I A. Énoncés d’ordre théorique Référence à un ordre chrétien impliquant subordination 3 Je veux cependant que vous le sachiez : le chef de tout homme, c’est le Christ ; le chef de la femme, c’est l’homme ; et le chef du Christ, c’est Dieu.
A’ Énoncés d’ordre théorique Référence à l’ordre de la création (l’homme avant la femme)
B. Énoncés d’ordre pratique La tenue de la femme dans l’assemblée de prière : la tête couverte, signe de subordination 4
Tout homme qui prie ou prophétise le chef couvert fait affront à son chef. 5 Toute femme qui prie ou prophétise le chef découvert fait affront à son chef ; c’est exactement comme si elle était tondue. 6 Si donc une femme ne se couvre pas, alors, qu’elle se coupe les cheveux ! Mais si c’est une honte pour une femme d’avoir les cheveux coupés ou tondus, qu’elle se couvre. 7 L’homme, lui, ne doit pas se couvrir la tête,
parce qu’il est l’image et le reflet de Dieu ; quant à la femme, elle est le reflet de l’homme. 8 Ce n’est pas l’homme en effet qui a été tiré de la femme, mais la femme de l’homme et ce n’est pas l’homme, bien sûr, qui a été créé pour la femme, mais la femme pour l’homme.
B’. Énoncé d’ordre pratique La tenue de la femme dans l’assemblée de prière : La tête couverte, signe d’autorité 10
Voilà pourquoi la femme doit avoir sur la tête un signe d’autorité, à cause des anges25.
25. Je me suis laissé convaincre par Caldwell (Paul, misogyne [n. 24], p. 82-83, 343345) de ranger dans la première plutôt que dans la seconde argumentation le verset 10, comme je l’avais d’abord proposé (« Ni homme ni femme » [n. 4], p. 92), à la condition d’y voir un « verset charnière faisant le lien entre ce qui précède et ce qui suit » (p. 344).
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Argumentation II
A. Énoncé d’ordre théorique : Référence à un ordre chrétien impliquant égalité 11 Aussi bien, dans le Seigneur, ni la femme (ne va) sans l’homme, ni l’homme sans la femme ;
A’. Énoncé d’ordre théorique : Référence à l’ordre de la création (la femme avant l’homme) 12
car, de même que la femme a été tirée de l’homme, ainsi l’homme naît par la femme, et tout vient de Dieu. Argumentation III Énoncé d’ordre pratique : La tenue de la femme dans l’assemblée de prière A. Énoncé d’ordre théorique Référence à l’ordre de la nature 14 La nature elle-même ne vous enseigne-t-elle pas que c’est une honte pour l’homme de porter les cheveux longs, 15 tandis que c’est une gloire pour la femme de les porter ainsi ? Car la chevelure lui a été donnée en guise de voile.
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Jugez-en par vous-mêmes. Est-il convenable que la femme prie Dieu la tête découverte ?
Énoncé final 16
Au reste, si quelqu’un se plaît à ergoter, tel n’est pas notre usage, ni celui des Églises de Dieu.
On se trouve ainsi en présence d’un parcours argumentatif en trois temps. Alors que, dans le troisième (v. 14-15), Paul tente de justifier la pratique qu’il cherche à promouvoir à partir de ce qu’il désigne comme la « nature » (physis), dans les deux premiers, il fait valoir des arguments d’ordre théologique qui, l’un et l’autre, font intervenir successivement la
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référence à un ordre chrétien (A) puis à un ordre de la création ne comportant que la référence à Dieu (A’). Voyons de plus près. 1) L’argumentation I, comme on le voit dans la colonne de gauche, fait d’abord état (11,3) d’une hiérarchie des êtres selon l’ordre suivant : Dieu, le Christ, l’homme, la femme. Le Christ est ainsi situé à l’intérieur de l’ordre traditionnel de la création. La perspective est donc chrétienne, comme dans d’autres passages appartenant à diverses traditions du Nouveau Testament qui rendent compte de la médiation du Christ dans l’œuvre créatrice26. Dans un second temps (11,7b-9), l’argumentation, sans faire mention du Christ, ne se réfère plus qu’à l’ordre originel de la création telle que décrite au chapitre 2 de la Genèse (v. 4-25). À strictement parler, souligne-t-elle, c’est l’être humain mâle qui fut créé directement par Dieu, dont il est ainsi l’image (eikôn)27 et la gloire (doxa). Ce dernier terme doit être compris comme le reflet de l’être qui, sorti directement des mains de Dieu, en porte plus immédiatement l’éclat en quelque sorte. La femme, elle, créée à partir de l’homme (ex andros, 11,8), reflète plus immédiatement ce dernier, « os de ses os et chair de sa chair », selon la formule de Gn 2,23. L’homme bénéficie ainsi, quant à son origine, d’une antériorité par rapport à la femme et, pour ainsi dire, d’une proximité plus immédiate par rapport à Dieu28. 2) Alors que l’argumentation I, en s’appuyant sur l’ordre originel de la création, affirmait la préséance de l’homme et la subordination de la femme, l’argumentation II (11,10-12) témoigne tout à coup d’un revirement des perspectives. Elle aussi commence par se référer à un ordre chrétien à travers l’expression « dans le Seigneur », en Kyriô, qui doit renvoyer au Christ comme ailleurs en 1 Co, par exemple en 9,1 : « N’ai-je donc pas vu Jésus notre Seigneur ? N’êtes-vous pas mon œuvre dans le Seigneur (en Kyriô) ? » Le verset 11a s’ouvre par la conjonction adversative plèn (« excepté que, mais, toutefois ») qui indique un changement d’orientation de la pensée. Elle doit être comprise au sens de « à vrai dire, on peut aussi bien dire », 26. Voir 1 Co 8,6 ; Col 1,16 ; He 1,2b ; Jn 1,3. 27. Écho de Gn 1,27 : « Et Dieu fit l’homme, à l’image (kat’eikona) de Dieu il le fit » ; échos en Gn 5,1 et 9,6 (en eikoni Theou, « à l’image de Dieu »). 28. Le v. 9 souligne encore un autre aspect, de l’ordre de la finalité, faisant écho lui aussi au récit de la Genèse : la femme a été créée dia ton andra. Dia est suivi de l’accusatif et non, comme il le sera au v. 12, du génitif qui lui confère le sens de « par, à travers ». Avec l’accusatif, il doit avoir ici le sens de « pour, à cause de », en référence toujours au second récit de la création selon lequel « il n’est pas bon que l’homme soit seul. Il faut que je lui fasse une aide qui lui soit assortie ». C’est en fonction de l’homme mâle que les animaux et la femme ont été créés (Gn 2,20-22).
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comme en Ph 1,18, où elle signifie « après tout ». Comment comprendre alors l’affirmation qui suit : « ni femme sans homme, ni d’homme sans femme dans le Seigneur » ? « Dans le Seigneur », c’est-à-dire dans l’ordre de la foi au Christ, les deux sexes comptent également. « Ni mâle et femelle », proclamait Ga 3,28, affirmant ainsi que, devant Dieu, dans le Christ, les distinctions découlant de la différenciation sexuelle sont dépassées. Ici, l’angle est un peu différent et souligne plutôt une nécessaire diversité : un sexe ne va pas sans l’autre ; les deux comptent autant l’un que l’autre. L’idée, à tonalité positive, est celle de l’importance égale, alors qu’en 3,28 elle était plutôt à tonalité négative : les différences ne comptent pas. Comme l’argumentation I, l’argumentation II se réfère ensuite (11,12) à l’ordre de la création, non plus cependant à la création originelle, mais, pourrait-on dire, à la création continuée. Selon l’ordre de la première, l’homme venait avant la femme ; selon l’ordre de la seconde, il en va à l’inverse : « de même aussi l’homme vient à travers la femme (dia tès gynaikos) et tout est de Dieu. » Conformément au plan de Dieu, la femme, à l’origine, a été tirée de l’homme ; conformément au même plan de Dieu, par la suite, c’est l’homme qui est tiré de la femme en tant qu’il ne peut venir à l’existence qu’à travers elle – on a un dia médiatif, à la différence du dia causal ou final du v. 9. Nous voilà donc devant deux argumentations en sens inverse. Alors que la première affirme une préséance de l’homme par rapport à la femme, la seconde au contraire affirme une égalité et une préséance de la femme par rapport à l’homme. Alors que la première fait référence à un ordre chrétien impliquant la subordination de la femme (11,3), la seconde fait référence à un ordre chrétien impliquant l’égalité (11,11) et la préséance (11,12) de la femme. Alors que la première se réfère ensuite à un ordre de la création où l’homme vient avant la femme (11,7b-9), la seconde se réfère ensuite à un ordre de la création où la femme vient avant l’homme (11,12). N’a-t-on pas l’impression que, enfilés l’un à la suite de l’autre et servant tous deux à promouvoir une même pratique, ces arguments contrastants devaient viser à convaincre des auditoires distincts ? Puisque la communauté de Corinthe comprenait des membres venus du judaïsme et d’autres issus du paganisme (1 Co 7,18-19), peut-être la pratique prescrite aux femmes de se couvrir la tête pour la prière commune représentait-elle, comme dans le cas des viandes immolées aux idoles (1 Co 8,1-13), une solution de compromis afin d’éviter que des divergences sur un aspect secondaire n’en viennent à provoquer des divisions au sein de la communauté, comme il s’en produisait entre chrétiens de conditions socio-économiques différentes lors de la célébration du repas du Seigneur (11,19-21). Selon l’argumentation
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avancée par Paul, la pratique prescrite pourra prendre une signification différente qui soit parlante pour chacun des deux groupes. Pour les chrétiennes d’origine juive, la tête couverte sera un signe de subordination et de distinction ; elle marquera le respect de l’ordre de la création tel que le représentent les Écritures : Dieu, l’homme, la femme (11,7b-9) – non sans y avoir inclus au point de départ (11,3), conformément à la foi nouvelle, la place du Christ. Pour les chrétiennes d’origine païenne, au contraire, ce qui recouvre la tête sera vu comme un signe d’autorité, exousia (11,10)29, marquant l’aptitude de la femme à prophétiser au même titre que l’homme. Et un tel état de choses, fait valoir Paul, peut aussi bien, lui aussi, se réclamer de l’ordre chrétien nouveau, selon lequel, « dans le Seigneur » (11,11)30, l’homme ne va pas sans la femme ni l’inverse, autant que de l’ordre de fonctionnement de la création, lui aussi voulu par Dieu, selon lequel l’homme vient de la femme (11,12). Une part de cette explication reste hypothétique, faute de données suffisantes. Un fait, du moins, est assuré. Pour une part, le texte de 1 Co 11,216 fait une place égale à l’homme et à la femme dans l’assemblée de prière chrétienne. En outre, dans ce qu’il présente comme justification théologique de la pratique qu’il cherche à promouvoir, le texte aligne une série d’arguments, les uns (11,3.7b-9) en faveur de la préséance de l’homme, les autres (11,11-12) en faveur de la préséance de la femme31. Ce passage, à sa manière, se rapproche de celui de 1 Co 7,1-7 où les affirmations concernant les prérogatives des hommes étaient suivies d’affirmations parallèles concernant les prérogatives des femmes. 1.2.3 La femme subitement frappée d’interdiction ? (1 Co 14,33b-36) Nous en arrivons à l’avant-dernier chapitre de la première aux Corinthiens, où il est de nouveau question en finale de la participation des femmes aux assemblées de prière communautaire. Le passage concerné se présente ainsi en traduction littérale : 29. Selon le v. 10, lu littéralement, « la femme doit avoir une autorité (exousian echein) sur la tête ». Dans le contexte, exousia ne pouvant avoir le sens de soumission à une autorité, l’autorité en question ne peut se rapporter qu’au fait de prier et de prophétiser au même titre que les hommes (11,5.13). Au lieu de faire référence directement à l’autorité voulue pour agir ainsi, exousia doit renvoyer à la marque ou signe de celle-ci. Ainsi, les lettres reçues du grand prêtre par Saul en Ac 9,2 sont pour lui le signe de l’autorité (exousia, 9,14) qui lui a été accordée pour enchaîner les disciples de Damas. Voir C, Paul misogyne (n. 24), p. 337. 30. Sur les liens entre Ga 3,28 et 1 Co 11, 2,16 : Günter R, « Mann und Frau in Christus. Eine Verhältnisbestimmung von Gal 3,28 und 1 Kor 11,2-16 », dans Studien zum Neuen Testament und seiner Umwelt 22 (1997), 57-78. 31. L’exploration du texte sous l’angle où il nous intéresse peut s’arrêter avec le v. 12.
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...comme dans toutes les assemblées32 des saints que les femmes se taisent dans les assemblées, car il ne leur est pas permis de parler, mais qu’elles soient soumises, comme (le) dit aussi la loi. 35 Si elles veulent apprendre quelque chose, qu’elles questionnent leurs propres maris à la maison, car il est inconvenant pour une femme de parler dans une assemblée. 36 Ou bien la parole de Dieu est-elle sortie de chez vous ? Ou bien est-elle arrivée chez vous seuls ? 34
Ce passage, responsable pour une bonne part de la persistante accusation de misogynie qui pèse sur Paul, se présente dans la dernière section du chapitre 14, au milieu des règles pratiques énoncées aux v. 29-38 concernant l’exercice du charisme de prophétie. Le tout se termine par l’exhortation finale des v. 39-40 qui, portant à la fois sur la prophétie et le parler en langues, résume en quelque sorte le contenu de l’ensemble du chapitre33. C’est donc en rapport avec la prophétie qu’il faut lire l’interdiction du v. 34 : « Que les femmes se taisent dans l’assemblée, car il ne leur est pas permis de parler. » La difficulté saute aux yeux. Comment, à l’intérieur de la même lettre, Paul peut-il affirmer en 11,4-5 que les femmes peuvent « prier et prophétiser » au même titre que les hommes et, trois chapitres plus loin, les réduire au silence à l’intérieur du même cadre cultuel ? En outre, si l’on y regarde de près, on se rend compte que les injonctions au silence adressées aux femmes en 14,34-35 ne contredisent pas seulement ce qui a été concédé sans difficulté en 11,5, mais encore ce qui vient d’être dit auparavant, à l’intérieur du même chapitre, comme on peut le vérifier par exemple en remontant le texte de proche en proche.
32. Le contexte, en particulier le v. 35, suggère de traduire ekklèsia par « assemblée » dans l’ensemble du passage (comme en 14,4.5.12.19.28), plutôt que par « Église », sens le plus courant du terme en 1 Co où il revient 22 fois. Certains voient le début de la péricope au v. 33a, d’autres au v. 34. Rattaché à la première partie du verset, ce qui est dit au v. 33b apparaît étrange : « 33a Dieu n’est pas un Dieu de désordre mais un Dieu de paix 33bcomme dans toutes les assemblées des saints. » En revanche, cela va très bien pour introduire ce qui suit, où le même terme ekklèsia revient à deux reprises (aux v. 34 et 35) et où les indications concernent effectivement les assemblées ecclésiales. 33. Le v. 39 (« aspirez à prophétiser et n’empêchez pas de parler en langues ») résume la première partie du chapitre (14,1-25) qui traite de l’utilité et de l’importance respective de la prophétie et du parler en langues. Le v. 40 (« Mais que tout se passe dignement et dans l’ordre ») résume, quant à lui, la dernière partie (14,26-40) où il est question successivement de l’exercice du parler en langues (14,26-28) puis de la prophétie (14,29-36). Sur le contexte élargi constitué de l’ensemble des chapitres 12–14, voir G, « Ni homme ni femme » (n. 4), p. 110-113.
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• 14,31 : « Vous pouvez tous (pantes) prophétiser à tour de rôle, pour que tous (pantes) soient instruits et tous (pantes) encouragés. » Les deux derniers « tous », manifestement, renvoient à l’ensemble des membres de la communauté, donc aux hommes et aux femmes ; il doit donc en être de même pour le premier. • 14,23-24 : « Si l’Église entière se réunit et que tous parlent en langues », est-il dit au v. 23. Si c’est l’Église entière, constituée d’hommes et de femmes, qui est rassemblée, les uns aussi bien que les autres peuvent donc parler en langues. Or, le v. 24 enchaîne en affirmant la même chose à propos de la prophétie : « Mais si tous prophétisent et qu’il entre un incroyant ou un non-initié, il est repris par tous et jugé par tous. » • 14,5 : « Je souhaite (littéralement « je veux », thelô) que tous (pantes) vous parliez en langues, mais plus encore que vous prophétisiez ». La position restrictive exprimée aux v. 34-35 détonne à la fin d’un chapitre qui a ainsi commencé en encourageant la participation de tous dans l’exercice des deux charismes dont il traite. Comment expliquer ? Des solutions diverses qui ont été proposées34, celle qui, à mon sens, rend le mieux compte de l’ensemble des données en présence sans soulever autant de difficultés qu’elle n’en résout, voit dans le v. 36 la réaction de Paul à la position de certains Corinthiens à laquelle il vient de faire écho aux v. 33b-3535. Cette interprétation a de bons indices en sa faveur. a) Elle a d’abord l’avantage de faire référence à un procédé bien attesté chez Paul, tout spécialement en 1 Co36. À quelques reprises d’un bout à 34. Pour un exposé critique d’un certain nombre, notamment celle de l’insertion postérieure, on pourra voir les p. 114-120 de G, « Ni homme ni femme » (n. 4). 35. D’abord proposée au début des années 1980 par quelques exégètes nord-américains, ensuite reprise et raffinée, cette position a gagné du terrain depuis. Parmi les précurseurs : Neil M. F – Edwina H. S, « Did Paul Put Down Women in 1 Cor 14:3436 ? », dans Biblical Theology Bulletin 11 (1981), 10-12 ; David W. O-S, « Let the Women Speak in Church : An Egalitarian Interpretation of 1 Cor 14:33b-36 », dans Biblical Theology Bulletin 13 (1983), 90-93 ; Robert W. A, « Let Women Be Silent in the Churches (1 Cor 14:33b-36). What Paul Really Say, and What did it Mean ? », dans JSNT 32 (1988), 27-60. 36. Déjà suggérée par des auteurs comme Charles F. D. M (An Idiom Book of New Testament Greek, Cambridge, University Press, 1953, p. 196-197), ce procédé a été étudié de façon plus systématique par Jérôme M-O’C, d’abord dans un article (« Corinthian Slogans in 1 Cor 6 :12-20 », dans CBQ 40 [1978], 391-396) puis dans ses commentaires de 1979 (1 Corinthians [New Testament Message], Wilmington, DE, Michael Glazier, p. 49-54) et de 1990 (« e First Letter to the Corinthians », dans Raymond E. B – Joseph A. F – Roland E. M [dir.], The New Jerome Biblical
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l’autre de cette lettre, Paul évoque des opinions de ses correspondants avant d’y réagir, éventuellement de les réfuter. Tantôt cette évocation sera explicite : « Chacun de vous dit : “Moi, je suis à Paul”, “et moi à Apollos”, “et moi, à Céphas”… » (1,12) ; ou encore, comme nous l’avons vérifié en 7,1 : « Au sujet de ce que vous m’avez écrit : “Il est bon pour un homme de ne pas toucher une femme” ; ou bien : « Comment certains d’entre vous peuvent-ils dire qu’il n’y a pas de résurrection des morts ? » (15,12), et plus loin : « Mais, quelqu’un dira : “Comment les morts ressuscitent-ils ? Avec quel corps reviennent-ils ?” » (15,35). Tantôt, Paul fera référence à des opinions sans le dire, comme c’est le cas de façon typique en 1 Co 6,1220, où sa réponse, du tac au tac, se calque sur celle de ses interlocuteurs : « “Tout m’est permis”, mais tout n’est pas profitable. “Tout m’est permis” mais moi, je ne me laisserai dominer par rien. “Les aliments sont pour le ventre et le ventre pour les aliments […]” Mais le corps […] est pour le Seigneur et le Seigneur pour le corps. » (6,12-13) b) La position restrictive exprimée au v. 34 s’appuie sur une référence à la Loi, en l’occurrence, semble-t-il, le passage de Gn 3,16 affirmant, après la chute originelle, la domination du mari. Cette façon de fonder sur la seule Loi ancienne des pratiques chrétiennes ne correspond pas à celle de Paul et laisserait plutôt penser à celle de chrétiens d’origine juive37. c) Rien dans la formulation des v. 33b-35 ne laisse croire qu’il s’agit d’une opinion de Paul lui-même. On a simplement une tournure au passif : « Il ne leur est pas permis de parler » et non pas comme en 1 Tm 2,12 par exemple : « je ne permets pas à la femme d’enseigner ». d) Si l’on voit dans ces versets formulés à la troisième personne du pluriel l’expression de la pensée de Paul, il est difficile de rendre compte de l’intervention subite au v. 36 de l’interpellation en « vous ». En revanche, celle-ci est parfaitement en place s’il s’agit de la réaction de Paul à l’opinion restrictive de certains Corinthiens ; à ceux-là – des hommes sans doute (eis hymas monous) –, désireux de limiter le droit de parole des femmes dans les assemblées cultuelles, il est demandé en vertu de quoi ils peuvent prétendre contrôler le don et l’usage de la parole de Dieu. Commentary, Englewood Cliffs, NJ, Prentice Hall, p. 804). Curieusement, par la suite, Murphy-O’Connor, sans arguments décisifs, me semble-t-il, s’opposera à voir en 1 Co 14,33b35 une opinion corinthienne : « Interpolations in 1 Corinthians », dans CBQ 48 (1986), 81-94, p. 90-92. 37. Des auteurs juifs contemporains du Nouveau Testament comme Philon et Flavius Josèphe, nous le verrons plus loin, en appellent à Gn 3,16 pour justifier un statut ou un rôle inférieur de la femme ; voir William H, « Women in the Synagogue », chap. 12 de William H – William D. D – John S (dir.), The Cambridge History of Judaism, vol. III, The Early Roman Period, Cambridge, Cambridge University Press, 1999, p. 371.
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S’il en est ainsi, ce n’est pas Paul qu’il faut taxer de misogynie, comme on le fait régulièrement en assimilant sans plus 1 Co 14,34-35 à 1 Tm 2,1114, mais plutôt certains membres de la communauté de Corinthe. Dans ce passage comme en 1 Co 11,4-5, Paul se porte plutôt à la défense des femmes chrétiennes et de leur participation à la liturgie au même titre que les hommes. Si l’on considère l’ensemble du témoignage de 1 Co, notre exploration manifeste que le Paul des années 50 s’inscrit dans la ligne de la tradition antérieure et reste conséquent par rapport à la proclamation fondamentale « il n’y a ni homme ni femme » et, plus radicalement, avec l’attitude très ouverte de Jésus. Sa contribution consiste à préciser le visage de cette égalité en fonction de deux domaines de la vie croyante : l’expérience conjugale et la prière communautaire. 2. La seconde étape (60-65) : l’introduction du modèle socioculturel coexistant avec l’affirmation du spécifique chrétien En comparaison, les textes à considérer sont aussi nombreux qu’à l’étape précédente mais beaucoup plus brefs et moins denses. Deux d’entre eux (Col 3,18-19 et Ep 5,21-24) se rattachent au niveau deutéropaulinien, auxquels on peut joindre en raison des affinités de contenu le témoignage plus tardif de Tt 2,4-5. Un quatrième texte se trouve au début du chapitre 3 de la première lettre de Pierre : 18
Femmes soyez soumises (hypotassete) à vos maris, comme il convient dans le Seigneur (hôs anèken en kyriô). 19 Les maris, aimez vos femmes et ne vous aigrissez pas contre elles. (Col 3,18-19) 21
Soyez soumis (hypotassomenoi) les uns aux autres dans la crainte du Christ, 22 les femmes à leurs maris comme au Seigneur 23 car le mari est chef de sa femme, comme le Christ est chef de l’Église, lui le sauveur du Corps ; 24 mais de même que l’Église est soumise (hypotassetai) au Christ, de même les femmes à leurs maris en tout (en panti). (Ep 5,21-24) …4 elles (les femmes âgées) apprendront aux jeunes femmes à aimer leur mari et leurs enfants, 5 à être réservées, chastes, femmes d’intérieur, bonnes, soumises à leur mari (hypotassomenas tois idiois andrasin) pour que la parole de Dieu ne soit pas blasphémée. (Tt 2,4-5) 1
Pareillement, vous les femmes, soyez soumises (hypotassomenai) à vos maris afin que, même si quelques-uns refusent de croire à la Parole, ils soient, sans parole, gagnés par la conduite de leurs femmes, 2 en considérant votre vie chaste et pleine de respect. (1 P 3,1-2)
On observe d’abord que ces quatre textes se présentent dans un même encadrement. Ils s’intègrent en effet dans ce que les exégètes désignent comme « codes domestiques » (Haustafeln), c’est-à-dire des exhortations
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présentes dans la dernière section des lettres et visant les différentes catégories de personnes qui, selon le modèle répandu dans l’Antiquité gréco-romaine, composaient la « maison ». Les règles qui y sont énoncées concernent ainsi les relations entre maris et femmes, parents et enfants, maîtres et esclaves. Seconde observation : pour rendre compte des relations entre époux et épouses – et non pas, de façon générale, des relations entre hommes et femmes –, les quatre textes emploient le même verbe hypotassô. Composé de la préposition hypo, « sous, en-dessous » et du verbe tassô, « placer, ranger, disposer, mettre en ordre », ce verbe exprime l’idée de subordination renvoyant, selon les contextes, à un ordre des éléments, à une échelle des êtres ou à une hiérarchie sociale. Dans ce dernier cas, il est appliqué à la subordination, à l’intérieur du couple, de la femme au mari aussi bien qu’à celle des enfants aux parents (1 Tm 3,4 ; Lc 2,51), des esclaves aux maîtres (1 P 2,18), des personnes plus jeunes aux plus âgées (1 P 5,5), des citoyens aux gouvernants (Rm 13,1 ; 1 P 2,13-14). Troisième observation : utilisant le même langage comme s’il s’agissait d’un lieu commun, nos textes donnent l’impression de considérer comme allant de soi la soumission des femmes à leurs maris au même titre que celle des enfants à leurs parents et des esclaves à leurs maîtres. Cela laisse penser qu’ils ne font que refléter les conceptions et les pratiques sociales de leur temps. De fait, les attestations en ce sens ne manquent pas chez les auteurs contemporains, tant du côté juif que païen, pour emprunter les catégories pauliniennes (1 Co 1,23). Ainsi, le même verbe hypotassô se retrouve aussi bien chez Plutarque38, par exemple, que chez Philon d’Alexandrie et Flavius Josèphe pour rendre compte du rapport de la femme au mari. Chez les deux derniers, la soumission de la femme, que des auteurs anciens mettent en lien avec la nature, est assortie d’une référence à l’Écriture, en particulier au passage de Gn 3,16 : « Ton mari dominera sur toi39 ». On note que, dans aucun de nos quatre textes 38. Auteur d’un ouvrage sur les Préceptes du mariage, Plutarque (v. 45-125 ap. J.-C.), tout en la situant dans un cadre empreint d’humanité, ne considère pas moins la soumission de la femme comme allant de soi : « Si elles (les femmes) se soumettent (hypotattousai) à leur mari, elles reçoivent des éloges ; mais si elles veulent commander (kratein), elles se déshonorent plus que ceux qui se laissent commander. L’homme doit commander (kratein) à la femme, non comme un maître à un objet qu’il possède, mais comme l’âme au corps, unis dans les mêmes affections et ne faisant plus qu’un par la tendresse. » (142D-E, dans P, Œuvres morales, II, Paris, Les Belles Lettres, 1985, p. 157158) 39. Ainsi lit-on chez Josèphe (v. 37-100 ap. J.-C.) : « La femme, dit la Loi, est inférieure (cheirôn) à l’homme en toutes choses. Aussi doit-elle obéir (verbe hypakouô) non pour s’humilier, mais pour être dirigée, car c’est à l’homme que Dieu a donné la puissance. » (Contre Apion, XXV, 204). Nous citons ici la traduction de L. Blum (F J,
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néotestamentaires, on ne trouve d’argumentation en ce sens. Puisqu’ils n’en appellent ni à la nature ni à l’Écriture, leur référence est donc à la culture. Les croyants ont assumé comme « convenable » et compatible avec leur foi le modèle des rôles et des rapports sociaux qui prédominait alors : « femmes, soyez soumises à vos maris, comme il convient (anèken) dans le Seigneur » (Col 3,18). Quatrième et dernière observation. Tout en acceptant de se conformer dans la vie sociale à l’éthos courant qui comportait la subordination et la soumission des uns par rapport aux autres, on ne perd pas de vue par ailleurs le sens de l’égalité dans les relations entre croyants. Il est frappant par exemple que la lettre aux Colossiens, avant d’exhorter les esclaves à obéir à leurs maîtres (3,22-25), commence par rappeler qu’« il n’y a pas le Grec et le Juif […] l’esclave, l’homme libre, il n’y a que le Christ qui est tout et en tout » (Col 3,11). À l’inverse, Ep 6 commence par exhorter les esclaves à obéir à leurs maîtres (6,4) mais rappelle aussitôt après que, dans l’ordre de la foi, les deux sont sur un pied d’égalité, que devant Dieu il n’y a pas de différences entre eux. « Chacun », précise-ton, « sera payé par le Seigneur selon ce qu’il aura fait de bien, qu’il soit esclave ou qu’il soit libre » (6,8) et, à l’adresse des maîtres : « Dites-vous bien que, pour eux comme pour vous, le Maître est dans les cieux, et qu’il ne fait point acception des personnes. » (6,9). De même, chacun à sa manière, les quatre textes prônant la soumission de la femme à son mari tiennent à affirmer et à sauvegarder ce qui découle des convictions de foi et qui doit colorer les attitudes et comportements à l’égard des autres. Ainsi, si Col 3,19 exhorte les femmes à la soumission, il exhorte en même temps les maris à faire preuve à leur égard de l’attitude chrétienne Contre Apion, Paris, Les Belles Lettres, 1930, p. 93-94). En réalité, le texte de Josèphe ne fait pas mention explicite de la Loi mosaïque, se contentant d’un simple phèsin. Mais l’explicitation se justifie, avec la note en bas de page renvoyant à Gn 3,16. Il est frappant que l’historien juif parle de l’« infériorité » de la femme de la même façon exactement (comparatif cheirôn) que l’avait fait Aristote dans un passage de la Politique : « Les animaux domestiqués ont une nature meilleure que les animaux sauvages et pour eux tous il vaut mieux être soumis à l’homme, car ils y trouvent une sécurité. De plus la relation du mâle à la femelle est par nature celle de supérieur (kreitton) à inférieur (cheiron), de gouvernant à gouverné ; ce principe s’applique nécessairement de même à tous les hommes. » (Politique, 1254a ; voir A, Politique, livres I et II, Paris, Les Belles Lettres, 1960, p. 19) Philon d’Alexandrie (25 av.-50 ap. J.-C.) met aussi la soumission de la femme en lien avec Gn 3,16 : « La femme reçut pour sa part de vives souffrances, celles de l’enfantement, et pour les chagrins qui se succèdent durant le reste de sa vie, surtout ceux qui se rapportent aux enfants, qu’il s’agisse de les mettre au monde et de les nourrir, qu’ils soient malades, bien portants, heureux, malheureux ; et puis la perte de la liberté et la tyrannie d’une vie commune avec l’homme, dont il lui faut accepter les ordres (epitagmasin). » (De Opificio mundi, ; voir P ’A, De Opificio mundi [Les Œuvres de Philon d’Alexandrie, 1], Paris, Cerf, 1961, p. 255).
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fondamentale qu’est l’agapè, représentée en Ep 5,25-32 sur le modèle de l’amour du Christ à l’égard de l’Église. En Tt 2,5, l’ensemble des attitudes et dispositions proposées aux femmes obéissent à une motivation de foi : « …afin que la parole de Dieu ne soit pas discréditée ». En 1 P 3,1 l’appel à la soumission est assorti d’une motivation dans l’ordre du témoignage : « …afin que, même si quelques-uns refusent de croire à la Parole, ils (les maris) soient, sans parole, gagnés par la conduite de leurs femmes ». Ainsi, proclament nos textes, si les chrétiens estiment qu’ils peuvent se conformer à un modèle social jugé compatible avec leur foi, ils ont à le faire en mettant en œuvre les priorités éthiques découlant de celle-ci. 3. La troisième étape (après 65) : la référence au modèle socioculturel et son importation à l’intérieur des communautés Nous voici à la troisième et dernière étape. Le seul passage pertinent pour notre sujet se trouve dans la première lettre à Timothée. Cela situe sans doute un certain temps, peut-être deux ou trois décennies, après Paul. C’est ce que suggèrent, pour une part, l’évocation de problèmes inédits liés à ce que la lettre dénonce comme l’heterodidaskalein ou enseignement déviant (1,3) et, d’autre part, la mise sur pied de nouveaux ministères, en particulier la trilogie episkopos – presbyteroi – diakonoi40 inconnue du reste du Nouveau Testament mais dont il sera question chez Ignace d’Antioche au début du IIe siècle. Tout se passe comme si un ou des disciples de Paul, dans une situation ecclésiale plus tardive en voie de transformation, avaient voulu perpétuer la grande figure, l’esprit et la présence pastorale de l’apôtre41. 3.1 La pointe avancée d’un durcissement progressif Le passage qui nous intéresse se présente en 1 Tm 2,11-15. 11
Que la femme se laisse instruire en silence, en toute soumission. Je ne permets pas à la femme d’enseigner ni d’exercer un rôle dominant par rapport à l’homme, mais qu’elle se tienne en silence. 13 C’est Adam, en effet, qui a été formé le premier, et Ève ensuite. 14 Et ce n’est pas Adam qui a été séduit, mais la femme qui, séduite, s’est retrouvée dans la transgression. 12
40. Voir 1 Tm 3,1-7 ; 3.8-13 ; 5,17-25 ; ces ministères sont ignorés de 2 Tm tandis que Tt 1,5-9 ne fait mention que de l’episkopos et des presbyteroi, qu’il semble identifier en partie. 41. Pour plus de précisions, voir Michel G, Les deux lettres à Timothée. La lettre à Tite (Commentaire biblique : Nouveau Testament, 14), Paris, Cerf, 2009, p. 57-59.
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Mais elle sera sauvée à travers la maternité, à condition de demeurer de façon raisonnable dans la foi, l’amour et la sainteté.
Ce passage fait partie d’un ensemble commencé en 2,8, verset où l’on retrouve le thème de la prière qui avait été abordé au début du chapitre en 2,1-2. L’attention, qui portait alors sur l’objet de la prière, se déplace maintenant vers la manière de prier, d’abord des hommes (2,8) puis des femmes. Après les v. 9-10 où celles-ci sont exhortées à la sobriété dans leur tenue, les v. 11-12 traitent de leur attitude lors des assemblées de prière42. Et cette attitude est celle-là même que d’aucuns, comme nous l’avons vu, auraient souhaité voir s’instaurer naguère dans la communauté de Corinthe (14,33b-35). L’auteur de la lettre prend nettement position sur deux points. Les femmes sont d’abord exhortées à « s’instruire en silence en toute soumission43 » (2,11) puis exclues de l’exercice de l’enseignement dans un cadre liturgique : « Je ne permets pas à la femme d’enseigner (didaskein) ni d’exercer un rôle dominant44 par rapport à l’homme. » (2,12) C’est donc qu’à ses yeux, l’exercice de l’enseignement confère un rôle d’autorité et une certaine supériorité par rapport à ceux qui le reçoivent. La nouveauté de cette position ne consiste pas à prôner la soumission de la femme. Cela, les textes que nous avons abordés dans la section précédente, en entérinant le modèle des relations sociales prévalant à l’époque, l’avaient déjà fait. La nouveauté consiste plutôt dans l’importation de ce modèle socioculturel à l’intérieur des assemblées liturgiques chrétiennes. Mais les versets qui suivent ne s’en tiennent pas là. Ils s’efforcent en effet de fonder cette position restrictive sur l’Écriture. Ainsi le v. 13, en évoquant le récit de Gn 2, souligne-t-il que la création du premier homme a précédé celle de la femme, laissant entendre sans doute que cette antériorité doit justifier la subordination de la femme et la priorité, sinon l’exclusivité, qui revient à l’homme dans la pratique de l’enseignement. Le v. 14, quant à lui, faisant écho au récit de Gn 3, rappelle que « ce n’est 42. Celle-ci n’est pas mentionnée expressément aux v. 9-12, comme elle l’était au v. 8. Mais il est difficile de penser que l’injonction au silence des v. 11-12 se rapporte à l’existence entière. Puisqu’elle est liée à l’enseignement, on comprend, vu le contexte de la prière dominant depuis le début du chapitre, qu’il doit s’agir d’une didaskalia dispensée dans un cadre de liturgie communautaire. 43. Substantif hypotagè (« soumission ») correspondant du verbe hypotassô employé dans les quatre textes abordés dans la section précédente. 44. Le verbe traduit de cette manière est authentein et il n’apparaît qu’ici dans tout le Nouveau Testament. Étant mis en contraste avec l’hypotagè (« soumission »), il doit renvoyer à une certaine attitude de domination contraire à celle-ci.
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pas Adam qui se laissa séduire, mais la femme qui, séduite, s’est retrouvée dans la transgression ». En quel sens exactement cet argument joue-t-il en faveur de la position exposée aux v. 11-12 ? Selon certains, il manifesterait que l’enseignement problématique, au sujet duquel l’auteur de 1 Tm exprime ses préoccupations à trois reprises (1,3-7 ; 4,1-7 ; 6,3-5), devait être imputé à des femmes, d’où cette sévérité à l’égard de celles-ci. En réalité, rien dans les trois passages concernés ne laisse entendre que les déviations combattues soient le fait de femmes en particulier. Si tel avait été le cas, la lettre ne l’aurait-elle pas précisé comme elle le fait ailleurs à propos d’autres questions (5,11-15) ? Dès lors, si les restrictions rigoureuses des v. 11-12 s’expliquaient en lien avec les déviations de l’enseignement, ne devraient-elles pas s’appliquer aussi aux hommes ? Et si la réduction des femmes au silence visait à empêcher les femmes de dispenser un enseignement déviant, l’évocation qui est faite de Gn 3 ne soulignerait-elle pas la séduction exercée par Ève plutôt que la séduction subie par elle ? Peut-être faut-il reconnaître simplement qu’aux v. 14-1545 l’auteur, une fois entamés ses propos restrictifs à l’égard des femmes, poursuit sur sa lancée et renchérit sans nécessité en regard des positions qu’il a exprimées aux v. 11-12. Procédant par association d’idées, il en vient à déborder l’optique initiale de ses exhortations, comme il l’a fait déjà dans la première partie du même chapitre (2,3-7). En tout état de cause, nous nous retrouvons, me semble-t-il, devant une démarche unique dans le Nouveau Testament, visant à fonder scripturairement l’application, à l’intérieur des communautés chrétiennes, de la position de subordination de la femme répandue dans la société de l’époque. En cela, 1 Tm 2,8-15, peut-être sous l’effet d’une assimilation insuffisamment critique d’un modèle culturel, paraît représenter le point extrême d’un durcissement progressif de l’attitude chrétienne à l’égard de la femme, tel que nous en avons retracé l’évolution à travers le témoignage néotestamentaire.
45. Après avoir dénié à la femme un rôle d’enseignement en contexte cultuel (v. 11-12), l’auteur souligne au v. 15 le rôle humain de mère qui lui revient, rôle conforme au dessein de Dieu, comme il l’indique à travers la mention du salut. Peut-être cette considération lui est-elle inspirée de nouveau par le récit de la Genèse où, après la description de la transgression de la femme (Gn 3,13), il est question de son rôle dans l’enfantement des enfants et de la domination du mari (Gn 3,16). Mais le vocabulaire du v. 15 de même que le silence sur les peines de l’enfantement ne permettent pas de reconnaître une allusion certaine à ce passage. Peut-être la valorisation du rôle de procréation, sur lequel l’auteur reviendra en 5,14 à propos des jeunes veuves en employant la même terminologie (teknogonein), entend-elle réagir contre les « doctrines diaboliques », qu’il pourfendra en 4,2-3, de gens « interdisant le mariage ».
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Conclusion : l’effet pervers d’un phénomène d’inculturation ? Comment expliquer cette trajectoire ? Dans une première étape, attestée dans la proclamation ancienne de Ga 3,28 et chez Paul dans la première aux Corinthiens, les textes témoignent d’une attitude ouverte, proclamant la nouveauté chrétienne et cherchant à traduire dans l’expérience concrète l’égalité fondamentale de tous les croyants, hommes ou femmes, devant Dieu. Même accompagnés de l’affirmation du spécifique chrétien, les appels à la soumission au nom de l’ordre social retracés dans la deuxième étape marquent néanmoins une certaine régression. La troisième étape, dont 1 Tm 2,8-15 s’offre comme témoin, vient accentuer ce recul en prônant la soumission de la femme, non seulement dans la société mais à l’intérieur même de la communauté chrétienne et sans se référer par ailleurs au spécifique chrétien proclamant que, devant Dieu, dans le Christ, les distinctions liées à la différenciation sexuelle sont dépassées. N’a-t-on pas l’impression que, graduellement, sous l’influence de la société ambiante, le sel évangélique a perdu quelque chose de sa saveur ? Ne serions-nous pas en présence de l’effet pervers d’un phénomène d’inculturation de la foi ? L’accommodement des premières générations chrétiennes aux structures et aux pratiques sociales de leur temps n’aurait-il pas émoussé chez elles la conscience et l’affirmation concrète de la nouveauté évangélique en ce qui concerne la dignité et la participation égale de la femme au salut et à la vie des communautés ? Cette hypothèse n’est pas dépourvue d’appuis, si l’on se réfère en particulier à la première lettre à Timothée et à la sensibilité dont elle témoigne par rapport à l’environnement culturel. Les indices en ce sens ne manquent pas. Ainsi, à deux reprises au moins, ce que la lettre représente comme façon de vivre la foi ou le service des autres est motivé explicitement par le souci du jugement des gens de l’extérieur, « ceux du dehors » (hoi exôthen). Dans le cas de l’épiscope, par exemple, il importe que « ceux du dehors rendent de lui un bon témoignage, de peur qu’il ne tombe dans l’opprobre » (3,7). De même, les esclaves chrétiens sont exhortés au respect envers leurs maîtres non-croyants, pour éviter que la foi et l’enseignement chrétien ne soient discrédités (6,1). L’importance que la première à Timothée accorde à la « piété » (eusebeia)46 est un autre exemple d’un effort d’adaptation à la culture gréco-romaine en traduisant l’idéal chrétien en des termes qui lui soient intelligibles. 46. Le terme revient à huit reprises dans la lettre, dont quatre dans le seul chapitre final (6,3.5.6.11).
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Parfaitement pertinente en elle-même, l’entreprise d’inculturation, si l’on entend par là une adaptation à la culture ambiante des façons de dire et de vivre la foi, ne va pas sans risques. Ainsi, lorsque la première à Timothée exhorte les esclaves à respecter leurs maîtres, qu’ils soient chrétiens ou non (6,1-2), il s’agit là d’une attitude de conformité au modèle dominant des relations sociales que d’autres écrits chrétiens avaient déjà exprimée avant elle. La différence, c’est que 1 Tm ne dit rien de la contrepartie selon laquelle, dans la foi, il n’existe plus « ni esclave ni homme libre » et que les maîtres eux aussi sont tenus de respecter les esclaves, devenus leurs frères dans la foi47. Il en va de même lorsque 1 Tm 3,4 prône – bien en passant, il est vrai, en parlant des enfants de l’épiscope – la soumission des enfants aux parents, mais, de nouveau, sans la contrepartie présente ailleurs, selon laquelle la foi appelle aussi les parents à respecter leurs enfants et doit inspirer leurs attitudes à leur égard (Col 3,20-21 ; Ep 6,1-4). Tout se passe comme si l’assimilation de valeurs et de mœurs du milieu avait amené à mettre en veilleuse quelque chose du spécifique chrétien, à perdre de vue le fait que, dans le Christ, « il n’y a pas le mâle et la femelle ». « Si le sel perd sa saveur… »
47. Voir Phm 16 ; Col 4,1 ; Ep 6,9.
DEUXIÈME PARTIE
DES FONDEMENTS AUTRES, QUI CHANGENT LA DONNE
RELIRE GENDER D’IVAN ILLICH : LA RACINE THÉOLOGIQUE DU GENRE VERNACULAIRE Mahité B1
À l’été 1982, Ivan Illich fut invité à l’Université de Californie à Berkeley pour y donner une série de conférences dans le cadre des prestigieuses Regents Lectures. Illich était relativement connu à l’époque pour ses ouvrages très critiques envers les grandes institutions de la société occidentale. Il avait publié Une société sans école (le titre original en anglais, Deschooling Society, est encore plus éloquent quant à la teneur du propos) et Némésis médicale, deux ouvrages dans lesquels il tentait de démontrer la contre-productivité intrinsèque de ces institutions. Passé un certain seuil, toute organisation de ce genre se retourne contre ceux qu’elle est censée servir. L’école produit de l’ignorance et des décrocheurs, et la médecine génère des maux de toutes sortes2. Pendant la période précédant son allocution à Berkeley, les recherches d’Illich avaient porté sur les présupposés qui donnent forme aux idées, aux concepts et même aux perceptions et aux sensations des gens à une époque et en un lieu donné. Il s’était également intéressé au mouvement et aux théories féministes. Dans la conjonction de ces deux axes de recherche, il en était venu à la conclusion que l’idéologie économique qui domine les sociétés occidentales, une idéologie fondée sur la notion de « travail » défini comme quelque chose qui peut être accompli indifféremment par les hommes ou les femmes, est fondamentalement et irréversiblement sexiste, et radicalement différente de ce qu’il a appelé le régime du « genre vernaculaire » qui a prévalu jusqu’à l’industrialisation. La perspective d’un progrès vers de plus en plus d’égalité entre les sexes lui apparut alors comme un mythe et le mouvement féministe, comme contre-productif au sens où il aurait en réalité empiré la situation des femmes, à l’exception d’une minorité située en haut de l’échelle 1. Ce texte s’inscrit dans le cadre d’une recherche postdoctorale qui a bénéficié du soutien financier du Fonds Gérard-Dion. 2. Pour une explication succincte de cette notion, voir Ivan I, La convivialité, Paris, Seuil, 1973, p. 8-11 et p. 23-24.
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sociale et économique, en cherchant à l’améliorer3. Ce sont ces thèses-là qu’il a présentées à son auditoire, à Berkeley, ainsi que dans le livre qui accompagnait les conférences, intitulé Gender 4. Illich s’est évidemment attiré les foudres des féministes et particulièrement des professeures en études féministes de cette université. Celles-ci ont organisé un contresymposium pour exprimer leur désaccord et publié un numéro spécial de la revue Feminist Issues5 sur le sujet. Dans les pages qui suivent, j’exposerai d’abord les grandes lignes de la thèse d’Illich sur le genre vernaculaire et le sexe économique, avant de revenir brièvement sur la controverse. Je tenterai ensuite de montrer que la ressource profonde, et l’une des forces du texte d’Illich, réside non pas dans son argumentation historique, économique, anthropologique ou sociologique – qui sont au contraire biaisées par une certaine idéalisation du passé –, mais dans sa racine proprement théologique. Ivan Illich insistait souvent pour dire qu’il parlait en tant qu’historien, mais il était aussi théologien et, avant tout, profondément croyant. C’est dans cette racine théologique que se trouve, à mon avis, le fil qui dénoue l’impasse entre, d’un côté, l’idéalisation d’un régime, irrémédiablement révolu, fondé sur le genre vernaculaire, et, de l’autre, le régime basé sur ce qu’Illich appelle le « sexe économique », qui a semblé impuissant à enrayer la discrimination et qui se trouve lui-même aujourd’hui dépassé. 1. Les grandes lignes de la pensée d’Illich dans Gender Dans Gender, Illich cherche à faire voir la différence radicale entre la forme du rapport entre les hommes et les femmes dans les sociétés dites de subsistance et celle de leur rapport dans les sociétés industrialisées ou post-industrielles. Il y aurait, selon lui, une discontinuité historique entre le présent et le passé, avec une période de transition qui s’étend approximativement du XIIe au XIXe siècle. Il serait donc faux de prétendre que la discrimination sexuelle subie aujourd’hui découle du patriarcat des sociétés passées. Dans les cultures pré-industrielles, les gens vivaient sous l’égide du « genre vernaculaire », qu’Illich définit ainsi :
3. Illich explique son point de vue des années plus tard, lorsqu’il raconte à David Cayley l’épisode de ses conférences aux Regent Lectures : David C, Ivan Illich in Conversation, Toronto, House of Anansi Press, p. 176-178. 4. Ivan I, Gender, New York, Pantheon Books, 1982. En français : I., Le Genre vernaculaire, Paris, Seuil, 1983, repris dans Œuvres complètes, vol. 2, Paris, Librairie Arthème Fayard, 2005. 5. Feminist Issues 3/1 (1983).
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I have adopted this term to designate a distinction in behavior, a distinction universal in vernacular cultures. It distinguishes places, times, tools, tasks, forms of speech, gestures, and perceptions that are associated with men from those associated with women. is association constitutes a social gender because it is specific to a time and place. I call it vernacular gender because this sets of associations is as peculiar to a traditional people (in latin, a gens) as is their vernacular speech6.
Selon Illich, un lieu peut être occupé par les femmes à une certaine heure du jour, par les hommes à une autre ; un outil peut être utilisé par une femme d’une certaine façon et par un homme d’une autre façon ; en tout temps, une ligne de séparation demeure entre deux entités qui se complètent l’une l’autre. Aucun lieu, aucun outil, aucune manière de parler n’est commun aux deux de manière indifférenciée. Aucun étalon de mesure ne permet de comparer la réalité des deux groupes ; aucun sol commun et uniforme ne les tient. C’est pourquoi Illich reconnaît que le terme « genre vernaculaire » désigne en fait l’un ou l’autre des deux sous-ensembles propres à toute « réalité vernaculaire » (c’est-à-dire manières de parler, outils, lieux, symboles) ; ces sous-ensembles sont plus ou moins reliés aux caractéristiques génitales mâles ou femelles. Ainsi, précise-t-il, lorsqu’il utilise le terme « genre vernaculaire » pour désigner l’ensemble constitué par la complémentarité de deux sous-ensembles, ce terme ne désigne rien de réel et tangible ; il s’agit en fait d’une métaphore qui cherche à faire signe vers la complémentarité ambiguë constituant l’un et l’autre sous-ensemble7. De plus, la représentation de cette complémentarité diffère selon qu’elle émerge d’un homme ou d’une femme, puisqu’il n’existe pas de point de vue non genré ; hommes et femmes non seulement ne font ni ne disent jamais la même chose de la même façon, mais encore, ils ne désirent et ne perçoivent jamais la même chose non plus8.
6. I, Gender (n. 4), p. 3. En français : « J’ai adopté ce terme pour traduire la distinction existant entre les comportements humains masculins et féminins – distinction qui est universelle dans les cultures vernaculaires. Les lieux, les temps, les outils, les tâches, les façons de parler, les gestes, les perceptions associés aux hommes diffèrent de ceux associés aux femmes. Cette association constitue le genre social, lequel est particulier à un temps et à un lieu. Le genre est vernaculaire parce que l’ensemble de ces associations est aussi particulier à une population traditionnelle (la gens latine) que l’est son parler vernaculaire. » (I., Le genre vernaculaire, dans Œuvres complètes, vol. 2, p. 251). Puisque le choix des mots d’Illich importe pour mon propos, j’ai choisi de le citer dans la langue originale anglaise (sauf quand cela nuit à la fluidité du texte) et d’en donner la traduction en note. 7. I, Gender (n. 4), p. 74 note 56. 8. Ibid., p. 20.
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Les sociétés industrialisées, quant à elles, fonctionnent plutôt sous le règne du « sexe économique » ou « social ». By « sex » I mean the result of a polarization in those common characteristics that, starting with the late eighteenth century, are attributed to all human beings. Unlike vernacular gender, which always reflects an association between a dual, local, material culture and the men and women who live under its rule, social sex is « catholic » ; it polarizes the human labor force, libido, character or intellligence, and is the result from the abstract genderless norm of « the human »9.
Il s’agit encore d’une dualité, mais d’une autre forme : une dualité de polarisation des diverses caractéristiques posée sur la notion universelle d’être humain. Seule une telle dualité permet de penser en termes d’égalité ou d’inégalité (sociale, politique, économique) entre les hommes et les femmes, parce qu’elle pose un dénominateur commun10. C’est ce qui amène Illich à dire que la discrimination économique contre les femmes n’aurait pu exister sans l’abolition du genre vernaculaire et la construction du sexe. Sous l’égide du genre vernaculaire, l’égalité entre deux termes incomparables était tout simplement inconcevable. Il faut un dénominateur commun – l’idée d’être humain – pour que soient comparables la situation économique des femmes et celle des hommes. Illich affirme que la société structurée par une dualité de ce type – celle du sexe économique – est fondamentalement sexiste, parce qu’elle force les femmes à entrer en compétition avec les hommes pour le travail redéfini comme ce que peuvent faire tous les êtres humains, peu importe leur sexe, et que cette compétition se fait à leur détriment. La « dégradation individuelle, jusque-là impensable, de la moitié de l’humanité, en s’appuyant sur des critères sociobiologiques11 », qu’est le sexisme selon Illich, ne peut avoir lieu que dans une société où la complémentarité ambiguë entre les genres a été arasée. Le sexisme ne peut donc en aucun cas être considéré comme un reste ou une continuation du patriarcat, qu’Illich définit comme « un schéma de domination masculine dans une société sous l’égide du genre [vernaculaire] », et plus spécifiquement, dans l’histoire européenne, comme « une inégalité du pouvoir dans des conditions 9. Ibid., p. 4. En français : « Le “sexe” est le résultat d’une polarisation des caractères communs qu’on attribue, depuis la fin du XVIIIe siècle, à tous les êtres humains. À la différence du genre vernaculaire, lequel reflète une association culturelle entre une culture matérielle duale, concrète et locale, et les hommes et les femmes vivant sous son emprise, la division sexuelle de la main-d’œuvre, de la libido, de la personnalité ou de l’intelligence résulte du diagnostic […] de déviations par rapport à une norme abstraite définie dans ce but. » (I, Le genre vernaculaire [n. 4], p. 251). 10. Ibid., p. 20. 11. I, Le genre vernaculaire (n. 4), p. 380, note 21. Je souligne. En anglais, cette note se trouve dans I., Gender (n. 4), p. 33.
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de complémentarité asymétrique du genre12 ». C’est cette conception du sexisme qui amène Illich à affirmer que le féminisme l’aggrave, puisque le féminisme insiste sur l’égalité entre homme et femme et renforce la notion d’être humain. 2. La réponse critique des féministes Les propos d’Illich ont suscité la colère de plusieurs femmes qui ont assisté à ses conférences à Berkeley, autant parmi les étudiantes que les professeures, et le livre a reçu de nombreuses critiques négatives. Sur la forme, on a reproché à Illich son attitude magistrale et hautaine, son manque d’écoute envers les participants et son langage obscur13. Sur le fond, les articles publiés dans le numéro spécial de Feminist Issues au printemps 1983 lui reprochent, entre autres, son plaidoyer en faveur d’une complémentarité des genres qui ignore l’enjeu de l’oppression des femmes par les hommes ; son essentialisation du genre masculin ou féminin, comme si c’était deux espèces différentes14 ; la manière dont il use et abuse de termes anthropologiques15 ; un usage partial et malhonnête de la littérature ethnographique16. Et, de fait, même si Illich prétend ne pas idéaliser le passé, sa propre rhétorique montre le contraire. Des expressions comme « sad loss of gender17 » et « sorry story18 » témoignent d’une certaine nostalgie, alors que certains énoncés trahissent un biais négatif envers le présent ; par exemple : « Vernacular culture is a truce between genders, and sometimes a cruel one. […] In contrast to this truce, the regime of scarcity imposes continued war and ever new kinds of defeat on each woman. While under the reign of gender women might be subordinate, under any economic regime they are only the second sex19. » 12. Ibid. 13. « To read the book on gender is to be assailed by double-think and gobbledygook. » (Gloria B, « Conclusion : e Centrality of Women Studies », Feminist Issues [n. 5], p. 37). 14. « …Illich’s word, gender, convey a process of pseudospeciation through which humanity is divided into two irreducible kinds : “Male and female created he them.” » (Nancy S-H, « Vernacular Sexism : An Anthropological Response to Ivan Illich », Feminist Issues [n. 5], p. 29). 15. Ibid. 16. Ibid., p. 33 et 35. 17. I, Gender [n. 4], p. 179. En français : « la triste perte du genre » (I., Le genre vernaculaire [n. 4], p. 356). 18. Ibid., p. 173. En français : « la face cachée du triste conte » (I., Le genre vernaculaire [n. 4], p. 349). 19. Ibid., p. 178. En français : « La culture vernaculaire est une trêve entre les genres – et parfois une trêve cruelle. […] En contraste avec cette trêve, le régime de la rareté impose une guerre perpétuelle, d’où les femmes sortent constamment battues, même si c’est toujours de manière neuve. Alors que sous le règne du genre les femmes sont parfois
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Les indéniables défauts de ce livre ne sont ni anodins ni inoffensifs et sa lecture doit s’accompagner de la prise en compte des critiques bien documentées que lui ont adressées les chercheuses dans le numéro spécial de Feminist Issues. L’argument que je m’apprête à développer ne vise nullement à les diminuer. Toutefois, la controverse qui a suivi la publication du livre, les événements de Berkeley ainsi que le silence des intellectuels qui, par la suite, ont continué à engager la pensée d’Illich dans leurs recherches, en excluant plus ou moins ce livre, masquent ce qui pourrait bien en constituer la racine et la ressource, et qui reste une force capable d’ouvrir les horizons de la pensée. 3. Une racine théologique : le Samaritain Quiconque lit Gender ressent une certaine perplexité devant le caractère hétéroclite et inclassable de l’ouvrage, qui assemble des références sociologiques, économiques, philosophiques, historiques et anthropologiques. Les cent vingt-cinq notes de bas de page, qui portent chacune un titre et couvrent parfois plusieurs pages, forment en soi un recueil impressionnant (les Œuvres complètes en traduction française regroupent ces notes à la fin ; elles couvrent plus de cent pages). Un réflexe courant, devant un texte difficile à saisir, est de tenter de le situer dans son champ disciplinaire et de se référer aux œuvres qui ont influencé son auteur. Or, Illich ne tient dans aucun champ. Il se plaît à traverser les frontières disciplinaires et même celle de l’institution académique comme telle : il n’était pas un universitaire, bien qu’il ait enseigné à l’université et mené des recherches savantes. De plus, Illich entremêle, dans ses ouvrages, des traits d’érudition impressionnante et des énoncés polémiques mal fondés. Le caractère transdisciplinaire est particulièrement marqué dans Gender. Pire encore, Illich crée souvent son propre langage par sa manière de faire jouer les mots et de les redéfinir. Toutefois, il y a bel et bien au moins une « œuvre » qui a influencé sa pensée : l’oeuvre de la foi, à laquelle il faut ajouter l’Évangile et les auteurs chrétiens des XIe, XIIe et XIIIe siècles qu’il fréquentait assidûment. La pensée d’Illich, en général, s’enracine donc dans la théologie au sens large du terme20. Dans Gender, cette racine affleure à la surface du texte au moins une fois, dans la note de bas de page où Illich précise que lorsqu’il utilise le terme « genre » subalternes, dans tout régime économique elles sont toujours le deuxième sexe, et rien que cela » (I., Le genre vernaculaire [n. 4], p. 354). L’italique est dans le texte. 20. Ce point est souligné par David Cayley dans son introduction aux propos d’Illich : David C – Ivan I, The Rivers North of the Future. The Testament of Ivan Illich as Told to David Cayley, Toronto, House of Anansi Press, 2005, p. 1-44.
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pour désigner l’ensemble constitué par la complémentarité des deux sous-ensembles que sont les hommes et les femmes, ce terme ne peut qu’être une métaphore de la complémentarité ambiguë qui constitue l’un et l’autre. La note se termine par la phrase suivante : « My thinking on this point is nourished by the scholastic concept of relatio subsistens21. » Ce concept renvoie à omas d’Aquin, qui fut une influence importante pour Illich22. Par cette notion, Illich tente de faire ressortir le caractère mutuellement constitutif des genres vernaculaires : les deux sousensembles – hommes et femmes – n’existent pas en soi, indépendamment de la relation qui les fait exister et les constitue l’un l’autre ; ils sont une « relation subsistante ». Cette complémentarité, qu’il qualifie d’ambiguë et d’asymétrique, représente pour Illich une dualité fondamentale de l’expérience humaine, qui s’exprime aussi dans la relation entre l’ici-bas et l’au-delà, entre la terre et le ciel, entre la droite et la gauche, et même entre un terme et l’autre dans une métaphore23 ; c’est littéralement une façon d’être24. Ce qu’il appelle complémentarité asymétrique et ambiguë revient, plus tard, dans son discours, sous la forme de ce qu’il nomme alors proportionnalité dissymétrique, laquelle décrit une dualité qui, cette fois, n’est pas propre au sexe. Lors d’un entretien avec le journaliste David Cayley, au cours de la dernière décennie de sa vie25, Illich expose cette notion et l’explique à partir de la pensée du moine médiéval Hugues de SaintVictor. Il raconte que, se demandant pourquoi Dieu avait créé Adam et Ève, Hugues en arrive à la réponse suivante (réponse qui, du moins telle que la rapporte Illich, témoigne de la perspective androcentrique du moine et de son époque) : Dieu créa Ève parce qu’il se devait de donner à Adam quelque chose qu’il pouvait saisir, dans tous les sens du mot : …something which was totally different from him, and different in such a way that he could be wounded by that difference, that he would be vulnerable to that difference. So he created Eve to give Adam a sense of how Creation and God relate to each other. Woman and man are God’s masterpiece, Hugh claims, because they are two entities whose proportionality is constitutive for both26. 21. I, Gender (n. 4), p. 74 note 56. En français : « Sur ce point, ma pensée procède du concept scolastique de relatio subsistens » (I., Le genre vernaculaire [n. 4], p. 404). 22. C – I, The Rivers (n. 20), p. 67. 23. Ibid., p. 132-138 ainsi que I, Gender (n. 4), p. 70-75. 24. « mode of existence » : I, Gender (n. 4), p. 20. 25. Cette série d’entretiens forme la base du livre The Rivers North of the Future, publié par David Cayley peu après la mort d’Illich. En fait, les deux hommes avaient prévu de réviser ensemble le manuscrit, mais Illich est mort avant que la rencontre n’ait lieu. 26. C – I, The Rivers (n. 20), p. 198. Je traduis : « …quelque chose qui serait totalement différent de lui, et différent de manière telle qu’il pourrait être blessé
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Il ajoute que l’un et l’autre se correspondent, certes – ils peuvent se saisir – mais de façon incongrue ; non pas dans une symétrie parfaite mais de manière légèrement décalée, tordue ou déphasée, « slightly off the mark 27 », dit Illich, juste un peu ratée, un peu à côté. C’est dans ce hiatus, cette encoche, cet espace d’altérité radicale entre deux semblables différents que peut avoir lieu la rencontre constituant l’un et l’autre. La manière dont Illich présente la dualité du genre vernaculaire, dans son livre du même titre, reflète la proportionnalité telle qu’il la trouve chez Hugues de Saint-Victor. Certes, parler d’une racine théologique suppose en quelque sorte qu’Illich aurait lu et interprété Hugues de SaintVictor avant de réfléchir au genre vernaculaire et d’y voir une correspondance asymétrique, alors que cette antériorité n’est pas explicite dans les textes. Toutefois, Illich décrit le moine de Saint-Victor comme l’un de ses maîtres à penser depuis le début, un grand ami, même, comme omas d’Aquin, chez qui il retrouve aussi cette notion que tout existe dans une correspondance avec autre chose. Même si (à ma connaissance) aucune mention explicite de Hugues de Saint-Victor n’est faite dans ses travaux précédant la publication de Gender, il fait partie de ses influences. En d’autres mots, je n’aborde pas cette question sous l’angle de la genèse littéraire. Je soutiens plutôt que la compréhension du monde et des gens qui s’exprime dans Gender a été largement formée, chez Illich, par la fréquentation des Écritures et des auteurs chrétiens médiévaux, notamment de Hugues de Saint-Victor. Dans le cas du genre vernaculaire, la proportionnalité dissymétrique s’incarne au sein d’un groupe, entre les membres du groupe, d’une façon qui est propre à ce groupe ; elle reflète la culture locale. Ainsi, la manière qu’auront les hommes et les femmes de se correspondre, de se faire exister les uns les autres, de se toucher en se ratant légèrement, sera déterminée par le lieu et l’époque où ils vivent. C’est cette dualité dont Illich déplore la perte ou l’effacement à travers une série de mutations qu’il retrace dans son livre. Il expose, par exemple, comment l’industrialisation implante peu à peu la norme du travail salarié et mène à la destruction des communaux28. Il indique comment l’intervention de l’Église, qui instaure la confession obligatoire pour tous, autant hommes que femmes, par cette différence, qu’il serait vulnérable à la différence. Alors il créa Ève pour donner à Adam une idée [ou une impression] de la façon dont la Création et Dieu se rapportent l’un à l’autre. La femme et l’homme sont les chefs-d’œuvres de Dieu, dit Hughes, parce qu’ils sont deux entités dont la proportionnalité est constitutive pour les deux. » 27. Ibid. 28. Voir I, Gender (n. 4), p. 169-178.
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crée ainsi pour la première fois (selon Illich) un sujet universel qui sera diffusé ensuite dans toutes les sphères de la vie des gens29. Lorsqu’il en parle avec David Cayley, à la fin des années 1990, Illich affirme encore qu’un tel sens de la correspondance en toute chose est perdu. Mais il ajoute : When I reflect on the history of proportionality, I see that nothing can exist without being dysymmetrically proportional to something else and that this dysymmetric proportionality is the reason for the existence of both. And in this light, what is revealed to us in the parable of the Samaritan is a new kind of proportionality. When they ask Jesus, Who is my neighbour ? he answers, He to whom you as a free human being establish your personal proportionality by turning to him in love, and inviting him to the mutuality of love which one usually calls friendship. e Samaritan story makes me understand that I am « I » in the deepest and fullest sense in which it is given to me to be « I » precisely because you, by allowing me to love you, give me the possibility to be co-relative to you to be dysymmetrically proportionate to you. I see, therefore, in love, hope and charity the crowning of the proportional nature of creation in the full, old sense of that term. Nothing is what it is except because convenit, it fits, it is in harmony with something else, and I am free to choose with whom, or, better, to accept from whom I want, to whom I let myself be given, the possibility of loving. e call of charity, agape, which the Samaritan hears, does not destroy proportionality but rather elevates it to a level which formerly was not perceived30.
Selon Illich, la parabole du Samaritain élève la relation de correspondance dissymétrique au-delà des limites prescrites par la culture et la religion. Elle infuse une atmosphère de liberté dans le rapport entre les 29. Sur le rôle de l’Église dans le passage du genre vernaculaire au sexe dont l’institution de la confession n’est qu’une partie, voir I, Gender (n. 4), p. 149-157. 30. C – I, The Rivers (n. 20), p. 197. Je traduis : « Quand je réfléchis à l’histoire de la proportionalité, je vois que rien n’existe sans être dissymétriquement proportionnel à quelque chose d’autre, et que cette proportionalité dissymétrique est la raison de l’existence de l’un et l’autre. Et dans cette lumière, ce qui nous est révélé par la parabole du Samaritain est une nouvelle sorte de proportionnalité. Quand ils demandent à Jésus, Qui est mon prochain ? il répond : Celui envers qui tu établis, en tant qu’être humain libre, ta proportionalité personnelle en te tournant vers lui dans l’amour et en l’invitant à la mutualité d’amour que l’on appelle habituellement amitié. L’histoire du Samaritain me fait comprendre que je suis “Je” dans le sens le plus plein et le plus profond qu’il m’est donné d’être “je” précisément parce que toi, en me permettant de t’aimer, tu me donnes la possibilité d’être co-relatif à toi, d’être dissymétriquement proportionnel à toi. Par conséquent, je vois dans l’amour, la charité et l’espérance le couronnement de la nature proportionnelle de la création au sens ancien, au sens plein du terme. Rien n’est ce qu’il est sauf parce qu’il convient, convenit, il est en harmonie avec quelque chose d’autre, et je suis libre de choisir avec qui, ou, mieux encore, d’accepter de qui je veux, à qui je me laisserai donner la possibilité d’aimer. L’appel de la charité, que le Samaritain entend, ne détruit pas la proportionalité, mais plutôt l’élève à un niveau qui n’était pas perçu avant. »
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uns et les autres – « I am free », commente Illich, « to choose with whom, or, better, to accept from whom I want, to whom I let myself be given, the possibility of loving ». Il ne s’agit plus du rapport culturellement déterminé entre deux sous-ensembles, comme sous l’égide du genre vernaculaire, mais d’un amour qui exprime cette même proportionnalité en tant que don et choix. Cet amour ou charité (ou encore amitié : dans ses entretiens avec Cayley, Illich varie les termes pour désigner cette relation à l’autre) est le couronnement de la nature proportionnelle de la création, selon l’expression d’Illich. La parabole du Samaritain a dégagé la proportionnalité de son ancrage ethnique ou culturel et l’a élevée audessus des frontières (sans détruire celles-ci), pour la rendre accessible à tous, à tout instant. Illich termine son dialogue avec Cayley en ajoutant : « …that’s why it can happen between you and me31 ». Il signale ainsi, par le choix des pronoms qui désignent la relation qui a lieu là, entre les deux hommes, à ce moment-là, l’ici et maintenant de leur rencontre. La parabole a ouvert une nouvelle possibilité d’être les uns, les unes avec les autres, qui ne soit plus déterminée par le groupe d’appartenance ou les codes d’une culture. En d’autres mots, même si le genre vernaculaire est irrémédiablement perdu, tel qu’il l’affirme dans Gender, la proportionnalité demeure possible dans sa forme la plus libre, la plus élevée, la plus majestueuse (telle que l’évoque l’image du couronnement utilisée par Illich dans le passage cité ci-dessus). Cette proportionnalité s’atteste en un élan d’amour, de charité, d’amitié, comme celui ressenti par le Samaritain envers l’homme dans le fossé ; son geste, selon Illich, vient prolonger l’Incarnation divine32 définie comme incarnation d’un rapport (c’est l’interprétation qu’il retient de Jn 1,1433). Le rapport entre le Samaritain et l’homme battu est donc, pour Illich, Incarnation divine, Incarnation de ce rapport qu’est Dieu, rapport de correspondance dissymétrique tout aussi possible entre nous tous. Dans une autre série de conversations, Illich reconnaissait qu’il restait bien, malgré tout, quelque chose du genre vernaculaire et que ces restes devaient être recouvrés dans une relation d’amitié34. Cet appel à l’amitié – un thème dominant des écrits d’Illich dans les dernières décennies de 31. Ibid., p. 199. 32. « is is an act which prolongs the Incarnation. » (Ibid., p. 207). 33. « If you look the Greek word logos up in the dictionary, you’ll find that it means proportion or proportionality or fit before it means what we call a word. » (Ibid., p. 205). 34. C, Ivan Illich in Conversation (n. 3), p. 185-186. Voir aussi : « I refuse to speculate on the probabilities of a cure for the regime of sex. at’s not my task. Each one of us will have to invent, in friendship – in which I believe – his own anodyne, medicine, ray of hope. » (Ibid., p. 189).
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sa vie – rejoint ses propos sur la parabole du Samaritain et résonne comme une invitation à remettre en circulation le sens de cette parabole telle qu’il la comprend. Il s’agit d’ouvrir une nouvelle dimension de la relation à l’autre, non pas au sein d’un monde configuré par des règles d’appartenance, puisque ce monde n’existe plus, mais pas davantage dans le monde régi par le sexe économique qui, selon Illich, a supplanté le genre vernaculaire. Nous vivons plutôt désormais au sein de ce que le philosophe JeanLuc Nancy appelle l’équivalence générale, c’est-à-dire une interchangeabilité, une transformabilité et une équivalence de tous, de toutes et de tout35. Alors que le régime du sexe économique était fondé sur la notion d’être humain, sujet neutre (hors genre) de l’économie, de la politique et des droits universels, l’équivalence générale sape cette fondation ; l’être humain lui-même est inséré dans le réseau des interconnexions et des transformations. C’est donc cette dernière perspective qu’il faut explorer pour mieux saisir le sens que peut prendre, aujourd’hui, la correspondance dissymétrique qu’Illich voit en acte dans la parabole du Samaritain et qui, affirme-t-il, peut encore arriver, ici, maintenant, « entre toi et moi ». Jean-Luc Nancy tire la notion d’équivalence générale de la pensée de Marx : Marx a nommé l’argent « équivalent général ». C’est de cette équivalence qu’on veut parler ici. Non pour la considérer elle-même, mais pour considérer que le régime d’équivalence générale absorbe désormais virtuellement, bien au-delà de la sphère financière mais grâce à elle et en vue d’elle, toutes les sphères de l’existence des hommes, et avec eux de l’ensemble des existants36.
Nancy indique que non seulement cette notion de Marx déborde désormais le secteur financier où elle prenait sens, mais que ce sens lui-même, celui que Marx lui donnait, est dépassé. C’est d’ailleurs ce dépassement qui implique que le régime du sexe économique a été supplanté à son tour. Car tant la pensée de Marx que le régime du sexe économique visaient une « humanité véritable37 » (au sein de laquelle existerait l’égalité de tous). Or, cette visée s’est dissipée : « La possibilité de représenter un homme total, désaliéné, émancipé de toute sujétion naturelle, économique et idéologique, s’est évanouie dans le progrès lui-même de l’équivalence générale devenant équivalence et interconnexion de toutes les finalités et de toutes les possibilités38. » 35. Jean-Luc N, L’Équivalence des catastrophes (Après Fukushima), Paris, Galilée, 2012, p. 16 et p. 48. 36. Ibid., p. 16. 37. Ibid., p. 55. 38. Ibid., p. 55.
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Dans la configuration de la civilisation actuelle que dessine Nancy, trois phénomènes s’entrelacent, se recoupent et interagissent l’un avec l’autre39. D’une part, les catégories qui permettaient de distinguer l’autre de l’humain (et de se distinguer de lui), telle que l’animal, le végétal, le minéral et le divin, sont ébranlées. Mais en nommant ces catégories, nous éprouvons combien elles sont rendues fragiles par la technique qui, pour prendre un exemple, rend l’animal et le végétal dépendant des substances de synthèse dont on le nourrit […]. Ce qui se trouve bouleversé, c’est en fait la distribution des substances, des caractères et des registres à travers tous les modes d’existence, de représentation, de conception et d’imagination. Là où il y a eu pour toute l’humanité jusqu’à nous un monde ordonné, configuré, avec ses régimes, ses hiérarchies, ses rôles, nous voyons se déployer plus qu’une transformation : une transformabilité généralisée qui, en même temps, ne fournit pas l’unité d’un principe ou d’une loi de transformation, mais qui ne cesse au contraire de diversifier et de multiplier les modalités, les directions, les causalités de toutes les formes de transformation, de transport, de transposition ou de transmutation40.
Le monde ne se présente plus à nous sous la forme d’un cosmos ordonné. Les frontières entre les catégories, si elles n’ont jamais été étanches, sont aujourd’hui marquées par une porosité, une indétermination et, surtout, comme le souligne Nancy, une transformabilité qui ne permet même pas d’extraire un principe de transformation (lequel donnerait encore un ordre et une prise). Cela nous oblige à chercher des modes d’appréhension du monde autres que celui du principe. D’autre part, nous nous trouvons au milieu d’une complexité et d’une intrication inouïes de systèmes interdépendants. Ceux-ci sont faits de l’enchevêtrement des techniques, des économies, des cultures et des politiques, entremêlées aux forces naturelles et matérielles (géologiques, météorologiques, telluriques…). La catastrophe de Fukushima en 2011 offre un exemple41 de cette intrication par laquelle un tsunami cause un accident nucléaire dont les conséquences humaines, écologiques, économiques et politiques sont impossibles à circonscrire. Fukushima est donc aussi un exemple de la démesure et du caractère incalculable des effets des techniques engagées : 39. C’est ma propre lecture (et non le texte de Nancy) qui détache ainsi trois phénomènes afin de donner un portrait succinct de la configuration décrite par le philosophe et de mieux exposer le rapport de cette configuration à la pensée d’Illich. 40. Ibid., p. 47-48. 41. Il s’agit d’un exemple parmi tant d’autres qui ont marqué le siècle dernier tels que Bhopal et Tchernobyl, ainsi que tous les ouragans, tempêtes tropicales, sécheresses etc. « Les catastrophes ne sont donc pas toutes de même gravité », écrit Nancy pour écarter toute méprise quant au sens du titre du livre, « mais elles communiquent toutes avec l’ensemble des interdépendances qui composent l’équivalence générale. » (Ibid., p. 16-17).
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Qu’il s’agisse d’une centrale nucléaire disloquée ou d’une bombe, que le réacteur ou l’arme soit plus ou moins puissant, la démesure des effets dans l’espace et le temps les met à égalité dans l’excès par rapport aux moyens de les contrôler et encore plus de les annuler. Cela n’est pas absolument nouveau : déjà le charbon, l’électricité et le pétrole ont entraîné des problèmes, des souffrances ou des plaies de civilisation qui excèdent les capacités de la maîtrise aussi bien technique que politique42.
Qu’on cherche à améliorer les techniques et les systèmes ou à les contrôler, ajoute Nancy, il semble impossible d’envisager autre chose qu’un surcroît de complexité, d’intrication et d’interdépendance43. Enfin, la connexion entre le développement technique et le capitalisme (exigence de rentabilité et de productivité) finit par entraîner toutes les sphères de notre existence dans le jeu de l’équivalence et de l’interchangeabilité illimitée « des forces, des produits, des agents ou acteurs, des sens ou valeurs – puisque la valeur de toute valeur est l’équivalence44. » Nous sommes pris dans une sorte de développement indéfini (ou infini, au double sens de « sans fin » – c’est-à-dire sans finalité autre que la rentabilité, l’accroissement et la circulation de la valeur d’équivalence – et sans interruption définitive – c’est-à-dire sans point final ni suspens). Ultimement, c’est l’ensemble de cette configuration qui empêche le rapport entre les uns, les unes et les autres. Les forces s’y gouvernent par elles-mêmes, nous emportent avec elles dans le jeu de « toutes leurs interactions, rétroactions, excitations, attractions et répulsions qui, pour finir, jouent comme des renvois incessants du même au même45. » Ce jeu n’a rien à voir avec le rapport dont il est question avec Nancy, « si ce qu’on nomme “rapport” a toujours affaire avec de l’incommensurable, avec ce qui rend absolument non équivalents l’un et l’autre du rapport46. » Voilà ce qu’il faut prendre en compte en faisant résonner l’appel d’Illich à recouvrer un sens de la proportionnalité. « I am “I” in the deepest and fullest sense in which it is given to me to be “I” precisely because you, by allowing me to love you, give me the possibility to be co-relative to you to be dysymmetrically proportionate to you47 », disait Illich à Cayley. Que reste-t-il de ce rapport qui nous fait exister les uns les autres (et les uns avec les autres) là où je suis indéniablement un point dans le réseau des interactions enchevêtrées, emporté par le jeu infini des forces qui 42. 43. 44. 45. 46. 47.
Ibid., p. 43. Ibid., p. 44. Ibid., p. 16. Ibid., p. 46. Ibid. C – I, The Rivers (n. 20), p. 197, déjà cité ci-dessus.
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interagissent entre elles ? De façon assez inattendue, Nancy indique dans son discours le geste qui atteste d’un tel rapport et de son affaire avec l’incommensurable. Ce geste qui interrompt l’équivalence, Nancy l’indique au détour d’une phrase où il expose le contraire de l’équivalence. Ce contraire existe et il existe dès maintenant, non comme un reste à recouvrer (quelque chose du passé qu’il faudrait retrouver ou reproduire) ou comme un projet (une autre configuration du monde qu’il faudrait atteindre en transformant la société, l’économie ou la politique) : Le contraire, c’est l’inéquivalence de toutes les singularités : celles des personnes et celles des moments, des lieux, des gestes d’une personne, celles des heures du jour ou de la nuit, celles des paroles adressées, celles des nuages qui passent, des plantes qui poussent avec une lenteur savante. Cette inéquivalence existe par l’attention portée à ces singularités – à une couleur, à un son, à un parfum. […] Chaque fois, il s’agit d’une considération particulière, d’une attention et d’une tension, d’un respect, voire de ce qu’on peut aller jusqu’à nommer une adoration tournée vers la singularité en tant que telle48.
Adoration : ce n’est pas là un mot banal. Nancy, qui en avait fait le titre du deuxième tome de sa Déconstruction du christianisme49 publié peu avant, ne l’emploie pas à la légère. Par le choix de ce vocable, il fait signe vers ce que l’incommensurable, l’au-delà, l’infini ou la transcendance tentent de désigner, sans jamais y parvenir tout à fait : L’adoration désignerait un rapport à une présence qu’il n’est pas question de faire entrer « ici » mais au contraire de connaître et d’affirmer comme essentiellement « ailleurs », ouvrant l’« ici ». Ce n’est donc plus une présence au sens courant du mot. C’est la présence, non de quelque chose, mais de l’ouverture, de la déhiscence, de la brèche ou de l’échappée de l’« ici » même50.
Ce rapport à la présence d’une ouverture à même le monde double tout rapport à l’autre et au monde, comme Nancy l’exprime en parlant de l’amour chrétien : Il ne s’agit pas de faire du sentiment, il s’agit de faire du sens. Il s’agit donc toujours de sentir, mais de sentir comment nous n’avons rapport qu’en ayant aussi rapport avec cet incommensurable que désignent en l’occurrence la « dignité » et le « prix », la valeur singulière de chaque existence51. 48. N, L’Équivalence des catastrophes (n. 35), p. 65-66. Je souligne. 49. Jean-Luc N, L’Adoration (Déconstruction du christianisme, 2), Paris, Galilée, 2010. Le premier tome, intitulé La Déclosion (Déconstruction du christianisme, 1), est paru chez le même éditeur en 2005. 50. N, L’Adoration (n. 49), p. 18. 51. Ibid., p. 89.
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L’adoration interrompt l’équivalence, l’interchangeabilité et la transformabilité de tous, de toutes et de tout. Elle ouvre une tension entre l’un et l’autre qui est aussi intersection de l’infini à même le rapport entre deux étants finis52. C’est dans ce geste – l’adoration – que se trouve, sinon le sens, du moins la sensation d’une correspondance dissymétrique. Et cette correspondance demeure la condition même de l’adoration puisque, comme l’écrit Nancy, ce n’est jamais « moi » (moi-sujet, « je » s’identifiant à lui-même) qui adore mais bien moi-avec, un « je » fendu par son rapport à l’autre et constitué par ce rapport : Ce n’est pas moi et ce n’est même pas « un » qui adore. C’est tous passant par un et ce « tous » de proche en proche désigne un contact, une contagion de tous les étants. Ce n’est pas un tous d’assemblée ni de lien social sans être pourtant une incorporation organique ou fusionnelle. C’est un « avec » qui s’éprouve et qui se connaît lui-même dans la proximité qui n’est ni en extériorité comme le « lien » ou la « relation », ni en intériorité comme une symbiose ou une absorption. C’est ce que je suis dans les yeux d’un autre qui prête attention, ou ce qu’est une forme, une couleur – d’un arbre ou d’un outil – lorsque je la laisse entrer, me traverser, ne pas rester devant moi53.
Ce qui se dessine alors et qu’esquisse Nancy à la fin de L’Équivalence des catastrophes, c’est bel et bien une égalité mais une égalité qui n’a rien à voir avec l’équivalence des individus, laquelle, écrit-il, « favoris[e] insidieusement à la fois l’équivalence marchande et l’atomisation des “sujets”, aussi catastrophiques l’une que l’autre54 ». Illich dénonçait la même situation en parlant du règne du sexe économique. Il s’agit plutôt de ce que Nancy nomme « l’égalité des incommensurables : des singuliers absolus et irréductibles qui ne sont pas des individus ni des groupes sociaux mais des surgissements, des venues et des départs, des voix, des tons – ici et maintenant, chaque fois55. » On n’en tirera certes pas une politique – mais une manière de se tenir les uns, les unes avec les autres, de se faire face, et de (se) sentir, oui.
52. C’est d’ailleurs l’une des définitions que Nancy donne de l’Incarnation : « que l’infinité divine ait son effectivité dans le rapport des étants finis » (Ibid., p. 108). Il rejoint ainsi la pensée d’Illich qui décrivait l’Incarnation comme le devenir chair d’un rapport. 53. Ibid., p. 122. Je souligne. 54. Jean-Luc N, L’Équivalence des catastrophes (n. 35), p. 69. 55. Ibid.
IDENTITÉ, INÉGALITÉ ET BINARITÉ AU JARDIN D’ÉDEN. MAIS CE JARDIN N’EST PAS L’ÉDEN ! Étienne P
L’inégalité entre les hommes et les femmes demeure une expérience marquée de souffrance, dans nos corps comme au plus profond de notre être. Cette expérience s’annonce avec plus de complexité encore quand s’y joint la question des genres. Notre réaction dans cette situation consiste habituellement, intuitivement, voire spontanément à présupposer une condition autre, idéale ou paradisiaque, pour ne pas dire « métaphysique ». Une égalité, une identité, un genre, tout cela aurait existé : comme tel, tout fait, originellement. Ou du moins cela aurait été pensé, voulu, établi… par Dieu. À ce compte, les récits bibliques de la création de l’homme et de la femme servent souvent à confirmer et à prolonger nos idées et convictions sur le sujet. Il s’agirait alors de sauver la vérité de notre être et une sécurisante compréhension de nous-mêmes. Mais depuis plusieurs décennies, ces récits font aussi l’objet d’une critique sévère, voire d’une démolition totale. Il faudrait plutôt sauver la vérité de notre existence et faire table rase de pareils textes jugés patriarcaux et pour cela seul trop problématiques. Contre une vision trop simple et figée, avec une identité, une égalité et des genres bien définis, on élabore des positions sans cesse complexifiées, avec des identités toujours plus diverses et des genres se diversifiant encore et encore, au nom d’une égalité de droit. On voit l’alternative, qui implique d’enrayer ou d’échapper à l’« autre voie ». On voit moins clairement, toutefois, à quel point nous nous y engouffrons, quelle que soit la voie choisie. Car on comprend difficilement pourquoi il en va ainsi, tant le déni nous guette, tout un chacun, de si près. Je souhaite éclairer cette situation en mettant en relief la binarité de nos débats et par le fait même du traitement de ces questions d’identité, d’égalité et de genre femme-homme. Si la binarité caractérise notre pensée, nos actions, notre situation existentielle, le défi, c’est de ne pas en être dupe. Elle est peut-être notre lot, mais elle ne devrait pas constituer une rançon aveugle, définitive et indépassable. Ne rêvons pas non plus de nous en extirper par quelque spiritualisation, facile ou héroïque, au
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nom de quelque idéal, vaporeux ou absolu ; laissons s’y réaliser une espérance et croyons pouvoir y habiter en l’ouverture même de cette binarité1. C’est à ce point si difficile à nommer de l’ouverture même de notre condition humaine, dans et par une relation ternaire, que je tenterai de ramener nos questionnements quant à des manière-homme et manièrefemme d’être-au-monde. Je compte ainsi situer ces problématiques d’identité sexuelle et de genre à leur racine même, en une « possibilisation » qui nous engage au premier chef sans pour autant totalement relever de nous. Puisse notre propre ouverture, comme homme et comme femme, comme être humain, s’en trouver touchée par quelque grâce. Dans un premier temps, je présenterai des remarques sommaires sur la binarité et le non binaire pour en décrire les principales caractéristiques et le fonctionnement. J’évoque au passage et brièvement des correspondances avec les questions d’identité/différence sexuelle, d’inégalité entre les sexes et de genre. Dans un second temps, je miserai sur une patiente lecture sémiotique de Gn 2-3 pour éclairer à leur racine les questions d’identité, de différence et d’inégalité sexuelles, montrant ainsi les conditions de leur élaboration à titre de projet d’humanité ou d’« humain genré ». 1. Rapport binaire et relation ternaire Quelques considérations générales sur la binarité et le non binaire me permettront de les distinguer sans les séparer, de les comparer sans encore les articuler. 1. Je parle d’espérance et pas simplement d’espoir, comme le fait la tradition chrétienne. L’espoir ne repose sur rien et constitue une attente « les bras croisés » de ce qui relève du hasard ou d’un destin arbitraire ; on espère gagner à la loterie, par exemple. L’espérance joue plutôt sur un « déjà » et un « pas encore », pour travailler et contribuer même difficilement à ce qui a commencé à se réaliser par-devant soi, quitte à ce que l’attente ou la tâche consiste à rendre possible ce qui ne l’est pas encore (« possibilisation »). De même, je parle d’un croire et pas simplement de croyances, réduction du croire à des idées-contenus, à une opinion « sans raison » ou sans compter sérieusement avec la raison ; on croit aux fantômes, on croit qu’un parti gagnera aux prochaines élections, par exemple. La foi, si elle comporte un aspect de connaissance, joue d’abord sur la confiance, sur le crédit accordé à quelqu’un relativement à une chose non déterminée ou pas d’emblée cernée, quitte à devenir par-dessus tout engagement ou pratique en ce sens ; croire et donc prendre part et contribuer à une cause, croire à la science, par exemple – et pourquoi pas « croire à Dieu » ? En cela, la distinction entre foi religieuse ou foi humaine reste seconde et pratiquement inutile ; resterait à signaler en quoi elle n’est pas pour autant secondaire ni insignifiante. Enfin, par « ouverture », je mets l’accent sur l’acte d’ouvrir plutôt que son résultat, sur le processus d’ouverture plus que le produit final. L’ouverture qu’est la porte dans une maison ne devrait pas faire oublier tout ce qu’exige de concevoir et de réaliser l’espace pour cette porte ; il y a tellement plus en jeu dans le fait d’ouvrir et le défi est bien plus grand de mettre en œuvre ou de maintenir une ouverture, bref de la créer.
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1.1 Totalité et infini Les notions de totalité et d’infini peuvent appartenir aussi bien à un système binaire qu’à un système ternaire. Elles y opèrent différemment toutefois. En régime binaire, la totalité est décomposable (ou recomposable) et demeure objet de savoir. Ainsi, 1 + 1 = 2 de sorte que la poursuite des additions ne fait qu’ajouter en quantité (2 [1+1] + 1 = 3 ; 3 [2+1] + 1 = 4 ; etc.). Le tout est égal à la somme de parties, ce qu’une enquête quantitative mesure et analyse fort bien. Un « tout » est produit, et se comprend, par infinitisation du nombre de ses parties. L’infini est ainsi dérivé du fini ; il constitue uniquement un accroissement du fini et se présente comme l’aboutissement normal du fini. Par conséquent, l’infini est tenu pour second par rapport au fini ; on ne le dirait ou ne le penserait comme premier qu’au prix d’une ontologisation, faisant de l’infini la surdétermination de la finitude, d’où une similitude, sinon une ressemblance quant à l’infini. Dans un système ternaire, une totalité peut très bien échapper au savoir et à la composition ; c’en est même le caractère premier et essentiel. Dans ce cas, 1 + 1 = 3, le tout étant plus grand que la somme des parties. Une entreprise qualitative semble plus apte à aborder pareille totalité – bien que l’appréciation qualitative puisse aussi, parfois, fonctionner simplement par accroissement des qualités dans une chose ou par intensification du senti chez un sujet. Un « tout » s’avère infini quand, paradoxalement, il ne peut pas être saisi en sa plénitude : ni de façon différée, ni a priori, ni en pratique. Il s’agit alors d’un infini par soi et en soi, ne dépendant de rien d’autre. De cet infini-en-acte dérive le fini ; leur dite ressemblance est plutôt figurale2 et leur constitution relève d’une altérité fondamentale3. 2. C’est-à-dire une sorte d’image sans le règne de la similitude, une image dont le caractère mimétique demeure second ou dont la fonction représentative, inévitable, n’est plus l’enjeu premier ni décisif. 3. Faut-il le préciser ? Le ternaire n’est pas la conséquence logique du binaire et la non-dualité ne coïncide pas avec le ternaire. Peut-être faudrait-il alors parler du tertiaire (2+1 exprimant la non-binarité), où le tout reste « totalisable », ne serait-ce que momentanément, alors que ce ne peut être le cas avec l’infini ternaire. Une imitation du ternaire encastré dans une prétention à pouvoir dominer l’altérité est chose possible ; c’est ce que j’appellerai le tertiaire. En ce sens, les dialectiques hégéliennes et marxistes ont eu l’immense mérite de nous révéler l’enjeu des médiations (2+1) en tout et partout, mais en aliénant cet enjeu à un Réel rationnel ; l’Aufhebung hégélien enchâsse en effet l’altérité dans des fondations rationnelles déterminables ou encore esthétiquement qualifiables et c’est sans doute la raison pour laquelle ces systèmes se sont avérés aussi contraignants qu’insuffisants. Le ternaire peut heureusement démasquer cette imposture de la part du tertiaire et supporter le binaire sans s’y confondre, comme je le montrerai plus loin.
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Ces perspectives initiales, tantôt binaires tantôt non binaires sur les notions de totalité et d’infini, peuvent déjà servir de signalement et d’avertissement quant aux éléments de la problématique qui nous occupe. Le fait de parler tant de nos jours de l’existence de plus de deux sexes, de plus de deux identités sexuelles, de plus de deux genres ne signifie pas une sortie de la binarité. Le contraire est plus probable, voire inévitable4. Ces développements ne signent pas la fin d’un régime binaire pour penser ces problèmes et ne garantissent pas l’entrée ou seulement l’accès à un horizon ternaire. En effet, la multiplication des genres et des identités sexuelles garde un sens au moins équivoque si on la considère simplement en fonction de l’idée de totalité ou d’infini là impliquée. Composition d’un tout, totalité de l’humain, humanité totale, approche holistique de l’humain ou des personnes : cela peut relever d’une perspective tantôt binaire tantôt ternaire et donc entraîner ou perpétuer des confusions ainsi que des malentendus jusque dans les questions d’identité sexuelle, de genre et d’égalité entre les sexes. Nos débats actuels, avec les affirmations et revendications en bloc des uns puis les évidences et convictions en bloc des autres, ne visent souvent guère plus que la « critique directe » et exclusive d’autrui. On attaque des positions, idéologiques ou non. Cette conflictualité, sans suffisante distanciation (auto-)critique, demeure symptomatique de notre situation ; au risque de le répéter, c’est peut-être notre lot, mais cela devient alors et précisément notre rançon, quel que soit notre camp dans cette problématique complexe de l’identité sexuelle, du genre et de l’égalité entre les sexes. Pour réinvestir ces problèmes ainsi que les phénomènes du monde, nous avons besoin d’une pratique et d’une réflexivité herméneutiques ; je m’y intéresserai plus loin, après un second examen, lui aussi sommaire, des notions de différence/identité et de rôle. 1.2 Identité, différences et rôles Si on jette un coup d’œil sur les questions d’identité, de différence et de rôle dans le cadre d’une comparaison entre multidisciplinarité et interdisciplinarité, on voit de nouveau à quel point les enjeux peuvent 4. Ce n’est pas du tout la fonction critique de la question sociale du genre qui est à mettre en cause dans nos débats actuels, c’est-à-dire la pertinence d’une critique de la discrimination et de l’oppression d’un groupe social par un autre le dominant souvent avec violence. Le problème d’ordre binaire réside dans l’établissement comptabilisable, dans le durcissement presqu’ontologique des identités sexuelles : un hétéro n’est pas un homo qui n’est pas un bi- ni un ambi- ni un queer… et tout ça s’additionne à souhait ; chaque identité sexuelle constiturait dorénavant, en elle-même et par elle-même, une mesure-étalon.
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s’entendre de façon variée, et même diverger. Décrivons à grands traits le fonctionnement binaire de la multidisciplinarité et le fonctionnement ternaire de l’interdisciplinarité – sans chercher pour autant à les séparer parfaitement. Dans une perspective multidisciplinaire, on a affaire à des disciplines qui, au point de départ comme au point d’arrivée, sont définies en ellesmêmes et par elles-mêmes. Elles opèrent les unes à côté des autres, séparément les unes des autres. Chacune, chaque spécialité en particulier, reste méthodologiquement et épistémologiquement extérieure à l’autre, pour ainsi dire isolable… parce que d’emblée isolée. On conçoit ainsi des contributions complémentaires, qui s’ajoutent ni plus ni moins les unes aux autres et laissent chaque discipline somme toute intacte. Leur croisement n’a pour but ou pour effet que d’accroître la portée d’interventions, jugées cumulatives, eu égard à des aspects, aussi jugés cumulatifs, de la personne ou des phénomènes du monde. Différentes disciplines s’organisent alors systématiquement, comme les choses et le monde d’ailleurs ; hiérarchisées, toutes trouvent chacune leur place bien attitrée et leur rôle bien fixé. Dans cette systématicité bien établie, certaines disciplines sont prépondérantes – pour ne pas dire dominantes, compte tenu d’un rapport de force explicite ou implicite. C’est pourquoi la collaboration entre disciplines signale tôt ou tard une instrumentalisation des unes par rapport aux autres, dans un système qui tend par-dessus tout à se reproduire, à s’auto-re-générer5. Dans une perspective interdisciplinaire, cette fois, des disciplines certes constituées et distinguables selon leur expertise propre ne se présentent pas d’emblée à ce titre. C’est le rapport même entre elles qui importe, car chaque discipline compte comme terme ou pôle dans un rapport qui les constitue ensemble et mutuellement. Si le « plus » qui en ressortit se qualifie davantage qu’il ne se quantifie, il se reconnaît, à vrai dire, au changement produit. Différentes disciplines s’interpénètrent et s’articulent en une véritable rencontre, qui change tout ou qui les change. Aussi survient-il, dans et par ces contributions disciplinaires, ce qu’aucune d’entre elles ne peut produire à elle seule et qui n’est pas un résultat par simple addition. Des « déplacements », des productions (au sens de pratiques inventives ou créatives) ont lieu, qui altèrent également les 5. J’ai plus amplement exposé ailleurs les conditions méthodologiques et épistémologiques de la multidisciplinarité, ici présentée comme expression de la binarité, de même que fourni des indications bibliographiques à cet égard dans les champs de la théologie et de la philosophie contemporaines. Voir Étienne P, « Équivoques dans les projets d’articulation théologie et Bible. Une exemplification par la lecture de Jn 20,1-18 », dans Theoforum 47 (2016/2017), 149-174.
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disciplines en jeu. Avec ce fonctionnement proprement systémique des disciplines, la place et le rôle de chacune ne sont pas nécessairement fixés une fois pour toutes ; non pas que n’importe laquelle occupe n’importe quelle place ou remplisse n’importe quel rôle, mais les fonctions au cœur du système ne sont pas dérivées des organes qui les supportent et qui peuvent bien entendu les affecter. En effet, la coopération proprement interdisciplinaire a pour racine la fiduciarité et pour ressort constant (la production d’) un changement – non d’emblée axiologisé – du/dans le système6. Ces autres considérations sur l’identité et les différences disciplinaires, ainsi que les rôles par-là impliqués, peuvent éclairer, encore un peu, la tournure binaire de nos débats sur l’identité sexuelle, sur le genre et sur l’égalité entre les sexes. Quand « mon identité » (disciplinaire, sexuelle) est seule et avant tout en jeu, quand le rapport à soi-même prime à tout prix, quand l’identité propre coïncide avec « ma différence » et en constitue la condition sine qua non, l’altérité reste inévitablement seconde, voire secondaire, au profit de l’invention de soi et de l’individuation. Le différent, comme tel, s’oppose alors à l’identité en soi, par soi, pour soi ; on cherche finalement cet « autre-identique », « l’autre-pareil », le « mêmeque-soi ». Et si identité et rôle sont liés, ils doivent nécessairement l’être, d’où les stéréotypes. Mais encore, à l’autre extrême de cette position, où tout est simplement inversé et renversé, identité et rôle sont déliés et ils doivent l’être nécessairement, d’où l’amovibilité régnante. C’est pourquoi, en régime binaire, la fixation des rôles les hiérarchise inévitablement et durcit les inégalités tandis que la négation de tout rôle « naturel » – la totale extériorisation des rôles, si l’on préfère – idéalise, voire absolutise l’identité autant que l’égalité7.
6. Pour un examen d’ordre méthodologique et épistémologique plus développé de l’interdisciplinarité, que j’associe à un fonctionnement ternaire, voir P, « Équivoques… » (n. 5). 7. Ainsi peut s’éclairer l’idéologisation, du moins un véritable risque d’idéologisation aveugle, des problèmes du genre et de l’identité sexuelle. C’est après coup seulement (voir ma note 4) que, malheureusement, la nécessaire critique de la discrimination et de l’oppression d’un groupe social par un autre vire mal ou finit par répéter – mais inversement – cela même qu’elle voulait dénoncer. Les discours féministe et LGBT2Q n’échappent pas, eux non plus, au lobby. On n’a pas à défendre toujours ces causes sans réserve, inconditionnellement; affirmer cela n’équivaut pas à se déclarer contre ces causes ou les ignorant. Il est légitime que le jugement critique s’exerce jusqu’au bout, même à l’égard de ces questions. Pour une excellente analyse illustrant la pertinence autant que les écueils et les dérives idéologiques de chacun des « camps du pour et du contre le genre », voir Ignace B, La théorie du genre (coll. Que penser de…? 96), Namur – Paris, Éditions jésuites, 2018 ; j’en ai fait une recension dans Science et Esprit 71/2 (mai-août 2019), p. 294296.
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Une tournure ternaire de nos débats oriente plutôt vers l’identification à l’autre que soi, en tant qu’autre justement. Il en va d’un processus d’ouverture à un autre et par un autre. L’altérité est première et créatrice plutôt que simple indice et démonstration d’inventivité. La différence s’offre alors comme lieu et occasion de se retrouver soi-même avec l’autre. Il s’agit d’élaborer – de construire, à proprement parler – son identité dans et par la différence, parce que l’identité demeure toujours plus au-devant de soi que déjà en soi – ou derrière/en-deçà/au-delà de soi, ce qui signale bien l’idéalisation abstraite qu’on en fait. L’identité-toujours-à-réaliser coïncide en fait avec une pratique différenciatrice, où l’altération de soi (par ce qui s’avère autre) décentre le « je ». Dans ce processus de différenciation, la relation est première si bien que, concrètement8, il n’y a d’objet que pour un sujet – sinon, on ne voit que des choses et des entités disloquées. La position et donc la fonction qu’on occupe dans un système abordé dans sa dynamique de changement ont assurément leur importance, mais pour faire des sujets et non des assujettis, pour faire des personnes-au-monde9 et non des personnages – un personnage correspondant à son rôle préformaté et donc typique. Et dans un tel système ternaire, l’égalité, comme l’inégalité, reste productive ; c’est au nom et en raison d’une fiduciarité qu’ensuite elles s’axiologisent, qu’ensuite on en juge. 1.3 Des écueils également partagés Quelques remarques supplémentaires. Pour peu qu’on écoute les débats publics des dernières années en particulier, on est abasourdi par la constante dominance de l’horizon binaire dans lequel nos débats identitaires se déroulent, qu’il s’agisse d’identité nationale, culturelle ou sexuelle. À ma connaissance, je n’ai entendu que deux personnalités publiques proposer 8. Concret, c’est-à-dire « qui croît avec », suivant l’étymologie de ce terme (concrescere). Un sujet advient dans et par son objet, comme un objet – qui n’est pas, à proprement parler, la chose – n’existe que pour un sujet. Leur avènement est contemporain et leur saisie, à la fois existentielle et herméneutique. On est loin de l’empirisme, du positivisme, de l’idéalisme et de l’absolutisation ; plus près, en tout cas, d’un poststructuralisme. 9. Le terme « personne » est trop souvent et bien malencontreusement assimilé à celui d’individu, alors qu’il s’agit d’un concept rigoureusement relationnel. On en reconnaît toute la difficulté quand vient le temps de parler du Dieu trinitaire dans la tradition chrétienne. Il faut le dire et le redire, avec Maurice Zundel notamment : on n’est quelqu’un que pour quelqu’un, car au commencement est la Relation. De même, chacun de nous demeure pratiquement lié à son monde, comme l’a montré Martin Heidegger en parlant de notre être-au-monde, de notre venue-au-monde, de la mondanisation ; voir son projet herméneutique existentialiste dans Être et temps, trad. fr. E. Martineau, Paris, Authentica, 1985.
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et endosser clairement une réflexion sur l’identité dans le sens ternaire des indications sommaires que j’ai fournies10. Il faut tout de même admettre que la binarité est plus facilement reconnaissable et descriptible, puisqu’elle caractérise largement la rationalité dominante en Occident, et que les relations ternaires n’ont jamais l’évidence qu’on leur souhaiterait, puisqu’il en va toujours ainsi pour elles11. La prétention la plus à craindre, tant elle embourbe nos débats actuels sur l’identité ou la différence puis sur les genres, c’est celle de se considérer délivré de la binarité (pour les raisons précédemment indiquées : il y a dorénavant plus de deux sexes, plus de deux genres, etc.). L’illusion à redouter, c’est de se penser « bien au clair » avec soi-même et sur ces délicates questions (toujours pour les raisons signalées auparavant). Alors l’idéologie est toujours celle des autres et jamais la sienne. On le constate trop bien avec la théorie du genre qui a cours et qui est carrément qualifiée d’idéologie par Rome pendant que les tenants de cette théorie renversent la même accusation unidirectionnelle à l’endroit de Rome12. Il en va de même avec la critique nécessaire et incontournable, mais elle aussi unidirectionnelle, du patriarcat et des stéréotypes sexuels par tout ce qui cherche à s’en dégager totalement et à tout prix ; aussi les mouvements LGBTQ2IA critiquent-ils avec raison nos choix et nos styles de vie, 10. Il s’agit de Éric-Emmanuel Schmitt et de Dany Laferrière, dans des entrevues télévisées que je n’ai malheureusement pas pu retracer. Je tiens du moins à éveiller l’attention quant à leur propos où « on respire enfin ». 11. Dans l’horizon ternaire du langage, celui-ci tend à se faire oublier, ce qui n’amoindrit en rien sa réalité et la performativité qu’il engage, mais il en va tout de même d’une dynamique autre que la rationalité binaire dominante. Voir, par exemple, les questions de l’être et de l’étant, de la différence ontologique ou de l’Ereignis chez Heidegger ; voir celle du langage chez ce dernier ou dans les travaux en sémiotique grémassienne tournée sur l’énonciation, au CADIR (Lyon, France) ; voir la structurante construction des thèmes du Dieu fragile, pauvre, s’effaçant ou du Troisième Terme chez Maurice Zundel. 12. « L’Église catholique » à Rome est le symptôme d’un problème et pas simplement « la cause » d’un problème, comme Marx le disait de la religion en général. Pour lui, tout le système social, économique, institutionnel et juridique fait partie d’une problématique érigée autour de la religion. Et on sait que le projet marxiste-communiste va historiquement se révéler lui aussi en risque d’idéologisation et qu’il n’y échappera pas automatiquement. Ne serait-ce pas, d’ailleurs, une interprétation semblable qu’on peut donner à la réaction de plusieurs (femmes et hommes) qui refusent l’étiquette de « féministe » sans pour autant cesser d’agir en conséquence et avec cohérence ? Je pense évidemment à l’émoi récemment suscité par une déclaration de la ministre de la Condition féminine du Québec, Lise ériault [http://www.lapresse.ca/actualites/politique/politique-quebecoise/ 201602/28/01-4955504-la-ministre-de-la-condition-feminine-ne-se-dit-pas-feministe. php] (consulté le 9 juillet 2018). Il est juste et bon de soutenir que le féminisme, entre autres, est un forme d’humanisme, comme on a commencé à le clamer ; mais assimiler l’un à l’autre, sans plus, c’est basculer dans une naïveté où l’on occulte l’histoire concrète de l’un et l’autre mouvements, avec leurs écueils et dérives.
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mais on se demande parfois s’il est encore permis de leur adresser la moindre critique tant « le respect » et « la tolérance » sont prônés absolument et sans discussion à leur sujet. Et qui sait véritablement ce que sont et quels sont les soi-disant genres dont on parle tant13 ? Dans ces conditions, il nous manque de comprendre mieux que le binaire et le ternaire ne sont pas une alternative, par quoi l’un exclurait l’autre ou même éradiquerait l’autre. Le ternaire demeure, au cœur de notre expérience humaine, une possibilité pour le binaire, dans le binaire, sans être un produit du binaire. C’est en ce sens que je souhaite orienter et maintenant déplacer les enjeux de ces débats sur l’identité sexuelle, l’égalité entre les sexes et le genre. Le récit emblématique de l’être humain au jardin d’Éden (Gn 2-3) me semble encore intéressant à cet égard et fort pertinent, car il modélise cette tension entre le binaire et le non binaire, tension qui constitue en fait une (ré-)ouverture du binaire par du ternaire. 2. Au jardin d’Éden : l’identité-différence ainsi que l’égalité comme espérance, et le genre comme foi Je propose une lecture sémiotique de Gn 2-314, qui permettra de « désontologiser » les notions d’identité et d’égalité puis de passer outre à l’a priori du genre sans bien entendu renoncer à cet enjeu d’une humanité genrée. Ma démarche procède scène par scène, sans accorder à chacune une importance équivalente ni en livrer une analyse complète. En effet, j’exploite le texte selon les besoins de ma démonstration, y exposant une 13. L’histoire l’atteste : on a réussi à répondre à la question simple et universelle du genre uniquement en s’inscrivant dans le projet gnoséologique et fondationnaliste de la philosophie grecque ancienne. Attendu que la philosophie contemporaine (phénoménologique, herméneutique, analytique) a généralement coupé les assises du connaître en vertu de l’analogie de l’être, et dans plusieurs cas jusqu’à devenir anti-fondationnaliste, on peut s’interroger sur toute position de savoir sur l’actuelle question des genres. Je soulève ce questionnement en songeant à certaines discussions pendant le congrès où j’ai offert la communication dont ce texte est la trace. 14. Je déploie ma propre lecture sémiotique de ce texte biblique, tout en étant redevable sur plusieurs points aux travaux de Jean-Yves ériault [« Le parcours de l’Adam dans le jardin », dans Sémiotique et Bible 67 (1992), 13-36 ; « L’Adam dans le jardin (deuxième partie) », dans Sémiotique et Bible 68 (1992), 15-35 ; « La connaissance du bien et du mal est constitutive de l’humain (Gn 2-3) », dans C. M et F. V (dir.), Drames humains et foi chrétienne, approches éthiques et théologiques (Héritage et projet, 55), Fides, 75-96], de Louis Panier [Le péché originel, naissance de l’homme sauvé, Paris Cerf, 1996] et de Jean-Claude Giroud [« L’empreinte du septénaire – Mise en discours et énonciation (Gn 1-11) : Genèse 1 : le paradigme », dans Sémiotique et Bible 159 (2015), 2553 ; « L’empreinte du septénaire – Mise en discours et énonciation (Gn 1-11) : Genèse 2 : Qu’est-ce qu’une “relation” ? », dans Sémiotique et Bible 160 (2015), 33-52].
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progressive articulation du binaire et du ternaire relativement aux enjeux qui nous occupent. Je signale aussi en quoi une certaine lecture, plus « courante », de ce texte biblique a pu maintenir ou procédé de la confusion du binaire et du ternaire, voire du déni de l’un ou de l’autre ; et je montre que Gn 3 en offre d’ailleurs la mise en scène. Eu égard aux enjeux d’identité sexuelle et d’égalité entre les sexes puis du genre, ceux-ci se trouveront réinterprétés non pas tant au nom de l’espérance et de la foi chrétiennes mais, structuralement et bien plus pratiquement, comme espérance et comme foi15. 2.1 Apparition de l’humain modelé par Yahvé (Gn 2,4b-7) Dans cette première scène, on ne voit rien d’autre qu’une surface liquide uniforme. On ne voit pas Dieu faire « le ciel et la terre », car cet 15. Je n’ai pas l’impression d’inventer cette « consistance pratique d’espérance et de foi », qui caractérisera ma réinterprétation de l’identité (sexuelle), de l’égalité (entre les sexes) puis du genre. Un petit détour par un exemple connu, à savoir la conception des droits humains, permet de comprendre rapidement qu’il s’agit de bien plus qu’un beau et noble motif, de bien plus qu’un grand et bel idéal. Lorsqu’il est affirmé que tous sont égaux, naissent égaux en droits (etc.), c’est nous qui le faisons ou plus exactement qui le décrétons, et ce, de façon contrefactuelle en nous engageant à rendre cela réalité ; car empiriquement, dans les faits, à l’évidence, nous ne naissons pas du tout avec les mêmes chances, dans des conditions identiques, avec un potentiel égal en tous. Dans la Déclaration des droits de l’Homme de 1948, les droits sont explicitement présentés comme relevant d’une espérance et proclamés comme foi, au sortir de l’Holocauste qui a radicalement détruit l’humain et ruiné tous les fondements établis (liberté, fraternité, justice) ; la dignité et la famille humaine, qui servent d’appel à la liberté, à la fraternité et à la justice attendues, sont postulées avec le constat de situations et des pratiques d’une effarante inhumanité qui ont eu cours. D’où l’esprit du droit moderne, qui n’est pas d’ordre ontologique et pour cela métaphysique, comme l’est le droit classique. Avec ce dernier, Dieu, au sommet de la hiérarchie des êtres, fonde tout, comme il fonde un ordre naturel du monde par quoi se trouve consacré un ordre établi, avec l’inégalité comme norme fixe ainsi que la concentration du pouvoir. L’esprit du droit moderne est plutôt celui d’une liberté non pas donnée toute faite mais à libérer ; c’est celui d’une humanité tant collective que concrète, à réaliser sans présupposer une idée abstraite ou déterminée d’humanité ; c’est celui d’une rationalité pratique, d’une exigence proprement humaine, faite par nous et pour nous, ensemble par solidarité et fiduciarité… comme devrait se constituer et se déployer toute démocratie. Or, nous assistons actuellement à des débats sur les droits humains (modernes) menés, de manière tacite ou inavouée, dans l’esprit du droit classique. Cette confusion me semble être à la source de la dérive de bien des revendications et convictions en matière d’identité sexuelle et d’égalité entre les sexes, ce qu’endurcit tout esprit binaire. Mais il arrive de rencontrer, sur le droit, des propositions de stature ternaire ; je mentionnerai uniquement la proposition théologique d’Edward Schillebeeckx selon laquelle le droit est une expression et une médiation nouvelles de la foi chrétienne aujourd’hui (La politique n’est pas tout, Paris, Cerf, 1992, en particulier chapitre 4 : « Jésus, question de l’homme à Dieu : mystique, éthique et politique », p. 6-96 ; L’histoire des hommes, récit de Dieu, Paris Cerf, 1992, en particulier la section « Dimension mystique et théologale de l’existence humaine », p. 116-134).
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ensemble est posé mais comme temporalité. On ne voit aucun buisson ni aucune herbe dans des champs qui n’existent pas davantage. Initialement, il n’y a pas non plus d’humain. Disons qu’on parle, par avance, de ce qui, à ce moment du récit, n’a pas d’existence ou pas d’être ; le texte biblique ne manifeste pas la moindre perspective d’un savoir sur ces choses de la part d’un quelconque acteur. La scène initiale est ainsi centrée sur l’espace, qui a trait uniquement à une superficie d’eau, plate et indéterminée, simple effet admissible d’« un flot [montant] de la terre ». La source de ce flot n’est pas même évoquée. C’est un flot qui rencontre un sol réceptacle de son eau et, l’arrosant, le recouvre. D’où le résultat : la surface d’eau n’apparaît ni comme nouveauté ni comme accroissement. L’eau est visiblement accessible et continuellement en activité, mais pas le sol ni la terre – et on oublie le ciel, qui ne fait pas non plus partie des perspectives de ce récit. L’état d’ensemble en est un statique, en l’incessant flot arroseur non visible comme tel. Par conséquent, ces dispositifs signifiants ruinent la possibilité de cerner le tout où Yahvé Dieu est situé. La scène est la description d’une totalité soustraite à la vue, en rien objet de savoir. Le texte manifeste ce que j’appellerai une « non-totalité », c’est-à-dire des conditions initiales en tant qu’elles échappent à toute manifestation d’une totalité cernée ou cernable. Qui plus est, cette non-totalité se trouve non différenciée ; elle se signale par son unité homogène et ne produit pas de différences ni de variances. Voici que l’acteur Dieu produit un changement dans cette scène. Tiré du sol auquel il s’apparente et appartient, l’être humain16 s’en trouve différencié. On ne voit pas Dieu extraire la poussière du sol ; on enregistre la chose, déjà faite, ou bien elle est présupposée à rebours. Ainsi, seul le résultat de la différenciation est signalé ; l’action de différencier échappe au récit ou, si l’on préfère, cela échappe à tout savoir de la part d’un lecteur ou même d’un acteur dans le texte. Par contre, l’action divine est bien en vue et la manière pour Dieu de « créer » l’humain met en relief la partition et la distanciation au cœur de cette différenciation. En effet, le souffle mis dans l’humain par Yahvé Dieu doit passer par une de ses parties (narines), ce que le façonnage n’a pas fait apercevoir ni aucune de ces parties d’ailleurs. Plus encore, il suffit d’une partie de souffle ou de vie (haleine de vie) pour ajouter du vivant 16. Le mot hébreu adam vient de adamah qui signifie « poussière » (sol, terre). L’appellation Adam, qu’il convient de traduire par « humain », ne désigne pas l’homme mâle, ce qui correspond plutôt au terme ish utilisé plus loin dans le texte biblique, à savoir dès la troisième scène, quand l’homme (mâle) parle de la femme qui est « os de ses os et chair de sa chair ».
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à cette poussière façonnée. Par conséquent, l’acteur Dieu ne donne pas la vie – sa vie tout entière – à l’humain, tout d’un coup et immédiatement. Ainsi, le texte manifeste l’acteur Dieu comme de plus en plus distancié non seulement de ce qu’il « crée » mais dans son action même : d’abord il façonne (quelque chose) clairement tout seul, bien que complètement impliqué mais effacé à l’étape antérieure de l’extraction de la poussière du sol ; puis intervient une partie de son souffle ou de lui-même, qu’il dépose dans une entrée de la « chose-poussière façonnée » ; survient enfin l’humain, à titre de vivant et devenu tel, la vie étant alors en lui bien plus qu’une mince étincelle ou haleine de vie. L’identification totale et la pleine coïncidence de l’acteur avec son action et sa production (ici l’humain vivant) sont progressivement barrées dans ce texte biblique ; une non-totalité différenciatrice est à l’œuvre, aussi bien, dans ce rapport entre Yahvé Dieu et l’être humain. Enjeux L’analyse de cette scène est déjà éclairante pour mon propos sur l’identité, le genre et l’égalité entre les sexes. Elle campe le fonctionnement ternaire, qui prévient la totalisation d’un système du monde et de ses éléments puisqu’il n’en procède pas non plus. Une identité toute faite et fin prête, qu’il s’agisse de celle d’un sujet ou de quelque objet, est ruinée comme point de départ et ambition. Il faut en dire autant en matière de genre pour désigner l’humain. Mais alors, on peut admirer le génie aussi bien qu’imaginer le coup de force herméneutique que représente l’interprétation de ce texte biblique à partir et en fonction du paradigme ontologique et métaphysique classique : règne de l’Être plein et du système aussi totalisant que parfaitement organisé des êtres, régime de causalité à établir à tout prix en tout et pour tout, entreprise de contemplation philosophique pour penser et connaître tout aussi bien que le tout, platonisation de l’aristotélisme17. Il ne s’agit pas de renier les fruits d’une telle entreprise. Il s’agit de ne point en être dupe et d’y reconnaître la pensée binaire quand elle s’atteste, imposant alors son cadrage avec des résultats en conséquence. À cet égard, Heidegger a martelé, avec raison, l’incroyable oubli de l’être, au profit de l’étant, dans la tradition occidentale18.
17. Sur ces perspectives, voir l’étude fort instructive de Alain L, La philosophie médiévale, Paris, Quadrige – Presses universitaires de France, 1993. 18. H, Être et temps (n. 9).
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2.2 Au jardin des différences (Gn 2,8-17) La deuxième scène de notre récit se présente encore selon le mode ternaire d’une non-totalité, cette fois différenciée. D’une part, l’humain, encore simple élément spatial cernable19, est mis dans un jardin, planté par Yahvé Dieu et pour cela à présent cernable comme entité spatiale. Ce jardin se trouve en Éden, dans un espace qui se trouve donc déjà donné, sans être l’objet d’un faire par Yahvé ; et rien dans ce texte ne permet de le cerner20. Seule une direction (« à l’orient ») informe sur Éden. Si le « tout-jardin » et le « tout-humain » sont chacun cernés et distincts, ce n’est pas le cas d’Éden. Éden situe plutôt le jardin dans un horizon fuyant, en fonction d’un sens (direction) qui échappe précisément au savoir : pas moyen, initialement, d’établir où se trouve exactement ce jardin ni ce qu’est au juste l’Éden. D’autre part, le fleuve unique qui prend son départ dans cette nontotalité incernable qu’est l’Éden se différencie en d’autres fleuves qui définiront à leur tour différentes zones dans le jardin, suivant une variété de dénominations et de valeurs ou d’indications. La partition à la fois du divisant (fleuve-s) et du divisé (jardin, mis en zones) introduit là des informations multiples et inégales, un tant soit peu systématiques et théorétiques. Des sortes de pierres, identifiées par quelque usage, et des sortes de repères géographiques, plus ou moins allusifs il est vrai, dessinent après coup un possible savoir – qui vient d’on ne sait où dans le récit, sinon que le narrateur en sait partiellement quelque chose. Mais au final, nul savoir du tout, c’est-à-dire portant sur une totalité et procédant d’elle ; au plus : une non-totalité différenciée, avec possibilité d’un savoir liminaire sur quelque « bribe » de cet espace jardin. De pair avec cette différenciation, une double distanciation sur le plan de l’action opère encore avec cette deuxième scène. D’une part, le flot montant du sol se divise de lui-même en fleuves. Le premier des fleuves est présenté avec des indices nombreux et variés ; cette liste décroît pour le deuxième, plus encore pour le troisième et à peu près complètement pour le quatrième. Aux noms des premiers fleuves s’ajoutent une description de leur parcours et des produits usuels, cette description étant un peu plus grande dans le premier des deux cas ; c’est le contraire avec les 19. Dans la scène précédente, l’être humain a le statut d’objet. Il n’est qu’un espace sur et dans lequel Yahvé Dieu agit. L’adam-espace est façonné ; comme contenant, il est cerné, bien que son contenu (souffle, vie) le soit moins. Cet être humain n’a donc rien encore d’un acteur ; il lui reste à le devenir, ce que les scènes suivantes exploreront. 20. L’approche sémiotique ne table pas sur la référence extérieure au texte, que représenterait la tentative habituelle de situer l’Éden au Moyen-Orient. La signification est recherchée à partir des effets de sens dans le texte lui-même.
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derniers fleuves et particulièrement le quatrième (Euphrate), que le nom à lui seul suffit à signaler. La présentation des fleuves s’éloigne donc peu à peu des indications usuelles permettant de les désigner et ces différences « parcellaires » tendent progressivement à se résoudre dans leur identification en fonction d’un nom seul. Une distanciation au profit du nom seul marque clairement l’acteur flot/fleuves. D’autre part, l’action divine est progressivement dégagée de ce qu’elle produit en termes de différences. Cette distanciation opère aussi en début comme en fin de scène. Yahvé Dieu plante d’abord le jardin ; bien que racontée en un clin d’œil, cette tâche n’est pas une mince tâche assurément et l’implique au plus haut point. Puis Yahvé Dieu y dépose l’homme, le façonnage de ce dernier ayant auparavant été réalisé ; l’opération est déjà plus simple pour l’acteur Dieu. Ensuite, Yahvé « fait pousser » des arbres nettement différenciés en termes de groupes, d’entité et de valeurs ; cette tâche, qui produit des résultats diversifiés, ne l’implique que relativement puisque « faire pousser », c’est finalement et surtout laisser pousser. Enfin, voilà qu’un fleuve coule tout seul, de par lui-même, sans que l’acteur Dieu ait quelque chose à faire ou à y voir. Une distanciation semblable, toujours concernant l’action divine, a cours, aussi bien, à la fin de cette scène. Ainsi, quand Yahvé prend l’humain, il l’installe dans le jardin, ce qui requiert assez de travail de la part de l’acteur Yahvé – mais est raconté en un clin d’œil. Celui-ci donne ensuite un ordre à l’adam ; comme tel, un ordre constitue, dans une relation à deux, une modalité d’engagement comportant certes des exigences, mais il en va alors d’un acte de parole posant plus « abstraitement » ce Dieu potier, jusque-là caractérisé par ses manipulations/ maniements ; par son acte de parole, l’acteur Dieu se pose à distance de ce qui en faisait jusque-là simplement un artisan. Enfin, par le contenu de la parole, par l’interdit comme tel, les arbres sont différenciés en une « totalité » soustraite à la possession totalisatrice : tout n’est pas à manger, manger tout est mortel, manger n’est pas tout compte tenu de la parole à accueillir ; bref, une non-totalité différenciée est encore mise en place par l’interdit. Mais encore, le contenu même de cette parole, tandis qu’elle engage au plus près l’humain ainsi convoqué à devenir acteur21, met complètement à distance celui qui l’énonce ; il y a absence d’un « je » auto-implicatif, absence d’allusion à Dieu lui-même dans l’interdit, comme si la réalisation – ou l’achoppement – de cet interdit n’incluait pas ou ne concernait pas comme tel l’acteur Dieu.
21. Voir ma note 19.
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Enjeux Une différenciation, notamment par distanciation, est donc mise en scène de plusieurs manières. Elle barre l’accès à une pleine totalité comme à une totalité pleine : cette fois, sans exclure tout savoir. Cette non-totalité, auparavant indifférenciée et maintenant différenciée, constitue l’horizon à partir duquel ce texte biblique, dès le départ, campe, pour ainsi dire, la possibilité de traiter en mode ternaire la question de l’identité et celle du genre humain. La figure du jardin ne coïncide pas avec celle d’Éden, que je dirais « originaire », tel un « orient » vers lequel et duquel tout procède. Le jardin est accessible et discernable, mais pas l’Éden. Aussi faut-il convenir que l’« identité pleine » – j’entends une identité pleinement établie, totalement fixée, donnée toute faite – des choses ne relève pas comme tel du réel mais de l’ontologisation par nous des choses. Il en va de même pour penser l’identité sexuelle, le genre et l’égalité entre les sexes. À cet égard, un savoir reste possible, mais s’effectue-t-il suivant cette condition première ternaire, de barrage du réel, ou bien d’une façon idéaliste niant a priori ou non cette condition-là ? Dans cette deuxième scène en particulier, la désignation des fleuves par quelque fonction usuelle ainsi que leur nomination fonctionnent de manière ternaire, c’est-à-dire sans possibilité même de totalisation et de totalisation du savoir. L’usuel et le nominatif renseignent de façon relative et liminaire sur les fleuves. Le dégagement progressif de l’usuel vers le nominatif ne conduit pas davantage à savoir tout, immédiatement ou éventuellement, sur l’ensemble et sur chacun des fleuves. J’en retiens que notre questionnement sur l’identité, dont sexuelle, et sur le genre, considéré comme un « universalisable », peut également procéder d’un savoir non binaire. Puisqu’un savoir peut se réaliser de la sorte dans un système où la place occupée ou le rôle rempli par des « choses » n’est pas définitivement fixé ni donné tout fait, ce peut être sans déni d’un enracinement concret (dans l’usuel) ou, plus explicitement, sans déni d’une médiation jusque dans la connaissance des « choses », de notre identité et du genre. Nous pourrons mieux l’examiner avec la suite du texte biblique. 2.3 Diversification au jardin et aide assortie (Gn 2,18-25) La troisième scène de ce récit biblique déploie une différenciation par simple diversification des animaux. Cette diversification s’inscrit dans un mouvement vers l’être humain (« il les amena à l’adam »), de qui seul procédera une nomination (« pour voir comment il les appellerait »). Cette nomination ne passe par aucune indication usuelle ni aucune
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transformation ; elle produit un savoir à caractère encyclopédique. Mais tout ne peut pas se trouver là, de la sorte, pour celui qui réalise ce savoir encyclopédique (« pour l’homme [l’être humain] ne trouva pas d’aide assortie »). Cette non-totalité différenciée va requérir une transformation impliquant distanciation, et pour l’adam et pour Dieu. Par l’action divine, l’être humain est soustrait à la conscience ; un savoir encyclopédique, sur luimême éventuellement, n’est pas et ne sera pas possible. L’appellation « aide assortie », qui est non dénominative, le signalait déjà d’ailleurs. Or, les actions de Yahvé ne l’impliquent pas pleinement ni au premier chef, car elles n’opèrent pas comme des séquences causales continues ou totalisantes. En effet, Yahvé Dieu n’endort pas directement et d’un seul coup l’humain ; il se sert pour ainsi dire d’une torpeur, qui va pourtant suffire à endormir l’être humain. On ne voit pas l’opération d’ouverture ou de « trouage » du corps d’adam quand Yahvé Dieu en prend et en tire la côte ; celui-ci replace toutefois la chair à sa place de sorte qu’au final, la première opération ne laisse effectivement pas la moindre trace. La distanciation constitue donc bel et bien, dans cette autre scène, un processus de non-totalisation et procédant d’une non-totalité. La différenciation sexuelle se réalise ainsi à partir d’une différenciation antérieure, qui est celle de l’« adam-à-poussière ». Comme cette différenciation antérieure, celle de la présente scène implique, aussi bien, une distanciation de Yahvé Dieu par rapport à ses propres activités, sans oublier que la différenciation sexuelle se trouve ainsi manifestée comme seconde. La différenciation sexuelle n’est donc pas tout, même si tout s’y joue pratiquement, en termes d’altération. Cet adam est également une non-totalité altérée, différenciée; l’humain reste à faire, dans et par son altération même. Il importe de comprendre d’où provient et ce dont retourne cette initiative extrahumaine de transformation. Yahvé Dieu dit vouloir faire une « aide assortie » pour l’être humain. Cette figure est une sorte de pléonasme – car une aide qui ne soit pas assortie est-elle encore une aide ? Elle s’entend de manière pratique, peut-être aussi thymique (« il n’est pas bon »)22. Une aide comme telle, qui soit assortie, n’a pas d’autre accent dans cette scène puisque le constat fait par Yahvé ne dérive d’aucun savoir (pourquoi, au nom de quoi être seul ne serait pas bon ?) et il n’est déduit d’aucun besoin (rien n’indiquant que l’homme s’ennuie). Quant à 22. Le terme « bon » relève de deux champs sémantiques : moral ou pratique, signifiant ce qui est relatif au bien, appréciatif ou émotionnel, et il signifie alors quelque chose relatif au goût, au motif, au corps – au thymique, en sémiotique.
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l’être humain, il ne trouve pas d’aide assortie après avoir nommé les animaux comme il le fait ; son achoppement survient au terme d’une entreprise de savoir mais qui n’a lui-même pas de terme final et où les repères du savoir se perdent. Avec l’exercice non totalement réussi d’un savoir sur le monde, dont ne peut dériver et où ne saurait se trouver une « aide assortie », l’être humain reste sans prise sur lui-même. Seule l’acteur Yahvé Dieu signale la condition pratique là en jeu. Il en va donc d’un rapport au monde, qui n’invalide pas le savoir (encyclopédique) humain mais qui ne procède pas pour autant de lui : non-totalité différenciée, en une distanciation qui n’est jamais absolue séparation parce qu’elle constitue une condition pratique. La différenciation au cœur de l’humain amène ensuite à une nomination de l’être humain par lui-même. Cette différenciation est reconnue en une parole auto-implicative, du lieu même d’une relation à soi altérée. Ainsi s’atteste « de l’autre en soi », avec une amplification et une focalisation bien marquées : de la simple côte à l’ossature puis à la chair, outre le plus important des os et le plus semblable à soi ou le plus proche de soi. La modalité poétique de cette parole sur soi tranche assurément de celle, encyclopédique, sur le monde. La connaissance de soi ne se confond pas au savoir encyclopédique, qui n’y suffit pas. La désignation « femme » n’a donc rien d’une nomination en propre (ce qui est le cas avec « Eve »). Il s’agit d’un nom commun, manifesté par l’humain (adam) parlant de lui. Cette nomination survient après l’appellation d’aide assortie d’abord manifestée par le texte, en en reprenant le sens d’un rapport reconnu ou d’une pratique d’auto-implication. C’est tout de même plus que l’usuel et le savoir encyclopédique manifestés jusque-là dans le texte avec une simple nomination de choses. C’est d’autant plus nouveau que l’être humain prend justement la parole pour la première fois, pour désigner la femme et désignant du coup son humanité divisée/différenciée. Mais encore, l’aspect originaire dans cette relation (« car c’est de l’homme qu’elle a été prise, celle-ci ») reprend clairement celui quant à l’« adam tiré de la poussière » déjà manifesté dans le texte. Cependant, cet aspect originaire, prolongé jusque dans la relation humaine, est là « retournable ». Yahvé Dieu amenait les animaux à l’être humain et il lui amène ensuite la femme ; ce qu’il a différencié converge vers l’être humain, dont l’homme (mâle) – qui n’est pas tout. Dans le cas des animaux, c’était décidément pour qu’ils reçoivent de l’être humain leur nom ; pas de projet ou d’intention semblable dans le cas de la femme. Or, avec la relation disons intrahumaine finalement manifestée dans le texte, c’est l’homme qui doit aller vers sa femme, ayant quitté ses parents, et s’attacher à elle. L’effet initial de centre, vers lequel tout conduirait et
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duquel tout proviendrait, n’est donc pas cela seul qui compte et qui advient ; la perspective d’un unique point fixe originel, avec une place et un rôle figés en conséquence, ne tient plus dans l’« intrahumain ». L’être humain, à commencer par l’homme (mâle), est « divisé » et « réorienté » en sa relation à lui-même. Pour parler de lui, il doit se dire à la fois ish et ishsha ; il doit commencer simultanément par les deux. L’altération de l’humain, notamment en sa différence sexuelle, est originaire, fonctionnant de façon circulaire et non pas linéaire. L’exigence de quitter les parents pour devenir une seule chair ne signifie pas seulement quitter une situation pour une autre, où « un » entrera en rapport à « deux » (couple de parents). Elle implique le passage à un autre mode d’être, où « deux » (ish et ishsha) advient en « un » (couple sexué). Mais parce que la manifestation de cette exigence survient au terme de la scène, elle signale la condition auto-interprétative du couple sexué : c’est en un cercle herméneutique qu’on peut et doit comprendre le couple humain sexué. Il n’en va pas, avec cette finale, d’une annonce concernant la conséquence directe et la finalité logique du savoir de l’homme sur la femme, comme si on traduisait : c’est pourquoi l’homme quittera son père et sa mère et s’attachera à sa femme, et tous deux deviendront une seule chair. La déclaration de l’humain sur lui-même se trouve mise à distance d’elle-même par ce qui a cours toujours et déjà (quitter… pour…). C’est l’exigence formulée par le texte, et non pas l’être humain parlant de lui, qui remplit une fonction (herméneutique) distanciatrice quant à l’« état d’émerveillement ». La différenciation, en rien totalisante, réalisée par Yahvé Dieu opère encore et sans cesse, mais ici sans invention divine. La différenciation sexuelle advient de pair avec une distancation pour tous. Enjeux Ces perspectives importent grandement pour mon propos. Le fonctionnement ternaire du texte biblique, que j’ai voulu exposer, éclaire, au moins par contraste, les interprétations binaires auxquels nous sommes souvent, et depuis longtemps, confrontés avec ces images bibliques en Gn 2. Dans une perspective binaire, en effet, Dieu sait tout et voit tout d’emblée. Il comble tout et comble donc un manque en l’homme, qui souffrirait de solitude ; il y a comme un trou en cet homme, qu’il doit bien ressentir et exprimer lui-même, et que Dieu doit bien connaître. Sachant que le nom d’une chose renvoie souvent à une connaissance pleine et que, dans la Bible, il signifie savoir et pouvoir sur quelque chose, il en irait ainsi quand le nom « femme » est donné. Celle-ci complète
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l’homme (mâle), qui en est l’origine première et qui, lui, forme un couple avec elle. Elle lui a été amenée et leur rapport initial (originel), qui doit demeurer, en est un à sens unique ; ensuite seulement, l’homme s’attachera à elle. La femme est voulue par Dieu comme une aide utile pour l’homme ; elle est un assortiment, un moyen convenant tout à fait à ce dernier – ce qui relève clairement d’une vue technicienne, c’est-à-dire d’un savoir totalisant où tout s’instrumentalise en vue d’une fin déterminée. Par conséquent, la femme est à jamais marquée comme seconde par rapport à l’homme, faisant partie de sa vie autant qu’elle dénote une partie re-constituée de lui. C’est sur quoi joue tout un symbolisme de la côte, que la tradition a largement exploité pour contrebalancer l’idée ou les effets de cette secondarité, en y voyant dignité, proximité du cœur, intimité (etc.). Par ailleurs, le couple demeure le fruit de l’union sexuelle, qui remet ensemble ce que Dieu a littéralement séparé, une androgynie étant alors la condition ontologique et existentielle/expérientielle de l’être humain : cela, dès l’origine et encore aujourd’hui, diront certains. Ces perspectives binaires ne correspondent pas à celles déployées par ma lecture sémiotique de Gn 2. Il doit donc être possible de sortir d’un traitement de l’identité humaine, dont sexuelle, incluant la question du genre, qui va trop vite trop loin – métaphysiquement ou empiriquement parlant – quant à des termes fixés d’avance ou de rôles établis de manière fixe. Encore faut-il, pour y parvenir, pouvoir indiquer un processus de différenciation, de distanciation et d’altération mettant en œuvre une circularité herméneutique dans des pratiques et des fonctions. Comment se maintenir là, ou comment élucider cette possibilité pour la réaliser concrètement ? La suite de mon analyse en offre des pistes. 2.4 Autour de l’acteur-serpent (Gn 3,1-7) La quatrième scène de notre texte biblique manifeste la binarité que je n’ai fait qu’alléguer jusqu’ici en évoquant des interprétations et problématisations possibles en ce sens. Parce qu’il en va dans cette scène du risque du binaire en tant qu’il achoppe, je ne retiendrai de celle-ci que certains éléments, plus pertinents pour mon propos, en attendant la prochaine scène où le mode ternaire s’allie au beau risque du mode binaire. Qu’induit le serpent, tant par sa position que par son action dans le récit ? Posséder (le) tout, disposer de tout : effectivement, éventuellement, possiblement. Prendre même la partie pour le tout, comme un tout « tout-fait », changeant du coup la conception – jusque-là ternaire – du tout et de la partie ainsi que leur rapport. Explicitons.
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D’une part, le serpent est situé parmi l’animalité, désignée à partir et en fonction de lui. Il est l’élément d’un tout qui n’en est pas vraiment un dans cette scène puisque, jusque-là, l’animalité englobait les oiseaux du ciel. Le serpent se distingue par sa place limite à titre d’étalon-mesure (« le plus arum », c’est-à-dire littéralement nu mais généralement traduit par « le plus rusé ») et de par sa compétence (il parle !). Sa différence, c’est d’avoir, à lui seul, plus que tout : superlativement, dans cette (sous-)totalité de l’animalité, et comparativement, parce que parlant de surcroît. D’autre part, le serpent ramène tout au savoir : et la parole de Dieu (« Dieu a dit : … »), et Dieu lui-même (« Dieu sait que… »). Ainsi, le contenu de la parole divine se réduirait à ne rien disposer du tout quand la moindre partie vient à manquer (« aucun fruit » : partie = tout) ; le manque de totalité tourne, identiquement, confusément, en totalité du manque. Quant à Dieu, il aurait des intentions cachées ou se réserverait quelques savoirs. Le serpent ne fait pas de différence entre (une parole pour) savoir et (une parole à) croire, substituant un savoir au croire. Tout étant « coulé » dans le savoir, tout serait à manger – avec des conséquences différentes de celles indiquées par Yahvé Dieu. Le serpent produit donc une indifférenciation totale ; avec lui, tout est du pareil au même. Il subvertit même le croire par le savoir – surtout si on lui prête conscience, savoir, intention, moralité... Tout – l’arbre et ses fruits, Dieu et sa parole – s’identifie au serpent parlant : à sa position et à son rôle limites de « tout-savoir ». Il faut alors comprendre que, dans cette scène, une distanciation semblable à celle au cœur de l’activité divine, dans les précédentes scènes, a cours. Le serpent ne fait pas tout, ni la femme d’ailleurs, et pas davantage l’homme. Ce qu’initie le serpent est ensuite activé avec la femme puis actualisé avec le couple humain. On passe de la « parole-savoir » simplement échangée au désir ressenti et vécu (« la femme vit que…) puis à l’agentivité partagée comme telle (« Elle prit du fruit et mangea, elle en donna à son mari… et il mangea »). L’étincelle induite pour ainsi dire par le serpent, les bougies d’allumage activées pour ainsi dire avec la femme : ce n’est pas tout ; et l’agentivité, qui engage finalement l’ensemble de l’humain, ne coïncide pas avec aucun des protagonistes considérés en lui-même – j’y reviens. La distanciation empêche donc de réduire les enjeux de cette scène au savoir et de ramener ces enjeux à un seul en une seule étape de la scène avec un unique protagoniste, comme si une quelconque partie équivalait au tout ou répondait de tout dans cette scène – ce sera le cas dans la scène suivante. Cela est en outre attesté dans le récit par différentes modalités d’appropriation : la connaissance
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de leur état (« ils connurent qu’ils étaient nus » sans plus, rien que ça!) et l’activité technique réussie (« se cousant des feuilles de figuier, ils se firent des pagnes », activité semi-transformatrice ici) ; ces modalités sont irréductibles l’une à l’autre et divergent du savoir encyclopédique aussi bien que de l’agentivité juste auparavant mis en scènes. Cette distanciation comporte néanmoins sa part de confusion qui s’avère plus problématique, plus paradoxale même, que l’indifférenciation produite/signifiée par le serpent. D’une part, la femme devant le serpent semble aussi isolée, comme individu et comme humanité, que le fruit des arbres est séparable de sa branche et isolable de son arbre. Ayant seule directement affaire au serpent, elle lui répond en désignant tout à coup, à son tour, le fruit des arbres. Elle parle alors à la manière du serpent : par totalisation, où la partie est tout à fait cernable et apparaît d’autant mieux dans une totalité cernée à partir (du cumul de) ses éléments. Et tandis que s’hypertrophient ces différences élémentaires, la femme confond l’arbre au milieu du jardin avec celui en cause pour le serpent. Car l’arbre de la connaissance du bien et du mal n’est pas au centre du jardin, mais il devient central, en étant manifestement tel et tout pour elle… comme l’est son fruit ! Les différences ne sont plus « à la bonne place » ou, du moins, « à la même place ». D’autre part, l’homme « qui était avec elle » s’ajoute ni plus ni moins à ce décor. Non seulement le couple humain se voit ainsi désigné par cumulation de deux éléments du couple, mais l’homme complète – oui : il complète, et de façon toute binaire ! – l’action engagée par la femme en la réduisant strictement à une activité sans réflexion ou sans intériorisation (« et il mangea 23 »). Résultats : alors même que leurs yeux s’ouvrent, « à tous deux », c’est-à-dire en totalité pour chacun autant que pour le couple humain, leur rudimentaire savoir-faire technicien, en matière de vêtir, les indifférencie relativement, en dissimulant cet état sexué. Mais ce peut être, plus simplement, une tentative de se confondre partiellement, voire banalement avec le règne végétal : comme quoi les différences ne jouent plus « à la même place » ni « à la bonne place ». Bref, cette scène, loin de déployer la différenciation serpent-femme et femme-homme les assimile, paradoxalement et par distanciation, les uns aux autres ; chacun a une place, chacun a un rôle et des effets différents mais au final pas mal identiques, ce qui correspond à être également différents en leur parfaite identité propre. 23. Et non, comme dans certaines traductions, la TOB nommément : « il [et elle] en mangea », ce qui fait porter l’enjeu sur l’objet mangé plutôt que sur la manducation, partagée et parachevée en couple.
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Enjeux Avec cette scène est mise en place une binarité représentant un avancement positif dans le récit en même temps qu’une approche de l’agentivité, qui demeure toutefois aussi « mince » que limité. La complémentarité de la femme et de l’homme est là mise en œuvre ; le texte n’en manifeste rien auparavant, suivant le mode exclusivement ternaire des précédentes scènes. Pour l’homme, cette complémentarité consiste à reproduire et à prolonger une opération commencée par la femme (manger), en se réduisant à ce rôle de mangeur. Pour la femme, elle consiste à reproduire les mécanismes du serpent qui sait apparemment tout ; elle y ajoute en savoir ou en retranche, redoublant ceci ou abrogeant cela, de façon toute binaire. Ne dit-elle pas à son tour [qu’elle sait] que « Dieu a dit : Vous n’en mangerez pas [puis ajoute, en remet :] et vous n’y toucherez pas ; sinon vous mourrez » [réduisant, retranchant : de mort ou certainement, c’est-à-dire la manière même du mourir]) ? Pareille pratique réductrice du savoir n’aboutit, pour elle comme pour l’homme, qu’à une acquisition minime dans leur situation, c’est-à-dire connaître leur condition de nudité et de technicien – les autres « promesses » du serpent ne se réalisent pas dans cette scène-ci… enfin, pas encore dans ce récit. Mais alors, d’une complémentarité (binaire) au plus près de l’autre, de cet identique-à-soi, ressortit une identité des sexes plus confuse que propre et plus égalitariste que réaliste. Car d’où vient donc qu’identité et rôle fusionnent, y compris entre protagonistes, au moment même où les différences les plus élémentaires s’affichent et s’affinent ? Ils sont on ne peut plus différents, avec identité en soi et par soi : ce serpent, animal (le plus arum/nu) mais parlant, cette femme, toute seule et donc sollicitée comme si elle était tout l’humain à elle seule, puis cet homme, juste à côté et mari. Ils sont on ne peut plus semblables, avec un rôle commun en fin de compte : cet homme fait à peu près comme la femme et elle fait à peu près comme ce serpent. Chacun est on ne peut plus en coïncidence avec lui-même, en la réduction de ce que l’on est à ce que l’on a ou fait : le trompeur se trompe sur la situation, la dupée dupe malgré elle, le mangeur mange sans le moindre désir. Quel paradoxe que l’identité, qui peut n’être que (con-)fusion là où la différence est ou tend à être dépassée ! Et d’où vient donc, encore, qu’identité et égalitarisme coïncident, que tous et toutes seraient égaux en tout, avec des place et rôle s’équivalant et qu’à la limite, n’importe qui pourrait très bien être ou faire ce que l’autre est ou fait ? On frôle assurément, avec cette scène biblique, une réduction de l’identité au rôle et une sublimation du rôle par l’identité.
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C’est de la sorte que pourrait résonner « être comme des dieux » dont le savoir et les intentions sont enviables et à posséder ; de la sorte, encore, que pourrait raisonner un serpent ignorant qu’il se trompe lui-même sur lui-même, une femme qui dupe purement et simplement ainsi qu’un mari carrément docile et un mangeur franchement naïf24. Il n’est donc pas impossible ni impensable que réductionnisme et égalitarisme aient de quoi se consacrer l’un l’autre, l’un par l’autre, dans un traitement binaire des questions d’identité et d’égalité des sexes. Une complémentarité aussi parfaite que fluide, entre hommes et femmes, entre l’humain et le divin, en sera toujours la rançon non sans illusion. Tout cela ressortit d’une pratique exclusivement binaire du savoir, n’ayant que son ambition pour condition. Car il s’agit bien, dans la scène qui nous occupe, de tout savoir en vertu d’un savoir (sur les choses) qui serait tout. D’où des procédures et des résultats dont les limitations sont tantôt perdues de vue tantôt rendues inefficaces en nous. 2.5 Retour de l’acteur Yahvé et sentences (Gn 3,8-19) Elle est bien longue, la cinquième scène de notre récit biblique ! Grosso modo, elle articule rapports binaires et relations ternaires, pour ouvrir ceux-là par celles-ci. Ce dont le binaire est capable peut s’opérer autrement que ce qu’en signale la précédente scène. Le ternaire peut y œuvrer en travers, pour une binarité confirmée mais révélée à elle-même jusqu’en son nécessaire redressement. La binarité peut être sauvée par conséquent. Mon analyse montrera en quoi l’inscription et l’ouverture dans l’expérience humaine d’une identité sexuelle et d’une égalité entre les sexes demeurent toujours possibles ; car l’une et l’autre y sont révélées et constituées toute en espérance, c’est-à-dire non pas comme un simple savoir, donné tout fait, mais comme ce qui s’éprouve non sans souffrance comme identité-à-réaliser et égalité-à-réaliser par et pour les deux genres. 24. On peut bien entendu ajouter d’autres vues binaires semblables, strictement réactionnaires ou renversées, voire tendancieusement violentes, dont la tradition a fait ses choux gras : femme docile et naïve, survalorisation dithyrambique de la femme confinée à son rôle féminin/maternel, être parfaitement tout l’un pour l’autre, mensonge fait système ou diable, etc. On cadrera en conséquence, aussi bien, certaines idées récentes selon lesquelles, par exemple, la femme devrait pouvoir être bûcheronne ou l’homme porter l’enfant (ce que la technologie, accomplissement par excellence de la binarité, pourrait rendre possible un jour), en passant par nos débats actuels sur la théorie du genre et sur les identités sexuelles hétéro-, homo-, trans-, bi- ambi- queer : également polarisatrices et positivistes, suivant une effarante binarité.
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Examinons comment, dans cette cinquième scène, le ternaire peut habiter dans le binaire sans s’y (con-)fondre, avec distanciation même. Ce sont de véritables questions que Yahvé Dieu pose à l’être humain alors que leur rapport a changé (car c’est sans précédent : l’adam entend les bruits [des pas] de Yahvé se promenant dans le jardin). La première question (« Où es-tu ? ») s’avère profondément existentielle du fait de procéder d’une non-totalité du savoir – comme lorsqu’on demande : où en es-tu dans ta vie ? Aucune correspondance dans le récit ne satisfait à cette question « où ? » : ni un point précis dans le jardin, puisque l’adam et sa femme25 se déplacent en fonction de la position même de Yahvé (« de devant Dieu ») et n’y occupent par conséquent aucune place déterminée et statique, ni l’explication causale fournie avec la réaction (de simples bruits de pas dans une brise par définition légère, ça ne fait pas peur du tout, ça ne fait pas sursauter au point de fuir ou de se cacher). La justification que l’adam trouve à sa réaction « ne tient pas la route » non plus (point de mention de honte de sa nudité, pour cela à dissimuler, mais uniquement et strictement une peur inopinée… du fait même d’être nu). Bref, suite à ce qui est arrivé dans la précédente scène avec le serpent, un rapport différent entre l’être humain et Yahvé Dieu survient, qui altère leur mode d’être l’un pour l’autre. Tandis que l’être humain tend à se confondre « parmi les arbres du jardin » et ne saurait vraiment répondre à Yahvé Dieu, ce dernier porte toute l’initiative de l’appeler… depuis la possibilité même d’un savoir non binaire et ouvert de la sorte par lui seul. À la deuxième question (« Qui t’a appris que tu étais nu ? »), pas de réponse : ni dans le récit ni pour le lecteur. Yahvé Dieu atteste bien d’un lien entre la condition de nudité et un savoir, confirmant ce résultat de la scène précédente, mais il manifeste aussi une limite à cet égard, ce qui en fait une véritable question. Une source quelconque de savoir sur la nudité comme condition d’existence, « ça échappe ». On pourrait dire que la question de la finitude humaine est existentielle plutôt que tributaire d’un sujet censé (tout) savoir. Yahvé Dieu reste à distance quant à une position qui voudrait faire – de façon binaire, comme le serpent – qu’en matière de limite-nudité, le savoir soit tout et sans limites. Il habite de façon ternaire ce questionnement, sans s’y perdre, sans s’y confondre – à l’encontre du serpent. Il se maintient en une différenciation et une distanciation un peu plus marquée, un peu plus grande qu’avec la première 25. Il s’agit, dans cette scène, d’une des co-occurrences des termes « l’adam et sa femme (ishsha) », à côté de celles concernant l’homme (ish) et sa femme (ishsha). On a donc une indication ternaire ici pour désigner le couple humain sexuel, et non une indication binaire quant à un mâle (en soi) + une femelle (en soi) totalisant ni plus ni moins un couple d’humains.
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question, pour laquelle des réponses insuffisantes sont tout de même données par l’adam et donc possibles. Enfin, à la dernière question à tournure plutôt exclamative il est vrai (« Qu’as-tu fait là ! »), Yahvé Dieu ne saurait trouver à répondre. De son côté, l’étonnement laisse sans explication et il est à ce point distancié que poser la question commanderait de ne pas pouvoir y répondre ; c’est signifier qu’il n’y a pas la moindre réponse à attendre. Or, ce questionnement-ci conduit à la tentative, du côté de l’être humain, d’expliquer toute la situation de façon causale (binaire). Et alors, tous, y compris Dieu, se trouvent également accusés, et totalement accusables. Avec cette entreprise humaine (strictement binaire) d’identification d’un accusé, l’indifférenciation est complète et toute distanciation effective est en mise en échec : accuser l’autre, pour se dégager, va de pair avec l’aveu de sa propre implication (« et j’ai mangé ».) Dans l’ensemble de cette scène, le ternaire n’exclut donc pas le binaire ni ne le détruit ; l’inverse n’a pas lieu non plus, au contraire de ce qu’on en pense souvent26. Leur co-occurrence ne produit encore que différenciation et distanciation du côté de Dieu, en un rapport altéré entre Dieu et l’humain de même qu’en l’humain. La « possibilisation » et l’enracinement du ternaire dans le binaire, qui achoppe, se poursuivent avec la révélation qui en est faite dans et par l’expérience humaine éprouvée, vécue non sans souffrance. La différenciation du bien et du mal, dont il va s’agir cette fois, aura pour condition de réalisation la pénible reconnaissance/expérience, pour l’être humain, de la non-totalité différenciée qu’instaure et maintient l’acteur Dieu dans ce récit. Aussi Yahvé Dieu va-t-il court-circuiter et plus exactement 26. Ce binaire excluant ou rejetant le ternaire se perpétue dans maintes lectures clairement binaires de cette scène. Seul un Dieu-censé-tout-savoir et toujours impassible, Dieu de la métaphysique ou Dieu dans le giron de l’ontologie, fait semblant de chercher l’homme et joue à cache-cache avec lui, au plus grand détriment de ce dernier. Seul un Diable, vis-à-vis de Dieu et posé comme le révélateur indu des « cachotteries divines » ainsi que de la nudité, place Dieu en opposition et le met en défaut ; par conséquent, ce Dieu se sent offusqué, offensé ou même attaqué et l’homme comme la femme lui désobéissent volontairement, voire le défient. Seuls un homme et une femme honteux de leur nudité, pris à parti en leur pudeur et leur innocence originelles, se trouvent d’emblée accusés par un Dieu devinant fort bien que son interdiction a été enfreinte. Seules deux parfaites victimes d’un serpent clairement méchant et totalement pervers ont fait entrer le mal dans le monde. En devançant la suite de la scène : seul le grand juge divin, omniscient et omnipotent, conduit un procès à son terme, formule des actes d’accusation, impute des coupables avérés et les châtie finalement comme il se doit selon la justice – ou la colère ? – divine. Si ma lecture sémiotique permet de comprendre que ces interprétations procèdent de façon toute binaire, à la manière du serpent, n’avons-nous pas finalement projeté trop souvent et appliqué généreusement cette pensée binaire sur cette scène et sur l’ensemble du récit ? Pouvait-il en aller autrement ? Mais encore, faut-il en rester là ?
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« barrer » le procès contre tous engagé par l’être humain. Il ouvre et maintient ouvert l’enjeu du ternaire, pour que la négation et le déni du ternaire par l’être humain n’opèrent pas. Disons que Yahvé Dieu n’empêche pas le procès à tout prix, n’y met pas un terme définitivement ni ne l’évite carrément ; il y œuvre justement en travers pour qu’advienne, chez l’être humain, autre chose qu’une posture (binaire) du tout-savoir indifférenciant et sans limites. Cela survient de diverses manières. D’abord, les reproches adressés au serpent, à la femme et à l’adam (et non à l’homme mâle) diffèrent grandement : un motif direct mais pas « au clair » pour le premier27 ; aucun motif ni le moindre reproche pour la deuxième ; un motif à la fois direct (avoir mangé de l’arbre interdit) et indirect (avoir écouté la voix de l’autre) pour le troisième. Allez donc savoir, dans ces conditions, qui est le véritable coupable au juste et au nom de quoi puisque cela va à l’encontre du récit dans son ensemble, qui pointe pour ainsi dire vers les deux premiers comme étant coupables ; et de même quant au mini-récit de l’être humain en procès, au début de cette scène, alors que chacun est tour à tour désigné comme « le seul coupable ». Mais voilà que la parole divine fait œuvre de ne point les inculper de la sorte, spontanément ou indubitablement. Il n’y a pas non plus, avec la (triple) parole divine, de chaîne de coupables à remonter : la non-désignation de la femme à ce titre vient briser cela pendant que le serpent est qualifié plutôt tel quoique sans raison définie. Bref, avec Yahvé Dieu, les conditions sine qua non de tout procès – pour savoir et inculper – se trouvent initialement et séquentiellement minées – pas complètement certes, puisque l’homme fait l’objet, lui, de reproches circonscriptibles ; mais Yahvé Dieu, en tant que figure du ternaire, est capable d’habiter le (procès) binaire pour qu’il n’enferme rien ni personne. Ensuite, il y a une malédiction du serpent et du sol, nullement du couple humain sexuel (l’adam) et de la femme comme telle. Les premiers sont seuls des assujettis à une parole et une parole de malheur28, par la marque différenciatrice et distanciatrice qu’elle laisse sur eux. D’une part, 27. Suivant la traduction plus littérale d’Osty : « Parce que tu as fait cela ». Plusieurs autres traductions explicitent nettement le motif en traduisant : parce que tu as dupé la femme. On comprend l’effet de sens produit : tout est clair et évident là-dessus, tout se sait et peut être connu ou établi exactement, a fortiori pour Yahvé Dieu. Le caractère binaire de cette traduction/interprétation saute aux yeux. 28. À ce titre, les malédictions ne correspondent pas à une production de maux, comme si un serpent avait dû avoir des pattes, comme si un rapport au sol avait dû exclure l’effort humain, comme si une cohabitation entre humains et animaux avait dû être sans conflit, comme si une femme avait dû accoucher sans douleur. Les figures du texte biblique, comme toute figure (au sens sémiotique du terme), ne concernent pas un état de fait.
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le serpent est mis on ne peut plus à distance, rabattu à une place au ras du sol et ne pouvant plus ni accéder aux arbres ni prétendre seulement manger du fruit des arbres et même parler ; il mord et mange la poussière ! Qui plus est, la conflictualité de son rapport à la femme, conflictualité distanciée/différée jusque dans la descendance de l’un et de l’autre, reste à la fois limitée (les extrémités tête-talon sont uniquement concernées), anti-égalitaire (parvenir à la tête elle-même vs parvenir simplement au talon, domination de la femme et de sa descendance sur le serpent et sa descendance) et anti-totalisante (ni le serpent, ni la femme, ni leur descendance n’y peuvent mettre un terme définitif29). Bref, la génération humaine se gagne contre et par-dessus la génération animale. D’autre part, le sol et ses fruits sont tout sauf immédiatement disponibles et prêts-à-servir. Le travail humain en diffère l’accès. Il différencie plus encore ce dont se nourrir : en mangeant en outre des herbes des champs, et plus seulement du fruit des arbres. La malédiction du serpent et du rapport au sol est là pour demeurer ; elle maintient définitivement dans un assujettissement devant prévenir un tout-savoir/tout-avoir, aussi indifférenciant que possessif, par quoi tout se ramène immédiatement à soi. Mais si la malédiction est réservée aux uns sans s’appliquer à d’autres, à savoir la femme et l’homme, alors la situation de ces derniers, même si elle devait s’apparenter aux premiers n’a pas du tout le même sens programmatique. La non-malédiction du couple humain sexuel, nommément de la femme30, laisse leur situation à tout le moins « ouverte », en 29. Suivant la traduction littérale : « celle-ci [la descendance de la femme, et non la femme] te visera à la tête, et toi, tu la viseras au talon ». D’autres traductions consomment l’attaque et la pose à partir de l’aboutissement que serait la blessure infligée à l’autre : « Il [le lignage de la femme] t’écrasera la tête et tu l’atteindras au talon » (La Bible de Jérusalem) ou « Celle-ci te meurtriras à la tête et toi, tu la meurtriras au talon » (TOB). On voit l’effet de sens produit et son caractère totalisateur (binaire) : dès lors qu’on amoche l’autre, pourvu qu’on puisse au moins l’amocher, encore et un peu plus ! Ce qui revient à dire et pousse à dire : la blessure, l’agression croît avec l’usage… jusqu’à la blessure fatale ou l’agression finale. 30. L’absence de motif d’accusation et de malédiction à l’endroit de la femme devient particulièrement intéressante. Cela la rend-elle excusable et finalement excusée ? Bien sûr, si une femme (in-)excusable est un sujet d’ignorance, partielle ou totale, aux antipodes du tout-savoir d’un serpent. Règne de la binarité, encore une fois ! Ma lecture sémiotique déplace la question et cesse de la poser de la sorte. Cette double et fort étonnante abstention empêche précisément de positionner la femme dans une causalité des problèmes, avec des « faits aveugles » et d’autres explicatifs. La parole divine, là, distancie des faits racontés et libère des « données brutes » ; elle induit un changement, redresse la tendance, sauve en étant origine. Certes, la malédiction frappe le serpent puis indirectement la femme et elle frappe le sol à cause de l’adam en rejaillissant sur lui ; c’est donc le cercle des relations, la manière d’être en relation avec l’autre qui est en enjeu. D’où la sanction finale, qui met uniquement en cause le rapport même de l’homme à la femme
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rien « verrouillée » une fois pour toutes dans l’assujettissement. Dans leurs cas seuls, la différence-altération et la distanciation comporteraient des possibilités autres : un appel à l’affranchissement, une voie d’émancipation, une création par laquelle s’atteste le non binaire – j’y reviendrai. Avec ce Dieu du ternaire, ils ne peuvent s’enfermer dans un procès binaire, car là même, Dieu peut encore et toujours sauver l’un avec l’autre31. Enfin, les sentences divines concernant l’être humain tablent précisément sur la différence homme (ish) - femme (ishsha), c’est-à-dire sur leur relation spécifique. La multiplication des peines de l’enfantement et des grossesses diffère la reproduction de l’humain par lui-même. Cela barre, dans la femme, une auto-reproduction facile, spontanée et immédiate de l’humanité qu’elle serait à elle seule. L’enfant ne représente pas, pour la femme, une copie toute simple de soi, de son humanité ; l’accentue la difficulté d’enfanter non pas simplement des filles mais bien des fils (mâles), plus différents encore de la femme (femelle). Ce rapport dissymétrique à l’autre-au-plus-près-de-soi, en l’occurrence entre mère et enfant, fait en sorte que l’autre n’est jamais « tout-moi » ni identique à soi. Une humanité est partagée dans la non-coïncidence, comme nontotalité différenciée donc. Et il en va pareillement entre l’homme et la femme. Le désir qui les porte l’un vers l’autre n’a rien de symétrique, d’équivalent, d’également réciproque. L’un ne comble pas l’autre, comme dans un « Tu es tout pour moi (et je suis tout pour toi) », pas plus qu’ils constituent à eux deux le comble du désir, comme dans un « À deux, nous sommes tout (au monde) ». Pour l’homme comme pour la femme, sur l’un et sur l’autre, la boucle ne peut pas se boucler. Différenciation et distanciation obligent ; elles demeurent à l’œuvre avec la révélation de la non-totalité du couple humain. Si on comprend bien, dans cette cinquième scène, la tournure ternaire dans du binaire qui achoppe, on saisit mieux que les sentences divines remplissent la fonction de continuation de l’œuvre créatrice de Dieu, par différenciation et par distanciation. Le hic, c’est que ces sentences divines (parce qu’il a « écouté la voix de [s]a femme ») et le rapport même de l’être humain à Dieu (avoir mangé de l’arbre « au sujet duquel je t’avais donné cet ordre… »). L’indice initial en avait été fourni au départ de cette cinquième scène, à propos d’un mode d’être cette fois manifesté dans et par une altération : l’être humain entend les pas de Dieu dans le jardin. 31. C’est dire que la binarité n’est pas un défaut comme tel, un malheureux accident, un mal pour nous. Il achoppe avec la négation et le déni du ternaire. Quant au ternaire, il ne doit pas constituer un affranchissement pur et simple du binaire ni même nourrir un tel rêve et donc justifier des présomptions « purement spirituelles ». Il n’est plus, alors, digne de ce nom.
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signalent une hostilité nouvelle entre tous et de la part de chacun : inimitié entre la femme et le serpent (et leur descendance), dureté du travail de la terre pour s’en nourrir, pénibles rapports intrahumains. En un mot, la sanction divine équivaut – sans que le récit le fasse dire par Yahvé Dieu ni ne lui impute comme action – à ceci : il n’existe nulle part ni pour aucun, initialement, à titre de don/donné tout fait, d’« aide assortie ». Déjà, dans les précédentes scènes, l’adam n’en avait pas trouvé avec le spectacle des animaux, et la déclaration poétique de l’humain sur luimême n’en était pas la résolution immédiate mais uniquement la préparation appropriée, la condition de faisabilité et de pertinence. Le serpent fut aidant, en contribuant à mettre en route l’existence – l’expérience vécue, si on préfère – de l’adam, ce qui fait de ce dernier un sujet du vouloir-faire et du faire ; mais le serpent ne lui est assorti qu’en apparence seulement puisqu’il se trompe en le trompant. Quant au sol, il ne représentait nulle part une aide proprement dite. Dans cette cinquième scène, le problème demeure entier. Le sol devient occasion et ressource pour se nourrir mais non sans défauts. Le serpent n’est plus d’aucune aide, puisqu’il devient clairement un adversaire ; tout est toujours faussé avec lui, la manducation autant que la situation, et il se voit rabattu en conséquence, n’ayant plus que la poussière à manger et le ventre pour marcher. Les rapports homme-femme ou intrahumains sont pénibles et donc non facilitants, conflictuels et donc pas assortis. Dans l’ordre de la descendance comme dans l’ordre de la subsistance et jusque dans les rapports humains, règne l’hostilité (et la souffrance) ; une aide assortie reste encore à inventer : malgré toute hostilité. Un lot d’hostilités est manifesté, qui relève de la binarité ainsi révélée dans son achoppement souffrant ; mais ce lot d’hostilités ne clôt pas la situation, bien que cela domine manifestement dans cette situation (avec le récit) et dans une lecture possible de la situation (pour un lecteur). S’y entend à peine, avec peine, il est vrai, l’écho d’un défi : celui de (se) réaliser (comme) une aide assortie, et pour l’homme, et pour la femme, et pour leur environnement. Alors, finalement, comment s’atteste, en mode ternaire, dans ce récit, ce qui doit constituer un projet de salut-libération, un appel à l’affranchissement, une voie d’émancipation pour l’humanité et son monde ? Aux jeux d’ouverture proprement ternaires que les sentences divines (ré-)instaurent quant au motif d’accusation et à la malédiction, ai-je d’abord montré32 ; 32. C’est donc nettement de façon binaire qu’on parlera de « châtiments divins » : grâce à quoi un débat est clos, des solutions (rationnelles ou autres) à des problèmes sont dénichés et, plus étrangement et paradoxalement encore quand on y pense bien, en vertu de quoi
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mais encore, à ce jeu d’ouverture ternaire dans l’implication même de Dieu alors qu’il sanctionne la situation. En effet, Yahvé Dieu s’est d’abord impliqué lui-même au premier chef dans la malédiction du serpent, en induisant du tout au tout l’inimitié réciproque entre celui-ci et la femme (« Je mettrai… »). Il est ensuite relativement engagé dans la multiplication des peines pour la femme – la grossesse, l’accouchement en comporte donc déjà un tant soit peu ! Il l’est moins encore dans le désir humain – il y a déjà du désir chez la femme au terme de la scène avec le serpent et celui de l’homme envers la femme se trouve manifesté pour la première fois sans indication quant à son induction. Enfin, Yahvé Dieu n’a personnellement plus rien à voir avec les affres de la subsistance humaine, le sol étant maudit à cause de l’adam, qui retournera inévitablement à la poussière. L’acteur divin s’efface donc progressivement non seulement en son rôle d’artisan « façonneur » mais comme agent premier dans la situation où se trouve l’être humain ; une distanciation est en jeu dans la sanction révélant toute la différence du bien et du mal éprouvée par l’être humain. La sentence divine concernant la femme et l’adam signale d’ailleurs toute l’importance de l’altérité (qui altère par différenciation et distanciation). Du lieu de la parole, en effet, s’indiquent à la femme un ordre générationnel et à l’adam un ordre du désir qui soient rapports « anti-con-fusionnels ». Il reste à entendre – à croire, plus encore qu’à savoir ou à informer – le défi de « se faire » – en un sens éminemment pratique et pas simplement technique – proprement relationnels, proprement femme et homme (et père et mère), en dépit de toute hostilité qui blesse et fait souffrir si manifestement. Ce programme énonciatif et combien fondamental, de portée difficilement saisissable et pourtant si exigeant, ressort d’une altérité qui fait toute la différence, distanciant chacun de soi-même ou de ce qu’il éprouve avec l’autre et de l’« autre-semblable ». Il en va de la manifestation tacite, fragile mais réelle du ternaire œuvrant pareillement dans le binaire, pour l’ouvrir. Enjeux De cette analyse déjà indicative pour mon propos, je tirerai trois considérations majeures. Premièrement, l’identité, sexuelle ou autre, et l’égalité : ça n’existe pas ! Je veux dire : pas comme un « en-soi », pas comme une idée ou même une réalité « toute faite » et donnée telle. Cela n’a rien d’ontologique. La métaphysique classique n’a dominé qu’à ce prix « régler le mal » (le réguler, le gérer, le limiter, l’expliquer, le faire servir à une fin). Le mal n’est un véritable scandale que pour qui le situe, qui se situe dans l’horizon ternaire, et non binaire, d’une création et d’un salut. « Où est ton Dieu ? », reprend le psalmiste.
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dans la tradition occidentale ; et l’empirisme est-il autre chose que l’inversion de cette métaphysique et une autre variante du positivisme33 ? Par conséquent, identité ou égalité, cela n’a pas non plus été perdu ou bien détruit, à cause de quelque chose ou de quelqu’un… Faut-il pour autant basculer dans un fonctionnalisme « à plat », qui trouverait tout dans la culture ? Là l’Altérité n’y est pas non plus une condition première et originaire, radicale et fondamentale. Cette Altérité qui change tout, on en voit le fonctionnement ternaire dans la cinquième scène de Gn 2-3, avec le déverrouillage tant de la mise en place d’un procès que de la réalisation d’un procès (par accusation et sentences-peines); car il en va plutôt d’un procès que je qualifie d’antifondationnaliste. Voilà ce qu’il manque dans le débat actuel sur l’identité sexuelle et l’égalité entre les sexes, débat mal engagé s’il en est un parce qu’il en reste largement à un horizon binaire dont on finit par être dupe. Nous aurions avantage à aborder l’identité et l’égalité comme possibilités concrètes34, et je dirais alors comme espérance35, puisqu’il s’agit d’élaborer et de réaliser par là des pratiques transformatrices et elles-mêmes à transformer. Deuxièmement, toute « fièvre identitaire » comme tout impératif d’égalité des rôles à tout prix biaisent le sens de l’Altérité. Elles réduisent à l’immédiateté du différent et au clivage, enlisent dans des procès d’étroite auto-détermination, livrent à l’auto-ré-génération du système sous couvert de nouveautés. Même avant d’en arriver à la rage identitaire et égalitariste, la complémentarité peut consacrer une plus subtile domination-soumission, la protection tant souhaitée de minorités peut devenir un lobby, la critique si nécessaire du patriarcat peut tomber dans l’amalgame et réduire tout pour mieux renverser tout (comme chez Marx). Avec ou sans hostilité, avec ou sans violence, on peut finir par justifier tout et son contraire. Mais voilà, vivre la différence comme ce qui altère et distancie, de soi-même d’abord, maintient dans une identité décentrée, une identité dans et par l’autre, où l’autre n’est pas seulement un autre « je » mais où « Je est un autre36 ». De façon semblable, l’idée d’égalité, au lieu de rester au-dessus de tout et assez loin de l’altérité, au lieu de représenter une belle abstraction faisant parfois oublier de 33. Sur la critique de la métaphysique classique et de l’empirisme pure, je renvoie à Kant lorsqu’il nous apprend à ne pas prendre nos idées pour la réalité (voir en particulier sa Critique de la raison pure), à Marx lorsqu’il nous apprend que nos idées sont en fait des pratiques de production (voir Le Capital) et à Heidegger qui a montré avec brio le caractère second de la philosophie de l’être-saisi-comme-étant en Occident, c’est-à-dire de l’ontologie en tant qu’étantité de l’être (voir Être et temps). 34. Voir ma note 8. 35. Voir ma note 1. 36. Formule de Rimbaud, reprise par Maurice Zundel.
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construire concrètement et également l’humanité en chacun, l’idée d’égalité a trait plutôt à l’économie de l’égalité, qui joint après coup l’équité et l’« être juste37 ». Je dis « après coup » pour rappeler que cela est toujours à faire et pour signifier que la condition ternaire de cette tâche demeure l’inégalité éthique38. Il s’agit donc de faire passer affranchissement et émancipation par des « déplacements » qui nous concernent d’abord chacun personnellement et solidairement. Il en va de la sorte dans notre récit biblique de tentative et de création (suivant ma lecture ternaire), qui est tout autre chose qu’un récit de tentation et de chute (selon une lecture binaire). L’espérance, qui est bien loin de l’espoir hasardeux, fait là toute la différence. Troisièmement, l’hostilité appartient à des rapports de dominationsoumission dans un horizon de binarité qui achoppe ; elle est la rançon, la signature, le lot d’un régime de pouvoir. Mais elle pourrait aussi être absente dans des rapports pourtant semblables, alors « travaillés » par le ternaire pour produire une distanciation quant au pouvoir. Outre le modèle qu’en offre le premier récit de la création où l’être humain se voit confier la domination du monde pour se le soumettre, la figure de domination-soumission demeure, dans la perspective ternaire du second récit biblique de la création, une figure d’inégalité entre autres fonctionnelle dans une « Relation toute première », c’est-à-dire dans ce qui constitue finalement une définition non idéaliste, plutôt ajustée et pratique de l’altérité. Dans un horizon ternaire de non-totalité différenciatrice poursuivant sans cesse son œuvre créatrice et travaillant à déboucler les paramètres d’une totalité sans véritable différence-altérité, l’espérance est nôtre. Nous apprenons à être déjà moins dupes de nos vues binaires quant à l’identité sexuelle et à l’égalité entre les sexes. Nous en resterons moins 37. Au sens biblique, être juste, c’est d’abord être ajusté à Dieu, la justesse impliquant ensuite la justice. On renverse couramment cette perspective dans la pensée binaire, non pas tant parce qu’on commence par la question de la justice pour traiter de la question de l’identité et du rapport homme-femme mais parce qu’on en reste là. 38. Paul R, « Avant la loi morale : l’éthique », dans Encyclopaedia Universalis, Les enjeux, Supplément II, Paris, Ed. Encyclopaedia Universalis, 1985, 42-45, parle d’un Je (autonomie) et d’un Tu (hétéronomie) de la relation éthique, qui ne sont pas des égaux là s’annulant l’un l’autre ou contrebalancent les enjeux de leur situation éthique, ni en principe ni en pratique. Hans Jonas (Le principe responsabilité : une éthique pour la civilisation technologique, Paris, Flammarion, c1998 [1979]) conçoit son projet éthique en fonction d’une situation d’inégalité et de non-réciprocité en raison de laquelle émerge l’exigence éthique d’agir en faveur l’autre vulnérable. À cet égard, je renvoie de nouveau au propos de Berten (La théorie du genre (n. 7)), qui ré-enracine le débat sur le genre dans la luttre contre la discrimination envers les minorités et contre les inégalités source de souffrance ; il rappelle que le genre est une question (ayant une fonction) sociale et critique, en deçà donc du caractère franchement identitaire et idéologique qu’on veut absolument lui fait porter.
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au déni à cet égard, déni originel mais pas originaire (c’est-à-dire faisant en sorte que chacun soit à l’origine de lui-même non sans l’autre). Nous nous dégageons concrètement, progressivement de la dominationsoumission, figure de notre condition d’inégalités non sans souffrance et non sans malheur, pour découvrir au cœur de notre finitude comment s’atteste l’Autre. Conclusion-ouverture. Vivre en humain, à l’écart d’Éden (Gn 3,20-24) Pour le couple humain sexuel devant l’éprouver dans son « corps de relations », la différenciation du bien et du mal n’est survenue qu’avec l’intervention de Yahvé Dieu (dans la cinquième scène de notre récit) et pas du tout avec celle du serpent, qui n’en avait qu’une présomption faussée et inefficace (quatrième scène). Mais en la sanctionnant, Yahvé Dieu sanctionne aussi (dans la sixième et dernière scène du récit) que « l’être humain est [devenu] comme l’un de nous pour la connaissance du bien et du mal ». Or cette ressemblance au « nous » divin ne correspond pas, dans une perspective ternaire, à un enjeu d’identité et d’égalité – mais c’est le cas si on lit encore cette scène à la façon du serpent, suivant l’hypothèse conflictuelle binaire que, cette fois, l’immortalité pourrait être ravie au divin alors de nouveau menacé. C’est ce « nous » divin, non-totalité incernable, qui configure le genre humain lui-même « configuré » femme-homme. Une distanciation opère en cela, par un triple « barrage » quant à (un retour à) une totalité indifférenciée. À la suite des différences-altérations signifiées par les sentences divines, l’adam en reconnaît l’effet : il donne un autre nom à la femme, qui devient à titre propre « Ève », la « mère de tout vivant ». Par cette double nomination (femme et Ève), un rapport interne à l’humain, autre que celui-là seul du couple humain sexuel, est indiqué ; le couple humain sexuel n’est pas tout, il n’est pas au fond de tout car lui-même se dessine pour ainsi dire sur un rapport à la vie en général, dont celui de la vie-en-personne. Premier « barrage ». Que ce couple humain sexuel soit vêtu de tuniques de peau marque, de l’extérieur cette fois, son rapport médiatisé au vivant. L’usage vraiment transformateur du monde implique une dépendance à son endroit et distancie d’autant plus des commencements, sans retour à la nudité et sans possibilité d’un savoir-faire simplement « convertisseur » des pagnes. Mais encore, ce nouveau savoir-faire, qu’on s’attendrait justement à devoir attribuer à l’être humain, relève plutôt d’une initiative divine, de sorte qu’il n’est pas totalement « entre nos mains » puisque Dieu s’y trouve aussi engagé, pour l’ouvrir. Deuxième « barrage ».
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Yahvé Dieu va donc sanctionner cette situation de ressemblance à l’Autre, manifestée déjà dans cette sixième scène avec l’« ouverture » du couple humain sexuel bien vivant et transformateur du monde. S’y ajoute le dernier « barrage ». Distanciation et différenciation doivent aussi perdurer relativement à la vie, dont l’immortalité signale la non-clôture (nontotalité différenciée) ; car même « ouvertement resitué », l’adam, stipule la parole divine, pourrait encore s’emparer de l’arbre de vie et en manger. L’intervention divine consiste par conséquent à instaurer des programmes de différenciation et de distanciation irrémédiables : l’un quant à l’existence humaine disons ordinaire (cultiver le sol, pour l’adam), et l’autre, tout à fait différent, quant à la vie dépassant cette existence (garder le chemin de l’arbre de vie, par des chérubins et la flamme du glaive). Ainsi, Yahvé Dieu renvoie simplement l’adam du jardin d’Éden, eu égard à ce commencement retraçable (le sol d’où l’adam a été pris), puis il l’en chasse carrément et définitivement, sans accès retraçable du sens d’une origine (poster, à l’orient même du jardin d’Éden, chérubins et « flamme du glaive » – des figures non traçables dans la situation humaine ni retraçables dans tout le récit). Jusqu’au bout, le sens de l’ouvrage divin demeure celui d’une non-totalité différenciée, dont l’effectivité comporte, dans les dernières scènes du récit, la fonction de « barrage » sauvegardant l’« ouverture » contre toute barrure-fermeture39. Enjeux La perspective finale et globale de Gn 2-3, si tant est que nous puissions être saisis par la tournure ternaire de ce récit, serait donc celle d’une proposition du genre humain, configuré femme-homme, comme foi. « Être humain » est rendu possible à partir du crédit, de l’importance et de la valeur qu’on y accorde. « Être humain » se réalise dans et par l’engagement que cela requiert, pour une différenciation de l’humain et dans l’humain. « Être humain » constitue une pratique d’ouverture d’humanité 39. Il s’agit encore, à ce point du récit, de cesser de lire la scène de façon uniquement binaire, en instrumentalisant l’un des deux programmes indépendants, en cherchant à faire servir l’un à l’autre : comme si la vie sans fin avait été retirée (temporairement ?) à l’être humain ou comme si vivre hors du jardin devait constituer un préparatif à une vie sans fin. Ce dont il est plutôt question, c’est de l’ouverture même de l’existence humaine (en rapport au travail du sol), qui fait qu’elle n’est pas tout, ni comme commencement ni comme horizon. Si la précédente scène montre une transgression des limites qui s’avère instauratrice, non sans le secours de Dieu mais ne tenant pas totalement à lui non plus, cette scène-ci montre que la fonction instauratrice a cours envers et contre tout. Sur cette notion de « barrage », quant à ce qui se dit et s’atteste au travers et en travers des représentations et des phénomènes, sans jamais être pleinement manifesté ni parfois même représentable, je renvoie au « sujet barré » chez Lacan.
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là même où cela se trouve toujours déjà en risque de (re-)fermuture, « en souffrance d’être ». « Être humain » s’instaure au « lieu barré » de sa propre origine, à ce « lieu » d’origine barrant le néant d’inhumanité aussi bien que la plénitude humaine censée pouvoir devenir tout, sans limites, pour elle seule. Quel contraste avec l’a priori du genre humain et la multiplicité des genres, inventions typiques de la binarité ! On se retrouve aux antipodes du règne de l’accomplissement plein et tout-plein-de-soi, avec les conséquences qu’on lui connaît en termes de conflictualité, d’endurcissement et d’idéalisme menant tôt ou tard à l’idéologisation ! N’est-il pas, ce genre, comme l’« universel » que la tradition occidentale a défendu bec et ongle, du tout-fait surfait, tenu pour un commencement ou pour un terme absolu ? L’alternative consistant à (se) proclamer (en) la multiplication des genres ne correspond pas, comme on le croit trop vite, au déverrouillage ternaire mais en est le parfait renversement : verrouillage des genres (et identités) par eux-mêmes sur eux-mêmes, pseudo-ouverture de l’indéfini par fermeture/barrure où tout s’invente sans limites assumées. Rien n’est plus critique que la foi, qui se nourrit au témoignage de la source ternaire créatrice et qui tient à bout de bras la souffrance de qui cherche à advenir en son humanité genrée, comme homme non sans féminité, comme femme non sans masculinité. On n’est retourné en soimême qu’avec une parole à croire, sans crédulité ; c’est même, pour nous, une « parole en souffrance » que celle concernant l’humanité de tous et de chacun. L’espérance y donne un visage, une identité-en-procès et une égalité-à-faire. Si on y souffre toutes les hostilités, on croit aussi bien au genre humain configurable, on croit en l’humanité partagée. Il reste assurément à écrire le vade-mecum en particulier de la défense des minorités, sexuelles notamment. Mes réflexions n’en seraient que le préambule. Elles visaient à prévenir l’idéologisation, quel que soit le lieu d’où l’on parle. Cela demande une patiente relecture de nos situations, pour déplacer les enjeux quand cela devient nécessaire, et ce, de la manière la plus pertinente (assortie !) possible. Alors cultivant chacun et ensemble notre jardin d’humanité, nous n’y clôturerons pas l’Éden, et nous avec lui, avec des barbelés en tous genres. Car la diversité, vécue dans et par l’Altérité, dans un horizon ternaire donc, est un projet incroyablement grand pour des hommes et ses femmes prenant trop souvent leurs propres jardins (binaires) pour l’Éden.
LE DISCOURS POSTFÉMINISTE DES MORMONES FONDAMENTALISTES. ÉTUDE DE CAS DE LA SÉRIE BIG LOVE HBO 20062011 Mathilde V-P
Il est difficile d’ignorer les divers débats et discussions qui émergent ponctuellement, principalement en Amérique du Nord, par rapport aux questions de genre et de sexualité. Ces questions sont traitées sur les plans institutionnel et légal, tout comme dans une perspective populaire et dans le monde des médias, à travers les revendications de la communauté LGBT ou des mouvements tels que « #MeToo ». Alors que les différentes sociétés – notamment le Canada et les États-Unis – se questionnent par rapport à la manière de gérer les relations entre les hommes et les femmes, de nouvelles identités non binaires émergent et viennent remettre en question les présupposés qui, jusqu’à tout récemment, fondaient nos conceptions de la « normalité ». Un autre groupe aux mœurs alternatives prend de plus en plus de place dans le paysage médiatique comme dans les réflexions légales : les fondamentalistes mormons, qui pratiquent la polygamie. Ces mormons aux pratiques matrimoniales perçues comme non conventionnelles participent, surtout depuis quelques décennies, au tourbillon des interrogations concernant ce qui est considéré comme « acceptable » en matière de pratiques sexuelles, les leurs ne collant pas au moule de la monogamie hétérosexuelle. Si les mormons fondamentalistes sont généralement puritains et plutôt traditionnels dans leurs relations conjugales, ils s’allient néanmoins à d’autres minorités sexuelles (les polyamoureux et les conjoints de même sexe, par exemple) pour demander que leurs droits soient reconnus et utilisent un discours que l’on peut lier à celui de la mouvance postféministe, présente dans la culture populaire nord-américaine1.
1. Jeffrey Michael H, « Polygamy Comes Out of the Closet : e New Strategy of Polygamy Activists », dans Stanford Journal of Civil Rights & Civil Liberties 111 (2007), 100-129 ; Michael A, « Four Consenting Adults in the Rivacy of eir Own Suburb : Big Love and the Cultural Significance of Mormon Polygamy », dans Mark D – Michael A (dir.), Peculiar People : Mormons on the Page, Stage and Screen, Logan, UT, Utah State University Press, 2010, 37-61.
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La série Big Love fut la première à présenter, dans les médias mainstream, le quotidien et les revendications des mormons fondamentalistes de même que le discours postféministe de ce groupe qui cherche à voir son statut légal changer, c’est-à-dire voir la pratique de la polygamie décriminalisée. Ce discours et cette série feront l’objet de notre analyse2. Plus particulièrement, les positions des sœurs-épouses Barb, Nicki et Margene Henrickson seront décortiquées afin de faire ressortir leurs particularités ainsi que leurs liens avec les tendances féministes et postféministes. Quelques détails concernant l’histoire et la situation contemporaine du fondamentalisme mormon ainsi qu’un survol des considérations entourant le postféminisme seront d’abord présentés. Nous aborderons ensuite la série Big Love en cherchant à comprendre les rapports entretenus par les trois sœurs-épouses Henrickson avec le mouvement féministe. Des liens entre les expériences de ces personnages, le réel mouvement féministe mormon et la mouvance postféministe seront également exposés. 1. Le mormonisme et le mariage plural 1.1 Quelques considérations à propos du mormonisme La religion mormone est apparue au XIXe siècle alors que l’Évangile restauré de Jésus Christ3 fut révélé à Joseph Smith, premier prophète mormon et fondateur de l’Église de Jésus-Christ des Saints des Derniers Jours (ou Église LDS, abréviation du nom anglais : e Church of Jesus Christ of Latter-day Saints). Cette religion, considérée par ses adhérents comme une religion chrétienne, a beaucoup en commun avec 2. Bien que le discours postféministe présenté dans Big Love émerge inévitablement des scénaristes et producteurs de la série, il est le reflet de celui de femmes mormones réelles et défendant publiquement leur choix de vivre au sein d’unions plurales. Ainsi, des chercheures ont déterminé, à travers des enquêtes de terrain, que plusieurs femmes polygames décrivent le mariage plural comme un lieu d’empowerment personnel (Janet B, Women of Principle : Female Networking in Contemporary Mormon Polygyny, Oxford – New York, Oxford University Press, 1998). Mais encore, de véritables mormones fondamentalistes ont aussi envahi les ondes télévisuelles depuis près d’une décennie, dans des émissions de téléréalité telles que Sister Wives (TLC, 2010-), My Five Wives (TLC, 20132014), Polygamy USA (National Geographic, 2013), Seeking Sister Wives (TLC, 2018) et Three Wives, One Husband (TLC, 2018). 3. Les mormons croient que le véritable Évangile de Jésus Christ s’est perdu à travers les années à cause de l’apostasie des leaders religieux. Dieu le Père aurait restauré cet Évangile et l’aurait fait connaître au prophète Joseph Smith afin qu’il puisse remettre sur pieds la véritable Église du Christ (Site internet de l’Église LDS [https://www.lds.org/ scriptures/gs/restoration-of-the-gospel] (consulté le 20 juillet 2018).
171 les branches catholiques, protestantes et orthodoxes du christianisme. Elle diffère cependant de celles-ci sur des points majeurs tels que la relation entre Dieu le Père et Jésus Christ, le plan de salut et les croyances concernant l’après-vie4. Il existe aujourd’hui deux principales branches du mormonisme : la branche monogame et la branche polygame5. L’Église LDS est le groupe principal de la partie monogame de la culture mormone et compte près de 16 millions de membres6. Le paysage est beaucoup plus diversifié du côté des polygames. Les auteurs estiment qu’il y aurait actuellement entre 40 000 et 100 000 mormons fondamentalistes pratiquants, divisés en une dizaine d’Églises différentes. Toutes ces Églises entretiennent des relations variées avec la société américaine et endossent chacune à leur façon les postulats de la modernité. Il s’agit, par exemple, de l’Église fondamentaliste de Jésus-Christ des Saints des Derniers Jours (FLDS), de l’Apostolic United Brethren (AUB) et de la communauté de Centennial Park. Certaines familles pratiquent aussi de manière indépendante7, sans être liées à un groupe ou une Église. Il est important de noter que la polygamie est illégale aux États-Unis et au Canada ; la majorité des personnes qui la pratiquent ont donc tendance à cacher leurs relations matrimoniales en ne s’exposant ouvertement qu’à leurs proches et aux autres membres de leurs communautés. Bien que la séparation entre mormons monogames et polygames (que l’on nomme également mormons fondamentalistes8) est actuellement clairement établie, le mormonisme constituait, à ses débuts, un seul groupe unifié, qui encourageait la pratique du mariage plural.
4. Richard A, One Nation Under Gods : A History of the Mormon Church, New York, Basic Books, 2003, 375-391. 5. Le terme « polygamie » peut être utilisé pour identifier n’importe quel type d’union non monogames entre plusieurs individus, que ce soit un homme et plusieurs femmes, une femme et plusieurs hommes ou plusieurs hommes et plusieurs femmes. Chez les mormons fondamentalistes, le terme est utilisé comme synonyme de polygynie, c’est-à-dire une relation entre un homme et plusieurs femmes. 6. Site de l’Église LDS [https://www.mormonnewsroom.org/article/2016-statisticalreport-2017-april-conference] (consulté le 20 juillet 2018). Il existe une autre Église mormone monogame, Community of Christ, dont on estime le membership à environ 250 000 personnes. 7. Ces familles sont qualifiées d’« indépendantes ». La famille Henrickson de Big Love est un exemple de ce type de famille. 8. Dans le contexte du mormonisme contemporain, les termes « fondamentalisme » et « fondamentaliste » réfèrent aux groupes qui pratiquent le mariage plural, c’est-à-dire la polygamie. Ce terme n’était pas présent dans le vocabulaire mormon avant 1890, alors que l’ensemble des mormons étaient réunis au sein d’une seule Église qui encourageait la pratique de la polygamie. Nous distinguons donc le mormonisme d’un point de vue historique (c’est-à-dire avant le schisme de 1890) et le mormonisme dans sa forme contemporaine, qui comprend plusieurs groupes et courants distincts.
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1.2 Le mariage plural Quelques années après l’instauration de l’Église LDS9, le prophète Joseph Smith reçut une révélation lui indiquant qu’il était nécessaire pour les membres de l’Église de pratiquer le mariage plural afin d’atteindre le plus haut niveau d’exaltation10. Ces deux doctrines – celle du mariage plural et celle de l’exaltation – sont intimement liées. La section 132 du Doctrine et alliances, un des livres sacrés des mormons11, présente la révélation concernant la doctrine du mariage éternel (continuant dans l’aprèsvie) et le principe du mariage plural. Les experts considèrent que Joseph Smith aurait reçu cette révélation dès 1831, mais qu’il attendit plus de dix ans pour finalement la mettre par écrit en 184312. Cette pratique de la polygamie, tout comme les tendances communautaires et autarciques du groupe, rendit les relations entre les mormons et la société américaine extrêmement tendues, au point où Smith fut arrêté puis assassiné13. Les conflits continuèrent après la mort du premier prophète, ce qui encouragea son successeur, Brigham Young, à mener la communauté mormone vers le territoire qui est maintenant l’Utah et qui se trouvait alors hors de la juridiction officielle du gouvernement américain14. Les mormons fondamentalistes continuent de lire la section 132 du Doctrine et alliances en comprenant que la polygamie est une condition nécessaire à l’exaltation. Ce n’est pas le cas, cependant, pour l’Église LDS, qui demande maintenant à ses membres de demeurer strictement monogames. En 1890, alors que Wilford Woodruff est devenu prophète de 9. L’Église LDS représentait, au départ, le seul groupe mormon. Des divisions ont ensuite diversifié le paysage mormon. 10. Les mormons croient en une après-vie comprenant divers niveaux d’exaltation. Les plus méritants deviennent des dieux en charge de leur propre planète (Site internet de l’Église LDS [https://www.lds.org/manual/gospel-principles/chapter-47-exaltation ?lang=fra] (consulté le 7 août 2017). Le mariage est une condition essentielle à l’atteinte du plus haut niveau d’exaltation. Selon l’interprétation qu’en donnent les cercles fondamentalistes, ce mariage doit être polygame. 11. Les mormons utilisent quatre livres sacrés : la Bible, le Livre de Mormon, le Doctrine et alliances et la Perle de grand prix. Le Doctrine et alliances comprend une série de révélations divines reçues par Joseph Smith et quelques-uns des prophètes subséquents. 12. Claudia L. B – Richard B, Building the Kingdom. A History of Mormons in America, Oxford, Oxford University Press, 2001, p. 30 ; Charles H, This is My Doctrine. The Development of Mormon Theology, Sandy, UT, Greg Kofford Books, p. 318. 13. B – B, Building the Kingdom… (n. 12), p. 34 ; Martin M, Pilgrims in Their Own Lands : 500 Years of Religion in America, New York, Penguin Books, 1984, p. 204 ; Bernadette R-C, La religion des mormons, Paris, Albin Michel, 2012, p. 79. 14. B – B, Building the Kingdom… (n. 12), p. 71 ; R-C, La religion des mormons (n. 13), p. 188.
173 l’Église LDS15, une révélation vient mettre fin à la pratique du mariage plural dans cette Église. Cette révélation tombe d’ailleurs à point puisque les mormons, qui cherchent à faire entrer l’Utah dans la confédération américaine, voient leurs requêtes successives refusées à cause de leur pratique de la polygamie. En acceptant de se soumettre aux normes de la société et en délaissant donc cette pratique religieuse centrale, l’Église LDS perdit une partie de ses membres parce que plusieurs refusèrent d’abandonner le principe du mariage plural. Les mormons qui acceptèrent de renoncer à la pratique de la polygamie demeurèrent au sein de l’Église LDS, tandis que ceux qui refusèrent de le faire la quittèrent afin de créer la branche fondamentaliste de la religion mormone16. Aujourd’hui, les hommes veufs de l’Église LDS sont autorisés à se remarier et à être unis religieusement avec leur nouvelle épouse sans que le lien de leur premier mariage ne soit défait. Ces hommes seront donc polygames dans l’au-delà, du moins théoriquement17. Cette réalité est angoissante pour de nombreuses femmes de l’Église LDS, qui doivent vivre avec la possibilité de devenir des épouses plurales pour l’éternité, alors qu’elles ne le désirent pas nécessairement18. De plus, les mormons LDS n’excluent pas la possibilité que le mariage plural puisse être réinstauré par Dieu à travers une nouvelle révélation, bien qu’ils ne discutent généralement pas publiquement de cet enjeu. Selon plusieurs spécialistes, la pratique du mariage plural provoqua l’émergence d’une tendance féministe au sein du mouvement mormon au XIXe siècle. Alors que les mormons étaient persécutés à cause de la polygamie, les femmes s’élevèrent en défenderesses de cette pratique et 15. Les mormons croient qu’un homme est en tout temps chargé d’être le porte-parole de Dieu sur terre. Cette responsabilité, tout d’abord donnée à Joseph Smith, est entre les mains du prophète – le leader de l’Église – et ne change de main qu’à la mort de ce dernier (Site internet de l’Église LDS [https://www.lds.org/scriptures/gs/restoration-of-thegospel] (consulté le 20 juillet 2018). 16. Le terme « fondamentaliste » est utilisé par les mormons polygames pour se décrire. Nous respectons cette terminologie plutôt que d’y superposer une terminologie artificielle. Dans ce contexte, le mot « fondamentalisme » fait entre autres référence à l’adhésion continue à la doctrine du mariage plural, qui est perçue comme un des fondements de la foi chez les mormons polygames. Les fondamentalistes cherchent à rester fidèles aux aspects fondamentaux de la religion telle qu’établie au XIXe siècle par le prophète Joseph Smith. Ils rejettent les modifications subséquentes qu’acceptent d’autres groupes comme l’Église LDS, notamment l’adoption de la monogamie. B – B, Building the Kingdom (n. 12), p. 71 ; R-C, La religion des mormons (n. 13), p. 188. 17. É LDS, Le mariage plural à Kirtland et à Nauvoo [https://www.lds.org/topics/ plural-marriage-in-kirtland-and-nauvoo?lang=fra&old=true] (consulté le 20 juillet 2018). 18. Carol Lynn P, The Ghost of Eternal Polygamy. Hauting the Hearts and Heaven of Mormon Women and Men, Walnut Creek, CA, Pivot Point Books, 2016.
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militèrent afin d’obtenir le droit de vote. L’Utah fut d’ailleurs, à cause de leurs efforts, le premier État américain à permettre aux femmes de voter19. Ces femmes, souvent représentées comme des victimes d’un mode de vie patriarcal, étaient donc loin d’être les personnes soumises que décrivaient alors les détracteurs du mariage plural. De nos jours, les épouses plurales sont encore souvent représentées de manière négative, bien que cette image ait largement changé depuis le début des années 2000 avec l’introduction graduelle, au petit écran, par diverses séries de téléréalité, du discours de femmes polygames militantes20. Le grand public entend de plus en plus le discours revendicateur de ces femmes qui affirment trouver l’épanouissement au sein d’un mouvement religieux aux tendances conservatrices. Ces femmes, tout comme les héroïnes de Big Love, mettent en question la compatibilité d’une posture aux tendances (post) féministes et l’appartenance à un milieu religieux considéré comme traditionaliste en ce qui a trait aux rapports de genres. 2. Le postféminisme Qu’est-ce que le postféminisme ? Peut-il être compris comme un synonyme d’anti-féminisme ou de féminisme de troisième vague ? Le postféminisme ne peut pas être réduit à l’antiféminisme21 ; son discours ne se veut pas un rejet pur et simple de la mission féministe dans son ensemble mais bien une réarticulation ambivalente de celle-ci dans le contexte contemporain22. Plus fréquemment, le postféminisme se voit confondu 19. B – B, Building the Kingdom… (n. 12), p. 59 et 74 ; Claudia L. B, « Mormon Women », dans Rosemary S K – Rosemary R R – Marie C (dir.), Encyclopedia of Women and Religion in North America, Bloomington, IN, Indiana University Press, p. 721 ; Laurel T U, A House Full of Women : Plural Marriage and Women’s Rights in Early Mormonism, 1835-1870, New York, NY, Knopf, 2017. 20. Mathilde V-P, « e Use of Reality TV by Mormon Fundamentalist Groups. Changing Representations, Minds and Laws », dans Advances in the Study of Information and Religion 5 (2005), 1-19. 21. Certains courants proprement antiféministes émergent de l’évangélisme américain, avec des auteures comme Suzanne Venker, Phyllis Schlafly et F. Carolyn Graglia. 22. L’antiféminisme tend à soutenir que les luttes des femmes ont porté fruit mais au détriment du bien-être de la société. Ces luttes ont finalement causé davantage de problèmes que de bénéfices (Francine D, « L’antiféminisme “ordinaire”, dans Recherches féministes 1 [2005], p. 141-142). Ces avancées féministes auraient par ailleurs engendré l’apparition d’un matriarcat castrateur agissant en défaveur des hommes (Anne-Marie D – Diane L, « Les antiféminismes : une nébuleuse aux manifestations tangibles », dans Recherches féministes 25 [2012], p. 6). Le postféminisme ne se positionne pas dans ce créneau militantiste d’opposition totale au féminisme ni aux changements sociaux qui ont pu en découler.
175 avec le féminisme de troisième vague, mais il ne peut pas non plus y être réduit même si les deux courants partagent certaines tendances23. Le postféminisme est bel et bien une posture idéologique et une approche adoptée par certains auteurs et militants. Il est également un phénomène médiatique observable et une culture médiatique établie quant à la conception des rapports de genres à notre époque. À la suite de Rosalind Gill, mon propos prend la culture médiatique postféministe comme objet d’étude plutôt que d’utiliser cette posture comme perspective analytique ou comme positionnement politique24. Ce choix de la culture médiatique postféministe comme objet d’étude se justifie d’autant plus que, comme il sera décrit plus loin, il n’existe pas de mouvement social ou politique postféministe à proprement parler25. Son origine est impure et variée, remplie de paradoxes, liée à une réarticulation souvent contradictoire des enjeux féministes au sein de la culture mainstream26. Il n’existe pas, d’ailleurs, une définition unifiée du postféminisme. De manière générale, le postféminisme émerge comme alternative aux courants proprement féministes. Il est intimement lié aux notions néolibérales d’autonomie, d’individualisme et de choix, en plus de soutenir l’idée que les luttes féministes ont porté fruit et de réclamer que le discours à propos des rapports de genres s’adapte à de nouvelles réalités27. La visée de ce courant n’est pas l’action politique ; il promeut l’indépendance ainsi que la capacité de choisir et de s’épanouir de manière 23. Comme le postféminisme, la troisième vague féministe se présente à la fois en continuité et en opposition avec les courants féministes – principalement la deuxième vague. Elle offre une critique de l’insistance sur les identités féministes collectives (Diane L, « Y a-t-il une troisième vague féministe ? », dans Cahiers du genre 3 [2006], p. 59 et 61). Ces deux courants partagent également la promotion de la diversité, de l’individualité et de la contextualisation des réalités des femmes issues de divers milieux (Ibid, p. 67 ; Denisa-Adriana O, « Du féminisme [de la troisième vague] et du postmoderne », dans Recherches féministes 21 [2008], p. 9-10 et 12). Par contre, le féminisme de troisième vague se présente sous la forme d’un mouvement visant la justice sociale et propulsé par des militantes se réclamant de l’identité féministe. À l’opposé, le postféminisme ne prend pas la forme d’un mouvement et n’est pas porté par des femmes militant pour la justice sociale. De plus, les femmes au discours postféministe tendent à rejeter l’étiquette de « féministe ». 24. Rosalind G, « Postfeminist Media Culture : Elements of a Sensibility », dans European Journal of Cultural Studies 10 (2007), 147-166, p. 148-149. 25. Stéphanie G – Benjamin A. B, Postfeminism. Cultural Texts and Theories, Edinburgh, Edinburgh University Press, 2009, p. 5 ; Stéphanie G, « ird Way/Ve. e Politics of Postfeminism », dans Feminist Theory 7 (2006), 333-353, p. 341. 26. G – B, Postfeminism (n. 25), p. 6-9. 27. Jen B, « For White Girls Only ? Postfeminism and the Politics of Inclusion », dans Feminist Formations 25 (2013), 35-58, p. 41 ; Abby L. F, « e Culture of Privilege : Color-Blindness, Postfeminism, and Christonormativity », dans Journal of Social Issues 68 (2012), 63-77, p. 67.
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personnelle28. Cependant, le postféminisme ne célèbre pas la mort du féminisme, mais en devient plutôt le substitut rejetant, du moins en partie, son aspect politique, collectif et radical. Il présuppose en effet que le succès des luttes des générations précédentes a mené à un contexte égalitaire en raison duquel on peut maintenant « passer à autre chose » et dans lequel il revient à l’individu de faire valoir ses intérêts personnels29. Le postféminisme se soucie donc plus du « elle » que du « nous » puisqu’il priorise l’égalité et l’épanouissement individuel, le pluralisme et la diversité30. Sans être totalement apolitique, le postféminisme est certainement décollectivisé31. Cette agentivité offrant flexibilité et liberté personnelle d’agir semble plus attrayante que le langage féministe traitant de problèmes structuraux, de domination, d’inégalité et d’oppression32. On préfère entendre qu’on peut devenir ce qu’on veut et choisir de vivre sa vie sans être jugé plutôt que parler des limites posées à son agentivité par des structures sociales misogynes33. Ces tendances rendent la position postféministe fondamentalement contradictoire, alors que le féminisme est à la fois incorporé (et célébré pour ses victoires) et rejeté (par le désir de passer à autre chose)34. La plupart des personnes adoptant un discours à tendance postféministe rejettent l’étiquette « féministe », désormais associée à ses manifestations extrêmes et les plus caricaturées, comme le reflète la phrase « Je ne suis pas féministe, mais… » – reprise dans Big Love par Margene : « I’m not a feminist or anything but… »35. Le postféminisme se positionne 28. B, « For White Girls Only ? » (n. 27), p. 46 ; Angela MR, « Postfeminism and Popular Culture. Bridget Jones and the New Gender Regime » dans Yvonne T – Diane N (dir.), Interrogating Postfeminism. Gender and the Politics of Popular Culture, Durham & Londres, Duke University Press, 2007, 27-39, p. 33. 29. B, « For White Girls Only ? » (n. 27), p. 46 ; L. S. K, « Sex and the Single Girl », dans Television and New Media 2 (2001), 319-334, p. 321. 30. MR, « Postfeminism and Popular Culture » (n. 28), p. 29 et 33 ; Sarah B-W – Laura P-S, « “I Just Want to be Me Again !” Beauty Pageants, Reality TV and Postfeminism », dans Feminist Theory 7 (2007), 255-272, p. 257 et 260 ; G – B, Postfeminism (n. 25), p. 27-28 et 35. 31. G – B, Postfeminism (n. 25), p. 36-37. 32. Rosalind G – Christina S, « Introduction », dans Rosalind G – Christina S, New Femininities. Postfeminism, Neoliberalism and Subjectivity, New York, Palgrave Macmillan, 2013, 1-17, p. 9. 33. Ibid. ; G, « Postfeminist Media Culture » (n. 24), p. 153. 34. Shelly B, « e Contradictions of Successful Femininity : ird-Wave Feminism, Postfeminism and “New” Femininities », dans G –S, New Femininities (n. 32), p. 281 ; Elaine J. H – Marine S R, « e Myth of Postfeminism », dans Gender and Society 17 (2003), 878-902, p. 879. 35. H – S R, « e Myth of Postfeminism » (n. 34), p. 879.
177 d’ailleurs principalement en opposition à une caricature médiatique de la « féministe enragée », qui prend part à une manifestation en brûlant son soutien-gorge36. De plus, le postféminisme, fortement ancré dans la culture mainstream et la sphère médiatique, entre en contraste avec l’attitude anti-mainstream de certaines féministes de deuxième vague ; celles-ci cherchaient à créer une contre-culture qui proposait une alternative aux représentations stéréotypées des femmes supportant, selon elles, les inégalités entre les genres37. Plutôt que de mettre en opposition « vraies femmes » et « stéréotypes médiatiques », le postféminisme embrasse l’idée d’une forme populaire de féminisme s’inscrivant dans les médias et les utilisant pour se construire38. Le refus d’adopter une position de victime est également très présent dans la rhétorique postféministe présentée dans les médias. Laurie Ouellette nomme ce phénomène « postvictimisation » : les jeunes femmes seraient lassées d’entendre parler des oppressions invisibles des structures patriarcales et refuseraient maintenant d’adopter un statut de victime, préférant célébrer les possibilités s’offrant à elles dans un monde qui n’est plus celui qui a vu émerger le féminisme militant de deuxième vague39. Ainsi, ce dernier est souvent présenté, dans le discours postféministe, comme un « féminisme de victime » plus décourageant que valorisant40. Le power feminism prôné par la tendance postféministe permet donc aux femmes de se présenter comme optimistes et confiantes ; il permet aussi de s’associer aux autres femmes à travers les plaisirs partagés et les forces plutôt qu’à travers les souffrances et la vulnérabilité41. En résumé, bien que le postféminisme soit en bonne partie dépolitisé et décollectivisé, il n’exclut pas complètement une mission activiste puisque des personnes viennent y puiser afin de défendre publiquement certaines causes. Le postféminisme n’est certainement pas politique de la même manière que la deuxième ou la troisième vague du féminisme ; il pourrait toutefois être considéré comme ayant une propension « micropolitique » liée à un contexte néolibéral et à l’insistance sur l’entreprise du soi, sur l’ambition et sur la responsabilité personnelle42 . Le sujet 36. Jane G, « Sex and the City », dans Feminist Media Studies 5 (2005), 37-49, p. 37 ; G – B, Postfeminism (n. 25), p. 12. 37. G – B, Postfeminism (n. 25), p. 19-20. 38. G – B, Postfeminism (n. 25), p. 14-15 et 21. 39. Laurie O, « Victims No More : Postfeminism, Television, and Ally McBeal », dans The Communication Review 5 (2002), 315-335, p. 332. 40. G – B, Postfeminism (n. 25), p. 14-15. 41. Ibid., p. 69. 42. Ibid., p. 166.
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postféministe est donc fier d’être libre de ses choix, agent de sa propre vie, héros de sa propre histoire de vie qu’il présente comme la preuve qu’il est possible de s’épanouir à travers ses échecs et ses contradictions43. 3. Big Love Big Love (HBO 2006-2011) est une série de fiction américaine qui présente la vie quotidienne de la famille plurale indépendante Henrickson44. Cette famille est composée de Bill, Barb, Nicki, Margene et de leurs neuf enfants. Les trois épouses proviennent de contextes très différents. Barb, la première épouse, a grandi dans l’Église LDS (l’Église mormone mainstream et donc monogame) ; Nicki, la deuxième épouse, est née dans une communauté polygame aux normes très traditionnelles appelée Juniper Creek et son père en était le prophète ; Margene, la troisième épouse, a été élevée par une mère célibataire dans un contexte areligieux. Bill, leur époux, est originaire du même groupe fondamentaliste que Nicki. Il a quitté ce groupe dans sa jeunesse pour devenir membre de l’Église LDS, puis est retourné vers le mariage plural sans pour autant rejoindre une Église ou une communauté. D’autres personnages évoluent autour de ces protagonistes : des voisins membres de l’Église LDS, à qui la famille doit cacher sa véritable identité ; les enfants de la famille qui prennent plus ou moins leurs distances quant aux normes religieuses de leurs parents ; les familles de Bill et de Nicki qui vivent dans la communauté polygame fermée de Juniper Creek et qui causent du fil à retordre aux Henrickson ; la famille de Barb qui n’accepte pas son choix de vie, etc. La section qui suit mettra l’accent sur les trames narratives concernant Barb, Nicki et Margene ainsi que leur manière de négocier avec les enjeux féministes qu’elles rencontrent. 3.1 Barb Henrickson : une féministe mormone ? Barb Henrickson (née Barbara Dutton) est née dans l’Église LDS. Elle a ainsi grandi dans un contexte mormon monogame dans lequel la plupart des membres ont une relative connaissance du passé polygame de l’Église comme de l’existence de groupes fondamentalistes. Elle a épousé Bill alors que celui-ci avait quitté sa communauté polygame d’origine pour 43. Ibid., p. 167 et 170. 44. Nous reprenons la distinction présentée précédemment entre les familles mormones fondamentalistes associées à des Églises et les familles indépendantes, c’est-à-dire n’étant liées à aucun groupe ou aucune Église. Ces familles vivent leur foi en choisissant de ne pas s’intégrer à une communauté religieuse organisée.
179 devenir membre de l’Église LDS ; par conséquent, les époux s’étaient engagés dans un mariage monogame. Lorsque Barb est devenue très malade à cause d’un cancer (qui l’a aussi rendue infertile, après avoir eu trois enfants), Bill a eu recours à une amie de la famille, Nicki, pour l’aider à soigner son épouse. C’est dans ce contexte que Bill a reçu une révélation à propos du mariage plural et que Nicki est devenue la deuxième épouse de la famille. Barb, qui n’avait jamais pensé un jour être impliquée dans une union non monogame, a donc été catapultée dans une dynamique qui ne lui était pas familière, au grand désespoir de sa mère et de sa sœur, mormones LDS très dévotes. Barb est une mormone pieuse et dévouée mais coupée de l’Église LDS dans laquelle elle a grandi, à cause de ses choix de vie. Elle n’a pas de témoignage solide en faveur du principe du mariage plural – elle n’a pas de conviction religieuse profonde concernant la polygamie – mais elle est pleinement engagée et déterminée à contribuer à la réussite de sa famille. Elle supporte la décision de Bill et a confiance en la révélation qu’il a reçue au sujet de la polygamie. Elle trouve des avantages à la présence d’autres épouses, notamment le fait qu’elles puissent avoir des enfants alors qu’elle-même n’en est plus capable. Par conséquent, Barb cherche, au long de la série, à trouver sa place dans une structure familiale dont elle ne pensait jamais faire partie. Elle doute, elle quitte même le foyer familial pour quelques jours, mais elle revient toujours par amour pour les membres de sa famille et en raison de son profond attachement au caractère éternel de la famille – croyance qui est partagée par les mormons LDS et les fondamentalistes. Son engagement envers ses enfants, ses sœurs-épouses et son mari est tel qu’elle se voit excommuniée de l’Église LDS lorsqu’elle est confrontée par des leaders religieux et qu’elle refuse de cacher son implication dans un mariage polygame ou de divorcer pour redevenir monogame. Au cours de la dernière saison, Barb adopte une posture inspirée du féminisme dans son questionnement sur certains présupposés religieux mormons. Sa démarche commence lorsqu’elle rencontre Renée Clayton, une ex-mormone et professeure d’université ouvertement lesbienne dont les recherches portent sur une relecture féministe de l’histoire du mormonisme. Elle consulte d’abord Clayton, qui est d’ailleurs une ancienne amie de sa mère, pour connaître son opinion sur la question de la prêtrise des femmes45. Quand elle constate que la professeure partage son point 45. Les femmes n’ont pas accès à la prêtrise dans l’Église LDS, comme dans la plupart des groupes mormons. La prêtrise n’est pas une occupation, comme dans certaines autres traditions chrétiennes. Il s’agit plutôt d’un statut d’un pouvoir donnés, par l’imposition
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de vue, c’est-à-dire que les femmes devraient pouvoir détenir la prêtrise46, elle demande à Clayton de venir discuter de cette question avec sa famille dans l’espoir de les convaincre. Mais la démarche est un grand échec, car Bill et Nicki sont profondément offusqués par les idées progressistes de Clayton. Ce militantisme en faveur de l’accès des femmes à la prêtrise est un reflet de véritables démarches de féministes mormones, principalement au sein de l’Église LDS. Plusieurs mouvements interreliés (dont Ordain Women et Feminist Mormon Housewives) demandent ouvertement, depuis plusieurs années, que l’autorité religieuse soit accordée aux femmes, mais ils sont largement ignorés par les dirigeants47. Contrairement à ces femmes, Barb refuse de se faire étiqueter comme féministe, le mot étant très péjoratif dans le milieu mormon. Nous verrons plus loin en quoi les désirs féministes de Barb et son refus de s’associer avec ce mouvement s’inscrivent dans les créneaux du postféminisme. Ces contradictions sont bien illustrées dans la scène où Barb rencontre Renée Clayton à son bureau pour la première fois. Clayton lui explique que les pionnières mormones polygames étaient davantage émancipées que les mormones d’aujourd’hui et qu’elle les considère comme les premières féministes : Clayton : You know, it was the practice of polygamy that emancipated Mormon women from the many constraints of Victorian family life. ey were the first feminists. Barb : Well, I don’t think of myself as a feminist48. des mains, aux hommes méritants. Les jeunes accèdent généralement au premier niveau de la prêtrise vers l’âge de douze ans (Site de l’Église LDS [https://www.lds.org/topics/ aaronic-priesthood?lang=eng], (consulté le 20 juillet 2018). 46. Les mormons utilisent l’expression « détenir » ou « porter » la prêtrise, et non « devenir prêtre ». Chez eux, la prêtrise est un pouvoir que l’on porte. On ne parle pas de prêtres mormons mais bien de détenteurs de la prêtrise. 47. Le mouvement féministe mormon émergeant de l’Église LDS existe principalmeent sur internet. Grâce aux forums et aux groupes de discussion, cette plateforme offre aux individus l’opportunité de partager leurs opinions de manière anonyme. Ils échappent ainsi à une possible répression sociale et religieuse associées à l’affirmation d’une identité féministe (Nancy R – Jessica F, « Mormon Feminist Perspectives on the Mormon Digital Awakening : A Study of Identity and Personal Narratives », dans Dialogue : A Journal of Mormon Thought 47 [2014], 47-75, p. 48). Les regroupements Ordain Women et Mormon Feminist Housewives sont parmi ceux qui se déploient principalement sur internet. 48. Plusieurs auteurs décrivent les pionnières mormones du XIXe siècle comme les premières féministes, à cause de leur militantisme pour la défense du mariage plural et de la réussite de leurs luttes pour l’accès au droit de vote (Holly eresa B, Hope Deffered : Mormon Feminism and Prospects for Change in the LDS Church, mémoire de maîtrise, Université Iowa State, 2010, p. 56-57 ; Jennifer H B, « Reproducing Patriarchy and Erasing Feminism : e Selective Construction of History Within the Mormon Community », dans Journal of Feminist Studies in Religion 2 [2001], 5-37, p. 6).
181 Clayton : You feel that you have a calling for the priesthood, though ? Barb : Yes, I do. Clayton : Well, you’re not alone. Barb : I’m terrified of the division it’s sowing in my family. I don’t want it to compromise my marriage. Clayton : Why should it ? You’ve started a dialogue with them. You’re miles away from where I was when I was in you exact same shoes. Barb : But, you got divorced. Clayton : Not over the priesthood. It was over trying to deny it and hide it. at’s what made things so unbearable. Barb : Do you think you could help me explain it to them, to help me show them that there is nothing in this that has to tear us asunder ? Clayton : I think you’re a very brave woman, Barb. And I’ll do whatever I can to help you, even if it means being an object lesson in how to get it wrong49.
Barb est donc tiraillée entre le grand désir qu’elle ressent d’accéder aux responsabilités religieuses et les problèmes que ses requêtes peuvent engendrer dans ses relations familiales. Ces deux convictions profondes – en sa propre valeur religieuse et en l’importance de garder intacte sa structure familiale – entrent quelque peu en contradiction, mais Barb semble convaincue qu’il est possible de « tout avoir » (« to have it all »). 3.2 Nicki Henrickson : le conservatisme dans l’âme Nicki Henrickson (née Nicolette Grant) a grandi dans la communauté fondamentaliste de Juniper Creek, où elle était la fille du prophète Roman Grant. Socialisée dans un contexte polygame, elle était convaincue d’entrer dans une union plurale un jour. À l’opposé de Barb, Nicki est profondément dévouée au principe du mariage plural, qui est le pilier de sa foi. Elle ne remet jamais en question le caractère essentiel de la polygamie pour l’exaltation religieuse et est pleinement engagée, par devoir religieux, envers Bill et la famille. D’ailleurs, elle ne réalise pas avant la fin de la quatrième saison qu’elle éprouve des sentiments romantiques pour son mari. Bien qu’elle soit profondément convaincue du mariage plural, Nicki se révolte par rapport à sa communauté d’origine, vers la fin de la série, alors qu’elle la défendait bec et ongles, dans les premières saisons. Elle en vient à renier son père comme prophète, avoue avoir été forcée de marier un homme qu’elle 49. Big Love, saison 5, épisode 6, 4:16–5:30.
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détestait lorsqu’elle était adolescente et finit par s’impliquer dans un organisme, mené par Bill, qui cherche à aider les femmes à quitter les groupes fondamentalistes aux tendances autarciques, inégalitaires et traditionalistes. Au contraire de Barb, Nicki a un profond dédain pour le féminisme. Elle considère les positions féministes de Barb comme un affront à leur religion et ne supporte aucunement ses démarches. Le personnage de Nicki est aussi un reflet d’une tendance importante au sein de la culture mormone. En effet, la plupart des femmes mormones ne supportent pas les démarches des féministes, surtout lorsque celles-ci remettent en question les structures établies ; certaines vont même s’y opposer ouvertement si on les questionne à ce sujet50. Dans une scène, Nicki annonce à Margene que Barb croit détenir la prêtrise51 et Margene ne comprend pas pourquoi cela ne serait pas possible. Profondément choquée, Nicki considère qu’il s’agit d’une preuve que Margene, nouvellement convertie, ne comprend pas réellement les piliers de leur foi. Nicki : Barb wears the pants in this family now. Margene : What are you talking about ? Nicki : Barb has declared herself our new priesthood holder. Margene : Like Bill and Ben [le fils de Barb et Bill] ? Nicki : Exactly. She gives blessings. She preaches the Gospel. She makes all the decisions for us. But of course you’re the expert now on Mormonism. I’m sure you know all that. Barb : I believe women to be co-equal with men in our essential relationship with Heavenly Father. Margene : What’s so wrong with that ? Nicki : Another perfect example of why I do not want you representing me in public. Margene : You know, people think that I’m the sunny face of polygamy. I don’t know why. Maybe it’s because I smile once in a while. Barb : You can be so utterly rigid and close minded. 50. Lori G. B, « Molly Mormons, Mormon Feminists, and Moderates : Religious Diversity and the Latter-Day Saints Church », dans Sociology of Religion 62 (2001), 6586. 51. Barb affirme détenir la prêtrise sans que quelqu’un en position d’autorité ne la lui ait transmise. Cette prétention est très controversée dans le contexte mormon. En effet, les mormons croient que l’autorité de la prêtrise découle directement de celle transmise par Dieu au prophète Joseph Smith. C’est cette prêtrise qui est transmise aux hommes mormons méritants depuis Smith. Ainsi, affirmer détenir la prêtrise sans cette transmission n’a pas de sens.
183 Nicki : No, this time it’s not about me. It is not possible to overstate this. Bill is not gonna stand for it. Barb : You don’t give him enough credit. Nicki : You know everything he does is about faith. Faith first, then family. What you are doing could tear us all apart52.
Nicki est donc fondamentalement opposée aux tendances féministes de Barb, qu’elle perçoit comme une menace au bon fonctionnement de la famille sur les plans pratique et religieux53. Son agentivité lui permet de soutenir la structure patriarcale de leur mariage et de la religion mormone en général. 3.3 Margene Henrickson : suivre l’air du temps Ayant vécu dans un contexte familial areligieux, Margene Henrickson (née Margene Heffman) n’avait jamais réfléchi à la possibilité d’intégrer une famille plurale avant de rencontrer Bill. Elle a décidé de faire ce choix de vie inédit en considérant la dynamique en place entre Bill, Barb et Nicki. Margene s’est engagée uniquement par amour dans une union polygame. Elle ne se préoccupe pas vraiment des postulats religieux soutenant le principe du mariage plural, mais se concentre sur le cocon de sécurité et d’affection que lui fournit sa famille. Dans la première saison de la série, Margene se questionne sur les raisons qui l’ont poussée à choisir de se marier et se sent quelque peu coincée dans son rôle de mère et d’épouse. Cette situation est liée davantage à son jeune âge et moins à une véritable remise en question du bien-fondé de la polygamie. On apprend d’ailleurs, dans la cinquième saison de la série, qu’elle n’avait que 16 ans lorsqu’elle s’est mariée, alors qu’elle avait prétendu en avoir 18. Après sa décision de se faire baptiser, quelques années après son mariage, Margene assume pleinement son statut d’épouse plurale et devient ardente défenderesse de son mode de vie. Elle se découvre aussi un intérêt pour la religion alors qu’elle commence à étudier les Écritures et elle entreprend une série de missions à l’étranger, à la fin de la série. Margene n’est ainsi plus qu’une jeune femme amoureuse, mais devient graduellement engagée de manière religieuse dans la structure polygame de son mariage. 52. Big Love, saison 5, episode 5, 35:28–36:22. 53. La prêtrise donne aux hommes méritants le pouvoir de diriger leurs familles. Cela s’applique autant au leadership religieux qu’au fonctionnement quotidien de la famille. Une femme qui détiendrait la prêtrise viendrait remettre en question l’autorité masculine et défaire la structure hiérarchique établie.
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Margene a une posture ambivalente. Elle ne se sent pas vraiment interpellée par les quêtes féministes, car elle ne pense pas vivre d’injustices particulières. Elle est ouverte à écouter le discours féministe de Barb, mais ses revendications ne la touchent pas nécessairement sur le plan personnel. Elle se sent respectée, vit confortablement les rapports de genres qui structurent son quotidien et n’hésite pas à verbaliser son opposition et ses inquiétudes. Dans la quatrième saison, Margene s’implique dans des séminaires de motivation où elle s’adresse à d’autres femmes entrepreneures. Elle fait alors l’éloge de l’indépendance et de l’autonomie, tout en affirmant clairement ne pas être féministe afin d’éviter d’être associée à ce courant souvent présenté de manière peu reluisante dans le milieu mormon conservateur de l’Utah. Margene : My topic is « Independence and Autonomy : Choices for Women. » I’m not a businesswoman. I am a working mother. And while I’ve struggled to make this my life, I don’t think I ever wanted to « have it all. » I’ve just wanted to be happy. Don’t you think it’s strange that men own businesses and have families, but they’re not accused of wanting to « have it all ? » I’m not a feminist or anything but I don’t think that doing something that makes us feel less dependent on others and increases our self-respect could possibly be bad for society. And I think it’s really important that women stick together and help each other. Believe me, it’s something that I try to love every day of my life54.
La teneur de ce discours est proprement postféministe. Non seulement Margene affirme-t-elle que les femmes ont la possibilité de faire ce qu’elles veulent, mais elle choisit de se définir d’abord et avant tout comme mère. Elle critique le fait que les hommes ne sont jamais accusés de vouloir en faire trop, alliant carrière et vie familiale, et elle fait la promotion de l’entraide féminine et de l’autodétermination. Comme Barb, elle refuse cependant l’étiquette « féministe », ce qui concorde avec la tendance postféministe générale. 4. Le mormonisme et le féminisme : quelques enjeux Jusqu’à tout récemment, peu de femmes mormones fondamentalistes choisissaient de militer publiquement pour faire valoir leurs points de vue, préférant rester à l’écart du mainstream et des médias. Nous disposons cependant de plus amples informations concernant les revendications féministes des mormones monogames (de l’Église LDS). S’inspirant des pionnières mormones du XIXe siècle qu’elles considèrent avoir 54. Big Love, saison 4, épisode 6, 9:37–10:38.
185 davantage bénéficié de droits et libertés à leur époque au sein de l’Église, les féministes mormones d’aujourd’hui cherchent à faire valoir leur désir d’égalité et critiquent certains aspects du mormonisme sans « jeter le bébé avec l’eau du bain », c’est-à-dire en demeurant impliquées religieusement55. Elles se concentrent depuis plusieurs années sur la lutte pour l’accès des femmes à la prêtrise, à travers des organisations comme Ordain Women et Feminist Mormon Housewives56. Ces militantes vivent des tensions importantes avec les autres membres de leur Église ; extrêmement minoritaires au sein du mormonisme, elles évoluent au sein d’un courant religieux qui rejette activement le féminisme57. Ainsi, dans une Église qui cherche à faire taire les revendications féministes et qui perçoit les femmes et les hommes comme ayant des natures et donc des tâches et responsabilités propres, les femmes impliquées dans les mouvements féministes continuent d’espérer que leurs demandes fassent écho chez les dirigeants58. L’histoire de Barb, ancienne mormone mainstream luttant dorénavant au sein de sa propre famille pour obtenir le droit de porter la prêtrise, n’est donc pas une construction farfelue de la part des auteurs de Big Love ; ceux-ci ont plutôt transposé l’expérience de certaines femmes mormones monogames à la culture mormone fondamentaliste. Cependant, il importe de noter que la majorité des femmes mormones, monogames aussi bien que polygames, supportent le statu quo et ne cherchent pas du tout à se voir accorder des droits ou des responsabilités différentes de celles qu’elles ont déjà et qui leur sont propres59. En plus de représenter Barb avec ses revendications pour obtenir davantage de pouvoir au sein d’une structure religieuse et familiale inégalitaire, Big Love met en scène, d’une part, la réalité de Nicki qui, dans toutes ses contradictions, vacille, au cours de la série, entre anti-féminisme et féminisme et, d’autre part, la réalité de Margene qui défend à la fois son droit d’avoir choisi un mariage polygame à l’âge de 16 ans et le droit de la gent féminine à exercer indépendance et autonomie. Selon Janet Bennion, ces postures, qui intègrent à la fois des éléments féministes et des tendances conservatrices, peuvent s’amalgamer pour former une nouvelle sorte de féminisme propre au fondamentalisme mormon60. Pour sa part, Kacy Sue 55. H B, « Reproducing Patriarchy and Erasing Feminism » (n. 48), p. 6. 56. Ibid. 57. Ibid, p. 26. 58. B, Hope Differed (n. 48), p. 96-97, 148. 59. B, « Molly Mormons, Mormon Feminists and Moderates » (n. 50) ; B, « Mormon Women » (n. 19), 718-727. 60. Janet B, Polygamy in the Primetime. Media, Gender and Politics in Mormon Fundamentalism, Waltham, MA, Brandeis University Press, 2012, p. xi.
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Abeln, dans son analyse de la série Sister Wives, affirme que le discours émanant des épouses plurales inclut à la fois des éléments féministes, en raison de la participation à des actions politiques, et des tendances postféministes, par l’insistance sur le libre choix et l’individualisme61. Selon ce point de vue, Big Love et Sister Wives seraient davantage des séries postféministes que des œuvres féministes, mais on ne peut guère comprendre le premier courant en le séparant totalement du second. 5. Big Love et le postféminisme Compte tenu des caractéristiques du discours postféministe, Big Love peut être considéré comme une série aux tonalités postféministes. Les postures des sœurs-épouses Henrickson sont sans contredit postféministes puisqu’elles joignent la recherche d’un pouvoir féminin et le respect de la structure, en plus d’allier le libre choix et l’agentivité à des tendances religieuses et conservatrices. Les personnages recherchent – et trouvent souvent – des possibilités d’épanouissement personnel dans ces contextes. Barb, Nicki et Margene Henrickson ne font pas partie d’un mouvement et ne cherchent pas à convaincre les gens de rejoindre leur groupe religieux. Elles ne prétendent pas avoir découvert une vérité qui puisse s’appliquer à des gens en dehors de leur cocon familial restreint. En revanche, elles demandent qu’on respecte le choix qu’elles font et qu’on les laisse vivre activement une union polygame, non sans reconnaître les éléments contraignants autant que les bienfaits avantageux de leur situation. Dans sa quête de pouvoir à l’intérieur de la famille et de la structure religieuse de l’Église mise sur pieds par Bill, Barb se laisse guider par son désir personnel et non par les revendications du mouvement féministe mormon qui réclame l’accès à la prêtrise pour toutes les femmes. Barb refuse de se qualifier de féministe, même si ces demandes vont de pair avec celles d’un groupe militant, car elle refuse l’équation entre le personnel et le politique. Ce refus s’explique en outre par la coïncidence qu’elle établit entre le terme « féministe » et la caricature qu’en font les médias, qui est aussi l’image perpétuée par bon nombre de groupes mormons. Ainsi, malgré sa recherche directe et audacieuse de pouvoir et d’égalité par rapport à son mari, Barb renvoie l’image de la femme contemporaine 61. Kacy Sue A, Fundamentalist Mormon Feminism ? : Television Criticism of Sister Wives, mémoire de maîtrise, Dekalb, IL, University of Illinois, 2012, p. 109-113. La téléréalité Sister Wives est d’ailleurs surnommée « le vrai Big Love » parce qu’elle met principalement le focus sur une famille plurale, comme la famille Henrickson.
187 qui « n’est pas féministe, mais… ». Malgré les épreuves qu’elle traverse et les doutes qu’elle vit relativement à la polygamie et au mormonisme en général, la toute première loyauté de Barb est réservée à sa famille, pour laquelle elle est prête à sacrifier certains aspects importants de sa vie. Pour Nicki, l’idée d’être associée à un courant d’inspiration féministe serait probablement absurde. Elle respecte et supporte la structure religieuse patriarcale dans laquelle elle a grandi et défend avec fougue la pratique du mariage plural, tout en cherchant à contourner les règles en place lorsque celles-ci l’empêchent d’obtenir ce qu’elle désire. Pourtant, au cours de la série, son point de vue plutôt antiféministe en vient à se nuancer, principalement lorsqu’elle cesse de croire en l’autorité prophétique de son père et qu’elle prend conscience de son désaccord avec les traditions limitatives de son groupe d’origine, notamment en ce qui concerne les mariages arrangés. Elle cherche à éviter aux femmes de subir le même sort qu’elle, avec son premier mariage arrangé, et elle souhaite les aider à quitter la communauté de Juniper Creek, d’où elle est originaire. Elle devient, ainsi, proprement militante et va jusqu’à refuser d’admettre que Margene, mariée à Bill à l’âge de 16 ans, ait pu choisir en pleine connaissance de cause d’entrer dans la famille. Nicki personnifie clairement l’esprit de contradiction du postféminisme ; elle défend la structure patriarcale dans laquelle elle évolue tout en cherchant à « libérer » d’autres femmes d’autres groupes polygames. Elle affirme haut et fort son agentivité tout en refusant de croire que Margene ou les femmes de sa communauté d’origine sont, elles aussi, capables d’autodétermination. Margene est probablement celle qui représente le plus clairement le prototype de la parfaite postféministe. Elle colle tout à fait à l’image sexy et à la mode de la consommatrice féminine néolibérale exprimant son identité à travers son apparence, ce qui lui vaut des critiques virulentes de la part de ses sœurs-épouses. Margene est très ouverte à parler de sa vie sexuelle et elle entretient une vision positive de la sexualité, ce qui contraste avec le puritanisme de Nicki et la posture plus réservée de Barb. Elle est aussi convaincue de la possibilité qu’ont les femmes de s’épanouir autant sur le plan personnel, en tant que mères et épouses, que sur le plan professionnel. Même si elle se défend de « vouloir tout avoir », elle réussit à allier carrière prolifique et gestion des tâches familiales, même si elle ne cache pas les difficultés qu’elle rencontre. Plus que tout, Margene affirme nettement ses choix et refuse de se faire qualifier de victime. Lorsque sa famille, le public et les autorités découvrent qu’elle n’avait pas l’âge légal lors de son mariage avec Bill, elle entre en mode offensif, déterminée à combattre les étiquettes que les autres cherchent à lui accoler. Elle a choisi cette structure familiale et elle ne laissera personne prétendre
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que ce n’était pas le cas. Elle représente en quelque sorte l’ultime exemple du power feminism ; elle croit fondamentalement au potentiel féminin et à l’expression du pouvoir et de l’agentivité des femmes dans une variété de contextes, même les plus contraignants. Plus que des agentes individuelles aux parcours et aux circonstances variées, les sœurs-épouses Henrickson forment une unité, une sororité qui dépasse les limites de leur individualité. Elles font partie d’un projet familial commun auquel elles sont dévouées, au point où elles demeurent ensemble après la mort de Bill. Comme les sorcières de la famille Halliwell dans la série populaire Charmed (e WB 1998-2006) ou les protagonistes de Sex and the City (HBO 1998-2004), Barb, Nicki et Margene Henrickson font de leurs liens d’amitié une source de pouvoir les aidant à passer à travers les épreuves qu’elles rencontrent. Jane Gerhard décrit la manière dont les liens d’amitié entre Carrie, Charlotte, Samantha et Miranda, dans Sex and the City, créent une sphère postféministe alternative leur offrant la possibilité d’entretenir des liens hors des normes ordinaires de l’hétérosexualité62. Malgré leurs personnalités différentes, les quatre protagonistes s’unissent dans l’amitié et se soutiennent, ce lien communautaire restant séparé de leurs relations avec les hommes qui les entourent. Une dynamique semblable se remarque dans la série Charmed alors que la pratique de la magie unit les sœurs Halliwell à travers un lien qui dépasse les limites de l’hétéronormativité : In Charmed, witchcra is the means through which bonds between women are established as primary, where difference has to be understood but a unified community maintained. Although the series does not posit an explicitly feminist stance for its central characters, the engagement and acknowledgement of difference between the women, their relationships with other women, and their ability to sacrifice heteronormative relationships in the pursuit of a « higher good » outline the tensions between the feminist and postfeminist position of these characters63.
Cette citation s’applique presque à la lettre à Big Love. À travers leur lien particulier comme épouses terrestres et spirituelles du même homme, les 62. G, « Sex and the City » (n. 36), p. 44. Plusieurs autres auteures ont qualifié cette série de postféministe : Fien A – Sofie V B, « Sex and the City : A Postfeminist Point of View ? How Popular Culture Functions as a Channel for Feminist Discourse », dans The Journal of Popular Culture 47 (2011), 174-195 ; Jane A, « Sex and the City’s Consumer Culture : Remediating Postfeminist Drama », dans Feminist Media Studies 3 (2003), 83-98 ; Meredith N – Ruby G, « Twenty-Something Girls v. Thirty-Something Sex and the City Women : Paving the Way for “Post- ? Feminism” », dans Feminist Media Studies 15 (2015), 976-991. 63. Hannah H. S, « Living a Charmed Life. e Magic of Postfeminist Sisterhood », dans T – N (n. 28), p. 95.
189 sœurs-épouses Henrickson entretiennent une relation communautaire de coparentalité, malgré leurs divergences et leur diversité. Elles n’hésitent pas à sacrifier une partie d’elles-mêmes pour le bien commun et croient en l’importance et au caractère juste du projet dans lequel elles sont impliquées ensemble. Cette communauté devient ainsi un refuge contre les agressions et les injustices du monde de même qu’un support systématique contre les contraintes de la structure patriarcale de leur mariage. Cette unité entre les épouses, et aussi avec Bill, se reflète de manière spectaculaire dans la trame narrative des deux dernières saisons, alors que la famille est exposée au grand jour et que Bill se voit accusé de détournement de mineure à cause de l’âge de Margene lors de leur mariage (situation qu’il ignorait). La famille reste soudée et répond à ses accusateurs par un discours postféministe : chaque membre de la famille a choisi de s’engager et a décidé, de son propre gré, de s’unir à trois autres personnes. Les Henrickson ne se réclament pas d’un mouvement plus large, mais désirent que leurs choix soient respectés par les gens qui les entourent. Ils ne demandent pas qu’on les joigne ; ils demandent que leurs circonstances personnelles soient prises au sérieux et que leur point de vue soit toléré comme une alternative à la structure monogame traditionnelle. Ils ne sont évidemment pas totalement apolitiques, comme Bill qui, dans son rôle de sénateur64, milite pour la légalisation de la polygamie. C’est tout de même en son nom personnel et au nom de sa famille qu’il le fait. On pourrait donc dire que le personnel devient politique, mais tout en demeurant de l’ordre de l’expérience et de la justification individuelle. Conclusion Le parcours fictif des Henrickson dans Big Love est représentatif du vécu de véritables familles plurales américaines. Depuis près d’une dizaine d’années, quelques familles plurales ont choisi de sortir de l’ombre et de prendre part, à travers les médias de masse65, aux débats publics concernant la polygamie. C’est le cas de la famille Brown, de la téléréalité Sister Wives (TLC 2010-) (« le vrai Big Love »), qui utilise la plateforme lui étant offerte afin de propager un message précis à propos de leur mode de vie : « Nous sommes une famille tout ce qu’il y a de plus ordinaire ». 64. Bill devient, dans la cinquième saison de Big Love, sénateur. Après avoir caché le fait qu’il est polygame, Bill révèle son statut à ses concitoyens après l’élection et entreprend des démarches afin de faire légaliser la pratique du mariage plural au Utah. 65. Principalement à travers la participation à des séries de téléréalité, des documentaires, des reportages (autant télévisuels qu’écrits) et l’utilisation des médias sociaux.
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En articulant leurs propos de manière postféministes, les épouses de la famille Brown, comme les Henrickson, mettent l’accent sur les notions de choix, d’agentivité et de solidarité féminine, en cherchant à déconstruire l’image stéréotypée de la femme polygame soumise et contrainte par son mari. En effet, le discours de Meri, Janelle, Christine et Robyn Brown est tout à fait similaire à celui de Barb, Nicki et Margene ; il s’articule autour du pilier néolibéral de l’individualisme et se propage non pas à travers une quelconque contre-culture mais bien par le biais de la culture populaire. Ces femmes polygames – fictives ou réelles – sont souvent perçues comme des victimes, mais elles utilisent les ressources à leur disposition dans le contexte occidental hypermédiatisé pour démontrer que leur réalité n’est pas aussi simple que peuvent le prétendre leurs critiques. Pour ce faire, elles se servent des armes offertes par le discours postféministe ambiant. Cette position paradoxale des épouses plurales – à la fois ostracisées et scrutées à la loupe, à la fois rebelles et conservatrices, à la fois pieuses et revendicatrices – reflète de nombreuses tensions présentes dans l’univers médiatique contemporain, du moins en Amérique du Nord. Ces tensions, entre répudiation du féminisme et célébration de ses réussites, sont clairement articulées et habilement maîtrisées par un groupe de femmes atypiques qui rejoignent le discours médiatique dominant et réussissent à faire avancer leur cause, voire à modifier leur représentation de manière inédite.
TROISIÈME PARTIE
APPELS AUX ÉGLISES
LES FEMMES ET LES MINISTÈRES ORDONNÉS DANS L’ÉGLISE CATHOLIQUE ROMAINE. SEXISME ET CLÉRICALISME Marie-Andrée R
En août 2016, le pape François a créé une Commission d’étude sur le diaconat féminin1. Cette xième commission d’étude romaine sur le sujet, qui n’a pas encore, au moment de mettre sous presse, publié ses recommandations, relance le débat sur la question des femmes et des ministères ordonnés dans l’Église catholique et survient après un long silence (forcé2) qui a suivi la promulgation d’Ordinatio Sacerdotalis par le pape Jean-Paul II en 1994. La question n’est pas nouvelle et convoque des arguments théologiques, bibliques et historiques. Le texte qui suit se propose de faire le point à partir du débat tel qu’il s’est déployé dans l’Église catholique québécoise. En jetant un regard sur ses dossiers accumulés depuis les années 1970, l’auteure a la bizarre impression « d’avancer en arrière », d’où le « trouble » qui l’habite. Ce texte propose un retour sur les 50 dernières années pour rappeler des moments clefs qui ont marqué les échanges sur cette question controversée et mettre en perspective le débat actuel. L’examen des arguments mis de l’avant vise à faire ressortir les nœuds qui enserrent cette question sous l’angle du sexisme et du cléricalisme. La conclusion s’intéresse aux modes d’affirmation sacerdotale des femmes, en cohérence avec leur baptême et leur vocation chrétienne et questionne le type d’agentivité à l’œuvre dans le diaconat féminin. Dans le présent article, la théorie féministe matérialiste, notamment les concepts de sexage, d’appropriation des femmes et de classe de sexe 1. Anne K, « Le pape institue une commission d’étude sur le diaconat féminin », dans Zenit, 2 août 2016 [https://fr.zenit.org/articles/le-pape-institue-une-commissiondetude-sur-le-diaconat-feminin/] (consulté le 3 novembre 2018). 2. Dans sa lettre apostolique Ordinatio Sacerdotalis sur l’ordination sacerdotale exclusivement réservée aux hommes, le pape Jean-Paul II a soutenu, à l’article 4, que cette doctrine était considérée de différents côtés comme ouverte au débat. Ce à quoi il s’objectait. Pour qu’il ne subsiste aucun doute, il a déclaré, en vertu de sa mission de confirmer ses frères (voir Lc 22,32), « que l’Église n’a en aucune manière le pouvoir de conférer l’ordination sacerdotale à des femmes et que cette position doit être définitivement tenue par tous les fidèles de l’Église. » Le débat a ainsi été clos.
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qui la sous-tendent3, est convoquée pour étudier les arguments mis de l’avant et discerner si ceux-ci manifestent ou pas une forme de sexisme et de cléricalisme ecclésial. Par sexisme, on entend les discours et les pratiques tant individuelles que collectives et institutionnelles qui reproduisent la domination des hommes sur les femmes et, ce faisant, génèrent la hiérarchisation des sexes et l’aliénation individuelle et collective des femmes. Le sexisme est étroitement relié au patriarcat. L’Église catholique, qualifiée d’institution patriarcale, participe à la reproduction sociale et culturelle du sexisme. Exacerbé, celui-ci devient une forme de sexage, compris dans l’espace ecclésial comme une appropriation (tant matérielle que symbolique) des femmes. Le cléricalisme est défini comme une domination de fonction exercée par les clercs sur l’ensemble des membres de la communauté ecclésiale, plus spécifiquement les laïcs (pouvoir d’enseignement, de sanctification et de gouvernement) et sur les femmes en particulier, exclues des fonctions cléricales. Les femmes laïques, de par leur sexe et leur statut dans l’Église, se retrouvent subordonnées aux hommes clercs et vivent un rapport de classe spécifique qui implique l’appropriation de leur travail dans l’Église par les clercs et la mise en tutelle de leur contribution intellectuelle et matérielle4. Dans le présent article, sont également sollicitées les théories de l’agentivité5 parce qu’elles permettent d’examiner les modes actuels et potentiels d’affirmation sacerdotale des femmes et de dire s’ils peuvent contribuer à troubler la catégorisation des ministères et la normativité genrée des ministres. Plutôt que d’antagoniser les différentes approches de l’agentivité, on met ainsi de l’avant un « bricolage » qui favorise le plein déploiement du concept dans le champ religieux. L’agentivité est généralement comprise comme la conscience que l’on a de soi en tant qu’agente de sa vie et sujet responsable de ses actes. En ce sens, l’agentivité implique la capacité de s’autodéterminer, de prendre une distance critique à l’endroit des normes, de décider, d’agir et d’assumer ses actes. Cette forme 3. Colette G, Sexe, race et pratique du pouvoir : l’idée de Nature, Paris, Côté-femmes, 1992. 4. Voir Marie-Andrée R, Les ouvrières dans l’Église. Sociologie de l’affirmation des femmes dans l’Église, Montréal, Médiaspaul, 1996, p. 38-40 et 295-323. Voir aussi MarieAndrée R, « Sexe, genre et théologie », dans Monique D (dir.), Franchir le miroir patriarcal. Pour une théologie des genres, Montréal, Fides, 2007, p. 13-57. 5. Judith B, Trouble dans le genre. Le féminisme et la subversion de l’identité (Gender trouble), Paris, La découverte, 2006 (1990). A. B, « De la construction du genre à la construction du “sexe” : les thèses féministes postmodernes dans l’œuvre de Judith Butler », dans Recherches féministes 20/2 (2007), 61-90. Marie-Ève L, « L’“agentivité sexuelle” des adolescentes et des jeunes femmes : une définition », dans Recherches féministes 24/2 (2011), 189-209.
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d’agentivité, nécessaire pour contribuer à l’amélioration de la place des femmes dans l’institution ecclésiale, permet-elle une transformation des rapports de sexe ? Est-elle suffisante pour déconstruire l’échafaudage de représentations magistérielles sur la nature féminine qui vient entraver l’affirmation pleine et entière des sujets femmes ? Une telle agentivité est-elle à même de déconstruire le sexisme et le cléricalisme foncièrement imbriqués dans la structure ecclésiale ? Butler critique l’approche traditionnelle de l’agentivité et en propose une forme qui résisterait, selon elle, à des formes d’essentialisme et de normalisation. Ainsi, l’agentivité butlérienne consiste à « déjouer les normes à travers des processus de resignification6 ». Elle « privilégie des moyens de résistances internes aux structures de pouvoir, qui font appel à des tactiques concernant les symboles, les normes, les discours, le langage, etc.7 » Dans le champ religieux, l’efficacité des rituels et la performativité des symboles ne sont-elles pas au cœur de la reproduction du pouvoir ? S’il en est ainsi, le recours à une agentivité transgressive des normes et des assignations des significations peut sans doute ouvrir de nouvelles pistes. 1. Depuis cinquante ans ou presque… 1.1 Les années 70 Au début des années 70, l’aggiornamento provoqué par le Concile Vatican II est à l’œuvre et bien des catholiques disent haut et fort : « l’Église, c’est nous ». Au Québec, les femmes commencent à étudier la théologie dans les universités8. Mai 68 n’est pas loin avec son fameux slogan qui fait rêver : « sous les pavés, la plage ». La pilule contraceptive, apparue dans les années 60, se répand largement et la promulgation de l’encyclique Humanae Vitae sur le mariage et la régulation des naissances par Paul VI en juillet 19689 ne modifie pas le cours de la révolution amorcée. Cette encyclique sera plutôt l’occasion pour les femmes et les couples du Québec d’affirmer leur autonomie morale et de contester la mainmise 6. B, « De la construction du genre à la construction du “sexe” » (n. 5), p. 83. 7. Ibid., p. 85. 8. On n’a certainement pas pris toute la mesure de l’impact qu’a eu l’accès à la théologie pour les femmes dans les universités, notamment la compréhension qu’elles ont développée de leur exclusion des ministères ordonnés. 9. Paul IV, « Humanae Vitae. Lettre encyclique de sa sainteté le pape Paul VI sur le mariage et la régulation des naissances », dans Vatican 25 juillet 1968 [https://w2.vatican. va/content/paul-vi/fr/encyclicals/documents/hf_p-vi_enc_25071968_humanae-vitae. html] (consulté le 3 novembre 2018).
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cléricale sur leur corps, leur fécondité10. À la même époque, le mouvement des femmes reprend vie et on chante à tue-tête avec Renée Claude : « C’est le début d’un temps nouveau, la moitié des gens n’ont pas trente ans, les femmes font l’amour librement, les hommes ne travaillent presque plus, le bonheur est la seule vertu, c’est le début d’un temps nouveau11! » C’est dans ce climat de changement culturel et social qu’en avril 1971 26 canadiennes-françaises s’adressent à la Conférence des évêques catholiques du Canada (CECC) réunie en assemblée plénière. Parmi elles, on peut retenir les noms d’Anita Caron, Lorraine Caza, Simone MonetChartrand, Anne-Marie Dumais, Denise Gauthier, Lucie Bélanger-Leboeuf, Élisabeth Lacelle, Hélène Pelletier-Baillargeon et Madeleine Ryan12. Il s’agit d’un solide contingent de femmes alors âgées approximativement d’une quarantaine d’années. Plusieurs ont étudié ou étudieront en théologie et ont marqué à leur façon l’Église et la société au Québec. Elles sont nombreuses à être issues des mouvements d’Action catholique, où elles ont appris à maîtriser l’art du « voir, juger, agir » et se sont habilitées au discernement et à l’action transformatrice, bref, à exercer leur agentivité. Dans le mémoire remis à l’épiscopat canadien, elles questionnent la place des femmes dans l’Église, qui les confine à des tâches d’exécution technique, et les représentations qui les associent constamment à la maternité. Elles formulent une série de « vœux » qui ont trait à la condition des femmes dans l’Église et, plus particulièrement, à la question des ministères ordonnés. En voici un extrait : Que soit rendu possible pour la femme l’accès à des ministères (incluant le diaconat et le sacerdoce) qui peuvent s’exprimer 1) dans des vocations personnelles 2) et à partir des besoins des communautés diocésaines particulières. Qu’à cet effet les évêques encouragent la révision de certaines lois ecclésiastiques désuètes mais encore contraignantes qui ne sont pas fondées sur la Révélation ni sur une anthropologie sexuelle adéquate (cf. entre autres le cas du diaconat et de l’exclusion explicite de la femme, au no 29 de Lumen Gentium)13. 10. Hélène P-B, « Les étapes d’une conscientisation : l’émergence de la pensée féministe dans la société et dans l’Église » dans 2011- 40e anniversaire de la ténacité des femmes en Église, dans Femmes et Ministères, 29 octobre 2011 [http:// femmes-ministeres.org/?p=402] (consulté le 3 novembre 2018) ; Danielle G – Diane G, « Les chemins détournés vers une fécondité contrôlée : le cas du Québec, 1930-1970 », dans Annales de démographie historique 2/106 (2003), 89-109. 11. Stéphane V, « Le début d’un temps nouveau », dans Chez Hergé [http://www. cyberus.ca/~rg/ch_v006b.htm] (consulté le 3 novembre 2018). 12. Pour plus de détails, voir Marie-Andrée R, « Annexe – Les revendications des femmes dans l’Église », dans Monique D – Marie-Andrée R (dir.), Souffles de femmes. Lectures féministes de la religion, Montréal, Éditions Paulines, 1989, 211-237. Les femmes canadiennes-anglaises avaient effectué une démarche similaire lors de la même assemblée plénière de la CECC. 13. R, « Annexe – Les revendications des femmes dans l’Église » (n. 12), p. 215-216.
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Ces « vœux » énoncés directement sont riches d’enseignement. Pas de tergiversations, pas de stratégies pour « ménager » les autorités ecclésiales, pas d’étapisme non plus14; elles demandent l’accès à tous les ministères, diaconat et sacerdoce compris. Et ces ministères ne sont pas que le fruit d’un « appel » personnel ; ils cherchent à répondre aux besoins de communautés ecclésiales bien concrètes. Les auteures soutiennent donc leur propre vision théologique des ministères, puis elles donnent explicitement un mandat aux évêques (en vue de leur prochaine visite à Rome ?). Ils doivent encourager la révision de lois ecclésiastiques15 et elles leur fournissent, pour ce faire, le motif théologique et philosophique : ces lois ne sont pas fondées sur la Révélation ni sur une anthropologie sexuelle adéquate. Le pari théologique qui est formulé est audacieux. Les femmes ont accès aux études théologiques depuis seulement quelques années et elles expliquent aux évêques que ces lois ne relèvent pas de la Révélation ! Le sensus fidelium s’exerce ainsi pleinement, mais on sait qu’il peut se retrouver (et se retrouvera quelques années plus tard) en concurrence avec le Magistère qui se revendique comme interprète autorisé du dépôt de la foi. Autre élément intéressant : les auteures questionnent ouvertement un document majeur du concile Vatican II, la Constitution dogmatique sur l’Église, Lumen gentium, article 29 (1964). Sexisme et cléricalisme sont donc non pas dénoncés mais déjoués par l’énonciation de « vœux » formulés par une délégation à l’agentivité singulière. Quelques mois plus tard a lieu à Rome (octobre 1971) le Synode sur la justice dans le monde. Le cardinal Flahiff, président de la Conférence des évêques, intervient dans un contexte où il est question de la diversification des ministères en lien avec les ministères propres aux laïcs et il se demande si tous les nouveaux ministères seront réservés aux hommes. Il prend soin de souligner : La réponse classique lorsqu’on posait cette question il y a vingt ans, était : a) Le Christ était un homme, non une femme; b) Il a choisi 12 hommes pour être ses premiers pasteurs, aucune femme […] Que les femmes se contentent du sort de la Sainte Vierge et des autres femmes de l’entourage de Jésus : qu’elles soient des servantes fidèles et dévouées. [… et il précise que cette réponse] ne peut plus être considérée comme valide aujourd’hui. […] je crois qu’il n’y a aucun obstacle dogmatique qui s’oppose à ce que nous ré-examinions toute la question16. 14. Comme on le verra plus loin, les stratégies étapistes suggèrent plutôt de commencer en demandant des études sur la question, puis le diaconat féminin, en vue de réclamer plus tard le sacerdoce. 15. Elles ne considèrent donc pas ces lois comme de droit divin. 16. Cardinal Georges B. F, « Les ministères féminins dans l’Église. Synode sur la Justice dans le monde, 1971 », dans Femmes et Ministères, 30 octobre 1971 [http:// femmes-ministeres.org/?p=832] (consulté le 3 novembre 2018).
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Ce préambule lui permet de poser la question « de la possibilité d’une place pour la femme dans le ministère, ou mieux dans les ministères de l’Église [… et il recommande au Saint-Père] la formation immédiate d’une commission mixte, “c’est-à-dire formée d’évêques, de prêtres, de laïcs des deux sexes, de religieuses et de religieux”, afin d’étudier en profondeur la question des ministères féminins dans l’Église17.» L’intervention se déploie en deux temps. D’abord, une réfutation des arguments qui traditionnellement excluent les femmes des ministères et une affirmation qu’il n’y a pas d’obstacles dogmatiques pour réexaminer cette question. Puis, une demande de créer une commission pour étudier la question des ministères féminins. Le premier temps peut être lu comme une déconstruction des objections habituellement avancées pour exclure les femmes des ministères et comme un soutien au réexamen du dossier puisqu’il n’y a pas d’obstacles au niveau des dogmes mêmes de l’Église. De quoi répondre aux attentes de la délégation qui avait rencontré les évêques canadiens quelques mois plus tôt. Le deuxième temps est plus ambigu. Il est d’abord question de la « possibilité d’une place pour la femme dans le ministère, ou mieux dans les ministères de l’Église ». S’agit-il d’une place équivalente à celle des hommes ou d’une place spécifique ? Puis, la proposition de former une commission mixte pour étudier en profondeur la question des ministères féminins n’implique pas que l’Église doive passer à l’action pour permettre aux femmes d’accéder aux ministères ; celle-ci est simplement invitée à étudier la question. La mixité dans ce cas est d’abord comprise comme une mixité de fonctions (évêques, prêtres, laïcs des deux sexes, religieux, religieuses) et de statuts (clercs/ laïcs), ce qui a pour effet de placer les femmes en minorité. De plus, cette proposition parle de ministères féminins et non de femmes accédant aux ministères ; il s’agit soit de ministères spécifiques aux femmes, ce qui n’implique pas pour celles-ci l’accès à tous les ministères existants, soit d’une place spécifique aux femmes à l’intérieur des ministères existants, donc pas d’une place à part entière. Peu importe le cas de figure18, le deuxième temps constitue, à notre avis, un glissement significatif par rapport au premier temps et s’éloigne catégoriquement des attentes exprimées par la délégation de femmes. Le discours du cardinal Flahiff semble avoir une double fonction : répondre (en partie) aux attentes exprimées par les femmes et s’inscrire à l’intérieur des prescriptions romaines. Cette performance discursive 17. Ibid. 18. Afin de résoudre ce dilemme, il faudrait avoir accès à la version originale du texte du cardinal Flahiff et la comparer avec la traduction. Si le texte a d’abord été écrit en anglais puis traduit en français, il aurait pu y avoir des glissements.
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reprend la demande des femmes, l’accès à des ministères incluant le diaconat et le sacerdoce, et la transforme en demande d’étude sur les ministères féminins. D’un point de vue féministe, ceux-ci sont potentiellement générateurs d’une forme d’enfermement des femmes dans une essence féminine et un ghetto féminin. De plus, ces ministères dits féminins ne peuvent-ils pas contribuer à renforcer la hiérarchisation des sexes? Dès 1972, le motu proprio Ministeria quaedam de Paul VI rappelle clairement que les ministères du lectorat et de l’acolytat sont réservés aux hommes19. Pourtant, au Québec, la réforme liturgique des années 1960 a permis à nombre de femmes de participer, lors des offices religieux, aux lectures bibliques et au service de la messe. L’application de cette mesure disciplinaire sera donc assez variable. En 1973, dans le sillage du Synode de 1971, Paul VI mandate une Commission d’étude sur le rôle de la Femme dans la société et dans l’Église, qui a pour tâche d’étudier les moyens de réaliser « la promotion effective de la dignité et de la responsabilité des femmes20. » « L’année suivante, la Commission présentera des recommandations au Synode sur L’évangélisation, demandant entre autres choses […] de susciter des études concernant la notion des ministères non ordonnés21. » Mais il n’était pas du mandat de la Commission de travailler sur la question de l’accès des femmes aux ministères ordonnés comme le diaconat et le sacerdoce22. En 1976, le président de la Commission, Mgr Bartoletti, décède et la Commission est par la suite dissoute.
19. P IV, « Ministeria Quaedam, Les ministères institués. Lettre apostolique en forme de Motu Proprio », dans Diaconat.catholique, 15 août 1972 [https://diaconat.catholique.fr/ wp-content/uploads/sites/5/2015/04/Motu_proprio_-Ministeria_Quaedam_Les-ministèresinstitu.pdf] (consulté le 3 novembre 2018). 20. Acta Apostolicae sedis, AAS 67 (1975), 264-267 [http://www.vatican.va/archive/aas/ documents/AAS-67-1975-ocr.pdf] (consulté le 3 novembre 2018). Le pape mettra fin aux travaux de cette Commission en 1976. 21. Annine P-F, « Femmes dans la cité et femmes dans l’Église : une histoire croisée », dans Femmes et Ministères [http://femmes-ministeres.org/?p=1299] (consulté le 3 novembre 2018). Les ministères non ordonnés excluent les ministères ordonnés comme le diaconat, le sacerdoce et l’épiscopat. 22. À la même époque, Paul VI a confié à une Commission théologique le mandat de faire une étude qui devait fournir « un meilleur énoncé des raisons pour lesquelles une ordination des femmes est impossible ». C’est ce qu’a déclaré Mgr Bartoletti, président de la Commission d’étude sur le rôle de la Femme dans la société et l’Église, lors d’une table-ronde à Rome, le 24 novembre 1975 (N.C. News Service, 24 nov. 1975). Cette information est tirée d’un article de Marie-érèse van L C, « La Commission pontificale de la femme. Une occasion manquée », Études 344 (juin 1976), p. 886, note 29.
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En octobre 1976, dans sa déclaration sur L’admission des femmes au sacerdoce ministériel (Inter Insignores)23 Paul VI, par la voix de la Sacrée Congrégation pour la doctrine de la foi, oppose un refus catégorique à l’ordination des femmes. Les arguments avancés sont les suivants : Jamais l’Église catholique n’a admis que les femmes puissent recevoir validement l’ordination presbytérale ou épiscopale. (7) […] Jésus n’a appelé aucune femme à faire partie des Douze. (10) […] Cette pratique de l’Église revêt donc un caractère normatif […] [Cette] norme, […] est considérée comme conforme au dessein de Dieu pour son Église. […] L’enseignement constant de l’Église, renouvelé et précisé par le IIe Concile du Vatican, rappelé encore par le Synode des Évêques en 1971 et par […] [la] Congrégation pour la Doctrine de la Foi en sa déclaration du 24 juin 1973, proclame que l’évêque ou le prêtre, dans l’exercice de son ministère […], représente le Christ qui agit par lui : “Le prêtre tient réellement la place du Christ”, (15). […] dans la célébration de l’Eucharistie […] le prêtre qui, seul, a le pouvoir de l’accomplir, agit in persona Christi (16), tenant le rôle du Christ, au point d’être son image même, lorsqu’il prononce les paroles de la consécration (17)24.
Dans cette déclaration, Paul VI s’applique à réfuter les arguments avancés par des femmes en Église depuis le début des années 70. Pour lui, l’ordination sacerdotale réservée aux hommes ne constitue pas une discrimination à l’endroit des femmes, et ce n’est pas une question d’égalité entre les sexes. Il rappelle que les questions de foi ne doivent pas être traitées comme les questions sociales, etc. Bref, ce discours romain réactif et défensif s’inscrit dans le déni et demande un traitement différencié pour le discours magistériel. Mais Paul VI fait plus que cela. En pratique, il rabroue le discours prononcé par le cardinal Flahiff au Synode de 1971, où celui-ci a soutenu que la réponse classique pour refuser aux femmes l’accès aux ministères n’était plus valide. Or, la réponse fournie dans Inter Insignores reprend pour l’essentiel ces arguments classiques en précisant que cette pratique d’exclusion revêt un caractère normatif et qu’elle est conforme au dessein de Dieu. Le cardinal est rappelé à l’ordre ; en fait, ce rappel a dû se faire au moment même de la tenue du synode, alors que l’appareil bureaucratique romain encadre étroitement le processus synodal et veille à ce que l’issue des travaux soit conforme à l’agenda du Vatican. Ainsi, on voit à l’œuvre des rapports de pouvoir s’exercer à l’intérieur du magistère de 23. C , « Déclaration Inter Insigniores. Sur la question de l’admission des femmes au sacerdoce ministériel », dans Vatican, 5 octobre 1976 [http://www.vatican.va/roman_curia/congregations/cfaith/documents/ rc_con_cfaith_doc_19761015_inter-insigniores_fr.html] (consulté le 3 novembre 2018). 24. Ibid. Les chiffres entre parenthèses correspondent aux numéros de paragraphes tels qu’ils apparaissent dans le texte officiel.
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l’Église, champ de pouvoir où se retrouvent, soutient le sociologue Pierre Bourdieu, des dominants dominants et des dominants dominés25. Le cardinal Flahiff, tout prince de l’Église qu’il était, a été à son tour désapproprié de son discours, qui a été mis à l’écart, même si celui-ci était édulcoré par rapport aux « vœux » initialement formulés par les femmes. Le compromis fait par le cardinal n’a pas eu pour effet de rendre son intervention plus acceptable aux yeux de Rome. Qu’est-ce qui est à l’œuvre dans l’affirmation romaine : le prêtre agit in persona Christi ? Quelle représentation du corps de l’homme (vir) se construit ? Et par conséquent, quelle représentation du corps de la femme est mise en exergue ?26 La sacralité est inscrite dans la corporéité masculine, toute investie dans la masculinité du prêtre. Et quelle masculinité ! Une masculinité émasculée ? Dans l’eucharistie, le prêtre agit « pour de vrai » à la place du Christ et lui seul a le pouvoir de prononcer les paroles de la consécration. Le prix à payer pour l’exercice de ce pouvoir symbolique est le renoncement à sa sexualité. La situation est paradoxale : il faut un corps masculin avec un appareil génital mâle pour agir à la place du Christ (conformité physique), mais il faut renoncer à se servir de cette masculinité pour exercer la fonction sacrée27. Ce surinvestissement dans la valeur du corps mâle châtré symboliquement ne vient-il pas pervertir la représentation du Christ, enfermée dans le genre masculin et dépouillée ainsi de sa valeur salvifique pour l’ensemble de l’humanité ? Ce surinvestissement a-t-il également un impact sur la représentation de la masculinité dans le catholicisme, entraînant une forme de « virilolâtrie » ou de trouble dans le genre masculin ? Et, par effet de miroir, ce surinvestissement ne provoque-t-il pas une dissociation du féminin du sacré parce que le corps des femmes est considéré non conforme ? Les femmes se font projeter une représentation d’inadéquation de leur corps pour faire advenir le sacré, aliénant ainsi la valeur du corps féminin créé à l’image de Dieu. Cette dévalorisation des femmes ne constitue-t-elle pas une forme de misogynie de la part de l’institution cléricale et supportant de surcroît les autres regards misogynes sur les femmes dans la société ? 25. Voir la démonstration de Pierre B et Monique S-M concernant spécifiquement l’épiscopat français : « La sainte famille. L’épiscopat français dans le champ du pouvoir », dans Actes de la recherche en sciences sociales 44-45 (1982), 2-53. Cette démonstration nous amène à réfléchir sur les rapports de pouvoir dans le champ religieux, non seulement comme des rapports de domination entre clercs et laïcs mais également entre les clercs. 26. Une féministe radicale pourrait répondre à la question en invoquant l’argument de la robinetterie : avoir ou ne pas avoir de robinet, voilà la question discriminante. 27. Uta R-H, Des eunuques pour le Royaume des cieux. L’Église catholique et la sexualité, Paris, Laffont, 1990.
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En août 1976, à Rimouski, Monique Dumais, Louise Melançon et MarieAndrée Roy fondent la collective de femmes chrétiennes et féministes L’autre Parole28 et lancent simultanément L’autre Parole, la revue féministe qui, à ce jour, a la durée de vie la plus longue au Québec. L’année internationale de la femme, promulguée par l’Organisation des Nations Unies (ONU) en 1975, a propulsé le mouvement des femmes dans une nouvelle ère d’affirmation de l’égalité entre les sexes. Au Québec, plusieurs groupes féministes voient le jour au cours de la même période29 : en 1975, les Éditions du remue-ménage, le Centre de santé des femmes du Quartier, la Librairie des femmes d’ici ; en 1976, le journal Les têtes de pioche, le spectacle « La nef des sorcières », l’organisme Action travail des femmes, la Coop femmes (regroupement de féministes lesbiennes), le Groupe interdisciplinaire pour l’enseignement et la recherche sur les femmes (GIERF) de l’UQAM, etc. C’est au cœur de cette vague d’ébullition du féminisme québécois que prend forme la collective de femmes chrétiennes et féministes L’autre Parole. Dès le départ, la collective s’inscrit dans une perspective de théologie féministe de la libération30 et travaille pour que les femmes prennent pleinement leur place dans l’Église et la société. La collective n’exclut pas la demande d’accès à tous les ministères, même si cette question n’occupe pas une place centrale dans ses débats. La solidarité avec l’ensemble du Mouvement des femmes mobilise par ailleurs significativement ses membres. Un peu partout au Québec, des groupes de réflexion et d’action de la collective s’organisent ; ils procèdent à une critique féministe de la religion et à l’exploration de nouvelles avenues pour l’expression d’une vie spirituelle « femme ». Dans le cadre d’une conférence présentée le 10 mai 1978 à la section sciences religieuses du congrès de l’ACFAS (Association canadienne française pour l’avancement des sciences, devenue depuis Association francophone pour le savoir), Monique Dumais présente une critique soutenue de la position romaine sur L’admission des femmes au sacerdoce ministériel 28. Voir le site web de la collective [http://www.lautreparole.org] (consulté le 3 novembre 2018). 29. Voir L R (RÉQEF) et le C (CSF), Ligne du temps de l’histoire des femmes au Québec. 1600 à nos jours [http://www.histoiredesfemmes.quebec] (consulté le 3 novembre 2018). 30. Cette théologie reprend les perspectives de la théologie latino-américaine de la libération (marxiste) et la transforme pour intégrer des perspectives féministes. Au moment de la création de la collective, les trois cofondatrices connaissaient la théologie de la libération, notamment celle élaborée par le péruvien Gustavo Gutierrez, ainsi que les travaux de théologiennes féministes américaines comme Mary Daly, Rosemary Radford Ruether, Mary Hunt et Letty Russell.
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(Inter Insignores)31. Pour l’auteure, le document romain n’est pas ouvert sur la question qu’il prétend traiter, il exalte un pouvoir typiquement féminin et constitue « un discours en circuit fermé, auto-justificateur et très défensif sur sa propre cause32 ». Cette critique féministe bien affirmée, formulée dans le milieu académique par une co-fondatrice de L’autre Parole, apparaît caractéristique d’une des postures qui vont marquer le débat sur le sacerdoce des femmes au cours des prochaines décennies. 1.2 Les années 80 Il s’agit d’années d’effervescence du féminisme québécois, tant dans l’Église que dans la société. Les femmes entrent en grand nombre dans les facultés de théologie et développent de solides compétences pour travailler en pastorale dans les paroisses, dans les diocèses et dans différents organismes communautaires. Leur formation, qui sait, leur donnera peut-être le goût d’accéder à des ministères33? Des femmes sont nommées à des postes d’envergure dans l’Église. En 1980, Gisèle Turcot devient la première femme secrétaire générale de l’Assemblée des évêques du Québec (AEQ) et, en 1987, Annine Parent-Fortin est nommée par le cardinal Louis-Albert Vachon, archevêque de Québec et primat de l’Église au Canada, directrice de la pastorale d’ensemble, une responsabilité habituellement confiée à un évêque auxiliaire. Ce sont des postes certes importants et stratégiques, mais qui n’exigent pas l’ordination sacerdotale. Du côté des avancées féministes dans la société, les femmes obtiennent plus que le droit d’entrer dans les tavernes (1981) ! La même année, le Canada ratifie la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (CEDEF), adoptée par l’ONU en 1979. En 1982, l’adoption de la Charte canadienne des droits et libertés vient reconnaître l’égalité des hommes et des femmes. C’est la décennie des programmes d’équité en emploi dans les entreprises et les femmes se dotent de nouveaux outils pour se dire et agir : le magazine féministe La vie en rose voit le jour en 1980, le Collectif CLIO publie son histoire des 31. Monique D, « Discours religieux sur la femme. Critique de la Déclaration romaine sur la question de l’admission des femmes au sacerdoce ministériel », dans Ferveurs d’une théologienne, édition à compte d’auteure de quatre conférences, document ronéotypé, Rimouski, UQAR, 1978, p. 64-83. 32. Ibid., p. 65. 33. Voir le portrait du personnel pastoral féminin réalisé pour le groupe Femmes et Ministères par Sarah B, Les soutanes roses, Montréal, Éditions Bellarmin, 1988.
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femmes au Québec en 198234, la revue universitaire Recherches féministes est créée en 1988 et Relais-femmes35 est mis sur pied dès 1980. Au cours de cette décennie, les interactions entre les femmes en Église et l’épiscopat québécois sont à leur apogée, mais ne se vivent pas sans frictions. En effet, le pape Jean-Paul II est en poste depuis 1978 et son influence commence à se faire sentir, notamment à travers le processus de nomination de nouveaux évêques. La question de l’accès des femmes aux ministères ordonnés est reprise par plusieurs groupes. Dès 1981, le groupe Chrétiens pour une Église populaire publie un manifeste où il demande notamment à l’Église de revoir sa vision du sacerdoce afin qu’il y ait un ministère accessible aux femmes comme aux hommes (recommandation 4). Cela implique la remise en question du célibat obligatoire, du type de formation, des lieux d’engagement du clergé et de la nécessité d’être prêtre pour participer au pouvoir dans l’Église36. Ce manifeste, mis de l’avant par des jeunes, hommes et femmes progressistes et épris de justice sociale, n’est pas vraiment « reçu » par l’épiscopat québécois, lui-même empêtré dans ses discussions avec Rome. Il traduit cependant une aspiration bien réelle des forces vives chrétiennes d’alors de parvenir à l’égalité des sexes dans l’Église et de procéder à une décléricalisation de l’institution. En 1982, un acteur majeur dans le débat sur les ministères ordonnés au Québec voit le jour. Il s’agit du réseau Femmes et Ministères, qui regroupe une vingtaine de personnes : des femmes, engagées en Église, et des théologiennes qui entendent travailler à la reconnaissance de tous les ministères exercés par les femmes dans l’Église. Au fil des ans, ce réseau apporte une contribution décisive pour cerner des pistes théologiques et pastorales présentes dans le service ecclésial exercé par les femmes. Ce lieu de solidarité, de ressourcement et de concertation pour l’action travaille activement à documenter, par des recherches-action, la vie des femmes engagées en Église. Son dynamique site internet constitue une source documentaire francophone fort appréciable, particulièrement pour la question des ministères. Femmes et Ministères promeut le partenariat et la solidarité des femmes avec des hommes intéressés à soutenir les 34. C C, L’histoire des femmes au Québec depuis quatre siècles, Montréal, Quinze, 1982. 35. Organisme québécois de liaison entre les groupes de femmes, qui offre des services de formation, de recherche-action et de consultation-expertise [http://www.relaisfemmes.qc.ca] (consulté le 3 novembre 2018). 36. Les recommandations de ce manifeste sont reprises dans le texte de R, « Annexe – Les revendications des femmes » (n. 12), p. 224-226. Ce groupe, particulièrement actif dans la région de Québec, a cessé ses activités quelques années plus tard.
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objectifs du réseau37. Pendant une quarantaine d’années engagées à ouvrir aux femmes la voie des ministères ordonnés, le groupe ne s’est pas relâché mais a pris différents sentiers, certains plus conciliants avec le magistère et d’autres plus audacieux. Nous en verrons des exemples un peu plus loin. L’année 1984 est particulièrement riche en rebondissements. Peu de temps avant la venue de Jean-Paul II au Canada, 1730 « femmes en Église » signent une pétition dans laquelle elles déclarent que rien ne leur fait espérer que l’Église leur permettra de réaliser leurs aspirations ou qu’elle les reconnaîtra « à part entière en toute justice38 ». En septembre, Jean-Paul II effectue son voyage – qualifié de triomphal39 – au Canada ; ce voyage galvanise bien des catholiques et leur épiscopat. Par ailleurs, les réactions féministes sont très critiques40 et un vent de scepticisme souffle chez les femmes en Église. En octobre, un comité ad hoc sur le rôle de la femme en Église41, nommé deux ans plus tôt par la Conférence de évêques catholiques du Canada (CECC) et présidé par la regrettée Élisabeth J. Lacelle, présente les résultats de ses travaux à l’épiscopat canadien. Il formule diverses recommandations pour améliorer le rôle des femmes dans l’Église (langage inclusif, meilleure formation des prêtres, reconnaissance du travail des femmes par des mandats officiels, etc.), mais, concernant l’accès des femmes aux ministères, il demande simplement que la CECC constitue « un groupe d’étude [comprendre, national] composé de femmes […] en vue d’établir un dossier sur les ministères des femmes dans l’Église et qu’il travaille en collaboration avec la commission épiscopale sur les ministères de la CECC 42 ». La formulation semble anodine, mais elle soulève l’opposition. La CECC, qui a le pouvoir de disposer du rapport de « son » Comité ad hoc, amende la proposition et « encourage » uniquement la mise sur pied de comités diocésains (donc locaux) dits « pleinement représentatifs » (c’est-à-dire pas uniquement composés de femmes mais impliquant des hommes, des femmes, des 37. Voir le site de Femmes et Ministères [http://femmes-ministeres.org] (consulté le 3 novembre 2018). 38. Information tirée d’un texte de Monique D, « Au-delà de la séduction », L’autre Parole 25 (1984), p. 3. 39. Voir les extraits de La Presse, 12 septembre 1984 [http://collections.banq.qc.ca/ lapresse/src/cahiers/1984/09/12/01/82812_1984091201.pdf] (consulté le 3 novembre 2018). 40. Voir le « Dossier pape », dans L’autre Parole 25 (1984), p. 3, dans La vie en rose 19 (septembre 1984) et dans Le Centre de documentation sur l’éducation des adultes et la condition féminine (CDÉACF) [http://bv.cdeacf.ca/CF_PDF/LVR/1984/19septembre/ LVRseptembre1984.pdf] (consulté le 3 novembre 2018). 41. Quelques membres de Femmes et Ministères participent à ce comité ad hoc. 42. Voir le texte original de ces recommandations dans R, « Annexe – Les revendications des femmes » (n. 12), p. 229.
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religieux, des prêtres et des laïcs) pour étudier cette question ; ces comités auront à collaborer avec les commissions épiscopales nationale ou régionales43. Par une série de glissements discursifs, la proposition apparemment anodine devient complètement inopérante. On passe d’un comité composé de femmes (où celles-ci peuvent exercer leur agentivité) à un comité mixte (où l’exercice de l’agentivité des femmes est compromise), d’un comité d’envergure nationale nommé par la CECC (octroyant au comité légitimité et rayonnement) à un possible comité diocésain (tributaire de la volonté de l’évêque), d’un comité appelé à produire un dossier sur la question (qui laisse par conséquent des traces qui peuvent interpeller) à un comité qui a pour mandat d’étudier la question, sans autres finalités. Que s’est-il passé? On sait que la rencontre des membres du Comité ad hoc avec les évêques canadiens a été houleuse et pénible ; elle a failli se conclure par un divorce femmes/évêques. Quelques évêques, dont le cardinal Vachon, ont joué un rôle décisif pour que la rupture ne soit pas consommée entre les femmes et l’épiscopat canadien et, comme toujours, les femmes ont accepté de mettre de l’eau dans leur vin. Comment comprendre cet épisode ? En pratique, l’épiscopat canadien est divisé sur la question des ministères exercés par les femmes. Quelques évêques, particulièrement au Québec, sont alors plus « disponibles » pour discuter avec les femmes de leur diocèse, que ce soit par obligation (besoin de préserver cette main-d’œuvre qualifiée), par conviction (conscience des ravages du sexisme44) ou par sens politique (crainte de la perte de crédibilité de l’Église dans le monde). Les autres évêques sont plutôt réfractaires à ce qui est reçu comme une intrusion des femmes dans leurs prérogatives. Ils ne veulent pas nommer un groupe de travail « officiel » qui va par la suite avoir la légitimité requise pour exercer son « agentivité » et les interpeller directement sur les ministères des femmes. L’organisation cléricale hiérarchique et monocéphale, par définition non-démocratique, a permis aux autorités ecclésiales de résister aux demandes de changement, mais elle a aussi contribué directement à la paralysie de cette institution. En 1984, le cléricalisme, 43. Voir le texte des résolutions amendées par la CECC dans Annine P, « 30 ans déjà ! », dans Femmes et Ministères, 25 octobre 2014 [http://femmes-ministeres. org/?p=2356] (consulté le 3 novembre 2018). 44. Un an plus tôt, au Synode des évêques tenu à Rome sur le thème de la réconciliation, le cardinal Vachon avait invité ses collègues à reconnaître « les ravages du sexisme et leur appropriation masculine des institutions ecclésiales et de tant de réalités de la vie chrétienne ». Voir Louis-Albert V, « La réconciliation hommes et femmes dans l’Église », dans Femmes et Ministères, 30 octobre 1983 [http://femmes-ministeres.org/?p=826] (consulté le 3 novembre 2018).
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défendu par l’aile conservatrice majoritaire, l’a emporté et la solidarité épiscopale est restée sauve. Par ailleurs, l’agentivité des femmes du Comité ad hoc a sévèrement été mise à mal45. Une stratégie souvent utilisée par les femmes en Église consiste à formuler des recommandations qui n’indisposeront pas l’épiscopat, mais qui ont pour effet de ratatiner leurs aspirations. La performativité par « petits pas » où les femmes tempèrent leur imaginaire semble non seulement inefficace mais ne peut-elle pas potentiellement produire des effets pervers comme une aliénation plus grande des demanderesses? Force est de constater que les évêques, unis dans un corps symboliquement soudé par l’ordination épiscopale, malgré les « sympathies » que certains éprouvent pour les revendications des femmes, peuvent difficilement se distancer de leur corps d’attache premier. D’où l’inévitable cléricalisme généré par une structure de pouvoir hiérarchique à la fois cléricale, mâle, célibataire, monocéphale, sacralisée et non-démocratique. Le changement requiert la déconstruction de cette pyramide solidement tissée depuis des siècles, qui montre aujourd’hui non pas quelques fissures facilement plâtrables mais de véritables fractures annonciatrices de séismes majeurs. En 1986, dans le cadre de l’Assemblée des évêques du Québec (AEQ), deux journées d’études sur le mouvement des femmes et l’Église rassemblent, à Montréal, 60 femmes et 29 des 35 évêques du Québec46. Cet événement inédit est dû à la détermination d’une poignée de femmes, dont Gisèle Turcot, sœur du Bon-Conseil, membre fondatrice de Femmes et Ministères, qui a exercé quelques années auparavant la fonction de secrétaire générale de cette Assemblée. Elle a une compréhension approfondie de l’AEQ, tant au niveau de son fonctionnement que de ses membres. La rencontre vise à faire vivre à tous les participants et à toutes les participantes une expérience de partenariat47 et à cerner, dans le sillage des 45. En comparaison, la même année, le 21 janvier 1984, j’ai assisté, à l’Abbaye de Westminster de Londres, à un service eucharistique pour célébrer l’espérance qu’advienne l’ordination des femmes en Angleterre (ce qui se fera en 1994) et commémorer le quarantième anniversaire de la première ordination d’une femme prêtre anglicane qui avait eu lieu à Macao pendant la guerre. Dix-neuf évêques de l’Église anglicane ont assisté à cette célébration. Des évêques qui prient avec la communauté des baptisés pour qu’advienne l’ordination des femmes, c’est ce qui s’apparente à une autre ecclésiologie ! Voir Carole D, « Hope for Women Priests », The Sunday Telegraph, 22 janvier 1984, p. 3. 46. J’y étais. Voir l’analyse de Monique H et Marie-Andrée R, « Un Prince, des Seigneurs et les roturières », dans L’autre Parole 30 (1986), 21-26 [http://www.lautreparole. org/wp-content/uploads/2010/09/1988_09_0009p_1986n30.pdf] (consulté le 3 novembre 2018). 47. Ce terme me laisse un peu dubitative, mais c’est celui mis de l’avant par les organisatrices. C’est un terme couramment utilisé, au cours de cette période, par les femmes
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transformations opérées par le mouvement des femmes, des pistes d’action pour l’Église du Québec. Un choix audacieux : l’historienne féministe Micheline Dumont est la principale conférencière invitée de l’événement. Pendant la rencontre, il n’est pas question de l’accès des femmes au sacerdoce, mais, en fin de parcours, quand des recommandations sont formulées en ateliers puis votées en assemblée à main levée, il y en a une qui traite spécifiquement de l’ordination des femmes. Il s’agit d’un vote indicatif qui ne lie par l’épiscopat. La recommandation se lit comme suit : « que l’A.E.Q. reste vigilante et ouverte à la question de l’ordination des femmes et qu’elle porte cette question jusqu’à Rome48 ». Bref, il s’agit d’une recommandation très générale et pas trop contraignante. Mais j’ai pu observer que bon nombre d’évêques, au moment du vote, se sont abstenus. Une célébration eucharistique a lieu la deuxième journée et a probablement fait l’objet d’une négociation serrée entre les organisatrices et l’épiscopat. Un seul évêque célèbre, les autres ayant accepté de faire partie de l’assemblée. L’homélie est prononcée à deux voix, par un évêque, Jean-Marie Fortier, et par une femme, Rolande Parrot. Pour les évêques, ce partage de la parole et du pouvoir d’enseignement constitue sans doute un vrai compromis. Des femmes donnent la communion et des évêques communient de la main de femmes, ce qui représente aussi une forme de révolution symbolique et liturgique. Que dire de cet événement trentedeux ans plus tard ? Il est aujourd’hui inimaginable, compte tenu de la composition actuelle de l’épiscopat et de la dynamique qui prévaut entre les femmes et les évêques. En 1986, ces efforts de dialogue me sont apparus bien timorés et, je crois qu’ils l’étaient. Mais c’est sans doute lors de cet événement que l’épiscopat québécois est allé le plus loin en matière de discussion avec les femmes. Aujourd’hui, le fossé entre les femmes et les évêques s’est davantage creusé et une telle rencontre n’aurait tout simplement pas lieu. Avançons, en arrière ? Le 15 août 1988, le pape Jean-Paul II publie sa lettre apostolique Mulieris Dignitatem sur la dignité et la vocation de la femme49. Cette lettre apostolique, véritable exaltation de la femme Mère, de la femme Épouse, en Église désireuses de changement, mais qui ne fait pas nécessairement l’objet d’une définition claire et partagée. Ayant bien cerné la résistance romaine en ce qui a trait à l’accès des femmes aux ministères, elles se sont appliquées à ce que les multiples engagements et contributions des femmes en Église soient vécus positivement, sous le signe de l’égalité hommes-femmes – d’où, je crois, le terme « partenariat ». Mais là où le bât blesse, c’est que l’égalité entre les hommes clercs et les femmes laïques demeure une fiction. 48. H – R, « Un Prince, des Seigneurs et les roturières » (n. 46), p. 24. 49. J-P II, « Mulieris Dignitatem. Lettre apostolique sur la dignité et la vocation de la femme », dans Vatican, 15 août 1988 [http://w2.vatican.va/content/john-paul-ii/fr/
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de la femme Vierge, constitue en même temps un solide carcan qui cherche à encadrer l’ensemble de la vie des femmes et à les définir dans leur sexe et leur genre. Le contrôle et l’enfermement des femmes passent par la glorification de celles qui se conforment au discours normatif, ce qui a pour effet de dénigrer celles qui le transgressent. Dans cette apologie du féminin, Jean-Paul II rappelle son refus de l’ordination des femmes en reprenant les arguments de son prédécesseur à l’effet que le Christ n’a pas choisi de femmes apôtres et que le prêtre agit in persona Christi. Il prolonge sa réflexion en se servant de la symbolique de l’Épouse exaltée, qu’il a mise de l’avant un peu plus tôt dans son texte. La femme, Épouse magnifiée, devient figure de l’Église. Cette Épouse-Église a pour fonction d’accueillir l’acte rédempteur du Christ-Époux accompli par l’homme prêtre et non d’accomplir elle-même cet acte rédempteur qu’est l’eucharistie. Il écrit ceci : Dans l’Eucharistie s’exprime avant tout sacramentellement l’acte rédempteur du Christ-Époux envers l’Église-Épouse. Cela devient transparent et sans équivoque lorsque le service sacramentel de l’Eucharistie, où le prêtre agit « in persona Christi », est accompli par l’homme. C’est là une explication qui confirme l’enseignement de la Déclaration Inter Insigniores, publiée sur mandat de Paul VI pour répondre aux interrogations suscitées par la question de l’admission des femmes au sacerdoce ministériel50.
Ce discours, à forte teneur symbolique, ne sert pas qu’à faire l’apologie de certaines femmes (épouses, mères, vierges) ; il inscrit une dualité irrépressible entre les sexes et une division sexuelle hiérarchisée du travail religieux. Il sacralise en quelque sorte l’impuissance des femmes en les rendant incapables d’accomplir l’acte rédempteur qu’est l’eucharistie. En 1989, la collective de femmes chrétiennes et féministes L’autre Parole se prononce et dit « Oui à l’ordination des femmes51. » Publié treize ans après la fondation de L’autre Parole52, ce texte que j’ai cosigné est le fruit d’une réflexion collective. Voici quelques extraits qui rendent compte des principaux arguments mis de l’avant : apost_letters/1988/documents/hf_jp-ii_apl_19880815_mulieris-dignitatem.html] (consulté le 3 novembre 2018). 50. Ibid., paragraphe 26. Souligné dans le texte. 51. Monique H – Marie-Andrée R, pour le collectif L’autre Parole, « Oui à l’ordination des femmes », dans L’autre Parole 43 (1989), 3-8. 52. La Collective a constamment manifesté de l’intérêt pour cette question mais a toujours refusé d’en faire son principal objet de revendication. Définie comme chrétienne et féministe, la Collective entend intervenir dans l’Église comme dans la société et se considère partie prenante du mouvement des femmes. Elle s’applique à déconstruire le discours patriarcal chrétien et travaille à la production de discours et de rituels alternatifs chrétiens.
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- Le refus de reconnaître publiquement le rôle et l’apport des femmes dans l’Église consacre leur invisibilité et continue de faire apparaître cette situation comme découlant d’un ordre naturel des choses. […] Nous ne voulons pas promouvoir un sacerdoce proprement féminin à partir de qualités qui seraient intrinsèquement féminines. Nous ne croyons ni à un sacerdoce masculin, ni à un sacerdoce féminin. Pour nous, il ne devrait y avoir qu’un ministère ecclésial accompli par des femmes ou des hommes qui sont des sujets sexués dans l’histoire. […] Même si l’avènement de l’ordination des femmes n’offre pas de garantie absolue du renouvellement ecclésial, nous pensons qu’il favoriserait, à tout le moins, la réalisation de l’Église de notre espérance. […] Notre revendication s’appuie sur l’attitude libre, interpellante, dérangeante de Jésus. Dans son Évangile, Il nous a enseigné que si notre justice ne surpassait celle des faiseurs de loi, nous n’entrerions pas dans le Royaume des Cieux. Les femmes demandent justice. Seront-elles entendues ?53
Cette prise de position cherche à désexiser le sacerdoce (pas de ministère proprement féminin ou masculin) et à le décléricaliser (un ministère ecclésial et non pas une caste sacerdotale). Elle apparaît imprégnée de la rhétorique féministe matérialiste qui cible l’occultation des femmes et la naturalisation de cette situation par l’ordre patriarcal. Elle se tient loin des perspectives essentialistes, ce qui privilégierait des ministères proprement féminins. La vision du sacerdoce ainsi mise de l’avant a plus d’affinités avec le pastorat protestant axé sur le service à la communauté et avec les enseignements évangéliques qu’avec le sacerdoce catholique axé sur le pouvoir sacramentel comme source de salut. Les discours de Paul VI et de Jean-Paul II semblent volontairement tenus à distance, même s’ils ont été répétés fréquemment au cours de cette décennie. En même temps, les auteures ne se leurrent pas sur l’avenir de cette revendication. Dans un texte sur les revendications des femmes dans l’Église, j’écrivais la même année, à propos des ministères : il s’agit d’« un dossier à suivre mais qui ne devrait pas connaître de développements significatifs au cours des prochaines années. Les “études en profondeur” (sic!) sur cette question devraient se poursuivre 54». Trente ans plus tard, une commission romaine est toujours à l’œuvre pour étudier le diaconat pour les femmes. En 1989, au sein de la collective L’autre Parole, des voix dissidentes s’interrogent même sur la pertinence pour les femmes d’accéder au sacerdoce. À ce chapitre, la posture d’Yvette Laprise est exemplaire. Pour elle, 53. H – R, « Oui à l’ordination des femmes », p. 5, 6, 8 (n. 51). 54. Marie-Andrée R, « Les revendications des femmes dans l’Église », dans Monique D et Marie-Andrée R (dir.), Souffles de femmes. Lectures féministes de la religion, Montréal, Éditions Paulines, 1989, 29-72, p. 42.
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le combat devrait être mené non pas pour obtenir l’accession des femmes au sacerdoce ordonné mais plutôt en vue de l’abolition des ministères ordonnes, ce qui ne s’oppose en rien à l’existence de ministères reconnus essentiels à toute institution. Que peut-on, en effet, escompter d’un accès des femmes au sacerdoce ordonné ? La distribution des rôles sera modifiée mais les figures du sacré seront-elles pour autant touchées et l’univers de la discrimination qui, pour n’être plus sexuel, sera-t-il aboli55 ?
Avec Yvette Laprise, les questions centrales du sexisme et du cléricalisme imprégnant les ministères ordonnés sont plus radicalement posées et interpellent fortement nos postures actuelles concernant le débat sur le diaconat pour les femmes. J’y reviendrai dans la conclusion. 1.3 Les années 90 Au cours de cette décennie, Jean-Paul II est toujours en poste et son influence se fait de plus en plus sentir sur l’Église québécoise, notamment en ce qui a trait à la dynamique des rapports entre hommes-clercs et femmes laïques. Du côté de la société civile, en avril 1990, 3,500 femmes célèbrent, par un immense rassemblement, le cinquantième anniversaire de l’obtention de leur droit de vote au provincial : les 50 heures du féminisme. En 1992, sur le thème « Pour un Québec féminin pluriel », plus de mille femmes se rencontrent à l’invitation de la Fédération des femmes du Québec pour définir un projet féministe de société pleinement ouvert à la diversité. En 1995, la fameuse marche Du pain et des roses rassemble 850 femmes qui marchent plus de 200 kilomètres pour rejoindre la capitale et revendiquer auprès du gouvernement des changements majeurs pour l’amélioration des conditions de vie des femmes. La doyenne des marcheuses, Christiane Sibilotte, est une pharmacienne, militante féministe, religieuse auxiliatrice de 79 ans ! En 1997, le mouvement des femmes se donne un toit : la Maison Parent-Roback. C’est la décennie des « premières » : première femme astronaute québécoise dans l’espace, Julie Payette ; première femme directrice d’un grand quotidien, Lise Bissonnette ; première femme juge en chef de la Cour suprême, Beverly McLachlin ; première femme juge noire à la Cour du Québec, Juanita Westmoreland-Traoré ; première femme à la tête d’une nation autochtone au Canada, Jocelyne Gros-Louis. Bref, cette décennie en est une où les femmes sont mobilisées sur la place publique ; elles débattent de la diversité, font collectivement des gains et plusieurs d’entre elles accèdent pour la première fois à des fonctions importantes. 55. Yvette L, « Faut-il dire oui à l’ordination des femmes ? », dans L’autre Parole 43 (1989), p. 24 [http://collections.banq.qc.ca/ark :/52327/bs2317225] (consulté le 3 novembre 2018).
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Si bien des femmes en Église attendent toujours qu’une première d’entre elles célèbre l’eucharistie, elles optent pour une stratégie des petits pas, espérant que celle-ci leur permette d’accéder progressivement à une pleine reconnaissance de leur place en Église, et ce, dans un avenir pas trop lointain. Elles évitent les revendications intempestives qui peuvent indisposer l’épiscopat. C’est l’ère du discours sur le partenariat hommesfemmes dans l’Église. Pourtant, en 1993, un sondage commandé par le journal La Presse et la chaîne de télévision TVA à la maison de sondage SOM Inc. révèle que la population québécoise est massivement favorable à l’ordination des femmes dans une proportion de 77%. Même chez les catholiques pratiquants (5 à 50 fois/an), le taux atteint 76% et, chez les très pratiquants (51 fois et +/an), 56% se disent favorables à l’ordination des femmes56. Ce sondage contredit avec éloquence ceux qui soutiennent que les catholiques « ordinaires » ne sont pas prêts à accepter les femmes prêtres, faisant ainsi porter sur les épaules de ces derniers la misogynie romaine. Le 22 mai 1994, le couperet tombe57. Dans sa lettre apostolique Ordinatio Sacerdotalis, Jean-Paul II reprend les mêmes arguments traditionnels de ses prédécesseurs : le Christ n’a choisi que des hommes pour apôtres, l’Église, au cours de son histoire, a fait de même et le Magistère a constamment soutenu que l’exclusion des femmes du sacerdoce était en accord avec le plan de Dieu. Jean-Paul II affirme « que l’Église n’a en aucune manière le pouvoir de conférer l’ordination sacerdotale à des femmes et que cette position doit être définitivement tenue par tous les fidèles de l’Église58 ». Le 28 octobre 1995, le préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi, Joseph Ratzinger, décrète même solennellement clos le débat sur l’ordination des femmes avec interdiction formelle de revenir sur le sujet59. Ce coup de force romain, que l’on peut qualifier d’autoritaire, constitue un point tournant dans le dossier de l’ordination des femmes ; 56. La Presse, 4 avril 1993, p. A11 ; sondage commandé à la maison Som Inc, Étude sur le sacerdoce des femmes, Rapport présenté aux commanditaires du sondage : La Presse-TVA, mars 1993, Question 7A. 57. On se rappelle que l’ordination des premières femmes prêtres dans l’Église d’Angleterre a eu lieu le 12 mars 1994 et que cet événement historique a certainement ravivé l’espoir de nombreuses femmes catholiques. 58. J-P II, « Ordinatio sacerdotalis. Lettre apostolique sur l’ordination sacerdotale exclusivement réservée aux hommes », dans Vatican, 22 mai 1994 [https://w2. vatican.va/content/john-paul-ii/fr/apost_letters/1994/documents/hf_jp-ii_apl_19940522_ ordinatio-sacerdotalis.html] (consulté le 3 novembre 2018). 59. Joseph R, C L , « Réponse à un doute sur la doctrine de la Lettre apostolique Ordinatio sacerdotalis », dans Vatican, 28 octobre 1995 [http://www.vatican.va/roman_curia/congregations/cfaith/documents/rc_ con_cfaith_doc_19951028_dubium-ordinatio-sac_fr.html] (consulté le 3 novembre 2018).
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il continue de creuser un fossé entre l’Église romaine et les femmes, de même qu’avec la société civile occidentale, et il surdétermine les pratiques et discours des femmes en Église des 25 années suivantes. Tandis que Rome s’applique à réaffirmer son autorité et à soumettre les récalcitrantes et leurs supporters, des femmes et leurs alliés vont poser divers gestes de résistance. Ces gestes peuvent être saisis comme autant de manifestations de leur agentivité, comprise à la fois comme capacité de s’autodéterminer et capacité de déjouer les normes à travers des processus de resignification. Mais au total, au moment de signer ces lignes, force est de reconnaître qu’Ordinatio Sacerdotalis a eu un impact considérable sur le devenir des femmes en Église, freinant radicalement la reconnaissance de leur égalité et les maintenant dans un statut de baptisées de troisième classe60. Plusieurs facteurs expliquent cet impact, mais je m’attarde sur l’un d’eux : la réception que les principaux acteurs concernés ont réservée aux prescriptions du Magistère. Sous les pontificats de Jean-Paul II et de Benoît XVI, l’épiscopat québécois et canadien, au fil des nominations, est progressivement devenu plus frileux à entrer en dialogue avec les femmes et s’est, de fait, conformé aux prescriptions romaines plus contraignantes. Les femmes en Église ont ainsi perdu les quelques évêques « alliés » qu’elles avaient dans les années 70 et 80. Ces femmes ont aussi assimilé de différentes manières les contraintes associées à Ordinatio Sacerdotalis. Selon leur statut dans l’Église et l’emploi qu’elles y détiennent ou non, selon leur rapport avec les figures d’autorité cléricale et le degré de sacralité qu’elles associent ou non à ces figures, selon leur soif d’émancipation et les outils qu’elles détiennent pour étancher cette soif, les femmes ont plus ou moins fortement intériorisé les contraintes romaines, affirmant ainsi, à des degrés divers, leur agentivité. Examinons les « suites » d’Ordinatio Sacerdotalis. Dès la fin d’août 1994, Femmes et Ministères parvient à mobiliser 2000 signatures pour la publication d’une lettre dans le journal Le Devoir, qui appuie leur requête présentée au président de la Conférence des évêques catholiques du Canada (CECC), Mgr Jean-Guy Hamelin. Dans cette requête où elles font leurs les paroles du dominicain Marie-Dominique Chenu : « obéir, c’est aussi résister », elles demandent « à la CECC de prendre les dispositions nécessaires afin d’assurer la poursuite des recherches sur la participation des femmes à la vie, à la mission et aux ministères ecclésiaux quels qu’ils soient61 ». Par ailleurs, en consultant le site web de Femmes et 60. La première classe étant réservée au corps clérical, la deuxième aux hommes laïcs. 61. « 2000 catholiques à leurs évêques : la recherche sur l’ordination des femmes doit se poursuivre », Femmes et Ministères, Le Devoir, le jeudi 25 août 1994, p. A5.
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ministères, on constate que ce groupe n’a pas attendu la CECC pour poursuivre ses propres recherches sur les ministères62 ! Le 25 septembre 1994, dans le journal La Presse, paraît, sous le titre « Les évêques du Québec priés de procéder à des ordinations63 », la réaction de L’autre Parole à Ordinatio Sacerdotalis. Dans ce texte, la collective signifie son opposition catégorique aux « propos rétrogrades et antidémocratiques » de la lettre apostolique et considère que, par « son entêtement misogyne, le magistère a perdu beaucoup de sa crédibilité ». Face à ce sexisme intolérable, la collective appelle à des pratiques de transformation radicale, d’où l’invitation qui est faite aux évêques du Québec de poser un geste prophétique en ordonnant des femmes qui sont présentées par leur communauté chrétienne. Évidemment, cette invitation sera laissée sans réponse. Le texte se termine ainsi :« il nous semble que l’obstination du magistère à ne pas reconnaître la capacité des femmes à gérer le sacré ne peut-être qu’une incitation à explorer des pistes alternatives pour continuer de partager [le pain et le vin]dans un esprit de communauté de disciples égaux ». Cette dernière phrase est importante. L’autre Parole invite les catholiques à explorer des pistes alternatives pour partager ensemble le pain et le vin, et laisse entendre qu’elle le fait elle-même. Elle suggère de ne pas se soumettre aux directives romaines en transgressant les règles canoniques qui ne reconnaissent qu’au prêtre la capacité de faire mémoire de Jésus. Fait à signaler, dans la version du texte parue dans La Presse, n’apparaissent pas les 5 mots mis plus haut entre parenthèses, « le pain et le vin », et qui se retrouvent bien dans la version publiée dans le no 63 de la revue de L’autre Parole ! Constater cette omission 25 ans plus tard me trouble. Qui a fait et pourquoi cette omission « stratégique »? Je n’ai pas de réponse. Après ces tollés, un certain silence s’installe pour une dizaine d’années sur la question de l’ordination des femmes ; les évêques s’en tiennent loin et les femmes s’investissent dans d’autres dossiers. Ce silence ne signifie pas pour autant un acquiescement aux propos romains, mais traduit certainement une profonde lassitude. À Femmes et ministères, la question du partenariat en Église revient en force et est alimentée par des travaux comme ceux d’Yvonne Bergeron, 62. Voir le site web de Femmes et Ministères, qui présente une documentation riche et diversifiée sur les ministères [http://femmes-ministeres.org] (consulté le 3 novembre 2018). 63. érèse H – Marie-Rose M – Marie-Andrée R, pour le collectif L’autre Parole, « Les évêques du Québec priés de procéder à des ordinations », La Presse, 25 septembre 1994, p. B2. Ce texte est aussi paru dans la revue L’autre Parole, sous le titre « L’autre Parole pour l’ordination des femmes », 63 (1994), 4-5.
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Lise Baroni, Pierrette Daviau et Micheline Laguë64 . En 1996, a lieu à l’Université Laval, à l’invitation du Comité des affaires sociales de l’Assemblée des évêques du Québec, un Symposium sur le partenariat pour faire le point sur les fondements théologiques, bibliques et anthropologiques du partenariat entre les hommes et les femmes dans l’Église ; les actes de ce Symposium sont publiés l’année suivante65. Puis, un guide d’utilisation des Actes du Symposium, Des outres neuves pour un vin nouveau66, est préparé par Céline Girard ; il propose diverses démarches d’animation pour développer une culture partenariale en Église. Bref, on observe un investissement massif pour fonder, développer et légitimer une culture partenariale dans l’Église. En 1998, dans le cadre des travaux du Synode du diocèse de Montréal67, le cardinal Turcotte a accepté qu’une proposition soit votée au sujet du sacerdoce des femmes. Elle se lit comme suit : « Que l’Évêque accueille la demande de ceux et de celles qui veulent que les femmes puissent accéder à l’ordination presbytérale ». La proposition a obtenu 66,33% des voix alors qu’elle aurait eu besoin de 66,67% des voix pour passer aux deux tiers68 et être promulguée. Le cardinal Turcotte a quand même promis d’en faire part aux autorité ecclésiales69. Ce geste semble banal mais, dans un contexte d’interdit romain, il prend une autre connotation. À tout le moins, le cardinal indique-t-il qu’il entend ce que les fidèles de son diocèse lui signifient. 1.4 Les années 2000 Au cours des 19 années suivantes, le mouvement des femmes québécois se transforme. Il continue de faire des acquis et gagne en profondeur en s’internationalisant et en intégrant mieux les revendications des femmes 64. Yvonne B, Partenaires en Église, Femmes et hommes à part égale, Montréal, Éditions Paulines, 1991 ; Lise B – Yvonne B – Pierrette D – Micheline L, Voix de femmes, voies de passage, Montréal, Éditions Paulines, 1995. 65. En collaboration, Pleins feux sur le partenariat en Église, Actes du symposium, Montréal, Éditions Paulines, 1997. 66. Céline G, Des outres neuves pour un vin nouveau, Montréal, Éditions Paulines, 1997. 67. Données recueillies sur le site de Margo G-P, « Synode diocésain. Orientations pastorales promulguées par M. le Cardinal Jean-Claude Turcotte, archevêque de Montréal », dans Inter Insigniores, 1998 [http://www.interinsigniores.com/propositionsdu-synode-de-montreacuteal-1998.html] (consulté le 3 novembre 2018). 68. Une ou 2 voix supplémentaires auraient sans doute mené à la majorité requise. 69. Mathieu P, « Cardinal Turcotte : un charisme mis à rude épreuve », La Presse, 24 mars 2012 [http://www.lapresse.ca/actualites/national/201203/24/01-4508973cardinal-turcotte-un-charisme-mis-a-rude-epreuve.php] (consulté le 3 novembre 2018).
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autochtones. Ainsi, en 2000, la Marche mondiale des femmes contre la pauvreté et les violences faites aux femmes, propulsée par des Québécoises, a rassemblé des milliers de femmes au Québec et à travers le monde et leur a donné une représentation plus forte d’elles-mêmes et de leurs engagements féministes. Bien des féministes catholiques et des communautés religieuses féminines se sont impliquées dans ce vaste mouvement de solidarité et ont contribué à son succès; mais elles ont dû affronter l’opposition virulente de catholiques conservateurs70. En 2005, la légalisation du mariage entre conjoints de même sexe est reçue comme une avancée qui donne accès à des droits égaux aux personnes homosexuelles, mais elle constitue une autre occasion de friction avec l’Église catholique. En 2006, la loi sur l’équité salariale porte enfin fruits : 10 ans après son adoption, 360,000 femmes reçoivent un ajustement salarial. En 2007, pour la première fois de l’histoire du Québec, le conseil des ministres est composé d’un nombre égal de femmes et d’hommes. À compter de 2011, le Réseau québécois en études féministes (REQEF) rassemble la majorité des forces vives féministes des milieux universitaires. En 2012, Pauline Marois devient la première femme première ministre au Québec. En 2013, le Forum des États généraux de l’action et de l’analyse féministes mobilise plus de 800 femmes à Montréal et traduit bien la volonté du mouvement des femmes de faire advenir un projet féministe de société71. En 2015, à l’initiative du REQEF et de l’IREF, a lieu à l’UQAM le septième congrès international des recherches féministes dans la francophonie (CIRFF), qui rassemble plus de 1200 congressistes d’une centaine de pays et où se tiennent notamment des colloques qui traitent des rapports entre femmes et religions72. En 2015, dans le sillage de l’Église d’Angleterre qui avait procédé en 2014 à l’ordination de la première femme évêque, la révérende Libby Lane, l’Église épiscopalienne du grand diocèse de Montréal élit sa première femme évêque, la révérende Mary Irwin-Gibson. Le fossé se creuse donc entre l’Église épiscopalienne, qui ordonne des femmes prêtres au Canada depuis 1976, et l’Église catholique, qui résiste même au diaconat pour les femmes. En 2016, les anniversaires se multiplient. Tandis que la Fédération des femmes du Québec (FFQ) et l’Association féminine 70. Voir à ce sujet l’excellent article de Carolyn S, « La participation chrétienne à la Marche mondiale des femmes », dans Femmes et Ministères, 15 septembre 1999 [http:// femmes-ministeres.org/?p=375#more-375] (consulté le 3 novembre 2018). 71. F Q, « États généraux de l’action et de l’analyse féministes », 2011-2013 [http://www.ffq.qc.ca/luttes/etats-generaux/a-propos] (consulté le 3 novembre 2018). 72. Dont le colloque « Penser, créer, agir les féminismes dans le champ religieux » tenu sous la responsabilité d’Anne Létourneau et de Marie-Andrée Roy.
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d’éducation et d’action sociale (AFEAS) célèbrent leur cinquantième anniversaire, les Éditions du remue-ménage et la collective L’autre Parole célèbrent leur quarantième anniversaire. Tandis que les unes peuvent commémorer les progrès accomplis pour l’égalité de droit et de fait des femmes dans la société, les autres doivent observer non seulement les piétinements mais aussi les reculs en ce qui a trait à la situation des femmes dans l’Église catholique73. Bref, quand on examine la situation des femmes catholiques, on observe non seulement un écart de plus en plus grand avec celle de l’ensemble des femmes dans la société mais également avec celle des femmes des autres églises chrétiennes. De plus, les obstacles à l’intérieur de l’Église semblent se multiplier, générant un sentiment de constant recul et de décalage croissant avec le monde moderne. Au cours de cette période, on observe aussi une importante attrition des populations étudiantes dans les facultés de théologie et notamment des femmes. En 2005, après plus de 26 ans de pontificat, Jean-Paul II décède et son principal bras droit en matière de préservation de l’intégrité de la doctrine, le cardinal Josef Ratzinger, lui succède et prend le nom de Benoît XVI. Il reste en poste 8 ans avant de démissionner en 2013 et d’être remplacé par le pape François. La question des ministères ordonnés pour les femmes ne cesse de hanter ces trois pontificats. En 2002, les premières ordinations de femmes prêtres (7) ont lieu sur le Danube74; elles seront suivies par l’ordination de femmes prêtres et diacres sur le Rhône et sur le Saint-Laurent en 2005, sur le lac Constance en 200675. Marie Évans Bouclin, franco-ontarienne, se fait ordonner prêtre en 2007 puis évêque en 2011 par la Roman Catholic Woman Priest (RCWP), une organisation non reconnue par Rome. La première Québécoise, Linda Spear, est ordonnée prêtre à Sutton en 2010 dans le cadre d’une cérémonie présidée par la même organisation76. En 2013, le journal Le Monde estimait à 99 le nombre de femmes ordonnées prêtres 73. Voir à ce sujet mes articles, « Combat pour l’espérance », dans L’autre Parole 132 (2012), 28-36 et « Une Église avortée, une autre à faire renaître », dans L’autre Parole 100 (2004), 29-33. 74. Jean-François M, « Catholicisme : controverse autour de l’ordination sacerdotale de sept femmes sur le Danube », dans Religioscope, 22 juillet 2002 [https://www. religion.info/2002/07/22/ordination-sacerdotale-de-sept-femmes-sur-le-danube/] (consulté le 3 novembre 2018). 75. Monique D, « Ordination de femmes sur des fleuves », dans L’autre Parole 111 (2006), 7-9. 76. Valérie S, « Une première Québécoise ordonnée prêtre », dans La Presse, 9 octobre 2010 [https://www.lapresse.ca/actualites/national/201010/09/01-4331185-unepremiere-quebecoise-ordonnee-pretre.php] (consulté le 3 novembre 2018).
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à travers le monde77. Ce mouvement, significatif pour l’égalité des sexes, traduit bien la détermination de femmes à exercer pleinement leur agentivité sacerdotale et à faire changer l’institution catholique. Ce mouvement semble cependant s’essouffler. Même si toutes ces ordinations se sont faites dans le strict respect du rituel romain de l’ordination sacerdotale, toutes les femmes ordonnées ont été excommuniées de facto et leur ordination est considérée illicite et non valide. Et, pour ajouter l’insulte à cet interdit, Rome, dans un même décret promulgué en mai 2010 sur les « délits graves », a modifié le Droit canon pour être en mesure de traiter plus rapidement et plus sévèrement les prêtres pédophiles et… pour rappeler que toute tentative d’ordonner une femme constitue pour l’Église un délit grave contre le sacrement78. Cette terrible association, dans un même décret disciplinaire, de la pédophilie et de l’ordination des femmes donne la mesure de la violence symbolique dont est capable Rome et de son opposition viscérale à reconnaître les femmes comme des personnes aussi « sacrées » que les hommes devant Dieu. En octobre 2006, s’est tenu à la Maison Bellarmin (Montréal) un colloque de deux jours sur le thème : « L’accès des femmes aux ministères ordonnés : une question non réglée ! ». Ce colloque, qui a réuni 130 personnes, a été organisé par le Centre justice et foi en partenariat avec le Centre St-Pierre, le réseau Femmes et Ministères et la collective L’autre Parole. Des forces vives du catholicisme progressiste se sont alliées pour signifier que, malgré l’interdit « officiel », des recherches et des expérimentations se poursuivent sur cet enjeu central79. Deux évêques « retraités » ont assisté discrètement à cet événement et la tension était palpable : les directives romaines continuaient de peser sur eux. L’équipe organisatrice de ce colloque, surnommée le Comité des partenaires, qui a, au cours de cette période, organisé différentes activités pour maintenir ouvert le débat sur l’ordination des femmes, a cessé ses activités quelques années plus tard, considérant que la situation était complètement bloquée et n’intéressait pas les jeunes générations. 77. Sébastien V – Valérie D, « Femmes en soutane », dans Le Monde, 27 septembre 2013 [https://www.lemonde.fr/m-actu/article/2013/09/27/femmes-en-soutane_ 3485008_4497186.html] (consulté le 3 novembre 2018). 78. Lisa-Marie G, « Le “délit grave” de l’ordination des femmes. Le Vatican suscite indignation et peine », dans Le Devoir, 17 juillet 2010 [https://www.ledevoir.com/ societe/292786/le-delit-grave-de-l-ordination-des-femmes-le-vatican-suscite-indignationet-peine] (consulté le 3 novembre 2018). 79. L’équipe organisatrice n’a pas ménagé ses efforts pour rendre accessibles l’ensemble des communications présentées dans le cadre de ce colloque [https://cjf.qc.ca/wp-content/ uploads/userfiles/COMMUNIQUE_DVD.pdf] (consulté le 3 novembre 2018).
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À l’occasion de ce fameux colloque, un numéro de la revue L’autre Parole a été publié sur le thème « Eucharistie et sacerdoce » ; y a été réaffirmée l’importance de l’accès des femmes au sacré. Ce numéro présente différentes approches de l’eucharistie telles que vécues par les femmes. La théologienne Denise Couture y propose une analyse, que je qualifierais de butlérienne, d’une réécriture féministe de la prière eucharistique. Elle conclut en disant : « Une fois la nouvelle cène créée, une fois qu’elle a été mise au monde, il se produit un changement. On ne demande plus si et pourquoi les femmes pourraient ou non avoir accès à la prêtrise. On se demande plutôt : comment en sommes-nous venues à entériner que les femmes soient exclues de la prêtrise et du rapport sacré et charnel au divin80 ? » Cette analyse permet de cerner la fécondité d’une agentivité performée plutôt que revendiquée. En 2007, la théologienne Pauline Jacob publie les résultats de sa recherche doctorale, Appelées aux ministères ordonnés81, où elle démontre clairement qu’un nombre significatif de femmes québécoises, compétentes, formées et disponibles se sentent appelées à exercer la prêtrise dans leur communauté. Cette membre active du groupe Femmes et Ministères, manifeste son engagement indéfectible pour la cause de l’ordination des femmes, contribue à la documenter solidement sur le site internet du groupe et publie des analyses fort stimulantes82. Elle constitue une référence incontournable dans ce débat au Québec. En octobre 2009, une lettre apostolique en forme de Motu Proprio de Benoît XVI, Omnium in menten, apporte de nouvelles modifications au Code de droit canonique83. Cette fois, l’exercice vise à bien distinguer le diacre du prêtre et de l’évêque, et à s’assurer que le diaconat n’est pas associé au premier degré de l’ordination sacerdotale. Jusqu’à cette date, l’article 1008 du Code de droit canonique considérait que le diacre, comme le prêtre et l’évêque, reçoit, par son ordination, les trois fonctions du ministère ordonné, soit l’enseignement, la sanctification et le gouvernement, qu’il 80. Denise C, « La cène féministe selon L’autre Parole », dans L’autre Parole 111 (2006), 22-25, p. 25. 81. Pauline J, Appelées aux ministères ordonnés, Montréal, Novalis, 2007. 82. Voir notamment sa conférence « L’accessibilité des femmes à tous les ministères, une porte cadenassée dans l’Église catholique? », publiée sur le site de Femmes et Ministères le 26 juin 2017 [http://femmes-ministeres.org/?p=4442#more-4442] (consulté le 3 novembre 2018). 83. B XVI, « Omnium in Mentem. Lettre apostolique en forme de Motu Proprio du souverain pontife Benoît XVI apportant des variations au code de droit canonique », dans Vatican, 26 octobre 2009 [http://w2.vatican.va/content/benedict-xvi/fr/apost_letters/ documents/hf_ben-xvi_apl_20091026_codex-iuris-canonici.html] (consulté le 3 novembre 2018).
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remplit in persona Christi. À compter d’octobre 2009, cette triple fonction est réputée réservée aux prêtres et aux évêques. Le diacre n’intervient plus in persona Christi, en la personne du Christ Chef ; il devient habilité à servir le Peuple de Dieu dans la diaconie de la liturgie, de la Parole et de la charité. Bref, il est un peu « réduit » à l’état laïc et son travail est en quelque sorte approprié par les détenteurs du sacerdoce. Cette nouvelle disposition est cruciale ; elle vient recadrer la structure hiérarchique sacerdotale qui avait été quelque peu perturbée par l’introduction du diaconat permanent pour les hommes à la suite du concile Vatican II. Cette disposition, marquée par le cléricalisme romain dominant, constitue aussi une disposition « préventive » à saveur sexiste ; les revendications continues des femmes pour les ministères ordonnés ont pu en inquiéter plus d’un et certains auront compris que l’Église ne pourra pas s’y objecter éternellement. En « désacerdotalisant » le diaconat, la structure sacerdotale est restée sauve et il est devenu possible, en cas de pression trop forte, d’offrir aux femmes le diaconat : un diaconat dépouillé de son pouvoir, si un tel pouvoir a jamais existé, un diaconat qui cadre bien avec les compétences féminines, un diaconat de « service ». En 2011, à l’occasion de la commémoration du 40e anniversaire de l’intervention du cardinal Flahiff au Synode de 1971, 200 personnes sont réunies à Québec pour entendre trois panélistes faire le point sur la question controversée de l’accès des femmes aux ministères ordonnés. Annine Parent synthétise les réactions de l’assistance à ce panel : Les écritures ont démontré une forte tension toujours persistante. D’un côté, un fort désir d’aller de l’avant, de continuer jusqu’à l’atteinte des objectifs concernant la reconnaissance effective des femmes en Église et, d’un autre côté, une certaine lassitude devant la lenteur des changements et le peu d’ouverture face aux changements qui s’imposent. A été exprimée une volonté avouée de contester ou de se rebeller devant le peu d’avancées des dernières années et l’inquiétude d’avoir à affronter ce mur infranchissable d’une Église patriarcale et insensible aux aspirations des femmes. La question était posée. Devons-nous continuer à investir au sein des structures ecclésiales ou faire des pas de côté, explorer de nouvelles pistes, poser des gestes de transgression84 ?
Cet extrait traduit certes une lassitude des personnes mais aussi un certain « ras-le-bol » à l’endroit des interdits romains. L’assistance, probablement composée d’une majorité de septuagénaires, aspire à des changements qui ont trop tardé. Mais passera-t-elle à l’action ; osera-t-elle transgresser ? L’aspiration à la rébellion énoncée ouvertement illustre la distance qui sépare de plus en plus Rome des communautés locales. 84. Annine P, « Des paroles d’espérance malgré la tourmente », dans Femmes et Ministères, 14 janvier 2012 [http://femmes-ministeres.org/?p=424#more-424] (consulté le 3 novembre 2018).
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En 2012, à l’occasion du synode sur l’évangélisation, le réseau Femmes et Ministères présente, sous la plume de Micheline Laguë, trois recommandations pour que les ministères du lectorat, de la Parole et du diaconat permanent soient ouverts aux femmes : 1) Que le ministère institué du lectorat soit ouvert aux femmes afin de reconnaître de façon officielle une fonction qu’elles exercent depuis longtemps au sein des communautés chrétiennes. 2) Que le ministère de la Parole, composante inhérente au ministère ordonné, soit aussi instauré comme un ministère institué. Des ministres non ordonnés (femmes et hommes) seraient ainsi habilités à prêcher, à expliquer et à commenter la Parole de Dieu dans le cadre de liturgies sacramentelles et non sacramentelles, nommément lors de célébrations dominicales en l’absence de prêtre. 3) Que le ministère du diaconat permanent soit ouvert aux femmes. La fonction de gouverner n’appartient pas à l’ordre diaconal, selon le motu proprio Omnium in mentum ; ce faisant, l’obstacle majeur « être un homme » tombe de lui-même et il ouvre ainsi la porte du diaconat permanent aux femmes85. La suite est prévisible. Les recommandations ne sont pas véritablement reçues par les pères synodaux, qui vont opter, une fois de plus, pour reconnaître les capacités spécifiques des femmes : « Les pasteurs de l’Église ont reconnu les capacités spécifiques des femmes, telles que leur attention aux autres et leurs dons pour l’éducation et la compassion, tout particulièrement dans leur vocation de mères86. » C’est un camouflet, à saveur essentialiste, de plus. Et que fait Micheline Lagüe, pour le Réseau de Femmes et Ministères ? Elle présente l’autre joue. Elle formule deux autres recommandations pour les évêques canadiens : au Canada, la mise sur pied d’une commission d’étude portant sur les ministères dans l’Église d’aujourd’hui (retour à la proposition formulée par le Comité ad hoc en 1984) et, à Rome, la convocation d’un synode extraordinaire portant sur les ministères ordonnés. Cet épisode constitue une illustration magistrale du dilemme qu’affrontent les femmes en Église : résister ou transgresser. Résister implique d’essuyer une multitude de rebuffades avant d’obtenir la moindre petite concession qui aura une portée très restreinte en matière de transformation ecclésiale, concession qui n’altère pas le cléricalisme de l’institution et si peu son sexisme. Cette résistance peut par ailleurs 85. Micheline L, « L’insoutenable timidité des évêques canadiens », dans Femmes et Ministères, 15 mai 2013 [http://femmes-ministeres.org/?p=798] (consulté le 3 novembre 2018). 86. Ibid.
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permettre une affirmation ecclésiale de femmes qui persistent malgré leurs blessures. Transgresser en se faisant ordonner prêtre, en revendiquant l’abolition de tous les ministères ordonnés, en réécrivant la prière eucharistique et en célébrant sans ministre ordonné ? Ces transgressions ouvrent la voie à l’excommunication et à la marginalisation mais aussi à une autre forme d’accomplissement personnel et de transformation ecclésiale. En 2015, Mgr Paul-André Durocher, archevêque du diocèse de Gatineau, présente au synode trois propositions qui donnent à penser qu’il a entendu les demandes de Femmes et Ministères : 1. Que ce Synode considère la possibilité d’octroyer à des hommes et des femmes mariés, bien formés et accompagnés, la permission de prendre la parole lors des homélies à la Messe afin de témoigner du lien entre la Parole proclamée et leur vie d’époux et de parents. 2. Qu’afin de reconnaître l’égale capacité des femmes d’assumer des postes décisionnels dans l’Église, ce Synode recommande de nommer des femmes aux postes qu’elles pourraient occuper dans la Curie romaine et dans nos curies diocésaines. 3. Enfin, concernant le diaconat permanent, que ce Synode recommande l’établissement d’un processus qui pourrait éventuellement ouvrir aux femmes l’accès à cet ordre qui, comme le dit la tradition, est orienté non ad sacerdotium, sed ad ministerium87. On comprendra que le discours de ce nouvel « allié » pour la place des femmes dans l’Église constitue un baume important pour toutes celles qui militent pour cette cause depuis plusieurs dizaines d’années et qu’il est source d’espoir pour une amélioration de leur condition. En août 2016, le pape François institue une Commission d’étude sur le diaconat féminin composée de 6 femmes et de 6 hommes et qui est présidée par Mgr Luis Ladaria Ferrer, alors secrétaire de la Congrégation pour la doctrine de la foi et devenu depuis son préfet. La Commission a reçu comme mandat d’étudier la question des diaconesses dans l’Église, « surtout concernant les premiers temps de l’Église88. » Nous ne connaissons pas encore les résultats des travaux de cette Commission, mais la question est la suivante : après avoir examiné 87. Mgr Paul-André D, Intervention de Mgr Paul-André Durocher au 3e jour du Synode (6.10.2015), dans Paroisse Saint-Joseph-de-Lévis, 7 octobre 2015 [http://www.sjdl. org/actualites/intervention-de-mgr-paul-andre-durocher-au-3e-jour-du-synode-6-10-2015/] (consulté le 3 novembre 2018). 88. K, « Le pape institue une commission d’étude sur le diaconat féminin » (n. 1).
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l’évolution de la question des ministères ordonnés pour les femmes dans l’Église au Québec depuis 1971 et sa mise en contexte avec la transformation de la société québécoise et du mouvement des femmes, que pensonsnous du diaconat pour les femmes ? Conclusion En réfléchissant à la question de l’accès des femmes aux ministères ordonnés à l’aide de la théorie de l’agentivité de Butler, on peut penser à deux cas de figure. Si l’Église propose aux femmes le même diaconat que les hommes, il n’y a pas d’essentialisme de genre, mais il y a normalisation de la fonction diaconale à partir de critères cléricaux (le Motu proprio Omnium in menten, 2009) et non ecclésiaux ; il y a donc cléricalisme. Si l’Église propose aux femmes un diaconat pensé pour elles, en fonction de leurs qualités dites féminines, il y a, en plus du cléricalisme, une forme d’essentialisme. Dans tous les cas, il y a domination (au sens wébérien du terme) des clercs sur les institués diacres, hommes et femmes, et il y a hiérarchisation des fonctions qui place les diacres au bas de l’échelle, où ils sont appelés à rester parce que le diaconat est, depuis 2009, une voie plafonnée. En définitive, pour les femmes, il y a sexage parce qu’il y a appropriation matérielle (de leur travail) et symbolique (leur exclusion du sacré) par la caste sacerdotale. Mais je dois dire que l’évolution de ma pensée, sur la question des ministères en général et sur celle du diaconat en particulier, doit beaucoup aux discussions que j’ai eues avec le petit groupe de L’autre Parole dont je fais partie, Vasthi, et à la relecture d’un article d’Yvette Laprise paru en 1989 dans la revue L’autre Parole. C’est elle qui aura le dernier mot avec cet extrait : Que peut-on, en effet, escompter d’un accès des femmes au sacerdoce ordonne ? La distribution des rôles sera modifiée mais les figures du sacre seront-elles pour autant touchées et l’univers de la discrimination qui, pour n’être plus sexuel, sera-t-il aboli ? L’ordination des femmes dans les conditions actuelles m’apparait une question piégée. Elle ne pourrait devenir une question clé que si elle conduisait à mettre en lumière une nécessaire désacralisation des ministères ordonnés et à poser le problème de l’ordination des hommes eux-mêmes. Alors nous aurions des ministères qui ne seraient que des services, dans le sens évangélique, sans sacralisation des personnes, ce qui ne peut arriver, à mon sens, qu’en ébranlant les structures existantes. Si le patriarcalisme est un mal, ni les hommes ni les femmes ne devraient accepter l’ordination dans ces structures sexistes de péché89. 89. L, « Faut-il dire oui à l’ordination des femmes? », p. 24.
DES FEMMES, ICÔNES DU CHRIST Pauline J
Les prêtres, icônes du Christ : un thème que plusieurs trouvent dépassé, mais que l’Institution ecclésiale catholique chérit particulièrement. D’où l’importance de s’y arrêter. L’Église catholique en fait en quelque sorte le noyau autour duquel gravite l’argumentation interdisant aux humains nés dans un corps de femme de représenter le Christ. Pour être icône du Christ dans l’Église catholique, la condition préalable est d’être de sexe masculin. Les femmes ne peuvent agir in persona Christi à cause de leur identité sexuelle. Parce que femmes, elles sont donc exclues des ministères ordonnés. Cette exclusion, fortement remise en question par plusieurs théologiennes et théologiens, s’appuie sur la conception romaine de la nature et du rôle des hommes et des femmes. La grille d’analyse qu’offre le genre et l’analyse du témoignage de celles qui ont perçu une invitation à suivre le Christ sur la voie de la prêtrise permettent d’éclairer cette problématique. Ces deux volets – genre et expérience des femmes – constituent le coeur de mon propos. 1. Genre et accessibilité des femmes à l’ordination La représentation du Christ par une femme demeure un obstacle majeur de la non-accessibilité des femmes aux ministères ordonnés. « Seul un homme baptisé reçoit validement l’ordination sacrée », est-il écrit dans le droit canon (canon 1024). Le coeur de l’argumentation romaine, une fois celle-ci « épurée », porte sur l’identité sexuelle. Mais est-il nécessaire d’être de sexe masculin pour représenter le Christ ? Nulle part dans le Nouveau Testament, il n’en est question. De plus, bien que Jésus soit un homme, les évangiles évoquent de nombreuses attitudes de Jésus qui se situent dans la gamme des comportements attendus des femmes dans plusieurs sociétés : il prend soin des personnes, les écoute, veut qu’elles aient la nourriture nécessaire pour leur subsistance. Le jour où l’Institution catholique acceptera la grille d’analyse qu’offre le genre, il lui sera plus difficile d’enfoncer le clou de l’identité sexuelle masculine comme prérequis à la prêtrise. Mais Rome exclut d’emblée toute interprétation basée sur le genre. Pourtant, ce concept élaboré au XXe siècle permet de mieux comprendre les êtres humains en ne les enfermant pas dans
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des rôles entièrement déterminés par leur sexe biologique. Cette façon d’aborder la réalité ouvre la porte au fait qu’il n’est pas nécessaire d’avoir un corps d’homme pour représenter le Christ. Examinons d’abord ce que l’Institution ecclésiale véhicule sur le genre, puis ce qu’un autre regard pourrait apporter à la question et comment il viendrait éclairer la problématique de l’accessibilité des femmes à l’ordination. 1.1 L’éclairage possible par le genre Ce n’est pas la première fois qu’il est question de genre en lien avec le sacerdoce ministériel dans le cadre d’un congrès. Olivette Genest s’y était penchée lors d’un congrès en 20011 et avait poursuivi sa recherche lors d’un autre colloque sur « L’accès des femmes aux ministères ordonnés dans l’Église catholique : une question réglée » en octobre 20062. Comme elle, je crois que la catégorie « genre », mise au point dans la recherche féministe, demeure un instrument d’analyse très utile pour servir à l’élaboration de la base critique d’opérations herméneutiques subséquentes3. La catégorie « genre » apporte une grille de lecture intéressante lorsqu’il est question des rapports entre les hommes et les femmes et de l’identité psychosexuelle. Elle permet d’expliquer une façon différente d’être au monde qui va bien au-delà du sexe biologique, même si elle en tient compte. La construction de l’identité psychosexuelle n’est pas quelque chose de statique. Elle se réalise grâce à une interaction entre l’inné et l’acquis provenant de différentes instances constitutives du milieu. Si une société, qu’elle soit civile ou religieuse, peut s’inquiéter de l’action du milieu dans la construction de l’être humain, elle ne peut pas ignorer cette interaction. De nombreux spécialistes en sciences humaines ont développé ce volet. Cette malléabilité de l’être humain semble toutefois déranger le Vatican. Il axe plutôt son opposition à l’instrument d’analyse qu’est le genre sur le fait qu’il mettrait l’emphase sur la diversité des choix de comportements 1. Il s’agit du 38e congrès de la Société canadienne de théologie [SCT] tenu à l’Université Laval du 19 au 21 octobre 2001. 2. Il s’agit du colloque « L’accès des femmes aux ministères ordonnés : une question réglée ? » tenu à la Maison Bellarmin (Montréal) les 27 et 28 octobre 2006 et organisé par le Centre justice et foi en partenariat avec le Centre St-Pierre, le réseau Femmes et Ministères et la collective L’autre Parole. 3. Olivette G, « Une relecture sous l’angle de l’exégèse biblique des arguments scripturaires utilisés par Rome dans la controverse autour de l’ordination des femmes », dans C , en partenariat avec le C S-P, le réseau F M et la collective L’ P, Colloque « L’accès des femmes aux ministères ordonnés : une question réglée ? », 2006 [http://femmes-ministeres.org/?p=136] (consulté le 20 juillet 2018).
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sexuels que permet l’égalité de pouvoir de toutes les personnes, hommes ou femmes. Le Vatican craint une sorte de dilution des rôles assumés traditionnellement par les hommes et les femmes. Chaque personne pourrait ainsi choisir « librement », entre autres, son identité ou son orientation sexuelle, sa « forme de famille », tel que le souligne Marguerite A. Peeters dans un entretien accordé à Zenit4. Le rejet par l’Institution catholique du concept « genre » est le fruit d’une réflexion réelle et d’une analyse malheureusement basée sur une conception de l’homme et de la femme qui est dépassée. Plutôt que d’utiliser le genre comme une grille de lecture qui faciliterait la compréhension des relations entre les hommes et les femmes, l’Institution catholique, à travers diverses publications, en fait un bloc monolithique qu’elle rejette. La compréhension des êtres humains, hommes et femmes, et leurs relations est un sujet d’étude en évolution. Selon plusieurs chercheurs en sciences humaines comme dans d’autres champs de recherche, les approches féministes et la compréhension apportée par le genre permettent de mieux rendre compte aujourd’hui de la réalité psychosexuelle des hommes et des femmes. Malheureusement, le Vatican rejette en bloc les écoles de pensée et les lieux de recherches qui n’endossent pas une sorte de déterminisme rigide relié au fait d’être né dans un corps d’homme ou de femme. Et si tenir compte de cette grille d’analyse qu’est le genre pouvait aider à ouvrir la porte de l’ordination aux femmes… 1.2 Ce que l’Institution ecclésiale véhicule sur le genre L’Institution catholique utilise de nombreux raccourcis pour évoquer la question de genre. Le Vatican en fait une sorte d’ennemi à éliminer, le qualifiant de théorie « désincarnée », « irréaliste », « meurtrière », incompatible avec la foi chrétienne5. Et le pape François, malgré sa grande ouverture à bien des niveaux, continue sur la même lancée. Il a apparemment manqué ce chapitre de l’histoire intellectuelle, comme 4. S.a., « Le “gender” est-il une “idéologie” ? Entretien avec Marguerite A. Peeters », dans Zenit, mars [https://fr.zenit.org/articles/le-gender-est-il-une-ideologie/] (consulté le 20 juillet 2018). 5. Anita S. B, « La théorie du genre préoccupe les pères synodaux, par Mgr Anatrella (1) – Une théorie “désincarnée”, “irréaliste”, “meurtrière” », dans Zenit, 12 octobre 2009 [https://fr.zenit.org/articles/la-theorie-du-genre-preoccupe-les-peressynodaux-par-mgr-anatrella-1/] (consulté le 27 septembre 2017) ; I., « La théorie du genre préoccupe les pères synodaux, par Mgr Tony Anatrella (2) – Elle s’impose progressivement y compris grâce à certaines Institutions chrétiennes », dans Zenit, 13 octobre 2009 [https://fr.zenit.org/articles/la-theorie-du-genre-preoccupe-les-peres-synodauxpar-mgr-tony-anatrella-2/] (consulté le 27 septembre 2017).
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l’exprime la théologienne féministe Mary Hunt en évoquant ces paroles du Pape à Cracovie en juillet 20166 : « En Europe, en Amérique, en Amérique latine, en Afrique et dans certains pays d’Asie, il existe de véritables formes de colonisation idéologique qui se sont installées. Et l’une d’elles – je vais l’appeler clairement par son nom – est [l’idéologie du] “genre”7 ». Selon le Vatican, la « théorie » du genre s’opposerait à l’intention originelle du Créateur puisqu’elle serait construite sans tenir compte de la différence de sexe innée, constitutive de la nature humaine. Elle viendrait saper l’harmonie de la nature représentée entre autres par la réciprocité entre le masculin et le féminin8. Le Vatican craint que l’être humain ne soit considéré uniquement comme un donné culturel, un donné construit9. Il s’inquiète du fait que l’identité sexuelle des individus n’y soit pas présentée comme un donné objectif inscrit dans le fait de naître homme ou femme, mais plutôt comme une donnée psychosociale construite à même les influences culturelles subies ou choisies par les individus10. À l’intérieur de ces préoccupations se retrouve celle de la vocation de la femme en tant que mère et épouse. On redoute qu’elle soit vue et comprise comme une construction sociale, comme un « stéréotype » à déconstruire, comme le rappelle Peeters11. On craint que les relations entre les hommes et les femmes soient perçues comme des relations de pouvoir, de rivalité et d’opposition, un genre dominant l’autre, au mépris de leur complémentarité12. 6. Mary E. H, « Much More than Women Deacons », dans Women’s Alliance for Theology, Ethics and Ritual [WATER], 2016 [http://www.waterwomensalliance.org/muchmore-than-women-deacons/] (consulté le 20 juillet 2018). 7. Texte original : « Pope Francis has apparently missed this chapter in intellectual history. His July 2016 remark in Krakow was telling : “In Europe, America, Latin America, Africa, and in some countries of Asia, there are genuine forms of ideological colonization taking place. And one of these – I will call it clearly by its name – is [the ideology of] ‘gender.’” » 8. B XVI, « Discours aux participants à l’assemblée plénière du Conseil pontifical Cor Unum », dans Vatican, 19 janvier 2013 [http://www.vatican.va/holy_father/ benedict_xvi/speeches/2013/january/documents/hf_ben-xvi_spe_20130119_pc-corunum_ fr.html] (consulté le 20 juillet 2018). 9. Z.. « “Caritas in Veritate et théorie du genre”, par Mgr Tony Anatrella », dans Zenit, 8 juillet 2009 [http://www.zenit.org/fr/articles/caritas-in-veritate-et-theoriedu-genre-par-mgr-tony-anatrella] (consulté le 27 septembre 2017). 10. Marc O, « Rencontre des familles : Intervention du cardinal Ouellet », dans Zenit, 14 janvier 2009 [https://fr.zenit.org/articles/rencontre-des-familles-intervention-du-cardinal-ouellet/] (consulté le 20 juilllet 2018). 11. S.a. [https://fr.zenit.org/articles/le-gender-est-il-une-ideologie/] (consulté le 20 juillet 2018). 12. S.a. [http://www.cite-catholique.org/viewtopic.php?f=37&t=9178] (consulté le 20 juillet 2018).
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Le Vatican craint que la « théorie » du genre ne détruise les repères les plus fondamentaux et les plus universels. Dans cette perspective, la norme ne serait plus à chercher dans la vérité des choses et leur caractère universel mais dans la singularité des situations individuelles et marginales et dans le ressenti. La subjectivité deviendrait source de droit13. Cette façon d’aborder et d’analyser la réalité des hommes et des femmes qu’est le genre génère beaucoup d’inquiétude dans l’Institution catholique. Déjà, en 2004, Ratzinger, alors président de la Congrégation pour la doctrine de la foi, mettait en garde contre l’utilisation du genre14. Il disait craindre l’occultation de la différence ou de la dualité des sexes et des conséquences qu’elle pourrait entraîner, entre autres sur les organisations familiales. Cette mise en garde faisait suite à celle du Conseil pontifical pour la famille en l’an 200015. Le Conseil craignait que l’ouverture à ce qu’il nommait une théorie ouvre la porte à l’acceptation de l’homosexualité et à d’autres genres, outre le masculin et le féminin. Dommage qu’une telle compréhension du genre existe dans l’Institution catholique ! Un déblocage de cette interprétation pourrait ouvrir une porte à l’accessibilité des femmes à l’ensemble des ministères. 1.3 L’éclairage possible à la question de l’accessibilité des femmes à l’ordination Figer les rôles des hommes et des femmes dans des catégories rigides ne facilite pas la tâche pour tenter de régler ce problème. Le genre vient ouvrir le discours religieux en ébranlant la compréhension séculaire des spécificités féminines et masculines. Il permet de dépasser les données strictement biologiques et d’apporter une compréhension et une interprétation plus nuancée de la réalité en y intégrant l’impact de la culture et de l’environnement psychosocial sur le façonnement d’êtres humains, femmes ou hommes. Il aide à défaire l’argumentation basée sur l’identité psychosexuelle amplement utilisée par l’Institution ecclésiale pour refuser 13. Ibid. 14. C , Joseph R, préfet – Angelo A, secrétaire, « Lettre aux évêques de l’Église catholique sur la collaboration de l’homme et de la femme dans l’Église et dans le monde », approuvée par Jean-Paul II, dans Vatican, 2004 [http://www.vatican.va/roman_curia/congregations/ cfaith/documents/rc_con_cfaith_doc_20040731_collaboration_fr.html] (consulté le 20 juillet 2018). 15. C , Alfonso López T, président – Francisco Gil H, secrétaire, « Famille, mariage et union de faits », dans Vatican, 26 juillet 2000 [http://www.vatican.va/roman_curia/pontifical_councils/family/documents/ rc_pc_family_doc_20001109_de-facto-unions_fr.html] (consulté le 20 juillet 2018).
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l’ordination aux femmes. Cela est intéressant pour la question qui nous préoccupe, car la prise en compte du genre ouvre la porte à la possibilité d’inclusion des femmes dans tous les ministères ecclésiaux. C’est peutêtre ce qui la rend dangereuse aux yeux de l’Institution ecclésiale. L’Institution ecclésiale ne retient que les arguments qui faciliteraient la non-accessibilité des femmes aux ministères ordonnés. À l’instar de l’exégète Olivette Genest qui se réfère à la première épître de Paul aux Corinthiens (1 Co 12,4-11) pour définir les ministères, l’Institution pourrait retourner à cette source biblique. Il serait alors question de dons de l’Esprit, ordonnés au bien de tous et nécessitant l’assentiment combiné du ministre et de la communauté16. Plus question alors d’une identité sexuelle encarcanée dans des rôles prédéterminés, surtout pour les femmes, tel qu’il est possible de le retrouver dans plusieurs documents romains. 2. Des femmes, icônes du Christ Les femmes peuvent-elles être des « icônes du Christ » ? L’Institution catholique répond : « Non ! ». Parce que nées dans un corps de femme, elles ne pourraient agir in persona Christi. Pourtant, être icône du Christ, ce n’est pas personnifier Jésus de Nazareth. S’il importe de tenir compte de cette question, il s’avère tout aussi important d’observer ce qu’en pensent les femmes impliquées en pastorale. Un regard apporté par les chrétiennes de la base peut être d’un grand secours pour une compréhension plus juste de la réalité. Il permet d’enraciner la question théologique dans le vécu de personnes réelles. Faisons un pas de plus et regardons en premier lieu comment l’Institution bâillonne la question. 2.1 Comment l’Institution bâillonne la question Impossible que des femmes soient icônes du Christ, qu’elles agissent in persona Christi, selon la théologie qui inspire les déclarations vaticanes. Conformément à l’interprétation théologique mise de l’avant par le Vatican, le prêtre, comme icône du Christ, est un signe qui se doit d’être perceptible par les croyants et les croyantes ; d’où l’importance que cette fonction soit assumée par un homme puisque Dieu s’est incarné dans un individu de sexe masculin. De plus, pour actualiser l’image biblique de l’Époux et de l’Épouse, il est nécessaire que le prêtre soit un homme pour être image du Christ, époux de l’Église. Dans le choix d’hommes comme 16. Olivette G, « Femmes et ministères dans le Nouveau Testament », dans Sciences religieuses 16/1 (1987), 7-20, p. 16.
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apôtres, l’Institution catholique voit une façon particulière voulue par Dieu d’exprimer la relation entre l’homme et la femme, entre ce qui est « féminin » et ce qui est « masculin », dans le mystère de la Création comme dans celui de la Rédemption17. Le déterminisme corporel devient en quelque sorte déterminisme vocationnel. Impossible alors, pour quelque femme que ce soit, à l’intérieur du cadre institutionnel catholique et de sa législation, d’envisager la prêtrise comme réponse à une aspiration profonde même quand celle-ci est appuyée fortement par sa communauté d’appartenance. Deux éléments continuent de m’étonner particulièrement, après toutes ces années de recherche et de réflexion sur la question : l’appui sur une analogie, celle de l’Époux et de l’Épouse, pour justifier théologiquement la non-accessibilité des femmes à l’ordination presbytérale, puis ce choix même, à l’exclusion des autres analogies de la Bible. À ceci s’ajoute l’appui sur une traduction douteuse de in persona Christi comme élément décisif du non aux femmes. 2.1.1 L’appui sur une analogie L’analogie de l’Époux et de l’Épouse, très chère à l’Ancien Testament, est utilisée par l’Institution ecclésiale comme fondement de l’argumentation excluant les femmes de la prêtrise. Il s’agit d’une image très riche, utilisée maladroitement pour légitimer l’exclusion des femmes de tous les ministères ; c’est surtout qu’elle est rattachée à un contexte social où la structure du mariage traduisait la supériorité et l’autorité des hommes sur les femmes18. Même si l’Église considère maintenant les deux partenaires comme ayant la même autorité à l’intérieur du mariage, l’image biblique de l’Époux et de l’Épouse est basée sur une relation de type patriarcal où l’homme est le chef de la femme. Et cette image joue un rôle majeur dans l’exclusion des femmes de la prêtrise. 2.1.2 Un choix à l’exclusion des autres analogies de la Bible On peut s’interroger sur la pertinence d’utiliser cette analogie alors que la Bible contient d’autres images de Dieu. La position officielle du magistère catholique n’en considère qu’une seule pour limiter l’accessibilité des chrétiennes à tous les ministères. Pourtant, le Nouveau Testament 17. J-P II, « Lettre apostolique Mulieris dignitatem sur la dignité et la vocation de la femme à l’occasion de l’année mariale », dans Documentation catholique 1972 (1988), 1063-1088, no 26. 18. G, « Une relecture » (n. 3).
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ne semble pas avoir un intérêt théologique pour la masculinité du Christ. L’accent théologique sur l’humanité masculine du Christ semble même étranger au Nouveau Testament, comme l’évoque Joseph Komonchak19, prêtre et théologien américain. Trois textes seulement utilisent le mot aner (être humain masculin) pour le Christ (Lc 24,19 ; Jn 1,30 ; Ac 2,22) et aucun d’entre eux, rappelle-t-il, n’exploite la masculinité du Christ. Selon ce théologien, c’est précisément parce que Dieu transcende infiniment nos images et nos idées qu’un grand nombre de symboles est nécessaire pour tenter de le représenter. « Il » est parfois « Elle ». Ces deux volets de l’être humain sont essentiels pour représenter Dieu. Sa tendresse est celle d’une mère pour son enfant (Is 49, 14-16). Et ses cris sont parfois ceux d’une femme en train d’accoucher, haletant et soufflant (Is 42,14). Komonchak insiste sur l’importance d’illustrer différentes facettes de Dieu afin d’en avoir une image plus juste. Chaque facette a besoin des autres pour ne pas être déformée dans son interprétation. Et il est bon de percevoir, à tel moment de notre cheminement spirituel, que Dieu est notre rocher et notre forteresse et, à un autre, qu’il est la source d’eau vive. De même, si nous l’abordons comme un père ou comme un époux, nous savons qu’à certains moments nous pouvons aussi être avec Dieu « comme un enfant sevré sur les genoux de la mère » (Ps 131,2). De plus, Jésus n’a pas hésité à utiliser des images féminines et maternelles pour décrire son travail (ex. : Mt 23,37 ; Jn 16,21). Et Paul fera de même (I 2,7 ; Ga 4,19). Le Christ présentait à l’humanité les facettes féminines et masculines de Dieu bien qu’il fût de sexe masculin. Si un homme peut représenter ces dimensions féminines de l’amour divin, pourquoi une femme ne pourrait-elle, à son tour, représenter les dimensions de l’amour de Dieu pour lequel les images masculines sont utilisées ? Pourquoi un homme peut-il représenter à la fois le masculin et le féminin alors qu’une femme ne peut représenter que le féminin ? Et il est bon de se rappeler la courte intervention de Jean-Paul 1er, ce pape au court pontificat, qui, en 1978, évoquait la parentalité maternelle et paternelle du Dieu de la Bible. En référence à la prière de chefs d’État réunis à Camp David, il évoquait celle du premier ministre israélien Menahim Begin rappelant, à l’instar du prophète Isaïe, que Dieu était soucieux de son peuple comme une mère qui ne peut oublier son propre 19. Joseph A. K, « eological Questions on the Ordination of Women. Appendix E », dans Anne Marie G (dir.), Women and Catholic Ppriesthood : an Expended Vision Proceedings of the Detroit Ordination Conference, New York – Toronto, Paramus – Paulist Press, 1976, 241-259. L’article a été repris sur le blogue de l’auteur en 2016 : [https://jakomonchak.files.wordpress.com/2016/04/jak-ordination-of-women.pdf] (consulté le 20 juillet 2018).
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enfant. Jean-Paul 1er rappelait à la foule rassemblée pour l’Angélus que nous sommes de la part de Dieu objet d’un amour sans faille, qu’il a toujours les yeux tournés vers nous même lorsqu’il semble faire nuit. « Il est papa, dira-t-il ; plus encore Il est mère20 ». 2.1.3 L’appui sur une traduction douteuse de in persona Christi Regardons maintenant comment la traduction douteuse de in persona Christi influence aujourd’hui la non-accessibilité des femmes à tous les ministères. Comme mentionné précédemment, selon l’interprétation théologique du magistère catholique, le prêtre, dans l’exercice de son ministère, n’agit pas en son nom, mais représente le Christ qui agit en lui. Il agit in persona Christi. Il est une icône du Christ. Pourtant, un retour aux sources de l’utilisation de l’expression in persona Christi invite à plus de prudence. Bernard Dominique Marliengeas21 a montré l’origine de l’utilisation de cette expression en 1978, puis Micheline Laguë22 a poursuivi la réflexion en 2002. Elle l’évoque comme une « interprétation discriminatoire à l’égard des chrétiennes ». Le in persona Christi vient de Paul dans la deuxième épître aux Corinthiens. Une mauvaise traduction du grec au latin de en prosôpo (2 Co 2,10) a donné in persona et l’utilisation qui en a été faite par la suite. Le sens en serait plutôt « en présence de ». La Traduction œcuménique de la Bible [TOB] comme la Bible de Jérusalem [BJ] et la Nouvelle Traduction de la Bible [NTB] utilisent l’expression « sous le regard de ». Une femme, comme un homme, peut représenter le Christ « sous le regard de Dieu ». 2.2 Ce qu’un regard féministe apporte à cette problématique Un autre éclairage est également possible à partir des croyantes et des croyants de la base. En ce sens, la théologie féministe peut être d’un grand apport. Non seulement utilise-t-elle le genre dans ses analyses, mais elle permet une analyse à partir du vécu. Elle invite à se mettre à l’écoute des femmes et reconnaît les récits de vie comme source de révélation. Comme l’exprime la théologienne anglaise Lavinia Byrne, le/la Dieu/e des Écritures juives, le/la Dieu/e de la Révélation divine en Jésus-Christ est 20. J-P 1er, Angelus, dans Vatican, 1978 [http://w2.vatican.va/content/johnpaul-i/fr/angelus/documents/hf_jp-i_ang_10091978.html] (consulté le 20 juillet 2018). 21. Bernard-Dominique M, « In persona Christi – In persona Ecclesia », dans Spiritus 70 (1978), 19-33. 22. Micheline L, « Femmes et célébration eucharistique. Jalons historiques et symbolisme », dans Théologiques 10/1 (2002), 207-228.
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un Dieu qui est présent à nous. Et cette présence n’est pas statique23. D’ailleurs, le pape François le rappelle régulièrement. Byrne développe cette idée dans le livre qui lui a entraîné de nombreux démêlés avec Rome : Woman at the altar. Elle y expose les arguments en faveur de l’ordination des femmes et y exprime librement son point de vue allant jusqu’à dire : « Comment peut-on avoir une conversation calme et lucide concernant les femmes et l’ordination quand la cassette “la biologie est le destin” joue à plein volume24 ». Byrne a d’ailleurs dû démissionner de sa congrégation religieuse après que le Vatican lui ait demandé de faire une déclaration publique soutenant la position de l’Église catholique contre le contrôle artificiel des naissances et contre l’ordination des femmes. Pourtant, cette ancienne religieuse parlait en connaissance de cause. Elle a accompagné de nombreuses femmes catholiques et anglicanes à l’intérieur de cheminements de retraites basées sur les Exercices spirituels de saint Ignace. Elle en a aidé plusieurs à discerner ce que l’Église nomme un appel à devenir prêtre, et ce, tant chez les anglicanes que chez les catholiques. Elle évoque l’importance d’une écoute fidèle de ce qui nous anime profondément et que la tradition chrétienne a nommée discernement25. D’où l’importance de l’écoute de ces récits et leur mise en relation avec les Écritures26. Pour ma thèse de doctorat soutenue en 200627, je crois avoir pratiqué une écoute fidèle dans l’analyse de récits de femmes se croyant appelées à la prêtrise ou au diaconat. Cette thèse doctorale est venue confirmer l’importance de cette écoute pour une véritable compréhension théologique. 2.3 L’éclairage apporté par la base Des intuitions théologiques peuvent également s’actualiser à travers des récits d’expériences vécues et éclairer certains concepts théologiques. C’est pourquoi je souhaite reprendre le fameux in persona Christi à partir de la lecture qu’en font certaines femmes ayant une vocation de prêtres. 23. Lavinia B, Woman at the Altar. The Ordination of Women in the Roman Catholic Church, London, Mowbray, 1999, p. 71. 24. Ibid., p. 38. 25. Ibid., p. 71. 26. Ibid., p. 72. 27. Pauline J, « L’authenticité du discernement vocationnel de femmes qui se disent appelées à la prêtrise ou au diaconat dans l’Église catholique du Québec », thèse de doctorat, Université de Montréal, Montréal, 2006. On retrouve l’essentiel de cette thèse dans Appelées aux ministères ordonnés, Ottawa, Éditions Novalis, 2007.
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Écouter celles qui ont un jour perçu une invitation à suivre le Christ sur la voie de la prêtrise ouvre une nouvelle perspective. L’expérience de femmes ordonnées dans l’Église anglicane, celle de femmes ordonnées dans la marge de l’Église catholique à l’intérieur de la Roman Catholic Women Priests [RCWP] comme celle des femmes auxquelles on refuse de reconnaître leur vocation de prêtre, est en effet éclairante. Comment ces femmes vivent-elles cette représentation du Christ ? Comment se perçoivent-elles comme icônes du Christ28 ? 2.3.1 In persona Christi – une représentation d’un Dieu pour toutes et pour tous L’idée que le ministère ordonné représente le peuple de Dieu dans son entier, hommes et femmes, revient régulièrement dans les commentaires des femmes concernées et de leur entourage. Représenter l’humanité du Christ implique, pour être complet, représenter l’humanité à travers ses deux pôles : l’un masculin, l’autre féminin. Pour illustrer cette idée, Katherine Rumens29, l’une des femmes ordonnées prêtres dans l’Église anglicane d’Angleterre, parle du Christ qui, dans le monde, n’avait qu’une main lorsqu’il n’y avait que des hommes prêtres. Avec des femmes prêtres, l’Église ne fait rien d’autre que rendre au Christ ses deux mains. 2.3.2 In persona Christi – une représentation d’un Dieu incarné « Celle qui préside l’eucharistie rend Dieu plus proche des gens et rapproche les gens de Dieu », souligne une autre prêtre de la Communion anglicane, Joyce Bennett. « Pour eux, dit-elle, elle représente le Christ dans ce qu’elle dit et ce qu’elle fait. Elle ne représente pas sa masculinité, mais elle montre que le Verbe s’est fait chair30 ». 2.3.3 In persona Christi – une représentation d’un bon pasteur Le geste de rassembler la communauté pour célébrer l’Eucharistie est signifiant au niveau de la représentation du Christ, comme l’exprime cette femme prêtre de la Roman Catholic Women Priests [RCWP] : 28. Plusieurs témoignages rapportés viennent de récits d’anglicanes d’Angleterre. Ils ont été recueillis par Jean Mercier et colligés dans Des femmes pour le Royaume de Dieu (Paris, Éditions Albin Michel, 1994) quelques semaines après le vote du 11 novembre 1992 du synode de l’Église d’Angleterre ayant levé l’impossibilité pour les femmes de devenir prêtres dans cette branche de la Communion anglicane. 29. M, Des femmes pour le Royaume de Dieu (n. 28), p. 242. 30. Ibid., p. 138.
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« Comme prêtres, nous sommes icônes du Christ en réunissant nos communautés pour célébrer l’Eucharistie, “source et sommet de la vie de l’Église”. Nous sommes appelées par vocation à garder vivante la mémoire de Jésus, sa vie et son enseignement ». 2.3.4 In persona Christi – une représentation d’un Dieu père et mère Certaines soulignent qu’une femme prêtre n’est pas seulement une prêtre qui représente l’Église, mais aussi une prêtre qui représente particulièrement les femmes. Elle se réfère par là à Ali Green dans A Theology of Women’s Priesthood. La femme prêtre offre une représentation féminine du divin et médiatise donc dans son corps les aspects maternels du divin qui ont jusqu’alors été négligés ou oubliés31. 2.3.5 In persona Christi – une représentation d’un Dieu reconnu par son peuple Un volet intéressant est apporté par une catholique de qui l’Institution ne reconnaît malheureusement pas l’appel ministériel. Sa communauté reconnaît, par ses gestes et ses paroles, qu’elle est icône du Christ et lui en a fait prendre conscience : Ce n’est pas moi qui ai réalisé que j’étais devenue l’icône du Christ, mais bien toutes les personnes que je touchais par mes paroles bienveillantes, par mes implications sociales, tels l’organisation de voyages humanitaires ou simplement mon regard. Les jeunes me demandaient de les confirmer, des parents m’ont demandé de baptiser leur enfant et des couples de les marier. De plus, je reçois chaque année de nombreuses demandes pour célébrer des mariages civils, des célébrations de la vie en dehors d’une église et des funérailles. Toutes ces personnes au fil des années me confirment que je suis vraiment l’icône du Christ !
2.3.6 In persona Christi – pour dire « Prenez et mangez » La femme est celle qui donne la vie, qui nourrit, qui porte la famille. Et le prêtre est « celui qui offre la nourriture à travers l’eucharistie, qui donne la vie de Dieu à travers les sacrements, c’est-à-dire une figure plutôt “maternelle” et féminine. […] L’image du prêtre renvoie à une figure plutôt féminine, à cause du rapport très fort avec la vie qu’ont les femmes », comme l’exprime Faith Claringbull32. 31. Ali G, A Theology of Women’s Priesthood, Londres, SPCK, 2010, p. 98. 32. M, Des femmes pour le Royaume de Dieu (n. 28), p. 284.
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2.3.7 In persona Christi – parce qu’appelée par le Christ J’aimerais évoquer la réponse faite par Susan Davies Buell, une prêtre anglicane alors nouvellement ordonnée, à Paul Aymard, moine bénédictin, à la question de la représentation du Christ : S’il y a quelque analogie (à définir d’ailleurs) entre le ministre et le Christ, celle-ci ne saurait porter en effet sur la ressemblance naturelle, mais sur l’identité ministérielle. Quand donc sortirons-nous du marasme de la « nature » ? Ce n’est pas par ce que je suis, mais par ce que le Christ m’appelle à être, que je peux exercer ma tâche ministérielle33.
De nombreux autres exemples pourraient être apportés pour illustrer la représentation du Christ par des femmes ayant une vocation de prêtre. Bref, les femmes ont intégré l’idée de représenter le Christ. Elle se voit, avec leur corps de femme, agir in persona Christi. Leur communauté les reconnaît comme telles. Elles ne se laissent pas détourner de l’essentiel par une interprétation théologique trop étroite. Une autre prêtre anglicane parlera même de l’« impertinence de la catégorie ». J’aimerais souligner que la seule et unique onction que Jésus ait reçue de sa vie lui a été donnée par une femme à Béthanie. C’est ce que rappelait l’évêque Gilbert Baker au Comité consultatif anglican réuni à Limuru en novembre 1971, alors qu’il y présentait sa décision d’ordonner deux femmes prêtres : « Alors que le Christ est l’initiateur du ministère, [...] des femmes se sont comportées à son égard comme des ministres, lors de sa naissance, pendant sa vie, au moment de sa mort, et ont été les premiers témoins de sa résurrection34. » Des femmes se perçoivent icônes du Christ. Leur discours, différent de celui du Vatican, a une valeur théologique aussi grande que celle de l’Institution. Il faudra bien qu’un jour celle-ci se réveille et officialise leur vocation. Conclusion En utilisant la grille d’observation et d’analyse que permet le genre et en y incluant le témoignage de celles qui ont perçu une invitation à suivre le Christ sur la voie de la prêtrise, la symbolique « icône du Christ » prend un sens plus adapté. L’argument théologique affirmant que le prêtre agit in persona Christi n’exclut en rien la possibilité qu’une femme puisse être 33. Paul A, Réfléchir la beauté du Seigneur. Une femme dans l’Église anglicane, Paris, Cerf, 1979, p. 97. 34. M, Des femmes pour le Royaume de Dieu (n. 28), p. 80.
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prêtre. La ressemblance physique est un bien piètre argument. De plus, l’Église ne peut faire abstraction du sensus fidei, cette sorte d’instinct de foi, d’instinct pour la vérité de l’Évangile. Et il est amplement favorable à l’égalité réelle entre les hommes et les femmes dont l’accessibilité à tous les ministères n’est qu’une facette. La théologie contextuelle et la théologie féministe peuvent mettre en lumière le sens réel que les chrétiens et les chrétiennes accordent à in persona Christi. La vision vaticane de cette question est perçue comme très sexiste par un grand nombre de croyantes et de croyants. Les chrétiens et les chrétiennes trouvent plus importantes les qualités de pasteur du prêtre que sa constitution biologique. J’aimerais, en terminant, apporter ce commentaire de Jane Redmont, publié en 1997 dans le National Catholic Reporter [NCR] : Est-ce que la question de l’ordination se réduit essentiellement à une question de corps – le corps des femmes ? Née dans un corps de femme, je n’ai pas le droit d’être ordonnée. […] Si nous avions vraiment honoré le corps des femmes dans cette religion qui voit Dieu dans la chair humaine, est-ce que l’ordination des femmes serait alors un problème ?35
35. Jane R, « Women Stake Claim to Rites », dans National Catholic Reporter, 1997 [http://www.natcath.org/NCR_Online/archives2/1997d/101797/101797a.htm] (consulté le 20 juillet 2018).
ORDINATION DES FEMMES : UNE PERSPECTIVE HISTORIQUE SUR LE CAS DE L’ÉGLISE PROTESTANTE DE GENÈVE, HÉRITIÈRE DE LA RÉFORME DE CALVIN Lauriane S
Les Églises issues de la Réforme protestante ont connu, principalement au cours du XXe siècle, une transformation considérable en ouvrant peu à peu leur clergé1 aux femmes. La mixité a profondément changé les représentations en vigueur. Le pasteur était, jusque dans les années 1960, perçu comme un chef de famille ; sa position d’autorité spirituelle, de détenteur d’un savoir académique et de personnalité s’exprimant dans l’espace public, du haut de la chaire, correspond à des prérogatives longtemps quasi exclusivement masculines. Depuis la Réforme du XVIe siècle, alors qu’elles n’ont plus accès aux couvents, les femmes protestantes peuvent se rapprocher du pastorat en accédant à une sorte de ministère auxiliaire, tout à fait officieux, d’épouses de pasteurs. Une brèche est ouverte au début du XXe siècle avec l’accès des femmes à la formation universitaire, notamment théologique ; cette brèche entraîne tôt ou tard l’ouverture du ministère pastoral à la gent féminine, non sans d’âpres débats, d’ordre théologique et surtout socioanthropologique. Les pionnières se sont tant bien que mal adaptées au rôle, fortement genré, de pasteur, en restant célibataires (contraintes, dans certaines Églises, ou par choix, dans d’autres comme celle de Genève) ; elles évitaient donc de devoir concilier pastorat et maternité. Dans un deuxième temps, la révolution culturelle des années 1960 et 1970 ainsi que la sécularisation croissante ont changé la figure pastorale et les normes de genre en vigueur. Les pasteur·e·s, hommes et femmes, ont revendiqué de dissocier temps professionnel et vie privée, pour avoir davantage de temps pour leur famille. C’est à ce moment que les femmes ont significativement investi le ministère pastoral ; elles représentent aujourd’hui près de 40 % des effectifs en Suisse. Je me pencherai sur le cas de l’Église2 protestante de Genève, 1. Les Églises issues de la Réforme n’emploient généralement pas ce mot, pour des raisons théologiques sur lesquelles je reviendrai plus loin. Mais c’est une catégorie qui est tout de même utilisée dans la recherche, par exemple par le sociologue Jean-Paul Willaime. 2. Anciennement nationale.
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berceau du calvinisme. J’étudierai les enjeux de l’ouverture du ministère pastoral aux femmes dans l’Église de Genève, plus particulièrement dans une période allant de 1917, année de la première inscription d’une femme à la Faculté de théologie, à 1968, année du vote de l’ouverture aux femmes du ministère pastoral entier, non plus seulement auxiliaire3. Les recherches sur l’ouverture du ministère pastoral aux femmes sont encore peu nombreuses dans l’aire francophone. Le cas de la France et de son protestantisme ultra-minoritaire a été abordé par le sociologue Jean-Paul Willaime4 et la théologienne Martine Millet5. La théologienne Élisabeth Parmentier a étudié les argumentations théologiques et anthropologiques pour ou contre l’ordination des femmes au sein des Églises orthodoxe, catholique, anglicane, luthériennes et évangéliques (mais pas calvinistes) ; elle a décelé derrière ces argumentations l’« angoisse [des opposants de toutes les confessions] face à un nouveau pouvoir des femmes [et] l’angoisse face à la confusion des identités sexuelles6 ». La sociologue Béatrice de Gasquet a proposé un précieux bilan des recherches sociologiques aux États-Unis et en France, qui permet de comparer judicieusement l’accès des femmes au pastorat et au rabbinat7. Enfin, de précieux témoignages de certaines pionnières françaises ont été publiés8. En Suisse, on dispose d’une brève étude sociologique mandatée par la Fédération 3. Lauriane S, Bien en chaire ? L’accès des femmes au ministère pastoral au sein de l’Église protestante de Genève, mémoire de maîtrise en Lettres (histoire générale), Université de Genève, 2015. La période post-1968 sera comprise dans la thèse en cours, sous la co-direction des prof. Élisabeth Parmentier (théologie pratique, Faculté de théologie protestante, Université de Genève) et Delphine Gardey (études genre, Faculté des sciences de la société, Université de Genève). 4. Jean-Paul W, « L’accès des femmes au pastorat et la sécularisation du rôle du clerc dans le protestantisme », dans Archives de Sciences sociales des religions 95 (1996), 29-45 ; Jean-Paul W, « Les femmes pasteurs en France : socio-histoire d’une conquête », dans Françoise L (dir.), Ni Eve ni Marie, luttes et incertitudes des héritières de la Bible, Labor et Fides, Genève, 1997, 121-140 ; Jean-Paul W, « Les pasteures et les mutations contemporaines du rôle de clerc », dans Clio, Histoire, Femmes et Sociétés 15 (2002), 69-83. 5. Martine M, « Le ministère pastoral des femmes dans le protestantisme français », dans Jean D (dir.), La religion de ma mère. Le rôle des femmes dans la transmission de la foi, Paris, Cerf, 1992, p. 343-362. 6. Élisabeth P, Les filles prodigues. Défis des théologies féministes, Genève, Labor et Fides, 1999, p. 268. 7. Béatrice G, « La barrière et le plafond de vitrail. Analyser les carrières féminines dans les organisations religieuses », dans Sociologie du travail 51 (2009), 218236 [https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S0038029609000296] (consulté le 24 avril 2018). 8. Marieleine Hoffet ou les combats d’une femme-pasteur en Alsace de 1905 à nos jours, Strasbourg, Oberlin, 1990 ; Élisabeth S, Quand Dieu appelle des femmes : le combat d’une femme pasteur, Paris, Cerf, 1978.
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des Églises protestantes de Suisse et publiée il y a plus de vingt ans9, en plus de quelques travaux sur certaines Églises cantonales (Fribourg, Berne)10. Rien n’a encore été fait sur les autres cantons de Suisse romande, notamment sur l’Église de Genève, organisée par le réformateur Jean Calvin et ayant servi de modèle à de nombreuses Églises réformées d’obédience calviniste de par le monde. La sociologue Béatrice de Gasquet explique ainsi le déficit de travaux sur genre et religion pour l’Europe : Majoritairement nord-américains encore aujourd’hui, les travaux sur genre et religion ont été relativement tardifs, en raison de la résistance au genre des études religieuses, très masculines, et d’un biais laïc voire anti-religieux du côté des études féministes occidentales. Celles-ci ont d’abord appréhendé les institutions religieuses comme opprimant les femmes (en matière de sexualité et de reproduction notamment) ou les excluant du pouvoir. Mais la vision des religions comme du genre s’est aujourd’hui complexifiée : les travaux contemporains insistent sur la diversité et la mobilité des configurations religieuses, sur les stratégies individuelles, et interrogent les tensions internes et les déplacements – « conservateurs » ou non – des normes de genre11.
Étudier les religions et la théologie avec une perspective féministe, ou de genre, est encore loin d’aller de soi. Cela reste marginal. L’étude de l’ouverture du ministère pastoral aux femmes dans les Églises protestantes, qui est pour certaines d’entre elles un sujet qui leur semble déjà ancien (notamment celle de Genève), s’inscrit contre les stéréotypes sur les religions institutionnelles aliénantes et oppressantes, pour reprendre la terminologie de Béatrice de Gasquet. Cette étude montre en outre comment ces institutions ont parfois la capacité de changer profondément et de reconnaître les charismes et les compétences des femmes, même si elles ont d’abord postulé que ces charismes et ces compétences seraient différents de ceux des hommes. Comme le relève Béatrice de Gasquet, il importe également de considérer les stratégies individuelles mises en 9. Martine H, Pasteur : une profession féminine ? Analyse sociologique de l’accès des femmes au ministère pastoral dans les Églises membres de la Fédération des Églises protestantes de la Suisse (Études et Rapports, 55), Lausanne, Institut d’éthique sociale de la Fédération des Églises protestantes de la Suisse, 1997. 10. Brigitte H L, « Femmes pasteures et diacres en Suisse romande. Identité professionnelle et prise de parole », mémoire de licence en sociologie de la communication et des médias dirigé par Olivier Tschannen, Fribourg, 2006 ; Hanni LL, Von der « Hülfsarbeiterin » zur Pfarrerin. Die bernischen Theologinnen auf dem steinigen Weg zur beruflichen Gleichberechtigung, Bern, Haupt Verlag, 2000. 11. Béatrice G, « Genre », dans Régine A – Danièle H-L (dir.), Dictionnaire des faits religieux, Paris, Presses universitaires de France, 2010, p. 431.
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œuvre par les femmes pasteures pour faire leur place dans un milieu originellement masculin. Comment expliquer qu’à tel moment une Église comme celle de Genève décide de consacrer des femmes au pastorat, malgré des normes de genre encore très ancrées ? Le processus au sein de l’Église de Genève est-il semblable à celui d’autres Églises réformées, ou est-il particulier, et si oui, en quoi ? 1. Figure pastorale et normes de genre jusqu’au début du XXe siècle 1.1 Monsieur le pasteur Lors de la Réforme protestante du XVIe siècle est institué le ministère pastoral, équivalent au sacerdoce des prêtres dans le catholicisme mais s’en distinguant néanmoins. Martin Luther, dès 1520, met en relief le sacerdoce universel des baptisé·e·s (1 P 2,5.9), abolissant la différence d’état entre les laïcs et le clergé12. Seules les fonctions des uns et des autres divergent. Le pasteur est responsable de la proclamation de la Parole et de l’administration des sacrements réduits au nombre de deux : baptême et Sainte-Cène. Il n’est pas astreint au célibat. Le réformateur suisse alémanique Ulrich Zwingli pose le pasteur en berger de la communauté13 et en chrétien modèle. Le pasteur est dès lors tiraillé entre l’injonction de ne pas s’élever au-dessus de la communauté, de ne pas se croire plus proche de Dieu, et celle d’être un meneur de communauté tout en étant religieusement, moralement et socialement exemplaire. Il est encouragé à fonder une famille et l’exemplarité s’étend à la famille pastorale : son épouse et ses enfants. À Genève, après l’adoption de la Réforme par le corps citoyen en 1536, Jean Calvin structure l’Église en 1541. Il distingue quatre fonctions ou ministères : pasteurs, docteurs, anciens, diacres. Tous ces ministères sont alors implicitement réservés aux hommes. Une ancienne nonne, convertie à la foi nouvelle et établie à Genève de Calvin, critique les pasteurs genevois dans son Épître très utile14 dédiée à Marguerite de Navarre. Elle 12. Marc L, « L’Église et le ministère d’après Luther », dans Un temps, une vie, un message, Genève, Labor et Fides, 1991, p. 163-169. 13. Huldrych Z, Le berger, trad. par Jacques Courvoisier, Paris, Beauchesne, 1984 (1524). Il s’agit d’une prédication prononcée par Zwingli en 1523. 14. Marie d’E, Epistre tres utile faicte et composée par une femme chrestienne de Tornay, envoyée à la Royne de Navarre seur du Roy de France. Contre les Turcz, Juifz, [...]. Anvers [Genève], [Jean Girard] Martin Lempereur, 1539, Musée historique de la
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revendique que les femmes puissent prêcher à destination d’autres femmes. Marie Dentière15 devient la première auteure censurée dans la Genève protestante ; elle entre en conflit avec les autorités et doit quitter pour un temps la ville avec son mari pasteur, muté en campagne. On ne trouvera plus de trace d’une éventuelle contestation de l’hégémonie masculine sur le pastorat à Genève jusqu’au XXe siècle. Le pasteur ne peut être qu’un homme puisque la Réforme s’inscrit dans son temps, qui dénie aux femmes la responsabilité et l’expertise théologiques. Le pasteur est avant tout un laïc formé au sein d’une académie à la théologie et à l’étude des textes bibliques dans leur langue originale ; il est chargé de guider les fidèles dans leur propre lecture de la Bible. Ces compétences, conjointement à la vocation ressentie comme appel de Dieu (vocation intérieure, selon Calvin), sont reconnues par une Église qui consacre le pasteur par l’imposition des mains et l’élit au sein d’une paroisse (vocation extérieure, selon Calvin)16. Il y tient une parole publique en prêchant du haut de la chaire plusieurs fois par semaine ou même par jour et en administrant, plus occasionnellement, les sacrements. Du XVIe au XIXe siècle, il est inconcevable qu’une femme se revendiquant d’une autorité théologique puisse monter en chaire et prêcher publiquement, ou prononcer les paroles d’institution de la Sainte-Cène, rompre le pain et élever la coupe, c’est-à-dire assumer la responsabilité de la gestion du sacré. Calvin ajoute aux tâches du pasteur, déjà énoncées par Luther et Zwingli, la discipline, dont le maintien, qui relève du pouvoir, est traditionnellement l’apanage des hommes. Ces représentations et cette répartition des rôles sont encore explicitées en 1927 par un pasteur et professeur de théologie, dans une séance du Consistoire17 : « [L]e pasteur qui est à la tête d’une paroisse joue le rôle d’un chef de famille spirituelle, d’un président-directeur et, pour un tel rôle, l’homme est généralement mieux qualifié que la femme, de par sa mentalité et ses aptitudes particulières pour la vie publique18. » Réformation, Genève, D Den. 1, [https://www.e-rara.ch/doi/10.3931/e-rara-12685] (consulté le 24 avril 2018). 15. Irena B, « Un cas de féminisme théologique à l’époque de la Réforme ? », dans Bulletin de la Société de l’Histoire du protestantisme français 137/2 (1991), 177195. 16. Pierre-Luigi D, « Pasteur », dans Pierre G (dir.), Encyclopédie du protestantisme, Paris, Genève, Quadrige – Presses universitaires de France, Labor et Fides, 2006, p. 1040-1052. 17. Organe législatif de l’Église (anciennement nationale) protestante de Genève. L’équivalent dans les Églises sœurs est généralement appelé synode. 18. Eugène C, Mémorial du Consistoire de l’Église nationale protestante de Genève, Archives d’État du Canton de Genève, 5 mars 1927, p. 44.
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Ces propos montrent que l’hégémonie masculine sur le pastorat est davantage une question socioanthropologique que théologique. Il est question d’un « rôle ». Mais surtout, la question de l’ouverture du ministère pastoral aux femmes ne se pose même pas tant qu’elles n’ont pas accès aux études supérieures et notamment théologiques. Les femmes qui soulèvent partiellement cette question, comme Marie Dentière à Genève au temps de Calvin, font l’exception et restent marginales ; elles trouvent peu d’échos qui aient subsisté jusqu’à nous dans les ouvrages. On leur oppose les épîtres pauliniennes, dont l’injonction au silence dans les assemblées (1 Co 14,34-35). Par ailleurs, au XXe siècle, on rétorque à celles qui réclament le droit de devenir pasteures que le nom de cette profession n’a pas de féminin et que le terme de « pastoresse » est « barbare » et « grotesque19 ». Au cours du XIXe siècle, la bourgeoisie impose comme idéal le cantonnement de l’épouse et mère au foyer, au détriment d’une activité professionnelle féminine. Les capacités féminines, physiques et mentales sont constamment dévaluées. Les femmes bourgeoises, notamment protestantes, vont néanmoins se tourner vers la philanthropie et ainsi trouver d’autres manières d’évoluer dans l’espace public, de démontrer leurs compétences et d’avoir un rôle social. Mais ce rôle ne sera pas encore ecclésial. 1.2 Femme de pasteur La Réforme contribue à redéfinir les normes de genre. La vie monastique n’est plus un idéal de vie chrétienne. Au contraire, les couvents sont vidés et les religieux et religieuses prié·e·s de se marier et de réintégrer la société. Ainsi, les femmes n’ont plus la liberté de se soustraire au mariage et à la vie conjugale, dans laquelle elles sont subordonnées à leur mari et soumises aux risques inhérents aux grossesses multiples. Néanmoins, leur statut dans le couple est revalorisé. Les réformateurs en font de véritables partenaires de leurs maris. Toutes et tous doivent être capables de lire la Bible. On assiste donc à un relatif développement de l’instruction des filles, même si cette instruction reste rudimentaire pour la majorité d’entre elles. Si les femmes protestantes ne peuvent plus vivre dans des couvents, elles peuvent en revanche épouser des pasteurs, ce qui leur donne accès à la théologie et à l’étude de la Bible ; elles se forment ainsi par un autre biais que l’école et l’académie. De plus, elles participent largement aux 19. S. L., « “Pastoresses” ou “diaconesses” ? » dans Le Témoignage 63/16 (1927), Archives d’État de Genève (sans pagination).
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tâches pastorales, dans leur dimension sociale, d’accueil et de visites ; aujourd’hui, on nommerait cela cure d’âme ou accompagnement spirituel, notamment des autres femmes20. Les filles de pasteurs formeront au XXe siècle une bonne partie des premières étudiantes en théologie et des premières pasteures ; ce sera le cas de la première femme pasteure genevoise. 2. Les femmes et la théologie : assistantes de paroisse puis pasteures 2.1 Assistantes de paroisse Au début du XXe siècle, les femmes accèdent peu à peu aux études universitaires. À Genève, les portes leur sont officiellement ouvertes depuis 1872, suite à une pétition de femmes portée devant le parlement cantonal ; mais en réalité, elles ne peuvent pas obtenir le diplôme exigé pour y entrer avant les années 1910. Auparavant, les premières étudiantes à l’université sont toutes étrangères, en grande partie des réfugiées de Russie et d’Europe de l’Est 21. En 1917, une première femme s’inscrit à la Faculté de théologie, suivie par d’autres. Sans leur dénier ce droit, un professeur se concerte avec l’Église nationale protestante de Genève afin de créer une formation séparée et allégée, pour former des assistantes de paroisses et non pas des théologiennes à part entière. À l’Institut des ministères féminins créé la même année, les études sont plus courtes, ne comprennent pas les langues bibliques et se concluent par un stage pratique dans des institutions telles que des foyers pour enfants ou des établissements de soins médicaux. Cet institut perdurera jusque dans les années 1970 et formera des dizaines de jeunes femmes issues principalement de Suisse romande et de France. Au départ, l’Institut répond aussi à la pénurie de pasteurs dans le contexte de la Première Guerre mondiale, en France. Certaines diplômées trouvent des débouchés dans des paroisses qui les engagent et les rémunèrent – alors que les pasteurs sont élus par les paroissien·ne·s et salariés de l’Église. Mais la plupart d’entre elles ne trouvent pas de postes salariés en paroisse ; elles travaillent bénévolement, parfois en tant qu’épouses de pasteurs, ou bien elles se réorientent vers le travail social ou l’enseignement. Véronique Laufer, une assistante de paroisse à Genève et qui sera reconnue après de nombreuses années 20. Bernard R, La femme du pasteur. Un sacerdoce obligé ?, Genève, Labor et Fides, 1991. 21. érèse B, L’accès des femmes à l’Université de Genève et leur entrée dans les professions supérieures (1872-1939), mémoire de licence en Lettres, Université de Genève, 1988.
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comme pasteure, raconte en ces termes la considération que les pasteurs portent aux assistantes de paroisse : [L]es pasteurs nous appellent le PPF, le petit personnel féminin. […] après la prière, il nous faut nous en aller, car on va parler de la vie de la paroisse, et nous, les femmes, devons à tout prix rester dans la sphère privée : visites, animation de groupes de mères ou de groupes féminins, travail avec les enfants, secrétariat, soins aux malades, etc. À partir de 15 ans, les enfants ne doivent plus être entre nos mains. Et dans la vie cultuelle, il ne faut pas qu’on nous aperçoive ! Il faut à tout prix que nous n’ayons pas de lien avec l’ensemble de la communauté. La vie publique appartient aux hommes22.
Sans faire concurrence aux pasteurs, sans mettre en danger leur prestige, elles les soulagent donc de multiples tâches. On a bien affaire à une complémentarité hiérarchisée des rôles de genre. 2.2 Pasteures auxiliaires Même si une formation d’assistante de paroisse a été offerte, certaines femmes, moins nombreuses, persistent dans leur souhait d’effectuer des études complètes en théologie, qui comprennent le grec et l’hébreu anciens. Lorsqu’en 1926, Marcelle Bard, la première femme en voie d’achever son cursus en théologie, s’inscrit comme proposante au sein de l’Église, c’est-à-dire comme remplaçante des pasteurs de campagne pour prêcher les dimanches d’été, l’autorité de l’Église, à savoir le Consistoire, est contrainte de se saisir de la question et débat de cette possibilité pour les femmes. Le vote est favorable et l’étudiante en question prêche à plusieurs reprises. Cette situation ne va pas sans susciter des remous à l’interne puisque des pasteurs s’étonnent que son nom ne figure pas dans la tabelle des cultes23, le programme des cultes paraissant hebdomadairement dans la presse locale. Mais l’écho de ses prédications semble positif24 et cette étudiante étant sur le point d’obtenir sa licence et ne cachant pas son souhait de devenir pasteure, comme son père, l’Église doit prendre une décision : ouvrir ou non le ministère pastoral aux femmes. Le Consistoire en débat à trois reprises. Il se montre conscient, d’une part, du nouveau contexte de l’accès des femmes à des professions libérales et, d’autre part, du fait que d’autres Églises réformées ont déjà fait le pas d’accueillir des femmes pasteures : 22. Véronique L, « Comment et pourquoi “M. F.” suis-je devenue pasteur ? », dans Bulletin de l’Association des Anciennes Ministères Féminins (A.M.F.), Bibliothèque de Genève, 24 décembre 1985, Genève, p. 9. 23. Registre de la Compagnie des pasteurs, Archives de la Compagnie des pasteurs et des diacres, 5 novembre 1926. 24. Mémorial du Consistoire de l’Église nationale protestante de Genève, Archives d’État du Canton de Genève, 5 mars 1927, p. 44.
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[N]ous voyons les femmes licenciées en droit, capables d’exercer la vocation d’avocat, les femmes docteurs en médecine admises à pratiquer la médecine, seules les graduées en théologie, ayant reçu un diplôme qui parle des privilèges qui y sont attachés, sont privées du droit qui leur est conféré en principe. Notre Église qui, à certains égards, croit être à la tête du mouvement religieux, reste en arrière sur ce point, alors que d’autres Églises se sont prononcées déjà dans le sens de l’équité et de la justice25.
C’est finalement l’introduction du pastorat auxiliaire qui permet aux femmes de devenir pasteures. Ce nouveau statut implique que la candidate n’est pas élue par les paroissien·ne·s, et ne peut donc pas être à la tête d’une communauté, mais seulement travailler dans une paroisse où il y a déjà un pasteur en poste. En ce qui concerne ses prérogatives, elles sont identiques et comprennent donc la célébration du culte ainsi que l’administration des sacrements. La création de ce statut répond à l’avis de plusieurs délégués au Consistoire, qui craignent que les fidèles refusent l’ouverture du pastorat aux femmes ; il faut savoir que les fidèles sont appelés aux urnes quand la Constitution de l’Église est modifiée, le système ecclésiastique étant calqué sur le système politique suisse de démocratie semidirecte. Prudence et doigté sont donc invoqués par la majorité des délégués au Consistoire. En juin 1928, le Consistoire accepte, à une large majorité26, d’introduire ce statut avec les mêmes conditions pour les femmes et pour les hommes, c’est-à-dire l’obtention de la licence universitaire en théologie. Dès le premier débat au Consistoire et jusqu’à la veille du vote, la campagne s’organise. Un comité est créé par des hommes et des femmes partisan·e·s du pastorat féminin auxiliaire. Ce comité fait des recherches pour le Consistoire sur les cas dans d’autres Églises issues de la Réforme qui emploient déjà des femmes pasteures. Certaines d’entre elles sont invitées à donner des conférences, notamment Rosa Gutknecht, pasteure assistante à la cathédrale de Zurich. Celle-ci insiste sur la vocation, qui touche autant des femmes que des hommes : Il importe en effet de bien souligner, en matière de pastorat féminin tout particulièrement, l’importance de la vocation de l’appel de Dieu. Celui qui reçoit cet appel, homme ou femme, ne peut faire autrement que d’y répondre et de se consacrer au service divin. Et dès lors, ce n’est pas aux hommes qu’il appartient d’empêcher un être humain de se consacrer au service de son Maître27.
25. Ibid., p. 47. 26. 27 voix contre 1, et 2 abstentions. 27. Rosa G, conférence donnée à Genève le 28 février 1928, Archives de l’Association genevoise des femmes universitaires 113.3.8, Archives de l’État de Genève, p. 3.
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Par ailleurs, la complémentarité hommes-femmes est aussi avancée comme argument, puisque les femmes apporteraient des compétences différentes dans l’exercice du pastorat. Rosa Gutknecht dit avoir « l’impression très profonde […] que, en sa qualité de femme, elle est plus près de l’humanité et qu’elle peut ainsi participer plus directement qu’un homme à ses peines et à ses joies28. » Dans le même sens, une lettre de lectrice paraît dans un des principaux quotidiens genevois, peu avant le vote des fidèles ; elle compare les communautés chrétiennes à des familles qui auraient besoin autant d’un père, « austère et sévère », que d’une mère, apportant « douceur [et] tendresse29 ». Selon elle, la femme a beaucoup à apporter à l’Église ; davantage du moins qu’une épouse de pasteur, qui doit avant tout se consacrer à sa propre famille. Elle ajoute : « Et ne craignons pas que la femme apporte dans la prédication un peu de mysticisme, n’est-ce pas peut-être parce que “La théologie s’est montrée trop souvent abstraite, trop dure, plus éprise de logique que de sens de la vie”, que nos églises se vident !30 » Les débats sont suivis et scrutés au-delà des frontières genevoises et suisses. Ainsi, une correspondante danoise écrit à la présidente de l’Association genevoise des femmes universitaires : « Je crois que ce choix est de grande importance et la victoire dans un pays fraye le chemin pour la victoire dans les autres31. » Les opposants au pastorat féminin, quant à eux, ne sont apparemment pas organisés en un comité, mais ils se font entendre au Consistoire, bien qu’ils y restent très minoritaires : « Christ n’a pas confié à des femmes les fonctions apostoliques. Gardons-nous de faire un saut dans l’inconnu, d’allumer dans l’Église un brandon de discorde et de provoquer des démissions qui ne manqueront pas de se produire, si l’on entre dans la voie tracée devant nous32. » La menace agitée par cet orateur restera en réalité sans effets. Les récalcitrants resteront au sein de l’Église et ne cacheront pas leur position, mais on ne trouve pas de traces de démissions. Par ailleurs, quelques lettres de lecteurs publiées dans la presse montrent aussi une opposition, notamment celle d’un pasteur qui interroge la situation :
28. Ibid., p. 2. 29. N. S, « La question du pastorat féminin », dans La Tribune de Genève, 23 novembre 1928, p. 6. 30. Ibid. 31. Johanne B, Lettre à Mariette Schaetzel, 16 mai 1928, Archives de l’Association genevoise des femmes universitaires 113.3.8, Archives de l’Etat de Genève (sans pagination). 32. Mémorial du Consistoire de l’Église nationale protestante de Genève, Archives d’État du Canton de Genève, 5 mars 1927, p. 47.
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Nous n’avons pas le droit de vouer la femme pasteur au célibat obligatoire, mais nous ne voyons pas comment confier le ministère pastoral à une femme mariée. Les paroisses désirent avoir un pasteur marié, sachant combien une femme de pasteur est utile est nécessaire au ministère, car elle est une aide précieuse et parfois une collaboratrice de son mari. Qui aidera ainsi la femme pasteur ?33
Malgré ces arguments, en décembre 1928, le vote des fidèles est nettement en faveur du pastorat féminin auxiliaire34. Une des grandes figures féministes suisses, Émilie Gourd, exulte : « [N]ous tenons à insister ici, [...] c’est la première fois à travers le monde, croyons-nous, que l’accession au pastorat, même auxiliaire, est reconnue aux femmes par la décision d’une votation populaire, ce qui lui confère assurément un poids beaucoup plus grand que la simple décision d’un Synode35. » Au cours des quarante premières années suivant cette importante décision, seule Marcelle Bard, consacrée en 1929, fait une longue carrière dans l’Église. À son arrivée, elle est la seule parmi 153 pasteurs hommes. Elle ne sera acceptée au sein de la Compagnie des pasteurs, autorité théologique de l’Église, qu’en 1943. Quatre autres femmes seront consacrées avant 1968, mais elles arrêteront toutes rapidement leur ministère, principalement en raison de leur mariage. En effet, jusqu’aux années 1960, les hommes pasteurs sont vivement encouragés à fonder une famille, comme nous l’avons précédemment mentionné ; par contre, les premières femmes pasteures en sont fortement dissuadées, voire empêchées. Dans certains pays, la France par exemple, le célibat leur est imposé. La question est bien présente dans les débats à Genève, mais la contrainte du célibat est jugée comme « trop contraire à l’esprit et aux traditions du protestantisme36 ». Marcelle Bard, quant à elle, a été mariée durant deux ans, a divorcé puis est restée célibataire jusqu’à la fin de sa vie. Le ministère pastoral suppose à ce moment un don de sa personne et de son temps jugé incompatible avec la préservation d’une vie privée et d’une disponibilité pour le soin des enfants. Pour les hommes pasteurs, la question ne se pose pas étant donné les normes de genre en vigueur, qui impliquent que l’homme soit pourvoyeur pour sa famille sans être investi dans les tâches ménagères et dans le soin des enfants. En revanche, il semble difficile de concevoir une femme pasteure qui serait mariée et 33. Albert O, « Contre le pastorat féminin », dans La Suisse 333 (28 novembre 1928), p. 8. 34. 1742 oui, 787 non. 35. Émilie G, Le Mouvement féministe 296 (1928), p. 178. 36. Mémorial du Consistoire de l’Église nationale protestante de Genève, Archives d’Etat du Canton de Genève, 24 mars 1928, p. 38.
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qui pourrait avoir des enfants. L’alternative demeure insatisfaisante : la pasteure risquerait de délaisser ses enfants pour s’occuper de sa paroisse et donc de ne pas remplir ses devoirs de mère ou, au contraire, elle risquerait de délaisser sa paroisse pour s’occuper de ses enfants. Pour les femmes, cette prétendue incompatibilité entre vie de famille et travail rémunéré ne concerne pas seulement le pastorat puisqu’en Suisse, en 1960, moins d’une femme mariée sur cinq travaille37. Au sujet du célibat des femmes pasteures, Marcelle Bard déclare prudemment, dans une interview à la fin de sa carrière : « C’est une question difficile et je ne peux pas donner de théorie. Une femme pasteur ne doit pas être privée du contact avec la quotidienneté. Elle sera mieux équilibrée en ayant connu la vie. Notre métier n’est pas un métier d’agneau fait pour une petite oie blanche. Encore une fois, je ne veux pas trancher. Chaque femme est un cas particulier38. » 2.3 Pasteures à part entière dès 1968 La révolution culturelle de la fin des années 1960 et du début des années 1970 touche pleinement les Églises. Des pasteurs et des prêtres prennent part à des manifestations étudiantes ou antimilitaristes en Suisse romande, non sans susciter des réactions plus ou moins outrées de la part des autorités ecclésiales. Le ministère pastoral perd de son prestige ; on assiste à une crise de l’identité pastorale39. En même temps, c’est le grand retour du ministère diaconal, pour lequel une formation romande commence à être offerte en 1974, et qui attire un nombre important de femmes. Le diaconat est moins un ministère de proclamation de la Parole et d’expertise théologique que du travail de terrain auprès des personnes les plus vulnérables ou dans le cadre d’un accompagnement individuel. Certaines des Églises romandes proposent aux assistantes de paroisse de devenir diacres ; quelques-unes acceptent, d’autres refusent et exigent une reconnaissance comme pasteures, compte tenu de leur expérience et des tâches accomplies. Dans ce contexte mouvementé, la suppression du statut de pasteur auxiliaire obligatoire pour les femmes, proposée en 1968 au Consistoire, est peu débattue et finalement votée à une large majorité. Cela ne semble 37. Anne-Lise H-K, « Travail féminin », dans Dictionnaire historique de la Suisse (DHS) [http://www.hls-dhs-dss.ch/textes/f/F13908.php] (consulté le 24 avril 2018). 38. Jacqueline B, « “Madame le Pasteur” Marcelle Bard », dans La Suisse 319 (15 novembre 1973), p. 9. 39. W, « L’accès des femmes au pastorat » (n. 4), 29-45.
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plus un sujet sensible dans l’Église genevoise, au sein de laquelle Marcelle Bard a passé toute sa carrière à habituer les fidèles et les collègues au ministère pastoral féminin. Par ailleurs, l’Église réformée de France a ouvert aux femmes, en 1965, le ministère pastoral tout entier. À Genève, dans le texte adopté par le Consistoire, une clause discriminatoire persiste pourtant, stipulant que la candidate pasteure, en cas de mariage ultérieur, devrait avoir un entretien avec le Conseil de paroisse, la Commission du saint ministère et les autorités de l’Église pour envisager les modalités de la suite de sa carrière40. La maternité fait toujours partie des potentielles entraves à un ministère pastoral entier ; le travail des femmes n’est pas encore normalisé. À cette époque, les Suissesses n’ont pas encore le droit de vote41 et si elles sont mariées, elles ne peuvent pas travailler sans l’autorisation de leur époux. Néanmoins, cette disposition prend place dans le Règlement et non dans la Constitution, comme le défend Tilka Prince, une membre du Conseil exécutif de l’Église, qui deviendra la première femme présidente du Consistoire quelques mois plus tard : À [mon] avis, rien théologiquement ou bibliquement n’empêche la promotion de la femme au ministère pastoral. La femme mariée a une certaine expérience de la vie du foyer qui lui permet d’avoir une certaine autorité dans son ministère. En revanche, il est évident que des charges familiales peuvent être une entrave à l’exercice de son ministère ; mais cela doit être examiné de cas en cas et faire l’objet d’un règlement et non d’une disposition constitutionnelle42.
La tendance chez les jeunes pasteur·e·s est à la revendication du pastorat comme profession et non plus seulement comme vocation. Cette situation entraîne une exigence de séparation plus stricte entre vie professionnelle et vie privée ou familiale, entre lieu de travail et logement. Les jeunes pasteur·e·s ne souhaitent plus être atteignables en permanence par les fidèles ; ils et elles veulent consacrer du temps à leur famille de même qu’avoir des loisirs et des vacances. Le travail à temps partiel se développe, surtout chez les jeunes femmes ; en Suisse, la proportion de femmes travaillant à temps partiel est devenue une des plus élevées en Europe. À Genève, « l’affaire des 22 » est emblématique de ces mutations du ministère pastoral. Au printemps 1967, un groupe de vingt-deux jeunes 40. Mémorial du Consistoire de l’Église nationale protestante de Genève, Archives d’État du Canton de Genève, 26 mai 1967, p. 163. 41. Le droit de vote et d’éligibilité des femmes au niveau fédéral est accepté en votation populaire le 7 février 1971, par 65,7% des citoyens suisses (masculins). 42. Mémorial du Consistoire de l’Église nationale protestante de Genève, Archives d’État du Canton de Genève, 26 mai 1967, p. 161-162.
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pasteur·e·s (parmi lesquels figure une femme) refuse de recevoir la consécration, la jugeant incompatible avec la notion de sacerdoce universel ; ils agissent dans une volonté de ne pas se mettre sur un piédestal et d’affirmer l’égalité de chacun, pasteur ou laïque, en un ministère commun. Ce mouvement, qui va conduire à la signature du Manifeste des 22, met l’Église en ébullition. Didier Halter écrit à son sujet qu’« en contestant le pouvoir pastoral [il] contribue indirectement à remettre en cause son image patriarcale. En luttant contre le cléricalisme pastoral, les 22 s’en prennent aussi à une image exclusivement masculine du pasteur. Même s’ils ne sont sans doute pas très nombreux à en avoir conscience à ce moment-là43. » Ils ne veulent plus entrer dans le « personnage44 » du pasteur lié à vie par sa vocation et ils se montrent très critiques vis-à-vis des Églises. Dès les années 1970 et plus encore dans les années 1980 et 1990, on assiste, non sans remous, à une augmentation du nombre de femmes pasteures engagées au sein de l’Église genevoise. Une grande partie d’entre elles éprouve le besoin de se réunir en groupes de pasteures et théologiennes, en non-mixité, pour réfléchir à des questions théologiques et partager les expériences45. Le troisième de ces groupes, qui réfléchit aux difficultés de la prise de parole des femmes au sein des assemblées de la Compagnie des pasteurs et des diacres à la fin des années 1990, impose à cette dernière d’élire une femme à sa tête : Isabelle Graesslé. On peut donc dire qu’en 2001, une femme a succédé à Calvin comme « pasteure des pasteur·e·s » genevois·e·s. L’ouverture du pastorat aux femmes dans l’Église genevoise a été rendue possible par l’accès des femmes aux études théologiques, dont cette première étudiante qui a voulu faire le même métier que son père et qui a mis l’Église dans l’obligation de se positionner sur cette question. À cette époque, l’approche historico-critique de la Bible ne permettait plus d’utiliser simplement les versets de Paul pour justifier l’exclusion des femmes du ministère. De plus, l’Église était attentive aux évolutions extérieures : l’accès des femmes à d’autres professions libérales, dans lesquelles elles démontraient leurs capacités, ainsi que l’ouverture du pastorat aux femmes dans d’autres Églises satisfaites de leur décision et loin d’être 43. Didier H, Ministère pastoral et théologie, identité personnelle et identité de fonction, Faculté autonome de théologie protestante de l’Université de Genève, thèse de doctorat n° 586, 2002, p. 170. 44. M, « Le ministère pastoral des femmes dans le protestantisme français » (n. 5), p. 343-362. 45. Lauriane S, « Des groupes de théologiennes protestantes à Genève (1978-1998) : entre espace de partage et laboratoire féministe », dans Nouvelles Questions Féministes 38/1 (2019), 36-53.
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confrontées à une invasion féminine – les candidates étant encore rares. Le choix de cantonner les femmes au pastorat auxiliaire a probablement aidé à emporter l’adhésion des fidèles appelé·e·s aux urnes, alors même que les citoyens refusaient, à la même période et à plusieurs reprises, d’accorder le droit de vote politique aux femmes. Ce procédé démocratique de vote de tous et toutes les membres d’une Église réformée est une particularité qui mérite d’être soulignée. Autre particularité genevoise : la non-obligation du célibat pour les premières femmes pasteures, même si les normes implicites ont assurément eu un poids. Les Églises protestantes ont vécu un changement radical au cours du XXe siècle. Celle de Genève est passée d’aucune femme pasteure jusqu’en 1929 à 40 % du pastorat d’aujourd’hui. L’arrivée des femmes s’est produite en même temps que des mutations profondes du pastorat. Les Églises sont remises en question et critiquées comme jamais, puisque leur existence même est largement remise en cause. Les premières femmes pasteures n’ont pas provoqué ces changements puisqu’elles étaient déjà dévouées et fidèles à l’Église-institution ; mais elles ont certainement contribué à changer le ministère pastoral, le faisant passer d’une vocation qui occupe la vie entière de l’individu à une profession qui occupe une place délimitée dans la vie de celui ou celle qui l’embrasse. Plus positivement, les femmes pasteures « constituent une force de renouvellement pour l’Église [… et elles] sont particulièrement créatives dans l’exercice de leur ministère46 ».
46. S ’ , Pionnières et créatrices en Suisse romande, XIXe et XXe siècles, Genève, Slatkine, 2004, p. 174.
QUELLE ÉGALITÉ ENTRE LES FEMMES ET LES HOMMES DANS UNE PERSPECTIVE CATHOLIQUE ? UNE ANALYSE FÉMINISTE ET INTERSECTIONNELLE DE CINQ CONCEPTIONS Denise C
Dans la sphère catholique romaine, un problème majeur des discussions contemporaines sur l’égalité entre les femmes et les hommes consiste en une simplification à outrance des termes de la discussion. On en est parfois réduit à se prononcer pour ou contre le genre. Pourtant, ce terme désigne un domaine d’études complexes qui se penche sur des différences entre les femmes et les hommes dans le cadre duquel d’innombrables actants et actantes prennent des positions diverses à partir de multiples perspectives. Cela se produit dans l’orbe citoyen, sociocommunautaire, politique ou universitaire. À l’université, diverses disciplines et approches théoriques ou politiques sont mises à contribution de sorte que les positions expriment une multiplicité insurmontable de perspectives. Mais dans le monde catholique romain, la réduction du pour ou du contre le genre semble bien installée, ce qui nie, à la fin, l’existence même d’études du genre. Cette situation résulte de constructions discursives mises de l’avant par le Vatican. Judith Butler a souligné comment, pour cette instance, le genre serait devenu un « nom de code de l’homosexualité1 ». Le Vatican fait la guerre à celle-ci pour la raison qu’elle remet en question la complémentarité naturelle entre les sexes. Il relie cette question au thème de l’égalité entre les femmes et les hommes par le biais d’une théologie politique qui énonce une nature immuable de la femme (au singulier) comme « l’autre » de l’homme, associée à l’idée de la vocation éternelle de la femme à la maternité physique ou spirituelle, fonction caractérisée par le service des autres, le tout voulu par Dieu et inscrit dans la nature physico-psychologique de l’être femme. Nettement différente de celle de l’homme, cette nature lui est complémentaire dans le mariage hétérosexuel. Pour exprimer tout cela avec cinq petits mots, le
1. Judith B, « La fin de la différence sexuelle », dans Défaire le genre, trad. par Maxime Cervulle, Amsterdam, Édition Amsterdam, 2006 (anglais, États-Unis 2001), 201-231, p. 209.
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Vatican se prononce « contre l’idéologie du genre » ou dit-il encore « contre la théorie du genre ». Pour lui, une « grande bataille est en train de se disputer […] autour de la figure de la femme, autour du concept même de féminité2 », ajoutons, autour de la défense de l’hétérosexualité obligatoire. La guerre à mener au genre conduit à se prononcer en défaveur de celui-ci pour signifier une désapprobation de l’homosexualité et, concomitamment, la promotion de la vocation spécifique des femmes à la maternité et aux tâches de services. C’est ainsi qu’une réassignation du concept estompe l’immense multiplicité des approches et des perspectives en études du genre. Par quelle voie d’analyse peut-on répondre à une telle construction discursive bien implantée ? Comment résister à la réduction de sens ? Judith Butler souligne des obstacles à la critique de la position doctrinale du Vatican sur les femmes et sur l’homosexualité. Si l’on s’oppose au Vatican, souligne-t-elle, on vous répondra que vous n’avez qu’à opter pour une autre confession. Dans ce contexte, elle signale deux réactions à éviter. La première consiste à ignorer la position du Vatican, car c’est nier l’autorité puissante qu’il détient sur le plan international, et la deuxième, à contredire le discours pour proposer une vision plus humaine, car « intervenir de cette manière revient simplement à réitérer le fossé culturel qui rend l’analyse impossible3 ». Le défi réside plutôt dans la capacité d’analyser le discours du Vatican selon sa propre logique interne afin de dépister des détournements de sens et, pour le dire à nouveau avec Judith Butler, afin de « rendre plus difficile à cette autorité papale de se légitimer sans contestation4 ». Le but de la présente recherche consiste à contribuer à défaire l’imaginaire construit par le Vatican selon lequel il y aurait simplement deux positions, seulement deux possibilités offertes, pour ou contre le genre. Suivant la recommandation relevée, je le ferai à partir d’une analyse de la logique interne du discours des autorités romaines afin de défaire les ressorts d’une argumentation qui a un impact sur la structuration des discussions.
2. Marta L, « Un nouveau féminisme est nécessaire, déclare le cardinal Rylko. Intervention au congrès international sur la femme au Vatican », Zenith, Le monde vu de Rome, le 12 février 2008. 3. « […] to speak this way is simply to reiterate the cultural divide that makes no analysis possible. » Dans Judith B, « Papal Postscript », section de l’article « Aerwords », dans Ellen T. A – Susan M. S. V (dir.), Bodily Citations. Religion and Judith Butler, New York, Columbia University Press, 2006, 276-291, p. 289. 4. « [...] make it more difficult for this papal authority to legitimate itself without contest », Ibid.
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Comme il s’agit de déconstruire une simplification pour insuffler de la complexité dans les termes du débat, je présenterai cinq conceptions catholiques contemporaines de l’égalité entre les femmes et les hommes. La première, certes, est celle du Vatican, conformément à la méthode choisie. Les deux suivantes font ressortir des discussions internes entre le Vatican et des groupes catholiques qui s’inscrivent dans son giron et qui diffusent ses thèses fondamentales, mais qui, étonnamment, articulent leur discours de manière significativement différente l’une de l’autre. Les deux dernières présentent des perspectives de mouvements féministes théologiques transnationaux. Elles correspondent aux espaces de ma propre position d’énonciation. Il sera intéressant d’analyser les liens construits entre l’égalité et le genre selon ces deux dernières perspectives qui s’inscrivent solidairement entre elles. 1. La « théologie de la femme » du Vatican Selon la perspective annoncée – ni ignorer ni contredire –, il convient d’entamer l’étude par une analyse de la logique interne du Vatican sur l’égalité femmes/hommes et sur le genre. Sur le plan historique, notons qu’avant le pontificat de Jean-Paul II (1978-2005), le Vatican adoptait une perspective séculairement phallocentrique/patriarcale5. Les autorités romaines l’exprimaient dans des textes épars et ponctuels, sans discours élaboré sur la différence entre les hommes et les femmes. La situation changea sous Jean-Paul II. Celui-ci entreprit d’offrir une réponse théologique articulée aux mouvements féministes internationaux. Il élabora de manière détaillée et extensive une « théologie de la femme » que ses successeurs, Benoît XVI et François, ont entérinée et ont poursuivie6. 5. J’emploie l’expression phallocentrisme/patriarcat pour désigner un système politique et sociosymbolique de subordination du groupe des femmes au groupe des hommes. Le phallocentrisme renvoie à la domination symbolique du phallus dont les effets sont complexes et multiples (Judith Butler), le patriarcat, à la position de pouvoir des pères. L’unique terme « patriarcat » apparaît insuffisant, car son pouvoir s’associe à d’autres systèmes de domination, tels l’hétérosexisme, le colonialisme, le racisme, le classicisme. Elisabeth Schüssler Fiorenza a proposé le terme de « kyriarchie » (de kyrios, seigneur) pour désigner un ensemble de systèmes de domination interreliés. Nous y reviendrons infra. L’appellation phallocentrisme/patriarcat prend en compte cette complexité centrant l’attention sur l’analyse de la domination des hommes sur les femmes. 6. Pour des éléments de base de la « théologie de la femme » du Vatican (textes repérés pour la plupart aisément sur le site internet du Saint-Siège) : F, « La femme est l’harmonie du monde. Méditation matinale en la chapelle de la Maison SainteMarthe, Jeudi 9 février 2017 », dans L’Osservatore Romano, édition hebdomadaire nº 007 du 16 février 2017 ; I., Amoris laetitia, Exhortation apostolique post-synodale, le 19 mars
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Pour en saisir la structure d’ensemble, il faut comprendre la fonction qu’y occupe « le signe de la “femme” ». Dans Mulieris dignitatem (1988) notamment, Jean-Paul II place le mot « femme » entre des guillemets simples pour désigner le signe ou l’idéal ou l’éternel féminin. Il s’agit d’une figure créée comme un autre « moi » pour l’homme, qui existe « pour l’autre ». Ainsi, la « femme » est l’autre de l’homme. Mais ce canevas d’altérité représente précisément l’objet central de la critique des féminismes qui montrent comment cet éternel féminin, cet « autre », se trouve approprié par les hommes et défini par eux avant que les femmes n’aient eu accès à la parole ou à une autodétermination de soi. Les théories féministes ont montré que l’idéal féminin consiste en une dimension intérieure de l’homme (approprié) et inférieure au masculin (subordonné)7. Il faut noter que Jean-Paul II emploie rarement les termes d’infériorité et de supériorité et, lorsqu’il le fait, le plus souvent parle-t-il de supériorité. Il souligne que Marie, Mère de Dieu, est supérieure aux apôtres et représente la perfection du féminin8. La « théologie de la femme » reproduit un schéma paradoxal mais classique pour un certain phallocentrisme/ patriarcat ; il infériorise et il exalte tout à la fois le féminin, deux mouvements apparemment contradictoires mais qui vont de pair et qui se nourrissent mutuellement. L’exaltation du féminin ou de la femme occupe une place significative dans le discours du Vatican. Jean-Paul II chante partout les louanges du « génie féminin ». Benoît XVI a poursuivi cet éloge. Il a parlé d’un « mouvement de valorisation de la femme dans les différentes instances de la vie sociale9 ». François a dit que la femme est « la plus belle chose que Dieu ait créée10 ». La critique féministe a montré comment une trame discursive de glorification des femmes occupe la 2016, surtout nºs 56 et 173-175. J-P II, Lettre aux femmes, le 29 juin 1995 ; I., Ordinatio sacerdotalis, Lettre apostolique sur l’ordination sacerdotale exclusivement réservée aux hommes, le 22 mai 1994 ; I., Mulieris dignitatem, Lettre apostolique sur la dignité et la vocation de la femme à l’occasion de l’Année mariale, le 15 août 1988 ; C , « Lettre aux Évêques de l’Église catholique sur la collaboration de l’homme et de la femme dans l’Église et dans le monde », le 31 mai 2004. Pour une bibliographie, Patrick S, « Le féminisme selon Jean-Paul II : l’impasse du déterminisme corporel », dans Studies in Religion/Sciences Religieuses 29/3 (2000), 313324 ; Denise C, « L’antiféminisme du “nouveau féminisme” préconisé par le SaintSiège », dans Recherches Féministes 25/1 (2012), 23-49. 7. Voir entre autres B, Défaire le genre (n. 1). 8. J-P II, « “La maternité dans le cadre du sacerdoce universel de l’Église”. Audiences générales du 6 au 27 juillet 1994 », dans La Documentation catholique, 2100 (4 et 18 septembre 1994), 755-761, p. 760. 9. B XVI, « Discours du pape Benoît XVI aux participants au Congrès international “Femme et homme, l’humanum dans son intégralité” », le 9 février 2008. 10. Gauthier V, « Les cinq phrases marquantes du pape François sur les femmes », dans La Croix, 25 mai 2015.
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fonction d’édulcorer une politique, sans fondement, de subordination du groupe des femmes au groupe des hommes. Pour saisir la logique du discours de Jean-Paul II sur la femme, il importe de remarquer également la fonction qu’y occupe le concept d’égalité. Le vocable revient à de nombreuses reprises, répété et réitéré, à chaque page. Il désigne l’égalité en dignité de l’homme et de la femme dans la différence des vocations et des fonctions, c’est-à-dire dans la complémentarité des rôles sociaux et ecclésiaux. Du point de vue de la critique féministe, dans les faits, ce concept signifie une inégalité. Jean-Paul II procède à une réassignation sous forme d’inversion de la signification contemporaine du concept. Telle qu’employée par Jean-Paul II, l’égalité en dignité humaine signifie que les femmes sont des êtres humains également aux hommes. On ne s’attendrait pas à moins. Jadis, on aurait énoncé qu’elles possèdent une âme. Mais leurs rôles sociaux diffèrent de ceux des hommes. Ils consistent au service des hommes, car on demande aux femmes d’incarner dans leur vie les caractéristiques de l’idéal féminin. Selon la « théologie de la femme », la nature psychophysique de la femme (au singulier), immuable et voulue par Dieu, lui assigne la vocation de mère physique ou spirituelle dont les fonctions sociales sont de servir, de prendre soin, de défendre la vie, de comprendre l’autre, d’être sensible, d’écouter, de compatir, d’aider, d’éduquer. L’égalité des sexes signifie que ces rôles sont aussi – également – dignes humainement que les rôles masculins. Ainsi, la « théologie de la femme » présente un canevas phallocentrique/ patriarcal accompli et énoncé avec des termes contemporains, notamment celui d’égalité. Le schéma est particulièrement manifeste dans le fait que les femmes doivent se réaliser uniquement dans le féminin, « la femme déchue » étant celle qui cherche à s’approprier les qualités masculines, alors que les hommes se réalisent dans un équilibre de masculin et de féminin. Que sont les rôles masculins ? Il est ardu de le trouver. Le masculin occupe la position universelle et, s’il y a une « théologie de la femme », une théologie spécifique de l’homme n’existe pas. Les deux stratégies relevées, l’exaltation de la femme et l’inversion du concept d’égalité, fonctionnent comme un camouflage de la politique de subordination des femmes, et elles réussissent bien. De nombreux discours de réception de « la théologie de la femme », interne ou externe à l’Église catholique romaine, expriment comment le Vatican se préoccupe des femmes et leur est favorable11 ! 11. Un cas typique de cette réaction courante est celle du journaliste critique JeanClaude P, L’Église après Jean-Paul II. Les dossiers urgents du nouveau pape, Paris, Calmann-Lévy, 2009.
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L’utilité de l’approche critique choisie – ni ignorer ni contredire le discours du Vatican – devient manifeste. Elle fait ressortir des articulations qu’on ne voit pas habituellement. Ce qui demeure visible cependant aux yeux de toutes et de tous, ce sont des positions controversées et contestées qui démentent l’égalité entre les sexes et qui nient l’autodétermination des femmes. J’en soulignerai cinq, connues : (a) le refus de l’accès des femmes à l’ordination sacerdotale (ce sont des prêtres qui dirigent l’Église), pour la raison que le féminin ne peut représenter le Christ masculin ; (b) une morale sexuelle qui admet la licéité de l’acte sexuel exclusivement à l’intérieur du mariage hétérosexuel ; (c) le refus de la contraception non naturelle et de l’avortement, sans exception, car Dieu insufflerait l’âme humaine au moment de la conception12 ; (d) le refus du pluralisme et l’imposition d’un catholicisme identitaire, car il y aurait une seule autorité (celle du Vatican), une seule vérité (par lui édictée), une seule identité (par lui imposée) ; (e) des interventions actives du Saint-Siège, comme État observateur aux Nations Unies et par diplomatie, qui visent à implanter sa vision des rapports entre les femmes et les hommes sur la scène mondiale. Qu’en est-il du discours du Vatican sur le féminisme et sur le genre ? Répondant aux mouvements féministes transnationaux, Jean-Paul II a construit une distinction entre un bon et un mauvais féminisme. Au premier, il a donné le nom de « nouveau féminisme13 » qui remplacerait l’ancien et qui le dépasserait par la reconnaissance de la véritable nature de la femme et de la complémentarité des sexes. Ce « nouveau féminisme » est le nom donné à sa « théologie de la femme ». Remarquons une autre inversion de sens, cette fois du terme « féminisme ». On peut repérer quelques autres inversions de sens, particulièrement usitées lorsque le représentant du Saint-Siège s’exprime aux Nations Unies. Il parle en faveur de la libération de la femme, mais cela veut dire valoriser les femmes dans leurs fonctions spécifiques de mères. Il se prononce contre les discriminations faites aux femmes, mais cela veut dire, outre lutter contre la violence faite aux femmes, leur redonner les conditions favorables à l’exercice de leur vocation spécifique et s’opposer aux lois qui permettent la contraception ou l’avortement. Comment Jean-Paul II définit-il ce qu’il appelle le mauvais féminisme ? Il s’agit de celui ancien, occidental et radical. Il comporterait de 12. Pour des liens entre la question de l’avortement et la présente analyse, voir Denise C, « Le fondement patriarcal de la position anti-choix du Vatican », dans L’autre Parole 135 (2013), 35-39. 13. J-P II, Evangelium vitae, Lettre encyclique sur la valeur et l’inviolabilité de la vie humaine, le 25 mars 1995, nº 99.
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nombreuses erreurs : il veut faire des femmes des copies des hommes ; il provoque une guerre des sexes (péché) ; il rejette la vocation et les rôles spécifiques des femmes ; il nie les déterminations biologiques de la femme ; il soutient l’idée qu’il y aurait une subordination des femmes aux hommes. Dans la même direction, le pape François a écrit : « J’apprécie le féminisme lorsqu’il ne prétend pas à l’uniformité ni à la négation de la maternité14 ». Le Vatican utilise actuellement le vocable de genre en opérant une réduction. Jean-Paul II, cependant, a préféré utiliser le mot « sexe » pour désigner la différence entre l’homme et la femme. Pendant son pontificat, le Vatican a critiqué l’emploi du terme « genre » lors de la Quatrième conférence mondiale sur les femmes des Nations Unies, tenue à Beijing en 1995. Dans un texte de Réserves, il se dissocie d’une conception du genre pour laquelle les différences entre les femmes et les hommes relèveraient d’une construction culturelle. C’est plus particulièrement dans les discussions sur l’homosexualité que Benoît XVI a introduit l’idée d’une opposition à « la théorie du genre » pour sa négation des différences ontologiques, psychobiologiques et universelles entre l’homme et la femme. Le pape François, de son côté, ne parle presque plus du féminisme, mais il fait la guerre au genre. Il conteste « l’idéologie du genre » qui nie les différences entre les hommes et les femmes15. En somme, l’étude de la « théologie de la femme » montre que le Vatican énonce un phallocentrisme/patriarcat exemplaire et contemporain, avec des mots contemporains, saturé d’inversions de sens qui passent facilement inaperçues aux oreilles non aguerries, le tout incluant une opposition explicite aux mouvements féministes et une bataille contre l’homosexualité. Sur le plan des stratégies discursives, Laurie Laufer et Florence Rochefort identifient, de la part du Vatican, un « déchaînement d’hostilité à la soi-disant “théorie du genre”16 ». Il n’existe pas une théorie du genre, poursuivent-elles, mais, tel que mentionné supra, des études du genre réalisées dans diverses disciplines qui induisent une multiplicité de perspectives. Le Vatican procède à une réassignation du vocable. Il lui attribue la fonction lourde d’une signification parapluie subsumant les discours qui remettent en question le « lien entre maternité et 14. P F, Amoris laetitia, nº 173. 15. Ibid., nº 56. Voir Denise C, « Le discours anti-femmes du pape François : une analyse féministe », dans Jean-François R (dir.), Decoloniality and Justice. Theological Perspectives, São Leopoldo, Brésil, Oikos, 2018, 113-124. 16. Laurie L – Florence R, « Avant-propos. Qu’est-ce que le genre ? », dans Laurie L – Florence R (dir.), Qu’est-ce que le genre ? (Petite bibliothèque), Paris, Payot, 2014, 7-12, p. 9.
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féminité en tant que nécessité ordonnée par la nature et par Dieu17 ». En définitive, du point de vue du Vatican, se prononcer « pour la théorie du genre » signifie soit contester sa conception de la femme et la différence immuable de fonctions entre les hommes et les femmes, soit accepter l’homosexualité. 2. Le « nouveau féminisme » de théologiennes catholiques romaines Il faut préciser que, pour Jean-Paul II, implicitement, l’identification féministe est réservée aux femmes. Lorsqu’il suggère le développement d’un « nouveau féminisme », il demande aux femmes catholiques romaines de s’approprier la « théologie de la femme », invitant les théologiennes à l’expliciter et à en approfondir les fondements et les contenus. Il écrit : « La pensée et l’action des femmes [soulignées dans le texte] jouent un rôle unique et sans doute déterminant : il leur revient de promouvoir un “nouveau féminisme”18 ». Ce dernier, poursuit-il, évitera de « succomber à la tentation de suivre les modèles masculins » et il saura « reconnaître et exprimer le vrai génie féminin dans toutes les manifestations de la vie en société19 ». Un certain nombre de théologiennes catholiques romaines a répondu à l’appel, surtout, à ma connaissance, dans les aires de l’Italie, de l’Espagne et de la France. Plusieurs d’entre elles gravitent autour du Vatican et reprennent ses positions principales : rejet de l’accès des femmes à l’ordination sacerdotale pour raison de leur féminité, interdiction de la contraception non naturelle et de l’avortement, refus de l’homosexualité. Dans ce groupe, Lucetta Scaraffia, rédactrice d’un supplément de l’Osservatore romano sur « les femmes et l’Église », met en avant ce qui est appelé une « sorte de féminisme ami de la foi20 ». Ce « nouveau féminisme » catholique romain reprend, à la suite de Jean-Paul II, la thèse d’Edith Stein d’un « donné naturel humain qui se réalise de façon différenciée chez l’homme et la femme21 ». E. Stein soutenait en effet que « le corps et l’âme de la femme sont formés en vue d’un dessein particulier22 ». Pour elle, la maternité constitue 17. B, « La fin de la différence sexuelle » (n. 1), p. 209. 18. J-P II, Evangelium vitae, nº 99. 19. Ibid. 20. Frédéric M, « Benoît XVI a rappelé le “lien spécial” des femmes avec le Christ ressuscité », dans La Croix, 10 avril 2012. Voir aussi Michèle M. S, Femmes dans le Christ. Vers un nouveau féminisme, Recherches Carmélitaines 3, Toulouse, Éditions du Carmel, 2003. 21. Sophie B, Le féminisme chez Edith Stein, Paris, Parole de Silence, 2009, p. 238. 22. Ibid., p. 101.
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« la finalité essentielle » de la femme « célibataire, épouse ou mère23 ». E. Stein publie ses textes sur le féminin dans les années 1930. Elle se dit féministe et elle soutient des changements de rôles pour les femmes. Selon elle, celles-ci devraient pouvoir remplir davantage de fonctions ecclésiales, à l’exclusion de la prêtrise réservée symboliquement au masculin, mais surtout, soutient-elle, « il faut donner à la femme les moyens d’exercer n’importe quel métier ou activité, d’une façon spécifiquement féminine, maternelle24 ». Ces thèses résument bien la position de Jean-Paul II qui, en effet, s’inspirait de la théologie de la femme d’E. Stein. Elles synthétisent, également, les positions soutenues par des femmes et par des théologiennes qui optent pour le « nouveau féminisme » catholique romain. Dans son livre récent, Du dernier rang25, apprécié par le pape François, Lucetta Scaraffia déploie un féminisme qui revendique plus de reconnaissance, par l’Église, des qualités féminines ainsi que plus de place des femmes dans des fonctions ecclésiales hormis l’ordination sacerdotale. Son féminisme s’exprime dans l’orbe du Vatican et il est soutenu par celui-ci. Il réclame, pour le redire avec les mots de Jean-Paul, la reconnaissance « du vrai génie féminin dans toutes les manifestations de la vie en société26 » et, comme le demande l’ouvrage Du dernier rang, également dans la vie de l’Église. Le pape François répond positivement à cette requête, quoique timidement, incluant plus de femmes travailleuses dans l’appareil du Vatican à différentes instances où, selon sa perspective, elles peuvent faire valoir leurs qualités spécifiques27. Pour des raisons de concision et de précision, je me limiterai dans ce qui suit à présenter des éléments clés de la perspective du « nouveau féminisme » à partir de l’ouvrage Le signe de la femme d’Anne-Marie Pelletier28. L’autrice dit y présenter une « anthropologie chrétienne de la féminité » (p. 19). Reprenant le canevas du Vatican selon lequel la « théologie de la femme » du Vatican est favorable aux femmes29, elle estime 23. Ibid., p. 245. 24. Ibid. 25. Lucetta S, Du dernier rang. Les femmes et l’Église, trad. par Sylvie Garoche, Paris, Salvator, 2016 (italien 2016). 26. Cité supra, voir la note 18. 27. François a dit : « Il est aujourd’hui très important que la femme soit valorisée comme il convient, et qu’elle puisse prendre toute la place qui lui revient, tant dans l’Église que dans la société », dans « Discours du pape François aux déléguées de la Conférence internationale catholique du guidisme », Vatican, 26 juin 2015. 28. Anne-Marie P, Le signe de la femme, Paris, Cerf, 2006. Dans ce qui suit, les numéros de page dans le texte réfèrent à cet ouvrage. 29. Voir son éloge de la conception de la femme de Jean-Paul II, dans Anne-Marie P, Le christianisme et les femmes. Vingt siècles d’histoire, Paris, Cerf, 2001, p. 175181.
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cette conception exempte de misogynie (p. 19). Le titre du livre indique le point de mire de la recherche : « le signe de la femme ». Il s’agit de l’idéal féminin tel que lu symboliquement, à la suite de Jean-Paul II, dans le texte biblique. La femme est comprise comme étant créée « pour l’autre », ce dont la maternité est le sceau. Un apport de l’autrice consiste en un approfondissement de la signification de cet être « pour l’autre » – la spécificité de la féminité – sur fond d’une distinction entre deux types d’engendrement. Elle explique que le premier, féminin et maternel, se produit dans la durée, avec « une proximité d’immanence », il garde en soi ce qu’il donne ; le deuxième, masculin, sort de soi ce qu’il donne et le « place à distance » (p. 42). Un point focal de la monstration est le suivant : pour la bible, et par conséquent pour le christianisme, soutient l’autrice, la différence entre les sexes structure fondamentalement l’humain de sorte qu’un féminisme chrétien se doit d’être un féminisme de la différence des vocations et des fonctions entre les hommes et les femmes. La thèse de l’autrice se formule ainsi : « [L]a différence des sexes est incontestablement engagée au centre de la révélation biblique » (p. 221). Elle poursuit : « [L]’Incarnation est ce qu’elle est, engageant le masculin et le féminin, mais en les distribuant selon des places particulières, pour une coopération précise entre Dieu et l’humanité » (p. 222). La bible nous apprendrait deux éléments fondamentaux en relation réciproque l’un avec l’autre : l’amour et le fait que cet amour s’exprime en premier lieu dans la différence des sexes. D’abord l’amour : « la pointe la plus avancée de la révélation » consiste en ce que « Dieu est amour et la vie croyante consiste en s’enfermer dans ce mystère » (p. 79). Mais il exclut la fusion. Il advient dans l’écart que produit une juste altérité. D’où, ensuite, la différence des sexes comme lieu premier de cette altérité humaine : « […] l’expérience la plus résolument fondatrice de l’humanité » est « la rencontre de l’homme et de la femme » (p. 79). Pour A.-M. Pelletier, la lecture biblique nous apprend que l’humain est créé dans l’altérité première homme et femme, une altérité plus originelle que le péché. Le masculin et le féminin représentent deux manières de vivre l’amour (p. 178) ; le féminin ou le signe de la femme signifient la dimension spécifique de l’humain « pour l’autre ». Très peu est dit du masculin, puisqu’il s’agit d’une « théologie de la femme », du moins, ce que nous avons noté supra, qu’il garde à distance ce qu’il donne. Pour spécifier la signification du péché, soulignons que l’autrice s’inscrit dans le type de théologie de l’histoire du salut adoptée par Jean-Paul II et qu’elle reprend sa distinction de trois moments symboliques de la relation entre l’homme et de la femme : dans le paradis (moment d’harmonie
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de la relation entre eux), dans l’ordre du péché (moment de bris de cette relation) et dans l’ordre de la rédemption de l’Église et de l’eschatologie (un retour à l’équilibre). L’autrice situe les problèmes de relations entre les hommes et les femmes dans le deuxième ordre, celui du péché. « L’affirmation biblique, écrit A.-M. Pelletier, est que nous sommes dans ce moment provisoire, où l’homme et la femme sont coupés, en partie au moins, de la simplicité heureuse de l’échange pour lequel ils sont faits » (p. 56). Cette situation provoque, d’une part, une dévaluation de l’être féminin à surmonter dans l’histoire et dans la vie ecclésiale (il faut valoriser le féminin) et, d’autre part, une non-acceptation par des femmes de leur vocation spécifique, manifeste dans le féminisme de combat contre le patriarcat (p. 192). L’autrice réitère de la sorte la distinction proposée par Jean-Paul II entre un bon et un mauvais féminisme, le bon instaurant une égale valeur des sexes dans la différence des vocations respectives, le mauvais luttant contre l’oppression et s’engageant dans une « quête agressive d’autonomie » pour les femmes et dans un « combat belliqueux » contre « l’institution ecclésiale30 ». Le mauvais féminisme s’engage dans une guerre entre les sexes et, surtout, il refuse la différence ontologique. A.-M. Pelletier adopte également la conception de Jean-Paul II de l’égalité des sexes en dignité dans la différence des rôles et des fonctions. Enfin, elle reprend le discours anti-genre du Vatican, car ce qu’elle appelle la « théorie du genre », dit-elle, efface la différence entre l’homme et la femme de sorte que « homme-femme n’existe que comme artifice culturel, comme superstructure qui peut être remodelée, dépassée » (p. 58). Malheureusement, cette différence a séculairement infériorisé les femmes, indique l’autrice, en lui assignant des rôles de service. C’est bien, en effet, la lecture que j’ai présentée supra. Mais, répond A.-M. Pelletier, ces mots, « pour l’autre », « qui, de fait, peuvent signifier l’aliénation » (p. 119), désigne plutôt une dimension fondamentale de l’humain, homme et femme. Sans le « pour l’autre », il n’y aurait pas d’humanité. Il exprime un principe de vie : « le principe qui donne son poids d’humanité à toute vie » (p. 120). A.-M. Pelletier interprète ainsi le texte biblique : « pour que la création soit viable, pour que l’humanité forme en effet l’image de Dieu qui la réalise en vérité, il faut qu’y soit introduite et y demeure la réalité du “pour l’autre” » (p. 119). De cette perspective, « le nom de féminité » est à comprendre comme une « manière d’être présent à la vie et à l’histoire » (p. 23, souligné dans le texte) que les femmes incarnent dans la diversité concrète de leurs visages. M.-A. Pelletier demande : 30. P, Le christianisme et les femmes (n. 29), p. 167.
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« Les chrétiens doivent-ils se sentir liés par la symbolique biblique ? » (p. 221) Elle répond positivement à la question. Du point de vue de la critique féministe que j’adopte, un problème central se situe à cette étape précise du raisonnement qui construit un groupe homogène des femmes, celles-ci se trouvant toutes, sans exception, devant l’obligation d’incarner un éternel féminin prédéfini qui leur retire leur autonomie d’autodéfinition dans tous les domaines de la vie, dont ceux de la participation à la pensée théologique en ce qui les concerne et ceux de la sexualité et de la procréation. Les théologiennes du « nouveau féminisme » entérinent les positions du Vatican sur les femmes et sont bien reçues des autorités romaines. Soulignons qu’elles établissent également un rapport de force avec ces autorités à travers des revendications, dont les suivantes : une plus grande reconnaissance de la contribution spécifique des femmes dans l’Église, historiquement et actuellement ; leur plus grande place dans des postes décisionnels en Église, exercés avec leurs qualités féminines ; un plus grand nombre de femmes canonisées ; plus de mixité dans la vie de l’Église. A.-M. Pelletier indique également que s’il est important de faire la promotion du signe de la femme – le « pour l’autre » – il faut aussi, afin de changer les mentalités, que les femmes puissent vivre leurs propres projets et ne pas seulement donner aux autres (p. 106). Ainsi, un certain nombre de féministes catholiques romaines, à l’instar de Lucetta Scaraffia et d’Anne-Marie Pelletier, ont adopté le système de pensée de la « théologie de la femme » du Vatican tout en s’identifiant comme des féministes de la différence. J’ai pourtant analysé ce schéma du Vatican comme un phallocentrisme/patriarcat exemplaire, présenté avec des mots contemporains à travers plusieurs inversions de sens des concepts féministes. Devons-nous conclure qu’il en est de même du « nouveau féminisme » développé par des théologiennes catholiques à l’invitation de Jean-Paul II ? Il me semble qu’il faille répondre par l’affirmative à cette question. Le vocable féminisme lui-même s’y trouve inversé. Les autrices qui adoptent la « théologie de la femme » se positionnent comme adoptant une approche féministe parmi les autres, celle du féminisme de la différence. Mais celle-ci, soutenue selon une immense diversité de perspectives, par des théoriciennes telles Rosi Braidotti, Carol Gilligan, Luce Irigaray, Luisa Murano, Joan Tronto et de nombreuses autres, se déploie comme une critique du phallocentrisme/patriarcat. Elle refuse l’idée d’une différence biologique universelle entre les sexes qui assignerait des fonctions obligées aux femmes. Elle revendique leur autonomie d’autodéfinition et de choix dans tous les domaines de la vie, dont la procréation, et, surtout, elle présente les perspectives de la différence
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des sexes/genres comme des constructions. Selon la perspective que je développe, le féminisme de la différence des théologiennes adoptant le « nouveau féminisme » procède à une inversion du terme « féminisme ». On le qualifierait plus justement d’antiféminisme31. 3. Un discours contre l’égalité des hommes et des femmes et contre le genre Un deuxième discours catholique, se situant dans l’orbe du Vatican, se positionne contre le féminisme, contre « le genre » et contre l’homosexualité. Il s’inscrit également dans la perspective d’approfondir et d’expliciter sa « théologie de la femme » dont il reprend le schème de pensée. Sans surprise, sa thèse fondamentale consiste en la défense d’une différence ontologique et biologique, universelle, entre l’homme et la femme, le rôle de la femme étant celui d’épouse et de mère. Cette perspective s’articule principalement autour d’une guerre livrée à « l’idéologie du genre ». Elle se distingue cependant des deux premières conceptions présentées en ce qui concerne la question de l’égalité, car elle se prononce avec force contre l’égalité dans le but d’affirmer plutôt la différence entre les sexes. Pour l’explicitation de cette troisième approche, je me limite, dans ce qui suit, à la présentation de quelques éléments clés de la position d’une autrice, Marguerite Peeters, dont les positions sur le sujet connaissent un rayonnement dans les milieux catholiques romains, notamment auprès de certains évêques en Europe et en Afrique. Je m’appuie principalement sur son livre Le gender, une norme mondiale ?32 Notons que le thème du « signe de la femme » (de l’idéal ou de l’éternel féminin) demeure absent de l’élaboration. L’autrice présente plutôt une lecture de qui nous sommes en train de devenir dans le temps présent. Elle analyse ce qu’elle appelle la « nouvelle éthique mondiale postmoderne33 » qui domine l’époque contemporaine et qui provoque une « crise de civilisation34 ». Nous vivrions, soutient-elle, une transformation de la culture mondiale liée à une « emprise mondiale de l’égalité des sexes » (p. 58) ; en d’autres termes, nous vivrions sous l’emprise d’une norme désormais 31. Pour une autre manière de le montrer, voir C, « L’antiféminisme du “nouveau féminisme” » (n. 6). 32. Marguerite A. P, Le gender, une norme mondiale ? Pour un discernement, Paris, Mame, 2013, 21-32. Les pages entre parenthèses dans le texte renvoient à présent à cet ouvrage. 33. Marguerite A. P, « La théorie du gender, une norme politique mondiale », dans La théorie du gender. Une nouvelle identité sexuelle, vers quelle humanité (Parole et Silence), Paris, Lethielleux, 2012, p. 22. 34. Ibid., p. 23.
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acceptée internationalement, qui refuse la différence ontologique et biologique entre l’homme et la femme et qui remet en question la famille traditionnelle au point de détruire celle-ci. Pour cette nouvelle norme mondiale, l’homosexualité devient un droit humain, ce contre quoi s’élève l’autrice. L’égalité des sexes, poursuit-elle, est devenue « une partie intégrante de l’éducation civique » (p. 58). Les tenants de cette conception de l’humain, explique-t-elle, ont remporté une victoire dont un événement marquant fut la conférence des Nations Unies sur les femmes, tenue à Beijing en 1995. Depuis cet événement, la promotion de l’égalité des sexes est devenue un critère obligatoire des programmes étatiques tout autant qu’un critère d’acceptation des programmes de développement. M. Peeters relie étroitement les thèmes de l’égalité et du genre. Elle utilise l’expression « gender equality » (p. 7) qu’elle considère comme la traduction anglaise de l’égalité des sexes. La « théorie du genre » lui apparaît être une importation du monde anglo-saxon qui signifie la promotion de l’égalité des sexes. L’autrice s’érige contre les deux qui sont en train de révolutionner les rapports humains et qui constituent « une attaque à l’identité constitutive de l’homme et de la femme complémentaires » (p. 9). Plus précisément, M. Peeters accepterait une conception de l’égalité entre les sexes comprise comme une égale dignité humaine dans la différence des vocations et des rôles sociaux (p. 7 et 26), c’est-à-dire la conception proposée par le Vatican et par les théologiennes catholiques qui adoptent sa « théologie de la femme ». Mais, explique l’autrice, ce n’est pas la signification de la « norme politique et culturelle mondiale d’“égalité des sexes” » (p. 7). Cette norme nie le déterminisme biologique. Elle nie la différence. Elle combat la fonction maternelle des femmes. D’où son option de se prononcer contre l’égalité. L’autrice se prononce également contre le féminisme pour la raison qu’il s’oppose à la fonction première des femmes comme mères et épouses ainsi qu’à l’hétéronormativité. Le féminisme construirait l’idée du patriarcat afin, ensuite, de le combattre (p. 67). Selon le point de vue développé par M. Peeters, le « gender feminism » nie la réalité et la vérité (de l’être immuable de la femme). Il a une visée totalitaire ; il veut changer la culture. Il déconstruit la famille traditionnelle ; il provoque une lutte des sexes et une revendication de la libération sexuelle. « Une grande bataille » est en cours sur les normes culturelles qui font l’humain (p. 71) et le féminisme « ne l’emportera pas », écrit-elle (p. 70). S’adressant plus spécifiquement à une audience africaine, l’autrice soutient, à l’instar des autorités catholiques romaines, que la norme de
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l’égalité des sexes a un caractère néocolonial, étant imposée aux cultures traditionnelles par l’Occident sécularisé. Il faut lui résister et la résistance est ardue, car il y a contrainte, manipulation, intolérance, perte de liberté de pensée et de parole. Les résistants sont minoritaires, intimidés, isolés (p. 62-63). Ces trois premières conceptions de l’égalité entre les femmes et les hommes ont été développées comme une réponse au mouvement féministe transnational, plus précisément comme son rejet, soit à travers ce que j’ai analysé comme une inversion de la signification du terme égalité (par le Vatican et par le « nouveau féminisme »), soit par une prise de position claire contre l’égalité entre les femmes et les hommes (M. Peeters). Les deux prochaines conceptions sont celles d’autrices qui ont participé à construire le féminisme chrétien sur la base d’une conception d’une égalité sociale entre les femmes et les hommes. Elles se distinguent entre elles sur la question du genre. 4. Une théologie féministe de l’ekklèsia des disciples égales/égaux Sur le plan de la méthode, je poursuis ma démarche qui consiste à présenter les travaux d’une autrice dont les conceptions de l’égalité et du genre se démarquent par leur clarté. Un ouvrage qui a fait date en théologie féministe chrétienne étatsunienne puis sur la scène mondiale s’intitule Discipleship of Equals35. Elisabeth Schüssler Fiorenza, a poursuivi la construction du concept féministe d’égalité sur une période de trente-cinq ans, jusque dans son dernier ouvrage Congress of Wo/men36. L’autrice refuse l’idée que la différence la plus fondamentale de l’humanité, origine de toutes les autres, soit la différence entre la femme et l’homme, car, explique-t-elle, les femmes subissent l’oppression du sexisme, certes, mais aussi du racisme, de la classe, du colonialisme et de l’hétérosexisme. Si l’on part des expériences vécues par des femmes, les diverses oppressions se multiplient entre elles pour créer des situations 35. Elisabeth S F, Discipleship of Equals. A Critical Feminist Ekklesia-logy of Liberation, New York, Crossroad, 1993. Voir aussi I., « Full Democracy – Ekklesia of Women » dans la section « Patriarchy : Pyramid of Multiplicative Oppressions », dans But She Said. Feminist Practices of Biblical Interpretation, Boston, Beacon Press, 1992, 114-120 ; I., « Liberation From Patriarchal Structures and the Discipleship of Equals », dans In Memory of Her. A Feminist Theological Reconstruction of Christian Origins, 1983, New York, Crossroad, p. 140-151. 36. Elisabeth S F, Congress of Wo/men. Religion, Gender, and Kyriarchal Power, Cambridge, MA, Feminist Studies in Religion Books, Inc., 2016. Les pages entre parenthèses dans le texte renvoient maintenant à cet ouvrage.
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spécifiques. Dans l’analyse anti-oppressive, il devient impossible d’isoler la question du genre de celles de la race, de la classe, de l’ethnicité, de la sexualité37. Cette perspective détruit l’idée d’un éternel féminin sur lequel s’appuient les dualismes de genre. L’autrice écrit : « “Les femmes” n’ont pas une essence unitaire, mais elles représentent une multiplicité historique38 ». Elle déconstruit l’idée d’une vérité immuable et unique sur une nature essentielle de « la femme » ainsi que celle d’une définition essentialiste de la nature de la femme, au singulier, complémentaire de l’homme, comme norme obligatoire pour toutes les femmes. L’autrice fait remarquer que la définition de l’éternel féminin est énoncée par un groupe qui en retire des privilèges (p. 65-93). L’autrice reprend une thèse centrale du féminisme contemporain selon laquelle nous ne savons pas ce que serait une société sans les structures de domination actuelles qui déterminent les organisations et les subjectivités. Nous vivons dans un temps où la déconstruction de ces structures demeure en cours et nous sommes en train d’inventer diversement de nouvelles manières d’être en relation dans la résistance aux oppressions. Nous produisons ainsi déjà une société à venir sans les hiérarchies dominatrices mais nécessairement dans la multiplicité (p. 111). Pour cette raison, également, une définition unique et éternelle de « la femme » devient impossible. E. Schüssler Fiorenza a proposé le concept de kyriarchie, qui élargit et qui complexifie la notion de patriarcat, afin de prendre en compte la diversité des situations d’oppressions vécues par toutes les femmes et par toutes les personnes déshumanisées. Alors que le patriarcat renvoie à la domination du groupe des hommes sur le groupe des femmes, la kyriarchie, de kyrios, seigneur en grec, désigne un ensemble de dominations interreliées qui s’appuient sur le sexe/genre, la sexualité, la race, l’ethnie, la classe et qui oppriment des femmes et des hommes diversement, certaines femmes, blanches et de classe supérieure, se trouvant en position de privilégiées39 (p. 31ss). On aura remarqué que l’autrice ne distingue pas les enjeux du sexe/genre. Le féminisme est conçu comme un mouvement de libération des multiples oppressions subies par des femmes, par toutes les femmes, en prenant en compte toutes les oppressions qui, comme mentionné, se multiplient pour créer des situations spécifiques. Des femmes noires aux 37. S F, But She Said (n. 35), p. 105ss. 38. « “Women” do not have a unitary essence but represent a historical multiplicity », Ibid., p. 131. 39. Ibid., p. 120ss.
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États-Unis ont théorisé une telle approche d’émancipation et lui ont donné le nom d’intersectionnalité40. Pour l’autrice, la libération des structures de domination se situe au centre de la proclamation du Royaume de Dieu par Jésus qui a défait la maison non seulement patriarcale mais aussi kyriarchale. Il s’agit de devenir égales/égaux aux personnes les plus pauvres, les plus déshumanisées, afin que les personnes invisibles deviennent visibles et participent à la vie citoyenne et ecclésiale41. L’autrice défend une radicale égalité entre toutes les femmes et entre toutes les personnes, femmes et hommes. Elle utilise le terme « wo/men », un signe en anglais lui permettant de défaire l’appropriation dans le langage des femmes par les hommes, spécifiant que le vocable « wo/men » inclut « men ». Le féminisme s’attaque à toutes les oppressions vécues par des femmes et il se situe en solidarité des luttes contre les oppressions vécues par toutes les personnes. Pour E. Schüssler Fiorenza, l’égalité femmes/hommes signifie, pour les femmes, une revendication de droits égaux aux hommes. L’égalité crée surtout un espace d’émancipation pour un accès à la citoyenneté, dans l’Église et dans la société, ainsi qu’à la prise de parole et à la participation, puis de là, à des droits égaux qui seront toujours à définir nouvellement selon des situations d’oppression vécues42 (p. 112). Il s’agit de l’espace de l’ekklesia des disciples égales/égaux qui correspond, dans la société, à l’espace du « congrès » (titre du dernier livre). Ce « congrès » est aussi appelé kosmopolis des « wo/men », terme qui inclut l’attention écologique à la Terre (p. 105-109). 5. Une théologie queer La cinquième et dernière perspective étudiée est une théologie qui place au centre de sa théorisation la sexualité et les personnes aux sexualités dont on dit qu’elles sont déviantes. Plusieurs théologiennes féministes adoptent cette optique que l’on appelle une approche queer. Elles concentrent leur critique sur l’hétéronormativité et proposent une analyse des identités fluides de genre. Les autrices retenues sont Marcella Althaus-Reid et Lisa Isherwood43 dont les analyses seront complétées par 40. Voir Recherches Féministes 28/2 (2015), numéro thématique sur « Intersectionnalités ». 41. S F, In Memory of Her (n. 35), p. 148ss. 42. S F, But She Said (n. 35), p. 128ss ; I., Discipleship of Equals (n. 35), p. 342ss. 43. Marcella A-R – Lisa I, « inking eology and Queer eory », dans Feminist Theology 15/3 (2007), 302-314. Les pages mentionnées entre
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une référence à la philosophe Judith Butler, l’une des sources majeures de leurs travaux. L’expression « théologie queer », expliquent-elles, est une dénomination parapluie désignant des approches qui placent au centre de leur perspective une critique de l’hétérosexualité obligatoire, articulant celle-ci avec les dominations sexiste, raciste, de classe, coloniales et autres (p. 305). Une pensée de la liberté des pratiques sexuelles, indiquent les autrices, fait subir un changement qualitatif au discours théologique. On critique les exclusions qui reposent sur la « nature des choses ». Cependant, on ne remet plus seulement l’éternel féminin en question mais également la matrice hétérosexuelle construite comme naturelle. On montre comment la sexualité est construite et plurielle, et on analyse l’ambivalence et la fluidité des identités sexuelles (p. 307). Une théologie queer propose une lecture de la bible sans l’hétéronormativité et son point de départ est l’incarnation de Dieu immergé dans la chair. Elle témoigne d’une passion pour les personnes marginalisées par leur sexualité. Elle part de leurs histoires multiples, lieux d’incarnation d’un « queer God » (p. 309-311). L’égalité est conçue comme un engagement contre les inégalités. Le processus qui tend vers elle ne produit pas du même mais plutôt de la différenciation, de la pluralisation et de la biodiversité (p. 304). Judith Butler explicite une telle conception du principe d’égalité comme processus dynamique et ouvert d’inclusion dans une démocratie. Il suppose une ouverture à des subjectivités qui s’élaborent. J. Butler spécifie qu’il y aura toujours de l’exclusion et certaines, légitimes mêmes, notamment des crimes. Il s’agit de choisir les limites. On postule du moins que « la nature des choses » ne peut justifier des exclusions. Le principe d’égalité instaure une dynamique continue d’émergence à la capacité d’agir d’identités marginalisées44. Les notions de genre et de performativité sont centrales aux approches queer (p. 313). La sexualité et le genre sont compris comme étant produits et reproduits, dans l’action et dans la constitution de soi, régulées par la norme de l’hétéronormativité.
parenthèses dans mon propos renvoient à cet article. Voir aussi Marcella AR, « Queering the Cross : e Politics of Redemption and the External Debt », dans Feminist eology 15/3 (2007), 289-301 ; I., The Queer God, London, Routledge, 2003 ; I., Indecent Theology. Theological Perversions in Sex, Gender and Politics, New York, Routledge, 2000. 44. Ernesto L – Judith B, « e Uses of Equality », dans Diacritics 27/1 (1997), 3-12.
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En réponse à des questions sur ce point, Judith Butler a précisé qu’elle « ne refuse pas certains types de différences biologiques45 », mais elle remet en question la construction des caractéristiques biologiques. Voici une définition qu’elle propose : « Le genre est la stylisation répétée du corps, un ensemble d’actes répétés à l’intérieur d’un cadre régulateur hautement rigide qui se solidifie (qui se fixe) avec le temps pour produire l’apparence d’une substance, d’une sorte d’être naturel46 ». De ce point de vue, ce que nous sommes devenus/es comme individus femmes et hommes ne saurait légitimer une ontologie causale, telle une nature de « la femme ». Ce serait prendre l’effet pour la cause. Nous sommes plutôt l’effet d’une performativité des genres. Une théologie queer se déploie comme une alliance de personnes qui remettent en question la construction sexuelle de la théologie et son épistémologie hétérosexuelle, ce que n’a pas fait spécifiquement la théologie féministe. Elle se situe en solidarité avec cette dernière dans une perspective anti-oppressive. Elle lutte contre les exclusions des personnes les plus pauvres, aux sexualités multiples et aux identités fluides de genre, dans le but de rendre leurs vies viables. Conclusion Cette recherche, située dans l’orbe catholique romaine, avait pour but de défaire une logique instaurée par le Vatican selon laquelle on peut se prononcer pour ou contre le genre. Il s’agissait de complexifier le discours par la présentation de cinq conceptions catholiques de l’égalité entre les femmes et les hommes. L’analyse a montré comment les deux premières conceptions, la « théologie de la femme » du Vatican et le « nouveau féminisme » soutenu par des théologiennes catholiques, réitèrent un système phallocentrique/ patriarcal. Elles construisent un éternel féminin immuable, voulu par Dieu, qui devient une norme unique d’action pour les femmes de toutes les époques et de toutes les cultures et qui les place dans des rôles prédéterminés de service aux hommes, justifiée par la maternité. Leur discours « contre le genre » occupe la fonction d’un raccourci qui résume une telle option. 45. « I do not deny certain kinds of biological différences », dans « Gender as Performance : An Interview with Judith Butler », dans Radical Philosophy 67 (1994), 32-39, p. 33. 46. Judith B, Gender Trouble. Feminism and the Subversion of Identity, New York, Routledge, 1999 (1990), p. 43-44 (ma traduction). L’ouvrage a été traduit en français par C. Kraus sous le titre Trouble dans le genre. Pour un féminisme de la subersion, Paris, édition de la Découverte, 2005.
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J. Butler a raison. Il ne suffit pas de contredire la théologie politique du Vatican pour présenter une vision plus humaine. Il est important de dépister les constructions discursives du Vatican qui comprennent (1) une exaltation des qualités féminines de sorte que des auditoires entendent un discours favorable aux femmes ; (2) une utilisation du concept d’égalité au sens d’égalité en humanité dans la différence des rôles sociaux qui, cependant, est souvent compris comme une réelle égalité sociale ; (3) une inversion de nombreux concepts féministes, telle la libération des femmes (pour le Vatican, il s’agit de la libération de ce qui les empêche d’agir selon la nature de l’éternel féminin) ou même le féminisme (pour le Vatican, il énonce le rôle maternel des femmes). Sans la déconstruction attentive de son discours phallocentrique/patriarcal, celui-ci s’en tire beaucoup trop bien recevant très peu de critique sociale alors qu’il s’impose comme dernier organisme occidental articulant une pensée et une politique exemplaires de domination du groupe des femmes par le groupe des hommes. L’étude fait ressortir un deuxième point souvent occulté. On ne voit pas comment un groupe de féministes catholiques, proche du Vatican, réitère également un système phallocentrique/patriarcal à travers un « nouveau féminisme » qui s’inscrit dans la droite lignée de la « théologie de la femme ». Ce groupe revendique une plus grande reconnaissance de la valeur du féminin et plus de place pour les femmes dans la structure de l’Église, mais pour qu’elles y agissent selon leurs qualités féminines spécifiques, ce qui ne brise en rien le mur de leur subordination comme groupe. À nouveau, des détournements de sens camouflent leur discours de domination que l’on finit par considérer comme un courant féministe (de la différence) parmi les autres. Il est notable que le troisième courant de pensée se prononce contre l’égalité entre les femmes et les hommes tout en demeurant fidèle au schéma de pensée du Vatican sur « la femme ». Il acquiesce à l’idée, développée dans le cadre de la « théologie de la femme », d’une égalité en dignité dans la différence des rôles sociaux, mais il juge que cette manière de présenter les choses porte à confusion. Pour cette raison, il opte, plutôt, pour énoncer explicitement un désaccord avec l’égalité sociale femmes/hommes afin de promouvoir la fonction maternelle spécifique des femmes. Telle est la signification de sa prise de position contre le genre. Mes propres postures comme théologienne féministe s’accordent avec la quatrième conception présentée dans ce chapitre, qui s’inscrit, de manière intersectionnelle, en solidarité avec la cinquième, les théologies queer. Ces deux dernières approches se démarquent des trois
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premières par leur démarche anti-oppressive. Elles font entrer dans un processus de prise de conscience continue des multiples formes de domination qui traversent les organisations et les subjectivités, afin d’y résister. Ces approches ont pour effet la destruction de l’éternel féminin, la possibilité pour les personnes marginalisées d’entrer dans le cercle démocratique sur la base du principe de radicale égalité dans l’Église et dans la société et, surtout, enfin, le développement d’une multiplicité de manières vivifiantes de devenir femmes.
QUATRIÈME PARTIE
CHANTIERS ENCORE JEUNES
COLONIALISME ET PATRIARCAT DANS LE RÉCIT COMMUN DE LA VIE DE KATERI TEKAKWITHA Jean-François R
En 2012, une première personne autochtone d’Amérique du Nord était canonisée, obtenant ainsi la plus grande reconnaissance de la part de l’Église catholique. Sainte Kateri Tekakwitha (1656-1680), jeune femme mohawk née dans la vallée de la Mohawk (État de New York), avait vécu les trente derniers mois de sa vie dans la communauté iroquoise de la Mission Saint-François-Xavier, que nous connaissons aujourd’hui sous le nom de Kahnawake. A priori, une canonisation est un hommage rendu à une personne et il n’en va pas autrement pour sainte Kateri Tekakwitha. Pourtant, cette dernière est loin de faire l’unanimité parmi les Mohawks et les Autochtones en général. Source d’inspiration pour une part des populations concernées, elle est plutôt illustration du colonialisme et de ses ravages pour d’autres. Pour ma part, tout en étant convaincu que l’histoire de Kateri est imprégnée de colonialisme et de violence, j’estime qu’il est important de la revisiter. Je le fais dans la perspective d’une herméneutique critique qui ne porte pas attention qu’au contenu du récit commun de sa vie mais aussi aux conditions de production de ce récit. Parmi ces conditions figurent le colonialisme mais aussi l’androcentrisme. Par ailleurs, si la dimension victimaire est indéniable dans l’histoire de Kateri Tekakwitha et des Mohawks de son temps, un autre regard peut y déceler une perspective de résistance, déstabilisante quoique trop souvent ignorée. La canonisation de Kateri Tekakwitha est survenue au milieu de la période couverte par la Commission de vérité et réconciliation du Canada sur les pensionnats autochtones (2009-2015). Selon son rapport final, « une véritable réconciliation n’est possible qu’en remodelant la mémoire collective nationale que nous partageons tous, c’est-à-dire la perception de notre identité et de ce qui nous a précédé1. » 1. Commission de vérité et réconciliation du Canada, Honorer la vérité, réconcilier pour l’avenir. Sommaire du rapport final de la Commission de vérité et réconciliation du Canada, Montréal & Kingston – London – Chicago, Commission de vérité et réconciliation, 2015, p. 290. « L’histoire joue un rôle important dans la réconciliation ; pour bâtir l’avenir, les Canadiens doivent regarder le passé et en tirer des leçons. » (Commission de vérité et réconciliation du Canada, Ce que nous avons retenu : les principes de la vérité et de la réconciliation, s. l. 2015, p. 116).
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1. Le colonialisme comme dislocation C’est une histoire que peu de gens connaissent, mais dans le tombeau de Kateri on ne trouve que la moitié de son squelette. En effet, en 1755, quand les jésuites fondèrent une autre mission à Saint-Régis (l’actuelle Akwesasne), ils y érigèrent une chapelle. Les Mohawks de Kahnawake qui s’y établirent emportèrent avec eux la moitié des ossements de Kateri. Malheureusement, cette chapelle fut incendiée en 1762, réduisant les reliques en cendres2. De tels démembrements n’ont évidemment rien d’exceptionnel dans la tradition catholique. Il est tout de même paradoxal qu’une opération apparemment destinée à la vénération de Kateri provoque plutôt la destruction irrémédiable d’une partie de son corps. Ce qui frappe encore plus et qui distingue Kateri des autres saintes et saints dont les reliques ont été dispersées, c’est que cette destruction trouve un écho dans une destruction du patrimoine spirituel autochtone dont les Églises canadiennes ont été largement responsables. Cela apparaît bien quand on songe aux revendications autochtones pour le rapatriement des restes humains autochtones qui se trouvent en possession de musées ou d’universités. Cette histoire, que d’aucuns jugeraient anecdotique, me semble plutôt évocatrice de la dynamique de dismembering que l’anthropologue Paula E. Holmes avait notée en 2001 à propos de la narration jésuite concernant Kateri Tekakwitha. Jouant sur l’opposition dismember/remember, elle employait ce terme au sens d’oubli, de démembrement de la mémoire3. À la décharge des jésuites, il faut reconnaître que si Kateri nous est connue aujourd’hui, à nous allochtones, c’est grâce aux récits des jésuites eux-mêmes. Ils se trouvent dans la paradoxale position d’être ceux par qui Kateri a été connue au-delà des cercles autochtones, et même en bonne partie au sein des familles autochtones. Il n’en reste pas moins qu’ils ont raconté cette histoire à leur manière. Holmes met en contraste 2. Christopher V, « Introduction », dans Mark G. T – Christopher V (dir.), Native Footsteps : Along the Path of Saint Kateri Tekakwitha, Milwaukee, Wisconsin, Marquette University Press, 2012, 13-36, p. 18. 3. « In this colonial narrative, Kateri is dislodged in two ways. She is, in the Jesuits’ accounts, taken from her Making/Loving Iroquois home and sent to France. And it is their praying villages and fracturing of communities which precipitated Kateri’s resettlement in Kahnawake. Further, in the colonial story, Kateri is dis-membered, in both senses, losing or perhaps foregoing citizenship among “her people” and her life is broken by her biographers into standard European hagiographical tropes. » (Paula Elizabeth H, « e Narrative Repatriation of Blessed Kateri Tekakwitha », dans Anthropologica 43/1 [2001], 87-103, p. 93).
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ce récit missionnaire et la mémoire orale de femmes pueblos et navajos du Nouveau-Mexique. Selon ces femmes, les jésuites n’ont pas compris grand-chose à Kateri et ils en ont présenté une vision tronquée. Néanmoins, cette vision tronquée circule souvent parmi les Autochtones qui vénèrent Kateri. Cette situation nous ramène à une question classique en théologie féministe à propos des femmes de la Bible : comme elles ont été racontées dans une perspective patriarcale, leur histoire est-elle perdue à jamais ? Elisabeth Schüssler Fiorenza plaide pour une herméneutique féministe afin de retrouver leurs histoires, pour ne pas les condamner à l’oubli4. Or, la même chose ne vaut-elle pas aussi pour Kateri Tekakwitha ? Pendant que de nombreux Autochtones traditionalistes la considèrent comme une victime consentante et irrécupérable du colonialisme, d’autres Autochtones catholiques la vénèrent et la racontent par une vulgate hagiographique allochtone et non questionnée. Le colonialisme a disloqué de nombreuses familles atteintes par l’héritage des pensionnats et par celui de la rafle des années 19605. Sur le plan territorial, il a creusé comme une balafre la voie maritime du Saint-Laurent, dans les années 1950. Creusée en plein cœur du village, la voie maritime arracha à jamais une large bande de terre riveraine à Kahnawake ainsi que les maisons qui se trouvaient sur sa trajectoire. Les Mohawks perdaient ainsi leur lien vivant avec le fleuve masqué par une bande artificielle de pierres et de terre. Mais encore, ils allaient devoir s’habituer à l’incessante déambulation de cargos à quelques pas de leurs maisons – et du tombeau de Kateri. Des processus analogues sont survenus ailleurs avec les mêmes dévastations de la mémoire. Cette dislocation, ce démembrement, ce colonialisme se vérifie aussi dans les hagiographies de la sainte. Au début des contacts missionnaires entre Français et Iroquois, le « lys parmi les épines » semble en être la première victime. En Kateri s’entrecroisent les stigmates du colonialisme au coeur de trois territoires : la mémoire, la géographie et le corps. 4. « e continuing challenge of the victims of religious patriarchy is not met by the denial of their self-understanding and religious vision as mistaken or ideological self-deception, but only in and through an engaged solidarity and remembrance of their hopes and despairs. » (Elisabeth S F, In Memory of Her : a Feminist Theological Reconstruction of Christian Origins, New York, Crossroad, 1983, p. 31). 5. La rafle des années 1960 désigne la politique d’arrachement de milliers d’enfants autochtones à leurs familles à travers le Canada, pour les placer en adoption dans des familles allochtones du Canada et du reste du monde. Cette politique gouvernementale a eu des impacts profonds sur les enfants visés et sur leurs parents.
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2. Un « récit commun » L’ensemble de la tradition hagiographique allochtone sur Kateri est très uniforme à travers les époques. Elle compose le « récit commun » auquel je fais référence dans cet article. Elle repose sur les écrits de deux jésuites français, Claude Chauchetière et Pierre Cholenec. Tous deux avaient connu Kateri à la Mission du Sault et Cholenec en avait été le directeur spirituel. Quinze ans après sa mort, Chauchetière écrivit la première hagiographie de « Catherine Tegakoüita », suivi immédiatement par Cholenec6. Tout comme Jésus, Kateri n’a rien écrit elle-même et ce qui a été écrit à son sujet le fut dans une langue qui n’était pas la sienne, pour une culture autre que la sienne. Ce fait comporte des implications de taille si l’on considère qu’au temps de Kateri, la Mission Saint-FrançoisXavier est un village diversifié sur le plan culturel. On y parle oneida, mohawk, onondaga, wendat, des langues apparentées mais différentes. Les jésuites, qui ont surtout appris la langue wendate, l’emploient pour communiquer avec tous les habitants de la Mission, avec une efficacité toute relative7. À cet écart culturel et linguistique s’en ajoute un autre : les premiers biographes de cette femme étaient des hommes. Ce double écart est au cœur du présent texte. Si ces premiers récits comportent bien des risques de malentendus ou d’extrapolations de la part de leurs auteurs, ils reflètent aussi l’imaginaire colonial de ceux-ci. Les préoccupations coloniales les traversent de part en part. Nous y ferons régulièrement référence dans le présent texte. On ne peut ignorer non plus les différences profondes entre la société iroquoise et celle de la France en ce qui a trait aux identités et aux rapports de genre. Cependant, Chauchetière et Cholenec écrivirent pour un public français et, à bien des égards, leur Kateri se comporte davantage comme une jeune fille française que comme une Mohawk. Ainsi, elle évolue sur la scène d’une histoire coloniale et patriarcale. Or, ces écrits continuent d’exercer une influence profonde sur la dévotion contemporaine à Kateri Tekakwitha. Nous proposons donc une étude des entrecroisements du colonialisme et du patriarcat dans le récit commun relatif à Kateri.
6. Claude C, La Vie de la b. Catherine Tegakoüita, dite à présent la saincte sauvagesse, Manate, Presse Cramoisy de Jean-Marie Shea, 1695 (1695) ; Pierre C, Vie de Catherine Tegakouita, première vierge iroquoise, tapuscrit conservé à la bibliothèque de la Maison Bellarmin, 1696. 7. Allan G, Catherine Tekakwitha et les Jésuites : la rencontre de deux mondes, Montréal, Boréal, 2007, p. 158.
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3. Présentation de la démarche La « réconciliation » est liée à une recherche de « vérité ». Mais « qu’est-ce que la vérité ? », demande Pilate (Jn 18,38). Jésus ne répond pas à cette question parce que celui qui la pose s’apprête à tuer la relation au cœur de laquelle elle pourrait être portée. Elle semble trouver un écho et un début de réponse dans celle d’un aîné autochtone lors d’une rencontre de la Commission de vérité et réconciliation en 2014 : « Lorsque vous parlez de vérité, vous parlez de la vérité de qui ?8 » Cette question est au cœur de ma démarche. « La vérité vous rendra libres », dit aussi le Christ du quatrième Évangile (Jn 8,32). Si Jésus était ce Christ chamane dont des Autochtones parlaient à Achiel Peelman il y a plusieurs années9 et si ce Christ chamane avait participé à la Commission, il dirait peut-être : « la vérité vous guérira ». Mais si la guérison est rendue nécessaire par les séquelles du colonialisme, comme l’affirme le rapport, il dirait peut-être tout autant : « la vérité vous décolonisera ». Or, la décolonisation représente pour les allochtones un travail différent de celui des Autochtones. Il s’agit de « unsettle the settler within10 », de désorganiser le colonisateur en soi afin de l’extirper. « La vérité vous troublera, vous désorganisera ». C’est sur l’arrière-fond de cette décolonisation-guérison-désorganisation que je propose cette incursion dans les toutes premières hagiographies de Kateri Tekakwitha. J’adopte une perspective postcoloniale, d’abord et principalement en ce que j’applique le projet d’Edward W. Said à une étude de l’imaginaire impérial et colonial. Cet imaginaire est basé sur une représentation du monde qui le légitime, le rend croyable et désirable, tout en rendant son contraire non crédible et même repoussant11. Cependant, plusieurs auteurs, qui estiment aujourd’hui que le post-colonialisme en reste à l’étude critique des dynamiques coloniales, s’efforcent d’ouvrir d’autres avenues théoriques dites décoloniales. Cellesci visent à déplacer le regard vers les frontières où les savoirs coloniaux, ceux dans lesquels nous sommes socialisés puis formés dans nos disciplines, 8. Commission de vérité et réconciliation du Canada, Ce que nous avons retenu (n. 1), p. 120. 9. Achiel P, Le Christ est Amérindien : une réflexion théologique sur l’inculturation du Christ parmi les Amérindiens du Canada, Ottawa, Novalis, 1992, 257267. 10. Paulette R, Unsettling the Settler Within : Indian Residential Schools, Truth Telling, and Reconciliation in Canada, Vancouver, UBC Press, 2010. 11. Edward W. S, Culture et impérialisme, Paris, Fayard – Le Monde diplomatique, 2000.
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rencontrent les savoirs des subalternes12. Le théologien libano-canadoaméricain Michel Andraos parle de colonialité et de décolonialité, faisant référence à deux différentes manières englobantes d’exister, de penser, individuellement, socialement, religieusement et politiquement13. Cela suggère quel travail de réflexivité est requis pour une décolonisation subjective, académique et théologique. Ma contribution s’inscrit dans un mouvement vers une telle posture. Elle ne prétend pas l’avoir développé à cette étape-ci, sinon – mais c’est déjà appréciable – en ce qu’elle s’efforce, en fin de parcours, de penser dans de nouvelles catégories, venues d’une vision du monde mohawk. Pour mon propos, je commencerai par présenter, sous une forme très condensée, les faits concernant l’histoire de Kateri Tekakwitha. Quelques précisions sur la terminologie autochtone employée seront essentielles pour comprendre mon propos. Ensuite, je présenterai les principaux textes que je compte examiner. Puis je proposerai une analyse à la fois postcoloniale et féministe du récit commun concernant Kateri Tekakwitha, un récit bien résumé par Benoît XVI en 2012 lors de la cérémonie de canonisation. Je m’efforcerai de relier l’histoire de Kateri, telle que rapportée par les premiers hagiographes, à l’état des connaissances sur les rapports de genres en Iroquoisie. Nous pourrons ainsi dégager les procédés par lesquels des narrateurs masculins et français fabriquent un personnage féminin destiné à séduire et convaincre un public d’une société catholique, française et patriarcale. Ces procédés attireront notre attention sur l’autoreprésentation du narrateur missionnaire et sur sa manière de dépeindre ses rapports avec Kateri et avec le groupe de femmes auquel elle appartient à la Mission. Je tenterai par la suite quelques avenues pour rattacher la spiritualité de la femme mohawk Kateri à la cosmologie iroquoise du XVIIe siècle, qui a très certainement influencé en profondeur la subjectivité de Tekakwitha. Enfin, je proposerai une ouverture sur le corps mystique de Kateri Tekakwitha, femme mohawk, en situation coloniale. 4. Quelques repères sur l’histoire de Kateri Tekakwitha Selon les archives missionnaires et coloniales, c’est en 1667 que des Iroquois s’installent sur la rive sud de Montréal et fondent Kahenta:ke, « à la prairie14 ». Ils le font sous l’impulsion d’une femme, Catherine 12. Walter D. M, Local Histories/Global Designs : Coloniality, Subaltern Knowledges, and Border Thinking, Princeton University Press, 2012. 13. Michel A, « Les Églises, la théologie et les autochtones. De la réconciliation à la décolonisation », dans Théologiques 23 (2015), 59-73. 14. Les archives en question sont, en plus des textes de Chauchetière et Cholenec dont nous parlerons infra : Reuben G T, The Jesuit Relations and Allied Documents,
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Ganneactena, et de son époux François Tonsahoten, mais aussi d’un missionnaire jésuite ; il s’agit en effet non seulement d’une collectivité iroquoise mais aussi d’une mission jésuite. Après quelques années, la communauté naissante se déplace à l’ouest, vers Kahnawake, « aux rapides ». C’est là que Kateri Tekakwitha arrive en 1677, en provenance de Gandaouagué (nous reviendrons sur cette appellation un peu plus loin). Elle serait née en 1656 d’une mère algonquine catholique de TroisRivières, qui avait été capturée par des Mohawks et amenée en pays mohawk. Cette femme épousa un Mohawk, de qui elle conçut deux enfants : Tekakwitha et un garçon après elle. Alors que Tekakwitha a trois ans, sa mère, son frère et apparemment son père succombèrent à deux épidémies successives de variole15. Tekakwitha survécut à cette épidémie, quoiqu’avec des séquelles importantes, puis elle fut élevée par son oncle et deux tantes. En 1666, en contexte de guerre, le village de Tekakwitha fut rasé par les soldats français puis reconstruit à quelque distance de là. Les Mohawks et les Français firent la paix et les premiers demandèrent que des missionnaires leur soient envoyés. Arrivés à Gandaouagué en 1667, les missionnaires y trouvèrent une communauté catholique composée surtout d’esclaves hurons et ils s’efforcèrent de faire des conversions parmi les Mohawks, ce qui semble avoir été difficile. Vers 1675, l’un d’entre eux rencontra Tekakwitha, qui fut baptisée en 1676 sous le nom de Catherine (Kateri)16. Selon les hagiographes, son baptême déclencha l’ire de sa famille et l’hostilité ouverte de la part de tout le village. Un an après son baptême, Kateri quitta Gandaouagué pour la Mission du Sault, en face de l’île de Montréal, où elle rendit l’âme le 17 avril 1680, à 24 ans, dans des circonstances que la plupart des hagiographes préfèrent ne pas préciser. Cleveland, Burrows Bros. Co., 1896 ; C C. C S R, The Position of the Historical Section of the Sacred Congregation of Rites on the Introduction of the Cause for Beatification and Canonization and on the Virtues of the Servant of God, Katharine Tekakitha, the Lily of the Mohawks, New York, Fordham University Press, 1940 ; Pierre-François-Xavier D C, Histoire et description générale de la Nouvelle France avec le journal historique d’un voyage fait par ordre du Roi dans l’Amérique septentrionnale [sic], Paris, Nyon, 1744 ; Claude D, Relation de ce qui s’est passé de plus remarquable aux missions de la Compagnie de Jésus en la NouvelleFrance, les années 1673 à 1679, Québec, Presses Cramoisy, 1860 ; Joseph François L, Moeurs, coutumes et religions des sauvages américains [microforme], Lyon – Paris, Périsse, 1839. 15. « Nous n’avons pas pu apprendre quelle fut la destinée de son père » (C, Vie de Catherine Tegakouita [n. 6], p. 1). 16. Le fait que Lamberville et Tekakwitha aient mis huit ans à se rencontrer tout en habitant un village de quelques centaines d’habitants laisse songeur. Les vestiges de Gandaouagué, mis à jour depuis plusieurs années, révèlent un village composé de 11 maisons longues, la plupart pouvant contenir une cinquantaine de personnes, certaines moins.
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Elle y laisse le souvenir d’une profonde ferveur, qui fit l’objet des deux premières hagiographies écrites 15 ans après sa mort par les deux missionnaires susmentionnés. En 1710, les restes de Kateri étaient exhumés et installés dans un tombeau, dans l’église de Kahnawake. En 1884, en quête de modèles de sainteté inspirants pour la population catholique des États-Unis, les évêques américains engagèrent les procédures qui allaient déboucher sur la canonisation de la jeune femme, 128 ans plus tard. De façon étonnante, c’est à cette même occasion et pour les mêmes raisons qu’ils entreprirent des procédures pour la canonisation des Martyrs canadiens. Il faut noter que les autochtones revendiquent l’existence d’une tradition orale sur Kateri, qui aurait débuté immédiatement après la mort de cette dernière. Dans quelle mesure est-elle indépendante de la tradition missionnaire, c’est une question débattue17. Quelques précisions terminologiques sont nécessaires pour comprendre la suite de mon propos. D’abord, quand je parle de notre personnage avant son baptême, je l’appelle Tekakwitha. Je réserve le nom Kateri pour la période suivante puisqu’il s’agit de son nom de baptême, Catherine. Le peuple auquel Kateri appartient est celui des Mohawks, que les Français de cette époque nomment Agniers, contraction probable du terme mohawk kanienkeha, « peuple du silex ». Ils font partie de la ligue des Cinq Nations des Iroquois, très proches culturellement et politiquement les unes des autres. Au temps de Kateri, la Mission du Sault est peuplée d’Iroquois de différentes nations (et même de Wendats, culturellement proches des Iroquois). C’est pourquoi je parlerai tantôt de Mohawks, tantôt d’Iroquois. Par ailleurs, le village habité par Tekakwitha au bord de la rivière Mohawk, dans l’actuel État de New York, est habituellement appelé Gandaouagué, pour le distinguer de Kahnawake, mais les deux mots n’en sont qu’un seul qui signifie « aux rapides ». Quand je parlerai de Gandaouagué, ce sera toujours en référence à ce premier village mohawk tandis que pour désigner la Mission du Saint-Laurent, je parlerai de Kahnawake ou de la Mission du Sault. 5 . Le corpus Comme les deux narrations de Chauchetière et Cholenec constituent la base de toute la littérature sur Kateri Tekakwitha jusqu’à nos jours, 17. Kellie Jean H, « A Saint of eir Own : Native Petitions Supporting the Canonization of Kateri Tekakwitha, 1884–1885 », dans US Catholic Historian 32 (2014), 25-44 ; Kay I. K, « e Making of the First Iroquois Virgin : Early Jesuit Biographies of the Blessed Kateri Tekakwitha », dans Ethnohistory 40/2 (1993), 277-306.
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elles sont aussi les sources premières du présent texte18. Du côté de la littérature académique, on compte des études importantes sur Kateri Tekakwitha, provenant essentiellement de l’histoire et de l’anthropologie. Dans cet ensemble, la théologie brille par sa discrétion, pour ne pas dire son absence. L’étude capitale de l’historien Allan Greer a servi de déclencheur pour ma propre recherche19. Cet historien s’efforce de reconstituer « la rencontre de deux mondes », celui de Tekakwitha et celui de Chauchetière, aux différences incommensurables mais qui se croisent au cœur d’une tourmente coloniale. D’autres études ont porté plutôt sur l’expérience spirituelle d’Autochtones autour de la sainte. C’est le cas de l’anthropologue P. E. Holmes citée plus tôt, de l’anthropologue française Bernadette Rigal-Cellard sur la Tekakwitha Conference aux États-Unis et de Christopher Vecsey et Marc iel20. Les auteurs autochtones Michelle M. Jacob et Darren Bonaparte ont écrit spécifiquement sur Kateri et ont voulu rendre compte de perspectives autochtones, dans un objectif de « rapatrier » Kateri Tekakwitha21. La tradition hagiographique sur Kateri comptait déjà plus de 300 titres il y a 10 ans. La canonisation de 2012 offrait une occasion de renouveler les discours à son sujet. Pourtant, même les hagiographies grand public plus récentes ne s’intéressent guère aux écrits académiques qui pourraient jeter quelque éclairage sur les récits de Chauchetière et Cholenec. Contre toute attente, elles restent dépourvues de perspective critique ou de mise en contexte des écrits de nos deux missionnaires du XVIIe siècle, dont les récits sont repris de manière quasi littérale. Elles ne s’intéressent 18. Ces textes doivent être lus sur l’arrière-fond des Relations et des archives coloniales. De plus, pour cette étude, il est essentiel d’étudier l’Iroquoisie de cette époque ainsi que l’histoire coloniale du XVIIe siècle. Voir Bruce G. T, Les Indiens, la fourrure et les Blancs : [Français et Amérindiens en Amérique du Nord] (Boréal compact), Montréal – Paris, Boréal – Seuil, 1992 ; Denys D, Le pays renversé : Amérindiens et Européens en Amérique du Nord-Est, 1600-1664, Montréal, Boréal, 1991 ; Jon P, The Edge of the Woods : Iroquoia, 1534-1701, East Lansing, Michigan State University Press, 2010 ; William N. F, The Great Law and the Longhouse : a Political History of the Iroquois Confederacy (Civilization of the American Indian series), Norman, University of Oklahoma Press, 1998. 19. Allan G, Catherine Tekakwitha et les Jésuites : la rencontre de deux mondes, Montréal, Boréal, 2007. 20. H, « e narrative repatriation of blessed Kateri Tekakwitha » (n. 3) ; Bernadette R-C, « Kateri Tekakwitha et l’inculturation du catholicisme chez les Autochtones d’Amérique du Nord. Enquête réalisée été 2005 au Montana, en Ontario et au Québec », dans Les classiques des sciences sociales (2006) ; T – V, Native Footsteps (n. 2). 21. Michelle M. J, Indian Pilgrims : Indigenous Journeys of Activism and Healing with Saint Kateri Tekakwitha, Tucson, Arizona, University of Arizona Press, 2016 ; Darren B, A Lily Among Thorns : the Mohawk Repatriation of Káteri Tekahkwí:tha, Ahkwesáhsne Mohawk Territory, Wampum Chronicles, 2009.
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pas non plus aux points de vue d’Autochtones sur la sainte, ce qui apparaît notamment dans des stéréotypes mal informés et coloniaux 22. Ces éclairages interdisciplinaires obligeraient à se poser plusieurs questions non seulement sur l’exactitude historique des faits rapportés mais aussi sur les intérêts des hagiographes à raconter l’histoire de Kateri comme ils le font. Cette remarque nous invite à entrer maintenant dans notre étude proprement dite. 6. Polarisation et antagonisme Examinons la présentation de Kateri faite par Benoît XVI le jour de sa canonisation en 2012. Il est instructif de lire une présentation brève de Kateri, parce que son auteur contemporain (et ses conseillers en arrièreplan) s’efforce d’y condenser ce qu’il juge essentiel. Quel est cet essentiel ? Kateri Tekakwitha est née en 1656 dans l’actuel État de New York, d’un père mohawk et d’une mère algonquine chrétienne qui lui donna le sens de Dieu. Baptisée à l’âge de 20 ans, et pour échapper à la persécution, elle se réfugia à la Mission Saint-François-Xavier, près de Montréal. Là, elle travailla, partageant les coutumes des siens, mais en ne renonçant jamais à ses convictions religieuses jusqu’à sa mort, à l’âge de 24 ans. Dans une vie tout ordinaire, Kateri resta fidèle à l’amour de Jésus, à la prière et à l’Eucharistie quotidienne. Son but était de connaître et de faire ce qui est agréable à Dieu. Kateri nous impressionne par l’action de la grâce dans sa vie en l’absence de soutiens extérieurs, et par son courage dans sa vocation si particulière dans sa culture. En elle, foi et culture s’enrichissent mutuellement ! Que son exemple nous aide à vivre là où nous sommes, sans renier qui nous sommes, en aimant Jésus ! Sainte Kateri, protectrice du Canada et première sainte amérindienne, nous te confions le renouveau de la foi dans les Premières Nations et dans toute l’Amérique du Nord ! Que Dieu bénisse les Premières Nations !23
La polarisation et l’antagonisme traversent cette présentation. Kateri est isolée parmi son peuple. Même au cœur d’une mission catholique, elle partage les coutumes des siens mais est toujours exposée à la tentation de renoncer à ses convictions religieuses. La grâce agit en elle « en l’absence de soutiens extérieurs », dit le pape. Elle fait preuve de courage 22. Jacques G, Sainte Kateri Tekakwitha : première sainte indienne d’Amérique du Nord (Paroles de vie), Mesnil-Saint-Loup (France), Livre ouvert, 2012 ; Bernard P – Marie-Ange P, La sainteté canadienne, Montréal, Novalis, 2016. 23. B XVI, Chapelle papale pour la canonisation des Bienheureux Jacques Berthieu, Pedro Calungsod, Giovanni Battista Piamarta, Maria del Monte Carmelo Sallés Y Barangueras, Mariana Cope, Kateri Tekakwitha, Anna Schäffer, Saint Siège, 2012 [http://w2.vatican.va/content/benedict-xvi/fr/homilies/2012/documents/hf_ben-xvi_ hom_20121021_canonizzazioni.html] (consulté le 9 juillet 2018).
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par une telle fidélité à sa vocation « si particulière » dans sa culture. Cette exceptionnalité au milieu des Mohawks, voilà précisément en quoi « elle nous impressionne ». Le portrait est dépréciatif envers les Iroquois, qui sont les initiateurs du conflit et qui n’offrent aucun soutien à la foi de Kateri, même à la Mission. Comment alors ne pas s’étonner que le pape célèbre en Kateri l’union de la foi et de la culture ? On entend dans son jugement envers le milieu de Kateri Tekakwitha l’écho de ceux, très durs, portés par Chauchetière et Cholenec, qui parlent d’une Babylone ou d’une Égypte pour désigner le pays iroquois. Ces discours appartiennent à une géographie mentale binaire et antagoniste, qui est au cœur de l’imaginaire impérial24. Voyons un peu comment elle se déploie. On l’a vu, la rencontre entre Tekakwitha et les missionnaires, dans la vallée de la Mohawk, s’inscrit dans l’invasion du pays iroquois par les troupes françaises, à la suite de laquelle des missionnaires sont envoyés à Gandaouagué en 1667. Kateri a alors 11 ans. Sa fuite vers la Mission du Sault, 10 ans plus tard, est un épisode dans l’entreprise de dépeuplement du pays iroquois, au profit des missions catholiques du Saint-Laurent. Dans le dessein des missionnaires, clairement exposé dans leurs écrits, le nouveau pays croîtra à la mesure de la décroissance du premier, dans une lutte sans fin. Du pays iroquois du sud vers les missions du SaintLaurent, on rapporte un flux migratoire très important, encouragé par les jésuites. Ce processus colonial est imaginé dans une géographie mentale et spirituelle : la Mission et « les Agniers », pour désigner le pays des Mohawks du sud, païen. Dans une binarité typiquement coloniale, on dessine des territoires (physiques, mentaux, religieux, spirituels) séparés par des frontières, qui luttent l’un contre l’autre. Nul doute que cet antagonisme très marqué chez Chauchetière et Cholenec est aussi l’effet des guerres franco-iroquoises, ravivées au moment où ils écrivent leurs récits. On peut toutefois se demander comment les Iroquois perçoivent les Français sur ce même arrière-fond, mais nos jésuites n’en parlent pas25. Cette géographie mentale continue de hanter l’imaginaire de nos relations entre Autochtones et allochtones, et tout particulièrement avec les 24. S, Culture et impérialisme (n. 11). 25. Darren Bonaparte décrit de manière saisissante la première rencontre entre des Iroquois et un Français. Ce Français est Samuel de Champlain, qui pénètre dans le territoire mohawk en 1603 avec ses nouveaux alliés innus, algonquins et wendats, pour attaquer les Iroquois à Ticonderoga. Si les Iroquois étaient en guerre avec les peuples autochtones du nord, ils ne l’étaient pas avec les Français et ils auraient sans doute préféré établir une alliance commerciale avec ces nouveaux visiteurs du Saint-Laurent. L’attaque de Champlain leur apparaît comme une déclaration de guerre non justifiée (B, A Lily Among Thorns [n. 21], p. 36-44).
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Mohawks. Elle se reflète dans les personnages et dans leurs relations mutuelles. Tekakwitha est l’enfant d’un « guerrier » mohawk et d’une captive algonquine catholique, ce qui inscrit dans sa naissance une violence originelle26. Frappée par une épidémie de variole qui la laissera orpheline, elle devient, selon les jésuites, atypique, marginalisée par son handicap physique et esthétique – étrange situation dans un village qui a vécu deux épidémies consécutives de variole et qui doit sûrement compter des dizaines d’éclopés. À bien des égards, Tekakwitha est étrangère à sa culture. En plus de son handicap, son baptême la désigne à la vindicte populaire et à celle de sa famille. On l’appelle uniquement « la chrétienne », « en dérision comme qui aurait voulu dire une chienne », au point où personne ne se souvient même de son nom : « bien loin de s’affliger de ces mépris qu’on faisait d’elle elle s’estimait heureuse d’avoir perdu son nom27. » C’est pourquoi, selon la version consacrée, le père Lamberville (son seul ami à Gandaouagué) se résout à lui proposer l’exil vers la Mission du Sault. Elle sera suivie, racontent les jésuites, par des multitudes d’Iroquois exemplaires qui rompront avec leur monde, prêts à combattre aux côtés des Français contre leurs anciens villages et leurs parentés28. L’aventure missionnaire s’efforce de légitimer le processus impérial et la mise en forme coloniale des terres conquises avec leurs habitants. Ouvrons tout de même une autre parenthèse critique en signalant des études historiques affirmant que ces Iroquois continuent de participer aux instances où se discutent les affaires communes des nations iroquoises, où ils sont souvent prêts à retourner vivre29. 26. Comme les Mohawks n’avaient pas de rapports sexuels avec leurs esclaves, la mère de Kateri fut probablement adoptée en remplacement d’une défunte mohawk et revêtue de l’identité de celle-ci, suivant la coutume, sans pour autant devoir renoncer au catholicisme (il y avait des Mohawks baptisés à Gandaouagué, dont les deux tantes de Tekakwitha). Voir C, Vie de Catherine Tegakouita (n. 6), p. 6. Par ailleurs, la désignation du père de Tekakwitha comme guerrier est révélatrice. Chez les Mohawks en effet, il n’existe pas un groupe d’hommes dont le métier serait de faire la guerre ; celle-ci, comme les autres activités, est la responsabilité occasionnelle de tous les hommes. Le substantif « guerrier » révèle une perspective française, qui a connu ces hommes surtout dans les rapports de guerre et qui les identifie exclusivement à cette activité. 27. C, La Vie de la b. Catherine Tegakoüita (n. 6), p. 52. 28. Claude C, La Nouvelle-France – Narration de la mission du Sault 16671685, Archives départementales de la Gironde, 1686 [http://www.culture.gouv.fr/culture/ nllefce/fr/sault/indexsa.htm] (consulté le 9 juillet 2018) ; I., La Vie de la b. Catherine Tegakoüita (n. 6), p. 72-73. 29. Bruce Trigger voit une cause économique aux conversions des Hurons au catholicisme. Les Hurons catholiques sont objectivement avantagés par les règles commerciales mises en place par les Français. Voir T, Les Indiens, la fourrure et les Blancs (n. 18), p. 353. Cependant, Trigger fait remarquer que peu de Hurons baptisés semblent porteurs
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La géographie mentale du colonialisme est celle de territoires (physiques, mentaux, religieux, spirituels) distingués par des frontières, des lignes à ne pas franchir, ni dans un sens ni dans l’autre, sinon suivant le dessein de l’administrateur colonial. Or, c’est dans cet espace binaire et séparé que peut se loger une distinction des genres, celui du/de la colonisateur/trice et celui du/de la colonisé/e. 6. La position du missionnaire, entre contrôle et impuissance
Figure 1 – éodore Galle (v. 1600). La découverte de l’Amérique, d’après Jan van der Straet.
On connaît bien cette gravure de éodore Galle, réalisée vers le début du XVIIe siècle et illustrant de manière érotique la découverte de l’Amérique revendiquée par Amerigo Vespucci30. Comme c’est paradoxalement d’une foi profonde. À partir d’une étude attentive des Relations des jésuites, Jon Parmenter met en doute le portrait d’Iroquois à la fervente piété catholique, y voyant plutôt le fait de certains d’entre eux. Plus encore, il soutient que l’établissement de communautés iroquoises catholiques le long du Saint-Laurent, loin d’avoir été subie par une Iroquoisie à la dérive, relève d’une stratégie d’adaptation concertée ; dans cette optique, les Iroquois baptisés sont valorisés comme intermédiaires avec les Français (P, The Edge of the Woods [n. 18], p. 155). 30. Michel de Certeau débute l’avant-propos à la deuxième édition de son livre L’écriture de l’histoire avec un commentaire de cette gravure. Michel D C, L’écriture de l’histoire (Bibliothèque des histoires), Paris, Gallimard, 1975, p. 3-4.
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souvent le cas dans une logique androcentrique et hétérosexuelle, la corporalité de l’homme dans cette gravure semble à première vue moins explicitée que celle de la femme désirable. Comme l’écrit Bourdieu, « la force de l’ordre masculin se voit au fait qu’il se passe de justification : la vision androcentrique s’impose comme neutre et n’a pas besoin de s’imposer dans des discours visant à la légitimer31. » De même, dans les hagiographies de Chauchetière et Cholenec, quand le narrateur se représente, c’est presque toujours en tant qu’occupant une fonction sociale et religieuse, et dans la perspective de Dieu, omnisciente et hors de toute contingence, un trait que Walter Mignolo associe à la colonialité32. L’homme se réduit, dans cette représentation, à son double statut d’observateur et de fonctionnaire d’un empire. Il est porteur des insignes de sa fonction : sa caravelle, une croix, un instrument de navigation et une épée. D’une verticalité phallique et hiératique, contrairement à la femme lascive, il reste imperméable au désir, ne manifestant que la volonté d’accomplir froidement son travail de conquérant au nom d’un monarque ou d’un pape. Le désir charnel attendra. Sa cape opaque le protège ainsi que sa rigidité, son indifférence à la sensualité de la femme qui l’invite – et pour cause, car peut-être finirait-il par être dévoré, comme le prévient cette jambe rôtissant sur un feu en arrière-plan et surveillée par trois autres femmes. Certes, la représentation de Kateri Tekakwitha est bien loin de la lascivité de la femme sur la gravure mais pas celle des Iroquois, régulièrement évoquée par les hagiographes pour mettre en relief la pureté de la sainte relativement à un peuple devenant le faire-valoir de cette œuvre missionnaire qui nous a valu Kateri33. Le narrateur a intérêt à présenter la mission comme une grande réussite, car des voix s’élèvent en France pour en douter, ce qui menace l’avenir de la mission34. En parlant de Kateri, c’est de la Mission des jésuites qu’on parle avant tout35. 31. Pierre B, La domination masculine, Paris, Seuil, 1998, p. 22. 32. Walter D. M, « Introduction : Coloniality of Power and De-colonial inking », dans Cultural Studies 21 (2007), 155-167. 33. Ce que Chauchetière valorise en dernière analyse, c’est aussi l’œuvre des jésuites. Il donne, pour second motif de son écriture, celui de « ne pas priver les missionnaires de la récompense que Dieu donnait à leurs travaux ». C, La Vie de la b. Catherine Tegakoüita (n. 6), p. 11. 34. K, « e Making of the First Iroquois Virgin » (n. 17), p. 292. 35. Il est frappant de voir que, dans le récit de Chauchetière, le chapitre intitulé « Naissance », qui est le point de départ de l’histoire, ne raconte pas la naissance de Kateri mais celle de la Mission du Sault. « Avant que Catherine Tegakouita vint à la mission de St. François Xavier du Sault où les Iroquois font profession du christianisme depuis 25 ans ou 30 pour le plus, notre Seigneur semblait préparer la place à une fille si vertueuse » (C, La Vie de la b. Catherine Tegakoüita [n. 6], p. 18).
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À travers le récit, les hagiographes se représentent comme ceux qui contrôlent et qui savent. Par exemple, ils présentent leur établissement en pays iroquois, au sud, comme l’effet de la capitulation iroquoise devant les autorités françaises, tandis que les historiens y voient plutôt l’effet d’un échange d’otages : une coutume diplomatique courante chez les Iroquois et qui ne dénote guère, du côté missionnaire, un contrôle optimal de la situation36. En outre, les limites linguistiques de ces autorités les préparent-elles à saisir la vie intérieure de leurs ouailles ? Ces limites peuvent plutôt expliquer une série de malentendus et l’isolement fréquent des missionnaires en contexte iroquois. Pourtant, ils n’avouent jamais à cet égard. L’omnipotence prétendue des missionnaires concerne entre autres leurs relations avec les femmes de la Mission. Chauchetière y montre plusieurs interactions intenses entre Kateri et d’autres femmes iroquoises37. Cholenec parle à leur sujet d’« une petite société de dévotion avec Catherine38 ». Parmi elles, érèse Tekakien:tha, qui devient la plus proche compagne de Kateri. Les deux se rencontrent à la chapelle. Chauchetière et Cholenec rapportent cet entretien de manière fort détaillée – ce qui supposerait qu’ils y ont assisté et qu’ils en ont compris les subtilités39. Quoi qu’il en soit, les deux femmes se reconnaissent une commune recherche spirituelle (rapportée dans des termes étonnamment français et post-tridentins) et elles deviennent inséparables. Cholenec s’en attribue la paternité : « Comme je les conduisais toutes deux, elles me proposèrent cette union et me demandèrent mon agrément, ce que je leur accordai volontiers n’y voyant que du bien pour chacune d’elles40. » Même si les narrateurs se représentent en contrôle des femmes, bien des indices montrent autre chose. Ces femmes, tout en s’informant régulièrement auprès des missionnaires pour acquérir leurs connaissances spirituelles, se tiennent à distance et inventent leurs propres pratiques ascétiques, étranges, déconcertantes : se faire brûler avec des tisons 36. T, Les Indiens, la fourrure et les Blancs (n. 18), p. 399-400 ; Brian R, The Rotinonshonni : A Traditional Iroquoian History Through the Eyes of Teharonhia:wako and Sawiskera (e Iroquois and their Neighbours), Syracuse, NY, Syracuse University Press, 2013, p. 272. 37. Cholenec le fait aussi. « Les femmes les plus dévotes s’empressaient à se mettre auprès d’elle dans l’église, assurant que la seule composition de son extérieur si dévot et si ardent en ce temps-là les achauffait (sic) elles-mêmes et leur servait une excellente préparation pour bien approcher de la sainte table à son exemple » (C, Vie de Catherine Tegakouita [n. 6], p. 19). 38. Ibid. 39. C, La Vie de la b. Catherine Tegakoüita (n. 6), p. 111 ; C, Vie de Catherine Tegakouita (n. 6), p. 33-34. 40. C, Vie de Catherine Tegakouita (n. 6), p. 34.
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« comme une esclave » – référence à la torture iroquoise ; briser la glace des étangs pour s’y plonger et y plonger même des bébés afin d’expier non pas seulement les péchés commis mais ceux qui le seront un jour, selon l’explication que Cholenec en reçoit ; se dénuder le tronc face au fleuve lors des grands froids d’hiver pour réciter des dizaines de chapelet ; marcher pieds nus dans la neige, etc. Tout cela choque les missionnaires, derniers informés de ce qui se trame malgré leurs réprimandes. En racontant ses efforts pour réfréner ces pratiques, Cholenec rapporte qu’une femme lui réplique un jour qu’elle part à la chasse avec d’autres : « au moins serai-je maîtresse de mon corps dans le bois41 ». En fin de compte, les missionnaires ne contrôlent pas très bien ces femmes. Dans ce contexte, Kateri est louée comme un modèle d’obéissance totale aux missionnaires. Ils dépeignent sa vie spirituelle intense. On connaît sa célèbre « devise » : « Qui me dira ce qui est agréable à Dieu afin que je le fasse ? ». Cependant, le passage au complet indique qu’il ne s’agit pas seulement d’actions morales. Il apporte aussi un élément qui concerne les missionnaires eux-mêmes : « Sa devise était qui est-ce qui m’apprendra ce qu’il y a de plus agréable à Dieu afin que je le fasse ; elle se plaignait quelquefois du père de ce qu’il lui cachait quelque chose qu’il faisait pratiquer aux autres et de ce qu’il ne l’allait pas voir pour lui apprendre ce qu’il fallait faire pour plaire à Dieu42. » On voit alors se mettre en place un étrange chassé-croisé entre Kateri et les jésuites, qui se manifestera régulièrement dans la suite de la biographie et jusqu’à son ultime mortification, soigneusement dissimulée aux missionnaires et qui provoque sa mort en avril 1680. La plupart des hagiographies modernes se gardent bien de rapporter cet épisode, incompatible avec la figure de douceur qu’on veut faire de sainte Kateri. Pourtant, dans les « austérités » décrites, on aurait tort de ne voir que la dévotion pénitentielle qui parsème maintes hagiographies de cette époque ou la piété masochiste qu’on rencontre dans le catholicisme du Grand Siècle. Il serait tout aussi réducteur d’en faire une lecture psychologisante et d’y voir des pratiques névrotiques comparables à l’automutilation ou à l’anorexie. En effet, ces pratiques revêtent des dimensions collectives ainsi que des colorations iroquoises étonnantes. La recherche inlassable de « ce qu’il faut faire », qui semble l’objet de la quête spirituelle de Kateri, reflète sans doute la difficulté d’aborder les questions de métaphysique et de doctrine avec des missionnaires 41. Ibid. 42. C, La Vie de la b. Catherine Tegakoüita (n. 6), p. 106-107.
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linguistiquement limités. Mais elle fait aussi écho au caractère très performatif et corporel des traditions spirituelles autochtones, souvent remarqué43. Cela apparaîtra ailleurs quand Chauchetière racontera le projet des compagnes d’embrasser la vie consacrée ; la femme wendate qui leur présente l’idée leur fait une description exclusivement matérielle de la vie religieuse : vivre ensemble dans une cabane, s’habiller de la même manière, rester célibataires44. Tout avorte quand le missionnaire, consulté par une des femmes, se moque du projet de ces femmes « trop jeunes dans la foi », ce qui met fin à la discussion et apparemment au projet45. Allan Greer commente cet épisode : Ne sachant trop quelle voie suivre dans la poursuite de leurs dévotions, les deux partenaires [Kateri et Marie-érèse] décident de demander conseil à quelqu’un de plus versé qu’elles dans les manières du christianisme. Il est significatif qu’elles ne se soient pas tournées vers les jésuites. Leur conception de la connaissance spirituelle en tant que spécialité exclusive recommande qu’elles explorent aussi différentes pistes. Mais, outre la tendance habituelle au secret des prêtres et des chamans, un autre motif les pousse à chercher des lumières ailleurs : les jésuites sont tous des hommes, spécialistes de ce qui semble être des rituels spécifiquement masculins ; il faut que Tekakwitha et Tegaiaguenta découvrent comment des femmes peuvent puiser perspicacité et pouvoir auprès de la divinité chrétienne46.
La « devise » de Kateri ne serait-elle pas une plainte répétée ? 47 En fin de compte, Chauchetière écrit que la jeune femme, pourtant présentée 43. Par exemple, Michael D. MN, « e Practice of Native American Christianity », dans Church history 69 (2000), 834-859 ; Frédéric L, « Pour en finir avec la spiritualité : l’esprit du corps dans les cosmologies autochtones du Québec », dans Alain B – Stéphan G – Martin P (dir.), Les Autochtones et le Québec : Des premiers contacts au Plan Nord, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2013, 213-232 ; Denys D – Jean-Philippe W, Le piège de la liberté : les peuples autochtones dans l’engrenage des régimes coloniaux, Montréal, Boréal, 2017, p. 88-93. 44. C, La Vie de la b. Catherine Tegakoüita (n. 6), p. 113-114. 45. « Le père se moquant de tous ces beaux projets renvoya celle-ci lui disant qu’elles étaient trop jeunes dans la foi qu’il y avait trop de singularité et que l’île aux hérons était trop éloignée du village que les jeunes gens qui iraient au Montréal ou qui en retourneraient seraient toujours dans leur cabane ; elles jugèrent elles mêmes que ce que le père disait était raisonnable et ne pensèrent plus à leur monastère de l’île aux hérons. » (Ibid.). 46. G, Catherine Tekakwitha et les Jésuites (n. 7), p. 204. 47. « Sa passion prédominante de chercher toujours ce qui était de plus excellent dans notre religion et ce qui pouvait la rendre plus agréable à N.S. [Notre Seigneur], lui disait au fond du coeur qu’il y avait encore quelque chose au-dessus de la vie commune du Sault ; elle avait même appris je ne sais comment qu’il s’y en trouvait qui faisaient des choses extraordinaires qu’on lui cachait ; elle se plaignait doucement des missionnaires en s’entretenant avec sa compagne de ce qu’ils ne lui disaient pas tout » (C, « Vie de Catherine Tekakwitha » [n. 6], p. 38).
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comme ne faisant rien sans consulter les pères, « se prescrivait » des règles « elle-même48 ». De part en part du récit, les missionnaires surplombent la collectivité, qu’ils pensent comprendre mais qu’ils désespèrent de pouvoir contrôler – même à la Mission, où la religiosité féminine se révèle relativement autonome et exubérante. Cependant, l’impuissance des missionnaires en Iroquoisie est d’autant plus marquée qu’on se trouve alors dans des rapports sociaux de genre, où les jésuites ne peuvent pas réellement contrôler les femmes. 8. Kateri, femmes et hommes en Iroquoisie Sous la plume de Chauchetière et de Cholenec, Tekakwitha, dans sa tendre enfance et donc bien avant la rencontre avec les missionnaires, est miraculeusement préservée de la barbarie qui l’environne et qui touche aussi les femmes. Elle incarnera précisément les normes de féminité auxquelles on entraîne les jeunes filles en France. Ainsi, Chauchetière présente Kateri comme un « lys entre les épines », une métaphore largement reprise par la littérature postérieure et qui symbolise autant la pureté que la France49. Chauchetière note d’ailleurs que la sainte est vénérée en France ainsi que dans d’autres colonies françaises50. Contrairement aux autres filles mohawks, elle est « très éloignée de la corruption des sauvages, elle était douce, patiente, chaste et innocente, sage comme une fille française bien élevée51 ». « Elle ne sortait jamais en public que pour affaire, toujours occupée dans sa cabane, contre la coutume des jeunes filles iroquoises qui aiment fort à s’entrevisiter et à se divertir ensemble les journées entières52 ». Certes, dans le genre hagiographique, il est commun de montrer un contraste marqué entre la sainte vertueuse et son milieu dévoyé. Cela a toutefois un effet dépréciatif envers le peuple mohawk et envers les femmes mohawks qui ne semblent pas correspondre aux vraies vertus féminines si bien incarnées dans « une jeune fille française bien élevée ». Tekakwitha est une fille d’intérieur, concrètement et 48. C, La Vie de la b. Catherine Tegakoüita (n. 6), p. 118. 49. Plus tard, Cholenec citera Mgr François Montmorency de Laval, qui considérera la sainte comme la « Geneviève de la Nouvelle-France », protectrice contre les Iroquois (Pierre C, « Lettre au p. Augustin LeBlanc. 27 août 1715 », dans [s. a.], Lettres édifiantes et curieuses écrites des missions étrangères. Mémoires d’Amérique, Lyon, J. Vernarel libraire – Ét. Cabin et C. libraires, 1715, p. 26. 50. C, La Vie de la b. Catherine Tegakoüita (n. 6), p. 16. 51. Ibid. 52. C, Vie de Catherine Tegakouita (n. 6), p. 3.
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spirituellement, ce qui correspond à un autre trait de la cosmologie de la domination masculine analysée par Pierre Bourdieu53. Dans le récit donné par Chauchetière et Cholenec, Tekakwitha, après la mort de ses parents et de son frère, interagit d’abord avec des femmes, à savoir deux tantes qui la prennent en charge dès la mort de sa mère, « celles entre les mains desquelles elle tomba », comme Chauchetière les désigne au moment où il les introduit dans son récit54. Même si elles prennent en charge la petite Tekakwitha, la formulation n’annonce rien de bon à leur sujet. Chauchetière débute leur histoire en parlant des pratiques corporelles des femmes autochtones, notamment les ornements du corps et les soins attentifs de la chevelure : Les mères […] passent quelquefois bien du temps à peigner et à tresser les cheveux de leurs filles ; elles ont soin que leurs oreilles soient bien percées et commencent à leur percer dès le berceau, elles leur mettent de la peinture au visage et elles les couvrent toutes de porcelaines quand il faut qu’elles aillent danser. Celles entre les mains desquelles elle tomba quand sa mère mourut se résolurent de la marier bien tôt et l’élevèrent à ce dessein dans toutes ces petites vanités55.
Voilà un langage fait pour être compris par des personnes françaises. Dans les cultures autochtones, en effet, le soin de la chevelure et les ornements corporels ont une portée anthropologique très importante, chez les femmes comme chez les hommes ; cette portée est totalement ignorée par les missionnaires56. Tekakwitha fait preuve d’une « indifférence naturelle » à ces choses, d’un détachement total à l’égard de ces 53. B, La domination masculine (n. 31), p. 32-33, 49, 71 et 73. À cet égard, selon Chauchetière, la variole fut une grâce pour Tekakwitha : « Elle remercia souvent notre Seigneur de cette grâce, appelant une grâce cette incommodité, d’autant que si elle eût eu bonne mine les jeunes gens l’auraient plus recherchée et qu’elle aurait fait comme les autres filles qui s’abandonnent au péché dans le pays des Iroquois ». (C, La Vie de la b. Catherine Tegakoüita [n. 6], p. 20). 54. Ainsi, « ses tantes […] eurent d’autant plus de soin d’elle, qu’elles espéraient en tirer de plus grands avantages avec le temps ». (C, Vie de Catherine Tegakouita [n. 6], p. 1). 55. C, La Vie de la b. Catherine Tegakoüita (n. 6), p. 22. 56. « La chevelure […] n’était pas seulement une dimension de la beauté. Elle marquait aussi les grandes phases de la vie humaine, les changements d’état chez la personne. » C’est pourquoi « les mères pouvaient contraindre leurs filles à se graisser les cheveux », une partie importante des soins de la chevelure (Roland V, Femmes de personne : sexes, genres et pouvoirs en Iroquoisie ancienne, Montréal, Boréal Compact , 2005, p. 64). Le même auteur fait observer que « [l]es Iroquoïens, hommes, femmes et enfants, se peignaient le visage et le corps, notamment en période de deuil et en temps de guerre. Les hommes faisaient usage des peintures faciales et corporelles plus souvent que les femmes, de même qu’ils portaient plus d’ornements et se tatouaient davantage. Les guerriers, surtout les chefs, avaient l’habitude de se scarifier la peau des cuisses. Leurs cicatrices de coupures signifiaient le nombre d’ennemis qu’ils avaient tués. » (Ibid.)
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vaines coquetteries. Chauchetière et Cholenec le soulignent souvent et y voient la marque d’une grâce spéciale. La suite du récit semble parfois les contredire et montre plutôt une Tekakwitha qui portera longtemps des ornements, comme tout le monde le fait chez elle57. Plus tard, nous diton, elle fera de sévères pénitences après son installation à la Mission du Sault, « pour châtier durement son corps qu’elle avait aimé disait-elle plus qu’elle ne devait58 ». Elle « s’est estimée cependant toute sa vie une grande pécheresse parce qu’il semblait qu’elle eût eu de l’attache à son corps et qu’elle avait bien soin de le bien parer59. » Ainsi, les femmes de Gandaouagué, les mères adoptives de Tekakwitha, sont dépeintes comme susceptibles d’exercer une mauvaise influence sur l’enfant ; cette influence est heureusement contrecarrée par la vertu naturelle de celle-ci et, avance Cholenec, par un possible et mystérieux lien à sa défunte mère algonquine et catholique60. Cependant, Chauchetière ne précise pas que les deux tantes sont baptisées et qu’elles ne font pas opposition au baptême de Tekakwitha61. Il ne précise pas non plus, contrairement à Cholenec, qu’il existe une communauté catholique bien organisée à Gandaouagué62. Il affirme même que Kateri est la seule personne baptisée de Gandaouagué63. Si les tantes de Tekakwitha sont dites très superficielles, c’est l’oncle qui s’occupe des affaires sérieuses, lui le chef le plus important du village. C’est un homme autoritaire, irascible, qui commerce avec les colons anglais, qui déteste les missionnaires et qui exerce un plein contrôle sur sa maisonnée. Il se montre répressif envers Tekakwitha, qui ne répond que par la patience, la douceur et l’obéissance. Dans les années 1960, dans une hagiographie destinée à un public juvénile, Evelyn Brown en fera une description qui l’apparente moins à un oncle qu’à un tigre ; il a une « large face grave et féroce, et les yeux tristes64 ». Pourrait-on du moins 57. C, La Vie de la b. Catherine Tegakoüita (n. 6), p. 105 ; voir aussi p. 140. 58. Ibid. 59. Ibid. 60. « On dit d’elle quelle était une fervente chrétienne et qu’elle pria jusqu’à la mort et que peut-être sa prière a obtenu la grâce du baptême à sa fille et à nous la grâce de posséder une sainte » (ibid.). C’est aussi ce que Cholenec donne à entendre quand il écrit que la mère de Tekakwitha, agonisante, « pria celui qui […] avait été [leur] Créateur, de vouloir bien en être aussi le Père et de les prendre sous sa divine protection ». (C, Vie de Catherine Tekakwitha [n. 6], p. 2). 61. On trouve cette précision chez C, Vie de Catherine Tegakouita (n. 6), p. 6. 62. Ibid. 63. C, La Vie de la b. Catherine Tegakoüita (n. 6), p. 172. 64. Evelyn M. B – Maurice H – Simone H, Kateri Tekakwitha, vierge mohawk, Québec, Éditions du Pélican, 1960, p. 54.
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le trouver sympathique du fait qu’il adopte Tekakwitha ? Au moment où il le fait, comme Brown le raconte, « il se dressa devant elle. […] Elle ne voyait pas clairement, mais elle sentait la masse imposante la dominer et savait que les yeux sauvages et tristes la fixaient65 ». Brown imagine une discussion entre lui et un autre Mohawk, où suintent haine des Français, crainte de leur puissance militaire, ambition personnelle et absence de scrupules moraux66. Il « fulmine » contre la présence chrétienne au village, raconte Henri Béchard, un autre hagiographe moderne67. Quand Tekakwitha commence à recevoir sa catéchèse pré-baptismale, elle le fait en cachette, en redoutant la « fureur » de l’oncle68. Et quand elle fuira cet enfer sur terre, le même oncle se précipitera à ses trousses, armé d’un fusil, mais sans succès69. Dès qu’on se demande si les hommes iroquois pouvaient exercer une telle domination sur leur maison, la dimension patriarcale de cette version devient patente. En Iroquoisie, ce ne sont pas les hommes qui sont à la base de la structure sociale iroquoise mais les femmes et les Mères de Clan. Les chefs, qui sont des hommes, sont choisis par les Mères de Clan et destitués par elles, au besoin. Ils n’ont aucune autorité coercitive ; on attend plutôt d’eux une forme de leadership fondé sur la discussion et le respect, à commencer par celui envers les Mères de Clan. Ce sont les royanershon, littéralement des « hommes de bien » : leur crédibilité est basée sur leurs vertus personnelles. L’autoritarisme ou un tempérament colérique sont des motifs suffisants pour qu’une Mère de Clan destitue un chef 70. Tekakwitha est présentée comme une orpheline dépendante de la courte charité de ses parents adoptifs. Pourtant, en Iroquoisie, société matrilinéaire, les enfants ont plusieurs mères, la mère porteuse et les tantes, toutes désignées par l’unique mot istén:’ha. Et l’oncle maternel (rakenon’há:’a) tient plus de place auprès des enfants que le père géniteur (rake’niha). Pour le dire autrement, on ne peut pas être orpheline en Iroquoisie puisque les enfants sont à la charge de tout le monde.
65. Ibid. 66. Ibid. 67. Henri B, Kaia’tanó:ron Kateri Tekakwitha, Kahnawaké, Centre Kateri, 1992, p. 57. 68. G, Sainte Kateri Tekakwitha (n. 22), p. 29. 69. C, Vie de Catherine Tegakouita (n. 6), p. 9-10. 70. Bonaparte fait remarquer que si les missions jésuites du Saint-Laurent dépeuplaient réellement les villages de l’Iroquoisie, il est normal qu’un chef soucieux du bien de son peuple ait tenté de leur faire échec. (B, A Lily Among Thorns [n. 21], p. 146).
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Les missionnaires ont forcément eu affaire à l’autorité des femmes et à celles des Mères de Clan71. Mais elles meublent l’arrière-plan d’un récit androcentrique, sauf pour illustrer leur vanité toute féminine72. Et comme la quasi-totalité de la tradition hagiographique sur Kateri est calquée sur les hagiographies de Chauchetière et Cholenec, on y découvre partout la même représentation androcentrique du monde iroquois. Jacques Gauthier, dans une hagiographie de Kateri en 2012, a pu parler d’elle comme d’une « jeune femme de paix dans un monde d’hommes guerriers73 ». Le corps de Kateri est capturé par la parole allochtone, écartelé dans une représentation polarisée du territoire iroquois entre le vieux pays précolonial, où elle est née, et la nouvelle Iroquoisie catholique qui fleurit sur les rives du Saint-Laurent, où elle s’exile avec des centaines, voire des milliers de ses semblables ; elle provoque ainsi, selon les missionnaires, un chaos politique et une discorde sociale qui raviveront la guerre quelques années après la mort de Kateri. Le tout est présenté sous des atours d’évangélisation et, plus récemment, d’inculturation. Il semble bien que les biographes transposent leur monde sur celui de Kateri. Le récit devient une lutte sans fin entre le missionnaire et le chef, une lutte que le premier finira par gagner quand il réussira à faire fuir Kateri vers le nord. 71. « On entrevoit ici l’importance fondamentale des femmes. L’influence de Gandeaktena et de sa tante fut vraisemblablement déterminante. Alors que les hommes exerçaient un leadership dans le contexte des relations avec le monde au-delà des villages, dans la sphère de “la forêt” (c’est-à-dire de la diplomatie, de la guerre, du commerce et de la chasse), “la clairière” (c’est-à-dire la maisonnée, le village et les champs avoisinants) était du ressort des femmes […]. Concrètement, si l’initiative en matière de déplacements saisonniers revenait aux hommes, c’est aux femmes que revenaient les décisions qui avaient trait à la relocalisation de la cabane ou du village – relocalisation suscitée par le cours normal des activités agricoles, mais aussi par des circonstances plus exceptionnelles. Comme [on] l’a déjà écrit, “L’établissement de communautés iroquoises permanentes au Canada n’aurait pas eu lieu si les femmes avaient refusé de jouer un rôle de premier plan […]”. » (JeanFrançois L, « Les origines huronnes-wendates de Kanesatake », dans Recherches amérindiennes au Québec 44 [2014], 103-116, p. 166). 72. Anastasie Tegonhatsiongo, qui recueille Kateri à la Mission et qu’on présente comme une cousine, est en fait comme une autre mère pour elle, tout comme ses deux tantes de Gandaouagué. Elle gouverne sa maison, ce qui en fait une mère de clan, avec laquelle les missionnaires interagissent sans jamais la désigner comme mère de clan. Selon toute probabilité, ils ont dû être tenus de respecter son autorité et c’est probablement pourquoi ils la mentionnent si souvent. Chauchetière lie aussi la fondation de Kahentake, le village initial dont est issu Kahnawake, à l’arrivée de Catherine Ganneaktena, une fervente catholique iroquoise. C’est sur ce noyau que les jésuites établissent leur Mission en 1667. « Elle nourrissait les Français et les sauvages de la chasse de son mari ; elle était libérale jusqu’à l’excès [et] cette libéralité la fit aimée de tout le monde ; sa cabane était le refuge de tous les affligés ; pour toutes choses on y vivait comme dans une religion et toutes les pratiques de dévotion y étaient bien reçues. » (C, La Vie de la b. Catherine Tegakoüita [n. 6], p. 91). Catherine, qu’on dépeint ici comme une femme charitable, se comporte comme une Mère de Clan. 73. G, Sainte Kateri Tekakwitha (n. 22), p. 156.
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9. Pistes pour une lecture décoloniale de Kateri Tekakwitha Dans cette dernière partie, je voudrais remembrer Kateri Tekakwitha, femme iroquoise parmi d’autres femmes iroquoises porteuses de leurs visions du monde, de leurs sensibilités et de leur habitus. Revenons à aujourd’hui. Benoît XVI trouve admirable que Kateri n’ait pas renoncé à sa culture. C’est un trait constant de l’iconographie de Kateri que de la représenter en Indienne. J’emploie à dessein ce mot colonial et réducteur des cultures autochtones. Car, enfin, que montre-t-on de la culture de Kateri Tekakwitha ? Pas grand-chose au total : des vêtements en peau de chevreuil, des tresses, une jeune femme qui aime prier dans la forêt et, quand elle était enfant, qui faisait de la broderie à la manière mohawk. C’est à peu près tout. Est-ce que la culture mohawk peut se ramener à cela ? Qu’en est-il de la structure de parenté, de la vie sociale et politique d’un village mohawk ? Qu’en est-il d’une cosmologie et d’un rapport au corps que Tekakwitha a pourtant intégrés dès son enfance ? Pour une enfant mohawk de cette époque, le ciel est « l’endroit bleu » (karonhià:ke) surmonté par un autre monde appelé « ce qui est de l’autre côté de l’endroit bleu » (ì:si na’ karonhià:ke) et dont il est séparé par l’écrin du firmament. Cet autre monde est aussi concret que ce monde-ci et pas si éloigné. C’est de là – ì:si na’ karonhià:ke – qu’est tombée la Femme du Ciel, au commencement du monde. Elle était déjà enceinte et sur le dos d’une tortue ; elle a donné naissance à une autre femme. Cette femme est devenue enceinte à son tour et elle a eu deux jumeaux : le créateur, Teharonhiawá:ko (« celui qui embrasse le ciel »), et son frère Sawiskera, destructeur et agressif. À sa naissance, le jumeau destructeur s’est impatienté durant l’accouchement et il a coupé le ventre de sa mère pour en sortir plus vite, la tuant du même coup. Du côté de cette mère est sorti le maïs et de ses seins, les courges ainsi que les haricots. Sa grand-mère est remontée dans le ciel ; elle est maintenant la lune, qui veille sur les cycles de la nature et ceux des femmes. Ces femmes originelles fondent l’autorité des mères, gardiennes des champs et des maisons ; elles fondent aussi celle des Mères de Clan qui choisissent les royanershon, et fixent le sort des prisonniers de guerre – entre esclavage, mise à mort et adoption. Ce sont elles qui se rendent aux rencontres des conseils pour observer le travail des chefs, parfois pour intervenir, toujours pour s’assurer que les chefs s’acquittent bien de leurs charges. Dans le monde de l’autre côté du ciel vit un homme, le Pacificateur. Il était né d’une vierge. Il est arrivé en temps de guerre. Il a apporté un message de paix aux Iroquois et instauré une grande loi, la Kaieneren:kowa, à dimensions politique, sociale, spirituelle et cosmique. C’était vraiment une bonne nouvelle. Il a choisi 50 chefs, les premiers royanershon, et prévu
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que les Mères de Clan choisiraient toujours leurs successeurs par la suite. Avant de retourner dans le monde de l’autre côté du ciel, il a promis qu’il reviendrait quand on l’invoquerait, dans les temps troubles, quand le peuple oublierait les cérémonies. Je ne dis pas que, pour Kateri, le Pacificateur est Jésus ni que sa mère est Marie, même si elle a envers eux une vive dévotion. Mais je dis, à la suite d’anthropologues et d’ethno-historiens, que les Autochtones n’abandonnaient habituellement pas leurs rites et croyances en se faisant baptiser, encore moins leur cosmologie, et que le baptême ne faisait, selon eux, que s’ajouter à leurs ressources spirituelles existantes74. Si cela est vrai, cela doit l’être particulièrement pour une personne née en culture mohawk, ayant vécu les vingt premières années de sa vie dans un village mohawk, qui devient catholique pour les quatre années de vie qui lui restent et dont les conversations avec les missionnaires sont bien plus rudimentaires que celles qu’elle a avec ses compagnes. Ce monde de l’autre côté du ciel, là où est le Pacificateur, on peut s’en approcher par certaines techniques corporelles/spirituelles et par la transe. C’est ce qu’apprend l’enfant en Iroquoisie. Il apprend aussi que chacun est porteur d’une oren:ta, une énergie spirituelle, qu’on peut développer, là encore par des pratiques psychosomatiques et mentales75. On devient alors plus capable de s’approcher du monde de l’autre côté du ciel. On devient aussi plus fort, capable de soutenir la souffrance. Est-ce « ce qu’il faut faire pour être agréable à Dieu » ? S’agit-il de trouver des moyens de se prémunir contre les épidémies ? De devenir plus forte contre les esprits maléfiques, les okton ? Ce sont là quelques thèses anthropologiques sur ce qu’a pu être la spiritualité de Kateri Tekakwitha. Certes, advenant de telles possibilités, le catholicisme de Kateri s’avère autre chose qu’un catholicisme inculturé dans la culture mohawk. La pastorale de l’inculturation, très valorisée auprès des Premières Nations, 74. Jean-Guy A. G, « Comprendre et gérer la peur existentielle : approches anthropologiques de la religion et des rituels de guérison », dans Ethnologies 33 (2011), 33-73 ; Denys D, « La religion dans l’alliance franco-amérindienne », dans Anthropologie et Sociétés 15 (1991), 55-87 ; D – W, Le piège de la liberté (n. 43), p. 85-92. Comme l’écrit Allan Greer à propos de la christianisation des Iroquois de Kahnawake au temps de Kateri : « Le changement religieux est, à cet égard, semblable aux autres aspects du changement cuturel : les croyances et pratiques chrétiennes se trouvent intégrées à un cadre religieux indigène. À moins d’un authentique miracle faisant table rase des identités culturelles au moment du baptême, il ne peut y avoir aucune autre forme de “conversion”. » (G, Catherine Tekakwitha et les Jésuites [n. 7], p. 166-167). 75. David B, « ... To the Other Side of the Sky : Catholicism at Kahnawake, 1667-1700 », dans Anthropologica 24/1 (1982), 77-102. Je dois aussi ces observations à Christine Zachary Deom, de la communauté mohawk de Kahnawake. De l’avis de Mme Zachary Deom, les jésuites ont ignoré cette dimension mohawk dans la spiritualité de Kateri.
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ainsi que la théologie de l’inculturation ne rendent pas compte d’une telle synthèse. L’inculturation est définie comme la manière dont l’Évangile trouve à pénétrer les cultures du monde, qui transforment l’expression du message chrétien. Josef Estermann, qui a abondamment écrit sur les cultures des Andes et sur la « philosophie andine », abandonne l’inculturation pour une approche interculturelle et décoloniale du christianisme autochtone des Andes. Il compare le modèle de l’inculturation à un fruit à noyau : si la chair est la culture, le noyau est l’Évangile, considéré comme supra-culturel. Estermann insiste sur toutes les influences culturelles qui ont pourtant façonné ce noyau, du Proche Orient au monde gréco-romain, et qu’on identifie alors à un noyau culturel non négociable, inséparable des formulations dogmatiques. À la place de ce fruit à noyau, image de l’inculturation, Estermann propose l’oignon, dont toutes les pelures sont nourries de multiples influences culturelles, sans qu’il soit possible de discerner un noyau culturellement pur et neutre. C’est ainsi que la religion chrétienne des Andes est véritablement interculturelle et porteuse d’une cohérence qui n’obéit pas à une logique allochtone76. Elle est une synthèse unique, qui vaut pour elle-même, plutôt qu’une expression parmi d’autres d’une foi préexistante à la culture. 10. Kateri, une figure christique ? À bien des égards, Kateri Tekakwitha a des traits christiques. Elle n’a rien écrit mais a été racontée dans des langues qu’elle ne parlait pas. Elle monte sur la croix, comme l’écrit Henri Béchard, « avec son Sauveur et son Époux » et elle « avait de la joie de mourir sur la croix à son exemple. » Comme le Jésus d’une certaine christologie, elle est représentée dans un rapport ambigu à son peuple. Comme le Christ (et comme la Vierge Marie selon les catholiques), elle semble exempte de péché dès son enfance, car elle « n’a jamais rien fait en quoi on puisse dire qu’elle a offensé Dieu77 ». Comme le Christ, elle est médiatrice, voie de passage entre la mort et la vie ; elle « a sanctifié les chemins de Montréal à Agnier par lequel plusieurs âmes prédestinées ont passé après elle78 ». Et surtout, comme le Christ, Dieu incarné, elle croit à un salut incarné. Mais ce sont là des rapprochements qu’on peut inférer à partir des écrits des hommes français qui l’ont racontée. Pourrait-on faire d’autres rapprochements à partir de perspectives autochtones ? 76. Josef E, Cruz y coca : Hacia la descolonización de la religión y la teología, La Paz, Librería Armonia – ISEAT, 2013, p. 39-43. 77. C, La Vie de la b. Catherine Tegakoüita (n. 6), p. 21 et 24. 78. Ibid.
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Nous sommes partis de l’image d’un corps dispersé, démembré et en partie perdu. Nous terminerons avec l’image du corps de Kateri qui, comme le Corps du Ressuscité, se déploie dans les corps des Autochtones, particulièrement les femmes, qui la vénèrent. Pour les femmes autochtones du Nouveau-Mexique rencontrées par Paula E. Holmes, Kateri est une figure vivante. Elle leur apparaît, elle leur parle, elle fait des miracles dans leur quotidien79. Ce que ces femmes racontent, c’est « un récit de résistance où parlent les saints réduits au silence et où répondent les colonisés80 ». Toutes ces femmes vivantes composent aujourd’hui le corps perdu de Kateri – non pas sans les hommes, toutefois, qui font aussi partie du cercle de la vie où les peuples autochtones cherchent guérison et décolonisation. Ce corps mystique de Kateri condense toutes les souffrances et les dislocations issues du colonialisme. Tandis que l’Église allochtone célèbre l’union de la foi et de la culture en Kateri Tekakwitha, des Autochtones vénèrent cette femme parce que, disent-ils, elle a beaucoup souffert tout en trouvant son chemin de réalisation spirituelle. Cette souffrance collective est un continuum : variole et ses séquelles ; génocide physique, le plus grand de l’histoire de l’humanité ; exil spatial et spirituel dans les déplacements massifs de population, les réserves et les pensionnats, la rafle des enfants dans les années 1960 ; abus sexuels sur des femmes par des « représentants de la loi » ; domination patriarcale sur les femmes, manifestée aujourd’hui dans le scandale des femmes autochtones assassinées et disparues ; violence retournée contre soi-même dans l’alcoolisme, la toxicomanie et la violence latérale. Déjà au milieu de cette tourmente sociale des années 1670, à la Mission du Sault, des femmes iroquoises se liaient, reformaient des liens, une sororité, parfois à l’écart des hommes mais jamais contre eux, comme cela se rencontre souvent en Iroquoisie, en puisant dans les savoirs des missionnaires mais aussi dans leur propre imaginaire et leur vision du monde. Au-delà des prescriptions des missionnaires, Kateri a inventé – non pas seule, comme le dit Benoît XVI mais avec d’autres femmes comme elle – des pratiques de liberté par le travail sur les corps. Travail probablement enraciné dans une conception autochtone de la corporalité et de l’esprit du corps81. Travail finissant par avoir raison de sa santé et de sa vie – et qu’il est donc difficile de comprendre comme une pratique de libération ; c’est de ce constat et de quelques autres que naît le refus de
79. H, « e Narrative Repatriation of Blessed Kateri Tekakwitha » (n. 3), p. 95. 80. Ibid. 81. L, « Pour en finir avec la spiritualité... » (n. 43).
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Kateri Tekakwitha chez tant d’Autochtones. Mais aussi, travail de liberté et d’une petite ecclesia de femmes iroquoises, que les missionnaires n’ont jamais réussi à comprendre ni à dominer. Presque 350 ans après sa mort, le corps de Kateri, comme celui de Jésus, vit dans celui de femmes et d’hommes autochtones qui y reconnaissent leur souffrance ainsi qu’un chemin de guérison.
GENRE ET ÉCOSPIRITUALITÉ : QUELQUES ENJEUX THÉOLOGIQUES Pierrette D
Une des problématiques actuelles est sans contredit la sauvegarde et la protection de notre planète menacée de toutes parts, non seulement par les ouragans et les tremblements de terre mais par l’entêtement de climato-sceptiques. Or, l’épanouissement de l’humain, tout comme sa quête spirituelle, peuvent-ils avoir un sens à l’ombre d’une terre dénaturée et d’un cosmos désenchanté ? En théologie, on commence à peine à développer une spiritualité de la création et nous croyons, avec certains scientifiques1, qu’il existe une confluence naturelle entre la crise économique, sociale, écologique et la crise spirituelle2 ressentie fortement dans les pays occidentaux. En effet, les conceptions classiques ont longtemps occulté la connexion profonde avec l’environnement, inhérente à la spiritualité écologique. D’où la nécessité, selon nous, de souligner l’importance de l’écospiritualité dans l’étude de la diversité représentative des genres en théologie. Cette contribution tentera de souligner brièvement comment le christianisme a participé à la désacralisation de la nature en accentuant la séparation entre le créé et l’incréé, entre le matériel et le spirituel. Elle s’attardera sur l’importance actuelle d’une spiritualité de la création, l’écospiritualité, désireuse de réconcilier les relations de manière à promouvoir les principes d’interdépendance, de non-dualité et d’égalité afin de favoriser un espace sacré pour tous les humains. Elle présentera comment, depuis les dernières décennies, les théologiennes écospirituelles ont démontré l’essentiel déploiement et renouvellement d’une spiritualité en lien avec l’écologie. Leurs apports invitent à des questionnements concernant quelques enjeux théologiques à propos du manque de reconnaissances des aspects genrés de l’écospiritualité.
1. Nous pensons, entre autres, à omas Berry, Brian Swimme, Rosemary Radford Ruether, Evelyn Tucker, Ursula King, Matthiew Fox, Ivone Gebara, André Beauchamp. 2. Carol P. C, Rethinking Theology and Nature, New York, Club Books, 1990, p. 58.
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1. Une conception dualiste de la spiritualité Notre génération est héritière d’une vision mécaniste du monde héritée particulièrement des inventions d’Isaac Newton qui ont eu un impact majeur sur la révolution industrielle du XVIIIe siècle. L’Occident est demeuré pénétré par ces découvertes scientifiques qui, souvent, réduisent le monde à la matière et à ses forces. Cette approche rationaliste de la science offre peu d’espace pour l’émerveillement, contrairement aux spiritualités des peuples autochtones qui font appel à une multitude d’esprits. Mais au cours du dernier siècle, la révolution de la science et les cosmologies modernes ont changé les analyses et donné naissance à de nouvelles interprétations concernant nos préoccupations environnementales3. Ces visions contemporaines nous amènent à repenser la vision médiévale, encore véhiculée de nos jours, qui crée des tensions entre la science et la foi. En christianisme, on parle surtout de spiritualité en termes généraux, oubliant de prêter attention aux considérations liées au genre et souvent sous-estimées. La théologie comme la catéchèse a beaucoup insisté sur le fait que l’être humain était formé de deux principes, un matériel et un autre spirituel. On a considéré comme normal ce dualisme où le spirituel appartenant au monde céleste éloignait du monde terrestre et des problèmes liés à l’environnement. Ainsi, la spiritualité traditionnelle a souvent peint la personne humaine en dehors de la nature et au-dessus d’elle : « surnaturels, citoyens du ciel, venus d’en-haut, hors du monde, etc. » ! On nous a appris qu’une personne spirituelle est appelée à s’éloigner du matériel, des intérêts corporels et humains pour ne considérer que les valeurs incorporelles, surnaturelles dont on disait qu’elles appartenaient au ciel mais pas à la terre4. La conception d’un Dieu lointain et étranger a fortement accentué la séparation entre l’incréé et le créé. La théologie chrétienne selon laquelle seul l’être humain est à l’image de Dieu, l’accent mis sur la transcendance 3. Nous reconnaissons en particulier l’héritage de omas B dans ce livre « pionnier » en collaboration avec Brian S : The Universe Story. From the Primordial Flaring Forth to the Ecozoic Era. A Celebration of the Unfolding of the Cosmos, New York, Harper Collins, 1992. 4. « Si donc vous êtes ressuscités avec Christ, cherchez les choses d’en haut, où Christ est assis à la droite de Dieu. Affectionnez-vous aux choses d’en haut, et non à celles qui sont sur la terre. Car vous êtes morts, et votre vie est cachée avec Christ en Dieu » (Col 3,1-3). Et cet autre texte de Paul en Ph 3,20 : « Mais notre cité à nous est dans les cieux, d’où nous attendons aussi comme Sauveur le Seigneur Jésus-Christ ». Également : He 13,14; Lc 22,29-30, Ep 2,19. Et encore, ce texte de 1 Jn 5,19-20 : « Nous savons que nous sommes de Dieu, et que le monde entier est sous la puissance du malin ».
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de Dieu et la méfiance concernant le corps ont amené les fidèles à considérer la nature uniquement comme décor ou comme théâtre de l’histoire du salut. Les idéologies religieuses ont renforcé les modèles de pouvoir associés à la volonté de Dieu, volonté souvent interprétée par des hommes. En se fondant sur le verset de la Genèse (1,28) intimant aux humains l’ordre de soumettre et de dominer la terre, la religion chrétienne ne portet-elle pas un lourd fardeau de responsabilité dans la crise environnementale ? On a insisté sur la domination de la terre alors que c’est à son intendance et à sa gestion comme « maison de Dieu » que la Bible appelle : « Garder et cultiver la terre » (Gn 2,15) avec respect et amour. Le créateur la leur confie pour la faire fructifier, pour y mettre de l’harmonie et voir à son équilibre afin qu’elle soit habitable. On a déjà remarqué que, dans le texte de la Genèse, les mots « homme et femme » n’apparaissent pas dans la bouche de Dieu mais dans celle de l’humain s’inventant luimême homme et femme. L’adam, mâle et femelle, exercent tous deux ce règne en commun ; il ne s’agit pas d’un pouvoir exercé l’un sur l’autre mais d’une gouvernance partagée de la création. Le texte de la création du genre humain montre clairement qu’il s’agit de maintenir une tension féconde entre ces deux pôles inséparables de la réalité humaine, telle que Dieu l’a voulue, sans oublier les tensions existantes entre genre et religion : Le rôle majeur de la religion dans la consolidation de la différence et de l’inégalité de genre a été signalé, étudié et critiqué par des féministes du XIXe siècle telles qu’Elizabeth Cady Stanton et sa commission de révision de la Bible pour e Woman’s Bible (1985 [1895-1898]). Cette tradition de critique féministe a été ravivée par la deuxième vague féministe et perdure aujourd’hui dans les travaux de féministes majeures5.
Au cours des derniers siècles, la division cartésienne de la réalité a dominé entre choses matérielles et entités spirituelles dotées de conscience. Le monde était composé de matière, une réalité compacte et inanimée. Face aux processus de réification qui transforment en objet tout ce qui existe (les femmes, les hommes, les peuples et la nature), il est plus que jamais nécessaire d’affirmer la profondeur irréductible du vivant. Il s’agit d’un bien commun de l’humanité. C’est à cette tâche que s’attarde l’écospiritualité telle que développée en particulier ces dernières années. 5. Linda W, « Les différences de genre dans la pratique et la signification de la religion », dans Travail, genre et société, no 27, Paris, Éd. La découverte, 2012, p. 8.
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2. Une nouvelle approche de la spiritualité La théologie catholique commence à se pencher plus intensément sur la spiritualité de la création pour laquelle le pape François propose des pistes de réflexion spirituelle dans Laudato sí 6. Le paradigme de l’écologie intégrale proposé dans cette encyclique resitue les humains dans le cosmos et l’univers et les fait exister comme « poussières d’étoiles ». Ils sont des êtres évolutifs comme la terre, matrice qui nous a engendrés. La nouvelle cosmogénèse (qui présente la formation et l’évolution du cosmos) les décrit comme un lieu cosmique auquel ils appartiennent tout comme les pierres, les plantes et les animaux. Une attitude éco-centrée met en question la primauté accordée aux critères économico-matériels. Tous ces critères sont source de bonheurs et de progrès de l’humanité. À côté des enjeux éthiques, économiques, sociaux et politiques, l’écologie possède indéniablement une profondeur spirituelle souvent ignorée. Un des précurseurs de l’écospiritualité, Pierre Teilhard de Chardin, jésuite paléontologue, parlait de « construire la terre » pour évoquer la création de la société planétaire. Il proposait de faire passer la planète de la dissension, du désordre, des violences et des guerres à une coexistence pacifique. Ce grand théologien a chanté le pouvoir spirituel de la matière7 avec passion, force et grande sensibilité. Sa vision mystique, profondément unificatrice du cosmos et de la nature se retrouve en particulier dans son Hymne de l’Univers. Il n’hésite pas à présenter la nature comme un Milieu divin8. En tant que croyants et croyantes, on peut adhérer à ce principe de la création de Dieu toujours recommencée qui, selon Teilhard, est davantage de l’ordre de l’aspiration que de celui de la fabrication. omas Berry 9, qui se définit comme un géologien, va encore plus loin dans sa réflexion sur la grandeur de l’univers en évolution. Pour lui, le renouveau de la religion dépend de l’attention accordée au monde naturel comme point de rencontre du divin et de l’humain. Cela implique une 6. Pape F, « Loué sois-tu. Lettre encyclique Laudato Si’ sur la sauvegarde de la maison commune », Montréal, Médiaspaul, 2015. 7. Voici un extrait de son hymne à la matière : « Pour t’atteindre ô Matière, il faut, que partis d’un universel contact avec tout ce qui se meut ici-bas, nous sentions peu à peu s’évanouir en nos mains les formes particulières de tout ce que nous tenons jusqu’à ce que nous demeurions aux prises avec la seule essence de toutes les circonstances et de toutes les unions. Il faut, si nous voulons t’avoir, que nous te sublimions dans la douleur après t’avoir voluptueusement saisie dans nos bras » (Jersey, 8 août 1919) (Pierre T C, Hymne de l’Univers, Paris, Seuil, 1961). 8. Pierre T C, Le milieu divin. Essai de vie intérieure, Paris, Seuil, 1993 et Hymne de l’Univers (n. 7), 1961. 9. omas B, The Sacred Universe : Earth, Spirituality, and Religion in the TwentyFirst Century (1st edition), New York, Mary Evelyn Tucker, 2010.
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responsabilité sacrée, celle de comprendre la spiritualité de façon évolutive. C’est dans ce même courant que Matthew Fox10 développera une spiritualité de la création pour réagir avec intégrité, compassion et sollicitude à la situation critique de notre monde. Pour ces chercheurs, une reconversion écologique est urgente, une reconversion de nos styles de vie, de nos mentalités et également de nos spiritualités. Redécouvrir l’écologie comme un chemin intégral de sagesse pour notre épanouissement personnel et spirituel d’hommes et de femmes se présente comme un chemin de renouvellement. Une caractéristique de l’écospiritualité est de promouvoir la réconciliation dans l’ensemble de nos relations : avec les autres, avec nous-mêmes, avec notre corps comme avec la nature/terre/cosmos et avec le divin, sans oublier la dimension socio-politique de ces relations. L’écospiritualité s’enracine dans un nouveau type de rapport à la terre et à l’univers11. Née de la découverte des maux causés à notre environnement naturel, elle donne lieu à une prise de conscience des liens qui existent entre la menace écologique et les violences de toutes sortes, surtout celles faites aux femmes et aux enfants. L’écospiritualité se veut une approche nouvelle et souvent laïque de la religiosité. L’écologie intégrale est une manière de regarder, elle constitue un paradigme qui incorpore tout au cadre de la nature : tout y est considéré comme faisant partie de la nature, du monde et de la réalité cosmique. Et même le spirituel et le religieux n’y échappent pas. La science, comme découverte scientifique du cosmos, peut transformer notre vision, notre sensibilité et notre spiritualité. « La construction d’une écospiritualité implique également un dialogue avec la science. […] Car on ne peut faire de la théologie de la nature en ignorant ce que la science contemporaine nous en dit ou en restant accroché à des versions périmées12 ». Aujourd’hui, nous voyons que nous ne sommes pas dans le cosmos mais dans une cosmogénèse, soutient omas Berry. Cela nous révèle les évolutions divines de la réalité cosmique. Le récit de l’histoire évolutive de l’univers peut nous faire frémir d’étonnement jusqu’à l’extase. Tout est en relation et interrelié. Il n’y a pas de frontières entre la matière et l’énergie, entre la vie et la conscience, 10. Matthew F, La grâce originelle. Introduction à la spiritualité de la Création, Trad. François Dumas, Montréal – Paris, Bellarmin – Desclée de Brouwer, 1995. 11. Voir Louise M, « Pour la guérison du monde. Une spiritualité écoféministe selon Rosemary Radford Ruether », dans Camil M – Florent V (dir.), Spiritualité contemporaine. Défis culturels et théologiques, Montréal, Fides, 1996, p. 272. 12. Michel Maxime E, La terre comme soi-même. Repères pour une écospiritualité, Genève, Labor et Fides, 2012, p. 118.
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entre la biologie et la culture, entre la conscience et la spiritualité, entre la terre et le ciel, entre la vie et l’au-delà. Le Tout (divin) est en tout. L’écospiritualité est convaincue de la valeur intrinsèque que le cosmos exerce sur notre spiritualité. « Tout est sacré, pour celui qui sait voir », disait Teilhard de Chardin. Pour omas Berry, l’ancien concept de la transcendance nous a fait très mal et il est nécessaire de le dépasser. Certaines auteures, dont Sallie McFague, parlent moins de transcendance et davantage d’immanence, en présentant la terre comme le Corps du Christ13. Le mystère se trouve non à « l’extérieur » mais à l’intérieur. Comme le dit le pape François, c’est de notre maison commune, notre oikia planétaire, vécue dans nos différents contextes que nous constatons que le changement de références religieuses est urgent pour conserver la santé de notre planète : « la crise écologique est un appel à une profonde conversion intérieure14 ». 3. Avancées des théologiennes écoféministes L’avènement des théologies féministes a grandement contribué à un développement important concernant les traditions spirituelles, les spiritualités autochtones et l’écospiritualité : respect de la vie et de la nature, croyance au caractère sacré de la terre. Plusieurs théologiennes15 ont développé l’écothéologie comme manière de lutter afin qu’une symbolique plus inclusive, non seulement des genres mais de leurs relations à l’environnement, se déploie dans la tradition chrétienne. Leurs écrits ont tenté de décentraliser l’humain masculin de son omnipotence et de sa domination pour introduire la réalité de l’interdépendance entre toutes choses. Leur engagement sur le terrain déploie non seulement l’écoféminisme mais également la pratique spirituelle liée à l’écologie. Voici en bref leurs principaux apports à l’écospiritualité : – Une contribution singulière à la question des liens entre désenchantement capitaliste de la nature, oppression des femmes et domination occidentale sur le monde ; 13. Voir Sallie MF, The Body of God. An Ecological Theology, Minneapolis, Fortress Press, 1993 et A New Climate for Theology. God, the World, and Global Warming, Minneapolis, Fortress Press, 2008. 14. Pape F, Laudato si’ (n. 6), no 217. 15. Soulignons particulièrement Rosemary R R, Gaïa and God. An Ecofeminist Theology of Hearth Healing, San Francisco, Harper, 1992 ; Elisabeth T. J, Women, Earth and Creator Spirit, New York, Paulist Press, 1993 ; Ivone G, Longing for Running Water : Ecofeminism and Liberation, Minneapolis, Augsburn Fortress, 1999 ; Heather E, Ecofeminism and Globalization : Exploring Culture Context and Religion, Rowan & Littlefield, Oxford, 2003.
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– Le caractère essentiel de la dimension culturelle dans les luttes résistantes, présentant les femmes comme gardiennes des mémoires, des cultures, des langues et des diversités ; – L’engagement à ne prélever de la nature que ce qui est nécessaire à notre vie, à la traiter à nouveau comme un « sujet » de dialogue, de négociation et de gratitude ; – Un enchantement face à la générosité de notre terre, génératrice et nourricière des humains pour en rendre grâce ; – Une critique des traditions religieuses hiérarchisantes, dominatrices de la nature, centrées sur une dichotomie entre le corps et l’esprit ; – La réparation de la rupture entre le moi, la terre et le divin, pour guérir cette déchirure ; – Des recommandations en vue de prôner des rapports plus égalitaires, plus chaleureux entre les différents éléments de l’univers ; – Une approche orientée vers le sacré qui s’inspire des spiritualités autochtones et des spiritualités alternatives. Leur vision expose la nécessité d’une nouvelle cosmologie et d’une nouvelle anthropologie reconnaissant que la vie dans la nature (incluant les êtres humains) est maintenue au moyen de coopération, de sollicitude et d’amour mutuels. Elles développent l’alternative de la terre comme système vivant, organisme unifié pour remplacer un Dieu mâle et monothéiste. Elles présentent la symbolique chrétienne en tenant compte des paramètres écologiques et ré-imaginent la transcendance de Dieu en dénonçant le patriarcalisme des religions et son « imagerie impérialiste traditionnelle de Dieu qui s’oppose à la Vie » (Sallie McFague). Selon ces théologiennes16, c’est uniquement par cette voie que les personnes seront à même de respecter et de préserver la diversité de toutes les formes du vivant. Le caractère spirituel de l’écoféminisme se construit à partir de cette conscience grandissante que l’humain fait partie d’un corps sacré ; sacré, non pas comme opposition entre sacré et profane, mais au sens où toute vie est concernée par toute la Vie17. Reprenant les avancées de Teilhard de Chardin dans Le Milieu divin, Ilia Delio présente une vision théologique fort pertinente sur l’impact du Christ dans le processus évolutionnaire. Elle expose comment l’Incarnation et l’évolution sont interreliées et jette un nouvel éclairage sur le Sacrement de 16. Voir Pierrette D, Théologiens et théologiennes écoféministes, conférence présentée à l’Université du Québec à Montréal (UQÀM) à un groupe de chercheurs internationaux, le 11 août 2014. 17. Voir Ivone G [http://www.universitedesfemmes.be/] (consulté le 10 juillet 2018).
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Dieu dans le monde et sur les liens entre la résurrection et l’évolution18. Les découvertes scientifiques récentes sur l’histoire de l’univers l’amènent à parler de la création et du Christ dans un nouveau langage théologique. Pour elle, la vocation chrétienne est de construire des ponts entre les humains entre eux et avec la création à l’image du Christ. En suivant le modèle de la vie de Jésus, nous devenons participants.tes au mystère du Christ se déployant au cœur du cosmos. On l’aura remarqué, les femmes théologiennes sont plus nombreuses à écrire sur l’écospiritualité. La théologie féministe n’est pas une théologie de l’exclusion, une théologie dualiste, comme l’est la théologie patriarcale qui tend à séparer l’homme de la femme et l’esprit du corps. La nouvelle cosmologie qui se tisse actuellement est donc une invitation de Dieu à revoir encore une fois nos relations, non seulement entre nous humains mais avec Dieu et avec toute la création dont nous sommes solidaires pour notre avenir. 4. L’écospiritualité comme réconciliation des relations genrées La question environnementale est plus vaste que les changements climatiques. Elle concerne nos croyances les plus profondes, dont celles capables de cultiver les conflits de classes, de races et de genres. C’est encore majoritairement les hommes qui définissent l’identité des femmes et leurs rapports avec eux ; telle est la façon dont le genre se construit encore dans l’Église et dans la société. Il s’avère important, selon nous, de repenser le pouvoir, de redéfinir le sacré à partir de nous-mêmes en tant qu’êtres capables de peur et de révérence, d’amour et de haine, de création et de destruction. Cette situation oblige à penser le genre autrement, « en continuelle création avec toute la terre et tout l’univers, comme un même corps, à la fois égal et différent, un et multiple19 ». Dieu nous a créés en nous permettant d’évoluer à partir des autres espèces ; le même principe évolutif, d’où ont surgi toutes les espèces de la planète, s’impose. La répartition sexuée du pouvoir fait partie intégrante de l’ensemble des inégalités qui définissent toutes les sociétés connues. Il importe de prendre en compte la manière dont la religion et la spiritualité se situent par rapport aux configurations du pouvoir séculier. Ce pouvoir se situe toujours d’une certaine manière par rapport au genre, 18. Ilia D, The Emergent Christ : Exploring the Meaning of Catholic in an Evolutionary Universe, New York, Orbis Books, 2011. 19. Ivone G, « Écoféminisme et théologie », dans Revue des Parvis horssérie 24 (2013), 29-32, p. 32. La thématique du numéro est « Les femmes et la nature. L’écoféminisme ».
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nommément par la façon dont la religion est convoquée pour penser les rapports de domination existants. Selon Michel Maxime Egger, théologien orthodoxe, [l]es principes masculins ne sont pas plus l’apanage des hommes que les principes féminins ne sont celui des femmes. Les deux appartiennent à l’être humain. […] Grandir en humanité, c’est intégrer ces deux pôles dans notre être. Vivre pleinement, c’est entrer dans la danse et l’interpénétration du masculin et du féminin, du yin et du yang20.
Comme on le sait, le mot « genre » ne renvoie pas uniquement aux femmes mais aux hommes et aux femmes, aux relations entre filles et garçons. L’analyse de genre se révèle apte à démontrer que nos rapports de sexe sont socialement construits sous le joug particulier du pouvoir masculin qui marque nos sociétés androcentrées. Le genre21 affecte le pouvoir et les relations des uns avec les autres. Les approches masculines et féminines de la spiritualité ont été influencées par leurs incarnations et leurs perceptions respectives, mais ont surtout été, au cours des siècles, la prérogative officielle de certains hommes. « Le genre n’est pas seulement un principe d’ordre, fondé sur une division sociale de tâches et de fonctions différenciées ; c’est également une grille de lecture, une manière de penser le monde et le politique, à travers le prisme de la différence des sexes22 ». Ce principe nous permet-il de comprendre les logiques des expériences multiples du devenir femme ou homme et de contribuer à une redéfinition de l’écospiritualité tout comme à une redéfinition démocratique du politique et du religieux ? Si nous voulons assurer la guérison de la terre, il s’avère nécessaire d’ordonner autrement l’ensemble de nos relations sociales, de sexe, de classe, de race. L’échange paritaire, l’interdépendance, la solidarité et la coresponsabilité entre les sexes deviennent la matrice et le modèle d’échanges féconds entre tous les membres du Vivant, hommes et femmes. Se déploie ainsi un autre rapport à la nature, au développement et à la spiritualité, notamment dans une conception chrétienne renouvelée des dons et responsabilités qui trouvent leur source en Dieu.e23. 20. E, La terre comme soi-même (n. 12), p. 273. 21. « Le genre fait référence aux opportunités et attributs sociaux associés au fait d’être un homme ou une femme et aux relations entre les femmes, les hommes, entre les filles et les garçons ainsi qu’aux relations entre femmes et entre hommes. Ces attributs, opportunités et relations sont des constructions sociales ; cela signifie que ce sont des constructions et des produits de la société et, en cela, ils peuvent être modifiés et transformés » (ONU, « Femmes » [www.unwomen.org/fr] (consulté le 10 juillet 2018). 22. Eleni V, Penser le sexe et le genre, Paris, Presses universitaires de France, 2006, p. 17. 23. Marie-érèse van L C, « Traces et développements de l’écoféminisme », dans Revue des Parvis (n. 19), 22-28, p. 28.
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Dans une société hiérarchique et dominée par les hommes, on s’attend à trouver une religion hiérarchique et monothéiste qui sacralise le pouvoir masculin et soutienne l’ordre sexué dominant. On peut aussi s’attendre à ce qu’une religion « contre-culturelle », qui conteste la domination masculine, rejette les divinités masculines au profit de divinités féminines et le monothéisme au profit du polythéisme, du panthéisme ou d’un mysticisme moins structuré, qui rapprochent le pouvoir sacré des femmes24. On peut affirmer qu’il existe un manque de connaissances sur les aspects genrés de l’écologie25 comme sur ceux de l’écospiritualité. Divers écrits affirment que les perceptions de l’écospiritualité diffèrent chez les femmes et chez les hommes : « La quête spirituelle des femmes et la prise de conscience de leur identité s’expriment avec force dans l’œuvre d’écrivaines contemporaines telles Margaret Atwood, Doris Lessing, Adrienne Rich et Ntozake Shange26 ». Il y a un défi majeur pour assurer l’intégration du genre afin de démystifier tant le genre que les changements climatiques. Pour des raisons d’équité, de justice environnementale et de solidarité internationale, les hommes autant que les femmes ont la responsabilité de réduire les émissions globales des gaz à effets de serre (GES) afin de lutter contre les changements climatiques et la pauvreté, dont les femmes et les enfants sont les principales victimes à travers le monde. Cela exige de réduire l’inégalité hommes/femmes, de combler les besoins des gens les plus pauvres, dont les femmes et les enfants, et de réduire les émissions de GES surtout dans les pays industrialisés. Diverses études27 soulignent que les femmes sont plus à l’écoute que les hommes face aux changements climatiques et souhaitent renforcer davantage le dialogue public et le sens des responsabilités civiques sur les questions de justice environnementale. L’écospiritualité établit des liens entre l’exploitation et la domination des femmes et de la nature par les hommes et les institutions patriarcales, dont les Églises. L’analyse écoféministe de genre tient compte des causes structurelles et vise la transformation des relations de genre en vue d’éviter le renforcement des 24. W, « Les différences de genre » (n. 5), p. 11. 25. R ., « L’intégration de la dimension de genre dans la lutte et l’adaptation aux changements climatiques au Québec », UQÀM, Service aux collectivités, 2015. 26. Ursula K, La quête spirituelle à l’heure de la mondialisation, trad. de l’anglais par Albert Beaudry, Montréal, Bellarmin, 2010. 27. « Global Gender and Climate Alliance » [www.gender-climate.org] ; « Gender CC – Women for Climate Justice » [www.gendercc.net] ; « Gender and Climate Change » [unfccc.int/genderandclimatechange] ; « Organisation internationale de la francophonie » [www.francophonie.org/genre-et-climat.html] (consulté le 10 juillet 2018).
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stéréotypes. C’est seulement ensemble, hommes et femmes, que nous sommes créés à l’image de Dieu. Une approche écospirituelle par le genre permet de se placer du côté de ceux, et surtout de celles, qui souffrent à cause de la nature afin de confronter un rapport de pouvoir déjà existant et bien souvent difficile à interroger. Il importe de penser autrement l’être humain, femme et homme, « en continuelle création avec toute la Terre et tout l’Univers, comme un même corps, à la fois égal et différent, un et multiple28 ». Cet exercice nous met du côté des personnes qui ne sont pas reconnues pour produire les règles qui les dominent. Les études de genre se révèlent aptes à démontrer que nos rapports de sexe sont socialement et spirituellement construits sous le joug particulier du pouvoir masculin qui marque nos sociétés androcentrées. Les représentations du divin n’ont elles-mêmes pas nécessairement un lien univoque avec l’ordre sexué. Il faut plutôt les voir comme un éventail de possibilités qui vont de l’identification du pouvoir sacré à la désignation d’un ou plusieurs être(s) surnaturel(s) et à leurs représentants autorisés29. Conclusion L’écospiritualité appelle à un véritable changement de paradigme. Ce changement suppose un travail d’unification intérieure30, l’adoption de valeurs comme le respect, la douceur, l’humilité, la gratitude, la sobriété, la justice, le dialogue, la compassion, entre autres. Il faut retrouver de toute urgence ces qualités en chacun de nous, hommes et femmes ; elles constituent autant d’antidotes aux valeurs telles que la compétition, l’intelligence analytique, la rationalité abstraite, la domination et l’esprit de conquête, promues par le paradigme anti-écologique et patriarcal de la modernité occidentale31. Il est urgent de restaurer un équilibre entre le masculin et le féminin (le yin et le yang des taoïstes). Leur union harmonieuse est une condition d’une écospiritualité intégrale où ces deux pôles s’intègrent. La création a besoin des humains, hommes et femmes, pour réaliser son plein potentiel spirituel et accomplir son projet de transfiguration initié dès son origine. L’attention au genre devrait entraîner la 28. G, « Écoféminisme et théologie » (n. 19), p. 32. 29. W, « La différence de genre » (n. 5), p. 10. 30. Pierrette D, « L’écospiritualité. Un chemin de renouvèlement intérieur », dans Élisabeth P et Alain R (dir.), Croire hors les murs. Expériences du croire chrétien aujourd’hui, Münster, LIT Verlag, 2014. 31. E, La terre comme soi-même (n. ), p. 119.
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révision de nombreux autres concepts-clés de la théologie et de l’enseignement de la spiritualité pour le monde d’aujourd’hui. Nous croyons fermement que les femmes restent pour l’heure, mais sans exclusion aucune, les premières actrices du projet holistique de l’écospiritualité comme de l’écoféminisme. « Elles portent en elles la richesse et la singularité d’expériences, de pratiques, de recherches créatives et alternatives : souffrance, libération, restauration, interdépendance de justice, tendresse et solidarité […] portent foi en l’humanité réconciliée en ellesmêmes grâce à leur cheminement spirituel de libération32 ». Pour assurer la guérison de la terre, il paraît essentiel d’ordonner autrement l’ensemble de nos relations sociales, de sexe, de classe, de race. Une nouvelle expérience créatrice s’impose pour favoriser la vie sur terre et chez ses habitants (humains, animaux, plantes, minéraux). Dans un contexte de laïcité moderne, il s’avère important de développer la dimension sociale et écocentrée de la spiritualité et de l’articuler pour le XXIe siècle. Ce virage suppose l’apparition d’une conscience renouvelée de la relation profonde et très intime entre l’esprit, la nature et l’humanité. L’écospiritualité peut permettre d’affronter ces conflits en encourageant la construction de nouveaux modes d’identité, en faisant de celle-ci une découverte intérieure plutôt que le simple produit de la position et des attentes sociales. Les êtres humains ont besoin de redécouvrir le sens spirituel de l’univers et de réinventer leurs rapports d’interdépendance avec le cosmos. Alors femmes et hommes pourront chercher et trouver la plénitude de la vie, « la Vie en abondance » comme le promet Jésus (Jn 10,10).
32. G, « Écoféminisme et théologie » (n. 19), p. 32.
LA FIGURE DE RAHAB DANS L’ARTICULATION D’UNE THÉOLOGIE CONTEMPORAINE DE LA MIGRATION Martin B
La figure de Rahab fascine. Cette prostituée de Jéricho a accueilli et caché les espions d’Israël envoyés par Josué. Celle qui avait un statut social de femme méprisée dans son peuple d’origine passera à l’histoire d’une nation où elle n’était qu’une étrangère. Pour le peuple d’Israël, cette immigrante1 n’est plus une prostituée ; on la reconnaît pour son hospitalité devenue légendaire et pour sa foi au Dieu d’un autre peuple que le sien. Alors que le statut d’étranger ou d’immigrant se prête généralement à susciter l’exclusion et la discrimination ainsi qu’au confinement à une classe sociale inférieure, c’est plutôt l’inverse qui se produit dans le cas de Rahab. Celle qui, dans sa société d’origine, était reconnue pour ses attributs physiques et ses « compétences sexuelles » sera désormais citée pour sa foi et son action hospitalière militante. Le regard néotestamentaire sur Rahab est révolutionnaire ; ce n’est ni son rôle de mère, ni son utilité sexuelle, ni ses charmes physiques qui lui donnent sa réputation mais sa foi et ses œuvres. C’est comme femme étrangère qu’elle accédera à une bonne réputation. L’exemple de Rahab est interpellant dans le cadre de la réalité migratoire actuelle et il propose une nouvelle compréhension de la praxis chrétienne d’hospitalité, qui va au-delà de l’accueil mais qui poursuit l’objectif d’édifier des vies massacrées, humiliées et violées de millions de réfugiés à travers le monde. Dans un premier temps, nous reprendrons à grands traits le récit de Rahab tel qu’il se présente dans le livre de Josué. Dans un deuxième temps, nous aborderons la réception néotestamentaire de la figure de la prostituée de Jéricho à partir des passages où elle est mentionnée, soit Mt 1,5 ; He 11,31 ; Jc 2,25. Dans tous ces passages où il est question de Rahab, Abraham y est aussi évoqué. Nous nous intéresserons, dans un 1. Il faut noter qu’en Jos 2, Rahab n’est techniquement pas encore immigrante. Elle est étrangère pour les gens d’Israël, sans plus. Ce n’est qu’à partir de la destruction de Jéricho qu’elle peut être considérée comme immigrante par Israël et c’est comme telle qu’elle sera reconnue par la suite, tant par Israël que par les chrétiens.
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dernier temps, au lien entre le patriarche et la prostituée. Nous conclurons en jetant un regard sur des pistes praxéologiques possibles à dégager de l’analyse de la réception néotestamentaire du récit de Rahab. 1. Le récit de Rahab L’histoire de Rahab ou, à tout le moins, les gestes héroïques qui lui sont attribués sont relatés au deuxième chapitre du livre de Josué, avec une mention ultérieure en Jos 6,22-25. Le roi de Jéricho avait été informé que deux fils d’Israël étaient entrés dans la maison de Rahab pour y passer la nuit. Selon toute vraisemblance, leur passage chez la femme n’avait aucun lien avec une éventuelle stratégie militaire ; ils allaient plutôt y consommer la spécialité de la maison : « Alors le roi de Jéricho envoya dire à Rahab : “Fais sortir les hommes qui sont venus vers toi – ceux qui sont entrés dans ta maison – car c’est pour explorer tout le pays qu’ils sont venus”. » (Jos 2,3) Rahab avait caché les deux hommes sur la terrasse, mais elle a dit aux envoyés du roi de Jéricho qu’ils étaient partis et les somma de les rattraper avant qu’on ne ferme les portes de la ville. Les envoyés du roi se mirent alors à leur poursuite. L’hospitalité offerte à ce moment comporte une certaine radicalité. Rahab met en jeu sa propre sécurité et celle de sa famille afin d’assurer celle de ceux qu’elle accueille (Jos 2,3). Les deux Israélites ne sont pas venus chez Rahab comme réfugiés ; c’est toutefois en cette qualité qu’ils s’y trouvent à partir du moment où ils sont pourchassés par le monarque de l’endroit. En cette femme cohabitent deux qualités qui, dans l’esprit des cultures dominantes contemporaines, sont généralement opposées : sa fonction sociale de prostituée et son intelligence. L’auteur du texte ne la stigmatise pas à cause de son rôle social et, par le fait même, il ne porte pas préjudice à celles qui pratiquent cette fonction. Tout en l’exerçant, Rahab se montre capable d’analyser une situation : les espions du Seigneur ne sont pas venus en qualité de réfugiés. C’est l’hôtesse qui en comprendra les enjeux et les impacts sur le plan politico-religieux. Elle ne suit pas une opinion commune, elle n’attend pas qu’une quelconque autorité déclare les deux hommes réfugiés pour leur offrir un traitement qu’elle juge juste compte tenu de leur condition. Rahab réfléchit de manière complètement autonome. Cette capacité d’entendement et d’analyse se manifesta lorsque l’amphitryon alla rejoindre ses invités et leur adressa la parole : Je sais que le Seigneur vous a donné le pays, que l’épouvante s’est abattue sur nous, et que tous les habitants du pays ont tremblé devant vous, car nous avons entendu dire que le Seigneur a asséché devant vous les eaux de
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la mer des Joncs lors de votre sortie d’Égypte et ce que vous avez fait aux deux rois des Amorites, au-delà du Jourdain, Sihôn et Og, que vous avez voués par interdit. Nous l’avons entendu, et notre courage a fondu ; chacun a le souffle coupé devant vous, car le Seigneur, votre Dieu, est Dieu là-haut dans les cieux et ici-bas sur la terre. Et maintenant jurez-moi donc par le Seigneur, puisque j’ai agi loyalement envers vous, que vous agirez loyalement vous aussi envers ma famille. Donnez-moi un signe certain que vous laisserez vivre mon père, ma mère, mes frères, mes sœurs, tout ce qui est à eux et que vous nous arracherez à la mort (Jos 2,9-13).
L’expression « puisque j’ai agi loyalement envers vous » attire l’attention. À première vue, l’attitude de la femme semble être davantage de l’ordre de la trahison envers « les siens ». Ce propos soulève deux questions qui vont de pair : celle de la prédestination et celle de la catégorie « des siens ». La prédestination vétérotestamentaire tend souvent à être comprise comme étant collective et s’appliquant à la catégorie ethnico-religieuse de « peuple d’Israël ». Le récit de Rahab laisse entendre qu’en dehors du peuple élu, il y a aussi des individus élus. Ainsi, le « nous » des élus appartenant à la cité de Dieu diffère du « nous » collectif des Hébreux ou des Israélites. En introduisant l’idée de loyauté envers les espions du « peuple élu », Rahab en redéfinit les critères d’adhésion et se « désethnicise ». Si un étranger ou un immigrant peut être individuellement élu, le peuple des élus ne se limite donc plus à la catégorie ethnico-religieuse d’« Israélite » et cela ouvre la voie à une perspective chrétienne transnationale du salut. Saint Augustin aborde cette question en prenant l’exemple de Job qui, n’appartenant pas au peuple d’Israël, obéit à son Dieu. Il en est de même avec Rahab : Aussi je ne crois pas que les Juifs mêmes osent soutenir que nul, hors de leur race, n’a servi le vrai Dieu depuis l’élection de Jacob et la réprobation d’Ésaü. À la vérité, il n’y a point eu d’autre peuple que le peuple israélite qui ait été proprement appelé le peuple de Dieu ; mais ils ne peuvent nier qu’il n’y ait eu parmi les autres nations quelques hommes dignes d’être appelés de véritables Israélites, en tant que citoyens de la céleste patrie2.
Rahab fit sortir les deux espions à l’extérieur des remparts de la ville. Ceux-ci lui avaient prêté serment : « Pourvu que vous ne divulguiez pas notre entreprise, notre vie répondra de la vôtre. Quand le Seigneur nous aura donné le pays, alors nous agirons envers toi avec bienveillance et loyauté. » (Jos 2,14) 2. A, La Cité de Dieu, trad. par M. Saisset (latin 1869), livre 18, chapitre 47 [http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/augustin/citededieu/index.htm] (consulté le 9 juillet 2018).
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Cette promesse va bien au-delà du récit. Elle engage celui qui sert Dieu à agir dans un esprit de réciprocité, qui est une caractéristique fondamentale de l’hospitalité. Comme le souligne Pierre-François de Béthune, « [q]uand un riche accueille un pauvre, la relation risque toujours d’être inégale. Jésus explique comment en ce cas la réciprocité n’est plus possible : le riche oblige son hôte qui ne peut pas lui rendre le même service (Luc 14,12-13). À la limite, il en fait un “otage” (autre dérivé de la racine host- !)3. » Bien qu’on puisse se plaire (ou se complaire) dans le fantasme de la gratuité de l’accueil, offrir l’hospitalité à l’autre ne relève pas d’un simple don. Pareille offre suscite une solidarité qui ne saurait apparaître que dans la réciprocité. D’ailleurs, dans les lois d’Israël, l’argument selon lequel l’accueil de l’autre s’impose est le suivant : « Souviens-toi lorsque tu étais en Égypte ». Le geste d’accueil dont bénéficient les Israélites est ce qui motive leur pratique face aux autres. Le peuple d’Israël a souffert de l’esclavage en Égypte, mais son long séjour en ces terres n’a pas été caractérisé par ce seul événement. Pour qu’Israël se trouve en Égypte, il aura d’abord fallu qu’il y ait été accueilli et c’est par cette hospitalité que le peuple de Dieu a été sauvé de la famine, voire de son anéantissement. Plusieurs passages du Pentateuque promeuvent l’hospitalité envers celui qui immigre en Israël, dont ceux-ci : « Vous aimerez l’émigré, car au pays d’Égypte vous étiez des émigrés » (Dt 10,19) ; « Tu n’exploiteras ni n’opprimeras l’émigré, car vous avez été des émigrés au pays d’Égypte » (Ex 22,20) ; « Tu n’opprimeras pas l’émigré ; vous connaissez vous-mêmes la vie de l’émigré, car vous avez été émigrés au pays d’Égypte » (Ex 23,9) ; « cet émigré installé chez vous, vous le traiterez comme un indigène, comme l’un de vous ; tu l’aimeras comme toi-même ; car vous-mêmes avez été des émigrés dans le pays d’Égypte. C’est moi, le Seigneur, votre Dieu. » (Lv 19,34) La traduction œcuménique de la Bible rend le mot hébreu ger dans ce verset par le mot « émigré », que l’on pourrait aussi traduire par « étranger » et aussi de façon plus juste, à notre avis, par « immigrant ». Ce terme-ci est de loin préférable à « émigrant », particulièrement dans le présent cas parce qu’aussitôt qu’un émigrant reçoit l’hospitalité, il cesse d’être « quelqu’un qui est sorti de quelque part » pour devenir « quelqu’un qui est entré en un lieu ». Ces passages vétérotestamentaires suggèrent une praxis hospitalière basée sur le principe de réciprocité, comme le mentionne Ramirez-Kidd : 3. Pierre-François de B, L’hospitalité sacrée entre les religions, Paris, Éditions Albin-Michel, 2007, p. 160.
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« e Egypt-ger motive clause, instead, supports the content of the command ; the rationale of this motive clause is based on a principle of reciprocity, i.e. what others have done for Israel : “do to the ger among you as others did to you when you were gerim among them”4. » En échange de l’accueil reçu par les espions, la promesse d’offrir l’hospitalité à Rahab et sa famille va bien au-delà de sa portée conjoncturelle. Elle fait d’une pratique un fondement doctrinal de la foi au Dieu d’Abraham. 2. La figure de Rahab dans le Nouveau Testament 2.1 Rahab, ancêtre du Messie Dans la généalogie de Jésus présentée au chapitre premier de l’Évangile de Matthieu, cinq femmes sont évoquées, ce qui est inhabituel dans les textes bibliques. Ces femmes sont « douteuses » du point de vue de la morale de leurs époques respectives, d’autant plus qu’elles sont généralement étrangères. La première de ces femmes est amar (Mt 1,3), veuve d’Er, premier-né de Juda (Gn 38,6-7), et ensuite veuve d’Onân (Gn 38,8), le deuxième fils de Juda. Celui-ci évita d’avoir des enfants avec amar, sachant qu’ils ne seraient pas de sa descendance mais plutôt celle de son frère aîné. Cela déplut au Seigneur qui le fit mourir (Gn 38,9-10). Par la suite, « Juda dit alors à amar sa bru : “Reste veuve dans la maison de ton père jusqu’à ce que mon fils Shéla ait grandi”. » (Gn 38,11a) C’est ce que fit amar. Shéla ayant grandi sans que amar lui soit donnée pour femme et Juda étant devenu veuf, la veuve se déguisa et se fit passer pour une prostituée afin d’avoir des relations sexuelles avec son beau-père et lui donner enfin une descendance. Des jumeaux naquirent de cette union, dont Pèrèç (ou Pharès) qui sera un des ancêtres de Jésus. La deuxième femme mentionnée est Rahab (Mt 1,5). Nous en avons précédemment parlé. La troisième femme évoquée est Ruth (Mt 1,5). Rahab et Ruth sont respectivement arrière-arrière-grand-mère et arrièregrand-mère du roi David. Ruth était moabite. Elle et sa belle-mère étant devenues veuves, Ruth accompagna Noémi en Israël, terre d’origine de cette dernière. Par fidélité et solidarité avec sa belle-mère, elle est devenue immigrante chez les Israélites. Elle sera accueillie par Booz, fils de Rahab, qui lui permettra de glaner dans ses champs, en ordonnant à ceux qui travaillent pour lui de ne pas lui faire d’affront. Booz lui offrit aussi de sa 4. José E. R-K, Alterity and Identity in Israel, Berlin-New York, Walter de Gruyter, 1999, p. 89-90.
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nourriture (Rt 2,14-16). Il accueillera Ruth et ira jusqu’à l’épouser pour ainsi donner une descendance à Élimélek, défunt beau-père de Ruth, son proche parent ; il déclarera : « J’acquiers aussi pour moi comme femme Ruth la Moabite, la femme de Mahlôn, afin de relever le nom du défunt sur son patrimoine, pour que le nom du défunt ne soit effacé chez ses frères ni au tribunal de localité. Vous en êtes témoins aujourd’hui. » (Rt 4,10) Même si Noémi avait envoyé Ruth se coucher au pied de Booz après qu’il eût bien mangé et bien bu (Rt 3,6-7) il est clair, pour Trudeau, que « [l]a modification du plan de Noémi est pleine de signification. La relation entre Booz et Ruth s’engagea sous le signe du dialogue et non pas de la séduction ; il y avait derrière cela une grande pureté et un grand respect de l’un et de l’autre5. » Cependant, force est d’admettre que la situation prête à confusion et que la tentation d’y voir un geste « osé », tant de la part de Ruth que de sa belle-mère, est justifiable. La quatrième femme évoquée est Bethsabée (Mt 1,6), épouse d’Urie le Hittite que David fit tuer. Le deuxième enfant de cette union, entre Bethsabée et David, est le roi Salomon. La cinquième femme évoquée est Marie (Mt 1,16). La descendance de ces femmes mène à Jésus et elle n’est jamais le fruit d’une première union, ce qui est très significatif. Cette situation se répète donc pour une cinquième fois dans le cas de Marie. Pour ce qui est des quatre premières femmes mentionnées, elles sont, semble-t-il, toutes étrangères ou immigrantes dans le peuple d’Israël et on suggère de voir en elles des mœurs sexuelles discutables. À considérer la généalogie de Jésus, nous sommes à même de constater que la lignée royale est constituée de « fils de putes » (David, arrièrearrière-petit-fils de Rahab et Salomon, fils de David et de Bethsabée). C’est aussi le cas pour plusieurs lignées royales, tant au sens strict qu’au sens figuré de l’expression6. Marcelino Cereijido explique en effet que pour préserver la dynastie familiale, les pharaons se mariaient avec leurs sœurs. Cependant, en retraçant la séquence historique des pharaons, on se rend compte que ce sont en fait les fils des concubines qui succédaient au trône7. Il est évidemment difficile de savoir qu’elle était l’intention de 5. Pierre T, Bible et migrations, Paris, Karthala, 2009, p. 88. 6. Voir Marcelino C, Hacia una teoría general sobre los hijos de puta, México, Tusquets editores, 2011. 7. « Por razones dinásticas, los faraones egipcios se casaban con su propia hermana para conservar el poder dentro de la familia ; una suerte de cosa nostra egipcia que llevó a los egiptólogos a devanarse los sesos en sus intentos por entender cómo sorteaban los desastres de la consanguinidad, milenios antes de que apareciera la genética como disciplina, para
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l’auteur de la généalogie matthéenne de Jésus lorsqu’il mentionne le nom de ces cinq femmes. Voulait-il faire valoir que Jésus était tout aussi digne que les grands pharaons d’Égypte d’être considéré comme un roi ? Voulait-il insister sur le fait qu’il provenait des marges de la société ? Était-il en train de remettre en cause un moralisme religieux ? Ces femmes dont on pouvait considérer les mœurs légères ont aussi la particularité de n’avoir jamais engendré les ancêtres de Jésus lors d’une première relation conjugale mais parfois plutôt lors d’unions légitimement douteuses. Ne serait-ce pas là une manière de suggérer que le « Fils de Dieu » est né dans des circonstances « mystérieuses » et de montrer que, peu importe ce que l’on colporte sur Marie, elle peut très bien engendrer le descendant de la lignée de David ? Il n’en demeure pas moins que cette généalogie confine Jésus dans les marges de la société. Il n’a pas grimpé au sommet du pouvoir politique. Il s’y trouve comme descendant de femmes aux mœurs remises en question par la morale ambiante de l’époque et immigrantes en plus. Ne serait-ce pas là l’intention de l’auteur de souligner ce « paradoxe » de Jésus d’être à la fois de lignée royale mais de condition « marginalisée » jusqu’au point de l’identifier à un « fils (descendant) d’immigrantes » ? Pour reprendre l’expression de Gauchet, Jésus est un messie à l’envers. Le messie est – selon ce que l’on a toujours pensé – l’oint, christ, roi, celui qui triomphe sur les puissances de la terre, celui qui est au-dessus des autres êtres humains. Or, Jésus naît dans une étable, d’une famille aux conditions roturières, c’est un messie « d’en-bas » de l’échelle sociale. De plus, il ne triomphe pas des puissances de ce monde. De ce point de vue, il est lui-même un échec. Il meurt crucifié par ordre de l’empire. La condition sociale humble de Jésus est un renversement radical dans ce que pouvait représenter la venue d’un messie, de l’envoyé de Dieu. […] En étant à la fois messie et loin du pouvoir, il [Jésus] reconfigure la dynamique messianique et la présence dans les sphères du pouvoir de ceux qui le suivront à travers les âges. La grande proximité de Dieu en Jésus, proclamé Christ, est le signe de son éloignement de l’organisation du monde des mostrarnos el papel de las mutaciones deletéreas. […]. Hoy la secuenciación del genoma de los faraones y sus dinastías, mediante el análisis del ADN, brinda una respuesta por demás simple : nunca elegían que los sucediera en el trono a los hijos procreados con la hermana, sino con alguna concubina. No sería del todo desacertado que se trataba entonces de milenarias dinastías de hijos de puta. Entiendo también que aquel linaje llegaba a durar tantos siglos, porque estaba integrado, literalmente, por hijos de puta. Queda claro entonces que la grandeza de la civilización egipcia sólo se pudo lograr porque los faraones eran hijos de puta. Así, la hijoputez trasciende en mucho al insulto procaz, pues va ligado a la historia o, dicho con más propiedad, al peso de lo biológico en la historia » (C, Hacia una teoría general [n. 6], p. 14-15).
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humains. L’idée d’un homme aux attributs divins n’est pas une nouveauté en soi. Mais que cet homme provienne de la classe dominée constitue un renversement complet8.
La présence, dans la généalogie de Jésus, d’une femme prostituée et immigrante comme Rahab renforce l’idée que Jésus provient des marges de la société tout en appartenant à la lignée royale du peuple de Dieu. 2.2 Rahab dans l’épître aux Hébreux et celle de Jacques Dans les passages des lettres aux Hébreux et de Jacques où le cas de Rahab est évoqué, celui-ci se trouve plongé au cœur d’une controverse, à savoir si les croyants sont sauvés par leur foi ou par leurs œuvres. Cette question n’est certainement pas le débat que voulait entreprendre l’auteur du livre de Josué ; cependant la réception qu’en font les auteurs néotestamentaires se référant à la prostituée de Jéricho sera l’occasion d’une discussion quant à la relation de la foi aux œuvres dans l’économie du salut. Dans le texte aux Hébreux (He 11,31), il est dit : « Par la foi, Rahab, la prostituée, ne périt pas avec les rebelles, car elle avait accueilli pacifiquement les espions. » La formule « par la foi » est récurrente dans l’épître ; chaque mention d’un patriarche est introduite par cette expression. Carl Mosser suggère que la lettre aux Hébreux invite les croyants à suivre l’exemple de Rahab, modèle de foi en Dieu, plutôt que l’impiété de la génération du désert : In 11:29 we are reminded that « the people » passed through the Red Sea by faith. is is an event associated with Moses but the author introduces a slight deviation from the pattern by making the « the people » the sentence’s subject. In 11:30 the author moves away from events associated with Moses altogether. e list’s now well-established rhetorical pattern leads listeners to anticipate the name of the next major hero in the OT narrative, Joshua. Our author, however, breaks the pattern and neither names nor otherwise refers to any person9.
Alors qu’on s’attendrait à ce que l’on désigne le chef de l’entreprise conquérante comme exemple de la foi en Dieu, l’auteur bifurque et prend pour modèle la foi d’une femme, prostituée et étrangère. La liste des pères de la foi en Dieu y culmine avec Rahab, comme nous le rappelle 8. Martin B, Les chrétiens et la sortie de la religion, Bogota, Antropos, 2009, p. 49-50. 9. Carl M, « Rahab Outside the Camp », dans Richard B – Daniel D – Trevor H – Nathan MD (dir.), The Epistle to the Hebrews and Christian Theology, Grand Rapids, MI, Eerdmans, 2009, p. 394.
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Mosser : « “By faith Abel… by faith Enoch… by faith Noah… by faith Abraham and Sarah… by faith Isaac… by faith Jacob… by faith Joseph… by faith Moses… by faith the walls… by faith Rahab”. e great captain of the conquest has been deliberately passed over. A Canaanite prostitute stands in his place10. » Si la foi de Rahab attire davantage l’attention que celle de Josué, c’est parce que celle-ci s’est manifestée de manière assurément plus conforme à ce que l’auteur de la lettre aux Hébreux considère comme étant la « volonté de Dieu » dans la foi chrétienne. Dans l’épître de Jacques, l’expression « par la foi » semble signifier le contraire en ce sens que l’auteur ne met pas l’accent sur la foi du personnage en question : « Tel fut le cas aussi pour Rahab la prostituée : n’est-ce pas aux œuvres qu’elle dut sa justice, pour avoir accueilli les messagers et les avoir fait partir par un autre chemin ? » (Jc 2,25) Dans la perspective d’une théologie de la migration, l’intérêt de ces passages néotestamentaires ne se trouve ni dans la mention « par la foi » ni dans celle « aux œuvres » mais plutôt dans le fait que, dans les deux cas, on associe Rahab à l’acte d’accueil qui est alors le point de rencontre de la foi et des œuvres. L’hospitalité ne peut être entendue comme une simple « action » humaine. Bien que l’expression utilisée dans ces deux passages ne soit pas « philoxénie11 », nous sommes en mesure de penser que l’accueil offert par Rahab aux espions est de la nature de la philoxénie, c’est-à-dire de l’amour pour l’étranger. Les raisons en sont les suivantes : 1) Il y a une conversion, œuvre de l’Esprit en Rahab. Cette conversion pourrait difficilement être considérée pour telle dans le livre de Josué, compte tenu de la compréhension qu’on avait de l’Esprit dans la tradition vétérotestamentaire puisque l’œuvre de l’Esprit n’y génère pas essentiellement des dons ou n’y scelle pas nécessairement un processus de sanctification. Or, la réception de ce geste-là d’hospitalité dans le corpus épistolaire laisse place à cette interprétation. La foi de Rahab ne lui a pas été transmise par sa famille ni par sa culture et pas davantage par ses traditions ; Dieu seul a pu lui donner cette foi, foi au Dieu unique d’Israël, en passant par l’intelligence de la prostituée pour se révéler. 2) Cette foi est aussi, et peut-être surtout, don de l’Esprit. C’est ce don-là qui génère la praxis de l’hospitalité. C’est pourquoi Rahab se retrouve inévitablement porteuse de l’amour divin et fait de l’hospitalité une communication amoureuse envers ceux qu’elle reconnaît comme agissant au nom du Seigneur Dieu d’Israël.
10. Ibid. 11. C’est le cas en He 13,2 ; 1P 4,9 ; Rm 12,13.
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3) La communication de cet amour divin envers l’étranger rend témoignage de la présence de l’Esprit et manifeste au monde que Rahab est sauvée. L’œuvre d’hospitalité joue ainsi le rôle d’un baptême scellant le salut. En ce sens, le texte de Jos 6,23-2512 est très semblable à celui de 1P 3,18-2213. Une poignée d’élus est sauvée alors que les pécheurs périssent. Le Seigneur les sauve du châtiment en les appelant à migrer et en les installant sur une terre nouvelle, un monde nouveau de justice14. Ils ne peuvent plus retourner en terre d’origine ; ils font désormais partie de leur terre d’accueil, selon le dessein de Dieu. Telle l’eau du déluge qui a fait périr les impies et sauvé les élus, l’hospitalité de Rahab a fait périr les impies de Jéricho et a sauvé les élus du Seigneur. L’eau du déluge préfigure le baptême et ainsi en est-il de l’hospitalité de Rahab15. D’ailleurs, le simple fait de renvoyer au cas de Rahab pour parler de la justification par la « foi seule » ou « par les œuvres aussi », tout en soulignant explicitement sa praxis de l’hospitalité, confère à celle-ci une portée eschatologique. Il est très important de considérer que la mention de l’œuvre d’hospitalité de Rahab suit ce verset en Jacques : « En effet, de même que, sans souffle, le corps est mort, de même aussi, sans œuvres, la foi est morte » (Jc 2,26). Ce passage est souvent cité sans qu’on se souvienne que l’œuvre faisant vivre la foi est l’œuvre d’hospitalité. L’acte hospitalier de Rahab peut correspondre à la description que la première lettre de Pierre donne de l’hospitalité comme don : « Ayez avant tout un amour constant les uns pour les autres, car l’amour couvre une multitude de péchés. Pratiquez l’hospitalité les uns envers les autres, 12. « Les jeunes gens qui avaient espionné y entrèrent et firent sortir Rahab, son père, sa mère, ses frères et tout ce qui était à elle ; ils firent sortir tous ceux de son clan et ils les installèrent en dehors du camp d’Israël. Quant à la ville, ils l’incendièrent ainsi que tout ce qui s’y trouvait, sauf l’argent, l’or et les objets de bronze et de fer qu’ils livrèrent au trésor de la Maison du Seigneur. Josué laissa la vie à Rahab, la prostituée, à sa famille et à tout ce qui était à elle ; elle a habité au milieu d’Israël jusqu’à ce jour, car elle avait caché les messagers que Josué avait envoyés pour espionner Jéricho. » 13. « En effet, le Christ lui-même a souffert pour les péchés, une fois pour toutes, lui juste pour les injustes, afin de vous présenter à Dieu, lui mis à mort en sa chair, mais rendu à la vie par l’Esprit. C’est alors qu’il est allé prêcher même aux esprits en prison, aux rebelles d’autrefois, quand se prolongeait la patience de Dieu aux jours où Noé construisait l’arche, dans laquelle peu de gens, huit personnes, furent sauvés par l’eau. C’était l’image du baptême qui vous sauve maintenant : il n’est pas la purification des souillures du corps, mais l’engagement envers Dieu d’une bonne conscience ; il vous sauve par la résurrection de Jésus Christ, qui, parti pour le ciel, est à la droite de Dieu, et à qui sont soumis anges, Pouvoirs et Puissances ». 14. Pour cette raison, nous pouvons dire qu’ils sont justifiés. 15. Une association entre hospitalité et baptême se trouve aussi en Actes 16. Lydie et le Geôlier montrent la portée sanctificatrice de l’hospitalité qui se manifeste comme un sceau de la grâce communiquée par l’Esprit.
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sans murmurer. Mettez-vous, chacun selon le don qu’il a reçu, au service les uns des autres, comme de bons administrateurs de la grâce de Dieu, variée en ses effets. » (1P 4,8-10) Cet amour agapè qui transparaît en l’action-œuvre d’hospitalité de Rahab est aussi et avant tout action de Dieu. C’est l’Esprit en tant qu’amour qui lui donne la foi au Dieu qu’elle ne connaît pas mais qu’elle reconnaît. La foi, il ne faut pas l’oublier, est un don de l’Esprit : « À l’un, par l’Esprit, est donné un message de sagesse, à l’autre, un message de connaissance, selon le même Esprit ; à l’un, dans le même Esprit, c’est la foi ; à un autre, dans l’unique Esprit, ce sont des dons de guérison. » (1 Co 12,8-9) On peut très bien voir dans l’hospitalité comprise comme « amour pour l’étranger » (philoxénie) une continuité du même souffle de l’Esprit qui donne la foi et qui la fait déboucher en une action humaine concrète. Ce mouvement de l’Esprit en Rahab est donc mis en jeu dans ce passage de la lettre aux Hébreux, qui commence par « la foi » et se termine par « elle avait accueilli pacifiquement les espions ». L’Esprit insuffle la foi en Dieu, ce qui produit l’action d’accueillir. En Jacques, le mouvement de l’Esprit apparaît de manière encore plus explicite. Sans suites à l’action d’accueillir les messagers du Seigneur, la foi demeure morte et ne saurait constituer un véritable don de l’Esprit saint. 3. Rahab et Abraham Un lien entre les figures de Rahab et Abraham est possible en Genèse 18, car la lecture du texte sur la théophanie aux chênes de Mambré peut révéler une parenté théologique des deux personnages. Il faut toutefois admettre que cette parenté apparaît dans la mesure où l’on considère les deux personnages dans une persepective de théologie de la migration. Les auteurs néotestamentaires des textes que nous avons examinés semblent partager cet avis puisque dans deux cas sur trois, on insiste sur l’hospitalité offerte par Rahab. L’hospitalité d’Abraham est clairement le thème central de Gn 18,1-15. On y trouve les balises d’un consensus universel sur ce que signifie offrir l’hospitalité, c’est-à-dire de la nourriture puis un endroit pour se reposer et ce qu’il faut pour une hygiène personnelle (Gn 18,4-5). Une autre caractéristique, fort importante, de l’hospitalité est ajoutée : « Il [Abraham] leva les yeux et aperçut trois hommes debout près de lui. À leur vue il courut de l’entrée de la tente à leur rencontre et se prosterna à terre. » (Gn 18,2) Dans cette hospitalité, il y va d’un « aller vers » ; l’amphitryon n’est pas dans l’attente passive, car il va à la rencontre de celui qu’il accueillera. Cette situation d’hospitalité se conclut en outre par une promesse : « Le
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Seigneur reprit : “Je dois revenir au temps du renouveau et voici que Sara ta femme aura un fils.” Or Sara écoutait à l’entrée de la tente, derrière lui. » (Gn 18,10). On peut donc trouver dans ce passage les bases de l’hospitalité dite chrétienne16. L’hospitalité offerte par Rahab aux espions comporte, elle aussi, la dimension active (non passive) de l’accueil. Bien que ce soit eux qui soient allés vers elle, Rahab « emmena les deux hommes et les mit à l’abri. » (Jos 2,4). Les « invités » font eux aussi une promesse à la femme, soit celle de lui laisser la vie sauve, à elle et aux siens, lorsqu’ils détruiront Jéricho (Jos 2,17-21). Le geste de la prostituée de Jéricho ajoute toutefois un aspect à l’hospitalité d’Abraham à Mambré : celle-ci protège ceux qu’elle reçoit et elle le fait au péril de sa propre vie, tout cela parce qu’elle a foi dans le Seigneur Dieu d’Israël, comme Abraham. La foi de Rahab rejoint celle d’Abraham ; tous deux la manifestent à travers une œuvre d’hospitalité. Dans les trois passages néotestamentaires que nous avons examinés (en Mathieu, Hébreux et Jacques) et où le cas de Rahab se trouve considéré, Abraham est aussi mentionné. On insiste beaucoup sur le fait qu’Abraham est père dans la foi et que sa descendance promise n’est pas que biologique. Cette allusion à Abraham dans tous ces extraits où l’on évoque Rahab est significative. Sa praxis de l’hospitalité, rendue possible par sa foi, donne lieu à une descendance dont le sauveur fait partie et contribue à la réalisation de la splendide promesse qui lui est faite pardelà ce que lui-même aurait seulement pu oser espérer. La foi est une forme spécifique du croire centrée sur la promesse, en l’occurrence d’une terre et d’une descendance. La foi de Rahab redéfinit en quelque sorte la promesse faite à Abraham, à savoir une vie sauve et renouvelée, mais elle préfigure de plus l’effet en nous de la mortrésurrection de Jésus-Christ. Dans les deux extraits épistolaires examinés où l’on retrouve les exemples de Rahab et d’Abraham, il est question d’un geste de ce dernier préparant le sacrifice d’Isaac, le fils de la promesse. Pour Abraham, rien ne saurait mettre en cause la promesse qu’il a reçue. La foi a fait partir Abraham vers le pays que Dieu lui indiquait (Gn 12,1 ; He 11,8). Cette foi en un Dieu unique et nouveau a quelque chose d’étranger dans les circonstances. Elle ne lui a pas été transmise par sa famille mais révélée par Dieu. C’est en quelque sorte ce qui arrive à Rahab, comme nous l’avons vu précédemment, puisque sa foi ne lui a pas non plus été transmise par sa famille ni par son peuple mais par Dieu se révélant à elle. Et sa foi l’a amenée à prendre parti pour le peuple d’Israël. 16. Et, inévitablement, de l’hospitalité juive.
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Dans l’Évangile de Matthieu, Rahab, comme les autres femmes qui y sont mentionnées, participent à l’accomplissement de la promesse d’une descendance faite à Abraham. Plus encore, elles contribuent à ce que la descendance d’Abraham « aboutisse » au Messie annoncé. Davantage que la descendance biologique, Rahab prend part à la descendance d’Abraham dans la foi. Le fait qu’elle soit reconnue d’une part pour sa foi et d’autre part pour sa participation dans l’arbre généalogique qui relie Abraham et Jésus lui donne un rôle particulièrement important dans l’histoire du salut. En ce qui a trait aux deux autres textes épistolaires évoqués, si Rahab y est mentionnée, c’est certes pour saluer sa foi et son hospitalité. Cependant, Abraham y est évoqué ni pour son hospitalité ni pour sa condition pèlerine17. Sa foi n’y est pas saluée pour un geste à première vue hospitalier mais pour avoir accepté de sacrifier son fils. À cet effet, Mariam Kamell précise : e action of obedience differ between Abraham and Rahab, proving that there is not one action required of all people other obedience to God. Hebrews focuses on sojourning and sacrifice while James focuses on hospitality with sacrifice. Both characters, however, are linked by a faith that recognized Yahweh’s identity and by obedience that defied their circumstances. us while the two authors emphasize different aspects of their obedience, both are unified in the conclusion that faith led Abraham and Rahab to act in a manner distinct from the society around them18.
Dans la lettre aux Hébreux, le texte dit : « Par la foi, Abraham, mis à l’épreuve, a offert Isaac ; il offrait le fils unique, alors qu’il avait reçu les promesses et qu’on lui avait dit : “C’est par Isaac qu’une descendance te sera assurée. Même un mort, se disait-il, Dieu est capable de le ressusciter ; aussi, dans une sorte de préfiguration, il retrouva son fils”. » (He 11,17-19) Dans la lettre de Jacques, on mettra le même événement concernant Abraham en parallèle avec l’acte d’hospitalité de Rahab : Abraham, notre père, n’est-ce pas aux œuvres qu’il dut sa justice, pour avoir mis son fils Isaac sur l’autel ? Tu vois que la foi coopérait à ses œuvres, que les œuvres ont complété la foi, et que s’est réalisé le texte qui dit : Abraham eut foi en Dieu et cela lui fut compté comme justice, et il reçut le nom d’ami de Dieu. Vous constatez que l’on doit sa justice aux œuvres et pas seulement à la foi. (Jc 2,21-24) 17. Même si Hébreux reconnaît la condition pèlerine des patriarches, dont Abraham, cette condition ne lui est pas spécifique. 18. Mariam J. K, « Reexamining Faith : A Study of Hebrews 10:19-12:14 and James 1-2 », dans B – D – H – MD (dir.), The Epistle to the Hebrews (n. 9), p. 429.
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Rahab, pour sa part, se met elle-même sur l’autel du sacrifice et prend le risque de croire la promesse du Seigneur Dieu d’Israël. Elle expérimente une résurrection, une « vie nouvelle » lorsqu’elle devient immigrante parmi le peuple d’Israël. En fait, en devenant immigrante, elle devient citoyenne de la cité pour laquelle elle a été élue dès avant la création. Conclusion La réception néotestamentaire du récit concernant Rahab gagne en pertinence lorsqu’on la situe dans le contexte migratoire actuel. Nous en dégageons quatre points saillants pouvant éclairer l’action hospitalière du chrétien d’aujourd’hui. Pour chacun des points, nous esquisserons des pistes herméneutiques pour une praxis contemporaine de l’hospitalité. Précisons d’emblée que l’implication du chrétien dans la sphère publique se distingue de l’action sociale séculière, et ce, essentiellement par les sources « théoriques », qui s’avèrent aussi être doctrinales. Ces sources, ce sont les textes bibliques, y inclus la réception de ces sources au cours de l’histoire et dans la réflexion théologique. Cette différence peut sembler anodine ou superflue pour un non-croyant. Elle demeure d’une importance première pour qui est porteur de la foi chrétienne, puisque l’action s’inscrit alors dans une dynamique eschatologique supportant un objectif qui va bien au-delà d’un but à court ou à moyen terme. À cet égard, l’exemple de Rahab relativement à une pratique hospitalière est fort pertinent. 1) Le geste d’hospitalité de Rahab traduit sa foi en praxis, en oeuvre. L’énoncé selon lequel « la foi sans les œuvres est morte » prend souvent des allures de slogan, sans le moindrement impliquer cette forme spécifique d’action que constitue l’offre d’hospitalité à des réfugiés. Bien entendu, nombreux sont ceux qui pratiquent l’hospitalité sans être porteurs de la foi chrétienne ou d’une foi religieuse de façon générale. Mais est-ce que Rahab aurait risqué sa vie sans avoir l’espérance de la sauver ? N’a-t-elle pas fait un échange de promesses avec les deux espions d’Israël, à savoir les accueillir en échange d’une vie sauve lorsque Jéricho et ses habitants seront détruits ? Cette situation fait en sorte que Rahab se sent directement et personnellement impliquée dans sa pratique hospitalière. Il s’agit d’une piste importante pour la praxis hospitalière chrétienne, car il n’en va pas d’un geste simplement caritatif. Être porteur de la foi provoque des situations qui, pour différentes raisons, font que l’amphitryon se sente à la fois partie prenante et bénéficiaire de l’hospitalité qu’il offre. Pour certains, une telle lecture soustrait à l’hospitalité
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son caractère de gratuité ; notre propos soutient que la gratuité n’en est pas une caractéristique essentielle, car la réciprocité lui est fondamentale. Si une hospitalité suscitée par la foi chrétienne n’est pas incompatible avec la charité, elle procède plutôt de la solidarité, et cela nous amène au deuxième point. 2) Les dimensions de protection et de réciprocité, qui sont mises en scène dans le livre de Josué, doivent appartenir à la praxis hospitalière contemporaine. Rahab a offert une hospitalité qui a protégé les espions qu’elle a accueillis. En échange, ceux-ci ont offert protection à Rahab. Ils ont non seulement respecté leur parole mais accordé à Rahab une dignité, ce qui lui confère une place dans l’histoire du peuple l’ayant accueilli. Aujourd’hui, protéger concrètement le réfugié conduit à une praxis de défense de droits. Si la dimension « caritative » de l’hospitalité a souvent su mobiliser le croyant, l’implication dans la défense de droits, qui est souvent apparue moins attrayante pour le chrétien contemporain, prend désormais une importance capitale parce que cela exige de lui qu’il s’oppose de diverses façons à un ordre établi. L’action hospitalière de Rahab doit s’intégrer à l’engagement chrétien, car il nous faut parfois accepter d’affronter les pouvoirs établis lorsque ceux-ci briment les personnes ou oublient la protection des gens demandant asile. La réciprocité interpelle également celui qui a été accueilli. Dans son propre processus d’intégration à la société d’accueil, le réfugié est appelé lui aussi à prendre parti pour la défense des droits des exclus. À mesure qu’il s’engage en ce sens, la société d’accueil devient la sienne. 3) Pour Rahab, la condition immigrante comporte une dimension libératrice et édificatrice s’apparentant à la résurrection et la préfigurant même. En tant que prostituée à Jéricho, Rahab serait aujourd’hui considérée comme faisant partie des castes marginalisées de sa société d’origine. En tant qu’étrangère parmi le peuple d’Israël, elle ne porte finalement plus les stigmates de sa vie antérieure ; elle fait désormais partie de la source d’une lignée royale d’où naîtra celui qui sera reconnu comme le Ressuscité. 4) L’hospitalité issue de la foi chrétienne conduit à l’édification des personnes qui migrent et des personnes qui accueillent. La réponse hospitalière de Rahab transformera son statut social. Comme en atteste la réception néotestamentaire du récit la concernant, on ne peut plus considérer la praxis chrétienne de l’hospitalité comme un simple accueil, car l’hospitalité reçue aussi bien qu’offerte implique une participation au changement de statut des personnes bafouées, stigmatisées, placées sur l’autel et sacrifiées par leur société d’origine. L’hospitalité offre une vie nouvelle ; elle est résurrection pour les crucifiés du monde. Cette rénovation est-elle
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toujours au rendez-vous dans les terres d’accueil, en particulier dans la praxis de l’hospitalité des chrétiens ? Pour que les croyants saisissent la portée de l’hospitalité reçue et offerte ainsi que son caractère fondamental pour la foi chrétienne, il faut toute une « catéchèse » en ce sens, de même qu’une pastorale de l’hospitalité qui sait rendre compte de la radicalité de sa praxis à l’exemple de Rahab.
RÉSUMÉS Martin Bellerose – La figure de Rahab dans l’articulation d’une théologie contemporaine de la migration Ce chapitre présente la figure de Rahab dans sa pratique de l’hospitalité. Il jette un regard sur l’impact de ce personnage dans sa réception néotestamentaire. L’objectif est de comprendre l’hospitalité à la lumière de textes du Nouveau Testament et de voir leur lecture de la pratique hospitalière de la prostituée de Jéricho afin de voir comment la praxis chrétienne contemporaine de l’hospitalité peut s’en inspirer. Une relecture de la relation entre la foi et les œuvres dans le cadre d’une théologie de la migration y est aussi proposée. Mahité Breton – Relire Gender d’Ivan Illich : la racine théologique du « genre vernaculaire » Dans Le genre vernaculaire (1983), Ivan Illich s’attaque au mythe du progrès des sociétés occidentales vers l’égalité entre les hommes et les femmes. Il déclare vouloir montrer la nature intrinsèquement sexiste du régime économique contemporain et sa différence par rapport à ce qu’il appelle le régime du « genre vernaculaire » qui prévalait jusqu’à l’industrialisation. Utilisant surtout l’approche historique, il souligne l’incommensurabilité entre ces deux formes de dualité (genre vernaculaire et sexe économique). Or, ce livre s’est attiré, avec raison, les foudres des féministes de l’époque qui, outre plusieurs faiblesses avérées, y détectaient les relents d’une idéalisation de la condition passée des femmes. Cette idéalisation voile la ressource profonde et l’une des forces du texte qui réside non pas dans son argumentation historique, anthropologique ou sociologique mais dans sa racine proprement théologique. Ivan Illich, mort en 2002, était théologien, bien qu’il se soit rarement exprimé comme tel, et il était avant tout profondément croyant. Ce chapitre cherche à mettre en lumière cette racine théologique en examinant, entre autres, l’interprétation qu’Illich fait de la parabole du bon Samaritain, dont il parle surtout dans la dernière décennie de sa vie mais qui informe toute sa pensée depuis le début. Cette interprétation fournit le modèle d’une relation à l’autre qui participe de la même forme de dualité que le genre vernaculaire, tout en la libérant des prescriptions culturelles (la relation devient libre et non prescrite par la culture locale).
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En explorant comment la réflexion théologique d’Illich dénoue l’impasse entre l’idéalisation d’un genre vernaculaire irrémédiablement passé et un sexe économique qui perpétue la discrimination, le chapitre esquisse une réflexion sur le sens que peut prendre, aujourd’hui, le rapport entre les femmes et les hommes, dans un monde qui n’est plus ni celui du genre vernaculaire ni même celui du sexe économique mais un monde gouverné par ce que le philosophe Jean-Luc Nancy appelle l’équivalence généralisée. Denise Couture – Quelle égalité entre les femmes et les hommes dans une perspective catholique ? Une analyse féministe et intersectionnelle de cinq conceptions Ce chapitre aborde des enjeux théoriques et politiques de l’égalité entre les femmes et les hommes à partir d’une comparaison entre cinq approches qui circulent dans le monde catholique contemporain. Il y aurait confusion entre elles, ce qui entrave l’analyse critique des concepts et des positions. La première conception de l’égalité, celle des autorités du Vatican, procède à une inversion de sens. En réalité, elle signifie une inégalité. Elle s’insère dans un système de pensée patriarcal/phallocentrique contemporain et exemplaire. La deuxième est proposée par des féministes catholiques qui œuvrent au Vatican et qui revendiquent une plus grande inclusion des femmes dans l’Église. Elles adoptent une perspective de l’égalité dans la différence des vocations entre les femmes et les hommes et acquiescent à l’idée que la masculinité soit une condition pour accéder à la prêtrise. La troisième réitère la conception vaticane, mais se prononçant contre l’égalité entre les femmes et les hommes qui menacerait l’humanité. La quatrième conception se situe dans l’orbe des théologies féministes transnationales. Elle remet en question la fixité des fonctions. Pour elles, une réelle égalité femme/homme suppose une indétermination préalable des rôles en même temps que demeure une catégorie politique « femme » utile à une théorie et à une politique féministe. La cinquième conception, queer, opte pour une ouverture à une pluralité de positions subjectives de genre et de diverses identités sexuelles. Le texte en lumière les approches théoriques et politiques de ces cinq positions et clarifie les distinctions entre elles. Elian Cuvillier – Étant sexué comme ne l’étant pas. L’identité sexuelle chez Paul : une vraie fausse question ? Comment tenir ensemble, chez Paul, deux propos apparemment contradictoires. D’un côté l’affirmation radicale du « ni juif ni grec, ni esclave ni homme libre, ni le masculin ni le féminin » de Ga 3,28. De l’autre
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l’énoncé non moins radical de Rm 1,26-27 condamnant les relations homosexuelles en soulignant des différences semble-t-il indépassables ? En d’autres termes, comment s’articulent, chez Paul, l’affirmation de la différence homme femme à l’arrière-plan du texte de Rm 1,26-27 et sa remise en question en Ga 3,28 ? L’une, celle de Romains, est-elle première, fondatrice donc structurante et indépassable ? Et l’autre, celle de Galates, est-elle eschatologique et de ce fait, pour le temps que nous vivons, seulement seconde ? La thèse de ce chapitre tient en trois éléments qu’il faut essayer de penser ensemble. Premièrement, Paul partage avec ses contemporains un certain nombre de représentations sociales, religieuses, culturelles, anthropologiques et éthiques, qui sont celles du monde dans lequel il vit : l’Empire romain du Ier siècle de notre ère. Deuxièmement, par ses origines juives et tout particulièrement par son appartenance au mouvement pharisien, Paul fait siennes un certain nombre d’autres représentations, elles aussi sociales, religieuses, culturelles, anthropologiques et éthiques, qui entrent parfois en tension avec les précédentes. Troisièmement, les circonstances qui font de lui d’abord un disciple de Jésus de Nazareth et ensuite son apôtre suscitent un nouveau discours, lui-même pas toujours homogène. Ce discours se trouve, selon les cas, en continuité ou en rupture avec son double héritage romain et juif. C’est dans cette tension que l’on peut trouver matière à penser la façon dont, chez un individu, le discours idéologique peut conduire à interroger, bon gré mal gré, les usages et héritages traditionnels. À travers l’analyse de 1 Co 7,29-31, ce chapitre propose de repérer ce qui, dans le discours paulinien, vient interroger les représentations de tous ordres dont il a hérité de son univers culturel et religieux ou qu’il a parfois élaborées lui-même. Ces éléments, qu’on peut qualifier de « perturbateurs », viennent en quelque sorte déconstruire les fondations sur lesquelles est adossée sa propre représentation du monde. Pierrette Daviau – Genre et écospiritualité : quelques enjeux théologiques L’auteure, avec de nombreux.ses écologistes, se demandent si l’épanouissement de l’humain, tout comme sa quête spirituelle, peut avoir un sens à l’ombre d’une terre dénaturée et d’un cosmos désenchanté. Or, le christianisme a participé à la désacralisation de la nature en accentuant la séparation entre le créé et l’incréé, entre le corps et l’âme, entre le matériel et le spirituel. Ce chapitre s’attarde sur l’importance actuelle d’une spiritualité de la création, l’écospiritualité, désireuse de réconcilier les relations de manière à promouvoir les principes d’interdépendance, de non-dualité
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et d’égalité afin de favoriser un espace de vie sacré pour tous les humains. Il présente comment, depuis les dernières décennies, les théologiennes écospirituelles en particulier ont démontré l’essentiel du déploiement et du renouvellement d’une spiritualité en lien avec l’écologie. Leurs apports invitent à des questionnements concernant quelques enjeux théologiques à propos du manque de reconnaissances des aspects genrés de l’écospiritualité. D’où la nécessité, selon l’auteure, d’en souligner l’importance dans l’étude de la diversité représentative des genres en théologie, pour contribuer à une véritable réconciliation des relations femmes-hommes avec la Terre-mère et l’ensemble du cosmos. Michel Gourgues – « Il n’y a pas de mâle et de femelle ». L’attitude du premier christianisme à l’égard de la femme : évolution et régressions Comment le premier christianisme a-t-il rendu compte des rapports entre personnes humaines des deux sexes ? De quelle attitude témoignet-il à l’égard de la femme en particulier ? Peut-on, à partir du Nouveau Testament, retracer une trajectoire de ce point de vue dans les conceptions et les pratiques des trois premières générations chrétiennes ? Quelles évolutions et quelles régressions observe-t-on, depuis les proclamations novatrices de Ga 3,28 jusqu’aux positions restrictives de la première lettre à Timothée ? Comment expliquer cette trajectoire ? Ce sont ces questions qu’aborde cette contribution par mode de synthèse. Pauline Jacob – Des femmes, icônes du Christ Les femmes peuvent-elles être icônes du Christ ? Selon le magistère catholique, les femmes ne peuvent représenter le Christ de façon sacramentelle à cause de leur identité sexuelle. Leur corps de femme les exclut des ministères ordonnés. Le paradigme médiéval dans lequel s’inscrit cette position est aujourd’hui remis en question par un grand nombre de théologiens et de théologiennes. La compréhension de la problématique pourrait être renouvelée si elle incluait à la fois le genre et le témoignage de celles qui ont perçu une invitation à suivre le Christ sur la voie de la prêtrise. Cette analyse aiderait à dénouer l’impasse dans laquelle s’est enfoncée l’institution catholique concernant cette question. L’idée que les femmes ne peuvent être « icônes du Christ » est en quelque sorte la pierre d’achoppement de la non-accessibilité des femmes aux ministères ordonnés. L’institution réaffirme régulièrement la nécessité d’avoir un corps d’homme pour devenir prêtre. Le cœur de l’argumentation romaine, une fois celle-ci « épurée », porte sur l’identité sexuelle.
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Mais est-il nécessaire d’être un mâle pour représenter le Christ ? Rome refuse de reconsidérer la question à travers une analyse qui inclurait le genre. Reconnaître la pertinence d’une compréhension qui prendrait en considération le genre ouvrirait la porte au fait qu’il n’est pas nécessaire d’avoir un corps d’homme pour représenter le Christ. Pour cerner davantage cette problématique, la théologie féministe peut également être d’un grand apport en permettant une analyse à partir du vécu. Écouter celles qui ont un jour perçu une invitation à suivre le Christ sur la voie de la prêtrise ouvre une nouvelle perspective. L’expérience de femmes ordonnées dans l’Église anglicane, celle des femmes ordonnées dans la marge de l’Église catholique [RCWP] comme celle des femmes auxquelles on refuse de reconnaître leur vocation de prêtre est en effet éclairante. Comment ces femmes vivent-elles cette représentation du Christ ? Comment se perçoivent-elles comme icônes du Christ ? Ces deux volets – genre et expérience des femmes – constituent le cœur de ce chapitre. Isabelle Lemelin – La mère virile de 2 M 7 : idéal de la martyrologie ? Les traductions du 2e livre des Maccabées confortent généralement la puissante idéologie patriarcale, et ce, malgré la présence d’un verset qui renverse étrangement la donne. En effet, au cœur du chapitre central du livre deutérocanonique (2 M 7) se trouve un passage qui induit un trouble dans le genre. Au verset 21, la mère des sept jeunes martyrs, unique femme du livre à tenir un rôle d’importance, est présentée en ces termes selon la TOB : « remplie de nobles sentiments et animée d’un mâle courage ». Or, l’expression grecque « θῆλυν λογισμὸν ἄρσενι θυμῷ διεγείρασα » devrait plutôt se lire : « elle anime ses pensées/propos féminin.e.s d’une virile/humaine colère », ce qui remet sérieusement en question autant les conceptions de la féminité et de la virilité promues dans les écrits grecs et bibliques que la définition même de l’humanité. Cette phrase, à elle seule, perturbe l’idée de binarité de genre, la mère étant un exemple de l’union harmonieuse des soi-disant contraires susmentionnés. Ce chapitre cerne les tenants et aboutissants du phénomène d’inversion en tous genres qu’est le martyre ; il met au jour ce qui est demeuré si longtemps tapi dans le non-dit, soit le rôle incontournable et subversif de l’ancêtre des femmes martyres témoignant à travers la souffrance et résistant au pouvoir, que ce dernier soit impérial/impérialiste ou simplement patriarcal/ paternaliste. Dans un premier temps, cette contribution traite de la place occupée par le personnage de la mère de 2 M. Dans un deuxième temps, elle traite davantage de 2 M 7,21, un verset crucial pour penser le récit.
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Enfin, cette contribution expliquera en quoi une perturbation de la binarité genrée, au même titre que le genre littéraire nouvellement initié, promeut un type d’humanité dont nous sommes héritières/héritiers. Anne Létourneau – Genre et beauté en 2 S 13-18 : Tamar, Absalom et la violence de l’idéologie royale Dans son ouvrage L’emprise du genre (2006), Ilana Löwy aborde la question de l’« inégalité des rôles esthétiques » en fonction du genre dans les sociétés occidentales contemporaines. Elle discute surtout du caractère oppressif des normes de beauté visant spécifiquement les femmes. Tout en reconnaissant la distance historique et culturelle qui sépare les idéaux de beauté occidentaux – étroitement associés à la blancheur et à l’économie capitaliste – des idéaux du Levant ancien, ce chapitre propose une réflexion sur la beauté, le genre et le pouvoir à partir d’un corpus ancien : le deuxième livre de Samuel. Bien que le même vocabulaire (yāp̄eh, na‘îm et ṭōḇ) soit employé pour désigner hommes et femmes dans la Bible hébraïque, plusieurs biblistes affirment que la beauté féminine signale un contexte sexuel, conjugal et/ou une forme de vulnérabilité alors que la beauté des hommes symbolise le pouvoir politique, souvent royal. Dans le prolongement de l’étude queer de MacWilliam sur les beautés masculines dans la Bible hébraïque, je souhaite contribuer au décloisonnement de ces significations en proposant une brève étude narrative comparant deux membres de la famille royale de David, ses enfants Tamar et Absalom (2 S 13-18). Je m’attarderai plus particulièrement à la fonction de la beauté dans son association avec la violence au sein de leurs récits respectifs. La beauté de Tamar ne saurait se comprendre en dehors du pouvoir royal. De même, la chevelure et le corps « parfait » d’Absalom (2 S 14,25-26) ne sont pas sans présenter une forme de sensualité et de vulnérabilité. Frère et sœur sont tous deux affectés par cette beauté qui est partie prenante de l’idéologie et des idéaux de la royauté davidique. Cependant, je soutiens que ce « marquage » princier les positionne différemment sur l’échiquier politique de la maison de David. Le bel Absalom dispose d’une capacité d’agir à laquelle sa sœur Tamar n’a jamais droit. Philippe Loiseau – Trois prophètes et leurs relations aux femmes Ce chapitre propose d’analyser des exemples de femmes de la Bible qui interviennent d’une manière ou d’une autre dans la vie et la mission d’un prophète-homme. Sous cet aspect, trois figures de prophète se distinguent :
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Isaïe et sa femme (Is 8,3), Osée et sa femme Gomer (Os 1,3 ; 3,1), et enfin Élie avec la veuve de Sarepta et Jézabel, la femme du roi Akhab (1 R 17,824 ; 19,1-8). Les deux premiers exemples rapportent chacun la naissance de trois enfants avec, à chaque fois, l’attribution de noms symboliques pour la mission du prophète. Si d’emblée les femmes apparaissent dans leur fonction traditionnelle d’épouse et de mère, l’analyse des textes révèle un renversement des rôles, car ce sont elles qui, en fin de compte, donnent l’orientation prophétique générale de la mission du prophète. Dans le cas d’Isaïe qui n’est pas désigné comme « prophète » mais comme ayant des « visions » (Is 1,1; 2,1), c’est sa femme qui est dénommée « la prophétesse » (Is 8,3), à la suite de la naissance de l’enfant qu’elle a appelé « Emmanuel » (Is 7,14), comme signe prophétique de la présence de Dieu au temps des invasions assyriennes. Elle a ainsi ouvert à l’espérance du salut à travers les annonces du « Dieu-fort » (Is 9,5) et du « rameau de la souche de Jessé » (Is 11,1). En contraste, la femme d’Osée ne parle pas et les noms donnés à ses enfants rappellent tout le passé catastrophique d’Israël retombé dans l’idolâtrie (Os 1,4-8 ; 2,4-15). Cependant, sa mise à l’écart des hommes sera un signe prophétique pour le peuple enfermé dans les cultes naturistes à Baal, afin d’être libéré de l’adultère et des idoles (Os 3,3-4) et de retrouver le chemin de l’alliance avec Dieu (Os 2,16-25). L’histoire d’Élie est structurée de la même manière, mais exacerbée. La puissance de sa parole (1 R 17,1-7) et son assurance à combattre seul les prophètes de Baal (1 R 18 : l’ordalie du mont Carmel) sont impressionnantes. Et pourtant, grâce à la veuve de Sarepta (par son accueil et sa façon de le provoquer lorsque son fils est mort), puis à cause de Jézabel (en le menaçant de mort), Élie va être conduit à une véritable transformation intérieure : Dieu n’agit pas comme un super Baal qui s’impose par la force, mais « dans la voix d’un silence fin » (1 R 19,12). Étienne Pouliot – Identité, inégalité et binarité au jardin d’Éden. Mais ce jardin n’est pas l’Éden ! La problématisation de l’égalité femme-homme ainsi que la problématique du genre demeurent souvent, inévitablement et très largement tributaires d’une perspective binaire qui porte certes des fruits appréciables mais qui ne mène pas moins à des impasses. C’est, pour ainsi dire, « dans l’ordre des choses » et la condition même de nos rationalités. Il faudrait pouvoir nous retrouver dans un horizon autre, non pour renoncer et s’extirper de nos rationalisations mais pour y être replongés en fonction d’une dynamique qu’on dira ternaire. Là s’offre à nous la chance
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de construire notre égalité femme-homme du lieu, lui aussi offert, du genre humain. La différence entre un fonctionnement binaire ou bien ternaire est d’abord illustrée par une série de remarques liminaires. Certains enjeux des problématisations courantes de l’égalité femme-homme et du genre sont éclairés en conséquence. Une lecture sémiotique de Gn 2-3 permet ensuite d’exemplifier ce complexe binaire-ternaire, pour dégager par où et comment la problématisation du rapport femme-homme, relativement à celle du genre humain, peut encore être réengagée comme pratiques d’espérance et de foi. Jean-François Roussel – Colonialisme et patriarcat dans le récit commun de la vie de Kateri Tekakwitha La femme mohawk Kateri Tekakwitha (1656-1680) a été canonisée en 2012. Si son histoire – racontée dans les sources privilégiées par l’Église – est imprégnée de colonialisme et de violence, une herméneutique critique et postcoloniale montre aussi la résistance qui traverse son itinéraire et celui des femmes iroquoises de son époque. Kateri apparaît alors comme une figure de liberté, au sein d’une communauté de femmes iroquoises maîtresses de leurs corps et de leurs choix spirituels. Après avoir présenté l’histoire de Kateri Tekakwitha, ce chapitre expose une analyse postcoloniale et féministe du récit commun au sujet de Kateri Tekakwitha. Par la suite, il esquisse quelques avenues pour rattacher la spiritualité de la femme mohawk Kateri à la cosmologie iroquoise du XVIIe siècle, au-delà du miroir colonial et androcentrique où elle est le plus souvent reflétée dans les discours ecclésiaux allochtones. Marie-Andrée Roy – Les femmes et les ministères ordonnés dans l’Église catholique romaine. Sexisme et cléricalisme En août 2016, le pape François a créé une Commission d’étude sur le diaconat féminin. Cette xième commission d’étude romaine sur le sujet relance les débats sur la question des femmes et des ministères dans l’Église catholique et survient après une longue période de silence qui a suivi la promulgation d’Ordinatio sacerdotalis par le pape Jean-Paul II en 1994. La question n’est pas nouvelle et convoque des arguments théologiques, bibliques et historiques. Dans le cadre de cette communication, je propose d’étudier deux facettes de cette question. Dans un premier temps, j’examinerai les arguments qui sont mis de l’avant sous l’angle du sexisme et du cléricalisme ecclésial qu’ils incarnent ou non en faisant appel à la
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théorie féministe matérialiste et aux concepts de sexage, d’appropriation des femmes et de classe de sexe qui la sous-tendent. Dans un deuxième temps, plus prospectif, j’examinerai, à l’aide des théories de l’agentivité, les modes actuels et potentiels d’affirmation sacerdotale des femmes qui sont à même de troubler la catégorisation des ministères et la normativité genrée des ministres. Lauriane Savoy – Ordination des femmes : une perspective historique sur le cas de l’Église protestante de Genève, héritière de la Réforme de Calvin Le protestantisme connaît, au cours du XXe siècle, une transformation considérable en ouvrant son clergé aux femmes. La mixité change profondément les représentations en vigueur dans les Églises issues de la Réforme. Jusqu’aux années 1950, le pasteur est perçu comme un « chef de famille » ; sa position d’autorité spirituelle et de détenteur d’un savoir académique, sans oublier qu’il est « une personnalité » s’exprimant dans l’espace public, du haut de la chaire, tout cela correspond à des prérogatives longtemps quasi exclusivement masculines. Depuis la Réforme du XVIe siècle, les femmes s’approchent du pastorat en accédant à une sorte de ministère auxiliaire, tout à fait officieux, d’épouses de pasteurs. Une brèche est ouverte au début du XXe siècle avec l’accès des femmes à la formation universitaire, notamment théologique ; cette brèche aboutit tôt ou tard à l’ouverture du ministère pastoral à la gent féminine, non sans d’âpres débats, d’ordre théologique et anthropologique. Les pionnières s’adaptent tant bien que mal au rôle, genré, de pasteur, en restant célibataires (contraintes, dans certaines Églises, ou par choix, dans d’autres) et en évitant donc de devoir concilier pastorat et maternité. La révolution culturelle des années 1960 et 1970 ainsi que la sécularisation croissante changent la figure pastorale et les normes de genre en vigueur. Les pasteur·e·s, hommes et femmes, revendiquent de dissocier temps professionnel et vie privée, pour avoir davantage de temps pour leur famille. C’est à ce moment que les femmes investissent significativement le ministère pastoral, représentant aujourd’hui près de 40 % des effectifs en Suisse. Examinant le cas de l’Église protestante de Genève, berceau du calvinisme, ce chapitre examine les enjeux de l’ouverture du ministère pastoral aux femmes dans l’Église de Genève, plus particulièrement dans une période allant de 1917, année de la première inscription d’une femme à la faculté de théologie, à 1968, année du vote de l’ouverture aux femmes du ministère pastoral entier.
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Mathilde Vanasse-Pelletier – Le discours postféministe des mormones fondamentalistes. Étude de cas de la série Big Love (HBO 2006-2011) La série de fiction Big Love (HBO 2006-2011) présente la vie quotidienne de la famille mormone fondamentaliste (polygame) Henrickson : Bill et Nicki, tous deux issus d’une communauté polygame ; Barb, ancienne adepte du mormonisme mainstream (monogame) de l’Église de JésusChrist des Saints des Derniers Jours ; Margene, convertie au mormonisme fondamentaliste à partir d’une posture areligieuse, et leurs huit enfants. Vivant en banlieue de la ville de Sandy, en Utah, cette famille traverse diverses épreuves laissant transparaître la manière dont chacune des épouses arrive à s’approprier une forme de pouvoir venant s’exprimer au sein d’une structure matrimoniale souvent représentée comme niant aux femmes la liberté individuelle et la possibilité de choisir. À travers leurs histoires biographiques, chacune des sœurs-épouses fournissent des informations sur la manière dont se négocient les rapports au patriarcat, à l’agentivité et au féminisme dans un contexte polygame comme dans le contexte mormon mainstream. Cette analyse, qui sera soutenue par des travaux tirés de la littérature concernant le mormonisme, les nouveaux mouvements religieux et les différentes visions féministes contemporaines, cherche à exposer la manière dont les femmes mormones fondamentalistes tendent à utiliser un discours postféministe afin de recadrer le mariage plural comme un possible lieu d’empowerment féminin venant remettre en question les présupposés issus de la tradition mononormative dominante. Catherine Vialle – Judith, héroïne improbable Le personnage de Judith suscite bon nombre d’interprétations contradictoires. Cette héroïne fait exploser tous les clichés : veuve, elle est riche et belle ; femme séduisante, elle tue par l’épée ; sans descendance et demandée maintes fois en mariage, elle choisit de rester veuve. Ces traits peu ordinaires expliquent que Judith a été comprise de bien des façons : incarnation du peuple d’Israël, traîtresse, crypto-Judas Maccabée, héroïne, personnification de la séduction féminine perverse, préfiguration de la vierge Marie... Mais fondamentalement, qu’est-ce que ces interprétations nous disent de l’image des femmes dans le monde du récit et dans le monde du lecteur ? Quel impact ont-elles sur la compréhension de la place des femmes dans la Bible ? Judith a-t-elle quelque chose à dire aux femmes d’aujourd’hui ? Est-elle finalement plutôt un modèle ou un repoussoir ?
SUMMARIES Martin Bellerose – The Character of Rahab. Articulating a Contemporary Theology of Migration is article examines the character of Rahab and her practice of hospitality. It looks at the New Testament reception of this character. e goal is to provide a renewed understanding of hospitality in light of New Testament texts and their reading of the hospitable practice of the prostitute of Jericho. is way, we can establish how the contemporary Christian praxis of hospitality can be inspired by these texts. is article also offers a re-reading of the relationship between faith and works through a theology of migration. Mahité Breton – Rereading Ivan Illich’s Gender. The Theological Root of “Vernacular Gender” In Gender (1982), Ivan Illich tackles the myth of progress towards equality between men and women in Western advanced societies. He tries to show the inherently sexist nature of contemporary economics, and its difference from what he calls the aegis of “vernacular gender” that prevailed until industrialization. Mostly through a historical approach, he emphasizes the incommensurability between these two forms of duality (vernacular gender and economic sex). However, the book has been sharply criticized by several feminists who, in addition to many weaknesses, detected in it a subtle idealization of the past condition of women. is idealization hides the deep resource and one of the strengths of the text, which resides not in its historical, anthropological or sociological argumentation but in its theological root. Ivan Illich, who died in 2002, was a theologian, although he rarely expressed himself as such, and he was above all moved by a deep faith. In this article, I seek to highlight this theological root by examining, among other things, the interpretation that Illich makes of the parable of the Good Samaritan. e parable comes up in his discourse mostly in the last decade of his life, but it does inform his thinking from the beginning. His interpretation of it provides the model of a relationship to the other that participates of the same form of duality as the vernacular gender, while freeing it from cultural prescriptions (so that the relationship becomes free and not prescribed by the local culture).
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By exploring how Illich’s theological thought unravels the impasse between an irremediably past vernacular gender and an economic sex that perpetuates discrimination, I offer a reflection on the form and sense of the relationship between women and men today, in a world that is no longer that of vernacular gender nor even that of economic sex, but rather a world governed by what the philosopher Jean-Luc Nancy calls the general equivalence. Denise Couture – Equality between Women and Men in Catholic Perspectives. A Feminist and Intersectional Analysis of Five Conceptions This chapter interrogates the theoretical and political issues around equality between women and men. It offers a comparative study of five perspectives on equality in the contemporary Catholic world. ere is apparently some confusion between these approaches leading to a difficult critical assessment of notions and positions. e first conception of equality, held by the Vatican, consists in a meaning reversal. In fact, it signifies a type of inequality. It partakes in an exemplary contemporary patriarchal/phallocentric thought system. e second approach is adopted by Catholic feminists. ey work inside the Vatican and demand more inclusion for women in the Church. ey adopt an “equality in difference” perspective on women and men’s vocations. ey agree with the idea of masculinity as a condition sine qua non to access priesthood. e third approach recapitulates the Vatican position, but opposes equality between women and men as a threat to humanity. e fourth conception is found in transnational feminist theologies. It questions the stability of functions. For these theologians, a real equality between women and men demands the prior indeterminacy of roles and the sustaining of a political category of “woman”, useful to feminist theory and policy. e fih conception opts for openness to a plurality of gender subjective positions and a diversity of sexual identities : queer. is chapter sheds light on the theoretical and political approaches of these five positions and clarifies the differences between them. Elian Cuvillier – To Be or Not to Be Sexual. Sexual Identify in Paul : A Truly False Question ? How can we reconcile two apparently contradictory Paulinian sayings ? On one side, there is the radical assertion of Gal 3:28 : “neither Jew nor Greek, neither slave nor free, neither the male nor the female”. On the other, the no less radical statement of Rom 1:26-27 condemning homosexual relationships by emphasizing what seems like unavoidable differences. In other
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words, in Paulinian literature, how are we to articulate the assertion about sexual difference in the background of Rom 1:26-27 and the fact that it is called into question in Gal 3:28 ? Is the first one, in Romans, foundational, structuring and unsurpassable ? While the other, in Galatians, is eschatological and, for the time we live in, rather secondary ? e thesis I am defending is built on three elements that we have to try to think together. First, Paul shares with his contemporaries several social, religious, cultural, anthropological and ethical representations of the world in which he lives, the Roman Empire of the first century CE. Second, through his Jewish origins, especially his affiliations to the Pharisaic movement, Paul adopts several other social, religious, cultural, anthropological and ethical representations, which can sometimes cause tension to arise with the previous ones. ird, the circumstances that make him a disciple and an apostle of Jesus of Nazareth produce a new – and not always homogenous – discourse. is discourse sometimes agrees, sometimes disrupts Paul’s connection to his double heritage, Roman and Jewish. It is through this tension that we can find a way to think the ways in which an individual’s, ideological discourse can lead to interrogate, willy-nilly, the traditional uses and legacies. rough the analysis of 1 Cor 7:29-31, I intend to identify the elements in the Paulinian discourse, which question all representations inherited through his cultural and religious universe, as well as devised by Paul himself. ese elements, that I identify as “disruptive”, deconstruct the foundations on which his own worldview is built. Pierrette Daviau – Gender and Ecospirituality. Some Issues for Theology e author, along with many other ecologists, asks if the link between the self-fulfillment of human beings, as well as their spiritual quest, can bear meaning in the shadow of a denaturized earth and a disenchanted cosmos. Yet, Christianity participated in the desecration of nature in accentuating the separation between the created and the uncreated, between the body and the soul, between the material and the spiritual. is chapter emphasizes the actual importance of a spirituality of creation, of an ecospirituality, hoping to reconcile relations, in order to promote the principles of interdependence, of non-duality and equality, and provide a sacred life-giving space for all human beings. e chapter presents how ecospiritual female theologians, in particular, have for the last decades sought to demonstrate the essential deployment and renewal of a spirituality in close link with ecology. eir contributions invite questions on several theological issues with regards to the
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lack of recognition of gender-oriented aspects of ecospirituality. According to the author, it is then a necessity to highlight its importance in the study of the diverse representation of genders in theology in order to contribute to a true reconciliation of men-women relations with Mother Earth and the whole of the Cosmos. Michel Gourgues – “There is Neither Male Nor Female”. The Attitude of Early Christianity Toward the Woman : Evolutions and Regressions How did the first Christians express the relationship between male and female human beings ? What was their attitude in particular towards women ? Can the New Testament help us trace the various changes in the ideas and practices of the first three Christian generations from this point of view ? What evolutions and regressions may be observed from the rather innovative proclamations of Ga 3:18 to the more restrictive positions in First Timothy ? How can these changes be explained ? It is those questions that are addressed in this contribution by way of a synthesis. Pauline Jacob – Women, Icons of Christ Can women be icons of Christ ? According to the Catholic Magisterium, women cannot represent Christ in a sacramental way because of their sexual identity. eir women’s bodies exclude them from ordained ministries. e medieval paradigm that supports this position is currently challenged by a large number of theologians, male and female alike. is issue could benefit from a renewed understanding building in part on the testimonies of the women who discern an invitation to follow Christ on the path to priesthood. Such an analysis would help resolve the impasse in which the Catholic institution finds itself on this issue. e idea that women cannot be “icons of Christ” is the stumbling block to women’s access to ordained ministries. e Catholic Church regularly reaffirms the obligation to have a man’s body to become a priest. e Roman argument is indeed founded on sexual identity. However, is it necessary to be male in order to represent Christ ? Rome refuses to reconsider the question through a gender analysis. To recognize the relevance of such an understanding would indeed lead to the discovery that possessing a male body is unnecessary to represent Christ. Moreover, feminist theology can also help reassess this issue through the category of lived experience. Listening to those who have experienced a call to follow Christ on the path toward priesthood opens up a new perspective. It is illuminating to consider the experience of women ordained
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in the Anglican Church and the margins of the Catholic Church [RCWP], as well as women whose vocation to priesthood was denied. How do these women live with this male representation of Christ ? How do they perceive themselves as icons of Christ ? ese two components – gender and women’s experience – are at the heart of this chapter. Isabelle Lemelin – The Virile Mother in 2 Macc 7. An ideal of Martyrology ? Despite the existence of a verse that strangely reverse this tendency, the translations of the Second Book of Maccabees usually subscribe to the powerful patriarchal ideology. Chapter 7, at the heart of this deuterocanonical book (2 Macc 7), engages in “gender trouble”. In verse 21, the mother of the seven young martyrs, the only woman to have an important role in the book, is described in these words according to the TOB : “filled with noble sentiments and enlivened with male courage [translated from French]”. However, the greek “θῆλυν λογισμὸν ἄρσενι θυμῷ διεγείρασα” should rather be read : “she animates her feminine thoughts/ words with a virile/human anger”. is seriously questions the conceptions of femininity and virility promoted in Greek and biblical writings, as well as the definition of humanity. I contend that this sole sentence destabilizes the idea of gender binary : the mother is a perfect example of the harmonious union of the so-called contraries previously mentioned. is article offers a synthesis of the comparative research results from my doctoral dissertation on the specifics of martyrdom as gender/ genre reversal. In the dissertation, my main concern was to shed light on what has been silenced for too long : the essential and subversive role of this ancestor of martyr women, testifying through suffering and resistance to imperial/istic or simply patriarchal/paternalistic power. In this article, I will first analyze the role of the mother in 2 Macc. Second, I will focus on 2 Macc 7:21, a crucial verse in order to reflect on the narrative. ird, I will explain how disrupting the gender binary, just as much as the new literary genre created in 2 Macc, promotes a type of humanity that we have inherited. Anne Létourneau – Gender and Beauty in 2 Sam 13-18. Tamar, Absalom and the Violence of Royal Ideology In her book L’emprise du genre (2006), Ilana Löwy tackles the idea of “unequal aesthetic roles” according to gender in contemporary Western societies. She focuses on the oppressive side of beauty norms, especially
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the ones regulating women’s lives. While acknowledging the historical and cultural gap between Western beauty ideals – tightly associated with whiteness and capitalism – and ancient Levantine ideals, this chapter reflects on beauty, gender and power in the Second Book of Samuel. In the Hebrew Bible, the same vocabulary (yāp̄ eh, na‘îm and ṭōḇ) is used to qualify the attractiveness of both men and women. However, many biblical scholars contend that feminine beauty indicates a sexual or matrimonial context and/or the vulnerable status of a woman, while the mention of men’s beauty is oen linked to political/royal power. In line with the queer study of MacWilliam on masculine beauties in the Hebrew Bible, this article intends to decompartmentalize the expected gender(ed) meanings associated with biblical beauty. In order to do so, it offers a short narrative analysis comparing two members of the royal Davidic family: Tamar and Absalom (2 Sam 13-18). I pay special attention to the function of beauty as it intersects with violence in both narratives. Tamar’s beauty cannot be understood outside the realm of royal power. In the same way, notions of sensuality and vulnerability shed light on Absalom’s characterization, his hair and perfect body (2 Sam 14:25-26). Brother and sister are both affected by the royal ideals and ideology of the House of David. However, I contend that the princely beauty “marking” posits them differently on the Davidic political spectrum. Tamar never has access to the kind of agency granted to her handsome brother Absalom. Philippe Loiseau – Three Prophets and their Relationship to Women is article analyzes examples of women in the Bible who intervene in one way or another in the life and mission of a male prophet. ree prophetic figures stand out in relation to women : Isaiah and his wife (Isa 8:3), Hosea and his wife Gomer (Hos. 1:3 ; 3:1), and finally Elijah with the widow of Sarepta and Jezebel, King Ahab’s wife (1 Kgs 17:8-24 ; 19:1-8). e first two examples both report the birth of three children, each time assigned symbolic names connected to the mission of the prophet. If the women are here endowed with traditional functions – wife and mother –, the analysis of the texts reveals a reversal of the roles, since women are the ones who, in the end, give its general prophetic orientation to the mission of the prophet. As far as Isaiah is concerned, he is not refered to as a “prophet” but as having visions” (Isa 1:1; 2:1), and it is his wife who is called the prophetess” (Isa 8:3), following the birth of the child whom she called “Emmanuel” (Isa 7:14), a prophetic sign of the presence of God at the time of the Assyrian invasions. She has thus paved the way to the hope
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for salvation through the announcements of “God-strong” (Isa 9:5) and the “branch of the stock of Jesse” (Isa 11:1). In contrast, Hosea’s wife does not speak, and the names given to her children are all reminiscent of Israel’s catastrophic past reverting to idolatry (Hos. 1:4-8; 2:4-15). However, her setting aside from men will be a prophetic sign for the people trapped in the naturist cults of Baal, in order to be released from adultery and idols (Hos 3:3-4) and to return to the path of the covenant with God (2:16-25). e story of Elijah is structured in a similar but exacerbated way. e power of his word (1 Kgs 17:1-7) and his self-assurance to fight alone the prophets of Baal (1 Kgs 18: the ordeal of Mount Carmel) are impressive. And yet, thanks to the widow of Sarepta (through her welcome and the way she provokes him when her son dies), and then because of Jezebel (threatening him with death), Elijah will be led to a true inner transformation : God does not act like a super Baal who imposes himself by force, but through “a sound of sheer silence.” (1 Kgs 19:12). Étienne Pouliot – Identity, Inequality and Binarity in the Garden of Eden. But this Garden is not Eden ! e problematization of equality between women and men, as well as the question of gender, are oen inevitably and largely dependent on a binary perspective. While this perspective bears fruit, it also leads to several deadlocks. It partakes in the “natural order of things” and is the founding condition of our rationalities. However, we should be able to find ourselves facing a different horizon, not to give up and extricate ourselves from our rationalities, but to plunge back into them, according to ternary dynamics. is way, we will have the opportunity to build equality between women and men from the offered space of humankind. e difference between a ternary and a binary system is first illustrated through several introductory remarks. It sheds light on some of the current problematization issues relating to equality between women and men. A semiotic reading of Gen 2-3 then allows to exemplify the binaryternary complex, in order to show where and how the problematization of gender relations, as relating to humankind, can still be re-engaged as practices of hope and faith. Jean-François Roussel – Colonialism and Patriarchy in the Common Story of Kateri Tekakwitha’s Life Kateri Tekakwitha (1656-1680), a Mohawk woman, was canonized in 2012. Although her story – the one which is told in the sources privileged by the Church – is steeped in colonialism and violence, a critical and
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postcolonial hermeneutics also reveals the resistance that permeates her itinerary and that of the Iroquois women of her time. Kateri then appears as a figure of freedom, within a community of Iroquois women who did not give up their freedom, spiritual and corporal. Aer presenting the story of Kateri Tekakwitha, I make a postcolonial and feminist analysis of the main narrative about Kateri Tekakwitha. Subsequently, I sketch out some avenues for relating the spirituality of the Mohawk woman Kateri to Iroquois cosmology of the seventeenth century, beyond the colonial and androcentric mirror where it is most oen reflected in non-native church discourses. Marie-Andrée Roy – Women and Ordained Ministries in Roman Catholic Church. Sexism and Clericalism In August 2016, Pope Francis created a Study Commission on the Women’s Diaconate. is umpteenth Roman Study Commission on the subject rekindles the debates on the question of women’s ministry in the Catholic Church aer a long silent period following Jean Paul II’s promulgation of Ordinatio sacerdotalis in 1994. e question is not new and summons theological, biblical and historical arguments. In this article, I study both sides of this question. First, I examine the sexism and clericalism in which these arguments are rooted, using materialist feminist theory, especially the notions of “sexage”, women’s appropriation and sex class. Secondly, in a more prospective fashion, using theories of agency, I study the current and potential modes of sacerdotal affirmation for women that could possibly unsettle the categorization of Catholic ministries and the gender(ed) normativity of their ministers. Lauriane Savoy – Women’s Ordination. A Historical Perspective on the Case of the Reformed Church of Geneva, Successor to Calvin’s Reformation During the twentieth century, Protestantism experienced a significant transformation opening its clergy to women. Gender diversity deeply modified representations in the Reformed Churches. Until the fiies, the pastor is considered the “head of household”. His position as spiritual authority, as possessor of academic knowledge, as public speaker from the pulpit, corresponds for a long time almost exclusively to male prerogatives. From the Reformation in the sixteenth century onward, women get closer to the ordered ministry by accessing to a kind of auxiliary ministry, entirely informal, as pastors’ wives. A breach is opened at the
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beginning of the twentieth century because of women’s access to university, including the faculties of theology. is new situation leads to the opening of the pastoral ministry to women, not without bitter debates of theological and anthropological nature. e pioneers adapt more or less to the gendered role of the pastor, staying single (forced in some churches or by choice in others – like in Geneva), avoiding the obligation to reconcile pastoral ministry and maternity. At a later stage, the cultural revolution of the sixties and the seventies, as well as growing secularization, change pastorate and current gendered norms. Pastors, men and women, then demand the dissociation of working time and private life, in order to have more time for their families. At that point, women significantly invest pastoral ministry, constituting currently close to 40 % of the staff in Switzerland. In this article, I study the case of the Reformed Church of Geneva, the cradle of Calvinism. I propose to examine the issues related to the opening of pastoral ministry to women in this Church. More specifically I consider the period between 1917, year of the first female registration in the Faculty of eology, and 1968, year of the vote on opening the entire pastoral ministry to women. Mathilde Vanasse-Pelletier – Postfeminist Discourse of Fundamentalist Mormon Women. A Study of the the Series Big Love e fiction series Big Love (HBO 2006-2011) depicts the daily life of the fundamentalist (polygamous) Mormon Henrickson family : Bill and Nicki, both products of a polygamous community ; Barb, ex-member of e Church of Jesus-Christ of Latter-day Saints, a mainstream monogamous Mormon group ; Margene, a previously areligious fundamentalist Mormon convert, and their eight children. Living in the suburbs of Sandy, Utah, the family faces a host of trials. is ultimately brings to light the way each wife manages to access a form of power while inside a marital structure oen presented as oppressive for women. rough the biographical stories of the Henrickson sister wives, we learn about the ways in which the relationships between patriarchy, agentivity and feminism are articulated in the context of mainstream and fundamentalist Mormonism. is analysis, supported by academic works concerning Mormonism, new religious movements and contemporary feminism, sheds light on the postfeminist discourse put forward by polygamous Mormon women, which reframes plural marriage as a possible site for female empowerment and questions traditional mononormative presuppositions.
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Catherine Vialle – Judith, the Unlikely Heroine e least we can say is that the character of Judith generates many contradictory interpretations. It is true that the heroine disrupts all clichés : a widow, she is beautiful and rich ; an alluring woman, she kills with the sword ; childless, she is proposed to many times but chooses to remain a widow. ese uncommon features explain why Judith has been understood in many different ways : as the embodiment of Israel’s people, as a traitor, a crypto-Judah Maccabee, a heroine, a personification of perverse feminine seduction or a prefiguration of the virgin Mary… What do these interpretations fundamentally tell us about the representation of women in the world of the narrative and the world of the reader ? What are their effects on our understanding of women’s place in the Bible ? Has Judith something to say to women today ? In the end, is she more of a role model or a foil ?
AUTEURS Martin Bellerose – Professeur à l’Institut de pastorale des Dominicains, Montréal. Ph. D. en théologie de la Pontificia Universidad Javeriana, MA et BA en théologie de l’Université de Montréal. Ses récentes recherches et publications portent sur la théologie de la migration. Mahité Breton – Stagiaire postdoctorale à la Faculté de théologie et sciences religieuses de l’Université Laval. Détentrice d’un doctorat en littérature comparée de l’Université de Montréal. Ses recherches portent sur la reconfiguration de certains schèmes du christianisme dans les rapports aux autres et au monde contemporain, à partir des travaux d’Ivan Illich et de Jean-Luc Nancy. Elle s’intéresse aussi à l’expression littéraire des affects spirituels et à l’inscription des restes de la religion dans la littérature contemporaine. Denise Couture – Professeure titulaire à l’Institut d’études religieuses de l’Université de Montréal. Présidente de la Société canadienne de théologie et directrice de la revue Théologiques. Ses champs de recherche sont les femmes et les religions, l’éthique théologique et les théologies contextuelles faites dans une perspective de libération. Elle a publié : « Le discours anti-femmes du pape François : une analyse féministe », dans JeanFrançois R (dir.), Decoloniality and Justice : Theological Perspectives, Saõ Leopoldo, Brésil, Oikos, 2018, 113-124. Elian Cuvillier – Après avoir enseigné le Nouveau Testament à Montpellier de 1991 à 2017 à l’Institut protestant de théologie, faculté de Montpellier (France), il est, depuis le 1er juillet 2017, directeur du Master en théologie appliquée dans ce même Institut, sur les deux facultés qui le constituent, à Paris et à Montpellier. Formé à la pratique de la méthode historico-critique, il a été marqué par la théologie dialectique, en particulier par les travaux de Rudolf Bultmann. Il a suivi les évolutions internes à la critique historique et s’intéresse aujourd’hui, sans exclusive, à la nouvelle critique littéraire. Son travail d’exégète et de théologien s’articule à un intérêt particulier pour les sciences humaines, en particulier la psychanalyse (Sigmund Freud et Jacques Lacan). La lecture des philosophes continentaux (Friedrich Nietzsche, Martin Heidegger, Jacques Derrida, Paul Ricœur, Jean-Luc Nancy, Giorgio Agamben…) nourrit sa pratique de l’exégèse et sa réflexion théologique.
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Pierrette Daviau – Professeure titulaire retraitée de la Faculté des sciences humaines de l’Université Saint-Paul à Ottawa, où elle a enseigné, de 1979 à 2012, en théologie pratique, en communication et en counselling et spiritualité. Elle collabore au Centre de recherche féministe Sophia qu’elle a cofondé. De 1997 à 2009, elle a assuré la direction de la revue bilingue Counseling et spiritualité. Auteure de plusieurs monographies, chapitres de livres, articles et communications savantes, ses principaux domaines de recherche et de publications sont : les théologies et les spiritualités féministes, la place des femmes en Église, l’étude sur Marthe et Marie et sur les Livres de Sagesse, l’analyse de genre, la spiritualité du mitan de la vie et l’écospiritualité. Michel Gourgues – Dominicain. Professeur titulaire à la Faculté de théologie du Collège universitaire dominicain (Carleton University) à Ottawa. Professeur invité à l’Institut de pastorale des Dominicains à Montréal et à l’École biblique et archéologique française de Jérusalem. Spécialiste du Nouveau Testament, dont il a surtout travaillé les couches les plus anciennes (formulaires prépauliniens) et les plus récentes (lettres pastorales et tradition johannique). Pauline Jacob – éologienne féministe. Ph. D. en théologie pratique et maîtrise en psychoéducation de l’Université de Montréal. Elle est l’auteure d’Appelées aux ministères ordonnés (Novalis, 2007), coauteure de L’ordination des femmes (Médiaspaul, 2011) et a à son actif plusieurs articles et conférences sur le sujet. Elle poursuit, depuis plus de 20 ans, des recherches concernant la question des femmes dans l’Église et plus spécifiquement sur leur accessibilité à l’ordination dans l’Église catholique. Elle est également très active à l’intérieur du réseau Femmes et Ministères. Isabelle Lemelin – Maîtrise en anthropologie (Université Laval) et DESS en gestion des organismes culturels (HEC Montréal). Détentrice d’un doctorat en sciences des religions (UQÀM) sur la première martyre de la littérature monothéiste. Chargée de cours et boursière postdoctorale du FRQSC, elle poursuit ses recherches sur la martyrologie, puisant aux récits juifs et chrétiens de l’Antiquité pour éclairer ce phénomène contemporain et son récent regain dans l’islam. Elle s’intéresse, par ailleurs, aux différentes représentations de la violence « religieuse » des femmes ainsi qu’aux effets des communautés religieuses, de la période du Second Temple jusqu’à maintenant et du Mashrek au Québec, en passant par le Maghreb. Anne Létourneau – Professeure adjointe en Ancien Testament à l’Institut d’études religieuses de l’Université de Montréal. Diplômée de
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l’Université du Québec à Montréal, sa thèse s’intitulait : « Femmes étrangères dans la Bible hébraïque : de la douceur du nourrir à la violence du mourir ». Elle a par ailleurs mené des recherches postdoctorales au département de Religion à Temple University (2015-2017). Elle s’intéresse à la diversité des méthodes en exégèse biblique, notamment aux apports des théories féministes. Ses recherches actuelles portent sur les thèmes croisés du genre, de la beauté et de la violence dans la Bible hébraïque. Philippe Loiseau – Prêtre du diocèse d’Angers depuis 1989, il a exercé son ministère dans plusieurs paroisses, tout en étant professeur d’Écriture sainte à la Faculté de théologie de l’Université catholique de l’Ouest à Angers ainsi qu’au Studium de l’abbaye de Solesmes. Il est aussi membre de l’Amitié judéo-chrétienne de France et collabore à la revue SENS. Ses recherches portent principalement sur les livres prophétiques (thèse de doctorat à l’Institut catholique de Paris soutenue en 2016 sur « Le culte et l’éthique sociale dans Isaïe 56–59 »), les livres de sagesse, l’anthropologie biblique, les rapports entre l’oralité et l’écriture de même que l’interprétation juive de l’Ancien Testament (Targum et Midrash). Il s’intéresse aussi à des questions d’actualité telles la relation femme-homme, la violence dans la Bible, l’écologie et les origines juives de l’Église. Étienne Pouliot – Ph. D. Chargé d’enseignement à la Faculté de théologie et de sciences religieuses de l’Université Laval. Il y offre des cours, en philosophie, sur la question de Dieu, celle du mal et de la souffrance puis à propos de la pratique réflexive de la théologie. Il s’intéresse à la sémiotique et à son inscription dans l’herméneutique et dans la spiritualité. Jean-François Roussel – Professeur à l’Institut d’études religieuses de l’Université de Montréal depuis 1997. Il s’intéresse aux théologies contextuelles et publiques, à l’anthropologie théologique et aux rapports entre foi et cultures. Ses recherches actuelles portent principalement sur la figure de Kateri Tekakwitha ainsi que sur la réconciliation et la décolonisation, dans la foulée de la Commission de vérité et réconciliation du Canada. Marie-Andrée Roy – Professeure titulaire à l’UQAM où elle est directrice du Département de sciences des religions. Membre de l’Institut de recherches et d’études féministes de l’UQAM (IREF), membre du Réseau québécois en études féministes (REQEF). Ses champs de recherche sont : femmes, féminismes et religions ; rapports de pouvoir, rapports hommes/ femmes dans le champ religieux, notamment dans l’Église catholique ; conservatismes, fondamentalismes et intégrismes religieux ; pratiques féministes innovantes dans le christianisme.
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Lauriane Savoy – Doctorante-assistante à l’Institut lémanique de théologie pratique de la Faculté de théologie protestante de l’Université de Genève. Historienne de formation, elle travaille à une thèse sur l’ouverture de la profession de pasteur à la mixité femmes-hommes dans les Églises protestantes de Genève et Vaud, en Suisse romande. Son approche mobilise théologie, histoire et études relatives au genre. Mathilde Vanasse-Pelletier – Doctorante à l’Institut d’études religieuses de l’Université de Montréal et formée en anthropologie et en sciences des religions. Ses recherches concernent la représentation médiatique du mormonisme et les stratégies de légitimation publiques utilisées par les différents groupes formant cette culture religieuse. Plus largement, elle s’intéresse aux rapports entre les religions minoritaires et la société dominante ainsi qu’à la représentation des femmes faisant partie de sous-cultures sociales et religieuses. Catherine Vialle – Enseignant-chercheur à l’Université catholique de Lille où elle enseigne l’Ancien Testament et l’hébreu biblique. Elle travaille essentiellement l’analyse narrative des récits bibliques et plus particulièrement les livres d’Esther, de Judith, de Tobie, Ruth, des Juges et, de façon générale, les textes qui mettent en scène des personnages féminins. Elle s’intéresse, en particulier, à la caractérisation des personnages, à l’anthropologie, à la théologie biblique et à des sujets transversaux tels que « ce que dit la Bible sur l’arbre », « la miséricorde dans la Bible », la place de l’animal dans la Bible.
INDEX DES AUTEURS A ABANES, Richard, 171 ABEL, Félix-Marie, 62, 66 ABELN, Kacy Sue, 186 ADRIENS, Fien, 188 AGAMBEN, Giorgio, 81 ALLISON, Robert W., 105 ALTHAUS-REID, Marcella, 271, 272 ANDRAOS, Michel, 284 ANGELO, Mary Rose d’, 94 ARISTOTE, 96, 109 ARNOLD, Bill T., 7, 12 ARTHURS, Jane, 188 ASSMANN, Jan, 61 AUGÉ, Marc, 62 AUGUSTIN, 321 AUNE, David E., 94 AUNEAU, Joseph, 47 AUSTIN, Michael, 169 AUVRAY, Paul, 30, 31 AVEMARIE, Friedrich, 61 AVIOZ, Michael, 3, 4, 6, 15, 16, 17, 23 AYMARD, Paul, 237 B BADER, Mary Anna, 5, 6, 7, 11, 12, 13 BAL, Mieke, 13 BANET-WEISER, Sarah, 176 BAR-EFRAT, Shimon, 4, 5, 7, 10, 11 BARIL, A., 194 BARON, Jacqueline, 250 BARONI, Lise, 215 BARSOTTI, Daniel, 62, 66 BASSET, Lytta, 66, 68 BEAMAN, Lori G., 182, 185 BEAUGENCY, Eliézer de, 32 BÉCHARD, Henri, 299 BÉLANGER, Sarah, 203 BELLEROSE, Martin, XVI, 326 BENDER, Claudia, 9 BENNION, Janet, 170, 185 BENOÎT XVI, 219, 228, 258, 288 BERENI, Laure, 69
BERGERON, Yvonne, 215 BERRY, omas, 308, 310 BERTEN, Ignace, 138 BESNIER, Anne, 67 BÉTHUNE, Pierre-François de, 322 BICKERMANN, Elias J., 61, 63 BIELANDER, érèse, 245 BINGALL, Holly eresa, 180, 185 BINGGELI, Sophie, 262 BLANCHARD, David, 302 BLAUENFELDT, Johanne, 248 BLEDSTEIN, Adrien Janis, 9, 10, 12 BLENKINSOPP, Joseph, 28, 30, 35 BLYTH, Carolyne, 5 BODNER, Keith, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 22, 23 BOER, Martinus C. de, 80 BONAPARTE, Darren, 287, 289 BOURDIEU, Pierre, 201, 292, 297 BOURDIN, Anita S., 227 BOUTTIER, Michel, 93 BOWLES, Gloria, 121 BOYARIN, Daniel, 94 BOYER, Frédéric, 62 BRABON, Benjamin A., 175, 176, 177 BRENNER, Athalya, 3 BRETON, Mahité, XII BRIEND, Jacques, 44 BROWN, Evelyn M., 298 BUDGEON, Shelly, 176 BUSHMAN, Claudia L., 172, 173, 174 BUSHMAN, Richard, 172, 173, 174 BUTLER, Jen, 175, 176 BUTLER, Judith, 65, 67, 74, 194, 255, 256, 258, 262, 272, 273 BYRNE, Lavinia, 234 C CALDWELL, Aurélie, 98, 99, 103 CAMP, Claudia V., 57 CAMPBELL, Anthony F., 7, 12 CARLSON, R. A., 42 CARROLL, Michael P., 57
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CATHOLIC CHURCH. CONGREGATIO SACRORUM RITUUM, 284 CAYLEY, David, 118, 122, 123, 125, 126, 129 CAZEAUX, Jacques, 34, 35, 37, 38 CEREIJIDO, Marcelino, 324 CERTEAU, Michel de, 291 CHARLEVOIX, Pierre-François-Xavier De, 285 CHAUCHETIÈRE, Claude, 282, 290, 292, 293, 294, 295, 296, 297, 298, 300, 303 CHAUVIN, Sébastien, 69 CHILDS, Brevard S., 30, 31 CHOISY, Eugène, 243 CHOLENEC, Pierre, 282, 285, 290, 293, 295, 296, 297, 298, 299 CHOURAQUI, André, 62 CHRIST, Carol P., 307 CIAMPA, Roy E., 95 CLAASSENS, Juliana M., 5, 11, 13, 24 CLEMENTS, Ronald E., 32 CLINES, David J. A., 70, 75 COLLECTIF CLIO, 204 CONGRÉGATION POUR LA DOCTRINE DE LA FOI, 200, 212, 229, 258 CONROY, Charles, 6, 13, 15, 17, 18, 20, 22, 24 CONSEIL DU STATUT DE LA FEMME, 202 CONSEIL PONTIFICAL POUR LA FAMILLE, 229 COONEY, Monica, 94 COUTURE, Denise, XV, 219, 258, 260, 261, 267 CRAS, Alban, 8, 9, 10 CRAVEN, Toni, 48 CUVILLIER, Elian, XI, 80 D DA SILVA, Aldina, 8, 10, 14 DABLON, Claude, 285 DAUBE, David, 15, 19 DAVIAU, Pierrette, XV, 215, 313, DAWSON, Carole, 207 DAY, Linda, 58 DEFERT, Valérie, 218 DELÂGE, Denys, 287, 295, 302 DELIO, Ilia, 314 DELPHY, Christine, VII DELVAUX, Martine, 25
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DESCARRIES, Francine, 174 DEVREUX, Anne-Marie, 174 DEWRELL, Heath, 6, 10, 13 DI LELLA, Alexander A., 50 DONEGANI, Jean-Marie, 86 DORAN, Robert, 63 DORLIN, Elsa, VII DUBARLE, André-Marie, 47 DUMAIS, Monique, 203, 205, 217 DUROCHER, Paul-André Mgr, 222 E EATON, Heather, 312 ECKHARDT, Benedikt, 55 EGGER, Michael Maxime, 311, 315, 317 EILBERG-SCHWARTZ, Howard, 69 EISENBERG, Josy, 62 ÉLIE DU CŒUR IMMACULÉ DE MARIE, 41, 42 ENNETIÈRE, Marie d’, 242 ENTWISTLE, Joanne, 8 EPICTÈTE, 79 ESLER, Philip F., 58 ESTERMANN, Josef, 303 F FARISANI, Elelwani B., 94 FÉDÉRATION DES FEMMES DU QUÉBEC, 216 FENTON, William N., 287 FERBER, Abby L., 175 FINNIGAN, Jessica, 180 FISCHER, Irmtraud, 28 FLAHIFF, Georges B. Card., 197 FLANAGAN, Neil M., 105 FLAVIUS JOSÈPHE, 106, 108 FOKKELMAN, Jan P., 5, 12, 14 FOX, Matthew, 311 FREND, William H. C., 61, 72 FRÈRE Jean, 68, 70 FRICKER, Denis, 67, 94 FRIEDMANN, Daniel, 18 G GANSELL, Amy Rebecca, 3, 21 GASQUET, Béatrice de, 240, 241 GAUTHIER, Jacques, 288, 299, 300 GAUVREAU, Danielle, 196 GEBARA, Ivone, 312, 313, 314, 317, 318
GENEST, Olivette, 226, 230, 231 GENZ, Stéphanie, 175, 176, 177 GERHARD, Jane, 177, 188 GERVAIS, Diane, 196 GERVAIS, Lisa-Marie, VII, 218 GILL, Rosalind, 175, 176 GIRARD, Céline, 215 GIROUD, Jean-Claude, 141 GLASSNER, Jean-Jacques, 57 GOLD THWAITES, Reuben, 284 GOODNICK WESTENHOLZ, Joan, 56 GOSSE, Bernard, 35, 36, 38 GOTTWALD, Norman K., 33 GOULET, Jean-Guy A., 302 GOURD, Émilie, 249 GOURGUES, Michel, XII, 89, 91, 93, 104, 105, 110 GRANT, Ruby, 188 GRAVEL-PROVENCHER, Margo, 215 GRAVETT, Sandy, 5 GRAY, M., 12 GREEN, Ali, 236 GREER, Allan, 282, 287, 295, 302 GUILLAUMIN, Colette, 194 GUNDRY-VOLF, Judith, 97 GUTKNECHT, Rosa, 247 H HAAG, Martine, 241 HACHETTE, érèse, 214 HALL, Elaine, 176 HALPERN, Baruch, 15, 18, 19, 23 HAMELIN, Monique, 207, 208, 209, 210 HAMILTON, Mark W., 14, 15, 16, 20, 21, 24 HANSEN, Bruce, 93 HARELL, Charles, 172 HAULOTTE, Edgar, 8 HAYES, Jeffrey Michael, 169 HEAD-KÖNIG, Anne-Lise, 250 HÉBERT, Maurice, 298 HEIDEBRECHT, Doug, 94 HEIDEGGER, Martin, 139, 144, 163 HÉRITIER, Françoise, 69 HERTZBERG, Hans Wilhelm, 10 HIRSCHI LIZZOLA, Brigitte, 241 HOGUE, Kellie Jean, 286 HOLMES, Paula Elizabeth, 280, 287, 304
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HORBURY, William, 106 HOVE, Richard W., 94 HUDON, Simone, 298 HUNT, Mary E., 228 HUSS BASQUIAT, Jennifer, 180, 185 I ILLICH, Ivan, 117, 118, 119, 120, 121, 123, 124, 125, 129 ISHERWOOD, Lisa, 271 J JACOB, Michelle M., 287 JACOB, Pauline, XIV, 219, 234 JASTROW, Marcus, 10 JEAN-PAUL Ier, 233 JEAN-PAUL II, 193, 208, 212, 231, 258, 260, 262 JOANNÈS, Francis, 57 JOHNSON, Elisabeth T., 312 JONAS, Hans, 164 K KAMELL, Mariam J., 331 KANT, Emmanuel, 163 KERGOAT, Danielle, VII KIM, L. S., 176 KING, Ursula, 316 KOMONCHAK, Joseph A., 232 KOPPEDRAYER, Kay I., 286, 292 KURIAN, Anne, 193, 222 L LACAN, Jacques, 166 LACLAU, Ernesto, 272 LACOCQUE, André, 65 LAFITAU, Joseph-François, 285 LAGO, Marta, 256 LAGUË, Micheline, 215, 221, 233 LAMOUREUX, Diane, 174, 175 LANCTÔT, Aurélie, VII LANG, Marie-Éve, 194 LAPRISE, Yvette, 211 LAUFER, Laurie, 261 LAUFER, Véronique, 246 LAUGRAND, Frédéric, 295, 304 LAVOIE, Jean-Jacques, 13, 14 LEMELIN, Isabelle, XI LÉTOURNEAU, Anne, X, 8, 19
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LEVINE, Amy-Jill, 50, 54, 59 LEVINE, Gera D., 55 LIBERIA, Alain de, 144 LIENHARD, Marc, 242 LINAFELT, Tod, 20 LINDT-LOOSLI, Hanni, 241 LOISEAU, Philippe, X LÖWY, Ilana, 3 LOZIER, Jean-François, 300 LUNEN CHENU, Marie-érèse van, 199, 315 M MACWILLIAM, Stuart, 3, 4, 14, 15, 16, 18, 22 MAJELLA, Marie-Rose, 214 MARLIENGEAS, Bernard-Dominique, 233 MARTIN, Dale B., 94 MARTY, Martin, 172 MARX, Karl, 163 MASSON, Michel, 41, 43, 44 MATTHEWS, Victor H., 10, 11, 12 MAYER, Jean-François, 217 MCCARTER, P. Kyle, 4, 6, 8, 9, 10, 11, 12, 14, 18, 19, 20, 23 MCCRACKEN, Randy L., 15, 18, 21 MCFAGUE, Sallie, 312 MCKENZIE, Steven L., 18, 19, 24 MCNALLY, Michael D., 295 MCROBBIE, Angela, 176 MELANÇON, Louise, 311 MERCIER, Jean, 235, 236, 237 MEYNET, Roland, 64 MIGNOLO, Walter D., 284, 292 MILLER, Ed L., 94 MILLET, Martine, 240, 252 MITTMANN-RICHERT, Ulrike, 63 MORRISON, Craig E., 6, 7, 12, 14 MOSSER, Carl, 326 MOULE, Charles F. D., 105 MOUNIER, Frédéric, 262 MURPHY-O’CONNOR, Jérôme, 94, 105 N NANCY, Jean-Luc, 127, 128, 130, 131 NASH, Meredith, 188 NAULT, François, 40, 41, 42, 43, 44
NIDITCH, Susan, 18, 19, 20, 21 NIHAN, Christophe, 47, 55 O ODELL-SCOTT, David W., 105 OLIVET, Albert, 249 ONU, 315 OPREA, Denisa-Adriana, 175 OSWALT, John N., 30 OUELLET, Marc, 228 OUELLETTE, Laurie, 177 P PANIER, Louis, 141 PAPE FRANÇOIS, 257, 261, 263, 310, 312 PARENT, Annine, 199, 206, 220 PARKS, Sara, 63 PARMENTER, Jon, 287, 291 PARMENTIER, Élisabeth, 240 PAUL IV, 195, 199 PEARS, David, 67 PEARSON, Carol Lynn, 173 PEELMAN, Achiel, 283 PEETERS, Marguerite A., 267 PELLETIER, Anne-Marie, 263, 265 PELLETIER-BAILLARGEON, Hélène, 196 PENCHANSKY, David, 4, 16, 18 PERREAULT, Mathieu, 215 PETERSEN, Silke, 94 PETIT, Jean-Claude, 259 PEYROUS, Bernard, 288 PHILON D’ALEXANDRIE, 106, 109 PLATON, 96 PLUTARQUE, 108 POIRIER, Jacques, 48 POMPIGNOLI, Marie-Ange, 288 PORTWOOD-STACER, Laura, 176 POULIOT, Étienne, XIII, 137, 138 PROUSER, Ora Horn, 14 R RADFORD RUETHER, Rosemary, 312 RAMIREZ-KIDD, José E., 323 RANKE-HEINEMANN, Uta, 201 RASHI, 32 RATZINGER, Joseph, 212 REDMONT, Jane, 238
REGAN, Paulette, 283 RÉSEAU QUÉBÉCOIS DES GROUPES ÉCOLOGISTES, 316 RÉSEAU QUÉBÉCOIS EN ÉTUDES FÉMINISTES, 202 REY, Alain, 68 REY-DEBOVE, Josette, 68 REYMOND, Bernard, 245 RICO, Christophe, 29, 31, 32, 33 RICŒUR, Paul, 164 RIDOUT, George, 5, 25 RIGAL-CELLARD, Bernadette, 172, 173, 287 ROCHEFORT, Florence, 261 RÖHSER, Günter, 103 RÖMER, omas, 35, 43 ROSNER, Brian S., 95 ROSS, Nancy, 180 ROTHSCHILD, Jean-Pierre, 32 ROUSSEL, Jean-François, XV ROY, Marie-Andrée, XIII, 194, 196, 204, 207, 209, 210, 214, 216 S SAID, Edward W., 283, 289 SAINT-MARTIN, Monique de, 201 SALUPO RODRIGUEZ, Marine, 176 SANDERS, Hannah H., 188 SAVOY, Lauriane, XIV, 240 SAWYER, Debora F., 54 SCARAFFIA, Lucetta, 263 SCHALLER, N., 248 SCHARFF, Christina, 176 SCHEPER-HUGHES, Nancy, 121 SCHILLEBEECKX, Edward, 142 SCHIPPER, Jeremy, 4, 9, 16 SCHLEIER CUTLER, Caroline, 94 SCHMIDT, Élisabeth, 240 SCHMITZ, Barbara, 52, 54 SCHOLER, David M., 94 SCHUMACHER, Michèle M., 262 SCHÜSSLER FIORENZA, Elisabeth, 269, 270, 271, 281 SHARP, Carolyn, 216 SIMARD, Valérie, 217 SKA, Jean-Louis, 63 SLATER, Jennifer, 94 SMITH, Richard G., 4, 19
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SNYDER, Edwina H., 105 SNYDER, Patrick, 258 SONNET, Jean-Pierre, 63 STACKERT, Jeffrey, 9, 16 STEIN, Ruth, 69 STEINBERG, Naomi, 57 STIEBERT, Johanna, 11, 12 STOCKER, Margarita, 48 STOWERS, Stanley, 84 SWEENEY, Marvin A., 29, 30, 31 SWIMME, Brian, 308 T TATCHER ULRICH, Laurel, 174 TEILHARD DE CHARDIN, Pierre, 310 THÉRIAULT, Jean-Yves, 141 THIEL, Mark G., 287 TOBIN, omas H., 66 TOLMIE, D. François, 93 TOWNSLEY, Gillian, 98 TRAMPEDACH, Kai, 61 TRIBLE, Phyllis, IX, 6, 7, 11, 12 TRIGGER, Bruce G., 287, 290, 293 TRUDEAU, Pierre, 324 TSEVAT, M., 12 V VACHON, Louis-Albert Card., 206 VAILLANT, Gauthier, 258 VAN BAUWEL, Sofie, 188 VAN HENTEN, Jan Willem, 55, 61, 63 VANASSE-PELLETIER, Mathilde, XIII, 174 VARIKAS, Eleni, 315 VECSEY, Christopher, 280, 287 VENNE, Stéphane, 196 VERMEYLEN, Jacques, 18 VIALLE, Catherine, XI, 47, 52, 54 VOGELS, Walter, 33, 37, 41, 42, 43, 44 VUAGNAT, Sébastien, 218 W WARREN, Jean-Philippe, 295, 302 WASHINGTON, Harold C., 69, 70, 75 WEINER, Anita, 63 WEINER, Eugene, 63 WENHAM, Gordon J., 7, 13 WÉNIN, André, 36, 37, 39, 85
364
WESSELS, Leana, 56, 57 WEST, Gerald O., 5, 11 WESTBROOK, April D., 6, 7, 11, 12, 13, 14, 15, 19, 21 WHITE, Sidnie Ann, 55 WILLAIME, Jean-Paul, 240, 250 WOODHEAD, Linda, 309, 316, 317 WRIGHT, omas, 94 Y YAMADA, Frank M., 6, 7, 12
Z ZIADÉ, Raphaëlle, 67 ZOBEL, H.-J., 17 ZUNDEL, Maurice, 140, 163 ZWILLING, Anne-Laure, 5, 6, 7, 12, 13, 14 ZWINGLI, Huldrych, 242